Pour une ‘écriture plurielle’ : la littérature italienne de
la migration
Flaviano Pisanelli
To cite this version:
Flaviano Pisanelli. Pour une ‘écriture plurielle’ : la littérature italienne de la migration. Textes
& Contextes, Université de Bourgogne, Centre Interlangues TIL, 2008, Varia 2008, https://preo.ubourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=143. halshs-00392477
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Pour
une
‘écriture
plurielle’
italienne de la migration
:
la
littérature
Flaviano Pisanelli
Docteur, Centre de recherche CIRCE (LECEMO – EA 3979, Université
Paris 3), 51 bd des neiges, 13008 Marseille, flaviroma [at]
hotmail.com
À partir d’une définition possible de ‘littérature italienne de la
migration’, cette étude vise à analyser l’impact formel,
linguistique, thématique, culturel et social que l’œuvre en prose
et en vers des différents auteurs migrants résidant en Italie et
écrivant en langue italienne exerce sur le système littéraire du
pays d’accueil. S’appuyant sur les notions de migration, d’errance
et d’exil, ce type de production littéraire demande aujourd’hui à
la critique de redéfinir les paramètres traditionnels qui ont
déterminé jusqu’à présent le canon des systèmes culturels et
littéraires nationaux fondés sur le paradigme identité-culturelangue. L’auteur migrant, s’exprimant à travers une écriture
plurielle capable de lancer un défi à la notion de culture
monoculturelle et de se situer à la frontière entre un univers et
une langue de l’origine qui s’affaiblissent et un univers et une
langue à découvrir et à maîtriser, réalise une littérature que
nous pouvons considérer comme un véritable laboratoire de
transformation linguistique, culturelle et sociale.
La littérature italienne de la migration introduit ainsi à
l’intérieur du système littéraire italien contemporain l’idée
d’expatriation, de migration et d’identité mixte et composite et –
tout comme la littérature produite par les Italiens résidant à
l’étranger – contribue désormais à l’élaboration d’une littérature
italophone qui se place au sein du système général des
‘littératures européennes de la diaspora’. Il nous appartiendra
d’éclairer d’un point de vue critique et méthodologique les étapes
de ce processus qui, d’une part, favorise le contact entre les
langues et les cultures les plus diverses et, d’autre part, permet
d’aborder dans une perspective inédite la question cruciale de
l’identité culturelle ainsi que le phénomène actuel des
‘métissages culturels’.
Starting from a possible definition of “Italian migration
literature”, this study intends to analyze the formal, linguistic,
thematic, cultural and social impact that the work in prose and
verse of various migrant authors residing in Italy and writing in
Italian exercises on the literary system of the host country.
Drawing on the notions of migration, wandering and exile, this
type of literary production demands that today’s literary
criticism redefine the traditional parameters that until now have
determined the canon of national cultural and literary systems
based on the identity-culture-language paradigm. The migrant
author, writing in a pluralistic style capable of challenging the
notion of mono-cultural culture and of being on the boundary
between a weakening language of origin and a language to discover
and master, produces a literature that may be considered a
veritable laboratory of linguistic, cultural and social
transformation.
Italian migration literature thus introduces into the contemporary
Italian literary system the idea of expatriation, migration and
mixed and composite identity and—just as literature produced by
Italians residing abroad—contributes to the development of an
italophone literature which is at the heart of the general system
1
of “European diaspora literature.” We will attempt to clarify
from a critical and methodological point of view the stages of
this process which, on the one hand promotes contact between
vastly different languages and cultures and, on the other hand,
allows an entirely new approach to the crucial question of
cultural identity as well as the current phenomenon of “cultural
miscegenation”.
Littérature,
migration,
métissages culturels
poésie,
identité,
interculturalité,
Définition de la littérature italienne de la migration
À la fin des années 80, suite à de nombreuses vagues migratoires vers les pays de l’Europe
occidentale, se répand en Italie un phénomène littéraire nouveau lié à la présence d’immigrés
de cultures et d’origines différentes qui choisissent la péninsule comme terre d’adoption et
l’italien comme langue d’élection. Il s’agit, pour utiliser une expression qui a déjà été
exploitée par la critique anglo-saxonne, de la naissance et de la diffusion en Italie d’une
littérature de la migration.
