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Annie Ernaux

2018, French Studies

French Studies, 72.2 (April 2018) <MH>ÉTAT PRÉSENT <MT>ANNIE ERNAUX <MA>ELISE HUGUENY-LEGER <MAA>UNIVERSITY OF ST ANDREWS <TX>En plus de quarante ans, la production d’Annie Ernaux s’est graduellement développée et installée dans la critique journalistique et universitaire, pour devenir une référence incontournable de la littérature française contemporaine, dont les livres sont étudiés du collège à l’université, en France, dans le milieu anglophone, et au-delà. Ernaux jouit désormais d’un statut rarement remis en question, qui est consolidé par le nombre important de travaux universitaires et colloques qui lui sont consacrés et par l’intérêt que les médias lui portent. <P>L’objet de cet état présent n’est pas de recenser toutes les études parues qui portent, partiellement ou non, sur l’œuvre d’Ernaux.1 Mon but est plutôt de jeter un regard critique sur la manière dont les textes de cette auteure contemporaine, écrivant sur des sujets ayant souvent trait au domaine de l’intime, sont reçus et analysés. Après un survol de l’évolution de la critique et de la réception de ses textes jusqu’à l’aube des années 2000, je m’attacherai à identifier les tendances thématiques et théoriques privilégiées par la critique <UFN> Je remercie les éditeurs de French Studies ainsi que Lyn Thomas pour leur lecture attentive de cet ‘état présent’ et leurs suggestions. 1 Pour une bibliographie détaillée, on consultera les pages du site ‘Auteurs contemporains’, qui offre la mise à jour la plus complète, même si elle n’est pas exhaustive: <http://auteurs.contemporain.info/doku.php/auteurs/annie_ernaux> [consulté le 4 janvier 2018]. ernausienne2 dans les quinze dernières années. Afin de fournir un état des lieux assez large, je ne me cantonnerai pas à la critique universitaire et inclurai également un aperçu de la réception médiatique, puisque les deux types de critiques peuvent s’influencer mutuellement et que la place d’un écrivain contemporain dans le champ littéraire et culturel dépend aussi de sa présence (ou non) dans les médias. <TB> <SH>Survol critique, 1974–19993 <TX>En 1974 paraissait le premier livre d’Ernaux: Les Armoires vides,4 roman à la première personne dans lequel une jeune femme, Denise Lesur, qui venait de subir un avortement clandestin, faisait retour sur son parcours, d’un milieu ouvrier modeste à un milieu étudiant petit-bourgeois et cultivé. Avec ce livre, Ernaux entrait sans aucun compromis sur la scène littéraire, avec une langue virulente dont les critiques notaient les accents céliniens, et avec une acuité sur ce qui constitue le social, l’année même où l’avortement était sujet de débats passionnés à l’Assemblée nationale avant d’être légalisé par la loi Veil début 1975. Dans les années qui ont suivi, la production d’Ernaux s’est développée à un rythme régulier. La remise 2 Adjectif désormais bien installé dans la critique universitaire, tout comme l’adjectif ‘ernalien.ne’. 3 J’ai choisi cette balise temporelle à la fois pour sa portée symbolique de fin de siècle, mais aussi car elle marque l’année de parution de Lyn Thomas, Annie Ernaux: An Introduction to the Writer and Her Audience (Oxford: Berg, 1999), premier ouvrage en anglais sur Ernaux, et la soutenance de la thèse d’Isabelle Charpentier, ‘Une intellectuelle déplacée. Enjeux et usages sociaux et politiques de l’œuvre d’Ernaux (1974–1998)’ (Université de Picardie-Jules Verne, 1999), première thèse de doctorat entièrement consacrée à son œuvre. 4 Annie Ernaux, Les Armoires vides (Paris: Gallimard, 1974). du prix Renaudot à La Place5 a contribué à diffuser ses textes et son image publique,6 et peu à peu, ses livres sont devenus objets d’étude dans le milieu universitaire. Ce n’est pas seulement l’attribution d’un prix mais également le tournant important effectué par Ernaux dans sa démarche littéraire qui ont contribué à sa visibilité: avec La Place, elle offrait aux lecteurs, aux chercheurs, et aux étudiants, un livre linguistiquement bien plus accessible que ses trois premiers romans (Les Armoires vides, Ce qu’ils disent ou rien, La Femme gelée),7 et porteur d’une dimension de commentaire sur les rapports sociaux en France au vingtième siècle. La Place proposait également un cas d’étude intéressant sur l’évolution de l’écriture autobiographique, à une époque clé sur le plan théorique, quand ce genre commençait enfin à dessiner ses propres contours pour mieux les effacer.8 Assez rapidement, La Place et Une femme,9 qui retracent respectivement la vie du père et de la mère de l’auteure, sont devenus des textes destinés à l’enseignement, avec un dispositif métacritique accompagnant les livres: 5 Annie Ernaux, La Place (Paris: Gallimard, 1983). 6 C’est pour présenter La Place qu’elle fut invitée pour la première fois à Apostrophes, Antenne 2 (6 avril 1984). Elle avait été suivie par un journaliste avant, pendant et après l’émission, archive passionnante sur ce que représentait un passage chez Bernard Pivot. Annie Ernaux, ‘En passant à Apostrophes, mon livre allait totalement exister’, France culture (22 août 2017), <https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/annieernaux-en-passant-apostrophes-mon-livre-allait-exister> [consulté le 4 janvier 2018]. 7 Annie Ernaux, Ce qu’ils disent ou rien (Paris: Gallimard, 1977), et La Femme gelée (Paris: Gallimard, 1981). 8 Avec les livres de Philippe Lejeune, publiés dans les années 1970 — L’Autobiographie en France (Paris: Armand Colin, 1971) et Le Pacte autobiographique (Paris: Seuil, 1975) — ceux de Paul John Eakin, dont Fictions in Autobiography: Studies in the Art of Self-Invention (Princeton: Princeton University Press, 1985), l’autobiographie commençait à acquérir une légitimité littéraire, une définition, et une place dans les cursus de lettres et humanities. Sans compter que Serge Doubrovsky, avec la notion d’autofiction utilisée dans Fils (Paris: Galilée, 1977), allait créer des remous dans le domaine de l’écriture de soi. 9 Ernaux, Une femme (Paris: Gallimard, 1987). d’abord en anglais10 puis en français,11 des éditions critiques ont paru, avec le but explicite de rendre ces livres accessibles à un public scolaire ou étudiant. Loin de représenter des versions simplifiées d’analyse de son œuvre, ce type d’études critiques, qui offrent de nombreuses pistes d’interprétation, est crucial pour démocratiser et décloisonner la réception d’une œuvre, et rendre possible l’un des souhaits Ernaux: que ses livres puissent être reçus par un grand nombre de lecteurs n’ayant pas nécessairement un bagage universitaire ou critique derrière eux. <P>Les premières études universitaires sur Ernaux ont émergé dans les pays anglophones, au début des années 1990, dans des volumes importants sur l’écriture féminine en France qui ont cimenté la visibilité des textes d’Ernaux et leur place dans le curriculum universitaire.12 Ces contributions s’intéressaient non seulement à la question de l’ascension 10 Voir Ernaux, La Place, éd. Peter M. Wetherill (London: Routledge, 1987), texte original accompagné de notes de présentation en anglais; et Loraine Day et Tony Jones, Annie Ernaux: ‘La Place’ / ‘Une femme’ (Glasgow: University of Glasgow French and German Publications, 1990). Plus récemment, l’ouvrage d’Alison S. Fell, Annie Ernaux: ‘La Place’ and ‘La Honte’ (London: Grant and Cutler, 2006) répond au même impératif pédagogique. 