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LE GOUVERNEMENT DU CIEL HISTOIRE GLOBALE DES BOMBARDEMENTS AÉRIENS collection dirigée par Razmig Keucheyan © 2014, Les Prairies ordinaires 1, avenue de Ségur 75007 Paris Diffusion : Les Belles Lettres ISBN : 978-2-35096-082-1 Réalisation : Les Prairies ordinaires Révision du manuscrit : Louise Guilbaud Couverture : conception graphique originale : gr20Paris Impression : Pulsio Thomas Hippler LE GOUVERNEMENT DU CIEL HISTOIRE GLOBALE DES BOMBARDEMENTS AÉRIENS L E S P R A I R I E S O R D I N A I R E S COLLECTION « ESSAIS » Pour Étienne Balibar PROLOGUE Tripoli, 1er novembre 1911. « J’ai décidé d’essayer aujourd’hui de larguer des bombes de l’aéroplane. Personne n’a jamais tenté une chose de ce genre et si je réussis, je serai heureux d’être le premier », écrit le lieutenant Giulio Gavotti dans une lettre adressée à son père. L’ingénieur genevois décroche son brevet de pilote au moment où le gouvernement italien décide de se lancer dans la conquête d’un empire colonial en Libye. Son tableau de chasse se limite à un vol non autorisé au-dessus du Vatican, qui lui a valu quelques jours aux arrêts, et à une seconde place lors d’un raid entre Bologne et Venise. Mais fin septembre 1911, les choses commencent à se corser en Libye : la Sublime Porte ayant refusé de céder Tripoli, l’Italie déclare la guerre à l’Empire ottoman. Moins d’une semaine plus tard, la ville tombe aux mains des Italiens. Membre d’une petite « flottille d’aviateurs », Gavotti est dépêché sur le continent africain quelques jours après son 29e anniversaire. À l’aube du 1er novembre, Gavotti fait décoller son appareil, direction la Méditerranée. Il n’a pas d’ordre de mission mais il a une idée. Il décrit un long virage au-dessus de la mer avant de mettre le cap sur la petite oasis d’Aïn Zara, à une quinzaine de kilomètres au sud-est de Tripoli, où il avait remarqué un attroupement de combattants arabes lors d’un précédent vol de reconnaissance. Je tiens le volant d’une main, de l’autre je défais la lanière qui ferme le couvercle de la boîte. J’en extrais une bombe que je pose sur mes genoux. Je prends le volant avec l’autre main, et avec celle qui est libre, j’extrais un détonateur de la petite boîte. Je le mets dans ma bouche. Je referme la boîte, place le détonateur dans la bombe et regarde vers le bas. Je suis prêt. Je suis à environ un kilomètre de l’oasis. L’armée ottomane, prise de court par l’agression italienne, rencontre des difficultés considérables. Au point que Fethi Bey, le commandant militaire ottoman de la région de Tripoli, décide de retirer ses troupes et de faire appel à des unités indigènes pour 7 LE GOUVERNEMENT DU CIEL mettre en œuvre une tactique de guérilla. La tâche de Gavotti en Libye consiste à mener des missions de reconnaissance stratégique et à tenir l’état-major informé des manœuvres de l’armée ennemie. Mais les guérilleros ne procèdent pas comme une armée régulière : ils ne concentrent pas leurs forces de la même façon et se meuvent parmi la population civile à la façon d’« un poisson dans l’eau ». Dans ces conditions, la reconnaissance stratégique perd toute utilité et les aviateurs italiens doivent s’inventer de nouvelles missions. D’où l’initiative de Giulio Gavotti. Elle devait connaître une longue postérité. Tripoli, 1er novembre 2011. Depuis la veille, les avions de l’OTAN ont cessé le bombardement. Les frappes aériennes en Libye, qui ont commencé le 19 mars, se terminent le 31 octobre, un siècle moins un jour après le tout premier bombardement par avion. Étrange coïncidence historico-géographique : les bombes lancées par les avions de l’OTAN tombent aux mêmes endroits que celles de Gavotti cent ans plus tôt. L’histoire se répète, semblant nous inviter à revisiter un siècle de bombardements aériens. L’historiographie de la guerre aérienne, qui s’est surtout focalisée sur la question de la légitimité et de l’utilité des bombardements stratégiques de la Seconde Guerre mondiale, peine à prendre en compte l’importance du précédent colonial, considéré le plus souvent comme une simple « répétition générale » avant la « véritable guerre » entre les grandes puissances1. Or l’histoire des bombardements aériens est truffée de ce genre de « coïncidences » géographiques : parmi les régions soumises à ces bombardements dans l’entre-deuxguerres figurent notamment l’Irak, la Syrie et ce que l’on appelait « la frontière nord-ouest de l’Inde » : l’Afghanistan et le Pakistan. Que s’est-il donc passé le 1er novembre 1911 ? Je vois deux campements près d’une bâtisse blanche, le premier d’environ deux cents hommes, l’autre d’une cinquantaine. Peu 8 PROLOGUE avant d’arriver sur eux j’attrape la bombe de la main droite ; avec les dents, j’arrache la goupille de sécurité et je laisse tomber la bombe depuis l’appareil. J’arrive à la suivre des yeux pendant quelques secondes avant qu’elle ne disparaisse. Peu après, je vois s’élever un nuage sombre au milieu du plus petit camp. J’avais visé le grand mais j’ai eu de la chance. J’ai frappé juste. En activant le détonateur avec les dents, Gavotti fait plus qu’expérimenter une nouvelle manière de lancer une bombe : il révolutionne la guerre. C’est seulement aujourd’hui que nous commençons à mesurer l’ampleur du bouleversement déclenché dans le ciel libyen. Parti pour une mission de reconnaissance, Gavotti frappe un campement de combattants. Ce tout premier largage de bombe de l’histoire ressemble par certains aspects à une action d’artillerie, à une différence près : les forces rassemblées que vise Gavotti ne sont pas officiellement engagées dans les combats. En outre, Aïn Zara n’est pas seulement un point de rassemblement pour insurgés potentiels : l’oasis constitue aussi un système social et économique. Toute la nouveauté est là : en larguant une bombe sur Aïn Zara, Giulio Gavotti ne s’est pas contenté de frapper une cible, il a en toute rigueur constitué un nouveau type de cible. Une cible hybride, mêlant indistinctement objectifs civils et militaires et, parmi ces derniers, des objectifs réguliers et irréguliers. Gavotti a ainsi inauguré une nouvelle façon de penser et de faire la guerre, ces guerres hybrides et « asymétriques » qui n’ont cessé de nous hanter, jusqu’à maintenant. La pensée stratégique a surtout retenu l’aspect le plus spectaculairement novateur de l’événement : avec l’aviation, il devient possible de frapper non plus seulement les forces armées, mais un système socio-économique tout entier. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que la force aérienne ait pu être considérée comme une solution à la guerre de position de 1914-1918. Le développement inouï de la puissance de feu au début du siècle semble avoir rendu toute offensive définitivement impossible. Face à l’impos- 9 LE GOUVERNEMENT DU CIEL sibilité de briser le front, l’aviation permet de le contourner et de frapper non plus les forces militaires en action, mais les sources mêmes de leur puissance : la production industrielle, les moyens de transport, la cohésion politique et morale des peuples. Face à l’engluement tactique sur le front, l’aviation offre une possibilité de mener une offensive stratégique. Le bombardement aérien devient ainsi un élément essentiel de la « guerre totale » en Europe pendant la première moitié du XXe siècle. De Guernica à Dresde en passant par Coventry, Rotterdam et Brest, la mémoire européenne de la Seconde Guerre mondiale reste marquée par l’expérience des villes bombardées. Les ravages de cette guerre étant encore bien ancrés dans la « mémoire communicative2 » européenne, l’historiographie récente a accompli un travail important, concernant notamment le bombardement stratégique contre l’Allemagne et le Japon. Ce chapitre de l’histoire de la guerre aérienne a été longtemps délaissé tant il semble marquer un dilemme en matière d’éthique historiographique : est-il permis de placer au cœur de l’analyse l’attaque délibérée des civils allemands pendant la Seconde Guerre mondiale ? L’histoire de la guerre aérienne se trouve donc piégée dans un cul-de-sac normatif. Pour en sortir, il faut se rappeler le postulat de Bourdieu selon lequel l’opération théorique essentielle en sciences sociales réside dans le découpage de l’objet3. On constate ainsi que la question normative fait passer en contrebande une décision théorique tout sauf anodine : celle de situer le bombardement stratégique uniquement dans le contexte de la guerre totale en Europe. Or les bombardements aériens n’ont pas commencé en Europe mais bien dans le désert libyen, avant de frapper le Moyen-Orient, le Waziristân, l’Afrique, les Philippines et le Nicaragua. Avant de toucher le centre, le bombardement a été expérimenté et perfectionné dans la périphérie du système-monde ; avant que les villes 10 PROLOGUE européennes ne soient transformées en champs de ruines, il y a eu la matrice coloniale de la guerre totale. Bien que la destruction systématique des ressources socioéconomiques n’intègre le corpus des doctrines militaires que durant les années 1920, elle est déjà virtuellement contenue dans le bombardement d’Aïn Zara. La guerre aérienne corrobore ainsi la thèse de Hannah Arendt selon laquelle le colonialisme constitue le modèle des totalitarismes, et notamment de la totalisation de la guerre. En d’autres termes, les bombardements aériens ne relèvent pas uniquement de la mémoire de guerre des peuples européens, ils constituent un chapitre essentiel de ce que l’on appelle à présent l’« histoire globale ». Cette approche est née d’une idée simple uniquement en apparence, celle que le monde est un, et que tout ce qui se passe dans une partie du globe a immanquablement des effets sur le « système-monde » dans son intégralité. Adopter un point de vue « global » implique aussi de contextualiser différemment les jugements de valeur qui sous-tendent toute analyse théorique4. Loin, donc, de commencer avec la Seconde Guerre mondiale, les bombardements aériens font partie de l’arsenal déployé par toutes les grandes puissances contre les colonisés. Après la Grande Guerre, l’armée de l’air britannique est ainsi mise en avant comme alternative aux expéditions punitives dans les colonies. La Royal Air Force promet de rendre, à moindres frais, le même service que les forces terrestres : mater les révoltes anticoloniales qui agitent alors les colonies. Le concept de police bombing est né. Destiné à rétablir l’ordre, le bombardement aérien n’est plus une pratique de guerre, mais de « police », et même de « police impériale » : il intervient non dans les frontières d’un État, mais à l’échelle mondiale, comme moyen de gouverner le monde. L’ordre qu’il impose n’est pas celui d’une souveraineté politique particulière, mais celui d’un système-monde tout entier. Ce livre se propose de suivre l’évolution de ce gouvernement du monde depuis le début du XXe siècle 11 LE GOUVERNEMENT DU CIEL jusqu’à nos jours, en prenant pour fil directeur son instrument privilégié : l’aviation de bombardement à des fins « policières ». Le police bombing est d’abord employé en Irak. Dans un premier temps, on opte pour la méthode de la chasse à l’homme, en mitraillant les combattants anticoloniaux par avion. Mais comme les insurgés parviennent souvent à se cacher, les aviateurs, par frustration, reportent leurs mitrailleuses sur le bétail. C’est ainsi que surgit une idée lumineuse : au lieu de pourchasser les rebelles, on les coupera de leurs ressources ; et, si l’on n’arrive pas à les tuer, on les fera périr autrement, de faim, de soif ou de maladie. Le diagnostic stratégique n’est donc pas très différent de celui qui s’applique à l’Europe, où, plutôt que d’attaquer directement l’ennemi, on préfère s’en prendre aux sources de sa puissance. L’approche, dans les deux cas, est indirecte. Le blocus maritime ayant joué un rôle important dans l’écroulement des Empires centraux durant la Première Guerre mondiale, la Royal Air Force invente un concept analogue, le « blocus aérien ». Les opérations commencent par des bombardements lourds de plusieurs jours. L’intensité des attaques diminue par la suite, mais reste suffisamment forte pour tenir les tribus insurgées loin de leurs villages, champs, pâturages et points d’eau. L’objectif des bombardements est de briser la vie sociale et économique des populations rebelles afin d’« assécher » le milieu dans lequel les insurgés mènent leur combat. L’histoire de la guerre au XXe siècle est marquée par une transformation radicale du rapport entre adversaires. Le police bombing en constitue le signe le plus évident. Dans la conception classique de la guerre, l’occupation territoriale constitue la fin – dans les deux sens du mot – des actions militaires. Le vainqueur occupe le territoire du vaincu, se l’approprie et le pacifie. Souverain exécutif, il institue avec la population civile un rapport de protection et d’obéissance. La guerre par bombardement aérien défait ce lien. L’occupation du sol n’est plus un objectif, puisque le bombardement doit précisé- 12 PROLOGUE ment se substituer à l’occupation. Du même coup, l’occupation ne marque plus l’arrêt des actions guerrières. L’aviation est l’arme de prédilection des guerres « sans fin » que nous connaissons aujourd’hui, ces guerres qui ne disent pas leur nom et se présentent comme de simples opérations de police à l’échelle mondiale. Les peuples colonisés sont la cible des premières attaques aériennes, qui utilisent tantôt des bombes, tantôt des mitrailleuses, tantôt des gaz toxiques. Ce ne sont pas des insurgés qu’elles visent mais des populations entières et, par là, toute une structure sociale et économique. En ce sens, ces pratiques reflètent l’approche dominante en matière de « petite guerre », qui, contrairement à la « vraie » guerre, opposant un État national à un autre, n’a pas pour but de vaincre une armée, mais de terroriser une population. De ce point de vue, l’aviation coloniale ne fait que prolonger des pratiques existantes, consistant à attaquer des