“ ”Soyez cymbaliste” Le Portrait de Verlaine par
Carrière”
Pierre Pinchon
To cite this version:
Pierre Pinchon. “ ”Soyez cymbaliste” Le Portrait de Verlaine par Carrière”. Revue de l’Art, Centre
National de la Recherche Scientifique, 2015, p. 29-38. hal-02543984
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Pierre Pinchon
Soyez Cymbaliste !
Le Portrait de Verlaine par Eugène Carrière
Dans son numéro de janvier 1891,
le Mercure de France était en mesure
d’annoncer de bonnes nouvelles à
ses lecteurs :
« Une double joie pour les iconographes futurs : Eugène Carrière
vient de peindre un très beau Portrait de Verlaine, et Paul Gauguin
de dessiner un admirable Moréas
qui illustrera un des prochains fascicules de “la Plume1” » ÀJ 1, 2).
Passée dans la modeste rubrique
« Choses d’art », cette brève publicitaire s’inscrit pourtant dans une
période charnière de l’histoire du
symbolisme littéraire. Après avoir
assisté à la multiplication des formes
« manifestaires » avec les publications successives de Theodor de
Wyzewa, de René Gihl, de Moréas,
puis de Gustave Kahn et Paul Adam
pour la seule année 18862, la décennie
qui s’ouvre est celle de la consécration du Symbolisme, un mouvement
OLWWpUDLUHGHYHQXVXIÀVDPPHQWIRUW
SRXUDIÀFKHUVDFRKpVLRQHWVDVROL
darité – aussi apparentes soientelles – auprès d’un public élargi.
C’est dans cette perspective d’agrandissement du spectre médiatique de
la nouvelle École que s’organise le
2 février 1891 le banquet donné en
REVUE DE L’ART, n° 189/2015-3, p. 29-37
l’honneur de la publication du Pèlerin
passionnéGH0RUpDVDÀQGHFRQTXprir de nouvelles audiences et rallier
de nouveaux suffrages. Dans cette
logique de séduction et d’occupation de la scène culturelle, le champ
littéraire s’adjoint le concours des
artistes, Gauguin en premier lieu.
Outre son dessin Madame la mort
exécuté pour le drame éponyme de
Rachilde ÀJ 3), la gravure publiée
dans La Plume à l’occasion du numéro spécial consacré à Jean Moréas
assume pleinement une dimension
publicitaire par l’apposition du slogan « Soyez symboliste ». Réalisé au
même moment, le Portrait de Verlaine
par Eugène Carrière peut être analysé
dans la même perspective ainsi que
le suggère la brève publiée dans le
Mercure de France. Si l’origine de cette
commande et ses conditions de réalisation ont été partiellement éclaircies à l’occasion de la rétrospective
Carrière en 19963, cette étude se propose de préciser pourquoi et comment ce tableau a surtout été conçu
pour créer l’événement, à la faveur
d’un « petit arrangement » entre
amis désireux de servir leurs intérêts personnels sur la scène littéraire
du symbolisme. Les enjeux liés à la
réalisation de ce portrait dépassent
en effet la simple relation entre un
artiste et son illustre modèle pour
inclure non seulement le propriétaire
Jean Dolent mais aussi le critique et
théoricien Charles Morice qui joua
un rôle important d’intermédiaire.
Ainsi, est-ce à travers l’analyse des
relations de ce quatuor ÀJ 4-6) que
se comprend la valeur stratégique de
ce portrait utilisé comme bannière
au cœur de la mêlée symboliste. Si
cette stratégie s’avéra payante pour
Carrière et Dolent, il n’en fut pas de
même pour Morice et encore moins
pour Verlaine, déçu par ces pratiques
publicitaires et l’instrumentalisation de son image. L’individualisme
exacerbé de la nouvelle génération
littéraire lui inspira d’ailleurs cette
réponse à l’enquête de Jules Huret
en 1891, laquelle peut être mise en
rapport avec les conditions de réalisation de son portrait par Carrière :
©³ ,OV P·HPErWHQW j OD ÀQ OHV
cymbalistes ! eux et leurs manifestations ridicules ! Quant on veut vraiment faire de la révolution en art,
est-ce que c’est comme ça qu’on
procède ! En 1830, on s’emballait et
on partait à la bataille avec un seul
drapeau où il y avait écrit Hernani !
Aujourd’hui, c’est des assauts de
pieds plats qui ont chacun leur bannière où il y a écrit RÉCLAME4 ! »
29
Pierre Pinchon : Soyez Cymbaliste ! Le Portrait de Verlaine par Eugène Carrière
1. Eugène Carrière, Portrait de Paul Verlaine, 1890, huile sur toile, 61 X 51 cm, Paris, musée d’Orsay.
30
Pierre Pinchon : Soyez Cymbaliste ! Le Portrait de Verlaine par Eugène Carrière
Une commande rapidement exécutée
2. Paul Gauguin, Soyez symboliste (Portrait de Jean Moréas), gravure parue dans La Plume, 1891, Paris, BnF.
3. Paul Gauguin, )LJXUHGHVSHFWUHSRUWDQWODPDLQGURLWHjVRQIURQW©0DGDPH/D0RUWª, fusain, 1890-1891, 23,9 X 29,3 cm,
Paris, musée d’Orsay, conservé au musée du Louvre.
L’historique de l’œuvre débute
lors du sixième séjour du poète
à l’hôpital Broussais, du 12 septembre au 23 novembre 1890. Sur
les conseils de son ami Félicien
Champsaur, Verlaine avait pris la
décision, jODÀQGHO·DXWRPQH 1890,
GH SXEOLHU XQ ÁRULOqJH GH VHV SRpsies chez Fasquelle dans la biblioWKqTXH&KDUSHQWLHUDÀQG·pODUJLUVRQ
lectorat grâce à un diffuseur plus
populaire que son premier éditeur,
Léon Vanier. Dans cette logique de
séduction, ce Choix de Poésies devait
s’accompagner d’un frontispice en
héliogravure représentant Verlaine,
réalisé par Eugène Carrière, une
valeur artistique montante et soutenue par des personnalités critiques
comme Roger Marx et Dolent.
Cette stratégie se révéla fructueuse
puisque l’ouvrage, largement diffusé,
contribua au début d’une nouvelle
notoriété des œuvres de Verlaine. Ce
dernier ne manqua d’ailleurs pas de
remercier Carrière et Champsaur en
dédiant respectivement les « Poèmes
saturniens » au peintre et les « Fêtes
galantes » à l’homme de lettres dans
ce nouveau recueil. La correspondance de Verlaine révèle aussi que
le portrait fut réalisé dans l’atelier
de Carrière en une seule séance
même si trois études préparatoires
sont connues5 ÀJ 7-9). Ce paradoxe
est pourtant facilement explicable.