L’expression ‘littérature de la migration’ 1 indique toute une production littéraire
d’hybridation, ‘globale’ ou ‘transnationale’ (chaque étiquette nous semble à la fois correcte et
limitative) s’appuyant sur une pratique d’écriture qui dérive essentiellement de l’expérience
commune de la migration, de l’errance, de l’exil. Les premiers textes d’auteurs immigrés
paraissent en Italie entre la fin des années 80 et le début des années 90. On assiste, dans un
premier temps, à la publication de témoignages portant sur l’expérience personnelle de la
migration, puis à celle de textes manifestant une conscience littéraire de plus en plus marquée
sur les plans linguistique et thématique. Ainsi, après une première production spontanée
d’ouvrages autobiographiques, de simples comptes rendus ou carnets de voyage, la critique
signale vers la moitié des années 90 la diffusion de romans d’évasion, de textes
expérimentaux, de science-fiction et de récits noirs. En ce qui concerne l’écriture en vers, il
faut attendre les années 2000 pour assister à la constitution et à l’élaboration de poétiques plus
personnelles et mûres.
La diffusion croissante de ces textes a attiré l’attention de la critique italienne, qui a essayé au
cours de ces dernières années de les classer autour d’un genre ou d’un sous-genre de la
littérature italienne contemporaine, sur la base d’une caractéristique spécifique due à
l’expérience commune de la migration ainsi qu’à la présence de certaines problématiques que
les auteurs migrants abordent dans leurs ouvrages. Toutefois, il conviendrait de mettre
d’abord en évidence l’identité plurielle que les différents auteurs issus de l’expérience de la
migration expriment à travers la pratique d’une écriture qui est capable de les rapprocher sans
abolir leurs différences. Nous constatons également que la littérature de la migration, au-delà
des thématiques évoquées et de la forme adoptée par l’auteur, fait constamment preuve d’une
motivation éthique personnelle s’exprimant à travers l’emploi d’un langage profondément
novateur.
1. L’‘écriture plurielle’ entre langue, culture et identité
Afin de comprendre la motivation et l’impact culturels, linguistiques et sociaux de ce type de
production littéraire, il faudrait que la critique réfléchisse sur des catégories inhérentes à
l’expérience de la migration, telles que celles de culture, d’identité et de langue. Comme un
certain nombre d’écrivains et de poètes immigrés le prouvent – nous pensons en particulier à
1
Pour un approfondissement ultérieur du sens, de la motivation et de l’impact de la littérature italienne de la
migration et pour avoir des compléments d’information sur les différentes étapes de la diffusion de cette
production littéraire en Italie, nous renvoyons à Gnisci 2003 : 73-129.
2
Jossif Brodski, Nadine Gordimer, Assia Djebar, Tahar Ben Jelloun ou à Milan Kundera –
l’auteur migrant est tout d’abord quelqu’un qui change de patrie, tout en refusant à la fois les
contraintes et les conditionnements de sa culture d’origine et l’idée même d’une patrie stable
et géographiquement définie.
Youssef Wakkas, un écrivain syrien résidant depuis très longtemps en Italie, dans sa Préface à
l’ouvrage intitulé Terra mobile. Racconti déclare penser toujours en arabe et écrire toujours
en italien, dans une sorte de parcours qui lui impose de ‘marcher en traduisant’ à travers les
cultures et les langues qui constituent son univers biographique et littéraire. Assia Djebar,
écrivaine d’origine algérienne, explique que « le fait d’être entre deux langues signifie se
situer dans l’espace nerveux et énervant, douloureux et mystérieux de chaque langue » 2 .
Ainsi, l’expérience de la migration, comme elle a des répercussions poétiques significatives,
constitue-elle le fondement de cette production littéraire qui ne se limite pas à aborder des
thématiques telles que le voyage, la nostalgie, le souvenir, le départ, la séparation et la
douleur qui habitent l’individu sans demeure.
