** A paraître dans Être le numéro deux. Une histoire des rapports de pouvoir à la tête de
l’État, Pierre-Emmanuel Guigo et Warren Pezé (dir.), Rennes, PUR, coll. « Histoire »,
2023/2024. **
Régine Le Jan et Warren Pezé
Les rois francs et leurs seconds
du maire du palais au duc des Francs (VIIe-Xe siècles)
Dans sa Vie de Charlemagne rédigée entre 817 et 829, Éginhard dresse un tableau
polémique des relations entre les derniers Mérovingiens et leurs seconds, les maires du palais
pippinides, une description qui a fortement contribué à forger l’image d’Épinal des « rois
fainéants » :
« Les ressources et la puissance du royaume étaient entre les mains des préfets du
palais que l’on appelait maires du palais, dont relevait le pouvoir suprême. Il ne restait
rien au roi, si ce n’est se contenter du seul nom de roi, siéger sur son trône, les cheveux
flottants et la barbe longue, faire mine de gouverner, écouter les ambassadeurs venus de
tous les pays et, à leur départ, leur donner, comme de son propre chef, les réponses qu’on
lui avait fait apprendre et même imposées [...]. L’administration du royaume et tout ce
qui devait être fait et décidé, à l’intérieur comme à l’extérieur, relevaient du préfet de la
cour1. »
Rien d’étonnant, conclut le lecteur d’Éginhard, à ce que ces numéros deux aient supplanté
leurs anciens maîtres en 751. Dans ce morceau de propagande rédigé bien après les faits, tout
concourt à dénoncer un déséquilibre entre un roi devenu inutile et un maire exerçant la réalité
du pouvoir. Pourtant, l’histoire offre bien des exemples de partage des tâches entre pouvoir
symbolique et pouvoir réel – hier le calife et le vizir, aujourd’hui la reine d’Angleterre et son
Premier ministre. Le problème, chez Éginhard, est que ce partage tient du simulacre. Lors des
assemblées publiques, les Mérovingiens feignent d’exercer leur rôle de décideur, tandis que les
maires du palais jouissent d’un pouvoir aux contours flous (« ressources », « puissance »,
« sommet du pouvoir »...). Éginhard dénonce une distorsion entre le devant de la scène et les
coulisses, entre le public et le privé, qui justifie rétrospectivement le coup d’État2. C’est en tout
cas le discours officiel carolingien dans le premier quart du IXe siècle : mais vers 750, les rivaux
des maires, les ducs d’Aquitaine et de Bavière, étaient sans doute d’un autre avis...
Les Carolingiens occupent une place de choix dans l’enchainement des dynasties royales
du Moyen Âge. D’abord seconds des Mérovingiens, ils les chassent du pouvoir avant d’être
eux-mêmes remplacés, à l’Est par les Conradins (911) puis par les Ottoniens (919), à l’Ouest
par les Capétiens (987). Le moment carolingien nous permet de faire l’autopsie de deux
changements de dynastie. Dans cette chronologie de long terme, du VIIe au Xe siècle – de la
1
EGINHARD, Vie de Charlemagne, trad. Michel Sot et Christiane Veyrard-Cosme, Paris, Les belles lettres, 2014,
chap. 1, p. 2-5 : « Nam et opes et potentia regni penes palatii praefectos qui maiores domus dicebantur et ad quos
summa imperii pertinebat tenebantur. Neque regi aliud relinquebatur quam ut regio tantum nomine contentus,
crine profuso, barba submissa, solio resideret ac speciem dominantis effingeret, legatos undecumque uenientes
audiret, eisque abeuntibus responsa quae erat edoctus uel etiam iussus ex sua uelut potestate redderet [...] Ad
regni administrationem et omnia quae uel domi uel foris agenda ac disponenda erant praefectus aulae
procurabat. »
2
BRANDT Rüdiger, Enklaven - Exklaven. Zur literarischen Darstellung von Öffentlichkeit und Nichtöffentlichkeit
im Mittelalter. Interpretationen, Motiv- und Terminologiestudien, Munich, Fink, coll. « Forschungen zur
Geschichte der älteren deutschen Literatur » 15, 1993, p. 47-53.
période des royaumes barbares au premier âge féodal –, les transformations du champ politique
affectent l’ordre interne du palais, la gestion des ressources royales, les relations entre élites et
l’articulation entre espaces centraux et espaces périphériques. Dans tous ces domaines, le
« numéro deux » est celui qui fait le lien – ou s’interpose – entre le centre et la périphérie, entre
le fisc et la cour, entre le roi et ses fidèles. Les charges publiques (maire du palais, chambrier,
archichapelain...) qui procurent cette intermédiarité, extrêmement convoitées, font l’objet d’une
compétition entre les élites que le roi doit à la fois réguler et arbitrer.
Si on identifie aisément le numéro deux mérovingien au maire du palais, il n’en va pas
de même sous les Carolingiens. Les sources du IXe siècle désignent quelques personnages
comme secundus a rege (« le second après le roi »), mais ces derniers n’ont pas reçu de
traitement thématique, hormis dans deux études3. La Deutsche Verfassungsgeschichte de Georg
Waitz, monument d’histoire institutionnelle du XIXe siècle, consacrait plusieurs pages aux
« seconds après le roi » ou aux « premiers du palais » qui parviennent à se détacher de la mêlée
des conseillers et amis du roi 4. Plus récemment, Karl Brunner, un représentant de la « neue
Verfassungsgeschichte » (une école historique à son apogée entre les années 1940 et 1980), a
également abordé les numéros 2. Il a d’abord remarqué la fréquence de diverses appellations
de second5, puis a interprété le matériel accumulé dans une monographie sur la concurrence
entre les groupements aristocratiques 6. Brunner constate que ces seconds sont officieux et non
officiels : il explique leur essor comme un « trait structurel d’organisation sociale » ; dans la
compétition pour les honneurs, ceux qui parviennent au faîte de la faveur finissent par être
perçus comme des numéros 2. Tout l’enjeu pour le roi et pour leurs concurrents est de garder
le contrôle de ces seconds en les empêchant de s’enraciner.
Il s’agit ici dans un premier temps d’expliquer l’essor des maires du palais pippinides,
qui remanient la relation entre numéro 1 et numéro 2 à leur arrivée au pouvoir, et dans un
deuxième temps de se pencher sur le système carolingien qui, tout en refusant de reconnaître
des seconds officiels, ne peut prévenir l’apparition de seconds officieux. Lorsqu’autour de 900,
les Carolingiens n’arrivent plus à réguler la compétition entre les grands et perdent
progressivement le contrôle sur les pouvoirs délégués aux comtes et marquis, celui qui apparait
comme le n°2 en tant que « duc des Francs », est bien différent de ce qu’avait été le maire du
palais deux siècles plus tôt.
Des numéros 2 devenus numéros 1 : les maires du palais pippinides
L’essor d’un titre de second : le maire du palais
3
LÖSSLEIN Horst, Royal Power in the Late Carolingian Age: Charles III the Simple and His Predecessors,
Cologne, Modern Academic Publishing, 2019, p. 222 (sur Robert envers Eudes et Charles le Simple) ; KELLER
Hagen, « Zur Struktur der Königsherrscahft im karolingischen und nachkarolingischen Italien. Der “Consiliarius
regis” in den italienischen Königsdiplomen des 9. und 10. Jahrhunderts », Quellen und Forschungen aus
italienischen Archiven und Bibliotheken, n° 47, 1967, p. 124-223 (133 et 137, remarques générales) ; NELSON
Janet, Charles the Bald, Londres, Longman, 1992, p. 129 (sur l’absence de secundus sous Charles le Chauve) ;
BECHER Matthias, Rex, Dux und Gens, Untersuchungen zur Entstehung des sächsischen Herzogtums im 9. und 10.
Jahrhundert, Husum, Matthiesen, coll. « Historische Studien » 444, 1996 (p. 254-155).
4
WAITZ Georg, Deutsche Verfassungsgeschichte, t. 3.2, Die Verfassung des Fränkischen Reichs (Band 2), Kiel,
Ernst Homann, 1883 (2e éd.), p. 530-539 ; WAITZ Georg, Deutsche Verfassungsgeschichte, t. 6, Die deutsche
Reichsverfassung von der Mitte des neunten bis zur Mitte des zwölften Jahrhunderts (Band 2), Kiel, Ernst Homann
1875, p. 290-298.
5
BRUNNER Karl, « Die fränkischen Fürstentitel im neunten und zehnten Jahrhundert », dans éd. Herwig WOLFRAM
(dir.), Intitulatio II. Lateinische Herrscher- und Fürstentitel im neunten und zehnten Jahrhundert, Vienne, Böhlau,
coll. « Mitteilungen des IFOG » 24, 1973, p. 179-340 (182, 186-187, 274 – sur Hugues l’Abbé, 280-1 – sur Hugues
le Grand, 295 – sur Brunon de Cologne, 310 – sur Siegfried de Mersebourg, 214 – sur le titre ducal).
6
BRUNNER Karl, Oppositionelle Gruppen im Karolingerreich, Vienne, Böhlau, 1979, p. 27-35.
Parmi les royaumes barbares des VI-VIIIe siècles (Wisigoths, Lombards, Anglo-Saxons),
le royaume franc est le seul où l’existence d’un second a progressivement marginalisé le
pouvoir royal et conduit à un changement de dynastie. Or, cet essor des maires du palais n’était
guère prévisible. Autour de 500, dans plusieurs royaumes barbares, le maire ne désigne qu’un
personnage assez modeste : le chef de la domesticité des maisons aristocratiques et royales 7.
Chez les Francs, le maire du palais gagne en visibilité à la fin du VIe siècle seulement, dans les
Histoires de Grégoire de Tours, tout en restant loin d’être le second personnage du royaume. Il
n’avait qu’une fonction domestique limitée, celle d’approvisionner la table royale, mais elle lui
donnait accès aux domaines royaux. Sa position s’est renforcée au VIIe siècle, à la faveur des
minorités de Sigebert III (†656 8) et de Clovis II (†657), fils de Dagobert, qui ont fragilisé le
pouvoir royal face à l’aristocratie, alors que s’affirmait plus nettement la division entre deux
royaumes mérovingiens, doté chacun d’un palais avec son maire : l’Austrasie et la NeustrieBourgogne. Le maire devint alors l’interface obligée entre le souverain et l’aristocratie dont il
était issu et à laquelle il restait étroitement lié 9. Vers 689, la réunification de l’Austrasie et de
la Neustrie par le maire du palais d’Austrasie Pépin II, qui gouverna désormais avec un seul
roi, accéléra l’affaiblissement du pouvoir royal, même si les rois mérovingiens conservèrent
une cour autonome et la capacité de délivrer des diplômes jusqu’aux années 720.
Le maire du palais n’était ni l’ami du roi, ni son substitut ; il n’était pas davantage désigné
comme collègue, à la manière romaine, ni comme secundus a rege comme le seront certains
grands à l’époque carolingienne ; mais dans la seconde moitié du VIIe siècle, il était bien un
second, une sorte de Premier ministre qui gouvernait le palais et le royaume avec le roi, garant
du consensus et de la concorde avec l’aristocratie. Les sources le citent en seconde position
derrière le roi, avec le titre officiel de maior domus, chef du palais, entendu dans son acception
résidentielle, symbolique et publique, de lieu central du pouvoir. Son pouvoir s’est
progressivement institutionnalisé et en gouvernant avec le roi, il devait « faire régner l’amitié
entre les leudes 10 » (c’est-à-dire, au VIIe siècle, les grands), autrement dit assurer la coopération
de tous : il jouait ainsi le double rôle de chef et de représentant de l’aristocratie. Lui-même ne
pouvait agir seul, sans le roi qui légitimait son pouvoir ou sans les leudes auxquels il était lié
par l’amitié politique, la parenté et les relations institutionnelles. Les maires furent d’abord
choisis par les rois, qui jouaient des rivalités et pratiquaient une politique de bascule ; mais à
partir du milieu du VIIe siècle, le poids de l’aristocratie dans la désignation des maires devint
déterminant et les leudes désignèrent le maire, après discussions. Cette figure devint alors
omniprésente.
Le poste était risqué, puisque plusieurs maires du palais moururent assassinés (Grimoald
en 662, Ebroin vers 683, Berchar vers 689), jusqu’à ce que les Pippinides imposent l’hérédité
de leur charge au VIIIe siècle. À la mort de Pépin II en 714, une lutte de succession opposa son
7
FLECKENSTEIN Josef, notice « Hausmeier » in Lexikon des Mittelalters, t. 4, Stuttgart, Metzler, 1999, col. 19741975.
8
Sur la question des relations entre Sigebert III et le maire Grimoald et la datation de leurs morts respectives, en
dernier lieu la démonstration convaincante de BECHER Matthias, « Der sogenannte Staatsreich Grimoalds. Versuch
einer Neubewertung », in Matthias BECHER, Macht und Herrschaft. Praktiken-Strukturen-Begründungen, Bonn,
Vandenhoek & Ruprecht, Bonn University Press, 2019, p. 227-260.
9
HEIDRICH Ingrid, « Les maires du palais neustriens du milieu du VIIe au milieu du VIIIe siècle », in Hartmut
HATSMA (dir.), La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de 650 à 850, t. 1, Sigmaringen, Thorbecke, coll.
« Beihefte der Francia » 16, 1989, p. 217-229 – où se trouvent résumés en français les résultats de son étude
« Titulatur und Urkunden der arnulfingischen Hausmeier », Archiv für Diplomatik, n° 11-12, 1965-1966, p. 71279 ; GOETZ Hans-Werner, « Der fränkische maior domus in der Sicht erzählender Quellen », in Sabine HAPP
(dir.), Vielfalt der Geschichte : Lernen, Lehren und Erforschen vergangener Zeiten ; Festgabe für Ingrid
Heidrich, Berlin, Wissenschaftlicher Verlag, 2004, p. 11-24.
10
FREDEGAIRE, Chronique des temps mérovingiens (Livre IV et Continuations), éd. John M. Wallace-Hadrill, trad.
