Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

R Boudon

D.E.A. 124 : Comptabilité, Décision, Contrôle Séminaire de recherche : Philosophie et Management Professeur : Yvon PESQUEUX Fiche de lecture de l’ouvrage de Raymond Boudon (1984) : « La place du désordre » Critique des théories du changement social « La manie de vouloir absolument trouver des « lois » de la vie sociale est simplement un retour au credo philosophique des anciens métaphysiciens, selon lesquels toute connaissance doit être absolument universelle et nécessaire. » Georg SIMMEL Laurent Magne 01/03/2004 Université Paris IX DAUPHINE U.F.R. 3ème Cycle Année universitaire 2003 – 2004 Sciences des Organisations I. L’auteur Brève biographie Sociologue né en 1934, ancien élève de l’École normale supérieure, Raymond Boudon est agrégé de philosophie en 1958. Il part se former aux États-Unis pendant un an, entre 1960 et 1961, à Columbia où il rencontre P. Lazarsfeld. Il commence sa carrière d’enseignant comme maître de conférences à la faculté des lettres de Bordeaux en 1964. Nommé à la Sorbonne en 1967, il est actuellement professeur à l’Université Paris IV-Sorbonne. Il a été directeur du Centre d’Études Sociologiques de 1969 à 1972 puis du Groupe d’études des méthodes de l’analyse sociologique (GEMAS) jusqu’en 1998. Traduit dans de nombreuses langues c’est un sociologue reconnu non seulement en Europe mais aussi aux États-unis, au Brésil et en Asie. Il est membre de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques) depuis 1990, de l’American Academy of Arts and Sciences, de l’Académie des sciences humaines de Saint Pétersbourg et de la British Academy. C’est une véritable figure de proue de la sociologie et c’est l’un des rares à bénéficier d’une audience au plan international. Nous avons regroupé ses ouvrages principaux en bibliographie. Appartenance à un courant L’auteur appartient au courant de l’individualisme méthodologique, mais contextualisé. Forgée par Joseph Schumpeter, l’expression « individualisme méthodologique » désigne les méthodes qui analysent les phénomènes sociaux comme le produit d’actions individuelles agrégées. Cette tradition sociologique s’oppose au holisme méthodologique pour lequel « le tout explique la partie ». Raymond Boudon fut « l’importateur » dans la sociologie française de cet méthodologie originellement employée en économie. Boudon se rattache à la tradition sociologique allemande de Simmel et Weber et affirme une filiation critique kantienne. Il est pour lui beaucoup plus important de « continuer les intuitions » des grands auteurs de la sociologie que de chercher exactement ce qu’ils voulaient dire dans ce cas là. Il se veut le défendeur d’une « autre sociologie », une sociologie cognitive ou scientifique, « contrairement à la plupart de ses collègues » (voir par exemple Y a-t-il encore une sociologie ?, Odile Jacob, janvier 2003). Cette ambition se retrouve dans le nom du GEMAS, son laboratoire de recherche. L’ouvrage au sein de l’œuvre et ses postulats Boudon ne s’appuie que sur deux postulats fondamentaux qui vont lui permettre d’élaborer très rigoureusement, de manière logique et progressive, démonstrative et étayée de nombreux exemples, son « paradigme universel des sciences sociales » : l’individualisme méthodologique. Les deux postulats de départ (expliqués et raisonnés) sont les suivants : - Le niveau individuel est le bon niveau d’explication pour toutes les sciences sociales. - Les critères de la science sont ceux de Popper D’autres postulats sont analysés dans le commentaire critique. On trouve dans La place du désordre (1984) une critique approfondie des « théories du changement social ». Elle est le support à la présentation et à la défense du « paradigme wébérien de l’action » et donc de l’individualisme méthodologique, permettant de rendre au « désordre » toute sa place. Cet ouvrage est le second après La logique du social (1979) ayant pour but de débusquer les idées reçues au plan épistémologique dans les sciences sociales. Boudon y poursuit ses travaux antérieurs et constitue une épistémologie complète des sciences sociales, tout en rejetant les « sociologismes ». Il s’attaque à une des thématiques dominantes de l’époque pour illustrer sa démarche : les « théories » du changement social. II. Principales étapes du raisonnement et principales conclusions « Quelles sont les lois du changement social, quelles sont les régularités ? », telles sont les questions qui fondent le programme sous-jacent de la plupart des théories du changement social, pièces centrales des sciences sociales. Malheureusement, ces théories ont souvent été démenties par les faits. Le but de cet ouvrage est de faire œuvre de méthodologie et d’expliquer pourquoi il en est ainsi et ce que l’on devrait faire à la place. Expliquer un phénomène social, c’est répondre à une question sur une agrégation d’actions individuelles. Le modèle M = MmSM’ et le paradigme correspondant, l’individualisme méthodologique, est donc la seule méthode valable pour expliquer ces « phénomènes opaques », et ce pour n’importe quelle science sociale. Au centre il y a la compréhension wébérienne de la situation d’une classe d’acteur qui permet a posteriori d’expliquer les actions (comme comportements adaptatifs) grâces aux « bonnes raisons » des acteurs, relativement à une psychologie reconstruite, soit à une certaine « rationalité » : l’homo sociologicus. Cette méthode permet d’énoncer les raisons suffisantes au niveau microsociologique du phénomène macrosociologique à expliquer ; elle est très proche d’une « induction policière ». Les positivistes et naturalistes rejettent cette méthode pour de mauvaises raisons (elle serait subjective, etc.). Ils pensent que l’objet de la science est l’étude du déterminisme. Ils le postulent ainsi partout et tentent de le débusquer. Cette ambition nomologique est une illusion qui provient d’une mauvaise compréhension de la nature de l’explication, tentative infructueuse d’imiter la physique. Les lois des sciences sociales ne peuvent avoir qu’une validité locale et certainement pas universelle. Les modèles, qui s’appliquent à des situations idéales, peuvent, s’ils sont interprétés conformément au piège réaliste, donner l’illusion des lois universelles. Le préjugé nomologique constitue avant toute chose un dogme bien fragile car il est difficile d’énoncer la première des prétendues « lois » du changement social. Plutôt que d’expliquer pourquoi les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, il est plus utile scientifiquement d’expliquer pourquoi les mêmes causes produisent des effets variables en fonction du contexte. Un autre préjugé est celui du structuralisme, un ensemble de caractères se trouvent tous liés, si bien que l’apparition de l’un entraîne l’apparition des autres. Démentis par les faits, les éléments structurels cachent en fait souvent des éléments non structurels liés à la situation, tant et si bien que la « structure » d’un système sociale prise seule ne permet pas de déterminer son devenir… Le dernier grand type de préjugé est de nature ontologique. Il ne s’agit au fond que de questions de la « philosophie de l’histoire », questions ultimes et métaphysiques, « antinomies de la raison sociologiques ». Les théories correspondantes mettent toutes en avant un primum mobile qui expliquerait tout, gommant l’environnement social. La fiction du déterminisme est donc plus nuisible qu’utile. Les situations sociales ne sont pas nécessairement fermées et, lorsqu’elles sont ouvertes, elles sont logiquement imprévisibles. Il faut ajouter à cela la possibilité d’innovations stratégiques (non nécessairement en réponse à une demande endogène) de la part des acteurs visant à modifier les règles du jeu, mais également des « effets Cournot » (rencontre de séries causales indépendantes), structure caractéristique de certains ensembles de chaînes causales tels qu’ils apparaissent à l’observateur. Le hasard est indispensable si l’on veut comprendre les événements autrement que par une Providence. Boudon propose un déterminisme « bien tempéré », c’est-à-dire par plaques, par îlots de situations fermées au milieu d’une mer de situations ouvertes, puisque tout dépend de la structure du processus étudié. L’activité scientifique consiste pour les sciences sociales à produire des métathéories, cadres conceptuels à partir desquels on particularisera ces théories formelles en théories stricto sensu qui, elles, seront réfutables au sens de Popper et donc tout autant scientifiques que celles des sciences de la nature où la réalité a toujours le dernier mot. Pour que les théories du changement social deviennent scientifiques, il leur suffit donc d’identifier et d’abandonner les questions sans réponses et d’adopter l’individualisme méthodologique. Les erreurs précédentes proviennent très certainement du piège du réalisme qui consiste à confondre le schéma formel avec le réel. Or le réel débordera toujours le « rationnel », les modèles. III. L’ouvrage : Démonstration suivie et résumé Plan de l’ouvrage La place du désordre, de R. Boudon, 1984 : Avant propos Les théories du changement social Un programme : les