Dans un premier temps, Carrière
se serait rendu à l’hôpital Broussais
pour s’approprier la physionomie du
modèle. Cependant, les conditions
de travail ne devaient pas être propices à la concentration nécessaire
SRXUÀQDOLVHUXQWHOSURMHWSXLVTXH
même à l’hôpital, Verlaine avait
gardé l’habitude d’être entouré de
ses nombreux amis. Intervient alors
l’un d’eux : le poète et critique d’art
Charles Morice. Également proche
d’Eugène Carrière, il obtint des méGHFLQVXQHDXWRULVDWLRQGHVRUWLHDÀQ
d’amener Verlaine chez l’artiste pour
que ce dernier puisse travailler à son
aise. La séance de pose eut lieu le
17 novembre 18906 en présence du
critique qui rapporta en 1906 ce moment passé dans l’atelier du peintre
en compagnie de Verlaine7. Moins
de quinze jours après cette séance
de pose, le tableau fut vendu par le
poète. Le musée d’Orsay conserve en
effet le reçu envoyé le 28 novembre
31
Pierre Pinchon : Soyez Cymbaliste ! Le Portrait de Verlaine par Eugène Carrière
1890 par Verlaine à Dolent, faisant
acte de réception des 500 francs versés par le collectionneur bellevillois
pour l’acquisition de la toile8, soit
FLQTMRXUVDSUqVODVRUWLHGpÀQLWLYH
du poète de l’hôpital Broussais.
(QMHX[HWVWUDWpJLHVDXWRXUG·XQSRUWUDLW
symboliste
Si Champsaur apparaît comme
l’initiateur de ce projet9, le rôle
le plus central dans la réalisation
du portrait a été tenu par Morice,
alors jeune critique et théoricien
symboliste dont le début de carrière fut intimement lié à l’œuvre
de Verlaine. En décembre 1882,
0RULFH ÀW SDUDvWUH GDQV la Nouvelle
Rive Gauche une importante étude
sur /·$UWSRpWLTXH, article sévère qui
contribua cependant à faire sortir
de l’ombre le poète. Aussitôt après
cette parution, Verlaine fut invité à
publier un droit de réponse dans la
même revue et, étonnamment, se lia
d’amitié avec le jeune critique10. Par
la suite, Morice publia en 1888 la
première monographie sur Verlaine
dans laquelle l’auteur imposait son
sujet d’étude comme l’un des grands
maîtres contemporains11. C’est d’ailleurs à cette date que s’observent
les premiers contacts entre les
différentes personnalités ayant eu
part dans la réalisation du Portrait de
Verlaine. Morice venait en effet de
faire la connaissance de Jean Dolent
à la Revue contemporaine en 188512 et
c’est par l’intermédiaire de ce dernier que Morice rencontra à son tour
Eugène Carrière13, artiste que Dolent
venait de mettre en lumière à l’occasion de la publication de son dernier
recueil, $PRXUHX[G·DUW, en 188814. En
outre, au moment de la rédaction
du Paul Verlaine de Morice, Carrière
et Dolent étaient déjà en contact
avec l’auteur de 6DJHVVH puisqu’une
4. Eugène Carrière, Portrait de Charles Morice, 1893, huile sur toile,
46 X 38,5 cm, Neuss, Clemens-Sels-Museum.
5. Eugène Carrière, Portrait de Jean Dolent, 1898, lithographie,
44,2 X 33,8 cm, Paris, bibliothèque de l’INHA, coll. Jacques Doucet.
32
6. Eugène Carrière, $XWRSRUWUDLW, vers 1890-1893, huile sur toile, 41 X 33 cm, New York,
The Metropolitan Museum of Art, Purchase, Albert Otten Foundation Gift, 1979.
Pierre Pinchon : Soyez Cymbaliste ! Le Portrait de Verlaine par Eugène Carrière
7. Eugène Carrière, Étude pour le portrait de Verlaine,
1890, huile sur toile, 31 X 22,5 cm, Pontoise,
musée Tavet-Delacour.
lettre du 25 juin 1888 apprend que
le peintre se réjouissait de la venue
chez lui, le soir même, de l’auteur
d’$PRXUHX[ G·DUW accompagné du
« grand poète Verlaine15 ». À cela,
vient encore s’ajouter la parution au
Journal des artistes du premier compte
rendu de lecture écrit par Dolent au
sujet du Paul Verlaine de Morice en
décembre 1888, article aussi bien
élogieux pour le sujet d’étude que
pour son auteur16. Un an plus tard,
0RULFHÀWSDUDvWUHVRQSOXVLPSRUtant essai, /D/LWWpUDWXUHGHWRXWjO·KHXUH
dans lequel le théoricien symboliste
réservait une place de choix à la
poétique de Verlaine ainsi qu’aux
personnalités de ses amis Dolent
et Carrière, « un esprit très curieux,
à part, d’une finesse délicieuse et
d’une très aiguë clairvoyance » pour
le premier et « un poète par l’intensité même de sa vision de peintre17 »
pour le second. Après avoir livré la
première monographie sur Verlaine
en 1888 et un ouvrage théorique
sur le symbolisme en 1889, il restait
encore à publier une anthologie du
poète pour parachever l’œuvre de
redécouverte initiée par Morice qui,
évidemment, avait participé à ce projet en collaboration avec Verlaine et
Champsaur dans le choix des poèmes.
Puisque son art poétique était en
8. Eugène Carrière, Étude pour le portrait de Verlaine,
1890, huile sur toile, 24 X 17,5 cm, Pontoise,
musée Tavet-Delacour.
passe d’être reconnu et diffusé plus
largement, Verlaine avait besoin de
véhiculer une image peinte par un
DUWLVWHHQYRJXHTXLUHÁpWHUDLWDLQVL
le nouvel engouement de la génération montante pour ses vers. Quant à
Carrière, cette commande était l’occasion d’ajouter à sa collection naissante de portraits de contemporains
O·HIÀJLHG·XQHJORLUHGHO·DYDQWJDUGH
parisienne et d’asseoir sa réputation
dans les milieux littéraires, après
avoir préalablement réalisé les portraits de ses amis critiques d’art ou
collectionneurs, comme Roger
Marx, Louis-Henri Devillez et Jean
Dolent. Pour ce dernier, la publication d’$PRXUHX[G·DUWen 1888 l’avait
HQÀQLQVWDOOpVXUODVFqQHV\PEROLVWH
en tant qu’écrivain, critique et collectionneur passionné par Carrière.
