Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                
La perception est-elle une interprétation ? Hubert Wykretowicz Le test de Rorschach pose au philosophe une question classique : quel genre d’accès au réel la perception offre-t-elle ? Autrement dit, la perception me permet-elle de saisir le monde tel qu’il est là devant nous ou bien est-ce que toute relation au monde est de l’ordre d’une interprétation de celui-ci ? À cette question, la phénoménologie de Husserl semble répondre de manière claire : la perception est un accès direct au réel ; on se souvient de son souci de l’évidence, de la présence « en chair et en os » ainsi que du célèbre mot d’ordre « droit aux choses-mêmes ». Mais, à bien y regarder, ce mot d’ordre nomme un problème plus qu’il ne le résout : qu’est-ce qui nous autorise ainsi à parler d’un accès « direct » aux choses-mêmes ? N’est-on pas au fait que toute perception est médiatisée par un nombre considérable d’éléments, à commencer par le langage lui-même, de sorte que parler d’accès « direct » au réel c’est simplement ignorer les apports du tournant linguistique de la philosophie ? Et cette médiatisation nous contraintelle nécessairement à admettre que toute perception est une interprétation ? 1. Le piège cognitiviste et la phénoménologie On connaît tous ces expériences d’enfants regardant les nuages pour y deviner des formes. C’est à partir de ce genre d’exemples que le sens commun élabore une croyance selon laquelle percevoir c’est interpréter. Nous ne voyons pas tous la même chose, parce que nous interprétons tous le réel à notre manière. Une telle croyance trouve un relais d’importance dans certaines explications cognitivistes : « Voir, c’est découvrir, à partir des images que forme l’optique oculaire sur le fond de nos yeux, les objets et les événements présents dans le monde ; (…) Le système visuel doit donc être capable de créer des représentations internes qui ne retiennent des images rétiniennes que certains aspects 1 utiles pour décider des actes déployés dans les trois dimensions de l’espace et des pensées qui occupent la scène mentale » (Imbert, 2004, p. 69). La perception est en effet ici présentée comme un mécanisme complexe de sélection d’information (« ne retiennent … que … »), médiatisé par de nombreux « filtres » 1 et producteur de « représentations internes ». Cette théorie cognitiviste prend appui sur l’explication neurobiologique de la vision qui, en tant que telle, peut légitimer des conceptions relativement contradictoires des rapports entre interprétation et perception. En effet, selon une perspective en partie réaliste, l’on tend à dissocier les mécanismes perceptifs et interprétatifs : percevoir c’est « enregistrer » des données sensorielles que le cerveau et la cognition se chargent dans un second temps de « traduire » en « images mentales » : comme l’écrit une psychologue de Princeton, « Nous devons non seulement enregistrer mais aussi comprendre ce qui se passe autour de nous pour pouvoir réagir de façon efficace. » (Treisman, 2004, p. 157). Il existe cependant aussi une perspective plus idéaliste, qui repose paradoxalement sur ce même postulat réaliste, mais qui argue du caractère déterminant des représentations mentales dans la sélection des stimuli visuels. On tendrait ici clairement à identifier la perception et l’interprétation : percevoir c’est toujours percevoir à travers une « grille de lecture », c’est-à-dire par le biais de représentations (conscientes ou inconscientes). Si la phénoménologie n’a pas grand-chose à (re)dire à propos des explications scientifiques des mécanismes de la vie, il reste qu’elle peut légitimement contester les conceptions dominantes que de telles explications scientifiques engendrent et que des philosophies cognitivistes accréditent. Car une telle explication scientifique donne en effet naissance à certaines idées préconçues discutables à propos du regard ou de la perception : en suivant les propos d’Imbert et de Treisman, on comprend que voir c’est en partie « assimiler » (l’extérieur à l’intérieur), et qu’il existe entre moi, le monde et ma « scène mentale », un intermédiaire « interne ». 1 Sur l’image oculaire de la citation ci-dessus, l’auteur ajoute : « De nombreux arguments, tant physiologiques que tirés de la psychologie expérimentale, permettent d’assigner aux diverses classes de cellules ganglionnaires des fonctions différentes dans le traitement des aspects spatiaux et temporels de l’environnement. L’idée s’impose alors que l’image oculaire passe à travers un ensemble de filtres superposés, opérant et possédant des résolutions spatiales différentes. Certains ne laisseront passer que les grandes « masses » d’une scène, alors que d’autres, au contraire, les élimineront pour ne retenir que les fins détails spatiaux. (…) Des opérations, que nous ne pouvons détailler davantage ici, permettent de détecter ces bords et réalisent ainsi une simplification de l’image en une esquisse primaire, dont les caractéristiques serviront aux traitements subséquents par le cortex visuel. » (Imbert, 2004, pp. 71-72) Il est bien au-dessus de nos compétences de pouvoir discuter la validité scientifique de ces informations, mais nous nous étonnons quand même de la présence sur une page de pratiques rhétoriques telles que « De nombreux arguments… » ou encore « Des opérations, que nous ne pouvons détailler davantage ici… » et qui plus est sans renvois référentiels plus précis. 2 Or, comme nous voudrions le montrer, cette conception de la perception, « digestive » (Sartre, 1990) et représentationaliste, est justement tout à fait discutable lorsqu’elle prétend rendre compte de la perception dans le champ de l’expérience humaine. D’autre part, méthodologiquement parlant, l’approche phénoménologique prend assez clairement ses distances à l’égard de toute prise de position métaphysique initiale. Par cette abstention (épochè), elle choisit de se laisser instruire par les phénomènes eux-mêmes, c’est pourquoi elle est amenée à repousser dos-à-dos le réalisme et l’idéalisme, à la manière dont, jadis, Merleau-Ponty (1945) avait fait jouer, l’un contre l’autre, l’empirisme et l’intellectualisme : percevoir n’est ni un « enregistrement » passif de l’objet ni une « construction » active de la part du sujet ; le réalisme repose sur la croyance naïve (l’attitude naturaliste) en l’existence d’un monde objectif indépendant ; or, paradoxalement, c’est un présupposé identique que partage l’idéalisme représentationaliste, qui apparaît dès lors comme un correctif tardif de ce même réalisme2. Pourtant, si la critique du réalisme et des représentations intermédiaires est un topos phénoménologique relativement connu, le rôle exact de l’interprétation dans la perception l’est moins. Ne serait-ce que parce que la tradition phénoménologique a connu suite à Heidegger, Gadamer ou encore Ricœur, un « tournant herméneutique » (Grondin, 2003), qui semble justement réintroduire l’interprétation au cœur même de notre accès au monde. Certes on ne parle pas ici de « cartes mentales », mais on dénonce tous les présupposés métaphysiques d’une philosophie de la conscience et de la perception chez Husserl. Heidegger insiste sur le « als » herméneutique – selon lequel percevoir c’est toujours percevoir quelque chose « comme » quelque chose –, et Gadamer sur la fonction médiatrice du langage et le rôle des œuvres de la tradition ; et enfin, n’est-ce pas Ricœur qui rappelle, dans son autoprésentation de 1983 (Ricœur, 1986, pp.32-36), le caractère indépassable de la 2 Frege avait lui-même déjà signalé le paradoxe d’un matérialisme réaliste qui se transforme en idéalisme du cerveau : « Le plus remarquable est la façon dont la psychologie physiologique débouche sur l’idéalisme, parce qu’il est tellement contradictoire avec son point de départ réaliste. On part de fibres nerveuses, de cellules ganglionnaires, on fait des hypothèses sur des excitations et leur propagation, et on cherche par là à faire mieux comprendre la représentation (…) On empiète sur la pensée et le jugement, et cela renverse tout à coup le réalisme initial en idéalisme extrême, et, par là, cette théorie scie elle-même la branche sur laquelle elle est assise. Dès lors, tout se résout en représentations, et, par là, les explications antérieures deviennent illusoires. L’anatomie et la physiologie deviennent des fictions. Toute l’infrastructure anatomo-physiologique de fibres nerveuses, cellules ganglionnaires, stimulations, excitations, propagation d’excitations, se dissout. Et que reste-til ? Des représentations de fibres nerveuses, des représentations de cellules ganglionnaires, des représentations de stimulations, etc. Et qu’est-ce qu’on devait expliquer à l’origine ? La représentation. » Cité par J.-L. Petit (1999). 3 médiation par les signes, les symboles et les textes ? Par conséquent, là aussi notre accès au réel semble être principalement interprétatif, quoique dans un sens évidemment bien différent des cognitivistes. Regardons cela de plus près. 2. La perception est un accès direct au monde C’est sur le terrain de l’expérience entendue dans un sens élargi que Husserl entend aborder la perception et son rôle paradigmatique. La perception apparaît bien éloignée de toute forme d’interprétation dans la mesure où elle constitue mon expérience originaire des choses ellesmêmes : « Comme dans la vie quotidienne, de même dans la science (si elle ne se méprend pas, embarrassée par une théorie « réalistique » de la connaissance, sur son action propre) l’expérience est la conscience d’être près des choses mêmes et la conscience de les saisir et de les avoir tout à fait directement. » (Husserl, 1957, p. 312). « La perception est la conscience de voir et de posséder l’objet en chair et en os. Donc pour parler par contraste, il n’est pas donné comme un simple signe ou image, il n’est pas médiatement conscient comme un objet simplement signifié ou apparaissant dans l’image, etc. ; bien plutôt il se tient là comme lui-même, comme tel qu’il est visé, et pour ainsi dire, en personne. » (Husserl, 1998, p. 173). Husserl insiste ici, à la suite de l’empirisme, sur une expérience qui me donne un accès direct au monde ; mais il ne l’entend absolument pas dans le sens d’un empirisme ordinaire : « l’expérience n’est pas une brèche dans un espace de la conscience »3 ; en d’autres termes, lorsque je dis que l’expérience est l’irruption d’un objet préexistant en soi dans la sphère du sujet, je présuppose déjà comme perçu (ou expérimenté) d’une manière ou d’une autre cet objet soi-disant en soi, dont je cherche pourtant à expliquer l’irruption. La perception ne doit donc pas être pensée à partir de la dichotomie sujet/objet, mais à partir de l’intentionnalité constituante de la conscience : la perception n’est pas la saisie d’une image (mentale) du réel, mais elle me donne la chose elle-même « en chair et en os » ; c’est un acte à la faveur duquel 3 Husserl poursuit son propos en soulignant la contradiction interne à cet empirisme : « Mais l’expérience n’est pas une brèche dans un espace de la conscience dans laquelle apparaît un monde existant avant toute expérience ; elle n’est pas non plus une simple intrusion dans la conscience d’un élément étranger à la conscience. Car, comment devrais-je, sans faire tort à la raison, pouvoir énoncer cet élément étranger à la conscience sans le voir lui-même et sans voir alors, de la même façon que la conscience, ce qui est étranger à la conscience… donc sans en faire l’expérience ? » (Husserl, 1957, p. 312) 4 la chose est directement présente devant moi et en pleine lumière (Husserl, 1950, 4ème section, chap.2). Il est contradictoire de dire que lorsque, par exemple, je regarde un arbre j’en vois une image mentale ; car pour pouvoir dire qu’il se trouve entre moi et l’arbre une image de l’arbre encore faut-il que j’aie perçu l’arbre lui-même, encore faut-il qu’il m’ait été donné en propre. Voir n’est précisément pas imaginer ; qui plus est toute image (ou représentation) présuppose l’accès direct à l’objet dont elle est l’image (ou représentation). On peut volontiers souscrire à l’argumentation rationnelle évoquée ici par Husserl ; néanmoins, il reste qu’on a du mal à s’expliquer pourquoi, si la perception me donne la chose elle-même, nous ne percevons pas tous la même chose, de la même manière. Or, après avoir insisté sur une présence aux choses pleine et totale, Husserl s’empresse d’affirmer que cette présence est au fond incomplète, et que cette incomplétude tient à l’essence même de la perception : « ce n’est pas une propriété fortuite de la chose ou le hasard de « notre constitution humaine » que « notre » perception ne puisse atteindre les choses ellesmêmes que par l’intermédiaire de simples esquisses. Nous sommes au contraire sur le plan de l’évidence : l’essence même de la chose spatiale (même prise au sens le plus large, qui inclut les « choses visuelles ») enseigne que ce type ne peut par principe être donné à la perception que par esquisses » (Husserl, 1950, p. 137) et Husserl d’ajouter plus loin : « or, ce qui s’offre à la conscience de façon corporelle c’est non seulement ce qui « proprement » apparaît, mais simplement cette chose même, le tout de la chose selon son sens global, bien que ce sens ne soit intuitif que sous une face et de plus reste indéterminé à bien des égards. » (Ibid., p. 465). Autrement dit, afin d’expliquer les différences de perception il n’est nullement besoin de faire appel à des intermédiaires internes tels que des images ou des représentations ; l’idée d’esquisse est largement suffisante : j’ai bel et bien un accès direct aux choses elles-mêmes, mais cet accès se fait toujours de quelque part. Toutefois, il faut se garder de comprendre cette théorie des esquisses de manière trop idéaliste, comme si elle signifiait que l’homme ne voit les choses qu’en fonction de l’éclairage qu’il projette sur elles : si nous ne percevons pas tous la même chose, c’est évidemment parce que nous n’avons pas tous le même point de vue ; mais ces différents points de vue ne flottent pas en l’air, ils sont « éveillés », comme dit Husserl, par les choses mêmes qui s’esquissent devant nous (« ce qui s’offre à … »)4 : ainsi lorsque j’entends une mélodie, je ne projette pas sur elle mon point de vue, mais c’est la 4 Sur cette « insistance » de l’objet, voir encore Husserl, 1970, p. 89, 1998, p. 97. 