théories du changement social Une illusion ? Trois réponses Action individuelle, effets d’agrégation et changement social Le paradigme wébérien La psychologie des sciences sociales De la notion de rationalité De la notion d’« individualisme » L’agrégation des comportements individuels Les lois du changement : le préjugé nomologique Les lois conditionnelles en général Modèles et lois Lois de la mobilisation Les lois du développement et de la modernisation Anatomie d’une théorie du changement social Structure et changement : le préjugé structuraliste Structure = type Structure = traits essentiels Les lois « structurelles » Structure et idéologies La cohérence des structures face au changement Éléments structurels/Éléments non structurels La quête du primum mobile : le préjugé ontologique Le rôle des conflits Le rôle des idées et des valeurs : qu’il est parfois plus important qu’on ne croit Le rôle des idées et des valeurs : qu’il est parfois moins important qu’on ne croit Changement exogène ou changement endogène ? Le déterminisme bien tempéré Processus fermés / processus ouverts Innovation et changement social La place du hasard La place du désordre Postulats et constats Démarcations Variations sur le thème de Simmel Le refus du désordre Note sur la notion de validité Connaissance, intérêts et interprétations du changement social Épilogue / Le piège du réalisme Nous procédons dans les pages suivantes à l’analyse suivie et détaillée de la démonstration, ce qui offre un bon résumé de l’ouvrage. Avant propos De 1950 à 1980, les différentes sciences sociales ont produit des « théories du changement social », essentiellement locales, simplistes et non prédictives, contrairement aux prétentions et à l’utilisation de ces théories. Cet ouvrage à pour but de jeter un regard critique sur ces dernières, « c’est-à-dire de préciser la nature des questions qu’elles cherchent à résoudre et de se demander à quelles conditions ces questions peuvent recevoir une réponse susceptible de validation » (p.10). En effet, contrairement à l’exigence poppérienne, ces théories se posent souvent « des questions qui ne peuvent recevoir de réponse contrôlable » (p.10). Elles vont nous permettre d’affiner et de préciser le diagnostic de Popper et de modifier sa fameuse opposition entre théorie métaphysique et théorie scientifique. Par ailleurs, les questions philosophiques ici traitées se doublent de conséquences politiques importantes, dues à l’autorité « scientifique » de ces théories du changement social qui « suscitent par là des interprétations ou des croyances qu’elles n’impliquent pas » (p. 11). Cet ouvrage se propose de faire œuvre de méthodologie et de philosophie des sciences sociales : en analysant les échecs de ces théories, on pourra mieux comprendre l’objet même devant lequel bute la connaissance. Le fait qu’en sciences sociales le consensus soit plus fragile, les débats plus visibles et « publiques », est peut-être un avantage pour les philosophies des sciences qui ont ici matière à nous éclairer sur le cheminement de la connaissance, bref sur la philosophie de la connaissance. Les théories du changement social Visant le concept d’évolution, R. Nisbet (1969), historien des sciences sociales, a jeté un pavé dans la mare en soutenant que toute théorie du changement social relève en fait du champ de l’histoire et est donc illégitime. L’ambition nomologique de ces théories (sujets pourtant essentiels des sciences sociales) serait ainsi infondée ! Cet exemple permet d’introduire un débat épistémologique récurrent, apparu tantôt sous le nom de philosophie de l’histoire, tantôt sous celui de sociologie historique : existe-t-il des régularités dans le changement social ? Autrement dit, le changement social n’est-il que l’avatar de l’Histoire avec un grand H ? Les théories du changement social impliquent l’existence d’un programme (au sens de la philosophie des sciences de Lakatos), c’est-à-dire un ensemble d’orientations générales qui guident les sous-communautés scientifiques dans leurs travaux de recherche. « Ce programme repose sur le postulat qu’il est possible d’énoncer sur le changement social des propositions à la fois intéressantes, vérifiables et nomothétiques, c’est-à-dire des propositions dont la validité n’est pas limitée à un contexte spatio-temporel déterminé, mais a une portée plus générale » (p.18) ; on désire démontrer l’existence de régularités. Un classement des différentes théories en quatre ou cinq types de projets sous-jacents, différents mais interdépendants, nous permettra de mieux le percevoir. Le premier type de théorie (Comte, Parsons, Rostow…) vise à démontrer l’existence de tendances (trends) plus ou moins générales et irréversibles, qu’on aurait autrefois probablement appelées « lois de l’histoire ». Aujourd’hui, le sens du mot tendance est statistique : lorsqu’on a éliminé d’une série chronologique les cycles de toutes longueurs, il reste une tendance mais ceci n’implique pas son existence réelle dans les sociétés. La forme générale de ce type de théorie est celle d’une « loi de succession » (étapes, états, etc.). Le deuxième type (Tocqueville, Parsons, Dahrendorf…) cherche à dégager des lois conditionnelles, « Si A, alors B » ou leur variante probabiliste, « Si A, alors (le plus souvent) B ». Ces lois sont produites à partir de l’analyse d’une ou plusieurs sociétés particulières, mais la structure logique de l’analyse dépasse le cadre singulier à partir duquel l’analyse a été élaborée. Ce type comporte également une variante importante : la recherche de lois structurelles ; la condition A ne décrit alors plus une variable unique mais un système de variables. On cherche ainsi les implications de la structure sur, par exemple, les rapports de forces (Marx, Nurske, Bhaduri…) ; il existe bien entendu des cas intermédiaires ; « les énoncés concernant les tendances reposent souvent sur des lois conditionnelles plus ou moins explicites » (p. 25). Ces deux premiers types sont caractérisés par des conclusions ou diagnostic qu’on peut qualifier d’empiriques dans la mesure où ils annoncent l’apparition de certains états sociaux. Au contraire, le troisième type (Triade hégélienne, paradigmes de Kuhn…), ne porte pas sur le contenu mais sur la forme du changement. Il s’agit de dire « comment, sous quelle forme et de quelle façon le changement se produit » (p. 26), processus (continu, discontinu, linéaire, cyclique…). Les sciences sociales récusent aujourd’hui la formulation de la dialectique historique, mais non ses grandes questions. Le quatrième type de théorie du changement social (Weber, McClelland, Whyte…) traite des causes ou facteurs du changement, c’est-à-dire d’un primum mobile. Le problème est celui de l’ambiguïté causale (causalité circulaire, causalité impossible à établir, facteurs multiples, etc.) et donc de la démarcation « qu’est-ce qui cause vraiment quoi ? ». Un sous-ensemble de variables sera jugé plus pertinent qu’un autre ; c’est par exemple le cas des valeurs (problème philosophique fondamental des sciences sociales), puisque « en dernière analyse », tout processus social est « le résultat de comportements inspirés par les valeurs ou notions intériorisées par les individus au cours de leur socialisation » (p. 29). Le programme de ces théories du changement social a subi, tous types de projets confondus, bien des échecs et est ainsi peuplé d’anomalies… Ces théories (éclatement de la famille VS industrialisation, cercle vicieux de la pauvreté, nécessaire expansion de la bureaucratie, transition démographique, etc.) s’avèrent finalement n’être que partielles, locales, voire simplistes. Chacun de leurs énoncés n’est pas faux en lui-même, mais pris ensembles ils ont des conséquences fâcheuses ou douteuses. Boudon conclut, en citant T. Caplow (1982), à l’existence d’une « seule tendance cohérente dans ces résultats : l’incohérence des tendances partielles » (p.34). Face à ce constat, trois attitudes sont possibles. Premièrement, en nier la portée. Aucune liste finie de contre-exemples n’invalide la possibilité d’énoncer des lois vraies du changement social : sous les apparences du changement, il y aurait la permanence des structures. Malheureusement, établir une liste, aussi courte soit-elle, de propositions qui puissent être tenues pour incontestables et qui aillent dans le sens d’une loi n’est pas chose aisée… si ce n’est d’un point de vue rhétorique. En tout cas, « ce qui est remarquable, c’est la permanence et la généralité de la croyance en la possibilité d’une théorie du changement social, alors qu’il en est malaisé d’en établir la première proposition » (p. 36). Deuxièmement, adopter une attitude sceptique. Vouloir déterminer des lois d’évolution des systèmes sociaux, isoler les processus typiques, c’est rêver éveillé, vouloir que le changement soit endogène et nécessaire (Cf. Nisbet). Mais verser dans l’extrême contraire d’un changement exogène et contingent n’est-ce pas tout autant inepte ? Troisièmement, adopter une attitude relativiste ou critique. Peut-on affirmer que les théories du changement social ne nous apprennent rien sur leur objet ? Qu’un énoncé valide à ce sujet est