11 Voir Marie-France Savéan, ‘Dossier’ accompagnant La Place (Paris: Gallimard, 1997); Pierre-Louis Fort, ‘Dossier’ accompagnant Une femme (Paris: Gallimard, 2002); collectif, ‘L’Autobiographie selon Annie Ernaux’, (L’École des lettres second cycle, 9 (1er février 2003)); Florence Bouchy, Annie Ernaux: ‘La Place’ / ‘La Honte’ (Paris: Hatier, 2005); et Francine Dugast-Porte, Annie Ernaux, étude de l’œuvre (Paris: Bordas, 2008). 12 La première recension d’une publication universitaire est le chapitre de Loraine Day, ‘Class, Sexuality and Subjectivity in Annie Ernaux’s Les Armoires Vides’, in Contemporary French Fiction by Women: Feminist Perspectives, dir. Margaret Atack et Phil Powrie (Manchester: Manchester University Press, 1990), pp. 41–55. Quelques années plus tard, Elizabeth Fallaize consacrait un chapitre à Ernaux — avec une introduction à ses textes et la traduction inédite de quelques extraits — dans son livre French Women’s Writing: Recent Fiction (Basingstoke: Macmillan, 1993), pp. 67–87, tandis que Diana Holmes dédiait un sociale — prenant le parcours d’Ernaux comme illustration des possibilités permises par le contexte socio-politique et éducatif des Trente Glorieuses, comme on le voit aussi dans La Honte13 — mais aussi aux questions de genre sexuel, prenant comme point d’appui le texte le plus ouvertement féministe d’Ernaux, La Femme gelée, ainsi que les deux ouvrages consacrés à sa mère, Une femme et ‘Je ne suis pas sortie de ma nuit’.14 Un nombre significatif d’études parues lors de cette première phase avaient pour sujet la complexité des rapports mère–fille, oscillant entre identification et distance,15 la construction de la féminité par rapport aux normes sociales,16 la sexualité féminine17 — des pistes suggérant que les livres d’Ernaux seraient destinés majoritairement à un lectorat féminin, et se prêteraient à être mis en dialogue avec d’autres auteurs également femmes.18 chapitre à Ernaux et Christiane Rochefort dans French Women’s Writing, 1848–1994 (London: Athlone, 1996), pp. 246–65. 13 Ernaux, La Honte (Paris: Gallimard, 1997). 14 Ernaux, ‘Je ne suis pas sortie de ma nuit’ (Paris: Gallimard, 1997). 15 Voir Lucille Cairns, ‘Annie Ernaux, Filial Ambivalence and Ce qu’ils disent ou rien’, Romance Studies, 24 (1994), 71–84; Claire-Lise Tondeur, ‘Relation mère/fille chez Annie Ernaux’, Romance Languages Annual, 7 (1995), 173–79; et Monika Boehringer, ‘Tombeau d’une mère: “elle” e(s)t “je”: Une femme et Je ne suis pas sortie de ma nuit d’Annie Ernaux’, Dalhousie French Studies, 47 (1999), 155–63. 16 Voir Alison S. Fell, Liberty, Maternity, Equality in Beauvoir, Leduc and Ernaux (Oxford: Legenda, 2003). 17 Voir Philippe Vilain, ‘Le Sexe et la honte dans l’œuvre d’Annie Ernaux’, Roman 20–50, 24 (1997), 149–64, et Elizabeth Richardson-Viti, ‘P.S.: Passion simple as Postscript’, Women in French Studies, 8 (2000), 154–63. 18 Comme le suggèrent les livres partiellement consacrés à Ernaux: Fell, Liberty, Maternity, Equality; Pierre-Louis Fort, Ma mère, la morte: l’écriture du deuil chez Yourcenar, Beauvoir et Ernaux (Paris: Imago, 2007); et Monique Saigal, L’Écriture: lien de mère à fille chez Jeanne Hyvrard, Chantal Chawaf, et Annie Ernaux (Amsterdam: Rodopi, 2000). <P>Rapidement, nombre d’études se sont également intéressées à la fluidité générique de l’œuvre d’Ernaux,19 incluant des romans autobiographiques, des récits à michemin entre le biographique et le sociologique, et des journaux intimes et extimes. Les premières monographies consacrées à Ernaux étaient celle de Denis Fernandez-Récatala, suivie de celle de Claire-Louise Tondeur, qui proposait un aperçu de chaque texte, jusqu’à Journal du dehors, en se concentrant sur les thématiques de la relation parents–enfants et la déchirure de classe.20 <P>En 1999, dans son ouvrage Annie Ernaux: An Introduction to the Writer and Her Audience, première monographie en anglais entièrement consacrée à Ernaux (et traduite en français quelques années plus tard),21 Lyn Thomas proposait une étude plus ambitieuse qui incluait non seulement une analyse des textes et de leurs procédés littéraires, mais aussi un panorama de la réception des textes d’Ernaux par les lecteurs, les médias et les universitaires. Thomas remarquait que la critique sur Ernaux s’effectuait alors principalement hors de France, et que dans les milieux anglophones, les textes d’Ernaux avaient tendance à être lus en relation avec le féminisme et l’écriture féminine.22 Effectivement, le courant féministe est bien plus développé dans les milieux anglo-saxons, comme en témoignent les débats récents sur les ‘études de genre’ comme sujet controversé en France, alors que ce domaine d’études 19 Voir Laurence Mall, ‘Moins seule et factice: la part autobiographique dans Une femme d’Annie Ernaux’, French Review, 69 (1995), 45–54, et Philippe Vilain, ‘Annie Ernaux ou l’autobiographie en question’, Roman 20–50, 24 (1997), 141–47. 20 Denis Fernandez-Récatala, Annie Ernaux (Monaco: Éditions du Rocher, 1994); Claire- Louise Tondeur, Annie Ernaux ou l’exil intérieur (Amsterdam: Rodopi, 1996); Ernaux, Journal du dehors (Paris: Gallimard, 1993). 21 Lyn Thomas, Annie Ernaux, à la première personne, trad. par Dolly Marquet (Paris: Stock, 2005). 22 Je renvoie au chapitre VII, ‘Lire et critiquer’ (221–67), qui fournit un état des lieux de la réception universitaire et médiatique. est intégré depuis longtemps dans les universités britanniques et nord-américaines. Et comme le remarque Thomas, c’est principalement par l’angle de la sociologie que les études sur Ernaux ont commencé à émerger en France, avec la contribution importante qu’ont constitué les travaux d’Isabelle Charpentier23 et ceux de Christian Baudelot.24 Cette approche était encouragée par la terminologie d’Ernaux pour évoquer ses textes,25 faisant alors passer le social avant le sexuel et réfléchissant à son parcours de transfuge, et par l’influence prégnante, dans le champ universitaire, de la pensée de Bourdieu, qui occupait la chaire de sociologie au Collège de France. 