NARCOPOLITIQUE
Colonisation/décolonisation et colonialité des esprits et des espaces : Quelle thérapie
pour les populations d’anciens pays colonisateurs et d’anciens pays colonisés ?
Thierry Amougou1
Introduction
Dans ce texte, j’entends par narcopolitique tout travail politique, c’est-à-dire relatif et traitant de la
communauté politique, qui relève de la psychologie et du travail psychologique sur les Hommes et
dont le but est de construire une domination via un formatage des esprits, des croyances, des
espaces et des imaginaires à travers une mise en dépendance addictive de court, de moyen ou de
long terme, consciente ou inconsciente des corps, des cerveaux, des rationalités, des manières d’être
et de penser des choses, des rapports entre ces choses, entre les Hommes puis entre les Hommes
et ces choses. Le travail de la colonisation sur les esprits et les corps à travers la religion via le
prosélytisme religieux relève de la narcopolitique autant que la propagande d’un régime politique
et l’usage politique du sport, de l’art ou de tout autre artéfact sous forme de psychotropes culturels,
sociaux et imaginaires. Dans de nombreux pays africains, le football et l’usage que les pouvoirs en
place en font a un véritable effet d’endormissement et d’engourdissement de l’esprit de révolte de
leurs sociétés au point d’être comparé à un stabilisateur et/ou un annihilateur automatique des
situations de crises sociales et politiques dans ces pays. Cet effet est d’autant plus redoutable dans
ses conséquences anti-révoltes qu’il est générateur des joies éphémères qui font du peuple un
vainqueur fugace qui, politiquement amnésique, décroche des revendications socio-politiques. De
même, les colons pouvaient rendre le travail forcé supportable en mobilisant des prostituées et en
les mettant à la disposition des travailleurs forcés qui, ainsi, se montraient moins rebelles. Les Nazis
ont fait du culte des origines, de la nation et de la race une narcopolitique qui a drogué des millions
d’Allemands et dont certaines séquelles persistent de nos jours à travers la continuité des
mouvements néonazis en Allemagne et dans le monde.
Plus proche de nous, le Covid-19 a donné lieu à un matraquage médiatique, politique et scientifique
visant tant à effacer la dimension pathique et subjective de la maladie qu’à imposer la solution
vaccinale à toute la population occidentale et mondiale. Il en a résulté un psychotrope sanitaire au
sens d’un discours officiel sur le Covid-19 dont l’action politique sur les esprits, les corps et leurs
agissements est semblable à celui d’une substance chimique qui agit sur le psychisme, les
imaginaires et le bien-être du peuple au sein duquel le droit de décider de se faire vacciner ou non
n’était plus du ressort individuel mais de celui d’une forme de citoyenneté sanitaire érigée en
obligation citoyenne discriminant les bons citoyens des mauvais. La pandémie Covid-19 est une
période où le discours sur la santé a été colonisé par le discours politico-scientifique sur les vaccins
alors qu’ils ne peuvent faire le contour avec satisfaction de la question sanitaire plus large et plus
complexe que leurs arguments revenant à doper/droguer les sociétés en vaccins.
La narcopolitique n’est donc pas seulement une politique qui relève du narcotique et de l’antinarcotique au sens restreint de politique destinée à la régulation du narcotique et de ses
conséquences au sens courant de lutte contre les drogues. Cette dimension est juste un de ses
micro-aspects car le politique, au sens de mode de régulation d’une espace instable et conflictuel,
est narcotique au sens où il produit des substances psychosociales et cognitivo-normatives ayant
des effets provoqués et désirés dans le cerveau des gens et dans leurs comportements et pensées.
C’est dans ce sens qu’il faut prendre la dimension politique du religieux étant donné qu’il pose un
problème de normes en surplomb que Karl Marx juge être l’opium du peuple. L’auteur du Capital
montre ainsi que la narcopolitique est de l’ordre d’un discours général et normatif qui rend le peuple
1
Économiste, professeur à l’UCL, Belgique. Thierry.amougou@uclouvain.be
dépendant et prend le pouvoir sur la raison individuelle et collective remplacée par une raison
démiurgique et totalisante qui prend le pas sur l’autonomie de la société qu’on peut ainsi tenir en
laisse et mener à sa guise une fois son libre arbitre aboli via une sous-traitance de son cerveau et
une externalisation de son destin. L’essor sans précédent des mouvements religieux dans de
nombreuses dictatures africaines est de l’ordre de cette narcopolitique où le néo-protestantisme est
la drogue ambiante la plus partagée par les populations pour combler le vide et les carences d’une
absence de développement économique. Or, quelle narcose autre que la colonisation agit tel un
opium à la fois sur les descendants des sociétés anciennement colonisatrices et les descendants des
sociétés anciennement colonisées ? La colonisation n’est-elle pas une politique narcotique aux
externalités de long terme à la fois sur les choses et les Hommes tant dans d’anciennes colonies
aujourd’hui pays indépendants que dans d’anciens pays colonisateurs ? Quelles maladies entraîne
la colonisation comme politique narcotique sur ses consommateurs ataviques que sont les
descendants d’anciens pays colonisés et ceux d’anciens pays colonisateurs ? Quelle politique antinarcotique, c’est-à-dire anti-coloniale pouvons-nous utiliser comme pharmacie à travers laquelle
soigner les effets durables de la colonisation sur des hommes et des femmes qui, dans une certaine
mesure, en sont les fruits historiques dans les anciennes métropoles, les anciennes colonies et leurs
rapports ? C’est une autre façon de se poser la question de savoir, comment, sachant que la
prohibition des effets de long terme de la colonisation sur les descendants de sociétés anciennement
colonisées et de sociétés anciennement colonisatrices est impossible, les désintoxiquer de la
narcose, c’est-à-dire des miasmes, des préjugés, des conforts /inconforts, des capacités/incapacités
et pratiques qui perpétuent aujourd’hui l’effet polluant de la colonisation sur eux, leurs rapports et
leurs espaces de vie ?
Si les ravages sociaux et économiques entraînés par l’opium ont convaincu les autorités chinoises à
entrer au XVIIIe dans la guerre contre ce fléau, les ravages causés par le racisme, les discriminations,
les quiproquos, les préjugés et les injustices ayant pour ressort la narcose coloniale devraient aussi
expliquer un engagement et un combat politique qui ont besoin de ressources intellectuelles. À
travers ce texte, j’essaie de poser les jalons de ces ressources intellectuelles à travers trois parties.
La première (I) explicite ce que j’entends par colonisation comme narcopolitique et précise quels
sont les effets de long terme sur les esprits, les hommes, les espaces et le monde. La deuxième (II)
analyse la décolonisation comme politique anti-narcotique aux effets de long terme certain sur les
corps, les esprits, les Hommes, les espaces et le monde. La troisième partie (III) traite de la
colonialité alors que la quatrième (IV) partie aborde quelques longues maladies issues de la narcose
coloniale. Enfin, la cinquième partie (V) table sur la thérapie et/ou la pharmacie anti-narcotique à
laquelle on peut faire recours pour soigner un monde toujours travaillé par la civilisation coloniale.
I.
La colonisation comme narcopolitique : instruments et conséquences sur les
corps, les esprits, les espaces et le monde
II.1. Qu’est-ce que la colonisation ?