Olivier Devillers et Jean Meyers, Turnhout, Brepols, coll. « Miroir du Moyen Âge », 2001, Livre 4, chap. 29,
p. 94 ; chap. 85, p. 188 ; chap. 89, p. 194.
petit-fils Theudoald, soutenu par sa veuve Plectrude, et Charles Martel, fils d’une autre épouse,
Chalpaïde. À ce conflit familial se superposa bientôt un conflit régional, car la Neustrie en
profita pour secouer le joug austrasien et élire un nouveau roi, Chilpéric II, flanqué d’un maire
neustrien, Ragenfred. Il fallut quatre ans de guerre à Charles Martel pour l’emporter et
supprimer la mairie concurrente de Neustrie. Quand il eut complètement marginalisé le roi,
dans les années 730, il gouverna depuis la Neustrie, avec ses fidèles et ses amis, souvent venus
d’Austrasie, une seule institution palatiale avec un seul roi, jusqu’au moment où, à la mort de
Thierry IV en 737, il laissa le royaume sans roi, sans franchir lui-même le pas vers le trône,
craignant sans doute des oppositions mais aussi pour des raisons successorales, car il avait luimême trois fils légitimes : le numéro 2 gardait donc un titre de numéro 2 sans qu’il y eût
dorénavant un numéro 1. Ainsi, en 741, Charles Martel, mourant, data sa dernière charte des
années écoulées depuis la mort de Thierry IV et non de son propre règne 11. Toutefois, la dernière
étape de la patrimonialisation du titre de maire du palais était enfin franchie : en 741, Charles
Martel imposa un partage du royaume, à la manière d’un roi, entre ses fils Carloman et Pépin,
avec une part pour son fils Griffon, fils de sa dernière épouse, Swanahilde, nièce du duc de
Bavière. Les deux premiers ne prirent pas non plus le titre royal et écartèrent Griffon. Il n’y eut
aucun soulèvement en Neustrie, car la mainmise des maires du palais sur Neustrie et Austrasie
était assurée, mais la contestation des périphéries (Bavière, Thuringe, Alémanie, Aquitaine)
finit en 743 par les contraindre à élever au trône un Mérovingien – le dernier –, Childéric III12.
En cette première moitié de VIIIe siècle, le maire n’a donc rien du régisseur en coulisses suggéré
par Éginhard : son pouvoir est public, mis en scène. Aux assemblées annuelles, il porte dès 700
« un vêtement infiniment précieux, brodé d’or et de joyaux, d’un décor superbement bariolé 13 ».
Lorsqu’il faut élire un nouvel évêque, c’est devant lui que les envoyés de l’église endeuillée se
prosternent et déposent des cadeaux 14. Dès Pépin II (vers 689), il s’est vu attribuer le titre
souverain de princeps15.
Le maire du palais et la reine
Le contrôle du palais et la communication avec l’aristocratie sont les éléments
déterminants qui permirent cette ascension des maires du palais, qui marginalisa le pouvoir du
roi, mais aussi celui de la reine. Le rôle de numéro 2 des reines est resté méconnu des historiens
jusqu’à récemment. Au palais, elles gardaient le trésor royal et prenaient en charge les jeunes
nourris qui venaient y terminer leur formation et servir le roi 16. Elles remplissaient ainsi la
11
Die Urkunden der Arnulfinger, éd. Ingrid Heidrich, Hanovre, Hahn, coll. « Monumenta Germaniae historica
[MGH] DD Arnulf. », 2011, n° 14, p. 33 (17 septembre 741).
12
Continuation du pseudo-Frédégaire : FREDEGAIRE, Chronique des temps mérovingiens, op. cit., chap. 23-25,
p. 226-231. Pour une synthèse, cf. FISCHER Andreas, Karl Martell. Der Beginn karolingischer Herrschaft,
Stuttgart, Kohlhammer, 2012, p. 176-187. Sur l’élimination des rivaux de Charles en Neustrie et Austrasie, voir
EBLING Horst, « Die inneraustrasische Opposition », in Jörg JARNUT, Ulrich NONN et Michael RICHTER (dir.),
Karl Martell in Seiner Zeit, Sigmaringen, Jan Thorbecke, coll. « Beihefte der Francia » 37, 1994, p. 295-304.
13
Voir « Vita Corbiniani », éd. Bruno KRUSCH, in Passiones vitaeque sanctorum aevi merovingici t. 4, éd. Bruno
Krusch et Wilhelm Levison, Hanovre, Hahn, coll. « MGH SS rer. mer. » 6, 1913, chap. 5, p. 564.
14
« Vita Eucherii », éd. Wilhelm LEVISON, in Passiones vitaeque sanctorum aevi merovingici, t. 5, éd. Bruno
Krusch et Wilhelm Levison, Hanovre, Hahn, coll. « MGH SS rer. mer. » 7, 1920, chap. 4, p. 48. Sur la prééminence
du maire du palais sur l’Église, se substituant parfois à celle du roi, voir GOETZ Hans-Werner, « Karl Martell und
die Heiligen. Kirchenpolitik und Maiordomat im Spiegel der spätmerowingischen Hagiographie », in Karl Martell
in Seiner Zeit, op. cit., p. 101-118.
15
WOLFRAM Herwig, Intitulatio I. Lateinische Königs- und Fürstentitel bis zum Ende des 8. Jahrhunderts, Graz,
Böhlau, coll. « Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung » 21, 1967, p. 151.
16
NELSON Janet, « Queens as Jezebels: The careers of Brunhild and Bathild in Merovingian History », in Derek
BAKER (dir.), Medieval women, Oxford, Blackwell, 1978, p. 31-77.
fonction nourricière qui est une des composantes essentielles de toute royauté 17 et elles
exerçaient aussi une part de la fonction religieuse par leurs liens avec les évêques, leurs
fondations monastiques et leurs donations aux églises. Enfin, elles accompagnaient le roi dans
ses voyages et elles étaient publiquement présentes dans les rassemblements 18. Or, ces fonctions
réginales furent médiatisées par les maires du palais. Tout laisse penser que ces derniers ont
d’abord exercé leurs fonctions au palais avec la reine, sous sa responsabilité, et qu’ensuite, à la
faveur des minorités du VIIe siècle, les compétences des maires se sont élargies « au palais et au
royaume ». Le rapport de force s’est alors progressivement modifié en faveur du maire du
palais, mais les reines sont restées des actrices politiques importantes jusqu’à la fin des années
670, si bien que les groupes aristocratiques rivalisaient à la fois pour la mairie du palais dans
chacun des royaumes francs et pour placer une des leurs comme reine. Les reines Bilihilde et
Chimnechilde contribuèrent directement à la chute et à la condamnation à mort du maire du
palais d’Austrasie Grimoald en 657/662 et Chimnechilde fut ensuite très influente à la cour de
son gendre Childéric II, auprès de Wulfoald, devenu maire du palais19.
La position de la reine vis-à-vis du maire du palais s’affaiblit plus rapidement que celle
du roi. Lorsque Pépin II réunifia Austrasie et Neustrie vers 689, la marginalisation de la reine
fut immédiate, sans doute parce qu’il s’était emparé des trésors royaux et qu’il ne fréquentait
plus la cour royale. Un signe probant du renversement des termes de l’échange fut que ni les
continuateurs de Frédégaire ni l’auteur du Liber historiae Francorum, pourtant bien informés,
n’ont jugé bon de donner le nom des dernières reines du VIIIe siècle, alors qu’ils mentionnent
ceux des derniers rois, des épouses des maires du palais et de celles des ducs des principautés
périphériques du royaume franc (Thuringe, Alémanie, Bavière), qui jouèrent un rôle politique
actif sans maire du palais à leurs côtés. Les maires du palais avaient donc fait échec à la reine
avant de faire échec au roi et, une fois devenus rois, ils allaient redonner à la reine toute sa place
en supprimant purement et simplement la mairie du palais.
Des numéros 2 locaux ? Le maire du palais face aux ducs
L’ascension des maires du palais pippinides a rencontré des résistances, en particulier
dans les périphéries, où la position de ceux qui portaient le titre de duc ou de patrice peut aussi
être considérée comme une position de numéro 2, en quelque sorte locaux. Distinguer entre des
numéros 2 centraux (les maires du palais) et des numéros 2 locaux (les ducs) peut paraître une
manière déraisonnable de multiplier les numéros 2 : mais en réalité, s’en tenir aux numéros 2
centraux serait méconnaître la nature de ce que Chris Wickham appelle les « États faibles » du
haut Moyen Âge20. Dans ces derniers, le territoire n’a pas l’homogénéité de l’empire romain de
Dioclétien et ses successeurs, découpé en une centaine de provinces, réunies en diocèses, euxmêmes regroupés en quatre préfectures du prétoire – pas plus qu’il n’a l’homogénéité de la
France des départements et des régions 21. Le cœur du royaume mérovingien est constitué des
regna de Neustrie et d’Austrasie, entre Seine et Rhin – un espace que l’on appelle de plus en
plus la Francia. À cet espace central s’articulent des espaces périphériques, héritiers des
territoires conquis par les Francs : ils ont forgé, par leur mémoire, leurs lois et leur culture des
identités propres (Aquitains, Bourguignons, Provençaux, Alamans, Bavarois, Thuringiens)
Voir récemment DEVROEY Jean-Pierre, La nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de
Charlemagne (740-820), Paris, Albin Michel, 2019, en part. chap. 5.
18
« Vita Audoini », éd. Wilhelm LEVISON, in Passiones vitaeque sanctorum aevi Merowingici, t. 3, éd. Bruno
Krusch et Wilhelm Levison, Hanovre et Leipzig, Hahn, coll. « MGH SS rer. merov. » 5, 1910, chap. 11, p. 560.
19
« Passio Praejecti », éd. Bruno KRUSCH, in MGH SS rer. merov. 5, op. cit., chap. 24, p. 240.
20
WICKHAM Chris, Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford, OUP, 2005,
p. 56.
21
GARNSEY Peter et HUMFRESS Caroline, The Evolution of the Late Antique World, Cambridge, CUP, 2001, p. 2551.
17
représentées par leurs ducs dont le pouvoir se renforça, parallèlement à celui des maires du
palais et à l’affaiblissement du pouvoir royal, dans la seconde moitié du VIIe siècle, atteignant
leur apogée vers 700. Pour attacher solidement ces périphéries à leur cour, les Mérovingiens
s’étaient concilié leurs élites en leur offrant des carrières palatines, en jouant des rivalités
locales et en laissant à ces espaces leur autonomie22. Mais les minorités royales et l’essor des
maires du palais remirent en cause cet équilibre. Dans la deuxième moitié du VIIe siècle, les
périphéries devinrent de plus en plus autonomes, avec à leur tête un duc ou un patrice (le titre
de dux devenant autour de 700 le titre princier par excellence23).
Vue par la lorgnette des sources carolingiennes postérieures, l’ascension des Pippinides
peut sembler irrésistible, mais vue depuis les périphéries, la situation est différente, car la
résistance à l’ascension des maires du palais reste forte, malgré de multiples intermariages.
Pépin II avait senti le danger et était intervenu en Rhénanie au début du VIIIe siècle. Il fallut
affronter ces rivaux. Les circonstances de la liquidation des duchés périphériques sont mal
connues, mais le fait est qu’entre 730 et 751, les maisons ducales hédénide en Thuringe,
étichonide en Alsace et agilolfingienne en Alémanie furent éliminées, tandis que le dernier
patrice de Provence, Abbon, mourait en 75124. Ce n’est qu’après ces éliminations et le retrait
de son frère Carloman que Pépin put se saisir du titre royal sans craindre un front d’opposition.
Il restait à régler – difficilement – le sort des deux derniers princes récalcitrants, les ducs
d’Aquitaine (avec l’élimination de Waïfre et son fils Hunald en 768 et 769) et de Bavière (avec
la déposition de Tassilon en 788).
La rivalité entre numéros 2 centraux et locaux est attestée par les sources qui leur
attribuent souvent les mêmes titres. En effet, les Pippinides ne sont pas systématiquement
appelés « maires du palais », mais aussi « ducs », « princes » ou « patrices », comme les
numéros 2 locaux25. Ainsi, Pépin II est désigné dans les sources comme princeps après la
victoire de Tertry en 68726. Cette titulature de dux et de princeps figure aussi bien dans des
sources partisanes des Pippinides que chez leurs adversaires. La Continuation de Frédégaire,
rédigée dans l’entourage des Pippinides, l’utilise tout autant que le Bréviaire d’Erchambert,
une source alémanique qui défend la politique autonomiste du duc Gottfried27. Cette captation
de la titulature ducale par les maires répond à un regain d’attractivité du titre ducal dans la
première moitié du VIIIe siècle, accompagnant l’essor d’espaces périphériques de plus en plus
autonomes, alors que le titre de maire du palais, de son côté, restait un titre de second. Aux
pouvoirs accrus des Pippinides, à leurs ambitions de plus en plus affichées (avec la vacance de
737-743, ou l’adoption du jeune Pépin le Bref par le roi lombard Liudprand 28 – alors que le
pape Grégoire III appelle Charles Martel subregulus, « roitelet29 »), semblaient de mieux en
mieux correspondre les titres des ducs. Ainsi, lorsqu’ils convoquent le concile germanique
(742) et le concile de Soissons (744), Carloman et Pépin s’intitulent ego dux et princeps
WERNER Karl Ferdinand, « Missus - marchio - comes : entre l’administration centrale et l’administration locale
de l’empire carolingien », in Werner PARAVICINI et Karl-Ferdinand WERNER (dir.), Histoire comparée de
l’administration (IVe-XVIIIe siècles), Munich, Artemis, coll. « Beihefte der Francia » 9, 1980, p. 191-239.
23
BRUNNER Karl, « Die fränkischen Fürstentitel », art. cité, p. 211.
24
FISCHER Andreas, Karl Martell, op. cit. p. 84-94, 103-110 et 122-136 ; GEARY Patrick, « Die Provence zur Zeit
Karl Martells », Francia, n° 37, 1994, p. 381-392 et GEARY Patrick, Aristocracy in Provence: The Rhone Basin at
the Dawn of the Carolingian Age, Stuttgart, 1985, p. 33-35.
25
Voir l’étude exhaustive de HEIDRICH Ingrid, « Titulatur und Urkunden », art. cité. Un bon résumé dans FISCHER
Andreas, Karl Martell, p. 167.
26
WOLFRAM Erwin, Intitulatio I, op. cit., p. 148-152.
27
FISCHER Andreas, Karl Martel, passage sur l’annexion de l’Alémanie ; Scriptorum tomus 2, éd. Georg Pertz,
Hanovre, Hahn, coll. « MGH Scriptores » 2, 1829, p. 328.
28
JARNUT Jörg, « Die Adoption Pippins durch König Liutprand und die Italienpolitik Karl Martells », in Karl
Martell in Seiner Zeit, op. cit., p. 217-226.
29
« Codex Carolinus », éd. Wilhelm Gundlach, in Epistolae Merowingici et Karolini aevi, t. 1, Berlin, Weidmann,
coll. « MGH Epistolae » 3, 1892, n° 1-2, p. 476-477.
22
Francorum, et pas maior domus 30. Bien sûr, cela n’empêche pas le titre de maire du palais
d’être utilisé, notamment pour souscrire tous leurs actes privés – à l’exception du dernier acte
de Pépin II de 714 où il s’intitule déjà dux31 –, mais ce titre ne semble plus suffire, ni à eux, ni
à leur entourage, ni à leurs adversaires, pour embrasser leur vaste pouvoir.