23 Dont la thèse de doctorat n’a, malheureusement, jamais donné lieu à un livre, mais a mené à de nombreuses publications, dont ‘Produire “une littérature d’effraction” pour “faire exploser le refoulé social”: projet littéraire, effraction sociale et engagement politique dans l’œuvre autosociobiographique d’Annie Ernaux’, in L’Empreinte du social dans le roman depuis 1980, dir. Michel Collomb (Montpellier: Publications de l’Université Paul-Valéry, 2005), pp. 111–31. 24 Voir ‘“Briser des solitudes…”: les dimensions psychologiques, morales et corporelles des rapports de classe chez Pierre Bourdieu et Annie Ernaux’, in Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, dir. Fabrice Thumerel (Arras: Artois presses université, 2004), pp. 165–76. Baudelot a contextualisé le parcours de transfuge d’Ernaux dans une tendance générationnelle dans ‘Annie Ernaux, sociologue de son temps’, in Annie Ernaux: le temps et la mémoire, dir. Francine Best, Bruno Blanckeman et Francine Dugast-Porte (Paris: Stock, 2014), pp. 246–60. 25 Comme l’expression ‘entre la littérature, la sociologie et l’histoire’ utilisée dans Ernaux, L’Écriture comme un couteau: entretien avec Frédéric-Yves Jeannet (Paris: Stock, 2003), p. 80. Dans ‘Les Années, une “autobiographie collective”: Annie Ernaux ou l’art littéraire distinctif du paradoxe’, Isabelle Charpentier remarque la tendance d’Ernaux à s’approprier les termes issus de la sociologie (in Aventures et expériences littéraires: écritures des femmes en France au début du vingt-et-unième siècle, dir. Amaleena Damlé et Gill Rye (Amsterdam: Rodopi, 2014), pp. 75–92). <P>Après ce survol de la première phase critique identifiée, je me tournerai maintenant vers les aspects clé de la réception d’Ernaux dans les années 2000, sans suivre une approche strictement chronologique, mais en mettant en lumière les éléments suivants: sa consécration symbolique, les nouvelles voies d’écriture, et les pistes critiques qui ont émergé, dont la dimension intersémiotique de son œuvre, sa réception médiatique, éléments qui s’influencent mutuellement et qui ne constituent pas des entités séparées. <TB> <SH>Les années 2000: vers une consécration symbolique <TX>Alors que l’année 2000 marquait pour Ernaux le passage à la retraite en tant que professeur de français au CNED (Centre national d’enseignement à distance) et la fin de ce qu’il est convenu d’appeler la ‘vie active’, son activité d’écriture n’a pas tari, au contraire. En 1999, elle a jeté ses notes de cours, ‘comme pour faire place nette à son projet d’écrire, n’ayant plus aucun motif à invoquer pour le repousser’, comme elle l’écrira dans Les Années.26 Elle a enchaîné les publications avec L’Événement (2000), La Vie extérieure (2000), Se perdre (2001), L’Occupation (2002), L’Écriture comme un couteau (entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, 2002), L’Usage de la photo (avec Marc Marie, 2005), Les Années (2008), Écrire la vie (2011), L’Autre Fille (2011), L’Atelier noir (2011), Retour à Yvetot (2013), Regarde les lumières, mon amour (2014), Le Vrai Lieu (entretiens avec Michelle Porte, 2014), et Mémoire de fille (2016),27 autant de textes qui poursuivent son exploration du 26 27 Ernaux, Les Années (Paris: Gallimard, 2008), p. 205. Ernaux, L’Événement (Paris: Gallimard, 2000); La Vie extérieure (Paris: Gallimard, 2000); Se perdre (Paris: Gallimard, 2001); L’Occupation (Paris: Gallimard, 2002). Ernaux et Marc Marie, L’Usage de la photo (Paris: Gallimard, 2005). Ernaux, Écrire la vie (Paris: Gallimard, 2011); L’Autre Fille (Paris: NiL éditions, 2011); L’Atelier noir (Paris: Éditions des Busclats, 2011); Retour à Yvetot (Paris: Éditions du Mauconduit, 2013); Regarde les lumières, mon vécu, de la mémoire individuelle et collective, avec toujours le souci de trouver une forme d’écriture adéquate à chaque projet. Si certains de ces textes ont été directement motivés par le vécu immédiat, par l’expérience du quotidien (une rupture dans L’Occupation; le cancer du sein et une rencontre dans L’Usage de la photo; la vie quotidienne dans les lieux publics dans La Vie extérieure et Regarde les lumières), nombre d’entre eux se sont tournés vers des moments clés, ou troublants, du passé, soit en jetant un éclairage nouveau sur certains sujets (l’avortement avec L’Événement; la passion amoureuse avec Se perdre), soit en donnant enfin forme à des questions qui faisaient surface en pointillés dans son œuvre (la question de l’enfant de remplacement dans L’Autre Fille et celle de la découverte de la sexualité dans Mémoire de fille). Au milieu de ces publications, Les Années, perçu comme le point nodal de son œuvre, lie expérience individuelle et collective à travers une forme d’écriture autobiographique novatrice, alternant le ‘je’, le ‘elle’ et le ‘nous’. <P>Les Années est la première de trois étapes que j’identifierai comme marqueurs de légitimation, voire de consécration symbolique, de l’œuvre d’Ernaux dans les dix dernières années. Paru en 2008, ce ‘livre-somme’,28 à l’ampleur bien plus vaste que les autres textes d’Ernaux, souvent circonscrits autour de périodes bien déterminées, a mené à une réception médiatique largement positive, a remporté plusieurs prix,29 et a suscité aussi de nombreuses pistes critiques, en particulier sur le plan formel.30 En France, ce livre est devenu la passerelle amour (Paris: Seuil, 2014); Le Vrai Lieu (Paris: Gallimard, 2014); Mémoire de fille (Paris: Gallimard, 2016). 28 Je reprends ici l’expression d’Aurélie Adler, ‘Les Années, livre-somme retissant les fils de l’œuvre’, in Annie Ernaux: le temps et la mémoire, dir. Best, Blanckeman et Dugast-Porte, pp. 69–83. 29 Prix Marguerite Duras et prix François Mauriac 2008. 30 Par exemple Maïté Snauwaert, ‘Les Années d’Annie Ernaux: la forme d’une vie de femme’, Revue critique de fixxion française contemporaine, 4 (2012), 102–13, pour intégrer Ernaux dans les sphères académiques les plus prestigieuses: en 2009, Antoine Compagnon a inclus Les Années dans une série de cours au Collège de France intitulée ‘Écrire la vie’,31 aux côtés d’auteurs comme Barthes, Stendhal ou Proust — moment symbolique par lequel l’institution académique validait l’œuvre de cette auteure. Les Années a ainsi contribué à ancrer Ernaux dans le discours universitaire français.32 <P>Deuxième étape: la parution du volume Quarto Écrire la vie en 2011. Après l’institution universitaire, c’est l’institution littéraire qui a consacré Ernaux, à travers ce recueil de textes dans une collection qui a pour mission de faire circuler des ‘classiques’ par des ‘livres de référence’.33 Le danger semblait de vouloir figer l’œuvre d’une écrivaine encore très prolifique et d’en faire un livre-mémorial — danger qui a été écarté par l’inclusion de nouveaux matériaux (un photo-journal, ainsi que de courts textes d’Ernaux difficiles d’accès) et par la publication d’autres livres dans les années qui ont suivi. Par <http://www.revue-critique-de-fixxion-francaisecontemporaine.org/rcffc/article/view/fx04.10/607> [consulté le 4 janvier 2018]. 