Armando Gnisci précise que l’écrivain migrant, même lorsqu’il n’écrit pas directement sur la
migration, reste toutefois conscient que cette expérience agit sur son écriture qui se fonde et
se structure autour des notions de changement et de métamorphose. L’auteur migrant
bénéficierait donc d’une valeur supplémentaire lui permettant de dialoguer et de se confronter
avec la société et la littérature contemporaines. Cette poétique issue de l’expérience de la
migration s’impose à l’écrivain et au lecteur sous forme d’un projet capable de proposer une
identité composite et centrifuge et de donner naissance à un imaginaire littéraire et humain
inédits. L’emploi d’une langue autre que la langue maternelle permet par ailleurs
d’universaliser le concept de ‘citoyenneté poétique’ grâce à la technique du multilinguisme.
Cette écriture de l’interculturalité et de l’‘entre-deux’ favorise sur les plans littéraire et
poétique l’accélération des processus de créolisation et de métissage culturel capables de
refaçonner la société, la politique et la culture contemporaines.
Les écrivains et les poètes migrants, vivant l’espace et le temps de la frontière entre un monde
qui cesse d’exister et un autre monde qui se construit et qui se renouvelle, remettent en
question le paradigme culturel et identitaire traditionnel fondé sur le trinôme identité-culturelangue, tout en élaborant dans leur production littéraire une sorte d’identité plurielle,
composite et multiple qui peut aboutir aux résultats thématiques, stylistiques et formels les
plus divers. Leur territoire, leur monde, leur demeure se réalisent, s’expriment et prennent
forme dans un espace littéraire qui renvoie à une citoyenneté, à un topos, à un univers dans
lesquels chaque auteur se situe, agit, nomme et réagit. À travers la littérature, l’écrivain de la
migration construit un monde, une identité, une culture et une langue qui changent et se
métamorphosent en permanence.
Dans le texte « Scrivere nella lingua dell’altro », Assia Djebar (2004 : 42-50), revenant sur sa
double identité de femme arabe et musulmane et d’écrivaine pratiquant la langue de l’autre (la
langue française), écrit que vivre entre deux langues et deux cultures, d’une part, reflète
symboliquement sa condition de femme en transition et, d’autre part, la met en situation de
découvrir l’‘altérité’ de chaque langue. Dans son cas, la langue française (langue d’élection)
devient une sorte de langue du partage qu’elle utilise avec d’autres immigrés qui
n’appartiennent pas forcément à sa culture d’origine. Écrire en français revient, dans cette
perspective, à transformer ou à traduire son lexique intime en une langue commune à
plusieurs peuples et cultures. À partir de la superposition – ou de la rencontre-collision – entre
la langue maternelle et la langue d’usage se forge lentement une langue littéraire nouvelle qui,
marquant le passage vers une langue d’élection ou d’accueil, reste toutefois difficile à
2
« Fra due lingue, per uno scrittore […] significa collocarsi nell’area nervosa, innervosita, snervata, dolorosa e
misteriosa di ogni lingua: situazione spesso frequente per gli scrittori ex colonizzati, delle terre dell’Impero
francese, inglese, spagnolo, olandese o portoghese di ieri » (Djebar 2004 : 32).
3
intérioriser et à maîtriser de manière définitive. Par conséquent, la poésie de la migration
devrait à notre sens être considérée comme un véritable laboratoire de transformation qui,
d’une identité monoculturelle, mène à une identité pluriculturelle et multilinguistique capable
de produire et d’élaborer une image inédite de soi, de l’autre et de l’autre-que-soi.
À ce sujet, Geneviève Makaping, dans Traiettorie di sguardi. E se gli « altri » foste voi ?,
écrit que l’écrivain migrant est celui qui se situe à la fois au centre et à la périphérie de
l’espace, du temps et de la culture contemporains eurocentriques :
Je dois faire encore un effort lorsque je parle des autres-que-moi (les Occidentaux),
pour situer d’une part, leur monde masculin et, d’autre part, leur monde féminin et,
dans un autre coin, mon monde à moi. Et puis, nous : nous les immigrés – nous, les
femmes immigrées – nous, les Africains – nous les Africains subsahariens – nous,
les noirs – nous, les femmes noires – nous, les Camerounais et nous, les
Camerounaises, jusqu’à en arriver à nous, les Bamiléké – à nous, les femmes
Bamiléké et enfin à moi, femme Bamiléké immigrée, qui suis à la fois toutes ces
femmes et qui ai renoncé à sa nationalité d’origine, pour devenir une Italienne. [ma
traduction] 3 . (Makaping 2001 : 49)
Cet extrait met en évidence les sentiments contradictoires d’appartenance et les identités
multiples que l’écrivain migrant doit sans cesse négocier, comprendre, assumer et modifier
tout au long de son parcours existentiel et littéraire. Il s’agit de l’expérience quotidienne de
ceux et de celles qui appartiennent à différentes cultures et mémoires contribuant chacune à
l’élaboration d’une identité multiculturelle censée permettre à l’auteur migrant d’intégrer
l’histoire et la société contemporaines.