populations civiles pour les punir collectivement, voire les exterminer. Mais avec l’arrivée de l’aviation, les principes de la « petite guerre » vont pouvoir être appliqués à la « grande guerre ». Il ne s’agira plus de frapper les armées ennemies, mais les peuples, exactement comme on avait l’habitude de le faire dans les colonies. Comment comprendre cet élargissement des pratiques coloniales à l’ensemble de la population mondiale ? Une comparaison des stratégies aériennes dans la périphérie coloniale et en Europe apporte une réponse aussi évidente que troublante : la guerre, dans les deux cas, est l’affaire du peuple entier et ne concerne plus simplement l’État, entité transcendante par rapport aux citoyens. La guerre se « démocratise » : si tous les citoyens participent, d’une manière ou d’une autre, à l’effort de guerre, il est absurde de cibler uniquement ceux qui manient les armes et d’épargner ceux qui, par leur travail quotidien, rendent possible leur utilisation. La mort à la guerre n’est plus le privilège aristocratique du guerrier ; « démocratisée », elle devient accessible à tous. 13 LE GOUVERNEMENT DU CIEL En outre, puisque le peuple a désormais la possibilité d’influencer, par la voie électorale ou par la grève, les actions guerrières des gouvernements, il serait doublement illogique de l’épargner : les civils sont aussi importants que les soldats dans l’effort de guerre, et, en tant que citoyens, ils constituent collectivement le souverain contre lequel la guerre est menée. Dans une démocratie, la population est à la fois partie prenante de l’effort de guerre et responsable des agissements du gouvernement. La bombe lâchée d’un avion est, en un sens, l’arme démocratique par excellence : elle peut frapper tous et chacun, omnes et singulatim, le peuple comme le citoyen. À cette nuance près que certains font davantage partie du « peuple » que d’autres, tant la différenciation des classes occupe une place déterminante dans la stratégie aérienne. Si n’importe qui devient une cible potentielle, ce sont d’abord les ouvriers qui sont visés, pour des raisons à la fois techniques et politiques. Les faubourgs ouvriers, plus densément urbanisés que les quartiers bourgeois et moins bien protégés contre le feu, se prêtent particulièrement aux tactiques incendiaires mises en place pendant la Seconde Guerre mondiale. Au-delà de ces considérations techniques, la stratégie aérienne est guidée par l’idée que la classe ouvrière, segment décisif de l’effort de guerre, est aussi la partie de la population la moins intégrée politiquement. Derrière la stratégie de la ville brûlée se cache ainsi une perspective « révolutionnaire », dont le but ultime est de provoquer une révolte ouvrière contre le gouvernement en place. Si la guerre est devenue l’affaire du « peuple », le ciblage des ouvriers révèle l’ambivalence constitutive de ce « peuple ». Qui vise-t-on en réalité ? Le souverain collectif, ce corps politique unifié qui est le sujet du politique ? Ou, au contraire, le « bas peuple », ces franges de la population qui ne peuvent être que l’objet de la politique ? Si la guerre aérienne a pour objet cette entité paradoxale qu’est le « peuple » démocratique – à la fois corps politique unifié et force 14 PROLOGUE de déstabilisation sociale, souverain collectif et « populace » –, elle a recours, vis-à-vis de cet objet, à deux stratégies complémentaires, l’une offensive, l’autre défensive. Du côté offensif, on bombarde le peuple ennemi pour détruire son unité afin de libérer les forces de l’anarchie et de la révolte. En Europe, le peuple est essentiellement conçu en référence à l’État, forme de son organisation politique. Bombarder le peuple signifie abattre l’État ou, plus précisément, faire en sorte que le peuple se dresse contre l’État. Misant sur la non-coïncidence entre le peuple et l’État, l’offensive aérienne vise à défaire l’unité du corps politique et à le réduire au statut de « populace ». La conclusion s’impose : la guerre nationale n’a, à proprement parler, jamais existé, car depuis son invention, avec les guerres de la Révolution française, la guerre entre nations a toujours dissimulé une guerre de classes. L’incertitude sur la nature du « peuple » à bombarder correspond précisément à cette guerre larvée qui travaille une nation de l’intérieur. Les stratèges ont bien conscience de cette dualité. C’est pourquoi leurs doctrines d’offensive aérienne se doublent systématiquement d’une stratégie défensive. S’il s’agit, sur le plan offensif, de défaire l’unité du peuple et de l’État, la politique de défense antiaérienne vise à transformer la « populace » en corps politique unifié, à construire activement l’unité morale et politique d’un peuple. Toute une série de mesures sont mises en œuvre en Europe afin de renforcer la cohérence de peuples nationalisés. L’abri anti-aérien devient le lieu où s’élabore matériellement l’unité du peuple et de l’État, mais le système social du bunker ne peut fonctionner sans une armature politique et sociale, destinée à discipliner, à éduquer et ainsi à intégrer la population dans l’édifice politique nationalisé. Parmi ces mesures figure en premier lieu le welfare, la prise en charge de la vie et du bien-être du peuple par un État social et démocratique. La symétrie entre vie et mort, entre État social et bombardement aérien, entre biopolitique et « thanatopolitique » a 15 LE GOUVERNEMENT DU CIEL trouvé sa parfaite expression dans le Rosinenbomber, ce « bombardier de raisins secs », exposé à l’ancien aéroport berlinois de Tempelhof pour commémorer le pont aérien de 1948-1949. BerlinOuest, transformée en champ de ruines par les bombardements anglo-américains, est alimentée par voie aérienne pendant un an. Les pilotes alliés, considérés jusqu’en 1945 comme des « terroristes aériens », sont célébrés comme des sauveurs trois ans plus tard, et leurs avions rebaptisés « candy bombers ». Faire mourir par bombes incendiaires ou faire vivre en transportant aliments et combustibles ; ou, ce qui revient au même, faire un peuple étatisé ou le défaire en le réduisant à l’état de populace. Cette dualité instable entre le peuple et l’État ne se retrouve pas dans les bombardements coloniaux, cas de figure à la fois plus clair et plus « moderne » que la destruction massive de certaines villes d’Europe. Plus clair parce qu’il n’existe tout simplement pas dans les colonies d’appareil d’État que l’on puisse cibler. Mais surtout plus « moderne », dans la mesure où le combat contre les groupes d’insurgés et leur environnement social, économique et écologique se branche directement sur la configuration mondiale sans passer par la médiation de l’État national. Comme nous le verrons, Victor Hugo formule dès 1864 l’espoir que la puissance aérienne apporte la paix universelle ; l’écrivain britannique H. G. Wells, socialiste fabien et membre de la League for Peace pendant la Première Guerre mondiale, prône un « État mondial » capable d’intervenir militairement partout dans le monde en cas de désordres manifestes5. Et, chose peut-être plus surprenante, le général italien Giulio Douhet ne se contente pas de préconiser des attaques aériennes contre les populations civiles à coups de bombes et de gaz toxiques, il défend simultanément une idée phare du pacifisme, celle d’un « tribunal international » qui empêchera la guerre en faisant appliquer ses décisions grâce aux forces aériennes6. 