Le cartulaire de l’abbaye de Wissembourg, dans le duché étichonide d’Alsace, offre un
bon exemple de la rivalité entre le maire du palais et les ducs, autour de 740, au moment critique
où les maires patrimonialisent leur charge, se passent de roi et s’apprêtent à prendre le contrôle
des duchés périphériques 32. Ces chartes des années 730-740 sont systématiquement datées
d’après les années de règne des Mérovingiens. Durant la vacance royale de 737-743, plus
précisément avant la disparition de Charles Martel en 741, les chartes respectent la datation
mérovingienne, en comptant depuis la mort du roi Thierry 33. En revanche, entre la mort de
Charles Martel et l’élection du mérovingien Childebert III en 743, une profonde transformation
s’opère, à la faveur de la patrimonialisation de la charge de maire décrite plus haut. Les chartes
sont dorénavant datées des maires du palais, désignés comme « ducs » ou « ducs des Francs »,
parfois parés du « principat » (et une fois seulement appelés « maires du palais »)34. Leur père
Charles Martel n’est jamais appelé « duc », mais toujours « maire du palais », voire « prince »
ou « patrice ». Ce sont les années où Carloman et Pépin, aux conciles de réforme, adoptent la
même titulature de dux et princeps et où un front d’opposition finit par les forcer à remettre un
Mérovingien sur le trône. La succession de 741 marque un tournant : le roi est évincé de la
datation35 et la titulature ducale est attribuée aux maires du palais. Elle était déjà attribuée aux
ducs étichonides, mais les actes n’étaient jamais datés de leurs années de règne 36. Le titre ducal
semble avoir été une étape sur le chemin vers le pouvoir royal.
Le titre de « maire du palais », originellement un titre domestique, n’est donc pas le seul
titre de numéro 2. Aux yeux des contemporains et à leurs propres yeux, les Pippinides devaient
égaler leurs rivaux, les ducs, dont le titre avait gagné en prestige au VIIIe siècle. Les mêmes
titres leur étaient attribués, y compris dans leur plus proche entourage, et ils se les sont euxmêmes appropriés. Dans les périphéries, les ducs étaient assurément perçus comme les numéros
2 d’un numéro 1 lointain, un roi mérovingien dont la fonction était devenue pour eux
30
Concilia aevi Karolini, t. 1, éd. Albert Werminghoff, Hanovre et Leipzig, Hahn, coll. « MGH Concilia » 2.1,
1906, p. 2 et 33. Voir WOLFRAM Herwig, Intitulatio I., op. cit., p. 136-141.
31
MGH DD Arnulf., op. cit., n° 6, p. 16 (2 mars 714) : « Ego in Dei nomine inluster vir Pippinus dux ». Cf.
WOLFRAM Erwig, Intitulatio I, op. cit., p. 144.
32
WOLFRAM Erwig, Intitulatio I, op. cit., p. 146-148.
33
Deux chartes évoquent également le maire du palais : Traditiones Wizenburgenses. Die Urkunden des Klosters
Weissenburg, 661-864, éd. Karl Glöckner et Anton Doll, Darmstadt, Hessische historische Kommission
Darmstadt, 1979, n° 241, p. 476 (18 juin 737) : « ... in anno primo post transitum Theodorici regis, Carolo maiore
domo » ; antérieurement à la disparition de Thierry IV, voir encore le n° 247, p. 489 (20 novembre 727-736) : « ...
anno regnanti domino nostro Theudericus regis et Carolo patritio maiorem domus palatio regis ». La majorité
des chartes se contentent du post obitum royal : voir le tableau p. 533-534.
34
Ibid., n° 1, p. 170 (15 juin 742) : « ... anno primo regnante domino nostro Carlomanno » ; n° 2, p. 173 (15 juin
742) : « ... anno primo regnante domno Carlomanno duce post obitum Carlo principe maiorem domus palacio
regis » ; n° 4, p. 176 (18 janvier 743) : « ... anno secundo principatu Carlomanno et Pippino ducibus Francorum
quando successerunt in regnum regnante domino nostro Iesu Christo in perpetuum » ; n° 5, p. 177 (28 janvier
743) : « ... sub die V kalendas februarii anno secundo post obitum domini nostri Carloni quando successerunt in
regno filii sui Carlomannus et Pippinus regnante domino nostro Iesu Christo in perpetuum » ; n° 7, p. 180 (19
mars 742) : « ... anno primo regnante Carlomanno duce » ; n° 52, p. 241 (27 mai 742) : « ... in anno primo
principatum Carlomanno et Pippino maiorum domus » ; n° 235, p. 466 (1er décembre 741) : « ... regnante domino
nostro Iesu Christo in perpetuum, anno primo post obitum Carlo maioro regnante domno Carlomanno duce
Francorum ».
35
Cependant, trois chartes, un notaire scrupuleux ajouta « sous le règne de notre Seigneur Jésus-Christ » : ibid.,
n° 4, 5 et 235 (cf. note précédente).
36
Par exemple, le duc Liutfrid fait deux donations en mars 739 : il porte la titulature « vir inluster dux » (ibid.,
n° 10 et 11, p. 186 et 187).
symbolique, mais il ne faut jamais négliger la puissance du symbolique dans ces sociétés. Le
maire et les ducs ne faisaient cependant pas jeu égal. Ces derniers ne pouvaient vraiment ni se
substituer au roi mérovingien comme l’ont fait les Pippinides en 751, ni le rejeter pour devenir
les numéros 1 de leur principauté – pas plus que ne le firent les princes féodaux qui, aux X-XIIe
siècles, continuèrent à se dire les vassaux du roi de France malgré leur autonomie de fait37.
Dans l’ordre symbolique, ces princes continuaient de tirer leur légitimité du roi, dont les années
de règne dataient leurs actes publics 38.
L’exception la plus notable à cette règle semble être la Bavière où le duc Tassilon était le
neveu du roi Pépin. En 763, le notaire Arbeo donne à Tassilon la titulature « prince suprême »
(summus princeps), un titre qui réapparaît occasionnellement les années suivantes 39. Le choix
de l’année ne doit rien au hasard : Tassilon venait de réaliser un important geste de rupture en
quittant précocement l’ost de Pépin le Bref – un geste qui lui fut reproché deux décennies plus
tard comme une désertion – alors qu’il ravageait l’Aquitaine. La même année, Tassilon épousait
Liutberge, fille du roi des Lombards Didier, un véritable « camouflet » (Philippe Depreux) pour
les Carolingiens 40. Du reste, les indices de cette politique d’autonomie sont nombreux. La
majorité des actes de Freising, sous Tassilon, sont datés des seules années de règne du duc :
seule une minorité sont datés des rois francs, de l’indiction romaine ou des années de
l’incarnation41. De rares actes désignent Liutberge comme ducissa, créant un couple
dux/ducissa symétrique du couple royal rex et regina, tandis que la titulature ducale, avec ses
nombreuses épithètes, copie la titulature royale franque42. Par cette imitatio regni, passant par
la titulature et la datation, Tassilon et son entourage affirmaient l’autonomie de la Bavière visà-vis du royaume franc43. Un numéro 2 local semblait en passe de devenir numéro 1, mais la
puissance carolingienne l’en empêcha après la chute du royaume lombard, et Tassilon fut
finalement destitué en 788.
Devenir le nouveau numéro 1 : après le coup d’État
L’arrivée au pouvoir des Carolingiens et l’élimination des deux dernières dynasties
ducales transformèrent en profondeur les structures du pouvoir. Jusqu’au Xe siècle,
Charlemagne et ses successeurs ne reconnurent plus aucun duc dans ces périphéries : comme
l’écrit Walther Kienast, « ils ne voulaient pas d’un nouveau Tassilon 44 ». Pour remplacer
Tassilon, Charlemagne choisit le frère de son épouse Hildegarde, Gerold, pour qui on inventa
37
KOZIOL Geoffrey, « Political Culture », in Marcus BULL (dir.), France in the Central Middle Ages, 900-1200, »,
Oxford, OUP, coll. « The Short Oxford History of France », 2002, p. 43-76.
38
La titulature de ces ducs reste, jusqu’à leur disparition, conforme aux titulatures des fonctions déléguées par les
rois mérovingiens (ce que l’historiographie allemande appelle les Amtsträger) : WOLFRAM Erwig, Intitulatio I, op.
cit., p. 144.
39
Ibid., p. 179 (cf. Die Traditionen des Hochstifts Freising, éd. Theodor Bitterauf, Munich, Rieger, 1905, n° 19,
p. 48 : « ... cum consensu principis nostri summi Tassilonis [...] in anno XVI regnante inlustrissimo duce
Tassilone »). Arbeo redonne à Tassilon le titre de summus princeps dans son récit de la translation de Corbinien,
postérieur de quelques années : JAHN Joachim, Ducatus Baiuvariorum. Das bayerische Herzogtum der
Agilolfinger, Stuttgart, Hiersemann, coll. « Monographien zur Geschichte des Mittelalters » 35, 1991, p. 389-390.
Le même titre est donné à Tassilon dans les chartes de Schäftlarn dans la décennie 770 (ibid., p. 364).
40
DEPREUX Philippe, « Tassilon et le roi des Francs : examen d’une vassalité controversée », Revue historique,
n° 593, 1995, p. 23-73 (64). La date de 763 est confirmée par JAHN, Ducatus Baiuvariorum, op. cit., p. 374.
41
HAMMER Carl, From Ducatus to Regnum. Ruling Bavaria under the Merovingians and Early Carolingians,
Turnhout, Brepols, coll. « Haut Moyen Âge [HAMA] » 2, 2007, p. 114-115.
42
JAHN Joachim, Ducatus Baiuvariorum, op. cit., p. 562-563 ; HAMMER Carl, From Ducatus to Regnum, op. cit.,
p. 156-157.
43
HAMMER Carl, From Ducatus to Regnum, op. cit., p. 154 : « This is something close to what, in more modern
terms, we might call “sovereignty” ».
44
KIENAST Walther, Der Herzogstitel in Frankreich und Deutschland (9. bis 12. Jahrhundert), Munich,
Oldenburg, 1968, p. 48.
le titre de « préfet de Bavière45 ». Mais les Carolingiens ne voulaient pas non plus d’un nouveau
Charles Martel, c’est-à-dire d’un numéro 2 central qui leur aurait fait concurrence : dès 751, ils
s’empressèrent de supprimer la mairie du palais 46. Enfin, des titres princiers comme princeps
et patrice furent réservés au roi carolingien. Les Carolingiens avaient fait le vide autour d’eux :
il n’existait plus aucun titre officiel de numéro 2 central ou local.
Le nouveau numéro 1 et son entourage élaborèrent bientôt un récit justifiant le coup d’État
de 751 : ils durent pour cela réinterpréter, voire réécrire la relation entre l’ancien numéro 1
mérovingien et son numéro 2 47. Sur le plan de la doctrine politique, cette réinterprétation prit
la forme de ce que les historiens appellent la Nomentheorie (théorie du nomen, du « titre »)48.
Pour la voir émerger dans les sources, il faut attendre la dernière décennie du VIIIe siècle et la
mise par écrit des Annales royales franques dans l’entourage de Charlemagne. Selon cette
version des événements, les ambassadeurs de Pépin le Bref auraient demandé au pape Zacharie
en 750 s’il était normal que le roi n’exerce pas la réalité du pouvoir royal ; le pape se serait
empressé de répondre que non, autorisant les Francs à renverser leur roi. À la suite des Annales
royales, une série de sources soulignent que celui qui possède le titre (nomen) doit aussi exercer
le pouvoir correspondant (potestas), au nom de l’ordre (ordo)49.
Aux antipodes d’un partage des tâches entre un numéro 1 symbolique et un numéro 2
exécutif, dont semblaient très bien s’accommoder les ducs périphériques, les Carolingiens
théorisèrent un pouvoir à la fois fort et personnel. Ils ne le firent qu’après avoir éliminé les
derniers numéros 2 locaux, les ducs d’Aquitaine et de Bavière. Pour illustrer cette doctrine de
la royauté forte, la plupart des annales rédigées autour du sacre impérial de 800 dépeignirent en
couleurs sombres les derniers Mérovingiens, donnant naissance au mythe des « rois
fainéants » : ceux-ci n’étaient plus rois que de nom et ne devaient qu’à la bienveillance du maire
du palais de conserver quelques moyens de subsistance et d’exercer une présidence honorifique
lors de l’assemblée annuelle. Le plus tardif de ces récits, celui d’Eginhard, lu en introduction,
est le plus dépréciatif : il décrit les Mérovingiens avachis sur leur trône, la barbe pendante.
Transporté par les ambassadeurs francs jusqu’à Constantinople, ce triste portrait des
Mérovingiens fut ajouté par Théophane le Confesseur à sa Chronique dans la décennie 810 50.
De cette Nomentheorie illustrée par un récit justificateur, il résulta une transformation radicale
des rapports entre numéro 1 et numéro 2. Le numéro 1 qui n’exerçait pas la plénitude du
pouvoir ne méritait plus son titre. Celui qui l’exerçait n’avait plus besoin de second, d’où la
disparition des titres de numéro 2 (duc, maire du palais) et le monopole royal sur des titres
comme prince ou patrice.
La politique relationnelle des Carolingiens et le retour des seconds
Amitié, familiarité, faveur
45
Annales regni francorum, éd. Friedrich Kurze, Hanovre, Hahn, coll. « MGH SS rer. germ. » 6, 1895, ann. 799,
p. 108 : « Geroldus comes Baioariae praefectus commisso contra Avares proelio cecidit. »
46
WAITZ Georg, Deutsche Verfassungsgeschichte, t. 3, op. cit., p. 498 ; RICHE Pierre, Les Carolingiens, une
famille qui fit l’Europe, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1997 (1e éd. 1983), p. 99.
47
MCKITTERICK Rosamond, History and Memory in the Carolingian World, Cambridge, CUP, 2004, p. 133-153.
48
BEUMANN Helmut, « Nomen imperatoris. Studien zur Kaiseridee Karls des Grossen », Historische Zeitschrift,
n° 185, 1958, p. 515-549. Voir également SEMMLER Josef, Der Dynastiewechsel von 751 und die fränkische
Königssalbung, Brühl Droste Verlag, coll. « Studia humanioria » 6, 2003.
49
Version révisée des Annales regni Francorum : MGH SS rer. germ. 6, op. cit., p. 9 ; SCHNORR VON CAROLSFELD
Hans, « Das Chronicon Laurissense breve », Neues Archiv, n° 36, 1911, p. 13-39, ad pag. 28 (Chronicon, III.12 =
750) ; Annales Fuldenses, éd. Friedrich Kurze, Hanovre, Hahn, coll. « MGH SS rer. germ. » 7, 1891, p. 5 ;
« Breviarium Erchamperti », in MGH SS 2, op. cit., p. 328 (« Ex hinc reges nomen non honorem habere
coeperunt ») ; EGINHARD, Vie de Charlemagne, op. cit.