La littérature de la migration donne aujourd’hui l’occasion de dépasser la rhétorique de la
frontière et de l’appartenance généalogique et territoriale à une culture, à une tradition et à
une langue données. Comme Armando Gnisci et Franca Sinopoli l’ont affirmé dans le volume
Manuale storico di letteratura comparata (1997 : 14-60), cette écriture a contribué, ces deux
dernières décennies, à produire non seulement un changement profond des sujets de recherche
dans le domaine littéraire mais surtout à remettre en question le cloisonnement traditionnel
qui sépare depuis trop longtemps les différents savoirs scientifiques et littéraires.
2. La littérature italienne de la migration et le système de la
littérature nationale. Modalité et diffusion de la poésie de la
migration en Italie
L’écriture de la migration, agissant sur le trinôme identité-culture-langue, incite d’une
certaine manière à définir et à redéfinir les cartes géo-linguistiques et géo-littéraires
contemporaines. En Italie, les caractères spécifiques de la production littéraire des auteurs
immigrés, ses données bibliographiques ainsi que l’orientation de la critique sont rassemblés
dans une base de données nommée BASILI que l’on peut consulter sur le site du département
des Lettres Modernes et du Spectacle de l’Université « La Sapienza » de Rome 4 . La toute
première consultation des données nous permet de relever la présence en Italie d’une pluralité
d’expressions littéraires et poétiques qui n’appartiennent pas seulement à des auteurs
d’origine africaine, comme la critique l’avait soutenu auparavant. Nous comptons
3
« Devo ancora fare uno sforzo, quando parlo degli altri da me (gli occidentali), per scindere il loro mondo in
uomini da una parte, donne dall’altra, ed io dall’altra ancora. E poi il noi: noi extracomunitari – noi
extracomunitari donne – noi africani – noi africani subsahariani – noi negri – noi donne negre – noi camerunesi e
noi camerunesi donne, fino ad arrivare a noi Bamiléké – a noi donne Bamiléké ed infine a me, donna bamiléké
immigrata, che è tutte queste donne insieme e che ha rinunciato alla cittadinanza di origine, per assumere quella
italiana ». a traduction est de nous.
4
La base de données BASILI consacrée aux écrivains immigrés et à leur production littéraire en langue italienne
est accessible sur le site www.disp.let.uniroma1.it
4
effectivement la présence d’un certain nombre d’auteurs albanais, slovaques, roumains,
polonais, syriens et irakiens ainsi que l’œuvre d’écrivains d’origine sud-américaine.
Toutefois, il nous semble encore très difficile de repérer des caractéristiques communes aux
différents textes sur la base de la provenance continentale de chaque auteur ; il nous paraît en
revanche plus pertinent d’interpréter l’ensemble des ouvrages en fonction de la provenance
nationale des auteurs, afin de pouvoir au moins les rassembler autour de macro-régions
géographiques d’origine. Nous pouvons par exemple repérer des caractéristiques littéraires
formelles et thématiques spécifiques à un certain nombre de textes d’auteurs d’origine
albanaise ou brésilienne, centre-européenne ou bosniaque, argentine ou somalo-éthiopienne,
irakienne ou sénégalaise, tunisienne ou syrienne, bien que l’on puisse insérer l’ensemble de
cette production littéraire à l’intérieur du domaine plus large des ‘littératures de la diaspora’.
