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L'ÉCOLOGIE ET LES FORCES PROFONDES DE LA PERESTROÏKA Jean-Robert Raviot Presses Universitaires de France | « Diogène » 2001/2 n° 194 | pages 152 à 159 ISSN 0419-1633 ISBN 9782130522140 DOI 10.3917/dio.194.0152 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-diogene-2001-2-page-152.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- L’ÉCOLOGIE ET LES FORCES PROFONDES DE LA PERESTROÏKA par © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) Oasis de la critique autorisée dans les années 1960 et 1970, espace public privilégié des intellectuels et scientifiques “ nonconformistes intégrés ” pendant la même période, l’écologie est aussi la matrice des mouvements nationaux qui, à la fin des années 1980, précipitèrent la fin de l’État-parti déliquescent et qui, depuis la fin des années 1960, étaient en gestation. Métaphore idéale de la chute d’un système emblématisée par la catastrophe de Tchernobyl (avril 1986), la crise écologique – la crise du rapport à la nature et à l’espace – permet de prendre toute la mesure des bouleversements intervenus après-guerre au sein de la société soviétique1. L’industrialisation et l’urbanisation du pays, rapides et massives, ont fait naître une nouvelle classe moyenne instruite de “ spécialistes ” (techniciens, ingénieurs, cadres de la recherche appliquée, économistes et gestionnaires, etc.), qui constitue, au début des années 1960, le noyau dur de la première génération de Soviétiques vivant en majorité en ville. Si elle ne s’incarne pas, comme dans les pays occidentaux, dans des mouvements ou des partis politiques, la cause de l’écologie ne s’en institutionnalise pas moins. Les sociétés (tovariscestva) de jardinage périurbain (ogorodniki), les “ brigades de protection de la nature ” qui organisent des campagnes de reboisement (DOP), la Société de protection de la nature (VOOP) ou les sociétés d’histoire et d’ethnographie locales (kraevedenie) comptent un nombre considérable d’adhérents2. Elle permet l’expression d’une gamme très étendue de sentiments individuels et collectifs, de réactions de rejet et d’adaptation à un environnement naturel, social et culturel – celui de la ville et de la “ grande société ” – radicalement nouveau. Il s’agit, pour une société dépaysée, de se réapproprier son environnement immédiat et quotidien, de tenter de conférer, individuellement ou collectivement, un sens à son existence et à sa trajectoire sociale. Le sentiment écologique est donc intimement lié à l’émergence d’une “ civilisation urbaine ” dans l’Union soviétique brejnévienne3. 1. Jean-Robert RAVIOT, “ Écologie et pouvoir en URSS : le rapport à la nature et à l’espace, une source de légitimité politique dans le processus de désoviétisation ”, thèse de doctorat, IEP de Paris, 1995, chapitre 2. 2. Voir l’ouvrage de référence de Douglas WEINER, A Little Corner of Freedom: Russian Nature Protection from Stalin to Gorbachev, Univ. of California Press 1999. 3. Anatoli VICHNIEVSKI, La faucille et le rouble : la modernisation conservatrice Diogène n° 194, avril-juin 2001. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) JEAN-ROBERT RAVIOT 153 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) La littérature et le cinéma soviétiques de cette époque montrent que c’est cette nouvelle classe moyenne – et non plus la classe ouvrière mythifiée par l’idéologie – qui donne le ton dans une URSS où l’on s’embourgeoise, où la nomenklatura est jalousée pour ses privilèges matériels, voire courtisée en raison de son accès aux biens et services rares et non pas crainte du fait de son pouvoir d’user et d’abuser de l’arbitraire, une URSS où l’on construit désormais sa sphère privée loin des mots d’ordre idéologiques désuets et ridicules. Très attentive aux courants d’opinion et aux forces à l’œuvre au sein de la société, une partie de l’élite de l’État-parti va, autour du chef du KGB, Iouri Andropov, et ceci bien avant la perestroïka, faire de l’écologie l’un des éléments-clefs d’une tactique visant à redynamiser un système économique et politique dont ils saisissaient fort bien toutes les impasses. On émet l’hypothèse que la protection de l’environnement a été perçue comme l’un des terreaux les plus féconds pour raviver l’idéologie, l’affiner, réorienter la propagande vers de nouveaux objectifs (relancer l’innovation technologique, notamment), remobiliser les cadres et, enfin, rehausser le prestige de l’idéologie communiste soviétique en embrassant une cause qui, en Europe occidentale, constitue le fer de lance d’importantes mobilisations pacifistes pendant la “ crise des euromissiles ” (1979-1983)4 . C’est cette stratégie de relégitimation du pouvoir qui