Cet article fait suite à la série de billets sur le vote (Qu’est ce qu’un bon système de vote, Le vote papier est il plus sûr que l’électronique, Les bonnes propriétés d’un système de vote électronique). Cette fois, il ne s’agit pas de discuter des différents systèmes propres à assurer la sécurité et la vérifiabilité d’une élection mais de relever des faiblesses propres à tous les systèmes.
Parmi ces faiblesses, une attaque amusante mais peu connue est « l’attaque à l’italienne ». Cette attaque est possible dès que l’espace des votes est important. Qu’est-ce que l’espace des votes ? En France, les élections sont en général « simples »: il s’agit de choisir un candidat (ou une liste) parmi une dizaine tout au plus. La situation est très différente dans d’autres pays. Prenons le cas de l’Allemagne. Lors de l’élection de la chambre d’un Lander (par exemple celui de la Hesse), les électeurs ont la liberté de composer la chambre de leur choix. Chaque parti politique propose une liste composée des candidats, dont le nombre est variable selon les partis. Un électeur peut choisir une liste et sélectionner ainsi tous les candidats de cette liste. Mais il peut également ajouter des voix à certains candidats, rayer certains candidats et ajouter des candidats d’autres listes. Un règlement complexe a été mis en place pour lever les éventuelles ambiguïtés et éviter un trop grand nombre de bulletins invalides. J’invite le lecteur curieux à lire l’article wikipedia (en allemand) pour une explication détaillée et illustrée des différentes règles, ou bien à utiliser l’interface mise en place pour explorer les différentes manières de remplir correctement un bulletin.
En quoi ce type d’élections peut-il être exploité pour mener une attaque ? La clef de l’attaque est la taille de l’espace des votes. Considérons ainsi le cas extrême du bulletin de vote utilisé lors d’une élection au sein de la commune de Francfort en 2011, où plus de 861 candidats étaient proposés pour un total de 93 sièges. Sans même calculer toutes les possibilités, un rapide calcul indique qu’il y a plus 93 choix parmi 861 soit plus de 10^126 façons différentes de remplir un bulletin. Si, de plus, on tient compte de la position des croix (1ère, 2ème ou 3ème colonne), on arrive alors à plus de 10^172 possibilités.
Un attaquant peut utiliser ce large choix pour « signer » un bulletin. Considérons le cas simplifié où les électeurs disposent de seulement 15 voix chacun et supposons que Charlie souhaite forcer Alice à voter pour le parti politique C sur le bulletin affiché ci-dessous. Il exige alors qu’elle remplisse le bulletin de la manière suivante:
- 2 croix devant chaque candidat de la liste C (soit 8 voix au total)
- 7 croix placées selon une combinaison particulière choisie par Charlie.
Lors du dépouillement, Charlie s’assurera qu’un tel bulletin est bien présent dans l’urne. Comme il est très improbable qu’un autre électeur ait choisi exactement la même combinaison des votes (notamment pour la partie affichée en rouge sur la figure), Alice est obligée d’obéir à Charlie sous peine de représailles après le dépouillement.
En France, ce type de scénarios est improbable car le nombre de choix est très limité. Cependant, c’est exactement pour cette raison qu’il est interdit d’apposer un signe distinctif sur un bulletin, que ce soit un symbole ou un mot particulier, ou bien un pliage original (un bulletin en forme de girafe par exemple). Notons tout de même que malgré cette interdiction, Charlie a encore la possibilité de forcer Alice à s’abstenir, ou plus précisément, de la forcer à voter nul. Il suffit en effet que Charlie demande à Alice de plier son bulletin en forme de girafe (ou tout autre signe distinctif convenu à l’avance). Un tel bulletin sera comptabilisé comme un vote nul et Charlie pourra s’assurer qu’Alice a bien suivi sa consigne en assistant au dépouillement.
Véronique Cortier, CNRS – Nancy
À la suite de la publication de ce billet, Roberto Di Cosmo m’a signalé que les attaques à l’italienne sont encore très vivaces dans la mémoire des Italiens. Ainsi, un film, « Le porteur de Serviette » avec Nanni Moretti, de 1991, fait de ce type d’attaque un élément de son histoire (voir l’extrait en italien). Une pétition (en italien) rappelle l’usage massif fait dans le passé de l’attaque à l’italienne sur les élections à choix multiples, qui ont été remplacées par d’autres schéma de votes. Cette pétition dévoile de nouvelles méthodes utilisées par la Mafia, signale qu’un vote peut se vendre 50 Euros au marché noir, et demande de nouveaux changements des règles électorales.