16 PROLOGUE « Le pilote comme gendarme et la bombe comme matraque » – c’est sur ce point précis que se rejoignent la pratique coloniale du police bombing et le cosmopolitisme humaniste7. Alors que l’idée coloniale est aujourd’hui largement discréditée, celle d’une aviation militaire à des fins cosmopolitiques continue de prospérer, tant et si bien qu’on la trouve encore dans l’article 45 de la Charte des Nations Unies : les « membres des Nations Unies maintiendront des contingents nationaux de forces aériennes immédiatement utilisables en vue de l’exécution combinée d’une action coercitive internationale ». Le bombardement aérien, pratique démocratique, serait-il également humaniste, cosmopolitique, voire pacifiste ? Le cosmopolitisme, incarné au niveau institutionnel par l’Organisation des Nations Unies, nous ramène en tout cas à notre point de départ, la Libye. À la différence des frappes aériennes de 1911, celles de 2011 n’étaient pas motivées par une « mission civilisatrice » mais par des raisons humanitaires, entérinées précisément par une résolution du conseil de sécurité. Elles relèvent donc de ce que la théoricienne des « nouvelles guerres » Mary Kaldor a appelé le cosmopolitan law-enforcement, destiné à faire face aux forces de fragmentation, à l’érosion du pouvoir d’État, aux identity politics et aux « guerres asymétriques8 ». Or ce sont précisément ces éléments qui relient l’expérience libyenne de 1911 à celle de 2011 : tous les facteurs que les théoriciens des « nouvelles guerres » présentent comme liés à la globalisation étaient en fait déjà à l’œuvre dans le police bombing colonial. L’histoire des bombardements aériens croise ainsi les grands thèmes de l’histoire du XXe siècle : la nationalisation des sociétés et de la guerre, la démocratie et les totalitarismes, le colonialisme et la décolonisation, le tiers-mondisme et la globalisation, l’État social et son déclin face au néolibéralisme. De ce point de vue, l’histoire des bombardements aériens constitue ici un point d’entrée pour écrire une histoire globale du XXe siècle : « un phéno- 17 LE GOUVERNEMENT DU CIEL mène particulier, le mieux délimité, le plus concret possible », qui permet néanmoins, à la manière d’une coupe transversale, d’articuler entre elles quelques-unes des caractéristiques saillantes de ce siècle. En bref, les bombardements fonctionnent comme le point de départ d’une histoire globale, un « Ansatzpunkt » comme Erich Auerbach l’a revendiqué pour l’approche philologique de la « littérature mondiale9 ». L’encyclopédisme n’étant précisément pas son ambition, l’histoire présentée ici ne se veut donc nullement exhaustive. Elle expose une série d’exemples qui semblent particulièrement instructifs pour saisir les mutations du systèmemonde au cours du siècle passé. Nos guerres sont de plus en plus hybrides, confondant les domaines civil et militaire, les combattants réguliers et irréguliers. Elles deviennent également de plus en plus asymétriques sur les plans technologique et « moral ». Les frappes aériennes, unilatérales par nature, se situent au-delà du combat classique qui opposait deux adversaires égaux. Et, bien qu’on lui confère les attributs les plus valorisants (l’aviation serait l’arme de la civilisation, de la paix perpétuelle, du cosmopolitisme, et l’aviateur un chevalier du ciel), rien n’est moins chevaleresque que la guerre aérienne, qui substitue au combat la frappe unilatérale et transforme l’adversaire en nuisance à éliminer. Mais on comprend pourquoi le stratège Edward Luttwak a pu en faire l’instrument privilégié de sa guerre « post-héroïque » : elle ne fait pas de victimes (dans les rangs des justiciers), elle élimine le problème de la mobilisation, et, du même coup, elle permet de se passer du débat démocratique10. En un mot, cette guerre n’est plus une guerre mais une opération de police. La bombe n’est pas le glaive du chevalier du ciel, c’est la matraque mortelle du flic global. Les activités des forces policières et militaires étant de moins en moins dissociées les unes des autres, la distinction entre le citoyen et l’ennemi à abattre tend elle aussi à s’effacer. L’assassinat ciblé 18 PROLOGUE de l’islamiste Anwar al-Aulaqi en est un bon exemple. Alors qu’il eut été illégal de mettre son téléphone sur écoute sans l’autorisation d’un juge, ce citoyen américain a pu être abattu par un drone sans autre forme de procès et sans le moindre contrôle judiciaire le 30 septembre 2011 au Yémen, simplement sur ordre du président des États-Unis. L’évolution de la guerre aérienne révèle donc au grand jour la convergence des « avancées » du droit international et de la pure violence d’État. 19 LA TERRE, LA MER ET L’AIR Le 25 juillet 1909, Herbert George Wells s’adonne à la gymnastique dans son jardin quand le téléphone se met à sonner avec une persistance insolente. Contrarié, il se décide enfin à interrompre ses exercices et décroche le combiné. La communication, entrecoupée de grésillements et de blancs, est difficile à comprendre : « Blériot a traversé la Manche… un article… sur ce que cela signifie1 ! » Depuis sa belle maison de Sandgate dans le Kent, Wells jouit d’une merveilleuse vue sur la Manche, et il peut presque voir Douvres, située à une quinzaine de kilomètres à l’est, où Blériot vient d’atterrir2. Comme il vient d’obtenir un immense succès avec son roman de science-fiction La Guerre dans les airs, les éditeurs du Daily Mail ont naturellement pensé à lui pour commenter cet événement historique : Louis Blériot a traversé la Manche en avion ! Wells se met donc à réfléchir. En gentleman, il salue d’abord l’exploit sportif : « M. Blériot a fait une belle performance et M. Latham, son rival, n’a franchement pas eu de chance. C’est cela que cela signifie pour nous tout d’abord. » Wells reconnaît que, de même que la quasi-totalité des experts en aéronautique, il a sous-estimé la stabilité des avions. Mais au fil de ses réflexions, l’inquiétude l’envahit. Les conséquences de cette traversée lui apparaissent soudain immenses, effrayantes, terribles : Cet événement – que cette chose inventée par l’étranger, construite par l’étranger, conduite par l’étranger, ait pu traverser la Manche avec la facilité d’un oiseau survolant un ruisseau – pose le problème de manière dramatique. Notre humanité (manhood) est désormais à la traîne […] L’étranger fait une meilleure classe d’hommes que nous autres. Les étrangers sont cultivés, curieux, inventifs, entreprenants. Les Britanniques sont bien élevés mais ils manquent d’initiative, se contentant de jouer au golf quand les Français, les