est à l’origine de la perestroïka, dernière tentative de renouveler la légitimité de l’idéocratie soviétique et celle de ses dirigeants, ultime étape d’une entreprise de modernisation qui touche à ses limites. Pourquoi et de quelle manière le thème de l’écologie en est-il venu à jouer un rôle central dans cette ultime tentative de réforme du système soviétique ? Depuis le 20e Congrès du PCUS (1956) et le “ dégel ” qui s’ensuivit, la cause de l’environnement suscite la mobilisation d’institutions et de personnalités : élites scientifiques, littéraires ou artistiques, étudiants, membres des organisations sociales, etc. Quels sont les mécanismes politiques et institutionnels qui soustendent cette mobilisation ? On observe une recrudescence, à partir de 1973, de “ débats ” sur l’écologie dans les quotidiens et hebdomadaires nationaux. Le plus souvent, ces discussions, au ton parfois très vif, accompagnent l’adoption de lois très sévères sur la protection de l’environnement (1974, notamment). La présentation est toujours la même : des conflits interviennent entre les “ ministères de branche ” et des scientifiques dont les expertises ________________________ en URSS, Paris, Gallimard 2000 (édition originale sous le titre de Serp i rubl’: konservativnaja modernizacija v SSSR, Moskva, OGI 1998, trad. franç. de Marine Vichnievskaïa). 4. Sur cette épisode, voir l’ouvrage de Vladimir BOUKOVSKY fondé sur des documents d’archives, Jugement à Moscou, Paris, Robert Laffont 1995 (chapitre 21, “ Les fusées et la lutte pour la paix ”). © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) L’ÉCOLOGIE ET LA PERESTROÏKA 154 JEAN-ROBERT RAVIOT © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) Au début des années 1980, un tournant intervient. Le pouvoir entreprend de faire de l’écologie un domaine privilégié de l’appareillage idéologico-politique. Un des signes les plus aisément perceptibles de l’intention du pouvoir de faire de l’écologie un instrument de légitimation politique est la publication par la Pravda, à la fin de 1982 et tout au long de l’année 1983, d’articles critiques à l’égard de la position “ idéaliste et contemplative ” de certains intellectuels ou écrivains à l’égard de la nature. À l’“ idéalisme ” des écrivains, dont l’argumentation s’articule autour de la notion de “ patrimoine ”, doit se substituer une critique plus technique mettant en évidence les défauts du système économique. La presse n’impute plus la “ crise écologique ” au manque de respect envers le patrimoine ou la “ barbarie de la société urbaine ” (Valentin Raspoutine) mais aux “ très graves dysfonctionnements d’ordre administratif ”, à la “ négligence des responsables ”, etc. Les tables rondes cèdent la place aux condensés de courrier des lecteurs ; des articles sous forme d’enquêtes dénoncent des cas précis d’irresponsabilité et, bientôt, envisagent les problèmes à l’échelle de branches entières de la production, en mettant nommément en cause des responsables ministériels. Ce changement de ton de la presse et du discours officiel, sur lequel nous reviendrons, ce nouveau discours “ économiste ” et “ pragmatique ” sur l’écologie s’inspire des travaux menés sur le terrain depuis le milieu des années 1960 par des économistes et sociologues des instituts de socio- © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) soulignent la nécessité d’abandonner tel projet industriel dangereux pour l’environnement, les “ gestionnaires ” bornés étant généralement accusés d’avoir trop courte vue ou de ne pas respecter la législation. Les conclusions des savants sont parfois relayées et amplifiées par des écrivains ou des artistes ayant habituellement accès aux tribunes de la presse, tels les écrivains dits “ ruralistes ”: Valentin Raspoutine, Vassili Belov, etc. Au cours de la seconde moitié des années 1970, les médias exacerbent ces conflits d’intérêts quand ils ne les fabriquent pas de toutes pièces. En l’absence d’une recherche approfondie sur les techniques de désinformation employées par les journaux soviétiques à cette période, il est encore difficile d’expliquer de quelle manière et en fonction de quels critères s’opéraient ces montages. On se contentera d’observer que le département de la propagande du Comité central du PCUS exerçant, jusqu’en 1987 au moins, un contrôle étroit de toute la diffusion de l’information en URSS, tout porte à croire que les “ débats écologiques ” avaient vocation à édifier et non à informer. L’arme écologique servait sans doute à limiter, en fonction de conjonctures changeantes et de rapports de force politiques tout à fait étrangers aux questions environnementales, l’influence de tel ou tel groupe de pression industriel au sein de