nécessairement daté et situé ? Bref, quelles sont les conditions de possibilité de ces théories ? Quelles sont les raisons de la fragilité ou de la solidité de telle ou telle théorie ? C’est cette attitude critique (sens kantien) qu’adopte Boudon dans le reste de l’ouvrage, en s’appuyant sur les principes de la « sociologie de l’action ». Il en déduit, dans la plupart des cas, cinq conséquences : Il est hasardeux de chercher à établir des relations conditionnelles à propos du changement social Il est périlleux de chercher à tirer des conséquences dynamiques de données « structurelles » Il est en général non fondé (logiquement et sociologiquement) de rechercher les causes du changement social Malgré ces réserves, le changement social peut faire l’objet d’analyses scientifiques comparables à celles des sciences dites « exactes » S’il est hasardeux de chercher à établir des propositions empiriques de validité générale à propos du changement social, une « théorie du changement social » possède non seulement un sens mais est fondamentale, à condition de bien percevoir la signification de la notion de théorie dans ce contexte. Action individuelle, effets d’agrégation et changement social Les sociologies de l’action (essentiellement Weber, Simmel, Pareto, Mosca, Parsons et Merton) analysent le changement social comme la résultante d’actions individuelles. Ces sociologies font partie, avec l’économie classique et néoclassique, des rameaux issus de la philosophie écossaise du XVIIIe siècle et de la philosophie des Lumières. Elles ont donné naissance au paradigme de l’action, applicable dans toutes les sciences sociales et donc d’une importance centrale. Se pose ainsi la question épistémologique cruciale de savoir dans quelle mesure ce paradigme est compatible avec les théories du changement social. On peut résumer ce paradigme de l’action par la formule M = MmSM’. Lorsqu’un ensemble d’individus effectuent une action m, il en résulte un effet d’agrégation (effet émergent) M. Ce dernier ne peut souvent être déterminé de manière intuitive. Si l’effet a une valeur négative (individuellement ou collectivement), on parle d’effet pervers. Verbalement, la formule signifie que tout phénomène social (ou économique) M qu’on cherche à expliquer doit être interprété comme une fonction des actions individuelles mi ( M = M(mi) ). Ces actions sont elles-mêmes fonction de la structure de la situation Si dans laquelle se trouvent les acteurs sociaux. Les actions individuelles représentent de ce fait une fonction d’adaptation à la structure Si de la situation ( mi = mi(Si) ) : chaque action idéal-typique doit donc être compréhensible au sens de Weber, les acteurs ayant de bonnes raisons d’agir comme ils le font par rapport à la situation. Cette situation est elle-même déterminée par des données M’ définies au niveau du système à l’intérieur duquel se développe le phénomène M (généralement au niveau macrosocial) ; on a donc Si = Si(M’) et par compositions successives on obtient la formule M = MmSM’. Cette proposition épistémologique reste vraie quelle que soit la nature logique du phénomène M et donc également quand M désigne un changement ou une absence de changement, bref un ensemble d’informations relatives aux états successifs d’un système (Mt, Mt+1, … , Mt+k). Cette formule, et donc le paradigme de l’action, est pourtant fréquemment contestée au profit d’autres paradigmes, en particulier positivistes ou naturalistes. Pour ces derniers, la notion d’action (et donc le niveau individuel) doit être rejetée puisqu’elle est non scientifique car n’ayant n’a pas d’équivalent dans la nature. Ainsi, bien des théories du changement social prennent la forme d’une analyse de variations concomitantes entre variables agrégées (« expliquer les faits sociaux par d’autre faits sociaux ») ; citons par exemple celles qui analysent la croissance comme dépendant du niveau d’instruction. D’autres paradigmes rejettent la compréhension wébérienne parce qu’elle n’est pas une donnée immédiate. En effet, la compréhension consiste en une analyse par l’observateur des motivations de l’action du sujet observé, analyse qui devient acceptable quand l’observateur, généralement après un effort d’information sur la situation de l’observé, peut conclure que, dans la même situation, il aurait sans doute agi de même : il a donc compris l’action. Pour beaucoup, les motivations ne peuvent faire l’objet d’analyses en raison de l’existence d’un inconscient voire de « fausses consciences » (notion marxiste). Se débarrasser de la subjectivité des acteurs devrait rendre plus facile la tâche d’expliquer leurs comportements… D’autres arguent d’ailleurs d’un problème d’échelle pour récuser notre formule : un phénomène micro comme un divorce trouve son explication dans du micro ; symétriquement, un phénomène macro ne peut trouver son explication que dans du macro… D’autres enfin affirment que les individus n’existent à proprement parler que dans des sociétés individualistes, restreignant notre formule à des types particuliers de sociétés… Tous ces doutes quant au paradigme wébérien de l’action constituent de véritables lignes de fracture séparant des traditions bien établies. Dans le modèle wébérien, M représente « toute combinaison d’observations dont l’explication de paraît pas immédiate. La forme générale des questions des sciences sociales est donc de type « pourquoi M ? » (…). Cet ensemble indéfini de questions constitue l’objet des sciences sociales » (p. 52). Le fait que M puisse prendre une forme quelconque et représenter aussi bien un événement, une série de différences, un ensemble de distributions multivariées ou tout autre forme est d’une importance épistémologique considérable. Dans le modèle wébérien, la recherche de régularités empiriques tendancielles ou relationnelles (lorsqu’elles sont observables) sont conçues comme un type d’objet parmi d’autres ce qui « implique en d’autres termes un refus de définir les sciences sociales comme des sciences nomologiques, définition qu’il traite comme arbitrairement limitative » (p. 53). Le paradigme de l’action peut ainsi être étendu à toute analyse visant à expliquer un processus de changement social. L’analyse comporte un moment « phénoménologique » pour reconstruire la subjectivité de l’observé à partir des données de la situation. Ceci suppose que l’observateur ou l’analyste est capable d’imaginer les états mentaux de celui-ci, bien qu’étant dans une autre situation, mais rien n’interdit que la reconstruction m(S) soit vérifiée empiriquement. « L’explication de texte », c’est-à-dire une argumentation « littéraire » ou qualitative est cependant tout aussi valable qu’une explication mathématique ou quantitative : le modèle wébérien n’en privilégie aucune. Certes, l’introspection la plus subtile à du mal à expliquer les goûts en matière artistique, mais cela n’implique nullement que ces phénomènes ne soient saisissables scientifiquement que par des « déterminismes sociaux » (positivisme) et donc par des statistiques, des corrélations (faibles d’ailleurs) avec d’autres caractéristiques sociales… Il est bon cependant de rappeler que les sciences sociales, contrairement à la psychologie ne cherchent pas à expliquer les comportements individuels dans leur complexité. On se contente d’énoncer les raisons suffisantes au niveau microsociologique du phénomène macrosociologique observé et non d’établir des relations entre le comportement observé et la personnalité de l’individu (énoncés psychologiques). Il n’y a d’ailleurs pas de modèle de type homo sociologicus de validité générale, mais cette impossibilité interdit corrélativement que les actions individuelles soient puisées dans une psychologie simplifiée. « La validité d’un modèle microsociologique peut seulement se juger à une aune : permet-il d’expliquer M ? » (p. 55). Ainsi l’opposition de l’homo economicus et de l’homo sociologicus est stérile, les deux étant complémentaires et non exclusifs l’un de l’autre et l’homo economicus (« peindre l’homme sous les traits d’un épicier anglais ») est plus souvent utile que ne le croit le sociologue. Cette remarque nous amène à reconsidérer la frontière entre rationalité et irrationalité. Le comportement s’explique très souvent par le fait que le sujet cherche à atteindre un objectif et qu’il emploie en conséquence tel moyen, même si sa rationalité n’est pas totale mais « limitée » (satisficing de Simon plutôt que maximizing). Les situations comportant une dimension stratégique tels que les jeux non coopératifs avec équilibre sous-optimal montrent cependant que la notion classique de rationalité n’est définie que dans certaines situations. En d’autres termes, « la possibilité de lui donner un sens précis est une fonction de la structure de la situation qu’on considère. » (p.56). Les actions ne nous semblent irrationnelles que tant qu’on n’a pas compris la situation, qu’on ne s’est pas mis à la place de l’acteur (empathie VS sociocentrisme)… Le moment microsociologique m(S) consiste à faire apparaître le caractère adaptatif d’un comportement ou d’un type de comportement par rapport à une situation. « En fait la notion wébérienne de