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Blaise Cendrars. Un imaginaire du crime

Blaise Cendrars. Un imaginaire du crime, s. dir. David Martens, Paris, L'Harmattan, 2008.

L'oeuvre de Blaise Cendrars s'est constamment placée sous le signe d'un imaginaire du crime. Le crime a permis à l'écrivain de rendre compte de sa conception de la création littéraire, de ses enjeux -l'appropriation de l'autre- et de ses pouvoirs -de refaçonnement identitaire-, voire des impasses auxquelles elle a pu se trouver confrontée. A ce titre, l'imaginaire du crime nourrit la cohérence de la production de l'auteur de Panorama de la pègre.

INTRODUCTION DAVID MARTENS Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) Université de Cergy-Pontoise À en croire la version mythographiée délivrée dans Vol à voile, la destinée de ce bourlingueur du monde entier que s’est voulu Blaise Cendrars débute par une fugue, accompagnée du vol d’une partie de l’argenterie familiale et des cigarettes du père. Le récit de cette cavale fondatrice place toute une vie rêvée sous le signe de la rupture. Né Sauser dans un milieu de bonne bourgeoisie suisse, Cendrars n’aura de cesse de s’arracher à cet enracinement, notamment à travers le choix d’un pseudonyme qui, dès l’entame de son œuvre, situe l’auteur hors la loi du nom. Constamment remis sur le métier, ce désir de couper les ponts explique, pour une large part, l’intérêt jamais démenti de l’écrivain pour les déviants, les hommes de la marge et de l’ombre et, parmi ceux-ci, de façon privilégiée, pour certaines figures de criminels. Il est vrai qu’un pan de l’imaginaire du temps se prêtait particulièrement à cette cristallisation : la fin du XIXe siècle et le début du XXe, époque qui correspond à ce que Christine Le Quellec Cottier a appelé « les années d’apprentissage »1 de Cendrars, connaissent une véritable flambée de récits de crimes, tant au sein de la littérature, dite « populaire » ou non, que dans la presse et au cinéma. Ce contexte culturel, étudié par l’historien Dominique Kalifa2, ne pouvait que marquer durablement nombre d’écrivains – des surréalistes à Jean Genet en passant par Francis Carco –, qui n’ont pas manqué d’y puiser de quoi alimenter leurs œuvres. Blaise Cendrars fait partie de ces auteurs qui ont pris l’imaginaire du crime à bras le corps, à tel point que cet élément constitue, par son omniprésence comme par sa cohérence, l’un des éléments marquants de son œuvre, tant de l’autoportrait qui s’en dégage que du questionnement sur l’écriture qui la sous-tend. 1 Christine LE QUELLEC COTTIER, Devenir Cendrars. Les Années d’apprentissage, Paris, Champion, « Cahiers Blaise Cendrars » n° 8, 2004. 2 Voir Dominique KALIFA, L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995 et Crime et culture au XIXe siècle, Paris, Perrin, « Pour l’histoire », 2005. 6 INTRODUCTION Un panorama non exhaustif suffit à convaincre de la prégnance chez Cendrars d’un imaginaire du crime riche et varié, qui imprègne l’œuvre entière, des poèmes – le quinzième « poème élastique » est intitulé « Fantômas » – aux derniers écrits. De Moravagine à Gilles de Rais en passant par Fébronio et Lampião3, les figures d’assassins hantent la création d’un auteur qui confie la narration de Moravagine à un certain Raymond la Science, lequel doit son (sur)nom à celui de l’un des membres de la célèbre « bande à Bonnot » qui défraya la chronique criminelle d’avant la Grande Guerre. Au cours de ce premier conflit mondial, Cendrars côtoie au sein de la Légion étrangère certains individus au passé louche – ainsi qu’il le relate dans La Main coupée –, avant de publier, avec J’ai tué, une plaquette atypique en ce qu’elle constitue un très rare témoignage, pendant longtemps, de la mort donnée sur le champ de bataille, à travers un titre en forme d’aveu. Durant l’entre-deux guerres, Cendrars s’est trouvé en prise directe avec l’actualité judiciaire, notamment en se faisant l’écho dans Rhum, après en avoir rendu compte dans la presse, du retentissant procès