telle ou telle instance de décision. L’ÉCOLOGIE ET LA PERESTROÏKA 155 logie et d’économie de la branche sibérienne de l’Académie des sciences de l’URSS à Akademgorodok. Ces derniers, qui ont placé les questions environnementales au centre des recherches menées en sociologie urbaine et développé une critique économique de la gestion des ressources naturelles dans la désormais célèbre revue Eko5, pensent l’écologie comme un incitatif économique et social pour améliorer l’efficacité de l’économie. Ils vont être conduits à formuler, sous le nom de “ rapport de Novosibirsk ”, la première critique globale officielle (à usage interne du Comité central du PCUS) du système soviétique. L’écologie a donc été la matrice de la réforme générale du système soviétique ébauchée dans les cercles qui entourent Iouri Andropov, qui devient secrétaire général du PCUS à la mort de Brejnev, en 19836 . © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) Le volume et le rythme actuels de développement de nos forces productives requiert un changement radical dans notre rapport aux questions touchant la protection de l’environnement et l’exploitation des ressources naturelles. Cette tâche revêt une grande importance économique et sociale (...) Ici comme ailleurs, nous ne devons pas tolérer une approche sectorielle qui réduit l’efficacité des investissements, constitue un obstacle à l’application d’une politique cohérente et aboutit à la déresponsabilisation totale des agents chargés d’exécuter les mesures prises par le Parti et l’État au nom du peuple7. Ce discours est immédiatement suivi de mesures d’application. Le 20 janvier 1984, le bureau politique du comité central du PCUS invite à “ sanctionner les ministères responsables de la pollution atmosphérique intolérable à Kemerovo ”, situation “ pourtant signalée par le bureau politique à maintes reprises, mais qui n’a jamais été prise au sérieux ” et appelle les responsables ministériels à “ prendre d’urgence des mesures disciplinaires contre les entreprises polluantes et leurs responsables8 ”. Avec Andropov, l’écologie devient un instrument supplémentaire de la discipline du plan. Les réformes envisagées par le secrétaire général du parti poursuivaient deux objectifs principaux : stimuler l’initiative des classes moyennes (pour les remettre au travail) et briser la puis- 5. Marie-Hélène MANDRILLON, “ Une revue vivante : Eko ”, Annales ESC, juilletaoût 1985, p. 829-831. 6. Jaurès MEDVEDEV, Andropov au pouvoir, Paris, Flammarion 1983, 254 p. 7. Extraits du discours d’Andropov adressé au Plénum du Comité central du PCUS en décembre 1983, Pravda, 27 décembre 1983. 8. Voir dépêche TASS du 20 janvier 1984 citée par Johannes GROTZKY, “ Umweltschutz und Umweltschäden in der jüngsten sowjetischen Diskussion ”, Osteuropa-Archiv, n° 7, 1984, p. 513. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) Dans le discours qu’il adresse au Plénum du Comité central du PCUS en décembre 1983, Iouri Andropov mentionne explicitement la protection de l’environnement comme l’un des instruments-clefs de la légitimation des réformes qu’il annonce : 156 JEAN-ROBERT RAVIOT © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) L’aggiornamento “ écologiste ” du pouvoir soviétique, qui apparaît au grand jour avec Gorbatchev, commence donc en réalité en 1982-1983. Cependant, l’écologie est déjà entrée dans le discours officiel sur les relations internationales. La “ crise écologique ”, concept-clef de l’appareillage idéologique de la perestroïka, est une construction dont les fondations furent posées au cours des années 1970 par les professionnels de la diplomatie et du renseignement extérieur, éclairés par les chercheurs spécialisés dans l’étude des “ sociétés bourgeoises ” de l’Institut des sciences sociales du PCUS, de l’Institut des sciences sociales de l’Académie des sciences de l’URSS (INION) ou de l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales (IMEMO). Au début des années 1970, la science sociale soviétique se voit confrontée à un travail de réinterprétation des nouvelles réalités du monde capitaliste. Il s’agit de rafraîchir sérieusement le dogme marxiste-léniniste sur la question des rapports homme-environnement. Dans le sillage de mai 1968, de la crise énergétique et de la publication du rapport du “ Club de Rome ” en 1971, les rapports homme-environnement se retrouvent à l’intersection de divers champs du savoir et des idées. Dans les pays occidentaux, la pensée sociale et politique se met en quête de remèdes à ces maux planétaires – surpopulation, pollutions, sous-développement, crise urbaine – qui sont autant d’indices de la faillite du productivisme et invitent à “ changer d’ethos", à redéfinir