LE GOUVERNEMENT DU CIEL
HISTOIRE GLOBALE
DES BOMBARDEMENTS AÉRIENS
collection dirigée par Razmig Keucheyan
© 2014, Les Prairies ordinaires
1, avenue de Ségur 75007 Paris
Diffusion : Les Belles Lettres
ISBN : 978-2-35096-082-1
Réalisation : Les Prairies ordinaires
Révision du manuscrit : Louise Guilbaud
Couverture : conception graphique originale : gr20Paris
Impression : Pulsio
Thomas Hippler
LE GOUVERNEMENT DU CIEL
HISTOIRE GLOBALE
DES BOMBARDEMENTS AÉRIENS
L E S
P R A I R I E S O R D I N A I R E S
COLLECTION « ESSAIS »
Pour Étienne Balibar
PROLOGUE
Tripoli, 1er novembre 1911. « J’ai décidé d’essayer aujourd’hui
de larguer des bombes de l’aéroplane. Personne n’a jamais tenté
une chose de ce genre et si je réussis, je serai heureux d’être le
premier », écrit le lieutenant Giulio Gavotti dans une lettre adressée
à son père. L’ingénieur genevois décroche son brevet de pilote au
moment où le gouvernement italien décide de se lancer dans la
conquête d’un empire colonial en Libye. Son tableau de chasse se
limite à un vol non autorisé au-dessus du Vatican, qui lui a valu quelques jours aux arrêts, et à une seconde place lors d’un raid entre
Bologne et Venise. Mais fin septembre 1911, les choses commencent à se corser en Libye : la Sublime Porte ayant refusé de céder
Tripoli, l’Italie déclare la guerre à l’Empire ottoman. Moins d’une
semaine plus tard, la ville tombe aux mains des Italiens. Membre
d’une petite « flottille d’aviateurs », Gavotti est dépêché sur le continent africain quelques jours après son 29e anniversaire.
À l’aube du 1er novembre, Gavotti fait décoller son appareil,
direction la Méditerranée. Il n’a pas d’ordre de mission mais il a
une idée. Il décrit un long virage au-dessus de la mer avant de
mettre le cap sur la petite oasis d’Aïn Zara, à une quinzaine de kilomètres au sud-est de Tripoli, où il avait remarqué un attroupement
de combattants arabes lors d’un précédent vol de reconnaissance.
Je tiens le volant d’une main, de l’autre je défais la lanière qui
ferme le couvercle de la boîte. J’en extrais une bombe que je pose
sur mes genoux. Je prends le volant avec l’autre main, et avec celle
qui est libre, j’extrais un détonateur de la petite boîte. Je le mets
dans ma bouche. Je referme la boîte, place le détonateur dans la
bombe et regarde vers le bas. Je suis prêt. Je suis à environ un
kilomètre de l’oasis.
L’armée ottomane, prise de court par l’agression italienne,
rencontre des difficultés considérables. Au point que Fethi Bey,
le commandant militaire ottoman de la région de Tripoli, décide
de retirer ses troupes et de faire appel à des unités indigènes pour
7
LE GOUVERNEMENT DU CIEL
mettre en œuvre une tactique de guérilla. La tâche de Gavotti en
Libye consiste à mener des missions de reconnaissance stratégique et à tenir l’état-major informé des manœuvres de l’armée
ennemie. Mais les guérilleros ne procèdent pas comme une armée
régulière : ils ne concentrent pas leurs forces de la même façon
et se meuvent parmi la population civile à la façon d’« un poisson
dans l’eau ». Dans ces conditions, la reconnaissance stratégique
perd toute utilité et les aviateurs italiens doivent s’inventer de
nouvelles missions. D’où l’initiative de Giulio Gavotti. Elle devait
connaître une longue postérité.
Tripoli, 1er novembre 2011. Depuis la veille, les avions de l’OTAN
ont cessé le bombardement. Les frappes aériennes en Libye, qui ont
commencé le 19 mars, se terminent le 31 octobre, un siècle moins
un jour après le tout premier bombardement par avion. Étrange
coïncidence historico-géographique : les bombes lancées par les
avions de l’OTAN tombent aux mêmes endroits que celles de
Gavotti cent ans plus tôt. L’histoire se répète, semblant nous inviter
à revisiter un siècle de bombardements aériens. L’historiographie
de la guerre aérienne, qui s’est surtout focalisée sur la question
de la légitimité et de l’utilité des bombardements stratégiques de
la Seconde Guerre mondiale, peine à prendre en compte l’importance du précédent colonial, considéré le plus souvent comme une
simple « répétition générale » avant la « véritable guerre » entre
les grandes puissances1. Or l’histoire des bombardements aériens
est truffée de ce genre de « coïncidences » géographiques : parmi
les régions soumises à ces bombardements dans l’entre-deuxguerres figurent notamment l’Irak, la Syrie et ce que l’on appelait
« la frontière nord-ouest de l’Inde » : l’Afghanistan et le Pakistan.
Que s’est-il donc passé le 1er novembre 1911 ?
Je vois deux campements près d’une bâtisse blanche, le premier
d’environ deux cents hommes, l’autre d’une cinquantaine. Peu
8
PROLOGUE
avant d’arriver sur eux j’attrape la bombe de la main droite ; avec
les dents, j’arrache la goupille de sécurité et je laisse tomber la
bombe depuis l’appareil. J’arrive à la suivre des yeux pendant
quelques secondes avant qu’elle ne disparaisse. Peu après, je vois
s’élever un nuage sombre au milieu du plus petit camp. J’avais visé
le grand mais j’ai eu de la chance. J’ai frappé juste.
En activant le détonateur avec les dents, Gavotti fait plus qu’expérimenter une nouvelle manière de lancer une bombe : il révolutionne la guerre. C’est seulement aujourd’hui que nous commençons à mesurer l’ampleur du bouleversement déclenché dans le
ciel libyen. Parti pour une mission de reconnaissance, Gavotti
frappe un campement de combattants. Ce tout premier largage de
bombe de l’histoire ressemble par certains aspects à une action
d’artillerie, à une différence près : les forces rassemblées que vise
Gavotti ne sont pas officiellement engagées dans les combats. En
outre, Aïn Zara n’est pas seulement un point de rassemblement
pour insurgés potentiels : l’oasis constitue aussi un système social
et économique. Toute la nouveauté est là : en larguant une bombe
sur Aïn Zara, Giulio Gavotti ne s’est pas contenté de frapper une
cible, il a en toute rigueur constitué un nouveau type de cible. Une
cible hybride, mêlant indistinctement objectifs civils et militaires
et, parmi ces derniers, des objectifs réguliers et irréguliers. Gavotti
a ainsi inauguré une nouvelle façon de penser et de faire la guerre,
ces guerres hybrides et « asymétriques » qui n’ont cessé de nous
hanter, jusqu’à maintenant.
