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FRANC-MACONNERIE EN ORIENT ET EN PAYS D’ISLAM Christophe-Georges KHADIGE Chercheur - Doctorant en Sciences des Religions (USJ) Basée sur sa thèse de doctorat « Franc Maçonnerie et monothéisme », Christophe Khadige nous offre toute une panoplie historique sur la Francmaçonnerie spéculative telle qu’elle a émergé au XVIIIème siècle. Son article expose de manière exhaustive les modalités de pénétration de la francmaçonnerie dans l’Orient ottoman. Il passe en revue les loges ainsi que leurs principaux membres. Son regard promène le lecteur de Constantinople au Caire, sans oublier l’Iran et les pays du Levant, surtout le Liban sur lequel il s’attarde longuement. Il montre la perception de cette école de pensée au sein des différentes communautés religieuses ainsi que les fortes résistances hostiles qu’elle a pu susciter. Ceci lui permet une réflexion tant sur l’utilité de la franc-maçonnerie que sur ses limites culturelles – NDLR. Les choses cachées paraîtront avec évidence, et la postérité s’étonnera que des vérités si claires nous aient échappé - Sénèque L a franc-maçonnerie est une institution qui semble, pour certains orientaux, dépouillée de son sens initial dans les pays d’Orient et en terres d’Islam pour plusieurs raisons liées aux fluctuations de l’histoire et aux manipulations des hommes. Il existe des initiés en maçonnerie en Europe, en Australie, aux Amériques, au Royaume Uni au même titre qu’au Liban. Pour les profanes non-initiés, dont de nombreux nationalistes arabes, la franc-maçonnerie serait une organisation sioniste qui sert les intérêts de l’ennemi par excellence, à savoir l’État d’Israël. Il existe par ailleurs des gens qui perçoivent la franc-maçonnerie comme organisation satanique, irréligieuse, voire anticléricale, visant à éloigner les fidèles de leur croyance et de leur foi. On rencontre, par ailleurs, des religieux parmi les initiés : prélats, imams, rabbins, ainsi que des croyants qui n’ont pas renoncé à leur foi. Il existe, en outre, nombre d’orientaux qui adhèrent à la franc-maçonnerie tout en ignorant tout ou presque de l’histoire, du symbolisme, de l’organisation et de la spiritualité dont se dote cette institution. Franc-maçon ou pas, profane 129 Christophe-Georges KHADIGE ou initié, une évidence s’impose : la franc-maçonnerie est peu ou mal comprise, mal perçue et demeure un tabou en Orient et en terres d’Islam. Notons au passage qu’elle demeure illégale dans tous les pays du Machrek et du Maghreb arabes, à l’exception du Liban, de Turquie, d’Israël et du Maroc. Cet article vise à exposer la genèse et le développement de la francmaçonnerie en Orient et en terres d’Islam, notamment, dans l’empire Ottoman au XIXème siècle. L’Orient tient une place primordiale, voire essentielle dans le symbolisme maçonnique qui orbite autour du penchant des rites maçonniques vers la culture biblique judéochrétienne, notamment la construction du temple de Salomon, les textes vétérotestamentaires et néotestamentaires, sans oublier la tradition des ordres de chevalerie et des Templiers. Ce symbolisme judéo-chrétien va même jusqu’à la conception et l’architecture des loges maçonniques de par le monde. Enfin, l’existence de la notion de Grand Architecte de l’Univers (le GADU) au cœur de la maçonnerie traditionnelle et historique fait de celle-ci un sujet de controverse en Orient et en terres d’Islam. Ce GADU est sans doute le Dieu biblique pour les maçons théistes et réguliers, ou un symbole de transcendance pour la maçonnerie déiste. Pour les libéraux, voire les séculiers, le GADU n’est plus au centre de la franc-maçonnerie, suite à l’annulation de la nécessité de croire en Dieu et sa volonté révélée, et en l’immortalité de l’âme par le Grand Orient de France en 1877. Nous commencerons d’abord par un essai de définition de la Francmaçonnerie en survolant les étapes de sa naissance et les circonstances de son développement sur le plan mondial. Ensuite, nous traiterons l’introduction de la Franc-maçonnerie dans l’Empire ottoman. Nous exposerons, en passant, le développement historique de celle-ci au Levant, en Orient et en terres d’Islam. Enfin, pour résumer, nous survolerons le statut actuel des condamnations de cette organisation en Orient et en terres d’Islam, notamment par les instances religieuses musulmanes. QU’EST-CE QUE LA FRANC-MAÇONNERIE ? Je propose au lecteur une triple définition de la Franc-maçonnerie : la « Franc-maçonnerie historique », celle de Londres de 1717 ; la « Francmaçonnerie traditionnelle », dite régulière, ayant comme référence la Grande Loge Unie d’Angleterre ; et la « Franc-maçonnerie politique », 130 Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam dite libérale ou progressiste mais parfois appelée irrégulière et qui est représentée par le Grand Orient de France. Pourquoi cette division en 3 catégories ? D’abord, parce que la Franc-maçonnerie historique mérite d’être distinguée à part, étant la pionnière dans l’univers maçonnique. Ensuite, parce la Franc-maçonnerie traditionnelle demeure toujours majoritaire et représente le continuum de la Franc-maçonnerie historique. Enfin, parce que la Franc-maçonnerie politique est celle qui a participé à façonner le monde moderne, notamment en matière de liberté de conscience et d’expression. Franc-maçonnerie historique C’est une association d’hommes libres et d’intellectuels, engagés dans la vie publique, la science, la société et la religion, ayant pour objectif d’offrir à ses membres un espace de débat et de discussion visant le développement de la société dans un esprit trans-religieux. Ce fut, à l’origine, un cercle de réflexion, voire un lieu pour penser ensemble comment développer la société et se développer soi-même. Mais c’était surtout un lieu de sociabilité. Cette maçonnerie fut le résultat des guerres de religions qui tiraillaient les différents groupes socioreligieux du Royaume Uni. Cinq ans après la constitution de la Grande Loge de Londres en 1717, un groupe de frères s’est mis à travailler sur le lien, voire l’invention du lien entre maçonnerie spéculative et opérative. Il s’attela à la rédaction de constitutions connues sous le nom de Constitutions d’Anderson. Franc-maçonnerie traditionnelle Il s’agirait plutôt d’une organisation charitable et fraternelle, apolitique et areligieuse, dont tous les membres jouissent d’une égalité absolue et dont les valeurs se basent sur l’intégrité, la tolérance et la justice. Son objectif est de travailler en collectivité, et sur un plan personnel, de développer la vertu dans le cœur et les actes de ses membres, ainsi que dans la société à travers ces derniers. Son code moral se base sur les Anciens Devoirs de la maçonnerie opérative, voire les valeurs du christianisme. Son fondement spirituel est la croyance en Dieu et en sa volonté révélée. La Franc-maçonnerie traditionnelle travaille sur la diffusion de la paix, l’amour et la tolérance. Franc-maçonnerie politique Il s’agit d’une institution humaniste et républicaine, attachant une importance fondamentale à la laïcité, et ayant pour objectif la 131 Christophe-Georges KHADIGE promotion de la liberté absolue de conscience ainsi que l’égalité entre les hommes. Son parcours est initiatique et ésotérique, comme celui de la maçonnerie traditionnelle ; il nécessite une réflexion continue sur soi et sur l’environnement dans lequel l’homme vit et œuvre. Cette maçonnerie politique est représentée par le Grand Orient de France et le Grand Orient de Belgique. Son engagement envers la société est politique dans le cadre d’une philosophie humaniste, de débats inspirés des expériences personnelles et professionnelles des membres de la loge qui nourrissent l’implication de cette franc-maçonnerie dans de nombreux changements sociaux comme, par exemple, la promotion du planning familial et de la contraception en 1967. Dans les années 1980, La Franc-maçonnerie politique lutte pour le droit des femmes à l’interruption volontaire de la grossesse, ainsi que pour l’égalité des salaires entre hommes et femmes. Dans les années 2000, les francsmaçons du Grand Orient de France travaillent sur la préparation de la loi sur la Bioéthique qui sera votée en 2004. Cette maçonnerie politique se développe en France à partir de la fin du XVIIIème siècle, après la Révolution, comme conséquence de l’engagement de ses membres dans la sphère politique et publique. On retiendra quelques figures comme Rouget de Lisle, auteur de La Marseillaise ; La Fayette et sa lutte politique et militaire dans les deux révolutions américaine et française ; Victor Schœlcher qui œuvra à l’abolition de l’esclavage ; Lean Gambetta qui consolida les piliers de la république et ses valeurs ; Jules Ferry qui travailla sur l’éducation nationale laïque, obligatoire et gratuite ; sans oublier Emile Combes et bien d’autres qui œuvrèrent pour l’implantation de la laïcité. Cohérence idéologique et pluralité institutionnelle Mircéa Eliade décrit la franc-maçonnerie dans un essai publié en 1959 comme étant « Le seul mouvement secret qui présente une certaine cohérence idéologique, qui a déjà une histoire et qui jouit d’un prestige social et politique1 ». Mais est-ce vraiment un mouvement secret ? Nous pouvons, à ce stade, affirmer que la maçonnerie n’est pas un mouvement hiérarchisé en pyramide, mais plutôt une panoplie d’institutions autocéphales. D’une part, la maçonnerie politique ne reconnait pas l’appartenance à une référence universelle ni à une hiérarchie mondiale qui culminerait en un chef unique ou une autorité centrale. D’autre part, la maçonnerie traditionnelle, quant à elle, se 1 132 J.