Les premières publications poétiques de l’écriture italienne de la migration 5 et les premières
études critiques consacrées à ce sujet, ont déjà permis de repérer des caractéristiques
spécifiques au sein de cette production en vers. En particulier, un certain nombre de critiques
relèvent la tendance des auteurs à élaborer une identité multiple qui change en permanence en
raison de la stratification et de la superposition de différentes histoires, voix et modalités de
représentation ; l’élaboration d’écritures qui se métamorphosent sans cesse ; la présence
permanente d’un profond sentiment de ‘déterritorialisation’ intérieure et extérieure ; la
formation progressive d’une expression poétique qui véhicule tout un ensemble de valeurs
éthiques universelles ; la prise de conscience du sentiment de la douleur conçue comme
l’essence éthique de l’écriture poétique ; la co-présence plus ou moins explicite à l’intérieur
du même texte de la langue maternelle et de la langue d’élection et, enfin, la tendance
généralisée à adopter la versification libre, qui permet au poète de se relier plus directement
au caractère oral de la langue maternelle et de la mélanger aux rythmes et aux sonorités
propres au langage poétique du pays d’accueil.
Cette rencontre-collision entre deux ou plusieurs langues et cultures amène le poète migrant à
poursuivre la recherche d’une marque poétique individuelle à travers l’élaboration d’une
écriture qui exprime à la fois tout ce qu’il a été et tout ce qu’il est en train de devenir. Tout au
long de cette phase parfois lente et douloureuse qui accompagne l’auteur dans son passage
d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, le poète vit une situation intermédiaire que les
linguistes définissent comme ‘double incompétence’, pendant laquelle à l’affaiblissement de
l’emploi de la langue maternelle est suivi de la maîtrise progressive de la langue d’élection ou
d’accueil. Mia Lecomte (2006 : 5-23) explique que le fait d’adopter ou d’être adopté par une
langue veut surtout dire adopter ou être adopté par un système de valeurs qu’il faut ensuite
savoir partager avec l’autre et l’autre-que-soi.
L’un des problèmes principaux qui ralentissent et conditionnent la publication et la visibilité
de la poésie italienne de la migration vient de l’impact que cette production minoritaire peut
exercer sur le canon littéraire national. Cette écriture en vers n’a effectivement pas échappé
aux pressions, surtout dans les années 80, d’un editing standardisant imposé par les garants du
système littéraire national traditionnel. Ce processus d’adaptation forcée aux codes
linguistiques et culturels de la langue d’accueil – y compris les quelques tentatives
d’épurement linguistique – tend à neutraliser la richesse expressive que les formes littéraires
minoritaires tendent à introduire à l’intérieur du système littéraire national. Par ailleurs, une
partie de l’industrie culturelle et éditoriale, bien que favorable au lancement de textes relevant
d’un certain ‘exotisme littéraire’ (celui par exemple de l’immigré qui écrit en italien à propos
5
Nous rappelons que la toute première anthologie de textes poétiques d’auteurs migrants résidant en Italie a été
éditée en 1997 par Mia Lecomte et Francesco Stella dans la collection « Cittadini della poesia ».
5
d’autres immigrés), n’a jamais reconnu la véritable valeur culturelle et littéraire de ces
ouvrages, faute de rentabilité commerciale6 .
La littérature italienne contemporaine est ainsi en train de perdre une occasion unique de
renouvellement et d’enrichissement thématiques et formels. En effet, ces premiers auteurs
migrants seront dans quelques années remplacés par une nouvelle génération d’écrivains et de
poètes qui apprendront la langue italienne dès leur naissance et qui produiront, par
conséquent, des textes où l’influence et la présence de leur langue maternelle seront très
limitées d’un point de vue lexical, sémantique, rythmique et phonétique. Les poètes migrants
des années 20 et 30 du troisième millénaire, fils et petits-fils des auteurs actuels, constitueront
la première génération des créoles italophones plus ou moins intégrés au système littéraire,
linguistique et culturel italien. L’opportunité d’un renouvellement réel de la tradition littéraire
italienne n’a jamais été saisie par une bonne partie de la critique, qui reste encore de toute
évidence incapable d’évaluer et de mettre en valeur la poésie d’auteurs migrants par peur
d’une transformation, voire d’une perte de l’identité et de la culture nationales. Nous
entendons par là que seuls les écrivains étrangers d’aujourd’hui peuvent, en opérant et en
œuvrant sur les frontières entre les langues et les cultures, remettre en question l’évolution
d’une culture qui reste encore profondément ancrée dans une vision eurocentrique.
