SURVEILLER ET CLASSER : DEUX CHANTIERS POUR UNE RECHERCHE
URBAINE CRITIQUE
Fabrice Bardet et Anaïk Purenne
ARPoS | « Pôle Sud »
2010/1 n° 32 | pages 179 à 190
ISSN 1262-1676
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SurveiLLer et cLaSSer :
Deux chantierS pour une recherche
urbaine critique
Fabrice Bardet et Anaïk Purenne
ENTPE, Université de Lyon
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Après avoir navigué entre deux continents, Bernard Jouve s’était donné pour ambition
de développer, au sein du monde académique français, une pensée critique sur la ville
inspirée de la recherche urbaine nord-américaine et de diffuser ces réflexions au sein
du monde social. Ce goût pour les analyses critiques sur le « fait urbain » a constitué,
sous son impulsion, un élément fédérateur pour l’équipe de recherche lyonnaise qu’il a
dirigée au cours des dernières années. A travers des exemples tirés de nos travaux sur les
classements de ville et la surveillance, on montre qu’il en demeure aujourd’hui encore un
important fil conducteur.
Bernard Jouve lived a rich experience between two different academic worlds. That is the
principle reason why he aimed to develop a critical thought on urban changes and cities in the
midst of French academic world. Further, he wanted to spread these analysis inspired by NorthAmerican urban research among actors playing a role in urban policies. For the research team
that he managed in Lyon for these last years, this interest became, and remains, a unifier element.
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motS-cLéS / Keywords
Concurrence, indicateur de performance, palmarès urbain, politique de sécurité urbaine,
surveillance
Benchmarking, city indicator, surveillance policy, surveillance study, urban competition
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réSumé / AbstrAct
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Après avoir navigué entre deux continents, Bernard Jouve s’était assigné
comme objectif de développer, au sein du monde académique français, une
pensée critique sur la ville inspirée de la recherche urbaine nord-américaine.
Il regrettait que la fin des grands cadres interprétatifs globaux, à l’instar du
marxisme ou du structuro-fonctionnalisme, est fini par interdire aux commentateurs ou aux observateurs scientifiques toute capacité de détachement
pour produire une représentation originale ou distanciée des phénomènes.
Sans pour autant idéaliser les grandes pensées du passé, il ne souscrivait pas
à la posture du chercheur se contentant de décrire avec minutie ce qu’il observe, posture qu’il interprétait comme une forme de démission des intellectuels face à leur responsabilité d’offrir un autre regard sur le monde social
et des armes pour le transformer1. De ce point de vue, la recherche française
souffrait selon lui d’avoir progressivement abandonné l’espoir d’utilité pour la
transformation sociale, qui avait pourtant été au fondement des mouvements
hygiénistes et modernistes producteurs des premières formes d’enquêtes sociales quantitatives en France. Convaincu que cette tradition incarnée par le
modèle emblématique de l’École de Chicago avait perduré dans le monde de
la recherche urbaine anglophone, Bernard Jouve avait explicitement confié à
la revue Métropoles qu’il animait avec son ami Christian Lefèvre la fonction de
« passeur transatlantique » des analyses de chercheurs comme Neil Brenner,
Hank Savitch, ou encore Paul Kantor, attachés à proposer une lecture explicative et critique des transformations à l’œuvre dans les métropoles contemporaines.
Dans le premier numéro de Métropoles, Bernard Jouve offrait ainsi un
compte rendu de lecture du dernier ouvrage publié par Neil Brenner, à qui
il attribuait le mérite de fournir un cadre théorique élaboré positionné « à
un niveau intermédiaire entre la réflexion proprement spéculative sur les
transformations des États européens depuis 40 ans et la production en masse d’études de cas comparatives ou monographiques qui ont certes le mérite
d’exister mais à qui il manquait une montée en généralité » (Jouve, 2007).
De même, le numéro comporte un passionnant article écrit par Paul Kantor.
