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La réalité virtuelle, “ machine créatrice d’empathie ” ? Limites et enjeux autour d’une interface immersive Camille Hummel To cite this version: Camille Hummel. La réalité virtuelle, “ machine créatrice d’empathie ” ? Limites et enjeux autour d’une interface immersive. Science politique. 2016. �dumas-01430349� HAL Id: dumas-01430349 https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01430349 Submitted on 9 Jan 2017 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Vous allez consulter un mémoire réalisé par un étudiant dans le cadre de sa scolarité à Sciences Po Grenoble. L’établissement ne pourra être tenu pour responsable des propos contenus dans ce travail. Afin de respecter la législation sur le droit d’auteur, ce mémoire est diffusé sur Internet en version protégée sans les annexes. La version intégrale est uniquement disponible en intranet. SCIENCES PO GRENOBLE 1030 avenue Centrale – 38040 GRENOBLE http://www.sciencespo-grenoble.fr UNIVERSITE GRENOBLE $/3(6 Sciences Po Grenoble Camille HUMMEL La réalité virtuelle, “machine créatrice d’empathie” ? Limites et enjeux autour d’une interface immersive « Gender Swap » par The machine to be another lab, installation à Mu Art Space (Eindhoven, Pays-Bas.) 2016 TRANSMEDIA Sous la direction de Pascal Clouaire 2 UNIVERSITE GRENOBLE$/3(6 Sciences Po Grenoble Camille HUMMEL La réalité virtuelle, “machine créatrice d’empathie” ? Limites et enjeux autour d’une interface immersive 2016 TRANSMEDIA Sous la direction de Pascal Clouaire 3 Sommaire Remerciements.................................................................................................................................5 Introduction....................................................................................................................................6 I) État des lieux et projections sur les médias : les attentes qui entourent la sortie des casques..........................................................................................................................................10 A) L’empreinte des interfaces : Genèse des relations entre médias hommes et la société............11 B) De l’immersion à l’empathie : Construction d’une prophétie autour de la Réalité Virtuelle. .20 II) La Réalité Virtuelle, un média réellement immersif ? Étude de la qualité immersive de la VR à travers l'exemple du Photographe Inconnu.................................................................30 A) Méthodologie d’analyse pour l’étude de cas du Photographe Inconnu...................................31 B) Analyse du dispositif et des discours des concepteurs..............................................................39 III) La réalité virtuelle, vers “le meilleur des mondes” ? Limites et enjeux d’un nouveau média.............................................................................................................................................56 A) Les émotions comme finalité : limites du pouvoir de l'immersion et des médias sur les hommes et la société......................................................................................................................57 B) La réalité virtuelle au travers le prisme d'enjeux pluriels et d'intérêts divergents : Nouvelle approche sur la réalité des casques...............................................................................................63 Conclusion....................................................................................................................................72 Bibliographie..................................................................................................................................74 Annexes..........................................................................................................................................77 Table des matières........................................................................................................................92 4 Remerciements Merci à Pascal Clouaire et Daniel Bouillot pour leur encadrement tout au long de notre scolarité et durant l'écriture du mémoire. Merci aussi à Sophie Ollier qui a été présente et d'un grand soutien pour notre classe Trasnmédia durant les deux ans de master ! Un grand merci à Turbulent qui m'a offert un cadre idéal pour étudier mon sujet de mémoire dans les meilleures conditions et m'a laissé une grande liberté et autonomie pour effectuer mon cas pratique. Merci aux associés et principalement à Claire Buffet de m'avoir accueillie au sein du département Création et Contenus de l'entreprise. Merci aussi à tout l'équipe de LPI pour leurs disponibilités, et particulièrement à Loïc pour ses précieux conseils de lecture. Merci à Laure, Osman et Alexandre pour nos discussions sur la VR qui ont enrichi ma réflexion. Merci évidemment à ma mère, qui relit avec la même assiduité tous mes travaux scolaires, ce depuis que j'ai appris à écrire. Promis Maman, je ne ferai pas de thèse ! Merci aussi à mes deux parents qui ont toujours supporté mes choix et m'ont aidé à partir au Canada. Merci enfin à mon coach, Paul, qui a su faire preuve de qualités tyranniques pour me contraindre à étudier quand le beau temps déviait mon attention du doux chemin de l'apprentissage. Son écoute, son aide et sa patience n'ont jamais fait défaut ; Ils ont été des piliers sur lesquels mes nerfs ont pu s'appuyer sans relâche pendant ces 6 derniers mois. 5 Introduction « The machine to be another»1 est un collectif international qui utilise le médium de la réalité virtuelle pour des installations artistiques. Celles-ci connectent deux utilisateurs qui portent chacun un casque de réalité virtuelle muni d'une caméra. Ce dispositif permet d'inverser les « enveloppes corporelles » pour quelques minutes afin de se sentir dans le corps de l'autre, avoir les sensations d'autrui et découvrir la réalité de son point de vue. La communauté virtuelle permise par les nouveaux médias rapproche et rend accessible en quelques clics chaque individu ; Ici, cette installation offre une expérience unique qui au-delà de nous rapprocher, révolutionne ce concept de proximité en nous téléportant dans le corps de l'autre. Synonyme d'immédiateté, l'omniprésence des nouveaux médias a en effet bouleversé la transmission et réception d'informations dans nos modes de communication, amenant analystes de tous champs disciplinaires (sociologie, philosophie, histoire....) à présenter notre époque comme celle d'une "Révolution numérique". Derrière ce terme rassembleur, les points de vue et théories divergent et finissent même par s'opposer. Entre utopisme et radical criticisme, divers sujets sont l'objet d'étude de nombreux chercheurs. Parmi les penseurs critiques, on trouve le sociologue Dominique Boullier, dont le travail traite principalement du "marché de l'attention". En effet, l'attention des individus est un objet d'étude intéressant, elle reflète plusieurs phénomènes : indicateur des mœurs d'une société et de la manière dont s'y tissent les liens sociaux, c'est aussi l'objet des luttes publicitaires, marketing et par conséquences, économiques. Son étude permet ainsi de dévoiler les enjeux tissés entre individus, société et médias. L'attention se fait de plus en plus rare, sa captation est devenue un bien précieux2. Partant de ce constat, 1 D. Boullier retrace l'histoire de cette faculté pour Site web accessible sur <http://www.themachinetobeanother.org/> 2 "Il faudrait ajouter aujourd’hui que la disponibilité n’est pas seulement celle du temps libre, certes encore rare, mais aussi celle de l’esprit, de l’attention, tant elle est sollicitée par des informations et des attractions de tous types[...]. " BOULLIER Dominique, « Composition médiatique d’un monde commun à partir du pluralisme des régimes d’attention » 6 appréhender les grandes mutations que cette dernière a connue. 3 A chaque type d'organisation sociétale, un mode d'attention en particulier est produit par les industries 4. Les lois économiques s'entremêlent aux lois sociales, les industries reprennent ces mécanismes et y insèrent leurs logiques marketing. Par exemple, la convergence de différents facteurs du XXIème siècle a fait évoluer les sociétés traditionnelles : leur fonctionnement social basé sur la fidélité et l'attention des individus caractérisé par son intensité ont ainsi muté. Les flux tendus d'informations permis par les nouveaux moyens de communication ont provoqué un nouveau régime d'attention suscitant une constante sollicitation. A ce rythme intense et prolifique, les industries ont répondu avec un nouveau régime d'attention, fondé sur "un modèle de l'alerte."5 Actuellement, les industries développent des stratégies d'attention hybrides qui se concentrent principalement sur l'immersion. A l'image des jeux vidéos6, ces solutions émergentes marient le système de l'alerte par une tension constante qui maintient l'attention éveillée à un système de récompenses et découvertes qui permettent la durée de l'intensité propre à la fidélisation. Boullier appelle à tenir une position vigilante face à « modes de production d'attention ». Liées à des processus longs et discrets, ces stratégies modifient durablement notre perception cognitive et nos relations sociales. Parallèlement à ces analyses critiques, des discours très optimistes et empreints d'utopisme, se font aussi entendre dans l'espace public. Construisant sa pensée sur une conception nouvelle de la nature humaine 7, l'économiste Jeremy Rifkin considère pour sa part la révolution numérique comme une nouvelle étape de l'humanité pour atteindre ce qu'il appelle, la "Civilisation de l'empathie".8 Ce dernier se félicite 3 “ [...] un modèle centré sur la durée, celui de la fidélisation, jusqu’au modèle centré sur l’intensité, celui de l’alerte que nous venons d’évoquer sous la figure du zapping." BOULLIER Dominique, « Les industries de l'attention : fidélisation, alerte ou immersion », Réseaux 2009/2 (n° 154),, p 233 4 Voir aussi annexe 1, la boussole de l'attention de Dominique Boullier 5 "En submergeant les acteurs d’informations qu’ils n’ont pas nécessairement demandées et qu’ils ne parviennent plus à trier, à évaluer ni à interpréter, c’est précisément l’attention que l’on a rendue rare." ibid, p. 231. 6 "le jeu vidéo constitue l’archétype de la nouvelle industrie de l’attention" ibid p240 7 “ [...]Les récentes découvertes des spécialistes du cerveau et du développement de l’enfant nous forcent à rééxaminer la vieille idée d’un être humain qui est naturellement agressif, matérialiste, utilitariste et égoïste”. “ RIFKIN Jeremy, Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Civilisation de l'empathie,Ed. Les liens qui libèrent, 2011, p 11 8 “Tout au long de l’histoire, de nouveaux régimes énergétiques ont convergé avec des révolutions des communications pour créer des sociétés de plus en plus complexes. Ces civilisations technologiquement plus avancées ont alors rassemblé des populations diversifiés, intensifié la sensibilité empathique et élargi la conscience humaine.” ibid,p13 7 d' une évolution des relations interpersonnelles et des considérations sociales qui oriente celles-ci de plus en plus vers l'autre. Ses propos reposent sur des constats qui à première vue sont anecdotiques et restent discutables. Comme preuve de cette évolution sociétale, il cite notamment un sondage effectué auprès des électeurs américains 9. Ce sondage avait en effet révélé que ces derniers portaient une majeure importance à ce qu'un candidat pour les présidentielles fassent preuve d' empathie. De même, les réseaux sociaux, représentent selon lui un "multiplicateur empathique". Ce concept s'inscrit dans l'idée qu'un tissu social unit chaque individu de la planète à des degrés directs ou indirects.10 Autrefois « égoïste », l'homme du XXI ième siècle ne serait donc plus qu'à “six degrés de séparation de l’empathie mondiale". 11 Les propos de J. Rifkin ne sont pas très convaincants et gardent un caractère assez irréaliste a priori. De plus, ils s'ancrent dans une vision assez fermée de l'humanité 12 et font de nos modèles, une généralité. Cependant, il reste important de considérer ces propos : ils représentent une vision partagée par plusieurs acteurs et dont la parole est fortement mise en avant sur la scène médiatique. Dans ce contexte riche et complexe, un nouveau média émerge : la Réalité Virtuelle. En développement depuis les années quatre vingt dix, ce média a atteint l'âge de la maturité cette année. Grâce au « »tracking de position » de l'utilisateur, à un champ de profondeur stéréoscopique et un champs de perception sur 360 degrés, cette nouvelle technologie est la promesse d'une innovation de rupture avec les médias traditionnels. Supposé offrir une immersion complète et totale, ce média est sujet à divers attentes. La transversalité entre « sens, sensations et sentiments » qu'il permet amènent certains à le considérer comme une « machine 9 “La question de l’empathie dans le sondage sur le profil du président reflète l’immense changement qui a touché les valeurs humaines au cours des dernières années. “ ibid, p 419 10 " Les réseaux de communication mondiaux nous permettent d’imaginer un “multiplicateur empathique” par lequel chaque nouvelle percée compatissante hors des frontières traditionnelles qui séparaient les humains entre eux et les humains des espèces animales feraient tâches d’huile, influençant d’innombrables autres êtres, jusqu’à englober rapidement l’ensemble du genre humain.” ibid p 445 11 "Comment comprendre une telle empathie ? [...] Nous sommes sortis de l'ère égoïste de la fin du XX e siècle, nous nous découvrons tous reliés, interdépendants, comme nous sommes tous associés et menacés par les nuages de particules radioactives qui se dispersent au-dessus du Japon." JOIGNOT Frederic, "Jeremy Rifkin, une empathie nouvelle gagne l'humanité", Le Monde, 15/04/2011, disponible sur http://www.lemonde.fr/weekend/article/2011/04/15/jeremy-rifkin-une-empathie-nouvelle-gagne-lhumanite_1507194_1477893.html#eucfvv56DSyWH63B.99 consulté le 01/05/2026 12 “La nouvelle conscience empathique émerge dans les sociétés technologiquement les plus avancées,qui sont toujours plus interconnectées au sein d’un complexe mondial d’associations et de réseaux culturels, économiques et sociaux.” ibid, p44 8 créatrice d'empathie ». Par sa nature, ce média semble donc cristalliser les constats que nous avons évoqués – immersion et empathie -. Les caractéristiques qu'il présente font des casques de réalité virtuelle un objet d'étude idéal pour appréhender les points de vue portés par Boullier et Rifkin selon un nouvel angle. Aussi en centrant notre axe sur les expériences de réalité virtuelle, notre étude pourra alimenter la réflexion générale qui entoure la relation entre hommes, interfaces et société à l'heure de la révolution numérique. Avec une approche transdisciplinaire, nous analyserons l'impact de la réalité virtuelle à trois échelles : cognitive, physique et sociale pour essayer de répondre à l'interrogation : dans quelle mesure et avec quelle intensité la réalité virtuelle change notre rapport au monde et aux autres? Pour cela, nous allons tout d'abord présenter la vison des médias dans laquelle notre étude va s'inscrire. Une fois expliquée, l'angle assumé pour étudier les médias nous permettra de se concentrer sur notre objet : la réalité virtuelle. Nous analyserons la celle-ci en choisissant les discours les plus portés sur la scène médiatique à ce jour. En particulier, nous zoomerons sur les hypothèses émises dans ces discours qui traitent des « pouvoirs de la réalité virtuelle ». Une fois explicitées, nous testerons ces hypothèses empiriquement et théoriquement. Précisément, nous confronterons celles-ci à la réalité au travers l'étude de cas de l'expérience de réalité virtuelle Le Photographe Inconnu. Enfin, nous comparerons ces hypothèses à des points de vue tirés de différentes disciplines. 9 I) État des lieux et projections sur les médias : les attentes qui entourent la sortie des casques “It connects humans to other humans in a profound way that I've never seen before in any other form of media. And it can change people's perception of each other. And that's how I think virtual reality has the potential to actually change the world.” Chris Milk, artiste numérique “What if I could present you a story that you would remember with your entire body and not just with your mind? [...]Now, when you're in the middle of that scene and you hear those sounds, and you see the injured around you, it's an incredibly scary and real feeling.” Nonny de la Penna, journaliste 10 Dans cette première partie, nous allons chercher à présenter le contexte global, à la fois théorique et médiatique qui entoure les médias de la réalité virtuelle. En partant des théories de deux auteurs des sciences de l’information et de la communication, nous étudierons les enjeux autour des médias et de l’être humain en général (I.A.1) puis dans un second temps, ceux autour du cas plus particulier de l’interface de l’écran. (I.A.2). En nous référant aux théories qu'ils ont défendues, nous orienterons définitivement notre regard sur les casques de RV. Après un tour d’horizon sur le contexte qui entoure la commercialisation de ce média (I.B.1), nous focaliserons notre attention sur les assertions de certains créatifs et réalisateurs de contenus pour ce média. (I.B.2) En étudiant comment leurs points de vue sont en concordance avec nos théoriciens, nous poserons alors notre hypothèse de travail ( I.B.3) A) L’empreinte des interfaces : Genèse des relations entre médias hommes et la société. En nous référant aux deux ouvrages majeurs de l’œuvre de Mac Luhan, nous allons, dans une première partie, se saisir des éléments principaux de sa réflexion autour des médias et de leurs impacts sur l’Homme et la société. Nous tenterons ici de revenir sur les concepts fondateurs de ses théories tout en essayant d’en approfondir les aspects plus méconnus pour en comprendre toute leur signification (I.A.1). Nous verrons ensuite comment ces concepts ont évolué dans le champ disciplinaire et comment notamment Lev Manovich se les est appropriés dans ses théories. L’interface de l’écran étant au centre du travail de ce théoricien, cette étude nous offrira une transition vers la réalité virtuelle, notre objet d’étude spécifique. ( I.A.2) 1 ) Mac Luhan : Premier coup de projecteur sur les médias La primauté des médias et la classification macluhanienne En 1968, Mac Luhan publie son ouvrage “Pour comprendre les médias”. Les postulats avancés dans cet essai ouvrent de nouvelles voies dans les sciences de la communication pour comprendre les phénomènes médiatiques de l’époque. Cette dernière correspond en effet à l' âge 11 de la démocratisation de la télévision, du cinéma et de l’industrialisation des médias traditionnels (radios, magazines…). Aussi, ses théories trouvent un important écho dans la société nord américaine des années soixante aux prises avec l’adoption de ces nouveaux médias. Suite à sa réflexion entamée dans “Pour comprendre les médias”, il publie en 1970 “Guerre et Paix dans le village planétaire”, ouvrage qui répond à un certain nombre de critiques reçues. Les théories de Mac Luhan révolutionnent le champs disciplinaire de l’analyse des médias, donnant à ces derniers une place prépondérante et une définition très large. Le premier changement de paradigme apporté par l’auteur dans ce champ scientifique est la définition même de média. Ce dernier est en fait n’importe quel “prolongement technologique de l’homme”. L’électricité, la roue, ou encore le chemin de fer sont donc regroupés sous la même catégorie que la télévision, le livre et la radio. Ce qui fait d’un objet un média c’est sa capacité à transporter quelque chose, que ce soit un message, de la matière, de l’énergie. Ce transport forcément va augmenter ou réduire les espaces spatio-temporels entres les hommes. Les médias effectuent des changement d’échelles dans nos échanges, cette action a donc un impact sur l’homme, et l’organisation de la société.13 Dans son premier chapitre, Mac Luhan traite longuement de l’électricité pour expliciter sa conception du média. En effet, l’électricité est un média, elle ne véhicule pas de message mais transporte une information pure, et l'on voit bien l’impact énorme qu’elle a sur nos modes de vie et notre organisation sociale. 14 Elle a modifié la vitesse avec laquelle l'on peut se communiquer des informations via le téléphone. Surtout, en permettant la lumière artificielle,elle a libéré notre rythme de celui du soleil et a par conséquent, modifier en profondeur notre rapport à l’environnement. Mac Luhan insiste énormément sur l’importance de différencier le “contenu” et le “contenant”. Cette confusion entre les deux est périlleuse : il compare d’ailleurs le contenu à un genre d’appât qui détourne l’attention.15 Parce qu’il détient un message, le contenu est un voile qui cache ce qui 13 "En effet, le "message" d'un médium ou d'une technologie, c'est le changement d'échelle, de rythme ou de modèles qu'il provoque dans les affaires humaines. [...]C'est le medium qui façonne le mode et détermine l'échelle de l'activité et des relations humaines.", MAC LUHAN Marshall, “Pour comprendre les médias”, Édition le Seuil, 1964, p39 14 “ La vitesse de l’électricité mélange les cultures de la préhistoire, et les détritus des boutiquiers de l’ère industrielle, les analphabètes avec les demi-alphabétisés et les postalphabétisés. L’effondrement mental est le résultat le plus courant de ce déracinement et de cette submersion dans un flot mouvant de modèle d’information” ibid. p 50 15 “Le contenu d’un médium peut être comparé au savoureux morceau de bifteck que le cambrioleur offre au chien de garde de l’esprit pour endormir son attention. L’effet d’un médium est puissant et intense parce qu’on lui donne 12 a un effet profond et durable : le média. Aussi notre manque de vigilance permet au média de nous modifier de manière douce et profondément. 16 L’électricité par exemple impose une vitesse et un flot d’informations créateur d’acculturation pour des sociétés qui ne partagent pas les mêmes moyens de diffusion d’informations. 