31 La série de cours est disponible en podcasts: <http://www.college-de-france.fr/site/antoine- compagnon/seminar-2009-03-03-17h30.htm> [consulté le 9 janvier 2018]. Celui sur Ernaux a mené à la publication de Antoine Compagnon, ‘Désécrire la vie’, Critique, 740–41 (2009), 49–60, <https://www.college-de-france.fr/media/antoinecompagnon/UPL18812_21_A.Compagnon_D_s_crire_la_vie.pdf> [consulté le 22 septembre 2017]. 32 En témoignent le volume Annie Ernaux: se perdre dans l’écriture de soi, dir. Danielle Bajomée et Juliette Dor (Paris: Klincksieck, 2011), qui se place sous ‘la bouleversante originalité des Années’ (p. 8), et les actes du colloque de Cerisy, Annie Ernaux: le temps et la mémoire (dir. Best, Blanckeman et Dugast-Porte), qui contiennent pas moins de cinq contributions exclusivement consacrées aux Années. 33 Voir la ‘déclaration d’intentions’ de la collection Quarto: <http://www.gallimard.fr/Divers/Plus-sur-la-collection/Quarto/(sourcenode)/116250> [consulté le 4 janvier 2018]. ailleurs, les textes d’Ernaux n’ont pas été réorganisés par date de publication mais suivant la chronologie des événements et périodes relatées, des choix éditoriaux qui accentuent la dimension autobiographique d’un parcours de vie, et qui permettent d’éviter la monumentalisation d’une œuvre vivante. <P>Troisième étape: le colloque de Cerisy ‘L’Œuvre d’Annie Ernaux: le temps et la mémoire’ en 2012. Premier colloque en France depuis celui d’Arras treize ans plus tôt, avec certains des mêmes intervenants, celui de Cerisy mérite une attention toute particulière. On sait la signification symbolique de ce lieu devenu mythique et tout le prestige que représente, pour un auteur, le fait de se trouver ‘à l’affiche’ d’un colloque de Cerisy. L’atmosphère de l’endroit mais aussi le format de ces rencontres — avec de longues plages dédiées à la discussion — en fait un lieu tout particulièrement propice aux échanges. L’un des objectifs du colloque de Cerisy était clair: il s’agissait de porter une attention plus soutenue aux procédés d’écriture, avec comme toile de fond le rapport au temps, et la constitution d’une ‘mémoire des femmes, une mémoire des dominés, une mémoire de l’Histoire et de la littérature’34 — vaste programme qui dit bien la densité critique et le poids d’une œuvre consacrée par Cerisy. <TB> <SH>Un élargissement de la critique <TX>En dehors de Cerisy, de nombreux colloques internationaux sur Ernaux ont été organisés en l’espace de quinze ans: ‘Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux’ (Arras, 2002); ‘Approches critiques et interdisciplinaires’ (Université de York, Toronto 2008); ‘Annie Ernaux: se perdre dans l’écriture de soi’ (Liège, 2008); ‘Annie Ernaux: se mettre en gage pour dire le monde’ (Fribourg, 2010); et, après Cerisy (2012): ‘L’intertextualité dans 34 Francine Best, Bruno Blanckeman et Francine Dugast-Porte, ‘Préface’, in Annie Ernaux: le temps et la mémoire, dir. Best, Blanckeman et Dugast-Porte, p. 17. l’œuvre d’Annie Ernaux’ (Rouen, 2013); ‘En soi et hors de soi: l’écriture d’Annie Ernaux comme engagement’ (Cergy-Pontoise, 2014),35 et dernièrement ‘Annie Ernaux, les écritures à l’œuvre’ (Amiens, 2017), le seul de ces colloques auquel Ernaux n’a pas directement participé. Ces rencontres jouent plusieurs rôles significatifs: celui d’identifier de nouvelles pistes de recherche, mais aussi de consacrer l’auteure et son œuvre, d’autant plus si l’auteure participe au colloque et/ou que la rencontre est ouverte au ‘grand public’. Le premier colloque international consacré à Ernaux, qui s’est tenu à Arras en 2002, portait largement la trace des théories sociologiques et bourdieusiennes.36 Par la suite, d’autres perspectives critiques ont émergé de ces rencontres: l’intertextualité et l’intersémioticité sont devenus des pôles clés d’une critique cherchant à évaluer les influences de l’œuvre d’Ernaux et ses résonances — manière d’ancrer plus fermement dans le domaine littéraire les textes de celle qui voulait rester ‘au-dessous de la littérature’.37 Dans la lignée de recherches sur la question des origines, on notera la prévalence de travaux sur la mémoire, l’histoire et l’écriture. La dimension ‘purement’ sociologique a reculé au profit d’approches mettant en avant l’engagement dans son écriture. Les éditeurs du volume Annie Ernaux: se mettre en gage 35 Avec les ouvrages respectifs qui en ont été issus: Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, dir. Thumerel; Annie Ernaux: se perdre dans l’écriture de soi, dir. Bajomée et Dor; Annie Ernaux: se mettre en gage pour dire le monde, dir. Thomas Hunkeler et Marc-Henry Soulet (Genève: MétisPresses, 2012); Annie Ernaux: l’intertextualité, dir. Robert Kahn, Laurence Macé et Françoise Simonet-Tenant (Mont-Saint-Aignan: Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2015); Annie Ernaux: un engagement d’écriture, dir. Pierre-Louis Fort et Violaine Houdart-Merot (Paris: Presses Sorbonne Nouvelle, 2015). Un volume issu du colloque d’Amiens est en cours de préparation. 36 L’Avant-propos de Thumerel à l’ouvrage Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, dir. Thumerel (pp. 11–36), ancre ce collectif dans le discours critique sociologique. Quelques contributions ne se fondent toutefois pas dans cette approche, comme celle de Barbara Havercroft, ‘Subjectivité féminine et conscience féministe dans L’Événement’, pp. 125–38. 37 Ernaux, Une femme (Paris: Gallimard, 1989), p. 23. pour dire le monde se sont justement posé la question de savoir comment interroger la dimension sociologique sans que ses textes deviennent seulement des exemples,38 et sans délaisser les problématiques d’écriture, en proposant de mettre en lumière ‘l’une des lignes de force de l’écriture d’Ernaux: son engagement par et dans la littérature’.39 Le colloque de Cergy a poursuivi ces questionnements en évaluant comment l’œuvre d’Ernaux se positionne par rapport à l’Histoire, l’actualité, comment elle agit sur le monde, en se concentrant sur la notion d’engagement ‘sans la réduire à ses implicites politiques’.40 <P>L’analyse des techniques et problématiques d’écriture, de la recherche formelle, sont entrés au cœur de la critique. En proposant de se concentrer sur l’intertextualité et sur la langue dans l’œuvre d’Ernaux, les rencontres de Rouen et Amiens ont tenu à recentrer la critique sur les stratégies stylistiques, un élément qui avait été laissé quelque peu de côté par la critique, à l’exception d’études prenant comme point de départ l’‘écriture plate’, expression utilisée par Ernaux dans La Place, qui a été largement reprise par la critique et qui a pu être comprise comme un manque de style. Ce phénomène est représentatif de la manière dont la critique s’est approprié des termes initiés par Ernaux, que ce soit la notion de ‘je transpersonnel’, d’‘auto-socio-biographique’, d’‘autobiographie impersonnelle’, posture qui témoigne de la prégnance du discours de l’auteur, dans le texte et le hors-texte, et son influence sur la critique.41 Le fait qu’Ernaux ait désormais décidé de se mettre en retrait des 38 Tendance illustrative que l’on retrouve par exemple chez Vincent de Gaulejac, ‘Analyse du cas Denise Lesur/Annie Ernaux’, in La Névrose de classe: trajectoire sociale et conflits d’identité (Paris: Hommes et groupes éditeurs, 1987), pp. 151–70. 