relatif à l’assassinat de Jean Galmot. Dans la série des reportages, l’exploration de ce que l’on nomme parfois, de manière elliptique, « le milieu » fonde la matière de Panorama de la pègre, en marge duquel l’écrivain entreprend de mettre au point le scénario d’un film intitulé Contrebandiers. En 1956, c’est encore un crime – en l’occurrence un meurtre – qui constitue le noyau de l’intrigue romanesque d’Emmène-moi au bout du monde !... Il en va de même, quelques années plus tard, dans la pièce radiophonique Serajevo, consacrée à l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de la couronne austro-hongroise, événement que les historiens s’accordent généralement à désigner comme déterminant dans le déclenchement des hostilités de 14-18. Enfin, aux marges de l’œuvre proprement dite, Cendrars a non seulement été le traducteur en français des mémoires (et d’une nouvelle) d’Al Jennings, outlaw du far-west américain, mais il a en outre fait publier, à la si cendrarsienne enseigne de la collection des « Têtes brûlées » (Éditions de la Sirène), la traduction d’une biographie d’Al Capone, ainsi qu’une traduction partielle de l’autobiographie de l’escroc Hans Bringolf. 3 Sur ce bandit brésilien auquel Cendrars a envisagé de consacrer un récit, voir Blaise CENDRARS, « Lampion. Histoire d’un bandit brésilien », ainsi que, pour la présentation de ce projet inabouti, Maria Teresa DE FREITAS, « Le poète et le bandit. Sous le signe de Lampião », dans Continent Cendrars, n° 10, 1995-1996, respectivement pp. 23-24 et pp. 35-58. DAVID MARTENS 7 Cette omniprésence témoigne de ce que la sphère criminelle exerce sur l’écrivain une fascination particulièrement vivace et d’autant plus prégnante qu’elle a trait au rapport de l’auteur à l’écriture. Bien que Cendrars se soit volontiers donné le genre mauvais garçon, c’est avant tout en tant qu’écrivain que les univers criminels l’intéressent et qu’il les questionne : si le crime qui marque l’œuvre de son sceau constitue l’un de ses foyers de cohérence privilégiés, c’est qu’il est loin de ne constituer qu’un sujet d’écriture. Au contraire, en même temps qu’il contribue à dessiner la figure d’écrivain hors-normes, voire hors-la-loi, que Cendrars s’emploie à inventer, le noyau de thèmes et de motifs associés au crime se trouve constamment mis à profit pour faire toucher du doigt une conception de la création littéraire. Ainsi, lorsqu’il relate dans ses entretiens avec Michel Manoll sa visite dans son village natal, Cendrars lui rapporte avec un plaisir manifeste s’être adressé en ces termes au maire de Sigriswil, avec lequel il s’entretenait de sa généalogie : « [D]ites-moi, ne connaissez-vous pas parmi tous ces gens auxquels j’appartiens, un, un seul, qui aurait mal tourné, fait de la prison ou fini à la potence ? Je saurais au moins de qui tenir » (BCVP, 15, 66). En tant qu’homme ou en tant qu’écrivain ?, pourrait-on légitimement interroger celui qui place sa vocation sous les auspices d’une alternative pour le moins significative en écrivant dans Trop c’est trop avoir, durant sa jeunesse, noté dans un de ses carnets : « Je deviendrai célèbre par un mauvais coup ou par l’écriture ! » (TCT, 11, 272). Comme le note Claude Leroy, sous cette affirmation provocante, « se devine une équivalence mauvaise entre les deux postulations »4, qu’il paraissait d’autant plus intéressante d’interroger qu’elle connaît d’autres formulations sous la plume de l’auteur : ainsi, dans le « Pro domo » adjoint à Moravagine en 1956, le romancier évoque-t-il la « situation d’outlaw qui est celle de l’homme de lettre » (M, 7, 233) ; la même année, à l’occasion d’une enquête littéraire, à la question « [s]i vous n’étiez pas écrivain, qu’aimeriez-vous être ? », Cendrars répond « [b]andit ou gangster, comme on dit aujourd’hui » (DN, 166). Cette complicité, revendiquée avec insistance, entre l’écriture et une certaine forme de criminalité pourrait n’apparaître que comme une pose de plus chez un auteur qui n’en manque certes pas. Cependant, elle suggère de façon plus cruciale que si le crime s’inscrit de façon évidente comme 4 Claude LEROY, « L’avant-garde est d’avant-guerre », dans Blaise Cendrars au carrefour des avant-gardes, s. dir. Claude LEROY et Albena VASSILEVA, dans R.I.T.M., Cahiers du Centre de Recherches Interdisciplinaires sur les Textes Modernes, n° 26, « Études et Travaux sur Cendrars », n° 4, Université de Paris XNanterre, 2002, p. 36. 