compréhension désigne une démarche très proche de celle que les manuels de logique désignent par l’expression d’« induction policière » et qui consiste à reconstituer des motivations non directement accessibles par la méthode du recoupement entre des faits » (p. 62). On ne peut se mettre à la place que d’un acteur individuel, seul auquel on puisse imputer des états mentaux autrement que par métaphore. Ainsi, « quelle que soit la forme sociale à laquelle on s’intéresse, on a donc intérêt à reléguer les Kollectivbegriffe dont parle Weber, et à ramener les phénomènes agrégés qu’on se propose d’expliquer aux comportements individuels qui les composent » (p. 65). Les principes précédents sont généralement nommés « individualisme méthodologique » et recommandent seulement de rechercher le sens de son action pour le sujet, dans la situation qui est la sienne, soit la valeur adaptative de son action. « Ils n’impliquent aucun atomisme puisqu’ils n’excluent en aucune façon les phénomènes relationnels comme l’influence et l’autorité, et qu’ils insistent pour que le comportement de l’acteur soit compris par rapport à une situation, elle-même partiellement déterminée par des variables macroscopiques » (p. 66). « À partir du moment où le changement social doit être perçu comme produit par l’agrégation d’actions individuelles (par quoi d’autre pourrait-il être produit ?), que reste-t-il du programme défini par les théories du changement social ? C’est la question qu’on examinera en détail dans les chapitres suivants » (p. 70). Boudon s’intéressera exclusivement au changement macroscopique celui qui concerne la société dans son ensemble. « À ce niveau aussi, tel est du moins la thèse qu’on soutiendra ici, une méthodologie individualiste est recommandable », bien que les principes à l’œuvre « continuent fréquemment d’être perçus comme inutiles ou inefficaces lorsqu’ils ne sont pas tenus pour dangereux » (p. 70). Les lois du changement : le préjugé nomologique S’appuyant sur l’exemple de la physique où l’on n’énonce que des lois conditionnelles, Popper affirme la non scientificité des lois de succession. C’est méconnaître l’astronomie, la biologie, la psychologie, etc., mais ceci n’implique pas néanmoins qu’il en existe pour les systèmes sociaux. Par ailleurs, les lois de succession sont souvent dans les sciences sociales la conséquence implicite ou explicite de lois conditionnelles dont Popper suggèrent qu’elles constituent le seul objectif possible de toute théorie du changement social. « Ne s’agit-il pas d’un préjugé, le préjugé nomologique, selon lequel l’objectif incontournable de la connaissance scientifique serait de produire des énoncés empiriques de validité universelle ? » (p. 74). Dans le symbolisme du chapitre précédent, une loi conditionnelle (« si A, B ») est de la forme B = MmS(M’ ; A). B est l’effet d’agrégation des comportements individuels induits par A. Mais dans ces conditions, il ne s’ensuit B qui si la chaîne de relations liant A à B apparaît également : chaque maillon doit être présent (ou orienté dans le bon sens), ce qui ne rend cette « loi conditionnelle » ni nécessaire (d’autres éléments peuvent produire le même effet que A), ni suffisante (A peut n’avoir aucun impact sur m à cause du maillon S). Typiquement, l’économie classique place souvent l’acteur dans une situation idéale S (avec des conditions K très restrictives) où la réponse m(A) ne fait guère de doute : l’effet d’agrégation est un effet de sommation. Les conditions K donnent naissance à des situations de structure à la fois non ambiguës et décisives, telles que le comportement de l’acteur puisse, avec une quasi certitude, être déterminé a priori. Rien n’indique que ces situations idéales soient les plus fréquentes. Les lois des sciences sociales « ont une validité locale. En outre, la frontière décrivant la zone de validité d’une loi est, dans les sciences sociales, pratiquement toujours incertaine : il est évidemment impossible, en effet, de décrire de façon exhaustive tous les ensembles de conditions tels que K. » (p. 77). C’est seulement dans les cas limite que le sociologue est placé dans une situation où les frontières peuvent être tracées avec précision. Les régularités de type « si A, B » dépendent de conditions K et vouloir leur prêter une validité générale, c’est supposer qu’elles sont fondées dans un ordre transcendant (Comte, Marx, Hegel…), ce qui débouche sur une vision positiviste ou naturaliste de type « physique sociale ». Conséquence de l’individualisme méthodologique : concevoir les lois conditionnelles comme des effets d’agrégation empêche de leur conférer une validité générale au profit d’une validité locale. Certains ensembles de conditions (K) ont la propriété de créer des situations permettant de tirer des conclusions a priori sur m(S) et M(m(S)) : reposant sur des conditions idéales, ce sont donc des modèles, des approximations, tout comme les lois scientifiques. L’ensemble des modèles proposés par les sociologues constitue la théorie sociologique. À la différence d’une loi qui est d’application générale, un modèle s’applique à des situations idéales, c’est-à-dire particulières, et sous conditions K (approximations convenables de la réalité que dans certains cas). Avec Simmel, on peut affirmer que l’activité théorique du sociologue consiste au premier chef en l’élaboration de modèles idéalisés… et non de lois. La généralisation possible des modèles atteint vite ses limites et, à la vision rassurante des lois de la mécanique sociale, « nous devons substituer une image plus inconfortable : de l’ensemble des processus sociaux dans leur variété émerge un archipel occupant au total une faible surface, de processus de structure simple et idéalisée obéissant aux conditions restrictives des modèles » (p. 81). L’ambition nomologique de produire des lois comme des « lois de la nature » est bien fragile. Si les conditions restrictives K ne sont pas satisfaites, on peut observer une « discordance », là où telle loi prédit une « concordance » entre A et B. Par exemple, les « lois de la mobilisation sociale » sont des platitudes au niveau individuel, mais également au niveau collectif… où elles sont fausses, en raison des effets d’agrégations qui font que le mécontentement n’est pas forcément suivi de manifestations de mécontentement. Plutôt que d’établir que les mêmes causes produisent toujours le même effet, admettons que ces observations ont seulement une valeur existentielle (« si A, parfois B »), simple éventualité, et tâchons d’expliquer pourquoi les mêmes causes peuvent produire des effets variables en fonction du contexte. L’exemple de la théorie du développement économique de Hagen permet à Boudon de montrer l’impossibilité d’énoncer des lois du changement. Selon Hagen le développement est causé par l’apparition d’un groupe d’entrepreneurs dynamiques, apparition due à un déclassement social d’un groupe particulier (Antioqueños, samouraï), cause de leur « désir de revanche »… Cette disposition psychique ou passion les conduit précisément à adopter le comportement que Hagen cherche à expliquer (psychologisme) alors que la différence de structures d’opportunités de ces acteurs sociaux par rapport à leurs congénères est une explication satisfaisante. Finalement, « le concept de loi ne nuit-il pas au sciences sociales plus qu’il ne les sert ? » (p.100). Contrairement à ce que croyait Hempel, « il n’y a aucune raison de vouloir qu’expliquer un phénomène, ce soit toujours le subsumer sous des propositions de validité universelle : des lois. La conception de l’explication que j’ai présentée au chapitre précédent donne au contraire aux éventuelles régularités macroscopiques qu’on peut observer le statut de conséquences, plutôt que de principes. Cette conception de l’explication, que résume la formule M = MmSM’, a l’avantage d’être plus puissante et plus générale que l’autre » (p. 101). Structure et changement : le préjugé structuraliste La notion de structure est l’une des plus polysémique qui soit mais on n’en relèvera que deux significations. La première, Structure = type, où la première, comme le type, désigne un ensemble de caractères liés entre eux et ayant tendance à apparaître simultanément. Ces caractères A, B, C, … N tendent à s’appeler les uns les autres constituant une structure. Mais alors que le type est expressément le produit d’une classification, la structure évoque l’essence et donne une impression de mystère et de profondeur. Le structuralisme est ainsi apparu comme méthode faisant surgir les essences cachées derrières les choses, alors qu’il se limite souvent à établir des typologies, généralisations de la notion de lois conditionnelles (« si A, alors B »), dites lois structurelles (« si A, alors B, C, … N »). La deuxième signification est Structure = traits essentiels. Les objets des sciences sociales sont « complexes au sens où on ne peut, même par la pensée, dresser la liste des caractères qui décriraient exhaustivement une société, une organisation ou même un groupe de dimension modérée. Il faut donc simplifier et choisir » (p. 105). La pertinences des caractères retenus ne peut s’évaluer que