-G. Fichte, Entretiens sur la franc-maçonnerie, éditions de la Maisnie, 1800, Paris, 1994, p. 7. Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam présente comme une panoplie d’institutions associatives reconnaissant la loge mère, voire La Grande Loge Unie d’Angleterre comme étant la référence traditionnelle. Cependant, ces institutions exercent en toute indépendance leurs pouvoirs sur un territoire défini, tout en étant conformes aux principes de la régularité maçonnique. Dans les deux cas, la maçonnerie aujourd’hui n’est plus un mouvement à l’image de la maçonnerie historique de 1717, mais plutôt une entité statique avec une structure claire, rigide, et des pratiques et activités organisées. En ce qui concerne son assise doctrinale, la maçonnerie considère que l’idéologie est un « Système d’idées générales constituant un corps de doctrine philosophique et politique à la base d’un comportement individuel ou collectif2 ». Cette idéologie n’est pas unique. Il s’avère qu’il existe des maçonneries, et non pas une seule. Pour Mircéa Eliade, ces diverses maçonneries ne sont pas uniquement différentes, mais également incohérentes. Nous pensons qu’elles seraient d’abord incohérentes entre elles. La maçonnerie politique se dote d’une idéologie séculière, impliquée dans les affaires de la cité d’une façon active et engagée, tandis que la maçonnerie traditionnelle a une idéologie plutôt classique, dans le sens qu’elle se base sur la préservation des règles anciennes. Ces deux maçonneries visent certes le développement de l’homme et de la société, mais à travers deux approches idéologiques différentes. L’incohérence touche également l’aspect interne, notamment en ce qui concerne les rites, où on peut clairement identifier une différence idéologique, au sens philosophique, dans les rites déchristianisés comme presque tous les rites pratiqués au Grand Orient de France, ou encore les rites empreints de contextes bibliques vétérotestamentaires comme dans le rite Ecossais Ancien et Accepté et les rites ouvertement chrétiens, comme les rites suédois ou le rite Ecossais Rectifié. Ces différences parfois incohérentes, qui peuvent troubler l’esprit du grand public, génèrent cependant une diversité intéressante résultant du pays où la maçonnerie opère ainsi que du contexte historique de la société au milieu de laquelle elle évolue. C’est pourquoi il est légitime d’affirmer qu’il existe « plusieurs » maçonneries et non pas « une » seule. 2 Définition Larousse. 133 Christophe-Georges KHADIGE PÉNÉTRATION DE LA FRANC-MACONNERIE EN ORIENT Premières Loges Du fait que la franc-maçonnerie, anglo-saxonne ou française, ait été importée en terres d’Islam par les conquêtes coloniales, ainsi que par la présence permanente à la fois militaire, culturelle et surtout économique d’un nombre considérable « d’étrangers », nous rendrons compte de l’implantation d’un réseau maçonnique du Maroc jusqu’aux Indes, en passant par la Mésopotamie et le Moyen Orient. Mais, dans la foulée de la décolonisation et de l’indépendance des peuples souvent obtenue par le biais de révoltes et de luttes, la franc-maçonnerie fut de moins en moins acceptée, et avec le temps, quasi oubliée. Cette situation découlerait des difficultés que rencontre la propagation du modèle occidental sécularisé avant la période coloniale au sein des nouveaux États, nés sous l’influence européenne. Thierry Zarcone, dans son article La Franc-maçonnerie et l’Islam, indique que la franc-maçonnerie se propage dans les terres d’Islam quelques années seulement après sa naissance au Royaume-Uni en 1717. Tel fut le cas au Levant où se trouvaient les fameuses Echelles, (ports et comptoirs commerciaux européens) ainsi qu’aux Indes, dans les colonies britanniques. Notons que les obédiences, voire les franc-maçonneries représentées dans le monde musulman, étaient surtout anglaises, hollandaises, suisses, sans oublier le Grand Orient Français. Les membres de ces loges, cependant, étaient en majorité des occidentaux, diplomates, négociants, commerçants et militaires, qui se trouvaient en quasi-permanence dans les pays musulmans. On y trouvait, certes, des chrétiens et des juifs mais en moindre nombre. Quant aux musulmans eux-mêmes, on ne trouvait presque pas de ceux appartenant aux classes sociales moyenne et/ou de condition modeste. Toutefois il y avait des musulmans ayant reçu leurs initiations en Europe. Les plus anciennes loges maçonniques en terre musulmane furent établies à Fort William aux Indes en 1728 et à Saint-Jean-D’Acre en 17343. Loge de Constantinople La seule loge du XVIIIème siècle en terre d’Islam pour laquelle la liste des membres est toujours conservée fut celle de Constantinople qui rassemblait en majorité les négociants marseillais séjournant dans cette ville et traitant avec l’empire Ottoman. La première bulle papale 3 134 Saint-Jean D’Acre est connu comme la Acca de Palestine et Akko dans l’actuel État d’Israël - NDLR. Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam antimaçonnique de 1738 est diffusée à Smyrne à partir de 1745 par les autorités catholiques, en accord avec les églises orthodoxes grecques et arméniennes. Les maçons sont considérés comme des sorciers et des magiciens. En 1748 le Sultan Ottoman Mahmud II, influencé par les autorités chrétiennes semble-t-il, interdit l’ordre sous prétexte que les maçons conspiraient secrètement contre le pouvoir Ottoman et avaient l’intention de prêcher le christianisme4. Il faut bien noter que cette première condamnation du Sultan Ottoman, qui assume comme Calife la fonction de chef et guide religieux de la nation, apparaît plus comme une mesure socio-politique que religieuse. La condamnation n’expose pas de prétextes liés aux dogmes, aux piliers de la foi musulmane, ni d’infractions à l’égard de la Sunna, du Prophète ou du Coran. On y décèle toutefois une crainte que certaines idées de liberté en maçonnerie n’engendrent des courants libéraux qui pourraient éventuellement mener à la demande, voire, à des réclamations d’autonomie et d’indépendance de la part de certains groupes de populations qui vivent au sein de l’empire Ottoman. Loges d’Égypte En 1798, avec la campagne d’Égypte, les délégations militaires et politiques françaises créèrent des loges à Alexandrie et au Caire. Après la guerre de Crimée (1856), un mouvement maçonnique grandit de nouveau à Smyrne et dans le reste de l’empire Ottoman. Zarcone ajoute que c’est à partir du XXème siècle qu’augmente le nombre de musulmans initiés à Istanbul, à Salonique, au Liban, en Syrie et en Égypte, plus rarement au Maghreb où les français, puissance toujours coloniale, estiment que les arabes demeurent trop religieux, et ont du mal à accepter les nouvelles idées françaises. Cependant, l’adoption de certaines idées et de symboles maçonniques dans les pays musulmans ne fut pas difficile à cause d’une certaine ressemblance, ou de points communs avec les ordres et sectes, secrets voire initiatiques et ésotériques, existant déjà au sein de la société musulmane ; comme par exemple les confréries soufies (Bektachi, Melami), la confession Druze, ou le Shiisme Ismaélien. Le terme « tariqa » remplace celui de franc-maçonnerie, de l’Égypte au Levant jusqu’en Indonésie. Beaucoup de mots d’origine soufie et de termes issus des corporations des métiers sont utilisés en franc-maçonnerie naissante en terres d’Islam, et traduits en turc, persan et ourdou en vue de forger la version arabo4 P. Mollier, S. Bourel, L. Portes, La Franc-maçonnerie, Paris, éditions de la Bibliothèque Nationale de France, 2016, p. 279. 135 Christophe-Georges KHADIGE musulmane des rituels et des rites maçonniques. On retrouve le Coran à côté de la Bible sur l’autel des serments, représentant le volume de la Loi Sacrée. L’analogie, entre soufisme et franc-maçonnerie, explique comment l’Emir Abdelkader se fait initier par une loge égyptienne du Grand Orient de France et devient l’idéal franc-maçon musulman5. LA FRANC-MAÇONNERIE S’INSTALLE EN ORIENT ET EN TERRES D’ISLAM Sans doute, la création des loges maçonniques en terres d’Islam fut un résultat direct de l’intervention politique, sociale et militaire des puissances coloniales, française, anglaise et italienne notamment. La Grande Loge Unie d’Angleterre, le Grand Orient de France et le Grand Orient d’Italie fondent des loges en Orient, représentant une extension de leur présence coloniale d’une part, et un outil de propagande de la culture et des valeurs occidentales d’autre part. La présence en loge d’un nombre considérable de nationaux donna à ces dernières un aspect local. Cependant, il ne faut pas nier que ces loges défendaient les intérêts d’une puissance coloniale au détriment d’une autre6. Première moitié du XIXème siècle Sur le plan institutionnel, il existait des loges qui se formèrent à Istanbul durant les premières décennies du XIXème siècle, comme par exemple la Loge Philoxenis fondée et dirigée par un commerçant marseillais. Comme le signale Zarcone dans son œuvre « Le compas et le croissant », une autre loge initie l’orientalise Thomas Xavier Bianchi, interprète du consulat général de France à Smyrne en 1811. Une loge accueillant des Turcs est signalée par des voyageurs russes en 18167. En effet, la francmaçonnerie du XIXème à Smyrne est la mieux connue et son existence bien documentée. Les loges smyrniotes traduisent et mettent en relief les fluctuations sociales, économiques et même politiques de l’empire Ottoman. La loge Saint Jean d’Ecosse des Nations Réunies prend le nom de Grande loge d’Asie Mineure, entre 1819 et 1824, et accueille des commerçants, des entrepreneurs, des diplomates et des intellectuels français, anglais, italiens et hollandais, mais également des chrétiens orientaux. Cependant one ne note aucun membre musulman. En 1851 est fondée à Smyrne une loge appelée la Bienfaisance par un français du Op.cit, p. 280. E. Anduze, La franc-maçonnerie au Moyen-Orient et au Maghreb fin XIXème - début XXème siècle, Paris, éditions L’Harmattan, 2005, p.16. 