17 A partir de ce nouveau paradigme, Mac Luhan propose une nouvelle classification des médias. Il répertorie ces derniers selon leur “définition”, c’est à dire leur qualité de transmission (on pourrait aussi utiliser la notion de “bruit” comme dans les premiers schémas cybernétiques 18). Précisément, il pose ce postulat : plus la définition d’un média est importante, plus il aura la capacité d’absorber l’attention de son récepteur et de supprimer par la même occasion l’environnement qui l’entoure. Ainsi, pour Mac Luhan, il existe des médias chauds, c’est à dire à forte définition, et des médias froids, à basse définition. 19 Ces derniers, par leur nature, laissent plus de possibilités aux récepteurs de participer et d'interagir avec le contenu. Au contraire, les médias chauds sont très absorbants et rendent par conséquent leurs sujets “passifs”.20 Le village global et ses risques sur la société Selon Mac Luhan, les médias ont un impact plus profond sur notre structure neurologique que leur contenu même21. Au delà de nous servir d’outils, les médias sont compris par notre corps et notre cerveau comme des “extensions sensorielles”22. Pour cette raison, les un autre médium comme “contenu” ». ibis. p 52 16 «tous les médias ont ce pouvoir d'imposer à quiconque n'est pas sur ses gardes les postulats sur lesquels ils reposent.» ibid. p. 48 17 “ La vitesse de l’électricité mélange les cultures de la préhistoire, et les détritus des boutiquiers de l’ère industrielle, les analphabètes avec les demi-alphabétisés et les postalphabétisés. L’effondrement mental est le résultat le plus courant de ce déracinement et de cette submersion dans un flot mouvant de modèle d’information” p 50 18 Voir annexe 6 19 À noter que dans la théories Mac Luhanienne, un média chaud ou un média froid n’a pas le même effet si il s’adresse à un membre d’une société à une culture chaude ou une culture froide. 20 « Les médias chaud ne laissent à leur public que peu de blancs à remplir ou à compléter. Les médias chaud, par conséquent, découragent la participation ou l'achèvement alors que les médias froids, au contraire, les favorisent. " ibid. p 60 21 “Beaucoup de gens croient que ce n'était pas la machine elle même, mais bien l'usage qu'on en faisait, qui était signifiant, qui était le message.", ibid. p 37 22 "Toutes les inventions ou technologies sont des prolongements ou auto - amputations de nos corps; et des prolongements comme ceux là nécessitent l'établissement de nouveaux rapports ou de d'un nouvel équilibre des 13 prolongements qu’ils représentent viennent déséquilibrer la répartition de notre perception entre nos sens. On retrouve ici l’idée du “sensorium”, un concept cher à Mac Luhan et à de nombreux autres théoriciens des médias. Cette idée postule que la perception c’est à dire le moyen d’expérimenter et d’interpréter un milieu repose sur la cohésion des sensations transmises aux sens. Ainsi, une sensation ne sollicite jamais un seul sens : s’il y a un récepteur majeur, les autres sens restent impactés. Cet impact est “positif” si les sens secondaires restent actifs dans la réception, ou “négatif “ si les sens sont “remplacés” par le média. Par exemple, Mac Luhan met en lumière une expansion de la vue dans le sensorium des membres des sociétés européennes. Ce phénomène prend racine dans la tradition européenne qui mettait jusque là les sens de l’ouïe et du tactile en avant. Cet équilibre est peu à peu modifié avec l’apparition de la télévision.23 Puisque la vue est plus sollicitée qu’auparavant mais qu’elle reste reliée aux autres sens par le sensorium, la télévision a des répercussions sur tous les sens. 24 La pensée de l’auteur va encore plus loin : au delà d’affecter nos sens, certains médias modifient même notre système nerveux.25 Comme on l’a vu, lors des transports d’informations, les médias effectuent inévitablement une traduction de l’information dans leurs langage ; De manière imperceptible, le média nous « force » alors à adopter ses codes et ses grammaires.26 Lors de ces transports, le média modifie aussi les échelles temporelles et spatiales entre un point A et un point B. Il y a donc un changement de note perception de l’environnement qui nous entoure et de nos relations lors de l’usage d’un média. Historiquement, les changements opérés par les médias tendent tous vers une réduction des échelles. L'exemple de la communication orale illustre ce phénomène. Téléphone fixe, téléphone mobile, applications de discussions en ligne comme Whats app … Chaque nouvelle technologie représente une nouvelle étape vers un temps réduit pour entrer en communication avec son destinataire. Selon Mac Luhan, ce autres organes et des autres prolongements du corps". ibid. p 90 23 "Dans l'Europe auditive - tactile, la télévision a renforcé l'importance de la vue et favorisé une évolution vers les goûts américains en matière de vêtements et d'emballage. En Amérique, dans une culture intensément visuelle, la télévision a ouvert les portes de la perception auditive - tactile sur le monde non visuel des langages parlés, de la nourriture et des arts plastiques. " ibid. p 90 24 "En tant que prolongements et accélérateurs de la vie sensorielle, les médias, quels qu'ils soient, affectent sur-lechamp la totalité du champ sensoriel [...]" ibid. p 91 25 "En mettant nos être physiques , par les médias électriques, à l'intérieur de nos systèmes nerveux prolongés, nous créons une dynamique dans laquelle toutes les technologies antérieures qui sont de simples prolongements des mains, des pied, des dents et des régulateurs thermiques du corps , seront traduites en système d'information." ibid. p 108-109 26 " Voir , percevoir ou utiliser un prolongement de soi-même sous une forme technologique, c'est nécessairement s'y soumettre." ibid. p 92 14 phénomène crée une implosion de la société. Il utilise la métaphore du village global pour illustrer l’effet de rapprochement des individus par les nouveaux médias. Si le terme de “village” semble rassurant voire idyllique, Mac Luhan ne l'idéalisme pas pour autant. Au contraire, comme il l’affirme dans son ouvrage “Guerre et Paix dans le village planétaire” , le village est aussi un lieu de repliement sur soi même , un espace de commérage qui manque d’ouverture sur l’autre. Loin des images d' un peuple unifié harmonieux et solidaire, Mac Luhan rejette en bloc l’idée que le “rétrécissement” du monde à l’échelle d’un village aboutisse de fait, à un monde meilleur. Dans l’intégralité de son oeuvre, Mac Luhan a tenté de montrer dans quelle mesure les médias affectent nos vies et notre psychisme. Chacun de ses ouvrages est une mise en garde envers certains médias, notamment la télévision qui réduit notre puissance d’agir, notre espace et par conséquent notre sentiment de liberté. Les propos de Mac Luhan ont été fortement critiqués à l’époque et le sont encore aujourd’hui. On lui reproche notamment la place prépondérante qui est donnée aux technologies et par conséquent le manque de considération des usagers. Comme toute théorie pure, celle de Mac Luhan est à appréhender avec nuance et recul. Dans tous les cas, sa vision nous permet d’apprécier la partialité d’un média, son impact sur ses récepteurs et sur le message même qu’il porte. C'est en considérant tous ces éléments que nous adopterons donc l'angle proposé par Mac Luhan pour poursuivre notre étude. Aussi, si l’oeuvre de Mac Luhan n’aborde pas le sujet de Réalité Virtuelle (RV) en soit, il n’en demeure pas moins que la pensée de cet auteur nous éclaire sur le rôle des médias et forcement celui de la RV. En croisant ces propositions avec celle Lev Manovich, un auteur contemporain à Mac Luhan, nous réunirons ainsi une base théorique pour appréhender les perspectives qui accompagnent la réalité virtuelle. 15 2) Impacts de l’interface de l’écran chez Manovich Lev Manovich est un théoricien des médias du XXI ème siècle, actuellement professeur en Computer Sciences à l’université de New York. En 2001, il a publié l’ouvrage “Le langage des nouveaux médias” considéré par les critiques comme une des études des médias les plus approfondies depuis les théories de Mac Luhan. Dans son livre, Lev Manovich s’applique à une analyse systémique des nouveaux médias. Au travers de leur histoire et de leur contexte sociohistorique, l’auteur tente de donner une lecture profonde “des logiques qui commandent le développement du langage des nouveaux médias.” 27 Dans la lignée de Mac Luhan, Manovich souligne dans son ouvrage les conséquences “mentales” que provoquent les interactions avec un média. Il critique ouvertement le terme de média interactif, appellation “tautologique”28 selon lui puisque tout média par définition constitue une interface homme/machine induisant une interactivité entre ces deux. Néanmoins, il approfondit la réflexion sur cette “interactivité” et comme Mac Luhan, il précise et met en lumière que certains médias ne créent pas une simple interaction physique mais provoquent aussi une interaction psychologique.29 Cette interaction psychologique peut avoir des répercussions sur le psychisme de l’individu : le cerveau doit apprendre à lire et s’adapter à la grammaire du média émetteur. Il établit une mise en garde envers les discours utopiques qui accompagnent ces nouveaux médias. Il considère ces discours d’autant plus dangereux que la présence des interfaces dans nos sociétés connaît une croissance exponentielle. 30 27 MANOVICH Lev, Le langage des nouveaux médias, Editions les presse du réel, 2010 p 30 " Considéré par rapport aux médias informatisés, le concept d'interactivité est tautologique. Une interface hommemachine moderne est interactive par définition. [...]", MANOVICH Lev, Le langage des nouveaux médias, Editions les presse du réel, 2010 p142 29 "L'interface façonne la manière dont l'utilisateur conçoit l'ordinateur lui même. Elle détermine aussi la façon dont il se représente tout autre objet médiatique auquel l'ordinateur lui donne accès. Dépouillant les divers médias de leurs traits distinctifs originels, l'interface leur impose sa propre logique. Enfin ,par sa façon particulière d'organiser les données informatiques, elle offre des modèles du monde bien distincts. " ibid. p158 30 "L'interface finit par jouer un rôle crucial dans cette société de l'information d'une autre manière encore. Dans cette société, non seulement le travail et les loisirs impliquent de plus en plus l'usage de l'ordinateur, mais les deux convergent vers les mêmes interfaces. A cet égard, la société de l'information est assez différente de la société industrielle caractérisée par une séparation nette entre le domaine du travail et celui des loisirs. " ibid. p 159 28 16 L’interface de l’écran est un dénominateur commun à de nombreux nouveaux médias. Considérée comme une interface “agressive”31, c’est une technologie sur laquelle s’arrête longuement Manovich dans son ouvrage. Au travers de deux angles d’analyse : la temporalité et l’espace, il propose alors une généalogie de l’écran. Spatialité et temporalité de l’écran : la double identité du spectateur En analysant l’écran sous le premier angle de la temporalité, il distingue trois temps dans l’histoire de ce dernier : celui de l’écran classique (un livre ou une peinture par exemple) qui donne à voir une “image statique”, celui de l’écran dynamique (la TV par exemple) qui donne à voir une “image du passé en mouvement” et enfin l’écran temps réel (l’ordinateur ou le téléphone) qui donne à voir “une image en mouvement du présent”. Ces trois types d’écrans ne sont pas à comprendre dans un ordre chronologique, ils cohabitent simultanément dans nos sociétés. Cette caractéristique sert plutôt à rendre explicite les différences entre les médias. Si ces machines (TV,ordinateur ou encore téléphone) utilisent la même interface , celle de l’écran, pour transmettre un message à un humain, leurs natures et leurs possibilités sont différent. Manovich utilise l’angle de la spatialité pour mettre ensuite en lumière les conséquences sur le spectateur produites par l’espace présent entre l’écran et le corps de ce dernier. Aussi, deux phénomènes se dévoilent : celui de double identité et celui d’assouvissement du public. Dans sa relation avec l’écran, le spectateur a généralement conscience d’exister dans deux espaces : le réel où il est physiquement, et le virtuel que l’écran lui présente. L’écran crée une sorte de “double identité” ou “double présence” 32 au spectateur. Il y a une certaine distanciation entre l’homme et la machine car il est clair que l’écran re-présente quelque chose. Par exemple, les échelles des environnements physiques et virtuels ne sont pas les mêmes, elles sont plus grandes au cinéma et plus petites à la télévision. L’écran est bien une fenêtre sur un autre monde, la présentation d’un nouvel univers où le spectateur accepte de se faire duper et de s’y immerger. 31 " Plutôt que d'être un médium neutre de la présentation de l'information, l'écran est agressif. Sa fonction est de filtrer, de faire écran, de dominer, de rendre inexistant tout ce qui se trouve hors du cadre" ibid. p 206 32 “[...]Ce fait de réduire la réalité à un signe et à un néant dédouble en même temps le sujet regardant qui existe maintenant dans deux espaces : l'espace physique familier de son corps réel et l'espace virtuel d'une image à l'intérieur d'un écran. Ce clivage devient aptent avec la réalité virtuelle, mais il existait déjà dans la peinture et les autres arts diptriques". ibid p 216 17 L’auteur aborde aussi le sujet de la réalité virtuelle, il vise ce media pour expliquer qu’en son sein, cette relation mute. En effet, le casque de réalité virtuelle offre une continuité entre l’espace réel et l’espace virtuel, rompant ainsi le procédé de représentation proposé par l’écran et soumet plutôt le spectateur à une simulation.33 Ce processus d’illusion n’est pas nouveau : on le croise aussi dans certains types de peinture comme les fresques murales ou les mosaïques. En effet, dans la tradition de la simulation, on constatait un prolongement de l’espace physique. Les fresques murales s’appuient sur la présence du mur pour exister. Quand le spectateur les regarde il y a toujours un espace entre lui et la fresque. Avec la réalité virtuelle, une nouveauté apparaît : Il se crée en effet, soit un prolongement parfait de l’espace physique soit la constitution complète d’un nouvel univers englobant l’entièreté du champ visuel du spectateur. La réalité virtuelle “abandonne” alors la réalité physique dans la mesure où l’écran ne représente plus une fenêtre entre les deux, mais devient un téléporteur. 34 Cette mutation de l’écran existe déjà avec d’autres machines. Les ordinateurs, par exemple, offrent la possibilité d’ “éclater” l’interface de l’écran. Ce dernier n’est plus une fenêtre mais une multitudes de fenêtres. La superposition de “micro-univers” (une page web, un dossier d’ouvert, un logiciel de traitement de texte ouverts en simultané) fait alors perdre à l’écran son statut de « fenêtre », et il disparaît dans le flot d’informations qu’il se retrouve à divulguer. Mobilité VS immobilité : la liberté du spectateur La mobilité donnée au spectateur est un deuxième phénomène lié à la spatialité de l’interface. Par sa place, sa taille, sa distance, l’écran donne plus ou moins d’espace physique et mental au spectateur et lui laisse alors plus ou moins la capacité de s’approprier le média et le message. Selon ses caractéristiques propres, l’écran “met en espace” le spectateur, lui offrant un certain degré de liberté de mouvance. En effet, Malovich pointe du doigt le régime spectatoriel contemporain35 qui impose, selon lui, un assouvissement du corps. Pour rendre son propos 33 “Dans la tradition de la simulation, le spectateur existe dans un espace cohérent unique, à savoir l'espace physique prolongé par l'espace virtuel , dans la tradition de la représentation , le spectateur a une identité double. Il existe simultanément dans un espace physique et dans l'espace de la représentation.” ibid. p 226 34 "En réalité virtuelle , soit rien ne relie les deux espaces soit à l'inverse ils coïncident parfaitement. Dans les deux cas, la réalité physique proprement dite est tenue pour nulle et non avenue, congédiée, abandonnée. " ibid. p227 35 “Au cours de la phase dite primitive , l'espace de la salle de cinéma et celui de l'écran étaient nettemment séparés, un peu comme au théatre ou au vaudeville. Les spectateurs était libre de réagir , d'aller et venir et de se tenir psychologiquement à distance du monde virtuel du récit cinématographique. Au contraire, le cinéma classique 18 explicite, il compare deux arts : le cinéma actuel avec le théâtre populaire du XIXème siècle. Quand l'un prend place dans une salle sombre, silencieuse où les spectateurs sont assis, l'autre laisse son spectateur libre dans une foule bruyante et distante avec le spectacle. La grammaire cinématographique contemporaine pose la caméra à la place du spectateur, obligeant ce dernier à rester immobile physiquement lors du visionnement alors que le théâtre type vaudeville se passait de « normalisation des corps » et laissaient les spectateurs adopter des positions lâches et décontractées. Selon la mise en situation “physique” choisie, le spectateur se retrouve absorbé mentalement d'une manière spécifique par les images qui lui sont présentées. L'auteur se concentre d'ailleurs un temps sur la relation spatiale qu'offre la réalité virtuelle. Selon lui, la réalité virtuelle s’écrit avec une grammaire qui va à l’encontre de celle du cinéma. Elle libère le spectateur : c’est lui qui doit se mouvoir dans l’espace où il est présent physiquement afin que l’espace virtuel se dévoile à lui36. Cependant, cette situation est très paradoxale : Si le spectateur semble libre de ses mouvements, “la réalité virtuelle l’emprisonne comme jamais auparavant”37. En effet, le casque relie directement le spectateur à la machine. Il fait de son corps une sorte de “souris ou de joystick”;38 en fait il intègre le corps de l’humain au sein même de l’interface machine. Finalement, selon Malovich, la réalité virtuelle ne fait que prolonger la tradition d’immobilisation du spectateur voir même la renforcer. Malovich rappelle enfin que l’ordinateur et la réalité virtuelle sont des cas particuliers : ce sont des systèmes où la nature de l’écran mute pour devenir transparente, invisible. Néanmoins, ces phénomènes restent limités aux cas particuliers de ces machines et de manière générale, notre société s’ancre dans une ère de l’écran39. Depuis cette ouvrage d'anthologie datant de 15ans, les s'adressait à chaque spectateur comme à un individu à part et le plaçait à l'intérieur du récit du monde virtuel du film.” ibid. p220 36 "A la différence du cinéma, où la caméra mobile se déplace indépendamment du spectateur immobile, celui ci doit maintenant se mouvoir dans l'espace physique pour faire expérience du mouvement dans l'espace virtuel.” 37 ibid. p222 38 “Le corps était attaché à l'ordinateur comme l'est aujourd'hui la souris. En fait, le corps n'est ni plus ni moins qu'une souris géante, ou plus précisément un joystick géant; au lieu de déplacer une souris, l'utilisateur devait mettre tout son corps en mouvement.” ibid. p222 39 " Qu'il soit dynamique, en temps réel ou interactif, un écran reste un écran. Interactivité , simulation et téléprésence : comme dans les siècles passés , nous regardons toujours une surface plane, rectangulaire, existant dans l'espace occupé par notre propre corps et servant de fenêtre ouvrant sur un autre espace. Nous sommes encore à l'ère de l'écran.” ibid. p 229 19 NTIC ont continué à se développer à une vitesse fulgurante. Sans renier les propos qu’il mène dans “le langage des nouveaux médias”, Malovich met dorénavant les médias de côté et oriente ses réflexions de plus en plus vers les logiciels et la récolte de données. Mac Luhan et Manovich sont des professeurs en sciences de la communication et de l’information. Si leurs théories sont antérieures à l’arrivée du média des casques actuels de RV, elles présentent une solide base critique qui constitue une valeur atemporelle pour analyser les médias. Pour résumer, Mac Luhan a mis en valeur la nécessité d’étudier quel sens est étendu par un média ou au contraire quel sens il “cannibalise”. (I.A.1) Manovich, lui, a mis en valeur des angles d’analyse , la spatialité et de temporalité, qui permettent de dévoiler et mesurer l’effet d’un média (sentiment de présence/double identité, de représentation/immersion, de liberté/immobilité) (I.A.2) La RV met en exergue le fondement de ces théories car elle passe par des sensations corporelles et non plus par des émotions spirituelles. D’ores et déjà, on peut percevoir que les casques de réalité virtuelle sont des médias qui relient plus que jamais le corps et les sens aux technologies, donnant plus que jamais matière à ces théories. Cette lien entre ces deux est d'ailleurs confirmé par la présence du sujet de la RV dans l'ouvrage de Manovich (I.A.2). Pour ces différentes raisons, tout au long de notre étude, nous allons inscrire notre réflexion dans la pensée critique de ces auteurs. B) De l’immersion à l’empathie : Construction d’une prophétie autour de la Réalité Virtuelle Aussi, nous allons poursuivre notre analyse de la réalité virtuelle, en la resituant dans son contexte actuel ( I.B.1) et en étudiant les propos des principaux acteurs qui l’accompagnent. Sans chercher à comparer ou confronter leurs points de vue aux démarches scientifiques des deux auteurs étudiés, nous allons voir notamment comment les démarches scientifiques des uns s’actualisent avec les discours des autres, comment ils se font écho mais aussi comment ils rentrent en dissonance. (I.B.2) 20 1) Contexte social et commercialisation des casques de réalité virtuelle (RV) Imaginaires et représentation sociales autour d’un nouveau média. La réalité virtuelle est un sujet qui fait beaucoup fantasmer notamment grâce aux potentiels qu’elle offre pour nous tromper complètement, afin de créer une immersion parfaite dans une autre réalité que celle tangible. Déjà dans les années 80/90, des projets de réalité virtuelle étaient sur les bancs d’essais. À cette époque, ce sujet était très relié dans l’imaginaire au concept de cyberespace, élément constitutif d’une certaine idéologie considérant le corps et le langage comme “des chaînes” dont il fallait se libérer. Nombreuses oeuvres littéraires et cinématographiques mettent en scène cet imaginaire (Matrix, Tron, John Menovnic40…). Cependant à l’époque, la technique et les technologies n’étaient pas au rendez vous ; le sujet et les recherches ont été mis de côté face à d’autres progrès. On semble assister ces dernières années à la consécration de la réalité virtuelle. Les nouveaux médias et nouvelles interfaces annoncés sont enfin capables de nous offrir une véritable expérimentation de la réalité virtuelle. Dans l’opinion public, l’arrivée de ce média ne passe pas inaperçue. Elle provoque de fortes réactions qui s’étendent du scepticisme à l’excitation, en passant par différentes stades de peurs et d’attentes. Le buzz sur les réseaux sociaux créé par la photographie de la conférence à Barcelone de Mark Zuckerberg témoigne le mieux de l’engouement du public pour ce média. 