relativement à la question qu’on se pose, et a posteriori. Des traits caractéristiques peu nombreux (éléments structurels) et liés entre eux d’une certaine façon (relations de dépendance réciproque) vont ainsi constituer une structure sociale. Le risque est de croire qu’elle décrit une « réalité profonde » de la société considérée et que le reste n’est qu’apparence sans importance. Les lois structurelles, variantes des lois conditionnelles se présentent comme suit. La structure ABC…N apparaîtra si, par exemple, dans un système présentant les caractéristiques C…N, les acteurs sont incités à produire A et B, de telle sorte que A, B = MmS(M’, C…N). Ce sont des conditions de cooccurrence… difficile, voire impossible, à définir en général. Citons par exemple la sociologie de la connaissance de Manheim ou les thèses de Sombart sur le socialisme pour lesquels on peut opposer à leurs lois structurelles une autre, contradictoire, et tout « aussi vraie », en fonction de conditions K différentes. Les éléments « structurels » sont rarement, à eux seuls, déterminants… il faut prendre en compte des éléments institutionnels et conjoncturels. La « cohérence » des éléments qui les composent est un trait essentiel des structures : une autre combinaison est atypique, voire déviante, et en corollaire, un changement affectant un des éléments doit tendanciellement affecter tous les autres en raison de leur étroite interdépendance. L’exemple d’Epstein montre au contraire, que le changement est irrégulier et ne concerne pas tous les éléments structurels. Contrairement à la précédente, la notion de structure d’un système social comme ensemble des traits fondamentaux suffisant à expliquer est vivement recommandable puisqu’il permet de simplifier un objet complexe. Cependant, les multiples autres traits ne peuvent être dit non structurels au sens d’inessentiels, les éléments structurels cachant souvent des éléments importants et non structurels de la situation. En effet, toute société de structure identique n’est pas soumise à la même évolution, comme lorsque, par exemple, on se trouve en présence d’un équilibre « sous-optimal » qui induit un « blocage » de la situation. Pour être valables, les modèles structurels supposent que les éléments non structurels restent constants, tels qu’ils sont dans la situation hic et nunc. Bref, la structure d’un système seule ne permet pas de déterminer son devenir. La quête du primum mobile : le préjugé ontologique Dans leur volonté d’apparaître et d’être scientifique, les sociologues ont occulté l’intérêt qu’ils portent aux débats qu’on classait au XIXe sous la rubrique de « philosophie de l’histoire ». En ce qui concerne le changement social s’opposent ainsi un certain nombre de conceptions quant à « l’ontologie du changement » : le rôle premier du conflit (vision « matérialiste ») ou de l’idéologie (conception « idéaliste »), changement endogène VS exogène (préférence des sociologues pour le premier). Ces thèses rencontrent du succès dans le grand public, probablement parce qu’on y voit la démonstration d’une proposition métaphysique. Or ces questions « ultimes » qui percent sous les théories du changement social peuvent, selon Boudon, recevoir des réponses contradictoires quoique toute les deux défendables par une argumentation apparemment indiscutable. Elles définissent également une partie importante du « programme » désigné par l’expression de théorie du changement social et constituent autant d’« antinomies de la raison sociologique ». La solution réside pour Boudon « dans une réponse de type critique, consistant à reconnaître que bien des questions relatives au changement social ne peuvent recevoir de réponse, bien qu’elles soient posées de façon permanente. Il est vain de chercher à démontrer que les causes ultimes ou principales du changement doivent être recherchées dans un secteur particulier de la réalité » (p.136). Les analyses scientifiques du changement social, celles qui répondent aux exigences de « critique rationnelle » de Popper, sont caractérisées par trois traits : - leur objet est défini, elles visent à répondre à des questions clairement formulées de la forme « Si le système social est caractérisé en t par les traits A, B, C … N, et par A’, B’, C’ … N’, pourquoi ? ». - elles montrent que le changement de certains caractères entre t et t+k a pour effet de modifier (ou de ne pas modifier) la situation de telle ou telle catégorie d’acteurs, de sorte que ceux-ci sont incités à produire les résultats agrégés A’, B’ … N’ qu’on observe en t+k. - conséquence des deux premiers points, selon le processus considéré, on sera amener à traiter tel ou tel type de variables soit comme indépendant, soit comme dépendant. Boudon prie le lecteur extérieur aux sciences sociales de bien vouloir l’excuser pour ces « banalités », qui ne le sont hélas pas du tout au sein de ces dernières, comme en témoigne leur histoire empreinte de marxisme, culturalisme, structuralisme, etc. Les mécanismes du changement sont variables d’un processus à l’autre et les outils conceptuels utiles à l’analyse du changement dépendent du processus qu’on considère. Réciproquement, aucune théorie générale du changement ne saurait a priori proclamer sa supériorité lorsqu’il s’agit d’expliquer tel ou tel processus particulier. Ces croyances ontologiques montrent l’interaction complexe entre science et métaphysique. Quelques exemples de chaque type d’antinomie devraient nous en convaincre. Pour Marx, le mécanisme principal du changement est de nature conflictuelle : l’histoire est l’histoire de la lutte des classes. Boudon montre qu’il s’agit en fait d’un procédé rhétorique puisque, la notion même de classe sociale implique par définition l’existence d’une lutte permanente. En confrontant des textes de Marx, celui-ci se montre sensible aux principes de l’individualisme méthodologique (il fulmine contre Proudhon qui réifie la société « sans voir qu’elle n’a d’existence que par les individus qui la composent ») mais il réifie la notion de classe, oubliant qu’elles sont composées de personnes dont les actions individuelles s’agrègeront, glissement typique des théoriciens qui veulent faire des conflits le moteur du changement. Boudon avance que, au fond, la théorie des classes se dissout intégralement dans une théorie de la stratification et les conflits ne sont endémiques que dans le sous-système politique. La question des idées et des valeurs peut avoir un rôle déterminant… ou pas. L’exemple d’Epstein montre que dans le cas d’une situation ambiguë (c’est-à-dire non décisive), c’est justement l’idéologie ou les valeurs mobilisées qui vont permettre de trancher en faveur de telle ou telle action (solution). Ainsi les décisions collectives complexes mobilisent elles des systèmes de croyances plus ou moins cohérents, très proches des paradigmes de Kuhn. Ces théories « pratiques » plus ou moins implicites guidant l’action collectives produisent parfois des effets pervers : le contraire de ce qui était désiré. L’individualisme méthodologique permet ainsi de rendre compte de toute sorte de phénomènes, qu’ils aient un horizon court terme ou long terme. Réciproquement on prête parfois aux données mentales le statut d’un primum mobile, gommant ainsi entièrement l’environnement social et l’agrégation des comportements micros au profit d’une simple transposition au niveau macro d’une hypothèse micro. Ceci a le défaut d’introduire une liaison directe entre l’apparition de nouvelles valeurs et les effets agrégés qu’elles sont censées produire d’autre part, bref une relation causale, alors que les idées, les valeurs et les croyances ne sont que des éléments d’un système d’interprétation comportant d’autres données. Le déterminisme bien tempéré Un postulat tenace veut que le déterminisme constitue le fondement indispensable de la connaissance scientifique : un observateur omniscient comme le démon de Laplace serait capable de lire l’état du monde en t à partir de son état en t-1. Ces considérations issues d’observateurs non omniscients sont sans doute une fiction plus nuisible qu’utile. Certains processus font apparaître des situations ouvertes, d’autres des situations fermées, ces dernières seules étant « déterministes ». La théorie des jeux en fournit de bons exemples didactiques. Supposons deux acteurs ayant chacun deux possibilités. Il existe ainsi 4 situations distinctes possibles résultant de leurs choix (AA, AB, BA, BB). Chacun des deux a la possibilité d’ouvrir un espace de possibles entre lesquels l’autre pourra arbitrer. Si le premier choisit A, il exclut BA et AA, etc. mais chacun a également la capacité d’anticiper le choix de l’autre. Par ailleurs, si quiconque préfère AA à tout autre situation, AB, BA et BB ne représentent finalement que des situations virtuelles et AA sera réalisée. Cette situation est en fait une situation fermée ; elle prouve que, même avec des acteurs intelligents et capables d’anticipation et de choix, on peut construire un processus déterminé et prévisible. Réciproquement, un processus déterminé et prévisible n’implique pas des sujets passifs. Le caractère déterministe d’un processus dépend non de la nature