L’arrivée d’un tel portrait dans sa
collection – Dolent possédait déjà
dix-sept toiles de Carrière acquises
entre 1886 et 1888 – ne pouvait alors
qu’augmenter sa notoriété naissante
de son salon, la Villa Ottoz, située en
plein Belleville18. Après avoir aidé le
peintre et sa famille à surmonter les
GLIÀFXOWpV PDWpULHOOHV HQ DFTXpUDQW
les portraits de l’ensemble du clan
Carrière, Dolent dépassait maintenant la relation intimiste et familiale
jusqu’ici nouée avec Carrière pour
9. Eugène Carrière, Étude pour le portrait de Verlaine, 1890, huile sur
toile, 18 X 16,5 cm, Boston, Museum of Fine Arts, Seth K. Sweetser
Fund.
atteindre une dimension nouvelle en
tant que collectionneur. En quelque
sorte, l’auteur d’$PRXUHX[G·DUWarrachait Verlaine à la rive gauche pour
attirer l’attention du monde littéraire
et artistique parisien vers sa périphérie et les hauteurs de Ménilmontant.
Reste Charles Morice qui apparaît
bien comme la cheville ouvrière de
FHWWHDVVRFLDWLRQHQWUHXQHÀJXUHOLWtéraire, un artiste et un amateur d’art,
émergeant tous trois sur la nouvelle
scène parisienne au même moment.
Les intérêts de Morice résidaient
dans l’application de ses théories
développées un an plus tôt dans La
/LWWpUDWXUH GH WRXW j O·KHXUH. Avec le
Portrait de Verlaine, Carrière mettait
en pratique la conception suggestive et vitaliste de l’art énoncée par
Morice en 1889 :
« Dans cette acception du Beau,
n’est œuvre d’art que celle qui
précisément commence où elle
VHPEOHUDLWÀQLUFHOOHGRQWOHV\Pbolisme est comme une porte
vibrante dont les gonds harmonieux font tressaillir l’âme dans
toute son humanité béante au
Mystère […] ; celle qui révèle,
celle dont la perfection de la
forme consiste surtout à effacer
cette forme pour ne laisser per-
sister dans l’ébranlement de la
Pensée que l’apparition vague et
charmante, charmante et dominatrice, dominatrice et féconde
G·XQHHQWLWpGLYLQHGHO·,QÀQL19 ».
À travers sa dimension suggestive,
le tableau constituait un réel manifeste dans lequel l’esthétique de Verlaine se matérialisait sous le pinceau
de celui que Morice avait élogieusement présenté dans La Littérature
GH WRXW j O·KHXUH comme un « artiste
parfait [qui] a mis dans les moyens
de son expression le symbole d’ellemême, dans ce choix de tons blancs
et gris20 ».
/HWHPSVGHOD©UpFODPHª
Placée dans le salon de Dolent
qui était ouvert tous les dimanches,
O·±XYUHGHYDLWDLQVLEpQpÀFLHUG·XQH
grande visibilité et constituer une
véritable attraction pour fédérer et
enrichir le réseau d’artistes et d’écrivains se mettant en place autour de
Morice, Carrière et le collectionneur
bellevillois entre 1888 et 1890. Cette
K\SRWKqVHHVWFRQÀUPpHSDUOHVGLIférentes annonces « publicitaires »
parues dans la presse peu de temps
après la réalisation du portrait. Deux
33
Pierre Pinchon : Soyez Cymbaliste ! Le Portrait de Verlaine par Eugène Carrière
jours après la séance de pose dans
l’atelier de Carrière, Verlaine avait
demandé à Champsaur de faire passer dans une grande rédaction parisienne un nouveau sonnet, composé
en souvenir de sa rencontre avec
le peintre21. /·eYpQHPHQW du 26 novembre 1890 fit alors paraître ce
poème en première page sous cette
forme :
« Dolent aboutit à ce Symbolisme
RFRQÁXHQWQpFHVVDLUHPHQWQRV
désirs de vérité et de beauté. Il a vu
que les formes immédiates, loin
de révéler, masquent, qu’on se
leurre au mensonge des conventionnels cadres où les choses font
semblant de se limiter, qu’il n’y a
de poésie que dans l’atmosphère
vague où la pensée solide et le
modelé puissant se laissent à deviner : 5LHQGHSOXVFKHUTXHODFKDQVRQ
JULVH2O·LQGpFLVDXSUpFLVVHMRLQW«a
dit M. Paul Verlaine29 ».
« Le peintre Eugène Carrière
vient de faire le portrait de Paul
Verlaine et voici le sonnet (inédit)
que le poète vient d’envoyer au
peintre :
Faire événement sur la scène du symbolisme
À travers ma blague voyoute
(WOHGXUÁX[GHVPRWVDWURFHV
Tandis que voyageaient vos
brosses
Sur la toile que l’art veloute
Insensiblement par la route
– On eût dit – des écoliers rosses
S’évoquaient un front plein de
bosses
Où celle du crime n’est toute,
Et de petits yeux de malice
Luisant pourtant sous l’arc mal
lisse
De sourcils que leur ligne rate,
Luisant comme mouillés de
comme
Des pleurs, vrais au fond, d’un
bonhomme
Un peu jadis et mal Socrate.
7 [sic] novembre 189022 »
Puis dix jours après, ce fut au
tour de Dolent d’annoncer dans le
Journal des artistes sa dernière acquisition au détour d’un compte rendu
du dîner des Têtes de bois donné le
5 décembre 1890 :
« Le peintre Eugène Carrière a fait
un portrait du peintre [sic] Paul
Verlaine. On peut voir ce portrait
de Verlaine chez Dolent, 43 rue
Piat (le dimanche) Avis aux admirateurs du peintre et du poète23. »
Cependant, les curieux n’eurent
pas à se déplacer immédiatement
jusqu’à Belleville, puisque le tableau
fut d’abord exposé de la fin décembre jusqu’à février chez DurandRuel aux côtés d’œuvres de Rodin,