La pensée stratégique a surtout retenu l’aspect le plus spectaculairement novateur de l’événement : avec l’aviation, il devient
possible de frapper non plus seulement les forces armées, mais
un système socio-économique tout entier. Dès lors, il n’y a rien
d’étonnant à ce que la force aérienne ait pu être considérée comme
une solution à la guerre de position de 1914-1918. Le développement inouï de la puissance de feu au début du siècle semble avoir
rendu toute offensive définitivement impossible. Face à l’impos-
9
LE GOUVERNEMENT DU CIEL
sibilité de briser le front, l’aviation permet de le contourner et de
frapper non plus les forces militaires en action, mais les sources
mêmes de leur puissance : la production industrielle, les moyens
de transport, la cohésion politique et morale des peuples. Face à
l’engluement tactique sur le front, l’aviation offre une possibilité
de mener une offensive stratégique.
Le bombardement aérien devient ainsi un élément essentiel
de la « guerre totale » en Europe pendant la première moitié
du XXe siècle. De Guernica à Dresde en passant par Coventry,
Rotterdam et Brest, la mémoire européenne de la Seconde Guerre
mondiale reste marquée par l’expérience des villes bombardées. Les ravages de cette guerre étant encore bien ancrés dans
la « mémoire communicative2 » européenne, l’historiographie
récente a accompli un travail important, concernant notamment
le bombardement stratégique contre l’Allemagne et le Japon.
Ce chapitre de l’histoire de la guerre aérienne a été longtemps
délaissé tant il semble marquer un dilemme en matière d’éthique
historiographique : est-il permis de placer au cœur de l’analyse l’attaque délibérée des civils allemands pendant la Seconde Guerre
mondiale ? L’histoire de la guerre aérienne se trouve donc piégée
dans un cul-de-sac normatif.
Pour en sortir, il faut se rappeler le postulat de Bourdieu selon
lequel l’opération théorique essentielle en sciences sociales réside
dans le découpage de l’objet3. On constate ainsi que la question
normative fait passer en contrebande une décision théorique
tout sauf anodine : celle de situer le bombardement stratégique
uniquement dans le contexte de la guerre totale en Europe. Or
les bombardements aériens n’ont pas commencé en Europe mais
bien dans le désert libyen, avant de frapper le Moyen-Orient, le
Waziristân, l’Afrique, les Philippines et le Nicaragua. Avant de
toucher le centre, le bombardement a été expérimenté et perfectionné dans la périphérie du système-monde ; avant que les villes
10
PROLOGUE
européennes ne soient transformées en champs de ruines, il y a eu
la matrice coloniale de la guerre totale.
Bien que la destruction systématique des ressources socioéconomiques n’intègre le corpus des doctrines militaires que
durant les années 1920, elle est déjà virtuellement contenue dans
le bombardement d’Aïn Zara. La guerre aérienne corrobore ainsi
la thèse de Hannah Arendt selon laquelle le colonialisme constitue
le modèle des totalitarismes, et notamment de la totalisation de la
guerre. En d’autres termes, les bombardements aériens ne relèvent
pas uniquement de la mémoire de guerre des peuples européens,
ils constituent un chapitre essentiel de ce que l’on appelle à présent
l’« histoire globale ». Cette approche est née d’une idée simple
uniquement en apparence, celle que le monde est un, et que tout ce
qui se passe dans une partie du globe a immanquablement des effets
sur le « système-monde » dans son intégralité. Adopter un point de
vue « global » implique aussi de contextualiser différemment les
jugements de valeur qui sous-tendent toute analyse théorique4.
Loin, donc, de commencer avec la Seconde Guerre mondiale,
les bombardements aériens font partie de l’arsenal déployé par
toutes les grandes puissances contre les colonisés. Après la Grande
Guerre, l’armée de l’air britannique est ainsi mise en avant comme
alternative aux expéditions punitives dans les colonies. La Royal
Air Force promet de rendre, à moindres frais, le même service que
les forces terrestres : mater les révoltes anticoloniales qui agitent
alors les colonies. Le concept de police bombing est né. Destiné à
rétablir l’ordre, le bombardement aérien n’est plus une pratique de
guerre, mais de « police », et même de « police impériale » : il intervient non dans les frontières d’un État, mais à l’échelle mondiale,
comme moyen de gouverner le monde. L’ordre qu’il impose n’est
pas celui d’une souveraineté politique particulière, mais celui d’un
système-monde tout entier. Ce livre se propose de suivre l’évolution de ce gouvernement du monde depuis le début du XXe siècle
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LE GOUVERNEMENT DU CIEL
jusqu’à nos jours, en prenant pour fil directeur son instrument
privilégié : l’aviation de bombardement à des fins « policières ».
Le police bombing est d’abord employé en Irak. Dans un premier
temps, on opte pour la méthode de la chasse à l’homme, en
mitraillant les combattants anticoloniaux par avion. Mais comme
les insurgés parviennent souvent à se cacher, les aviateurs, par
frustration, reportent leurs mitrailleuses sur le bétail. C’est ainsi
que surgit une idée lumineuse : au lieu de pourchasser les rebelles,
on les coupera de leurs ressources ; et, si l’on n’arrive pas à les
tuer, on les fera périr autrement, de faim, de soif ou de maladie. Le
diagnostic stratégique n’est donc pas très différent de celui qui s’applique à l’Europe, où, plutôt que d’attaquer directement l’ennemi,
on préfère s’en prendre aux sources de sa puissance. L’approche,
dans les deux cas, est indirecte. Le blocus maritime ayant joué un
rôle important dans l’écroulement des Empires centraux durant la
Première Guerre mondiale, la Royal Air Force invente un concept
analogue, le « blocus aérien ». Les opérations commencent par des
bombardements lourds de plusieurs jours. L’intensité des attaques
diminue par la suite, mais reste suffisamment forte pour tenir les
tribus insurgées loin de leurs villages, champs, pâturages et points
d’eau. L’objectif des bombardements est de briser la vie sociale et
économique des populations rebelles afin d’« assécher » le milieu
dans lequel les insurgés mènent leur combat.
L’histoire de la guerre au XXe siècle est marquée par une transformation radicale du rapport entre adversaires. Le police bombing en
constitue le signe le plus évident. Dans la conception classique de la
guerre, l’occupation territoriale constitue la fin – dans les deux sens
du mot – des actions militaires. Le vainqueur occupe le territoire
du vaincu, se l’approprie et le pacifie. Souverain exécutif, il institue
avec la population civile un rapport de protection et d’obéissance.
La guerre par bombardement aérien défait ce lien. L’occupation du
sol n’est plus un objectif, puisque le bombardement doit précisé-
12
PROLOGUE
ment se substituer à l’occupation. Du même coup, l’occupation ne
marque plus l’arrêt des actions guerrières. L’aviation est l’arme
de prédilection des guerres « sans fin » que nous connaissons
aujourd’hui, ces guerres qui ne disent pas leur nom et se présentent comme de simples opérations de police à l’échelle mondiale.