des éléments composant un système, mais de la nature de leurs relations. Si dans le même exemple, il n’y a plus unanimité sur la situation préférable (le premier préfère AB et le second BA), l’indétermination est complète. En effet, essayant d’anticiper le choix de l’autre pour guider leur choix personnel, mais sachant que l’autre fait de même, on est dans une situation de boucle à l’infini du type : « il sait que je veux AB, donc il peut choisir A. Mais il sait que je sais, donc il peut faire le contraire » et ainsi de suite. N’ayant plus de véritables raisons de choisir A plutôt que B, la situation est ouverte. Il est donc tout aussi facile de concevoir des processus sociaux élémentaires totalement indéterminés… que le contraire, sans que cela préjuge d’un moindre intérêt des premiers par rapport aux seconds. On peut en effet tout autant comprendre pourquoi on peut (ou l’on ne peut pas) prédire dans chacun des deux cas. La possibilité de prédiction découle de la structure du processus de départ (les hypothèses de la situation). En sciences sociales, le démon de Laplace est ainsi confronté à trois obstacles : l’existence de situation non fermée, l’existence d’innovations non prévisibles (ce qui ne veut pas dire inintelligibles) et l’existence d’effets Cournot. La vision corrélative systématiquement déterministe peut en fait inhiber l’analyse et la connaissance. Le Monopole industriel de M. Crozier est un exemple typique de situation fermée. La situation, identique d’une usine à l’autre, est vécue par beaucoup comme dysfonctionnelle et pourtant rien ne change. En effet, des protestations des acteurs mécontents pourraient exposer ces derniers aux conséquences d’une « grève du zèle » des ingénieurs techniques qui réparent les pannes des machines. Ceux-ci disposent ainsi d’un pouvoir réel supérieur à celui que leur accorde la définition officielle de leur poste (rente de situation), puisque leur action affecterait directement les salaires des mécontents. Le système d’interaction a aboutit à un équilibre déficient (sous-optimal). Les acteurs mécontents pourraient avoir un comportement d’innovation visant à modifier les règles du jeu, mais la situation inhibe l’innovation : les acteurs n’ont ni la capacité, ni la motivation, pour intervenir sur les règles du jeu et créer un espace des choix nouveau. De surcroît, les choix théoriques sont en réalité réduits à un seul cas possible et c’est cette réduction de l’espace des choix qui rend la situation largement prévisible. Les deux caractéristiques précédentes déterminent un processus fermé, soumis à une loi « reproductive », et qui n’est pas le résultat d’une fâcheuse habitude culturelle française qui empêcherait les acteurs d’aborder de front les conflits qui les opposent. Il est plutôt le résultat d’une combinaison relativement fragile et complexe – la fragilité résultant de la complexité – de données technologiques et institutionnelles. On voit mal pourquoi ces situations de « choix forcé » bénéficieraient d’un primat ontologique ou scientifique quelconque. Les processus caractérisés par un espace des choix réduit sont plutôt l’exception ; il existe beaucoup de situations ouvertes, des situations dont la logique définit un ensemble d’options mais ne tranche pas d’avance entre elles. En outre, reconnaître le caractère ouvert d’un processus est la condition même de son l’analyse car dans le cas contraire, on voit mal ce qui explique que des acteurs placés dans une même situation n’ont pas le même comportement. On ne comprend d’ailleurs pas non plus le rôle de l’idéologie ou des croyances ; elles constituent autant de raisons pour l’acteur de choisir telle ou telle ligne d’action dans un espace ouvert, c’est-à-dire dans une situation non décisive. Dans un espace fermé, elles n’auraient sans doute qu’une influence limitée. Quant à l’innovation, elle n’est possible que si elle apparaît à certains acteurs comme comportant des conséquences heureuses et si ces derniers peuvent assumer le coût de son introduction : l’adoption de l’innovation est donc fonction de certaines caractéristiques du système. Néanmoins, cette demande d’innovation ne suffit pas à elle seule à générer l’offre. Cette dernière est parfois une mutation (variation puis sélection de la nouveauté pour sa valeur adaptative) et non une réponse à une demande. Je peux en effet m’apercevoir que telle innovation est intéressante sans en avoir formulé, même implicitement la demande. Ceci contredit la rationalisation a posteriori, classique en sciences sociales, que constitue la nécessaire réponse à une demande endogène. L’autonomisation des mathématiques par rapport au monde réel (nombre négatifs, etc.) en est un bon contre-exemple : cette innovation ne dérive pas mécaniquement de l’environnement. Cette conception stratégique et interactionniste de l’innovation a d’ailleurs un corollaire important : « toute analyse visant à localiser un processus de transformation sociale de grande ampleur dans l’espace et dans le temps et à en faire les conséquences de facteurs dominants est généralement simple fantasmagorie » (p.183 – 184), ce qui disqualifie bon nombre de théories. On s’efforce ainsi souvent en science sociale de dissimuler le hasard, de l’oublier, et éventuellement d’en nier l’existence, arguant qu’il n’est que le produit de notre ignorance. En effet, affirmer qu’un événement est dû au hasard, n’est-ce pas dire qu’il n’est dû à rien, ou du moins qu’on ne sait pas à quoi il est dû (variables cachées, etc.) ? Le hasard, cet effet Cournot, est cependant indispensable pour rendre compte d’une multitude de phénomènes, et en particulier de la rencontre de deux chaînes causales indépendantes ; rien n’imposait le fait que l’homme passait sous le toit juste au moment où la tuile se détache. Le cas de Lénine et de sa théorie du parti guide et éclaireur des masses (« il ne peut – sauf à s’interdire toute influence – s’écarter de la « théorie » qu’imposent les circonstances », p. 187) montre l’intérêt de conserver la théorie du hasard de Cournot, si l’on veut éviter d’introduire contre son gré la main de la Providence. Si les chaînes causales ne sont pas toutes décelables, elles ne sont pas toutes liées entre elles. Les enchaînements partiels et leurs rencontres sont cependant parfaitement intelligibles, mais leur synchronisation ne peut être interprétée comme le produit d’un déterminisme rigoureux : ils n’étaient pas destinés à se succéder dans un ordre déterminé. Les effets en sont donc généralement imprévisibles. Le hasard, n’est ainsi pas une substance mais une structure caractéristique de certains ensembles de chaînes causales tels qu’ils apparaissent à l’observateur. Néanmoins, s’il est vrai qu’un événement dû au hasard ne présente en général guère d’intérêt scientifique, il peut être indispensable pour comprendre un événement de tenir compte du hasard. Il n’y avait aucune nécessité pour que je me trouve dans ces circonstances, mais un observateur extérieur qui n’en serait pas informé serait incapable de comprendre pourquoi j’ai agi comme je l’ai fait. La place du désordre « Le moment est venu de nouer les fils. Le programme sous-jacent aux théories du changement social apparaît dans une large mesure conformément au diagnostic de Nisbet, comme un échec. La quête du primum mobile, toujours recommencée, demeure sans résultat. Les lois du changement, qu’il s’agisse des lois absolues ou des lois conditionnelles, constituent un ensemble à peu près vide. Les régularités structurelles souffrent de nombreuses exceptions » (p. 191). Ce programme commun à la plupart des sciences sociales est-il alors vraiment condamné ? Les théories du changement social sont caractérisées par un glissement logique : elles ont pris comme postulats généraux ce qui n’étaient que des constats locaux. De plus, l’existence d’effets Cournot, de situations ouvertes et d’innovations non mécaniques implique qu’en matière de changement social, le déterminisme n’est pas un postulat indispensable mais un constat que selon les cas, il faut ou non dresser. S’il existe bien des processus déterminés dont la connaissance en t entraîne celle en t+k, cette propriété n’est pas générale mais dépend de la structure du processus. C’est ce que cherchait à défendre le modèle épistémologique précédemment esquissé du « déterminisme par plaques » ou « déterminisme bien tempéré ». Cette position est loin de faire l’unanimité dans les sciences sociales où l’on pense souvent soit que l’indétermination est en fait subjective et résulte du coût prohibitif de l’information et d’une rationalité limitée, et donc que seul les phénomènes déterministes sont intéressants (ce qui explique la passion des sciences sociales pour les processus endogènes). Il n’est pas plus scientifique (ni moins d’ailleurs) de montrer qu’une situation est fermée plutôt qu’ouverte, qu’une innovation est en partie explicable par des effets Cournot plutôt que découlant d’une demande spécifique. Le même renversement doit être effectué à propos de toutes les questions auxquelles les théories du changement social prétendent apporter une réponse générale, que ce soit le primat ou les changements des