Américains, les Allemands, et même les Brésiliens, s’élèvent dans les airs. Audelà de la blessure infligée au narcissisme patriotique, une autre 23 LE GOUVERNEMENT DU CIEL inquiétude tracasse l’écrivain. Pour traverser la Manche il a fallu un mélange de volonté, de courage et de compétences techniques. Blériot est un héros, c’est certain, mais un héros d’un nouveau genre : il incarne une élite émergente, une nouvelle classe dominante, prête à prendre le pouvoir. La « démocratie naturelle » à l’anglaise ne fait pas le poids face aux héros technologiques des machines volantes3. Ces sombres pensées envahissent Wells au point de lui faire frôler la paranoïa : un Français a effectué un vol en avion – est-il pourtant raisonnable d’en conclure que les étrangers font une meilleure classe d’hommes que les Britanniques ? Wells n’exagère-t-il pas en voyant dans ce vol la fin d’un système politique particulier et celle de la démocratie tout entière ? De son point de vue, le système politique, social et culturel britannique perd du terrain face à l’adversaire géostratégique, et un danger militaire inouï vient soudain menacer ce pays qui, du fait de son insularité, se croyait jusqu’alors invulnérable. Des avions partis de Calais pourront bientôt larguer des explosifs sur Londres. La GrandeBretagne doit changer son mode d’organisation sociale, ses institutions éducatives, afin de se donner les moyens de créer, elle aussi, une classe d’hommes capable de cet héroïsme technologique. On peut, avec le recul, discerner dans le délire de Wells l’anticipation de la fin d’un cycle historique marqué par l’hégémonie britannique à l’échelle mondiale, mutation qui mettra un demi-siècle à se réaliser. Selon un observateur aussi avisé qu’Eric Hobsbawm, ce n’est qu’après la crise de Suez (1956) que la Grande-Bretagne a surmonté le choc subi en 1909 et reconnu qu’elle n’était plus, après la perte de ses colonies, qu’une puissance de second rang4. En 1909 toutefois, le Royaume-Uni demeure le centre hégémonique du monde. À ce titre, il doit se donner les moyens militaires de contrôler et de sécuriser les grandes routes maritimes. Centre des échanges commerciaux à l’échelle mondiale, l’hégémon doit être en mesure de défendre sa marine marchande partout dans le 24 LA TERRE, LA MER ET L’AIR monde ; il doit détenir ce que le stratège naval américain Alfred Thayer Mahan a nommé « la maîtrise des mers ». Pour cela, deux conditions sont requises : tout d’abord, il lui faut disposer d’une marine de guerre capable non seulement d’affronter n’importe quelle autre marine de guerre, mais aussi, tâche souvent difficile, de protéger efficacement sa propre marine marchande contre pirates et corsaires. Ensuite, il est nécessaire de posséder des bases navales situées sur les principales routes maritimes, et idéalement partout dans le monde, afin de pouvoir ravitailler et réparer les bâtiments. L’avantage de l’insularité est alors évident. La suprématie maritime permet à la puissance dominante d’asseoir son hégémonie dans le système-monde et de défendre la métropole. Autrement dit, une puissance hégémonique insulaire qui jouit de la suprématie maritime peut se défendre à bien moindres frais qu’une puissance hégémonique continentale, obligée d’entretenir à la fois une forte marine de guerre à des fins d’expansion outre-mer et une forte armée de terre pour défendre son territoire métropolitain. L’armée de terre britannique s’apparente donc à une force expéditionnaire que l’on peut employer dans les colonies en temps normal et sur le continent européen en temps de crise majeure, comme lors des guerres napoléoniennes ou de la Première Guerre mondiale. Tant que la Grande-Bretagne domine les mers, son territoire métropolitain est à l’abri de toute attaque. Les grandes batailles des guerres européennes se déroulent dans les plaines des Flandres, de l’autre côté de la Manche. On comprend mieux, dès lors, le choc de Wells : depuis le 25 juillet 1909, la Grande-Bretagne n’est plus une île parce qu’elle est devenue vulnérable5. Or un centre hégémonique doit être à l’abri de toute attaque. Si « tous les chemins mènent à Rome » et si l’ensemble du commerce mondial passe par la City, tout l’ordre mondial semble émaner du centre. L’hégémon fonctionne comme une instance quasi transcendante du système-monde. S’il repré- 25 LE GOUVERNEMENT DU CIEL sente un havre de paix, une promesse de bonheur et de liberté, il constitue aussi, plus prosaïquement, un système politico-social que Kees van der Pijl qualifie, d’après l’auteur du Traité de gouvernement civil, de « lockéen6 ». Après la Glorious Revolution, la GrandeBretagne succède aux Pays-Bas au rang de centre hégémonique du système-monde7. Un complexe original d’État et de société civile voit le jour avec le développement précoce d’une société civile capitaliste, encadrée par la rule of law de la monarchie constitutionnelle8. Le libéralisme britannique repose sur un État fort mais qui limite sa sphère d’intervention pour laisser une marge d’autorégulation à la société et à l’économie capitaliste9. Ainsi apparaît une véritable société civile-bourgeoise « dont l’État se retire après s’être imposé activement et constructivement, en mettant sur pied les institutions nécessaires au retrait libéral de la sphère de la création de valeur10 ». Autour de ce centre hégémonique s’étale la « semi-périphérie », zone constituée d’une série d’« États rivaux » (contender states), qui présentent généralement des traits « hobbesiens », en ce sens que l’État y joue un rôle directement dominant et que ses interventions dans la société sont beaucoup plus fréquentes et directes que dans le modèle lockéen. De ce fait la classe dominante entretient un lien plus étroit avec l’État, fonctionnant comme une véritable « classe d’État », avec tous les risques d’autoritarisme que cela comporte. Enfin, autour du centre hégémonique lockéen et de la semi-périphérie hobbesienne, on trouve la périphérie, coloniale ou postcoloniale. La distribution spatiale de la violence à l’échelle globale s’ordonne selon ce schéma tripartite : si la violence peut être totale aux marges du système, elle se présente comme étatisée dans la semipériphérie hobbesienne. Quant au centre lockéen, il passe pour un havre de paix, un pays d’accueil pour les réfugiés, la terre promise de la liberté. Mais il ne peut apparaître tel que dans la mesure 26 LA TERRE, LA MER ET L’AIR où il extériorise la violence, c’est-à-dire dans la mesure où celle-ci se déchaîne dans les guerres entre différents États rivaux ou à la périphérie du système-monde. En tout cas, le centre est, et doit être, constitutivement invulnérable. L’image d’exceptionnalité qu’il dégage dépend précisément de cette invincibilité. Inversement, tout ce qui lui porte atteinte, et même tout ce qui menace de lui porter atteinte, touche à cette exceptionnalité. La simple possibilité d’une attaque peut donc ébranler tout un système de représentations de l’ordre mondial. Si, pour citer Gilles Deleuze, « le