39 Thomas Hunkeler et Marc-Henry Soulet, ‘Introduction’, in Annie Ernaux: se mettre en gage pour dire le monde, dir. Hunkeler et Soulet, pp. 11–23 (p. 15). 40 Pierre-Louis Fort et Violaine Houdart-Merot, ‘Introduction’, in Annie Ernaux, un engagement d’écriture, dir. Fort et Houdart-Merot, pp. 7–14 (p. 9). 41 Ernaux, ‘Vers un je transpersonnel’, RITM, 6 (1993), 219–22; L’Écriture comme un couteau, p. 21; Les Années, p. 240. rencontres universitaires changera probablement la donne, même si ses textes continuent toujours d’être habités d’une dimension de commentaire métacritique qui fait parfois de l’auteure la première critique de ses textes.42 Enfin, la mise à jour des influences littéraires d’Ernaux a aussi permis de mettre en avant un décalage entre les écrivains (presque majoritairement des femmes) avec qui elle est souvent mise en rapport (comme Marguerite Duras ou Christine Angot)43 et les auteurs qui constituent son intertextualité (plus souvent des hommes, comme Flaubert, Pavese, Proust, même si Beauvoir et Woolf occupent aussi une place importante), ce qui suggère une tendance dans la critique à regrouper auteures femmes comme une catégorie séparée. <P>Sur le plan des publications critiques, depuis 2000, les angles d’approche de l’œuvre d’Ernaux ont évolué de manière significative. Les monographies consacrées à son œuvre ont exploré les axes suivants: la place du passé, de l’enfance et du milieu d’origine, en 42 Pour une analyse de ce phénomène, voir la section ‘Quand je devient critique’, in Elise Hugueny-Léger, Annie Ernaux, une poétique de la transgression (Bern: Peter Lang, 2009), pp. 115–40. 43 Pour les rapprochements entre Ernaux et Duras, voir par exemple Susan Marson, ‘Women on Women and the Middle Man: Narrative Structures in Duras and Ernaux’, French Forum, 26 (2001), 67–82; Marie-Anne Macé, ‘Des narrations en quête d’identité: La Place, Annie Ernaux; L’Amant de la Chine du Nord, Marguerite Duras’, in Le Roman français au tournant du XXIe siècle, dir. Bruno Blanckeman, Marc Dambre et Aline Mura-Brunel (Paris: Presses Sorbonne Nouvelle, 2004), pp. 35–43; et Cathy Jellenik, Rewriting Rewriting: Marguerite Duras, Annie Ernaux, and Marie Redonnet (New York: Peter Lang, 2007). Pour des rapprochements entre Ernaux et Angot, on pourra consulter Natalie Edwards, ‘“Écrire pour ne plus avoir honte”: Christine Angot’s and Annie Ernaux’s Shameless Bodies’, in The Female Face of Shame, dir. Erica L. Johnson et Patricia Moran (Bloomington: Indiana University Press, 2013), pp. 61–73. Enfin, voir aussi le numéro spécial résolument interdisciplinaire et comparatiste ‘Annie Ernaux: Socio-Ethnographer of Contemporary France’, dir. Alison Fell et Edward Welch (Nottingham French Studies, 48.2 (2009)), où Ernaux est également rapprochée de Colette et de Sophie Calle. examinant ses textes sous un angle à la fois sociologique et féministe influencé par Bourdieu et Beauvoir;44 la dialectique ambivalente entre fierté et honte, qui se lit — et se lie — sur les plans à la fois personnels, sociaux et sexuels, d’une perspective qui doit beaucoup à la psychologie et la psychanalyse;45 la remise en question des frontières entre soi et les autres par le biais de transgressions thématiques et narratives;46 la prégnance du religieux dans une œuvre où les traces du passé et les deuils sont transfigurés par l’écriture.47 <TB> <SH>Écriture et photographie: vers une critique intersémiotique <TX>L’un des traits les plus marquants de la critique récente est la multiplication des études sur la photographie dans l’œuvre d’Ernaux suite à la publication de L’Usage de la photo, son premier texte à inclure directement des reproductions de photos. Alors que les photographies avaient toujours joué un rôle important dans le travail de remémoration et de recherche de preuves (l’ekphrasis étant devenue pratique courante chez Ernaux depuis La Place), la reproduction de clichés dans L’Usage de la photo a permis de pousser plus loin la réflexion sur l’utilisation de preuves et de traces, sur le rapport entre texte et images, sur le rapport à la mortalité (renforcé par le fait que ce livre n’inclue pas de sujets ‘vivants’ sur les photos et que celles-ci accompagnent des textes sur le cancer du sein), et sur le lien entre le photographique et le biographique.48 Ces études ont coïncidé avec le développement, rapide aussi, d’un 44 Siobhán McIlvanney, Annie Ernaux: The Return to Origins (Liverpool: Liverpool University Press, 2001). 45 Loraine Day, Writing Shame and Desire: The Work of Annie Ernaux (Oxford: Peter Lang, 2007). 46 Hugueny-Léger, Annie Ernaux, une poétique de la transgression. 47 Michèle Bacholle-Bošković, Annie Ernaux: de la perte aux corps glorieux (Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2011). 48 Parmi les nombreuses publications sur la photographie chez Ernaux, on consultera Nathalie Froloff, ‘Pour une écriture photographique du réel’, Tra-jectoires, 3, dossier ‘Annie champ critique fertile sur le photo-textuel,49 et plus précisément, dans le domaine de l’écriture de soi, sur le photo-biographique.50 La transition de l’argentique au numérique a sans doute accéléré ce développement critique dans la mesure où le numérique engendre un rapport différent à l’archive, au temps et au vécu. Comme Ernaux l’a noté dans Les Années, ‘[i]l y avait trop d’images pour s’arrêter sur chacune et ranimer les circonstances de la prise. Nous vivions en elles d’une existence légère et transfigurée. La multiplication de nos traces abolissait la sensation du temps qui passe.’51 <P>Après cette ‘première’ qu’a constitué l’inclusion de photos dans ses textes (avant cela, les seules photos disponibles pour le lecteur curieux étaient celles reproduites en couvertures d’ouvrages critiques, comme une photo de la mère et de la fille pour Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux (dir. Thumerel), ou une photo de la maison familiale pour Annie Ernaux: The Return to Origins (McIlvanney), des photos qui orientaient notre lecture Ernaux/Albert Memmi’, dir. Amaury Nauroy (2006), 70–84; Shirley Jordan, ‘Improper Exposure: L’Usage de la photo by Annie Ernaux and Marc Marie’, Journal of Romance Studies, 7 (2007), 123–41; Nora Cotille-Foley, ‘L’Usage de la photographie chez Annie Ernaux’, French Studies, 62 (2008), 442–54; Akane Kawakami, Photobiography: Photographic Self-Writing in Proust, Guibert, Ernaux, Macé (Oxford: Legenda, 2013); et Fabien Arribert-Narce, ‘Annie Ernaux et la photo-socio-biographie: vers une écriture du “dehors”’, in Aventures et expériences littéraires: écritures des femmes en France au début du vingt-et-unième siècle, dir. Damlé et Rye, pp. 57–74. 