7 T. Zarconet, Le Croissant et le Compas, Paris, éditions Dervy, 2015, p.66. 5 6 136 Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam nom de Marconis8, pratiquant le rite égyptien. Un texte très ésotérique prononcé par l’orateur de cette loge en 1853 dit : « Ce que nous cherchions dans ces sociétés anciennes, ce sont les grands principes de l’humanité pure, les efforts pour éveiller dans le cœur de l’homme des sentiments d’union et de fidélité, la sociabilité, la liberté de conscience, des opinions philosophiques et religieuses, la tolérance, l’amour et le secours fraternel, la philanthropie ». Notons que le rite égyptien dit de Memphis-Misraïm apparaît au Caire dans une loge fondée en 18739. Toutes les loges du Levant et en terre d’Islam ne remontent pas toutes à une période postérieure aux mandats et à la colonisation qui suivirent la première guerre mondiale. On observe l’émergence de loges maçonniques en Égypte, dès l’invasion française de 1798 ; de même qu’en Algérie colonisée par les français à partir de 1830 ; ainsi que dans la foulée de l’ouverture du canal de Suez en 1869 qui entraîna un flux remarquable de commerçants et d’expatriés français et anglais, engendrant un développement considérable de la francmaçonnerie en Égypte. Les loges naissantes au Levant se naissent dans un contexte bousculé par des crises identitaires et politiques. Le Levant et ses communautés étaient sous la domination du pouvoir Ottoman et l’influence des puissances européennes rivales les unes des autres. Il est probable que, suite aux différences politiques et culturelles, les orientations et les pratiques maçonniques étaient sans doute très diversifiées, et parfois contradictoires. Égypte : diversité de loges et de rites Les Français et le Rite de Memphis Gergi Zeidan dans son fameux opus de 1889 L’histoire générale de la franc-maçonnerie10, indique que le Général Kléber, à qui fut confié par Napoléon le commandement de l’armée d’Égypte à partir du 22 Août 1799, fonda en août 1798 une loge maçonnique appelée Loge d’Isis, un nom inspiré de la civilisation égyptienne. Il s’agissait sans doute d’une tentative de syncrétisme maçonnique afin d’y attirer des figures de proue de la région, notamment les dignitaires et les notables. E. Rebold, Histoire des trois grandes loges de francs-maçons en France, Paris, éditions Collignon,1864, p.596. 9 S. Caillet, La franc-maçonnerie égyptienne de Memphis-Misraïm, Paris, éditions Dervy,2003, p.119. 10 Gergi Zeidan, Oeuvres Complètes en arabe, 14 000 pages en 9 volumes, mou’allafat jirgi zaydan al kamilat, tome 9, Tarikh al massouniya al ‘am, Éditions Dar al Ta’lif wal tarjamat, Beyrouth, ref. 257. 8 137 Christophe-Georges KHADIGE Cependant, cette loge déclina et connut quasi une sorte de dissolution après la mort de Kléber le 14 mai 1800. Zeidan ajoute qu’un des membres de cette loge, un égyptien du nom de Samuel Honis, voyagea en France et participa à la création le 13 avril 1815 de la Loge des disciples de Memphis à Montauban avec plusieurs officiers survivants de la campagne d’Égypte. Zeidan retient également le baron Dumas, Gabriel Mathieu Marconis, le marquis de La Roque et Hippolyte Labrunie. Le 23 mai 1815, Samuel Honis fut installé Grand Maître de la loge où fut pratiqué le Rite de Memphis. En 1845, le Grand Orient de France créa la Loge des Pyramides en Alexandrie. Selon Zeidan, en référence aux archives du Grand Orient de France, l’Emir Abdelkader y aurait été initié le 18 juin 1864. Cette loge fut très engagée dans des projets sociaux et de recherche du bien commun. Les Italiens et le Rite Écossais En 1849, une nouvelle loge italienne fut créée en Alexandrie, sous les auspices de la Grande Loge d’Italie adepte du Rite Ecossais. Suite à un certain succès, évoqué par Zeidan, plusieurs autres loges italiennes virent le jour entre 1859 et 1862, exclusivement en Alexandrie. On note que les loges françaises créées par le Grand Orient de France à Port-Saïd, Ismaïliya et Alexandrie, coexistèrent harmonieusement avec les loges italiennes. Ceci indique fortement que les obédiences maçonniques en Orient ne connurent la discorde qu’après 1877, date où le Grand Orient de France annula l’obligation de la croyance en Dieu, comme condition vitale pour être maçon, évènement qui sans doute ouvre la porte aux débats sur le déisme et le théisme en maçonnerie, et qui sera aux sources des différences maçonniques traditionnelles et séculières. Cette harmonie italo-française en maçonnerie sur la terre d’Égypte, est également le reflet d’un climat politique particulier, celui de l’entente entre la France et l’Italie résultant du soutien de Napoléon III à l’unification italienne en dépit des discordes franco-papales. Les mêmes raisons politiques, liées à l’inimitié franco-prussienne et francoautrichienne, expliquent pourquoi on ne note pas de propagation de la maçonnerie allemande ou autrichienne en terre d’Égypte. Les Britanniques et le Rite Émulation Cependant en 1867, la Grande Loge Unie d’Angleterre, obédience mère de la maçonnerie traditionnelle, fondera plusieurs loges au Caire, introduisant le Rite Emulation. Cela étant dit, le paysage maçonnique Égyptien se dotera d’une diversité de loges et surtout de rites. Mais il faut noter, que jusqu’à 1870, il n’existait pas de Conseil Suprême pour 138 Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam les différents rites pratiqués en Égypte, ni même le ou les conseils qui assurent une gestion des grades élevés. Le Khédive Ismaïl et le Grand Orient d’Égypte Toutefois, en novembre 1871, un nombre de frères, ayant obtenu une patente du Conseil Suprême du Rite Ecossais Ancien et Accepté de Naples, réussirent à créer ce conseil qui se chargera de la gestion des 33 grades de ce rite. Domenico Charoni fut nommé souverain grand commandeur. Suite à cet évènement, les maçons travaillant le rite de Memphis, poussèrent à la création d’un Conseil Suprême du Rite Memphis. En septembre 1872, les deux Conseils fusionnèrent et créèrent le Grand Orient d’Égypte, sous lequel ces derniers se chargeront de la gestion de leurs rites. Zeidan indique que le Grand Orient d’Égypte fut l’objet de l’attention et de la protection des autorités égyptiennes, notamment le Khédive Ismaïl Pacha personnellement. De nos jours, la franc-maçonnerie est officiellement interdite en Égypte. Cette mesure s’explique par la révolution de 1952 qui considéra la maçonnerie comme faisant partie intégrale du système monarchique renversé, d’une part, et qu’elle serait un outil du sionisme pour manipuler la population arabe. Cet aspect précis constitue l’objet de la suite de cet article. Deuxième moitié du XIXème siècle La propagation de la franc-maçonnerie en terres d’Islam, à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle, notamment au sein de l’empire Ottoman, accompagna la vague de modernisation apportée par l’influence européenne dans les secteurs économiques et éducationnels. La franc-maçonnerie se trouva sujette en butte face à de nombreuses critiques ainsi que certaines mesures de répression. Ces difficultés ne résultaient pas uniquement de la politique des autorités ottomanes mais également de l’attitude des églises chrétiennes, notamment l’église Catholique et l’église Arménienne Orthodoxe. L’image que les populations avaient de la maçonnerie demeurait fortement négative. Les francs-maçons étaient vus comme des sorciers, des conspirateurs contre le Sultan ottoman, voire des croisés catholiques. Jacob Landau11 rapporte que le courant musulman opposé à la maçonnerie voyait dans cette dernière l’ennemi infidèle (non-croyant) de la nation, de la patrie, de la religion, de la famille et de l’armée12. Selon Landau, la Jacob M. Landau est professeur émérite au Département de science politique de l’Université hébraïque de Jérusalem. 12 D. Sommer, Freemasonry in the Ottoman Empire, Londres, IB Tauris & Co Ltd, 2015, p. 44-56. 