À travers cette synthèse de ses travaux, ce professeur à la notoriété établie aux
États-Unis manifestait concrètement son soutien à l’entreprise de circulation
transatlantique des savoirs engagée par Bernard Jouve. Large panorama de
l’histoire des politiques urbaines aux États-Unis, ce texte offre une formidable critique de cette « compétition mondiale des villes » théorisée il y a
des années en Amérique du Nord et aujourd’hui reprise par les gestionnaires
urbains de la planète comme un horizon indépassable. Décortiquant les outils
de cette compétition (comme par exemple les Business Improvement Districts
ou les Money Generating Governements), et leurs conséquences sur les territoires et leurs populations (en termes de croissance des inégalités, d’organisation de la ségrégation, d’explosion de la violence, etc.), Paul Kantor livre,
via cette revue francophone, un vade-mecum des écueils à éviter que devraient
méditer tous les analystes ou gestionnaires urbains français.
1. http://metropoles.revues.org/document2812.html. Consulté le 21 décembre 2009.
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Fabrice Bardet & Anaïk Purenne
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Surveiller et classer : deux chantiers pour une recherche urbaine crittique
Cet intérêt pour une lecture critique des transformations affectant les espaces métropolitains a constitué, sous l’impulsion de Bernard Jouve, un élément fédérateur pour l’équipe de recherche lyonnaise qu’il a animée au cours
des dernières années. Un peu à la manière d’une « feuille de route », cet intérêt
se décline aujourd’hui à la fois dans les travaux traitant de la quantification et
de l’évaluation des politiques publiques, et dans ceux interrogeant les recompositions du contrôle social dans les sociétés contemporaines, deux thèmes
qu’il avait choisi d’inscrire au cœur de la programmation scientifique du laboratoire RIVES. En s’arrêtant d’abord sur les classements de villes comme instruments de la compétition des villes, puis sur les dispositifs de surveillance
urbaine comme mode de tri social ensuite, on propose de montrer comment
ces chantiers de recherche peuvent contribuer à nourrir un programme de travail orienté vers le développement de perspectives critiques sur la ville.
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Convaincu que le thème de la compétition des villes constituait un formidable sujet de controverses pour la recherche urbaine, Bernard Jouve estimait
nécessaire d’aborder ce débat dans une perspective critique, et de prendre au
sérieux les mises en garde de chercheurs nord-américains comme Paul Kantor
quant aux implications d’une telle perspective en termes d’accroissement des
inégalités, d’organisation spatiale de la ségrégation des populations ou encore
d’augmentation des violences aux personnes. L’importation des controverses
nord-américaines pouvait à ses yeux permettre aux acteurs de la ville européenne d’éviter de telles ornières. C’est dans cet esprit qu’il suggéra à Fabrice
Bardet, auteur des paragraphes qui suivent, l’idée que la multiplication des
palmarès urbains constituait une belle occasion de comprendre à la fois la
fiabilité de tels outils d’un point de vue scientifique, mais surtout leurs fonctions politiques et sociales diverses, et leurs usages associés. Deux terrains de
recherche ont été retenus dans cette perspective.
Le premier est une initiative de la Banque Mondiale en faveur de la constitution d’une base d’indicateurs pour les Villes du Monde, le « Global City
Indicators Program » (GCIP).
En 2000, les responsables du secteur urbain de la Banque Mondiale décident de se doter d’une nouvelle stratégie urbaine susceptible d’encadrer
les interventions de la Banque en direction des territoires urbains. Dans les
années qui suivent cette initiative emblématique pour une institution orientée depuis son origine vers le développement des territoires ruraux (Bardet,
Helluin, 2010), le champ de la science économique fait également l’objet de
débats nouveaux sur le rôle des villes dans les dynamiques de développement.
Des travaux relancent l’hypothèse d’une forte corrélation entre les phénomènes de croissance économique et d’urbanisation (Freire, Polese, 2003).
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Les classements de villes comme politiques
symboliques à usage des élites politiques
et économiques
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L’influence de ces recherches dans les institutions internationales est considérable, du fait notamment de la domination des profils d’administrateurs
formés à l’économie, et notamment à l’économie du développement (Cussó,
2001).