41 Elle démontre aussi l’influence des personnalités du secteur sur l’imaginaire du public. En effet, depuis les années 80, les pionniers et prophètes de la réalité virtuelle comme Jaron Lanier et Howard Reihngold ont été remplacés par des cinéastes comme Chris Milk et des entrepreneurs tel Mark Zuckerberg. Dans leurs discours et représentations médiatiques, les propos ont eux aussi pris une nouvelle voie : toujours aussi puissante, la réalité virtuelle se comprend et s’impose aujourd’hui comme un média qui va révolutionner les relations entre les Hommes. 40 41 MILON Alan, La réalité virtuelle, avec ou sans le corps? , Autrement, 2005 voir annexe 2 21 La commercialisation et démocratisation des casques de RV Depuis le début de l’année 2016, la réalité virtuelle fait régulièrement la une médiatique et les premiers casques se commercialisent. En à peine quatre ans, un exponentiel rattrapage technologique a permis de développer et de démocratiser ce nouveau médium. En effet, c’est en 2012 que la “course” à la réalité virtuelle a débuté dans le secteur du jeu vidéo. En parlant de son invention, un casque qui permet une immersion complète dans un univers vituel, Palmer Lucket attise très vite l'intérêt des “hards gamers” sur les forums internet. Peu de temps après, il crée alors son entreprise Occulus Rift et débute une campagne de socio-financement pour commercialiser son casque. La réussite fulgurante de sa campagne fait rentrer Sony, Samsung et HTC dans cette concurrence. L’année 2014 est alors rythmée par les annonces de chacun à propos de leurs casques respectifs (Morpheus, le Gear et le HTC Vive). La même année, un nouvel acteur apparaît sur la scène et renverse l'organisation du marché économique qui se dessine : le 25 mars, Facebook annonce le rachat d’Oculus rift. Médium surtout pressenti pour le secteur de l’industrie vidéoludique, le projet de réalité virtuelle “Ascended the Wall”42 lié à la populaire série de HBO “ Games of Thrones” est présenté au festival SXSW en 2014. Il ouvre les portes de la réalité virtuelle à de nouveaux champs d’application (cinéma, télévision …). Ces collaborations se confirment au festival de Sundance en 2015, avec la présentation de 16 projets de réalité virtuelle dans le secteur “New frontiers”. En mars de la même année, l’application NYTVR du quotidien américain The New York Times ouvre la voie au champ journalistique. En même temps, Youtube annonce unr nouvelle possibilité d’héberger des vidéos 360 degrés sur son site. On voit donc pléthore d’éléments et de collaborations d’acteurs divers qui encouragent et facilitent la création et la diffusion de contenus. 2016 est donc l'année de la commercialisation pour ce secteur médiatique : en mars les premiers casques oculus précommandés deux ans auparavant ont été livrés. Avec un prix qui s’élève à 700 euros, l’oculus reste cependant un bien coûteux qui vise une cible particulière : un public de joueurs technophiles. Néanmoins, commercialisation va de pair avec démocratisation 42 HUDSON Laura, How it felt to experience games of throne through virtual reality, Wired, 03/08/2014, consulté le 01/04/2016, “http://www.wired.com/2014/03/game-of-thrones-oculus-rift/” 22 rapidement plusieurs propositions aux gammes de prix différentes viennent segmenter le marché en offrant des expériences de plus ou moins bonne qualité. Aussi, chaque public selon son pouvoir d'achat peut expérimenter la réalité virtuelle. A titre d’exemple, le cardboard proposé en 2015 par Google qui offre accès à la VR avec de simples smartphones existe en plusieurs versions améliorées et personnalisées par différentes entreprises (Freefly, Homido, Gear..). Enfin, différentes actions sont menées pour accompagner l’arrivée de ces nouveaux médias dans les foyers. C’est le cas de la campagne “Google Expedition Pioneer Program” qui met en place un kit pédagogique pour les professeurs qui veulent animer des séances d’histoire ou de géographie en classe avec des google cardboard.43 A la fois source d’attentions vigilantes ou au contraire, de fantasmes démesurés, il semble bien que l’année 2016 marque le début de l’ère de la réalité virtuelle et son entrée dans les foyers. Cette commercialisation est loin d’être discrète, elle s’accompagne de publicité mais aussi de discours allégoriques portés sur le devant international par des acteurs de différents champs allant du journaliste à l'artiste multimédia. 2) La réalité virtuelle, une machine qui révolutionnera nos relations humaines ? Des discours médiatiques prophétiques sur la “machine à créer de l’empathie” La réalité virtuelle n’est qu’aux prémices de son existence mais déjà peut-on apercevoir la diversité des champs d’application qu'elle offre. La RV semble être un outil de qualité pour transmettre un message, une expérience, une sensation ou encore une émotion. Ce médium provoque un important enthousiasme dans le monde artistique, créatif et médiatique. Deux discours prononcés par Chris Milk et Nonny de la Penna, lors de conférences TED dévoilent les idées de nombreux artistes issus d’horizons différents mais qui s’intéressent à ce “transmetteur”. Les interventions de ces pionniers du secteur de la VR rejoignent un même thème : celui des perspectives offertes par la VR pour les relations humaines. 43 MOYNIHAN Tom, Google is bringing its VR fields trip to even more school, Wired, 01/20/2016, consulté le 08/042016 , http://www.wired.com/2016/01/google-brings-its-vr-field-trips-to-more-schools/ 23 Chris Milk est un artiste multimédia américain. Il a aussi fondé l’entreprise VRSE qui est aujourd’hui une des références dans la production en réalité virtuelle. En 2014, il a réalisé le documentaire en réalité virtuelle “Cloud Over Syria”. Avec un univers à 360 degrés, ce film immerge les spectateurs dans le quotidien d’une petite fille qui vit dans un camps de réfugiés syriens. Dans sa conférence TED, il revient sur son expérience en tant que réalisateur avec ce nouveau médium. Il présente la réalité virtuelle comme ayant le pouvoir de faire avancer le monde. Pour ce réalisateur, la RV offre une sensation d’immersion unique qui est le facteur clé pour créer “de l’empathie” chez le spectateur. Avec le casque, l’utilisateur a une sensation de présence dans l’univers qui lui est montré. Par la pleine sensation de présence dans cet autre univers, le spectateur ne voit plus par une fenêtre comme avec les médias traditionels, mais il est “à la place de”. Dans l’approche portée par Chris Milk, les interfaces hommes/machines ne créent plus une interaction entre les humains et les machines mais vont au delà, en renforçant les relations d’humains à humains. Aussi, pour C. Milk, les potentiels de la réalité virtuelle permerttraient de modifier nos relations dans l’espoir de les améliorer, de nous faire prendre soin des autres ou de nous encourager à agir pour les causes qui nous semblent justes. Nonny de la Penna est une journaliste pionnière dans le domaine de la réalité virtuelle. Dernièrement, elle a produit “Projet Syria”, un film de réalité virtuelle qui plonge le spectateur dans la ville d’Aleppo en Syrie, lors de l’explosion d’une bombe dans la rue. En 2015, elle a présenté à la conférence de TEDWomen ses projets et ses projections sur l’avenir du journalisme. Similairement à Chris Milk, on trouve dans ses propos un rigoureux enthousiasme envers ce nouveau média. Dans son discours, elle décrit avec emphase les sensations quasi physiologiques que provoque la réalité virtuelle. Ce caractère unique de l’expérience donne un véritable écho au message transmis ainsi qu'une durée de vie dans la mémoire du récepteur. Analyse du discours et déconstruction de la prophétie Comme on peut le constater les discours de C. Milk et N. De la Penna se basent sur deux postulats : un technique et un communicationnelle. Le premier postulat se fonde sur la capacité technologique des casques à montrer des univers virtuels qui immergent totalement 24 l’utilisateur et créent une illusion parfaite. Le deuxième postulat suppose que les médias ne sont pas de simples transmetteurs mais qu'ils jouent un rôle dans nos sociétés. Le postulat qui soustend leurs discours prétend que les médias impactent l’homme, sa perception, et par conséquent, qu'ils impactent la société dans sa globalité. Ce dernier postulat fait écho aux théories que nous avons évoquées précédemment. Préçisement, si l'on analyse textuellement ces discours, on peut identifier trois concepts de nos théoriciens : ceux d’identité et d’immersion du spectateur de Manovich et celui de sensorium propre à Mac Luhan. En effet, Chris Milk utilise un vocabulaire similaire à Manovich pour décrire la VR. Ses propos évoquent l'idée de faire disparaître l’écran comme “fenêtre”, ce qui s'accorde avec la mutation de l'écran décrite par Manovich. “But then I started thinking about frames, and what do they represent? And a frame is just a window. I mean, all the media that we watch -- television, cinema -- they're these windows into these other worlds. And I thought, well, great. I got you in a frame. But I don't want you in the frame, I don't want you in the window, I want you through the window, I want you on the other side, in the world, inhabiting the world.” Chris Milk, TED Toujours en se référant aux théories de Manovich, le concept d’identité du spectateur est présent chez les deux conférenciers. Si Nonny de la Penna considère que l’utilisateur garde une double identité alors que Chris Milk sous-entend qu’il y a une pleine sensation de présence durant l’expérience, les deux conférenciers s’accordent sur la finalité : quand un utilisateur est face à un média, il est présent dans deux espaces : le réel et le virtuel. Une interface provoque un dédoublemement de sa personne, ce dédoublement peut se superposer ou se confondre selon que l’utilisateur est immergé complètement ou non. “Now, don't get me wrong -- I'm not saying that when you're in a piece you forget that you're here. But it turns out we can feel like we're in two places at once. We can have what I call this duality of presence, and I think that's what allows me to tap into these feelings of empathy. Right?” Nonny de la Penna, TED 25 “you're not watching it through a television screen, you're not watching it through a window, you're sitting there with her. When you look down, you're sitting on the same ground that she's sitting on. And because of that, you feel her humanity in a deeper way. You empathize with her in a deeper way.” Chris Milk, TED Enfin, proche de l’idée du sensorium de Mac Luhan, Nonny de la Penna met en avant dans son discours le rôle des sens et comment tous sont sollicités et impactés par les casques de réalité virtuelle. Elle insiste beaucoup sur l’impact que porte la VR sur le corps : affecté physiquement lors d’une expérience en réalité virtuelle, l’expérience est alors plus prompte à ancrer une marque, un souvenir dans notre mémoire. “[...] By putting on these goggles that track wherever you look, you get this whole-body sensation, like you're actually, like, there. [...] Families in America are going hungry, food banks are overwhelmed, and they're often running out of food. Now, I knew I couldn't make people feel hungry, but maybe I could figure out a way to get them to feel something physical.” Nonny de la Penna, TED A partir de ces postulats, les conférenciers fondent l’hypothèse que la réalité virtuelle nous immerge et est capable de nous mettre “à la place de”. Parce que l’humain est sensible à ce qu’il voit, vit et ressent au travers d’interfaces et d’intermédiaires médiatiques, un sentiment apathique pourra l’habiter lors d’une expérience virtuelle où son cerveau serait complètement trompé et se prendrait à la place d’un autre. En effet, si on se limite à une définition simple d'empathie comme « Faculté intuitive de se mettre à la place d'autrui, de percevoir ce qu'il ressent. » 44 , la réalité virtuelle semble être effectivement le candidat idéal dans le rang des médias pour offrir les conditions adéquates au développement de cette faculté. Avec la réalité virtuelle, l’utilisateur est de fait immergé dans un univers nouveau et se trouve mis à la place d’un autre. Il ressentira alors plus facilement et plus directement ce que cet autre a vécu. 44 Le grand Larousse édition, 2014 26 Une fois cette hypothèse émise, nos figures médiatiques ne s’arrêtent pas là, et extrapolent leur concept. En partant de cette notion d'empathie, elles prolongent leurs hypothèse et formulent une promesse : Parce que la VR immerge, elle nous met “à la place de”. Si les expériences que nous vivons en virtuel nous font ressentir de l’empathie, en contre partie de ces sentiments ressentis dans le virtuel, nous développons une envie et une volonté d’agir dans le réel pour changer nos relations humaines et améliorer nos sociétés. 45 A ce niveau, on peut donc noter que les propos tenus durant les TEDs prennent une tournure qui s’éloigne de la théorie rigoureuse de Mac Luhan et Manovich. Les conférenciers vont au delà des attentes communes, et s’embarquent dans des perspectives utopiques, prenant dans une certaine mesure un ton prophétique. 3) Formulation de l’hypothèse Dans cette première partie, nous avons constitué une base théorique sur laquelle nous allons nous appuyer tout au long de notre étude. Cette base nous permet d’affirmer que les médias sous leur forme pure (c’est à dire sans même considérer leurs contenus), ont une forte empreinte sur les humains. Nous avons vu que les médias jouent sur nos sens, créant des déséquilibres qui modifient notre perception et par conséquent, impactent la façon dont nous comprenons et appréhendons notre univers ( I.A.1). Précisément, on a mesuré l’impact de l’écran comme interface homme-machine. On a pu réaliser que l’écran crée des dispositions qui touchent spécifiquement le spectateur ou l’utilisateur. La transmission au travers d’un média laissent une marque sur le message et le contenu qui impacte le récepteur et sa perception. (I.A.2) Ainsi, peut on dire que ces théories laissent pressentir que la réalité virtuelle possède un important potentiel sur l’homme, sa perception et sa relation avec les autres (I.A.2). 45 So, it's a machine, but through this machine we become more compassionate, we become more empathetic, and we become more connected. And ultimately, we become more human.” MILK Chris , How virutal reality can create the ultimate empathy machine ? , consulté le 15/03/2016 https://www.ted.com/talks/chris_milk_how_virtual_reality_can_create_the_ultimate_empathy_machine “. We're creating mobile pieces like the Trayvon Martin piece. And these things have had impact. I've had Americans tell me that they've donated, direct deductions from their bank account, money to go to Syrian children refugees. And "Hunger in LA," well, it's helped start a new form of doing journalism that I think is going to join all the other normal platforms in the future.” ibid. 27 Par la suite, nous avons appréhendé le contexte et le discours médiatique autour de la réalité virtuelle. (I.B) A l’aube de sa commercialisation et à l’horizon de sa démocratisation, nous avons mesuré les attentes du public autour de ce média. Nous avons ainsi souligné l’important imaginaire et les nombreux fantasmes qui entourent ce média. (I.B.1) Du côté des créateurs, nous avons aussi apprécié les attentes et désirs que suscite ce média. Nous avons réalisé que les acteurs du champs créatif misent énormément sur lui : certains clament que ce média pourrait améliorer nos sociétés. Aussi, nous avons essayé d’identifier sur quels arguments ces paris se basent (I.B.2). On a vu alors que ces idéaux se construisent sur une conception des médias que nous avons validée avec deux auteurs précédemment. De plus, ces idéaux reposent sur un autre postulat plus technique : la supériorité technologique des casques de réalité virtuelle comparée aux autres médias pour créer l’immersion. Néanmoins à ce stade, rien, si ce n’est le discours de nos conférenciers, ne vient valider ce postulat technique. En partant de ces postulats, ils posent l’hypothèse que la réalité virtuelle “est une machine créatrice d’empathie”. Encore une fois, ces propos restent hypothétiques dans la mesure où leur véracité ne repose que, à ce niveau de notre réflexion, sur la conviction des deux locuteurs. En partant de cette hypothèse, les deux conférenciers extrapolent alors leurs propos et promettent une société meilleure grâce à la réalité virtuelle. Aussi, cette promesse n’exprime en rien une certitude ; seule une analyse auprès des utilisateurs et sur le long terme pourrait confirmer de tels propos. Dans cette première partie nous avons pu appréhender quatre discours d’acteurs issus de champs différents et poursuivant des buts propres à chacun. En effet, Chris Milk et Nonny de la Penna endossent un rôle différent de celui des théoriciens, Mac Luhan et Manovich. Participant au succès de la réalité virtuelle pour leurs intérêts financiers et professionnels, ils cherchent évidemment à convaincre le public du potentiel de ce nouveau média. Ce dernier suscite beaucoup d’émotions et nécessite un accompagnement spécifique lors de sa sortie pour “rassurer” le public. Sans réfuter en bloc les possibilités offertes par la réalité virtuelle, il faut donc garder en tête que l’usage de la formule “machine créatrice d’empathie” n’est pas neutre. Le concept d’empathie est un sujet à “la mode” : il est de plus en plus mis en avant dans les champs scientifiques (découverte des neurones miroirs) et économiques (solution alternative à notre modèle socio-économique proposé par Jeremy Rifkin). Cette expression traduit une utopie 28 sociale globale de plus en plus présent, et vient inscrire la réalité virtuelle en adéquation avec les espoirs sociétaux. Pour ces raisons, nous pouvons émettre un doute sur la probabilité que leurs hypothèse s'avère vérifiable. Aussi, nous allons dans un second temps questionner et tester l’hypothèse de ces deux artistes et réalisateurs d’expérience en réalité virtuelle. En testant la validité des postulats et de l’hypothèse émis par ces auteurs, nous allons émettre une contre hypothèse considérant que si une part de vérité traverse ce discours, celui ci reste très réducteur. Aussi, dans un premier temps, notre travail consistera à valider le plus d’éléments possibles de l’hypothèse émise lors des TEDs. On a déjà pu voir que notre étude et leurs propos partagent la même conception des médias. Les deux ont pour socle commun la reconnaissance de l’impact des médias sur trois niveaux : psychologique, physiologique et social. (I.A) Cet angle d’analyse choisi en première partie nous permet ainsi de ne pas revenir sur l’émission de ce premier postulat, que nous considérons comme validé. A travers le cas pratique de l’expérience en réalité virtuelle Le Photographe Inconnu, nous allons chercher dans une deuxième partie à vérifier le second postulat de l’hypothèse de C. Milk et N. De la Penna qui traite des capacités techniques des casques. (II.A) Nous évaluerons la qualité de l’immersion dans cette expérience en réalité virtuelle et nous mesurerons à quel degré cette immersion est lié au produit de ce média et non pas au contenu. (II.B) Dû à la nature du contenu du Photographe Inconnu (LPI) l’étude de ce dernier ne nous permettra pas de vérifier l’hypothèse que la réalité virtuelle est “une machine créatrice d’empathie”. Néanmoins avec un certain recul, nous essayerons d’évaluer ce potentiel selon la capacité du média dans le cas de cette expérience à susciter les émotions propres à celleci. (II) Enfin, nous reviendrons sur la promesse énoncée par C.Milk et N. De la Penna dans une troisième et dernière partie. Il est vain d'essayer de prouver ou réfuter une promesse : Par définition celle ci se révélera être vraie ou non par son existence dans le futur. Cependant, nous questionnerons les limites et les enjeux cachés derrière celle-ci grâce aux informations récoltées, les sujets abordés dans notre étude de cas (II) ainsi qu'en puisant dans des ressources externes. (III) 29 II) La Réalité Virtuelle, un média réellement immersif ? Étude de la qualité immersive de la VR à travers l'exemple du Photographe Inconnu “Ben déjà j’pense que si tu mets un casque tu l’as l’immersion. Si j’peux parler de la première journée où on a essayé le casque , t’as tout le landscape autour, et même si t’as juste un cube, un personnage en 3D , t’es, t’es t’es en immersion totale.” Claudine Matte, directrice artistique de LPI “Ce qui crée l’immersion dans le casque c’est que, tourner la tête à une action de tourner la tête dans le monde virtuel,[...] Dès que t’as un espace ou une suggestion d’espace, là t’as une immersion. Ça c’est le rudimentaire.” Loïc Suty, rédacteur concepteur de LPI “[...] Le casque il crée déjà l’immersion par lui même, gratuitement, quelque soit le contenu que tu montres à la personne, elle est déjà immergée.” Osman Zeki, directeur technique de LPI 30 Dans un premier temps, nous allons définir notre cadre et la méthode d’analyse de notre étude de cas pour confirmer les postulats et l’ hypothèse vus