50
Ces récits sont utilement rassemblés et analysés par STOCLET Alain, Du champ de Mars mérovingien au champ
de Mai carolingien, Turnhout, Brepols, coll. « HAMA » 41, 2020, annexe 8, p. 279-284.
Malgré les précautions prises par la nouvelle dynastie, des seconds réapparurent dans le
monde franc, désignés dans un premier temps de manière informelle, puis reconnus par des
titres officiels au Xe siècle. Cette réémergence s’explique par des causes structurelles. Le
gouvernement de l’immense empire carolingien reposait en partie sur des leviers noninstitutionnels et interpersonnels – le zèle d’une noblesse étroitement associée au pouvoir et
avide de prestige et de récompenses. Au palais, les groupements aristocratiques étaient en
compétition pour les honneurs (c’est-à-dire les charges publiques de gouvernement, comme les
comtés) et les bénéfices (c’est-à-dire les terres fiscales concédées par le roi). Cette compétition
produisit deux types de numéro 2 : elle fit émerger des « amis » du roi dans un registre affectif
d’une part et, de l’autre, des « seconds après le roi », dans le registre du conseil et du
gouvernement.
Trois facteurs au moins avaient expliqué la dangereuse ascension des maires : le contrôle
du palais, la communication avec l’aristocratie et les minorités royales. Les Carolingiens (en
768, en 814, en 840) ont eu la chance de mourir à un âge où leurs héritiers étaient adultes, ce
qui a évité les minorités. Les anciens maires du palais ont supprimé la fonction qui leur avait
permis de s’imposer, mais comme leurs prédécesseurs, ils ont pratiqué une « politique
relationnelle ». Les institutions franques fonctionnaient à travers des liens personnels regroupés
sous le terme de « fidélité » et un langage affectif (la parenté, l’amitié) qui leur donnaient force.
La parenté était ainsi le support premier de la fidélité : les rois carolingiens ont utilisé leurs
proches pour gouverner. Ils se sont servis du mariage pour modeler la parentèle royale, changer
les équilibres à la cour, créer des fidélités, empêcher les ascensions trop rapides, favoriser les
forces centripètes et neutraliser les forces centrifuges. La plupart des « amis » et « seconds »
que l’on va décrire sont liés à la famille royale par la parenté. Le duc bavarois Ernst marie sa
fille à Carloman, fils de Louis le Germanique ; le sénéchal Adalhard marie sa nièce à Charles
le Chauve ; Louis le Bègue épouse en 862 Ansgarde, sœur de son « favori » (complacitus), le
comte Eudes...
La parenté ne fut pas le seul bassin de recrutement de l’entourage royal. Pour insuffler
la confiance et développer la fidélité, les rois carolingiens ont joué de leur familiarité,
de leur proximité, suscitant ainsi la compétition chez les grands et recherchant des
personnes de confiance, des conseillers fidèles et bienveillants. Cette amitié politique
s’inscrivit dans la construction idéologique de l’empire et donna forme à l’entourage royal. Un
nouveau groupe apparut donc, celui des amis ou familiers du roi. Le testament de Charlemagne,
daté par Eginhard de 811 51, prévoyait ainsi que le partage des trésors et autres biens meubles
de l’empereur devrait se faire devant « ses amis et ministres » qui veilleraient ensuite à ce que
ses volontés fussent respectées 52. Les « ministres » étaient assurément les dignitaires du palais.
Thégan considère que l’archevêque de Cologne et archichapelain Hildebald était l’évêque le
plus familier (familiarissimus pontifex) de Charlemagne, qui le fit appeler pour se faire
administrer les derniers sacrements 53. L’archichancelier, le maître des huissiers, le sénéchal, le
connétable, le chambrier comptaient parmi les hauts dignitaires du palais jouissant de la
familiarité royale. Cette administration palatine, héritée de Rome via les Mérovingiens et imitée
de Byzance, avait en quelque sorte « habillé » l’entourage royal, en dotant de charges palatines
en partie honorifiques les grands ecclésiastiques et laïques qui étaient avant tout des familiers
du roi. Cependant, le groupe des amis du roi ne recoupe pas exactement les grands dignitaires
du palais : il est plus informel. Matfrid et Hugues le montrent bien : ils sont les deux premiers
51
SCHARER Anton, « Das Testament Karls des Grossen », in Andreas SCHWARCZ et Katharina KASKA (dir.),
Urkunden-Schriften-Lebensordnungen. Neue Beiträge zur Mediävistik, Vienne, Böhlau, 2015, p.151-160.
52
ÉGINHARD, Vie de Charlemagne, op. cit., chap. 33, p. 76-77.
53
THEGAN, Die Taten Kaiser Ludwigs, éd. Ernst Tremp, Hanovre, Hahn, coll. « MGH SS rer. germ. » 64, 1995,
chap. 7, p. 186-187.
dignitaires inscrits dans la liste des amis vivants du Livre de confraternité de Reichenau (vers
824), alors qu’aucun d’entre eux n’a de grande charge curiale.
Dans son appel à rester fidèle au roi Charles le Chauve en 875, en pleine invasion de
Louis le Germanique, l’archevêque Hincmar de Reims répond à ceux qui critiquaient le
favoritisme royal et désigne les conseillers du roi comme ses « amis spéciaux » ou
« particuliers » :
« Veillons, autant que nous le pourrons, avec l’aide de Dieu, sur nos compagnons
et frères d’armes, les exhortant à lui conserver la fidélité due. À ceux qui diraient,
comme nous l’entendons, que [le roi] continuera à tenir tout le royaume en sa main et
celle de ses amis particuliers, que personne n’obtiendra rien d’eux en se consacrant au
service, à la défense et à l’utilité du royaume, si ce n’est en payant ; que personne ne
conservera les biens acquis si ce n’est en payant ; que personne ne peut avoir confiance
en lui pour lui garder ses honneurs et sa familiarité, étant donné que tous ceux qu’il a
eus comme intimes et familiers, il les a ensuite haïs, déshonorés et rejetés... 54 »
Le texte d’Hincmar offre une riche palette de termes affectifs désignant les familiers et
amis qui entouraient le roi, qui le conseillaient et qui étaient les intermédiaires avec les autres
palatins et le reste du peuple. Dans le De ordine palatii, traité de gouvernement rédigé sous
Charlemagne par son proche conseiller Adalhard, connu seulement par une édition remaniée
par Hincmar de Reims en 882 55, les familiers formaient un groupe de personnes qui discutaient
« familièrement » avec le roi des affaires du royaume et devaient garder le secret sur ces
discussions privées56. Leur intimité avec le souverain leur conférait une position particulière de
« conseillers particuliers » (speciales), d’amis du roi, l’affectivité contribuant ainsi à marquer
les rangs et devenant elle-même un élément distinctif du statut.
Les relations entre les amis du roi créaient une hiérarchie informelle qui conduisait parfois
à identifier un « premier » ou un « plus proche ». Les sources rapportent ainsi que le comte
Eggideo était le « premier parmi les amis du roi » Bernard d’Italie57, comme le comte Bégon
auprès de Louis le Pieux58 ou le comte Ernst auprès de Louis le Germanique59. D’autres ont
tenu ce rang, sans que les sources ne les aient explicitement qualifiés de « premier des amis » :
le comte Guillaume, cousin de Charlemagne, qu’Ardon décrit comme « le plus puissant d’entre
54
Hincmar de Reims, De fide Carolo regi servanda, chap. XXXV, PL 126, col 980 : « Consulamus etiam, quantum,
adjuvante Domino, poterimus, sociis et commilitionibus nostris, exhortantes eos, ut fidem debitam erga eum
observent, et si qui fuerint, ut audimus, qui dicant quod omne regnum in manu sua et suorum specialium tenet, de
quibus nemo per servitium, vel per defensionem et utilitatem regni nisi per pretium obtinebit, et nisi per pretium
obtenta tenebit: et nemo, sicut nec de honoribus, ita nec de familiaritate, in eum potest habere fiduciam, cum
omnes quos deliciosos et familiares habuerit, exosos dehonoraverit atque abjecerit ».
55
HINCMAR, De ordine palatii, éd. Thomas Gross et Rudolf Schieffer, Hanovre, Hahn, coll. « MGH Fontes iuris
germanici antiqui in usum scholarum » 3, 1980, chap. V/30, p. 84-87.
56
Ibid., chap. V/31, p. 86-89.
57
ASTRONOMUS, Das Leben Kaiser Ludwigs, éd. et trad. Ernst Tremp, Hanovre, Hahn, coll. « MGH SS rer. germ. »
64, 1995, chap. 29, p. 382 : « regalium primus amicorum ».
58
HOUBEN Hubert, « Visio cuiusdam pauperculae mulieris: Überlieferung und Herkunft eines
frühmittelalterlichen Visionstextes (mit Neuedition) », Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins, n° 124,
1976, p. 41 : « huius regis qui quondam fuit amicus ». SCHNORR VON CAROLSFELD Hans, « Das Chronicon
Laurissense breve », art. cité, p. 13-39, ici p. 39 : « Picco primus de amicis regis ». Annales Hildesheimenses, éd.
Georg Waitz, Hanovre, Hahn, coll. « MGH SS rer. germ. » 8, 1878, p. 16 : « Bicgo de amicis regis ». Cf DEPREUX
Philippe, Prosopographie de l’entourage de Louis le Pieux (781-840), Sigmaringen, Thorbecke, coll.
« Instrumenta » 1, 1997, n° 42, p. 120. Selon Ermold, l’empereur aurait pleuré à la mort de son ami, en 816.
59
Annales Fuldenses, éd. Georg Pertz et Friedrich Kurze, Hanovre, Hahn, coll. « MGH SS rer. germ. » 7, 1891 ad
an. 849, p. 38 : « inter amicos regis primus ». Sa fille épouse Carloman, fils de Louis le Germanique, et lui-même
roi de Bavière. En 861, Louis le Germanique le prive de tous ses honneurs pour infidélité. Il était alors, selon les
Annales Fuldenses (ibid., p. 55) : « summatem inter omnes optimates suos », une notion différente de la première
puisqu’elle fait référence à la puissance et tandis que la première se référait à la proximité et à l’affection.
tous » à la cour60 ; un autre cousin, le comte Wala, à la fin du règne du même souverain ; les
comtes Hugues de Tours et Matfrid d’Orléans dans les années 820 ; ou encore l’abbé de SaintDenis et Saint-Germain-des-Prés Gauzlin auprès de Charles le Chauve dans les années 870. La
désignation de primus inter amicos regis se mesurait au palais, mais elle ne signifiait pas
forcément qu’il n’y eût qu’un seul primus ni que le souverain en eût fait son seul et unique
« ministre ». L’Astronome rapporte que Bernard d’Italie fut soutenu dans sa révolte par le
comte Eggideo, mais aussi par son chambrier Reginhard et par Reginharius, ancien comte du
palais de l’empereur61. Il est clair que le trio dominait le palais. De la même manière, les comtes
Hugues de Tours et Matfrid d’Orléans apparaissent toujours ensemble. Mais tous ceux que l’on
peut identifier comme « premiers » bénéficiaient de la plus grande familiarité royale et de
solides positions au palais qui faisaient d’eux des intermédiaires incontournables, au point que
le comte Matfrid s’est vu reprocher par l’archevêque de Lyon Agobard d’être un « mur » entre
l’empereur Louis le Pieux et ses sujets, c’est-à-dire de bloquer l’accès au souverain 62.
En même temps, tous ces « amis » tenaient des charges stratégiques dans le royaume :
Eggideo était comte dans les Marches, à la limite du royaume d’Italie et des terres pontificales,
Bégon était comte de Paris et Ernst dux en Bavière. Le comte Guillaume avait été envoyé par
Charlemagne en Aquitaine, le comte Wala avait de solides appuis en Saxe et en Italie, Hugues
et Matfrid avaient leurs réseaux en Alsace et en Alémanie, tout en tenant d’importantes charges
comtales et abbatiales sur la Loire, aux limites du royaume d’Aquitaine. Dans le récit de la
cérémonie du baptême des Danois de 826, reproduite par Ermold le Noir, Hugues et Matfrid
s’avancent, portant une couronne, de part et d’autre de l’impératrice Judith, juste derrière
Lothaire. Tous ceux qui réussissaient à surpasser les autres dans la familiarité royale
contrôlaient la communication et les points de passage vers les autres regna. Ces honneurs
nécessitaient des hommes de grande confiance et le roi devait d’une part s’attacher ceux qui les
détenaient, d’autre part garder le contrôle sur eux. L’envoi au monastère du comte Wala en 816,
la destitution des comtes Hugues et Matfrid en 828, comme celle du comte Ernst en 861 – tout
cela montre que ces positions n’étaient jamais pleinement assurées, qu’elles étaient affaire de
confiance, de relations, de groupes de pression, parce que la familiarité royale était un
instrument politique et un objet de compétition. En 861, le roi accusa le comte Ernst d’avoir
joué contre lui la carte de son fils Carloman, qui avait épousé sa fille. Il l’expulsa avec ses
neveux et leur parent, le comte Adalhard, après l’avoir privé de ses honneurs. Ernst retrouva
plus tard la familiarité du roi et ses honneurs, mais il n’était plus le premier des amis royaux.
L’appellation primus inter amicos regis soulignait la hiérarchie et la forte intermédiarité
de quelques personnes. L’ascension au sien du groupe des amis était moins le fait d’une
désignation royale que le produit d’un ensemble d’interactions au sein du groupe des conseillers
royaux et plus largement des groupes de pression dans le royaume. Dans ce champ
d’interactions, le roi avait sa propre marge de manœuvre : en position d’arbitre, il pouvait jouer
de la concurrence entre groupes pour se défaire d’un « ami » devenu encombrant. À l’inverse,
sa marge de manœuvre pouvait être réduite par une coalition de groupes aristocratiques. Entre
916 et 921, le roi Charles le Simple tenta de desserrer l’étau des princes (Robert en Neustrie,
Richard en Bourgogne) en imposant comme favori un Lotharingien, Haganon, à qui il donna la
première place au conseil63. Haganon était noble et comte, mais ne faisait pas partie du club des
60
Ardon, Vita sancti Benedicti Anianensis, PL 103, col. 351-384, ici col. 373 : « Guillelmus quoque comes, qui in
aula imperatoris prae cunctis erat clarior... »
61
ASTRONOMUS, Das Leben Kaiser Ludwigs, MGH SS rer. germ. 64, op. cit., chap. 29, p. 384.
62
DEPREUX Philippe, « Le comte Matfrid d’Orléans (avant 815 – † 836) », Bibliothèque de l’Ecole des Chartes,
n° 152, 1994, p. 331-374.