Dans ce contexte de focalisation sur le levier urbain de l’action apparaît
un besoin de données nouvelles. Un certain nombre de projets de création de
bases de données émergent alors, qui visent essentiellement deux objectifs : il
s’agit soit de progresser dans la représentation des dynamiques de développement que permettraient les villes, soit de fournir aux nouveaux acteurs urbains
des outils de pilotage de leurs politiques. C’est à ce second enjeu que renvoie
le projet de GCIP.
Rompant avec le chantier classique de rassemblement de statistiques existantes, le « Global City Indicators Program » lancé en 2006 vise à en produire
de nouvelles, en mobilisant ces fameuses villes qui semblent porteuses d’une
dynamique d’avenir. La stratégie imaginée consiste à demander aux villes de
renseigner elles-mêmes les différentes données qui composent la base. Une
telle idée s’inscrit dans la lignée des outils électroniques de travail collaboratif, souvent nommés « wikis », qui connaissent le succès depuis des années
(Roth et al., 2008 ; Caby-Guillet et al., 2009). Pour convaincre les villes de
s’associer à leur initiative, les responsables de la Banque Mondiale affichent
très clairement leur intention d’offrir aux villes un outil d’évaluation de leurs
propres politiques, par comparaison avec les situations que connaissent les
autres villes du monde2.
Concernant les indicateurs autour desquels les performances des villes seraient appréhendées, les promoteurs de l’initiative imaginèrent un dispositif
rendant leurs procédures de définition à la fois participatives, contrôlables et
modifiables à tout moment. Une première liste d’indicateurs fut ainsi établie
en collaboration avec une dizaine de villes pilotes situées en Amérique du
Nord et du Sud. Mais les animateurs du programme assurent que, dans une
logique semblable à celle des wikis, la liste des indicateurs, tout comme les
méthodes de leur renseignement, demeurent ouvertes à ajustement, au fur
et à mesure de l’adhésion des nouveaux membres au programme. À terme,
cependant, il est envisagé une forme de stabilisation avec le recours à une certification ISO qui permettrait la vérification par un tiers des données saisies.
Pour l’heure, la base comporte 63 indicateurs répartis dans les deux thématiques de la qualité des services urbains et de la qualité de vie. À cette liste
s’ajoute une série de dix indices, issus de l’agrégation pondérée des différents
indicateurs, plus directement lisibles par le regard extérieur. La liste de ces
indices s’établit aujourd’hui comme suit : compétitivité, capital social, créativité, bien-être subjectif, émissions de gaz à effet de serre, consommation totale
d’énergie, gouvernance, accessibilité urbaine, culture et loisirs, qualité de l’eau.
Au-delà de la description de cette entreprise, l’enquête menée autour du
développement de ce palmarès urbain suggère, un an après le lancement officiel du programme, quelques commentaires. Il apparaît tout d’abord que le
2. http://www.cityindicators.org
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Fabrice Bardet & Anaïk Purenne
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GCIP tarde à rencontrer l’adhésion d’une partie des élites urbaines. Seule une
soixantaine de villes ont en effet pour l’instant adhéré au programme. Aux
États-Unis, où la théorie de la concurrence des villes a été largement débattue,
et où les gouvernements locaux sont mobilisés pour devancer les échelons
étatiques ou fédéral dans les secteurs d’action publique émergents, l’engagement des villes dans ce programme est quasi-inexistant.
Plusieurs explications peuvent être formulées. La profusion des palmarès
urbains en tout genre (Hooge, 2009), qui contraste avec le manque de bases
de données urbaines auquel devait d’abord répondre le GCIP, pourrait constituer un premier élément de réponse. Mais un élément plus solide est suggéré
par la dynamique des recherches menées sur les wikis d’entreprises qui soulignent la nécessité d’un pilotage explicite des politiques que de tels outils soustendent (Caby-Guillet, Guesmi, Mallard, 2009). On peut alors faire l’hypothèse que l’incertitude que fait peser sur l’orientation du GCIP son dispositif
de participation imaginé pour la définition des indicateurs nuit aujourd’hui à
son développement (Bardet, Helluin, 2010).
Les usages des palmarès urbains développés au cours des dernières années
par les manageurs de l’agglomération lyonnaise – élus et techniciens – permettent de prolonger cette analyse. Il s’agit là du second terrain d’investigation sur lequel on souhaite revenir brièvement.