précédemment. Pour cela, nous préciserons les délimitations de notre étude ( I.A.1) et nous établirons des outils d’analyse, en nommant des critères précis que nous pourrons apprécier selon des indicateurs identifiables et mesurables. ( I.A.2). Dans un second temps, nous utiliserons ces outils pour décrire et analyser l’expérience de LPI selon le contenu et le média (II.B.1). Cet premier angle technique sera conforté ensuite par une analyse, laquelle s’appuiera sur un entretien avec l’équipe créative et de production (II.B.2). A) Méthodologie d’analyse pour l’étude de cas du Photographe Inconnu Après avoir présenté le champ de notre étude et avoir saisi les différents éléments théoriques et pratiques qui le délimitent (II.A.1) nous mettrons en place, dans un deuxième temps, une méthodologie de travail en identifiant des critères et des indicateurs qui permettront de mener notre étude de manière rigoureuse et fondée. (II.A.2) 1.Cadre de la recherche Présentation du cadre : En 2015, Turbulent une entreprise de production digitale montréalaise, a réalisé et produit le dispositif de réalité virtuelle “ Le Photographe Inconnu” (LPI) en collaboration avec l’ Office Nationale du Film Canadien (ONF). LPI prend racine dans un projet en développement chez Turbulent : une expérience sous forme d’application tablette autour de photographies de guerre retrouvées dans une ferme abandonnée au Québec. Le projet n’arrivant pas à prendre une forme concrète et intéressante, l’équipe a fait 31 le choix de réorienter complètement leurs concepts pour s’essayer à une production en réalité virtuelle. Ce format semblait mieux approprié aux contenus et a permis de développer un projet viable et de qualité. En effet, depuis sa création, le projet a fait le tour des différents festivals de cinéma ou de documentaire comme Sundance aux Etats-Unis, International Documentary Filmfestival Amsterdam (IDFA) en Hollande ou encore les Rendez-vous Internationaux du Documentaire de Montréal (RIDM) au Canada. Dans chaque festival le dispositif a été remarqué et apprécié par les professionnels pour sa qualité artistique et son innovation. Différentes récompenses lui ont été adressées dont notamment the Emotional Games Awards et un Webby Awards début 2016. La problématique à résoudre qui sous-tend nos questionnements est de savoir si l’immersion en réalité virtuelle peut prétendre être un moyen efficace pour améliorer les relations entre les individus. L’expérience de LPI va nous servir plus précisément à mesurer la validité de l’hypothèse de Chris Milk et Nonny de la Penna. Confronter leurs propos à la réalité permettra de valider le postulat technique d’une part, et saisir la véracité de leur hypothèse d’autre part. En partant de ces éléments, l’étude de cas permettra aussi une première approche de notre contrehypothèse : si la réalité virtuelle est un média fort avec un potentiel important, cela n’en fait pas, de fait, un média avec un impact positif, créateur d’empathie et amplificateur des relations humaines. Au contraire, notre contre-hypothèse considère ce discours réducteur et considère qu'une réalité plus complexe subsiste en arrière scène du discours médiatique. Les limites du cadre : Notre analyse sera cadrée à la fois par les termes que nous allons définir et le matériel qui sera à notre disposition. Nous comprenons ici la réalité virtuelle dans son sens restreint, c’est à dire un univers représenté et qui se donne à voir grâce au dispositif technologique qui offre une simulation 3D en temps réel. Nous ne prendrons en considération que les projets de réalité virtuelle impliquant l’usage d’un casque commercialisé ou en voie de l’être. Ceci exclut de fait tout autre réalisation nécessitant des interfaces comme les combinaisons ou gants haptiques. Si ces derniers sont très intéressants, ils restent des éléments qui ne sont pas encore au stade de la commercialisation et 32 ne rentrent donc pas dans notre cadre d’étude. Si différentes plateformes de contenus et marques de casques existent (Gear, Oculus, Morpheus, Cardboard), les différences entre eux sont trop minces et le contenu n'est pas encore assez diversifié pour que nous puissions nous concentrer sur un seul type de casque. Nous comprendrons dans notre étude tout type de matériel, y compris les expériences de VR accessibles avec smartphone et cardboard, Néanmoins, nous exclurons les simples vidéos 360 qui se visionnent par un lecteur habituel proposé par youtube ou facebook et accessible sur ordinateur. Quant aux traits prêtés à l’humain et au corps, nous limiterons le champ de notre étude de la perception à la vue, l’ouïe, et le toucher. Nous exclurons le sens du goût et de l’odorat dans notre analyse : ces deux derniers ne sont pas pertinents avec les possibilités offertes par les technologies actuelles. Les avis divergent sur l'existence de sixième, septième sens… Pour notre analyse, nous conviendrons que l'étude des sens de la proprioception et de l’équilibre est nécessaire. Nous ferons l'impasse sur d'autres sens qui font polémiques (le sens du temps, la thermosensibilité…) Notre analyse portera sur deux éléments disponibles : le dispositif en lui même et l’équipe créative de Turbulent. Nous analyserons d’une part le dispositif en partant des documents de création et de réalisation accessibles dans les archives de l'entreprise ; Nous effectuerons d’autre part un entretien en groupe avec les différents collaborateurs pour analyser la volonté et la perception de leur travail. En conjuguant ces analyses, nous étudierons la qualité du dispositif en terme d’immersions corporelles, sensorielles, et psychologiques. Avec ces analyses, nous appréhenderons aussi la dimension émotionnelle existant en réalité virtuelle. Nous essayerons d’extrapoler ces informations pour former une première conclusion sur les pouvoirs d’empathie propres à ce média et sa capacité à modifier les hommes et leurs relations. Les éléments à notre disposition excluent un certain nombre de champs de recherche. En effet, l’étude ne pourra porter que sur l’offre et non pas sur la demande des utilisateurs. Plus précisément, l’étude ne pourra porter que sur la création des softwares (à comprendre comme le logiciel et le contenu). Nous nous attarderons sur les effets du matériel (le hardware) dans la mesure où le contenu y est lié, mais nous ne rechercherons pas les intentions des créateurs de matériel dans notre analyse. Enfin, si l’étude prendra en considération les dimensions artistiques et technologiques propres à l’œuvre, elle ne pourra en faire des critères spécifiques à 33 l’évaluation. Plusieurs de ces éléments que nous avons volontairement exclu auraient été très pertinents et intéressants pour notre recherche globale. Cependant s'ils ne peuvent faire l’objet d'une étude de cas précise et détaillée, ils restent néanmoins des sujets avec lesquels nous pourrons élargir notre réflexion dans une dernière partie. 2. Méthodologie suivie: critères et indicateurs Présentation et justification des critères choisis Notre objectif est donc de savoir si la réalité virtuelle est une machine créatrice d’empathie, grâce à l’étude du dispositif proposé par Le Photographe Inconnu. Nous cherchons donc à connaître le degré de sensation de présence pour l’utilisateur lorsqu’il utilise un dispositif virtuel. Pour cela, deux critères seront retenus : la qualité de l’immersion psychologique et la celle de l’immersion physique proposées dans l'expérience. Le critère d'immersion physique nous permet de confronter les promesses des casques (une immersion totale à 360 degrés, «jamais vu auparavant») avec la réalité des capacités de ceux-ci. L’immersion physique est le résultat des propriétés intrinsèques au média de la réalité virtuelle. Aussi, ce critère fera appel aux différents éléments théoriques des auteurs cités en première partie. L’immersion physique permet notamment d’évaluer la relation entre l’univers réel et celui virtuel, l’existence d’un continuum entre les deux ou au contraire, l’existence de deux univers parallèles. Enfin, elle permet de mesurer le nombre de sens impactés dans l’expérience et d’évaluer la définition de ces sollicitations ; ces éléments nous permettront de déterminer où se classe la réalité virtuelle dans l'échelle de Mac Luhan. L’immersion psychologique, quant à elle, permet d’étudier dans quelle mesure l’attention mentale du spectateur se concentre sur l’expérience. Cela nous permet de déterminer, comme Manovich le soulève, s’il y a une re-présentation qui laisse au spectateur une double identité ou si ce dernier se trouve face à un dispositif de simulation qui l' “aspire”. La relation “spatiale” entre le spectateur et le média pourra aussi permettre d’évaluer la liberté laissée à l’utilisateur. Ici, on pourra aller chercher des concepts vus avec Manovich avec des notions de mobilité et d’assouvissement. Ce critère nous amènera ainsi à définir le degré d’engagement dans 34 l’expérience. Nous pourrons alors voir comment les émotions peuvent engager l’utilisateur. Aussi, ces critères font écho à notre travail et leur convergence permet d’approcher au mieux le concept d’empathie, donnant alors tout son sens à notre analyse. Afin d’évaluer la qualité de ces immersions, nous observerons enfin, différents indicateurs . Présentation et justification des indicateurs choisis L'immersion physique La qualité de l’immersion physique, ou encore la sensation de présence, pourront se révéler au travers d’indicateurs propres à chaque sens. Un sens est «un ensemble de perceptions du milieu extérieur, de notre environnement.» Cela implique à la fois des organes comme les yeux ou le nez qui sont dotés de mécanismes capables de recevoir des stimuli extérieurs. Ces stimuli sont physiques (son, chaleur, lumière…) ou chimiques (odeur, saveurs) . Une fois reçu par les « capteurs », le stimulus est transformé en signal électrique par le système nerveux pour atteindre le cerveau où il sera reçu, traduit et donnera lieu à une « réponse » sous forme d'action (enlever sa main car source de chaleur trop importante par exemple…) D’abord il est nécessaire de questionner si chaque sens “existe” dans l’expérience, s'il est considéré ou s'il est renié. Pour ceux qui sont traités, il faudra indiquer ensuite, si le cerveau est “dupe”, si les effets créés donnent lieu à une illusion crédible. Aussi nous chercherons à évaluer la capacité du dispositif à tromper le cerveau en regardant les efforts mis dans le traitement des sens. La vue Chez l'homo sapiens, l'organe doté du plus de capteurs sensitifs est l'oeil (135 millions de récepteurs visuels versus 5 millions de capteurs de l'odorat, 700 000 pour le toucher et 30 000 pour l'ouïe). La vue est donc un des sens dominants, elle permet de traiter beaucoup d'informations nécessaires à la survie. Néanmoins, comme nous l'avons déjà mentionné avec Mac Luhan, le développement et la domination de ce sens ne relèvent pas d'un processus purement biologique mais s'entrelacent plutôt dans des logiques culturelles et historiques. Aussi, 35 on retient souvent le passage de l'oral à l'écrit comme acte de naissance de l'ère du visuel dans nos cultures. Depuis cette époque qui date de Platon, l'écriture, l'imprimerie, et aujourd'hui les nouveaux médias n'ont fait que renforcer cette importante croissance de la vue dans nos fonctionnements mentaux et sociétaux.46 Parmi les différents éléments que ces capteurs reçoivent et que le cerveau traite, on peut citer : la luminosité, les couleurs, les contrastes, les dimensions, la distance, le champs de profondeur. Aussi, nous regarderons comment le dispositif traite la vue en observant les jeux d'ombres et de lumière, la qualité des images, la qualité du stitching, la profondeur de champs, l'usage des couleurs et leurs contrastes. Nous évaluerons ainsi comment les capteurs visuels sont stimulés dans l'expérience. L'ouïe L'ouïe est un sens avec un rôle et des caractéristiques uniques et spécifiques. C'est le sens qui se développe en premier : déjà dans le ventre de la mère, le cerveau est sollicité par les sons que capte l'oreille. C'est aussi le sens « social » car c'est ce sens qui permet la communication entre les hommes. L'ouïe est en effet intrinsèquement lié à la parole et à notre capacité à nous exprimer par des mots. Au delà même de permettre de communiquer et de vivre en société, l'ouïe donne une perception de soi : Elle donne à entendre sa propre voix. C'est ainsi à la fois le sens de la sociabilité et de la subjectivité. 47 A la différence de la vue, l'ouïe est un sens plus difficile à orienter, à focaliser. Principalement l'ouïe humaine permet de capter les sonorités comme le bruit, les sons, les timbres et le volumes sonore de ces éléments. Dans LPI, nous chercherons des éléments prouvant que la perception sonore est immergée dans l'univers virtuel, notamment en cherchant la qualité du son, la complexité des éléments sonores (y a t il du bruit, une ambiance sonore ? Est-ce que tous les éléments ont leur propre identité sonore ? ) et la spatialisation du son. La proprioception 46 « La hiérarchie des sens et l'hypertrophie de la vue sont un résultat du processus de civilisation ». MARZANO Michela (directeur) Dictionnaire du corps, edition PUF, 2007, p 680, 47 « Comme le sens de l'ouïe est rétroactif, le locuteur s'entend lui même . Son ouïe suit sa parole. Cela lui permet de se suivre comme locuteur, d'être don re-fléchi. » ibid. p 679 36 La proprioception est rarement citée car elle ne possède pas à proprement dit d'organes capteurs ou récepteurs de stimuli extérieurs. En effet ce sens existe par un lien direct entre les muscles, les organes internes et le cerveau. La proprioception, c'est « la sensibilité du système nerveux aux informations sur les postures et les mouvements venant des muscles et des articulations. » La proprioception est capitale car elle relie beaucoup d'aptitudes physiques humaines avec les autres sens (l'orientation, l'équilibre…) Le sens proprioceptif est un des défis les plus importants pour la réalité virtuelle. Le cerveau a beaucoup de difficultés à traiter sa déstabilisation, ce qui arrive moins régulièrement que pour les autres sens. Souvent, la réaction du cerveau est primitive : Ce dernier va envoyer des messages pour alerter le corps d'un dysfonctionnement par la création de sensations désagréables comme des nausées, ou des maux de tête. Aussi, nous regarderons quels efforts ont été mis dans le dispositif pour réduire au maximum cette déstabilisation durant l'expérience. Pour cela, nous verrons si la proprioception est respectée en évaluant la concordance entre la position du corps de l’avatar et celle du corps de l’utilisateur ainsi que celle des mouvements avec le tracking de position. L'équilibrioception Le sens de l'équilibre est physiologique, il permet à un humain de maintenir son corps dans une position, lui évitant ainsi des chutes. Ce sens a besoin de plusieurs capteurs sensitifs différents : la perception visuelle, la perception spatiale avec l'oreille interne et la proprioception. Nous regarderons les éléments qui permettent de stabiliser l’équilibre et l'orientation dans l'univers virtuel, notamment en étudiant les éléments de caméra comme leurs positions et leurs mouvements, la vitesse de ces mouvements et la fluidité des images. Enfin des éléments de l'architecture virtuelle comme la présence d'un horizon, la présence d'un sol, pourront aussi être de bons indicateurs d'équilibre. Le toucher Le toucher est aussi un des premiers sens : comme l'ouïe, il se développe très tôt in utero chez l'humain. C'est le premier moyen de communication, pourtant il est dévalorisé pour incarner alors un sens « tribal », « primitif » alors qu’il permet de comprendre les contours, textures, volume, poids, et températures des objets. Il est donc nécessaire à la survie de l'homme. 37 Le sens tactile est reçu par la peau, ; sa particularité est de couvrir toute la surface du corps quand les autres sens, eux, sont localisés à des endroits particuliers. Cependant, dans le toucher, on peut distinguer la main parmi les organes récepteurs. Si la peau permet une sensibilité tactile partout, elle reste un organe passif. Au contraire, la main permet de saisir et de se servir d'un objet. « La main émancipe le toucher du reste de la peau » elle est dotée d’une capacité d'action grâce aux muscles et aux articulations qui l'entourent. La main est notre outil premier, notre interface qui permet de œuvrer et de créer, raison pour laquelle souvent, on la considère comme liée à la naissance de l'humanité. Aussi, l'intérêt de ce sens est singulier pour notre étude : bien que nous excluons les combinaisons haptiques qui procurent des sensations tactiles, nous gardons ce sens comme élément d'étude pertinent pour le dispositif de LPI. En effet, si nous ne pouvons pas étudier les capteurs sensitifs de la peau, nous pouvons malgré tout étudier dans le dispositif comment est traité le toucher par la main. Nous chercherons si « la main » est présente comme outil et comment elle est traitée comme un élément ou un outil dans le dispositif et par quel intermédiaire. L'immersion psychologique Pour l’immersion psychologique, nous regarderons d’abord si un rituel d’installation a été pensé pour permettre un passage gradué entre le monde réel et l’univers virtuel. Nous chercherons ensuite les qualités immersives de l’expérience au travers de 3 axes : Le parcours utilisateur, la personnalisation, et le degré d’engagement. Parcours utilisateur Pour étudier le parcours utilisateur dans l’expérience, nous regarderons principalement l’architecture narrative de celle-ci. Précisément, nous essayerons de définir s’il y a une histoire, si elle est construite autour d’un schéma narratif, si des moments scénaristiques sont établis et quel rythme est choisi. Incarnation et personnalisation Ensuite, nous évaluerons dans quelle mesure l’utilisateur est intégré au récit, c’est à dire dans quelle mesure il y prend parti. Nous chercherons d'abord s'il y a une identification aux 38 personnages voir une certaine appropriation, notamment en l'incarnant sous la forme d’un avatar. Aussi, nous regarderons la place donnée au personnage auquel peut s’accrocher l’utilisateur pour savoir quel rôle lui est accordé dans l’ histoire. S’agit-il du protagoniste de l’histoire (Est ce que des éléments objets ou textes s’adressent à lui directement?) ou d’un simple personnage secondaire? Enfin, s’il y a une présence d’avatar , nous évaluerons la qualité et le réalisme de ses proportions, de son aspect et de sa texture, pour mesurer son degré de crédibilité. Nous prêterons attention pour finir, à la présence d’éléments perturbateurs qui brisent “ l'illusion d’incarnation” (éléments qui traversent le corps de l’avatar par exemple) Interactivité et engagement Enfin, nous chercherons à faire ressortir le degré d’engagement de l’utilisateur via des indicateurs d’interactivité : L’utilisateur peut-il interagir avec l’environnement au global ? avec des objets précis ? Les éléments avec lesquels il peut interagir sont-ils riches d’interactions et complexes ? Dans les critères et indicateurs que nous avons retenus, nous ne retrouvons pas certaines des notions citées en première partie. Notamment, nous nous sommes arrêtés longuement sur les critères de spatialité et de temporalité chez Manovich. Si certains de nos indicateurs recoupent les indicateurs de spatialité, rien ne relève ici de la temporalité. En effet, si ce critère est très intéressant dans l’œuvre de Manovich, il ne rentre pas suffisamment en concordance avec notre sujet d’étude, lequel recentre la problématique sur le corps. B) Analyse du dispositif et des discours des concepteurs Maintenant que notre cadre est délimité (II.A.1) et que notre recherche peut s'appuyer sur des éléments concrets comme nos indicateurs ( II.A.2) , nous allons pouvoir étudier le dispositif du Photographe Inconnu, d’abord sous l’angle technique du dispositif et du média (II.B.1), ensuite dans le discours et les opinions de l’équipe qui a travaillé sur le projet (II.B.2). 