5 mélodie elle-même, sa structure, qui éveille en moi une écoute attentive et préfigure son exploration. Pour être exact, la théorie des esquisses doit être pensée à partir de ce « duo constitutif » que Husserl décrit comme « une constitution de sens où l’initiative ne revient unilatéralement ni au sujet ni au monde, mais aux deux à la fois » (Moinat, 2010, p. 47) : je ne construis pas la mélodie de toute pièce à partir des notes entendues, mais en même temps, selon la qualité de mon écoute j’y entendrai plus ou moins de choses. Ce paradoxe d’une perception me donnant à la fois la chose pleinement et en même temps de manière inadéquate, est pour Husserl une vérité d’essence5 : notre perception suggère par définition de multiples faces, qui s’offrent à au moins autant d’explorations possibles et avec plus ou moins de clarté – autrement ça ne serait plus une perception. Toute perception actuelle se trouve être sollicitée par un avenir, affectée dit précisément Husserl (1970, p. 33), dans lequel un autre aspect de la chose est déjà en train de s’éveiller à la conscience. Je regarde dehors : mon attention se porte sur la neige qui tombe sur la route ; mais cette attention déborde déjà au-delà d’elle-même, affectée en périphérie par les gens qui passent et qui, peu à peu, constituent un nouveau centre d’attention. Percevoir ce n’est pas tellement saisir un objet un et identique à lui-même à un instant précis et sous le « projecteur » de ma conscience, mais se laisser attirer par l’horizon : horizon externe de la chose considérée, lorsque je passe de la neige aux passants, horizon interne, lorsque j’explore la chose elle-même, la neige, les flocons, puis leur structure fractale, etc. La perception se développe ainsi dans un système dense et épais, fait de renvois, de parentés (synthèses de recouvrement), où les silhouettes se répondent, formant un tableau concordant, un style propre : « (…) le champ perceptif de choses tout entier, en tant que multiplicité constituée se composant de choses qui apparaissent en perspective, est une unité harmonieuse de la perspectivité ; un style perceptif règne, et continue de régner, dans la variation du champ perceptif qu’occasionne l’entrée d’apparitions perceptives de choses qui à l’instant n’étaient pas dans le champ, ou bien la sortie de certaines, qui y sont encore. » (Husserl, 1989, p. 69 et Husserl, 1998, p. 97) 5 Ce paradoxe, Romano (2010) l’évoque abondamment aussi, mais à la manière d’un reste cartésien qui empêcherait Husserl de proposer une véritable phénoménologie de la perception. Pour notre part, nous sommes ici un peu plus « généreux » avec Husserl : il nous semble qu’il y a ici une authentique conscience de la finitude de la perception qui anticipe déjà les propos du tournant herméneutique de la phénoménologie – où l’on insistera abondamment sur la finitude de l’expérience humaine. Husserl perçoit ici en effet très bien que la perception n’est jamais un point de vue de nulle part selon l’expression de Nagel. Voir à ce propos Bernet, 1994, p. 121 et s. 6 Husserl développera de plus en plus cette conception de la perception prise dans l’épaisseur du monde, dans la finitude : on sait notamment le rôle que le corps et les kinesthèses viendront jouer par la suite dans l’appréhension des choses ; si les choses s’esquissent devant moi, c’est aussi essentiellement parce que je bouge (ou reste immobile) autour et auprès d’elles – ne serait-ce qu’avec les yeux (Husserl, 1962, § 47, 1998, p. 104). Mais il reviendra surtout à Merleau-Ponty (1945) de montrer comment, à la faveur de la perception, l’homme vit dans un contact intime avec le monde, comment, dans la perception, l’homme et le monde font corps, sont en « symbiose » (Romano, 2010, p. 566). La phénoménologie de la perception élaborée par Merleau-Ponty est héritière de l’accès direct aux choses, mais un accès qui n’est plus de l’ordre d’une saisie d’un objet là devant, préparant son objectivation dans la science ; percevoir, à un niveau antéprédicatif, c’est pour Merleau-Ponty percevoir des possibilités d’orientations pratiques offertes à mon corps, à l’instar du joueur de tennis qui anticipe une amortie. Si nous avons désormais des raisons de croire que la perception ménage bel et bien un accès aux choses elles-mêmes, il reste que ce caractère contextuel et perspectiviste semble la rapprocher cette fois-ci de l’interprétation. Comme le note Ricœur, « ce qui caractérise le « style » de l’interprétation, c’est le caractère de travail infini qui s’attache au déploiement des horizons des expériences actuelles. » (1986, p. 78). Certes la préoccupation de Ricœur dans cet article est différente (la phénoménologie est-elle une discipline descriptive ou interprétative ?) ; toutefois, elle rejoint en partie la nôtre lorsqu’il rappelle à quel point l’expérience antéprédicative contient et prépare sa mise en mots (Ricœur, 1986, pp. 65-67). En effet, dans cette donation de la chose par profils, dans cette ouverture pratique du monde, c’est le « als » herméneutique qu’on retrouve : voir quelque chose c’est toujours le voir comme quelque chose et à partir de quelque part. Le citron que je perçois en ce moment possède un sens particulier en fonction du contexte qui est le sien (à côté de la tasse de thé) ; mais n’est-il pas évident que lorsque ma fille l’attrape pour jouer, il n’a plus le même sens ? Bref, toute perspective n’implique-t-elle pas logiquement une interprétation ? Il y a dans la perception un travail infini autour du sens qui n’est pas sans rappeler la posture du lecteur devant la chose du texte qui s’offre à la compréhension ; pourtant cette analogie n’est pas, à notre avis, une raison suffisante pour affirmer que la perception est une interprétation du réel. Lorsque nous percevons un citron, ma fille et moi, nous ne sommes justement pas en train de l’interpréter ; lorsque le joueur de tennis fixe la balle des yeux avant 7 de frapper, ce n’est pas non plus une interprétation. Mais encore faut-il le démontrer : pour ce faire, nous proposons de revenir ci-dessous sur deux cas exemplaires, la perception d’une chose et la perception d’autrui. 