Je peux définir la colonisation comme une entrée par effraction, transgressive, condescendante et
violente d’un individu, d’une société, d’un peuple ou d’un État dans un espace géographique et
humain qui n’est pas le sien afin de s’y installer dans l’objectif de mettre toutes les ressources
humaines, culturelles, naturelles, anthropologiques et imaginaires de cet espace humain et
géographique au service de celui, de la société, de l’État ou du peuple à l’origine de cette entrée par
effraction, transgressive, condescendance et violente. Ceux qui colonisent sont très souvent des
individus, des sociétés et/ou des États qui ne sont pas de l’endroit qu’ils conquièrent et occupent.
Ils ont très souvent une supériorité technique et technologique (armement et machines) qui leur
permet de vaincre les résistances toujours nombreuses mais sous équipées (flèches, gourdins,
cailloux, haches, machettes…). Les colonisateurs s’octroient généralement tous les droits et
étriquent, annulent ou conditionnent lourdement ceux des autochtones à travers codes et régimes
d’exceptions. La stratégie du PIDE (Pénétration, Installation, Domination et Exploitation) qu’ils
utilisent est consubstantielle à une violence multidimensionnelle (physique, psychique, imaginaire,
structurelle, institutionnelle, sociale, économique, politique, géopolitique…). Il en découle une
domination civilisationnelle systématique et intégrale comme conséquence de « la mission
civilisatrice » brandie sous forme de paravent moral de la colonisation.
Les colonisateurs et les colonisés sont de fait dans deux compartiments d’une même salle de shoot
comme le sont exclaves et maîtres. La colonisation est en effet une forme de mise en esclavage car
les deux phénomènes ont ensemble non seulement la figure du maître et de l’esclave comme pôles
dominants mais aussi une dimension narcotique qui se manifeste par le fait qu’ils font des colonies
des productrices de produits addictifs que sont le tabac, le café et le sucre autant que leurs dérivés
(nicotine, caféine, rhum). Le colonisateur se shoote à la condescendance, à la domination, à
l’exploitation et la chosification des indigènes quand ces derniers sont shootés à la corvée, au travail
forcé, à la bastonnade, à la pendaison publique, à la condamnation à mort, à l’exclusion, au viol et
à l’assignation à sa culture dite inférieure par rapport à celle du colonisateur. Si les effets les plus
brutaux et paroxystiques furent des cas de délires, d’hallucinations, de violence, de colère
chronique, d’insomnie, de somnolence, de manque d’effort physique, d’anxiété, de tremblements,
de manque d’émotions, de dérangements psychologiques et de complète folie chez plusieurs
colonisés dont les fonctions cognitives et mentales ont disjoncté à cause de le violence multiforme
du système colonial ainsi que le montrent les travaux de Franz Fanon2 dans la guerre d’Algérie, les
effets de long terme et donc actuels de ces deux salles de shoot font de la colonisation une narco
politique au sens où les produits narcotiques entrainent aussi folie, fragilités mentales,
schizophrénie et délires aux effets de long terme. La colonisation comme narco politique c’est donc
non seulement ce qui est liée à l’effraction, à la transgression et la violence qu’entraîne le narcotique,
mais aussi ce qui est lié aux conditionnements physiques, psychologiques et psychiques des
colonisés et des colonisateurs à travers les psychotropes culturels, spirituels, politiques et
économiques qu’elle engendre. Elle est en effet une torture permanente des peuples colonisés à
travers un ensemble de macro et de micro-instruments qui assurent la profondeur et les ravages de
ses effets psychotropiques visant à normaliser la situation coloniale en normalisant la condition
indigène.
Macro-instruments de la colonisation
Comme son nom l’indique, la colonisation est un processus qui va de pair avec une
institutionnalisation. Parmi ses macro-institutions se trouve, dans le cas de l’Afrique, la conférence
de Berlin de 1884. C’est elle qui va donner des bases juridiques à la colonisation en produisant du
droit international colonial au travers des notions auparavent inexistantes comme la zone
d’influence, l’occupation effective, la mise en valeur et l’hinterland. Les puissances colonisatrices,
autres macro-instruments coloniaux, ont trouvé en ces notions du droit international colonial des
arguments juridiques et pratiques au service de la stratégie du PIDE. Les compagnies à chartes,
l’Église catholique et l’État-colonial complètent ce tableau des macro-institutions avec des
fonctions bien précises. Si l’État-colonial est l’institution centrale qui incarna et représenta la
situation coloniale comme l’enseigne la sociologie coloniale de Georges Balandier3, l’Église
catholique fut chargée de formater les esprits au service de « la mission civilisatrice » quand les
compagnies à chartes assurèrent la gestion et l’exploitation économiques des territoires occupés.
Église, État-colonial et compagnies à chartes, trois macro-institutions qui, en RDC (Congo belge
de l’époque coloniale), recevront le nom de « Sainte Trinité » pour signifier, non seulement leur
union de corps, d’esprit et d’éthique qui en fait une seule et même entité, mais aussi qu’elles
incarnent Dieu et possèdent toutes les qualités de celui-ci en termes de pouvoir infaillible sur les
choses, les Hommes et le monde congolais.
2
3
Fanon (F.), 1961, Les damnés de la terre, Paris, Maspero.
Merle (I.), 2013, « La situation coloniale chez Georges Balandier », Mondes, 2013 :2, n°4, pp.211-232.
Micro-instruments de la colonisation
La tête de pont instrumental du procès colonial est d’abord le colon figure de l’Occidental
condescendant, méprisant l’indigène et traitant celui-ci comme un incivilisé à civiliser suivant les
normes culturelles occidentales. C’est un dopé à ces croyances et un assidu dans leurs
transformations en faits réels sur le terrain. Le colon s’appuie de ce fait sur une foultitude d’autres
micro-instruments comme la station de santé qui sert à maintenir en état de travail la main-d’œuvre
servile et à utiliser des indigènes comme cobayes dans les recherches sur les maladies tropicales,
l’école dont la fonction est de permettre à la main-d’œuvre indigène de savoir lire et écrire afin de
mieux exécuter des ordres des instances coloniales et non pour changer de statut dans la société
coloniale. L’école est aussi un maillon culturel de la politique civilisationnelle dans la mesure où elle
s’attèle à déclasser les cultures indigènes lorsqu’elle ne les interdits pas purement et simplement.
De nombreuses langues africaines ont par exemple été interdites par l’école coloniale via un
ensemble de punitions comme le « symbole » infligées à quiconque était surpris en train de causer
sa langue maternelle. Le « symbole » consistait par exemple à devoir porter autour de son cou un
objet honteux pendant toute la journée (cours d’école, récréation, salle de classe…) avant de le filer
au prochain pris entrain de causer sa langue maternelle et ainsi de suite de telle façon que les élèves
se surveillaient les uns les autres. Le dernier « condamné » de la journée devait écrire plusieurs fois
une phrase du type, je ne parlerai plus ma langue maternelle à l’école. Si la France a exporté en
Afrique le « symbole » que son centralisme imposait déjà aux Bretons parlant Breton à l’école, le
colonialisme belge a surtout utilisé la chicote pour atteindre les mêmes objectifs d’imposition de la
langue du maître par effacement de celle des indigènes4.