les besoins de l’homme de manière radicale. L’écologisme est né. Indiquons que, dans leur analyse, les chercheurs occidentaux insistent sur l’universalité, la globalité des phénomènes économiques et sociaux, tous liés entre eux et explicables par la transcendance de la “ crise écologique ”. La science sociale soviétique s’efforce alors de produire une contre-analyse propre de la structure et du sens de cette crise écologique, dont elle nie le caractère global. Avant la perestroïka, la crise écologique est un aspect de la faillite du seul système capitaliste. Engendrée par le mode capitaliste de socialisation des ressources naturelles, la crise écologique est dépourvue de solutions, hormis, bien entendu, l’instauration du système socialiste. Jusqu’à la XIXe Conférence du PCUS (juin 1988), le dogme s’en tient à la formule simpliste selon laquelle la propriété collective des ressources naturelles garantit à terme la protection de ces dernières. La publication d’ouvrages consacrés à la crise écologique du capitalisme est à son apogée entre 1981 et 1984. La vie internationale est alors dominée par la question de l’installation des fusées américaines Pershing en Europe occidentale. L’émergence des mouvements écologistes en Europe occidentale, et plus particulièrement en RFA, intéresse © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) sance des ministères sectoriels et du clientélisme clanique qui les caractérise. L’écologie permettait de toucher ces deux objectifs à la fois. 157 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) l’URSS pour des raisons stratégiques. À la fin des années 70, le mouvement écolo-pacifiste ouest-allemand Die Grünen constitue le fer de lance de l’opposition à l’installation des missiles – on se souvient de leur célèbre slogan “ Lieber rot als tot ” (plutôt rouge que mort). La diplomatie soviétique cherche donc à s’allier les tenants ouest-allemands de l’“ écosocialisme alternatif ”, chaleureusement accueillis lors du Festival mondial de la Jeunesse organisé à Moscou par le Komsomol en juillet 1984. La science sociale soviétique doit alors se prononcer et se livre à une analyse critique de l’idéologie des mouvements écologistes. Si “ le mouvement écologiste en RFA est un élément important de la lutte des classes dans les pays capitalistes ”, on note cependant que “ les mouvements écologistes ne sont pas armés d’une conception générale de l’histoire et des conflits au sein de la société. Ils se contentent de critiquer la société industrielle et la montée de la technocratie. L’écosocialisme appartient à la famille du socialisme utopique. Il refuse l’objectif de la croissance et critique le fonctionnement du système capitaliste sans en remettre en cause les fondements9 ”. Indiquons que cette littérature sur la crise écologique ne doit pas être réduite à sa seule dimension fonctionnelle de propagande. Il faut en souligner l’importance stratégique. Le travail de recherche sur ce thème a permis à certains spécialistes de se familiariser avec la littérature sociologique occidentale des années 1970 et de mener plus librement des recherches sur la philosophie russe de la fin du XIXe siècle. Par exemple, sous couvert d’entreprendre une critique “ de l’ensemble des conceptions bourgeoises des rapports entre la société et la nature depuis la fin du XVIIIe siècle ”, Iouri Chkolenko10 examine, dans une thèse de doctorat très documentée, l’ensemble de la littérature occidentale publiée sur les thèses du club de Rome, sur le “ postmatérialisme ” et sur l’“ écologie globale ”. En outre, la plupart des publications sur ce thème émanent de chercheurs qui constitueront l’élite de la science sociale soviétique avec la perestroïka et, à ce titre, joueront ainsi un rôle de premier plan dans l’orientation de l’argumentation politique officielle après 1985. L’argumentation sur la nature de la crise écologique constitue l’un des pans les plus importants d’une lutte idéologique menée par la propagande officielle contre l’influence jugée pernicieuse de la “ théorie de la convergence ”, développée par certains sociologues (et soviétologues) occidentaux. Les tenants de cette théorie (Jacques Ellul, Alvin Toffler, Erich Fromm et Marshall Goldman) 9. Irina RAZUMOVA, Ekosocializm – ekologiceskaja platforma “ al’ternativnogo ” dvizenija v stranah Zapadnoj Evropy, Moscou, INION 1986. 10. Jurij SKOLENKO, Kriticeskij analiz burzuaznyh koncepcij vzajmodejstvija obscestva i prirody, thèse de doctorat (kandidatskaja), Moscou, Institut filosofii AN SSSR 1982, 345 p. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) L’ÉCOLOGIE ET LA PERESTROÏKA JEAN-ROBERT RAVIOT © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) voient dans l’industrialisation, l’urbanisation et le développement universel des réseaux de télécommunication le prélude à une imminente “ globalisation ” des problèmes mondiaux et à une inéluctable “ convergence ” des systèmes socialiste et capitaliste, convergence par le biais de l’identité des défis auxquels ils sont confrontés. En Occident, cette théorie trouve d’ailleurs son point d’ancrage dans l’idée, alors très répandue, que la convergence entre les deux grands systèmes n’est pas seulement socio-économique, mais aussi politique et diplomatique. Cette idée sous-tend le “ processus d’Helsinki ” et les accords SALT. C’est sans doute la raison pour laquelle l’idéologie soviétique réagit alors contre la théorie de la convergence, son idée de globalité, et contre un de ses aspects, le “ postindustrialisme ”, dont le dictionnaire soviétique des termes politiques donne, en 1989 encore, la définition suivante : “ Idée répandue par les théories bourgeoises selon laquelle la force motrice du développement des sociétés contemporaines ne serait plus la production matérielle mais la science, c’est-à-dire la production, l’échange et la diffusion d’un ensemble d’informations, ce qui constitue une idéologie de l’affaiblissement du rôle des révolutions et des contradictions au sein de la société ”. Le paroxysme de cette “ lutte contre les idées dangereuses répandues par les théoriciens bourgeois du postindustrialisme et de la prétendue convergence entre les sociétés capitaliste et socialiste ” est atteint dans les années 1979-1984. Ainsi, l’hebdomadaire Ekonomiceskaja Gazeta (1979, n° 36) publie un article développant in extenso une critique de la théorie de la convergence, dont le seul objectif serait d’affaiblir, par des moyens autres que la confrontation idéologique directe, la crédibilité du système socialiste. Cependant l’auteur, au détour d’une phrase, ouvre une porte très discrète à l’application de ces théories au cas soviétique. Lorsqu’il écrit : “ N’oublions pas que le problème de la protection du milieu de vie de l’individu dépend avant tout du changement d’objectif de la production ”, il sous-entend que, dans le système soviétique, l’objectif de la production peut être changé, c’est-à-dire, à mots couverts, devrait l’être. Ce “ clin d’œil ” permet de comprendre comment l’analyse de la crise écologique du monde occidental sera transposée afin de diagnostiquer la réalité soviétique et aidera à construire un lien d’analogie entre cette réalité et les problèmes écologiques de dimension planétaire. Pendant la perestroïka, le pouvoir soviétique reprendra à son compte la théorie de la convergence en la retournant afin de construire la “ nouvelle pensée ” en politique extérieure. Apparemment révolutionnaire, cette inflexion idéologique était en réalité sous-jacente. * En quête d’une re-légitimation du système politique et économique, le pouvoir soviétique utilise le thème de l’environnement comme un instrument idéologique et stratégique. Désignés à la vindicte générale, les “ ministères sectoriels ” sont accusés par les © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) 158 L’ÉCOLOGIE ET LA PERESTROÏKA 159 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) Jean-Robert RAVIOT. (Département d’études slaves, Université de Paris-X.) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.204.167.175) écrivains, avec de moins en moins de retenue, de saccager le pays et de piller ses ressources. Ces accusations, publiées par les médias, permettent d’instaurer un dialogue limité et étroitement contrôlé avec la société, dont la marge de manœuvre, bien qu’étroite, n’en est pas moins réelle : en témoignent les “ mouvements ” de protection de la nature au sein des universités et la réelle mobilisation par l’intermédiaire des rubriques du courrier des lecteurs des grands journaux. Le thème de l’environnement permet au pouvoir de construire une argumentation renouvelée du bien-fondé du collectivisme. C’est alors que se dessine la notion de “ crise écologique ”, dont les origines doivent être recherchées dans le discours idéologique sur les relations internationales et sur la “ crise générale du capitalisme ”. Les préoccupations écologiques révèlent des dysfonctionnements plus généraux au sein de la société soviétique : elles rejoignent ici l’analyse de Tatiana Zaslavskaia sur la nécessité de réintégrer le “ facteur humain ” dans l’administration de l’économie. Par les liens étroits et multiples qu’elle entretient dans la pensée économique et sociale soviétique du début des années 80, la notion de “ crise écologique ” est d’ores et déjà au cœur de la remise en cause du système soviétique qui interviendra de manière plus ouverte à partir de 1985.