3. La différence entre perception et interprétation Si l’on reprend le point de vue cognitiviste évoqué plus haut, lorsque nous identifions un objet, la perception s’occupe d’offrir un matériel sensoriel à des intermédiaires neurocognitifs qui se chargent de l’interpréter. Treisman, qui s’intéresse à la saisie des traits dans la perception (par exemple lignes ou couleurs), affirme ainsi que « cette performance perceptuelle que nous réalisons à chaque instant de notre vie consciente pourrait dépendre d’analyses complexes auxquelles nous n’avons aucun accès conscient », comme cette « analyse visuelle » qui rendrait possible « les transformations qui nous mènent des taches lumineuses à une représentation interprétée du monde » (Treisman, 2004, p. 159). Le rôle de la perception y est bien défini : « j’ai suggéré que la vision aux niveaux primitifs enregistre simplement la présence dans la scène de tous les traits simples. Cet enregistrement se fait dans un certain nombre de modules séparés et les traits ne sont reliés les uns aux autres qu’une fois que l’attention est focalisée sur un élément particulier. » (Ibid., p. 175). Ajoutons que lorsqu’il s’agit par exemple d’expliquer la continuité dans la modification perceptive (je crois voir un avion, mais c’est un oiseau), l’auteure n’hésite pas à convoquer « une représentation intermédiaire, dans laquelle les traits sont assemblés avant que l’objet soit identifié » (Ibid., p. 191), représentation temporaire elle-même stockée dans une sorte de « dossier mental » (Ibid., pp. 191-194) dernier garant de l’unité de la perception6. 6 L’auteure elle-même avoue cependant un certain embarras lorsqu’elle doit expliquer les associations de traits ratées : « D’après mes expériences, il semble que l’attention focalisée est nécessaire pour assurer la conjonction correcte des traits visuels. Mais cela pose un vrai problème quand nous tentons d’expliquer la perception de tous les jours, dans l’univers familier hors du laboratoire, un monde riche et varié, rempli de conjonctions complexes que nous voyons sans effort apparent. Certes, mes amis et mes collaborateurs viennent quelquefois me raconter une anecdote pour me faire plaisir. Par exemple celle d’un ami qui, se retournant pour saluer un collègue dans la rue, s’aperçoit que le crâne chauve et les lunettes appartiennent à un visage et la barbe noire à un autre. Mais même moi, je dois admettre que ces événements sont rares. C’est peut-être que nous obligeons les conjonctions à se conformer à nos connaissances sur les objets familiers. Nous ne nous autorisons pas à voir des œufs poilus et des chiens verts. Nous les éliminons avant d’en prendre conscience, si d’aventure ils se forment. » (pp. 187-188). On se rappellera à ce propos ce que jadis Merleau-Ponty (1942) disait des expériences de laboratoire de Pavlov : qu’elles expliquent moins la vie en elle-même que sa forme dégradée et pathologique. 8 Selon Sartre, ce genre d’explication repose sur une illusion intellectualiste : la perception consisterait dans un premier temps à saisir diverses qualités isolées (couleur, forme, goût, …), que l’intellect, dans un second temps, se chargerait de réunir sous l’étiquette citron par exemple (« interpréter » comme étant un citron). En réalité, c’est l’inverse qui se passe, à savoir l’objet « citron » se manifeste à moi comme une totalité d’emblée signifiante où les divers côtés renvoient les uns aux autres : « Le jaune du citron n’est pas un mode subjectif d’appréhension du citron : il est le citron. (…) En fait le citron est étendu tout à travers ses qualités et chacune de ses qualités est étendue tout à travers chacune des autres. C’est l’acidité du citron qui est jaune, c’est le jaune du citron qui est acide ; (…) il n’est pas vrai, comme le croit Husserl, qu’une nécessité synthétique unisse inconditionnellement la couleur et la forme ; mais c’est la forme qui est couleur et lumière ; si le peintre fait varier l’un quelconque de ces facteurs les autres varient aussi, non parce qu’ils seraient liés par on ne sait quelle loi mais parce qu’ils ne sont au fond qu’un seul et même être. En ce sens, toute qualité de l’être est tout l’être. » (Sartre, 1943, pp. 222-223) Propos par lesquels Sartre se distancie de l’hylémorphisme de Husserl mais qui surtout nous invitent à nous méfier d’une explication cognitiviste qui postule derrière la perception quotidienne un mécanisme inconscient comme cette « analyse visuelle ». Le problème dans cette explication, ce n’est pas tant la volonté de s’intéresser aux mécanismes neurobiologiques qui sous-tendent notre vision ; c’est plutôt cette posture floue, quelque part entre cerveau et conscience (états mentaux), qui risque de substituer à une juste compréhension de l’expérience vécue un modèle raffiné selon lequel la perception est une interprétation du réel construite sur la base de lignes et de taches perçues et traitées par des intermédiaires cognitifs. Or, la phénoménologie n’a cessé de le répéter, percevoir n’est justement pas analyser, interpréter ou construire un monde. C’est d’ailleurs ce que montre bien la critique sartrienne de la « projection ». Sur un versant cette fois-ci plus subjectiviste, on pourrait en effet soutenir que percevoir est interpréter, dans la mesure où nous ne faisons que « projeter » sur le réel nos catégories subjectives. Prenons cette fois-ci l’exemple de la viscosité développé par Sartre à la fin de L’être et le néant : on sait que la viscosité sert à désigner une qualité sensible des choses ainsi que certains comportements humains (allant de la simple poignée de main jusqu’aux pensées, précise Sartre). Or, si nous percevons comme « visqueux » un comportement, ce serait essentiellement à la suite d’une association subjective de l’expérience sensible de la qualité de 9 la chose avec des traits humains (qui ne pourraient être désignés stricto sensu comme visqueux selon cette théorie). Mais une telle explication repose selon Sartre sur un non-sens : « J’aurais donc enrichi le visqueux en projetant sur lui mon savoir touchant cette catégorie humaine de conduite. (…) si le visqueux n’est pas chargé originellement d’un sens affectif, s’il ne se donne que comme une certaine qualité matérielle, on ne voit pas comment il pourrait être jamais élu comme représentant symbolique de certaines unités psychiques. En un mot, pour établir consciemment et clairement une relation symbolique entre la viscosité et la bassesse poisseuse de certains individus, il faudrait que nous saisissions déjà la bassesse dans la viscosité et la viscosité dans la bassesse. Il s’ensuit donc que l’explication par projection n’explique rien, puisqu’elle suppose ce qu’il faudrait expliquer. » (1943, p. 651). La perception n’est donc pas non plus une projection, quand bien même celle-ci présuppose celle-là – soit dit en passant dans un mouvement d’appauvrissement de la richesse perceptive qui la rapprocherait plutôt de l’imagination telle que Sartre la conçoit (Sartre, 1940). Ce qu’il faut retenir de cet exemple comme de celui du citron, c’est