A la fin des années 1990, l’agglomération lyonnaise s’est dotée d’une
« Mission prospective et stratégique » bientôt transformée en une plus imposante Direction de la prospective et de la stratégie d’agglomération (DPSA)
ayant pour vocation de rassembler acteurs publics et privés du territoire pour
travailler à un projet d’agglomération partagé susceptible de préparer un
meilleur positionnement de l’agglomération dans la compétition internationale des villes (Healy, 2007). Bernard Jouve a dès l’origine prêté une grande
attention à cette dynamique et a multiplié les enquêtes sur ces politiques innovantes (Jouve, Lefèvre, 2003). Son intérêt pour ce groupe d’entrepreneurs
locaux3 a joué un rôle important dans notre projet de nous intéresser à l’une
des activités alors développée dans ce creuset : la réflexion pour un meilleur
usage stratégique du positionnement de la ville de Lyon dans les palmarès internationaux des villes.
L’un des palmarès mobilisés par les gestionnaires de l’agglomération lyonnaise est le classement « European Cities Enterpreneurship Ranking » (ECER),
réalisé par un cabinet local de conseil aux entreprises, en partenariat avec le
groupe Banque Populaire, qui affiche son intention de hiérarchiser les villes en
fonction des efforts qu’elles consentent pour aider à l’installation de nouvelles
3. Au cours de sa carrière, Bernard Jouve s’est attaché à alimenter la réflexion de certaines
élites administratives ou institutions à visée réformatrice, à l’échelle locale, nationale et
même internationale. À Lyon, Bernard Jouve avait très vite souhaité organiser la rencontre
des controverses animant le champ universitaire autour de la notion de « gouvernance»
avec les principaux acteurs locaux des politiques métropolitaines : Agence d’Urbanisme,
Communauté Urbaine lyonnaise, notamment dans le cadre de la démarche prospective de
Millénaire 3. Il fit ainsi partie des rares « observateurs extérieurs » à être invités à s’exprimer,
en leur qualité de « grands témoins », aux cérémonies des 40 ans de la Communauté urbaine de Lyon (http://www.40ans.grandlyon.com/?p=1600).
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Surveiller et classer : deux chantiers pour une recherche urbaine crittique
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entreprises. La traduction française de l’acronyme ECER, présenté comme
un « Tour d’Europe des villes préférées des entrepreneurs », met en avant
les bénéfices potentiels que les villes peuvent attendre d’un tel classement
en termes de politique de communication. Mais dans le cas du classement
ECER, sa fonction d’évaluation des politiques publiques est en quelque sorte
garantie par les conditions mêmes de sa création.
L’idée d’un nouveau classement aurait été formulée dans les cercles politiques et économiques lyonnais au début des années 2000, en réponse à
l’attention nouvelle portée aux palmarès urbains par le président du Grand
Lyon, Gérard Collomb, soucieux de développer une politique de communication autour du territoire métropolitain. Très vite, le cabinet lyonnais Altidiem, fondé par un ancien directeur de recherches en économie de l’Ecole
de Management de Lyon, Loïc Mahérault, s’impose comme étant en mesure
de proposer le canevas d’un « benchmark sérieux »4 des villes européennes
sur la perception par les chefs d’entreprises des politiques d’aide à la création
d’entreprises. L’idée d’une enquête auprès des chefs d’entreprises ne bénéficie
pas alors, auprès des gestionnaires publics, du crédit dont elle semble disposer aujourd’hui. Les dispositions à l’égard des types de classements témoignent schématiquement d’une sorte de dichotomie entre des gestionnaires
publics plutôt enclins à faire confiance à des données « objectives », issues
des registres administratifs ou éventuellement d’enquêtes scientifiques, et
des acteurs liés au monde économique qui privilégient les données les plus
conjoncturelles et celles issues d’enquêtes de perception (qui constituent au
demeurant une forme canonique d’enquête pour les « études de marché »).