Les peuples colonisés sont la cible des premières attaques
aériennes, qui utilisent tantôt des bombes, tantôt des mitrailleuses,
tantôt des gaz toxiques. Ce ne sont pas des insurgés qu’elles visent
mais des populations entières et, par là, toute une structure sociale
et économique. En ce sens, ces pratiques reflètent l’approche
dominante en matière de « petite guerre », qui, contrairement à la
« vraie » guerre, opposant un État national à un autre, n’a pas pour
but de vaincre une armée, mais de terroriser une population. De
ce point de vue, l’aviation coloniale ne fait que prolonger des pratiques existantes, consistant à attaquer des populations civiles pour
les punir collectivement, voire les exterminer. Mais avec l’arrivée
de l’aviation, les principes de la « petite guerre » vont pouvoir être
appliqués à la « grande guerre ». Il ne s’agira plus de frapper les
armées ennemies, mais les peuples, exactement comme on avait
l’habitude de le faire dans les colonies.
Comment comprendre cet élargissement des pratiques coloniales à l’ensemble de la population mondiale ? Une comparaison
des stratégies aériennes dans la périphérie coloniale et en Europe
apporte une réponse aussi évidente que troublante : la guerre,
dans les deux cas, est l’affaire du peuple entier et ne concerne plus
simplement l’État, entité transcendante par rapport aux citoyens.
La guerre se « démocratise » : si tous les citoyens participent,
d’une manière ou d’une autre, à l’effort de guerre, il est absurde de
cibler uniquement ceux qui manient les armes et d’épargner ceux
qui, par leur travail quotidien, rendent possible leur utilisation. La
mort à la guerre n’est plus le privilège aristocratique du guerrier ;
« démocratisée », elle devient accessible à tous.
13
LE GOUVERNEMENT DU CIEL
En outre, puisque le peuple a désormais la possibilité d’influencer, par la voie électorale ou par la grève, les actions guerrières des gouvernements, il serait doublement illogique de l’épargner : les civils sont aussi importants que les soldats dans l’effort
de guerre, et, en tant que citoyens, ils constituent collectivement le
souverain contre lequel la guerre est menée. Dans une démocratie,
la population est à la fois partie prenante de l’effort de guerre et
responsable des agissements du gouvernement. La bombe lâchée
d’un avion est, en un sens, l’arme démocratique par excellence :
elle peut frapper tous et chacun, omnes et singulatim, le peuple
comme le citoyen. À cette nuance près que certains font davantage
partie du « peuple » que d’autres, tant la différenciation des classes
occupe une place déterminante dans la stratégie aérienne. Si n’importe qui devient une cible potentielle, ce sont d’abord les ouvriers
qui sont visés, pour des raisons à la fois techniques et politiques.
Les faubourgs ouvriers, plus densément urbanisés que les
quartiers bourgeois et moins bien protégés contre le feu, se
prêtent particulièrement aux tactiques incendiaires mises en
place pendant la Seconde Guerre mondiale. Au-delà de ces considérations techniques, la stratégie aérienne est guidée par l’idée
que la classe ouvrière, segment décisif de l’effort de guerre, est
aussi la partie de la population la moins intégrée politiquement.
Derrière la stratégie de la ville brûlée se cache ainsi une perspective « révolutionnaire », dont le but ultime est de provoquer une
révolte ouvrière contre le gouvernement en place. Si la guerre est
devenue l’affaire du « peuple », le ciblage des ouvriers révèle l’ambivalence constitutive de ce « peuple ». Qui vise-t-on en réalité ?
Le souverain collectif, ce corps politique unifié qui est le sujet du
politique ? Ou, au contraire, le « bas peuple », ces franges de la
population qui ne peuvent être que l’objet de la politique ?
Si la guerre aérienne a pour objet cette entité paradoxale qu’est
le « peuple » démocratique – à la fois corps politique unifié et force
14
PROLOGUE
de déstabilisation sociale, souverain collectif et « populace » –, elle
a recours, vis-à-vis de cet objet, à deux stratégies complémentaires,
l’une offensive, l’autre défensive. Du côté offensif, on bombarde le
peuple ennemi pour détruire son unité afin de libérer les forces de
l’anarchie et de la révolte. En Europe, le peuple est essentiellement
conçu en référence à l’État, forme de son organisation politique.
Bombarder le peuple signifie abattre l’État ou, plus précisément,
faire en sorte que le peuple se dresse contre l’État. Misant sur
la non-coïncidence entre le peuple et l’État, l’offensive aérienne
vise à défaire l’unité du corps politique et à le réduire au statut
de « populace ». La conclusion s’impose : la guerre nationale n’a,
à proprement parler, jamais existé, car depuis son invention, avec
les guerres de la Révolution française, la guerre entre nations a
toujours dissimulé une guerre de classes. L’incertitude sur la
nature du « peuple » à bombarder correspond précisément à cette
guerre larvée qui travaille une nation de l’intérieur.
Les stratèges ont bien conscience de cette dualité. C’est pourquoi leurs doctrines d’offensive aérienne se doublent systématiquement d’une stratégie défensive. S’il s’agit, sur le plan offensif,
de défaire l’unité du peuple et de l’État, la politique de défense antiaérienne vise à transformer la « populace » en corps politique unifié,
à construire activement l’unité morale et politique d’un peuple.
Toute une série de mesures sont mises en œuvre en Europe afin de
renforcer la cohérence de peuples nationalisés. L’abri anti-aérien
devient le lieu où s’élabore matériellement l’unité du peuple et de
l’État, mais le système social du bunker ne peut fonctionner sans
une armature politique et sociale, destinée à discipliner, à éduquer
et ainsi à intégrer la population dans l’édifice politique nationalisé.
Parmi ces mesures figure en premier lieu le welfare, la prise
en charge de la vie et du bien-être du peuple par un État social et
démocratique. La symétrie entre vie et mort, entre État social et
bombardement aérien, entre biopolitique et « thanatopolitique » a
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LE GOUVERNEMENT DU CIEL
trouvé sa parfaite expression dans le Rosinenbomber, ce « bombardier de raisins secs », exposé à l’ancien aéroport berlinois de
Tempelhof pour commémorer le pont aérien de 1948-1949. BerlinOuest, transformée en champ de ruines par les bombardements
anglo-américains, est alimentée par voie aérienne pendant un an.
Les pilotes alliés, considérés jusqu’en 1945 comme des « terroristes aériens », sont célébrés comme des sauveurs trois ans plus
tard, et leurs avions rebaptisés « candy bombers ». Faire mourir
par bombes incendiaires ou faire vivre en transportant aliments et
combustibles ; ou, ce qui revient au même, faire un peuple étatisé
ou le défaire en le réduisant à l’état de populace.
Cette dualité instable entre le peuple et l’État ne se retrouve
pas dans les bombardements coloniaux, cas de figure à la fois plus
clair et plus « moderne » que la destruction massive de certaines
villes d’Europe. Plus clair parce qu’il n’existe tout simplement pas
dans les colonies d’appareil d’État que l’on puisse cibler. Mais
surtout plus « moderne », dans la mesure où le combat contre les
groupes d’insurgés et leur environnement social, économique et
écologique se branche directement sur la configuration mondiale
sans passer par la médiation de l’État national. Comme nous
le verrons, Victor Hugo formule dès 1864 l’espoir que la puissance aérienne apporte la paix universelle ; l’écrivain britannique
H. G. Wells, socialiste fabien et membre de la League for Peace
pendant la Première Guerre mondiale, prône un « État mondial »
capable d’intervenir militairement partout dans le monde en cas
de désordres manifestes5. Et, chose peut-être plus surprenante,
le général italien Giulio Douhet ne se contente pas de préconiser
des attaques aériennes contre les populations civiles à coups de
bombes et de gaz toxiques, il défend simultanément une idée
phare du pacifisme, celle d’un « tribunal international » qui
empêchera la guerre en faisant appliquer ses décisions grâce aux
forces aériennes6.
