STUDIA UBB PHILOLOGIA, LXIV, 3, 2019, p. 177 - 184
(RECOMMENDED CITATION)
DOI:10.24193/subbphilo.2019.3.13
LA CHARADE DES EXILÉS. UNE LECTURE DE « LE CYGNE »
DE BAUDELAIRE
GIAMPIERO MARZI1
ABSTRACT. The Charade of the Exiled. A Reading of Baudelaire’s “Le Cygne”.
This study offers a reading of the most commented poem of the Fleurs du Mal by
Baudelaire, and suggests a possible explanation of the succession of apparently
random images contained in Le Cygne. According to some authors, the poem
would have opened «the way for wandering which announces the strolls of
surrealists in search of “objective chances”»; its lines might hide a kind of
charade in honour of the dedicatee, Victor Hugo, who loved this kind of games
to such an extent as to be considered the inventor of the charade à tiroirs.
Keywords: Baudelaire, Hugo, charade, Surrealism.
REZUMAT. Șarada exilaților. O lectură a poemului lui Baudelaire, “Le Cygne”.
Studiul de față propune o lectură a celui mai comentat poem din volumul lui
Baudelaire Les Fleurs du Mal, sugerând o posibilă explicație pentru succesiunea de
imagini aparent întâmplătoare prezente în Le Cygne. Potrivit unor autori, poemul
ar fi deschis „calea rătăcirilor ce prefigurează preumblările suprarealiștilor în
căutarea „șanselor obiective""; versurile sale ar putea ascunde un tip de șaradă în
onoarea celui cărora le sunt dedicate, Victor Hugo, căruia îi plăceau atât de mult
astfel de jocuri încât a fost chiar considerat inventatorul șaradei à tiroirs.2
Cuvinte cheie: Baudelaire, Hugo, șaradă, suprarealism.
Le Cygne est l’un des poèmes les plus célèbres et les plus complexes de
Baudelaire ; on considère aussi qu’il s’agit du « poème le plus glosé des Fleurs
du Mal »3. Il a été publié pour la première fois, avec une dédicace à Victor Hugo
suivie de l’épigraphe « Falsi Simoëntis ad undam » (Virgile, Énéide III 302),
MARZI est doctorant en Sciences du langage à l’Université Paris 13 (Textes Théories
Numérique) et “cultore della materia” de Langue française auprès du Dipartimento Studi Umanistici
de l’Università degli Studi di Roma “Tor Vergata”. Il a publié l’essai Gli oggetti di Flaubert (Roma,
Empirìa, 2017) et a traduit en italien Le Flâneur des deux rives de Guillaume Apollinaire
(Roma, Empirìa, 2018). L’auteur tient à remercier Rémi Routeau pour sa relecture du français.
E-mail : layoutstudio@gmail.com
2 The abstract has been translated into Romanian by Ioana-Gabriela Nan.
3 Antoine Compagnon, Baudelaire devant l’innombrable, Paris, Presses de l’Université de ParisSorbonne, 2003, p. 36.
1 Giampiero
GIAMPIERO MARZI
dans « La Causerie » du 22 janvier 1860, après avoir été refusé par Alphonse de
Calonne, le directeur de la « Revue contemporaine » 4 , pour des raisons
d’opportunité. « Il serait naïf de s’en étonner », a commenté Adam. « À cette date,
dire sa sympathie “aux captifs, aux vaincus”, ce n’était pas, pour un directeur de
revue, le moyen de s’assurer l’utile bienveillance des pouvoirs »5. Ensuite, le
poème a été recueilli en volume, mais sans l’épigraphe, dans la section
Tableaux parisien de la deuxième édition des Fleurs du Mal, celle de 1861.
La complexité du poème apparaît d’emblée, à partir du titre : Le Cygne.