délire est géographico-politique », la géopolitique est aussi affaire de perceptions et d’affects. La division du monde en centre, semipériphérie et périphérie n’est pas seulement une invention de théoriciens du système-monde, mais s’enracine jusque dans nos structures psychiques, nos sensations, nos délires. Atteindre le centre équivaut donc à ébranler un monde, en un sens géopolitique aussi bien que psychique11. Si Wells se met à délirer rien qu’à l’idée que Londres puisse être prise pour cible, que dire alors des conséquences d’une véritable attaque contre le centre hégémonique, comme celle qu’ont connu les États-Unis le 11 septembre 2001 ? Le délire de Wells devient plus compréhensible encore si l’on pense aux implications de cet ordonnancement du monde en matière de politique étrangère, de politique de défense et de conduite de la guerre en général. La politique étrangère britannique se déploie sur deux niveaux, conformément à cette tripartition du monde : à une politique d’expansion coloniale agressive en dehors de l’Europe s’agrège, depuis le XVIIIe siècle, une politique d’équilibre, de sécurité collective, et d’intervention indirecte sur le continent européen. Contrairement aux puissances continentales, le Royaume-Uni ne vise pas des conquêtes territoriales en Europe, à l’exception des bases navales lui permettant de contrôler les routes maritimes. Les Britanniques s’appuient habituellement sur un ou plusieurs « États rivaux » pour en contenir d’autres, et les 27 LE GOUVERNEMENT DU CIEL États européens les plus faibles militairement peuvent compter sur l’aide britannique pour financer leur effort de guerre. Le succès d’une telle stratégie est évident : sur les sept guerres qui l’opposent à la France entre 1689 et 1815, la Grande-Bretagne n’en perd qu’une seule, la guerre d’indépendance américaine – précisément l’unique cas où elle n’est pas parvenue à créer une alliance continentale contre la France12. De la même façon, la Première et la Seconde guerres mondiales, qui ont mis en échec la prétention allemande à l’hégémonie mondiale, ont été gagnées avant tout grâce à l’embrigadement des contenders russe et américain. La conduite de la guerre en général dépend en outre de la répartition géopolitique de la violence à l’intérieur du système-monde. Depuis le XVIIe siècle, la guerre, en Europe, se joue entre États13. L’État a d’abord mis fin à l’« état de nature » en établissant sur son territoire un pouvoir capable de contenir la guerre civile. Les conflits armés à l’intérieur se sont arrêtés progressivement. Cette étatisation a pour corrélat une limitation de la guerre : dès lors que celle-ci définit une relation entre États, elle cesse de désigner un rapport entre individus. Il s’ensuit que ces derniers ont le droit d’être protégés de la violence guerrière. Rousseau ne fait que reprendre une opinion commune lorsqu’il écrit que, même en guerre, les États se doivent de respecter les personnes et les biens des citoyens : « La fin de la guerre étant la destruction de l’État ennemi, on a droit d’en tuer les défenseurs, tant qu’ils ont les armes à la main ; mais sitôt qu’ils les posent et se rendent, cessant d’être ennemis ou instruments de l’ennemi, ils redeviennent simplement hommes14. » Si l’Europe se percevait comme étant de fait unie, d’abord dans une Res publica christiana, ensuite dans une « civilisation » ou une « société » communes, à l’extérieur de l’Europe en revanche, les choses se sont toujours passées autrement. Dans les guerres coloniales, les populations civiles n’ont jamais été considérées comme ayant droit à une protection particulière. Les théoriciens 28 LA TERRE, LA MER ET L’AIR militaires l’ont expliqué on ne peut plus clairement. Par exemple, le colonel Callwell, officier colonial britannique, résume dès la fin du XIXe siècle les principes des « petites guerres » coloniales : La différence principale entre les petites guerres et les campagnes régulières […] c’est que, dans la petite guerre, la victoire sur les armées ennemies – quand elles existent – n’est pas nécessairement l’objectif principal ; l’effet moral est souvent bien plus important que le succès matériel, et les opérations se limitent parfois à commettre des ravages réprouvés par les lois de la guerre régulière. Puisque les guerres coloniales n’opposent pas deux États monopolisateurs de la violence légitime, incarnée dans une armée, la distinction entre « défenseurs de l’État » et « simples hommes » ne s’y applique pas. Ainsi, une guerre régulière « peut se conclure par la capitulation du souverain ou du chef ennemi, celui qui représente son peuple ; mais quand il s’agit de supprimer une rébellion, ce sont tous les sujets réfractaires qu’il faut punir et assujettir15 ». En Europe, l’ennemi est considéré comme « juste » (justus hostis) dans la mesure où s’affrontent des États souverains et leurs armées régulières16. L’attribut de justice distingue un ennemi d’un rebelle ou d’un criminel. En dehors de l’Europe, en revanche, l’attribut de justice ne s’applique pas et ni combattants ni civils n’ont droit à une protection particulière. C’est donc dans les régions extra-européennes qu’ont lieu la plupart des bombardements. En 1855, les Américains bombardent la ville de San Juan au Nicaragua, provoquant l’indignation des Britanniques qui condamnent une action « sans précédent parmi les nations civilisées ». Cela n’empêche pas leurs propres forces armées de bombarder Canton l’année suivante. Les Chinois ont en effet arrêté l’équipage d’un bâtiment britannique. Après l’intervention du consul, les autorités chinoises acceptent de libérer les prisonniers, mais refusent de présenter des excuses publiques 29 LE GOUVERNEMENT DU CIEL et de donner des garanties que pareil incident ne se reproduira plus. Les Britanniques décident alors d’ouvrir le feu. À Londres, le député libéral Ralph Bernal Osborne justifie l’action en ces termes : « On ne va tout de même pas appliquer aux Chinois les règles tatillonnes du droit international17 ! » Mais au XIXe siècle, on voit apparaître les premières fissures dans cet ordonnancement binaire, partagé entre une sphère européenne, avec des guerres étatiques et limitées, et une sphère « périphérique », théâtre de guerres illimitées. Fort logiquement, ces lézardes se font jour à la frontière du centre européen et de la périphérie colonisée, aux États-Unis d’Amérique lors de la « seconde guerre d’indépendance », et en Russie lors de la guerre de Crimée. L’Amérique du Nord, traditionnellement extérieure à l’espace du droit international européen, a été progressivement assimilée à la sphère de la chrétienté civilisée18. Quant à la Russie, elle se situe depuis toujours aux marges de l’Europe : sans être aussi « civilisée » que les autres nations européennes, elle n’en est pas moins géographiquement proche et de religion chrétienne19. Pendant la guerre qui oppose la Grande-Bretagne aux États-Unis de 1812 à 1815, les forces navales britanniques bombardent Baltimore, Washington