16
PROLOGUE
« Le pilote comme gendarme et la bombe comme matraque »
– c’est sur ce point précis que se rejoignent la pratique coloniale du
police bombing et le cosmopolitisme humaniste7. Alors que l’idée
coloniale est aujourd’hui largement discréditée, celle d’une aviation militaire à des fins cosmopolitiques continue de prospérer, tant
et si bien qu’on la trouve encore dans l’article 45 de la Charte des
Nations Unies : les « membres des Nations Unies maintiendront
des contingents nationaux de forces aériennes immédiatement
utilisables en vue de l’exécution combinée d’une action coercitive
internationale ». Le bombardement aérien, pratique démocratique,
serait-il également humaniste, cosmopolitique, voire pacifiste ?
Le cosmopolitisme, incarné au niveau institutionnel par l’Organisation des Nations Unies, nous ramène en tout cas à notre
point de départ, la Libye. À la différence des frappes aériennes
de 1911, celles de 2011 n’étaient pas motivées par une « mission
civilisatrice » mais par des raisons humanitaires, entérinées précisément par une résolution du conseil de sécurité. Elles relèvent
donc de ce que la théoricienne des « nouvelles guerres » Mary
Kaldor a appelé le cosmopolitan law-enforcement, destiné à faire
face aux forces de fragmentation, à l’érosion du pouvoir d’État, aux
identity politics et aux « guerres asymétriques8 ». Or ce sont précisément ces éléments qui relient l’expérience libyenne de 1911 à
celle de 2011 : tous les facteurs que les théoriciens des « nouvelles
guerres » présentent comme liés à la globalisation étaient en fait
déjà à l’œuvre dans le police bombing colonial.
L’histoire des bombardements aériens croise ainsi les grands
thèmes de l’histoire du XXe siècle : la nationalisation des sociétés
et de la guerre, la démocratie et les totalitarismes, le colonialisme
et la décolonisation, le tiers-mondisme et la globalisation, l’État
social et son déclin face au néolibéralisme. De ce point de vue,
l’histoire des bombardements aériens constitue ici un point d’entrée pour écrire une histoire globale du XXe siècle : « un phéno-
17
LE GOUVERNEMENT DU CIEL
mène particulier, le mieux délimité, le plus concret possible », qui
permet néanmoins, à la manière d’une coupe transversale, d’articuler entre elles quelques-unes des caractéristiques saillantes
de ce siècle. En bref, les bombardements fonctionnent comme le
point de départ d’une histoire globale, un « Ansatzpunkt » comme
Erich Auerbach l’a revendiqué pour l’approche philologique de
la « littérature mondiale9 ». L’encyclopédisme n’étant précisément
pas son ambition, l’histoire présentée ici ne se veut donc nullement exhaustive. Elle expose une série d’exemples qui semblent
particulièrement instructifs pour saisir les mutations du systèmemonde au cours du siècle passé.
Nos guerres sont de plus en plus hybrides, confondant les
domaines civil et militaire, les combattants réguliers et irréguliers.
Elles deviennent également de plus en plus asymétriques sur les
plans technologique et « moral ». Les frappes aériennes, unilatérales par nature, se situent au-delà du combat classique qui opposait deux adversaires égaux. Et, bien qu’on lui confère les attributs
les plus valorisants (l’aviation serait l’arme de la civilisation, de
la paix perpétuelle, du cosmopolitisme, et l’aviateur un chevalier
du ciel), rien n’est moins chevaleresque que la guerre aérienne,
qui substitue au combat la frappe unilatérale et transforme l’adversaire en nuisance à éliminer. Mais on comprend pourquoi le
stratège Edward Luttwak a pu en faire l’instrument privilégié de
sa guerre « post-héroïque » : elle ne fait pas de victimes (dans les
rangs des justiciers), elle élimine le problème de la mobilisation,
et, du même coup, elle permet de se passer du débat démocratique10. En un mot, cette guerre n’est plus une guerre mais une
opération de police. La bombe n’est pas le glaive du chevalier du
ciel, c’est la matraque mortelle du flic global.
Les activités des forces policières et militaires étant de moins en
moins dissociées les unes des autres, la distinction entre le citoyen
et l’ennemi à abattre tend elle aussi à s’effacer. L’assassinat ciblé
18
PROLOGUE
de l’islamiste Anwar al-Aulaqi en est un bon exemple. Alors qu’il
eut été illégal de mettre son téléphone sur écoute sans l’autorisation d’un juge, ce citoyen américain a pu être abattu par un drone
sans autre forme de procès et sans le moindre contrôle judiciaire le
30 septembre 2011 au Yémen, simplement sur ordre du président
des États-Unis. L’évolution de la guerre aérienne révèle donc au
grand jour la convergence des « avancées » du droit international
et de la pure violence d’État.
19
LA TERRE, LA MER ET L’AIR
Le 25 juillet 1909, Herbert George Wells s’adonne à la gymnastique dans son jardin quand le téléphone se met à sonner avec une
persistance insolente. Contrarié, il se décide enfin à interrompre
ses exercices et décroche le combiné. La communication, entrecoupée de grésillements et de blancs, est difficile à comprendre :
« Blériot a traversé la Manche… un article… sur ce que cela
signifie1 ! » Depuis sa belle maison de Sandgate dans le Kent, Wells
jouit d’une merveilleuse vue sur la Manche, et il peut presque voir
Douvres, située à une quinzaine de kilomètres à l’est, où Blériot
vient d’atterrir2. Comme il vient d’obtenir un immense succès avec
son roman de science-fiction La Guerre dans les airs, les éditeurs du
Daily Mail ont naturellement pensé à lui pour commenter cet événement historique : Louis Blériot a traversé la Manche en avion !
Wells se met donc à réfléchir. En gentleman, il salue d’abord
l’exploit sportif : « M. Blériot a fait une belle performance et
M. Latham, son rival, n’a franchement pas eu de chance. C’est cela
que cela signifie pour nous tout d’abord. » Wells reconnaît que,
de même que la quasi-totalité des experts en aéronautique, il a
sous-estimé la stabilité des avions. Mais au fil de ses réflexions,
l’inquiétude l’envahit. Les conséquences de cette traversée lui
apparaissent soudain immenses, effrayantes, terribles :
Cet événement – que cette chose inventée par l’étranger,
construite par l’étranger, conduite par l’étranger, ait pu traverser
la Manche avec la facilité d’un oiseau survolant un ruisseau – pose
le problème de manière dramatique. Notre humanité (manhood)
est désormais à la traîne […] L’étranger fait une meilleure classe
d’hommes que nous autres.