Il y a aussi la plantation à esclaves nègres comme micro-instrument. Elle est une articulation
agroindustrielle majeure de la chaîne de valeurs coloniales qui utilise le Nègre comme énergie
animale avant le machinisme, force de travail (esclaves) et comme bien matériel aliénable à souhait
(bien meuble). Les liens entre la plantation à esclaves et l’essor du capitalisme industriel sont assez
étroits. Dans son ouvrage Une Grande divergence5, l’historien de la Chine Kenneth Pomeranz explique
l’avantage industriel de l’Angleterre sur la Chine par le fait que l’Angleterre eut le privilège d’affecter
toutes ses terres, toutes ses ressources et toute sa main-d’œuvre à l’objectif d’industrialisation grâce
au fait qu’elle disposa de terres supplémentaires dans les Antilles britanniques où travaillaient des
esclaves nègres pour produire de la canne à sucre nécessaire pour les besoins calorifiques de ses
populations. La Chine sans colonies ni esclaves pour nourrir sa population a été obligée de partager
ses terres et sa force de travail entre l’objectif d’industrialisation et l’objectif agricole. La même
plantation à esclaves nègres, cette fois au sud des USA, explique, d’après Prasannan Parthasarathi6,
historien de l’Inde, l’avance de l’industrie textile anglaise sur l’industrie textile indienne plus
performante que celle de l’Angleterre avant la colonisation de l’Inde par l’Angleterre. Il apparait ici
les rapines, les violences et les exploitations que Karl Marx décèle dans le capitalisme premier à
travers l’accumulation primitive.
D’autres micro-instruments sont les comptoirs miniers, sortes de postes commerciaux ambulants
ou fixes dans les colonies au sol et au sous-sol riches en produits miniers, et le chantier au sens de
poste et lieu de travail où s’opérationnalise une division coloniale du travail assignant les indigènes
aux corvées, au travail forcé, aux châtiments corporels, aux injures racistes (sale nègre) et au
déracinement (de nombreux Africains mobilisés par les colons pour le travail forcé ont été
déracinés de leurs lieux de naissance et ont parfois trouvé la mort dans les chantiers loin de chez
eux où ils ne sont jamais revenus). Pas de surprise à cela car un instrument redoutable, le code de
Dembour (M.B.), 1992, « La Chicote comme symbole du colonialisme belge ? », Canadian Journal of African Studies /
Revue Canadienne des Études Africaines, 1992, Vol. 26, No. 2 (1992), pp. 205-225
5 Pomeranz (K.), 2021, Une grande divergence. La Chine, L’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin
Michel.
6 Parthasarathi (P.), 2001, The transition to a colonial economy. Weavers, Merchants and Kings in South India, 1720–1800,
Cambridge University Press.
4
l’indigénat, en faisait des hommes et des femmes au statut vide de droits mais remplis d’obligations
au sein d’un État-colonial qui fut partout un État de non droit pour les populations colonisées7.
I.2. Fait coloniaux et résultats coloniaux comme narcoses
La colonisation vise particulièrement à atteindre l’objectif du PIDE en agissant notamment non
seulement sur les espaces de vie, mais aussi sur les corps et les esprits des populations indigènes. Je
dirai même que c’est son action sur les corps et les esprits des colonisés qui transforme l’espace et
le style de vie en colonie en une vie de pacha pour les colons et d’esclaves/serfs pour les populations
indigènes. La colonie, pour ces dernières est synonyme de domination, d’exploitation, de vol, de
viol, de racisme, de violences et de mort. C’est cela la narcose coloniale dont quelques autres effets
majeurs chez les colonisés sont la perte d’autonomie, l’assignation au statut de sous-Homme et des
subalternes dans tous les domaines puis le déclassement culturel. La perte d’autonomie construit la
dépendance car le pouvoir colonial met en place une économie du rationnement qui met la
population indigène tant dans une situation improductive par rapport à elle-même que dans un
environnement où rien n’est plus à elle parce que tout est aux nouveaux maîtres. Elle ne peut plus
continuer à vivre qu’en tendant la main aux colons, posture qui fait d’elle un amas de subalternes
dans tous les domaines car sa culture est dévaluée et ne peut plus permettre de produire et de lire
le monde. Il en découle des sous-Hommes détenteurs d’une sous-culture si arriérée que les
civilisateurs se posent la question de savoir si les Nègres ont une âme. Les fondements raciaux de
cette économie politique du rationnement ont partout fait de l’État-colonial un État d’apartheid :
interdiction des rapports sexuels entre Blancs et Nègres, cordon sanitaire entre ville banche et ville
indigène, quartier blanc et quartier indigène puis entre marchés et hôpitaux blancs et marchés et
hôpitaux indigènes. Cette dimension raciale est fondamentale dans la narcose coloniale car son
pouvoir est fondé sur une ivresse de la supériorité de la race blanche sur la race noire, amérindienne
ou asiatique. Les enfants métis apparaissent non seulement comme une corruption ou une souillure
de cette supériorité blanche, mais aussi une population qui, étant un mélange entre Nègres et
Blancs, vient établir un trait d’union entre les deux races là où c’est l’étanchéité entre les deux
communautés qui en sont issues qui est recherchée comme marqueur d’une différences inscrites
sur les corps, les espaces, les politiques, les lieux d’habitation, les statuts dans la société coloniale,
les marchés et les choses consommées. Les enfants métis belges8 qui, ces derniers temps, cherchent
leurs parents, sont le résultat d’une politique belge d’éloignement des enfants métis de la colonie
pour éviter les aspects contre-productifs que je viens d’évoquer. Que son attitude se concrétise par
une coupure, une rupture, une séparation ou un syncrétisme par rapport à l’État-colonial, l’indigène
devient une race inférieure sous le règne des patrons culturels des colons, la race supérieure.
La même narcose opère aussi du côté du colonisateur car la colonisation comme narcopolitique
agit toujours en partie double au sein de la dyade coloniale colonisateurs/colonisés. Autant le
producteur, le dealer, le grossiste, le détaillant et le consommateur de drogue sont pris au même
piège, autant colonisateurs et colonisés s’assujettissent au même système même s’ils font chambre
à part. Le colonisateur est pris dans une ivresse de la domination qui fait de lui le maître absolu de
la colonie d’exploitation, de peuplement ou des deux. Il devient un faiseur et un défaiseur des droits
des populations autochtones. En RDC actuel, Congo belge de l’époque, C’est le colon et sa culture
qui font du Congolais un Homme digne de l’État-colonial en lui attribuant un certificat d’évolué
puis un certificat d’immatriculation. Ces documents sont des sortes de sas culturels qui considèrent
leurs détenteurs comme des Congolais désormais civilisés et autorisés à prendre part à certains
évènements comme assister à un match de football entre Blancs ou à traverser certains territoires
comme des quartiers blancs à une certaine heure. La narcose coloniale fait des colons des privilégiés
au sens où les colons, comparativement aux colonisés, sont l’incarnation du savant, de la richesse,
Piret (B.), Braillon (C.), Montel (L.) et Plasman (P-L.), 2013, Droit et justice en Afrique coloniale. Traditions, productions et
réformes, Publications de l’Université Saint-Louis de Bruxelles.
8 Assumani Budagwa, 2014, NOIRS, BLANCS, METIS. La Belgique et la ségrégation des métis du Congo belge et du RuandaUrundi, Bibliomania.be
7
du pouvoir, du commandeur, de la volonté de Dieu et du civilisateur. Il en résulte une structuration
et une situation des esprits, des espaces, des corps qui font que les articulations matérielles de la
ville coloniale existent encore aujourd’hui dans la ville de Bruxelles et dans de nombreuses autres
villes à travers le monde. Ces espaces sont des espaces de pouvoirs coloniaux où décidait la race
supérieure, antithèse de la race inférieure. Ce sont des espaces qui traduisent la matérialisation de
l’empire du narcotique.
II.