La légitimité académique mais aussi entrepreneuriale dont bénéficie Loïc
Mahérault – qui a été le directeur du Centre des entrepreneurs de l’EM Lyon
– va sans doute constituer l’une des raisons pour lesquelles les partenaires
locaux sont rapidement convaincus. Une forme de consensus s’est en tout
cas imposée dans le réseau des acteurs des politiques de développement de
l’agglomération. La présidence de l’association pour la fondation du classement ECER est confiée au président de « Lyon ville de l’entrepreneuriat ».
Carte blanche est alors donnée au PDG d’Altidiem pour constituer un comité
de pilotage scientifique du classement susceptible d’offrir les garanties académiques et institutionnelles du projet de « benchmark sérieux ». La présidence du comité scientifique est confiée à Olivier Torres, maître de conférences en sciences économiques à l’université de Montpellier et professeur
associé à l’EM Lyon, par ailleurs membre du Centre des entrepreneurs dont
Mahérault a été le directeur. Le reste du comité est constitué d’économistes
de renom.
L’installation d’un tel comité scientifique constitue une première différence notable avec les nombreux classements de ce type, même si la méthodologie utilisée apparaît par ailleurs relativement classique. Mais la différence
essentielle est sans conteste la décision de ne pas diffuser de manière large la
liste des questions qui composent le questionnaire soumis aux entrepreneurs.
4. Entretien avec Loïc Mahérault, 28 janvier 2010.
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Fabrice Bardet & Anaïk Purenne
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Le questionnaire du classement ECER n’est communiqué que sur demande,
ainsi qu’aux membres de l’association du classement. Pourquoi une telle rétention, alors que partout s’affiche la nécessité que les conventions à la base
des productions scientifiques soient plus souvent explicitées et mieux débattues (Callon et al., 2001) ?
Pour le principal responsable du classement, il s’agit de préserver l’intérêt
des lecteurs pour un classement qui affiche sa volonté de différence. Selon lui
en effet, l’exposé de l’ensemble des questions, des « recettes du classement »,
provoquerait paradoxalement un désintérêt pour la conception même des enquêtes. En contrepartie, le choix est fait d’apporter des garanties académiques
concernant la composition du cénacle d’élaboration des protocoles. Loïc Mahérault souhaite ainsi que la revendication de scientificité de ce classement
soit assortie en quelque sorte d’une clause d’accès qui affirme la rareté du produit, son utilité distinctive.
Les palmarès urbains évoqués ci-dessus témoignent d’un certain malaise
des promoteurs de tels palmarès dès lors qu’il s’agit d’expliciter les conventions qui sont à la base de leur élaboration. Que ce soit la Banque Mondiale
hésitant entre pérennisation de son dispositif participatif et stabilisation des
indicateurs, ou le cabinet Altidiem qui choisit de ne pas divulguer au-delà
d’un cercle restreint les protocoles auxquels il a recours, les acteurs concernés
semblent embarrassés pour exposer leur politique de la quantification. Cette
difficulté à expliciter les politiques de la science dépasse le seul secteur des
politiques urbaines et mérite sans doute aujourd’hui que de nouveaux programmes de recherche s’engagent (Bardet, Jany-Catrice, 2010).
Plus largement, les palmarès apparaissent, à la lumière du prisme lyonnais
notamment, davantage comme des outils de légitimation de l’action urbaine,
que comme de véritables outils de management des politiques d’agglomération. Leurs usages relèvent d’abord et avant tout du champ de la communication politique, aujourd’hui structuré autour de la rhétorique de concurrence
des villes et d’enjeux de marketing territorial. De ce point de vue, il convient
de prêter attention au détournement d’attention qu’une telle focalisation est
susceptible d’alimenter, courant le risque de faire oublier qu’au-delà des réalités de la communication, les villes demeurent constituées de populations
déshéritées ou dominées, nombreuses, bien loin d’être en capacité de bénéficier des éventuelles plus-values apportées par une position avantageuse dans
de tels classements produits d’enquêtes auprès des chefs d’entreprises, aussi
sérieux soient leurs protocoles d’établissement. Parallèlement à ces outils
quantitatifs, d’autres formes de savoirs sur les populations et les territoires se
sont fortement développées ces dernières années, qui viennent redoubler la
nécessité de perspectives critiques interrogeant le potentiel de ces dispositifs
en termes notamment de croissance des inégalités.