Les étrangers sont cultivés, curieux, inventifs, entreprenants. Les
Britanniques sont bien élevés mais ils manquent d’initiative, se
contentant de jouer au golf quand les Français, les Américains,
les Allemands, et même les Brésiliens, s’élèvent dans les airs. Audelà de la blessure infligée au narcissisme patriotique, une autre
23
LE GOUVERNEMENT DU CIEL
inquiétude tracasse l’écrivain. Pour traverser la Manche il a fallu
un mélange de volonté, de courage et de compétences techniques.
Blériot est un héros, c’est certain, mais un héros d’un nouveau
genre : il incarne une élite émergente, une nouvelle classe dominante, prête à prendre le pouvoir. La « démocratie naturelle » à
l’anglaise ne fait pas le poids face aux héros technologiques des
machines volantes3. Ces sombres pensées envahissent Wells au
point de lui faire frôler la paranoïa : un Français a effectué un vol en
avion – est-il pourtant raisonnable d’en conclure que les étrangers
font une meilleure classe d’hommes que les Britanniques ? Wells
n’exagère-t-il pas en voyant dans ce vol la fin d’un système politique
particulier et celle de la démocratie tout entière ? De son point de
vue, le système politique, social et culturel britannique perd du
terrain face à l’adversaire géostratégique, et un danger militaire
inouï vient soudain menacer ce pays qui, du fait de son insularité,
se croyait jusqu’alors invulnérable. Des avions partis de Calais
pourront bientôt larguer des explosifs sur Londres. La GrandeBretagne doit changer son mode d’organisation sociale, ses institutions éducatives, afin de se donner les moyens de créer, elle aussi,
une classe d’hommes capable de cet héroïsme technologique.
On peut, avec le recul, discerner dans le délire de Wells l’anticipation de la fin d’un cycle historique marqué par l’hégémonie
britannique à l’échelle mondiale, mutation qui mettra un demi-siècle
à se réaliser. Selon un observateur aussi avisé qu’Eric Hobsbawm,
ce n’est qu’après la crise de Suez (1956) que la Grande-Bretagne a
surmonté le choc subi en 1909 et reconnu qu’elle n’était plus, après
la perte de ses colonies, qu’une puissance de second rang4.
En 1909 toutefois, le Royaume-Uni demeure le centre hégémonique du monde. À ce titre, il doit se donner les moyens militaires
de contrôler et de sécuriser les grandes routes maritimes. Centre
des échanges commerciaux à l’échelle mondiale, l’hégémon doit
être en mesure de défendre sa marine marchande partout dans le
24
LA TERRE, LA MER ET L’AIR
monde ; il doit détenir ce que le stratège naval américain Alfred
Thayer Mahan a nommé « la maîtrise des mers ». Pour cela,
deux conditions sont requises : tout d’abord, il lui faut disposer
d’une marine de guerre capable non seulement d’affronter n’importe quelle autre marine de guerre, mais aussi, tâche souvent
difficile, de protéger efficacement sa propre marine marchande
contre pirates et corsaires. Ensuite, il est nécessaire de posséder
des bases navales situées sur les principales routes maritimes, et
idéalement partout dans le monde, afin de pouvoir ravitailler et
réparer les bâtiments. L’avantage de l’insularité est alors évident.
La suprématie maritime permet à la puissance dominante d’asseoir
son hégémonie dans le système-monde et de défendre la métropole. Autrement dit, une puissance hégémonique insulaire qui
jouit de la suprématie maritime peut se défendre à bien moindres
frais qu’une puissance hégémonique continentale, obligée d’entretenir à la fois une forte marine de guerre à des fins d’expansion
outre-mer et une forte armée de terre pour défendre son territoire
métropolitain. L’armée de terre britannique s’apparente donc à
une force expéditionnaire que l’on peut employer dans les colonies en temps normal et sur le continent européen en temps de
crise majeure, comme lors des guerres napoléoniennes ou de la
Première Guerre mondiale. Tant que la Grande-Bretagne domine
les mers, son territoire métropolitain est à l’abri de toute attaque.
Les grandes batailles des guerres européennes se déroulent dans
les plaines des Flandres, de l’autre côté de la Manche.
On comprend mieux, dès lors, le choc de Wells : depuis le
25 juillet 1909, la Grande-Bretagne n’est plus une île parce qu’elle
est devenue vulnérable5. Or un centre hégémonique doit être à
l’abri de toute attaque. Si « tous les chemins mènent à Rome » et
si l’ensemble du commerce mondial passe par la City, tout l’ordre
mondial semble émaner du centre. L’hégémon fonctionne comme
une instance quasi transcendante du système-monde. S’il repré-
25
LE GOUVERNEMENT DU CIEL
sente un havre de paix, une promesse de bonheur et de liberté, il
constitue aussi, plus prosaïquement, un système politico-social que
Kees van der Pijl qualifie, d’après l’auteur du Traité de gouvernement civil, de « lockéen6 ». Après la Glorious Revolution, la GrandeBretagne succède aux Pays-Bas au rang de centre hégémonique du
système-monde7. Un complexe original d’État et de société civile
voit le jour avec le développement précoce d’une société civile
capitaliste, encadrée par la rule of law de la monarchie constitutionnelle8. Le libéralisme britannique repose sur un État fort mais
qui limite sa sphère d’intervention pour laisser une marge d’autorégulation à la société et à l’économie capitaliste9. Ainsi apparaît
une véritable société civile-bourgeoise « dont l’État se retire après
s’être imposé activement et constructivement, en mettant sur pied
les institutions nécessaires au retrait libéral de la sphère de la création de valeur10 ».
Autour de ce centre hégémonique s’étale la « semi-périphérie »,
zone constituée d’une série d’« États rivaux » (contender states),
qui présentent généralement des traits « hobbesiens », en ce sens
que l’État y joue un rôle directement dominant et que ses interventions dans la société sont beaucoup plus fréquentes et directes que
dans le modèle lockéen. De ce fait la classe dominante entretient
un lien plus étroit avec l’État, fonctionnant comme une véritable
« classe d’État », avec tous les risques d’autoritarisme que cela
comporte. Enfin, autour du centre hégémonique lockéen et de la
semi-périphérie hobbesienne, on trouve la périphérie, coloniale ou
postcoloniale.