que si nous tendons ainsi à nous représenter la perception comme une interprétation (que ce soit au sens de « décodage » de données sensibles ou « projection » de catégories subjectives), cela tient à l’idée que le monde qui s’offre à nous dans la perception est composé de qualités sensibles plus ou moins objectives et dépourvues de sens en elles-mêmes. Or, percevant, nous ne sommes justement pas confrontés à des « taches lumineuses », mais à un visage, un abri ou un nuage qui nous indiquent des possibilités d’être. Comme le rappelle Sartre, nous n’avons pas affaire à de pures et simples qualités matérielles mais à un monde symbolique où la bassesse se lit déjà dans la viscosité. De même, si nous pouvons par exemple dire d’un individu qu’il est mielleux, c’est parce qu’il y a déjà dans le miel une certaine manière d’être (coulante et collante). Merleau-Ponty ajoute à ce propos : « notre rapport avec les choses n’est pas un rapport distant, chacune d’elle parle à notre corps et à notre vie, elles sont revêtues de caractères humains (dociles, douces, hostiles, résistantes) et inversement elles vivent en nous comme autant d’emblèmes des conduites que nous aimons ou détestons. L’homme est investi dans les choses et les choses sont investies en lui. » (Merleau-Ponty, 2002, p. 29). Il n’est pas question ici d’une donation de sens subjective à une réalité par ailleurs objective ; la perception est une rencontre d’un sens se faisant à même les choses – selon le principe du « duo constitutif » de Husserl évoqué plus haut : l’élève perçoit les leçons comme étant à faire, la télévision comme devant être évitée, de la même manière qu’un joueur de tennis 10 perçoit l’amortie à aller chercher ; en d’autres termes, ce sont autant de sollicitations adressées au comportement mais qui ne sont et ne requièrent en aucun cas nécessairement un acte d’interprétation : les choses se présentent ici dans une « évidence naturelle » (chère à Blankenburg), pourrions-nous dire. Mais alors que faut-il entendre au juste par interprétation ? Et surtout quelle place occupe-telle dans notre rapport au monde ? Elle semble signifier tantôt « traduction », ou « organisation », tantôt « projection » ou « construction », voire « médiation ». Nous n’ambitionnons pas ici de clarifier toutes ces significations ; rappelons seulement, à titre de fil conducteur, que l’idée qu’il y a quelque chose à interpréter remonte à la tradition de l’exégèse biblique : un sens est là, mais qui ne se donne pas immédiatement à la compréhension – ainsi par exemple les paroles du Christ dont le sens est caché. À l’origine donc, l’idée d’interprétation, à l’inverse de tout ce que nous avons dit de la perception, suppose que quelque chose ne se montre pas (dans l’intuition), que nous ne sommes pas en présence de la chose ! Chez Dilthey par exemple, cette absence prend la forme d’un accès problématique au psychisme de l’autre, qui ne peut se faire alors que par la médiation de l’interprétation des signes par lesquels il s’annonce. De même chez Heidegger (1985), l’herméneutique apparaît comme le correctif nécessaire d’une phénoménologie de l’inapparent : au début de Être et Temps, Heidegger (1985, §7) rappelle que la phénoménologie a pour objet ce qui ne se montre pas – et on se souviendra de la stupeur de Husserl à la lecture de cette définition de sa propre méthode (Husserl, 1993). C’est le sens de l’être, oublié et obscurci par la tradition métaphysique, qui requiert un tournant herméneutique, une désobstruction afin d’y ménager un accès. Chez Gadamer et Ricœur, cette absence du sens prend la forme de la distance que la compréhension est appelée à franchir7 : en conséquence, l’interprétation n’intervient que dans une situation problématique, où le sens ne se donne pas pleinement ; elle a alors pour fonction de venir pallier à cette distance entre moi et la chose à comprendre : « interpréter, écrit Ricœur, c’est rendre proche le lointain (temporel, géographique, culturel, spirituel). » (1986, p. 57). Certes dans la situation dialogique cette interprétation se superpose assez naturellement à la compréhension : ne comprenant pas où mon interlocuteur veut en venir, je 7 Chez Gadamer (1996, p. 317 et s.) les choses sont clairement plus compliquées, étant donné que pour ce dernier l’herméneutique semble être la redécouverte de notre appartenance à l’histoire etc. Néanmoins, la compréhension chez lui aussi est appelée à vaincre une « distance temporelle » pour produire une « fusion des horizons » – qui présuppose évidemment une distance à franchir. 11 pose des questions qui maintiennent ou restaurent la compréhension. Mais face aux paroles du Christ, devant un poème hermétique, face à des mœurs étrangères (géographiquement comme historiquement), ou confronté à un patient dont le vécu est incommunicable (maladie mentale par exemple), le travail d’interprétation prend la place de la perception pour tenter de rétablir une proximité avec la chose même : le médecin recourt à l’interprétation précisément parce qu’il ne voit pas ce dont il s’agit, parce qu’il ne peut pas immédiatement saisir la réalité pathologique de son patient. Autrement dit, ce n’est que lorsque mon accès à la chose est empêché, par exemple lorsque les signes sont devenus opaques, qu’ils ont perdu leur transparence intentionnelle, que la perception requiert l’interprétation. Or, cela signifie que la condition langagière de l’homme n’implique pas qu’on soit nécessairement toujours en mode interprétatif. Sartre rappelle à juste titre que le langage n’est pas d’abord un prisme déformant, mais une proximité avec les choses : « Lorsqu’on est en danger ou en difficulté, on empoigne n’importe quel outil. Ce danger passé on ne se rappelle plus si c’était un marteau ou une bûche. Et d’ailleurs on ne l’a jamais su ; il fallait tout juste un prolongement de notre corps, un moyen d’étendre la main jusqu’à la plus haute branche ; c’était un sixième doigt, une troisième jambe, bref une pure fonction que nous nous sommes assimilée. Ainsi du langage : il est notre carapace et nos antennes, il nous protège contre les autres et nous renseigne sur eux, c’est un prolongement de nos sens. Nous sommes dans le langage comme dans notre corps ; nous le sentons spontanément en le dépassant vers d’autres fins, comme nous sentons nos mains et nos pieds ; (…) La parole est un certain moment particulier de l’action et ne se comprend pas en dehors d’elle. » (Sartre, 1948, p. 26). Certes le langage offre toujours un certain point de vue sur les choses, mais, comme Husserl l’a enseigné, c’est un point de vue sur la chose elle-même qui nous impose aussi sa loi : contrairement à ce que Nietzsche a pu laisser penser, la perspective n’implique pas en soi une interprétation du réel et un coup de force. C’est pourquoi Sartre peut dire que le langage, avant de servir l’élaboration d’une interprétation du monde, est d’abord