La décolonisation comme politique anti-narcotique aux effets de long terme
incertains sur les corps, les esprits, les Hommes, les espaces et le monde
II.1. Le produit d’une conjoncture et des luttes des peuples colonisés
La décolonisation est un processus dont le moteur se situe aux confluences de plusieurs
dynamiques opérant comme une cure de désintoxication des colonisés et des colonisateurs. La
première dynamique est endogène et de longue date. C’est la continuité de la résistance permanente
des populations autochtones. Quoique brisée dans de nombreux contextes par la supériorité
technologique et technique des colons, des pratiques, des discours et des comportements
frontalement contre l’occupation coloniale ne se sont jamais arrêtés pendant toute la durée de la
colonisation. Ces résistances anciennes vont se renforcer dans la conjoncture spéciale et favorable
aux revendications des peuples colonisés qu’est la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Cette
guerre est une guerre de libération pour des nombreuses puissances coloniales auprès desquelles
des peuples colonisés verront leurs populations mobilisées pour combattre. Le contingent de
soldats africains aux côtés de la France libre et de la résistance française à l’occupation nazie est
connu sous le vocable célèbre de tirailleurs sénégalais. Il était donc devenu très peu tenable de
justifier la colonisation des peuples africains alors que ceux-ci venaient aider la puissance coloniale
à se libérer de l’occupation nazie. Dans le même conflit, les Africains découvrirent la barbarie et la
vulnérabilité de ceux qui s’étaient présentés à eux comme des civilisateurs et des hommes-dieux.
Cela contribua à la démystification et à la démythification de l’Homme blanc.
En outre, les États-Unis, grands vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, encouragèrent la
sortie du monde de la colonisation pour celui des peuples ayant le droit de disposer d’eux-mêmes
à travers la promotion du concept de développement des régions dites sous-développées afin
qu’elles profitent des bienfaits de celles dites développées. Les nouvelles hiérarchies n’étaient plus
celles entre colonisateurs et colonisés mais celles entre développés et sous-développés9. D’où un
renforcement de la violence des mouvements indépendantistes en Indochine, en Algérie, au
Cameroun dans le cas de l’empire colonial français et en RDC actuel dans le cas de la colonisation
belge. La cerise sur le gâteau de cette conjoncture de tuilage politique sur le plan mondial a été
l’effet boomerang de « la mission civilisatrice » sur l’État-colonial. Ce sont ceux que les colons
avaient éduqués et qu’ils considéraient comme « les civilisés » qui, parce que déçus par des
promesses non tenues de changement de statuts au sein de l’État-colonial, devinrent de farouches
militants pour les indépendances. Au Congo, ce sont les évolués et les immatriculés qui sonnèrent
radicalement le tocsin de la libération de la colonisation belge. Autant les produits narcotiques sont
ceux qui assurent très souvent la mort de ceux qui en sont les barrons-producteurs, autant ce sont
les produits les plus authentiques de la colonisation (évolués, immatriculés, civilisés…) qui la
combattirent avec une détermination sans failles parfois en y laissant leurs vies comme dans le cas
de Patrice Lumumba.
II.2. Un processus politique multidimensionnel
Ce processus politique vise à liquider tout ce qui rappelle ou peut maintenir la narcose, les statuts
et les conséquences inhérents. Ses principaux instruments sont les suivants : Le vidage de la colonie
des colonisateurs et de leurs instruments administratifs, politiques et culturels d’occupation et de
domination. La vidange car vider un moteur de son huile ne le nettoie pas automatiquement. Il faut
9
Cooper (F.), 2002, L’Afrique depuis 1940, Paris, Payot.
le vidanger. La vidange parce que la colonisation est une matière sale, crasse et honteuse d’un ancien
monde dont veut se débarrasser à la fois le monde issu de la Deuxième Guerre mondiale que les
populations autochtones. C’est aussi une façon de revenir aux vraies ambitions de la modernité
occidentale avec laquelle la colonisation est en contradiction totale étant donné l’objectif
d’autonomie et de libre arbitre qui en constituent le moteur. Il y a l’éviction de l’arbitraire racial et
de la domination politico-économique et culturelle pour l’avènement du sujet universel de droit
dans tous les domaines. La décolonisation c’est aussi le chassement de l’impérium et de la continuité
des empires coloniaux sous-jacents car c’est avec ceux-ci qu’ils ont voulu perdurer en transformant
leurs politiques en un oxymore : la colonisation de développement10. Enfin, la décolonisation doit
en principe produire un nouveau territoire comme la désintoxication un nouvel Homme. Le but
ici est le changement de statuts des colonies en États indépendants.
III.
La colonialité : Les effets durables de la colonisation comme narcopolitique
Le terme « colonialité » désigne « l’articulation planétaire d’un système de pouvoir occidental » qui
a survécu au colonialisme et qui repose sur l’infériorisation des lieux, des groupes humains, des
savoirs, des cultures, des mythologies et des subjectivités non occidentales, et l’exploitation des
ressources et des forces vives11. Les effets de long terme des narcotiques sont en effet durables
chez les anciens consommateurs même après le sevrage de ceux-ci car la perte de contrôle, la
dépendance, la vulnérabilité, la domination, l’exploitation et les pouvoirs asymétriques que
subissent les populations des sociétés anciennement colonisées continuent dans le temps autant
que la supériorité culturelle, politique, économique et statutaire des populations contemporaines
d’anciennes puissances coloniales. La colonisation étant un pouvoir productif, c’est-à-dire qui
donne naissance à plusieurs types d’espaces, des cultures, d’Hommes, de statuts, de rapports entre
eux et avec le monde, elle fait naître un monde où ses effets continuent d’agir sur les uns et les
autres. La colonialité traduit donc un ensemble de phénomène.
Premièrement, un effet d’hystérésis au sens où la fin de la colonisation politique formelle n’est pas la
fin des imaginaires, des idéologies, des structurations spatiales, des rapports raciaux, des rapports
de pouvoirs, des rapports au corps, à l’économie et à l’environnement construits par la colonisation
car ses conséquences persistent longtemps à la fin formelle de la cause fondamentale.
Deuxièmement, la colonialité évoque la persistance de « la bibliothèque coloniale »12 de nature physique,
psychique, matérielle et intellectuelle. La bibliothèque coloniale qui se perpétue ne se limite pas
uniquement à la dimension intellectuelle et culturelle dont parle le philosophe congolais Adolphe
Mudimbe dans son classique The Invention of Africa et dont n’arrivent à se défaire ni les populations
d’anciens pays colonisés ni celles d’anciens pays colonisateurs, mais aussi toutes les caractéristiques
physiques (Blanc versus Noir par exemple), psychiques (infériorité héritée des uns et supériorité
hérités des autres) et matérielles (villes coloniales, infrastructures, statues, musées, mémoriaux sur
l’esclavage…) qui sont les structurations spatiales du fait colonial toujours fortement présentes dans
la vie quotidienne actuelle en ex-colonies et en ex-puissances coloniales. Les espaces urbains et
ruraux restent de nos jours physiquement marqués et tatoués par la colonisation : il y a par exemple
un Bruxelles colonial et un Nantes colonial pour ces raisons-là. Une visite au musée de Tervuren
en Belgique vous plonge dans la période coloniale autant que celle du château des ducs de Bretagne
dans la ville de Nantes en France. Dans ces lieux, des visages, des yeux et leurs expressions
souffrantes ou gaies suivant les statuts de l’ordre colonial vous parlent autant que les instruments
de tortures, de pouvoir ou des objets culturels pillés dans les anciennes colonies.