3. La poésie italienne de la migration et son impact sur la
langue, la littérature et la culture italiennes
À partir de la fin des années 80, les poètes migrants, grâce à leur riche parcours individuel et
artistique et à la diffusion de leurs ouvrages, déclenchent une confrontation directe entre leur
écriture et celle des ‘voyageurs immobiles’, c’est-à-dire les écrivains italiens autochtones.
Cette confrontation a ouvert un débat qui pourrait aboutir à la définition d’une littérature
italophone unique, universelle et, en même temps, à la redéfinition des valeurs dont elle est
dépositaire.
La poésie italienne de la migration, en raison de l’impact considérable qu’elle a sur les canons
définissant la littérature et la langue nationales, agit sur et conditionne le parcours évolutif et
les principes identitaires de la littérature autochtone, dont le destin et le statut devraient être
repensés sur d’autres bases et en fonction d’autres paramètres. Il appartiendrait à la critique de
considérer surtout la possibilité d’insérer le vaste domaine de la littérature italienne
contemporaine – y compris la littérature migrante – à l’intérieur d’une littérature italophone,
comme on parle depuis quelques décennies de littérature anglophone, francophone,
hispanophone ou germanophone, issues des différentes littératures post-coloniales.
Il faut néanmoins tenir compte d’une spécificité de l’italien par rapport aux autres langues
post-coloniales. L’italien étant la langue d’un pays qui n’a jamais été une grande puissance
coloniale, est en effet choisi plus volontiers par l’écrivain migrant décidant de résider en
Italie. Cela implique que l’auteur étranger s’exprimant en italien ait une compétence
linguistique qui n’est pas comparable à celle de l’écrivain anglophone ou francophone issu
d’un pays ayant connu une plus ou moins longue période de colonisation. La relativement
faible compétence linguistique de l’étranger s’exprimant et écrivant en italien et son lent
apprentissage qui a lieu souvent en dehors du système éducatif national, s’ils ralentissent
d’une part le développement d’une écriture italienne de la migration consciente et
linguistiquement mûre, favorisent d’autre part un renouvellement expressif visant à modifier
profondément les tendances et les caractères traditionnels de la littérature autochtone. En
définitive, on peut dire que la littérature italienne est somme toute plus susceptible d’être
renouvelée que les autres littératures nationales européennes grâce à l’impact que la
6
Pour un approfondissement ultérieur des problématiques liées à l’editing des textes d’auteurs migrants, nous
renvoyons à Gnisci 2002.
6
production poétique des auteurs migrants exerce sur le système linguistique et littéraire
autochtone.
À côté des langues dites post-coloniales – qui révèlent une marque culturelle et identitaire
unique et centripète – se situe l’italien qui, en raison de son histoire linguistique, de sa nature
hétérogène et de sa forte tradition dialectale, commence aujourd’hui à s’imposer comme une
langue d’expression interculturelle librement choisie et prête à s’adapter aux identités et aux
cultures les plus diverses. Un certain nombre de poètes pratiquent de nos jours un italien
qu’ils n’ont pas appris (à l’exception de quelques rares cas) comme langue coloniale. Ces
auteurs mettent en place dans leurs textes une véritable ‘interférence culturelle’ qui reproduit
ou transpose sur le plan littéraire ce qui est en train de se passer dans la société italienne
depuis au moins une quinzaine d’années.
L’influence que l’écriture italienne de la migration exerce sur l’ensemble de la littérature
italienne contemporaine incite la critique à se poser un certain nombre de questions
auxquelles on tente depuis une décennie de donner des réponses convaincantes. On
s’interroge par exemple sur la valeur littéraire (si l’on admet cette notion) de ce type de
production qui contribue à représenter le pays dans une perspective interculturelle. Dans
quelle mesure est-il possible d’envisager un rapport réciproque entre la littérature italienne de
la migration et le système de la littérature italienne contemporaine ? Peut-on intégrer la
littérature italienne de la migration dans le domaine plus large d’une littérature italophone ?