39 1) Description du dispositif “Le Photographe Inconnu” (LPI) est une expérience interactive en réalité virtuelle qui offre à l’utilisateur une plongée surréaliste dans les souvenirs fragmentés d’un photographe de la Première Guerre mondiale. Pour le moment, le dispositif est disponible avec la technologie d’Oculus Rift uniquement. Il nécessite un matériel particulier : un ordinateur, une interface avec le casque de réalité virtuelle d’oculus et une télécommande type manette de jeu, ou joystick. Le projet s’articule autour de photographies issues d’un album découvert dans une grange abandonnée des Laurentides, au nord de Montréal (Canada). Ces photographies ont fait l’objet d’une étude par le documentariste Bertrand Carrière que l’on retrouve dans le moyen métrage Sur la piste de Fletcher Wade Moses. Après qu’on lui ait confié cet album photos retrouvé dans le Nord Québec, ce réalisateur a décidé d’investir le passé du photographe à travers les lieux présents sur ces images pour essayer de retracer sa biographie. Si cette quête lui a permis de visiter et faire vivre la mémoire de lieux marqués par la guerre, elle n’a pas permis de retracer clairement le rôle tenu par Fletcher Wade Moses durant la guerre. Ce projet documentaire de Bertrand Carrière est la genèse du projet LPI. En effet, LPI est un docu-fiction en réalité virtuelle qui mélange des photographies réelles et une narration fictive qui s’apparente à la voix intérieure du photographe. Au travers de cinq « séquences », l’expérience souhaite inviter à la réflexion sur le pouvoir des images et les ravages de la guerre, celles du passé, du présent, et du futur. Immersion physique La vue La vue est extrêmement sollicitée dans le dispositif de LPI. On peut déjà noter la qualité de l’image et du stitching qui assure une immersion de l’utilisateur. LPI comporte principalement des éléments visuels en animation images 3D d’une très grande qualité. Parmi cet univers visuel, on retrouve les véritables photographies du soldat qui ont été scannées en haute résolution et placées à différents endroits dans le dispositif. La juxtaposition de ces deux univers visuels et le 40 contraste entre eux (vieilles images du début du siècle dernier/ performances artistiques 3D) permettent une mise en lumière mutuelle des deux styles d’éléments visuels. Les variations d’univers selon les chapitres, s’accompagnent de couleurs, de luminosité et de contrastes propres à chacun, venant encore une fois solliciter l’immersion et l’attention visuelle du spectateur. Enfin, le champs de profondeur est travaillé et mis en valeur par le placement des objets dans les espaces ; cette caractéristique génère ainsi une impression d’un univers complet et complexe, et lui assure la sensation d’évoluer dans un environnement en quatre dimensions. L’ouïe La place du son et l’importance de l’ambiance sonore sont un des atouts primordiaux de l’expérience. Une attention bien particulière leur a été donnée dans le travail de création, tant dans leurs qualités que dans leurs significations. En effet, LPI utilise la technologie de son spatialisé. Cette technologie permet de “placer” les sons et les bruits dans l’espace, offrant des sons avec une qualité en haute définition pouvant provenir de devant, derrière, des côtés. Cette technologie renforce le réalisme de la scène pour l’utilisateur. Dans ces stimuli sonores, on remarque principalement des voix narratives. Chacune des voix a son timbre, son volume et sa sonorité particulière. Ces voix sont situées à différents endroits et desservent ainsi le fond de l’histoire : dans cet entrelacement des voix, on peut comprendre la complexité de la personnalité du personnage: entre perte identitaire et schizophrénie. Le toucher Il n’y a pas de toucher virtuel dans l’expérience. Néanmoins, le spectateur est en contact physique avec le joystick durant l’expérience. Cette interface ne lui sert pas d’outil pour saisir des objets dans l’espace virtuel mais permet de gérer son déplacement. La proprioception La proprioception est un élément assez négligée dans l’expérience. Il n’y a pas de concordance entre l’avatar et l’utilisateur puisque l’avatar peut se déplacer alors que l’expérience demande à l’utilisateur d’être en position assise.48 De plus, les mouvements de l’avatar se rapprochent de la sensation du vol, le mouvement est très fluide et assez rapide. On est donc éloigné d’une 48 Voir annexe 5 41 sensation de la marche. Ces éléments créent une perturbation importante qui génère souvent des sensations de nausées et maux de tête lors de l’expérience. De plus, la durée de celle ci (20 minutes) ne favorise en rien la tolérance du cerveau à une telle dissonance, entre le perçu et le réel . L'équilibrioception Pour renforcer le côté fou et fantasmagorique de l’expérience, l’architecture de l’univers est déformée : certaines scènes se présentent sans horizon, sans sol, et avec des disproportions de l’espace. Si ces choix favorisent l’aspect artistique et créatif du projet, ils restent des éléments qui déséquilibrent l'utilisateur au niveau physique car ils déstabilisent l’oreille interne et peuvent provoquer une forte désorientation. Immersion psychologique L’expérience de LPI débute avec une petite introduction dans un espace virtuel simple, qui donne ainsi le temps à l’utilisateur de s’acclimater à ce nouveau lieu. On a pu apprécier un genre de rituel à l’intérieur du dispositif pour rentrer peu à peu dans l’expérience. Parcours utilisateur Comme nous l’avons vu , LPI est un genre de docu fiction qui, dans un univers à la fois effrayant et fantastique met en lumière les souvenirs parsemés et la folie qui s'emparent du protagoniste 42 apparemment ancien soldat ou photographe de guerre. L’expérience retrace donc l’histoire de cet homme et traite d’un genre d’introspection où celui-ci, perdu dans sa mémoire, cherche à donner un sens à ses souvenirs épars. LPI se découpe en cinq chapitres qui sont distincts pour l’utilisateur grâce au fait qu’il sont situés dans différents espaces virtuels. C’est le déplacement de l’utilisateur dans les univers virtuels qui permet le passage d’un chapitre à l’autre. Le rythme proposé dans le déroulement de l’histoire est donc laissé au libre arbitre de l’utilisateur. Ce choix offre une liberté agréable à l’usage et n’influence pas pour autant la compréhension ou le déroulement de l’histoire. LPI a une durée assez importante (une vingtaine de minutes). Cette caractéristique peut jouer défavorablement sur l’immersion mentale et physique. Aussi, pour rendre le plus agréable possible cette immersion assez longue, l’architecture narrative chapitrée et les changements d’univers qui les accompagnent offrent un rythme qui casse la longueur de l’expérience, renforce l’attention et améliore alors l’immersion. Personnalisation et avatar La personnalisation de l’expérience est assez riche pour une des premières oeuvres de réalité virtuelle. Dès le départ, l’utilisateur est mis dans la peau du protagoniste. Il subsiste un flou volontaire entre le fait que soit l’utilisateur incarne le personnage ou le guide, soit l’utilise comme un tiers personnage. Ce manque d’identification précis du personnage principal s’explique par le fait que lui-même ne sait pas qui il est ou qui il a été. La position ambivalente de l’utilisateur dessert en fait la volonté artistique et prend tout son sens à la lumière de l’histoire racontée. L’incarnation du personnage se fait à travers deux manières : l’utilisateur est maître des déplacements de l’avatar par l’intermédiaire de la manette de jeu, et les voix que l’on entend tout au long de la visite s’expriment à la première personne. Dans le domaine du jeu vidéo on parle d’Uncaney Valley (l’étrange vallée) pour nommer les situations où un avatar virtuel crée un sentiment d’étrangeté par sa ressemblance et ses défauts avec un réel humain. Paradoxalement, plus un avatar a une apparence proche de l’humain, moins le spectateur est près à accepter la présence d’un défaut de ressemblance : Si ce cas de figure se présente, la dissonance entre réel et virtuel brise immédiatement l’illusion et créer un malaise, une gêne psychologique chez le spectateur. Aussi, dans LPI, il faut noter que si l’avatar protagoniste ne présente aucun signe physique visible, on croise à plusieurs reprises des 43 personnages dans les différents chapitres. Ces personnages n’ont rien d’humain : Soit les proportions sont déformés comme sur la photo ci-jointe, soit ils ne possèdent pas de traits humains, d’aspects ou de textures qui s’apparenteraient à un corps humain. Puisqu’il n’y pas de tentative de représenter fidèlement l’humain, l’illusion de réalisme ne peut pas être brisée, et le risque de voir apparaître une “uncaney valley” est écarté. Degré d’engagement Dans un sens, il y a un certain degré d’interaction entre le personnage et l’utilisateur : Comme on l’a dit, c’est ce dernier qui par exemple permet à l’avatar de déclencher les nouveaux chapitres en se déplaçant vers les différents espaces. C’est aussi l’utilisateur qui décide où poser son regard, le casque lui permettant d’interagir passivement avec les objets qui l’entourent. L’univers interagit avec l’utilisateur dans le sens où ces données de position sont traitées et permettent la création d’éléments visuels (petits flash de lumière) pour orienter l’utilisateur quand il se perd, ainsi que la création d’éléments sonores qui s’enclenchent quand son regard ou sa position s’approchent de certains éléments. Néanmoins, cette interactivité reste limitée : il n’ y a pas d’échange rétroactif avec des éléments du décor ou d’autres avatars présents dans le dispositif . Enfin la narration faite de la voix intérieure et des pensées à voix haute de l’avatar amplifie l’impression d’incarner un corps “étranger”. On peut aussi déplorer le manque d’éléments 44 complexes qui permettraient beaucoup d’interactions. LPI offre donc un personnage et un environnement qui engagent le spectateur et l’invitent à participer (son spatialisé, éléments visuels et sonores qui se déclenchent grâce au tracking de position) mais ne permet pas d’interactions plus nombreuses avec des éléments ou des objets, laissant alors l’utilisateur relativement passif durant l’expérience. Les différentes éléments vus précédemment nous permettent de mesurer la “définition” du média de la réalité virtuelle dans le cas de l’expérience de LPI. Précédemment, on a exploré la classification des médias selon Mac Luhan dont l’échelle d’évaluation est basée sur la capacité d’absorption des sens : plus un média captive, plus il sollicite de sens, plus il est chaud. La réalité virtuelle dans LPI se base au moins sur quatre sens : la vue, l’ouïe, l’équilibroception et la proprioception. La sollicitation de ces sens est intense : ces derniers sont complètement immergés et trompés par les éléments du média. Les procédés mis en place avec le dispositif suppriment complètement l’environnement qui entoure le spectateur ; aussi la réalité virtuelle se classe définitivement dans la catégorie des médias chauds. En abordant la question de la réalité virtuelle, Manovich ouvrait deux voies de réflexion sur la spatialité avec ce média : Soit ce dernier offre à voir une réalité virtuelle complètement dans la continuité de la réalité tangible, soit il renie cette dernière pour construire un monde à part. Dans le cas de LPI, il est clair que c’est cette dernière supposition qui a été exploitée. Aussi dans cette expérience créant un univers entier et nouveau, le spectateur n’a pas de double identité : Il n’a plus conscience du monde extérieur et sa présence dans l’expérience est intègre. Cette ubiquité de l’utilisateur permet alors d’aborder l’immersion psychologique de celui-ci. Comme il est mis en avant par Manovich, l’utilisateur est assouvi par le dispositif technique qui, comme on l’a vu, est assez important (ordinateur, casque audio, casque de RV et joystick). Néanmoins, sa liberté de mobilité subsiste voire s'améliore par ce dispositif qui offre la possibilité de déplacer son avatar dans la réalité virtuelle. Enfin, la liberté d’interprétation et d’appropriation du contenu est à discuter. A première vue, on peut dire que la sollicitation des nombreux sens ne favorise pas la liberté d’interprétation par l’utilisateur. La réalité virtuelle crée un nombre importants “d'extensions sensorielles” qui contingentent le travail de l'imagination et limitent les extrapolations et appropriations du contenu par le spectateur. Cependant, on a pu voir 45 que la personnalisation de l’avatar est délibérément chaotique et floue. Cette absence de définition redonne donc une marge d’interprétation aux utilisateurs. 2) Analyse des entretiens et comparaison avec l'analyse du dispositif Il a été possible de rencontrer trois membres de l’équipe de création de LPI lors d’un entretien groupé le 04 Mai 2016. Le réalisateur-concepteur et spécialiste son (Loïc Suty) , le directeur technique et lead développeur (Osman) et la directrice artistique (Claudine Matte) étaient présents pour discuter du projet LPI sur lequel ils ont travaillé ensemble. L’entretien groupé est un choix qui semblait le plus pertinent par sa contiguïté avec la manière dont le projet a été à la fois conçu et produit. En effet, pour une oeuvre de réalité virtuelle, et plus particulièrement dans le cas de LPI, une méthode de travail dite en “itération” a été choisie. Cette méthode centralise l’attention sur l’imp1ortance du prototypage. Celui-ci doit être régulier : A chaque nouvelle idée, un prototypage doit être effectué pour vérifier la faisabilité du concept avant la phase de production. Cette gestion de projet est préconisée par les méthodes de travail Agiles49 qui favorisent la collaboration comme fonctionnement d’équipe plutôt qu’une division trop importante des tâches de travail, comme cela se pratique avec les méthodes traditionnelles dites en “cascade”. Reconstituer l’univers de la méthode qui fut la leur permet ainsi de mieux rendre compte des entrelacements des rôles et des enjeux de chacun durant le projet. Beaucoup d’informations ont pu être déduites de cette conversation tant sur les processus et moyens de création que sur la relation entre l’artiste, le média et le récepteur. Nous allons essayer de regrouper ces informations sous différents axes transversaux qui serviront à la fois l’analyse du dispositif que nous avons déjà entamée précédemment et à l’élargissement de la réflexion. Les enjeux créatifs et techniques liés à l’absence de maturité du marché 49 Voir annexe 3 46 La précocité du projet au vu du développement de l’écosystème de la réalité virtuelle est une caractéristique qui a le plus marqué l’expérience tant dans la façon dont elle a été pensée que conçue. En effet, créer et produire un produit pour un marché inexistant et un média peu exploité au moment de sa conception est à la fois une source de grande liberté et la cause de nombreuses difficultés. Aussi, les propos de l’équipe révèlent un déficit important de références, de grammaires et de codes sur lesquels s’appuyer durant les étapes du projet. En conception par exemple, le rédacteur et développeur technique ont souligné la pauvreté de l’offre de contenus en réalité virtuelle qui se serait rapprochée de la forme “déambulatoire” comme souhaité pour l’expérience de Turbulent. Si à l’époque aucune oeuvre ne permettait réellement le déplacement dans l’espace, les phases d'idéations se sont donc principalement inspirés d’œuvres issues du milieu du jeu vidéo (The Restore, The Vanishing of Ethan Carter …) “Nous on s’est dit, nous notre idée c’est de faire un truc très déambulatoire, très muséal right ?. On s’est rendu compte que y a personne qui faisait ça, le monde ce qu’il faisait c’est qu’il te mettait sur un point dans la scène, tu peux pas bouger, puis tu peux juste tourner autour de toi .” Osman Zeki Néanmoins, cette absence de modèle est à considérer dans une moindre mesure comme un frein à la création. Généralement, la qualité artistique d’un projet émane en partie de son caractère novateur, son créateur ayant pour ambition d’inventer quelque chose. Le manque de cadre de référence n’a donc pas été une réelle contrainte : Au contraire, elle a permis une ouverture d’esprit qui aurait pu être biaisée par la connaissance d’une œuvre similaire. De même, Claudine, la directrice artistique souligne que leurs méconnaissances et leurs absences de réelles compétences dans le domaine de la réalité virtuelle et dans l’animation 3D (exception faite de Osman qui avait déjà travaillé sur des jeux vidéos) ont été un avantage. La volonté d’appliquer une méthode de travail qui n’est pas appropriée aurait été, au final, une source de ralentissement et de problèmes plus importants. La création couplée à un apprentissage a été permise avec la mise en place d’outil et de méthode de travail “agiles”. 47 “Ce que je veux dire c’est qu’on avait pas de recette, les gens qui travaillent dans les jeux vidéos ils ont une méthode, une recette, [...] Nous on est arrivé puis c’était ben , on a pas de manière de faire , puis y a pas de règles, puis ça tombe bien parce qu’on les connaît pas de toute façon.” Claudine Matte Par ailleurs, l’accord unanime du reste de l’équipe confirme l’idée que, si a priori le manque de compétences freine la productivité, l’état actuel encore précoce de la RV peut constituer un élément stimulant la créativité et ouvrir le champs des possibles à des équipes non qualifiées. Des qualités comme la créativité, la rigueur et une méthode en itération sont néanmoins indispensables pour permettre à ce désavantage de se transformer en atout. Toutefois, si l’incompétence des ressources humaines a pu facilement être surmontée, l’inexistence d’outils de création 3D réellement adaptées à la réalité virtuelle et l'instabilité des outils subsidiaires ont quant à eux, présenté le principal défi pour le projet. Le principal outil de création utilisé pour le projet de LPI est le logiciel et moteur de jeu UNITY. En effet, il est possible avec de simples logiciels de jeux vidéos de créer des expériences 3D qui peuvent se visionner avec les casques de réalité virtuelle. Tous les membres de l’équipe se sont accordés sur la nécessité que chacun se familiarise un minimum avec le logiciel afin de faciliter le dialogue de travail. Cependant, les personnes les plus impliquées dans l’utilisation du logiciel (directeur technique et direction sonore) ont souligné diverses difficultés rencontrées avec cet outil. Accessible uniquement sur des interfaces 2D, il était nécessaire pour les réalisateurs de jongler avec les deux interfaces ordinateur/casque VR. Ce rythme tâtonnant entre production, correction des bugs via l’interface de l’ordinateur et visionnement, puis test QA avec l’interface finale du casque, a été une importante source de ralentissement dans la production. Surtout, l’instabilité du logiciel de Unity dont les mises à jours rendent inutilisables les productions antérieures à celle-ci, fut un élément très chronophage pour le directeur technique. Par ailleurs les capacités du casque ne permettaient pas une interface pour se déplacer à sa guise dans le temps de l’expérience (pas de possibilité d’avancer, accélérer, reculer). Couplée aux 48 problèmes mentionnés ci dessus, la correction des erreurs et des bugs techniques a donc été une source de pénibilité et une perte de productibilité importante durant la réalisation de l’expérience. Pour finir, un dernier sujet à aborder lié au stade de maturité du marché découle des conditions d’expérimentation. En effet, les expériences de réalité virtuelle sont principalement disponibles dans des espaces publics, notamment lors de festivals. L’équipe déplore ainsi les mauvaises conditions dans lesquelles le public est installé pour essayer l’expérience. Bien trop souvent, la présence des casque de réalité virtuelle est un outil de promotion pour les festivals et ils sont mis à disponibilité là où ils seront les plus visibles. Ces emplacement nuisent fortement à l’expérience : Souvent, les utilisateurs se trouvent dans des passages bruyants, des lieux publics mouvementés, le tout formant des “bruits” extérieurs qui brisent l’immersion. L’immersion, un élément constitutif du média De manière très unanime, l’équipe a décrit le travail pour créer une immersion totale comme une tâche assez facile. Malgré le manque d’efficacité du matériel et l’absence de réelles compétences dans les ressources humaines, les propos de l’équipe assoient l’idée que le média de réalité virtuelle est en soi et par nature une garantie d’immersion. Paradoxalement, la création ne s’est pas focalisée sur des techniques et des éléments qui créaient l‘immersion mais a plutôt prêté une forte attention à ce qu’aucun élément ne vienne casser l’immersion. La meilleure manière de créer l’immersion semble donc de laisser la magie du casque opérer. Garantir la qualité de l’immersion revient alors à la protéger du monde réel plutôt qu’à la créer de toutes pièces. Supprimer les obstacles physiques dans la pièce, supprimer les nuisances sonores, éviter les contacts tactiles… Un ensemble de règles de base simples à appliquer suffisent à offrir une immersion totale et garantir le sentiment de présence dans l’univers virtuel. Comme l’expliquait Manovich, l’espace entre le corps du spectateur et l’écran provoque selon les dispositions, une sensation de re-presentation, ou de simulation. Manovich démontrait ainsi que la réalité virtuelle créait une continuité entre l’espace réel et l’espace virtuel, condition sine qua none pour créer un effet d’immersion. Les propos d’Osman et de Loïc renforcent la proposition de Manovich et la précise avec des termes techniques. En effet, les 49 images stéréoscopiques et le tracking de position et d’orientation sont constitutifs de la sensation de présence. Un des défauts de l’expérience mentionnée dans notre première analyse était le non respect de la proprioception qui est à la fois une interruption de l’immersion et une source de mal-être physique pour l’utilisateur. Cet élément a permis d’évoquer avec l’équipe les limites de la réalité virtuelle. En effet, reconnu comme une des faiblesses de l’expérience, le choix de ne pas respecter la proprioception reste un compromis assumé par l’équipe afin de servir les objectifs artistiques qui cherchaient avant tout à créer une “déambulation”. Comme expliqué par le directeur technique, le choix d'asseoir l’utilisateur ne respecte pas la proprioception mais reste la solution la plus agréable au niveau du ressenti : La position debout a rendu plusieurs personnes malades 50 et l'espace de déambulation virtuel est trop grand pour être reproduit dans un univers réel 51. Ce compromis concerne aussi le choix de l’interface (le joystick). Ce choix représente, selon l’équipe, la meilleure solution. Le joystick permet à la fois de statisfaire à des publics qui connaissent mal les interfaces de jeu et à un public au profil “hard gamers” qui au contraire, est habitué aux manettes et a instinctivement des réflexes liés à l’interface mais ne correspondant pas aux buts de l’expérience52. Enfin, on peut aussi noter un consentement de l’équipe sur la facilité de créer de la réalité virtuelle. Outrepassés les problèmes techniques et les compromis établis, la création des objets présents dans l’univers et la spatialisation sont simples à effectuer car elles revêtent un caractère très universel, qui sollicite les ressentis humains et non des compétences professionnelles. “ mais tu sais c’est assez facile, si je place le cube au dessus de moi , c’est quoi me sens tu petit? me sens tu oppressé? C’est facile de savoir les feelings que tu vas chercher.