Cooper (F.), 2015, L’Afrique dans le monde. Capitalisme, Empire, État-Nation, Paris, Payot.
Cité dans Rachel Solomon Tsehaye et Henri Vieille-Grosjean, "Colonialité et occidentalo-centrisme : Quels enjeux
pour la production des savoirs ?" Recherches en éducation, 2018
12 Mudimbe (A.), 1988, The invention of Africa. The Invention of Africa: Gnosis, Philosophy, and the Order of
Knowledge, Indiana University Press.
10
11
Troisièmement, la colonialité traduit aussi la persistance de plusieurs racismes fondés et construits par la
colonisation : racisme structurel, racisme atmosphérique, racisme cordial, racisme instinctif sont le
résultat du subconscient et de l’inconscient psychiques des réflexes raciaux construits par la
colonisation. De nombreuses structures de vie et de production d’anciennes colonies font encore
la part belle aux figures coloniales comme des noms de rue, de lycées et d’institutions en Afrique.
Le même racisme structurel est omniprésent dans les structures d’anciennes métropoles où par
exemple des musées présentent encore d’anciennes régions colonisées de façon péjorative et
apostrophée. Le racisme atmosphérique qu’évoque Franz Fanon est une ambiance générale qui
vous montre que vous n’êtes pas à votre place et dans votre race. D’où ces questions qui vous
demandent votre pays d’origine alors que vous venez de dire à votre interlocuteur que vous êtes né
et avez grandi en Belgique ou en France. Le racisme cordial est celui que subissent les Nègres dits
intégrés. C’est par exemple, en suivant l’écrivaine Léonora Miano13, celui que connaissent les
ressortissants des Suds dans les mariages mixtes où votre conjoint/conjointe vous fait savoir que
n’avez plus à vous préoccuper des problématiques de votre pays d’origine parce que vous êtes déjà
du bon côté du monde. Le racisme instinctif est une seconde nature et donc inconscient chez
plusieurs populations de l’ancienne puissance coloniale. Dans un centre de recherche on reconnait
par le langage corporel ceux qui ont une crise d’urticaire parce qu’on évoque des injustices
coloniales. « Vous n’êtes pas un Noir comme les autres » pour souligner vos compétences et votre
intelligence relève aussi du racisme cordial et instinctif.
Quatrièmement, la colonialité est aussi la traduction de l’impossible décolonisation totale car la
décolonisation politique formelle exige un travail long et incessant de décolonisation des esprits,
des espaces, des imaginaires et des savoirs car la décolonisation ne permet pas le retour d’anciennes
sociétés décolonisées et colonisatrices dans leur état d’avant la colonisation mais les place dans une
dynamique où les sociétés anciennement colonisées sont engagées dans un monde dominé par les
anciens États colonisateurs et leurs descendants qui ne perdent ni ne se débarrassent de cette
mémoire d’être des dominants. Vous n’êtes plus vous-mêmes, vous ne pouvez plus le devenir et
vous devez vivre dans un monde dont l’ordre est celui de ceux qui vous ont transformé en autre
chose que vous-mêmes.
IV.
De quelles longues « maladies » souffrent certaines populations d’anciens pays
colonisés et d’anciens pays colonisateurs ?
Comme narcopolitique, la colonisation produit des substances politiques, économiques et sociales
que les sociétés d’anciennes colonies et d’anciennes métropoles continuent de consommer
longtemps après la colonisation effective : Ce sont des psychotropes culturels, spirituels,
imaginaires et politiques. La domination, la dépendance, l’infériorité culturelle et économique
inoculées et construites chez les descendants d’anciens pays colonisés a non seulement généré des
dominés, des dépendants, des inférieurs culturels et économiques de fait, mais aussi des dominants
et des patrons culturels installés dans l’histoire, les discours et les mœurs au profit des ressortissants
d’anciennes puissances coloniales et de leurs États. Le fait qu’en 2022 les ressortissants africains
soient discriminés sans vergogne en Belgique, en France, en Ukraine et en Pologne par rapport au
secours offerts aux civils dans le cadre de l’agression de l’Ukraine par Poutine est-il une simple
maladresse anodine ou alors le fruit d’un racisme et d’un mépris historiques enracinés dans
l’inconscient et le subconscient des Occidentaux depuis le commerce des esclaves et la période
coloniale ayant entrainé une dépréciation identitaire des Nègres ? Comment expliquer que des
humains égaux devant le danger des bombardements russes ne soient pas traités de la même
manière si ce n’est parce que certains d’entre eux, notamment les Nègres, ne sont pas considérés
comme de vrais humains ? Dans la guerre en Ukraine, un jeune africain, ressortissant d’un ancien
pays colonisé, connaît en 2022, les effets d’une histoire coloniale ancienne qui, à un certain moment,
13
Miano (L.), 2020, AFROPÉA. Utopie post-occidentale et post-raciste, Paris, Grasset.
se demanda si les Nègres étaient vraiment des Hommes14. Il revit dans un monde qui pense que tel
n’est pas le cas et que les Nègres supportent plus et mieux le malheur et la douleur que les Blancs.
Un monde où les Droits de l’Homme restent purement théoriques et encore réservés en priorités
aux Hommes blancs et chrétiens. Comment comprendre cette durabilité du fait colonial dans les
temps présents ? Comment comprendre cette racialisation des Droits de l’Homme ?
IV.1. Que nous enseignent Sigmund Freud et Ernst Cassirer sur les maladies de l’esprit ?
Dans Malaise dans la civilisation15 Sigmund Freud insiste sur l’extraordinaire puissance de la vie de
l’esprit et de la vie psychique. On retrouve une telle affirmation dans tous les discours des grands
maîtres spirituels. Le Christianisme est un cas d’école où le Christ rappelle sans cesse non seulement
que l’esprit est plus important que le corps, mais aussi que la vie de l’esprit l’emporte sur celle de
nos corps ou de la matière. Dans la mesure où la physique quantique nous apprend que cette
matière est elle-même faite de 99,99 % de vide occupé par des flux et des reflux d’informations, il
va sans dire que la vie de l’esprit déborde et traverse de bout en bout la vie matérielle. Si nous avons
avec nous aujourd’hui un Homme ayant vécu à Bruxelles pendant la période de l’État indépendant
du Congo, il nous raconterait plusieurs visages de la ville de Bruxelles qui n’existent plus aujourd’hui
sur le terrain mais uniquement dans son esprit. La vie de l’esprit/psychique n’est pas seulement
puissante parce qu’elle garde intactes et vivaces des choses qui ne sont plus matériellement devant
nous, mais surtout parce qu’elle est autorégressive. C’est-à-dire qu’elle raconte plusieurs figures
actuelles de Bruxelles à partir des figures passées de Bruxelles mais aussi à partir des figures passées
du Congo Belge et de la colonisation belge. C’est à travers cette vie psychique que se perpétue chez
les individus et les sociétés les narcoses coloniales et leurs effets sur les choses, les Hommes et leurs
comportements car les individus et les sociétés ont une vie psychique. Les régimes d’historicité16, à
savoir la façon dont, par rapport à l’histoire, certains groupes sociaux (descendants d’anciens pays
colonisés ou d’anciens pays colonisateurs) interprètent un évènement en leur faveur ou en leur
défaveur, sont alimentés par cette vie de l’esprit/psychique qui, dans cette histoire, va mobiliser
une plaque historique plutôt qu’une autre pour lire un évènement contemporain car celui-ci engage
nos rêves, nos peurs et nos ressentiments, autant de choses qui font partie intégrante de la vie
psychique.