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Surveiller et classer : deux chantiers pour une recherche urbaine crittique
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Fabrice Bardet & Anaïk Purenne
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Loin de constituer un phénomène nouveau, la collecte et l’exploitation
d’informations à caractère personnel est un processus ancien qui a accompagné l’émergence des États modernes. Depuis une vingtaine d’années, les politiques de modernisation de l’État5 soutenues par le développement rapide
de nouvelles technologies favorisant la circulation de flux massifs de données
personnelles ont cependant ouvert la voie à des changements d’envergure,
en étendant à l’ensemble de la société la surveillance étroite qui ne s’exerçait
jusque-là qu’en direction d’individus ou de groupes sociaux nommément
désignés. Loin de constituer un simple effet d’aggiornamento d’organisations
bureaucratiques en quête de modernisation de leur répertoire d’actions, cette
généralisation des outils de surveillance doit être conçue comme un trait
constitutif des sociétés industrialisées en général et des villes en particulier,
qui se définiraient aujourd’hui par des formes de contrôle social plus intrusives et plus systématiques6.
Depuis la fin des années 1980, les sciences sociales anglo-saxonnes ont
largement alimenté la réflexion sur cette « nouvelle surveillance » envisagée comme une nouvelle forme de contrôle social plus « soft » venant se
superposer au, sinon concurrencer le monopole de l’État sur les moyens de
violence. Cette attention a conduit à la structuration progressive d’un nouveau domaine d’étude, les « surveillance studies ». La nouvelle spécialité qui
a émergé sous ce label fait aujourd’hui l’objet de revues spécialisées et de réseaux professionnels dédiés aux activités de collecte et d’analyse d’informations sur les populations. Malgré l’importance des questions soulevées, cette
littérature demeure encore très imparfaitement connue en France, les chercheurs non anglophones demeurant à de rares exceptions près à l’écart de ce
chantier de réflexion7. C’est à la genèse et à la consistance de cette tradition
de recherche qui s’est développée sous le label des « surveillance studies » que
s’intéressent Bilel Benbouzid et Anaïk Purenne. Cette tradition de recherche
permet, comme on va le voir, de nourrir, à partir d’autres horizons intellectuels et disciplinaires (la sociologie du crime et de la déviance, la sociologie
de l’information), l’entreprise de connaissance et les visées de transformation
sociale qui animent le champ de la recherche urbaine critique tel que Bernard
Jouve l’envisageait.
L’analyse de la place qu’occupe le traitement des données personnelles
dans l’arsenal des outils de gouvernement a été initiée dans les années 1970
5. On pense, par exemple, au développement de logiques d’action publique visant à prédire
et anticiper la survenue de risques.
6. On reprend ici la définition large du contrôle social proposée par Stanley Cohen comme
les « réponses organisées par lesquelles la société réagit aux comportements et aux individus
qu’elle considère comme déviants, problématiques, inquiétants, menaçants, gênants, difficiles ou indésirables » (Cohen, 1985).
7. Parmi ces exceptions, on peut citer en particulier les travaux de Didier Bigo, de Fabien
Jobard et Dominique Linhardt, ou encore ceux d’Emmanuel Martinais et Christophe Bétin
au sein du laboratoire RIVES.
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La surveillance urbaine : un autre chantier
d’analyse pour la recherche urbaine
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par le sociologue et criminologue Gary T. Marx. Son intérêt pour ces questions porte la marque de l’influence des travaux d’Erving Goffman sur le
contrôle social et le secret, dont Gary Marx suivit les enseignements à Berkeley au début des années 1960 et dont il s’est efforcé d’élargir la perspective
en déplaçant le regard du point de vue des « agents du contrôle social ». Ce
travail pionnier tourné vers l’étude des usages policiers de l’information a
rencontré l’intérêt de chercheurs issus d’autres sous-disciplines comme la sociologie de l’information et de la communication. L’un des spécialistes nordaméricains parmi les mieux reconnus de ce champ, David Lyon, a ainsi joué
un rôle essentiel dans la construction du « label » des surveillance studies à
travers une entreprise éditoriale d’envergure. On lui doit en particulier d’avoir
promu une définition plus large de la surveillance au-delà du seul horizon de
la sécurité et même de la sphère publique. Dans plusieurs de ses ouvrages, David Lyon s’est attaché en effet à montrer que l’usage de données personnelles,
qui était historiquement l’apanage de certains segments de l’appareil d’État
comme la police, l’armée, ou les agences du Welfare, s’est généralisé également
au sein des organisations privées.