De fait, s’il est vrai que le poème parle d’un cygne, le titre peut aussi cacher une
allégorie : le Cygne, animal renommé pour la beauté de son chant, pourrait faire
allusion au Poète ; et cette hypothèse semblerait trouver une double
confirmation, d’une part dans la dédicace à Victor Hugo, d’autre part dans
l’épigraphe reprenant le vers de Virgile. À cette complexité de sens, il faut
ajouter encore l’ambiguïté due à l’homophonie des deux mots Cygne et signe.
Le thème central du poème est l’exil. Le texte nous parle d’exilés, de
prisonniers en terre étrangère, de la mélancolie qui les afflige. Et on y trouve aussi
un autre thème, qui reflète tel un miroir celui de l’exil : la mélancolie. Depuis
l’apparition de la médecine hippocratique jusqu’à la Renaissance, on croyait que cet
état de l’âme était l’une des quatre humeurs (humeur noir) qui sont à la base de la
nature du corps humain et qui en règlent l’équilibre organique. Jacopo Passavanti
écrit dans son œuvre Le miroir de la vraie pénitence, imprimé à Florence en 1495 :
« Quand cette humeur est au-dessus des autres, laquelle est froide et sèche comme
la terre, alors on rêve des choses effrayantes et tristes, obscures et ténébreuses » 6.
Donc, le froid et la sécheresse caractérisent cet état humoral.
Le cygne, l’exil et la mélancolie
La source de ce poème serait une lointaine expérience du poète. C’est
le souvenir d’un matin où il vit, en traversant le nouveau Carrousel, une image
insolite : un cygne qui tentait de s’évader de sa cage. La malheureuse condition
de cet animal rappelle au lecteur celle d’un autre cygne, Victor Hugo, contraint
à vivre en exil suite au coup d’État de Napoléon le Petit (surnom que le même
Hugo avait donné à Napoléon III) de décembre 1851. Ce détail charge de
Baudelaire a écrit à l’éditeur Poulet-Malassis dans sa lettre datée 15 décembre 1859: « Dans
tout le paquet de vers que je lui ai donnés, Calonne a repoussé le galant ex‐voto, comme pouvant
scandaliser ses lecteurs. Je lui ai adressé le Cygne, et je lui envoie ces nouveaux vers, le Squelette
laboureur » (Œuvres complètes de Charles Baudelaire. Correspondance générale recueillie, classée et
annotée par M. Jacques Crépet, t. II (1857-1859), Paris, Conard, 1947, p. 385).
5 Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, avec introduction, relevé de variantes et notes, par Antoine
Adam, Paris, Garnier Frères, 1965, p. 380.
6 Jacopo Passavanti, Lo specchio della vera penitenza, Firenze, Le Monnier, 1856, p. 329 : « Quando
quello omore che si chiama malinconia soprastà agli altri, il qual è freddo e secco come la
terra, allora si sognano cose paurose e triste, oscure e tenebrose ».
4
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LA CHARADE DES EXILÉS. UNE LECTURE DE « LE CYGNE » DE BAUDELAIRE
signification la dédicace du Cygne, surtout en considérant que dans Les Fleurs
du Mal celles-ci sont assez rares7.
Le 27 septembre 1859, Baudelaire envoie une longue lettre à Hugo, qui
se trouve alors dans l’île de Guernesey, accompagnée par deux poèmes qui lui
sont dédiés (Les Sept Vieillards et Les Petites Vieilles, alors que Le Cygne devait
encore être achevé). Il écrit : « […] je sais vos ouvrages par cœur […]. Les vers
que je joins à cette lettre se jouaient depuis longtemps dans mon cerveau. Le
second morceau a été fait en vue de vous imiter (riez de ma fatuité, j’en ris moimême), après avoir relu quelques pièces de vos recueils, où une charité si
magnifique se mêle à une familiarité si touchante. J’ai vu quelquefois dans les
galeries de peinture de misérables rapins qui copiaient les ouvrages des
maîtres. Bien ou mal faites, ils mettaient quelquefois dans ces imitations, à leur
insu, quelque chose de leur propre nature, grande ou triviale. Ce sera là peut-être
(peut-être !) l’excuse de mon audace. Quand les Fleurs du Mal reparaîtront,
gonflées de trois fois plus de matière que n’en a supprimé la justice, j’aurai le
plaisir d’inscrire en tête de ces morceaux le nom du poète dont les œuvres
m’ont tant appris et ont donné tant de jouissances à ma jeunesse »8.