8 INTRODUCTION l’une des facettes de l’identité protéimorphe que l’écrivain s’est plu à cultiver, il s’impose également comme l’un des fondements de la façon dont Cendrars conçoit l’écriture et/ou donne à lire ses œuvres à ses lecteurs. À ces différents titres, l’imaginaire du crime qui imprègne l’œuvre cendrarsienne en appelait à une approche spécifique. Le présent volume recueille les actes de la journée cendrarsienne du colloque Identités et (contre-)pouvoirs littéraires – que nous avons coorganisé avec Myriam Watthee-Delmotte, à l’Université Catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), les 25 et 26 avril 20065 –, auxquels se sont adjoints plusieurs autres contributions. Jean-Carlo FLÜCKIGER ouvre le volume en commençant par repérer dans une sculpture d’Archipenko la source possible d’une formule leitmtotiv de Cendrars relative à la guillotine. L’appréhension imaginaire de cet instrument à travers certains contes de Villiers de l’Isle-Adam ainsi que L’Idiot de Dostoïevski, œuvres lues par Cendrars, fait apparaître combien ce mécanisme de mise à mort, par l’instantanéité dramatique de son rapport au temps, touche au mouvement perpétuel, crucial dans la vision poétique cendrarsienne. Madeleine FREDERIC met en évidence certains enjeux de la réécriture de la scène finale de J’ai tué dans La Main coupée : à la virulence ambiguë du cri de dénonciation d’un combattant qui, revendiquant dans un premier temps son geste, s’assimile à un meurtrier légalisé par l’humanité tout entière, succède, en 1946, dans un contexte historique où les propos tenus jadis ne seraient sans doute plus tolérables, un récit plus convenu, polissé dans le sens d’une autojustification de la mort donnée. Michèle TOURET éclaire l’ambivalence des victimes de la violence mise en scène dans Moravagine et dans Dan Yack, en montrant que semble s’y réaliser la volonté d’une victime à la place désignée au sein d’une structure meurtrière ne générant aucune forme de culpabilité. Objets de nulle compassion, les victimes, dont la plupart ne laissent aucune trace et demeurent muettes, paraissent avoir pour seule fonction romanesque de permettre l’acte criminel, qui seul intéresse l’écrivain. Elles peuvent toutefois revenir hanter les vivants et leur parole susciter le retour d’une culpabilité refoulée. Après avoir mis en évidence les convergences structurelles entre traduction et pseudonymie, tout particulièrement chez 5 La veille de la journée cendrarsienne de ce colloque – dont le second volet était consacré à l’œuvre de Henry Bauchau –, le Théâtre Poème de Bruxelles a accueilli une soirée autour de Cendrars : le programme en était une lecture-spectacle de textes de l’auteur relatifs « L’imaginaire du crime » lus par Valérie Salme et Luc Vandermaelen, dans une réalisation de Yves Bical. Ce spectacle était suivi d’un entretien autour de la collection « Tout autour d’aujourd’hui », auquel ont pris part Michèle Touret, Jean-Carlo Flückiger et Claude Leroy. DAVID MARTENS 9 l’auteur de Pâques à New-York, nous étudions, pour notre part, les traductions d’Al Jennings par Cendrars, en particulier les ambiguïtés que la configuration paratextuelle de ces textes induisent relativement à la propriété littéraire. Oscillant entre un vol qui confine au meurtre symbolique et un hommage endeuillé, l’écriture cendrarsienne et la poétique de la pseudonymie qui la sous-tend rejouent dans certains contextes – notamment à travers cette figure d’écrivain hors-la-loi – une scène récurrente, qui trouve son modèle fondateur dans la confrontation avec le père relatée dans Vol à voile. Luisa