11 139 Christophe-Georges KHADIGE franc-maçonnerie était également perçue comme un apport européen qui attirait les chrétiens, les musulmans et les juifs en Orient, en vue de créer une plateforme efficace de communication et de socialisation avec la majorité musulmane. Cependant, l’attitude intellectuelle moderne – adoptée par les francs-maçons orientaux envers les notions de citoyenneté, de liberté d’expression et de conscience, ou d’universalisme – entraîna la défiance des nationalistes musulmans fidèles au régime ottoman. Toutefois, la tolérance religieuse pratiquée dans les loges maçonniques, était perçue par les autorités musulmanes de l’époque comme un danger politique et interprétée comme un manque de respect envers l’Islam. La vision libertine, égalitaire et démocratique de la société, commune chez les francs-maçons, doublée parfois d’une tendance révolutionnaire n’était pas sans inquiéter les cercles influents des conservateurs musulmans, ajoute Landau, d’autant plus que les symboles maçonniques judéo-chrétiens attiraient une majorité de musulmans. Ainsi, la nature pseudo-religieuse de la maçonnerie constituait une menace à une pensée musulmane conservatrice. Lors d’un entretien à Paris en 2018, Thierry Zarcone nous affirma que ce climat de tolérance trans-religieuse, participa au renforcement du vivre-ensemble qui caractérise le Levant. Franc-Maçonnerie et diversité religieuse En Orient, les cultures et les religions sont plus diversifiées qu’en Europe. C’est pourquoi sans doute, les loges maçonniques reflètent, elles aussi cette diversité. En leur sein, du Maroc à la Turquie, on trouve des juifs, des chrétiens de plusieurs juridictions et des musulmans d’obédiences diverses. En 1877, cependant, le Grand Orient de France décide de ne pas se suffire d’une telle tolérance interreligieuse et interconfessionnelle et d’y inclure l’athéisme. Il instaure une tolérance absolue par son décret de ne plus imposer la foi en Dieu aux candidats désireux d’intégrer l’Ordre. On note qu’en 1860, les francs-maçons du monde font de l’Emir algérien Abdel-Kader, chef de guerre et musulman soufi, protecteur des chrétiens de Damas, initié en 1864 en Alexandrie par une loge égyptienne du Grand Orient de France, le parangon de la tolérance interconfessionnelle. Abdel Kader, il est vrai, faisait preuve d’un enthousiasme de zélote à l’égard de la maçonnerie lorsqu’il déclare, lors d’un séjour à Paris en 1865, qu’à son avis « tout homme qui ne professe pas la foi maçonnique, est un homme incomplet13 ». 13 140 Franc-Maçonnerie Magazine, « L’Orient et les Francs-Maçons » – no 42, Septembre / octobre 2015, p. 30-32. Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam En Orient, la culture maçonnique se présente à nos yeux comme une plateforme commune d’échange entre les individus, malgré les différents Rites pratiqués dans les loges, selon Eric Anduze : « La Francmaçonnerie […] a pour principe, la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même et la liberté absolue de la conscience14 ». Franc-Maçonnerie en Perse Nous aimerions, en revenant sur l’histoire de la franc-maçonnerie en terre d’Islam, survoler brièvement le parcours de cette dernière en Iran et au Liban. La franc-maçonnerie en Iran a accompagné la vague de libéralisme et de modernisation que le pays a subie durant la première décennie du XXème siècle. Entre la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècles, la maçonnerie était une série d’idées transmises dans les milieux iraniens par des diplomates, des aristocrates ou des bourgeois iraniens initiés en France et en Angleterre, notamment. Ces hommes, porteurs d’idéaux importés d’Occident sur la modernisation et l’ouverture de leur pays, se heurtaient aux conservateurs religieux chiites. La presse iranienne qualifiera la franc-maçonnerie en 1843 de « quintessence du scepticisme, de l’infidélité, et de l’athéisme ». On retrouve des activités maçonniques documentées à partir de 1905. Cependant, des ateliers existaient avant cette date, mais de façon informelle et profondément clandestine. On note par exemple une mention de deux initiations à Téhéran en 1898 au Rite National Espagnol dont les initiés, un Iranien et un Français, se retrouveront en 1907 dans une loge du Grand Orient de France à Téhéran. Eric Saunier mentionne une organisation paramaçonnique, non-reconnue des obédiences européennes, connue sous le nom de Faramoushkhana15 et fondée par un certain Malkom Khan, initié franc-maçon en France en 1858 et réformiste iranien. Cette organisation ne durera que trois ans, mais sera suivie d’une autre, fondée en 1886 par des anciens membres de la Faramoushkhana, sous le nom de Djama-yi adamiyyat16. Cette dernière travailla à faciliter la révolution constitutionnelle de 1906. Un de ses membres, Zahir-Al-Dovla, qui était également soufi, fonda en 1899 un ordre combinant les rites maçonniques avec certaines traditions mystiques islamiques, sous le nom de Anjouman-i oukhouwwat17 qui survivra jusqu’à la révolution islamique de Khomeïny en 1979. A. Anduze, (2005) - La franc-maçonnerie au Moyen-Orient et au Maghreb fin XIXème début XXème siècle, Paris, éditions L’Harmattan, 2005, p. 118. 15 Maison de l’oubli. 16 Ligue de l’humanité. 17 La société de la fraternité. 14 141 Christophe-Georges KHADIGE Loge « Réveil de l’Iran » La franc-maçonnerie n’apparaîtra formellement en Iran qu’après la révolution constitutionnelle de 1906 qui mènera les libéraux au pouvoir. En 1907, Le Réveil de L’Iran, une loge fondée par le Grand Orient de France, verra le jour. Cette première loge rassemblait des français et un grand nombre de personnalités iraniennes qui, dans leur majorité, étaient des fonctionnaires de l’administration publique (ministères, diplomates etc.) mais également des médecins et des professeurs d’université. Désormais, la franc-maçonnerie iranienne en exil, répartie sur une panoplie de loges françaises, turques et libanaises, retrouvera sa patrie avec cette révolution constitutionnelle. Parmi les idéologues de ce mouvement, on retrouve maçons appartenant au Réveil de l’Iran, comme Ali Akbar Khan Dhkhoda, Hassan Taqizada et Moazed AlSultana. On voit même paraître, pour une meilleure intégration de la maçonnerie en Iran, une publication poétique qui traite des liens entre la franc-maçonnerie et des divers th-èmes de l’histoire iranienne, allant de l’antique Perse jusqu’à l’Iran musulman notamment en matière de soufisme. Cet ouvrage fut rédigé par un maçon du Réveil de L’Iran, du nom de Adib Al Mamalik Farahani. Malheureusement, cette période de tranquillité ne durera pas longtemps car, en 1908, le régime constitutionnel fut suspendu ce qui entraîna une persécution authentique des francs-maçons libéraux et de nombreux députés. Certains furent exécutés, d’autres trouveront refuge à Istanbul, et en Europe. Loge « Light of Iran » En 1919, à Chiraz, la franc-maçonnerie voit le jour grâce à une loge militaire importée des Indes qui prit le nom Light of Iran et qui fut fondée par la Grande Loge de la franc-maçonnerie écossaise unie aux Indes et à Ceylan. Mais, après le coup d’État qui amena Reza Chah et les Pahlavis au pouvoir en 1921, la loge Light of Iran passera sous la juridiction de la Grande Loge d’Ecosse qui fondera à Téhéran et à Ispahan plusieurs autres loges. La Grande Loge Nationale Française fondera aussi des loges à partir de 1955, suivie par les Grandes Loges Unies d’Allemagne en 1960. La Grande Loge d’Iran fut créée en 1960 et regroupa les loges qui étaient sous les juridictions des obédiences européennes mentionnées ci-dessus. Cette Grande Loge recruta parmi les élites occidentalisées et la famille impériale. Elle fut favorisée par les Pahlavis. Avec la révolution de 1979 et l’accès du clergé chiite au pouvoir, la franc-maçonnerie fut interdite, ses membres chassés et persécutés car elle était perçue 142 Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam comme un outil de propagande des idées occidentales et contrôlée par le sionisme mondial18. Franc-Maçonnerie au Liban Trois périodes essentielles On passe au Liban qui fut le sanctuaire par excellence de la maçonnerie orientale. Trois épisodes essentiels marquent l’histoire des loges maçonniques au Liban. Le premier s’étend de 1861 à 1934 où les loges étaient directement affiliées à des obédiences étrangères. Le second est marqué par l’Indépendance des loges avec la création du Grand Orient du Liban ; cette période va de 1934 jusqu’à l’éclatement de la guerre civile en 1975. Le dernier va de 1990 jusqu’à nos jours. L’origine de la franc-maçonnerie libanaise est disputée entre deux loges. La loge Palestine n.415, fondée par la grande loge d’Ecosse, a vu le jour à Beyrouth le 6 Mai 1861 et comptait déjà en 1868 plus de 75 membres appartenant à l’élite sociale. Elle a été dirigée par le consul général d’Angleterre à Beyrouth et en Palestine Monsieur Eldrige, puis par Monsieur E.T. Rogers. Parmi ses membres, nous citons Hajj Hussein Beyhoum, Nassif Jezzini, Ammoun Ammoun, Antoine Ammoun, Khattar Tabet, Nassif Meshaka, Dimitri Sursock, Elias Habalein et Youssef Aftimos. La loge Le Liban a été fondée en 1868 par le Grand Orient de France, avec comme premier membre le Français Danon qui était professeur à l’alliance israélite de Beyrouth, et comme premier Grand Maître Alphonse Lambert, ingénieur initié à Lyon. Cette Loge était la plus importante du Liban et se tenait au Syrian Protestant College, qui deviendra par la suite l’Université Américaine de Beyrouth. Parmi les Grands Maîtres nous citons Loutfallah Hajji (1869), Joseph Fayad (1870), François Gergi Khoury (1871-1872), Sélim Rayess (1873), Nicolas Hajji (1874-1880), Joseph Sarrouf (1881) et Gergi Dimitri Sursock (1891-1913). En 1869, avec l’accord du Grand Orient de France, certains membres de la loge Le Liban ont fondé une loge sous le nom La Chaîne de l’orient, qui a dû fermer en 1896 car elle travaillait en langue arabe. En 1882, Le Liban a reçu la visite du mufti d’Égypte, Sheikh Mohammed Abdo, maçon lui-même. En 1891, une tentative échouée de créer une loge du nom Phéninica sous juridiction égyptienne par Chahine Makarios, Grand Maître de la loge Latay’ au Caire et auteur de plusieurs livres sur la franc-maçonnerie en terres d’Islam. L’échec est dû au climat d’antimaçonisme qui émergea après la destitution du Sultan Murad V, lui18 E. Saunier, Encyclopédie de la Franc-maçonnerie, Paris, éditions librairie Générale de France, 2002 p. 439-440. 