La réponse ne tarda pas. Le 6 octobre, Hugo écrit à Baudelaire : « Que faitesvous quand vous écrivez ces vers saisissants : les Sept Vieillards et les Petites Vieilles,
que vous me dédiez et dont je vous remercie ? Que faites-vous ? Vous marchez.
Vous dotez le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre. Vous créez un frisson
nouveau »9. « Jugement profond et juste, mais bien partiel ! », a commenté Chérix10.
« Andromaque, je pense à vous ! »
Le Cygne s’ouvre avec une invocation à Andromaque. Selon la mythologie
grecque, elle est la veuve d’Hector, qui a été capturée par Pyrrhus et ramenée
comme esclave en Épire. Dans le livre III de l’Énéide de Virgile, Énée rencontre
Hélénos, fils de Priam, et sa femme Andromaque. Les deux époux, qui étaient
des esclaves, sont devenus les régnants d’une fausse Troie amoindrie, où coule
un faux Simoïs, le fleuve de leur ancienne patrie (« Ante urbem, in luco, falsi
Simoentis ad undam »)11. Dans leur règne, tout est faux, comme Giovanni Macchia
Dans l’édition du 1861 des Fleurs du Mal, qui comme l’édition du 1857 s’ouvre avec la célèbre dédicace
à Théophile Gautier, les poèmes qui portent une dédicace sont: Le Masque (à Ernest Christophe);
L’Héautontimorouménos (à J. G. F.); Le Cygne (à Victor Hugo); Le Sept Veillards (à Victor Hugo); Les
Petites Vieilles (à Victor Hugo); Danse macabre (à Ernest Christophe); Rêve parisien (à Costantin Guys);
Le Rêve d’un curieux (à F.<élix> N.<adar>); Le Voyage (à Maxime Du Camp).
8 Œuvres complètes de Charles Baudelaire. Correspondance générale, cit., p. 344 et 346.
9 Œuvres complètes de Victor Hugo. Correspondance, t. II (1849-1866), Paris, Albin Michel, 1950, p. 314.
10 Robert-Benoît Chérix, Commentaire des « Fleurs du Mal ». Essai d’une critique intégrale, Genève,
Slatkine Reprints, 1993, p. 329.
11 Sur ce vers de Virgile en épigrafe à Le Cygne et ses implications hermenéutiques, on renvoie à l’article de
Pierre Laforgue, «Falsi Simoentis ad undam». Autour de l’épigraphe du «Cygne»: Baudelaire, Virgile, Racine
et Hugo, dans « Nineteenth-Century French Studies », vol. 24, n. 1-2 (Fall-Winter 1995-1996), p. 97-110.
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l’a bien souligné : « Faux est le fleuve qui coule dans ces contrées et qui a pris le
nom du fleuve du Troie : le Simoïs. Faux, le tombeau d’Hector élevé au milieu de
verdoyants bosquets où Andromaque fait des offrandes funèbres et appelle
tristement les Mânes de celui-ci : ce tombeau est vide. Fausses sont les terres du
royaume qu’Hélénus a appelées Chaonies, du nom du Troyen Chaon. Fausse est
toute cette ville de Troie construite là-bas, dont la forteresse est à l’image de
celle de Pergame et dont la rivière aride s’appelle Xanthe. Les hommes et les
choses sont désormais condamnés à ne donner que la représentation de leur
drame, et Enée lui-même ne s’y soustrait pas : en entrant dans la ville, comme si
c’était la véritable Troie, il embrasse les fausses Portes Scées »12.
