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Alain - Spinoza

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Alain (Émile Chartier)

(1946)

SPINOZA
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 2

Table des matières

Préface

LA VIE ET LES ŒUVRES DE SPINOZA

LA PHILOSOPHIE DE SPINOZA

Introduction

I. La méthode réflexive
II. De Dieu et de l’âme
III. Des sentiments et des passions
IV. De l’esclavage de l’homme
V. De la raison
VI. De la liberté et de la béatitude

CONCLUSION

Table analytique des matières et des références

La vie et l’œuvre de Spinoza
La philosophie de Spinoza

Mémento bibliographique
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 3

Alain (1946)

Spinoza

Gallimard, 1949, 186 pages.
Collection idées, nrf.
1949, Éditions Mellottée.

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Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 4

Préface
Alain

5 décembre 1946

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Mon intention est de corriger ici ce que j'ai toujours trouvé d'abstrait et de sec
dans le petit volume bleu qui parut dans la collection Delaplane, Les Philosophes. Je
me suis longtemps demandé pourquoi je n'aimais pas ce résumé exact et bien sage. Le
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 5

ton me semblait en être tout à fait étranger à l'étonnante entreprise de Spinoza. Oui, il
me semblait que je trahissais ce grand homme en l'exposant tout au niveau du bon
sens. Cela me semblait trop professeur. La philosophie est certes une grande chose ;
on peut en faire tout ce qu'on veut, excepté quelque chose de plat. Il en est de même
pour la Raison, pour la Sagesse, lesquelles consistent surtout dans un jeu dont il im­
porte de conserver l'efficacité ; car rien ne se perd plus aisément que la vie et la force
des idées.

Maintenant, je commence. Il faut partir de Descartes, et mener cette belle doctrine
jusqu'à Spinoza. C'est le moyen de ne pas tomber dans la philosophie scolaire et de
réveiller l'homme dans le lecteur. Pénétrez­vous donc de l'esprit des Méditations, en
considérant   surtout   ce   qui   a   pu   effrayer   Descartes   lui­même,   et   le   renvoyer   aux
mathématiques, cent fois plus faciles, où le courage est suffisant de même qu’à la
guerre.   Je   vais   considérer   d'abord   la   présence   de   Dieu,   si   évidente   dans   les
Méditations. Concevez Descartes s'enfonçant dans quelque retraite pour y être seul, et
s'entretenant avec son propre esprit et retrouvant le monde entier et tout l'Être. Par
ceci d'abord que Dieu, ou l'Esprit, est indivisible ; ce qui fait que, si on en découvre
une partie en soi­même, nécessairement  on doit l'y trouver tout ; de façon que le
mouvement de prier, ou de méditer, nous retire des hommes et des choses, et nous
met  en  possession  de  notre   liberté  qui   est   Dieu  même.  Une  telle   conclusion  que
Descartes n'a pas développée devait l'effrayer, comme tout ce qui remet à l'homme un
grand   pouvoir.   Le   poste   de   roi   inspire   naturellement   beaucoup   de   défiance.   En
chacun est l'Esprit absolu, le Grand Juge, juge de toutes les valeurs, juge de l'opinion,
de la majesté, juge des cérémonies. Un tel pouvoir invite énergiquement l'homme à
fonder une religion : « Quoi, se dit­il, encore une ! » Cette réflexion sur soi a donné
de l'humeur à Rousseau, et il n'en pouvait être autrement. Je suis persuadé que ce
chapitre du Contrat Social, intitulé « Le Droit du plus fort », n'a jamais pu être oublié
de Rousseau, et qu'il ne se l'est pas pardonné. C'est tout à fait de même que la morale
de Kant, qui rendait inutiles tant de raisonnements métaphysiques, a fait peur aussi à
ce grand philosophe, qui a repoussé de lui cette grandeur.

L'œil perçant de Descartes avait aperçu toutes ces difficultés. Aussi, conseillé par
Mersenne, ce grand jésuite, a­t­il dû regretter son poste de soldat déjà assez effrayant,
et arriver à la Modestie absolue dont j'ai trouvé des exemples dans Lagneau et dans
Lachelier.

Nous voilà donc déjà assez avancés dans ce chemin, quand nous avons connu par
Descartes que l'Esprit est un. Or, il était arrivé à Spinoza de lire Descartes. Il l'avait
mis en propositions mathématiques, sous le titre de Cogitata Metaphysica. Mais lui,
Spinoza, n'eut point peur de son Esprit et s’y livra tout, avec la naïveté admirable d'un
lecteur de la Bible.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 6

Si   vous   lisez   la  Bible,   vous   ne   vous   empêcherez   pas   de   penser   que   l'unique
religion est là, et le seul Dieu, et la vraie politique. J'ai souvent dit et je répète ici que
ceux qui ont grandi en familiarité avec la  Bible  ont une immense avance sur leurs
contemporains   ils   savent   adorer   et   ils   savent   mépriser ;   d'où   leur   est   venue   cette
persécution   continue   qui,   en   les   séparant   des   hommes,   les   a   obligés   à   former
l'Humanité.   D’où   une   haine   qui   dure   encore,   et   qui   ne   peut   cesser   que   par   le
développement   de   l’immense   idée   hébraïque,   qui   ne   peut   rester,   qui   évidemment
appelle une suite, et une infinité de Messies. Mais que de périls encore dans cette
gloire ! Spinoza a accepté ce rôle d'impie et de méprisé, parce qu'il a mis en balance
avec les plaisirs de l'amitié, les plaisirs de l'amour de Dieu, et qu'il a pris le parti du
bonheur, comme on voit dans la cinquième partie de L'Éthique.

Si vous avez lu la  Bible,  vous savez que là est le vrai Dieu et la seule religion


qu'on ait connue ; aussi méprise­t­elle toutes les autres ; de là ces haines, comme j'ai
dit; et cet effrayant isolement qui vient de ne vouloir rien, de n'estimer rien, sinon la
Pensée, par laquelle nous pouvons nous tenir en communication avec Dieu. Aussi les
pierres lancées contre Spinoza retombent sur nous. Tel est le monastère moderne. On
aperçoit les raisons d'être spinoziste ; car cela aussi est défendu. Le mouvement de se
mêler au peuple est le mouvement même de tout Esprit. Mais le mouvement de se
retirer en soi, de se refuser, est encore plus fort. Telle est la situation d'un esprit
moderne devant la Politique, détestée et inévitable.

En lisant, de Spinoza,  Le Traité Politique du Droit naturel,  ainsi que le  Traité


Théologico­Politique,   sans   doute   y   trouverez­vous   toutes   les   conditions   de   la
République, et sans doute vous me pardonnerez d'avoir considéré Spinoza comme le
pur radical. Il est étonnant que le pur jacobin aussi bien que le pur moine soient le
même personnage que Spinoza, tant de lois et si vainement maudit. On aperçoit quel
usage on peut faire de Spinoza.

On s'étonnera sans doute de la puissance de ce résumé bien sage, qui forme le
corps   du présent  petit   ouvrage.  Oui, mais   l'âme ?  On  trouve  plus  d'âme  dans   les
persécuteurs, dans les guerriers, dans tous les Glorieux de l'Histoire, que dans le Juif
studieux qui pourtant sera amené à porter dans les rues l'écriteau que Spinoza portait
pour dénoncer tous les tyrans.

La question se trouve ainsi clairement posée. Car  il faut  préférer la justice et


venger l'innocent. Je ne vois pas sans surprise la masse imposante des prêtres et des
fidèles, enfin de toute l'Église, faire si souvent le contraire et confirmer l'esclavage
universel.  J'ai dit quelquefois  que la philosophie   était  bien dangereuse. Aussi nul
homme   ne   fut   plus   réfuté   que   Spinoza.   Nul   système   ne   fut   plus   maudit   que   ce
détestable  panthéisme.  Il   reste   à   savoir   ce   que   c'est.   Parce   que   Dieu   est   un   et
indivisible, Dieu est partout présent; comme au reste on l'enseigne. Mais malheur à
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 7

qui l'enseigne. Et le jésuite éternel nous rappelle qu'il ne faut pas le dire. Quand vous
aurez assez considéré toutes ces contradictions, qui font la guerre parmi nous, alors
vous copierez L’Éthique  d'un bout à l'autre, car c'est par là qu'il faut commencer si
l'on veut éprouver cette beauté biblique, type de toute grandeur.

Après cela, les très sages Propositions et les très prudents Scholies de L'Éthique
vous sembleront de grands et beaux versets de la nouvelle religion. Et dites­vous bien
que   la   Grande   Réconciliation   se   fera   ainsi,   et   non   autrement ;   par   le   culte   de
l'Humanité retrouvée et par ce qu'il faut appeler  le joyeux fanatisme de la Raison.
Songez au nombre des humains qui sont indignés en voyant que c'est la déraison qui
règne. Car, enfin, il faut s'y opposer. On n'a pas le droit d'abandonner la Raison et la
Justice. Ces abandons ont mérité ce que nous voyons présentement.

Donc, à chaque fois que vous revenez à Spinoza avec tout votre courage perdu et
que vous n'y voyez plus rien, cachez­vous, à la manière de Descartes, dans ce vaste
monde   et   interrogez   l'esprit   un   et   indivisible.   Alors,   inévitablement,   l'esprit   vous
reviendra, et les formules spinozistes retrouveront leur sens, soit que vous vous jetiez
dans la Politique ou bien dans la Morale, ou bien dans le plaisir. Alors vous vous
retrouverez dans la  Bible,  en face de Jéhovah et d'une sagesse aussi vieille que le
monde.

Tel est donc le sens du Spinozisme, sens bien positif et bien aisé à saisir, pourvu
qu'on soit persuadé que l'on est en présence de l'Esprit universel. Cette persuasion
vous   rendra   la   pensée   supportable,   et   soudain   vous   vous   reconnaîtrez   homme,
toujours à la lumière de l'axiome :  Homo homini deus,  qui est la clef de la future
République et de l'égalité 48. Je dis égalité, parce qu'il ne se peut pas que l'homme
n'ait pas de passions et parce que toute affection cesse d'être une passion dès qu'on en
forme une idée adéquate. Là est le secret de la Paix, qui dans tous les cas est la Paix
de l'âme, vérité très méconnue. Par ce moyen vous formerez le parti Spinoza, que
vous vous garderez d'appeler le parti juif, mais qui n'en sera pas moins ce parti­là.
Alors,   sans   combat,   le   nazisme,   le   fascisme   et   toute   sorte   de   despotisme   seront
vaincus,   et   la   méchanceté   exactement   impuissante,   comme   elle   est  (car   elle   n'est
rien). Tel est l'avenir prochain, que renferme ce petit livre.

Alain.

Le 5 décembre 1946.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 8

La vie et les œuvres


de Spinoza

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Baruch Spinoza naquit le 24 novembre 1632. Il appartenait à une famille de Juifs
portugais. Ses parents voulurent faire de lui un rabbin; aussi fit­il de fortes études ; il
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 9

apprit l'hébreu et le latin ; en même temps il étudia la géométrie et la physique. La
lecture des œuvres de Descartes l'amena à la philosophie.

Sa vie fut celle d'un sage. Il voulut, afin de penser librement, vivre du travail de
ses mains, et passa une partie de son temps à polir des lentilles pour les instruments
d'optique. L'Électeur palatin lui fit offrir une chaire de philosophie à l'Université de
Heidelberg. Il répondit en ces termes : « Je me dis, d'abord, que je devrai renoncer à
faire avancer la philosophie, si je veux m'occuper d'instruire la jeunesse. Je me dis,
ensuite, que je ne sais pas quelles limites je devrai apporter à cette liberté de la pensée
dont vous me parlez, si je ne veux pas paraître inquiéter la Religion établie ; car les
schismes ne viennent pas tant d'un ardent amour pour la Religion que des diverses
passions qui agitent les hommes et de leur goût pour la contradiction, qui leur font
d'ordinaire déformer et tourner à mal les choses les plus nettement dites. Et, comme je
l'ai déjà éprouvé, alors que je vis seul et à l'écart, j'aurais bien plus à le redouter si je
m'élevais jusqu'à la dignité que vous m'offrez. » Il est probable qu'il refusa aussi, et
sans doute pour des raisons du même ordre, une pension que Condé voulait lui faire
donner par Louis XIV. On voit que sa vie retirée n'avait pas empêché sa réputation de
s'étendre fort loin. Leibniz, revenant d'Angleterre, lui fit visite. Un des frères de Witt
s'honora d'être son élève et son ami.

Nous savons, par ses biographes, qu'il était simple et bon, qu'il vivait de fort peu
de   chose,   et   que,   malgré   sa   mauvaise   santé,   il   était   heureux.   Nous   savons   aussi,
notamment par son Traité  théologico­politique,  qu'il était profondément attaché à la
République hollandaise, et qu'il mettait la liberté de conscience et la liberté politique
au nombre des biens les plus précieux.

Comme   il   cherchait   les   principes   de   la   véritable   Religion,   et   qu'il   prétendait


remplacer   la   révélation   par   les   lumières   naturelles   de   la   raison,   il   fut   accusé
d'athéisme. Le moyen de supporter un homme qui écrivait, en parlant des Turcs et des
Gentils :   « S'ils   offrent   en   prière   à   Dieu   le   culte   de   la   justice   et   l'amour   de   leur
prochain, je crois qu'ils ont en eux l’esprit du Christ, et qu'ils sont sauvés, quoi qu'ils
puissent   croire   de   Mahomet   et   des   oracles » !   À   ces   accusations   il   répondait
simplement   ceci :   « Si   l'on   me   connaissait,   on   ne   croirait   pas   si   facilement   que
j'enseigne l'athéisme. Car les athées ont coutume de rechercher par­dessus tout les
honneurs et l'argent, choses que je méprise, comme tous ceux qui me connaissent le
savent. » On voit qu'il donnait lui­même, comme une preuve de sa Religion, une vie
simple et frugale, détachée de tout ce qui n'était pas la Vérité. Et il faut avouer que,
sans cette preuve­là, les autres ne valent rien. Comment croire qu'un homme connaît,
comprend et aime Dieu lorsqu'il poursuit encore les honneurs et l'argent ? Nul ne peut
servir deux maîtres.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 10

Il mourut à quarante­cinq ans, le 23 février 1677, d'une maladie de poitrine qu'il
avait   supportée  pendant  de  longues   années   avec  égalité  d'âme.  Il  avait   publié  les
Principes   de   la   Philosophie   cartésienne  suivis   de  Pensées   métaphysiques,   et   un
Traité théologico­politique,  dans lequel il s'efforçait d'interpréter la Bible selon les
lumières de la Raison. On devine aisément qu'il eut à regretter de s'être ainsi exposé à
des critiques violentes et injustes; aussi ne donna­t­il au public aucun autre ouvrage.
L'année même de sa mort, deux de ses amis firent paraître les ouvrages qu'il laissait.
Ce sont un  Traité politique  inachevé, véritable manuel de politique rationnelle, où
sont développés les principes posés dans le Traité théologico­politique. Il y est traité
de la monarchie et de l'aristocratie; les conditions d'existence de ces deux formes de
gouvernement sont analysées avec une précision et un souci du détail qui révèlent une
profonde   connaissance   des   hommes.   Le   chapitre   XII   et   dernier   n'est   que
l’introduction d'une étude sur la démocratie. Un autre traité, inachevé aussi, a pour
titre : De la Réforme de l'intellect. C'est là, semble­t­il, qu'il faut chercher la clef du
système tout entier : c'est comme une préface de l'Éthique, et il n'existe sans doute pas
au monde un autre modèle aussi parfait de l'analyse philosophique. Le lecteur pourra
s'en faire quelque idée en lisant notre premier chapitre. Enfin l'Éthique  elle­même,
l'œuvre maîtresse dont tout le monde connaît la forme géométrique. L'Éthique  est
divisée en cinq parties qui portent les titres suivants : de Dieu, de l'âme, des passions,
de l'esclavage humain, de la liberté humaine. Les deux premières correspondent à peu
près à notre deuxième chapitre la troisième, à notre chapitre troisième la quatrième, à
nos chapitres quatrième et cinquième, et la cinquième à notre chapitre sixième.  Un
Traité de Dieu et de l'homme, qui est comme une ébauche de l'Éthique, a été traduit
du hollandais et publié en 1862 par Van Vloten.

Un   certain   nombre   de  Lettres  sont   pour   nous   un   précieux   commentaire   de


l'Éthique. Les plus intéressantes sont la célèbre lettre XXIX, sur l'Infini ; la lettre
XLII,   sur   la   Distinction   de   l'essence   et   de   l'existence ;   la   lettre   XLV,   sur   la
Démonstration de l'existence de Dieu ; la lettre XLIX sur Dieu, les destins et le salut,
et la lettre LXXIV, contre la Religion catholique. Citons pour mémoire un Abrégé de
la Grammaire hébraïque.  Tous ces ouvrages, à l'exception du  Traité de Dieu et de
l'homme, sont écrits en latin.

Venons sans plus tarder à l'exposé de la philosophie de Spinoza. Il y a, pour tout
système, un point de vue duquel on le saisit comme vrai et comme complet. Nous
allons essayer de faire apercevoir au lecteur en quel sens Spinoza a raison. Pour ce
qui est de montrer en quel sens il a tort, nous le laissons à de plus habiles, et il n'en
manquera point. Faisant donc grâce au lecteur des « Spinoza dit... » et des « selon
Spinoza... », nous prenons la parole à sa place pour le citer souvent et le paraphraser
toujours.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 11

La philosophie
de Spinoza

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Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 12

La philosophie de Spinoza

INTRODUCTION

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Les hommes sont pour la plupart méchants et malheureux. Ils sont méchants parce
qu'ils mettent leur bonheur dans la possession d'objets qui ne peuvent être à la fois à
plusieurs, comme les honneurs et l'argent,  et qu'ainsi le bonheur d'autrui  les  rend
malheureux, et qu'ils ne peuvent, en revanche, être heureux que si leurs semblables
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 13

souffrent. De là naissent l'envie, la haine, le mépris ; de là naissent les injures, les
calomnies, les violences et les guerres.

Ils sont de plus en plus malheureux parce qu'ils s'attachent à des objets dont ils ne
sont   point   les   maîtres,   à   des   choses   périssables   qui   ne   font   qu'apparaître   dans
l'existence, et que le cours ordinaire des événements suffit à leur enlever ; cela sans
parler de la maladie, de la vieillesse et de la mort, auxquelles ils ne peuvent échapper,
et auxquelles ils ne peuvent s'empêcher de penser ; de telle sorte qu'ils ne sont jamais
sûrs de tenir un moment de plus leur bonheur, et qu'ils sont sûrs de le perdre un jour.
C'est   pourquoi   toute   leur   existence,   partagée   entre   la   haine   et   la   crainte,   est
entièrement remplie de tristesse, et s'achève enfin dans le désespoir.

Aussi comprennent­ils tous confusément que le vrai bonheur ne dépend point des
choses qui périssent, et qu’il leur faut s'ils veulent être sauvés de la misère, de la
terreur et de la mort, s'attacher à autre chose, à quelque chose qui ne passe point, à
quelque chose qui demeure. C'est pourquoi nous retrouvons toujours dans la bouche
des hommes cette parole profonde : « Il faut aimer Dieu. » Et de là sont nées toutes
les Religions, toutes veulent faire participer l'homme à l'éternel, à la vie éternelle.

Seulement, il est facile de voir que les Religions ne sont presque toujours pour
l'homme qu'une source nouvelle de crainte et de tristesse. Car ceux qui ont l'habitude
de conduire les hommes par la crainte et l'espérance n'ont pas perdu cette occasion de
leur représenter que Dieu est un être méchant et redoutable, qui est jaloux de leurs
pauvres  joies  et qui se réjouit  de leurs  larmes. Et  ainsi les hommes, au lieu d'un
libérateur, ont trouvé leur maître ; et la fausse Religion les fait deux fois esclaves,
esclaves des apparences et esclaves de l'être, esclaves quand ils désirent et esclaves
quand ils renoncent.

Le remède est dans cette lumière naturelle que nous appelons Raison, et qui est en
chacun de nous. Les hommes cherchent Dieu dans les livres sacrés et dans les paroles
des prophètes; ils ne voient pas qu'il n'y a dans des livres et dans des discours que des
lettres et des sons, que c'est par leur raison seule qu'ils donnent un sens à tout cela, et
qu'en un mot ils ne peuvent trouver Dieu dans les livres que parce qu'ils l'ont déjà en
eux. La révélation par les livres suppose donc la révélation intérieure, et n'est rien
sans elle. Et, puisqu'il y a une révélation intérieure, nous n'avons besoin de rien autre
chose, pour atteindre la vraie Religion et le vrai bonheur, que de nous servir comme il
faut de notre Raison. Comme dit l'apôtre : « C'est par ce que Dieu nous a donné de
son esprit que nous savons que nous sommes en lui et qu'il est en nous. » C'est donc
en cherchant l'esprit de Dieu en nous que nous serons sauvés. C'est par la philosophie
que nous serons sauvés. La philosophie est la vérité de toute religion.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 14

La philosophie de Spinoza

I
LA MÉTHODE RÉFLEXIVE

Retour à la table des matières
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 15

Nous voulons apprendre à bien user de notre Raison; nous voulons apprendre à
former des idées vraies. Qu'est­ce qu'une idée vraie? La première réponse qui nous
vient, c'est qu'une idée vraie ou adéquate est l'idée qui convient à son objet, ou, si l'on
veut, qui est conforme à son objet. L'idée vraie de tel cheval, ce serait une idée qui
coïnciderait parfaitement, si l'on peut ainsi dire, avec le cheval réel qu'elle représente.
Et, comme  l'idée est distincte  de l'objet, puisque Pierre, Paul ou Jacques  peuvent
former  chacun   une idée   d'un  même  objet,   la  vérité   d'une  idée  serait   un caractère
extrinsèque de l'idée, un rapport entre l'idée et autre chose que l'idée. Une idée ne
pourrait donc être connue et reconnue comme vraie que si on la compare avec son
objet. Or on comprend aisément qu'une telle comparaison est impossible, puisque, par
exemple, ce que j'appelle le cheval réel, c'est justement l'idée que j'ai de ce cheval, et
rien de plus, et qu'ainsi je ne puis comparer une idée d'un objet qu'à une autre idée du
même objet.

En admettant donc que l'idée vraie seule soit conforme à l'objet, nous sommes
obligés d'accorder pourtant que ce n'est pas d'après cette conformité avec l'objet que
nous pourrons reconnaître l'idée vraie. Et il faudra, ou bien que nous n'ayons aucun
moyen de savoir si une idée est vraie, ou bien que l'idée vraie se distingue encore de
l'idée fausse par quelque caractère intrinsèque. Or il en est bien ainsi, et nous voyons
qu'une idée n'attend pas, pour être vraie, que l'objet qu'elle représente existe dans le
monde. Si un artisan conçoit une machine ingénieuse, et dont toutes les parties soient
disposées convenablement pour l'usage qu'il en veut faire, sa pensée est vraie, quoi­
qu'une telle machine n'existe pas au moment où il la conçoit, quoiqu'elle n'ait jamais
existé dans le passé, et quoiqu'elle ne doive peut­être jamais exister dans l'avenir. Or,
si la vérité d'une idée dépendait pour nous de son rapport avec un objet réel, nous ne
pourrions pas dire que l'idée de cet artisan est vraie.

Mais il y a bien plus. Une idée peut n'être pas vraie, alors même qu'elle est conçue
comme conforme à un objet réel. Si quelqu'un dit, sans avoir de raisons de le dire, et
tout à fait au hasard : « Pierre existe », et s'il se trouve qu'à ce moment­là Pierre
existe, il y a assurément accord entre l'idée de cet homme et l'objet, c'est­à­dire le fait
de l'existence de Pierre ; mais, malgré cet accord, nous dirons fort bien que son idée
est fausse ou, si vous aimez mieux, n'est pas vraie ; car cette affirmation « Pierre
existe » n'est vraie que pour celui qui sait certainement que Pierre existe. De même,
ainsi que disaient les Stoïciens, le fou qui dit en plein jour : « Il fait jour », n'a pas
pour cela une idée vraie ; l'accord fortuit entre son affirmation et l'objet ne suffit pas
pour faire de cette affirmation une vérité.