49 Voir Alex Hughes et Andrea Noble, Phototextualities: Intersections of Photography and Narrative (Albuquerque: University of New Mexico Press, 2003). 50 Voir Roger-Yves Roche, Photofictions: Perec, Modiano, Duras, Goldschmidt, Barthes (Villeneuve-d’Ascq: Presses universitaires du Septentrion, 2009); Textual and Visual Selves: Photography, Film, and Comic Art in French Autobiography, dir. Natalie Edwards, Amy L. Hubbell et Ann Miller (Lincoln: University of Nebraska Press, 2011); et Fabien ArribertNarce, Photobiographies: pour une écriture de notation de la vie (Roland Barthes, Denis Roche, Annie Ernaux) (Paris: Honoré Champion, 2014). 51 Ernaux, Les Années, p. 224. vers une œuvre référentielle, tournée vers le passé), Ernaux s’est prêtée plus volontiers à ce jeu, avec Retour à Yvetot,52 mais surtout dans le Quarto Écrire la vie, volume d’un millier de pages incluant la majorité des textes d’Ernaux, et s’ouvrant avec un photo-journal d’une centaine de pages. Ce photo-journal, dossier inédit comprenant des photos et des extraits du journal intime d’Ernaux, oriente lui aussi notre lecture: les photos sont organisées afin d’être ‘lues’ en regard des extraits de journaux et ont tendance à représenter des rituels de la vie, à la manière d’un album de famille — façon pour le lectorat de mettre des visages et des lieux sur des noms.53 <P>La dimension intersémiotique a également fait son apparition dans les éditions critiques des textes d’Ernaux destinés à l’enseignement,54 et dans les colloques universitaires: les contributions au colloque ‘L’Intertextualité dans l’œuvre d’Annie Ernaux’ et au volume qui a suivi ont montré que ce ne sont pas seulement les ouvrages littéraires, mais aussi la photographie, la peinture ou le cinéma qui agissent comme points de référence ou marqueurs d’époque, selon les livres.55 52 Avec la couverture, ainsi qu’un encart comprenant une quinzaine de photos, de qualité souvent médiocre, tirées des archives personnelles de l’auteure. Chaque photo est accompagnée d’un extrait d’un des livres d’Ernaux, ce qui nous encourage à les considérer comme s’illustrant mutuellement. 53 Pour une analyse détaillée du dispositif du photojournal, voir Isabelle Roussel-Grillet, ‘De Birthday au photojournal, l’expérience des images pour remonter la mémoire’, in Annie Ernaux: le temps et la mémoire, dir. Best, Blanckeman et Dugast-Porte, pp. 422–39. 54 Voir Pierre-Louis Fort et Olivier Tomasini, ‘Dossier’ accompagnant La Place (Paris: Gallimard (Folioplus classiques), 2006) — notons l’attribution de la mention ‘Classique’ de la littérature. Cette édition inclut une ‘lecture d’images’ avec des outils pour aborder l’analyse d’une photo. 55 Annie Ernaux: l’intertextualité, dir. Kahn, Macé et Simonet-Tenant. Ce volume n’est pas le seul à mettre l’accent sur l’intersémioticité de l’œuvre d’Ernaux. Dans le volume Annie Ernaux: le temps et la mémoire (dir. Best, Blanckeman et Dugast-Porte), plusieurs <TB> <SH>Du consensus à la controverse: l’écriture de tabous <TX>Les critiques ont souvent souligné que l’œuvre d’Ernaux était une écriture de transgressions et de remises en questions,56 permettant d’exposer des tabous, Ania Wroblewski allant jusqu’à décrire Ernaux comme une artiste ‘hors-la-loi’.57 Évoquer le corps, le désir et la passion, exprimer ses propres ambivalences vis-à-vis de la maternité, décrire la manière dont les marqueurs de classe sont ancrés dans la société française, parler de la déchéance liée à Alzheimer, affirmer sa connaissance de la culture populaire quand on devrait être une intellectuelle… autant de points auxquels Ernaux s’attache, en étant consciente que son écriture blanche et que les thèmes qu’elle aborde pourront mettre certains lecteurs mal à l’aise.58 <P>En 2011, avec L’Autre Fille, Ernaux a enfin écrit sur la mort de sa sœur et la question de ‘l’enfant de remplacement’,59 un sujet qui n’apparaissait alors que de manière discrète, implicite dans son œuvre et qu’elle était réticente à aborder. En 2000, avec la contributions font référence au tableau de Dorothea Tanning, ‘Birthday’, point de référence crucial dans ses textes. Roussel-Grillet en propose une analyse dans ‘De Birthday au photojournal, l’expérience des images pour remonter la mémoire’. 56 Voir Hugueny-Léger, Annie Ernaux, une poétique de la transgression. 57 Ania Wroblewski, La Vie des autres: Sophie Calle et Annie Ernaux, artistes hors-la-loi (Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 2016). 58 Dans L’Événement, elle écrit: ‘Il se peut qu’un tel récit provoque de l’irritation, ou de la répulsion, soit taxé de mauvais goût. D’avoir vécu une chose, quelle qu’elle soit, donne le droit imprescriptible de l’écrire. Il n’y a pas de vérité inférieure. Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je continue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde’ (p. 53). 59 Pour une analyse de cette question avant qu’elle ne soit abordée dans L’Autre Fille, voir Sylvie Boyer, ‘Legs d’une survivance: l’enfant de remplacement chez Annie Ernaux’, in Annie Ernaux: perspectives critiques, dir. Sergio Villani (Toronto: Legas, 2009), pp. 81–94. publication de L’Événement, elle est revenue sur l’avortement clandestin qu’elle a subi au début des années 1960 et qu’elle relatait de manière indirecte dans Les Armoires vides. Le titre ‘L’Événement’, qui peut sembler euphémisant60 ou détourné, ne dit pas toute la violence de ces quelque cent pages, comme une manière de suggérer que même plusieurs décennies après sa légalisation, l’avortement continue à être une pratique qui a lieu derrière des portes closes et que l’on ne partage pas dans l’espace public.61 Il est révélateur qu’une portion de la réception journalistique n’ait pas été à l’aise avec la publication de L’Événement,62 certains journalistes ayant préféré occulter ce texte pour se concentrer sur La Vie extérieure, paru au même moment. <P>L’Usage de la photo poursuit la mise à jour d’expériences traumatisantes pour le corps féminin. Ce livre constitue un point important dans la réception critique non seulement par l’inclusion de photos mais aussi par les sujets qu’il aborde: la maladie et la mort. Certes, 60 La dimension euphémisante de l’écriture d’Ernaux a été notée par Warren Motte dans ‘Annie Ernaux’s Understatement’, The French Review, 69 (1995), 55–67. L’utilisation d’euphémismes remet en question les notions d’exhibitionnisme et d’impudeur dont furent taxées nombre d’écrivaines, dont Ernaux, dans les années 1990 et 2000. 61 Le choix du titre et les difficultés pour Ernaux à écrire ce texte ont été étudiés par Françoise Simonet-Tenant dans son approche génétique ‘“A63” ou la genèse de l’“épreuve absolue”’, in Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, dir. Thumerel, pp. 39–56. 