Le poète pense à Andromaque, à cette femme forcée à vivre submergée
par le mensonge, dans un lieu où tout autour d’elle est fiction artificielle, au
moment même où il traverse le Carrousel (« Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs
grandit, // A fécondé soudain ma mémoire fertile, / Comme je traversais le
nouveau Carrousel »). Mais au Carrousel il n’y avait pas de « Simoïs menteur »,
comme Mario Richter l’a justement observé : « […] le rapport entre le passage au
“nouveau Carrousel” et le souvenir du “petit fleuve” (le faux Simoïs) semble […]
assez peu convenable. En fait, comment le “Poète” a pu penser à une rivière, au
“Simoïs menteur” virgilien, en passant par une nouvelle place dans le centre de
Paris, le “nouveau Carrousel” ? À ce niveau de la lecture il ne semble pas y être
une raison suffisamment plausible »13.
« Le vieux Paris n’est plus »
En 1852 avaient débuté à Paris les célèbres travaux dirigés par le
Baron Haussmann. La ville subit de nombreuses modifications qui changent
profondément sa physionomie. Walter Benjamin, dans son essai Paris, capitale du
XIXe siècle, où il approfondit le rapport entre Baudelaire et la ville, écrit à propos de
la conception urbaine du Baron : « L’idéal d’urbaniste de Haussmann, c’étaient les
perspectives sur lesquelles s’ouvrent de longues enfilades de rues. Cet idéal
correspond à la tendance courante au XIXe siècle à anoblir les nécessités techniques
par de pseudo-fins artistiques. Les temples du pouvoir spirituel et séculier de la
bourgeoisie devaient trouver leur apothéose dans le cadre des enfilades de rues. On
dissimulait ces perspectives avant l’inauguration par une toile que l’on soulevait
comme on dévoile un monument et la vue s’ouvrait alors sur une église, une
12 Giovanni Macchia, Andromaque à Paris [1982], dans Paris en ruine, Paris, Flammarion, 1993, p. 339.
13 Mario
Richter, Baudelaire, la mente e l’esilio. Lettura di «Le Cygne», dans «Strumenti critici», 2000, 1
(janvier), p. 81: « […] il rapporto fra l’attraversamento del “nouveau Carrousel” e il ricordo del
“petit fleuve” (il falso Simoenta) sembra […] assai poco congruente. Infatti, perché mai il “Poète” ha
potuto pensare a un fiumicello, al virgiliano “Simoïs menteur”, attraversando una piazza nuova nel
centro di Parigi, il “nouveau Carrousel”? A questo livello della lettura non sembra esserci una
motivazione sufficientemente plausibile ».
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LA CHARADE DES EXILÉS. UNE LECTURE DE « LE CYGNE » DE BAUDELAIRE
gare, une statue équestre ou quelqu’autre symbole de civilisation. Dans
l’haussmannisation de Paris la fantasmagorie s’est faite pierre »14.
Comme le rappelle Antoine Adam, le quartier du Carrousel sera également
touché par cette politique de transformations radicales : « Jusqu’en 1852, le palais
des Tuileries était séparé du Louvre par de vieilles rues qui débouchaient sur la
place du Carrousel : rue de Chartres, rue du Doyenné, rue des Orties. Seule la galerie
du bord de l’eau reliait les deux palais le long de la Seine. Les travaux entrepris à
cette date donnèrent à ce vaste espace l’aspect qu’il garda jusqu’à l’incendie des
Tuileries en 1871 »15. On peut donc imaginer la sensation de dépaysement qui avait
dû s’emparer de Baudelaire, lequel avait fréquenté dans sa jeunesse ce quartier
avec ses amis, devant la vue du « nouveau Carrousel ». Il a probablement eu
l’impression, ne reconnaissant plus les lieux qui lui étaient familiers, de se trouver
en exil dans sa propre ville : « […] (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que
le cœur d’un mortel) ».