[...] Tout le monde va être assez d’accord sur le sentiment que ça peut apporter” Claudine 50 “Non mais t’sais ça reste que si t’avais des gros blocks avec les photos puis que tu marchais , j’suis pas sur que ça aurait été agréable de faire LPI debout, même si on avait eu l’espace même si on avait eu le temps ….”, voir annexe 4 51 “c’est un compromis . enfait c’est que notre univers était trop gros pour le contenir dans un espace” voir annexe 4 52 “C’est comme si la personne elle était déçu de pas pouvoir courir, de pas pouvoir sauter, t’es là mais oui mais c’est pas le but.” voir annexe 4 50 Ainsi, l’immersion des sens n’est pas le fruit d’un travail laborieux avec des phases d’idéation et de conception puisque ce n’est pas le contenu mais bien le média qui crée l’immersion. Si on a vu que le dispositif en lui même répondait à la catégorie de média chaud chez Mac Luhan, on percoit aussi les limites de cette classification. L’immersion offerte par les casques, aussi intense soit-elle dans son concept technologique, reste très fragile et peut être brisée facilement lors de son exploitation. Comme on l’a vu, ce problème a été soulevé lors de festivals où l’expérience était mise à disposition du public. Une immersion mentale qui repose sur un “contrat” et se construit sur une mise en espace ingénieuse du contenu LPI est un docu-fiction qui, on l’a vu, permet d’incarner une personne ayant vécu la guerre et qui ne se souvient plus de son identité. Cette quête identitaire se déroule dans un monde onirique, fantastique par ses couleurs, contrastes, formes, et par les personnages qui y habitent (enfant cerf, géants…) Ce monde ne représente donc en rien la réalité dans laquelle nous vivons. Néanmoins, comme le mentionne l’équipe, l’important pour une immersion de qualité ne réside pas dans le réalisme mais dans la sensation de présence. La réalité virtuelle fonctionne de manière similaire aux autres univers fictionnels: L'immersion psychologique se fonde sur peu de choses à condition que l’utilisateur accepte les règles artistiques choisies. “Pour en revenir à la question de l’immersion , ce qui est important c’est pas tout le côté je suis immergé grâce à l’outillage, mais c’est pas rendre les choses réalistes, parce que visuellement c‘est pas réaliste, et en fait, y a un contrat de lecture d’emblée avec l’artiste [...]” Loïc Suty Aussi, dès le début de l’expérience, l’utilisateur passe un contrat implicite avec le créateur et accepte de fait, les codes et l’univers artistique que ce dernier a choisis. Comme dans un jeu, le destinataire doit faire preuve d’une certaine capacité d’abstraction pour accepter ces règles. Cependant, si celui-ci accepte la réalité inventée par le créateur, celui-ci doit en contrepartie, respecter les codes et logiques qu’il a instaurés dans son monde. Si par exemple, l’utilisateur peut se déplacer mais ne peut pas traverser les murs, à aucun moment il ne faut que 51 cette impossibilité disparaisse. Une fois ces conditions posées, le travail demandé pour la crédibilité de l’expérience et la qualité du sentiment de présence reposent dans les mains du directeur technique, dont nous avons précédemment vu les principaux problèmes et limites rencontrés. Dans l’analyse du dispositif, nous avions évalué l’immersion psychologique au travers des indicateurs choisis soit : le parcours utilisateur, la personnalisation de l’expérience et le degrés d’engagement. L’entretien a permis de préciser certains de ces indicateurs. Notamment, on avait conclu dans un premier temps que le chapitrage de l’expérience était un élément de scénarisation favorable au parcours utilisateur. L’entretien a révélé que ce découpage en 5 parties est en fait une astuce technique pour faciliter la lecture et le chargement de datas dans l’expérience pour les casques et les ordinateurs. D’ailleurs, le concepteur et réalisateur ont pointé du doigt l’absence de trame narrative dans l’expérience. Si le spectateur a l’impression qu’une histoire se déroule, cela est davantage dû au dynamisme et à la cadence des moments de l’expérience qu’à la présence d’éléments scénaristiques. Comme l’équipe la caractérise, l’expérience du Photographe Inconnu est bien une déambulation “muséale” et non pas une pure fiction narrative. Pour l’équipe, c’est l’usage de la forme (la réalité virtuelle) pour illustrer et mettre en scène le fond (un humain ayant vécu la guerre) qui est perçu comme le véritable défi créatif. Ce défi représente un enjeu important pour faire se rencontrer l’immersion physique avec l’immersion mentale dans l’univers souhaité par les artistes. Comme surenchérit Claudine, l’équipe ne souhaitait pas provoquer des émotions élémentaires comme la joie, la peur, la colère, la tristesse ou encore l’amour ; Au contraire, la volonté était de susciter des “entre-émotions”, des sentiments complexes, situés dans des “interstices mentaux”. Il a donc fallu trouver des moyens ingénieux pour que les objectifs artistiques et ceux expérimentaux se rejoignent et fassent sens, ensemble. Ainsi, par exemple, un des sentiments sur lequel le concepteur réalisateur insiste, est celui de “monumentalité”. “Tu as un sentiment de monumentalité, ça c’est un mot qui est apparu très vite dès le début, que t’as pas autrement , pas forcement sur un écran , parce que ton écran il est petit comme ça .” Loïc Suty 52 La monumentalité est commune à la guerre et à la réalité virtuelle. C’est à la fois un élément propre à l’animation 3D qui donne à voir des rendus plus impressionnants que des éléments plats en 2D . Dans un sens complètement différent, la monumentalité est aussi une des caractéristiques de la première guerre mondiale qui est synonyme de guerre totale, de brutalité intense avec la destruction massive de la nature et la cause de millions de morts. Aussi, représenter la monumentalité est facile en réalité virtuelle : Elle s’obtient simplement en inversant les proportions de l’univers virtuel et en modifiant certaines échelles de grandeur. Ces éléments permettent alors de recréer des caractéristiques de la guerre sous des formes métaphoriques. Ce changement physique a en plus, des implications fortes et diverses sur l’immersion et le ressenti émotionnel dans l’expérience : Sentiment de petitesse qui provoque par exemple à la fois la peur de se faire écraser et celui de voyeurisme (trop petit pour être remarqué par les géants). On a donc des sentiments qui s’entremêlent et qui créent une expérience émotionnellement complexe pour l’utilisateur. Ainsi, on peut conclure de ces éléments que Le Photographe Inconnu réussit ce que toute oeuvre cherche : une intelligente et créative convergence de la forme et du fond. D’ailleurs, l’équipe relate bien que le format de réalité virtuelle a sauvé le projet : Au départ développé pour être une expérience tactile sur Ipad, ce projet était dans une impasse créative ou aucun concept ne créait l’unanimité et suscitait de l’enthousiasme dans l’équipe. Finalement, le format en réalité virtuelle a donné à l’œuvre un cadre permettant l’expression de tout son potentiel. Comme on l’a vu, tant la représentation de la guerre dans sa folie et son immensité (déformation des univers pour créer un univers grandiose, coloration sombre pour provoquer gêne et peur…) que la complexité du personnage principal (expérience subjective à la première personne, spatialisation du son pour rendre les différents aspects de personnalité) sont rendus possibles par des manières fines et subtiles dans cette expérience de réalité virtuelle. 53 L’étude du Photographe Inconnu nous servait de moyen pour confirmer l’hypothèse de Chris Milk et Nonny de la Penna étudiée en première partie (I.B). En proposant des critères et des indicateurs (II.A), nous avons cherché à confronter cette hypothèse avec la réalité. L’étude de LPI est un bon objet pour une étude de cas car la disposition et le matériel demandés par cette expérience sont assez simples. Ils se rapprochent donc le mieux du type d’expériences qui seront accessible aux foyers dans un futur proche. Nous pouvons sans risque généraliser un certains nombres d'informations tirés de cette étude de cas. Aussi, de cette étude du Photographe Inconnu nous pouvons déjà tirer un certain nombre de conclusions pour confirmer dans une certaine mesure leur hypothèse. L’étude du dispositif et les échanges avec l’équipe, on peut affirmer que l’immersion dans ce projet tient principalement à une immersion physique obtenue, de fait, par le média et une immersion psychologique créée par le contenu. Ces éléments confirment l’ampleur de la capacité immersive du média que nous avons présagé dans la partie précédente. Enfin, l’étude de LPI est d’autant plus intéressante que cette expérience est très qualitative dans son aspect contenu : On le voit dans le dispositif et dans le discours de l’équipe, d’importants efforts artistiques et créatifs ont été mis dans ce projet. Avec l’exemple de monumentalité dans LPI, on a ainsi pu prendre conscience que le flot émotif suscité chez l’utilisateur est le produit à la fois de la rencontre avec le contenu et celle avec le média. Aussi, cela permet de confirmer dans une certaine mesure nos hypothèses : La réalité virtuelle est porteuse d’expériences émotionnellement très fortes, néanmoins la force des émotions suscitées reste intrinsèquement liée à la qualité de la rencontre entre le contenu et le média. D’une part, on a donc constaté que la réalité virtuelle est un média très puissant, qui crée une immersion psychologique très forte et une immersion physique importante. Ces conclusions sont unanimes dans les discours de différents réalisateurs et concepteur d’expérience VR (I.B, II.B) et sont visibles dans le dispositif du projet de Turbulent (II.B). Malgré tout, l’entretien avec l’équipe nous force à relativiser la force immersive de la réalité virtuelle. Une première limite à l’immersion a été mise en valeur dans notre étude : Si les casques de VR sont par nature immersifs, celle-ci reste très fragile et menacée par de nombreux éléments qui sont exogènes au média. Le déficit d’outils de création et de production limitent la qualité des dispositifs; aussi et 54 surtout, les lieux d’exploitation et d’expérimentation sont principalement dans des espaces publics ouverts, qui n’offrent pas un cadre propice à une immersion qualitative (II.B.2). D’autre part, on a pu mesurer l’ampleur du pouvoir de la réalité virtuelle comme média vecteur d’émotions. Décrits et vantés par les conférenciers du TED (I.B), beaucoup de sentiments sont en effet suscités dans l’expérience de LPI. (II.B) Ces sentiments sont le résultat d’une ingénieuse mise en scène du contenu, valorisé et exploité avec finesse par les caractéristiques du média. Les sentiments provoqués dans l’expérience LPI ne relèvent pas de l’empathie. Cette expérience n’a pas donc pas permis de démontrer que la réalité virtuelle était “machine créatrice d’empathie”. Pour autant les propos récueillis et l’analyse permettent de mettre en avant le potentiel des affects dans les expériences en réalité virtuelle. Aussi en extrapolant, on peut en effet penser que l’immersion créée par ce média associée à un contenu émotionnel cherchant l’empathie doit en effet renforcer la faculté de se mettre à la place d’autrui pour ressentir des émotions. Cependant, cette validation ne permet pas de conclure à la possibilité de faire réagir, mais bien seulement de « ressentir ». Tout amalgame entre émotion et raison doit être écarté; aussi, si nous pouvons conclure que la réalité virtuelle fait ressentir de manière plus forte les émotions aux utilisateurs, aucune conclusion ne peut être tirée sur sa capacité à nous faire réagir voire même agir a posteriori. Dans un dernier temps, nous allons chercher à confirmer notre contre-hypothèse qui défend une position plus critique et radicale envers ce nouveau média. Sans nier sa capacité émotionnelle, nous souhaitons opposer à l’idée utopique portée dans les TEDs, une vision plus complexe de la réalité qui entoure la VR, qui nous semble être le théâtre d’enjeux pluriels. 55 III) La réalité virtuelle, vers “le meilleur des mondes” ? Limites et enjeux d’un nouveau média “Les plus grands triomphes, en matière de propagande, ont été accomplis, non pas en faisant quelque chose, mais en s'abstenant de faire. Grande est la vérité, mais plus grand encore, du point de vue pratique, est le silence au sujet de la vérité .” Aldous Huxley, Le meilleure des Mondes 56 En résumé, notre étude nous permet de constater le stade encore très expérimental dans lequel se place la réalité virtuelle. Champs artistique, médiatique, ludique... la définition de la place et du rôle de ce nouvel espace de création est en train de s’écrire. De plus, nos recherches théoriques et pratiques ont permis de vérifier l’existence d’une unanimité sur le fort potentiel que l’on peut attribuer à ce média en terme d’immersion . Au delà de cette conclusion, aucun élément ne nous a permis d’extrapoler sur la durabilité et “la mise action” des émotions suscitées dans un univers de réalité virtuelle. Rien ne sous-entend dans les études mises en avant que la promesse de C. Milk ou Nonny de la Penna, puisse se réaliser. Au contraire, une première limite à l’immersion -sa fragilité-, a été mise en valeur par notre étude de cas sur le Photographe Inconnu. Pour conclure, les deux postulats sur lesquels se bâtit l’idée que la réalité virtuelle est une “machine créatrice d’empathie” sont vérifiables techniquement mais cependant, un contour se dessine autour de cette hypothèse, limitant ainsi la promesse qui l’accompagne. Dans un dernier temps, nous allons continuer à explorer ces limites en élargissant la réflexion à des aspects plus philosophiques, portant sur les oeuvres techniques elles-mêmes (III.A.1) et sur les liens entre émotions et réflexion (III.A.2). Une fois ce travail achevé, nous ouvrirons notre pensée pour étudier les enjeux qui entourent la réalité virtuelle. Précisément, nous appréhenderons les enjeux de santé qui apparaissent (III.B.1). Pour conclure, nous étudierons les enjeux économiques d'une part, politiques d'autres part, qui sous tendent le développement de ce marché. (III.B.2 et 3) A) Les émotions comme finalité : limites du pouvoir de l'immersion et des médias sur les hommes et la société Décentrer notre regard des sciences de l’information et de la communication pour le tourner vers des champs disciplinaires nouveaux enrichira notre réflexion sur la RV. Des regards plus critiques sur les médias et les technologies permettent notamment de dévoiler des aspects plus 57 sombres de celle-ci qui demeuraient jusque là invisibles dans nos recherches. Afin de mieux délimiter les potentiels de la RV, nous allons, en conservant les notions développées par Mac Luhan et Manovich, explorer avec une approche transversale celle de Walter Benjamin sur l’art (III.A.1) ainsi que celle de Bernard Stiegler sur les médias (III.A.2). 1) Les interfaces, barrières à l’authenticité de la réalité ? - L'unicité de l’œuvre “l’authenticité d’une chose réside dans tout ce qu’elle peut transmettre d’elle depuis son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir d’évocation historique.” Walter Benjamin Dans son ouvrage L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, le philosophe allemand W. Benjamin dénonce l’art qui peut être reproduit en série. Ces œuvres ne prennent plus leur sens dans un içi et dans un maintenant53, et se trouvent ainsi dépourvues de leurs “aura”.54 Sans cette aura, une œuvre d’art est privée de sa puissance et ne peut faire ressentir ce qu’elle dégage dans les mêmes mesures qu'avant. On peut comprendre et déduire de cette idée que lorsqu’un contenu est dépossédé de son contexte, qu’il est extrait de la réalité tangible dans laquelle il s’inscrit, il perd une partie de sa signification, de “sa puissance d’agir et d’être”. Pour Walter Benjamin, la reproductibilité de l’art permise grâce à l’industrialisation des moyens de production et de diffusion a donc changé la nature même de l’art et de sa fonction dans la société. Le manque d’authenticité, la dégradation de la présence et la perte de l’unicité d’une oeuvre suppriment son “aura” et lui font perdre son caractère cultuel. 53 “encore manque-t-il à la reproduction la plus parfaite une chose : le hic et nunc [l’ici et le maintenant] de l’oeuvre d’art - l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve”. BENJAMIN Walter, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique édition Allias, 1955, p 18 54 “ Ce qui s’étiole de l’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité c’est son aura.” ibid. p 22 58 - L'aura à l'heure numérique Stéphan Vial actualise les propos du philosophe allemand dans son ouvrage L’être et l’écran : comment le numérique change la perception. En écho avec la théorie de Walter Benjamin et celle de Mac Luhan, cet ouvrage vient questionner l’idée de “révolution numérique”. Selon l’auteur, la révolution numérique doit plutôt se comprendre comme une révélation. La multiplication des interfaces d’écrans dans nos société nous a fait découvrir “le sens technique de l’être”55 : Ce n’est pas que le message qui change de forme et de fond lors de l’apparition d’un nouveau média, mais surtout notre perception et la place que nous donnons aux interfaces. Stephan Vial ne fait pas une allégorie du monde numérique et des interfaces ; Au contraire il revient et inscrit sa pensée dans la continuité de Walter Benjamin. A son concept d’aura, il ajoute cependant une notion de degrés.56 Pour lui les choses - ou le contenu- , s’offrent aux récepteurs selon un degré d’intensité lié à l’interface transmetteur. Il nuance les propos radicaux de Benjamin et considère qu’une certaine authenticité demeure, même si un contenu est relayé par une machine. Cependant, cette aura ressort malgré tout affaiblie par cette intermédiaire : De fait, l’auteur affirme lui aussi que la réalité, les liens physiques et la présence restent les éléments essentiels pour avoir une authenticité “complète”. “L’ontophanie du face à face est donc, de loin, celle qui possède le plus haut degré d’aura phénoménologique.” Stephan Vial Avec les idées de W. Benjamin et S. Vial, on peut ainsi poser cette limite ontophanique à l’immersion et aux sensations créées dans la réalité virtuelle. Même en adoptant le point de vue de S.Vial, nous sommes obligés de déduire que les émotions produites dans une expérience de réalité virtuelle restent moindres vis à vis de celles ressenties dans la réalité. Cette circonscription “émotive” borne l’impact que pourrait avoir la RV. Principalement, cette limite 55 “C’est pourquoi la révolution numérique fonctionne comme la révélation numérique : en nous faisant découvrir le sens technique de la question de l’être, elle nous fait enfin devenir modernes, c’est à dire humanistes et machinistes à la fois, loin de tout transhumanisme facile ou de post humanisme extravagant.” VIAL Stephan, L’être et l’écran : comment le numérique change la perception , Presses universitaires de France, 2013, p 281 56 “L’aura phénoménologique d’une chose-d’un objet ou un sujet - , c’est son degrés d’intensitié perceptive, de vivacité phénoménale, d’acuité ontophanique, de puissance d’apparaitre.” ibid. p285 59 permet de contredire l’idée prophétique que la réalité virtuelle puisse jouer un rôle pour changer nos relations interpersonnelles. En plus d’ « absorber » l’aura d’une oeuvre, nous allons voir que l’intermédiaire du média détruit le lien qui se tisse entre l’attention de l’utilisateur et le contenu. Pour cette raison, l’impact de la réalité virtuelle est encore une fois à reconsidérer dans un sens plus restreint. 2) L'absorption de l’attention et la cannibalisation des sens - Le conflit des attentions Bernard Stiegler, figure de la pensée française actuelle, axe sa réflexion sur la technique, les technologies et leurs relations avec les mutations sociales, politiques, économiques de nos sociétés. Personnage complexe, il est le fondateur Ars Industrialis, un groupe de réflexion qui étudie l’Organologie. Cette discipline se définit comme "[...] une démarche qui étudie la coévolution et la trans-évolution de 3 types d'organes: physiologiques (et psychologiques), techniques et sociaux.".57 Le coeur des problématiques dans ce champ disciplinaire repose sur l’adaptation de l’Homme au rythme exponentiel des progrès et sa capacité -ou non- à s’approprier les changements issus de ces innovations. Précisément, l’objet d’étude principal de cette discipline s’insère dans les interfaces : Jonction entre l’homme et les technologies, elles représentent le mieux la liaison entre les deux. Aussi, Alain Giffard, un des membres du groupe de réflexion, illustre ces relations au travers de l’exemple des “Conflit des attentions et l'exercice de lecture numérique”. A.Giffard s’arrête d’abord sur le concept d’attention auquel il souhaite redonner toute sa complexité et son envergure. Il critique une définition qui, trop souvent, limite les contours de l’attention en l’opposant au terme de distraction. Au contraire, il propose ainsi une typologie de 57 Digital Studies, Organologie des savoirs et technologies de la connaissance, FYP édition, 2014 , sous la direction de Bernard Stiegler , chapitre 7, “le conflit des attentions et l'exercice de lecture numérique”, GIFFARD Alain et chapitre 10 “Les interfaces digitales” par FAURE Christian 60 l’attention où il y différencie les attentions reliées à la concentration , celles liées à la prévention et enfin à l’inverse, celles qui se centrent sur la bienveillance. Ces précisions permettent de lever le voile sur l’ambivalence de ce terme, et offrent un rempart contre l’usage abusif de ce dernier dans les discours dominants. Une fois cette délimitation effectuée, A . Giffard revient alors sur l’idée diffusée d’une “carence d’attention” avec les lecture dites industrielles, c’est à dire avec des outils numériques ou digitaux. A la place, l’auteur propose une lecture de ce phénomène sous un angle conflictuel entre les différents types d’attentions. Giffard revient sur le processus de lecture et explique comment celui ci fait appel à ce qu’il appelle le triangle lectio/memoria/meditatio (lecture/mémoire/réflexion). L’articulation entre ces trois phases ou trois étapes dans la lecture est favorisée par le médium du livre. Le livre est, selon l’auteur, un média approprié à la concentration : il s’efface, se “fait oublier” comme média face au contenu. Au contraire, les médias numériques ne favorisent en rien la concentration du lecteur (la “deep attention”). D’abord, si on examine la culture de l'écran on remarque l'existence d’une relation passive entre l’utilisateur et l’interface, issue notamment de l’expérience utilisateur créé lors du visionnement de la télévision par exemple. Parallèlement, des relations très interactives cohabitent avec ces modèles de passivité dans la culture de l’écran, elles sont issues par exemple des expériences utilisateurs avec les ordinateurs ou les téléphones. Si ces deux situations sont aux antipodes, il n’en demeure pas moins qu’aucune des deux ne nécessite une concentration importante de la part de l’usager sur le contenu, mais plutôt sur le média en lui même. Ces caractéristiques soulèvent l'absence d'une véritable culture numérique ainsi que, selon Giffard, l’existence d’une lecture numérique sans savoir lire. Le conflit d’attentions dénoncé par Giffard réside dans l’antagonisme entre une attention tournée vers le texte, et une attention orientée vers le médium. La “fabrique” de stimuli pour orienter l’attention vers le médium s’explique par les intérêts des acteurs dans l’industrie : leur objectif n’est pas d’optimiser la lecture de l’usager, mais “plutôt de le détourner de sa lecture numérique, de le divertir au profit du marketing." Ce contexte a des conséquences sur l’implication du lecteur dans sa lecture. L’exercice de lecture est déréglé par des stimuli externes qui interrompent son parcours de lecture, la mémorisation des éléments lus, et enfin la réflexion qu’il mène durant sa compréhension du texte. 