ainsi que l’apprennent une lettre de
Verlaine au docteur Louis Jullien
34
10. Edmond Aman-Jean, Portrait de Paul Verlaine, 1891-1892, huile sur toile,
125 X 70 cm, Metz, musée des Beaux-Arts.
et une brève passée par G.- Albert
Aurier au Mercure de France 24. Si la
rencontre entre les deux artistes
remonte au début de 1888 grâce à
l’intermédiaire de Dolent25, l’arrivée inopinée du Portrait de Verlaine
chez Durand-Ruel au milieu d’un
ensemble de Rodin constitua la première confrontation entre ces deux
esthétiques bientôt constamment
rapprochées par la critique au cours
des années 189026. Cette information nouvelle vient encore accréditer la thèse d’une « publicité »
organisée, non sans précipitation,
dans les jours qui ont suivi l’exécution du portrait, à l’image de la
brève publiée par le Mercure de France
le 1er janvier 1890 dans la rubrique
« Échos divers et communications »
annonçant la réalisation simultanée
des portraits de Moréas et Verlaine
par Gauguin et Carrière27(QÀQLO
faut aussi mentionner la publication au Mercure de France du mois de
février 1891 d’un poème de Morice
dédicacé à Carrière et intitulé « Paul
Verlaine 28 » dans lequel le poète
proposait une transposition littérale
du tableau. En outre, Morice publie
le mois suivant la première étude
sur l’œuvre littéraire et critique
de Dolent dans les pages de cette
même revue, consacrant la nouvelle
notoriété de Dolent, un « amoureux
d’art » désormais intimement associé à Carrière et Verlaine par leur
ami commun :
Cette campagne d’information et
de multiplication de dédicaces à travers la presse littéraire et artistique
n’était pas fortuite et répondait à
l’approche du banquet du 2 février
1891 donné en l’honneur de Jean
Moréas. Cette soirée revêtait aux
yeux de Morice une importance
cruciale pour la suite de sa carrière
puisqu’il pouvait alors s’estimer en
mesure de rivaliser sur le plan théorique avec Moréas en tant que chef
GHÀOHGHO·pFROHV\PEROLVWHGHSXLVOD
publication de /D/LWWpUDWXUHGHWRXWj
O·KHXUHet de son étude sur Verlaine.
Déjà en novembre 1890, soit une
semaine avant la réalisation du portrait, Morice avait informé Carrière
de l’imminence du banquet et insisté
pour que le peintre s’y rendît en sa
compagnie30. Organisé de longue
date par Henri de Régnier et Jean
Moréas lui-même, ce banquet – dont
la liste des invités et les discours prononcés ont largement été diffusés
dans la presse – est le plus souvent
présenté comme l’occasion pour
la sphère symboliste d’affirmer sa
solidarité face au public, aux institutions et à l’école naturaliste de Zola.
Cependant, il fut aussi le théâtre
d’expressions individuelles : Moréas,
en premier lieu, qui était en fait le
véritable organisateur de cet événement à sa gloire31 ou encore Gauguin
qui, après avoir réalisé le portrait de
0RUpDVSURÀWDGHFHWWHDVVHPEOpH
pour rallier les suffrages littéraires et
annoncer publiquement son départ à
Tahiti. Présentée en 1896 par Remy
de Gourmont comme « l’expression
même excessive, même intempestive,
même prétentieuse » de « l’individualité en art32 », la période symboliste
Pierre Pinchon : Soyez Cymbaliste ! Le Portrait de Verlaine par Eugène Carrière
est principalement marquée par
des rivalités et des affrontements
d’écoles esthétiques diverses qui
utilisent désormais la manifestation
DUWLVWLTXHjGHVÀQV©PpGLDWLTXHVª
Dans cette perspective, cette soirée
aurait pu être l’occasion pour Morice
GH V·DIÀUPHU FRPPH OH WKpRULFLHQ
d’un mouvement dont il venait de
faire peindre l’icône deux mois plus
tôt. Cependant, il semble bien que ce
plan de Morice ait été empêché par
Moréas puisque Verlaine fut finalement écarté de ce dîner en faveur
de Mallarmé, choisi comme seul
président d’honneur33. Par là même,
il est aussi curieux de constater que
Carrière n’est pas mentionné dans
les listes des invités présents. Pour
sa part, on sait que Dolent déclina
l’invitation34, certainement échaudé
par ce que Mallarmé désignera un
an plus tard comme « l’inexpliqué
besoin d’individualité dont les manifestations littéraires présentes sont le
UHÁHWGLUHFW35 ».
Écarté par Moréas, Morice n’avait
donc pas réussi à prendre le pas sur
l’auteur du 0DQLIHVWHde 1886 – ou en
avait été empêché par les organisateurs de la soirée – ainsi qu’il aurait pu
l’escompter en arrivant accompagné
des différents protagonistes ayant
eu trait à la réalisation du Portrait de
Verlaine, désormais incontournable.
L’existence d’une rivalité entre les
deux littérateurs est attestée par
une page datée du 19 avril 1891 du
journal inédit de Daniel Baud-Bovy
faisant état d’une froide cordialité
d’apparence entre les deux poètes au
lendemain du banquet du 2 février36.
À cela s’ajoute aussi la publication de
la réponse de Morice à l’enquête de
Jules Huret dans laquelle l’auteur de
/D/LWWpUDWXUHGHWRXWjO·KHXUHprenait
définitivement ses distances avec
Moréas depuis que ce dernier avait
fondé sa nouvelle École romane37.
C’est d’ailleurs à cette même période
qu’un nouveau Portrait de Verlaine
ÀJ 10) est réalisé par Aman-Jean, un
proche de Moréas. Alors que Morice
se plaisait à considérer le tableau
comme une véritable icône christique38, Moréas reprochait à Carrière
d’avoir donné un aspect « dévot39 »
au poète. Daté de janvier 1892 par
un artiste qui avait l’habitude de vernir ses toiles un an après les avoir
peintes40, le Verlaine d’Aman-Jean
semble avoir été commencé dès janvier-février 1891 ainsi que le révèle
la correspondance du modèle41. Si
la contemporanéité des deux portraits témoigne indéniablement de la
nouvelle notoriété de Verlaine sur la
scène parisienne, elle peut aussi être
perçue comme une nouvelle preuve
de la rivalité existant entre Morice
et Moréas, ainsi que des enjeux stratégiques liés à la représentation de
Verlaine dans les milieux littéraires
au début des années 1890. Réalisé
l’année pendant laquelle Moréas se
sépara d’un mouvement littéraire
qu’il avait initié pour fonder l’École
romane avec Charles Maurras, le
tableau d’Aman-Jean pouvait être
stylistiquement interprété comme
une réponse « d’école » à la vision
ténébriste, hermétique et mystique
GXSRqWHLQVXIÁpHSDUOHVpFULWVWKpRriques de Morice et le pinceau de
Carrière42. Représenté en tenue de
malade, le long d’un triste couloir
d’hôpital, le Verlaine d’Aman-Jean
est un « portrait du poète en majesté
humaine43 », portant l’accent sur la
dignité du génie malgré la déchéance
et la souffrance, tandis que celui de
Carrière brosse davantage une image
de la poétique verlainienne que de
l’homme en lui-même. Moins « iconique » que le premier, le Portrait
d’Aman-Jean se distingue aussi de
celui de Carrière par une esthétique
de la clarté et de la simplicité laquelle
fait écho aux doctrines romanes de
Moréas et de ses disciples. Lassée des
atmosphères embrumées du premier
Symbolisme, l’École romane prônait
désormais un retour à la tradition et
à la culture latine au détriment des
théories « nordiques » de wagnériens
comme Wyzewa et Morice.