de la même nature que mon corps, c’est-à-dire une manière d’entrer en contact avec les choses : « l’homme qui parle est au-delà des mots, près de l’objet » (1948, p. 19). Lorsque, vers vingt heures, je me trouve chez moi, à la table de la cuisine, et que ma femme me dit « passe-moi le sel ! », je n’ai nullement besoin d’une interprétation : mon attention ne porte pas sur les mots ou la structure grammaticale de la phrase, mais je me tourne, tends la main et saisis la salière. Mais lorsqu’un 12 étudiant, lors d’un examen, prononce les mêmes mots, cette transparence intentionnelle de la vie pratique se brouille : les signes font soudain écran et mon commerce spontané avec les choses se trouve interrompu. Alors seulement un recours à l’interprétation s’avère nécessaire8. Cette dualité de la perception et de l’interprétation est clairement identifiable dans notre perception d’autrui. Considérons pour terminer les propos de Max Scheler. Se demandant comment on peut avoir accès au psychisme de l’autre, ce dernier se trouve confronté à la réponse intellectualiste, à savoir le raisonnement par analogie : nous percevrions chez l’autre des mouvements corporels analogues aux nôtres, lorsque par exemple nous sommes en colère, ce qui nous permettrait d’en inférer ensuite le même état d’âme (à savoir la colère). Cette théorie, dont Husserl lui-même ne s’est pas complètement affranchi9, a été maintes fois critiquée par les phénoménologues dont Scheler en premier lieu 10 : premièrement, ce raisonnement par analogie ne me donne absolument pas un accès à un moi autre, mais à une copie de mon propre moi en l’autre ; deuxièmement, il repose sur un présupposé contestable, à savoir qu’il y aurait d’un côté un corps physique en mouvement et de l’autre, « derrière » lui, une âme chargée de l’animer. Pour Scheler les données phénoménologiques nous invitent à ne pas séparer ainsi l’âme du corps : le corps de l’autre qui se manifeste devant moi n’a pas l’opacité du corps physico-chimique, mais c’est un corps expressif, c’est-à-dire animé de sens, aussi étroitement lié avec ce sens qu’un signifiant et un signifié. Enfin, ce dualisme nous pousse à recourir à une explication par projection assez discutable : certes nous projetons souvent sur les autres beaucoup de choses (à commencer par nos propres défauts), mais c’est un mécanisme psychique second qui présuppose la perception. En conséquence, les données phénoménologiques tendent à montrer (il suffit de rappeler l’exemple des nourrissons) que la pensée de l’autre est présente à même son corps : un orateur devant son public, un joueur de tennis face à son adversaire, voient immédiatement ce qui se 8 Nous n’ambitionnons pas ici de développer plus avant la question de savoir si tout langage est par essence une interprétation du monde. Nous nous permettons de renvoyer à Gallagher et Zahavi (2012, pp. 100-101) pour ce qui est du caractère second du signe linguistique ainsi que du lien intime entre le signifié et le percevoir ; mais aussi à Romano (2010) qui nous paraît avoir clairement démontré que l’enfermement de la philosophie (analytique) dans le langage (le « tout ne serait que langage ») est au fond un avatar de l’idéalisme kantien (et que par conséquent il existe une mise en forme prélinguistique). La veine herméneutique de la phénoménologie a, quant à elle, rapidement pris ses distances à l’égard d’une telle totalisation de l’expérience en rappelant que le langage, bien qu’essentiel, est toujours second, qu’il vient en réponse à une expérience du monde. Voir Grondin (1993, p. 180 et s.). 9 Quand bien même il parle d’une apprésentation du vécu d’autrui et non d’un raisonnement par analogie (Husserl, 1996, p. 177 et s.). 10 On retrouve un bon état de ces critiques dans Zahavi, 2005, chap.6. Pour le détail de l’argumentation de Max Scheler (Scheler, 2003, IIIème partie, chap.3). 13 passe « dans la tête » de leur vis-à-vis, sans passer par un quelconque raisonnement par analogie ou une projection. Nous avons trop l’habitude de partir d’expériences limites telles que le mensonge ou la simulation (attitudes dans lesquelles le sujet se retire dans son intériorité) pour élaborer une théorie de l’intersubjectivité ; or, ces dernières ne sont pas la règle, mais plutôt l’exception : « Ce que nous percevons « en premier lieu » des autres hommes avec lesquels nous vivons, ce ne sont ni leur corps (pour autant qu’il ne s’agit pas d’un examen médical, extérieur), ni leurs idées et leurs âmes, mais des ensembles indivis que nous séparons aussitôt en deux tronçons, dont l’un serait destiné à la perception « interne », l’autre à la perception « externe » » (Scheler, 2003, p. 470). Comme le dit Scheler à propos de l’expérience de l’amitié, je n’ai nullement besoin d’avoir conscience de stimuli physiques ou chimiques du corps de mon ami pour en comprendre l’amitié ; celle-ci est un aspect de la structure d’ensemble de l’homme : « quant aux phénomènes sensoriels, ils ne nous sont « donnés » que pour autant qu’ils représentent la base sur laquelle reposent ces structures, pour autant qu’ils sont capables de symboliser ces ensembles, qu’ils en sont, pour ainsi dire, représentatifs. » (Ibid., p. 474). Certes les propos de Scheler sont d’abord une critique de l’inférence et non de l’interprétation. Toutefois, ils nous semblent valoir aussi, mutatis mutandis, pour le primat de l’interprétation : autrui se manifeste immédiatement comme un comportement que je perçois et nous ne nous mettons en situation d’interprétation que lorsque notre perception s’avère soudain douteuse : « C’est ainsi qu’à la suite d’un certain nombre d’actions accomplies par quelqu’un qui venait de me parler et dont j’avais cru percevoir les sentiments et les intentions, je puis être forcé d’arriver à la conclusion que je l’ai mal compris ou qu’il m’a trompé, ou qu’il fait preuve à mon égard de simulation, etc. Ce faisant, je formule réellement des jugements se rapportant à ses expériences psychiques. (…) ou encore toutes les fois qu’on est obligé d’admettre, soit pour des raisons positives et précises, soit pour des raisons tenant en dernière instance à la perception elle-même, une inadéquation entre le fait psychique et l’expression, c’est-à-dire une rupture (automatique ou voulue) de cet ensemble symbolique, indépendant des faits psychiques et des expériences particuliers de l’individualité. C’est alors, et alors seulement, que je commence à formuler des jugements et des conclusions. Mais n’oublions pas, à cette occasion, que les prémisses matérielles de ces jugements et conclusions reposent sur les données fournies par la perception pure et simple, soit de l’homme auquel nous avons affaire, soit d’autres hommes ; elles supposent donc ces perceptions directes et immédiates. (…) C’est ainsi, par exemple, que si je me rends compte de son mensonge, ce n’est pas en me disant qu’il doit bien savoir que les