A quelle(s) logique(s) renvoie cet intérêt sans précédent pour les données
à caractère personnel ? Quelles implications pour les individus concernés et le
« vivre ensemble » ? Les réponses à ces questions varient selon le cadre d’analyse privilégié. Pour le dire vite, l’approche panoptique développée par Michel
Foucault dans Surveiller et punir, qui a largement dominé les surveillance studies depuis leur origine, a d’abord incité les chercheurs à focaliser leur attention sur les visées disciplinaires ou « normalisatrices » de ces pratiques et à
développer une critique des effets négatifs de ces dispositifs assimilés à une
source majeure d’érosion des libertés individuelles. Ces réflexions ont parfois
accompagné les efforts des pouvoirs publics en vue de limiter les atteintes à la
vie privée occasionnés par cette systématisation de la surveillance des populations. De telles analyses, de même que les réponses légales ou technologiques
tournées vers la préservation des droits et libertés des individus contre des
usages abusifs des données personnelles par l’État ou les firmes privées, sont
cependant vues comme de plus en plus inadéquates et réductrices par certains
auteurs, qui défendent l’idée que d’autres logiques institutionnelles viennent
aujourd’hui se surajouter à, et peut-être même supplanter, les visées disciplinaires de la surveillance.
Ainsi pour David Lyon, la surveillance apparaît désormais comme « un
moyen privilégié de tri social, de classification et de catégorisation des populations et des personnes à des fins d’anticipation et de gestion des risques »
(Lyon 2001). Cette vision de la surveillance comme « social sorting » s’exerçant au moyen de bases de données informatisées se nourrit, pêle-mêle, des
réflexions d’Ulrich Beck sur la « société du risque », des analyses développées par Ian Hacking dans The Taming of Chance, ou encore de celles de Saskia
Sassen et Manuel Castells sur la « ville globale ». Plusieurs types d’exemples
développés par le géographe Stephen Graham (Lyon, 2007) permettent de
mieux saisir les points de convergence entre les questionnements de la recherche urbaine et cette problématique de la surveillance comme tri social
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et mode de renforcement des divisions sociales et économiques dans ces espaces privilégiés de la consommation de masse que sont les villes.
Un premier exemple est celui des bases de données et des activités de profilage aujourd’hui largement développées dans l’univers du marketing pour
connaître les préférences et les comportements des consommateurs, et qui
fournissent généralement le socle de pratiques à caractère discriminatoire.
Qu’il s’agisse des cartes de fidélité proposées par nombre de grandes enseignes de supermarchés ou des dispositifs « grands voyageurs » mis en place
par les compagnies aériennes ou ferroviaires, ce type de profilage conduit en
effet à un renforcement des distinctions de statut ou de rang en réservant les
meilleures offres, les meilleurs emplacements, ou les meilleurs services aux
clients identifiés comme les plus assidus. Le recours généralisé à ces différences de statut dans les espaces urbains débouche sur des processus de priorisation de certains groupes et de marginalisation d’autres groupes sociaux et
peut être envisagé, selon S. Graham, comme une autre forme moins visible
mais tout aussi prégnante de ce qu’il est convenu d’appeler la « fracture numérique » (Graham, 2004). Ces mêmes processus se retrouvent également
dans des secteurs aussi essentiels que les déplacements, où certaines villes
confrontées à des problèmes de congestion ont adopté des systèmes de surveillance du trafic des routes urbaines ou interurbaines à péage permettant de
faire varier le niveau de tarification en fonction des conditions de circulation :
lorsque les caméras révèlent un trafic chargé, les automobilistes sont informés
d’une augmentation des tarifs par des panneaux de signalisation lumineuse,
information qui incite les catégories les moins aisées à se reporter sur d’autres
voies de circulation.