En outre, Ernst Cassirer, Philosophe de la culture, considère l’Homme comme un animal
symbolique. Il note :
« L’univers pratique de l’Homme n’est pas non plus un univers pratique de faits bruts où il vivrait selon ses désirs
et ses besoins immédiats. Plutôt vit-il dans le milieu des émotions imaginaires, dans l’espoir et la crainte, les illusions
et les désillusions, ses fantaisies et ses rêves. Ce qui trouble l’Homme dit Epictète ce ne sont pas les choses, mais les
opinions qu’ils se fait des choses »17.
L’univers pratique de la vie réelle est fait tant de plusieurs composantes de la vie psychique dont
parle Sigmund Freud (émotions, espoirs, craintes, illusions, rêves…) mais aussi des opinions que
celle-ci fabrique et génère sur les choses. On retrouve ici les interactions entre vie psychique et
régimes d’historicités car le symbolique que met en avant Cassirer nous unit et va au-delà de nous.
En m’adossant sur ce qui précède, quelques-unes des narcoses coloniales dont souffrent les
descendants d’anciens pays colonisateurs et d’anciens pays colonisés sont un ensemble de postures
politiques, sociales, culturelles et psychologiques sans communications entre elles autres que la
perpétuation des psychotropes coloniaux.
14
Voir la célèbre controverse de Valladolid au XVIe siècle entre essentiellement le dominicain Bartolomé de Las
Casas et le théologien Juan Ginés de Sepúlveda.
Freud (S.), 1930, Malaise dans la civilisation, Vienne, Internationaler Psychoanalytiker Verlag.
Hartog (F.), 2012, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences de du temps, Paris, Seuil.
17 Cassirer (E.), 1975, Essai sur l’Homme, Paris, les Editions de Minuit, page 44.
15
16
IV.2. Quelques narcoses postcoloniales et postmétropolitaines
Plusieurs maladies postcoloniales traduisent plusieurs maux dont souffrent des Hommes tant en
post-colonies qu’en post-métropoles. Ce sont des maladies aussi longues et puissantes que la vie
de l’esprit/psychologique. Sans prétendre à l’exhaustivité, je peux en énumérer quelques-unes ainsi
qu’il suit :
Le monde en surplomb
Plusieurs individus et mêmes plusieurs sociétés anciennement colonisées ou anciennement
colonisatrices ont pour maladie une vision du monde en surplomb qui en fait, suivant les régimes
d’historicité, des dominants et des dominés ou des civilisés et des sauvages. Il en découle un monde
de tiroirs, de cases et d’assignations où les uns sont dans une case, confinés à certains rôles et
d’autres dans une autre case et traités suivant ce qu’indique cette case. Autant certains Européens
se conçoivent et se perçoivent naturellement supérieurs aux Africains/Asiatiques/Latinoaméricains et se comportent comme tels dans leur quotidien avec eux, autant de nombreux
Africains/Asiatiques/Latino-Américains se pensent parfois naturellement inférieurs par rapport
aux Européens sans savoir qu’ils sont le fruit d’une narcose coloniale de longue date.
Le monde en deux statuts opposés bourreaux et victimes
Une autre maladie courante au sein de la dyade coloniale est le fait de voir le monde limité à deux
statuts opposés. D’un côté le monde des bourreaux (populations et institutions d’anciennes
puissances coloniales) et de l’autre celui des victimes (populations, sociétés et institutions d’anciens
pays colonisés). D’où des rapports sociaux, économiques, culturels et politiques qui se construisent
en modes chiens de faïence, de vengeance poursuivant le crime, d’auto-accusation permanente,
d’auto-victimisation permanente ou d’auto déculpabilisation permanente de ceux qui sont désignés
comme bourreaux par filiation culturelle.
Le monde comme espace dual
Se considérer comme le centre du monde et considérer les régions extra-occidentales et leurs
populations comme les périphéries du monde est une maladie que traînent de nombreux
Occidentaux. Sa variante non occidentale que traînent de nombreuses populations extraoccidentales est de se considérer comme la périphérie du monde dont le centre est l’Occident. C’est
une maladie renforcée par la colonialité et la marche du monde réel où se traduisent les rapports
de pouvoir asymétriques entre les anciennes puissances coloniales et leurs anciennes colonies. C’est
quand même toujours la Belgique qui donne des leçons de gouvernance à la RDC au XXIe siècle
et non l’inverse. Il en découle des rapports sociaux, culturels, économiques et politiques où les
hiérarchies coloniales se reproduisent à travers les anciennes colonies et leurs populations qui
restent à la place des « peu importants (périphérie/sous-développés) » quand les anciennes
puissances colonisatrices gardent leur rang et leur supériorité au sens du centre du développement.
Il en découle des rapports entre les sociétés et entre les Hommes formatés par cette stratification,
ces places dans le monde et les hiérarchies induites qui font des uns des inférieurs des autres.
Le culte de la race
La colonisation était basée sur une politique systématique d’hiérarchie raciale. Une des narcoses
coloniales les plus prégnante de nos jours est encore le culte de la race supérieure qui entraîne
automatiquement une race inférieure très souvent celle de la colonie et celle faite esclave. La couleur
de la peau, mieux la question chromatique est toujours un grand marqueur des rapports entre les
Hommes au XXIe siècle. De nombreuses personnes se pensent et se considèrent supérieures et
méprisent les Nègres, les Rouges et les Jaunes parce que leur peau est dite de couleur blanche. De
nombreux Nègres intègrent aussi parfois cette hiérarchie raciale et se pensent inférieurs du fait de
leur couleur de peau. Dans de nombreux pays africains faire ses études en Occident fait de vous
un Blanc à peau noire et vous donne des privilèges et une reconnaissance sociale que n’a pas un
Africain avec les mêmes diplômes que vous mais formé en Afrique. Dans de nombreux pays
européens, être Noirs vous ferme automatiquement la porte dans de nombreux secteurs alors que
vous avez les mêmes diplômes que d’autres Européens blancs qui y sont recrutés. Le culte de la
race reste ainsi une des grandes maladies coloniales toujours contemporaines. Les catégories « race
blanche = race supérieure » et « race noire = race inférieure » opèrent toujours dans le monde
contemporain comme constructions politiques et culturelles aux impacts dévastateurs sur une
application égalitaire des Droits de l’Homme.