Pour savoir si une idée est vraie, il n'est donc pas nécessaire de regarder autre
chose qu'elle. Il y a certainement dans les idées quelque chose de réel par quoi les
idées vraies se distinguent des fausses. Il y a certainement une manière de penser qui,
par elle­même, est vraie. Ce n'est pas de l'objet qu'il faut rapprocher l'idée pour savoir
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 16

si l'idée est vraie, c'est d'un type de l'idée vraie, d'une manière vraie de penser. D'où
l'on voit que la vérité d'une idée est dans la façon dont cette idée est idée, et, comme
on dit, dans sa forme, et qu'elle dépend uniquement de la nature et de la puissance de
l'intellect.

Cette conclusion est assez importante pour que nous l'examinions de près. C'est
pourquoi il importe que nous fassions une revue de toutes les manières de connaître,
en allant des moins certaines aux plus certaines, afin de voir si leur perfection dépend
d'un caractère intrinsèque de l'idée, ou bien dépend d'autre chose.

Nous   connaissons   une   chose   quelconque,   ou   bien   par   ouï­dire,   ou   bien   par
expérience, ou bien par déduction. Je sais par ouï­dire la date de ma naissance et le
nom de mes parents ; il faut bien que je sache ces choses par ouï­dire, car je n'en puis
avoir   aucune   expérience.   C'est   encore   par   ouï­dire   que   nous   connaissons   toute
l'histoire, une grande partie de la géographie et même une assez grande partie des
sciences   de   la   nature ;   car   il   arrive   rarement   que   nous   songions   seulement   à
recommencer nous­mêmes les expériences  que d'autres ont faites. Ce qu’il y a de
remarquable, c'est que nous considérons ces connaissances comme vraies; en quoi il
est évident que nous nous trompons. Sans doute, en général, nous ne doutons pas de
la valeur de ces connaissances, mais il ne faut pas dire pour cela que nous en sommes
certains. Je ne doute pas de l'existence de l'Angleterre, mais je n'en suis pourtant pas
certain comme je suis certain que la somme des angles d'un triangle est égale à deux
angles droits.

La deuxième manière de connaître, c'est l'expérience, c'est­à­dire la constatation
des événements qui se présentent à nous. Cette manière de connaître dépend de ce que
nous appelons le hasard, c'est­à­dire d'un concours de causes innombrables que nous
ne pouvons pas connaître : il se trouve que j’ai vu cet homme tomber du toit, ou ce
navire se briser sur les rochers. Or il nous semble que la connaissance vraie ne peut
pas ainsi nous venir d'une heureuse rencontre, et que la différence entre le sage et
l'ignorant n'est point dans les événements remarquables que l'un d'eux a rencontrés
sur son chemin.

Mais, de plus, il est facile de montrer que cette connaissance par expérience ne
peut jamais être vraie au sens où une proposition de géométrie est vraie. Toute la
puissance de l'expérience se réduit à la constatation d'un fait. Or nos sens peuvent
nous tromper; nous pouvons être endormis et rêver, alors que nous croyons que nous
sommes   bien   éveillés   et   que   nous   percevons ;   nous   pouvons   encore   rêver   tout
éveillés,   comme   nous   savons   qu'il   arrive   à   quelques­uns ;   et,   de   plus,   comme
l'événement passe et ne revient plus, nous sommes obligés de nous fier, au sujet de
l'événement, à notre mémoire. Or qui peut se fier à sa mémoire sans risquer de se
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 17

tromper ? La connaissance par expérience est donc toujours, et par sa nature même,
incertaine.

Enfin il faut bien remarquer que l'existence d'une chose, qui est proprement ce
que l'expérience nous fait connaître, est bien distincte de la nature de cette chose. Ce
qui fait qu'une chose existe à un moment déterminé, dans un certain lieu, et qu'elle
dure seulement pendant un certain temps, ce n'est pas la nature de cette chose, mais le
nombre infini des circonstances qui l'accompagnent. Par exemple, un homme n'existe
pas parce qu'il est construit de telle façon et qu'il est capable de telles actions, mais
bien   parce   que   certaines   circonstances   le   soutiennent   et   le   conservent.   Ce   qui   le
montre bien, c'est que je puis concevoir très clairement un homme sans que pour cela
l'homme que je conçois existe ; et pourtant il existerait alors, si c'était sa nature, ou, si
l'on veut, son essence, qui le faisait exister.  De même  on ne peut pas  dire qu'un
homme meurt parce que sa structure et ses fonctions cessent d'être telles ou telles ; car
la structure et les fonctions de cet homme, tout ce qui fait qu'il est lui, tout cela
constituera encore sa nature quand il sera mort ; ce qui est vrai de cet homme ne peut
devenir faux de lui, ni cesser d'appartenir à son essence ; par suite, les raisons qui font
qu'il cesse d'être ne peuvent pas venir de sa nature, mais seulement d'autre chose : il
faut   dire   qu'il   meurt   parce   que   certaines   circonstances   l'excluent,   le   chassent   de
l'existence. En d'autres termes, de la définition ou essence d'un être on ne peut pas
conclure qu'il existera à un certain moment  ou qu'il cessera d'exister  à un certain
moment.   À   supposer   que   l'on   connaisse   très   bien   la   nature   d'un   homme,   cela
n'expliquera pas du tout pourquoi il est né à tel moment et pourquoi il meurt à tel
moment. Il n'y a aucun rapport entre l'accord de la structure et des fonctions dans un
homme et le fait qu'il reçoit une pierre sur la tête, ou que la pierre tombe à côté de lui.
Les événements qui appellent un être à l'existence ou qui le chassent de l'existence
n'entrent pas dans sa définition ils sont extrinsèques par rapport à lui ils dépendent de
l'ensemble de toutes les autres choses, c'est­à­dire de l'état de l'Univers tout entier à
chaque moment.

Par   suite,   étudier   l'existence   et   les   conditions   de   l'existence   plus   ou   moins


prolongée d'un être, ce n'est pas l'étudier lui­même, c'est étudier autre chose que lui ;
ce n'est pas étudier ce qui est encore vrai de lui quand il est détruit ou quand il est
mort, par exemple que l'homme est sociable parce qu'il est raisonnable ; ce n'est pas
étudier ce qu'il y a en lui d'éternel, son essence ; c'est s'occuper seulement de ce qui
lui arrive, et dont sa nature ne rend point compte, c'est s'occuper de l'accident. En
d'autres termes, le moment où un être apparaît dans l'existence, et le temps qu'il y
passe, ne font point partie de l'idée vraie de cet être. L'expérience et la vérité ne sont
donc point du même ordre.

À cela s'ajoute que la connaissance expérimentale, qui n'a d'autre raison que son
utilité pratique, se perd, justement à cause de cela, dans l'abstrait et le général, et, à
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 18

vrai dire, dans les mots. Pour être utile, il faut qu'elle permette l'application, à un autre
cas semblable, de ce qui a été constaté. Je sais, par expérience, que je mourrai, parce
que j’ai vu des êtres qui me ressemblent mourir ; il n'y a pourtant rien de vrai dans la
formule   générale   que   j'en   tire ;   car   il   y   a   autant   de   manières   d'exister   qu'il   y   a
d'hommes, et autant de façons de mourir qu'il y a d'hommes ; et, ce qui existe, c'est tel
homme   déterminé   et   telle   mort   déterminée ;   et   voilà   justement   ce   qui   échappe   à
l'expérience.   Il   importe   que   le   lecteur   arrête   son   esprit   là­dessus,   car   nous   avons
l'habitude de confondre les connaissances les plus précises avec les idées les plus
abstraites et les plus générales ; et cela vient de ce que les idées abstraites sont utiles,
et nous mettent en garde contre les dangers ; mais elles ne représentent aucun être ni
aucune vérité. Ce qui existe dans la nature, ce sont des choses particulières, ayant
chacune leur nature propre. Tous les charbons ardents peuvent nous brûler si nous les
touchons, voilà assurément une affirmation utile ; mais elle est néanmoins tout à fait
grossière et confuse, car chaque parcelle de charbon a sa manière d'être charbon et de
nous brûler.

Venons maintenant à la déduction et considérons­la de fort près, car c’est là que
nous trouverons une vérité, et une vérité indépendante des hasards qui amènent les
objets à l'existence. Mais, pour bien comprendre la nature et la vraie puissance de la
déduction, il faut oublier pour un moment les mots et les enchaînements de mots qui
l'exposent, et considérer l'acte même par lequel nous construisons, au moyen d'une
essence, une autre essence. Pour former le concept de sphère, j'invente telle cause qui
me convient ; par exemple, je fais tourner un demi­cercle autour de son diamètre, et la
sphère naît. Assurément une telle idée de la sphère est vraie. Pourtant nous savons
bien que, dans la nature, aucune sphère n'a été formée ainsi ; et nous savons bien aussi
qu'aucune sphère, dans la nature, n'est entièrement conforme à cette idée de la sphère
que nous venons de former. Mais il y a bien plus. Pour former une sphère, j'affirme
qu'un demi­cercle tourne ; cette affirmation est­elle vraie ou fausse ? Pour répondre à
cette  question, il ne s'agit pas de chercher  s'il existe quelque  demi­cercle dans  la
nature, et si ce demi­cercle tourne, a tourné, ou va tourner, car nous savons bien que
ni l'un ni l'autre de ces faits ne sera jamais constaté ; il s'agit seulement de considérer
comment nos idées sont liées, c'est­à­dire, en somme, de les rapporter à une manière
de penser qui soit par elle­même vraie, d'y apercevoir une manière de penser vraie. Et
l'on voit clairement que cette affirmation, le demi­cercle tourne, serait fausse si on
considérait le demi­cercle seul, parce qu'il n'y a rien, dans l'idée du demi­cercle, dont
on puisse déduire que le demi­cercle tourne. Mais cette affirmation est pourtant vraie
si elle est jointe à l'idée d'une sphère.

On voit d'après cela que la considération d'un objet existant ou non existant, d'un
fait constaté ou non constaté, est ici tout à fait absente, et que la vérité ou l'erreur ne
résultent que d'un certain rapport entre les idées, c'est­à­dire d'une déduction plus ou
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 19

moins correcte. Il n'est pas vrai que le demi­cercle tourne, mais il est vrai que le demi­
cercle, en tournant, engendre une sphère.

Ce qui vient d'être dit ne s'applique pas seulement aux figures géométriques, mais
aussi aux êtres qui existent dans la nature. Ce qui fait la différence entre une fiction et
une idée vraie, c'est encore une déduction plus ou moins correcte. Je dis, par exemple,
que des arbres parlent, et je sais bien que c'est là une fiction, c'est­à­dire une idée
fausse. Comment le sais­je ? Ce n'est assurément  pas parce  que je sais  qu'en fait
jamais des arbres n'ont parlé ni ne parleront, car mon expérience ne peut aller jusqu'à
me faire connaître tout le passé et tout l'avenir. C'est donc parce que je n'arrive jamais
à me représenter que des arbres parlent, et que je me borne à le dire. Je ne puis me
représenter réellement qu'un arbre parle ; je me contente de penser en même temps à
un arbre et à une parole, et je dis que c'est l'arbre qui parle : je le dis, mais je ne le
vois   pas,   je   n'en   ai   aucune   idée.   De   même   si   je   dis   qu'un   homme   est   changé
instantanément en un rocher, je ne me représente pas du tout un tel changement ; mais
je pense successivement à un homme et à un rocher, et je dis que ce rocher était tout à
l'heure cet homme ; je le dis, mais je n'en ai nullement l'idée.

Toutes ces fictions, à vrai dire, ne consistent que dans des mots. La représentation
de   tel   changement   déterminé   ou   de   telle   action   déterminée   manque,   et   cette
représentation est la déduction véritable. Ce qui est vrai, c'est que le demi­cercle, en
tournant autour de son diamètre, engendre une sphère. De même, pour celui qui se
représente distinctement les parties d'un homme, il est vrai que l'homme se nourrit,
marche,   parle,   se   souvient ;   et   cela   serait   encore   vrai,   à   supposer   que,   dans   ce
moment­là, aucun homme ne se nourrisse, ne parle et ne se souvienne de la façon que
l'on se représente. Au contraire, pour celui qui ne conçoit l'homme que tout à fait en
gros,   c'est­à­dire   abstraitement   et   en   général,   il   n'est   pas   vrai   que   cet   homme­là
marche, parle et se souvienne, pas plus qu'il n'est vrai que la statue de Galatée s'anime
et que les arbres parlent ; et pourtant, il existe des hommes qui parlent, marchent et se
souviennent. Connaître  l'événement  et ignorer l'essence, c'est ne connaître  rien de
vrai, c’est réellement rêver tout éveillé.

Ainsi, la vérité d'une idée résulte de la manière dont elle est pensée, c'est­à­dire
d'un certain usage que l'on fait de l'intellect, d'une certaine méthode que l'on suit. Et
cette méthode semble être la déduction correcte, c'est­à­dire la représentation précise
des causes et des propriétés de ce qui est affirmé. Avoir une idée vraie de l'ellipse,
c'est se représenter un plan coupant un cône sous un certain angle, ou encore un
crayon, une ficelle tendue, deux piquets fixes, et le mouvement du crayon. Avoir une
idée vraie du cercle, c'est se représenter qu'une droite de longueur fixe tourne autour
d'une de ses extrémités. Avoir une idée vraie de la parole, c'est se représenter que des
organes  de  l'homme,  disposés  d'une certaine  façon, impriment  tels  mouvements   à
l'air. Avoir une idée vraie de la mémoire, c'est se représenter comment les organes de
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 20

l'homme, par leur structure, leur consistance et leurs mouvements, rendent la mémoire
possible. Avoir une idée vraie de la monarchie, c'est se représenter comment telles
coutumes, telles institutions, telles idées conçues par tels hommes et telles actions
faites  par tels  hommes  rendent durable  le pouvoir d'un seul. On n'aperçoit  pas le
moyen,   pour  l'homme,   de  s'avancer  avec   certitude  dans  l'étude  de  choses  un  peu
compliquées, autrement que fait le géomètre dans l'étude des figures et des solides ; et
il importera que la science de Dieu, de l'homme et du bonheur ressemble autant que
possible,   par   l'ordre,   la   rigueur   et   la   clarté   de   ses   démonstrations,   à   un   traité   de
géométrie.

Nous savons donc dès maintenant que, puisque nous voulons étudier l'Homme, la
Nature et Dieu dans leur vérité, nous devons renoncer à la connaissance des choses
changeantes et périssables dont nous constatons l'existence. Il n'y a point de vérité de
l'existence pour l'intellect humain, car l'existence de chaque chose dépend d'une foule
de causes et de circonstances, et celles­là d'autres et ainsi indéfiniment. L'ordre de
l'existence   est,   du  reste,  inutile   à  connaître,   puisqu'il   ne  nous   renseigne  point  sur
l'essence, c'est­à­dire sur la nature des choses qui existent. La connaissance du cercle
ne peut être tirée des vicissitudes qu'un cercle de fer ou de bois peut subir dans la
nature. De même, quand nous savons que Pierre a vécu tant d'années et est mort tel
jour, nous ne savons encore rien de la nature de Pierre. Il n'y a de vérité que de
l'essence, et l'essence doit être cherchée dans les choses éternelles et fixes comme
sont la sphère et le cercle. Et, comme nous comprenons la nature et les propriétés du
cercle, de la même manière nous devons chercher à comprendre toutes les choses
particulières, en négligeant leur existence et leur durée pour ne nous occuper que de
leur nature telle qu'elle était avant leur naissance et telle qu'elle sera encore après leur
mort. Ces choses éternelles, par lesquelles nous pouvons concevoir et comprendre les
choses   périssables,   sont   les   véritables   idées   générales.   Les   vraies   idées   sont   les
essences,   c'est­à­dire   des   êtres   déterminés   ayant   une   forme,   et   dont   nous   nous
représentons   clairement   la   nature   et   les   actes.   Par   exemple,   je   me   représente
clairement un certain cercle, engendré par une certaine droite, ayant tous ses rayons
égaux et une foule d'autres propriétés, et les ayant non à tel moment, mais toujours,
ou, mieux, hors du temps. De même je me représente un certain homme, construit de
telle façon, et capable de se mouvoir, de parler, de se souvenir, et cela non pas à tel
moment, mais hors du temps, dans l'éternité.

Toutefois, cela ne veut point dire que la déduction se suffise à elle­même. La
déduction suppose, non pas au­dessus d'elle ou à côté d'elle, mais en elle, un autre
genre de connaissance sans lequel la déduction ne serait pas. Ce qui fait la vérité
d'une déduction correcte, c'est que chaque chose est connue comme engendrée par
une autre, et celle­là par une autre. Mais enfin, il faut bien que quelque chose soit vrai
par soi, et non vrai comme engendré par autre chose. Il faudra toujours à la déduction
quelque principe simple et évident. Si la cause prochaine de ce que l'on se représente
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 21

n'est pas vraie en elle­même et n'est vraie que par une autre idée, il faut bien que cette
autre idée soit vraie maintenant, sans quoi notre vérité dépendrait de quelque chose de
douteux, c'est­à­dire ne serait pas une vérité. Dans l’idée de la vérité d'une déduction,
nous trouvons donc enfermée, comme sa condition nécessaire, l'idée de quelque vérité
qui soit connue autrement que par déduction. Et il n'est pas possible ici de remonter
de cause en cause indéfiniment. Car il ne s'agit pas de donner la cause d'un fait, mais
de donner la cause d'une essence éternelle. Nous sommes hors du temps, et rien ne
précède réellement rien : si quelque chose est vrai, tout doit être vrai éternellement. Il
faut donc bien, pour qu'une déduction soit vraie, que quelque première vérité soit
vraie autrement que par déduction.

Mais   cette   autre   manière   de   connaître   n'est   pas   seulement   à   l'origine   de   la


déduction, elle est partout dans la déduction même. Car la déduction, loin de justifier
les idées, est, au contraire, justifiée par elles. Faire tourner un demi­cercle autour de
son diamètre, et ainsi engendrer une sphère, voilà une déduction correcte. Pourquoi ?
Parce qu'une sphère est engendrée. Jamais vous ne tirerez de l'idée du demi­cercle
qu'il doit tourner et engendrer la sphère. De même nous n'aurons pas le demi­cercle
tant   que   nous   n'aurons   pas   le   cercle.   Nous   n'aurons   pas   le   cercle   tant   que   nous
n'aurons pas fait tourner une ligne droite autour de ses extrémités. Or jamais, dans
l'idée   de   la   ligne   droite,   nous   ne   trouverons   de   quoi   la   faire   tourner.   Nous   ne
déduisons une idée d'une autre que si nous avons d'abord une idée et l'autre. Il faut
donc   bien   qu'à   chaque   moment   de   la   déduction   ce   qui   est   déduit   soit   connu
immédiatement et intuitivement comme vrai. Il y a donc une connaissance intuitive et
immédiate de chaque essence déterminée.

Soit proposé le problème : trouver une quatrième quantité qui forme avec trois
autres une proportion. Les marchands savent résoudre ce problème ou bien par ouï­
dire, et parce que leur mémoire a conservé fidèlement les opérations qu'il faut faire,
ou bien par l'expérience qu'ils ont souvent faite eux­mêmes sur des nombres simples.
Et   nous   appellerons   ces   deux   manières   de   connaître   opinion,   ou   imagination,   ou
encore connaissance du premier genre. On peut aussi savoir résoudre ce problème,
parce qu'on a compris par déduction les propriétés de toute proportion. Mais on peut
aussi trouver immédiatement et intuitivement le quatrième nombre, lorsqu'il s'agit des
nombres les plus simples. Si les nombres proposés sont 1, 2, 3, tout le monde verra
immédiatement et intuitivement que le nombre cherché est 6 ; et, en réalité, une telle
connaissance   a   précédé   nécessairement   la   démonstration   proprement   dite.   Si   l'on
n'avait   pas   vu   d'abord,   en   considérant   les   nombres   les   plus   simples,   ce   que   c'est
qu'une   proportion   on   n'aurait   point   traité   démonstrativement   des   proportions.   De
même,   l'arithmétique   fournit   des   règles   pour   ajouter   un   nombre   à   un   autre,   et
démontre  que ces règles  s'appliquent   à tous  les  nombres. Mais  on n'aurait  jamais
pensé à des démonstrations de ce genre si l'on n'avait eu d'abord l'intuition immédiate
de ce que c'est qu'une somme de nombres ; en particulier, lorsqu'il s'agit des nombres
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 22

les plus simples, comme 1 et 1, aucune démonstration n'est possible au sujet de la
somme 1 + 1 ; on ne peut que voir immédiatement ce que c'est ; et, si on ne le voit
pas, on ne pourra jamais rien comprendre au sujet de la somme de deux nombres. Il
en est ainsi pour toutes les démonstrations. Si l'on ne voit pas d'avance intuitivement
ce que l'on veut démontrer ou déduire, jamais on n’aura l'idée de faire une déduction
ou une démonstration. Si la connaissance d'une sphère se faisait réellement en deux
moments, et si on faisait tourner un demi­cercle avant d'avoir la sphère, jamais on
n'aurait   la   sphère,   car   jamais   on   ne   ferait   tourner   le   demi­cercle.   Connaître   une
essence, c'est la connaître comme formée d'autres essences, et cela ne peut se faire
que d'un seul coup, autrement on connaîtra toujours les idées composantes et non
l'idée qu'elles forment.

Sans doute il nous semble qu'au cours de la démonstration la certitude se fait en
nous   peu   à   peu ;   mais   pourtant   cela   est   impossible.   Il   faut   bien   qu'à   chacun   des
moments de la démonstration nous soyons immédiatement certains. C'est ensuite, et
par le langage, que nous exposons par ordre et que nous accumulons les preuves ; en
réalité, nous ne faisons que relier les unes aux autres des intuitions, et tout l'art de la
démonstration est à déduire une vérité complexe 2 + 2 = 4 de plusieurs intuitions
immédiates et indécomposables 2 = 1 + 1, 2 + 2 = 2 + 1 + l, 2+1=3, 3+1= 4. Si on ne
compose pas la démonstration de propositions assez simples pour qu'on les saisisse
immédiatement et sans démonstration, il n'y aura pas de démonstration. Il n'y aurait
donc ni vérité ni certitude si la pensée ne saisissait immédiatement et absolument le
vrai, avant de réfléchir sur le vrai.

Et d'ailleurs il faut bien qu'il en soit ainsi. Lorsque je sais une chose, je sais que je
la sais, et je sais que je sais que je la sais, et ainsi indéfiniment. Et je suis bien certain,
par exemple, que je sais que je sais, avant d'être certain que je sais, que je sais que je
sais. Or il y a le même rapport entre savoir et savoir qu'on sait, qu'entre savoir qu'on
sait et savoir qu'on sait qu'on sait. Donc, par le même raisonnement il faut bien que je
sois certain que je sais, avant d'être certain que je sais que je sais. La certitude est
donc  immédiate   et  instantanée  et  elle   précède  toute   réflexion   sur  la  certitude.  En
d'autres termes, si l'acte de connaître le vrai n'est pas immédiat et instantané, il ne sera
jamais; car, au moment où il sera, il faudra toujours qu'il soit immédiat et instantané.
Il faut entrer dans le vrai ou rester dehors. Si l'on attend et si l'on délibère, on n'y sera
jamais; et si l'on y est, on y sera tout d'un coup. Toute réflexion portant sur autre
chose que sur l'idée vraie donnée est une réflexion à côté, une réflexion fausse.