La distribution spatiale de la violence à l’échelle globale s’ordonne selon ce schéma tripartite : si la violence peut être totale aux
marges du système, elle se présente comme étatisée dans la semipériphérie hobbesienne. Quant au centre lockéen, il passe pour un
havre de paix, un pays d’accueil pour les réfugiés, la terre promise
de la liberté. Mais il ne peut apparaître tel que dans la mesure
26
LA TERRE, LA MER ET L’AIR
où il extériorise la violence, c’est-à-dire dans la mesure où celle-ci
se déchaîne dans les guerres entre différents États rivaux ou à la
périphérie du système-monde. En tout cas, le centre est, et doit
être, constitutivement invulnérable. L’image d’exceptionnalité qu’il
dégage dépend précisément de cette invincibilité. Inversement,
tout ce qui lui porte atteinte, et même tout ce qui menace de lui
porter atteinte, touche à cette exceptionnalité. La simple possibilité d’une attaque peut donc ébranler tout un système de représentations de l’ordre mondial. Si, pour citer Gilles Deleuze, « le
délire est géographico-politique », la géopolitique est aussi affaire
de perceptions et d’affects. La division du monde en centre, semipériphérie et périphérie n’est pas seulement une invention de théoriciens du système-monde, mais s’enracine jusque dans nos structures psychiques, nos sensations, nos délires. Atteindre le centre
équivaut donc à ébranler un monde, en un sens géopolitique aussi
bien que psychique11. Si Wells se met à délirer rien qu’à l’idée que
Londres puisse être prise pour cible, que dire alors des conséquences d’une véritable attaque contre le centre hégémonique,
comme celle qu’ont connu les États-Unis le 11 septembre 2001 ?
Le délire de Wells devient plus compréhensible encore si
l’on pense aux implications de cet ordonnancement du monde
en matière de politique étrangère, de politique de défense et de
conduite de la guerre en général. La politique étrangère britannique se déploie sur deux niveaux, conformément à cette tripartition du monde : à une politique d’expansion coloniale agressive en
dehors de l’Europe s’agrège, depuis le XVIIIe siècle, une politique
d’équilibre, de sécurité collective, et d’intervention indirecte sur le
continent européen. Contrairement aux puissances continentales,
le Royaume-Uni ne vise pas des conquêtes territoriales en Europe,
à l’exception des bases navales lui permettant de contrôler les
routes maritimes. Les Britanniques s’appuient habituellement sur
un ou plusieurs « États rivaux » pour en contenir d’autres, et les
27
LE GOUVERNEMENT DU CIEL
États européens les plus faibles militairement peuvent compter sur
l’aide britannique pour financer leur effort de guerre. Le succès
d’une telle stratégie est évident : sur les sept guerres qui l’opposent à la France entre 1689 et 1815, la Grande-Bretagne n’en perd
qu’une seule, la guerre d’indépendance américaine – précisément
l’unique cas où elle n’est pas parvenue à créer une alliance continentale contre la France12. De la même façon, la Première et la
Seconde guerres mondiales, qui ont mis en échec la prétention
allemande à l’hégémonie mondiale, ont été gagnées avant tout
grâce à l’embrigadement des contenders russe et américain.
La conduite de la guerre en général dépend en outre de la répartition géopolitique de la violence à l’intérieur du système-monde.
Depuis le XVIIe siècle, la guerre, en Europe, se joue entre États13.
L’État a d’abord mis fin à l’« état de nature » en établissant sur
son territoire un pouvoir capable de contenir la guerre civile. Les
conflits armés à l’intérieur se sont arrêtés progressivement. Cette
étatisation a pour corrélat une limitation de la guerre : dès lors que
celle-ci définit une relation entre États, elle cesse de désigner un
rapport entre individus. Il s’ensuit que ces derniers ont le droit d’être
protégés de la violence guerrière. Rousseau ne fait que reprendre
une opinion commune lorsqu’il écrit que, même en guerre, les États
se doivent de respecter les personnes et les biens des citoyens : « La
fin de la guerre étant la destruction de l’État ennemi, on a droit d’en
tuer les défenseurs, tant qu’ils ont les armes à la main ; mais sitôt
qu’ils les posent et se rendent, cessant d’être ennemis ou instruments de l’ennemi, ils redeviennent simplement hommes14. »
Si l’Europe se percevait comme étant de fait unie, d’abord dans
une Res publica christiana, ensuite dans une « civilisation » ou
une « société » communes, à l’extérieur de l’Europe en revanche,
les choses se sont toujours passées autrement. Dans les guerres
coloniales, les populations civiles n’ont jamais été considérées
comme ayant droit à une protection particulière. Les théoriciens
28
LA TERRE, LA MER ET L’AIR
militaires l’ont expliqué on ne peut plus clairement. Par exemple,
le colonel Callwell, officier colonial britannique, résume dès la fin
du XIXe siècle les principes des « petites guerres » coloniales :
La différence principale entre les petites guerres et les campagnes
régulières […] c’est que, dans la petite guerre, la victoire sur
les armées ennemies – quand elles existent – n’est pas nécessairement l’objectif principal ; l’effet moral est souvent bien plus
important que le succès matériel, et les opérations se limitent
parfois à commettre des ravages réprouvés par les lois de la
guerre régulière.
Puisque les guerres coloniales n’opposent pas deux États monopolisateurs de la violence légitime, incarnée dans une armée, la
distinction entre « défenseurs de l’État » et « simples hommes »
ne s’y applique pas. Ainsi, une guerre régulière « peut se conclure
par la capitulation du souverain ou du chef ennemi, celui qui représente son peuple ; mais quand il s’agit de supprimer une rébellion,
ce sont tous les sujets réfractaires qu’il faut punir et assujettir15 ».
En Europe, l’ennemi est considéré comme « juste » (justus hostis)
dans la mesure où s’affrontent des États souverains et leurs armées
régulières16. L’attribut de justice distingue un ennemi d’un rebelle
ou d’un criminel. En dehors de l’Europe, en revanche, l’attribut de
justice ne s’applique pas et ni combattants ni civils n’ont droit à une
protection particulière.
C’est donc dans les régions extra-européennes qu’ont lieu la
plupart des bombardements. En 1855, les Américains bombardent
la ville de San Juan au Nicaragua, provoquant l’indignation des
Britanniques qui condamnent une action « sans précédent parmi
les nations civilisées ». Cela n’empêche pas leurs propres forces
armées de bombarder Canton l’année suivante. Les Chinois ont
en effet arrêté l’équipage d’un bâtiment britannique. Après l’intervention du consul, les autorités chinoises acceptent de libérer
les prisonniers, mais refusent de présenter des excuses publiques
29
LE GOUVERNEMENT DU CIEL
et de donner des garanties que pareil incident ne se reproduira
plus. Les Britanniques décident alors d’ouvrir le feu. À Londres,
le député libéral Ralph Bernal Osborne justifie l’action en ces
termes : « On ne va tout de même pas appliquer aux Chinois les
règles tatillonnes du droit international17 ! »
Mais au XIXe siècle, on voit apparaître les premières fissures
dans cet ordonnancement binaire, partagé entre une sphère européenne, avec des guerres étatiques et limitées, et une sphère « périphérique », théâtre de guerres illimitées. Fort logiquement, ces
lézardes se font jour à la frontière du centre européen et de la périphérie colonisée, aux États-Unis d’Amérique lors de la « seconde
guerre d’indépendance », et en Russie lors de la guerre de Crimée.