choses ne sont pas telles 14 qu’il les représente ou expose ou décrit : dans certaines circonstances, je suis capable de percevoir directement son mensonge, de surprendre pour ainsi dire l’acte par lequel il ment. » (Ibid., pp. 468-469). L’attitude interprétative ne survient que lorsque l’entente est menacée, rompue ou biaisée. Ce n’est que quand le doute s’installe que s’immisce entre moi et le monde une distance propice à la méfiance : « et s’il me cachait des choses ? ». Mais il y a encore plus. Comme le souligne Scheler, l’interprétation ne vient pas suppléer ex nihilo à la perception, mais elle s’élabore à même la perception : j’ai bien perçu quelque chose qui me fait dire qu’il me ment, il y a des indices à voir qui motivent cette posture. Il y a un sens qui se donne, que je perçois et qui éveille l’interprétation. C’est encore et toujours la proximité avec les choses mêmes qui engendre l’interprétation. En d’autres termes, l’interprétation ne vient pas se surajouter artificiellement à une perception qu’elle remplacerait soudain – à la manière d’un circuit de secours ou d’une « greffe » (Ricœur, 1986) ; mais comme Heidegger (1985, §32) l’a bien montré, l’interprétation s’élève sur fond d’une compréhension primaire qu’elle développe et qu’elle contribue à restaurer en retour. Nous voulons simplement dire par là qu’il n’y a pas entre la perception et l’interprétation une différence de nature, comme entre la perception et le raisonnement par inférence. L’inférence présuppose une objectivation de la chose en rupture avec la participation perceptive : ainsi un corps perçu devient autre chose dans l’attitude scientifique – par exemple un composé d’organes dont je peux étudier les relations pour en découvrir des constantes. Or, si l’attitude interprétative génère un léger écart entre moi et la chose, cet écart n’est pas de l’ordre de la distanciation objectivante du monde de la vie – une idéalisation qui suspend la participation ; car la distance qui nous pousse à devoir interpréter n’est pas encore le fruit d’une élaboration conceptuelle : c’est la finitude de la vie elle-même qui engendre nécessairement un écart entre moi et la chose (que ce soit la chose perçue, le texte ou autrui et que cet écart soit perceptif, langagier ou comportemental). 4. L’intrication de la perception et de l’interprétation C’est finalement ce que Husserl, à sa manière, avait très bien vu. La perception n’est pas simplement un flux paisible de multiples concordances s’enchaînant les unes après les autres. 15 Cette unité du vécu, ce présent vivant (Husserl, 1989, p. 69), ne se constitue qu’à la faveur de discordances, plus ou moins importantes, qui se trouvent perpétuellement surmontées : « Tout remplissement dans la progression s’accomplit donc dans le cas normal comme remplissement d’attentes. Ce sont des attentes systématisées, des faisceaux d’attentes, qui en se remplissant s’enrichissent aussi, c’est-à-dire que le sens vide devient plus riche en sens et s’intègre dans la préfiguration du sens. Mais chaque attente peut aussi se décevoir et la déception suppose de façon essentielle un remplissement partiel : si un certain degré d’unité ne se maintenait pas dans la progression des perceptions, l’unité du vécu intentionnel serait brisée. Mais malgré l’unité du procès de perception comportant cette teneur de sens unitaire qui demeure, une rupture s’accomplit et le vécu de l’"autrement" en résulte. » (Husserl, 1998, p.114). La perception rencontre partout des obstacles, comme lorsque je crois voir le sel et que je m’aperçois qu’il s’agissait du sucre. Toutefois, ce genre de « déceptions » comme dit Husserl, ne menacent pas réellement l’unité de mon vécu, car elles reposent toujours sur un « remplissement partiel ». Par conséquent, les corrections et les réorganisations du champ perceptif sont d’abord et le plus souvent passives, ne nécessitant en aucun cas un acte ou un effort de ma part ; ces ajustements perceptifs se font en quelque sorte d’eux-mêmes, comme lorsque je m’attendais à ce qu’il fasse chaud alors qu’il fait plutôt froid. La perception se corrige spontanément, sans que nous soyons appelés à interpréter quoi que ce soit, du moins tant que « le cadre général de sens est conservé et se remplit » (Ibid., p. 114)11. Cependant, il arrive qu’un conflit naisse à l’intérieur de ce même flux perceptif. Je visite une exposition au musée d’art contemporain : la salle présente des installations avant-gardistes qui m’interpellent et motivent mon intérêt ; or, mon regard croise une caisse de bois sur laquelle il est écrit « fragile » : fait-elle partie de l’installation ou n’est-ce qu’une caisse de bois servant au transport des œuvres ? Ai-je affaire à un simple coffre ou à une œuvre d’art ? Mon accès au sens de la situation est devenu problématique et motive par conséquent une recherche de justification12. 11 Husserl utilise déjà lui-même des dérivés de deuten pour désigner cette correction de la perception : « Leur sens se change en sens de « vert », « surface bosselée ». Bien sûr pas en actes explicites, mais si nous revenions en arrière activement, nous trouverions de façon nécessairement explicite et consciente l’interprétation (Deutung) changée. (…) la détermination de sens rouge est, dans cette perspective biffée et simultanément réinterprétée (umgedeutet) : c’est ″autrement″ ». (Ibid., p. 115) 12 Un autre exemple nous est fourni par la sociologie : selon Bourdieu (1979), l’habitus de classe est prédisposé à fonctionner spontanément dans des milieux spécifiques ; lorsque je suis confronté à une nouvelle situation, mettons l’exemple stéréotypé de la table d’un restaurant gastronomique sur laquelle il y a une assiette comportant divers couverts, ma perception se trouve obscurcie et nécessite un travail interprétatif. 16 L’interprétation s’inscrit précisément dans cet « empêchement » de la perception comme dit Husserl, lorsque, pour une raison ou une autre, quelque chose fait écran aux choses mêmes. Nous sommes alors contraints d’interpréter pour essayer de rétablir l’évidence, l’accès à la chose. Le psychiatre est obligé de recourir à l’interprétation, car il ne peut directement percevoir ce dont il est question dans le vécu de son patient : ici les choses ne se donnent plus d’elles-mêmes, le monde de la maladie mentale est pauvre en évidences, partiellement voire totalement voilé. C’est pourquoi Binswanger, confronté à une patiente qui souffre de fuite des idées, doit interpréter le peu qui se montre (les mots, le comportement) s’il souhaite avoir une meilleure perception de ce qui se joue devant lui : la « légèreté » avec laquelle sa patiente traite le personnel hospitalier et ses soi-disant « sauts » de pensée prennent tout leur sens à l’aune de l’expérience qu’elle fait d’un monde plus étroit que le nôtre, où les choses et les hommes sont en quelque sorte à disposition (Binswanger, 2000, pp. 