Le monde comme faites entrer l’accusé et l’accusateur
Cette autre maladie en post-colonies et en post-métropoles est proche de celle des rapports sous le
prisme bourreaux/victimes. Leur différence est liée au fait que la narcose bourreaux/victimes est
sournoise au sens où elle ne désigne pas ouvertement le bourreau et encore moins la victime dont
elle ne donne que l’expression euphémique à travers des attitudes comportementales et
symboliques. Contrairement à cela Le monde comme faites entrer l’accusé et l’accusateur est une maladie
aux symptômes plus visibles à travers un discours qui accuse ouvertement via la littérature, la
musique, le discours politique ou des essais où les anciennes métropoles et leurs descendances ont
le statut d’accusés quand les anciennes colonies et leurs sociétés ont celui d’accusateurs. Il en
découle un monde des contentieux historiques à solder pour retrouver la paix impossible tant qu’un
procès du fait colonial suivi de condamnation et de compensation n’est pas effectif. D’où la
naissance d’un monde où l’accusateur met en avant une colonisation sans aucun autre effet dans
les anciennes colonies que le pillage, le viol, la mort, la domination et l’exploitation là ou l’accusé
devient tout de suite un négateur qui, de son côté, exalte les effets positifs de la colonisation sous
forme de routes, d’hôpitaux ou d’églises. La narcose coloniale rend ainsi complètement bêtes les
sociétés anciennement colonisatrices et leurs populations autant que les sociétés anciennement
colonisées et leurs populations. Cette bêtise se manifeste par la comparaison de l’incomparable
lorsque, d’un côté, l’accusateur met sur la balance des pillages culturels, des viols, des massacres,
des pendaisons, des fusillades et des ethnocides, l’accusé brandit des églises, des routes ou des
écoles construites par les colons. C’est une maladie qui fait de l’absurde entre descendants
d’anciennes sociétés colonisées et descendants d’anciennes sociétés colonisatrices la fondation
durable d’un impossible dialogue pour un au-delà fondateur d’un monde nouveau.
Le monde électrostatique
Une autre maladie en post-colonies et en post-métropoles est d’être des mondes très souvent
électrostatiques. C’est à dire un monde où les rapports entre Noirs et Blancs par exemple sont
marqués par des phénomènes d’attraction et de répulsion qui débouchent tous les deux à deux
formes de racismes. Les relations d’attractions notamment amoureuses et intimes entre Noirs et
Blancs génèrent parfois ce que Miano appelle le racisme cordial ou le racisme de l’intimité. Comme
quoi on peut coucher ensemble, se marier et être amoureux mais le partenaire Blanc vous rappelle
constamment tant votre infériorité raciale que le fait que vous soyez grâce à lui passé du bon côté
de la barrière sociale et du monde en vous culpabilisant de continuer une dénonciation de l’injustice
que subissent les Noirs dans de nombreux pays occidentaux Il y a aussi la relation de répulsion où
le Noir est pour le Blanc ce qu’il a toujours été dans la période coloniale, c’est à dire une
représentation de la saleté, de la maladie, de la bête, de l’esclave et de l’infréquentable. La couleur
de la peau et tout ce qu’elle véhicule historiquement redeviennent une barrière infranchissable
rendant impossible un monde sans couleur qui font race et classe.
Le « zemmourisme »
Une des longues maladies qui affectent plusieurs populations d’anciens pays colonisateurs est ce
que je peux appeler le « zemmourisme ». C’est-à-dire une narcose post-métropolitaine qui induit
une peur bleue de subir une colonisation à l’envers ou à rebours de la part des descendants d’anciens
pays colonisés et de devenir ainsi un monde perdu au sens de civilisation pervertie ou
complètement remplacée par une autre civilisation. Le « zemmourisme » ne nie pas la colonisation
et encore moins ses dégâts et destructions dans d’anciens pays colonisés. Il assume tout ce qui a
été fait par la France comme partie intégrante de sa grandeur et s’en réjouit même étant donné qu’il
soutient que cela a été nécessaire pour la naissance de nombreux pays comme de l’Algérie. Les
mondes perdus d’ailleurs à cause de la colonisation française en particulier et occidentale en général
sont, dans le « zemmourisme », quelques choses que seules les sociétés extra-occidentales peuvent
subir mais pas les sociétés anciennement colonisatrices qui, pour éviter une telle éventualité doivent
organiser une (re)migration des descendants d’anciens pays colonisés qui ne veulent pas s’assimiler
à la civilisation française ou européenne. C’est une narcose post-métropolitaine qui entraîne chez
ceux qui en souffrent non seulement une amnésie historique qui fait oublier que la France/l’Europe
se sont construites pendant longtemps en allant occuper, exploiter et « civiliser » d’autres peuples
extra-occidentaux dont plusieurs membres sont aujourd’hui Français et font la France, mais aussi
une hypermnésie de ce que la France aurait fait de très bien pour lesdits peuples en interdisant ainsi
l’expression publique d’une partie importante et inaliénable de la mémoire historique de la France.
Il en résulte que le « zemmourisme » redoute la cancel culture au sens de disparition de la culture
européenne/française mais milite pour la cancel culture au sens de disparition par l’assimilation des
cultures extra-européennes portées par des Européens d’origines extra-européenne. Le
« zemmourisme » ne brandit pas seulement des peurs il en dessine aussi une figure contemporaine
au sens où il s’appuie sur la forte croissance démographique africaine pour faire des populations
migrantes les nouveaux barbares à l’assaut de l’Europe qui, comme Rome en son temps, tombera
si rien n’est fait. Eviter cela conduit les malades de « zemmourisme » dans un fascisme
civilisationnel dont le but est de retrouver une pureté des origines, de la race, de la terre et de la
culture de l’ancienne puissance colonisatrice. Le « zemmourisme » est, sur le plan géopolitique, une
guerre civilisationnelle préventive par anticipation d’une colonisation que pourraient connaitre les
populations d’anciens pays colonisateurs de la part des populations d’anciens pays colonisés.
V.
Politique anti-narcotique et émancipation collective : Quelle « thérapie »,
« quelle pharmacie » pour se réparer et bâtir une éthique d’un « En-Commun » ?
Comment permettre aux Droits de l’Homme de transcender les couleurs et de ne plus avoir pour
limites la question chromatique et donc raciale ? La colonisation comme narcopolitique ayant
embarqué plusieurs sociétés et leurs populations dans les narcoses coloniales sus-évoquées, quelle
thérapie de groupe mettre en place pour des soins conjoints ? Comment sortir des séquelles posttraumatiques parfois encore très handicapantes pour la vie en société aujourd’hui ?
Je propose dans ce texte une thérapie anti-narcotique de groupe de nature composite dont le but
est de sortir d’une civilisation coloniale pour une civilisation (dé)coloniale qui reformate nos esprits,
nos corps, nos imaginaires et nos pensées de façon à sortir de la narcose postcoloniale et posmétropolitaine.
V.1. Construire une civilisation (dé)coloniale
Avant de décliner ce que j’entends par civilisation (dé)coloniale, il est crucial de préciser ce que
j’entends par civilisation coloniale. Une civilisation coloniale, du moins en ce qui concerne les
peuples africains, asiatiques et amérindiens colonisés par les puissances européennes, est une
civilisation impérialiste parce que basée sur la construction des empires au sens de vastes entités
politiques qui s’accaparent de vastes territoires, des populations et de leurs ressources via la
domination, l’exploitation, la violence et l’assujetissement culturel18. Ces vastes entités politiques
ont pour ambition leur permanence et leur expansion continue par changement de stratégies de
gouvernance de leur complexe politico-financier et économique. Le fait que l’empire ne veuille
jamais mourir malgré son démantèlement formel est aussi une explication du néocolonialisme et
de plusieurs aspects de la colonialité. Dans la mesure où elle est européocentriste, une civilisation
coloniale écrase toutes les autres civilisations car elle se conçoit comme investie d’une mission
18Darwin
(J.), 2020, Une histoire globale des empires. Après Tamerlan, de 1400 à nos jours, Paris, Nouveau Monde
puritaine de les civiliser. Et c’est à cause de cette mission puritaine que le monde a connu la
destruction d’autres civilisations par phagocytose, cas de la civilisation Inca et Aztèque. Il en
découle d’autres caractéristiques d’une civilisation coloniale comme le séparatisme entre les
« civilisés » et les « sauvages », le racisme entre Européens et non-Européens, l’abstraction des
phénomènes biologiques via la prétention scientifique puis le PIDE (Pénétration, Installation,
Domination et Exploitation). Aucun espoir de guérison n’existe dans une civilisation coloniale car
nous restons avec elle dans un monde tant de séparatismes entre les civilisations, les Hommes, les
cultures et entre nature et culture que dans un monde d’injustices produites par l’occupation, la
domination, l’exploitation et l’industrialisme extractiviste.