61 - Le cannibalisme des sens Cette étude fait écho à celle de l’interface de l’écran dans Le langage des nouveaux médias, interface dite par ailleurs “agressive” selon Manovich. Nombreux éléments présents ici lient les propos de Griffard à ceux de Manovich. Dans son ouvrage, ce dernier citait les différentes temporalités qui peuvent exister au travers des écrans : Ces derniers donnent à voir tant des images statiques, qu'en mouvement issues du passé et même du présent. La pluralité des “cultures de l’écran” s’explique en partie par la diversité des contenus qu’offre une même interface. Enfin, la difficulté de construire une réflexion qui résulte du conflit d’attentions dénoncé par Giffard fait résonner les mises en garde de Manovich sur les modifications de notre perception par les interfaces. Dans ce conflit d’attentions, on remarque aussi une certaine continuité avec Mac Luhan et l’idée de cannibalisme des sens. Nous avions vu que l’auteur américain invite à questionner, lors de chaque usage d’un média quels sens ce dernier sollicite. En effet, un média chaud absorbe les sens auquels il fait appel et réduit alors, selon lui, la réflexion et l’appropriation du contenu par l’utilisateur. Par ailleurs, avec l’étude de LPI, avions nous déjà mis en valeur l’intensité de la sollicitation des sens, l'importance de son déploiement sur le sensorium et par conséquence, sa réduction de l'espace mental du spectateur. Ici, on constate une dernière limite se dessiner autour des idéaux sur la réalité virtuelle. Si certes celle ci réussit avec grandeur à immerger l’utilisateur en trompant ses sens avec une richesse de détails, paradoxalement la nature même de ce média est peut-être trop imposante. A trop donner à voir, le média de VR empiète sur le recul nécessaire à la pensée humaine. Cette dernière limite met en exergue la perméabilité entre limites de la réalité virtuelle comme machine créatrice d’empathie et enjeux autour d’un nouveau média. Derrière ces limites se cachent en effet des réalités où cohabitent différents acteurs (concepteur de casques, auteur de contenu…) avec des intérêts divergents. Chacun se bouscule pour capter notre attention afin de poursuivre un but lucratif ou marketing. Le rôle qu’endosse ou qu’endossera chacun est déterminant pour l’avenir de ce média : il définira les directions dans lesquelles se développera ce nouveau champ médiatique et/ou artistique et comment le public l’appréhendera. Ces enjeux 62 sont donc primordiaux et doivent être considérés dès maintenant, alors que les règles du “jeu” sont encore en train de s’écrire. B) La réalité virtuelle au travers le prisme d'enjeux pluriels et d'intérêts divergents : Nouvelle approche sur la réalité des casques. Dans notre première partie (II.B et III.A), trois limites - technique, ontophanique, et attentionelle- ont été identifiées et nous permettent de circonscrire et nuancer l’impact de la réalité virtuelle. Ces arguments viennent limiter les idéaux et attentes qui se construisent autour de la réalité virtuelle. Elles permettent de réfuter les promesses que nous avons vues en première partie lors de l’analyse des conférences TEDs. Autour de ces limites, des enjeux se construisent. En effet, derrière celles-ci, ce sont aussi des véritables débats philosophiques et sociaux qui se dévoilent. Peu mis en avant dans les discours médiatiques qui restent avant tout « vendeurs », il est important de les considérer dans une approche plus approfondie. Joindre un œil critique à un regard visionnaire nous permettra alors d’apprécier dans toute sa réalité et sa complexité les pouvoirs qu’on peut attribuer à la réalité virtuelle. Dans cette dernière partie, nous allons donc faire un tour d’horizon pour découvrir les premiers enjeux psychologiques apparus avec la RV (III.B.1), contextualiser le développement de la réalité virtuelle selon les logiques économiques qui l’entourent ( III.B.2) et enfin appréhender sa place et son rôle en politique (III.B.3). 1) Les modifications de la perception de la réalité virtuelle et ses implications sur la mémoire. - La mémorisation et les médias Le processus de mémorisation est un phénomène biologique et moléculaire très complexe, qui demeure une grande source de mystères pour les scientifiques et les médecins. De manière simple et brève, on peut dire que “la mémoire” est dispersée dans notre cortex par des 63 neurones. Dans ces neurones, l’information a été emmagasinée une première fois (composants visuels sont situés dans le cortex visuel, ceux auditifs dans le cortex auditif…) Quand le cerveau sollicite la mémoire, il cherche à reconstituer un souvenir : tous les neurones s’activent et envoient leurs informations vers l’hippocampe. Celle-ci rassemble et traite les différents messages. Proche de l’hippocampe se trouve l’amygdale, un organe qui joue un rôle important dans le traitement d’un souvenir. Cet organe a en effet la capacité de prévenir de la qualité positive ou négative de l’événement. Cet organe peut intervenir lors de la constitution d’un souvenir et permet en quelque sorte de lier les émotions aux souvenirs. Cette intervention renforce et accélère la mémorisation du souvenir. En 2009, Kathryn Y. Segovia et Jeremy Bailenson, ont mené à Standford (Californie, USA), une recherche sur l’acquisition de faux souvenirs chez les enfants qui ont été immergés dans des réalités virtuelles. La recherche effectuée par les chercheurs en neurosciences américains a montré que près de la moitié des enfants qui vivent des expériences de réalité virtuelle et qui sont interrogés sur celle ci une semaine après, se souviennent de cet événement comme un moment de la vie réelle.58 Ce phénomène s’explique par plusieurs raisons. Tout d’abord, leur étude s’appuie sur la relation entre la mémoire et les médias. En effet, souvenirs et mémoire se forment à partir de différentes sources : télévision, imagination, livre, vie réelle... Face à cette multitude de sources possibles, il est rare que notre cerveau enregistre la provenance de nos souvenirs. Néanmoins, avec un effort de concentration, le cerveau peut réussir à identifier la nature du souvenir, du moins s’il provient d’une expérience réelle ou non. En effet, selon son degré de difficulté, l’effort de concentration en lui même représente un premier indice pour distinguer le type de source à l’origine du souvenir.59 En effet, l’être humain a la capacité de différencier un souvenir qui demande un grand effort de concentration pour s’en rappeler face à celui qui lui demande un effort moindre. 58 “The current study provides another interesting, innovative way to elicit false memories in children. We believe that these results are uniquely interesting because they reveal that [...]both powerful in eliciting false memories in children.” KATHRYN Y. SEGOVIA and JEREMY N. BAILENSON, “Virtually True: Children’s Acquisition of False Memories”, in Virtual Reality Department of Communication, Stanford University, Stanford, California, USA,2009 59 “We can differentiate memories that required high effort from ones that required low effort, and we can use this information to draw useful conclusions about sources” ibid. 64 Réalisant cet effort de concentration, il est alors capable de savoir si son souvenir est tiré d’une expérience vécue au travers d’un média ou dans la réalité. En effet, les événements passés dans le monde réel sont riches de détails et de stimuli, ils sont donc plus simples à se remémorer que ceux construits à partir d'une source médiatique. Pour cette raison, le cerveau humain est capable de distinguer assez facilement la nature d’un souvenir. Cependant, avec les médias digitaux, nos expériences sont riches de détails comme dans la vie réelle. Aussi, lorsqu’on se remémore un événement passé dans un monde virtuel, par défaut, la richesse du souvenir nous incite à penser que la source de l’événement est liée à la réalité physique 60. Cette illusion de véracité est renforcée avec les médias de réalité virtuelle dont la richesse de détails est sans précédent. D'un point de vue dynamique et subjectif, d'un champs de vue plus large et de représentation subjective par un avatar, nombreux sont les éléments qui enrichissent l’expérience et renforcent la sensation de présence durant une expérience de RV 61. Ces différentes raisons explicitent la confusion des souvenirs que peuvent provoquer des expériences de réalités virtuelles pour un cerveau et qui plus est, un cerveau d’ enfant. - L'impact de la VR sur la mémoire Encore une fois, cette étude se rapproche du concept de sensorium de Mac Luhan. Si la mémorisation d’un souvenir issue d’un média froid est plus complexe, c’est que ce dernier a sollicité un sens en particulier. Le cerveau est venu combler les éléments d’informations manquants sur le moment comme il le pouvait, avec les informations disponibles. Dans le cas de la lecture par exemple, la vue est sollicitée par le média mais le cerveau doit extrapoler ces informations visuelles pour se re-présenter leurs formes pour les autres sens (description d’une voix, d’une odeur…). À la différence, un média chaud, la réalité virtuelle par exemple-, sollicite beaucoup de sens. Elle mobilise tous les canaux de réception. Un maximum d’informations est donné directement au cortex et peut être emmagasiné comme tel. Le cerveau ayant moins d’efforts à fournir sur le moment pour interpréter les informations qu'il reçoit, il se trouve 60 “memories are rarely stored with tags that identify their sources. Instead, humans utilize a process that is prone to errors to determine the sources of their memories.” ibid. 61 “These inherent characteristics of IVET provide greater media richness (e.g., dynamic, user-specific viewpoints and a wider field of view) than the previous forms of media used as false memory stimuli. In addition, newer IVET systems are delivering more forms of perceptual detail.” ibid. 65 capable de mémoriser de manière simplifiée. Cette recherche donne une certaine validité scientifique l’impact des médias sur notre perception qu’on a pu découvrir avec Mac Luhan et Manovich. Loin des idéaux de Milk et Nonny de la Penna, ces analyses nous font prendre conscience du actions néfastes de ce média et nous mettent ainsi en garde contre de potentiels abus que celui-ci pourrait permettre. Sans chercher à généraliser ou dramatiser ces mises en garde, ces études scientifiques sont primordiales pour réaliser les enjeux de pouvoir qui peuvent se créer autour de cette nouvelle interface. D'ailleurs, nous allons voir pour finir que les acteurs économiques et politiques ont déjà pris conscience de ce potentiel. 2) “L’ Ère de la sociabilité” : Oculus/Facebook, les enjeux économiques autour du média de la réalité virtuelle - Le discours bienfaiteur de Mark Zuckerberg Le ton prophétique des discours de C. Milk et N. de la Penna s’ancre dans une vision de la RV qui les dépasse : cette vision est portée notamment par Mark Zuckerberg. En effet, depuis le 25/03/2015, date où Facebook a annoncé le rachat de l’entreprise Occulus Rift. 62, les propos du CEO de Facebook décrivant le futur de la RV comme une utopie, se mêlent aux intérêts financiers de ce géant. L’enthousiasme est l’élément central de la majorité des discours de Zuckerberg 63 sur la réalité virtuelle. Dans son annonce lors du rachat d’Oculus, il commence son texte en reprenant 62 “ Post facebook, disponible sur <https://www.facebook.com/zuck/posts/10101319050523971>” consulté le 20/03/2016 63 “Immersive gaming will be the first, and Oculus already has big plans here that won't be changing and we hope to accelerate. [...] Oculus will continue operating independently within Facebook to achieve this.[...]This is really a new communication platform. By feeling truly present, you can share unbounded spaces and experiences with the people in your life. Imagine sharing not just moments with your friends online, but entire experiences and adventures.” ZUCKERBERG, Mark, 25/03/2014 66 le credo de Facebook qui a pour mission de “rendre le monde plus ouvert et plus connecté ” 64. Tout son discours maintient un ton allégorique sur ce nouveau média qui sera “la plateforme sociale de demain”. “This is really a new communication platform. By feeling truly present, you can share unbounded spaces and experiences with the people in your life. Imagine sharing not just moments with your friends online, but entire experiences and adventures.” Depuis cette annonce, il a continué à renchérir ses propos par des discours et posts facebook 65 à l'égard de la “Social Virtual Reality”. Parallèlement, plusieurs occasions, comme sa partie de “Ping-pong Zéro Gravité“ avec le président indonésien66, lui ont permis de se mettre en scène pour créer des buzz sur les réseaux sociaux. Cet enthousiasme enveloppant la sortie de la RV est aussi présent dans les discours du PDG d’Oculus. Palmer Luckey, dans une interview au journal le Figaro, exprime ainsi son point de vue : “L'Oculus Rift va permettre des interactions en ligne plus humaines. Quand l'on reçoit un SMS, on ne perçoit qu'une infime partie de la véritable relation qui nous lie à la personne qui nous a envoyé ce message. L'Oculus peut reproduire cette richesse humaine. Il y a plein d'autres avantages: par exemple, si deux personnes qui vivent sur deux continents différents peuvent utiliser l'Oculus Rift pour discuter plutôt que de prendre avion, cela a un impact écologique positif!”67. 64 “Our mission is to make the world more open and connected.[...] at this point we feel we're in a position where we can start focusing on what platforms will come next to enable even more useful, entertaining and personal experiences.” ZUCKERBERG, Mark, 25/03/2014 65 “We’ve created a Social VR team at Facebook focused entirely on exploring the future of social interaction in VR. This team will explore how people can connect and share using today’s VR technology, as well as long-term possibilites as VR evolves into an increasingly important computing platform.” facebook newsroom, 20/03/2016, disponible sur http://newsroom.fb.com/news/2016/02/new-steps-toward-the-future-of-virtual-reality/ consulté le 01/04/2016 66 ZUCKERBERG, Mark, post facebook du 25/03/2014 disponible ici https://www.facebook.com/zuck/posts/10102658257287881 consulté le 01/01/2016 67 RONFAUT Lucie, Palmer Luckey, : “La réalité virtuelle rendrales relations en ligne plus humaines” disponible sur http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2015/11/04/32001-20151104ARTFIG00232-palmer-luckey-oculus-riftla-realite-virtuelle-rendra-les-relations-en-ligne-plus-humaines.php consulté le 01/04/2016 67 - La position monopolistique de Facebook sur le marché de la VR Les récentes réalisations d’Oculus comme Social Alpha et les jeux virtuels Toybox assoient bien la direction prise par leur collaboration avec Facebook pour le développement d’une réalité virtuelle sociale. Cependant, la position dominante de Facebook sur le marché des moyens de communications pose un doute sur cette allègre naïveté présente dans chaque discours. On peut facilement supposer que des enjeux socio-économiques plus complexes entourent la sortie et le développement de ce média. Une volonté de conquérir de nouveaux territoires et de créer un nouveau monde est sous-entendu dans les discours de Zuckerberg. Le rachat d’Oculus n’est qu’un premier pas vers une toute nouvelle ère virtuelle ; Aussi, la collaboration avec Samsung pour le développement du casque Gear permet de dévoiler la volonté et la stratégie de Facebook : Leurs intérêts ne résident pas simplement dans l’oculus mais bien plus dans le monopole d’un nouveau média qui s’apprête à pénétrer les foyers. Ces dernières années, les différentes acquisitions de ce géant des GAFA ont laissé entrevoir une imposante stratégie dont le but est le monopole des réseaux de communications (rachat d’Instagram, What’s Up, et Messenger). Ce monopole prendra pleinement forme quand il détiendra à la fois des plateformes (softwares) et des moyeux tech de diffusion de celles-ci (hardware). Facebook repose sur un modèle économique particulier : la vente d’espaces publicitaires et la récolte de datas sur ses usagers. Apprendre à développer le marketing pour vendre les meilleurs espaces de publicités sur les nouveaux médias est donc indispensable à l’entreprise. Enfin, cette position monopolistique sur les réseaux sociaux permet l’acquisition de toutes les données que déposent leurs utilisateurs, représentant un important marché lucratif. Cette répartition des parts du marché économique est problématique dans la mesure où facebook peu à peu concentre les pouvoirs de décisions sur ce média. Cette position dominante laisse cette entreprise seule pour écrire les grammaires et les codes qui vont circonscrire ce nouveau média. Ces grammaires impactent évidemment le champs artistique et la liberté créatrice dans le domaine. Les médias structurent le message qu’ils contiennent et obligent le récepteur à s’adapter à leur langages. Une fois encore, cela permet aussi de souligner l'enjeu autour de la perception de l’utilisateur que désignent MacLuhan et Manovich. 68 3) De l’esthétisation politique à la dépolitisation des débats par l’émotion - Le rôle de l’œuvre dans la polis “ Mais dès l’instant où le critère de l’authenticité échoue à évaluer la production artistique, c’est toute la fonction sociale de l’art qui s’en trouve bouleversée. Au lieu de se fonder sur le rituel, elle prend appui sur un autre praxis : la politique.” Walter Benjamin Dans l’ouvrage, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin va au delà de sa critique de l’art reproductible pour inviter les lecteurs à repenser le rôle et la fonction de l’art. Avec une brève histoire de l’art, il souligne, on l’a vu, le caractère cultuel intrinsèque à l’œuvre d’art, qui est à l’origine de son “aura”68. Des moments de rituels elle tient son authenticité : l’œuvre d’art ne prend sens en effet que par sa présence unique à un moment et un lieu donnés 69. Paradoxalement, ce sont donc des éléments extérieurs à l’œuvre qui donnent à celle-ci son unicité. L’aura n’est pas intrinsèque à l’œuvre mais est plutôt le produit des pouvoirs exogènes qui s’exercent sur elle. En quelque sorte, le déclin de ses pouvoirs est à l’origine de celui de l’aura. Ce dernier a, parallèlement, permis de révéler l’œuvre d’art comme telle. On pourrait formuler cette idée en utilisant l’exemple des statues ou vitraux dans une église. Considérées comme des ornements ou des totems permettant la liaison avec l’au-delà à l’époque de leur construction, ce n’est qu’une fois que la “magie” religieuse s’est estompée que ces objets ont pu faire partie du patrimoine culturel et ont été reconnus sur un plan artistique. Aussi, l’œuvre d’art est intrinsèquement liée aux pouvoirs qui souhaitent user de l’esthétique. Avec le déclin de la religion, une cause similaire s’est emparée de l’art : la politique. En pénétrant le champs de l’art, le politique peut assujettir le monde en douceur. C’est une idée que développe Serge Milan, un chercheur contemporain de Walter Benjamin. Sa réflexion sur les 68 “Les oeuvre d’arts les plus anciennes sont nés nous le savons, pour servir un rituel, d’abord magique puis religieux.” BENJAMIN Walter, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique édition Allias, 1955 p 27 69 “ La valeur singulière de l’oeuvre d’art “authentique” trouve son fondement dans le rituel, au sein duquel elle puisant sa valeur d’usage originelle et première”.BENJAMIN Walter, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique édition Allias, 1955 p 28 69 rapports entre art et politique met en valeur comment l’art, et notamment le mouvement futuriste, est venu embellir par des représentations et des images utopiques les valeurs politiques et éthiques du fascisme dans les années de l’avant-garde. - La stratégie des émotions Dans cette lignée, on voit se dessiner comment la réalité virtuelle peut servir des idéaux et des causes politiques. On a bien compris que la réalité virtuelle se différencie des autres médias pour le potentiel émotionnel qu’elle permet de faire passer. Si chaque média et chaque art ont toujours offert plus de réalisme, cette tendance atteint son apogée avec la réalité virtuelle qui vient littéralement mettre « à la place de », les individus. Sans s’étendre sur des sujets que nous avons déjà longuement débattues, il n’est pas sans rappeler le rôle de protagoniste dans “la stratégie des émotions”70 que pourra jouer la réalité virtuelle. Cette approche des débats politiques est fortement critiquable : en souhaitant prendre les individus par les sentiments, la réalité virtuelle brise la distance entre le sujet et l’objet. Ce manque de recul, couplé à une attention sur-sollicitée empêche l'interprétation et l’appropriation du contenu par l’utilisateur. Un média qui donne déjà tout à voir inhibe l’esprit critique et la réflexion sur un sujet, il dépolitise alors le débat. Ici on atteint donc le cœur du point faible des idéaux et