Par suite la méthode Réflexive, ou réflexion véritable, ne consiste pas à enchaîner
des idées et à les expliquer les unes par les autres, c'est­à­dire à raisonner sur les
causes des êtres et sur les causes de ces causes. Cela c'est la fausse Réflexion, la
réflexion   sans  objet  et   sans   soutien ;  car  sur quoi  porte­t­elle ?  Elle  enchaîne  des
ombres à des ombres ; elle est hypothétique toujours ; elle n'est, à vrai dire, l'idée de
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 23

rien ; car le faux n'est pas et le douteux n'est pas. La méthode Réflexive est l'idée de
l'idée,   c'est­à­dire   la   réflexion   sur   l'idée   vraie   donnée,   la   réflexion   sur   ce   qui   est
certain immédiatement et intuitivement. L'idée de l'idée douteuse ou fausse, et l'idée
de cette idée, et les idées de ces idées indéfiniment s'éloignent du vrai au lieu de s'en
rapprocher ; elles se perdent dans l'abstrait et le général, et c'est ainsi que se forment
les idées confuses de Volonté, de Liberté, de Bien et de Mal. La vraie Réflexion est la
réflexion sur l'idée vraie donnée, sur la certitude immédiate et absolue. Si nous ne
partons pas de la Vérité, nous serons hors de la Vérité. Partons donc de la Vérité, et
posons comme principe de nos démonstrations la Vérité immédiatement connue c'est
à­dire l'idée qui n’a besoin de rien d’autre chose que d'elle­même pour être conçue.

Mais nous pouvons même nous avancer plus loin, et apercevoir ce qu'il y a dans
cette idée dont nous allons partir. Le faux n'est pas. Ce qui fait, par exemple, que
l’idée qu'un demi­cercle tourne est faussée c’est que cette pensée n’est pas jointe à la
pensée de la sphère. La fausseté n’est rien de positif dans l'idée fausse ; elle n'est rien
de plus que l'absence d'une autre idée.

L'idée fausse est vraie en soi ; elle n'est fausse pour nous que discursivement.
Avant qu'une idée soit fausse, il faut d'abord qu'elle soit vraie. L'erreur vient de ce que
nous avons des idées incomplètes et mutilées ; dans leur être immédiat, dans leur être
pour elles, et non dans leur être pour d'autres et pour nous, elles sont vraies ; elles
sont éternellement complètes et adéquates. Si donc le faux résulte de l'absence d'une
idée et si la vérité nous est donnée immédiatement, hors du temps, il faut qu'il existe
un tout des idées vraies, et qu'il existe le tout des idées vraies dans l'être immédiat de
chaque idée. L'être immédiat de chaque idée, l'être pour soi de chaque idée suppose
toutes les idées parfaites, c'est­à­dire une pensée parfaite. L'idée immédiatement vraie
dont nous partons enferme donc nécessairement la Pensée parfaite dont notre pensée
est une partie : en même temps que nous définissons la Vérité immédiate et absolue,
nous définissons Dieu.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 24

La philosophie de Spinoza

II
DE DIEU ET DE L'ÂME

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« J'entends par Substance ce qui est en soi et est conçu par soi, et dont l'idée n'a
pas   besoin,   pour   être   formée,   de   l'idée   d'une   autre   chose   quelconque. »   Cette
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 25

définition ne fait que résumer ce qui a été dit au sujet de la méthode dans le chapitre
précédent.  Il nous faut partir  de l'idée  immédiatement  conçue ; de l'idée qui n'est
déduite de rien et ne peut être expliquée par rien ; de l'idée qui est conçue sans le
secours d'autre chose. Une telle idée est aussi l'idée du vrai ; l'idée aussi de l'être total,
absolu, parfait, l'idée de Dieu. Dieu, être absolument infini, est substance ; car, s'il
n'était pas substance, il serait conçu par autre chose que par lui ; il dépendrait donc de
quelque chose, et serait limité par là.

Dieu ou la Substance existe nécessairement. En effet, il ne peut pas être produit
par autre chose que par lui, sans quoi son idée dépendrait de l'idée de cette autre
chose. Dieu est cause de soi. La cause de son existence ne peut donc être supposée en
dehors de sa nature, c'est­à­dire en dehors de son essence ; c'est ce qu'on exprime en
disant que s'il existe, son essence enferme l'existence, ou, si l'on veut, qu'il existe par
définition. De plus nous devons dire qu'il existe par définition ; car nous devons partir
de l'idée vraie donnée, et l'idée vraie doit être conforme à un objet réel. C'est pourquoi
nous avons dit d'abord : « la substance c'est ce qui est en soi. »

Dieu   est   unique.   En   effet,   une   multiplicité   de   choses   ne   résulte   jamais   d'une
définition, c'est­à­dire d'une essence. Par exemple, pour expliquer qu'il existe vingt
hommes, il ne suffira pas d'invoquer la nature humaine ; il faudra de plus trouver la
cause de l'existence de chacun de ces hommes. Mais la cause de l'existence de Dieu
c'est son essence même; Dieu est donc unique.

Dieu est éternel, c'est­à­dire hors du temps. Une chose particulière existe dans la
durée,   c'est­à­dire   commence   et   finit,   parce   que   la   cause   qui   la   fait   exister   est
différente de son essence ou, si l'on veut, de sa définition. Mais puisque Dieu existe
par définition, on ne peut concevoir en Dieu ni commencement, ni fin, ni durée. D'où
l'on voit qu'il ne faut pas confondre la durée illimitée, qui peut réaliser d'un concours
heureux de circonstances, avec l'éternité, qui est nécessité.

Tout ce qui est est en Dieu et est conçu par Dieu ; car Dieu est l'être et le seul être.
Et puisque Dieu est infini, il n'y a aucune raison de limiter le nombre et la variété des
êtres qui sont en lui et sont conçus par lui, c'est­à­dire qui résultent nécessairement de
sa   nature.   Je   dis   qui   résultent   nécessairement   de   sa   nature,   car   je   ne   conçois
clairement   une   chose   par   une   autre   que   si   je   conçois   que   cette   chose   résulte
nécessairement de l'autre et c'est ainsi que, par l'essence du triangle, je conçois les
propriétés du triangle. C'est pourquoi l'on doit dire que Dieu n'est pas seulement cause
de l'existence des choses, mais qu'il est aussi cause de leur essence, puisque concevoir
les choses, c'est comprendre leur essence, et que c'est par Dieu qu'elles sont conçues.

Les choses n'ont pu être produites par Dieu d'une autre manière, ni suivant un
autre cours qu'elles l'ont été. Essayons en effet de supposer un autre ordre dans les
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 26

choses; nous devons affirmer que cet ordre aussi est réalisé, puisque nous n’avons
aucune   raison   de   limiter   le   nombre   et   la   variété   des   choses   qui   résultent
nécessairement de la nature de Dieu : tout ce qui est possible existe nécessairement.

Une chose quelconque est connue par nous de deux manières. Elle est connue
comme un fait, et elle est connue comme une idée. Nous la connaissons comme un
fait lorsque nous constatons son existence dans la durée. Nous la connaissons comme
une idée, c'est­à­dire comme une essence, lorsque nous comprenons la nature de cette
chose,   autrement   dit   la   vérité   ou   nécessité   des   rapports   entre   les   éléments   qui   la
composent. Par exemple, je connais la sphère comme un fait si je vois dans la nature
un corps sphérique fait par quelque artisan ; je connais l'essence de la sphère si je
l'engendre en faisant tourner un demi­cercle autour du diamètre et si je démontre les
propriétés du volume ainsi construit. Et ces deux manières dont se révèle à moi l'être
de la sphère sont distinctes et indépendantes l'une de l'autre ; car il n'est pas nécessaire
pour que je constate l'existence d'un corps sphérique, et que j'explique cette existence
par des causes comme le travail d'un artisan, que je comprenne son essence, et cela ne
me serait même d'aucune utilité ; car ce n'est point l'essence de la sphère qui est cause
de l'existence de la sphère, mais c'est tel ouvrier, et tel outil, qui ont eux­mêmes une
autre cause du même genre, et ainsi indéfiniment. De même, pour que l'essence de la
sphère soit ce qu'elle est, et enferme les propriétés nécessaires qu'elle enferme, il n'est
point nécessaire qu'une sphère existe à tel moment.

Je dirai de la sphère, en tant qu'elle existe, et qu'elle est déterminée à exister par
d'autres choses qui existent, comme un tronc d'arbre, un outil, un ouvrier, qu'elle est
un corps. Et je dirai de l'essence de la sphère, en tant qu'elle est engendrée et comprise
par une autre essence, comme le cercle, lequel est engendré et compris par d'autres,
comme la droite, et ainsi indéfiniment, qu'elle est une pensée.

Il y a donc pour nous deux manières de considérer l'être ou Dieu. Nous pouvons le
considérer comme étant le tout des corps, c'est­à­dire comme formé des corps qui
entrent dans l'existence ou sortent de l'existence, poussés ou chassés par d'autres corps
qui eux­mêmes naissent et meurent. En ce sens je dirai que l'unité de tous ces corps,
c'est­à­dire l'étendue, qui est leur nature commune et leur lien, est un attribut de Dieu.
Nous pouvons aussi considérer l'être comme étant le tout des pensées, c'est­à­dire
comme formé de toutes les essences, en tant qu'elles s'expliquent les unes par les
autres   hors   de   la   durée,   dans   l'éternel.   En   ce   sens   je   dirai   que   la   pensée,   nature
commune et lien de toutes les pensées, est un attribut de Dieu. Pour nous, le fait et la
vérité sont distincts ; mais ils ne peuvent pas être réellement distincts en Dieu, car
Dieu est un. Dieu est donc à la fois le fait et la vérité, tous les faits et tout le fait,
toutes les vérités et toute la vérité : il est l'unité de l'un et de l'autre.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 27

Au reste, comme Dieu est absolument infini, je n'ai aucune raison de limiter à
deux les attributs de Dieu. Je dirai donc que Dieu a une infinité d'attributs infinis ;
seulement nous n'en connaissons que deux, l'Étendue et la Pensée.

Nous appellerons  modes de l'Étendue  divine les  choses particulières  que nous


connaissons comme existantes, c'est­à­dire sous l'attribut étendue, les choses qui sont
nées, qui changent et qui mourront, comme Jacques, Pierre, tel arbre, tel livre. Nous
appellerons modes de la Pensée divine les choses particulières que nous connaissons
dans  leurs  essences   éternelles,  c'est­à­dire  sous  l'attribut   pensée,  par   exemple   une
sphère engendrée par la rotation d'un demi­cercle, un cercle engendré par la rotation
d'une droite, un fait de mémoire expliqué par la structure d'un corps organisé.

Un corps, mode de l'Étendue, c'est une chose quelconque lorsque l'on considère
qu'elle tient son existence de ce qui l'entoure, de quelque chose d'extrinsèque par
rapport à elle ; et l'étendue exprime que l'existence d'un tel être dépend de l'existence
de tous les autres. Une idée, mode de la Pensée, c'est une chose quelconque, lorsque
l'on considère que son essence est explicable par d'autres essences qu'elle suppose et
enferme, comme l'est l'essence de la sphère par celle d'un demi­cercle qui tourne ; et
la pensée exprime que l'essence d'un être dépend de l'essence de tous les autres, c'est­
à­dire que toutes les essences sont intrinsèques les unes aux autres, impliquées les
unes dans les autres, explicables les unes par les autres.

« En Dieu est donnée nécessairement l'idée tant de son essence que de tout ce qui
résulte nécessairement de son essence. » En effet, Dieu étant pensée peut penser tout
cela, et, nous l'avons dit, tout ce qui est possible existe en Dieu nécessairement. Il y a
donc une vérité absolue de tout ; et cette vérité ne diffère pas plus des choses mêmes
que Dieu pensée ne diffère de Dieu étendue. La façon dont Dieu a toutes les idées ne
diffère point du tout de la façon dont il produit les choses : « l'ordre et l'enchaînement
des idées est le même que l'ordre et l'enchaînement des choses » ; je dis le même, car
la substance ou Dieu est unique, et les attributs étendue et pensée ne sont que des
manières de la considérer.

Mais les choses ne font que passer dans l'existence. Pendant qu'elles n'existent
pas, que deviennent leurs idées ? En quel sens peut­on dire que leurs idées soient
encore comprises dans l'idée infinie de Dieu ? Il faut pourtant bien qu'elles y soient,
puisque tout ce qui est seulement concevable est réel en Dieu. Mais elles n'y sont
alors comprises que comme les essences formelles des choses particulières ou modes
sont comprises dans les attributs de Dieu. En d'autres termes, il y a pour les idées
deux manières d'exister. Elles existent en Dieu en tant qu'infini ; et elles existent en
Dieu en tant qu'il est cause de l'existence actuelle de la chose dont cette idée est l'idée.
En un mot, une idée peut exister implicitement en Dieu en tant qu'infini, ou exister en
acte. L'existence implicite de l'idée, c'est sa nécessité indépendante de l'existence de
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 28

la chose. Elle est alors en Dieu comme sont contenus dans un cercle une infinité de
rectangles équivalents formés par des sécantes qui se coupent en un point. Mais il faut
aussi que l'idée ait une existence en fait, liée à l'existence de la chose et subissant les
mêmes   vicissitudes   que   la   chose   même.   Si,   par   exemple,   je   considère   deux   des
rectangles  dont je  viens  de parler,  il  faut bien  admettre  que,  du moment  que ces
rectangles existent, leurs idées n'existent pas seulement en tant qu'elles sont comprises
dans l'idée du cercle, mais aussi en tant qu'elles enveloppent l'existence de ces deux
rectangles.

C'est pourquoi une idée peut avoir pour cause la pensée divine en deux sens.
Toute idée a pour cause Dieu en tant qu'il est infini. Et l'idée d'une chose qui existe
actuellement a de plus pour cause Dieu en tant qu'il est considéré comme étant cause
aussi de l'idée d'une autre chose existant actuellement, et dont l'existence est liée à
celle de la première. En d'autres termes l'idée aussi est liée à l'existence. Tout ce qui
existe est intelligible par une essence éternelle, et rien n'existerait sans cela. Mais
l'essence éternelle ne suffit jamais  à expliquer l'existence d'une chose particulière.
L'intelligibilité d'une chose n'explique pas l'existence de cette chose dans la durée ;
elle ne suppose que l'éternité de l'essence en dehors du temps. Par exemple, quand je
vois un objet rouge, je puis bien faire comprendre ce que c'est que la perception de
couleur  rouge, et en découvrir  les lois   éternelles  et nécessaires ; mais  ces raisons
éternelles  et nécessaires n'expliqueront  pas l'existence de telle  couleur rouge  à tel
moment. Il faut donc bien que l'idée du rouge qui existe actuellement soit en Dieu
d'une autre manière que l'idée éternelle du rouge; et cela veut dire simplement qu'il y
a aussi en Dieu une vérité de l'existence, et que l'étendue est un attribut de Dieu.

Ainsi toute chose qui existe actuellement est à la fois chose et idée, et de plus elle
est idée en deux sens ; elle est idée éternelle, mais elle est aussi idée réelle, idée liée à
l'existence   en   acte   de   la   chose,   ou,   si   l'on   veut,   idée   d'une   chose   qui   existe
actuellement. L'idée d'une chose qui existe actuellement c'est l'âme de cette chose. Et
ainsi tout ce qui existe actuellement a une âme.

L'homme qui existe actuellement est, lui aussi, à la fois chose et idée. Considéré
comme chose, c'est­à­dire sous l'attribut étendue, l'homme est un corps ; considéré
comme idée de ce corps existant actuellement, c'est­à­dire comme idée actuellement
réelle, et non pas seulement comme essence éternelle, l'homme est une âme. Et l'on
voit par là que l'âme humaine est en rapport avec Dieu de deux façons. D'abord elle
est en Dieu comme essence éternelle, éternellement concevable ; mais elle est aussi
en Dieu en tant que Dieu contient, sous l'attribut étendue, l'existence actuelle du corps
dont l'âme est l'idée. C'est ce que l'on exprime en disant que l'âme de l'homme est
unie au corps de l'homme. L'âme et le corps sont unis de la même manière qu'en Dieu
les attributs pensée et étendue sont liés, c'est­à­dire sont deux attributs d'un seul et
même être.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 29

Il y a donc nécessairement, dans l'idée âme, des changements qui sont liés aux
changements qui se produisent dans le corps, et ces changements de l'âme sont des
perceptions. C'est seulement tant qu'il en est ainsi que l'âme peut être dite exister.
L'existence de l'âme n'est rien autre chose que la perception de ce qui se passe dans le
corps. Quand nous disons que l'âme humaine perçoit tout ce qui se passe dans son
corps, nous voulons dire qu'elle n'est pas seulement liée en Dieu à toutes les idées,
sous l'attribut pensée, mais qu'elle est liée aussi en Dieu, puisque Dieu a pour attribut
aussi l'étendue, à l'existence actuelle d'une chose déterminée. C'est pourquoi, suivant
qu'un corps est plus apte à faire et à subir plus d'actions, l'âme de ce corps est dite,
elle aussi, apte à percevoir en même temps plus de choses. Ce qui est changement
dans le corps est perception dans l'âme, ou pour parler plus exactement, tout état d'un
homme existant actuellement est un changement de son corps, si nous considérons
l'homme sous l'attribut étendue, et une perception de son âme, si nous considérons
l'homme sous l'attribut pensée.

Le   corps   humain   est   un   composé   d'individus   qui   sont   eux­mêmes   composés


d'individus ; et le corps tout entier est aussi un individu, c'est­à­dire un ensemble de
corps qui se communiquent leurs mouvements les uns aux autres suivant une loi fixe.
De même il y a dans l'âme les idées de ces individus, de leurs rapports et de leurs
modifications. Et, comme toute modification dépend à la fois de la nature des corps
extérieurs et de la nature du corps humain, l'idée de chaque modification du corps
humain   doit   enfermer   à   la   fois   la   nature   du   corps   humain   et   la   nature   du   corps
extérieur qui le modifie. L'âme perçoit donc, en même temps que la nature de son
corps, la nature de plusieurs autres corps. Seulement les idées que nous avons des
corps extérieurs expriment bien plutôt la constitution de notre propre corps que la
nature des corps extérieurs. Par exemple, lorsqu'un fiévreux perçoit l'amertume du
vin, cette perception le renseigne bien plutôt sur son propre état que sur la nature du
vin qu'il boit.

C'est pourquoi notre  âme pourra contempler, comme s'ils  étaient présents, des


corps qui ne sont pas présents. Il suffira pour cela que la modification de notre corps,
qui enferme la nature de ce corps, se produise en son absence ; et cela est possible
parce que toute modification de notre corps est un changement de mouvement, et que
tout changement de mouvement  peut laisser des traces  dans les parties  molles  du
corps, de façon que ce changement se reproduise par l'effet du mouvement propre,
c'est­à­dire de la vie du corps. C'est pourquoi il y a une très grande différence entre
l'idée de Pierre qui est l'âme même de Pierre, et l'idée de Pierre dans l'âme de Paul.
Car l'idée­âme de Pierre cessera d'exister en même  temps  que le corps de Pierre,
tandis que l'idée de Pierre dans Paul, qui exprime bien plus la constitution du corps de
Paul que la nature de Pierre, pourra subsister même si Pierre n'existe plus, pourvu que
Paul existe encore.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 30

Cette représentation d'un objet absent comme présent, c'est l'imagination. Et il est
à propos de remarquer que les imaginations de ce genre, considérées en elles­mêmes,
ne renferment aucune erreur. L'erreur résulte simplement de ce que nous ne savons
pas que le corps que nous imaginons est absent ; en effet, si nous savions qu'il est
absent, le fait que nous le représentons sans qu'il soit présent serait la marque de notre
puissance plutôt que de notre faiblesse.

Les images des corps qui ont modifié en même temps notre corps sont liées les
unes aux autres, de façon que nous ne puissions pas penser  à l'une sans penser à
l'autre. Cela résulte de ce que la disposition du corps qui enferme la nature de l'une
enferme aussi la nature de l'autre. Et cet enchaînement des idées qui enferment la
nature des choses extérieures en même temps que les modifications de notre corps,
rend   possible   la   Mémoire.   La   mémoire   n'est,   en   effet,   rien   autre   chose   que
l'enchaînement des idées qui enferment la nature des corps extérieurs, enchaînement
qui  se  fait  selon  l'ordre et  l'enchaînement  des   modifications   du corps,  c'est­à­dire
selon les habitudes de chacun. C'est ainsi qu'un soldat, voyant sur le sable l'empreinte
du pied d'un cheval, sera conduit de là à penser au cavalier, puis à la guerre, tandis
que le paysan sera conduit, par cette même perception, à penser à la charrue et au
champ.

L'âme humaine ne peut connaître un corps extérieur comme existant que par les
idées des modifications de son corps ; elle n'a donc jamais une connaissance directe et
certaine de la présence ou existence d'un objet. L'existence des corps extérieurs n'est
pas pour elle objet de science ; nous ne saisissons cette existence qu'à travers une
modification de notre corps ; à vrai dire, nous ne connaissons jamais que l'existence
de notre corps, et, dans cette existence et dans les vicissitudes par lesquelles  elle
passe, nous lisons l'existence des corps extérieurs. C'est pourquoi aucune certitude au
sujet de l'existence des corps extérieurs n'est possible pour nous ; nous n'avons aucun
moyen de constater autre chose que l'existence de notre corps et de ses modifications ;
constater de plus qu'une chose extérieure existe, c'est nécessairement et toujours se
tromper. Notre connaissance des événements, de la naissance, de la mort, de la durée
des choses qui nous entourent, et de la durée de notre propre corps, laquelle dépend
des événements, est nécessairement et par nature inadéquate, c'est­à­dire incomplète
et trompeuse, puisque nous ne connaissons tout cela qu'à travers les modifications de
notre corps.

À cette connaissance inférieure, ou connaissance du premier genre, se rattache la
formation des fausses idées générales, qui ont été la cause de tant d'erreurs et de tant
de stériles discussions. Comme notre corps n'est pas capable de recevoir un nombre
illimité d'empreintes sans les confondre et les mêler, il arrive un moment où l'âme ne
peut plus apercevoir distinctement les images de tous les corps qu’elle a perçus, et où
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 31

les petites différences de couleur, de grandeur, etc., qu'il y a entre elles tendent à se
détruire. D'un autre côté, nous avons avantage, au point de vue de notre sécurité, à
juger d'une chose d'après une autre, et à considérer comme identiques des choses qui
produisent sur notre corps à peu près le même effet. Nous arrivons à penser en même
temps à beaucoup de choses, et à désigner par un seul mot un grand nombre d'êtres
particuliers. C'est ainsi que se forment les termes transcendantaux comme être, chose,
etc., et les idées générales comme homme, chien, cheval, etc. Les idées ainsi formées
paraissent à beaucoup d'hommes être les plus claires de toutes, parce qu'ils finissent
par n'avoir plus dans la pensée que des mots qu'ils se représentent nettement ; mais, si
l'on veut faire attention à la nature même des êtres qui sont ainsi réunis sous un seul
mot on s'apercevra qu'il est impossible de penser réellement à plusieurs de ces êtres
en même temps et que par suite les idées de ce genre sont tout à fait confuses, puisque
leur contenu ne peut pas être réellement pensé. C'est ainsi que les mots remplacent
souvent les choses, et de là résultent beaucoup d'erreurs qui ne consistent en somme
que dans l'absence d'une idée, comme si je dis que les arbres parlent, ou qu'un homme
est instantanément changé en pierre ; car je puis bien dire ces choses, mais je ne puis
pas les penser; et je n'ai pas plus une idée fausse quand je prononce ces mots, que je
n'ai une idée fausse lorsque je dis : « ma cour s'est envolée dans la poule de mon
voisin ».