63
DEPREUX Philippe, « Le comte Haganon, favori de Charles le Simple, et l’aristocratie d’entre Loire et Rhin »,
in Michèle GAILLARD, Michel MARGUE, Alain DIERKENS et Hérold PETTIAU (dir.), De la mer du Nord à la
Méditerranée. Francia Media, une région au cœur de l’Europe (c. 840-c. 1050), Luxembourg, Publications du
CLUDEM, coll. « CLUDEM » 25, 2011, p. 381-393.
princes. Il ne confisquait pas entièrement la faveur royale, loin de là – Robert obtint une
impressionnante salve de cinq diplômes royaux en 917-919, fut appelé consanguineus,
« parent » du roi et associé aux prières pour la famille royale – mais les princes ne
reconnaissaient plus au roi le pouvoir de choisir son favori hors de leur cercle 64. Menacés, ils
abandonnèrent le roi et élurent Robert à sa place en 922. Il est vrai que le pouvoir royal s’était
déjà considérablement affaibli.
Ainsi, le système de gouvernement carolingien reposait largement sur la relationalité : la
mise en compétition des groupes aristocratiques pour la faveur royale, qui permettait à certains
individus de se distinguer comme les « premiers amis » du roi, sans que cela ne correspondît à
un titre officiel. Dans cette société de cour, les « premiers amis », comme des favoris,
jouissaient de la proximité physique du roi, scénarisée par les cérémonies du palais. Bien après
la chute de Charles le Simple, l’historien Richer de Reims reproche au favori déchu Haganon
d’avoir eu coutume de prendre le bonnet du roi pour se le mettre sur la tête : le reproche est
fabriqué, mais montre comment la faveur était mise en scène 65. Ces « amis » royaux étaient
pourvus de charges politiques, qui, si elles n’étaient pas des titres de numéro 2, n’en avaient
pas moins une grande importance stratégique. En même temps, cette compétition alimentait le
zèle de l’aristocratie au service du roi et offrait à ce dernier un levier pour empêcher qu’un
groupe ne prît le pas sur les autres.
Le « second après le roi »
En parallèle de ces familiers et amis apparaissent au palais des numéros 2 affichés,
désignés par le titre de « second du roi » ou de « premier du palais ». Ce titre de « second » ne
leur fut jamais reconnu par les actes publics du roi, mais par d’autres types de sources, comme
les annales : leur position de second faisait l’objet d’une « reconnaissance tacite » ou « de
fait »66.
Les secundi a rege à proprement parler sont rares : les principaux sont le comte Wala à
la fin du règne de Charlemagne, le marquis Bernard de Septimanie en 829, l’évêque Liutward
de Verceil dans les années 88067. Les deux premiers appartenaient à la famille royale. Paschase
Radbert, dans l’Epitaphium Arsenii (apologie pour le défunt Wala), écrit que dans les dernières
années du règne de Charlemagne, Wala gérait tout le palais (echonomus totius domus,
certainement comme chambrier) et était vénéré partout comme « second après l’empereur », tel
un autre Joseph dans le palais de Pharaon68. À l’inverse, le biographe de Louis le Pieux,
surnommé l’Astronome, présente Wala en termes très négatifs, confirmant qu’il « occupait la
plus haute place auprès de l’empereur Charles », mais aussi qu’il était spécialement craint par
Louis le Pieux « car il aurait pu fomenter quelque chose de sinistre 69 ». Nithard raconte dans
ses Histoires des fils de Louis le Pieux qu’en 829, l’empereur « prit comme appui un certain
Bernard, duc de Septimanie, qu’il fit chambrier ; il lui confia Charles et le nomma second après
lui dans l’empire. Mais Bernard, abusant inconsidérément de son pouvoir dans l’État,
64
LÖSSLEIN Horst, Royal Power in the Late Carolingian Age: Charles III the Simple and His Predecessors,
Cologne, Modern Academic Publishing, 2019, p. 200-205 et 210-222.
65
RICHER, Histoire de France, trad. Robert Latouche, Paris, Les belles lettres, coll. « CHFMA » 12, 1967, livre
1, chap. 15, p 38-39.
66
BRUNNER Karl, Oppositionelle Gruppen, op. cit., p. 29 (« tacit assumption »).
67
WAITZ Georg, Deutsche Verfassungsgeschichte, t. 3, op. cit., p. 537.
68
PASCHASE RADBERT, Epitaphium Arsenii, c. 6 – voir maintenant en traduction DE JONG Mayke et LAKE Justin,
Confronting Crisis in the Carolingian Empire. Paschasius Radbertus’ Funeral Oration for Wala of Corbie,
Manchester, MUP, coll. « Manchester Medieval Sources », 2020, p. 78. L’histoire de Joseph est tirée de Genèse
XLI, 37-49 : Pharaon choisit Joseph comme responsable de sa maison et pour gouverner toute l’Égypte en son nom.
69
ASTRONOMUS, Das Leben Kaiser Ludwigs, MGH SS rer. germ. 64, op. cit. chap. 21, p. 346.
bouleversa de fond en comble ce qu’il aurait dû, au contraire, consolider 70 ». Chez Nithard, la
compétition pour la place de second est ainsi teintée de nuances négatives. Après la chute de
Bernard en 830, Louis le Pieux le remplace par un autre « second », le moine Guntbald, qui
reste en concurrence avec Bernard déchu, ainsi qu’avec les fils du roi, Louis le Germanique et
Pépin d’Aquitaine. La compétition reprend de plus belle après juin 833, lorsque Louis le Pieux
est abandonné par ses partisans sur le Champ du mensonge : les proches de Lothaire, Hugues
de Tours, Matfrid d’Orléans et Lambert de Nantes se disputent alors la place de « second dans
l’empire » (I.4). Nithard est le seul auteur carolingien à dépeindre sous une lumière aussi crue
la compétition pour la place de second. Loin de pousser les grands à un zèle qui leur permettrait
de se distinguer, cette compétition semait la zizanie non seulement entre les grands, mais entre
le roi et ses fils, mis en concurrence par les grands.
Wala et Bernard de Septimanie étaient des laïcs, appartenant à la famille royale et
descendant de Charles Martel. Liutward, en revanche, était un ecclésiastique : évêque de
Verceil en Italie, il fut archichapelain et archichancelier de l’empereur Charles le Gros dans les
années 880, avant d’être renversé pendant l’été 887. L’auteur de la continuation des annales de
Fulda, proche de l’archevêque Liutbert de Mayence (grand rival de Liutward), écrit que ce
dernier, comme Aman dans le livre d’Esther, surpassait tous les autres conseillers en titre et en
dignité ; mais tandis qu’Aman était le second du roi Assuerus, Liutward « était honoré et craint
de tous avant l’empereur et plus que l’empereur » : comme dans les récits sur les derniers
Mérovingiens, la hiérarchie entre le numéro 1 et son numéro 2 s’était inversée, suscitant le
scandale. La continuation de Mayence affirme aussi que Liutward était « particulièrement aimé
de l’empereur et son unique conseiller pour le gouvernement des affaires publiques ». Liutward
est ainsi l’un des rares à croiser toutes les dimensions du numéro 2 : favori, conseiller et Premier
ministre. Pendant l’été 887, il fut victime d’une révolution de palais dont la continuation de
Mayence se félicite : Liutward était « hérétique » et avait commis un crime d’adultère avec la
reine71. La même accusation d’adultère avait été portée contre Bernard de Septimanie avec
l’impératrice Judith, mais Liutward fut de surcroit accusé d’avoir fait enlever du monastère du
Sauveur à Brescia la fille du comte Unroch, apparentée à l’empereur, pour la donner en mariage
à son neveu, cette accusation rappelant à plusieurs siècles d’écart celle qui fut portée contre
Chramn et ses leudes « qui enlevaient les filles des sénateurs » auvergnats pour les épouser. La
continuation bavaroise des annales de Fulda présente une version très différente, décrivant
Liutward comme le principal conseiller de Charles le Gros, signalant la faide entre Liutward et
Bérenger du Frioul (frère d’Unroch) et relatant simplement sa chute en 887, dans le contexte
de la conspiration d’Arnulf de Carinthie, fils de l’empereur : pour cette continuation, la chute
de Liutward est un simple jeu de bascule entre factions 72. Seule la continuation de Mayence
mobilise la rhétorique infamante du mauvais numéro 2, réunissant un faisceau de stéréotypes :
l’inversion de la hiérarchie entre numéro 1 et numéro 2, l’affection démesurée, la confiscation
de l’accès au roi, l’adultère avec la reine.
Plusieurs autres grands occupèrent une place de numéro 2 qui les hissa au sommet de la
société de cour. Au lieu d’être appelés « seconds du roi », ils furent désignés comme « premiers
du palais ». Jérôme, demi-frère de Pépin le Bref, était le « premier des courtisans » et « gérait
les affaires publiques et privées » de la cour73 ; Hincmar désigne l’abbé Adalhard, cousin de
70
NITHARD, Histoire des fils de Louis le Pieux, éd. et trad. Philippe Lauer et Sophie Glansdorff, Paris, Les belles
lettres, coll. « CHMA » 51, 2012, I.3, p. 10.
71
Annales Fuldenses, MGH SS rer. germ. 7, op. cit., Continuation de Mayence, ad a. 887, p. 105-106.
72
Annales Fuldenses, MGH SS rer. germ. 7, op. cit., Continuation de Ratisbonne, ad a. 887, p. 114-115.
73
FOLCUIN DE LOBBES, « Vita Folquini episcopi Morinensis », éd. Oswald Holder-Egger, in Scriptorum tomi XV.1,
Hanovre, Hahn, coll. « MGH Scriptores » 15.1, 1887, chap. 3, p. 427 : « [Hieronymus] inter aulicos primus, rerum
forensium privatarumque moderamina disponebat ».
Charlemagne, comme « le premier parmi les premiers conseillers » au début des années 82074 ;
Robert, beau-frère de Pépin Ier d’Aquitaine, est désigné comme « le premier du palais 75 ». En
Francie orientale, Ernst, le « premier des amis » de Louis le Germanique vu plus haut, est
désigné, lors de sa déposition par le roi en 861, comme le « plus éminent de ses grands 76 ». Le
sénéchal Adalhard est décrit par Nithard en des termes comparables : il obtenait de Louis le
Pieux « tout ce qu’il voulait », puis, sous son fils Charles le Chauve, il contrôlait le « peuple »
à sa guise. Son influence dominante s’exerçait surtout par ses « conseils77 ». Bien plus tard, en
870, c’est à son nouveau beau-frère, le lotharingien Boson, frère de la reine Richilde, que
Charles confia une position éminente : Boson remplaça Engilramne comme chambrier et devint
maître des huissiers. Sa faveur atteignit son apogée à l’assemblée de Pavie de février 876,
lorsque Charles le Chauve lui confia l’Italie et plaça sur sa tête une « couronne ducale ». Il fut
alors désigné comme « duc illustre » et « archiministre du sacré palais », des titres absolument
inédits sous les Carolingiens : pour la première fois, un roi réattribuait officiellement le titre
ducal78.
La famille des Welf, dont était issue Judith, seconde femme de Louis le Pieux, mérite une
place à part : trois de ses membres finirent dans une position de numéro 2. Il s’agit d’abord des
frères de Judith, Conrad et Rodolphe, qui firent dans les années 850 et 860 une brillante carrière
dans le royaume de leur neveu Charles le Chauve. Conrad, comte d’Auxerre et abbé de SaintGermain, est appelé par Heiric d’Auxerre (nous soulignons) « prince très célèbre, collègue des
rois, illustre parmi les grands de la cour, jouissant des plus grands honneurs 79 ». Les Annales
de Saint-Bertin confirment cette place éminente en relatant qu’à l’assemblée de Coblence
de 862, les rois carolingiens « suivaient avant tout l’avis de Conrad, leur conseiller, oncle de
Charles 80 ». Son frère Rodolphe n’était pas en reste. Les Annales de Fleury, du IXe siècle, le
désignent comme « le primat du palais » (primas palatii) de Charles le Chauve et la
continuation d’Adon de Vienne, carolingienne elle aussi, de « premier conseiller du palais81 ».
À l’abbaye royale de Saint-Riquier, dont il était abbé laïc, son épitaphe affirme qu’il n’était « le
second de personne parmi les courtisans de Charles 82 ». Cette position insigne est confirmée
par d’autres sources83. Conrad et Rodolphe furent effectivement les soutiens indéfectibles qui
sauvèrent Charles lors de l’invasion de son royaume par son frère en 858 : ils accueillirent le
roi en lieu sûr, à Auxerre.
74
HINCMAR, De ordine palatii, MGH Fontes iuris 3, op. cit., chap. III/12, p. 54 : « inter primos consiliarios
primum ».
75
« Miracula sancti Genulfi », in Acta sanctorum, janv., t. 2, dies 17 (Bibliotheca hagiographica latina 3359), chap.
VI.7, p. 99 : « insignis honestaeque potentiae viro, primoque palatii Pipini regis ».
76
Annales Fuldenses, MGH SS rer. germ. 7, op. cit., ad a. 861, p. 55 : « summatem inter omnes optimates suos ».
77
NITHARD, Histoire des fils de Louis le Pieux, éd. Lauer et Glansdorff, op. cit., IV.6, p. 154 : « Dilexerat autem
pater ejus suo in tempore hunc Adelardum adeo ut quod idem vellet in universo imperio, hoc pater faceret. [...]
Quo quidem modo effectum est ut in hac tempestate populum qua vellet facile devertere posset et hac de re Karolus
praefatas nuptias maxime iniit, quia cum eo maximam partem plebis sibi vindicare posse putavit. » La description
de Nithard est confirmée par les actes du concile de Verberie en octobre 863, où Adalhard est appelé à témoigner
comme ancien conseiller secret de Louis le Pieux (« secretorum eius conscium et administrum ») : Die Konzilien
der karolingischen Teilreiche 860 – 974, éd. Wilfried Hartmann, Hanovre, Hahn, coll. « MGH Concilia » 4, 1998,
p. 167.
78
Annales de Saint-Bertin, éd. Felix Grat, Jeanne Vielliard et Suzanne Clémencet, Paris, Klincksieck, 1964, ad a.
876, p. 200.
79
Miracula sancti Germani (BHL 3462), II.1 = PL 124, col. 1247.
80
Annales de Saint-Bertin, éd. Felix Grat et alii, op. cit., ad a. 862, p. 95.
81
MGH SS 2, op. cit., p. 324.
82
Poetae latini aevi Carolini, t. 3, éd. Ludwig Traube, Berlin, Weidmann, coll. « MGH Poetae » 3, 1896, p. 353,
n° 142 : « Auletas inter Karoli nullique secundus... »
83
Hincmari archepiscopi Remensis epistolae, éd. Ernst Perels, Berlin, Weidmann, coll. « MGH Epistolae » 8.1,
1939, n° 126, p. 64, ainsi que les lettres 105 et 173.
