Je vais aborder la vaste question de la décolonisation des savoirs sous un angle précis, celui de l'imaginaire. Car décoloniser les sciences humaines, l'histoire entre autres, c'est aussi indéniablement, décoloniser l'imaginaire. Or, dans...
moreJe vais aborder la vaste question de la décolonisation des savoirs sous un angle précis, celui de l'imaginaire. Car décoloniser les sciences humaines, l'histoire entre autres, c'est aussi indéniablement, décoloniser l'imaginaire. Or, dans ce domaine, il y a encore beaucoup à faire. Depuis une dizaine d'années, je m'intéresse à la question dans le cadre de l'Amérique latine. L'histoire du continent le montre, ce que Gruzinski appela la « colonisation de l'imaginaire » a été un des moments fondateurs de la colonialité du savoir. Et cette colonisation de l'imaginaire, comme celle du continent, prit la forme d'une guerre, une guerre des images. Mais qu'entend-ton par imaginaire en fait? Les études systématiques de cette notion ont rarement été appliquées à la colonialité. On emploie des termes qui peuvent designer des choses extrêmement diverses. On parle de l'imaginaire du territoire, de celui de la nation, de celui de la race. Les acceptions varient et ne font pas l'objet d'une interrogation rigoureuse. Le terme, c'est clair, fonctionne dans les études décoloniales comme dans les autres champs d'études : parfois il est l'équivalent de représentation, ou d'un ensemble de représentations, d'autres fois, ce que la psychanalyse lacanienne s'attacha à séparer du symbolique, ou encore il peut renvoyer à cette énergie créatrice collective qui rend possible la vie politique (vision de Cornelius Castoriadis : l'imaginaire fondateur). Cette indétermination, à mon sens, entrave la compréhension de ce qui se joue à travers l'imaginaire pendant et après la colonisation. Je ne peux ici partir que du continent dont j'ai étudié la colonialité, l'Amérique ibérique, dont l'histoire est différente de celle de l'Afrique. Mais,je pose l'hypothèse que l'étude de cet imaginaire américain fait apparaître des invariants de la colonialité du savoir. Dans cette partie du monde la « guerre des imaginaires » fut d'abord celle des images. Elle passa par leur destruction, plus ou moins systématique, aux Antilles, puis en Amérique centrale et andine, et par des processus de substitution. On ne peut faire disparaître des images qu'à l'aide d'autres images. Les murs d'images chrétiennes des premiers Franciscains, dans leur églises bâties en des temps records, témoignent de la lucidité des conquérants à cet égard. Avec la destruction des images, c'était aussi des structures imaginaires qui s'écroulaient ou, au mieux, vacillaient. Ce phénomène iconoclaste s'inscrit dans deux mouvements liés : l'histoire de la colonisation et e lent processus de dévalorisation du savoir symbolique et de l'image sacrée en Occident, au profit du livre et de l'écriture. Cette tendance qui s'affirme à partir du XIII siècle, n'a cessé de s'imposer jusqu'au XX siècle. L'histoire moderne est marquée par une double violence des Occidentaux: destruction des images sacrées des Autres et instauration d'une méfiance vis à vis de l'image mentale, ce que nous appellerions « imaginaire ». Le symbolisme propre aux images fut dévalorisé au profit de la démarche rationnelle. Ensuite, cette méfiance évoluerait vers le mépris lorsque rationalité et scientificité se rejoindraient. Pendant la plus grande partie de la modernité, l'imaginaire fut « la folle du logis » comme disait Gaston Bachelard. Apparemment, depuis la deuxième partie du XX siècle, nous sommes sortis de ce moment iconoclaste. Nous baignons dans un monde ou les images prolifèrent à l'infini, et encore plus depuis la transition numérique. Nous sommes à nouveau connectés a des images, mais la culture qui permettrait de les décoder nous fait défaut. L'analyse du rôle de l'imaginaire dans nos sociétés et leurs systèmes de représentations reste à faire. Cette réalité a une importance particulière pour le sujet qui nous intéresse, celui d'une décolonisation des imaginaires et de l'écriture de l'histoire. Décoloniser l'écriture de l'histoire, c'est identifier l'imaginaire qui a été le terreau des histoires coloniales pour ainsi libérer l'imagination historique indispensable à la mise en récit propre à cette discipline. Mais l'historien n'est pas mieux placé que le citoyen ordinaire pour déconstruire l'imaginaire hégémonique car le mode d'action des symboles ou des images est souvent subliminal. Un texte peut s'ancrer dans une approche décoloniale revendiquée mais véhiculer sans le savoir une vision, des images