C'est de la connaissance expérimentale, ou connaissance du premier genre, que
résulte l'idée que les choses sont contingentes. En effet, nous ne pouvons connaître les
causes qui font qu'une chose particulière entre dans l'existence ou sort de l'existence ;
car, tout étant lié dans l'univers, et les causes prochaines dépendant d'autres causes et
ainsi   indéfiniment,   l'explication   d'un   événement   suppose   la   connaissance   de   tout
l'Univers.   C’est   pour   quoi   nous   sommes   portés   à   croire,   lorsqu'un   événement   se
produit d'une certaine façon, qu'il aurait pu être autre. Cette idée, qui est tout à fait
confuse, résulte de ce que nous nous représentons d'avance le temps à venir d'après la
liaison qui existe entre les différentes modifications de notre corps. Si hier un enfant a
vu le matin Pierre, à midi Paul, et le soir Siméon, et s'il voit aujourd'hui Pierre le
matin, on comprend qu'aussitôt qu'il voit le matin, il pense à l'heure de midi et au soir,
et qu'en même temps qu'il pense à l'heure de midi il pense à Paul, et qu'en même
temps qu'il pense au soir, il pense à Siméon ; c'est ce qu'on exprime en disant qu'il se
représente l'existence de Paul et de Siméon comme liée à un temps à venir. Et il se
représente cela avec d'autant plus de confiance qu'il aura plus souvent constaté cette
même succession. Mais s'il arrive quelque jour qu'il voie le soir, au lieu de Siméon,
Jacob, alors  le lendemain  matin,  en même temps  qu'il pensera au soir, il pensera
alternativement à Siméon et à Jacob, son imagination flottera entre l'un et l'autre et
c'est ce qu'on exprime en disant qu'il se représentera ces deux événements comme
contingents, c'est­à­dire comme incertains. On voit que la contingence n'a de sens que
par rapport à l'imagination, c'est­à­dire par rapport à la connaissance de l'existence, et
que l'idée de la contingence est liée à l'idée de notre ignorance. Se représenter des
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 32

choses qui existent dans le temps, c'est toujours et nécessairement se tromper, puisque
c'est toujours juger des choses d'après les modifications de notre corps, et juger de
l'ordre des choses d'après l'ordre des modifications de notre corps. La confiance avec
laquelle nous attendons le retour des événements dépend toujours de la façon dont
leurs images sont liées dans notre corps.

Mais un autre genre de connaissances est possible à l'âme humaine. À côté des
fausses idées générales, il y a des notions réellement communes à tous les êtres, et qui
sont identiques dans la partie et dans le tout ; telle est par exemple, pour les corps,
l'étendue. Une partie quelconque de l'étendue renferme toutes les propriétés, toutes les
lois, toute la nature de l'étendue : un triangle a les mêmes propriétés dans toute partie
de l'étendue ; on ne voit donc pas comment la connaissance de l'étendue pourrait être
incomplète   ou   mutilée ;   ou   bien   on   ne   la   connaît   point,   ou   bien   on   la   connaît
parfaitement. Avoir une partie de cette idée, c'est l'avoir toute. L'âme humaine a donc
l'idée adéquate de l'étendue et, en général, de tout ce qui est réellement commun à
tous les êtres. La connaissance de ces notions communes, nous l'appellerons Raison,
ou   connaissance   du   deuxième   genre.   C'est   à   la   raison   que   nous   devons   les
démonstrations géométriques, par lesquelles les propriétés de l'étendue sont déduites
les unes des autres et clairement expliquées. Et nous avons montré, dans la première
partie, que la Raison ou connaissance du deuxième  genre suppose elle­même une
connaissance   supérieure   ou   connaissance   intuitive,   sur   laquelle   il   est   inutile
présentement d'insister.

Ce qu'il importe de ne pas oublier, c'est que la connaissance du premier genre est
la seule cause de l'erreur. La connaissance du deuxième genre, et à plus forte raison
l'autre, qui en est la condition, sont nécessairement vraies. Elles n'ont pas pour objet
l'existence, laquelle dépend d'une foule de causes que nous ne pouvons pas connaître
complètement. La connaissance du deuxième genre a pour objet ce qui est réellement
commun à tous les êtres, comme l'étendue ; et la connaissance d'un tel objet ne peut
être  incomplète,  puisque la partie  a les  mêmes  propriétés  que le tout. Quant  à la
connaissance  du troisième  genre, qui est la connaissance intuitive  de l'essence de
chaque chose particulière, elle est par définition parfaite et complète, puisqu'elle est
immédiate, c'est­à­dire qu'elle ne dépend de rien et que, par suite, rien ne peut lui
manquer.

On voit par là qu'il n'y a  rien de positif dans l'erreur, et que l'erreur consiste
seulement dans l'absence d'idées adéquates qui caractérise la connaissance du premier
genre. Je perçois le soleil comme s'il était à deux cents pas. Une telle perception n’est
pas vraie et ne peut pas être vraie; car je ne puis connaître avec certitude la nature
d'un corps extérieur d'après les modifications de mon propre corps. Mais on ne peut
pas dire non plus que cette perception soit fausse. Car, lorsqu'un homme connaît, par
la Raison, la vraie distance du soleil, assurément il ne se trompe plus là­dessus, et
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 33

pourtant il continue de percevoir le soleil comme situé à deux cents pas. Celui qui
perçoit ainsi le soleil ne se trompe donc que parce qu'il manque de l'idée de la dis­
tance vraie du soleil. Il reste dans une région où l'on se trompe nécessairement. Il ne
connaît au monde que des faits ; là est son erreur. Connaître des faits, ce n'est pas se
tromper; mais croire qu'on ne peut connaître que des faits, prendre la connaissance
des faits pour type de la connaissance certaine, ignorer par suite ce que c'est que
comprendre et ce que c'est qu'être certain, c'est se tromper. L'erreur n'est pas dans
notre vie un événement isolé, elle est une manière de vivre ; se tromper, c'est rester au
degré inférieur. Aussitôt que l'on a participé à la connaissance rationnelle, aussitôt
qu'on sait ce que c'est qu'avoir une idée claire, on ne peut plus être dupe d'aucune
perception,   ni   prendre   aucune   perception   pour   une   vérité.   L'erreur   apparaît   alors
lorsqu'on en est délivré ; l'erreur est intelligible pour celui qui est sorti de l'erreur,
lorsqu'il compare les visions de son imagination aux idées claires et distinctes qu'il a
maintenant.   Il   est   impossible   de   faire   comprendre   ce   que   c'est   que   l'erreur   à  un
homme qui ignore la vérité ; et aussitôt qu'un homme connaît la vérité, il comprend ce
que c'est que l'erreur. « Comme la lumière, en se montrant, montre aussi ce que sont
les ténèbres, ainsi la vérité se fait reconnaître par elle­même, et fait reconnaître le
faux. »

Il   n'y  a   donc   rien   de   positif   dans   les   idées   qui   puisse   faire   dire   qu'elles   sont
fausses. L’erreur, c'est l'absence de la vérité, et rien de plus. Se tromper, c'est en être
réduit aux perceptions ; c'est ne point connaître d'autre manière de penser que celle
qui consiste à deviner tant bien que mal la présence ou l’absence des choses d'après
les modifications qui surviennent dans notre corps. Celui qui vit ainsi est réellement
le   prisonnier   de   son   corps ;   il   ignore   l'être ;   il   ignore   la   nature   et   Dieu ;   et   c'est
seulement en tant qu'il ignore la nature et Dieu qu'il se trompe.

Il n'est donc pas besoin, pour expliquer l'erreur, de supposer dans l'âme humaine,
comme   l'a   fait   Descartes,   une   volonté   absolument   libre,   dont   les   affirmations
s'étendraient   plus   loin   que   les   limites   de   l'entendement.   Une   telle   volonté   est   un
exemple remarquable de ces fausses idées générales, qui semblent très claires, parce
que nous n'y mettons plus autre chose qu'un mot, et qui sont en réalité tout à fait
confuses. Ce qu'il y a en nous, c'est tel acte de volonté et tel autre acte de volonté : je
veux acquérir tel objet par tel moyen, ou nuire à mon ennemi en faisant telles ou
telles actions, ou m'attacher un tel comme ami en lui rendant tel service déterminé ;
voilà des volontés réelles. La volonté, prise en général, a le même rapport avec de tels
actes de volonté que la blancheur avec tel et tel objet blanc ; elle n'est pas plus la
cause de tel ou tel acte de volonté que l'humanité n'est cause de Pierre ou de Paul. Il y
a une infinité de manières différentes de vouloir, et ce sont ces manières différentes
de vouloir qui existent. Parler de la volonté en général, c'est donc prononcer un mot,
et rien de plus.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 34

C'est encore par suite d'une méprise du même genre que l'on est amené à séparer,
de l'entendement qui conçoit l'idée, la volonté qui juge. Car, lorsque je conçois un
triangle, je puis bien ne pas dire en paroles, par exemple, que trois droites peuvent
enfermer un espace ; et c'est pourquoi je puis croire que je m'empêche de juger, que je
suis libre de ne pas juger. Ceux qui prennent les mots pour des idées se donnent ainsi
l'illusion de nier et d'affirmer contre leur avis ; ils s'imaginent qu'ils doutent, alors
qu'ils   ne   doutent   pas,   et   qu'ils   ignorent   alors   qu'ils   n'ignorent   pas.   Mais   si   nous
analysons   les   idées   elles­mêmes,   nous   nous   rendrons   compte   que   chaque   idée
enferme une affirmation qui ne peut, par aucun artifice,  être séparée de l'idée. Je
pense  à un cheval ailé, et je dis qu'en pensant  à un cheval ailé je n'affirme rien.
Qu'est­ce pourtant que penser  à un cheval ailé, sinon affirmer qu'un cheval a des
ailes ?  De même,  essayons  de concevoir  quelque  volonté  particulière  par laquelle
l'âme affirme que la somme des angles d'un triangle est égale à deux droits. Cette
affirmation enferme évidemment l'idée du triangle, c'est­à­dire ne peut être conçue
sans elle ; comment, en effet, affirmer quelque chose du triangle, sinon en paroles,
sans   avoir   l'idée   du   triangle ?   De   plus,   l'idée   du   triangle   enferme   nécessairement
l'affirmation que la somme des angles du triangle est égale à deux droits, et c'est là
justement   ce   que   le   géomètre   démontre.   Donc,   cette   affirmation   est   tout   à   fait
inséparable de l'idée du triangle : elle n'est rien sans l'idée, et l'idée n'est rien sans elle.
C'est   donc   par   un   simple   artifice   de   langage   que   l'on   peut   séparer   l'idée   et
l'affirmation ;   et,   à   plus   forte   raison,   ce   n'est   qu'en   paroles   qu'on   peut   séparer
l'entendement,   cause   supposée   des   idées,   de   la   volonté,   cause   supposée   des
affirmations. Toute idée enferme une affirmation, et l'affirmation  est liée  à l'idée.
Ceux qui croient pouvoir isoler l'idée de toute affirmation ignorent tout à fait la nature
de  l'idée  qui  est  une  pensée,  et  prennent  pour des   idées   des  peintures   muettes  et
mortes, d'inertes reproductions des choses, telles que sont, par exemple, les images
sur la rétine. Il est bien vrai que si l'on considère une chose parmi les choses, sous
l'attribut étendue, on conçoit cette chose comme soutenue par les autres sans qu'il soit
besoin d'un jugement pour maintenir l'union de ses parties. Aussi d'une telle chose
nous   ne   pouvons   qu'affirmer   qu'elle   est   présente   ou   qu'elle   n'est   pas   présente,   et
encore sans aucune certitude. Mais si nous voulons la penser réellement, savoir ce
qu'elle  est, et non pas si elle existe, nous  devons  la refaire  avec ses  parties  et la
maintenir et la soutenir ; toute idée est un tissu d'affirmations, et ces affirmations la
constituent ; l'acte de concevoir et l'acte de juger sont identiques.

Disons   donc   qu'il   n'y   a   point,   dans   l'âme   humaine,   de   volonté   libre.   Rien   au
monde ne peut être indépendant de Dieu, et le cours des  événements, qui résulte,
nécessairement et selon des lois éternelles, de la nature divine, ne peut pas dépendre
des caprices de l'individu. L'homme se croit libre, parce qu'ayant conscience de ses
actions il ignore leurs causes ; mais nous savons bien que toute action à une cause, et
nous ne croyons point sur parole les malades ou les fous qui se croient libres et qui
nous disent qu'ils le sont, car nous savons bien, nous, qu'ils sont aussi esclaves que
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 35

possible. Et assurément cela ne veut point dire qu'il n'y ait pour l'homme aucune
puissance ni aucune liberté, c'est­à­dire aucun salut, puisque nous traiterons bientôt de
la puissance de l'homme sur ses passions et de la liberté humaine. Cela veut dire
seulement que l'homme n'a point de puissance sur les événements, et qu'il doit d'abord
les accepter et comprendre que dans l'ordre du fait aucun salut, aucune délivrance,
aucun progrès n'est possible. Ce n'est point en modifiant les événements de sa vie que
l'homme   se   sauvera   et   se   libérera,   c'est   en   les   appréciant   à   leur   juste   valeur,   en
comprenant que sa vie véritable est autre part, au­dessus des événements qui passent,
dans l'éternel. En vain cherchera­t­il à tirer de ses perceptions la moindre vérité ; il ne
fera jamais que changer une erreur pour une autre ; la vérité est d'un autre ordre et
dans une autre région ; c'est par la déduction des essences qu'on y peut arriver. De
même, l'homme cherchera en vain à mettre dans le cours de ses perceptions un peu de
puissance et de liberté ; il ne fera que changer d'esclavage. La puissance de l'homme
est d'un autre ordre ; elle est non sur le corps ou sur les faits, mais sur les idées, dans
l'ordre des essences ; elle est dans la Raison. Et la liberté est encore d'un autre ordre ;
elle est dans la connaissance de tout cela par Dieu et en Dieu, dans la contemplation
immédiate du vrai, dans la connaissance du troisième genre. C'est ce que nous avons
maintenant   à   expliquer,   en   traitant   d'abord   des   passions   de   l'homme   et   de   son
esclavage, puis de la puissance que lui donne l'usage de la Raison, et enfin de la
liberté et du bonheur qui résultent pour lui de son union directe et immédiate avec
Dieu.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 36

La philosophie de Spinoza

III
DES SENTIMENTS ET DES PASSIONS

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La plupart de ceux qui ont traité des Passions les attribuent à on ne sait quel vice
de la volonté humaine; et, par suite, ils sont plus préoccupés de s'en moquer ou de les
blâmer que de les expliquer. Pourtant, les passions, comme tout ce qui est, doivent
résulter   des   lois   nécessaires   de   la   Nature   Divine ;   il   s'agit   donc   pour   nous   de
comprendre comment les sentiments et les passions sont liés à notre dépendance par
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 37

rapport à l'Univers, c'est­à­dire à l'existence de notre corps dans l'étendue. Il s'agit de
comprendre comment les sentiments et les passions se rattachent aux vicissitudes de
notre   existence   dans   la   durée,   et   aux   idées   inadéquates   que   nous   avons   de   ces
vicissitudes.   Montrer   comment   l'ignorance   et   l'erreur   sont   aussi   joie   et   tristesse,
amour et haine, espérance et crainte, tel est l'objet de ce chapitre.

Nous dirons que nous agissons lorsque quelque chose a lieu en nous ou hors de
nous, dont nous sommes la cause adéquate, c'est­à­dire qui est explicable par notre
seule nature. Ainsi, par exemple, comprendre la nature de la sphère en la construisant
par la rotation d'un demi­cercle cela ne dépend pas des événements et des choses qui
nous entourent, mais seulement de la nature de notre pensée. Nous dirons donc que
c'est là une action.

Au contraire, nous dirons que nous pâtissons, lorsque quelque chose a lieu en
nous ou hors de nous dont nous ne sommes pas la cause adéquate, c'est­à­dire qui
n'est pas explicable par notre nature seule. On voit par là que nous pâtissons non
seulement  quand nous subissons  simplement  l'action  d'un objet, mais  aussi quand
nous agissons, au sens vulgaire du mot, pour éviter cette action ; par exemple, l'acte
de fuir parce qu'on voit un lion n'est pas une action, car notre nature seule ne suffit
pas à expliquer cette action ; elle dépend à la fois de notre nature et d'un événement ;
de même si je dresse un paratonnerre pour me mettre à l'abri de la foudre, de même
encore   si   je   rends   service   à   quelqu'un   en   vue   de   l'attacher   à   moi   par   la
reconnaissance ;   de   même   lorsque   Auguste   pardonne   à   Cinna   pour   désarmer   ses
autres ennemis. Il résulte de là qu'il ne faut pas, au sujet de l'action et de la passion,
croire ce que disent les hommes et ce qu'ils croient ; car, bien souvent, ils croient
qu'ils agissent alors qu'ils ne font que pâtir, et ils font honneur à leur volonté de ce
qui, en réalité, n'est pas explicable par leur nature seule. De même que l'ignorant ne
désire point la certitude, attendu qu'il ne soupçonne pas ce que c'est, mais dit et croit
qu'il l'a, de même l'homme qui est le plus esclave des événements ne désire point la
puissance et la liberté, attendu qu'il ne soupçonne pas ce que c'est, dit et croit qu'il les
a.

Le   corps   humain   peut   être   modifié   de   beaucoup   de   façons ;   et,   par   ces
modifications, sa puissance d'agir peut être augmentée ou diminuée. Par exemple, le
froid   peut   produire,   dans   certaines   parties   du   corps,   un   engorgement   ou   une
congestion qui est déjà une maladie ; un bon repas, un exercice modéré augmentent
les forces du corps et le disposent à l'action. L'idée de chacune de ces modifications
est nécessairement donnée en même temps dans l'âme. Nous appellerons sentiment
l'idée   d'une   modification   de   notre   corps,   par   laquelle   sa   puissance   d'agir   est
augmentée ou diminuée.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 38

L'âme, en tant qu'elle a des idées adéquates, agit ou fait des actions. En effet, ces
idées   ne   dépendent   de   rien   d'extérieur   à   elle;   elle   les   conçoit   et   les   enchaîne
conformément à sa nature et sans être liée à aucun événement ; en d'autres termes, ces
idées, par exemple l'idée de la ligne droite comme résultant du mouvement d'un point,
ou l'idée de la sphère comme résultant de la rotation d'un demi­cercle, s'expliquent
par la nature de l'âme seule ; nous n'obéissons, en les construisant, qu'aux exigences
de notre pensée ; c'est ce qu'on exprime en disant que l'âme agit. L'âme pâtit ou a des
passions,   au   contraire,   en   tant   qu'elle   a   des   idées   inadéquates.   Car   les   idées
inadéquates dépendent de corps extérieurs, c'est­à­dire d'événements qui dépendent
eux­mêmes d'autres événements, et enfin de l'univers tout entier; et ces idées ne sont
pas, par suite, explicables par la seule nature de l'âme; elles ne seraient explicables
que par l'univers tout entier ou si l'on veut, par Dieu en tant qu'il constitue l'être non
seulement  de l'âme humaine, mais encore de toutes  les autres  choses. En d'autres
termes, l'âme est d'autant plus esclave qu'elle se détermine plus d'après des faits, et
d'autant plus libre qu'elle se préoccupe moins des faits.

Par exemple, si je veux du bien à mon voisin parce qu'en fait il a agi de telle
manière, parce qu'il a été bon, mon voisin, comme événement, fait partie de la cause
de   mon   action,   et   mon   âme   pâtit.   Mais   si,   au   contraire,   je   lui   veux   du   bien
conformément aux lois nécessaires de toute société, déduites de l'idée de Dieu et de la
nature humaine, l'existence de mon voisin n'est alors pour rien dans la formation de
cette idée : mon âme agit, car elle veut en vertu d'une idée nécessaire, indépendante
de tout événement, supérieure à tout événement, et dont elle est la cause suffisante ;
notre voisin n'y peut rien, et il n'existerait pas, que nous lui voudrions encore du bien.

Les actions de l'âme ne peuvent résulter que des idées adéquates ; les passions de
l'âme ne peuvent résulter que des idées inadéquates ; car il n'y a point autre chose
dans l'âme que des idées. On voit par là que tout ce qui, dans l'âme, résulte de l'âme,
est action, et que ses passions ne sont point siennes : elles sont des répercussions de
tout l'univers en elle ; l'âme n'en est que la cause partielle ; c'est en tant que l'on
dépend des événements que l'on a des passions. C'est pourquoi nous réserverons le
nom de passions aux sentiments qui résultent dans l'âme des idées inadéquates, c'est­
à­dire des idées qui enferment la présence d'objets extérieurs à son corps.

Aucune chose ne peut être détruite que par une cause extérieure à elle, c'est­à­dire
par une cause qui ne fait point partie de sa définition ou de son essence. En effet,
supposons que son essence contienne une cause qui la détruise; cette essence serait en
elle­même impossible, et l'impossible n'est pas. Lors donc qu'une chose est détruite
par quelque cause, on peut affirmer que cette cause n'est pas comprise dans la nature
éternelle de la chose, dans l'essence de la chose ; et cela veut dire simplement que
toute   chose   a   une   essence   éternelle.   C'est   donc   l'éternité   de   l'essence   qui   rend
impossible la destruction de la chose par elle­même ; toute chose, parce qu’elle a une
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 39

essence   éternelle,   durera   indéfiniment,   si   elle   existe,   jusqu'à   ce   qu'une   cause


extérieure à elle la détruise. C'est ce qu'on exprime en disant que toute chose, par
nature,  dure et se conserve tant que des causes  extérieures  ne la chassent  pas  de
l'existence : « Toute chose s'efforce, autant qu'il en est en elle, de persévérer dans son
être. » Seulement il faut se garder de voir dans cet effort pour persévérer dans l'être
quelque abstraction analogue à la volonté, quelque tendance distincte de la nature
même de l'être. Toute nature est une manifestation de la puissance de Dieu et c'est
seulement en ce sens que cette chose a la puissance de durer. À cela se ramène l'idée
commune de l'instinct de conservation ou de l'attachement à l'être. Et cela n'est pas
vrai seulement de l'homme et des animaux; cela est vrai de tout. L'existence ne se
réduit  pas   à des  conditions  externes,  car si tout  est condition  externe,  c'est­à­dire
condition négative, rien n'existera. Ce n'est pas l'existence, c’est la destruction qui est
une résultante de conditions externes. Pour qu'il y ait exclusion des modes les uns par
les autres, et lutte pour l'existence entre les modes ou êtres particuliers, il faut d'abord
que   ces   modes   existent   positivement   par   la   puissance   de   Dieu.   L'effort   pour
persévérer dans l'être n'est donc autre chose que la puissance de Dieu manifestée par
un mode ; c'est l'être qui est d'abord, et la destruction est un phénomène extrinsèque ;
voilà ce qu'il y a de vrai dans l'amour de soi.

L'âme, comme tout ce qui est, s'efforce de persévérer dans son être seulement elle
a conscience de cet effort en d'autres termes, l'âme a conscience des idées dont elle est
faite, et qui sont les idées des modifications du corps, et elle ne trouve jamais rien
dans  ses  idées  qui implique  sa destruction ; l'âme ne trouve jamais  en elle­même
l'idée de sa propre destruction ; l'âme ne peut pas penser qu'elle ne pense plus ; telle
est l'idée claire de notre attachement à l'être. Cet attachement à l'être, lorsqu'il est
rapporté   à   l'âme   seule,   c'est­à­dire   à   l'âme   en   tant   qu'elle   a   des   idées   adéquates,
s'appelle volonté; en tant qu'il est rapporté en même temps à l'âme et au corps, c'est­à­
dire à l'âme en tant qu'elle a des idées inadéquates, il s'appelle l'appétit.