Une civilisation (dé)coloniale apparait comme une critique de la civilisation coloniale, son
antonyme. Elle serait, en suivant Achille Mbembe, « Une civilisation qui est une invitation à naître avec
d’autres, à briser sans concessions tous les miroirs qui nous renvoient une image de nous-mêmes…décoloniser les
savoirs, les techniques, les arts et la pensée, c’est s’efforcer d’écouter, de regarder et de voir le réel à partir de plusieurs
mondes et foyers à la fois ; de lire et d’interpréter l’histoire sur base d’une multiplicité d’archives »19.
Cela exige, en suivant Edouard glissant20, d’éviter de se prendre pour le monde et de clôturer le
monde sur soi : il y a une multiplicité de religions, d’économie, de culture, de politique, d’écologie,
de rapports hommes/femmes et nature/culture. Raison pour laquelle il est primordial de se défaire
des identités racines pour des identités à la fois « jazziques » et « mvétistes » capables de sédimenter
une créolisation du monde. Les identités jazziques font référence au jazz comme art majeur qui
console les esprits et fait danser les corps des temps modernes alors qu’un monde d’injustices et de
souffrances fait de rapports maitres/esclaves se trouve à ses fondations. Une identité jazzique est
donc une nouvelle identité heureuse construite en faisant de l’abîme un moment de fondation et
de dépassement de la rationalité du mal21. L’identité « mvétiste », quant à elle, fait référence au
« mvet », mythe fondateur de nombreux peuples bantous du Cameroun, de Guinée Equatoriale, du
Congo Brazzaville, de Sao Tomé et Principe, du Gabon et de Centrafrique. Suivant ce mythe, les
identités ne sont pas des identités racines mais extrêmement malléables et mobiles à telle enseigne
qu’elles peuvent être tout et son contraire à la fois. Un Homme peut ainsi être une rivière, un nuage,
un rocher, une flamme, du vent, du tonnerre, la terre, de la pluie, du soleil…Cette mobilité
identitaire permet la créolisation et des rapports Hommes/environnement hautement respectueux
des autres êtres vivants. Cela est central dans la politique (dé)coloniale car la question sociale, la
question raciale, la question économique et la question écologique se doivent d’être une seule et
même question et non des questions marquées par le séparatisme de la pensée coloniale. Il en
découle qu’une civilisation (dé)coloniale exige obligatoirement un abandon de l’universalisme et de
la rationalité en surplomb autre nom d’une fin de l’histoire qui transforme l’Occident en un patron
culturel qui s’impose au monde en s’appuyant sur sa capacité à vaincre sans avoir raison parce que
la raison du plus fort restera toujours la meilleure. Une civilisation (dé)coloniale est donc une invite
à l’humilité, à l’ouverture aux autres et à autrui différents de soi de façon à donner une chance à la
découverte de ses propres limites et à un apprentissage du monde et des choses en découvrant
d’autres mondes et d’autres choses.
V.2. Politiques publiques anti-narcotiques : Quelle éducation et quels espaces publics ?
La philosophie de la relation apaisée et acceptée entre tous les êtres et tous les lieux de la terre
desquels peuvent s’inspirer des modalités de construction des écosystèmes humains durables,
nécessite un effort en termes de politiques publiques dont le but est de former de nouveaux citoyens
et de nouvelles façons d’habiter le monde.
Un des chantiers à ouvrir dans cette direction est de décoloniser les programmes scolaires afin
d’ouvrir ceux-ci à l’Histoire globale, c’est-à-dire à une approche de l’histoire où l’histoire de
l’Occident n’est pas l’histoire du monde mais une des histoires du monde. Mieux comprendre et
Mbembe (A.), 2021, « Note sur l’Eurocentrisme tardif », AOC.
Glissant (E.), 1995, Tout monde, Paris, Gallimard.
21 Amougou (T.), 2021, « Provoquer l’histoire pour repenser les rapports Afrique/France », AOC.
19
20
connaître le monde implique une mise en résonnance de plusieurs histoires donc de celle de
l’Occident. Cela peut se faire dans des ateliers d’apprentissage de l’histoire globale et des assemblées
de paroles où des ressortissants de divers parties du monde échangent sur des regards singuliers
sur les mêmes évènements mondiaux. Enseigner l’histoire coloniale au primaire, au secondaire et à
l’université peut servir à ne pas former de citoyens ignorants sur le passé colonial de leurs sociétés
actuelles. Cela permet d’éviter des malentendus qui conduisent à des incompréhensions. Utiliser
les arts et notamment le théâtre peut également aider à transmettre ces histoires de façon plus
ludique aux enfants engagés ensemble dans l’expression artistique.
Un autre axe d’action est de penser comment habiter ensemble le monde à travers un espace public
traversé par de nombreuses mémoires dans des sociétés de plus en plus cosmopolites. L’espace
public étant un bien public, il n’est pas indiqué qu’il célèbre des figures historiques qui sont des
bourreaux pour des ascendants de plusieurs autres citoyens. La campagne de déboulonnage des
statues ou leur vandalisation en Belgique, en France, en Angleterre et aux USA a été la réponse à
un sentiment à la fois ressentimiste et d’injustice mémorielle. Afin de réconcilier à la fois les traces
historiques qu’assurent ces statues comme traces qui racontent le passé et la nécessaire justice
mémorielle qu’exige un espace public cosmopolite, les légender de façon plus explicite en
expliquant le rôle sombre des personnes statufiées semble une voie de sortie. La statue publique
ainsi légendée devient en elle-même un lieu de réconciliation entre les mémoires qui, publiquement,
assument l’histoire et dialoguent en toute franchise.
Conclusion
Je fais à travers ce texte une ébauche de ce que je pense pouvoir être une esquisse intellectuelle des
causes lointaines de certaines longues maladies psychologiques encore prégnantes tant en
postcolonies qu’en postmétropoles. Je la mets au service d’une politique de réparation des esprits,
des cœurs, des corps, des espaces publics et plus largement du monde que tous les Hommes sont
obligés d’habiter ensemble. L’histoire du monde est ce qu’elle a été et ses conséquences sont celles
que nous connaissons. Ce texte analyse la dimension coloniale de cette histoire notamment dans le
cas des rapports historiques entre l’Europe/l’Occident et l’Afrique. La colonisation y est
appréhendée comme une narcopolitique et ses effets une narcose qui nécessitent une politique antinarcotique de sortie via quelques ateliers de travail chapeautés par la construction commune d’une
civilisation (dé)coloniale seule capable de sortir le monde de sa consumation raciale, écologique et
climatique actuelle. Sauver la diversité du monde et garantir la durabilité des écosystèmes de vie
c’est inventer une éthique d’une vie cosmopolite dont les zones d’inspirations s’alimentent au puits
des multiples intelligences de l’humain, des choses, des territoires, des spiritualités, des
métaphysiques et des imaginaires en cohabitation. Pour ce faire une cure de désintoxication du
monde contemporain des psychotropes sociaux, culturels, économiques, spirituels et imaginaires
de la colonisation comme narcopolitique est nécessaire.