143 Christophe-Georges KHADIGE même maçon, initié dans la Grande Loge de Turquie. Le Grand Maître de la loge Le Liban adressa une lettre au Conseil Suprême libanais avant de s’adresser au Grand Orient de France, sollicitant son intervention auprès des ottomans en faveur du Sultan Murad V. La lettre stipule : « Quelques frères ottomans m’ont remis des documents pour solliciter l’intervention de la maçonnerie française dans la séquestration du frère Sultan Murad V qui est le Sultan légitime du pays, sain et sauf mais emprisonné par l’usurpateur actuel, le Sultan Hamid […] Je sais que la politique actuelle de la France est de protéger ce Sultan barbare, voilà pourquoi je m’adresse à vous avant d’adresser mon exposé au Grand Orient de France afin de savoir si on prêtera l’oreille à nos arguments. Veuillez communiquer ces lignes secrètement au frère Blatin et ne donner votre réponse que par lettre chargée19 ». Le tournant du siècle Une autre loge a été fondée en 1898 par la Grande loge d’Ecosse sous le nom Peace m.908, avec premier Grand Maître le docteur Assaad Offeiche, et en 1899 le docteur Iskandar Baroudy. Parmi ses membres, nous citons : Georges Abboud el Achkar, le député Ibrahim Mounzer, Salah Mounzer, Haqqi Charif commissaire de la police de Damas, Fouad Abou Nader journaliste et avocat, Abraham et Boghos Sarafian, Toufic Majdalani, Esper Choucair, Georges Salhab, et bien d’autres. Une autre loge du même nom Peace (Al Salam) a été fondée par la Grande Loge d’Ecosse sous le nom Middle East District qui recevra le futur président de la république libanaise Camille Chamoun et le président de la chambre des députés Kamel El Assaad. La loge Sannine n.969 est fondée en 1903 par Farès Mouchrek dans la région de Dhour El Choueir dont il demeure le président jusqu’en 1949. Cette loge resta en dehors des luttes politiques et n’avait pas de contact avec les autres loges. Parmi ses membres nous citons : l’archimandrite orthodoxe Anastase Khouleilat, l’émir Taher El Jazaïri le frère de l’émir AbdelKader, Elias Matar, Mahmoud Takiyedin, Joseph Salem, Rachid Osseirane, Mahmoud Jumblat, l’émir Farès Chehab, Elias Bhamdouni Caïmmacam de Zahlé, Kanaan El Daher, Caïmmacam de Batroun. Cette loge a édité une revue maçonnique en 1904 sous le nom’Al Nou’ fondée par Farès Mouchrek et Daoud Moujaes. 19 144 J-M. Aractinji, Histoire Mondiale de la Franc-Maçonnerie en Terre d’Islam, Tome 2 Liban Syrie Palestine, Paris, éditions Erick Bonnier, 2016, p.27-31. Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam L’ère du mandat français D’autres loges ont vu le jour, comme la loge Al Ittihad fondée en 1921 par Jamil Beydoun sous la juridiction de la Grande Loge de France. La loge La Sagesse est fondée la même année par Labib Riachi qui dirigea le premier congrès maçonnique à Damas du 4 au 8 Janvier 1923. Le 13 février, il adresse une lettre au Haut-Commissaire Français en Syrie et au Liban : « Monsieur le Haut-Commissaire, j’ai l’honneur de porter à votre connaissance qu’une décision officielle de la Grande loge de France me nomme son délégué fédéral en Syrie. Prêt à répondre de toutes mes forces à la confiance de la Grande Loge, je m’attacherai à faire pénétrer dans mon pays, par l’accroissement du nombre d’adeptes de l’idéal maçonnique, plus d’union, plus de lumière, plus de paix. J’ai la ferme conviction d’un heureux succès, car l’appui des francs-maçons de France nous est assuré et j’ose compter aussi sur l’appui des français éclairés présents en mon pays et qui veulent être ses amis désintéressés ». Le Grand Orient de France fonde par la suite en 1913 la loge L’étoile du Liban à Zahlé avec, comme membre, le colonel de la gendarmerie Elias Medawar. En 1913, la même obédience fonde à Saïda la loge L’union du Sud, la loge Syria à Beyrouth en 1921, la loge Kesserouan à Harissa en 1922, et en 1923 la loge Cèdre du Liban à Beyrouth. Nous citons parmi les membres des loges appartenant au Grand Orient de France : Alexandre Dahdah, Gibran G. Tuéni, Michel M. Sursock, Ibrahim Safi, Albert A, Bustros, Yaacoub Sarrouf, Dimitri Sioufi, Hassan Beyhum, l’émir Khalil Chéhab, Ibrahim El Yaziji, Mohammed Takiedin, Georges Busrosr, le Père louis Akhrass, Nicolas et Khalil Trad, Prosper Gay-Para. Le grand attachement qu’accordent les libanais au Grand Orient de France en particulier et aux obédiences françaises multiples en général, revient à l’idéalisation du visage de la France par les libanais. La loge Le Liban à Beyrouth fait l’éloge de la France en 1905 : « Les Maronites du Liban, appelés à juste titre, les petits français de l’Orient, restent profondément attachés à cette grande et noble France, leur mère adoptive et lèguent de père en fils le précieux souvenir de leurs bonnes et cordiales relations, de leur admiration pour cette nation toujours chevaleresque, toujours humanitaire, qui dota au prix de son sang, à l’univers entier le premier flambeau de la nouvelle et vraie civilisation. Les liens qui unissaient les libanais maronites à la France devaient 145 Christophe-Georges KHADIGE prendre un caractère plus sacré et se resserrer davantage à partir des évènements de 186020 ». Beyrouth : élite sociale et franc-maçonnerie féminine Les membres de la maçonnerie beyrouthine étaient d’une haute souche intellectuelle et académique, et formaient une classe moyenne qui était intégrée dans une panoplie d’organisations et institutions sociales, commerciales, et étatiques. Cependant, tous les individus étaient les bienvenus, notamment ceux qui désiraient faire partie d’un groupe qui travaille pour une meilleure société. Il faut noter que les loges à Beyrouth en particulier, se mirent à créer d’autres loges, sans vraiment tenir compte des principes et des règlements maçonniques généraux ce qui leur créa des conflits avec les grandes obédiences étrangères ainsi qu’entre elles-mêmes. Mais, l’inclusion de membres des grandes familles patriciennes calma souvent les frictions inter-maçonniques, comme les Sursock, les Yanni, et les Trad. Les membres beyrouthins atteignirent 1500 en 1908, et l’institution maçonnique était, en nombre, incontestablement la première parmi les organismes sociaux et politiques21. Pour finir avec le Liban, il est impératif de mentionner que les femmes obtiendront une loge féminine en 2007, fondée par une loge française La Rose des Vents appartenant à la Grande Loge Féminine de France, notant qu’il existait déjà au Liban le Droit Humain qui est une obédience mixte. Mais cette nouvelle loge, Tanit était la toute première structure maçonnique libanaise à ne réunir que des femmes. Martine C., une des pionnières de la loge, affirme que les femmes viennent retrouver un espace d’expression, de construction personnelle, et de liberté de parole qu’elles ne peuvent pas retrouver dans la société quotidiennement, une société patriarcale où la femme n’a pas les mêmes droits que les hommes. Les premières femmes initiées appartenaient aux communautés Grecque-Orthodoxe et Maronite, mais par la suite, des femmes druzes, chiites et sunnites furent initiées. Ces femmes viennent avec un désir de s’affirmer et ont une moyenne d’âge de 40 ans. Elles sont dans l’enseignement, dans les secteurs juridiques, culturels, et dans la fonction publique. Les membres ont traduit en arabe le Archive du Grand Orient de France., loge Le Liban, carton no 2, Le Liban et le Grand Orient de France, Beyrouth 1905 p. 2 - 3. 21 D. Sommer, Freemasonry in the Ottoman Empire, Londres, IB Tauris & Co Ltd, 2015, p. 216-217. 20 146 Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam Rite Ecossais Ancien et Accepté, et observent ce rite. Cependant, les tenues maçonniques se font dans une mixture polyglotte typiquement libanaise, mêlant le français, l’anglais et l’arabe22. FRANC-MAÇONNERIE ET ISLAM : PERCEPTIONS ET CRITIQUES Convergences mutuelles Pourquoi un musulman pourrait-il s’intéresser à la franc-maçonnerie ? De même, pourquoi un franc-maçon pourrait-il s’intéresser à l’Islam ? Dans une publication datée de 2011, Christian Lochon, islamologue et professeur à l’institut de formation des imams de la Grande Mosquée de Paris, explique qu’il y a des points de convergence entre la spiritualité en Islam et la spiritualité en franc-maçonnerie. Sur la dimension opérative, il existe des ressemblances énormes entre les structures des corporations et les confréries musulmanes à l’époque médiévale et les organisations de compagnonnage en Europe, comme l’ont montré Louis Massignon, René Guénon, Henri Corbin et Faouzi Saikali. On observe une ressemblance entre mouvements initiatiques d’Orient et d’Occident qui se base sur des philosophies très ésotériques, comme par exemple la philosophie mu’tazilite, cette dernière formait un courant très progressiste et audacieux, peu connu en Occident. Les Corporations de Maîtres-Artisans Selon Lochon, la dimension initiatique des corporations dans le monde arabo-musulman revient à un héros éponyme du nom de Salman Al Farisi, Mazdéen converti à l’Islam, Gouverneur de Mada’in23, qui organisa plus de 51 métiers reconnus, existant déjà dans la culture mazdéenne, en leur donnant des bases musulmanes, comme par exemple l’honneur artisanal qui se basait sur un consensus hiérarchique, un rituel initiatique et un niveau de qualité dans le travail. Ces catégories professionnelles, créées par Al Farisi, assuraient une formation professionnelle, morale, et humaniste, comme celle des loges maçonniques opératives d’Europe, ou ce qu’on appelait parfois les compagnons du devoir. Ces catégories, accompagnées de leurs codes, rituels, et formations, accueillaient dans leurs rangs des musulmans, des chrétiens, des juifs, des sabéens, des mazdéens et des hindous. Ces corporations avaient à leur tête un Maître Franc-Maçonnerie Magazine, L’Orient et les Francs-Maçons – no 42, Septembre / Octobre 2015, p. 41. 