Dans les vers successifs, le poète décrit le « vieux Carrousel » de sa
mémoire, offrant au lecteur une image qui semble sortie du tableau d’un
peintre romantique : « Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques, / Ce
tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, / Les herbes, les gros blocs verdis par
l’eau des flaques, / Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus ».
L’aridité du paysage urbain
On remarquera que dans ce poème qui comprend deux parties et qui
se partage entre le monde classique et la modernité, le thème du double
apparaît comme une constante : la flânerie du poète elle-même est double, que
ce soit à travers les rues de la ville ou dans les méandres de sa mémoire. En
fait, il conte un souvenir (flânerie dans l’esprit) qui lui est revenu un matin
froid et clair, quand il se trouvait à passer par le Carrousel (flânerie dans l’espace).
La fraîcheur matinale est le premier signal de la scène mélancolique qui se
prépare. Jean Starobinski rappelle, en fait, que « selon l’humorisme traditionnel, la
mélancolie est sèche et froide » 16. Là, le poète dit avoir vu un jour un cygne qui
s’était évadé de sa cage. Selon quelques critiques, cette image aurait été inspirée
d’un fait divers publié dans le « Satan-Corsaire » du 16 mars 1846 : « Avant hier,
quatre cygnes sauvages sont venus s’abattre sur le grand bassin des Tuileries et
ils sont restés à prendre leurs ébats jusqu’au moment où on a ouvert le
robinet du grand jet d’eau […] »17. Cette hypothèse a sa raison d’être du fait
qu’on n’a pas conservé la mémoire d’une ménagerie au Carrousel durant le
14 Walter
Benjamin, Paris, capital du XIXe siècle [1939], dans Gesammelte Schriften V/1, Frankfurt
a.M., Suhrkamp, 1982, p. 73-74.
15 Antoine Adam, Notes, dans Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, cit., p. 381.
16 Jean Starobinski, La mélancolie au miroir : Trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 1989, p. 70.
17 Antoine Adam, Notes, dans Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, cit., p. 381.
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XIXe siècle. Par contre, il y avait sûrement des cygnes à l’époque du Roi Soleil :
« Quand Louis XIV eut formé la place du Carrousel, et terminé les travaux du
château, il s’occupa de son jardin. […]. Deux grands bassins furent ouverts sur
l’axe du palais et deux autres devant sa façade ; ils sont alimentés par des jets d’eau
venant de la Seine. On y voit des cygnes privés et des poissons de la Chine »18.
Le cygne est un animal de grande beauté : son plumage est candide et
son chant est notoirement doux et mélancolique. Il est associé à la figure du
poète : Virgile est « le Cygne de Mantoue ». Dans le poème La Beauté, qui se trouve
au début des Fleurs du Mal, Baudelaire fait dire à la Beauté : « J’unis un cœur de
neige à la blancheur des cygnes » (v. 6). Le contraste entre le « sombre ouragan »
soulevé par la voirie et la blancheur de l’animal est encore plus marqué dans
la première version du poème, publiée dans « La Causerie », où on lit « sale
ouragan ». Le cygne de la ménagerie est un exemplaire en captivité, forcé à vivre
dans un environnement qui ne lui convient pas. Paris n’est pas le lieu idéal pour
cette espèce d’oiseau. Les cygnes préfèrent, en fait, les zones humides des régions
aux climats tempérés. Tout le contraire de Paris, où il fait froid (« les cieux /
Froids et clairs ») et le pavé est sec (« ses pieds palmés frottant le pavé sec »).
Le cygne s’était donc enfuit pour tenter de baigner ses plumes au
ruisseau, mais il échoua dans son entreprise parce qu’il n’y avait plus d’eau. Il
aurait alors regardé le ciel comme pour invoquer la pluie ou pour adresser des
reproches à Dieu. Ce geste du cygne de lever la tête vers le ciel inspire au poète
l’idée de l’homme d’Ovide. Cette mystérieuse allusion qui humanise l’animal a été
éclaircie par Crépet, rappelant les premiers vers des Métamorphoses, là où Ovide
écrit : « Os homini sublime dedit cælumque tueri / Jussit et erectos ad sidera tollere
vultus », qui signifient grosso-modo : dieu a donné à l’homme quelque chose de
plus par rapport aux animaux, la faculté de contempler le ciel et les étoiles.