'XÀDVFRjO·LPEURJOLR
Trois mois après le banquet
Moréas, Morice orchestra son
propre événement symboliste au
Vaudeville avec la troupe du Théâtre
d’Art. Originellement organisée au
EpQpÀFHGH9HUODLQHHW*DXJXLQOD
matinée du 21 mai 1891 était aussi
l’occasion pour le critique et théoricien de faire ses preuves en tant
qu’auteur dramatique et de mettre
enfin ses idées en application devant la nouvelle génération littéraire
ainsi qu’il l’avait annoncé deux ans
plus tôt dans le dernier chapitre de
la /LWWpUDWXUHGHWRXWjO·KHXUH44 Ce qui
aurait dû le consacrer lorsqu’il pré-
senta à un public choisi sa première
pièce, Chérubin – aux côtés de celles
de Verlaine (Les Uns et les autres),
Maeterlinck, Banville et Mendès – fut
un désastre lourd de conséquences
pour la suite de sa carrière littéraire
FDUODSLqFHGXWKpRULFLHQÀWXQYpritable « four », devant un parterre
aussi gêné qu’atterré45. C’est aussi à
cette même période que les relations
entre les différents protagonistes
du Portrait de Verlaine ont tourné à
O·LPEURJOLR ÀQDQFLHU 4XDWUH MRXUV
après la représentation au théâtre du
Vaudeville, Carrière reçut ce mot de
la part de Verlaine :
« Mon cher monsieur, Mon
“vénéfice” ne me rapportant
guère que l’ennui, je viens vous
faire une proposition, vous priant
d’excuser. Votre si beau portrait
de moi, voulez-vous que je le
vende ? et combien ? le plus cher
et le plus rapidement possible.
Excuses infinies et la meilleure
poignée de mains46 ».
Physiquement non localisée, cette
lettre est d’autant plus troublante
qu’elle s’inscrit sans aucune logique
dans une chronologie déjà confuse.
En effet, une autre lettre de Verlaine
datée du 5 mai 1891, et cette foisci adressée à Dolent, révèle que
le collectionneur se serait acquitté
d’un nouveau versement auprès du
poète, six mois après la première
transaction :
« Cher monsieur, J’apprends que
vous avez l’exquise bienveillance
de préméditer de me donner
quelque supplément en échange
de mon portrait déjà payé. Or
je me trouve embarrassé et, si
vous pouviez, je vous [serais]
reconnaissant du moindre subside
par mandat. Je suis souffrant et
ne puis avoir le plaisir [de vous
voir] d’ici à quelque temps. C’est
pourquoi ce mot. Agréez ma
meilleure poignée de main47 ».
Manifestement, Dolent avait
« prémédité » cette missive et cette
nouvelle dépense qui ne semblait
pas avoir été prévue originellement
puisque le tableau était « déjà payé. »
Peut-être est-ce à ce moment que
Dolent décida de payer Verlaine sous
la forme d’une rente ainsi que l’a écrit
ODÀOOHGXSHLQWUH48. Quoi qu’il en soit,
Verlaine devait s’estimer lésé par les
DPLVGH0RULFH3DU©YpQpÀFHªOH
poète fait évidemment référence à la
matinée du 21 mai qui a non seulement été un désastre critique pour
0RULFHPDLVDXVVLXQÀDVFRÀQDQFLHU
puisque Verlaine n’en a retiré que
100 francs, le reste ayant été absorbé
par la réalisation du programme et les
décors de Gauguin49. Entre-temps, la
publication du recueil de poésies initialement prévue pour février-mars
avait pris du retard – le livre ne fut
publié qu’en juin – et les problèmes
d’argent de Verlaine ne faisaient que
s’aggraver. À cela, il faut encore ajouter la nouvelle passion de Verlaine
pour Eugénie Krantz au début du
mois de mai 1891. Un biographe du
poète a ainsi décrit cette nouvelle
« chère amie » :
« Elle n’était pas avide d’argent,
mais rapace. Lucide, calculatrice,
rancunière, capable d’être très
méchante, elle fut la gouverQDQWHLQÁH[LEOHODIHPPHG·RUGUH
dont Verlaine avait besoin pour
mener une vie rangée de travail et
d’économies50 ».
Or la mise en ménage de Verlaine
avec Eugénie Krantz coïncide avec
les deux lettres envoyées par le poète
j'ROHQWHW&DUULqUHDÀQGHUpFXSprer davantage d’argent. La réponse
du peintre à la demande de Verlaine
n’est pas connue. Le poète avaitil eu le sentiment d’être dépossédé
d’une œuvre – dont il n’avait pas su
SUHVVHQWLUODSRUWpHDUWLVWLTXHÀQDQcière et historique majeure contrairement à Dolent – ou avait-il agi sous
l’emprise de sa nouvelle maîtresse ?
Cette dernière hypothèse semble la
plus plausible. La somme reçue par
Verlaine est en effet modique en
comparaison des prix généralement
pratiqués par Carrière, qui avoisinaient en moyenne les 2 000 francs.
,QÁXHQFp SDU VRQ DPLH TXL O·DXUDLW
considéré comme dupé par les
autres protagonistes, Verlaine aurait
été incité à récupérer le tableau des
mains de Dolent pour le revendre
à bon prix, avant que Carrière ne le
raisonne, puisque le tableau n’a plus
jamais quitté la Villa Ottoz jusqu’à la
mort de son propriétaire.
Mise à part une copie manuscrite
faite par Dolent du sonnet rédigé
le 17 novembre 1890 en l’honneur
de Carrière51 et envoyée en dé35
Pierre Pinchon : Soyez Cymbaliste ! Le Portrait de Verlaine par Eugène Carrière
cembre 1891 à Verlaine qu’il l’avait
SHUGXDÀQGHOXLGRQQHUXQHSODFH
dans un prochain livre52, nul élément
ne vient témoigner de la continuation des relations entre le poète,
Carrière et Dolent. Peut-être faut-il
même envisager une dégradation de
OHXUVUDSSRUWVORUVTXH'ROHQWFRQÀD
à Morice que le « côté larve53 » du
poète lui déplaisait. Après l’inhumation de Verlaine le 10 janvier 1896,
Carrière réalisa une version lithographiée de son portrait qui connut
une large diffusion ÀJ 11). Puis, en
mai de cette même année, Carrière
et Dolent se joignirent à Mallarmé,
Rodin, Fauré, d’Indy, Huysmans,
France et Mirbeau dans le comité
créé par Cazals en vue de lancer
une souscription pour l’érection du
monument de Niederhäusern-Rodo
en hommage à Verlaine et tardivement inauguré en 1911 dans le jardin du Luxembourg. Si l’homme l’a
peut-être déçu, Dolent fut toujours
extrêmement attaché à ce portrait,
ÁHXURQGHVDFROOHFWLRQ qu’il comptait faire reproduire en photographie
à une douzaine d’exemplaires pour
des amis choisis en 189654 et dont il
s’inquiétait de l’absence lorsqu’il était
prêté55.