23 Il s’agit du nom arabe de l’ancienne capitale de la Perse, la ville de SéleucieCtésiphon - NDLR. 22 147 Christophe-Georges KHADIGE qui représentait la catégorie, voire la profession auprès des autorités locales. Cette hiérarchie s’étendait jusqu’aux Maîtres d’ateliers, les compagnons du métier et les apprentis. Rituels d’incorporation Ces corporations organisaient de même des parades pour célébrer des évènements sociaux ou politiques, comme par exemple la victoire des troupes, la circoncision du fils du Sultan, le mariage de ses filles etc. L’apprenti travaillant dans un atelier ne percevait pas de salaire pendant quelques années d’apprentissage, mais l’appartenance à une corporation ou un corps de métier était déjà un honneur qui offrait une identité particulière à l’individu sur le plan professionnel, social, et moral. Lochon explique aussi que l’initiation à la corporation était ritualisée, le Cheikh passait un châle autour de la taille de l’impétrant et le nouait par des torsions successives. L’initié devait boire une coupe d’eau salée trois fois pour exprimer sa volonté de dire ce qui est vrai selon la chari’a, de voir ce qui est vrai selon le tarîqa, et de devenir vrai en manifestant la haqîqa. Cette cérémonie d’initiation prend fin par la remise à l’initié d’un pantalon bouffant, une cordelière et une ceinture de tablier ou baudrier. Les apprentis entreprenaient une sorte de pèlerinage pour visiter les tombes des grands maîtres de la corporation, suivre les enseignements et connaître les symboles relatifs aux prophètes de l’Islam et du Coran24. Divergences conflictuelles et condamnations Cependant, la relation entre l’Islam et la maçonnerie n’était pas aussi paisible que cela pourrait sembler. Le mouvement officiel religieux antimaçonnique en Orient et en terres d’Islam connut son apogée au XXème siècle. Cela serait dû à la politique répressive des régimes dictatoriaux qui régnaient dans la majorité des pays Arabes : le régime baasiste en Syrie, le régime policier de Ben Ali en Tunisie, la dictature militaire de Moubarak en Égypte, la théocratie en Arabie Saoudite, la tyrannie en Iraq. Cette hypothèse nous semble confortée par le fait que la franc-maçonnerie n’a jamais été officiellement condamnée au Liban et en Turquie, dotés d’une constitution plus au moins laïque. Par ailleurs, les condamnations de la franc-maçonnerie dans les pays orientaux et musulmans se basent sur la théorie d’un complot judéomaçonnique, par lequel les autorités en place soutenues par les 24 148 J. – M. Aractingi, Le Rite Œcuménique (judéo-chrétien-musulman) en FrancMaçonnerie, Tome I, 2017, p. 7-8. Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam institutions religieuses accusaient la franc-maçonnerie d’être un outil d’influence sioniste. Ceci est la résultante du conflit israélo-arabe. Ainsi, il est aisé d’accuser quiconque s’oppose au régime autoritaire en place, d’espionnage et de trahison en faveur de l’État hébreu. De la longue série de condamnations, nous citerons le membre du comité central d’Al- Azhar Cheikh Attia Sakr qui déclare en novembre 1984 sur la radio du Saint Coran : « Les francs-maçons prétendent construire une société suivant un plan architectural précis. Ils visent à faire disparaître les crises de nature nationaliste et religieuse, mais en réalité leurs slogans mensongers ne font que tromper ceux qui sont victimes d’une grande convoitise ou de faibles croyances religieuses et nationalistes. Leurs loges ne sont que des agences juives qui recrutent des musulmans pour servir les intérêts d’Israël et éliminer les obstacles qui dérangent son existence au sein des pays arabes, ces agents qui poussent les masses musulmanes à oublier leur doctrine religieuse pour faciliter la durabilité de l’État d’Israël. J’affirme que le musulman ne peut être franc-maçon, car l’appartenance maçonnique vise à l’éloigner des rituels religieux et finit par le mener à l’apostasie. Cette maçonnerie qui prétend être Trans-religieuse et transnationale, n’est en réalité qu’un outil impérialiste au service du sionisme mondial ». LES INTERDITS INSTITUTIONNELS (CANONIQUES) Fatwas d’Al-Azhar Suite à une vague publicitaire concernant le Lions Club, Le Rotary et la Franc-maçonnerie, le comité des fatwas d’Al Azhar a diffusé un texte le 15 Mai 1985 intitulé : « Déclaration du comité des fatwas du Al Azhar Al Sherif, concernant la franc-maçonnerie et les clubs annexés à cette dernière comme le Rotary et le Lions ». Ce texte stipule que l’Islam et les musulmans dans le monde sont attaqués par plusieurs ennemis avec une multitude de moyens matériels et littéraires. Les clubs créés par ces ennemis au nom de la fraternité et de l’humanité ne sont en fait qu’un moyen de pénétrer dans la conscience musulmane pour la détruire. Le texte cite explicitement la franc-maçonnerie et les clubs du Lions et du Rotary, en les décrivant comme des organisations dangereuses à la solde des sionistes. Ceci dit, cette déclaration élabore explicitement une interdiction radicale aux musulmans de rejoindre ces clubs, l’obligation d’un bon musulman étant d’être constamment éveillé et de ne s’engager qu’avec des clubs reconnus par les institutions de l’Islam, 149 Christophe-Georges KHADIGE car en Islam rien n’est caché. Cette déclaration, voire cette fatwa, a été signée par le président du comité Sheikh Abdullah Machadd et diffusée par le Mufti d’Égypte Sheikh Abdul Latif Hamza. Anathèmes de La Mecque De son côté, l’Arabie Saoudite à travers le concile doctrinal mecquois, affirme que la franc-maçonnerie et ses branches sont des outils mis en œuvre par l’ennemi israélien. Ce concile doctrinal a émis une décision le 15 juillet 1978 contenant plusieurs points. Cette décision est le résultat d’une recherche approfondie effectuée sur les textes et les documents maçonniques. La franc-maçonnerie est, selon le concile mecquois, une organisation secrète qui voile et dévoile son apparence selon les circonstances. Néanmoins, cette organisation est inconnue même par ses membres, à l’exception des hauts gradés d’entre eux. De plus, la franc-maçonnerie tisse des relations mondiales entre ses membres, affirmant promouvoir une fraternité universelle parmi ces derniers, dépassant toute différence raciale et religieuse, mais ceci, toujours selon le texte, n’est qu’une manœuvre de séduction. Cette organisation attire les personnes par lesquelles elle est intéressée, en les séduisant par des slogans de fraternité, élaborant le fait qu’un maçon est soutenu toujours par ses frères où qu’il soit, dans tous ses projets, ses objectifs et ses problèmes, notamment s’il est engagé dans le monde politique ou diplomatique, la maçonnerie lui offre un réseau de frères qui sont prêts à le soutenir. Un forfait annuel est versé par le membre maçon aussi pour soutenir les efforts de la fraternité. Représentations judéo-maçonniques Le concile ajoute que l’adhésion à la franc-maçonnerie se déroule sous une forme initiatique terrorisante, pour faire peur à l’initié et le prévenir d’un sort terrible dans le cas où il désobéit aux instructions de ses supérieurs. Les membres de cette organisation sont laissés libres de pratiquer leurs religions et leurs croyances, tandis que les athées, demeurent un sujet d’investissement continu par l’organisation maçonnique, qui, par la suite, utilisera ces derniers pour atteindre ses objectifs et l’application de ses principes dangereux. La déclaration stipule aussi que la franc-maçonnerie se dote d’objectifs politiques, et qu’elle serait responsable de la majorité de coups d’État politiques et militaires et des changements radicaux dans le monde. Ses activités sont de nature sioniste. 150 Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam Un complot sioniste ? La franc-maçonnerie viserait la destruction des religions et particulièrement l’Islam. Elle chercherait à recruter en permanence des figures de proue en finances, en politique et en sciences, dans le but de mettre en œuvre les compétences et les connaissances de ces derniers pour servir ses fins, la preuve est qu’un grand nombre de rois, de présidents, de ministres et de fonctionnaires publics en sont membres. Finalement, le concile clôture la déclaration par le fait que la maçonnerie prend plusieurs noms et plusieurs formes comme le club des Lions ou celui du Rotary, dans les pays où son vrai nom n’est pas bien perçu ou son existence interdite, pour pratiquer ses activités qui contredisent totalement les pratiques et les principes de l’Islam. Aussi, est-il clair que la relation entre franc-maçonnerie et sionisme mondial est profonde ; c’est à travers elle que le sionisme contrôle la pensée et les actes de beaucoup de responsables arabes, notamment dans l’affaire de la Palestine, dans laquelle la maçonnerie œuvre dans l’intérêt du sionisme. Le concile mecquois affirme que la franc-maçonnerie est une organisation dangereuse et destructrice, et que n’importe quel musulman qui rejoint ses rangs est considéré comme infidèle à sa religion et apostat25. Cependant, le concile mecquois n’explique pas en quoi la franc-maçonnerie contredit les principes de l’Islam ou empêcherait le musulman de pratiquer les cinq piliers de sa religion. La déclaration du concile semble plus politique que religieuse ou théologique. Franc-Maçonnerie et politique arabe de boycott d’Israël D’autre part, sur un plan purement politique, les bureaux arabes de boycottage d’Israël26, suite à leur 41ème congrès en 1979, ont publié une recommandation qui stipule que la franc-maçonnerie est directement liée à l’État d’Israël et au sionisme. Cette relation serait solidement ancrée depuis le premier congrès sioniste de Bâle en 1898 d’où émergea le projet de création de l’État d’Israël et qui aurait été l’occasion de la rencontre entre « les fondateurs de la maçonnerie et A Sahmarani, La Franc-maçonnerie : Son origine et ses objectifs, Beyrouth, éditions Al nafaes, 2010, p. 144-147. 