Gesaffelstein
C’est sous le pseudonyme Gesaffelstein, nom formé par l’association de Gesamtkunstwerk (terme allemand désignant « œuvre d'art totale ») et Albert Einstein, symbole absolu de l’intellect humain, que Mike Levy choisit, non sans une certaine dose d’audace, de réconcilier la techno avec ses racines industrielles... Reprenant les sons fondamentaux de Front 242, Nitzer Ebb et DAF, le musicien et producteur lyonnais utilise le langage techno et electro comme des outils lui permettant de développer un univers sonore autonome, riche et intrigant, à la croisée des rythmes et des styles, qu’il livre sans compromis sur son premier album, Aleph, qui parait en octobre 2013.
Levy est connu du grand public principalement pour sa collaboration récente avec Kanye West sur deux titres de l’album Yeezus sorti en 2013 : le très abrasif Send It Up et Black Skinhead morceau glam-punk rap coproduit avec Daft Punk et Brodinski. Mais c’est depuis la fin des années 90 que Gesaffelstein se forge une réputation auprès d’un public techno plus exigeant. Des premiers EP sortis sur OD, Zone et Bromance où il livre son style unique, noir, oppressant même, aux remixes de Lana de Rey, Justice, The Hacker, Laurent Garnier et ses héros Depeche Mode, Mike Levy construit une musique et une atmosphère qui dépassent les attentes du dancefloor, un son à la fois violent et impitoyable mais sublime et à l’architecture précise et délicate.
C’est avec le single Pursuit, morceau rythmique et entêtant, et son saisissant clip robotique que Gesaffelstein continue son ascension. Un single particulièrement annonciateur du ton d’Aleph, opus qui propose une techno nouvelle, dérangeante, qui bouscule les codes et la scène de son temps, parfois trop uniforme, et n’est pas sans rappeler le son de Skinny Puppy, Human League, Colourbox et même Kraftwerk à leurs débuts. L’ex-chanteuse du groupe Battant basée à Londres, la magnétique Chloé Raunet, qui entame aujourd’hui une carrière solo, a notamment composé les textes et posé sa voix sur une poignée de titres. Rageuse, rêveuse, les nerfs à vif, elle apporte une touche newbeat féminine et séductrice à une tempête d’électro primale, sombre et fiévreuse.
Mike Levy est né à Lyon en 1985, la même année que les premiers grands succès de la house music. Il découvre la techno à 15 ans lorsqu’il trouve un CD dans la chambre de sa sœur et tombe sur le morceau Flash de Green Velvet aux sons à la fois techno et disco. « C’était mon premier contact avec la musique électronique et j’étais quasiment obsédé par ce morceau » se souvient-il. « J’avais presque honte d’admettre que j’aimais cette musique. C’est ce son à la fois primal et grave qui m’a séduit. J’ai gardé cela pour moi pendant des années ».
Puis, un voisin lui prête ses synthés. Le contact avec la machine lui plaît immédiatement et sera la première étape, fondamentale, de son parcours initiatique. Avant de s’intéresser à la musique à proprement parler, il se passionne pour la modulation, les fréquences et tous les aspects physiques du son à l’état pur. « J’étais fasciné par les bruits blancs et le son analogique » dit-il. A 18 ans il quitte Lyon pour Paris et démarre sa quête du son, sortant une poignée d’EPs qui seront le reflet d’un cheminement intellectuel et sonore très personnel. « Il a fallu que je travaille et retravaille pour trouver mon propre son. J’ai eu une révélation quand j’ai sorti « Variations » sur Turbo en 2010. J’ai réalisé à ce moment-là que j’avais fabriqué la première pierre de l’édifice ».
Aujourd’hui Mike Levy s’intéresse autant à l’héritage sonore de Cabaret Voltaire et Clock DVA qu’à Derrick May ou Derrick Carter. Il n’a jamais été un collectionneur de disque assidu, et ne fréquente que rarement les concerts et les clubs.
Levy approche le métier de DJ avec la même intransigeance. Ses sets, impitoyables et sans concession sont autant de matière sonore qu’il arrange selon ses humeurs, toujours avec une incroyable précision. Reconnu et acclamé dans tous les clubs, du Boiler Room de Berlin à l’Electric Zoo de New York, il parcourt également les festivals, notamment Sonár à Barcelone et Bestival en Angleterre. « Le métier de DJ peut être difficile » précise Mike Levy, qui n’est pas clubber par nature. Lorsqu’il sort dans un club techno et que la musique le prend par les tripes, il préfère l’écouter plutôt que danser. « Quand je sors je dois oublier les aspects techniques du son et essayer de m’amuser » dit-il. « Etre DJ peut aussi être amusant, en particulier quand je mixe avec Brodinski. On est amis donc c’est plutôt un plaisir de jouer avec lui. Mais au final on ne fait que passer les disques des autres donc je préfère les lives car c’est là que mon travail s’exprime pleinement ». Consacrant les principes de son art, les lives de Gesaffelstein sont plus qu’une série de morceaux mis bout à bout. Les principes du classicisme techno sont scrupuleusement respectés : rien n’est laissé au hasard, chaque son et chaque silence jouent un rôle défini, et adhèrent les uns aux autres selon une logique d’ensemble. Jouant depuis un autel en marbre customisé, il contrôle tout, lumières, son, et peut ainsi échanger directement avec le public. « J’ai un rapport immédiat avec les gens » dit-il. « Je peux monter ou descendre la pression, augmenter la tension et la relâcher, faire basculer les gens, les emmener loin dans la musique. C’est dans ce rapport direct que je prends du plaisir à jouer ».
Lorsqu’on lui parle de techno française Mike Levy reste dubitatif. Dans l’ère du digital qui ne connait pas de frontières, un musicien du Sud de la France peut aujourd’hui faire de la techno de Detroit avec un son authentique sans qu’on puisse faire la différence. Qui sait d’où vient le son d’origine et en quoi est-ce important au fond ? Et pourtant, on peut trouver dans la musique de Gesaffelstein une certain mélancolie qui rappelle l’étrange tristesse de Gainsbourg ou de Air ou encore les qualités mélodiques des musiques de films des années 60/70 composées par François de Roubaix. C’est ainsi que Gesaffelstein revient une fois de plus à la mélancolie, thème récurrent pour l’artiste qu’il exploite à travers des rythmes exaltés, chargés, agressifs, renouant avec une techno industrielle absente depuis trop longtemps et repris dans le symbolique Aleph. Cet Aleph, premier caractère de l’alphabet hébreu mais aussi nom donné au mystérieux recueil de données dans l’ouvrage cyberpunk Snow Crash de Neal Stephenson, ou encore lettre qui donne la vie au Golem dans la kabbale, revêt bien d’autres sens encore. « Je possède la clé de ma musique et elle restera un secret, mais j’ai beaucoup de plaisir à voir les autres la découvrir ».
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