Mais c’est sans doute dans le domaine de l’application de la loi et du maintien de l’ordre social que les conséquences de la surveillance comme tri social
apparaissent les plus marquantes. La logique de « séduction catégorielle »
(categorical seduction) cède en effet le pas à une logique de « suspicion catégorielle » (categorical suspicion) : l’enjeu de la surveillance n’est plus d’identifier
des groupes de consommateurs pouvant bénéficier de conditions privilégiées, mais des individus ou des groupes « à risque » devenant objet d’une
attention particulière de la part des acteurs de la régulation sociale. C’est ce
qu’illustre l’exemple des programmes de surveillance intensive mis en place
dans certaines villes canadiennes en direction des jeunes délinquants identifiés comme des criminels en puissance (Ericson, Haggerty, 1996). L’inclusion
d’un mineur dans ces programmes s’effectue sur la base d’un tour de table inter
institutionnel incluant les administrations policières et judiciaires, mais aussi
les services sociaux, scolaires ou encore médicaux de la ville. À l’issue d’un travail d’analyse et de profilage des risques, des « books » de photos sont remis
aux patrouilleurs de la police, avec pour consigne de multiplier les contrôles
à l’encontre de ces « cibles » pour les amener soit à se tenir tranquille, soit à
changer de territoire. Sans déboucher nécessairement sur un usage ostentatoire de la force, ces nouveaux modes d’intervention valorisant le traitement
de l’information et les activités de « production de savoir » sur les risques
criminels (knowledge working) semblent en passe de s’imposer comme un
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modèle d’action dominant au sein des forces de polices urbaines, si l’on suit
les travaux des criminologues canadiens Richard Ericson et Kevin Haggerty.
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L’exercice critique, pour se fonder sur des instruments théoriques, reste inséparable de l’épreuve du terrain, où il se nourrit et peut démontrer son utilité
sociale. Cette vision de la recherche s’applique à deux dispositifs émergents de
surveillance et de classement, qui reposent tous deux sur une technologie de
contrôle qu’il convient d’examiner en détail.
A l’heure où la collecte et le traitement des données personnelles deviennent progressivement partie intégrante du répertoire d’action de nombreuses
administrations françaises, ce rapide état des travaux et des réflexions développés par le champ des surveillance studies contribue à faire surgir quelques
questions qui gagneraient nous semble-t-il à s’inscrire sur l’agenda de la recherche urbaine française, autour notamment de la problématique du tri
social et des concepts de séduction et suspicion catégorielle. Omniprésentes
dans les espaces urbains à travers les caméras de vidéosurveillance, les systèmes de contrôle des flux de circulation ou encore les dispositifs de sécurité
des centres commerciaux, les activités de surveillance constituent en effet un
vecteur potentiel de renforcement des inégalités sociales et des processus de
différenciation déjà à l’œuvre, en conditionnant à l’appartenance à telle ou
telle catégorie l’accès à un large éventail d’espaces ou de services urbains. S’ils
rencontrent encore parfois des difficultés pour séduire les élites politiques, les
palmarès urbains et leurs usages méritent aussi d’être appréhendés au prisme
de leurs effets (ou, le cas échéant, de leur absence d’effets) sur les inégalités
sociales, la résorption du chômage et de la pauvreté, et ce d’autant plus qu’ils
peuvent être assimilés par certains aspects à des politiques symboliques dont
l’une des fonctions est précisément de polariser l’attention sur des problèmes
« mineurs », au détriment de problèmes plus « sérieux » (Edelman, 1964,
1971).
Ces deux chantiers de recherche entrent ce faisant pleinement en résonance avec le programme de travail de la recherche urbaine critique tel que
Bernard Jouve le concevait, à travers notamment les travaux développés
dans le cadre de la chaire « Politiques urbaines et citoyenneté » par laquelle
l’UNESCO avait marqué la reconnaissance internationale de sa démarche de
« passeur » en pensée critique sur la ville.
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Conclusion
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Références / References
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