Le troisième Welf est le fils de Conrad, Hugues l’Abbé – il est en effet abbé régulier de
plusieurs monastères, notamment le bastion familial de Saint-Germain d’Auxerre. À la mort de
Charles le Chauve, sous son fils Louis le Bègue et ses petits-fils Louis III et Carloman II (877884), Hugues s’affirma comme maître du jeu politique : après le partage d’Amiens en mars 880,
il est tuteur de Carloman II, marquis de Neustrie et à la tête de nombreux honneurs en
Bourgogne. Avant sa mort en 886, les indices de son hégémonie se multiplient. Les Annales de
Sainte-Colombe (à Sens, dans son périmètre régional), rédigées au IXe siècle, affirment qu’il
tenait le ducatus regni post regnem (on dirait : la « conduite » du royaume après le roi) et la
« monarchie du clergé au palais » : il avait alors les responsabilités d’un archichapelain sans en
porter le titre84. À Auxerre, au début du Xe siècle, on écrit qu’il était « prince et dirigeant du
royaume dans les faits 85 ». Un ajout aux Miracles de saint Benoît de la fin du IXe siècle affirme
qu’Hugues, « très noble abbé, gouvernait énergiquement l’État 86 ». S’il ne se voit jamais
attribuer par le roi un titre officiel de second, il est cependant isolé du groupe anonyme des
autres nobles dans un diplôme de Carloman II qui mentionne la requête « de Hugues l’Abbé,
notre tuteur et le plus grand défenseur de notre royaume, avec nos autres fidèles 87 ». De
plusieurs manières, les sources carolingiennes décrivent ainsi la position éminente de ces
numéros 2, désignés comme « seconds après le roi », « premiers du palais » ou d’autres
manières encore.
Le « duc des Francs », second officiel
Il faut attendre la phase critique du déclin carolingien pour voir les titres officiels de
seconds locaux réapparaître. Les années 900 voient émerger, dans les royaumes postcarolingiens, des princes à l’Ouest et des ducs à l’Est, regroupant sous leur pouvoir plusieurs
comtés et grands honneurs abbatiaux, où le roi peine à intervenir sans leur aval (Bavière,
Alémanie, Thuringe, Saxe, Lotharingie, Provence, Bourgogne transjurane, marche de
Bourgogne occidentale, Aquitaine, Septimanie, Neustrie, Flandre) 88. L’un après l’autre, dans
les régions les plus éloignées du palais, plusieurs de ces princes se donnent le titre ducal dans
leurs actes privés. Plus près de la cour, dans le Bassin parisien en particulier (Neustrie, Flandre,
Vermandois, Normandie, Anjou), ils doivent se contenter de titres plus modestes, mais qui font
d’eux davantage que de simples comtes : missus (les missi dominici contrôlaient en effet une
circonscription de plusieurs comtés), marchio, voire trimarchio (marquis au superlatif),
84
MGH SS 2, op. cit., p. 104.
« Miracles de saint Romain », in Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, t. 1, éd. Jean Mabillon, Paris, Louis
Billaine, 1668, chap. I.8, p. 87 : « re autem vera regni totius moderatorem ac principem ».
86
« Adelerii Floriacensis miracula sancti Benedicti », Oswald Older-Egger éd., dans Scriptorum tomus XV.1,
Hanover Hahn, coll. « MGH Scriptores » 15, 1887, p. 499 : « Hugo nobilissimus abbas strenue rem publicam
gubernans... »
87
Recueil des actes de Louis II le Bègue, Louis III et Carloman II, rois de France (877-884), éd. Félix Grat,
Jacques de Font-Réaulx, Georges Tessier et Robert-Henri Bautier, Paris, Imprimerie nationale, 1978, n° 71 (11
août 883, Miannay), p. 183 : « ... juncto suis precibus inclito ac venerabili Hugone abbate, tutore nostro ac regni
nostri maximo defensore, cum reliquis nostris fidelibus... »
88
DHONDT Jan, Études sur la naissance des principautés territoriales en France (IXe-Xe siècle), Bruges, de
Tempel, 1948, reste une monographie incontournable, même si le concept de « principauté territoriale » est
aujourd’hui remis en question : voir MAZEL Florian, « De quoi la principauté territoriale est-elle le nom ?
Réflexion sur les enjeux spatiaux des principautés “françaises” (Xe-début XIIe siècle) », in Geneviève BÜHRERTHIERRY, Steffen PATZOLD et Jens SCHNEIDER (dir.), Genèse des espaces politiques (IXe-XIIe siècle). Autour de la
question spatiale dans les royaumes francs et post-carolingiens, Turnhout, Brepols, coll. « HAMA » 28, 2017,
p. 65-88. Au sujet des ducs en Francie orientale, l’historiographie allemande a largement renoncé à la notion de
duchés territoriaux ou ethniques (les Stammesherzogtümer) avant le XIIe siècle : pour une mise au point récente,
voir, dans le volume Genèse des espaces politiques, l’introduction de Geneviève BÜHRER-THIERRY et Steffen
PATZOLD, p. 7-21.
85
primarchio (premier des marquis), ou archicomes (archicomte)89. La prudence des princes
restés proches du roi, le fait que le titre ducal aquitain ne fut jamais tenu simultanément par
deux maisons concurrentes au Xe siècle, tout cela montre que ces titres n’étaient pas pris à la
légère : ils devaient être reconnus par les fidèles et les princes voisins.
Dans un premier temps, le pouvoir carolingien se refusa à reconnaître ces titres, mais la
résistance finit par s’émousser. À l’Est, le moment décisif fut le règne de Louis l’Enfant (900911), une minorité royale qui plaça le trône dans une position précaire : la chancellerie reconnut
alors des titres ducaux en Thuringe et en Lotharingie, dans la sphère conradienne, avant
qu’Henri l’Oiseleur (919-936) et son fils Otton (936-973) ne confèrent le titre de duc à d’autres
princes 90. Les Ottoniens réussirent cependant à prendre le contrôle de la nomination de ces ducs
et à empêcher la territorialisation et la patrimonialisation de leurs pouvoirs.
En Francie occidentale, la chancellerie royale ne reconnut d’abord ni dux, ni ducatus91.
Cette règle ne fut enfreinte qu’en 936, à la disparition du roi Raoul. Le prince le plus puissant,
Hugues le Grand, et ses rivaux (Hugues le Noir en Bourgogne, Herbert II de Vermandois en
Francie), conscients qu’aucun d’entre eux n’était assez fort pour l’emporter, organisèrent le
retour d’un Carolingien exilé, Louis IV d’Outremer, fils de Charles le Simple. Le pouvoir royal
est alors au plus bas : l’expansion récente d’Herbert II en Francie, là où se trouvaient les
dernières concentrations de fiscs royaux et les évêchés fidèles au roi, l’a privé de ressources 92.
Le jeune Louis est alors obligé de reconnaitre publiquement la position hégémonique de
Hugues, à qui il devait le trône, en créant le titre de « duc des Francs » (dux Francorum), dûment
reconnu dans trois diplômes royaux en 936-937, qui parlent d’Hugues comme son « aimé et
très cher Hugues, excellent et remarquable duc des Francs 93 ». Une fois sa position consolidée
par son mariage avec Gerberge en 939 (nous en parlerons plus loin), Louis marqua ses distances
à l’égard d’Hugues en cessant de lui attribuer de tels titres et en se rapprochant du duc de
Bourgogne. Puis, en 943, la position d’Hugues se renforça : ses grands rivaux, Herbert II de
Vermandois et Guillaume Longue-Épée de Normandie venaient de disparaître, contrariant la
politique royale d’équilibre des forces. Au baptême de la fille de Louis IV, dont il était le
parrain, il se vit « déléguer », selon Flodoard, le « duché de Francie » et confier le « pouvoir »
(ditio) sur la Bourgogne94.
Après l’épisode de 943, les diplômes de la chancellerie royale n’ont plus guère accordé
le titre de « duc des Francs » à Hugues le Grand ou à son fils Hugues Capet95. À la mort
d’Hugues le Grand, en 956, le jeune roi Lothaire résista quatre ans, à en croire Flodoard, avant
d’investir Hugues Capet, pourtant majeur, du titre de « duc »96. Les autres reconnaissances de
Bien que sa perspective soit aujourd’hui en partie dépassée, la monographie de KIENAST Walther, Der
Herzogstitel, op. cit., reste importante pour l’exhaustivité de sa documentation. Robert de Neustrie (†923) s’intitule
à deux reprises trimarchio (p. 55-59). Raymond III Pons de Toulouse (†950) s’intitule de son côté primarchio (p.
175-199). Hugues le Noir (†952) signe une fois une charte comme archicomes (p. 85-95).
90
Ibid., p. 313-329.
91
Ibid., p. 48-50.
92
LAUER Philippe, Le règne de Louis IV d’Outre-Mer, Paris, Émile Bouillon, 1900, p. 1-10 ; LAUER Philippe,
Robert Ier et Raoul de Bourgogne, Paris, Champion, 1910, p. 46-76.
93
Recueil des actes de Louis IV, roi de France (936-954), éd. Philippe Lauer, Paris, Imprimerie nationale, 1914,
n° 1 (Auxerre, 25 juillet 936), p. 2 : « satis dilectus et karissimus noster Hugo eximius duxque Francorum
egregius… » ; n° 3 (Auxerre, 26 juillet 936), p. 6 : « fidelis noter Hugo, dux et abbas monasterii sancti Germani
Autissiodorensis... » ; n° 4 (Compiègne, 25 décembre 936), p. 10 : « communi consilio fidelium nostrorum fruentes
scilicet Hugonis dilectissimi nostri et Francorum ducis, qui est in omnibus regnis nostris secundus a nobis... »
94
Les annales de Flodoard, éd. Philippe Lauer, Paris, Picard, 1905, p. 90 : « ... et rex ei ducatum Franciae
delegavit omnemque Burgundiam ipsius ditioni subjecit. »
95
Recueil des actes de Louis IV, éd. Lauer, op. cit., n° 27 (Chevregny, 1er juillet 946), p. 66 : « regni nostri
principes, Hugo videlicet dux Francorum, et alter Hugo, dux scilicet Burgundionum... »
96
Les annales de Flodoard, éd. Lauer, op. cit., p. 149 : « Otho et Hugo filii Hugonis mediante avunculo ipsorum
Brunone ad regem veniunt ac sui efficiuntur. Quorum Hugonem rex ducem constituit... » SASSIER Yves, Hugues
Capet, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 1987, p. 139-145.
89
titres princiers par la chancellerie furent très peu nombreuses et correspondirent
vraisemblablement à des diplômes rédigés par le bénéficiaire. Le titre ducal aquitain ne fut
reconnu qu’une seule fois, par Lothaire, en 973-975 dans un diplôme qui ne fut pas produit par
la chancellerie royale97 ; le titre ducal bourguignon ne fut reconnu qu’en 946 dans trois
diplômes pour Hugues le Noir, qui n’utilisa jamais lui-même ce titre98. En revanche, Hugues le
Grand utilisa le titre de duc des Francs dans plusieurs chartes, tout comme son fils Hugues
Capet, qui arriva finalement sur le trône en 987 99. Si les Carolingiens se sont repentis d’avoir
conféré ce titre, les Robertiens s’en sont bien servis.
Le sens profond du titre de dux Francorum a fait couler beaucoup d’encre : s’agit-il d’un
titre de numéro 2 local (le duc de la Francia, la région entre Loire et Meuse100), ou bien d’un
titre de numéro 2 central – de vice-roi101 ? Il faut distinguer entre des contextes où ce nouveau
titre fut interprété de manière différente. En 936, le « duc des Francs » est le second du roi,
comme l’affirme sans ambages un diplôme de Louis IV : « notre second dans tous nos
royaumes102 ». À des oreilles du Xe siècle, dux Francorum ne pouvait résonner que comme un
calque de rex Francorum, le titre royal remis au goût du jour par Charles le Simple103. Mais ce
titre ambigu peut prendre une nuance régionale, puisque dans les trois diplômes mentionnant
côte à côte les « princes » Hugues le Grand et Hugues le Noir en 946, Louis IV les met sur un
pied d’égalité – l’un, comme « duc des Francs » et l’autre, comme « duc des Burgondes104 ».
En 943, la situation est différente : le roi ne reconnaît à Hugues qu’un titre régional, le « duché
de Francie », qui n’englobait pas le royaume entier puisqu’il y ajoutait « le pouvoir » (ditio) sur
la Bourgogne – un « pouvoir » délibérément vague, car il y avait déjà en Bourgogne un prince,
Hugues le Noir. Le cumul du « duché de Francie » et du « pouvoir sur la Bourgogne » avait
certainement pour objectif de souligner l’hégémonie d’Hugues. En effet, le prestige attaché à
la Francia assurait une certaine prééminence au prince qui la contrôlerait : dans cette région
(embrassant, au Xe siècle, l’espace compris entre Loire à Meuse) étaient concentrés, échelonnés
sur l’Aisne et l’Oise, les derniers palais et fiscs royaux 105. L’oncle d’Hugues le Grand, le roi
Eudes (888-898), dont la base était la Neustrie (entre Loire et Seine), n’était pas parvenu à
s’implanter suffisamment sur la rive droite de la Seine et avait subi à partir de 893 la révolte
des grands locaux, comme Foulques de Reims ou Baudouin II de Flandre 106. Le père d’Hugues
le Grand, Robert (roi en 922-923), conscient de cette faiblesse, avait finalement réussi à
s’imposer au nord de la Seine comme le bras droit de Charles le Simple. En effet, le 11
novembre 912, à Tours, Robert excuse une longue absence de dix-huit mois en affirmant qu’il
a été « mis à la tête » (praepositus) des affaires de Neustrie et de Francie par le roi107. Le « duché
97
Recueil des actes de Lothaire et de Louis V, rois de France (954-987), éd. Louis Halphen et Ferdinand Lot,
Paris, Imprimerie nationale, 1908, n° 62 (19 janvier 973 ou 975, Poitiers), p. 146 : « consentiente tamen suo
seniore, domno Guillelmo Acquitanicorum duce... » (voir également p. 148, où l’hypothèse de réécritures
postérieures est sérieusement envisagée) ; KIENAST Walther, Der Herzogstitel, op. cit., p. 199.
98
KIENAST Walther, Der Herzogstitel, op. cit., p. 93 ; Recueil des actes de Louis IV, éd. Lauer, op. cit., n° 27, 28
et 29, p. 66 (« Hugo, dux scilicet Burgundionum »), 69 (« et alter dux Burgundionum nomine Hugo ») et 71 (« alter
Hugo dux Burgundionum »).
99
KIENAST Walther, Der Herzogstitel, op. cit., p. 55-60.