35-119). Par conséquent, Husserl nous invite à ne pas faire jouer l’interprétation contre la perception ; l’une et l’autre sont dans un rapport étroit de motivation, l’envers et l’endroit d’une même attitude. La perception motive l’interprétation parce que, en tant qu’hommes, notre accès au monde n’est jamais définitivement garanti, parce que nous ne sommes jamais en complète « symbiose » avec notre environnement : il se peut fort bien que la situation me soit défavorable, que les choses n’aillent plus de soi et que me déplacer ne suffise plus. Mais alors pourquoi interprétons-nous sinon pour être au plus près de ces choses qui nous échappent, pour l’assurance d’un sens qui nous fait défaut ? Il n’y a pas à choisir entre la perception ou l’interprétation, comme s’il fallait choisir entre voir le monde tel qu’il est ou l’inventer. Car, rappelons-le, le monde antéprédicatif de la perception n’est pas un univers informe de données sensorielles chaotiques que nous pourrions organiser à notre guise : les nuages que l’on scrute présentent différentes formes selon qu’on les regarde, par exemple, de gauche à droite plutôt que de droite à gauche, mais toutes les formes ne se laissent pas voir – même si elles se laissent imaginer. Toute interprétation est guidée, en dernier lieu, par une évidence du monde qu’elle tend à restaurer, à savoir « le sol d’une certitude de croyance qui se maintient par là même et qui est finalement le sol de la croyance universelle au monde » (Husserl, 1970, p. 107) ; en effet, même le conflit entre des visions du monde radicalement divergentes présuppose encore et toujours l’évidence du monde lui-même « (…) comme monde de vie pour une communauté humaine capable d’intercompréhension, notre terre, qui 17 contient en soi tous ces différents univers personnels avec leurs modifications (…). » (Ibid., p. 194). *** Concluons. Si le test de Rorschach interroge la philosophie de la perception, cette dernière demande en retour que l’on s’interroge sur le sens de tests dit « projectifs ». Qu’y examine-ton au juste ? Que croit-on pouvoir mesurer ? L’épreuve du Rorschach n’est pas « projective » dans le sens où le sujet viendrait complètement librement construire un sens ex nihilo : les taches qu’on lui présente sont et restent des formes, quand bien même ce sont des formes à l’état naissant. Selon le point de vue que nous avons voulu défendre dans ce travail, le Rorschach possède le mérite de mettre le patient en situation problématique, face à un monde qui a perdu de son évidence naturelle, et le contraint à un effort interprétatif ou imaginatif qui peut s’avérer révélateur. Pourtant, que peut-on espérer tirer d’une situation artificielle qui extrait cet effort de son contexte pratique quotidien ? Des informations sur l’inconscient du patient ? Sur sa personnalité ? Un diagnostic fiable ? Une expertise médico-légale ? L’école phénoménologique a pris l’habitude de renvoyer dos-à-dos la psychologie positiviste et la psychanalyse. La subjectivité ne nécessite pas d’être objectivée pour être rigoureusement étudiée : quand on pense pouvoir expliquer les fléchissements de l’existence humaine à partir d’expériences sur des rats, on court toujours le risque d’inventer des êtres hybrides tels que le rat dépressif ou le singe hypomane. Mais ce n’est pas une raison non plus pour accorder à la psychanalyse que le sens du vécu serait caché « derrière » le sujet. La psychiatrie phénoménologique affirme qu’il y a, chez chaque sujet, quelque chose qui se montre et qui peut se voir – à la différence près que le critère phénoménologique de l’évidence n’est pas la preuve construite et contrôlée de l’Evidence-based Medicine mais appartient au registre de l’intuition intellectuelle qui anime tout effort de compréhension. Or, ce qu’il y a à voir et à comprendre, c’est le genre d’être-au-monde malade, avec sa forme et ses structures propres, qui s’esquisse plus ou moins nettement à même le langage et le comportement. Aussi le philosophe se demande-t-il finalement si l’épreuve du Rorschach, lorsqu’elle met le sujet dans cette situation singulière d’incertitude perceptive, n’est pas d’abord et avant tout une occasion d’entrevoir quelque chose de ces mondes souffrants. Bibliographie : 18 Bernet, R. (1994). La vie du sujet. Recherches sur l’interprétation de Husserl dans la phénoménologie. Paris : PUF. Binswanger, L. (2000). Sur la fuite des idées. Trad. Dupuis. Grenoble : Millon. Bourdieu, P. (1979). La distinction. Paris : Minuit. Gadamer, H.-G. (1996). Vérité et méthode. Trad. Fruchon, Grondin et Merlo. Paris : Seuil. Gallagher, S & Zahavi, D. (2012). The phenomenological mind. New York : Routledge. Grondin, J. (1993). L’universalité de l’herméneutique. Paris : PUF. Grondin, J. (2003). Le tournant herméneutique de la phénoménologie. Paris : PUF. Imbert, M. (2e éd. : 2004). Neurosciences et sciences cognitives. In D. Adler (dir.) Introduction aux sciences cognitives. (pp. 53-80). Paris : Folio. Heidegger, M. (1985). Être et temps. Trad. Martineau. Paris : Authentica. Husserl, E. (1950). Idées directrices pour une phénoménologie. Trad. Ricœur. Paris : Gallimard. Husserl, E. (1957). Logique formelle et transcendantale. Trad. Bachelard. Paris : PUF. Husserl, E. (1962). La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Trad. Granel, Paris : Gallimard. Husserl, E. (1970). Expérience et jugement. Trad. Souches-Dagues. Paris : PUF. Husserl, E. (1989). La Terre ne se meut pas. Trad. Franck, Pradelle, Lavigne. Paris : Éditions de Minuit. Husserl, E. (1993). Notes sur Heidegger. Trad. Depraz. Paris : Éditions de Minuit. Husserl, E. (1996). Méditations cartésiennes. Trad. Peiffer et Lévinas. Paris : Vrin. Husserl, E. (1998). De la synthèse passive. Trad. Bégout et Kessler. Grenoble : Millon. Merleau-Ponty, M. (1942). La structure du comportement. Paris : PUF. Merleau-Ponty, M. (1945). Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard. Merleau-Ponty, M. (2002). Causeries. Paris : Seuil. Moinat, F. (2010). Phénoménologie de l’attention aliénée. Edmund Husserl, Bernhard Waldenfels, Simone Weil. In Alter : revue de phénoménologie, Vol. 18, Paris. Petit, J.-L. (1999). L’esprit-cerveau est-il idéaliste ? In J.-N. Missa (éd.) Matière pensante. (pp. 151-169). Paris : Vrin. Ricœur, P. (1986). Du texte à l’action. Paris : Seuil. Romano, C. (2010). Au cœur de la raison, la phénoménologie. Paris : Folio. Sartre, J.-P. (1943). L’être et le néant. Paris : Gallimard. Sartre, J.-P. (1948). Qu’est-ce que la littérature ?. Paris : Folio. 19 Sartre, J.-P. (1990). Situations philosophiques. Paris : Gallimard. Scheler, M. (2003). Nature et forme de la sympathie. Trad. Lefebvre. Paris : Payot. Treisman, A. (2004). L’attention, les traits et la perception des objets. In D. Adler (dir.) Introduction aux sciences cognitives. (pp. 53-80). Paris : Folio. Zahavi, D. (2005). Subjectivity and selfhood. London : MIT Press. 20