L’Amérique du Nord, traditionnellement extérieure à l’espace du
droit international européen, a été progressivement assimilée à la
sphère de la chrétienté civilisée18. Quant à la Russie, elle se situe
depuis toujours aux marges de l’Europe : sans être aussi « civilisée »
que les autres nations européennes, elle n’en est pas moins géographiquement proche et de religion chrétienne19. Pendant la guerre
qui oppose la Grande-Bretagne aux États-Unis de 1812 à 1815, les
forces navales britanniques bombardent Baltimore, Washington et
d’autres villes étatsuniennes20 – des bombardements qui, selon le
stratège Alfred Mahan, ont pour but de faire éprouver la guerre
concrètement au peuple américain21 pour qu’il oblige son gouvernement à faire la paix22. Le peuple devient un facteur de la guerre,
mais selon une vision ancienne, qui le considère comme un élément
passif, tout juste capable d’explosions de violence sporadiques23.
Comme nous allons le voir, ce mode de pensée va structurer une
bonne partie de la stratégie aérienne du XXe siècle.
Une autre approche de la guerre populaire se dessine également
au cours de cette « seconde guerre d’indépendance américaine ».
Le futur président des États-Unis, Theodore Roosevelt, observait
en 1882 que les Britanniques, qui s’abstenaient d’habitude de
30
LA TERRE, LA MER ET L’AIR
maltraiter personnellement les civils, avaient ciblé en particulier
les endroits où le peuple organisé en milice opposait une résistance
aux anciens colons24. L’association entre l’organisation en milice et
le bombardement de villes n’est certainement pas due au hasard :
dès lors qu’il est armé pour la défense nationale, le peuple devient
presque logiquement une cible de guerre. Selon cette vision, plus
moderne, de la guerre populaire, le peuple n’est plus un facteur
passif mais le foyer de la souveraineté et capable d’auto-organisation. Là où il était essentiellement un objet de la politique, il devient
le sujet primordial du politique. Et ce n’est pas non plus un hasard si
ces incidents ont lieu dans une période où, en Europe, les guerres
révolutionnaires ont mis à l’ordre du jour une nouvelle conception
de la citoyenneté, donc du rapport entre États et citoyens.
Ces incidents suscitent un débat sur la légitimité de telles
actions et sur les lois de la guerre en général. Comme, au milieu du
XIXe siècle, la paix règne sur le continent européen, c’est la guerre de
Sécession américaine qui offre l’occasion de la première codification
moderne des lois de la guerre. Le fameux « Ordre général n° 100 »
rédigé en 1863 par Francis Lieber pour le compte de Washington,
est à cet égard riche d’instructives ambiguïtés. Dans la droite ligne
des « guerres nationales » commencées en 1792, Lieber stipule
(art. 21) que « le citoyen (…) d’un pays ennemi est (…) un ennemi
en tant que ressortissant de la nation ou de l’État ennemi, et, à ce
titre, sujet aux rigueurs de la guerre ». Par conséquent un individu,
en tant que citoyen d’un État ennemi, est également un ennemi ; la
distinction classique entre soldat et civil ne s’applique plus dès lors
que le civil est un citoyen (c’est-à-dire, pour reprendre la formulation de Rousseau, un membre du souverain contre laquelle on
mène la guerre) et que le citoyen est un soldat25.
Lieber ajoute immédiatement ceci (art. 22) : « néanmoins, de
même que la civilisation a progressé au cours des derniers siècles,
de même a progressé de façon continue, spécialement dans la guerre
31
LE GOUVERNEMENT DU CIEL
terrestre, la distinction entre la personne privée des ressortissants
d’un pays ennemi et le pays ennemi lui-même avec ses hommes en
armes. Le principe est de plus en plus reconnu que le citoyen non
armé doit être épargné dans sa personne, ses biens, son honneur,
autant que les exigences de la guerre le permettent. » Les articles
21 et 22 reposent sur des schémas argumentatifs très différents,
« logique » dans le premier cas et « historique » dans le second. En
tant qu’il fait partie du souverain, le citoyen peut être la cible d’actions militaires, mais les « progrès de la civilisation » ont imposé
comme norme que soient épargnés les citoyens sans armes. Ces
deux développements se contredisent mutuellement. D’une part,
l’individu politique devient un citoyen, qualité qui implique, entre
autres choses, le devoir de participer à la défense de la patrie en
cas de guerre – la citoyenneté moderne, surtout dans les formes
institutionnelles que sont la milice ou l’armée de conscription, tend
ainsi à se confondre avec la force armée d’un État. D’autre part,
le droit international naissant s’efforce de séparer le citoyen du
soldat, pour faire des soldats les seules cibles légitimes et accorder
une immunité de principe aux citoyens civils.
À cela s’ajoute un autre aspect, plus important encore : « l’Ordre
général n° 100 » de Lieber distingue la guerre terrestre et la
guerre navale tout en précisant que les progrès de la civilisation
s’appliquent surtout à la première. Autrement dit, la guerre navale
est moins civilisée que la guerre sur terre, tout simplement parce
que les théâtres de la guerre navale se situent surtout en dehors
de l’Europe. La guerre navale a ses codes et ses pratiques, largement en phase avec ceux de la guerre coloniale. Or la Guerre de
Crimée marque une rupture de ce point de vue. Elle entérine, sur
le plan des doctrines stratégiques, une évolution technique datant
des années 1840, qui remet en question la distinction entre une
sphère européenne de guerre limitée et une sphère périphérique
de guerre illimitée : la navigation à vapeur. La pensée stratégique
32
LA TERRE, LA MER ET L’AIR
française de la « Jeune École » joue un rôle clé dans l’élaboration
des doctrines correspondantes26.
Dès 1844, le stratège naval français François d’Orléans, prince
de Joinville, voit dans la navigation à vapeur un moyen de rétablir
le lustre de la marine de guerre française27. Son idée est de raviver
l’ancienne stratégie navale française de la guerre de course, c’està-dire l’attaque systématique du commerce britannique par des
corsaires28. Alors que la bataille rangée a toujours été fatale aux
Français face aux forces supérieures de la marine britannique,
la guerre contre le commerce, « principe vital de l’Angleterre »,
a toujours été couronnée de succès29. Le progrès technologique
permet désormais de raffiner cette stratégie : les bateaux à vapeur
étant, à la différence des voiliers, largement indépendants des
conditions météorologiques, on peut les utiliser pour mener des
actions éclairs contre les ports et villes côtières du pays ennemi.
Une véritable révolution stratégique se dessine ainsi et elle
se déroule en deux temps, d’abord à l’époque de la Guerre de
Crimée, puis autour de la Commune de Paris et de l’avènement
de la Troisième République. Traditionnellement, les marines de
guerre ont deux objectifs : en temps de paix, elles servent de
« police maritime » et donc de protection des routes de commerce
contre les pirates et les corsaires ; en cas de guerre, elles interviennent contre d’autres forces navales. Dans les deux cas, la mer
est l’élément des marines de guerre. C’est cela ce qui change avec
la guerre de Crimée, qui, de 1853 à 1856, oppose la Russie à une
coalition formée par la Grande-Bretagne, la France et l’Empire
ottoman : désormais la marine intervient aussi contre les côtes30.
Odessa est bombardée en 1854, et Taganrog l’année suivante31.