26 Il existe dans chaque pays arabe un bureau de boycottage d’Israël qui sert à identifier si les sources de produits, biens, articles, films, livres, viennent directement d’Israël ou à travers un pays de transit, et par la suite ce bureau notifie les institutions publiques concernées. Le Bureau au Liban dépend du Ministère de l’économie et du commerce. 25 151 Christophe-Georges KHADIGE les Sages de Sion ». La déclaration stipule également que le nom de la franc-maçonnerie en lui-même fait référence à la construction du temple de Salomon qui est l’objectif du mouvement sioniste mondial, et que les loges maçonniques dans tous les pays affichent sur leurs bâtiments l’Étoile de David qui est l’emblème d’Israël. La couleur bleue par laquelle sont teintes les loges est la couleur du drapeau d’Israël, et les outils et symboles dans le temple, comme l’équerre et le compas, font sans doute allusion à la reconstruction du Temple de Salomon27. Le congrès clôture en considérant la franc-maçonnerie comme un mouvement sioniste qui aide à financer l’État d’Israël pour l’aider dans ses efforts de guerre contre les pays arabes et interdit l’établissement de loges ou d’institutions maçonniques sur le sol arabe28. Il faut noter que ce genre de déclaration demeure strictement politique. Il fait partie de la stratégie arabe contre Israël. Antimaçonisme politique en terre arabe Cependant, la franc-maçonnerie demeure légale au Liban et au Maroc. Les loges ont même pignon sur rue. On note qu’au sein des loges libanaises, les membres sont à majorité chiites, druzes et maronites ; les chrétiens orthodoxes et les sunnites étant moins nombreux. Tout se passerait comme si en Orient la maçonnerie attirerait plus les minorités religieuses. Ceci ne contredit point notre sentiment que l’antimaçonisme islamique demeure plus politique que religieux. Sans doute, ce discours arabe antisioniste reprend parfois à son compte la notion de « complot judéo-maçonnique ». De telles déclarations tombent parfois dans l’anachronisme comme dans la supposée rencontre à Bâle en 1898 entre les dits « sages de Sion » et les fondateurs de la maçonnerie29. Les déceptions orientales Le père Louis Cheikho s.j., élabore une hypothèse selon laquelle certains musulmans et orientaux avaient cru que la maçonnerie était un moyen de combattre les tyrans et les régimes politiques autoritaires, et qu’après leurs initiations, ils auraient découvert la duplicité de la vraie Journal Al-Baa’th, 12 décembre 1979, no 5152. Idem. 29 Les fondateurs de la maçonnerie spéculatives étaient décédés plus de cent ans avant le congrès de Bâle, et les sages de Sion sont une invention de la police Tsariste. Sans oublier l’affirmation que toutes les loges du monde comportent l’Etoile de David, ce qui montre que les membres du comité ignorent que l’hexagramme n’est pas exclusivement un symbole juif, mais se trouve aussi dans le bouddhisme et l’hindouisme par exemple. 27 28 152 Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam nature de cette mouvance. Il donne l’exemple de Sheikh Mohammed Abdo et de Sheikh Jamal El Din Al Afghani qui ont renié la maçonnerie après en avoir été membres. L’auteur ajoute que de nombreuses élites musulmanes et druzes, une fois entrés en maçonnerie, préviennent leurs amis et leurs connaissances de ne pas rejoindre ses rangs car ils seront déçus. Il affirme que le dernier souhait d’un Emir Druze adressé à ses enfants était de se méfier des francs-maçons. Cheikho reprend une lettre rédigée par un certain auteur musulman du nom de Ezz El Din Mouhammed Ben Ali Al Chami dans laquelle ce dernier expose trois preuves rationnelles et religieuses qui interdisent à toute personne raisonnable et consciente de s’engager, voire de s’initier au chemin de la maçonnerie. Une de ces preuves est le mystère qui voile la nature et l’objectif de la franc-maçonnerie, et qui n’est révélé que pour les membres initiés. Par ailleurs, Cheikho insiste sur le climat de secret qui enveloppe les pratiques maçonniques30. Franc-Maçonnerie et Druzisme Visibilité des Druzes Toutefois, au-delà des critiques et des condamnations, peut-on vraiment clôturer ce paragraphe sans parler de la franc-maçonnerie et des Druzes ? Notre impression première est que la maçonnerie offre un modèle religieux à ceux qui en cherchent. Au sein du druzisme, seules les élites initiées ont accès à la pleine connaissance religieuse (les okkal ou sages). Quant au reste de la communauté, leur lien social serait plus celui d’une identité druze commune que d’une communauté de foi. Faut-il voir en cela les raisons du nombre important des druzes en maçonnerie ? Certains expliquent ceci en disant que la raison principale est avant tout historique. Au début du XIXème siècle, la maçonnerie aurait été introduite en milieu druze. En 1905, le Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil de Belgique qui a entrepris la tâche d’éditer le Rite Ecossais Ancien et Accepté (la version belge du Rite), a introduit une nouveauté au vingt-deuxième degré, celui du Royal Hache ou le Prince du Liban, étranger au rituel initial. Ce rituel représente d’une façon théâtrale l’atelier de bucherons qui coupèrent des cèdres du Mont Liban31 pour fournir le bois essentiel à la construction du Temple de Salamon. Daniel de Smet, dans un article dédié à cette problématique, L. Cheikho, Le Secret protégé dans la secte des francs-maçons, Livre IV, Beyrouth, éditions Dar Al Machrek, 2009, p. 30. 31 P. Naudon, Histoire et Rituels des Hauts Grades Maçonniques. Le Rite Ecossais Ancien et Accepté, Paris, éditions Dervy ; 2003. 30 153 Christophe-Georges KHADIGE affirme que cet ajout, fait par le Souverain Grand Commandeur Eugène Goblet d’Alviella, avait pour objectif d’enrichir le rituel par la conception druze de la divinité et de pousser les membres de la loge pratiquant ce rite de penser à la valeur relative de toutes les religions32. Malentendus historiques spéculatifs ? Mais en réalité, comme De Smet nous le fait savoir, Eugène Goblet d’Alviella reposa son entreprise sur une étude faite par un missionnaire Anglican, le Révérend Haskett Smith, membre de la loge londonienne Quatuor Coronatti et qui séjourna en Syrie durant un certain temps. Il propose deux théories sur la relation supposée entre la maçonnerie et le druzisme33. La première serait que les Druzes ne sont autres que les descendants des sujets d’Hiram, roi de Tyr qui auraient été les constructeurs du temple de Salomon. Quant à la seconde, elle se réfère à l’isolement des Druzes et leur particularisme socioculturel, ce qui leur aurait permis de conserver une panoplie de secrets, doctrines et symboles qui présentent quelques similitudes avec la maçonnerie moderne. Ces deux thèses n’étaient soutenues par aucune preuve objective, archéologique ou historique. Elles seraient un pur produit de l’imagination fertile de leur auteur, du fait que la maçonnerie spéculative est une invention du XVIIIème siècle. Par ailleurs, ces deux thèses auraient été l’objet de moqueries de la part de collègues en maçonnerie du Révérend Smith. Ceci n’a pas empêché cette idée, aussi absurde soit-elle, d’être reprise dans les milieux maçonniques anglais et français. De Smet élabore davantage sur le fait que ces relations fantaisistes entre maçonnerie et druzisme furent le produit exclusif de l’imaginaire du missionnaire anglais. On retrouve un écho semblable chez des auteurs catholiques, sous l’influence probable des Maronites du Liban qui considéraient, durant cette période de conflits, la secte druze comme satanique. D’autres auteurs, favorables à la maçonnerie34, souvent voyageurs et chercheurs en Orient, relient explicitement la maçonnerie à la secte druze comme par exemple : « Le formulaire ou le catéchisme des druzes est semblables aux livres des Annexe C.9.1 de la thèse de doctorat « Franc-maçonnerie et monothéisme » / Christophe-Georges Khadige - Druzes et Franc-Maçonnerie, Daniel De SMET. 33 H. Smith, The Druzes of Syria and their relation to Freemasonry, Ars Quatuor Coronatti, no 4, 1891; p. 7 – 19. 34 C. Regnault, Recherches sur les druzes et sur leur religion, Paris, Bulletin de la Société de Géographie, tome VII, 1827, p. 45 – 46. 32 154 Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam francs-maçons35 », ou encore, « Cette religion ne pourrait être au fond qu’une franc-maçonnerie organisée36 ». Voyageurs en Orient : Gérard de Nerval Gérard de Nerval écrit dans son Voyage en Orient : « Au fond, la religion druze n’est qu’une sorte de franc-maçonnerie pour parler selon les idées modernes37; Les akkals druzes sont les francs-maçons de l’Orient38 ». De Nerval fait sans doute preuve d’une imagination riche qui distingue l’aspect romanesque de ses écrits basés sur une documentation et des témoignages considérables. Pour ce qui est du druzisme, De Smet observe plus justement qu’il constitue une secte fermée et ésotérique mais que cette caractéristique lui vient du Chiisme ismaélien dont il s’est séparé. C’est ce caractère ésotérique qui fait partie du contentieux qui sépare le Chiisme et le Sunnisme. Peut-on voir un parallèle entre la propagande catholique contre les francs-maçons et la propagande sunnite contre les Ismaéliens et les Druzes ? Toujours est-il, et à cause du caractère initiatique, certains chercheurs tentent d’établir un rapprochement entre l’Ismaélisme et la maçonnerie. Sectes ésotériques dissidentes de l’Islam : une crypto-maçonnerie ? Confusion des genres Un Islamologue autrichien célèbre, Von Hammer-Purgstall, considère l’Ismaélisme et le Druzisme comme étant la patrie des sciences et des sociétés secrètes. Il considère que le centre de la da’wa Ismaélienne au Caire n’est qu’une première version d’une loge dont les missionnaires et les du’at ne sont que les compagnons, alors que le Maître de ces compagnons, da’i al dou’at n’est que le Grand Maître de la Loge39. Pour ce chercheur, la structure de l’Ismaélisme et celle de la maçonnerie spéculative serait le produit historique d’un syncrétisme venu de la relation établie entre les Templiers et la secte des Assassins reprise A Laurent, Relation historique des affaires de Syrie depuis 1840 jusqu’en 1842, tome I, Paris, libraires éditeurs Gaume frères, 1846 p. 413 . 