L'effort de l'âme pour persévérer dans l'être n'est, on le voit, rien autre chose que
l'essence même de l'homme, de laquelle résultent nécessairement les actes nécessaires
à   sa   conservation.   Et   ce   n'est   pas   parce   que   de   tels   actes   ont   lieu   que   l’homme
persévère dans l'être, c'est au contraire parce qu'il persévère dans l'être que ces actes
ont lieu; ils ne font qu'exprimer l'essence dans l'existence, et ils ne sont pas autre
chose que la présence en fait de notre corps dans le monde des corps. La résistance
d'un corps aux corps qui le pressent ne peut venir des corps qui le pressent ; il faut
bien qu'elle résulte de sa nature ; mais elle n'est point faite pour conserver sa nature ;
tout ce qu'on peut dire, c'est qu'elle le conserve et qu'elle vient de lui, et non des
autres. Tout être qui est, est, par ce seul fait qu'il est attaché à l'être, sans quoi il ne
serait même pas un moment. L'essence du corps humain, c'est une certaine formule de
mouvement ; cette formule de mouvement ne peut être dite exister que tant que des
mouvements   se   font   conformément   à   cette   formule :   c'est   pourquoi   de   tels
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 40

mouvements sont dits propres à conserver le corps ; mais ils ne sont point faits en vue
de conserver le corps : le corps n'est rien de plus que l'ensemble des mouvements par
lesquels  il se conserve. Quand nous disons que l'être s'efforce de persévérer dans
l'être, nous ne voulons donc dire rien de plus que ceci, à savoir qu'il a une essence
éternelle, c'est­à­dire qu'il consiste en une formule de mouvement déterminée, qui
dure indéfiniment jusqu'à ce que des causes extérieures l'empêchent de se manifester.

Le désir, c'est l'appétit conscient de lui­même. L'on voit, d'après ce qui précède,
que   le   désir   n'est   que   le   fait   de   l'existence,   lorsque   nous   avons   conscience   des
conditions sans lesquelles cette existence ne serait pas possible. Il ne faut donc point
s'en rapporter là­dessus au jugement du plus grand nombre, et croire que c'est parce
que nous jugeons une chose bonne que nous la désirons ; le désir est premier ; le désir
est un fait naturel, inséparable de l'existence, il est l'existence même, en tant qu'elle ne
contient jamais en elle sa propre négation ; c'est donc parce que nous désirons une
chose que nous la jugeons bonne.

On comprend, d'après cela, que l'âme peut pâtir de beaucoup de façons et passer
tantôt à une plus grande perfection, tantôt à une perfection moindre, et cela parce que
l'âme est l'idée d'un corps dont la durée est incertaine, et qui est pressé et menacé de
toutes   parts   par   d'autres   corps.   La   puissance   d'agir   de   notre   corps   est   tantôt
augmentée, tantôt diminuée, ce qui fait que, l’âme et le corps n'étant qu'un même être
considéré à deux points de vue, la puissance de penser de notre âme est en même
temps   favorisée   ou   contrariée.   Un   pur   esprit   ne   serait   pas   capable   de   telles
vicissitudes ; mais, à vrai dire, un pur esprit, un esprit qui ne dépendrait que de sa
propre nature, c'est­à­dire de la nature des idées en tant qu'idées, serait parfait, serait
Dieu. Le corps ne signifie pas autre chose que l'imperfection et la limitation de l'âme ;
il signifie que l'âme n'est pas tout, puisque, par le corps, l'âme dépend du tout des
choses.

Tous les changements que subit l'âme en tant qu’elle est aussi corps se ramènent
donc à deux : le passage à une plus grande perfection, et le passage à une moindre
perfection. Or les sentiments de l'âme se ramènent aussi à deux grandes espèces : les
sentiments agréables, et les sentiments désagréables, c'est­à­dire la Joie et la Tristesse.
Dès lors il est évident que la joie est le sentiment d'un passage à une plus grande
perfection, et la tristesse le sentiment d'un passage a une moindre perfection. Il est
impossible, en effet, que l'âme reçoive sans résistance l'idée de sa propre destruction ;
il est impossible que l'âme n'aime pas son être, et ne se réjouisse pas de ce qu'elle
existe plus et mieux. Du moment où l'on comprend que la joie et la tristesse résultent,
non   pas   de   notre   volonté,   mais   des   modifications   du   corps   et   des   idées   de   ces
modifications, il faut bien que la joie soit le signe de la perfection et la tristesse le
signe   de   l'imperfection,   ou,   plus   exactement   encore,   car   le   sentiment   n'est   pas
séparable de l'âme qui l'éprouve, et il est l'âme même modifiée, que la joie soit le
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 41

passage   à   une   perfection   plus   grande,   et   la   tristesse   le   passage   à   une   perfection


moindre.

Notre joie et notre tristesse sont donc des manières d'être que nous ne faisons pas,
que nous subissons, qui nous viennent de notre corps, et, par notre corps, de tout
l’Univers. Tantôt l'âme s'explique ou croit s'expliquer clairement la cause de sa joie
ou de sa tristesse, tantôt, au contraire, elle se borne à subir sa joie ou sa tristesse
comme un fait, avec l'idée très confuse que le corps en est la cause ; dans ce dernier
cas, on appelle la joie gaieté, si on la rapporte à tout le corps, et plaisir, si on la
rapporte à une partie déterminée du corps ; et l'on appelle mélancolie et douleur les
deux formes correspondantes de la tristesse.

L'âme s'efforce, autant qu'elle le peut, d'imaginer les choses qui augmentent la
puissance   d'agir   de  son  corps;  et   lorsqu'elle  imagine   des   choses   qui  diminuent   la
puissance d'agir du corps, elle s'efforce, autant qu'elle le peut, d'imaginer des choses
qui   excluent   l'existence   des   premières.   Il   ne   faut   pas   entendre   par   là   que   l'âme
augmente volontairement la puissance d'agir de son corps, elle ne le saurait, mais
seulement que l'imagination de choses qui augmentent la puissance d'agir du corps,
et, par suite, la puissance de penser de l'âme, est conforme à l'essence de l'âme et ainsi
est pour elle joie, et que l'exclusion des images des choses qui diminuent cette même
puissance est inséparable de l'existence même de l'âme. Nous n'exprimons rien de
plus que cela en disant que l'âme s'efforce de substituer certaines images à d'autres ;
l'âme ne veut pas cette substitution d'avance ; mais l'âme n'existe que dans la mesure
où elle réussit à opérer cette substitution; quand elle dit qu'elle la veut, c'est comme si
elle disait qu'elle (l’âme) dure et se conserve, car cette prétendue volonté n'est pas
distincte de la conservation et de l'existence même de l'âme. C'est seulement en ce
sens que l'on peut dire que l'âme a de l'aversion pour certaines choses.

Nous sommes maintenant en mesure de nous faire une idée claire de l'amour et de
la haine. Lorsque nous joignons à la joie l'idée d'une chose extérieure, nous nous
efforçons, au sens de ce mot qui vient d'être expliqué, d'avoir et de conserver présente
la chose qui est jointe à notre joie ; nous disons alors que nous aimons cette chose, ce
qui ne veut pas dire que nous sortions de notre essence pour nous joindre à elle, mais
que, en pensant à elle, nous affirmons notre essence et notre durée, que nous nous
aimons   nous­mêmes   quand   nous   l'imaginons,   ou   plus   exactement   que   nous   nous
réjouissons de notre être en pensant à cette chose. Nous dirons donc que l'amour est la
joie  accompagnée  de l'idée d'une cause extérieure,  et  que la haine  est la  tristesse
accompagnée de l'idée d'une cause extérieure.

Du reste, nos joies et nos tristesses sont liées les unes aux autres de mille façons,
comme   sont   les   modifications   corporelles   dont   elles   dépendent.   Nos   sentiments
supposent toujours des modifications du corps et ils subissent par suite l'effet de la
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 42

juxtaposition, qui est la loi du monde des corps. Si l'âme a éprouvé à la fois deux
sentiments en même temps, elle ne pourra  éprouver l'un sans éprouver l'autre. De
plus,   même   les   choses   indifférentes   pourront   être   pour   elle   causes   de   joie   ou   de
tristesse, et par suite de désir ; il suffira pour cela que ces choses soient unies par
l'imagination à une chose qui soit pour nous cause de joie ou de tristesse ou objet de
désir. Il suffit donc que nous ayons pensé à une chose pendant que nous étions joyeux
ou triste pour que nous aimions ou que nous haïssions cette chose.

Bien plus, il suffira qu'une chose ait quelque ressemblance avec l'objet aimé pour
que nous l'aimions ; qu'une chose ait quelque ressemblance avec l'objet haï pour que
nous la haïssions. En effet, ce que les deux choses qui se ressemblent ont de commun
a   été   imaginé   en   même   temps   que   nous   éprouvions   la   joie   ou   la   tristesse.   On
s'explique   ainsi   que   nous   éprouvions,   sans   savoir   pourquoi,   de   l'amour   ou   de   la
haine ; et c'est là ce que l'on doit entendre par sympathie ou antipathie. Il résulte
encore de là que si une chose haïe comme cause de tristesse ressemble à une autre
chose que nous aimons, nous l'aimerons et nous la haïrons en même temps, ou plutôt
nous flotterons entre un sentiment et l'autre.

On voit déjà à combien d'objets  divers, et souvent indifférents  nous attachons


notre joie et notre tristesse, et de combien d'événements nous nous rendons ainsi les
esclaves.   Mais   nous   sommes   encore   capables   d'éprouver   à   l'occasion   de   choses
passées ou futures les mêmes sentiments que nous éprouvons à l'occasion d'une chose
présente. En effet, l'image d'une chose passée ou future est toujours présente pour
nous quand nous y pensons ; nous ne la disons passée ou à venir que parce que nous
la lions à l'idée d'un temps passé ou à venir ; en elle­même l'image d'une chose est
toujours la même, que la chose soit absente ou présente, et l'état de notre corps, au
moment où nous pensons à la chose passée ou à venir, est le même que si la chose
était présente. Ces sentiments de joie et de tristesse, lorsqu'ils sont accompagnés de
l'idée d'une chose à venir, s'appellent l'Espérance et la Crainte. Lorsque la tristesse et
la   joie   sont   accompagnées   de   l'idée   d'une   chose   passée,   nous   éprouvons   soit   le
Remords, soit une sorte de contentement auquel ne correspond pas de terme spécial.

Enfin nos sentiments se compliquent encore lorsque l'objet que nous aimons ou
que nous haïssons nous paraît capable d'éprouver les mêmes sentiments que nous.
L'idée de la destruction d'un objet aimé nous attriste ; l'idée de la destruction d'un
objet haï nous réjouit. Par suite, la joie de l'être aimé nous réjouit; la joie de l'être que
nous haïssons nous attriste ; la tristesse de l'être aimé nous attriste, et la tristesse de
l'être   haï   nous   réjouit.   En   effet,   quand   nous   imaginons   qu'un   être   est   triste,   c'est
comme  si nous  imaginions  qu'il est détruit ; quand nous imaginons  qu'un  être est
joyeux, c'est comme si nous imaginions qu'il dure et se conserve. Et notre haine et
notre amour s'étendront même jusqu'aux choses qui nous paraissent être des causes de
joie ou de tristesse pour l'être que nous aimons ou que nous haïssons. De là une foule
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 43

de sentiments  parmi lesquels  on peut citer la commisération,  qui est une tristesse


accompagnée de l'idée de la tristesse d'un être que nous aimons, l'indignation qui est
une tristesse accompagnée de l'idée d'un être qui est cause de tristesse pour l'être que
nous   aimons.   On   voit   clairement   que   des   causes   qui   ont   été   jusqu'ici   examinées
résultent une infinité de sentiments dont la plupart ne sont désignés par aucun nom.

Mais d'autres sentiments tout aussi variés, et qui ne sont pas d'une importance
moindre que ceux dont il vient d'être traité, résultent de notre ressemblance avec les
autres hommes. « De cela seul que nous imaginons qu'un  être qui nous ressemble
éprouve un sentiment, nous l'éprouvons aussi. » En effet, les images des choses sont
des modifications du corps humain qui enferment la présence d'un corps extérieur; en
d'autres  termes, lorsque nous connaissons un corps extérieur  comme  présent, cela
veut dire que l'idée de notre corps exprime, en même temps que la nature de notre
corps, la nature du corps extérieur ; et nous ne pouvons connaître une modification du
corps extérieur que si l'idée de cette modification est comprise dans l'idée que nous
avons de notre corps. Or, lorsque nous nous représentons qu'un de nos semblables
éprouve   un   certain   sentiment,   nous   ne   pouvons   le   savoir   que   si   l'idée   d'une
modification de son corps, qui correspond à ce sentiment, est comprise dans l'idée que
nous avons de notre corps ; donc, au moment où nous nous représentons qu'un de nos
semblables éprouve un sentiment, l'idée que nous avons de notre corps enferme une
modification qui est liée en nous à ce même sentiment, et par suite il est impossible
que nous ne l'éprouvions pas. Ainsi, si nous imaginons qu'un être qui nous ressemble
éprouve quelque sentiment, par cela seul nous éprouverons ce même sentiment. Cette
imitation des sentiments explique la pitié et l'émulation. Et non seulement nous serons
joyeux ou tristes avec nos semblables, mais nous aimerons ou nous haïrons tout ce
que nous imaginons comme étant cause de joie ou de tristesse pour eux.

Du  reste,  nos  actes   suivent  nos  sentiments,  ou  plutôt  ne   sont   que  ces   mêmes
sentiments considérés dans le corps. L'action est identique au désir ; ce qui est désir
dans l'âme est action dans le corps. C'est pourquoi nous nous efforçons de réaliser,
d'amener à l'existence tout ce que nous imaginons comme favorable à notre joie, et de
détruire, au contraire, ce que nous imaginons comme défavorable à notre joie. De
même   nous   nous   efforçons   de   réaliser   ce   que   nos   semblables,   croyons­nous,
imaginent avec joie, comme de détruire ce qui est pour eux, croyons­nous, cause de
tristesse;   de   là   la   gloire   et   la   honte,   et   d'autres   sentiments   du   même   genre,   qui
dépendent de l'effet que nous supposons que produisent nos actions sur les sentiments
de nos semblables.

Les sentiments de cette espèce semblent de nature à rapprocher les hommes les
uns des autres, et à les unir. Mais il n'en est rien. En effet, si nous imaginons que
quelqu'un jouit d'une chose dont nous ne pouvons pas jouir en même temps que lui,
nous nous efforçons de faire en sorte qu'il ne l'ait pas, car l'imitation des sentiments
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 44

fait que son désir augmente le nôtre. Et l'on voit par là qu'il n'est même pas besoin,
pour que les hommes  soient rivaux, que les  choses qu'ils  se disputent leur soient
nécessaires ; il suffit qu'un homme désire une chose pour qu'un autre la désire aussi,
et pour qu'ils se haïssent et luttent l'un contre l'autre. On voit comment, de la nature
humaine,  l'envie et la haine  résultent aussi nécessairement  que la pitié.  La même
imitation des sentiments qui nous fait compatir au malheur d'autrui peut nous rendre
le bonheur d'autrui insupportable.

Il faut ajouter à tout cela les effets bien connus de la jalousie. Quand nous aimons
un être qui nous ressemble, nous nous efforçons de faire en sorte qu'il nous aime
aussi. En effet, aimer quelqu'un c'est aimer son être, c'est donc vouloir sa joie ; c'est
donc vouloir qu'il éprouve une joie dont nous sommes la cause. Mais, de plus, nous
aimons   l'approbation   de   nos   semblables ;   nous   voulons   donc   que   celui   que   nous
aimons ait de la joie et croie que nous en sommes la cause : nous voulons qu'il nous
aime. Par suite s'il aime un autre être que nous, nous le haïrons pour cela en même
temps que nous l'aimons. De là toutes les absurdités et toutes les contradictions de la
vie passionnelle.

Il ne faut pas oublier non plus, dans cette explication des passions et de leurs
effets funestes, l'influence qu'ont, sur notre amour et notre haine, l'amour et la haine
que nous supposons en ceux que nous aimons ou haïssons. Celui qui s'imagine qu'il
est haï de quelqu'un sans lui avoir donné aucun sujet de haine, le haïra à son tour ; car,
lorsque  nous  imaginons   une telle  chose,  nous   éprouvons   la  tristesse,  par suite   de
l'imitation des sentiments, et nous ne voyons point d'autre cause à cette tristesse que
celui dont nous pensons qu'il nous hait ; nous le haïssons donc, d'après la définition
de la haine. De là résulte que l'on rend le mal pour le mal, que l'on éprouve la colère,
et que l'on désire la vengeance. Inversement, et pour des raisons analogues, celui qui
s'imagine qu'il est aimé de quelqu'un sans avoir rien fait pour cela, se mettra à l'aimer
à son tour. Il résulte de là que la haine est augmentée par une haine réciproque, mais
peut   être   détruite   par   l'amour;   et   aussi   que   la   haine,   lorsqu'elle   est   vaincue   par
l'amour, se change en un amour plus grand que si la haine ne l'avait pas précédé. C'est
encore pour des raisons du même genre que nous serons amenés nécessairement à
haïr quelqu'un, si nous imaginons qu'il hait celui que nous aimons.

Il reste enfin à montrer que les hommes sont naturellement ennemis les uns des
autres, c'est­à­dire qu'un homme hait plus un autre homme que n'importe quoi. Toutes
choses   égales,   nous   haïrons   plus   une   chose   si   nous   la   considérons   comme   cause
unique de notre tristesse, que si nous la considérons seulement comme cause partielle
de notre tristesse ; et cela résulte de la définition même de la haine. C'est pourquoi,
toutes choses égales, nous haïrons plus un être que nous supposons libre, c'est­à­dire
cause unique de ses actes, que si nous le supposons déterminé à agir par d'autres
causes. Et comme nous sommes portés à croire que, seuls dans la nature, les hommes
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 45

sont libres, nous aurons plutôt de la haine pour un homme que pour tout autre être. À
cela s'ajoute que nous nous réjouissons beaucoup moins de ce qui nous est commun
avec d'autres que de ce qui nous est propre et exprime plus distinctement la perfection
de   notre   être ;   d'où   il   résulte   qu'un   homme   se   réjouit   surtout   de   sa   propre
contemplation lorsqu'il contemple en lui­même ce qu'il nie des autres. Il suit de là que
nous  sommes  portés  par  cette  raison­là  aussi  à nous  réjouir  de l'imperfection  des
autres, et à nous affliger de leur perfection. Et c'est là encore une cause de haine.

On pourrait prolonger indéfiniment cette analyse des passions particulières, c'est­
à­dire des manières d'aimer et de haïr, et de leurs effets. Il faut bien remarquer, en
effet, qu'un sentiment ou une passion n'est pas séparable de l'âme qui l'éprouve. Le
sentiment   d'un   individu   diffère   du   sentiment   d'un   autre,   comme   l'essence   de   l'un
diffère de l'essence de l'autre ; par suite, entre un amour et un amour, entre une haine
et une haine, il  y a toujours  quelque différence,  et d'un homme  à l'autre, et  d'un
moment à l'autre dans le même homme ; car les corps sont tous différents et sont tous
modifiés d'une foule de façons différentes. Il est important de réfléchir là­dessus, afin
de ne jamais considérer la joie en général, ni la tristesse en général, ni le sentiment en
général, ni l'homme en général. Car c'est toujours un être déterminé, Pierre ou Paul
qu'il faut délivrer ou sauver, et non pas l'humanité.

On voit,  d'après  tout ce qui précède, que les  passions  et leurs  effets  résultent


nécessairement de la condition humaine, c'est­à­dire de ce que le corps de l'homme
est une partie de la nature ; et qu'on ne peut rendre responsable aucune volonté libre
de l'injustice et de la méchanceté des hommes. Quand on a compris cela, on ne peut
plus ni s'indigner, ni blâmer, ni haïr, et, en ce sens, on est déjà meilleur.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 46

La philosophie de Spinoza

IV
DE L'ESCLAVAGE DE L'HOMME

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Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 47

Les hommes sont presque tous uniquement conduits par leurs passions, et leurs
passions, ainsi qu'il vient d'être expliqué, les font ennemis les uns des autres. Mais
leur existence ne va pas se passer pour cela dans une lutte continuelle de chaque
homme contre chaque homme. D'abord il existe, comme nous avons vu, des passions
qui rapprochent les hommes les uns des autres. Nous imitons les sentiments de nos
semblables ;   nous   aimons   volontiers   ce   qu'ils   aiment,   et   nous   haïssons   ce   qu'ils
haïssent. Par suite, nous sommes portés plutôt, toutes choses égales, à faire ce qu'ils
approuvent qu'à faire ce qu'ils blâment. Ce souci d'être approuvé, cette crainte d'être
blâmé sont une des causes qui disposent les hommes, si esclaves qu'ils soient de leurs
passions, à faire société les uns avec les autres. Mais il s'ajoute aux raisons de ce
genre des raisons bien plus puissantes encore, qui résultent de la peine qu'ils ont à
lutter contre les forces naturelles et à se procurer ce qui leur est nécessaire pour vivre.
Deux individus unis sont plus puissants que ne serait chacun d'eux s'il était seul ; trois
individus unis sont plus puissants que deux. Les hommes ont donc avantage  à se
réunir pour former une société.

Mais la société qu'ils forment leur serait inutile s'ils continuaient à vivre selon leur
caprice, à pourvoir chacun à son existence suivant les moyens qui leur paraissent
bons,  à  appeler   bien  uniquement   ce  qui  leur  plaît   et  mal  uniquement   ce  qui  leur
déplaît,   et   s'ils   s'appliquaient   à   conserver   ce   qu'ils   aiment   et   à   détruire   ce   qu'ils
haïssent. Ils retomberaient par là même à l'état d'isolement. Pour qu'ils puissent vivre
en paix les uns avec les autres, et s'aider les uns les autres, ils ont dû chacun sacrifier
quelque chose de leurs désirs, et se promettre les uns aux autres de ne rien faire qui
pût nuire au voisin. Mais comment des hommes qui sont, par hypothèse, esclaves de
leurs   passions,   peuvent­ils   former   ainsi   une   société   durable ?   Comment   les   effets
nécessaires des passions ne vont­ils pas rendre nulles toutes les promesses et violer
toutes les lois ? Cela s'explique si l'on considère qu'une passion peut être détruite par
une passion contraire. On comprend très bien, par exemple, qu'un homme s'abstienne
de faire du mal à quelqu'un qu'il hait, par crainte d'un mal plus grand. Et c'est ainsi
qu'une société peut s'établir et durer pourvu qu elle se charge de punir ceux qui feront
tort à leur voisin, et d'établir des lois appuyées sur la menace. Ainsi peut s'établir et
durer la cité des esclaves, fondée sur la crainte.

Dans une telle cité on appellera bien ce qui est favorable à l'existence et à la durée
de la cité, et mal ce qui y est contraire. On appellera péché ou faute, et l'on punira,
tout ce qui sera contraire à la loi. On dira que les citoyens méritent, s'ils contribuent à
fortifier   et   à   maintenir   la   cité,   et   on   dira   qu'ils   déméritent,   si,   au   contraire,   ils
contribuent   à   affaiblir   la   cité.   La   disposition   d'un   citoyen   à   obéir   à   la   loi   et   à
contribuer à la sécurité commune sera dite vertu, et la disposition contraire sera dite
vice. 
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 48

L'approbation et la récompense seront attachées à l'une ; le blâme et la punition
seront attachés à l'autre. Il y aura, dans cette cité, des hommes justes et des hommes
injustes. Si, de plus, on ajoute à la puissance des lois celle de la superstition, et si l'on
ajoute à la crainte des tribunaux et des peines infligées par les hommes, la crainte d'un
Dieu cruel qui punira de plus les hommes après leur mort, tout dans cette cité donnera
l'image   parfaite   de   la   paix,   de   la   concorde,   de   la   bonne   foi   et   de   la   religion.   Et
pourtant   les   passions   y   seront   reines,   et   toutes   ces   prétendues   vertus   résulteront
seulement de la crainte que la société tout entière aura su inspirer a chacun de ses
membres. C'est ce qu'il faut d'abord comprendre, afin de n'être pas trompé par ce faux
bien,   cette   fausse   justice,   cette   fausse   vertu   qui,   s'ils   rendent   l'homme   moins
malfaisant, le font deux fois esclave.