Le nom du poète latin contribue à renforcer la présence dans ces
strophes de termes et d’images qui donnent au lecteur l’idée d’aridité, tels
« sec », « ruisseau sans eau », « poudre ». En fait, comme le mot cygne peut être
confondu avec le mot signe, Ovide aussi pourrait être confondu avec « Eau
vide », qui résonne encore dans le terme suivant, « tomb-eau vide ».
L’hymne aux captifs, aux vaincus
Dans la deuxième partie du poème, Baudelaire reprend l’idée de la
ville qui « change plus vite […] que le cœur d’un mortel » pour exprimer sa
tristesse : « Paris change ! mais rien dans ma mélancolie / N’a bougé ! […] ». La
mélancolie est le sentiment du regret, et la tristesse est encore plus aiguë alors
que les souvenirs qui reviennent à l’esprit rappellent une condition tragiquement
promenade aux Tuileries, ou Description historique de ce palais et des statues du jardin, Paris,
Peitieux - Le Filleul, 1827, p. 19-21.
18 La
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LA CHARADE DES EXILÉS. UNE LECTURE DE « LE CYGNE » DE BAUDELAIRE
perdue à jamais (« [Je pense] À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve / Jamais,
jamais ! […] »). Si Hugo est mélancolique, parce qu’il se trouve en exil, de toute
façon il pourra rentrer à Paris après la défaite de l’armée française à Sedan
(septembre 1870) ; mais Baudelaire, par contre, ne pourra jamais plus revoir
le vieux Carrousel de son enfance. L’homme, à moins qu’il ne soit pas
prisonnier, peut se déplacer physiquement plus ou moins librement dans
l’espace, mais il ne pourra jamais en faire autant dans le temps.
Le poète, qui au début s’était concentré sur la seule Andromaque
(« Andromaque, je pense à vous ! »), élargit maintenant sa pensée à tous les
captifs : à lui-même, qui se trouve près du Louvre, opprimé par l’image du cygne
(« Aussi devant ce Louvre une image m’opprime »); au cygne, « ridicule et
sublime » comme tous les exilés, dont la condition, à défaut de son élégance
royale, le porte à assumer des attitudes désordonnées ; à Andromaque, l’esclave
de Pyrrhus, qui pleure son Hector sur un tombeau vide ; à la négresse, « amaigrie
et phtisique », nouvelle Andromaque, fille de la colonisation, laquelle, « piétinant
dans la boue », cherche à entrevoir, « derrière la muraille immense du brouillard »
parisien, « les cocotiers absents de la superbe Afrique » ; à qui se nourrit
seulement de la Douleur et « aux maigres orphelins séchant comme des fleurs ! ».
Ainsi, l’esprit du poète s’exile dans une forêt où un vieux Souvenir
sonne le cor à pleins poumons. Cette image semble faire écho au dernier vers du
poème qu’Alfred de Vigny a dédié, en 1825, à cet instrument au son profondément
mélancolique : « Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois ! ».
Enfin, les pensées vont « aux matelots oubliés dans une île » ; à ceux
qui ont lutté et perdu contre le pouvoir (« Aux captifs, aux vaincus »), comme
Victor Hugo ; et « à bien d’autres encor ! ».
Baudelaire, le surréaliste ?
Quelques auteurs théorisent qu’avec Le Cygne Baudelaire a ouvert « la
voie à l’errance qui annonce les déambulations des surréalistes en quête de
“hasards objectifs” »19. Le regroupement d’images apparemment casuelles et
sans liens entre elles qu’on rencontre dans ce poème est à l’origine de cette
affirmation. À ce propos, il convient de rappeler la question que Mario Richter
a soulevé dans son commentaire : « comment le “Poète” a pu penser à une
rivière, au “Simoïs menteur” virgilien, en passant par une nouvelle place dans
le centre de Paris, le “nouveau Carrousel” ? ».