MONTROSSET montre en étudiant Panorama de la pègre que l’interrogation sur le crime constitue l’une clé de lecture de l’un des basculements de la trajectoire de l’œuvre : au sein de cet ouvrage, l’écrivain s’inscrit, à travers une logique d’anonymat empathique, au sein d’un « milieu » animé par un certain esprit poétique, auquel s’oppose une version plus moderne de la criminalité, davantage organisée, voire gérée. Reste que le côté tape à l’œil du crime conduit à une impasse et un fourvoiement d’écriture dont le recouvrement de sa plume pseudonymique permet ultérieurement à Cendrars de se départir. Avec le meurtre du lépreux de « Gênes », que l’écrivain attribue à l’enfant qu’il fut, Laurence GUYON se penche sur un crime fantasmatique fondateur de l’imaginaire de l’écrivain. En sollicitant cette scène et en la reproduisant de plusieurs manières au sein de son œuvre, il donne forme à une expérience indicible qui le conduit à s’appuyer sur des modèles religieux qu’il subvertit et déconstruit toutefois, dans une perspective nietzschéenne d’Éternel Retour de l’Histoire et des tourments qu’elle inflige aux hommes, tout particulièrement à travers la guerre. Ralph SCHOOLCRAFT s’intéresse à la mise en scène scripturaire par Cendrars, dans Le Lotissement du ciel, d’un « récit du repentir » qui passe par le deuil de son fils aviateur Rémy. La part de culpabilité au sein de laquelle ce processus s’enracine s’y voit traitée par une méditation poétique qui met en jeu le motif du vol aérien et ses diverses déclinaisons, tout particulièrement le renversement du monde. Enfin, Maria Teresa RUSSO examine la place du Paris criminel de la Belle Époque dans plusieurs textes, tout particulièrement la façon dont cet imaginaire spécifique, dont le critique pointe les lignes de force et les affinités avec l’imaginaire de l’auteur, nourrit l’entreprise romanesque dans laquelle l’écrivain s’est tardivement lancé avec Emmène-moi au bout du monde !... Nul doute que la richesse de l’imaginaire cendrarsien du crime, tant sont variées ses formes et ses figures au sein de l’œuvre, ne saurait être épuisée en l’espace d’un volume. Il s’agissait ici de dégager les lignes de force d’un réseau de thèmes et de motifs, afin de mettre en lumière certains éléments neufs dans l’appréhension de l’ensemble de la 10 INTRODUCTION production de l’écrivain. Si tous les textes au sein desquels la problématique du crime prend une part importante ne sont certes pas abordés, chacune des époques de la création cendrarsienne et la plupart des modes d’écriture pratiqués par l’auteur sont abordés : poésie, témoignages, romans, « Histoires vraies », reportages et mémoires, ainsi que les traductions des écrits d’Al Jennings. Outre qu’elle éclaire certaines des sources qui ont nourri l’imaginaire cendrarsien, cette série d’études fait apparaître combien, chez Cendrars, le crime est toujours éminemment ambigu : s’il opère fréquemment sur l’écrivain une séduction dont celui-ci s’empare pour séduire à son tour le lecteur sensible aux attraits des formes d’interdits mises en scène, dans le même temps, la noirceur du crime et de ce qu’il révèle de la fantasmatique secrète de l’auteur ne laisse pas d’inquiéter. Le crime permet de mettre en forme, pour la traiter, la culpabilité qui accompagne le geste d’écriture, mais il se situe aussi, paradoxalement, à la source de celui-ci. Parallèlement, si l’attrait pour certains actes criminels semble se situer au fondement du processus de création tel que Cendrars l’envisage et le met régulièrement en pratique, il est également susceptible d’apparaître comme une dévaluation par rapport aux enjeux fondamentaux de l’écriture, notamment lorsque l’auteur fausse sa plume de poète dans l’universel reportage. Au final, l’étude de l’imaginaire cendrarsien du crime révèle le caractère crucial d’une fascination en fonction de laquelle non seulement l’écrivain se (re)compose une vie à travers ses œuvres, mais aussi (donne à) appréhende(r) les secrets rouages de sa pratique d’écriture.