Sans   doute   il   peut   arriver   que,   dans   la   cité   des   esclaves,   on   soit   amené   à
considérer comme mauvaises des passions qui sont en effet mauvaises, comme la
haine, l'envie, la jalousie, l'orgueil. Mais de telles passions ne sont alors considérées
comme telles que pour la société et non pour l'individu lui­même. Aussi arrive­t­il
que les hommes, dans certains cas, les jugent bonnes, et transforment des vices en
vertus. Ils loueront, par exemple, celui qui hait les assassins et les voleurs, celui qui
hait les ennemis du dehors ; ils loueront celui qui porte envie à son voisin si cette
passion le pousse à se rendre utile à la société. Ils loueront l'orgueil, lorsque l'orgueil
poussera les hommes à rechercher les éloges et à fuir le blâme, c'est­à­dire à agir
conformément aux désirs du plus grand nombre et à l'intérêt commun. C'est pour cette
raison aussi qu'ils mettront au nombre des vertus la honte, l'humilité, la pitié, et tous
les   sentiments   du   même   genre,   qui   empêchent   les   hommes   de   nuire   à   leurs
semblables, et contribuent ainsi au maintien de la paix. Celui qui veut connaître la
vraie vertu et le vrai bien ne doit point s'arrêter à des considérations de ce genre, et il
doit employer d'abord toute son attention à comprendre que même les passions qui
sont   toujours   et   en   toutes   circonstances   considérées   comme   des   vertus   par   les
hommes qui vivent en société, n'en restent pas moins des passions, et ne peuvent être
des vertus.

Posons d'abord que la tristesse est par elle­même mauvaise. Cela résulte de la
définition même de la tristesse. La tristesse est le passage à une moindre perfection.
La même chose, que j'appelle passage à une moindre perfection, si je considère la
puissance d'agir d'un être, je l'appelle tristesse, si je considère la capacité qu'il a d'être
heureux ou malheureux. Il ne faut donc pas dire que la tristesse peut être bonne, et
qu'elle peut nous rendre plus parfaits. Cela ne peut avoir de sens que dans la cité
d'esclaves que nous venons de décrire, où les citoyens sont bons et honnêtes dans la
mesure où ils ont peur du châtiment. Comme la société serait détruite si les hommes
n'éprouvaient la crainte ; la crainte, qui est ainsi la condition de l'existence de la cité,
peut être dite bonne en ce sens. Et comme la crainte est une tristesse, en ce sens aussi,
la   tristesse   peut   être   dite   bonne.   Et   c'est   aussi   pour   cela   que   les   superstitions   ou
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 49

fausses religions, qui ne cherchent point à rendre réellement les hommes meilleurs,
mais seulement à contenir leurs passions dans l'intérêt commun, font, de la crainte et
de la tristesse, des vertus, comme aussi elles font, de la sécurité et de la joie, des
vices, et imaginent un Dieu cruel et jaloux qui se réjouit des larmes et de la terreur
des hommes, et qui s'irrite de leurs joies. Sans doute, tant que les hommes ne sont pas
conduits  par  la  Raison,  il  est  bon qu'ils   soient   conduits   par  la  crainte,   afin  qu'ils
fassent à leurs semblables le moins de mal possible. Mais il ne faut pas être dupe de
toutes   ces   conventions   utiles,   et   croire   que   les   hommes   valent   réellement   mieux
lorsque, par crainte du châtiment, ils ne cèdent plus à la haine ou à l'envie : ils ont
changé d'esclavage, voilà tout.

De même la haine est toujours et nécessairement mauvaise, parce qu'elle est une
tristesse. Et sans doute il y a des haines dont la société se trouve fortifiée ; ceux qui
haïssent les vagabonds, les voleurs et les assassins et, en général, tous les ennemis de
la société, ceux­là peuvent être dits bons citoyens, et, en ce sens, leur haine peut être
dite juste. Elle n'en est pas moins tout à fait contraire à leur nature, puisqu'elle est une
tristesse. Un homme qui passe de la haine des magistrats à la haine des criminels
devient assurément plus utile ou moins dangereux qu'il n'était, mais il ne devient pas
plus parfait, car la haine est toujours la haine, et la haine est toujours mauvaise.

La pitié même est une fausse vertu, une vertu d'esclave. En effet, la pitié est une
tristesse, et la tristesse est, par elle­même, mauvaise. Et sans doute la pitié vaut encore
mieux que rien. L'homme qui est facilement touché par la pitié fait rarement du mal à
ses semblables, et souvent il est amené à leur faire du bien ; il contribue donc pour sa
part à entretenir l'union et la concorde entre les citoyens, et ainsi à fortifier la cité.
C'est  pourquoi  la  pitié  est   considérée   dans  la  cité  des  esclaves   comme   une  vertu
précieuse ; c'est pourquoi elle est louée et approuvée, et souvent, même récompensée,
et cela est bien. Mais il ne faut pas croire que l'homme qui est atteint par la pitié soit
réellement plus parfait : il est seulement moins dangereux.

Le   repentir   non   plus   n'est   pas   une   vertu   et   celui   qui   se   repent   est   deux   fois
malheureux, c'est­à­dire deux fois esclave. Car d'abord celui qui se repent a cédé à la
passion ; il a été esclave une première fois lorsqu'il a agi ; et il est encore esclave
lorsqu'il se repent, et il passe encore à une moindre perfection s'il se repent, puisque
alors il est triste. Sans doute on comprend bien que le repentir soit considéré comme
un acte de vertu dans la cité des esclaves ; en effet, plus les hommes sont sujets à
regretter ce qu'ils ont fait, moins ils s'abandonneront  à leurs passions, parce qu'ils
craindront d'avoir ensuite à se repentir. Par le repentir, l'homme se punit lui­même ; il
fait lui­même l'office de juge et de bourreau ; aucun sentiment n'est plus utile à la
société que celui­là ; mais c'est en ce sens seulement qu'il peut être dit bon.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 50

Il faut en dire autant de l'humilité. On comprend que la fausse Religion la mette
au premier rang des vertus : l'homme humble est en effet plus facile à conduire et à
satisfaire qu'un autre ; il se contente de peu, et se résigne aisément à la pauvreté et à la
souffrance. C'est pourquoi, tant que les hommes ne sont pas conduits par la Raison, il
faut souhaiter qu'ils soient plutôt humbles qu'orgueilleux, et qu'ils aient une faible
idée   de leur  puissance,  de  leur  vertu  et  de  leur  mérites :  ils   seront  plus  faciles   à
récompenser.   C'est   pourquoi   aussi   s'il   faut   pécher,   mieux   vaut   pécher   ainsi
qu’autrement. Et, à vrai dire, ceux qui sont conduits par des passions de ce genre
peuvent être amenés plus facilement que d'autres à la vie raisonnable. Mais pourtant
l'humilité n'est pas vraiment bonne, puisqu'elle est une tristesse. Nous dirons la même
chose de la honte, qui, elle aussi, est fort propre à maintenir la concorde entre les
hommes, puisqu'elle règle les actions de chacun d'après l'approbation et le blâme des
autres, mais qui est aussi une tristesse et qui, par cela même, est mauvaise. Il faut en
dire autant du mépris de soi­même, et de tous les sentiments de ce genre.

La   crainte   de   la   mort   et   la   méditation   sur   la   mort   sont   considérées   comme


conformes   à la sagesse par les  fausses  religions. En effet, parmi  les  passions  qui
peuvent empêcher les hommes de nuire à leurs semblables et de violer les lois, la
crainte de la mort et des châtiments qui la suivent est une des plus puissantes. Un
homme qui craint la mort, un homme qui pense souvent à la mort, et qui règle toute sa
vie sur cette crainte et sur cette pensée, est donc moins dangereux qu'un autre. Mais
pourtant méditer sur la mort n'est point conforme à la Raison, et ce n'est point en tant
que nous avons des idées claires que nous pouvons penser à la mort. La mort, étant la
négation de l'existence de l'âme, ne peut être, comme idée adéquate, donnée dans
l'âme puisque aucun être n'est jamais détruit que par des causes extérieures. Ce n'est
donc pas en tant que l'âme est et agit qu'elle pense à la mort ; c'est, au contraire, en
tant qu'elle se représente autant qu'elle le peut sa propre destruction, c'est­à­dire en
tant qu'elle pâtit, qu'elle y pense. Et du reste la crainte de la mort, et même la seule
pensée de la mort, ne vont point sans tristesse, et par cela seul elles sont mauvaises.
L'homme raisonnable pense à la mort moins qu'à toute autre chose : c'est sur la vie
qu'il médite, et non sur la mort.

D'une manière générale, on peut dire que, pour la plupart des hommes, le bien ne
résulte que de ce qu'ils évitent le mal, c'est­à­dire de ce qu'un mal en détruit un autre.
Et  les  moralistes  qui  cherchent  ainsi  le bien  dans  la région  du mal  et de  l'erreur
ressemblent tout à fait au médecin qui donne à son malade, comme remède, une autre
maladie qui détruira l'effet de la première. Les hommes oublient d'être, tellement ils
pensent   à   ce   qui   peut   diminuer   ou   supprimer   leur   être.   Ils   agissent   comme   s'ils
n'avaient aucune puissance d'être, aucune existence positive, et comme si la vertu
n'était autre chose que l'absence du mal. De même pour le malade, vivre c'est ne pas
mourir. Et il est clair que les hommes, en agissant ainsi, arrivent au même résultat, si
on le considère de l'extérieur, que s'ils poursuivaient directement le bien. Ils marchent
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 51

vers le bien, mais en lui tournant le dos. On peut dire littéralement qu'ils s'enfuient
vers le bien, et qu'ils n’arrivent, par exemple, à la justice que par crainte de l'injustice,
et à la charité que par peur de la violence. Or, quelle est la valeur de ce progrès pour
chacun d'eux ? Elle est nulle, et leur tristesse en est la preuve. Être conduit par la
crainte,   qui   est   une   tristesse,   à  éviter   un  mal,   dont   la   seule   pensée   est  aussi   une
tristesse, ce n'est point devenir plus parfait, puisque c'est être triste. Nous ressemblons
au malade qui mange sans appétit, par crainte de la mort ; sans doute, ce malade peut
arriver ainsi à éviter la mort, ce qui est un résultat ; mais ce résultat est bien plus
sûrement  atteint   par  celui  qui,   étant   en  bonne  santé,   se  réjouit  de  manger ;   et  ce
dernier évite bien plus sûrement la mort que s'il désirait directement l'éviter. De même
le juge qui condamne sans haine et sans colère, en pensant seulement au bien public,
jugera bien mieux que celui qui s'irrite et s'attriste, et travaillera plus efficacement que
lui à défendre la société. L'homme raisonnable doit donc rechercher directement le
bien, et éviter indirectement le mal.

La seule pensée du mal est mauvaise. En effet, la connaissance du mal n'est rien
de plus que la tristesse, en tant que nous en avons conscience ; s'il en était autrement,
nous dirions seulement que nous pensons au mal, mais nous n'y penserions pas. Or, la
tristesse est le passage à une moindre perfection ; elle ne peut donc être expliquée par
la   seule   essence   de   l'homme ;   elle   implique,   comme   nous   l'avons   fait   voir,   la
connaissance des choses extérieures. C'est dire que la connaissance du mal dépend
d'idées confuses ou inadéquates, c'est­à­dire est elle­même confuse et inadéquate ;
penser le mal, c'est penser mal.

C'est pourquoi le sage, lorsqu'il parlera en public, parlera le moins possible des
vices et de l'esclavage de l'homme, et le plus possible, au contraire, du bien, de la
liberté, de la vertu et des moyens par lesquels on peut amener les hommes à n'être
plus conduits par la crainte ou par l'aversion, mais seulement par la joie. Le mal en
lui­même n'est rien ; parler du mal, c'est ne parler de rien ; et tous les discours du
monde sur la faiblesse et la sottise des hommes ne peuvent que les attrister ou les
mettre en colère, ce qui, bien loin de les amener à la vie heureuse, au contraire, les en
éloigne.

On   voit   par   tout   ce   qui   précède   que,   si   l'âme   humaine   n'avait   que   des   idées
adéquates, jamais elle ne formerait la notion du mal. Si les hommes naissaient libres,
c'est­à­dire raisonnables, ils ne formeraient non plus aucun concept du bien ; car le
bien et le mal sont deux contraires qui n'ont de sens que l'un par l'autre. Et c'est ce
qu'exprime bien le mythe du Paradis terrestre : la déchéance des hommes est liée à ce
fait qu'ils ont goûté à la connaissance du bien et du mal ; et Dieu leur avait bien
annoncé que, s'ils y goûtaient, à partir de ce moment­là ils cesseraient d'aimer la vie et
ne feraient plus que craindre la mort. Telle est bien l'existence que nous venons de
décrire, celle des hommes qui vivent en esclavage. Et c'est l'esprit du Christ qui peut
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 52

les ramener à la liberté, entendons par là l'idée de Dieu de la seule connaissance de
laquelle dépendent la liberté et le bonheur de l'homme.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 53

La philosophie de Spinoza

V
DE LA RAISON

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Ainsi vont  les  choses  dans  la cité  de  crainte  et  de tristesse. Et  tous  ceux  qui
réfléchissent veulent sincèrement sortir de là ; tous savent et comprennent qu'aucun
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 54

bien réel ne peut résulter de la rencontre de plusieurs maux, ni aucun bonheur réel de
la lutte entre le désir et la crainte. En vain nous cherchons  à faire, d'une réunion
d'esclaves, une cité libre. En vain nous cherchons à vaincre une opinion par une autre.
C'est comme si nous prétendions combattre l'erreur par l'erreur. Tant que nous nous
contentons   de   penser   d'après   les   modifications   du   corps,   tant   que   nous   sommes
conduits par l'imagination, nous ne gagnons rien  à remplacer quelque imagination
plus nuisible par quelque autre qui le soit moins ; jamais, dans cette région des idées
confuses, nous ne trouverons quelque chose qui ressemble au vrai. Le jeu de nos
passions est tout à fait indépendant de la fausseté ou de la vérité des connaissances.
Par exemple, une crainte fausse peut bien être supprimée par une nouvelle vraie que
nous   apprenons ;   mais   une   crainte   légitime   peut   aussi   bien   être   détruite   par   une
nouvelle fausse. Tant que nous travaillons   à combattre un mal par un autre, nous
considérons le vrai comme indifférent ; nous ignorons, nous oublions notre être pour
nous   occuper   uniquement   de   ce   qui   n'est   pas   nous ;   nous   ne   pensons   qu'aux
différentes manières de n'être pas nous choisissons entre une mort et une autre.

Aussi beaucoup d'hommes pensent se faire libres en s'affirmant libres, en allant
contre leur propre intérêt, en s'insurgeant contre la crainte, en renonçant à tout ce que
le vulgaire appelle des biens, en vivant pour autre chose que pour eux­mêmes, pour
un  Dieu,   ou  pour  une  idée.   Et  le   triomphe  de  la   liberté  humaine   leur  paraît   être
d'accepter volontairement la mort, ou même d'aller au­devant d'elle par le suicide.

En réalité, ceux qui pensent ainsi sont tout aussi esclaves que les autres. D'abord il
ne suffit pas de nier la puissance des passions pour s'en affranchir ; il ne suffit pas
d'invoquer contre elles quelque idée supérieure qui les mettra en fuite comme le jour
chasse les ténèbres. Nul ne peut faire que l'homme n'ait pas de passions, parce que nul
ne peut faire que l'homme ne soit pas une partie de la nature. Le vrai fait apparaître
l'erreur, il la dénonce, mais il ne la détruit pas. Ce qu'il y a de positif dans l'idée fausse
ne peut être supprimé par la présence du vrai, car toute idée rapportée à Dieu est
vraie, et l'idée vraie ne peut être détruite par l'idée vraie. Or, comme il y a une vérité
de l'erreur, il y a une vérité des passions. L'homme n'est qu'une partie de la nature ;
par suite, il imagine nécessairement et est nécessairement sujet à la crainte et à l'espé­
rance. Par exemple, nous imaginons que le soleil est à deux cents pas, en quoi nous
nous trompons. Lorsque nous connaissons par le raisonnement la distance vraie du
soleil, nous reconnaissons que nous nous trompons en l'imaginant à deux cents pas, et
en   ce   sens   on   peut   dire   que   nous   ne   sommes   plus   dans   l'erreur;   mais   nous   n'en
continuons pas moins à avoir cette idée du soleil à deux cents pas, d'après l'action du
soleil sur notre corps, parce que nous ne pouvons pas faire que nous n'ayons point de
corps et que le soleil n'agisse pas sur notre corps. Le plus grand savant du monde
n'arrive pas à voir le soleil là où il sait pourtant que le soleil est ; de même le plus
grand savant du monde n'arrivera pas à ne plus voir dans un miroir les images des
objets,   quoiqu'il   sache   très   bien   que   ces   images   sont   trompeuses.   Le   monde   de
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 55

l'imagination est donc hors de l'atteinte du vrai ; la passion s'y développe et y produit
ses effets selon des lois nécessaires ; il y a en Dieu une vérité de l'erreur et une vérité
des passions.

De plus, il est facile de montrer que ceux qui prétendent oublier leur intérêt et leur
être, et se sacrifier à quelque autre chose, sont, plus encore que les autres, dominés
par les causes extérieures. L'effort par lequel un être quelconque persévère dans son
être est défini par la seule essence de cet être ; il existe par lui­même, et son existence
positive n'est que la manifestation de sa nature individuelle. Tout ce qui est hors de
lui, tout ce qui est autre que lui ne peut qu'exclure ou limiter son être. Par suite, dans
la mesure où les actions d'un être s'expliquent par quelque chose d'extérieur à lui, cet
être pâtit ; des actions de ce genre ne peuvent donc, sans contradiction être attribuées
à lui il n'en est pas la cause adéquate, il n'en est que la cause partielle. Et plus il
s'oubliera lui­même, plus il sera déterminé à agir par les événements, moins il aura de
puissance, moins il s'affranchira.

Nul   ne   néglige   de   conserver   son   être,   à   moins   d'être   vaincu   par   des   causes
extérieures et contraires à sa nature. C'est toujours forcé par des causes extérieures
qu'un homme repousse les aliments ou se donne la mort. Un homme qui se donne la
mort parce qu'un autre le force, en lui tordant la main, à se percer avec sa propre épée,
ne se tue point réellement, il est tué. Or, il en est de même pour Sénèque qui reçoit du
tyran l'ordre de s'ouvrir les veines, et obéit afin d'éviter, par un mal moindre, un mal
plus grand. Il en est de même encore pour celui qui, par l'effet de causes extérieures
qu'il ignore, est modifié à ce point que son corps revêt une nature nouvelle, contraire
à l'ancienne, et dont l'idée ne peut être donnée dans l'âme : un tel état n'est pas autre
chose que la fin de l'existence du corps dont l'âme était l'âme, et, par suite aussi, la fin
de l'existence de l'âme ; et il importe peu alors que l'homme se tue ou qu'il se laisse
mourir : les causes de sa mort sont les mêmes dans les deux cas. Quant à supposer
que l'homme, par la nécessité de sa nature, s'efforce de ne pas exister ou de revêtir
une autre nature, cela est aussi absurde que de prétendre que de rien il peut résulter
quelque chose.

Il   est   donc   impossible   à   l'individu   de   mutiler   sa   propre   nature,   et   de   trouver


quelque raison de vivre extérieure à sa propre nature ; car la raison de vivre et la
volonté de vivre ne sont pas autre chose dans un être que son essence même, en tant
qu'elle exclut d'elle­même tout ce qui la nie. En vain nous cherchons à désirer quelque
chose qui nous soit extérieur, et que nous appelons le bonheur, le bien ou la vertu :
nul ne désire être heureux, bien agir, vivre selon la vertu qui ne désire en même temps
être, agir et vivre, c'est­à­dire exister en acte. Avant de désirer quoi que ce soit, je
désire être. Tout désir qui n'enferme point celui­là ne vient point de moi ; il est un
faux désir ; il m'est imposé par les choses extérieures. L'effort pour se conserver est
donc le premier et l'unique fondement de la vertu. Vertu c'est puissance; et l'homme
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 56

n'a point de puissance hors de sa nature individuelle ; toute sa puissance est définie
par son essence individuelle, c'est­à­dire par son effort pour persévérer dans l'être.
Donc, plus un être s'efforce de chercher ce qui lui est utile, c'est­à­dire de conserver
son être, plus il a de vertu et au contraire un homme est esclave dans la mesure où il
néglige de chercher ce qui lui est utile, c'est­à­dire de conserver son être.

Il   faut   partir   de   là   pour   fonder   l'existence   raisonnable   et   libre,   au   lieu   de


commencer   par   vouloir   détruire   toute   la   puissance   réelle   de   l'homme.   Et   c'est
pourquoi il ne faut pas chercher à supprimer toute cette vie passionnelle qui résulte de
notre   effort   pour   persévérer   dans   l'être ;   la   détruire,   c'est   détruire   le   corps,   c'est
supprimer par conséquent l'existence de l'âme ; c'est vouloir une vertu, qui ne soit la
vertu de personne ; c'est supposer que la perfection consiste à abandonner son être et
à en prendre un autre ; et cela n'est pas plus raisonnable que si l'on disait que ce serait
un bien pour un cheval de devenir un lion ; car pour un cheval il ne peut y avoir
d'autre bien que d'être cheval le mieux possible, et pour tel cheval il ne peut y avoir
d'autre   bien   que   d'être   tel   cheval   le   mieux   possible.   Il   ne   faut   point   essayer   de
remplacer   la   vie   passionnelle   par   la   vie   raisonnable ;   il   faut   superposer   la   vie
raisonnable à la vie passionnelle.

Disons donc que la vertu consiste uniquement à agir d'après les lois de sa propre
nature, c'est­à­dire à faire des actions qui soient explicables par elle ; que la vertu ne
diffère pas de l'effort par lequel on persévère dans l'être, et que le bonheur consiste à
pouvoir conserver son être ; que, par suite, la vertu doit être recherchée pour elle­
même, et qu'il n'y a rien au monde qui soit plus utile qu'elle, et à cause de quoi nous
devions la rechercher. Disons enfin que rien au monde ne peut limiter légitimement le
droit naturel d'un être quelconque ; un être a naturellement juste autant de droit qu'il a
de puissance ; tout ce qu'il fait est donc juste et bon, et tout ce pourquoi son action ou
sa puissance sont diminués est mauvais pour lui ; le bien, pour lui, c'est d'être et d'agir
le plus possible, le mal, c'est d'agir moins et d'être moins.

C'est pourquoi, de même que nous avons dit que la tristesse est toujours un mal,
puisqu'elle est le signe certain de notre passage à une moindre perfection et qu'au fond
elle n'est pas séparable, sinon par le discours, de ce passage, de même, nous dirons
que la joie est toujours un bien, parce qu'elle est le signe certain de notre passage à
une plus grande perfection. Nous le dirons, d'abord parce que notre joie nous indique
que notre corps existe mieux et a une plus grande puissance d'agir ou, si l'on veut, de
vivre, et qu'à l'existence de notre corps est liée l'existence de notre âme. Nous le
dirons aussi parce que la perfection, de notre corps, et sa puissance d'agir comme
aussi d'être modifié, est liée à la perfection de notre âme. Supposons, quoique cela
soit à peine concevable, une âme sans un corps : elle serait réduite à une monotone
contemplation d'elle­même, et ne serait conduite à se représenter l'essence d'aucune
chose particulière. Donc, tout ce qui augmente la puissance d'agir de notre corps, tout
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 57

ce qui le rend capable de plus d'actions et de plus de modifications, tout cela est
conforme à la Raison.