Et, enfin, de quelle manière peut-on rattacher la littérature italienne de la migration aux
différentes ‘littératures de la diaspora’ s’exprimant dans les autres langues européennes ?
Afin de répondre à toutes ces questions, il faudrait aborder l’étude de la littérature italienne
contemporaine dans d’autres perspectives, en commençant par exemple par une approche qui
prenne en compte la présence et l’importance de la littérature italienne produite à l’intérieur et
à l’extérieur des frontières italiennes et qui introduise à l’intérieur du canon littéraire
traditionnel trois notions qui jusqu’ici n’ont pas été considérées comme fondamentales, nous
songeons à l’expatriation, à la migration et à l’identité mixte et composite. Ces trois principes
n’ont jamais intégré le canon officiel des littératures nationales puisqu’ils remettent en
question la notion d’identité fixe et immuable ainsi que la valeur prioritaire que tout canon
traditionnel rattache à la langue nationale et à l’appartenance territoriale à une patrie. À ce
sujet, Homi Bhabha (1990 : 291-322) écrit que l’idée de nation est aujourd’hui remise en
question par l’existence d’individus vivant des situations marginales, tous porteurs de contrenarrations (voire de discours polémiques) qui contredisent toute sorte de narrations
traditionnelles et conventionnelles.
L’idée d’une littérature italophone ne se limiterait pas à rassembler la littérature de la
migration, mais aussi l’ensemble de la littérature italienne produite à l’étranger. Armando
Gnisci soutient que l’on ne pourra parler de littérature italophone que lorsque celle-ci sera
insérée au sein du système plus général des ‘littératures européennes de la diaspora’ et du
processus qui mène à une ‘nouvelle créolisation’. Ce processus, d’une part, favorise le contact
entre les langues et les cultures les plus diverses, entraînant la transformation de la
configuration sociale, politique et culturelle de l’Europe et des Européens et, d’autre part,
permet d’aborder de manière inédite la question cruciale de l’identité culturelle. La faible
visibilité de la poésie italienne de la migration reflète d’ailleurs le sort qu’elle partage avec la
littérature italienne produite par les Italiens à l’étranger, dont la réception en Italie a été
longtemps négligée. Jean-Jacques Marchand précise que les études sur la littérature italienne
produite par les Italiens résidant à l’étranger ont été longtemps fort rares et très peu
diffusées 7 .
7
Parmi les études consacrées à la littérature italienne produite par les Italiens résidant à l’étranger, nous
rappelons les contributions scientifiques suivantes : Brugnolo (2003 : 223-284) ; Marchand (1991) ; Scaglione
(2004) ; Tirabassi (2005) ; Vegliante (1990 : 7-15 ; 1991 : 61-80 ; 1998 ; 2000).
7
Aujourd’hui les études sur les ‘littératures de la diaspora’ ainsi que sur les métissages
culturels ne peuvent avancer qu’en remettant en question le paradigme patrie – nation –
littérature – langue nationale. Ainsi, la critique attribuera enfin à la littérature européenne de
la migration la place qui lui revient de droit et pourra contribuer à déconstruire la notion
d’identité fixe et immuable dont Édouard Glissant a déjà indiqué les limites et les implications
(Glissant 1996).
La littérature de la migration révèle donc à la fois la crise des principes identitaires
traditionnels sur lesquels la culture littéraire européenne a jusqu’à présent reposé et donne
l’occasion de repenser et de restructurer dans une perspective interculturelle les systèmes
littéraires, linguistiques, sociaux et politiques nationaux qui ne peuvent plus ignorer les
récentes vagues migratoires. Nous pensons que des auteurs tels que l’Albanais Gëzim Hajdari,
le Sénégalais Pap Khouma, le Brésilien Julio Monteiro Martins et la Polonaise Barbara
Serdakowski pourraient aujourd’hui intégrer à part entière le système littéraire contemporain
d’une Italie multiculturelle, pluri-identitaire et carrefour de cultures et de langues qui ont
contribué et contribuent à écrire quelques pages de l’histoire et de la littérature mondiales.
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