valeurs (vision « matérialiste » ou « idéaliste »), les conflits sociaux (lutte des classes comme moteur du changement ou changement sans conflit), reproduction ou transformation, processus endogène ou bien exogène. Un phénomène peut en fait être une combinaison des deux puisque les frontières d’un système ne sont pas une donnée naturelle et que les dysfonctions peuvent produire ou pas de réactions correctives, en raison principalement de facteurs contingents, les effets Cournot. Ainsi, « il faut se rendre à l’évidence : les théories générales du changement social n’existent pas et ne peuvent exister » (p. 200). Tout dépend de la structure du processus étudié, ce qui corollairement explique qu’il est toujours possible de trouver dans la réalité des exemples de processus capables de conforter n’importe quelle théorie du changement social. Ainsi persiste le débat sur une vision mécaniste ou bien organiciste du changement dont les expressions sont variables selon les époques (« idéalisme », « culturalisme », etc.). Les mots sont différents, mais, de la « philosophie de l’histoire » aux théories du changement social en passant par la sociologie historique, ce sont bien toujours les mêmes questions… avec à chaque fois différentes réponses également recevables. N’y aurait-il pas de critères de démarcations ? Contrairement à une idée répandue, l’activité scientifique n’a pas pour finalité d’expliquer le réel – en soi inconnaissable, ou du moins connaissable que sur le mode métaphysique – mais de répondre à des questions sur le réel. Ces questions peuvent, selon leur forme, recevoir des réponses dont la validité est contrôlable (Popper), soit recevoir une réponse incertaine mais utile et plausible, soit être également justiciable de réponses inconciliables. « Les premières sont des questions scientifiques auxquelles on peut apporter des réponses scientifiques. Les réponses au second type de question sont des conjectures. Le troisième type englobe des questions qu’avec Popper on peut qualifier de métaphysiques » (p. 201). S’il n’y a pas de hiérarchie entre ces différentes catégories de questions, il y a lieu de bien les démarquer, ce que ne font généralement pas les théories du changement social, en proie à la confusion des genres. La plupart de leurs « lois » sont en fait des conjectures, moins des lois stricto sensu que des énoncés de possibilité, et sont donc surclassées, les énoncés de possibilités souvent présentés comme des conjectures, voire comme des lois, les conjectures comme des lois. On peut le voir grâce à l’utilisation du « toutes choses égales par ailleurs » (ceteris paribus) et par exemple dans la baisse « tendancielle » du taux de profit : on a de bonnes raisons de croire au contraire que les conditions, faute desquelles la loi cesse d’être valide, ont toutes les chances de ne pas être constantes… invalidant la « loi ». S’il y a ainsi lieu dans la plupart des cas de déclasser les « lois » proposées en simples énoncés de possibilité, d’autres questions relèvent cependant d’un traitement rigoureusement scientifique et tout à fait comparable à celui des sciences de la nature. Ce fait permet selon Boudon de mettre un terme au débat sur la dualité ou l’unité des sciences de la nature et des sciences sociales. Tout d’abord, il y a bien « croissance des connaissances » (progrès au sens de Popper) et la théorie de Weber – Roper est un bon exemple. Elle illustre également le processus de la découverte scientifique en sciences sociales. Ensuite, par une combinaison d’un petit nombre de propositions toutes acceptables, elle explique un ensemble considérable de données d’observation D, de sorte qu’il est difficile d’imaginer une théorie incommensurable qui expliquerait également D. La théorie d’Epstein est aussi dans ce cas, ce qui lui confère une crédibilité largement supérieure aux théories structuralistes ou culturalistes, et plus généralement c’est le cas de tout modèle du type M = MmSM’. Cet ensemble de théories du changement social obéit donc rigoureusement aux critères qui, selon les épistémologues modernes, définissent les théories scientifiques. Bien entendu, la compréhension n’a pas d’équivalent dans les sciences de la nature mais, comme les jugements portent sur des états de choses non subjectifs, les jugements qu’elle permet à propos des sujets humains peuvent être soumis à une évaluation critique, contrairement à une simple interprétation. « On n’explique pas un système social autrement qu’un système physique » (p. 207). La relation de compréhension est caractéristique du couple observateur sujet mais est « totalement dépourvue de signification » (p. 207). Les théories du changement social ne peuvent appartenir au genre scientifique (au sens de Popper) que si D représente un ensemble bien défini. « Modernisation », « développement économique », etc. ne le sont pas. Boudon adopte une position critique et relativiste et affirme que même si les théories correspondantes ne sont pas scientifiques, elles ont un intérêt, contrairement à ce que disent des sceptiques comme Nisbet. Pour Simmel, les sciences sociales se distinguent de l’histoire non par leur caractère nomothétique mais bien par leur caractère formel, c’est-à-dire par leur recours à la méthode des modèles. Il est cependant illégitime de tirer une proposition empirique d’un modèle, forcément idéal ou formel : ses termes doivent être précisés (particularisés) si l’on veut l’appliquer au monde réel. Ce genre de théorie formelle n’est donc pas réfutable au sens de Popper puisqu’elle ne comporte aucune affirmation sur le réel... il faut tout d’abord « initialiser » les paramètres du modèle avec des données « historiques » pour qu’il devienne explicatif d’une situation particulière. Une théorie formelle est un cadre conceptuel portant sur des principes qu’elle suggère d’observer pour rendre compte de certaines classes de phénomènes : c’est une métathéorie, elle propose un langage. Le paradigme de l’analyse fonctionnelle de Merton en est un exemple. La théorie de l’évolution de Darwin dans les sciences de la nature est de ce type. Mais toute métathéorie interprétée d’un point de vue réaliste est tout simplement fausse et dangereuse : elle isole un mécanisme idéal qu’on n’a aucune chance d’observer à l’état pur dans la réalité. La pertinence d’une axiomatique (théorie formelle) ne peut être déterminée a priori, mais seulement au vu du processus qu’on se propose d’expliquer. Une théorie du changement social stricto sensu (et non formelle) n’a donc de sens qu’à propos de processus partiels et locaux, datés et situés. Les métathéories sont cependant inclassables à l’aide du critère de démarcation de Popper, alors qu’elles sont indispensables à la construction de théories qui, elles, relèvent des critères poppériens. Le sociologue met toujours en œuvre des schémas idéaux dans ses explications. On n’obtient au fond rien de plus que des théories à forte validité, puisque la notion de vérité n’est ici qu’une notion limite. Mais alors, comment éviter l’arbitraire ? Lorsque l’on n’est pas dans le cas assez rare de théories incommensurables permettant également d’expliquer un même phénomène, la validité d’une théorie peut-être établie : on peut juger de la validité des schémas idéaux mis en œuvre par la théorie relativement aux faits à expliquer. Mais on ne peut prétendre à l’universalité de la théorie, seulement à sa généralité, ce qui ne relève pas d’un choix arbitraire. Le chercheur est pourtant un homme comme vous et moi et à ce titre, n’est-il pas partial ? « Le rôle joué par les intérêts, s’il est incontestable [dans le choix des sujets de recherche], n’est pas suffisant, dans les sciences de la nature comme dans les sciences sociales, pour disqualifier la notion d’objectivité » (p. 225). La réalité a toujours le dernier mot, et c’est bien ce que montre l’échec d’un grand nombre de théories du changement social. Ces « théories » traduisaient le plus souvent des sentiments sous une forme pseudo-scientifique ; ceci est un fait historique. Mais ces questions historiques – tout importantes qu’elles soient – ne peuvent être que complémentaires des questions critiques auxquelles on a cherché à répondre ici. Le hasard et la subjectivité sont fréquemment repoussés par les sciences sociales pour des raisons que l’histoire peut contribuer à éclairer. Ce n’est pourtant qu’en leur faisant une juste place que les théories du changement social peuvent prétendre à l’objectivité, ce qui implique (héritage kantien) l’identification et l’abandon des questions sans réponses. Épilogue / Le piège du réalisme Par contraste avec les sociologues de l’action, beaucoup de théoriciens ont une vision implicitement naturaliste du changement social. En raison de leur familiarité avec la pensée Kantienne, c’est Weber et Simmel qui ont le mieux perçus « le piège du réalisme et la nécessité de distinguer rigoureusement entre les schémas d’intelligibilité construits par l’observateur et la réalité elle-même. C’est tout le sens de la notion simmelienne de sociologie formelle ou de la notion wébérienne de type-idéal » (p. 230). Effectivement, dans son livre Les problèmes de le