Mais toutefois il importe de distinguer, parmi les joies, celles qui sont rapportées
à une partie déterminée  du corps, et que l'on appelle  les  plaisirs, et celle  qui est
rapportée au corps tout entier, que l'on appelle la gaieté. Le plaisir n'a rien par lui­
même de mauvais ; mais il est le signe de la puissance d'agir d'une partie déterminée
du corps à l'exclusion des autres, et en ce sens il peut être dit mauvais ; car l'existence
du corps comme individu suppose la puissance d'agir de toutes ses parties ensemble et
non pas de quelques­unes seulement. Nous nous défierons donc des plaisirs qui ont
leur siège dans une partie déterminée du corps, et nous aurons au contraire une pleine
confiance dans la gaieté, qui est, peut­on dire, la joie du corps tout entier.

Un tel plaisir ne peut avoir d'excès, il nous assure que nous passons à une plus
grande perfection: « Assurément une triste et farouche superstition peut seule nous
défendre de nous réjouir, car pourquoi conviendrait­il plutôt de chasser la faim et la
soif que de chasser la mélancolie ? Telle est la manière de vivre que j’ai adoptée. Une
divinité hostile pourrait seule se réjouir de ma faiblesse et de ma souffrance, et faire
honneur à la vertu de mes larmes, de mes sanglots, de mes craintes, et de toutes les
choses de ce genre, qui sont la marque d'une âme faible. Au contraire, par cela seul
que nous éprouvons plus de joie, nous passons nécessairement  à une plus grande
perfection,   et   nous   participons   davantage   de   la   nature   divine.   C'est   pourquoi   il
convient que le sage use des choses et en tire de la joie autant que cela se peut (non
pas certes jusqu'au dégoût, car le dégoût n'est pas de la joie). Il convient, dis­je, que le
sage mange et boive avec modération et avec plaisir, qu'il jouisse des parfums, de la
beauté des plantes, des ornements, de la musique, des jeux, du théâtre, et, en un mot,
de   tout   ce   dont   on   peut   user   sans   faire   tort   aux   autres.   Car   le   corps   humain   est
composé de beaucoup de parties de nature diverse qui ont continuellement besoin
d'un aliment nouveau et varié, afin que tout le corps soit également apte à faire tout ce
qui peut suivre de sa nature, et que, par conséquent, l'âme soit, elle aussi, également
apte à comprendre à la fois plus de choses. »

Mais pourtant avoir un corps, et s'occuper de conserver l'être du corps, cela ne
constitue pas toute l'activité dont l'âme est capable, ni même sa vraie activité, Sans
doute il faut d'abord être, et pour être, vivre, et nul ne peut vivre sans dépendre des
événements. Mais, dans cette vie une fois donnée, il y a place pour quelque action
réelle de l'âme, qui nous permet d'étendre notre perfection et notre bonheur bien au
delà de notre santé. Qu'est­ce qu'agir réellement ? L'âme, avons­nous dit, agit en tant
qu’elle a des idées adéquates, et pâtit en tant qu'elle a des idées inadéquates. Or il n'y
a pas dans l'âme autre chose que des idées. Donc toutes les actions de l'âme résultent
des seules idées adéquates ; toutes les passions de l'âme résultent des seules idées
inadéquates. Or sommes­nous condamnés à rester dans la région des événements, de
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 58

l'imagination et des idées inadéquates ? Non. Nous sommes capables de concevoir
clairement et distinctement des essences, et de déduire de ces idées adéquates d'autres
idées adéquates. Par exemple, je puis concevoir un triangle en le formant au moyen
de trois  droites  qui se coupent  deux  à deux, et déduire de là certaines  propriétés
nécessaires   du   triangle ;   je   puis   concevoir   une   sphère   comme   engendrée   par   la
rotation d'un demi­cercle, et déduire de là certaines propriétés de la sphère ; cette
connaissance est celle que nous avons appelée connaissance du deuxième, genre, ou
raison. Et, comme de telles déductions ne dépendent d'aucun événement, comme elles
n'attendent point, pour être vraies, qu'un triangle ou une sphère soient connus par
nous comme  existant  actuellement,  elles  ne dépendent  point  des modifications  du
corps qui enferment la présence des objets, elles s'expliquent par la seule nature de
notre âme, elles sont au sens plein du mot, des actions.

Or, lorsque l'âme se conçoit elle­même, et conçoit  sa puissance d'agir, elle se
réjouit nécessairement ; et, d'autre part, l'âme se contemple nécessairement elle­même
lorsqu'elle conçoit une idée adéquate, c'est­à­dire une idée vraie. Donc l'âme se réjouit
dans la mesure où elle conçoit des idées adéquates, puisque alors elle agit réellement,
et qu'elle sait qu'elle agit. Disons donc que la connaissance du deuxième genre ou la
Raison est une source de joie. La Raison se superpose à la vie passionnelle ; mais elle
ne se développe point à part ; elle est sentiment, elle est joie ; par là elle modifie tout
notre être, et elle le modifie d'autant plus que le sentiment qui accompagne l'exercice
de la Raison est toujours joie et jamais tristesse, toujours désir et jamais aversion. La
tristesse ne peut, en effet, résulter que de ce que l'âme pâtit, de ce que l'âme dépend
des causes extérieures ; elle ne peut donc jamais résulter pour l'âme de l'exercice de la
Raison.

Aussi ce qui nous est véritablement utile, ce qui nous est utile par­dessus tout,
c'est d'user de notre Raison. La véritable vertu, c'est la puissance même ; elle consiste
à être le plus possible et à agir le plus possible. Et comme nous n'agissons réellement
qu'en tant que nous avons des idées adéquates, notre véritable vertu et notre véritable
intérêt est à user le plus possible de notre Raison. Agir conformément à la vertu, c'est
donc agir conformément à la Raison ; c'est agir d'après les lois de sa nature propre ;
c'est faire des actes dont on est la cause suffisante ou adéquate. La Raison ne peut
donc nous conduire à autre chose qu'à comprendre, et c'est dans l'acte de comprendre
que se réalise le mieux et le plus complètement notre effort pour persévérer dans
l'être. « Nous ne connaissons rien avec certitude comme bon et mauvais que ce qui
nous   conduit   certainement   à   comprendre,   et   ce   qui   peut   nous   empêcher   de
comprendre. » Hors des idées adéquates nous ne sommes sûrs de rien, et les idées
adéquates excluent tout autre désir que celui de comprendre.

Mais une connaissance adéquate n'est possible que par l'idée de Dieu, car tout est
en Dieu et est conçu par lui. Il suit de là que « le souverain bien de l'âme est la
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 59

connaissance de Dieu, et la suprême vertu de l'âme est de connaître Dieu ». Sans
doute, la connaissance du deuxième genre ou Raison n'est encore que la connaissance
des essences déduites les unes des autres, d'après la connaissance de la nature d'un
attribut de Dieu, l'étendue. Ce n'en est pas moins par la connaissance de Dieu, et non
pas par la connaissance confuse des événements, que nous pouvons être sauvés de
l'ignorance et du malheur. Et cela ne veut point dire que, par le seul fait que nous
contemplons des essences comme le cercle, la sphère, le cône, et que nous en étudions
les propriétés nécessaires, nous cessions d'avoir des idées confuses et d'être sujets à la
douleur et à la crainte : il faudrait pour cela que nous n'eussions plus de corps, et alors
notre âme ne pourrait plus être dite exister. Cela veut dire qu'une partie de notre
existence est consacrée à des pensées qui ne dépendent point des événements, et qui
sont pour nous une source certaine de joie, parce qu'elles sont réellement des actions :
d'où il suit que, par la connaissance du deuxième genre ou Raison, nous sommes,
toutes choses égales, certainement plus puissants et plus heureux que si nous étions
réduits à la connaissance des événements.

Mais la puissance de la Raison s'étend encore plus loin, jusque dans le domaine
des   idées   confuses   et   des   passions,   et,   si   elle   ne   peut   nous   en   affranchir
complètement, du moins elle ne peut faire que nous en soyons moins les esclaves.
L'homme raisonnable se distingue bien moins des autres par sa manière de vivre et
par ses actes que par sa disposition intérieure. Les mêmes actes que les autres font
sous l'empire de la crainte et de la pitié, l'homme raisonnable peut, lui aussi, les faire
sans cesser d'être raisonnable, car nous pouvons être déterminés par la raison à faire
toutes les actions auxquelles nous sommes poussés par une passion. En effet, en tant
qu'une passion est passion, elle ne nous fait jamais agir ; au contraire, elle diminue
notre puissance d'agir. Donc, en tant qu'une passion nous fait agir, elle est conforme à
la   Raison   et   la   Raison   peut   la   remplacer.   L'homme   raisonnable   n'a   donc   pas   à
craindre, en suivant la Raison, de mutiler sa propre nature. Tout ce dont la Raison le
détourne   n'est   point   action,   mais   passion,   et   toutes   les   fois   qu'une   action   résulte
vraiment   de   la   nature   d'un   homme   même   conduit   par   la   passion,   et   non   pas   des
circonstances,   on   peut   être   sûr   qu'il   serait   encore   conduit   à   la   faire   s'il   était
raisonnable. Ainsi l'homme passionné tantôt combat et s'expose au péril dans une
guerre, et tantôt s'enfuit, suivant qu'il est poussé par la crainte ou par une audace
aveugle.  Or l'homme  raisonnable  est capable,  lui aussi, par raison,  tantôt  de fuir,
tantôt  de combattre ; et ces deux actions opposées, qui manifestent l'esclavage de
l'homme passionné, manifestent également toutes deux la puissance et la vertu de
l'homme raisonnable ; il est, en effet, aussi difficile de triompher de l'audace que de
triompher   de   la   crainte.   Tandis   que   dans   l'homme   passionné   l'une   de   ces   deux
passions peut être vaincue par l'autre, chez l'homme raisonnable elles sont, tour à tour,
toutes deux vaincues par la Raison. L'homme raisonnable saura donc s'exposer au
danger,   sans   être   conduit   par   une   aveugle   audace,   et   se   mettre   à   l'abri   sans   être
conduit par la crainte. De même, il saura punir sans être conduit par la crainte, et, ce
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 60

que les hommes passionnés font sous l'empire de la colère ou de la peur, il le fera, lui,
par amour pour la paix publique.

Mais il y a plus ; l'homme raisonnable l'emportera sur l'homme passionné lorsqu'il
s'agira de choisir de deux maux le moindre et de deux biens le plus grand, c'est­à­dire
lorsqu'il s'agira non plus de former des idées adéquates, mais de vivre au milieu des
événements. En effet, celui qui conçoit les choses conformément à la raison est tout
autant   ému   par   l'idée   d'une   chose   future   ou   passée   que   par   l'idée   d'une   chose
présente ; car tout ce que l'âme conçoit conformément à la raison, elle le conçoit
comme nécessaire, c'est­à­dire comme éternel hors du temps ; c'est pourquoi l'idée
que   l'homme   raisonnable   se   fait   d'une   chose   est   la   même,   que   cette   chose   soit
présente, passée ou à venir. Il résulte de là que seul l’homme raisonnable est capable
de comparer un bien présent et un bien à venir, un mal présent et un mal à venir ;
ainsi il est plus capable qu'un autre de se diriger dans la vie. L'homme ignorant, au
contraire, est bien plus ému par un événement présent que par un événement qu'il
imagine comme lié à un temps à venir, et ainsi, agissant toujours bien plutôt d'après le
présent que d'après l'avenir, il est perpétuellement puni de son imprudence.

La   prudence   chez   l'homme   raisonnable,   alors   même   qu'elle   le   conduit   à   agir


comme agirait un homme passionné, ne le rend donc pas esclave. Ce que les autres
hommes font parce que les événements les y poussent, il le fait, lui, parce qu'il le
veut, et il le veut dans la mesure où il use de sa Raison, dans la mesure où il forme
des idées adéquates. Il faut bien considérer, en effet, que la puissance d'agir de l'âme
se définit par les seules idées adéquates, et non pas du tout par telles ou telles actions
du corps. Une passion ne se définit donc point par de certains actes, mais par les idées
confuses qui accompagnent les actes. « Un sentiment qui est une passion cesse d'être
une passion lorsque nous en formons une idée claire et distincte. » Et sans doute nous
ne pouvons comprendre complètement une passion : notre joie et notre tristesse, en
tant qu'elles sont liées à l'état de l'Univers en même temps qu'à la santé de notre corps,
ne peuvent être absolument comprises ; mais tout ce que nous y ajoutons pour en faire
l'Amour et la Haine, l'Espérance et la Crainte, toutes ces idées confuses par lesquelles
nous grossissons la tristesse et la joie jusqu'à remplir d'elles toute notre âme, nous
pouvons en former des idées claires et distinctes. C'est ce que nous avons fait en
traitant   des   passions;   et   c'est   ce   que   chacun   peut   faire   à   propos   d'une   passion
particulière.  Ajoutons  à cela que la Raison, qui nous  fait concevoir  toutes  choses
comme nécessaires, diminue par là même et nécessairement l'amour et la haine dont
les   choses   extérieures   sont   l'occasion ;   nous   aimons   et   nous   haïssons   en   effet
beaucoup plus une chose que nous supposons libre qu'une chose que nous concevons
comme   nécessaire ;  et  c'est  ainsi  que  la  puissance  des   idées   claires,  sans  pouvoir
détruire les passions, peut du moins sauver des passions tout ce qui, en elles, vient de
nous, c'est­à­dire tout ce qui est vraiment action. Toute idée claire que nous formons
diminue notre esclavage et augmente notre liberté.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 61

Et il faut se garder par­dessus tout de croire que l'homme qui vit selon la Raison
est inutile aux autres, qu'il ne peut former société avec eux, et qu'il vit à l'écart de la
cité. L'homme raisonnable est conduit, au contraire, en suivant sa propre nature, en
cherchant  sa propre utilité,   à fonder et  à conserver une cité dans laquelle  tout se
passera comme dans la cité des esclaves, avec cette différence que, ce que les autres
font avec tristesse et par crainte, il le fera, lui, sans crainte et avec joie.

Aucune chose ne peut être mauvaise pour nous par ce qu'elle a de commun avec
notre nature. En effet, si une chose pouvait nous nuire par ce qu'elle a de commun
avec nous, ce qu'elle a de commun avec nous nuirait en nous à lui­même, ce qui est
absurde.   De   plus,   par   ce   qu'elle   a   de   commun   avec   nous,   une   chose   est
nécessairement bonne pour nous. En effet, elle ne peut être mauvaise. Posons qu'elle
est indifférente ; c'est donc qu'il ne résulte rien de la nature de cette chose qui soit
utile ou nuisible à notre conservation, ni, par suite, à sa propre conservation, puisque
nous considérons ce qui est commun à la chose et à nous ; or cela est impossible, car
tout ce qui compose l'essence d'une chose contribue à la conserver. Donc toute chose,
par ce qu'elle a de commun avec nous, est nécessairement bonne pour nous. Or, les
hommes,   en   tant   qu'ils   ont   des   passions,   peuvent   bien   être   considérés   comme
différents  les  uns  des autres  et  contraires  les  uns  aux autres ; mais, en tant  qu'ils
vivent selon la raison, ils ont nécessairement une nature commune, puisque par la
raison ils conçoivent tous nécessairement le même bien et le même mal, autrement dit
le vrai bien et le vrai mal, puisqu'ils conçoivent tous nécessairement, en tant qu'ils
sont raisonnables, la même vérité éternelle et le même Dieu. Il y a donc une nature
humaine réellement commune à tous les hommes, et qui est la Raison même. Et c'est
pourquoi il n'y a rien au monde qui soit aussi utile à un homme raisonnable qu'un
homme raisonnable. Par suite, plus les hommes chercheront réellement ce qui leur est
utile, c'est­à­dire, ainsi qu'on l'a montré, plus ils seront raisonnables, et plus ils seront
utiles les uns aux autres. Donc, plus les hommes seront raisonnables, et plus la cité,
qui est fondée sur l'utilité qu'un homme peut tirer d'un autre homme, sera prospère et
durable.

Enfin, ce qui est le souverain bien pour les hommes raisonnables est commun à
tous  et   peut  faire  en   même   temps  la   joie   de  tous.  Les  hommes   ignorants,  même
lorsqu'ils   sont   unis   les   uns   aux   autres   par   la   crainte,   sont   toujours   divisés   par   la
convoitise ;   cela   vient   de   ce   qu'ils   sont   portés   de   tout   leur   désir   vers   des   choses
matérielles que nul ne peut posséder sans en priver les autres. L'homme raisonnable,
au contraire, en tant qu'il est raisonnable, ne désire rien autre chose que comprendre,
et le souverain bien, pour lui, c'est de connaître Dieu ; or tous les hommes peuvent en
même temps connaître Dieu. Seule parmi tous les biens, la vérité peut être toute à
tous. Bien plus, l'homme raisonnable désire aussi pour les autres hommes le souverain
bien qu'il désire pour lui. En effet, rien n'est plus utile à un homme raisonnable qu'un
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 62

homme   raisonnable.   Tout   homme   raisonnable   s'efforcera   donc   nécessairement   de


faire que les autres hommes soient raisonnables. Ainsi, de quelque façon qu'on la
considère, la raison ne peut jamais diviser les hommes, mais au contraire elle les unit.
Partout où il y a un homme raisonnable, là est déjà le germe de la cité heureuse.

Que si l'homme raisonnable se heurte à la haine, à la colère, au mépris, il ne sera
point porté à rendre le mal pour le mal ; au contraire, il s'efforcera autant que possible
de vaincre la haine et les injures par l'amour. En effet, la haine, étant tristesse, est
toujours   mauvaise   et   c'est   pourquoi   l'homme   raisonnable   s'efforcera   de   ne   pas
éprouver la haine. Mais comme il veut que les autres soient aussi raisonnables, il
s'efforcera de faire que les autres n'éprouvent point la haine, et, pour y parvenir, il les
aimera. Et tandis que « celui qui veut répondre aux injures par la haine vit dans la
tristesse et le chagrin, celui qui veut vaincre la haine par l'amour combat joyeusement
et sans crainte. Il triomphe aussi bien d'un grand nombre d'ennemis que d'un seul, et
n'a point du tout besoin du secours de la fortune. Ceux qu'il parvient à vaincre sont
joyeux d'être vaincus ; et, vaincus, ils ne sont pas moins forts ; au contraire, ils sont
plus forts ».

Pour des raisons du même genre, l'homme raisonnable agit toujours de bonne foi,
et il est incapable de perfidie. Il est certain que les hommes qui sont conduits par leurs
passions arrivent à une espèce de sincérité et de bonne foi parce qu'ils y sont forcés
par des causes extérieures, parce que sans la bonne foi la société ne pourrait durer, et
que, sans la société, eux­mêmes ne pourraient pas vivre. Ils sont donc conduits à la
bonne foi par la peur, c'est­à­dire par ce que l'on appelle communément leur intérêt.
Seulement cette bonne foi ne vient pas d'eux ; elle n'est pas explicable par leur seule
nature ; les événements la leur imposent ; ils sont aussi esclaves lorsqu'ils tiennent
leurs promesses que lorsqu'ils les violent ; et de plus on peut toujours imaginer une
circonstance   dans   laquelle   ils   auront   intérêt   à   être   perfides   et   à   trahir   leurs
concitoyens,   par   exemple,   lorsqu'une   mort   immédiate   les   menacera.   L'homme
raisonnable, lui, agit toujours de bonne foi, et pour de tout autres raisons. Supposons
qu'un homme raisonnable soit conduit par la raison à quelque perfidie ; la perfidie
serait alors une vertu, et tout homme devrait, pour conserver réellement son être, être
perfide ; d'où il suivrait que les hommes ne s'accorderaient les uns avec les autres
qu'en paroles, et qu'en réalité les hommes seraient contraires les uns aux autres ; la
société serait un mensonge et non une vérité. Or la société est une vérité : au point de
vue de la raison, rien n'est plus utile à l'homme que l'homme. L'homme raisonnable,
s'il était conduit par la Raison à quelque perfidie, serait donc conduit par la Raison à
nier ce que la Raison le conduit à affirmer, ce qui est absurde. Donc, par la seule
puissance de sa définition complète, par la seule force qui exclut de son essence toute
contradiction, l'homme raisonnable est conduit à agir toujours de bonne foi. Et quand
même il pourrait, par un acte de perfidie, échapper à une mort imminente, la Raison
ne   le   conduirait   pas   à   être   perfide.   Car   le   fait   que   la   mort   est   présente   ne   peut
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 63

empêcher une contradiction d'être une contradiction, ni faire que l'être raisonnable
puisse nier et affirmer en même temps la même chose.

En résumé, ce que les ignorants font par peur, obéir aux lois et veiller au salut
commun, l'homme raisonnable le fait par raison. Les mêmes actes qui sont imposés
aux autres par des causes extérieures, c’est­à­dire par la crainte ou par l'espoir, sont,
chez l'homme raisonnable, le résultat de sa nature. Les autres, en tant qu'ils font ces
actes, pâtissent ; lui, en tant qu'il les fait, il agit. Par les lois mêmes de sa nature, et
quelles que soient les circonstances, l'homme raisonnable contribue à fonder la cité et
à la maintenir. Son amour de la cité vient réellement de lui, et non du malheur des
temps. Par lui la cité des esclaves devient, tout en restant la même, la cité des hommes
libres. Ce que peuvent faire deux haines, en se rencontrant et en se limitant l'une
l'autre, deux hommes libres, en développant librement toute leur nature, le font bien
mieux et bien plus sûrement. La plus parfaite liberté fait plus pour la paix que le plus
rigoureux esclavage. L'intérêt général, pour des hommes passionnés, n'est, à dire vrai,
qu'une abstraction ; il est fait d'intérêts particuliers qui ne sont unis que parce qu'ils
sont contraires les uns aux autres, qui s'appuient les uns sur les autres comme des
pierres dans un édifice. Il n'y a réellement d'intérêt commun que pour les hommes
raisonnables, parce que la raison leur est réellement commune, parce qu'ils ont tous
en  eux  le  même   Dieu. Eux  seuls   peuvent,  tout  en  obéissant  aux  lois, développer
librement toute leur nature. Eux seuls ne sont point diminués ni mutilés par la vie en
commun. Pour les autres, l'union fait la force ; pour eux seuls, l'union fait la joie.
« L'homme qui est conduit par la raison est plus libre dans la cité, où il obéit aux lois,
que dans un désert, où il n'obéirait qu'à lui­même. »
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 64

La philosophie de Spinoza

VI
DE LA LIBERTÉ ET DE LA
BÉATITUDE

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La Raison, comme on vient de le voir, déjà nous délivre et nous sauve de la
tristesse. Au fond, c'est Dieu qui nous sauve et nous délivre. Si nous n'étions pas en
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 65

Dieu, si nous n'étions pas une partie de la pensée infinie de Dieu, nous ne pourrions
enchaîner correctement les unes aux autres des idées éternelles comme le cercle et la
sphère, ni déduire de leurs définitions leurs propriétés nécessaires. Ce n'est pas en
effet en tant que nous affirmons, d'après les modifications de notre corps, la présence
d'un être à tel moment et pendant une certaine durée, que nous pouvons avoir quelque
idée adéquate : la connaissance des événements est, pour l'homme, nécessairement et
par sa nature inadéquate. 