36 B. Poujoulat, La vérité sur la Syrie et l’expédition française, Paris, éditeurs Gaume frères et J. Duprey 1861, p.340 (voir http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ bpt6k6365582q?rk=107296;4 - recherche en ligne Bibliothèque Nationale de France). 37 G. De Nerval, Voyage en Orient, Paris, tome II, Bibliothèque des éditions Richelieu, 1950, p. 203. 38 Idem, tome III, p. 55. 39 J. Hammer, Histoire de l’ordre des Assassins – Libraire éditeur Paulin, 1833, p. 61 - 87 (voir http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5611074b/f16.image - recherche en ligne Bibliothèque Nationale de France). 35 155 Christophe-Georges KHADIGE par les francs-maçons40 par transmissions diverses. Cette liaison entre Assassins, Druzes et Francs-maçons se retrouve chez Gérard de Nerval, dans ses Voyages en Orient41, sous l’influence de Von Hammer-Purgstall. Ces théories, absurdes sur un plan scientifique, ont toutefois, comme l’affirme De Smet, été prises en considération par de sérieux historiens comme Paul Naudon, et C.R. Conder42. Racines du malentendu historique Mais, les racines de ces spéculations reviennent en partie à la rivalité politique entre Druzes et Maronites d’une part, et Français et Anglais de l’autre, antérieure au XIXème siècle. Sous Louis XIV déjà, circulaient des idées sur l’origine des Druzes comme étant les descendants d’un certain Comte de Dreux, qui se serait dans les montagnes Liban suite à la persécution des musulmans. Par un tel lignage, les Druzes appartiendraient à la Maison de Lorraine ayant pour ancêtre Godefroy de Bouillon. Tout ceci n’est que pure affabulation, mais servant sans doute à favoriser les intérêts de la France grâce à cette communauté dissidente de l’Islam. A l’époque, les Druzes de n’ont pas réfuté cette thèse, sans doute par opportunisme politique en vue de mieux s’affirmer face à leurs rivaux. Une touche britannique ? D’autre part, les Anglais jouaient au même jeu et prétendaient avoir une sorte de relation historique avec les Druzes comme l’indique l’orientaliste anglais Richard Pococke43 en 1745 : « si on devait parler des origines des druzes, ils ne seront que les descendants des armées chrétiennes des guerres saintes, eux même le confirme étant les descendants des anglais44 ». C’est probablement cette similitude supposée entre maçonnerie et druzisme, que les français, protecteurs des chrétiens catholiques en Orient, s’éloignèrent des Druzes et cédèrent la place aux anglais qui s’investirent dans cette relation grâce à leurs missionnaires anglicans. Même s’il existe des ressemblances entre la maçonnerie et le druzisme, tant sur le plan initiatique ou sur la Idem, p. 90 - 340. Op. cit., Voyage en Orient – tome II, p. 290. 42 Voir Annexe C.9.4 de la thèse de doctorat Franc-maçonnerie et monothéisme, Christophe-Georges Khadige - Druzes et Franc-Maçonnerie, Daniel De SMET. 43 R. Pococke, A description of the East and some other countries, tome II, Londres, éditions W. Bowyer, 1745, p.94. 44 “If any account can be given on the origins of the Druze, it is that they are the remains of the Christian armies in the holy war ; and they themselves now say that they are descended from the English’’. 40 41 156 Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam dimension secrète et discrète de leurs structures, ou encore sur les rites et les signes de reconnaissance, la relation entre ces deux entités n’est que le produit fantastique d’auteurs romanesques et non la conclusion de la recherche rigoureuse. Il n’en demeurer pas moins qu’il existe un nombre de druzes au sein des loges libanaises, proportionnellement plus important que celui d’autres confessions. À QUOI SERT LA FRANC-MACONNERIE ? Parler de la maçonnerie est toujours un sujet difficile à aborder en Orient, à cause d’un grand nombre de préjugés qui relèvent, parfois, de lieux communs et de représentations fantaisistes. Il n’en demeure pas moins que l’histoire de cette mouvance enracine cette dernière dans la tradition biblique judéo-chrétienne, ce qui attire la curiosité dans l’Orient musulman et chrétien. Un atelier de réflexion ? En guise de clôture de cette étude, nous posons la question : est-ce que la maçonnerie est utile ? Pour les francs-maçons, la réponse est évidente même si elle peut différer d’une maçonnerie à l’autre. Pour le Grand Orient de France, champion de la laïcité radicale et fondateur de la maçonnerie politique, ainsi que pour les institutions qui lui ressemblent, la franc-maçonnerie serait une sorte d’atelier pour penser et élaborer le statut de la cité. Tous les projets ayant une importance sociale, économique, éducative, morale ou éthique trouvent leur place dans les loges, où ils sont débattus en vue de proposer aux législateurs une vision constructive en vue du développement social et de la recherche du bien commun. Un club de gentlemen ? Mais un tel atelier, ou laboratoire d’idées, fonctionne selon une méthodologie spécifique, qu’on appelle Rite et rituel, et qui baigne dans un symbolisme ésotérique. Toutefois, et même si cette maçonnerie décrite ci-dessus semble très sérieuse, et certainement très politique, il existe une maçonnerie héritée des anciens temps, c’est-à-dire le temps de la maçonnerie anglaise du XVIIIème siècle, qui ne serait rien qu’un club d’hommes de bonnes mœurs et de bonne volonté, qui se réunissent en cercle fraternel pour passer un bon moment ensemble et pratiquer les rites dans un esprit de mise en scène historique et théâtrale en respectant un cadre initiatique. 157 Christophe-Georges KHADIGE Un mouvement spirituel ? Par ailleurs, les maçons qui se disent réguliers, et qu’on pourrait qualifier de traditionnels, affirment que l’utilité de la maçonnerie remonte au fait, que celle-ci, - et dans ce cas ils parlent de leur franc-maçonnerie, voire, la maçonnerie théiste - représente une voie d’ouverture à la métaphysique, voire un outil de perfectionnement spirituel45. C’est ce qu’affirme la franc-maçonnerie dite régulière, comme la Grande Loge Nationale Française. Ainsi, l’intrication de la maçonnerie et de la religion s’impose au regard de l’observateur, notamment en ce qui concerne les religions abrahamiques. Mais enfin, est-ce que la franc-maçonnerie est utile pour un oriental, notamment un musulman ? En principe, si elle n’était pas utile elle n’aurait pas survécu depuis trois siècles. Néanmoins, cette utilité ne semble pas universelle. Preuve en est, la maçonnerie est florissante en Occident, tant en Europe qu’en Amérique, et dans la plupart des pays de tradition chrétienne mais qui ont connu la sécularisation. Les limites culturelles de l’utilité de la Franc-Maçonnerie Quelle que soit l’utilité de la maçonnerie, elle est naturellement limitée par la culture du peuple. Par culture, j’entends la religion, la langue, l’histoire et l’ethnicité. Cette utilité n’est pas univoque. Elle présente de multiples visages en fonction du type de maçonnerie considéré. Ainsi, la maçonnerie traditionnelle, voire théiste, de tradition judéochrétienne, représente une para-religion. Elle offre les mêmes éléments que les religions juive, chrétienne ou musulmane, mais dépouillés de clergé, de dogmes et de cultes traditionnels. Elle abonde en symbolisme, en histoire et en références monothéistes abrahamiques. D’autre part, l’utilité de la maçonnerie historique, dont quelques obédiences et loges de par le monde perdurent dans l’application de cet esprit d’origine est de regrouper les hommes, pour un verre dans une ambiance fraternelle et initiatique et pratiquer un vivre-ensemble autour d’agapes. Ce trait pourrait être utile dans les sociétés tiraillées par des crises identitaires, dans la mesure où ce type de maçonnerie pourrait offrir une plateforme de rencontre. Tel est le cas des sociétés du Moyen-Orient qui demeurent fortement imprégnées des traditions religieuses du monothéisme abrahamique qui comprend l’Islam. 45 158 Équipe nationale de formation et d’instruction, Grande Loge Nationale Française, La Franc-maçonnerie au XVIIIème siècle, Tome I, Paris, Publications de la GLNF, 2016, p. 6. Franc-maconnerie en orient et en pays d’islam Cependant les rites pratiqués demeurent marqués par la tradition biblique judéo-chrétienne ce qui limite son audience en milieu musulman. Quant à la maçonnerie politique, dite irrégulière par la maçonnerie traditionnelle, son utilité est plus d’ordre social. Héritière du sécularisme des Lumières, elle associe la culture maçonnique tant opérative que spéculative. Son influence sur la société et son développement politique, social et économique, est surtout palpable en France et en Belgique où le Grand Orient est implanté. On le voit, tant la réception de ce courant d’idées, que sa portée, ses limites et son influence, demeurent tributaires d’un contexte historique, culturel, social et religieux. 159