En d’autres termes, avec la guerre de Crimée, on voit s’estomper
la séparation stratégique entre la terre et la mer32. La Troisième
République constitue le second moment de rupture. En 1886
l’amiral Théophile Aube est nommé ministre de la Marine ; avec
33
LE GOUVERNEMENT DU CIEL
lui, la Jeune École fait son entrée dans la stratégie navale française.
Ses protagonistes sont de fervents républicains, d’ardents défenseurs du colonialisme, et le ministre lui-même a passé la majeure
partie de sa carrière dans les colonies33. La Jeune École, fortement
influencée par la Commune de Paris, a tiré deux conclusions de
cette expérience de révolution sociale : sur le plan politique, l’impérialisme doit ouvrir de nouveaux marchés à la France et augmenter
ainsi le niveau de vie des prolétaires en métropole34 ; sur le plan militaire, les stratèges de la Jeune École sont persuadés que la menace
révolutionnaire peut être activement utilisée comme arme dans la
guerre. Il y a révolte quand il y a misère économique et quand les
appareils de l’État sont incapables de la réprimer. Par conséquent,
leur stratégie politique et militaire consisterait à éliminer autant
que possible, grâce à l’expansion coloniale, la misère en métropole
et à s’attaquer au commerce et à la cohésion sociale de l’ennemi.
En un mot, leur stratégie militaire a pour but d’éviter la révolution
en France et de la faire éclater dans le pays ennemi.
Le prince de Joinville avait déjà repéré deux cibles stratégiques dans une guerre maritime contre l’Angleterre : le commerce
britannique et la « confiance » du peuple anglais35. La Jeune École
va radicaliser ce programme. L’un des collaborateurs du ministre
Aube, Gabriel Charmes, précise qu’il est « clair que le bombardement des forts ne sera à l’avenir qu’une opération accessoire. […]
on ravagera surtout les côtes non défendues, les villes ouvertes36 ».
Si le premier temps de la révolution navale du XIXe siècle a aboli la
séparation classique entre la terre et la mer, le deuxième temps,
politique, anéantit la distinction entre objectifs militaires et objectifs civils. Ainsi disparaît le précepte airain, d’abord énoncé par
Jomini puis réaffirmé par Mahan : « les forces organisées de l’ennemi sont toujours l’objectif principal37 ». Pour les stratèges républicains de la Jeune École, les forces armées ne sont précisément
plus l’objectif principal : la nation étant une, l’armée étant la nation
34
LA TERRE, LA MER ET L’AIR
et le citoyen étant soldat, c’est la nation ennemie tout entière qui se
trouve dans la ligne de mire.
Les stratèges se doutent bien que l’adversaire emploiera
les mêmes moyens, et ils ne se font pas d’illusions quant aux
possibilités de défense : il est impossible de prévoir où l’ennemi
frappera, donc impossible de défendre efficacement les côtes, à
moins d’utiliser les forces navales uniquement dans ce but et de
délaisser la défense des colonies et des routes maritimes. Ainsi
s’opère un renversement complet du principe fondamental de
Clausewitz, selon lequel la défense est plus économique que l’attaque38. Le bombardement naval, puis aérien, s’apparente donc
aux approches communément qualifiées de « terroristes » : alors
que la guerre classique implique une dialectique de l’attaque et
de la défense, on peut dire qu’une stratégie terroriste consiste à
délaisser complètement la défense au profit de l’attaque pure. Le
rapport entre les termes s’inverse et l’attaque devient aussi facile
qu’économique, tandis que la défense contre le terrorisme devient
coûteuse et immensément compliquée39. C’est aussi pour cette
raison que la partie la plus faible a souvent intérêt à opter pour une
tactique terroriste, comme ici la France dans l’éventualité d’une
guerre navale contre le Royaume-Uni. Désormais, celui qui frappe
le premier acquiert un avantage considérable sur l’adversaire.
Avec la navigation à vapeur et les possibilités de bombardement
côtier, la vitesse devient un facteur encore plus déterminant dans
la guerre. Par toutes ces caractéristiques, la stratégie navale française de la fin du XIXe siècle préfigure la stratégie aérienne à venir :
il faut frapper vite, il faut frapper fort, il faut frapper une nation et
non plus une armée. L’adversaire n’a pas d’autre moyen de défense
que d’employer la même stratégie.
Est-ce là ce que Wells médite en ce jour de juillet 1909 ? Il est certain,
en tout cas, qu’au début du XXe siècle, l’opinion publique britan-
35
LE GOUVERNEMENT DU CIEL
nique commence à s’apercevoir que l’insularité est en danger. En
1903 déjà, le roman d’espionnage d’Erskine Childers, L’Énigme des
sables, qui met en scène les préparatifs secrets d’un débarquement
allemand sur les côtes anglaises, a obtenu un succès retentissant.
La Royal Navy reste de loin la plus puissante marine de guerre et,
tant que la menace ne venait que des mers, un peu de vigilance
suffisait pour y faire face. Le vol de Blériot pulvérise cette certitude. Depuis le 25 juillet 1909, la donne a définitivement changé.
La suprématie maritime, si utile qu’elle demeure, n’a plus guère de
valeur s’agissant de la protection de la métropole. L’exceptionnalité
britannique a vécu. Que faire ?
Pour faire face à cette nouvelle configuration géopolitique,
l’Empire décide de prendre les devants. Depuis 1887, les représentants des colonies et des « dominions » se réunissent à intervalles
réguliers lors de « conférences coloniales », rebaptisées « conférences impériales » en 1907. Mais à partir de 1911, une politique
étrangère commune sous tutelle britannique est mise à l’ordre du
jour : l’Empire se transforme alors en Commonwealth. La même
année, les États-Unis signent un traité d’arbitrage avec la GrandeBretagne ainsi qu’avec la France. La Grande-Bretagne, centre sur
le déclin, et les États-Unis, en passe de devenir le nouvel hégémon,
renoncent à la guerre comme moyen de résoudre les conflits. Les
deux grandes puissances « lockéennes » se soustraient ainsi à
« l’anarchie » des relations internationales40. Le centre du monde,
pour ainsi dire, se globalise.
Dans le même temps, le centre hégémonique s’agrandit en
Europe, puisque la France, ancien contender principal sur le continent, singulièrement affaibli depuis la guerre perdue contre le
nouveau contender allemand en 1870-1871, est désormais assimilée
au centre lockéen. L’année suivante, en 1912, un accord naval
franco-britannique, qui porte initialement sur une dispute coloniale
en Syrie mais s’élargit rapidement à l’Afrique du Nord, scelle la
36
LA TERRE, LA MER ET L’AIR
nouvelle alliance entre l’hégémon britannique et son ancien rival.
Une nouvelle configuration mondiale voit ainsi le jour. En Europe,
l’Allemagne accède au rang de principal contender hobbesien. On
voit donc se dessiner les lignes de la Grande Guerre. Au niveau
mondial, la globalisation de la puissance hégémonique prépare
l’évolution la plus marquante de l’histoire de la violence au XXe
siècle : la pulvérisation de la séparation entre le centre européen
et la périphérie colonisée. Le conflit à venir ne sera pas uniquement une Grande Guerre européenne, mais la Première Guerre
mondiale.
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