et d’autres villes étatsuniennes20 – des bombardements qui, selon le stratège Alfred Mahan, ont pour but de faire éprouver la guerre concrètement au peuple américain21 pour qu’il oblige son gouvernement à faire la paix22. Le peuple devient un facteur de la guerre, mais selon une vision ancienne, qui le considère comme un élément passif, tout juste capable d’explosions de violence sporadiques23. Comme nous allons le voir, ce mode de pensée va structurer une bonne partie de la stratégie aérienne du XXe siècle. Une autre approche de la guerre populaire se dessine également au cours de cette « seconde guerre d’indépendance américaine ». Le futur président des États-Unis, Theodore Roosevelt, observait en 1882 que les Britanniques, qui s’abstenaient d’habitude de 30 LA TERRE, LA MER ET L’AIR maltraiter personnellement les civils, avaient ciblé en particulier les endroits où le peuple organisé en milice opposait une résistance aux anciens colons24. L’association entre l’organisation en milice et le bombardement de villes n’est certainement pas due au hasard : dès lors qu’il est armé pour la défense nationale, le peuple devient presque logiquement une cible de guerre. Selon cette vision, plus moderne, de la guerre populaire, le peuple n’est plus un facteur passif mais le foyer de la souveraineté et capable d’auto-organisation. Là où il était essentiellement un objet de la politique, il devient le sujet primordial du politique. Et ce n’est pas non plus un hasard si ces incidents ont lieu dans une période où, en Europe, les guerres révolutionnaires ont mis à l’ordre du jour une nouvelle conception de la citoyenneté, donc du rapport entre États et citoyens. Ces incidents suscitent un débat sur la légitimité de telles actions et sur les lois de la guerre en général. Comme, au milieu du XIXe siècle, la paix règne sur le continent européen, c’est la guerre de Sécession américaine qui offre l’occasion de la première codification moderne des lois de la guerre. Le fameux « Ordre général n° 100 » rédigé en 1863 par Francis Lieber pour le compte de Washington, est à cet égard riche d’instructives ambiguïtés. Dans la droite ligne des « guerres nationales » commencées en 1792, Lieber stipule (art. 21) que « le citoyen (…) d’un pays ennemi est (…) un ennemi en tant que ressortissant de la nation ou de l’État ennemi, et, à ce titre, sujet aux rigueurs de la guerre ». Par conséquent un individu, en tant que citoyen d’un État ennemi, est également un ennemi ; la distinction classique entre soldat et civil ne s’applique plus dès lors que le civil est un citoyen (c’est-à-dire, pour reprendre la formulation de Rousseau, un membre du souverain contre laquelle on mène la guerre) et que le citoyen est un soldat25. Lieber ajoute immédiatement ceci (art. 22) : « néanmoins, de même que la civilisation a progressé au cours des derniers siècles, de même a progressé de façon continue, spécialement dans la guerre 31 LE GOUVERNEMENT DU CIEL terrestre, la distinction entre la personne privée des ressortissants d’un pays ennemi et le pays ennemi lui-même avec ses hommes en armes. Le principe est de plus en plus reconnu que le citoyen non armé doit être épargné dans sa personne, ses biens, son honneur, autant que les exigences de la guerre le permettent. » Les articles 21 et 22 reposent sur des schémas argumentatifs très différents, « logique » dans le premier cas et « historique » dans le second. En tant qu’il fait partie du souverain, le citoyen peut être la cible d’actions militaires, mais les « progrès de la civilisation » ont imposé comme norme que soient épargnés les citoyens sans armes. Ces deux développements se contredisent mutuellement. D’une part, l’individu politique devient un citoyen, qualité qui implique, entre autres choses, le devoir de participer à la défense de la patrie en cas de guerre – la citoyenneté moderne, surtout dans les formes institutionnelles que sont la milice ou l’armée de conscription, tend ainsi à se confondre avec la force armée d’un État. D’autre part, le droit international naissant s’efforce de séparer le citoyen du soldat, pour faire des soldats les seules cibles légitimes et accorder une immunité de principe aux citoyens civils. À cela s’ajoute un autre aspect, plus important encore : « l’Ordre général n° 100 » de Lieber distingue la guerre terrestre et la guerre navale tout en précisant que les progrès de la civilisation s’appliquent surtout à la première. Autrement dit, la guerre navale est moins civilisée que la guerre sur terre, tout simplement parce que les théâtres de la guerre navale se situent surtout en dehors de l’Europe. La guerre navale a ses codes et ses pratiques, largement en phase avec ceux de la guerre coloniale. Or la Guerre de Crimée marque une rupture de ce point de vue. Elle entérine, sur le plan des doctrines stratégiques, une évolution technique datant des années 1840, qui remet en question la distinction entre une sphère européenne de guerre limitée et une sphère périphérique de guerre illimitée : la navigation à vapeur. La pensée stratégique 32 LA TERRE, LA MER ET L’AIR française de la « Jeune École » joue un rôle clé dans l’élaboration des doctrines correspondantes26. Dès 1844, le stratège naval français François d’Orléans, prince de Joinville, voit dans la navigation à vapeur un moyen de rétablir le lustre de la marine de guerre française27. Son idée est de raviver l’ancienne stratégie navale française de la guerre de course, c’està-dire l’attaque systématique du commerce britannique par des corsaires28. Alors que la bataille rangée a toujours été fatale aux Français face aux forces supérieures de la marine britannique, la guerre contre le commerce, « principe vital de l’Angleterre », a toujours été couronnée de succès29. Le progrès technologique permet désormais de raffiner cette stratégie : les bateaux à vapeur étant, à la différence des voiliers, largement indépendants des conditions météorologiques, on peut les utiliser pour mener des actions éclairs contre les ports et villes côtières du pays ennemi. Une véritable révolution stratégique se dessine ainsi et elle se déroule en deux temps, d’abord à l’époque de la Guerre de Crimée, puis autour de la Commune de Paris et de l’avènement de la Troisième République. Traditionnellement, les marines de guerre ont deux objectifs : en temps de paix, elles servent de « police maritime » et donc de protection des routes de commerce contre les pirates et les corsaires ; en cas de guerre, elles interviennent contre d’autres forces navales. Dans les deux cas, la mer est l’élément des marines de guerre. C’est cela ce qui change avec la guerre de Crimée, qui, de 1853 à 1856, oppose la Russie à une coalition formée par la Grande-Bretagne, la France et l’Empire ottoman : désormais la marine intervient aussi contre les côtes30. Odessa est bombardée en 1854, et Taganrog l’année suivante31. En d’autres termes, avec la guerre de Crimée, on voit s’estomper la séparation stratégique entre la terre et la mer32. La