62 Ernaux s’est exprimée à ce sujet: ‘Il n’a eu aucun retentissement. L’accueil média a été épouvantable. Une sorte de loi du silence l’a accompagné. Alors que Bernard Pivot avait l’habitude de m’inviter, là il s’est abstenu. Un journaliste n’a pas voulu en parler car, m’avaitil dit: “La lecture du livre m’a donné la nausée.”’; Ernaux, ‘J’ai toujours été persuadée que rien n’était jamais gagné pour les femmes’, entretien avec Mina Kaci, L’Humanité (3 février 2014), <https://www.humanite.fr/annie-ernaux-jai-toujours-ete-persuadee-que-rien-netaitjamais-gagne-pour-les-femmes> [consulté le 4 janvier 2018]. Lyn Thomas remarque toutefois que malgré ces silences, la réception a été dans l’ensemble très positive (Annie Ernaux, à la première personne, p. 236). Ernaux avait déjà intégré ces questions dans son écriture, dans Une femme et ‘Je ne suis pas sortie de ma nuit’ en particulier, mais elles étaient tournées au sujet des autres, en l’occurrence de sa mère. L’Usage de la photo, livre co-écrit lorsqu’Ernaux subissait un traitement pour un cancer du sein, a opéré un renversement de perspective sujet/objet. Non seulement Ernaux est devenue sujet absent de photos qui ne montrent que des vêtements, mais elle a retourné la question de la mortalité vers elle-même, inaugurant l’écriture d’un sujet difficile, envers lequel elle occupe un positionnement ambivalent: sa propre vieillesse et sa mort à venir.63 <P>Autre sujet difficile abordé: la violence et la ‘domination masculine’ lors des premières expériences sexuelles, dans Mémoire de fille, texte qui aborde sa découverte de la sexualité en 1958 et les mois de confusion physique et identitaire qui ont suivi. Ces approches signalent une étape importante à une époque où la notion de consentement sexuel est entrée dans le débat public, de même que, plus récemment, la question des violences obstétricales.64 Ernaux a contribué au débat public sur le corps féminin: en 2016, elle s’est érigée contre la position de François Fillon qui s’était déclaré ‘à titre personnel’ opposé à l’IVG.65 Pourtant, dans la critique universitaire sur Ernaux, la dimension féministe présente dans les années 1990 semble avoir reculé, ou du moins, s’être diluée dans la critique. Il est frappant que peu d’études se penchent sur les questions de violence faites au corps féminin chez Ernaux — 63 Voir Shirley Jordan, ‘Writing Old Age: Annie Ernaux’s Les Années’, Forum for Modern Language Studies, 47 (2011), 138–49; Laura Denis, ‘Apocalyptic Age? The Treatment of la vieillesse in the Work of Annie Ernaux’, Kentucky Philological Review, 29 (2014), 60–69. 64 Débat soulevé par Marlène Schiappa, secrétaire d’état à l’égalité homme–femme du gouvernement Philippe, en 2017. 65 Ernaux, ‘À titre personnel’, entretien avec Julie Malaure, Le Point (24 novembre 2016), <http://www.lepoint.fr/societe/ivg-a-titre-personnel-annie-ernaux-repond-a-francois-fillon24-11-2016-2085577_23.php> [consulté le 9 janvier 2018]. violences ponctuelles ou violences ‘ordinaires’ alors que l’interface jouée par le corps entre soi et les autres est un sujet si central dans son écriture. <TB> <SH>La réception médiatique <TX>L’ouvrage de Lyn Thomas et les travaux d’Isabelle Charpentier66 offrent un panorama fascinant des rapports ambivalents de la critique de réception des textes d’Ernaux jusqu’aux années 2000.67 Ces études seront complétées par les travaux de Francine Dugast-Porte pour la réception médiatique de son œuvre de 2008 à 2012,68 et par le travail rigoureux de MarieLaure Rossi, qui a examiné la manière dont Ernaux représente et utilise le discours médiatique.69 <P>Les travaux antérieurs de Thomas et Charpentier nous rappellent toute la violence de certains journalistes vis-à-vis d’Ernaux et de ses textes. Alors que ces textes ont toujours été reçus de manières majoritairement positives, certains livres ont connu des réceptions plus 66 Voir en particulier Isabelle Charpentier, ‘Anamorphoses des réceptions critiques d’Annie Ernaux: ambivalences et malentendus d’appropriation’, in Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, dir. Thumerel, pp. 225–42, et ‘Des passions critiques pas si simples… Réceptions critiques de Passion simple d’Annie Ernaux’, in Femmes et livres, dir. Danielle Bajomée, Juliette Dor et Marie-Élisabeth Henneau (Paris: L’Harmattan, 2007), pp. 231–42. 67 Voir aussi Magali Mouret, ‘De la petite Annie à la grande Ernaux’, Belphégor: littérature populaire et culture médiatique, 7 (2008), pour un survol, moins détaillé, de la période 1974– 1992 et pour des exemples du discours médiatique infantilisant et misogyne qu’Ernaux a subi: <http://dalspace.library.dal.ca:8080/bitstream/handle/10222/47755/07_02_mouret_critiq_fr_c ont.pdf?sequence=1&isAllowed=y> [consulté le 4 janvier 2018]. 68 Francine Dugast-Porte, ‘Voix croisées autour d’Annie Ernaux (2008–2012)’, in Annie Ernaux: le temps et la mémoire, dir. Best, Blanckeman et Dugast-Porte, pp. 459–74. 69 Marie-Laure Rossi, Écrire en régime médiatique. Marguerite Duras et Annie Ernaux, actrices et spectatrices de la communication de masse (Paris: L’Harmattan, 2015). ambivalentes, avec des critiques virulentes. Rappelons que, lors de la parution de Passion simple,70 certains journalistes ont eu recours à des formules misogynes qui n’attaquaient pas seulement son écriture mais aussi sa personne, faisant d’elle la ‘petite Annie’ qui cherchait à ‘jouer à la petite nièce de Madame Bovary’.71 Au fil des années, et grâce en particulier aux Années, la critique est devenue presque unanimement élogieuse, comme en témoigne la réception journalistique de Mémoire de fille. Par ailleurs, ce n’est pas seulement la critique de réception qui témoigne de cet effet de volte-face et de consécration. La présence médiatique d’Ernaux a toujours été assez soutenue, ce qui a contribué à faire connaître ses livres, mais aussi son visage et sa voix, des éléments importants de la représentation de l’auteur à une époque de médiatisation intense. Dans les dernières années, on remarque toutefois que les médias ne s’intéressent pas seulement à Ernaux dans un rôle de critique d’accueil, quand sort un nouveau livre. Au contraire, on trouve des rétrospectives radios,72 des documentaires télévisés qui lui sont consacrés,73 dont celui réalisé par Michelle Porte, ‘Des mots comme des pierres’,74 qui, comme celui qu’elle avait consacré à Marguerite Duras en 1976 qui avait mené au livre Les Lieux de Marguerite Duras,75 a lui aussi mené à un texte publié, Le Vrai Lieu. Enfin, les textes d’Ernaux ont donné lieu à de nombreuses adaptations et performances 70 Ernaux, Passion simple (Paris: Gallimard, 1991). 71 Jean-François Josselin, ‘Un gros chagrin’, Le Nouvel Observateur (9–15 janvier 1992), p. 87. 