utopies de Chris Milk ou Nonny de la Penna. Si certes la réalité virtuelle réussit à être “machine créatrice d’empathie”, cette nature crée son propre dysfonctionnement, comme une machine qui se dévore elle même. En re-créant les situations, elle nous fait « sentir » à la place de, mais écrase de son poids et de sa présence médiatique le temps et le travail nécessaires à notre perception et à notre cerveau pour emmagasiner les informations. C. Milk et N. de La Penna ont tous deux réalisé des dispositifs afin d’éveiller l’attention sur les conditions de vie des Syriens. Démarche et volonté nobles, leurs approches de ce sujet d'actualité restent purement de l’ordre émotif ; Rien ne prouve que ce type d’expérience peut remplacer un réel travail de conscientisation sur le long terme sur les conflits au Moyen-Orient et les conditions de vie des réfugiés. Certes, on peut espérer des individus une contre-partie post à un choc “apathique”, mais celle-ci restera sur le court terme, sous une forme de donation monétaire par exemple. Encore une fois, cette vision irréaliste de la 70 ROBERT Anne Cécile, “la stratégie des émotions” Le monde diplomatique, février 2016, disponible sur https://www.monde-diplomatique.fr/2016/02/ROBERT/54709 , consulté le 04/05/2016 70 réalité virtuelle s’enracine dans un amalgame commun dans l’univers médiatique, entre faire ressentir et connaître, comprendre et savoir. Comme nous en prévient Anne-Cécile Robert dans un article du monde diplomatique “ L’émotion pose un redoutable défi à la démocratie, car il s’agit, par nature, d’un phénomène qui place le citoyen en position passive. Il réagit au lieu d’agir. Il s’en remet à son ressenti plus qu’à sa raison. Ce sont les événements qui le motivent, pas sa pensée.”71 Pour finir, comme fait remarquer Walter Benjamin, un schéma spécifique s’est répété pour la photographie et le cinéma. Trop occupé à débattre si ces nouvelles techniques étaient des arts ou non, les penseurs des époques respectives du 6ème et 7ème art n’ont pas réalisé comment ces derniers étaient déjà en train de changer la nature même de l’Art, de sa place et de son rôle dans nos sociétés. Aussi éloignée des généralités utopistes, la philosophie de Walter Benjamin doit être comprise comme une invitation pour questionner comment la réalité virtuelle va révolutionner ou révéler la place et le rôle de l’Art contemporain dans nos sociétés. Dans cette partie concluante, nous avons pu établir un certain nombre de limites à la réalité virtuelle pour circonscrire définitivement les pouvoirs que l’on pourrait octroyer à ce média (III.A). A mesure que des limites se sont révélées, un certain nombre d’enjeux sont venus s’entremêler à cette réflexion. Nous avons donc étudier ces derniers pour réaliser l’ampleur de la réflexion à porter sur la naissance de cette nouvelle interface. (III.B) Les différents points abordés dans cette partie ne nous autorisent pas à tirer des conclusions alarmistes, il est d’ailleurs trop tôt pour juger du futur de la réalité virtuelle. Cependant, la considération des questions philosophiques, de santé et politico-économiques autour de la réalité virtuelle nous amène à garder une attitude vigilante face au développement de ce média. Enfin, elles nous a conduit à valider une contre-hypothèse critique et argumentée à la proposition utopique que nous avons étudiée tout au long de notre sujet. 71 ROBERT Anne Cécile, “la stratégie des émotions” Le monde diplomatique, février 2016, disponible sur https://www.monde-diplomatique.fr/2016/02/ROBERT/54709 , consulté le 04/05/2016 71 Conclusion “Lorsque, toutes voies étant barrées, la conscience se précipite dans le monde magique de l’émotion, elle s’y précipite tout entière en se dégradant (…). La conscience qui s’émeut ressemble assez à la conscience qui s’endort.”72 Jean Paul Sartre La réalité virtuelle se démarque des autres médias car elle englobe le corps et le trompe. Elle n’offre plus de représentation mais simule! Aussi elle permet de se mouvoir et non plus d’être immobile face à l’œuvre, elle semble alors nous libérer des codes qui conduisent le spectateur à être passif. Un potentiel riche et excitant semble présent dans ce média et nombreux artistes souhaitent s’essayer à l’exploiter. Parmi eux, on trouve des utopistes, qui considèrent possible de changer le monde au travers de ce média. Nous avons voulu tout au long de cette étude comprendre les tenants et aboutissants d’une telle assertion. En nous plaçant dans un champs de réflexion qui englobe les relations entres hommes, médias, et société, nous avons cherché à répondre au problème : Est-ce-que la réalité virtuelle pourrait réellement modifier nos relations humains pour tendre vers un monde meilleur ? Pour y répondre, nous nous sommes alors appliqués à tester une hypothèse émise par C.Milk et N. de la Penna qui posait que la réalité virtuelle allait devenir une “machine créatrice d’empathie”. Cette hypothèse, on l’a vu, a été formulée par des réalisateurs et journalistes reconnus par leurs pairs et qui ont pu, grâce à leur notoriété, accéder à la scène des TEDs pour exprimer leurs opinions sur la réalité virtuelle. Ces conférences ont une portée internationale et portent la marque d’excellence et d’innovations : Elles permettent de mettre en valeur des idées nouvelles et de mettre en avant des hommes qui font le monde d’aujourd’hui et de demain. Néanmoins au delà de cette notoriété, il faut garder en mémoire que ces discours n’ont pas de réelle valeur théorique, ils sont des simples discours qui peut-être seront remplacés demain. Cependant, même si ces discours n’accèdent pas à la postérité, leur valeur n’en est pas moindre : 72 SARTRE, Jean Paul, Esquisse d’une théorie de l’émotion. Psychologie, phénoménologie et psychologie phénoménologique de l’émotion, Hermann, Paris, 1938 72 Ils sont les témoins d’une époque. Les formules comme “machine créatrice d’empathie” donnent la température du climat social actuel et révèlent quel type de vision sur les médias est partagé par les membres de notre société. En décortiquant cette formule, on a ainsi pu révéler les réalités derrière les utopies d'une civilisation de l’empathie. On a pu ainsi voir le décor social dans lequel ce média est en train de prendre racine. En analysant et extrapolant les informations autour de ces discours, on a aussi pu examiner comment s’articulent et se répondent les différents enjeux politiques et économiques autour de cette nouvelle interface. On a alors pu constater l'arrière scène politique et économique « cachée » par les propos médiatiques et marketing. Un passage par Le photographe inconnu nous a conduit à recentrer le débat et à le ramener à une réalité tangible. La réalité virtuelle est un terreau fertile pour se prêter aux extrapolations. Cette étude d’un cas pratique a donc permis de reconsidérer les dimensions fantasmagoriques de ce sujet en les confrontant à des problèmes plus terre à terre. Aussi ces différents éléments nous ont amené à opposer une nouvelle hypothèse à celle de C.Milk et N. de la Penna. Les champs que nous avons explorés ont d’abord permis de désacraliser les émotions : ressentir n’est pas agir, et jamais les émotions n’ont fait preuve de qualités suffisantes pour devenir des moteurs de changements dans nos sociétés. Encore moins celles ressenties au travers un intermédiaire. Ainsi, nous avons constaté qu' un véritable étau politique et économique entoure le développement de la RV. Cette dernière est un outil idéal pour servir les stratégies d'émotions de plus en plus utilisées par les médias et les politiques. Cette conception restreint énormément le champs des possibles créatifs : Elle enferme la réalité virtuelle dans des logiques simplistes et naïves qui, en réalité, desservent la construction d'un débat politique. Elle représente alors un risque de modifier la perception des utilisateur et nous semblent être un danger sur le long terme pour la richesse des idées de la pensée raisonnée. Aussi, à l’heure où frémissent encore les expérimentations artistiques, il est de tout importance d'empêcher les intérêts d'acteurs politiques et économiques d' étouffer ce nouveau champ créatif, en encourageant les initiatives nouvelles et en valorisant une pluralité des formats, des fonds et des grammaires. 73 Bibliographie Articles Universitaires • BOUCHARDON Serge « Du récit hypertextuel au récit interactif », Revue de la BNF 2012/3 (n° 42), p. 13-20. • BOULLIER Dominique « Les industries de l'attention : fidélisation, alerte ou immersion», Réseaux 2009/2 (n° 154), p. 231-246. • BOULLIER Dominique, « Composition médiatique d’un monde commun à partir du pluralisme des régimes d’attention » • HAROCHE Claudine, « Généalogie des processus hypermodernes (de la condition de l'homme moderne à la condition de sujet visible) », Connexions 2012/1 (n° 97), p. 27-40. DOI 10.3917/cnx.097.0027 • HOOG Emmanuel « Tout garder ? Les dilemmes de la mémoire à l'âge médiatique », Le Débat 2003/3 (n° 125), p. 168-189., DOI 10.3917/deba.125.0168 • MESTRE Claire «Mémoire du corps», L'Autre 2000/1 (Volume 1), p. 109-119, DOI 10.3917/lautr.001.0109 • MILAN, Serge « Le Futurisme et la question des valeurs », Noesis, 11 | 2007, 13-30. • PROULX S. Proulx et LATZKO- TOTH G. (2000) “La virtualité comme catégorie pour penser le social : l’usage de la notion de communauté virtuelle Sociologie et sociétés”, vol. XXXII (2), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, p. 99-122. • ROY Patrick “Le médium est le messqge dans le village global : le vrai message de Marshall Mc Luhan” Aspects sociologiques, vol. 7, no 1, juillet 2000, pp. 38-48. • STIEGLER Bernard, « Chapitre 6. L'attention, entre économie restreinte et individuation collective », L'économie de l'attention, Paris, La Découverte , «Sciences humaines», 2014, 328 pages 74 Articles journalistiques • JOIGNOT Frederic,"Jeremy Rifkin, une empathie nouvelle gagne l'humanité", Le Monde, 15/04/2011, disponible sur <http://www.lemonde.fr/week-end/article/2011/04/15/jeremyrifkin-une-empathie-nouvelle-gagne-lhumanite_1507194_1477893.html#eucfvv56DSyWH63B.99> • • • • • HUDSON Laura, How it felt to experience games of throne through virtual reality, Wired, 03/08/2014 MOYNIHAN Tom, Google is bringing its VR fields trip to even more school, Wired, 01/20/2016 ROBERT Anne Cécile, “la stratégie des émotions” Le monde diplomatique, février 2016 SUTHERLAND Ainsley, “The Limits of Virtual Reality: Debugging the Empathy Machine Case Study of The Machine to be Another”, MIT docbase, disponible sur <http://docubase.mit.edu/lab/case-studies/the-limits-of-virtual-reality-debugging-theempathy-machine/>, consulté le 20/03/2016 Ouvrages • • • • • • • • • • • • • BOLTER, Jay David, GRUSIN, Richard, “Remediation : Understanding New Media,”Cambridge, MIT Press, 1999 BENJAMIN Walter, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique édition Allias, 1955 CARPENTER Edmund , MACLUHAN Marshall , Explorations in communication : an anthology , Beacon Press, 1968 FLICHY, Patrice, L’Imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001 GUDIN Claude, Une histoire naturelle des sens, edition Seuil,2010 MILON Alan, La réalité virtuelle, avec ou sans le corps? , Autrement, 2005 MANOVICH Lev, Le langage des nouveaux médias, Editions les presse du réel, 2010 MAC LUHAN Marshall, “Pour comprendre les médias”, Édition le Seuil, 1964 RHEINGOLD Howard, La Réalité Virtuelle, RIFKIN Jeremy, Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Civilisation de l'empathie,Ed. Les liens qui libèrent, 2011 SARTRE, Jean Paul, Esquisse d’une théorie de l’émotion. Psychologie, phénoménologie et psychologie phénoménologique de l’émotion, Hermann, Paris, 1938 SUSSAN Remi, Demain, les mondes virtuels,, Edition FYP, 2009 VIAL Stephan, L’être et l’écran : comment le numérique change la perception , Presses universitaires de France, 2013 75 Ouvrages communs • • • KATHRYN Y. SEGOVIA and JEREMY N. BAILENSON, “Virtually True: Children’s Acquisition of False Memories”, in Virtual Reality Department of Communication, Stanford University, Stanford, California, USA,2009 MARZANO Michela (directeur) Dictionnaire du corps, edition PUF, 2007 STIEGLIER Bernard, Digital Studies, Organologie des savoirs et technologies de la connaissance, FYP édition, 2014 chapitre 7, “le conflit des attentions et l'exercice de lecture numérique”, GIFFARD Alain et chapitre 10 “Les interfaces digitales” par FAURE Christian Thèse • LELIÈVRE EDWIGE, “Des jeux de rôle en ligne tridimensionnels aux jeux à réalité alternée : expérience esthétique, création et expérimentation”,Esthétique, Science et Technologie des Arts ,Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, 2012 , 361p ○ Vidéos • • Nonny de La Pena , “The future of the news?” , TedWomen, Mai2015, https://www.ted.com/talks/nonny_de_la_pena_the_future_of_news_virtual_reality , consulté le 20/02/2016 MILK Chris , “How virutal reality can create the ultimate empathy machine ?” , consulté le 15/03/2016 https://www.ted.com/talks/chris_milk_how_virtual_reality_can_create_the_ultimate_emp athy_machine Oeuvres et dispositifs de Réalité virtuelle pertinentes: • • • • • • • • Note on blindness , Okio Studio, 2015 Le photographe Inconnu, Turbulent, 2016 Project Syria , Emblematic group, 2014 LOVR , Immersive , 2015 Viens!, Michel Reilhac , 2015 Ianimals Snowtherapy The Machine to be another 76 Table des matières Table des matières Remerciements.................................................................................................................................5 Introduction......................................................................................................................................6 I) État des lieux et projections sur les médias : les attentes qui entourent la sortie des casques..........................................................................................................................................10 A) L’empreinte des interfaces : Genèse des relations entre médias hommes et la société............11 1 ) Mac Luhan : Premier coup de projecteur sur les médias..........................................................11 La primauté des médias et la classification macluhanienne.........................................................11 Le village global et ses risques sur la société...............................................................................13 2) Impacts de l’interface de l’écran chez Manovich......................................................................16 Spatialité et temporalité de l’écran : la double identité du spectateur.........................................17 Mobilité VS immobilité : la liberté du spectateur........................................................................18 B) De l’immersion à l’empathie : Construction d’une prophétie autour de la Réalité Virtuelle...20 1) Contexte social et commercialisation des casques de réalité virtuelle (RV).............................21 Imaginaires et représentation sociales autour d’un nouveau média.............................................21 La commercialisation et démocratisation des casques de RV.......................................................22 2) La réalité virtuelle, une machine qui révolutionnera nos relations humaines ?........................23 Des discours médiatiques prophétiques sur la “machine à créer de l’empathie”........................23 Analyse du discours et déconstruction de la prophétie.................................................................24 3) Formulation de l’hypothèse.......................................................................................................27 II) La Réalité Virtuelle, un média réellement immersif ? Étude de la qualit immersive de la VR à travers l'exemple du Photographe Inconnu.....................................................................30 A) Méthodologie d’analyse pour l’étude de cas du Photographe Inconnu................................... 31 1.Cadre de la recherche..................................................................................................................31 Présentation du cadre :.................................................................................................................31 Les limites du cadre :.....................................................................................................................32 92 2. Méthodologie suivie: critères et indicateurs..............................................................................34 Présentation et justification des critères choisis...........................................................................34 Présentation et justification des indicateurs choisis.....................................................................35 L'immersion physique....................................................................................................................35 L'immersion psychologique...........................................................................................................38 B) Analyse du dispositif et des discours des concepteurs..............................................................39 1) Description du dispositif............................................................................................................40 Immersion physique.......................................................................................................................40 Immersion psychologique..............................................................................................................42 2) Analyse des entretiens et comparaison avec l'analyse du dispositif..........................................46 Les enjeux créatifs et techniques liés à l’absence de maturité du marché....................................46 L’immersion, un élément constitutif du média..............................................................................49 Une immersion mentale qui repose sur un “contrat” et se construit sur une mise en espace ingénieuse du contenu...................................................................................................................51 III) La réalité virtuelle, vers “le meilleur des mondes” ? Limites et enjeux d’un nouveau média.............................................................................................................................................56 A) Les émotions comme finalité : limites du pouvoir de l'immersion et des médias sur les hommes et la société...................................................................................................................... 57 1) Les interfaces, barrières à l’authenticité de la réalité ?..............................................................58 - L'unicité de l’œuvre.....................................................................................................................58 - L'aura à l'heure numérique.........................................................................................................59 2) L'absorption de l’attention et la cannibalisation des sens..........................................................60 - Le conflit des attentions..............................................................................................................60 - Le cannibalisme des sens............................................................................................................62 B) La réalité virtuelle au travers le prisme d'enjeux pluriels et d'intérêts divergents : Nouvelle approche sur la réalité des casques................................................................................................ 63 1) Les modifications de la perception de la réalité virtuelle et ses implications sur la mémoire.. 63 - La mémorisation et les médias....................................................................................................63 - L'impact de la VR sur la mémoire...............................................................................................65 2) “L’ Ère de la sociabilité” : Oculus/Facebook, les enjeux économiques autour du média de la réalité virtuelle...............................................................................................................................66 93 - Le discours bienfaiteur de Mark Zuckerberg..............................................................................66 - La position monopolistique de Facebook sur le marché de la VR..............................................68 3) De l’esthétisation politique à la dépolitisation des débats par l’émotion..................................69 - Le rôle de l’œuvre dans la polis..................................................................................................69 - La stratégie des émotions............................................................................................................70 Conclusion....................................................................................................................................72 Bibliographie..................................................................................................................................74 Annexes.........................................................................................................................................77 Annexe 1 - Boussole de Dominique Boullier................................................................................77 Annexe 2 - Photographie de Mark Zuckerberg à Barcelone..........................................................78 Annexe 3 - Schéma méthode agiles...............................................................................................79 Annexe 4 - Retransmission de l’entretien avec l’équipe de LPI....................................................80 Annexe 5 : Images extraites de l'expérience du Photographe Inconnu..........................................90 Annexe 6 : schéma de la cybernétique...........................................................................................91 Table des matières........................................................................................................................92 94