'HX[JDJQDQWVGHX[SHUGDQWV
En devenant propriétaire du
Verlaine, Dolent s’était octroyé une
place prépondérante sur la scène
symboliste à une date charnière de sa
constitution puisque son nom était
désormais étroitement associé dans
l’esprit de ses contemporains à ceux
de Verlaine et Carrière. Au cours
des années 1890-1891, Dolent s’imposa stratégiquement avec l’achat
de ce portrait comme l’un des plus
importants collectionneurs parisiens
d’Eugène Carrière en dotant son
quartier des faubourgs d’un chefd’œuvre, véritable ex-voto pieusement
conservé dans une chapelle érigée à
la gloire de Carrière et Verlaine. Le
tableau entraîna d’ailleurs chez les
proches du collectionneur l’apparition d’un vocabulaire religieux assimilant la butte de Ménilmontant à
un nouveau Golgotha, à un « pèlerinage56 » que devait accomplir tout
bon apôtre de la littérature nouvelle
pour se recueillir devant la « candeur de saint François d’Assise » et
s’amuser de la « malice57 » dégagées
par ce portrait dont Dolent était le
36
lui avait été amené dans son atelier
par Charles Morice. Il n’a vu de lui
que son côté mystique, « dévot »
disait Moréas, et Verlaine lui-même
faisait bien des réserves sur ce
portrait : « Carrière a vu toutes mes
bosses », disait-il, « sauf la maîtresse
bosse, celle du crime. » Verlaine
exagérait. Disons, pour remettre
les choses au point, la bosse de la
malice. Il n’était guère plus satisfait,
au fond, du portrait d’Aman-Jean,
« à l’air trop enfantin. » La vérité se
trouve entre ces deux extrêmes, dans
des dessins de Cazals63.
NOTES
11. Eugène Carrière, Portrait de Paul Verlaine, 1896, lithographie,
68 X 51,8 cm, Paris, bibliothèque de l’INHA, coll. Jacques Doucet.
gardien et Belleville l’écrin ÀJ 12).
À l’origine de la célébrité de Dolent
en tant que collectionneur, le Portrait
de VerlaineSHUPLWpJDOHPHQWDXÀHI
bellevillois de l’écrivain d’acquérir
une popularité nouvelle dans les milieux d’avant-garde, ainsi que le souligna Gustave Kahn dans sa préface
au catalogue de la vente Dolent58.
En outre, le Verlaine défraya aussi
la chronique en 1910, à la mort de
Dolent. Acquis pour la somme de
22 000 francs par l’État avec l’aide de
la Société des Amis du Luxembourg
DÀQ G·HPSrFKHU VD VRUWLH GX WHUULtoire national59, ce « portrait d’un
grand poète par un grand peintre60 »
fut à la hauteur de sa réputation
dans les milieux artistiques et littéraires parisiens puisqu’il établit un
record de vente historique lors de sa
présentation à l’hôtel Drouot ainsi
que l’avait prédit Kahn61. Quant à
Carrière, il a lui aussi largement proÀWpGHFHVXFFqVSXLVTX·LOUpDOLVDGDQV
la foulée les portraits d’Alphonse
'DXGHWHWVDÀOOHDLQVLTXHFHOXLGH
*XVWDYH *HIIUR\ DÀQ GH OHV H[SRser avec le Verlaine au Salon de la
Société nationale des beaux-arts
de 1891 et de compléter son panthéon personnel. Le grand perdant
est assurément Charles Morice. Ses
calculs ont certes porté leurs fruits
pour ses amis Carrière et Dolent
mais le jeune critique a subi à cette
occasion l’échec le plus cuisant de
sa carrière. Cependant, cette déconvenue personnelle ne l’empêcha pas
de fomenter d’autres projets de la
sorte, notamment lorsqu’il imagina
proposer 2YLUL et '·R YHQRQVQRXV"
4XH VRPPHVQRXV" 2 DOORQVQRXV" à
l’acquisition de l’État dans l’espoir
de provoquer de nouveaux scandales
médiatiques autour du nom de
Gauguin et du sien en tant que corédacteur de Noa Noa 62. Quant à
Verlaine, sa réponse à Jules Huret
publiée quelques mois après la réalisation de son portrait par Carrière
ne laisse planer aucun doute sur sa
déception. Aussitôt passée l’exaltation des premiers instants qui a suivi
la réalisation de ce qu’il appelait alors
son « sublime » portrait, Verlaine
a rapidement révisé son jugement.
Dans son essai sur l’artiste de 1931,
Jean-Paul Dubray affirma même
que le poète « ne goûtait pas l’art du
SHLQWUHªHQVHÀDQWjVHVFRPPHQtaires circonspects du poète, rapportés par Ernest Raynaud : « Carrière
m’a représenté en Christ à bout
de souffle ». Le Verlaine familier,
Carrière ne l’a jamais connu. Verlaine
1. « Choses d’art », Mercure de France, 1er janvier 1891, p. 62.
2. Sur cette question, voir J.-N. Illouz, « Les
manifestes symbolistes », Littérature, no 139,
2005, p. 93-11.
3. Voir C. Debray-Duhamel et R. Rapetti,
cat. exp. (XJqQH &DUULqUH Paris,
1996, p. 112-121.
4. P. Verlaine, réponse à l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret, 1891, p. 65.
5. Voir cat. exp. (XJqQH &DUULqUH, RS FLW à la
note 3, p. 114-115.
6. Voir lettre de Paul Verlaine à Félicien
Champsaur citée dans A. Van Bever, Correspondance de Verlaine, Genève, Paris, 1983,
t. III, p. 365.
7. C. Morice, (XJqQH &DUULqUH, Paris, 1906,
p. 194-195 : « Le poète, malade, était à l’hôpital, à l’autre extrémité de la ville. Tout avait été
préparé, Carrière l’attendait. Mais la traversée
ne s’accomplit pas sans peine, malgré plusieurs
voitures et à cause de l’exaltation du congé
d’un jour. Pas un instant Verlaine ne posa.
Durant toute cette unique séance de quelques
heures il ne cessa d’arpenter l’atelier, en parlant
haut, avec cette effervescente verve […] ».
8. Archives du musée d’Orsay, R.F. 3750.
9. Il faut aussi signaler que Champsaur faisait partie de la Société des Têtes de Bois,
un club présidé par Dolent depuis 1884.