Troisième République constitue le second moment de rupture. En 1886 l’amiral Théophile Aube est nommé ministre de la Marine ; avec 33 LE GOUVERNEMENT DU CIEL lui, la Jeune École fait son entrée dans la stratégie navale française. Ses protagonistes sont de fervents républicains, d’ardents défenseurs du colonialisme, et le ministre lui-même a passé la majeure partie de sa carrière dans les colonies33. La Jeune École, fortement influencée par la Commune de Paris, a tiré deux conclusions de cette expérience de révolution sociale : sur le plan politique, l’impérialisme doit ouvrir de nouveaux marchés à la France et augmenter ainsi le niveau de vie des prolétaires en métropole34 ; sur le plan militaire, les stratèges de la Jeune École sont persuadés que la menace révolutionnaire peut être activement utilisée comme arme dans la guerre. Il y a révolte quand il y a misère économique et quand les appareils de l’État sont incapables de la réprimer. Par conséquent, leur stratégie politique et militaire consisterait à éliminer autant que possible, grâce à l’expansion coloniale, la misère en métropole et à s’attaquer au commerce et à la cohésion sociale de l’ennemi. En un mot, leur stratégie militaire a pour but d’éviter la révolution en France et de la faire éclater dans le pays ennemi. Le prince de Joinville avait déjà repéré deux cibles stratégiques dans une guerre maritime contre l’Angleterre : le commerce britannique et la « confiance » du peuple anglais35. La Jeune École va radicaliser ce programme. L’un des collaborateurs du ministre Aube, Gabriel Charmes, précise qu’il est « clair que le bombardement des forts ne sera à l’avenir qu’une opération accessoire. […] on ravagera surtout les côtes non défendues, les villes ouvertes36 ». Si le premier temps de la révolution navale du XIXe siècle a aboli la séparation classique entre la terre et la mer, le deuxième temps, politique, anéantit la distinction entre objectifs militaires et objectifs civils. Ainsi disparaît le précepte airain, d’abord énoncé par Jomini puis réaffirmé par Mahan : « les forces organisées de l’ennemi sont toujours l’objectif principal37 ». Pour les stratèges républicains de la Jeune École, les forces armées ne sont précisément plus l’objectif principal : la nation étant une, l’armée étant la nation 34 LA TERRE, LA MER ET L’AIR et le citoyen étant soldat, c’est la nation ennemie tout entière qui se trouve dans la ligne de mire. Les stratèges se doutent bien que l’adversaire emploiera les mêmes moyens, et ils ne se font pas d’illusions quant aux possibilités de défense : il est impossible de prévoir où l’ennemi frappera, donc impossible de défendre efficacement les côtes, à moins d’utiliser les forces navales uniquement dans ce but et de délaisser la défense des colonies et des routes maritimes. Ainsi s’opère un renversement complet du principe fondamental de Clausewitz, selon lequel la défense est plus économique que l’attaque38. Le bombardement naval, puis aérien, s’apparente donc aux approches communément qualifiées de « terroristes » : alors que la guerre classique implique une dialectique de l’attaque et de la défense, on peut dire qu’une stratégie terroriste consiste à délaisser complètement la défense au profit de l’attaque pure. Le rapport entre les termes s’inverse et l’attaque devient aussi facile qu’économique, tandis que la défense contre le terrorisme devient coûteuse et immensément compliquée39. C’est aussi pour cette raison que la partie la plus faible a souvent intérêt à opter pour une tactique terroriste, comme ici la France dans l’éventualité d’une guerre navale contre le Royaume-Uni. Désormais, celui qui frappe le premier acquiert un avantage considérable sur l’adversaire. Avec la navigation à vapeur et les possibilités de bombardement côtier, la vitesse devient un facteur encore plus déterminant dans la guerre. Par toutes ces caractéristiques, la stratégie navale française de la fin du XIXe siècle préfigure la stratégie aérienne à venir : il faut frapper vite, il faut frapper fort, il faut frapper une nation et non plus une armée. L’adversaire n’a pas d’autre moyen de défense que d’employer la même stratégie. Est-ce là ce que Wells médite en ce jour de juillet 1909 ? Il est certain, en tout cas, qu’au début du XXe siècle, l’opinion publique britan- 35 LE GOUVERNEMENT DU CIEL nique commence à s’apercevoir que l’insularité est en danger. En 1903 déjà, le roman d’espionnage d’Erskine Childers, L’Énigme des sables, qui met en scène les préparatifs secrets d’un débarquement allemand sur les côtes anglaises, a obtenu un succès retentissant. La Royal Navy reste de loin la plus puissante marine de guerre et, tant que la menace ne venait que des mers, un peu de vigilance suffisait pour y faire face. Le vol de Blériot pulvérise cette certitude. Depuis le 25 juillet 1909, la donne a définitivement changé. La suprématie maritime, si utile qu’elle demeure, n’a plus guère de valeur s’agissant de la protection de la métropole. L’exceptionnalité britannique a vécu. Que faire ? Pour faire face à cette nouvelle configuration géopolitique, l’Empire décide de prendre les devants. Depuis 1887, les représentants des colonies et des « dominions » se réunissent à intervalles réguliers lors de « conférences coloniales », rebaptisées « conférences impériales » en 1907. Mais à partir de 1911, une politique étrangère commune sous tutelle britannique est mise à l’ordre du jour : l’Empire se transforme alors en Commonwealth. La même année, les États-Unis signent un traité d’arbitrage avec la GrandeBretagne ainsi qu’avec la France. La Grande-Bretagne, centre sur le déclin, et les États-Unis, en passe de devenir le nouvel hégémon, renoncent à la guerre comme moyen de résoudre les conflits. Les deux grandes puissances « lockéennes » se soustraient ainsi à « l’anarchie » des relations internationales40. Le centre du monde, pour ainsi dire, se globalise. Dans le même temps, le centre hégémonique s’agrandit en Europe, puisque la France, ancien contender principal sur le continent, singulièrement affaibli depuis la guerre perdue contre le nouveau contender allemand en 1870-1871, est désormais assimilée au centre lockéen. L’année suivante, en 1912, un accord naval franco-britannique, qui porte initialement sur une dispute coloniale en Syrie mais s’élargit rapidement à l’Afrique du Nord, scelle la 36 LA TERRE, LA MER ET L’AIR nouvelle alliance entre l’hégémon britannique et son ancien rival. Une nouvelle configuration mondiale voit ainsi le jour. En Europe, l’Allemagne accède au rang de principal contender hobbesien. On voit donc se dessiner les lignes de la Grande Guerre. Au niveau mondial, la globalisation de la puissance hégémonique prépare l’évolution la plus marquante de l’histoire de la violence au XXe siècle : la pulvérisation de la séparation entre le centre européen et la périphérie colonisée. Le conflit à venir ne sera pas uniquement une Grande Guerre européenne, mais la Première Guerre mondiale. 37 View publication stats