Nous serions tentés de répondre que le poète voulait probablement
restituer au lecteur l’idée de bric-à-brac, de confusion qui caractérise la ville et
qui, de plus, est l’un des signes distinctifs de la modernité. Toutefois, si on
énumère les éléments qui se succèdent dans la première partie du poème, on peut
19 Bo Liu, Les “Tableaux parisiens” de Baudelaire: l’expérience esthétique, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 718.
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remarquer que ceux-ci s’emboîtent les uns avec les autres selon un procédé
logique parfait. Car en effet, on a d’abord la dédicace à Victor Hugo, qui se trouve
en exil hors de Paris ; ensuite l’invocation à Andromaque, le personnage de
l’Énéide, qui vit elle aussi en exil loin de Troie ; d’où le rappel à Virgile, « le Cygne
de Mantoue » ; et, enfin, le cygne de la ménagerie, qui est exilé dans Paris.
Cet enchaînement d’idées rappelle le mécanisme de la charade, une
forme de devinette qui associe le jeu de mot et la phonétique. Il semble
curieux que le rigoureux poète des Fleurs du Mal ait choisi d’introduire un jeu
énigmatique dans l’un de ses plus beaux poèmes. Toutefois, si on considère
que le dédicataire du Cygne aimait ce genre de jeux, à tel point que l’invention
de la charade à tiroirs lui est attribuée20, il est évident que la dédicace à Victor
Hugo va s’enrichir d’une signification toute particulière et, pourquoi pas,
provoquer en nous un « frisson nouveau ».
BIBLIOGRAPHIE
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jardin, Paris, Peitieux - Le Filleul, 1827.
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par Antoine Adam, Paris, Garnier Frères, 1965.
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annotée par M. Jacques Crépet, 6 tomes, Paris, Conard, 1947-1953.
Walter Benjamin, Gesammelte Schriften V/1, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1982.
Zéno Bianu – Marc de Smedt – Jean-Michel Varenne, L’esprit des jeux, Paris, Albin
Michel, 1990.
Robert-Benoît Chérix, Commentaire des « Fleurs du Mal ». Essai d’une critique intégrale,
Genève, Slatkine Reprints, 1993.
Antoine Compagnon, Baudelaire devant l’innombrable, Paris, Presses de l’Université de
Paris-Sorbonne, 2003.
Victor Hugo, Œuvres complètes. Correspondance, 4 tomes, Paris, Albin Michel, 1947-1952.
Pierre Laforgue, «Falsi Simoentis ad undam». Autour de l’épigraphe du «Cygne»: Baudelaire,
Virgile, Racine et Hugo, dans “Nineteenth-Century French Studies”, vol. 24, n. 1-2
(Fall-Winter 1995-1996), p. 97-110.
Bo Liu, Les “Tableaux parisiens” de Baudelaire: l’expérience esthétique, Paris, L’Harmattan, 2003.
Giovanni Macchia, Paris en ruine, Paris, Flammarion, 1993.
Jacopo Passavanti, Lo specchio della vera penitenza, Firenze, Le Monnier, 1856.
Mario Richter, “Baudelaire, la mente e l’esilio. Lettura di Le Cygne”, dans Strumenti
critici, 2000, 1 (janvier), p. 75-109.
Jean Starobinski, La mélancolie au miroir : Trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 1989.
20
Voir, par exemple, Zéno Bianu – Marc de Smedt – Jean-Michel Varenne, L’esprit des jeux, Paris,
Albin Michel, 1990, p. 227 : « On a attribué à Hugo l’invention des charades à tiroirs, fondées
sur des kyrielles de calembours abracadabrants qui les rendent pratiquement insolubles ».
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