72 Laure Adler, ‘L’Heure bleue’, ‘Une semaine avec Les Années et Annie Ernaux’, France culture (avril 2017). 73 ‘Annie Ernaux’, émission d’Histoires d’écrivains, La Cinquième (28 septembre 2000). 74 Michelle Porte, ‘Des mots comme des pierres’, France 3 (4 novembre 2013). 75 Marguerite Duras et Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras (Paris: Minuit, 1978). (film, lectures publiques, pièces de théâtre),76 traces de leur dissémination en dehors du cercle purement universitaire. <TB> <SH>Conclusion <TX>Par bien des aspects, l’œuvre d’Ernaux est disséminée et reçue par des outils assez traditionnels, voire conventionnels — des textes qui paraissent principalement dans la prestigieuse collection Blanche de Gallimard, des publications assorties d’apparitions dans des médias largement diffusés mais perçus comme respectables (‘Apostrophes’77 dans les années 1980, ‘Bouillon de culture’78 dans les années 1990, ‘Campus’79 dans les années 2000 et, plus près de nous, ‘La Grande librairie’80), des entretiens et recensions dans des grands quotidiens nationaux, des livres devenus ‘classiques’ et étudiés comme tels, assortis d’un bagage parascolaire et universitaire, des manuscrits et avant-textes déposés à la BnF, des colloques en France et à l’étranger suivis de publications sous forme de volumes collectifs, et de nombreuses traductions. La critique universitaire ernausienne s’est considérablement élargie et diversifiée, montrant tour à tour la portée féministe, socio-historique, politique, 76 Pour en citer certains: L’Immigrée de l’intérieur, mise-en-scène Jean-Michel Rivinoff (Paris, CDN Orléans Loiret Centre, janvier 2011); Passion simple, mise-en-scène Jeanne Champagne (Paris, Théâtre du Lucernaire, avril–juin 2014); Les Années, texte lu par Dominique Blanc (Paris, Théâtre de l’Atelier, mars 2015); Les Années, mise-en-scène Jeanne Champagne (Malakoff, Théâtre 71, novembre 2016); Le Quat’sous, d’après les textes Les Armoires vides, Une femme et La Honte, mise-en-scène Laurence Cordier (Bordeaux: Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, novembre 2016); L’Événement, mise-en-scène François Gillard (Paris, Comédie-Française, avril 2017). 77 Émissions du 6 avril 1984; 15 janvier 1988; 23 mars 1990. 78 Émissions du 9 mars 1992; 24 janvier 1997; 2 février 2001. 79 Émissions du 7 mars 2002; 24 février 2005. 80 Émissions du 21 avril 2011; 1er décembre 2011; 2 octobre 2014. littéraire, intertextuelle et intersémiotique, de son œuvre. Sa réception s’étend désormais en dehors du domaine ‘purement’ littéraire ou académique: nombre des textes d’Ernaux ont été adaptés, des groupes Facebook lui sont consacrés81 et un site internet82 sur son œuvre est en cours de préparation. <P>Pourtant, derrière ces marqueurs de sa légitimation et de sa place dans le paysage culturel et littéraire, la trajectoire et l’évolution de la critique laissent apparaître des éléments notables: tout d’abord, l’intérêt universitaire s’est manifesté initialement dans le milieu anglophone, un trait que l’on retrouve chez d’autres écrivaines contemporaines (Christine Angot, Marie Darrieussecq, Marie Nimier, Amélie Nothomb) et qui semble symptomatique d’une certaine défiance institutionnelle, en France, envers une femme écrivain, rencontrant un succès populaire, un lectorat fidèle, et traitant de sujets jugés ‘féminins’. Il est significatif que l’intérêt porté sur Ernaux en France ait pris son essor après les étapes symboliques que j’ai identifiées (Collège de France, Quarto, Cerisy) et après le succès considérable des Années, et que cet intérêt continue à s’exprimer en dehors de la capitale: tous les colloques en France métropolitaine ont eu lieu à l’extérieur de Paris; c’est à Cergy-Pontoise, la ville où elle habite depuis le début des années 1980, qu’Ernaux a reçu un doctorat honoraire en 2014. <P>Ensuite, même si ses textes sont majoritairement diffusés chez Gallimard, les quinze dernières années ont vu la parution d’un texte écrit à quatre mains (L’Usage de la photo), et de plusieurs textes publiés dans des collections ou maisons d’édition moins visibles que la collection Blanche: L’Autre Fille (NiL éditions), L’Atelier noir (Éditions des Busclats, 2011), Retour à Yvetot (Éditions du Mauconduit, 2013). Loin de constituer des textes 81 La page ‘Intorno ad Annie Ernaux’, en italien <https://www.facebook.com/www.scritturacoltello.it> [consultée le 4 janvier 2018], et la page ‘Annie Ernaux: l’acte d’écriture entre la littérature et la sociologie’, <https://www.facebook.com/groups/840794512648955> [consultée le 22 septembre 2017]. 82 Projet mené par Elise Hugueny-Léger et Lyn Thomas. secondaires, ces publications forment des étapes importantes dans le balisage du parcours d’Ernaux, tant ils plongent dans les origines de son écriture. Avec ces textes, ainsi que Regarde les lumières, mon amour, publié dans la collection ‘Raconter la vie’ au Seuil, tout se passe comme si Ernaux assumait pleinement son statut public et ses choix de publications, et utilisait également ce statut pour s’exprimer sur des sujets socio-politiques qui lui tiennent à cœur. <P>Dernier élément notable, alors que la critique journalistique, qui avait pu être d’une virulence profonde dans les années 1990, est devenue quasi-unanime à son sujet, et que l’on ne reproche (presque) plus à Ernaux de traiter de thèmes ‘de midinette’,83 certains de ses textes continuent clairement à créer de la gêne. Les sujets d’écriture ayant trait au corps féminin, au désir féminin et à la vieillesse, s’ils sont entrés dans le discours critique universitaire, ne sont présents que par intermittences dans le discours de réception journalistique. Dans cette mesure, les prises de positions publiques d’Ernaux répondent à des silences. Le discours qu’elle tient sur sa propre écriture, et dont des critiques ont montré à quel point il peut influencer la lecture et la réception critique, a évolué vers un pôle plus ouvertement féministe. Elle qui, pendant longtemps, faisait passer le social avant tout, n’hésite pas à prendre la plume dans des quotidiens, par le biais d’articles, de tribunes, pour exprimer ses opinions sur des sujets d’actualité polémiques,84 pour dénoncer encore et toujours les violences ou injustices faites aux femmes. Ces prises de position, et la réception de ses textes, prouvent que malgré son statut de ‘classique’ contemporaine, son œuvre 83 Terme employé par Monique Lang dans ‘L’Amour passion’, Marie-Claire (mai 1992), p. 64. 84 Ernaux, ‘Le Pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature’, Le Monde (10 septembre 2012), <http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/09/10/le-pamphlet-de-richardmillet-deshonore-la-litterature_1758011_3232.html#sMuVSSGcMlZHToYz.99> [consulté le 4 janvier 2018]. persiste à se situer aux marges, tout comme les questions qu’elle aborde et qui continuent à déranger.