Champsaur, Morice, Carrière et Dolent
avaient d’ailleurs dîné ensemble à l’Auberge
des Adrets le 5 novembre de cette année.
Voir P. Pinchon, « Jean Dolent (1835-1909),
président des dîners des Têtes de bois (18741896) » dans Catherine Méneux (dir.), 5HJDUGV
GH FULWLTXHV G·DUW $XWRXU GH 5RJHU 0DU[
1913), Rennes, 2008, p. 27-39.
10. Voir la chronologie dans P. Verlaine,
°XYUHV SRpWLTXHV FRPSOqWHV, Paris, 1962,
p. XXXIII et L. Borbas, &KDUOHV0RULFH)ULHQG
DQG&ULWLFRI 9HUODLQH, The French Review, vol. 31
no 2, décembre 1957, p. 123-128.
11. C. Morice, Paul Verlaine, Paris, 1888.
L’ouvrage est publié en novembre 1888.
12. ,G ,QWURGXFWLRQ DX[ SDJHV FKRLVLHV GH -HDQ
Dolent, Paris, 1913, p. XII.
13. J. Dolent, « Eugène Carrière », Mercure de
France, 15 janvier 1907, p. 375.
14. Voir P. Pinchon, Jean Dolent et son œuvre
Pierre Pinchon : Soyez Cymbaliste ! Le Portrait de Verlaine par Eugène Carrière
eFULYDLQFULWLTXHG·DUWHWFROOHFWLRQQHXU,
Paris, 2010.
15. Voir &DWDORJXH GH YHQWH G·DXWRJUDSKHV GH OD
OLEUDLULH'HJUDQJH, 15 juin 1932, lettre d’Eugène
Carrière à Jean Dolent datée du 25 juin 1888,
no 5831 : il espère voir Dolent le soir même et
il sera « tout heureux d’avoir chez lui le grand
poète Verlaine. »
16. J. Dolent, « Paul Verlaine », Journal des
artistes, 30 décembre 1888, p. 423.
17. C. Morice, /D /LWWpUDWXUH GH WRXW j O·KHXUH,
Paris, 1889, p. 286.
18. Voir P. Pinchon, RS FLW à la note 14,
p. 103-108.
19. C. Morice, RSFLWà la note 17, p. 34.
20. Ibidem, p. 286.
21. Voir lettre de Paul Verlaine à Félicien
Champsaur citée dans A. Van Bever, RSFLWà la
note 6, p. 365 : « J’ai fait dessus [le portrait] un
sonnet ci-joint. Si vous pouvez le faire passer
à O·eYpQHPHQW ou ailleurs ? »
22. La date de réalisation de ce sonnet communément acceptée est celle du
QRYHPEUH DLQVL TX·HOOH ÀJXUH GDQV
l’édition de la Pléiade. Néanmoins, dans une
copie de ce sonnet par Dolent envoyée à
Verlaine et qui a servi à l’édition du sonnet,
il apparaît que le « 1 » a été mal écrit ou en
partie effacé (Voir l.a.s. de Jean Dolent à Paul
Verlaine, s.l., s.d., Paris, musée d’Orsay, R.F.
3750 no 175). Aussi faut-il dater ce poème du
17 novembre 1890, date à laquelle a aussi été
réalisé le portrait.
23. « Dîners artistiques », Journal des artistes,
14 décembre 1890, p. 346.
24. Voir lettre de Paul Verlaine à Louis Jullien,
5 février 1891, citée dans Correspondance
GH 3DXO 9HUODLQH RS FLW à la note 21, DLXI,
p. 182-183 : « Mes affaires vont un tout petit
peu mieux. Avez-vous vu mon portrait par
Carrière chez Durand-Ruel ? Il est maintenant chez le propriétaire, Jean Dolent ».
Voir aussi G.-A. Aurier, « Choses d’art »,
Mercure de France, mars 1891, p. 189. Voir aussi
l.a.s. de Jean Dolent à Eugène Carrière, s.l.,
22 décembre [18] 90, Paris, Bibliothèque centrale des musées nationaux, Ms 425 (2), f.163 :
« Vous avez fort grand air chez M. DurandRuel ! »
25. Voir P. Pinchon, « Carrière, Rodin et
Dolent : une complicité méconnue », ,
no 22, printemps 2006, p. 15-16.
26. Voir cat. exp. : $XJXVWH 5RGLQ ² (XJqQH
Carrière, Paris, 2006.
27. 2SFLWà la note 1.
28. C. Morice, « Paul Verlaine », Mercure de
France, février 1891, p. 81-83.
29. ,G, « Jean Dolent », Mercure de France,
avril 1891, p. 224.
30. L.a.s. de Charles Morice à Eugène
Carrière, s.d., s.l., Paris, Bibliothèque centrale
des musées nationaux citée dans J.-R. Carrière,
6XUODYLHG·(XJqQH&DUULqUH6RXYHQLUVOHWWUHVSHQsées, documents, Toulouse, 1966, p. 165 : « Vous
recevrez dans une quinzaine une invitation
à un dîner symboliste en l’honneur de la
publication du Pèlerin passionné de Moréas.
Je voudrais que vous y veniez. Il y aura cent
poètes, et nous serions voisins. Dolent aussi
sera invité. » Cette lettre qui fait état d’un
premier rendez-vous manqué entre Verlaine,
l’artiste et le scripteur peut se situer dans la
semaine du 10 au 16 novembre 1890.
31. Voir J.-N. Illouz, RSFLW à la note 2, p. 111.
32. Ibidem., p. 93.
33. Voir la chronologie dans Paul Verlaine,
RSFLWà la note 10, p. XXXIII. Sur la rivalité
entre Moréas et Verlaine, voir R. Jouanny, Jean
Moréas, Paris, 1969, p. 468-471.
34. Voir P. Pinchon, RS FLW à la note 14,
p. 95-102.
35. S. Mallarmé, réponse à l’(QTXrWHVXUO·pYROXtion littéraire de Jules Huret, 1891, p. 55.
36. Voir D. Baud-Bovy, Du symbolisme aux
poèmes alpestres, [Extraits du Journal de Daniel
Baud-Bovy, choisis, groupés et présentés par
Philippe M. Monnier, en vue d’un ouvrage
commandé par la famille Baud-Bovy et qui n’a
pas été publié (1970)], Genève, Bibliothèque
publique et universitaire, archives Baud-Bovy,
295, p. 133-134 (19 avril 1891) : « Dolent,
Charles Morice, Maurice [Baud], Julien
Leclercq et moi entrons dans un café continuer une discussion sur Dalou et Rodin. […]
Moréas entre, nous serre la main puis sort
et… disparaît. Il paraît que décidément cela
ne marche plus avec Morice. »
37. Voir C. Morice, réponse à Jules Huret, RS
FLWà la note 4, p. 87 : « Moréas et moi, entre
autres, avons plusieurs idées communes, et le
mot poésie nous ralliera toujours, mais je ne
pense pas que Moréas ait une suite. Ce que
nous cherchons tous les deux, personnellement, est différent ; et je crois qu’on perdrait
bien du temps à faire ce qu’il entend par la
« renaissance romane » […]. »
38. Voir LG, RSFLWà la note 7, p. 194.
39. J. Moréas cité dans J.-P. Dubray, (XJqQH
Carrière, Paris, 1931, p. 38.