philosophie de l’histoire que Simmel présente dans la préface comme « une critique du réalisme en histoire », celui-ci dénonce le piège qui consiste à confondre forme (théorie formelle) et réalité ou pour reprendre la célèbre formulation hégélienne à assimiler le « rationnel » et le « réel ». « De façon générale, les idéologies totalisantes engendrées par les sciences sociales – comme le marxisme, le structuralisme ou le fonctionnalisme – sont des produits de l’illusion réaliste » (p.231) affirme Boudon. Mais ce n’est pas le schéma formel qui est erroné, seulement sa confusion avec le réel. Ce piège n’est pourtant pas propre aux sciences sociales et Popper lui-même a hésité sur le caractère ou bien « scientifique » ou bien « métaphysique » à accorder à la théorie de l’évolution, n’ayant pas pris soin de distinguer théorie et modèle d’intelligibilité. La ténacité de l’illusion réaliste réside finalement dans le fait qu’elle est un mécanisme essentiel de la formation des idéologies. L’efficacité des schèmes d’intelligibilité des sciences sociales « provient alors non de ce qu’ils rejettent mais de ce qu’ils préservent les droits de la diversité, de la contingence et du désordre, dont l’exclusion est une caractéristique essentielle de la pensée idéologique » (p. 232). Seul le paradigme wébérien de l’action (l’individualisme méthodologique) permet de répondre aux critères de scientificité de Popper. Les programmes nomologiques et formels sont les plus caractéristiques des sciences sociales. Le cas des théories formelles du changement social montre que les sciences sociales ne sont condamnées ni à l’analyse du singulier (historisme), ni à une perspective nomologique, et ce grâce au programme que constitue la conception formelle ou hypothético-déductive (sans que la forme mathématique soit d’ailleurs impérative), et c’est celui-ci qui légitime l’autonomie et l’originalité des sciences sociales par rapport à l’histoire. « Bien souvent, les sciences sociales ont cru nécessaire, pour se doter d’une légitimité dont elles n’avaient pas besoin, de proclamer leur capacité de prévision. Cette proposition est vraie surtout des deux ou trois décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, de cette période d’euphorie où beaucoup crurent qu’il était possible de contrôler le « changement social » exactement comme l’ingénieur peut contrôler l’évolution d’un système physique. L’illusion de la prévisibilité et de la contrôlabilité du changement social était alors fort répandue. Le caractère « technique » des modèles leur accordait à la fois prestige et crédibilité. Et il suffisait de les interpréter de manière réaliste pour les transformer en ce qu’il ne sont pas – en instruments de prévision » (p. 237 - 238). La méthode des modèles est aussi utile en sociologie qu’en économie ; elle nécessite néanmoins de se rappeler que le réel débordera toujours les modèles, que le désordre à toute sa place dans l’explication d’un quelconque changement social. IV. Commentaire critique : postulats, limites et sciences de gestion Le problème de la compréhension L’applicabilité de la méthode compréhensive (induction) est problématique en raison de ce qu’elle se fonde sur l’existence d’une nature humaine comme référentiel commun implicite nécessaire à la compréhension et donc à l’explication. C’est un postulat majeur qui mériterait d’être approfondi, même s’il semble relativement intuitif et si son « efficacité » semble incontestable. Le problème de l’action intelligible L’action individuelle chez Boudon est toujours plus ou moins supposée volontaire, puisque ayant fondamentalement une valeur adaptative ; or à en croire la psychanalyse, ce pourrait être une erreur. Cependant, ce postulat est nécessaire pour l’intelligibilité et chercher « les bonnes raisons » peut permettre d’accéder à des mobiles plus ou moins inconscients. Néanmoins, si chercher « les bonnes raisons » permet effectivement l’intelligibilité d’emblée puisqu’elle la postule, comment peut-on concrètement se prémunir contre les effets Cournot qui viendraient obscurcir notre jugement ? C’est à l’analyste de savoir faire lire la situation… Le problème de certains collectifs Boudon propose l’individualisme méthodologique comme paradigme général des sciences sociales. Est-il applicable par exemple en science de gestion ? Comment aborder certains phénomènes collectifs comme l’entreprise ? L’entreprise doit alors être explicable par des actions individuelles contextualisées… Mais n’y a-t-il pas trop de classes d’acteurs différentes pour que la puissance heuristique de l’individualisme méthodologique puisse jouer à plein ? Le PDG ne constitue-t-il pas une catégorie d’acteurs à lui tout seul, tout comme beaucoup d’autres membres de l’organisation, ceci résultant de la division et de la spécialisation du travail ? L’analyse compréhensive par « psychologie de convention » risque d’être difficile, voire impossible, sauf à admettre une très grosse approximation, mais donc à réduire d’autant la portée de l’explication. Se concentrer sur chaque acteur est d’autant plus difficile qu’il est unique (même si mSM’ doit rester applicable) et les effets d’agrégation deviennent difficiles à cerner en raison de la diversité des mi. La réponse de Boudon, serait certainement « tout dépend de la situation » ! Bref, la qualité indispensable pour faire de l’individualisme méthodologique un instrument pertinent des sciences de gestion est d’abord une grande capacité de diagnostic, d’analyse de la situation. C’est à chacun de voir le diagnostic qu’il faut poser… ce qui est cohérent avec l’ambition de la méthode qui est de répondre à des questions sur le réel. Poser les bonnes questions n’est peut-être pas à la portée de qui. Tout le monde n’est pas R. Boudon. Finalement, le problème des managers est de savoir comment l’analyse peut se faire sur un temps bref. L’individualisme méthodologique de Boudon semble moins pertinent que la sociologie des organisations de M. Crozier. Mais il est vrai que ce n’est pas ce que la sociologie de Raymond Boudon cherche à expliquer. C’est pourtant des phénomènes collectifs de cette taille (niveau mésosociologique ?) que les sciences de gestion sont amenées à envisager et l’individualisme méthodologique n’a hélas pas vocation à faire des prévisions. Faut-il y voir corollairement dans la sociologie des organisations une sociologie de consultant ? Ancrer les sciences de gestion dans les sciences sociales revient alors supprimer l’ambition de prévision… bref à bousculer profondément les habitudes managériales ! À moins qu’on distingue deux niveaux : gestion et sciences de gestion. Finalement, la principale critique qu’on peut adresser aux constructions remarquables de Boudon, c’est peut-être justement de ne pas être authentiquement opérationnalisable au niveau qui intéresse les sciences de gestion, alors que celles-ci se réclament des sciences sociales. N’y aurait-il pas une méthodologie tout aussi scientifique pour aborder des phénomènes de moindre ampleur ? V. Bibliographie  1968 - À quoi sert la notion de structure ? Essai sur la signification de la notion de structure dans les sciences humaines, Paris, Gallimard, 244 p. ; trad. : allemand, anglais, italien, espagnol.  1969 - Les Méthodes en sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, 10e édition, 1995, 128 p. ; trad. : all., angl., arabe, chin., dan., esp., it., jap., pol., portug., turc, vietn.  1973 - L’inégalité des chances, Paris, Armand Colin, 236 p.; 3e édition Hachette, collection Pluriel, 1985 ; trad. : anglais, it., esp., jap., portugais.  1977 - Effets pervers et ordre social, Paris, Presses Universitaires de France ; 2e édition 1979, 286 p. ; trad. : all., angl., it., esp., port.  1979 - La Logique du social, Paris, Hachette ; 2e édition Hachette, collection Pluriel, 1983, 333 p. ; trad. : all., angl., esp., néerl., persan, roumain.  1982 - Dictionnaire critique de la sociologie, (avec F. Bourricaud), Paris, Presses Universitaires de France, 651 p. ; 2e édition revue et augmentée, 1986, 715 p. ; 6e édition, 2000 (Quadrige) ; trad. : all., angl., arabe, chin., esp., it., port., jap.  1984 - La Place du désordre. Critique des théories du changement social, Paris, Presses Universitaires de France, 245 p. ; 3e édition (collection " Quadrige ", 1991) ; trad. : angl., coréen, it., port., russe.  1986 - L’Idéologie, ou l’origine des idées reçues, Paris, Fayard ; 3e éd. Paris, Seuil/Points, 1992 ; trad.: all., angl., chin., it., esp., port.  1990 - L’Art de se persuader, Paris, Fayard ; 2e éd.Paris, Seuil/points, 1992 ; trad. : angl., arabe, italien.  1995 - Le Juste et le vrai : études sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance, Paris, Fayard ; trad. : it., port.  1999 - Le Sens des valeurs, PUF, Quadrige, 1999 ; trad. : italien.  2000 - The Origin of Values, Transaction, New Brunswick (USA), Londres.  1998-2000 - Études sur les sociologues classiques, I et II (Smith, Tocqueville, Durkheim, Tarde, Pareto, Simmel, Weber, Scheler, Lazarsfeld), PUF, Quadrige.  2002 - Déclin des valeurs ? Déclin de la morale ?, PUF aurent MAGNE – DEA 124 mars 2004 – Université Paris IX Dauphine 20/20 1/20