100
« Neustrie » n’est quasiment plus utilisé au Xe siècle, notamment par Flodoard. Walter Kienast croit à un titre
local, Der Herzogstitel, op. cit., p. 22-27.
101
Comme le pense Philippe Lauer, dans Les annales de Flodoard, op. cit., p. 90, note 2 (voir déjà LAUER Philippe,
Le règne de Louis IV, op. cit., p. 16) ; SASSIER Yves, Hugues Capet, Paris, op. cit., p. 104.
102
Voir ci-dessus note 93.
103
LÖSSLEIN Horst, Royal Power in the Late Carolingian Age, op. cit., p. 142-149.
104
Recueil des actes de Louis IV, éd. Lauer, op. cit., n° 27-29, p. 66-71 (cf. ci-dessus note 98).
105
LOT Ferdinand, Les derniers Carolingiens : Lothaire, Louis V, Charles de Lorraine, Paris, Émile Bouillon,
1891, p. 181-185, représente à notre connaissance le seul inventaire du fisc royal au Xe siècle.
106
LÖSSLEIN Horst, Royal Power in the Late Carolingian Age, op. cit., p. 114.
107
Recueil des actes de Robert Ier et de Raoul, rois de France (922-936), éd. Jean Dufour, Paris, Imprimerie
nationale, 1978, n° 47 (Tours, 11 novembre 912), p. 184 : « cum [...] domnus Rotbertus [...], propter diversa
de Francie » délégué en 943 couronnait plusieurs décennies d’expansion robertienne au nord
de la Seine, une expansion déjà en partie entérinée par Charles le Simple, qui avait fait de Robert
un second de facto.
Au titre de dux Francorum, les historiens ne sont guère parvenus à attacher des
prérogatives institutionnelles, excepté celle, fort importante, de convoquer les fidèles du roi en
assemblée. À la mort de Louis IV en 954, à celle de Louis V en 987, au sacre de ce dernier (du
vivant de son père) en 979, c’est le duc des Francs qui réunit l’assemblée. Il semblait donc jouir
d’une intermédiarité officielle entre le roi et ses fidèles, en particulier lors des successions 108.
Cette prérogative conféra à Hugues Capet un avantage considérable en 987 : il contrôlait
l’assemblée qui refusa d’élire Charles de Basse-Lorraine et reporta son choix sur lui. En
revanche, le duc des Francs n’était pas l’équivalent d’un « maire du palais » – et le Xe siècle
n’en vit émerger aucun. Le chambrier carolingien semblait avoir ce potentiel, mais
l’évaporation du fisc royal autour de 900 a dépouillé cette charge de son intérêt. Les dignités
palatines (en particulier le sénéchal et le chancelier) ne retrouvèrent leur prestige qu’à la toute
fin du XIe siècle109. Cela n’empêcha pas Lothaire d’instrumentaliser le reste d’aura que
conservaient ces dignités palatines carolingiennes pour susciter au duc des Francs un rival, sans
grand succès, en la personne du comte Herbert III de Meaux : ce dernier prit en effet le titre de
« comte des Francs » (un décalque des titres de rex Francorum et dux Francorum) et reçut du
roi le titre de « comte du palais » en 980 ; mais ce numéro 2 restait à l’état d’ébauche110. Robert
le Pieux, quelques années plus tard, au tout début du XIe siècle, se servit également de ce titre
de « comte du palais », purement honorifique, pour distinguer le comte Hugues de Beauvais
parmi les nobles de son entourage.
Au crépuscule carolingien, dans les années 980, d’inquiétants symptômes rappellent la
situation des derniers Mérovingiens face à leurs maires du palais. Le savant Gerbert d’Aurillac,
secrétaire de l’archevêque Adalbéron de Reims, décrivit deux fois Lothaire comme roi « en titre
seulement », alors qu’Hugues Capet était à la tête des Francs « en acte et en réalité » : on
retrouve la Nomentheorie, qui justifiait l’arrivée au pouvoir des Carolingiens 111. Lorsque le
jeune Louis V succéda à Lothaire en 986, toute une partie de son entourage estima qu’au lieu
de vivre de son domaine, il devait se placer sous la tutelle d’Hugues Capet, sans lequel il
n’aurait pas les moyens de régner – parti auquel il finit par se rallier 112. Il demeure cependant
que les derniers Carolingiens avaient plus de moyens et plus de soutiens que les derniers
Mérovingiens et que l’accident dynastique de 986-987 (les disparitions successives de Lothaire
et de son fils Louis) ont puissamment contribué à mettre le pied à l’étrier à leurs rivaux
capétiens 113.
La famille royale et les numéros 2
regnorum Franciae atque Neustriae negotia, quibus a rege prepositus erat, ab urbe Turonica fere per biennium
defuisset... »
108
SASSIER Hugues, Hugues Capet, op. cit., p. 122 ; « Rex Francorum, dux Francorum: le gouvernement royal au
dernier demi-siècle carolingien », in Wojciech FALKOWSKI et Yves SASSIER (dir.), Le monde carolingien: bilan,
perspectives, champs de recherches, Turnhout, Brepols, coll. « Culture et société médiévales » 18, 2009, p. 357375, ici p. 366.
109
LEMARIGNIER Jean-François, Le gouvernement royal aux premiers temps capétiens (987-1108), Paris, Picard,
1965, p. 148-153.
110
Recueil des actes de Lothaire, éd. Halphen et Lot, op. cit., n° 44 (Laon, 980), p. 102 : « Heribertus, comes
palatii nostri, nobis karus et fidelis in omnibus... » Voir SASSIER Yves, « Rex Francorum, dux Francorum », art.
cité, p. 363.
111
SASSIER Yves, « Rex Francorum, dux Francorum », art. cité, p. 368.
112
RICHER, Histoire de France, op. cit., vol. 2, IV.1, p. 144-145.
113
LE JAN Régine, « Fisc et ressources royales dans le royaume franc aux IX e et Xe siècles », in François BOUGARD
et Vito LORE (dir.), Biens publics, biens du roi. Les bases économiques des pouvoirs royaux dans le haut Moyen
Âge, Turnhout, Brepols, coll. « SCISAM » 9, 2019, p. 121-155.
Tout au long de la période carolingienne, le frein le plus puissant à l’émergence d’un
numéro 2 aristocratique a été la famille royale elle-même, au sein de laquelle, comme sous les
Mérovingiens (on l’a vu en première partie), la reine ou les fils du roi furent amenés à jouer le
rôle de second de leur époux ou père. En cherchant des points communs entre les seconds
carolingiens, on s’aperçoit que leur ascension fut facilitée soit par l’absence de reine, soit par
la défaillance supposée de la reine, soit par des contextes successoraux tendus : absence
d’héritier mâle ou concurrence entre héritiers.
D’abord, depuis la période des maires du palais, les reines ont retrouvé leur place et même
amplifié leur rôle. Dans le De ordine palatii, texte théorique sur l’organisation du palais
carolingien, la reine occupe une position centrale à la cour, aux côtés du roi. Tandis que ce
dernier administre les affaires du royaume, elle gère le palais avec son binôme, le chambrier ;
c’est à elle que les vassaux royaux doivent apporter leurs dons annuels et que les intendants des
domaines rendent leurs comptes. Les miroirs et les textes exégétiques du IXe siècle assignent à
la reine un rôle de conseil essentiel, avec pour modèles les reines bibliques Esther et Judith.
Elle joue aussi un rôle d’intercession auprès de son époux, comme en témoignent les diplômes
royaux ou encore les correspondances 114. Ce rôle a été mis en avant en Italie avec le titre de
consors, attribué aux impératrices Ermengarde et Engelberge à partir du milieu du siècle 115. Le
titre souligne une répartition des rôles entre le souverain et son épouse, qui fut amplifiée à partir
des années 870, quand la reine se fit de plus en plus présente aux côtés du roi dans des affaires
jusque-là considérées comme relevant uniquement de la sphère masculine. À la même époque,
vers 875, Charles le Chauve fait représenter son épouse Richilde à ses côtés dans la Bible de
Saint-Paul-hors-les-murs, alors que les portraits royaux permettent très rarement d’identifier
une autre personne.
L’association des reines au pouvoir, bientôt suivie de celle des comtesses au pouvoir des
comtes (fin du IXe siècle), ne diminuait en rien la domination masculine, mais elle traduisait la
nécessité de créer les amitiés politiques nécessaires à la bonne marche du royaume. Tout en
soutenant les intérêts de leur famille, en contribuant à promouvoir leurs frères ou neveux et en
écartant leurs rivaux, les reines furent les auxiliaires des souverains au point que certaines
d’entre elles subirent la haine de leurs adversaires et furent accusées de mal conseiller leur
époux ou d’outrepasser leurs prérogatives. La corrélation entre les trajectoires des reines et des
numéros 2 est alors évidente. La faveur de Wala dans les dernières années du règne de
Charlemagne fait suite au décès de la dernière reine, Liutgarde (800), et de Charles le Jeune
(811), qui, en tant que fils ainé du souverain, était resté auprès de lui au lieu de recevoir un
royaume périphérique comme ses frères cadets. Ces circonstances permirent au comte Wala de
s’imposer au palais, veillant en particulier sur les filles et petites-filles de l’empereur, une
fonction assumée d’ordinaire par la reine. Les seconds Bernard de Septimanie et Liutward sont
accusés d’adultère avec la reine (Judith pour Bernard, Richarde pour Liutward), mettant en péril
l’ordre du palais et celui du royaume. Quant au jeune roi Louis IV, il n’était pas encore marié
en 936, lorsqu’il dut reconnaître à Hugues le Grand le titre de dux Francorum.
114
GILSDORF Sean, The Favor of Friends: Intercession and Aristocratic Politics in Carolingian and Ottonian
Europe, Leiden, Brill, coll. « Brill’s Series on the Early Middle Ages » 23, 2014.
115
DELOGU Paolo, « ‘Consors regni’: un problema carolingio », Bolletino dell instituto storico italiano per il
medio evo e archivio muratoriano, n° 76, 1964, p.47-98 ; ; NELSON Janet, « Les reines carolingiennes », in
Stéphane LEBECQ, Alain DIERKENS, Régine LE JAN et Jean-Marie SANSTERRE (dir.), Femmes et pouvoirs des
femmes à Byzance et en Occident (VIe-Xe siècle), Villeneuve d’Ascq, Institut de recherches historiques du
Septentrion, coll. « Histoire et littérature du Septentrion » 19, 1999, p. 121-132 ; Le Jan REGINE, « Les reines
franques du VIe au IXe siècle ; de la sphère privée à la sphère publique ? », in François CHAUSSON et Sylvain
DESTEPHEN (dir.), Augusta – Regina – Basilissa, La souveraine, de l’Empire romain au Moyen Âge, entre héritage
et métamorphoses, Paris, De Boccard, 2018, p. 81-101.
De même, l’ascension des seconds s’inscrit dans des contextes successoraux difficiles, de
forte concurrence, de suspicion et d’inimitié. Les fils du roi étaient, eux aussi, de potentiels
numéros 2, soit locaux, lorsqu’ils recevaient un royaume périphérique (ils sont en cela les
véritables remplaçants des ducs du VIIIe siècle), soit, plus rarement, centraux, lorsqu’ils restaient
aux côtés de leur père, comme Charles le Jeune auprès de Charlemagne. Le type le plus
accompli de ces numéros 2 familiaux est certainement Brunon de Cologne, frère cadet d’Otton
Ier, qui cumula les titres d’archevêque de Cologne et duc de Lotharingie. Ce cumul, d’ailleurs
mal vu, fit de lui un numéro 2 local, chargé de tenir un royaume récemment annexé (925) et
encore turbulent. Brunon était aussi le chancelier de son frère, et même plus encore. Son
biographe, Roger, forgea pour lui le titre « d’archiduc » (archidux) qui le plaça au-dessus des
autres ducs 116. La Geste des évêques de Cambrai affirme qu’il tenait la « monarchie du royaume
après son frère117 ». Brunon était un numéro 2 d’autant plus idoine qu’il était clerc, ce qui le
neutralisait comme successeur, contrairement à ses deux frères (Tancmar, Henri) et au fils
d’Otton (Liudolf), souvent révoltés. Avant cette mi-Xe siècle, le royaume était partagé entre
héritiers à la manière franque et une telle configuration entre le roi et son frère était impensable.
L’absence de soutiens familiaux comme Charles le Jeune ou Brunon, ou les conflits des
enfants royaux avec leur père, provoquent l’émergence de numéros 2. Charlemagne avait réglé
sa succession en 806 en partageant l’empire entre ses fils, mais la mort de Pépin d’Italie et de
Charles le Jeune (810 et 811) ne lui laissa qu’un seul fils, Louis, roi en Aquitaine. Il l’associa à
l’empire en 813 avec le titre consors imperii, hérité de Rome, mais il donna le royaume d’Italie
au fils de Pépin, son petit-fils Bernard. Le comte Wala et son demi-frère Adalhard, abbé de
Corbie, avaient été très proches de Pépin et faisaient partie d’un large réseau favorable à
Bernard d’Italie, étendu de la Septimanie à l’Italie et à la Saxe et dominant la cour à la fin du
règne de Charlemagne. De l’Aquitaine où ils résidaient, Louis le Pieux et son épouse
Ermengarde entendaient les rumeurs qui leur faisaient craindre que le comte Wala, omniprésent
à la cour, ne fomentât un complot, pour lui-même ou pour Bernard. Louis le Pieux dut d’abord
négocier avec Wala sa venue à Aix en 814, puis, devenu empereur, il régla rapidement sa
succession en éliminant Bernard d’Italie, en associant à l’empire son fils ainé Lothaire, avec le
titre de consors, et en donnant des royaumes à ses deux fils cadets lors de l’accord successoral
de l’Ordinatio imperii (817). La prééminence de Lothaire renforça les positions d’Hugues de
Tours, son beau-père, et de Matfrid d’Orléans – et, sans doute, c’est sa prééminence qui
empêcha qu’aucun d’entre eux ne fût considéré comme un véritable « second ». Puis la
naissance de Charles le Chauve (823), fils de Judith, remit en question l’accord successoral de
817. Pour lui donner un royaume, il fallut une révolution de palais qui emporta Hugues de Tours
et Matfrid d’Orléans et provoqua le renvoi de Lothaire en Italie. Alors seulement, Bernard de
Septimanie fut promu chambrier et concurrença directement Lothaire en étant perçu comme un
second, ce qui entraina la révolte des fils contre le père en 830. Nous avons déjà vu que selon
Nithard, la compétition pour la place de second de Louis le Pieux, en 830-831, oppose Guntbald
et Bernard aux fils du roi, Pépin et Louis.