40. Voir J.-D. Jumeau-Lafond, « Aman-Jean,
un peintre verlainien ? » dans cat. exp. : $PDQ
-HDQ 6RQJHV GH IHPPHV, Lectoure,
2003, p. 50, note 3.
41. Ibidem, p. 49-51.
42. ,ELGHP
43. ,ELGHP
44. /D /LWWpUDWXUH GH WRXW j O·KHXUH s’achevait
en un chapitre « Commentaires sur l’œuvre
future » dans lequel Morice annonçait l’application de ses théories.
45. Voir P. Delsemme, Un théoricien du symEROLVPH &KDUOHV 0RULFH, Paris, 1958, p. 52-53
et Cécile Thézelais, &KDUOHV 0RULFH HW OHV DUWV
©(QWUH OH 5rYH HW O·$FWLRQª, thèse de doctorat
sous la direction d’Éric Darragon, 2009.
46. Lettre de Paul Verlaine à Eugène
Carrière datée du 25 mai 1891 parue dans La
Connaissance, novembre 1920, p. 912 et citée
dans cat. exp. (XJqQH&DUULqUH, RSFLW. à la note 5,
p. 113.
47. L.a.s. de Paul Verlaine à Jean Dolent,
18 rue Descartes [Paris], 5 mai 1891, Paris,
musée d’Orsay, R.F. 3750. no 177.
48. É. Delvolvé-Carrière citée dans J.-R. Carrière, RSFLWà la note 30, p. 41-42.
49. Voir notamment J.-R. Carrière, RSFLWà la
note 22, p. 220 et A. Buisine, 9HUODLQH+LVWRLUH
G·XQFRUSV Paris, 1995, p. 434-435.
50. 33HWLWÀOVVerlaine, Paris, 1981, p. 485.
51. C.a.s. de Jean Dolent à Paul Verlaine, s.l.,
24 décembre 1891, Fonds F.-A. Cazals, Paris,
BnF, Mss, NAF 13150 f. 67 : « Mon cher
9HUODLQH-·DLORQJWHPSVFKHUFKpHQÀQWURXYp
ces vers à Carrière. Je les ai relus « pour ma
peine » et je vous les adresse. Je vous serre la
main. Jean Dolent. Carrière me dit que vous
leur donnerez une place dans un livre. »
52. &H SRqPH IXW ÀQDOHPHQW pGLWp GDQV
P. Verlaine, Œuvres posthumes, Paris, 1903.
53. Voir C. Morice, RSFLWà la note 12, p. XX :
« Même chez Verlaine, qu’il aime passionnément, il note « un côté larve », un goût pour
l’attitude humiliée, qui le désoblige. »
54. Voir l.a.s. de Jean Dolent à Mathias
Morhardt, Belleville, 8 janvier 1896, Fonds
Mathias Morhardt, Genève, Bibliothèque
publique et universitaire, (155).
55. Voir l.a.s. de Jean Dolent à Eugène
Carrière, Belleville, 22 novembre 1900, Paris,
Bibliothèque centrale des musées nationaux,
Ms 425 (2), f.175 : « Le portrait de Verlaine
par Carrière n’est pas encore à sa place et cela
12. Paul Dornac, -HDQ'ROHQWVXUOHSHUURQGHOD9LOOD2WWR], épreuve d’époque
sur papier citrate montée sur support cartonné, 11 X 17 cm,
Paris, bibliothèque de l’INHA, coll. Jacques Doucet.
m’ennuie car j’aime ce peintre et ce poète.
Dites à votre commissionnaire de me l’apporter, avant dimanche ou dimanche si cela est
possible. »
56. Voir notamment H. Degron, « Les solitaires de l’art (1) : Jean Dolent », La Plume,
15 janvier 1899, p. 50- 53 ; M. Wolff, « Échos.
Jean Dolent (nécrologie) », Mercure de France,
16 septembre 1909, p. 365 ; G. Kahn, 3UpIDFH
j OD YHQWH -HDQ 'ROHQW, Hôtel Drouot, 22 et
23 février 1910, [n.p.], 1910.
57. G. Kahn, Ibidem.
58. Ibidem : « JEAN DOLENT ! La collection
de la vente Jean Dolent ! L’une servait de fond
à l’autre. On montait les voir sur les hauteurs
de Belleville, on y venait de loin, de très loin,
les uns en visite et certains en pèlerinage […].
La maison de Belleville était petite, amis elle
était toujours pleine d’amis, peintres et littérateurs. Depuis trente ans, tous les portesplumes et tous les portes-pinceaux sont venus
voir Dolent et sa collection. »
59. Voir « Société des Amis du Luxembourg »,
/H %XOOHWLQ GH O·$UW DQFLHQ HW PRGHUQH, 5 mars
1910, p. 73.
60. Ibidem
61. G. Kahn, 3UpIDFH j OD YHQWH -HDQ 'ROHQW,
Hôtel Drouot, 22 et 23 février 1910, [n.p.].
62. Voir cat. exp. *DXJXLQ²7DKLWL/·DWHOLHUGHV
WURSLTXHV, Galeries nationales du Grand Palais,
Paris, 2003, p. 187 et 249.
63. J.-P. Dubray, RSFLW à la note 39, p. 38.
ABSTRACT
Pierre Pinchon : Be « Cymbaliste » ! Eugène Carrière’s Portrait of Verlaine
Painted at the end of 1890, the
3RUWUDLWRI9HUODLQH by Eugène Carrière
was originally meant to serve as
the model for the frontispiece of
the poet’s next volume of poetry.
However, between the moment of
its execution and its presentation at
the Salon de la Nationale des Beaux
$UWV LQ WKH SDLQWLQJ ZDV ÀUVW
used as part of a « small arrangement
between friends » eager to promote
their own personal interests on
the nascent scene of Symbolism :
namely Paul Verlaine (the model) ;
Eugène Carrière (the painter) ; Jean
Dolent (the owner) ; and Charles
Morice (the go-between).
Pierre Pinchon, maître de conférences en histoire de l’art contemporain, Aix-Marseille Université
UMR Telemme 7303-CNRS, 3, avenue Robert Schuman, 13628 Aixen-Provence
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