La compétition successorale explique aussi le titre de second attribué à Hugues le Grand
dans le diplôme de 936. Flodoard rapporte en effet qu’à la mort du roi Raoul, précédemment
duc de Bourgogne et resté sans héritier direct, les Francs s’étaient divisés entre les partisans
d’Hugues le Grand, fils du roi Robert Ier, et le duc de Bourgogne Hugues le Noir, frère du roi
Raoul. Hugues le Grand avait fini par l’emporter, mais, on l’a vu, avait renoncé à devenir roi et
fait élire le Carolingien Louis IV (936). Le jeune roi fut obligé de reconnaitre publiquement la
116
Ruotgers Lebensbeschreibung des Erzbischofs Bruno von Köln, éd. Irene Ott, Weimar, Böhlau, coll. « MGH
SS rer. germ. N.S. » 10, 1951, chap. 20, p. 19 (le titre d’archidux) ; chap. 23, p. 23 (le cumul politique et religieux
mal perçu).
117
« Gesta pontificum cameracensium », éd. Ludwig Bethmann, in Scriptorum tomus 7, éd. Georg Pertz, Hanovre,
Hahn, coll. « MGH Scriptores » 7, 1846, p. 402-489, ici p. 431 (I.81) : « monarchiam regni sub fratre ».
position hégémonique du Robertien en créant pour lui le titre de duc des Francs, en le désignant
comme second et en le dotant de qualificatifs d’excellence. Or, une fois sa position consolidée
en 939 par son mariage avec Gerberge, sœur d’Otton Ier de Germanie et veuve du duc de
Lotharingie Giselbert, Louis IV prit ses distances à l’égard d’Hugues en cessant de lui attribuer
de tels qualificatifs et en se rapprochant du duc de Bourgogne.
Les numéros 2 carolingiens : anatomie d’un phénomène
Dans le monde franc, d’un bout à l’autre du IXe siècle, de grands aristocrates ont été, à un
moment ou à un autre, perçus comme seconds. Les titres officieux dont les sources les
affublèrent relèvent d’un bricolage parfois baroque, comme « l’archiministre » Boson, le
summas Ernest, le « collègue des rois » Conrad, le primas Hugues l’Abbé, « l’archiduc »
Brunon... Cette galerie de seconds informels est frappante à bien des égards. D’abord, leurs
charges officielles sont diverses, montrant qu’il n’existe pas de poste attitré de numéro 2,
comme auparavant le maire du palais. Plusieurs sont chambriers (Bernard de Septimanie,
Boson, peut-être Wala), mais Adalhard est sénéchal, Liutward est archichancelier et
archichapelain, Hugues l’Abbé est tuteur d’un roi mineur, d’autres encore n’ont aucune charge
curiale, mais d’importants honneurs régionaux (Conrad, Rodolphe, Guillaume de Gellone,
Hugues et Matfrid...).
La récurrence du chambrier dans cette liste ne saurait étonner. Si les Carolingiens se sont
obstinément refusés à reconnaître un numéro 2 officiel, les miroirs du prince et les sources
normatives attribuent au chambrier des fonctions semblables à celles de l’ancien maire du
palais. Dans le De ordine palatii, qui énumère les charges curiales par hiérarchie décroissante,
il est le premier palatin nommé et collabore étroitement avec la reine, comme le faisait avant
lui le maire, pour gérer le palais, les ornements royaux et les cérémonies curiales 118. Dans un
chapitre de la biographie de Charlemagne par Notker le Bègue où les ambassadeurs byzantins
rencontrent dans un ordre croissant les dignitaires palatins, le chambrier est le dernier
personnage rencontré : ils s’exclament qu’il doit s’agir « du prince des mortels119 ». Toutefois,
le chambrier n’était pas forcément un secundus a rege. Le successeur de Bernard de Septimanie
dans les années 830, Tanculf, fut un personnage effacé 120 ; le prédécesseur de Boson comme
chambrier de Charles le Chauve, le comte Engilramne, si puissant fût-il, n’empêcha pas Conrad
et Rodolphe d’être désignés comme les principaux personnages du palais alors que lui ne le fut
jamais. Le sénéchal est, en théorie, subordonné au chambrier : cela n’empêcha pas Adalhard de
dominer le palais de Charles le Chauve. Les Carolingiens ont gardé le contrôle de leur
chambrier et de sa nomination. Cela ne se fit jamais sans contestation du parti lésé. La
nomination de Bernard de Septimanie fut l’une des causes de la révolte de 830 ; la déposition
d’Engilramne au profit de Boson le poussa à trahir Charles pour Louis le Germanique lorsque
ce dernier envahit le royaume en 875 121. Pour contrecarrer les possibles ambitions du chambrier,
les Carolingiens mirent en avant d’autres dignitaires curiaux (le sénéchal, l’archichapelain) ou
employèrent d’autres registres (l’amitié, la familiarité, le conseil) pour mettre les grands en
compétition.
La compétition aristocratique favorisait l’émergence de ces numéro 2 informels 122 : les
grands rivalisaient pour l’honneur d’être distingué par le roi et pour tenir les plus grandes
118
HINCMAR, De ordine palatii, MGH Fontes iuris 3, op. cit., chap. V/22, p. 72-74.
NOTKER, Gesta Karoli Magni imperatoris, éd. Hans Haefele, Berlin, Weidmann, coll. « MGH scriptores rer.
germ. N.S. » 12, 1959, livre 2, chap. 6, p. 55-57.
120
DEPREUX Philippe, Prosopographie, op. cit., n° 258, p. 380-381.
121
Annales de Saint-Bertin, Grat et alii éd., op. cit., ad a. 875, p. 199.
122
PATZOLD Steffen, « Konsens und Konkurrenz. Überlegungen zu einem aktuellen Forschungskonzept der
Mediävistik », Frühmittelalterliche Studien, n° 41, 2007, p. 75-104.
119
charges au palais. De son côté, le roi instrumentalisait cette compétition. Les numéro 2 ne
parvinrent que rarement à cumuler les titres de « second après le roi » et de « premier des
amis », comme Ernst parvint à le faire. On voit parfois deux favoris en même temps (Hugues
et Matfrid, Conrad et Rodolphe), ou bien une alternance rapide de seconds, comme le sénéchal
Adalhard, le marquis Warin et le chambrier Vivien auprès de Charles le Chauve dans les années
840. Du reste, le roi savait aussi choisir ses numéro 2 pour les ressources matérielles et
humaines auxquelles ils lui donnaient accès : Adalhard, décrypte Nithard, était pour Charles le
Chauve un accès à « la plus grande partie du peuple123 » ; Boson, rejeton d’une prestigieuse
famille lotharingienne, fut sa porte d’entrée dans le royaume de Lothaire II, annexé en 869870 ; Liutward de Verceil était le principal relais de Charles le Gros dans le royaume d’Italie :
en tout, il intercéda 25 fois dans les diplômes destinés à la plaine du Po 124. Le numéro 2
apportait donc à son souverain son réseau et son influence, dans une relation de
complémentarité bien réelle.
Lorsque les sources décrivent ces numéros 2 tacites, c’est bien souvent pour faire pleuvoir
sur eux une grêle de critiques 125. Ils sont accusés, comme Matfrid d’Orléans, de se « dresser
comme un mur » entre le roi et le peuple ou, comme Adalhard, de détourner les biens publics à
des fins privées, ou encore, comme Bernard de Septimanie ou Liutward de Verceil, d’adultère
avec la reine. La littérature spéculaire carolingienne est globalement hostile au principe du
second. En 843, Loup de Ferrières conseille à Charles le Chauve : « Ne subissez pas l’empire
d’un homme au point de tout faire selon son gré. Pourquoi prétendez-vous au titre de roi si vous
ne savez régner126 ? ». On retrouve ici le principe de la Nomentheorie : le numéro 1 ne doit pas
avoir besoin de numéro 2. De même, en 881, Hincmar conseilla au jeune Louis III de se
souvenir de Charlemagne, qui, prétend-il, était toujours accompagné de trois conseillers 127.
Deux ans plus tôt, en 879, Hincmar avertissait le chambrier Thierry, personnage de premier
plan lors de la crise de succession de Louis le Bègue, que « c’est une grande présomption et
même un grand péril qu’une seule personne s’occupe de la disposition générale du
royaume128 ». Ces numéro 2 tacites n’attiraient pas tant la lumière que la foudre : dès lors, ils
remplissaient à merveille le rôle de de paratonnerre que tant de numéro 2 ont joué à travers
l’histoire.
Pour autant, l’appellation de secundus et ses avatars n’étaient pas une qualification
infamante dans leur propre réseau, où les seconds s’attirent des éloges aux antipodes de ces
reproches stéréotypés. Le moine Heiric d’Auxerre loue dans le Welf Conrad un homme qui ne
cherche pas tant à diriger qu’à aider (non praeesse sed prodesse), selon une formule classique
des miroirs du prince médiévaux ; en un mot, il a les qualités d’un bon roi129. Hincmar célèbre
dans un autre Welf, Rodolphe, un homme entièrement dévoué à son roi. Deux siècles après sa
mort, les moines de Saint-Riquier se rappellent avec nostalgie l’époque où aussi bien le
123
NITHARD, Histoire des fils de Louis le Pieux, éd. Lauer et Glansdorff, op. cit., livre 4, chap. 6, p. 48.
MACLEAN Simon, Kingship and politics in the late ninth century. Charles the Fat and the end of the Carolingian
Empire, Cambridge, CUP, 2003, p. 91 et 180-181.
125
PATZOLD Steffen, « Konsens und Konkurrenz », art. cité, p. 102-103.
126
LOUP DE FERRIERES, Correspondance, t. I, éd. et trad. Léon Levillain, Paris, Champion, 1927, n° 31, p. 142143.
127
Concile de Fismes, in Die Konzilien der karolingischen Teilreiche, 875-911, éd. Wilfried Hartmann, Isolde
Schröder et Gerhard Schmitz, Hanovre, Hahn, coll. « MGH Concilia » 5, 2012, c. 8, p. 194. Sur la trajectoire du
vieil Hincmar et ses récriminations contre les conseillers, voir PATZOLD Steffen, « Konsens und Konkurrenz »,
art. cité, p. 77-88.
128
FLODOARD, Historia remensis ecclesiae, éd. Martina Stratmann, Hanovre, Hahn, coll. « MGH Scriptores » 36,
1998, livre 3, chap. 26, p. 343 : « ... non solum grandis praesumptio, sed etiam magnum periculum est uni soli
generalem regni dispositionem tractare sine consultu et consensu plurimorum... »
129
Vita sancti Germani, livre 2, chap. 1 (PL 124, col. 1248).
124
monastère que l’État étaient prospères 130. Nous avons déjà vu quels lauriers furent tressés à
Hugues l’Abbé dans son bastion de Sens. Cette image ambivalente des seconds (portés aux
nues par les uns, voués aux gémonies par les autres ; tantôt salut, tantôt ruine de l’État) se reflète
dans les modèles bibliques de relation n°1/n°2 cités au IXe siècle : Wala est comparé au bon
second, Joseph, le bras droit de Pharaon (Genèse 41), tandis que Liutward est comparé au
mauvais second, Aman, conseiller d’Assuérus (Esther 3), qui voulut détruire le peuple
hébreu131. Ce clair-obscur est le reflet d’une opinion publique divisée, avec le roi pour arbitre.
Conclusion
Pendant la période mérovingienne, le numéro 2 a pris son essor au palais, où le maire a
imposé son intermédiarité entre le roi et les fidèles, entre la cour et les fiscs, entre le centre et
les périphéries. Le moment décisif de son ascension fut la minorité des fils de Dagobert dans
les années 640-650 ; le contrôle des mairies du palais de Neustrie et d’Austrasie fit par la suite
l’objet d’une âpre compétition, finalement remportée par la famille pippinide. Devenus les rois
carolingiens, ils ont empêché que ce scénario ne se reproduise en gardant le contrôle des
dignités palatines – en particulier le chambrier, successeur naturel du maire du palais – tout en
permettant, par leur politique relationnelle avec la haute aristocratie, à des numéro 2 informels
de se distinguer. Ainsi se répandit l’appellation de « seconds après le roi », inusitée à l’époque
mérovingienne : elle était certainement inspirée à cette élite chrétienne par le modèle biblique
d’Aman, appelé le « second » du roi Assuérus (Esther 13).
La crise politique des années 880-910 eut pour conséquence un affaiblissement de la force
d’attraction du palais royal sur les réseaux de fidèles passés sous le contrôle des princes, même
si les débauchages ont été nombreux. Le « second » reconnu par le roi en 936 n’était plus un
dignitaire palatin, mais un prince, le « duc des Francs » Hugues le Grand, père d’Hugues Capet.
Cette reconfiguration du rapport n°1/n°2 reflète la crise des centralités politiques qui
accompagne l’entrée dans le premier âge féodal. Le « duc des Francs » monta finalement sur le
trône en 987, mais ce « second après le roi » est bien différent du numéro 2 central qu’avait été
le maire du palais.
Ce déclin des dignités palatines dura jusqu’à la fin du XIe siècle. Ce n’est qu’autour de 1100,
accompagnant les efforts de Philippe I er et Louis VI pour consolider le domaine royal,
qu’émergèrent à nouveau, dans les actes publics, le groupe des dignitaires palatins, en
particulier le sénéchal et le chancelier. Il fallut attendre encore un demi-siècle pour que le palais
retrouvât son pouvoir d’attraction sur les princes, lorsque Louis VII, en 1154, attribua la charge
de sénéchal, second du roi, à l’un d’entre eux, Thibaud V de Blois-Chartres. La centralité du
palais connut alors une nouvelle phase d’expansion qui inaugura l’essor de l’État monarchique :
bientôt se développa, sous Philippe Auguste et saint Louis, un appareil curial spécialisé, de plus
en plus professionnel et bureaucratique, et établi à Paris.
HARIULF, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier (Ve siècle - 1104), éd. Ferdinand Lot, Paris, Picard, 1894,
chap. 9, p. 113.
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Sur les modèles classiques de n°1/n°2, voir VOLKMANN Hans, « Der Zweite nach dem König », Philologus,
Zeitschrift für das klassische Altertum, n° 92, 1937, p. 285-316. Vers 842, Dhuoda conseille à son fils Guillaume
d’être un bon conseiller à l’instar de Joseph devant Pharaon, Daniel devant Nabuchodonozor, Jéthro devant Moïse,
Achior devant Holopherne : DHUODA, Manuel pour mon fils, éd. et trad. Pierre Riché, Bernard de Vregille et
Claude Mondésert, Paris, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes » 225bis, 1991 (2e éd.), livre 3, chap. 5, p. 156-158.
Sur ces modèles du bon et du mauvais conseiller, voir BÜHRER-THIERRY Geneviève, « Le conseiller du roi : les
écrivains carolingiens et la tradition biblique », Médiévales, n° 12, 1987, p. 111-123.
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