C’est parce que Dieu est, et parce que notre âme en tant qu'idée, participe de la
nature éternelle de Dieu, que nous pouvons trouver dans l'usage de la Raison une
existence   supérieure   à   côté   de   laquelle   nos   passions   sont   déjà   peu   de   chose.
Seulement,   tant   que   nous   n'avons   pas   réfléchi   sur   les   conditions   du   vrai,   nous
pouvons ignorer tout cela, nier Dieu et l'éternité de l'âme, et néanmoins vivre selon la
Raison. Beaucoup d'hommes vivent ainsi heureux par Dieu en ignorant Dieu, et libres
par la Pensée sans savoir ce que c'est que la Pensée. Et, pendant qu'ils disent que tout
est matière, ils se consolent en raisonnant sur les essences et en les expliquant l'une
par l'autre selon la Raison. Ainsi, en même temps qu'ils méconnaissent Dieu, leur
sagesse prouve Dieu. Par la puissance même des idées adéquates, ils vivent sans haine
et   sans   tristesse.   Ils   obéissent   volontiers   aux   lois,   contribuent   pour   leur   part   à   la
prospérité de la cité, et s'efforcent, autant qu’ils le peuvent, de faire que les autres
hommes vivent aussi selon la Raison.

De quoi le vulgaire s'étonne souvent. Car la plupart des hommes croient qu'ils
sont libres quand ils peuvent obéir à leur caprice, et ne cèdent un peu de cette liberté
que parce qu'ils attendent un châtiment ou une récompense dans une autre vie. Ils se
disent que s'ils n'avaient pas cette crainte et cette espérance, s'ils ne croyaient ni à
Dieu, ni à l'éternité de l'âme, ils s'affranchiraient du joug de la vertu. Mais l'homme
raisonnable n'a pas besoin d'être ainsi dominé par la crainte et par l'espérance pour
être juste et bon. Même lorsqu'il croit que Dieu n'est pas et que l'âme périra avec le
corps, il n'en vit pas moins selon la vraie Religion. Et si on lui demandait pourquoi il
règle ainsi sa vie, puisqu'il ne croit pas qu'il y ait une âme et un Dieu, il trouverait
cette question aussi absurde que si on lui demandait pourquoi, puisqu'il ne pourra pas
se nourrir éternellement d'aliments sains, il n'absorbe pas des poisons et des narcoti­
ques ; ce n'est pas, en effet, parce qu'il croit que l'âme n'est pas éternelle, qu'il voudra
vivre sans pensée et sans raison.

Toutefois, il est clair que le bonheur et la vertu de l'homme raisonnable ne se
suffisent pas à eux­mêmes. Si les passions n'emportent pas nécessairement toute une
vie d'homme,  c'est qu'il y a autre chose que les  passions ; si la connaissance  des
événements peut n'être presque rien dans les pensées d'un homme, c'est qu'il y a autre
chose que le corps ; et si une déduction correcte, est possible, c'est qu'il y a autre
chose que la déduction. Il faut bien que chacune des propositions vraies que l'on
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 66

démontre soit vraie avant qu'on la démontre soit vraie éternellement en elle­même, et
non pas par les raisons qui la font apparaître comme vraie. Si tout est vrai par autre
chose, rien n'est vrai. Le vrai ne peut qu'être immédiatement donné. Et lorsqu'on a
compris par un long enchaînement de raisons que telle proposition est vraie, il reste
encore à réfléchir sur cette idée vraie donnée, et à se demander pourquoi elle peut
l'être. Cette idée de l'idée vraie, c'est la connaissance du troisième genre, ou con­
naissance Réflexive. De même que la connaissance du premier genre est l’occasion
pour nous de former des idées adéquates comme le cercle et la sphère, et de raisonner
là­dessus, de même ces raisonnements sont pour nous l'occasion de réfléchir sur l'idée
vraie et de comprendre comment, avant d'être vraie par une autre idée, elle est vraie
en elle­même.

Aussi bien la plupart des esprits naturellement portés à la réflexion se sont­ils
aperçus   souvent   qu'après   que   l'on   avait   enchaîné   les   uns   aux   autres,   par   des
raisonnements corrects, un certain nombre de théorèmes, on ne comprenait pas pour
cela tout ce qui pouvait y être compris. Celui qui ne comprend que les raisonnements
reste   à la  surface  et  il s'y promène. Comprendre  vraiment  ce n'est pas  seulement
suivre,   c'est   pénétrer ;   c'est   comprendre   chaque   vérité,   non   seulement   comme
conséquence d'une autre vérité, mais encore comme vérité ; ce n'est pas se laisser
conduire les yeux fermés par une méthode éprouvée et infaillible, c'est apercevoir le
vrai à chaque moment et dans chaque partie du raisonnement. Aussi voit­on souvent
que, dans les sciences mathématiques, certains hommes peuvent s'avancer fort loin à
la  suite  des   autres,  et  même   faire  quelques   découvertes,  sans   pourtant  faire  autre
chose   qu'appliquer   machinalement   des   méthodes,   et   en   demeurant   tout   à   fait
incapables   de   voir   à   chaque   instant   où   ils   en   sont.   Il   y   a   donc,   au­dessus   de   la
connaissance déductive, une connaissance intuitive. En d'autres termes, chaque fois
que j'ai une idée vraie, je puis toujours me demander non pas comment j'y suis arrivé,
c'est­à­dire ce que j'ai dû penser avant de penser cette idée, mais comment je puis
l'avoir, c'est­à­dire ce que je dois penser en ce moment pour pouvoir penser cette idée.
Et la condition première à la fois et intérieure de toute vérité, c'est Dieu en qui est tout
ce qui est, et par l'idée de qui tout ce qui est vrai est vrai. Il faut donc qu'il y ait,
impliquée dans toute vérité, la connaissance immédiate et intuitive de Dieu. Et, même
si l'on considère une suite de propositions déduites correctement de la définition de
Dieu, tant que l'on comprendra seulement comment l'une d'elles résulte d'une autre,
on ne sera point parvenu à la connaissance du troisième genre ; et une telle suite de
propositions, elle aussi, ne doit être pour nous que l'occasion de chercher comment
chacune d'elles est vraie en elle­même. Ce n'est pas seulement dans la définition de
Dieu qu'il faut voir Dieu, mais dans toutes les autres propositions.

L'âme humaine a une connaissance adéquate de l'essence éternelle et infinie de
Dieu. En effet, elle a des idées d'après lesquelles elle perçoit des choses particulières
comme existant en acte ; mais chaque chose particulière existant en Dieu et par Dieu,
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 67

en   tant   qu'il   est   considéré   sous   un   certain   attribut,   l'idée   de   cette   chose   enferme
nécessairement le concept de cet attribut. Cette connaissance de la nature de Dieu,
étant réellement commune à toutes les idées de toutes choses, est comprise aussi dans
l'idée de notre corps, c'est­à­dire dans notre âme.. Pour parler autrement, dans notre
connaissance doivent être comprises les conditions sans lesquelles notre connaissance
ne serait pas possible ; il doit être possible de rendre compte de ce fait que nous
pensons ; car en fait nous pensons ; et, puisque notre pensée est réelle, elle contient
réellement en elle les conditions qui la font possible ; or rien ne peut être conçu sans
Dieu ; par le fait même que nous avons des idées, nous pensons donc implicitement
l'idée de Dieu dans chacune d'elles.

Mais   il   n'est   point   de   modification   du   corps   dont   nous   ne   puissions   former


quelque concept clair et distinct, puisque nous avons la connaissance adéquate de ce
qui   est   réellement   commun   à   toutes   les   modifications   du   corps,   comme   est   par
exemple  l'étendue.   Et,  comme   le  sentiment   n'est  que  l'idée  d'une modification   du
corps, tout sentiment  doit enfermer  quelque idée adéquate.  Il suit de là que nous
pouvons   toujours   rapporter   une   émotion   à   l'idée   de   Dieu,   condition   de   toute
connaissance adéquate ; et, en tant que l'âme a une telle connaissance et qu'elle en a
conscience, elle se réjouit, puisqu'elle contemple sa propre puissance d'agir. L'homme
peut donc faire que chacun de ses sentiments lui soit une occasion de se réjouir en
même temps qu'il pense à l'idée de Dieu, et cette joie accompagnée de l'idée de Dieu
est le véritable amour de Dieu. Cet amour ne peut manquer d'occuper l'âme bien plus
que   tout   autre   sentiment,   puisque   toutes   les   modifications   du   corps   peuvent   être
l'occasion de l'éprouver. Il ne peut se changer en haine, puisque, en tant que nous
contemplons  Dieu, nous  agissons, et que, par suite,  il ne peut exister de tristesse
accompagnée de l'idée de Dieu. Cet amour ne peut être souillé par la jalousie ; au
contraire, plus nous aimons Dieu, et plus nous désirons que les autres l'aiment aussi.
Aucune passion ne peut donc être contraire à cet amour de Dieu. Il dure tant que dure
notre corps, c'est­à­dire tant que les événements  qui nous modifient nous donnent
l'occasion de penser aux essences  éternelles  et à l'idée de Dieu qui les comprend
toutes.

Mais   notre   connaissance   de   Dieu   et   notre   amour   de   Dieu   ne   sont   pas


nécessairement liés à l'existence de notre corps. Il y a en Dieu une idée qui exprime
en éternité l'essence de tel ou tel corps humain. Par suite, puisque l'âme humaine est
l'idée   de   tel   ou   tel   corps   humain,   l'âme   humaine   est   en   Dieu   en   éternité.   L'âme
humaine ne peut donc pas être détruite absolument avec le corps ; lorsque le corps est
détruit,   l'âme   cesse   d'exister   dans   la   durée,   mais   son   essence   n'en   est   pas   moins
éternelle en Dieu. Et, sans doute, nous ne pouvons pas nous souvenir que nous avons
existé avant notre corps, puisque aucun vestige de cette existence ne peut être donné
dans notre corps, et que l'éternité ne peut avoir aucune relation à aucun temps, ni par
suite au passé. Et pourtant nous sentons que nous sommes éternels ; car notre âme ne
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 68

sent pas moins les choses qu'elle conçoit par la Raison que celles qu'elle garde dans sa
mémoire ; et les démonstrations sont les yeux par lesquels l'âme voit ces choses. C'est
pourquoi nous sentons que notre âme, en tant qu'elle enferme en éternité l'essence de
son corps, en tant qu'elle est la vérité de son corps, est éternelle, éternelle comme
toute essence, éternelle comme toute vérité ; car le vrai n'a pas commencé, et ne peut
finir, et ne peut durer : il est.

Or,   c'est   par   la   connaissance   du   troisième   genre   que   nous   savons   que   nous
sommes  en Dieu et que nous sommes   éternels. Tant que nous connaissons par la
raison toutes choses comme éternelles, nous connaissons Dieu comme hors de nous ;
et c'est pourquoi il nous semble que, si les choses connues sont éternelles, du moins la
connaissance que nous avons de ces choses a commencé et finira. Mais lorsque nous
réfléchissons sur l'idée vraie donnée, et que nous cherchons, non plus comment elle
est vraie par les autres et avec les autres en Dieu, mais comment elle est vraie en
nous, alors  nous  voyons   clairement  que  ce  n'est pas   par  une autre   pensée  que la
pensée divine que nous pouvons penser le vrai. Par la réflexion, nous savons que Dieu
est en nous, ou plutôt que nous sommes en lui, et que notre pensée est sa pensée. C'est
pourquoi la connaissance du troisième genre produit en nous une joie accompagnée
de l'idée de Dieu comme cause. Et cet amour de Dieu, qui résulte de la connaissance
du troisième genre, est éternel ; car l'âme ne conçoit pas que la connaissance qu'elle a
de son union avec Dieu puisse jamais cesser d'être vraie. Cet amour de Dieu n'est
donc   pas   lié   à   la   durée   de   notre   corps ;   c'est   pourquoi   nous   l'appelons   amour
intellectuel de Dieu. Et nous appelons béatitude la joie qui constitue cet amour­là. On
voit que notre salut et notre béatitude sont dans cet amour éternel de Dieu. Quand
nous avons compris que l'essence de notre âme consiste dans la seule connaissance,
dont Dieu est le principe et le soutien, alors nous voyons clairement comment notre
âme dépend continuellement de Dieu. Et l'on voit bien ici combien la connaissance
intuitive des choses particulières ou connaissance du troisième genre est supérieure à
la   connaissance   universelle,   c'est­à­dire   à   la   Raison.   Car   nous   avons   démontré
antérieurement que tout, et par conséquent notre âme aussi, dépend de Dieu selon
l'existence et selon l'essence ; mais cette démonstration universelle, si solide qu'elle
soit, ne nous touche pourtant pas autant que lorsque nous comprenons par réflexion et
directement qu'une chose particulière, comme notre âme, dépend de Dieu et est en
Dieu.

Il   est   arrivé   à   presque   tous   ceux   qui   ont   essayé   de   comprendre   quelque
démonstration de se rendre clairement compte de toutes les raisons extérieures sur
lesquelles   l'auteur   l'appuyait,   sans   pourtant   voir   clairement   la   vérité   de   la   chose
démontrée :   ils   ne   pouvaient   s'empêcher   de   l'admettre,   mais   ils   l'admettaient   de
mauvais gré et comme malgré eux. Mais il leur est arrivé aussi quelquefois, après
qu'ils   ont  médité   sur  la  chose même,  et  qu'ils   ont essayé  tous   les  chemins   qui y
conduisent, que tout d'un coup ils soient comme touchés par une lumière, et saisissent
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 69

enfin réellement et immédiatement ce que jusqu'alors ils ne pouvaient que démontrer.
Ils   parvenaient,   à   ce   moment­là,   à   la   connaissance   du   troisième   genre ;   ils
apercevaient   clairement   cette   idée   comme   constituant   éternellement   une   pensée
parfaite ; et ils apercevaient aussi que leur âme n'avait pu jusque­là être une âme, que
leur pensée n'avait pu jusque­là être une pensée, que par cette idée­là et par d'autres ;
ils reconnaissaient dans l'idée un élément essentiel de leur nature pensante. Jusque­là
ils  savaient ; car  être une pensée c'est savoir ; maintenant  ils  savaient  enfin qu'ils
savaient. Ils avaient non seulement l'idée, mais aussi l'idée de l'idée. Et l'on voit par là
que l'on passe naturellement de la connaissance du deuxième genre à la connaissance
du troisième genre. Mais l'on voit aussi que, de la connaissance du premier genre, on
ne   peut   attendre   rien   de   pareil ;   car,   par   la   connaissance   du   premier   genre,   nous
n'affirmons rien autre chose que l'existence d'un objet dans la durée ; et celui qui
affirme qu'une chose existe sait, à ce moment­là, tout ce qu'il peut savoir là­dessus ; et
il n'y a pas deux manières de constater l'existence de quelque chose : on constate ou
on ne constate pas : aucune vérité, aucun progrès dans la vérité ne peut résulter de ce
que l'on considère qu'une chose existe.

Ce qui arrive par hasard à ceux qui usent de leur Raison, et sans qu'ils s'en rendent
clairement compte, celui qui réfléchit sur l'idée vraie donnée le fait pour chaque vérité
particulière ; et à chaque fois qu'il le fait, il découvre en lui une partie d'une âme
éternelle. Avec des vérités particulières ainsi directement saisies, il se fait réellement
une âme, son âme ; il prend conscience de sa vraie nature et de l'identité de sa vraie
nature avec la nature absolue de la pensée, avec Dieu.

Ainsi   l'âme,   en   tant   qu'elle   connaît   les   choses   comme   éternelles,   soit   par   le
raisonnement,   soit   par   l'intuition,   est   elle­même   éternelle.   Donc,   plus   nous
connaissons de choses comme éternelles, plus grande est la partie de notre être que
nous sauvons des passions et de la mort. Sans doute, nous ne pouvons pas détruire
entièrement  nos  passions ;  mais  nous  pouvons   du moins   faire  que  la  plus   grande
partie de notre être soit en dehors d'elles et au­dessus d'elles ; nous pouvons faire que
ce qui de nous périt avec notre corps soit tout à fait négligeable en comparaison de ce
qui, de notre pensée, demeure éternellement. C'est en ce sens que l'amour de Dieu
nous sauve de la mort.

Mais   il   ne   faut   pas   entendre   par   là   que   notre   salut   et   notre   joie   soient   la
récompense de notre lutte contre nos passions et du mépris que nous faisons de notre
corps. Ceux qui croient que l'homme peut mépriser et négliger son corps oublient que
l'âme est d'autant plus apte à acquérir la connaissance de Dieu que le corps est lui­
même apte à plus de choses, et que celui qui a comme l'enfant un corps apte à fort peu
d'actions et dépendant autant que possible des causes extérieures, a aussi une âme qui
a à peine conscience de Dieu, d'elle­même et des choses. De plus, ceux qui croient
que l'âme peut supprimer ses passions oublient que les affections du corps, dont les
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 70

passions sont les idées, dépendent des corps extérieurs et de tout l'univers. En réalité,
notre vertu n'est point à lutter contre nos passions, mais à développer, à propos de nos
passions, et au­dessus d'elles, la vie rationnelle et la vie divine, et c'est seulement
lorsque, par la réflexion, nous aurons mis la plus grande partie de notre vie à l'abri des
passions   et   de   la   mort,   que   nous   pourrons   dire   que   nous   avons   triomphé   de   nos
passions. Ce n'est donc pas parce que nous triomphons de nos passions que nous
avons la béatitude ; c'est, au contraire, parce que nous avons la béatitude que nous
pouvons   triompher   de   nos   passions.   Ne   regardons   jamais   notre   misère   ni   notre
esclavage ; regardons de l'autre côté, vers le vrai et vers la joie ; vivons d'abord dans
le vrai le plus que nous pourrons, fondons en nous la joie incorruptible, et par cela
même nous serons affranchis de nos passions. « La béatitude n'est pas la récompense
de la vertu, mais la vertu même. »
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 71

Conclusion

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À examiner l'âme humaine et à la bien définir, on trouvera que l'erreur n'est rien et
que le méchant n'est qu'esclave. Il faut donc se résigner à la nécessité de Dieu qui
consiste en l'inertie des corpuscules. D'où l'on revient, par une fuite en soi­même, à
l'Esprit du Fils, qui est tout de grâce. Et enfin à l'esprit tout seul qui est fantaisie et
frivolité. À chacun de fêter sa Pentecôte, qui consiste à jouir du bonheur de penser, et
à pardonner à Dieu. C'est là l'idée la plus cachée et la plus pacifiante. Repousser de
soi le Pascal qui ne cesse d'importuner Dieu.

Et soyez heureux.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 72

Alain.

Le 5 décembre 1946.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 73

Table analytique
DES MATIÈRES ET DES
RÉFÉRENCES

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N. B. Nous renvoyons aux divisions indiquées par l'auteur même, pour l'Éthique,
le Traité Politique, le Traité Théologico­Politique; les Lettres sont désignées par leur
numéro d'ordre dans l'édition originale et c'est celui qui leur est conservé dans la
plupart des éditions. Le  Traité de la Réforme de l'entendement  n'a pas de divisions
naturelles ; l'auteur est allé à la ligne soixante­douze fois; nous supposons cet ouvrage
divisé en soixante­douze alinéas.

LA VIE ET LES ŒUVRES DE SPINOZA


Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 74

Que sa vie fut d'un sage. Tr. Th.­p., Préf. Épist., 54
Qu'il fut accusé d'athéisme. Épist., 47, 49
Les œuvres de Spinoza
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 75

LA PHILOSOPHIE DE SPINOZA

INTRODUCTION

Que les hommes sont méchants et malheureux. Éth., III, P. 32, Sch. ; IV, P. 37,
Sch. 1

Tr. de la R., 3; Tr. Th.­p., Préf.

Que la superstition ajoute encore à leur malheur. Éth., IV, P. 63, Sch.; Append.,
ch. XXXI

Que le remède est dans la révélation intérieure. Éth., IV, P. 68, Sch. ; Tr. Th.­p.,
ch. I, IV, XV

1. LA MÉTHODE RÉFLEXIVE

Que la vérité n'est pas un caractère extrinsèque de l'idée. Éth., II, Déf. 4 ; Tr. de la
R., 38 ; Épist., 27

De la connaissance par ouï­dire et par expérience (1er genre). Tr. de la R., 11, 12,
15, 22, 23

Distinction entre l'existence et l'essence. Tr. de la R., 38, 48, 50, 67, 69 ; Tr. Pol.,
II, 2

Que les idées abstraites sont tout à fait confuses. Éth., II, P. 40, Sch. 1 ; Tr. de la
R., 31, 47, 56

De la connaissance déductive ou Raison (2e genre). Tr. de la R., 15, 24; Épist., 42.

Différence entre la fiction et l'idée vraie. Tr. de la R., 33, 34, 36, 37

Ce que c’est que connaître les choses comme éternelles. Éth., II, P. 44; Tr. de la
R., 57, 67
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 76

Que la déduction ne se suffit pas à elle­même. Épist., 45

Que la déduction suppose la connaissance intuitive (3e genre). Éth., II, P. 40, Sch.
2 ; Tr. de la R., 15, 25

Que le vrai est nécessairement comme immédiatement. Éth., II, P. 43, Sch.; Tr. de
la R., 26

Ce qu'est la méthode réflexive. Tr. de la R., 26, 60

Qu'il faut partir de l'idée de Dieu. Tr. de la R., 38

II. DE DIEU ET DE L'ÂME

Idée de Dieu. Éth., I, Déf. 3 et 6; Tr. de la R.,
39, 51 et sqq. ; Épist., 29

Existence de Dieu. Éth., 1, P. 7, 11 ; Épist., 29 Tr. de la R., 53

Qu'il n'y a qu'un Dieu. Éth., I, P. 5, 12, 13, 14 Épist., 39

L'éternité de Dieu. Éth., I, P. 19, 20; Épist., 29

Dieu cause de tout. Éth., I, P. 16, 18

Des attributs de Dieu et notamment de l'étendue et de la pensée. Éth., I, Déf. 4, P.
9; II, P. 1, 2; Épist., 66

Des modes. Éth., I, Déf. 5

Que l'idée d'une chose a pour cause Dieu en deux sens. Éth., II, P. 3, 8, 9

De l'âme humaine, comment elle est unie au corps. Éth., II, P. 11; III, P. 2, Sch.

Que l'âme perçoit ce qui se passe dans le corps. Éth., II, P. 12

De l'imagination. Éth., II, P. 16, 17; Tr. de la R., 41

De la mémoire. Éth., II, P. 18, Sch.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 77

Que la connaissance du premier genre est nécessairement inadéquate. Éth., II, P.
25,26,28,30,31

Des fausses idées générales. Éth., II, P. 40, Sch. 1 ; Tr. de la R., 31, 47, 56

De la contingence et de l'idée de temps. Éth,, 11, P. 44, Sch.

Que la connaissance du deuxième genre ou Raison est nécessairement vraie. Éth.,
II, P. 37, 38, 39, 40, 41

Qu'il n'y a rien de positif dans l'erreur. Éth., II, P. 33, 35

Que la volonté n'est pas distincte de l'entendement, ni le jugement, de l'idée. Éth.,
II, P. 49

Qu'il n'y a point de volonté libre. Éth., II, P. 48,49, Sch. ; III, P. 2, Sch.

Où l'homme doit chercher la vérité et le bonheur. Éth., IV, P. 1, Sch. ; V, P. 20,
Sch.

III. DES SENTIMENTS ET DES PASSIONS

Que nos passions résultent de notre limitation. Éth., III, Préf. ; IV, P. 2,3

Ce que c’est qu'agir et pâtir. Éth., III, Déf. 1, 2, P. 1 ; Tr. de la R., 68

Ce que c'est qu'action et passion. Éth., III, P. 3 ; IV, Append., ch. II

Que les passions résultent des idées inadéquates. Éth., III, P. 1, 3

Toute chose s'efforce de persévérer dans l'être. Éth., II I, P. 4, 6

En quel sens il y a dans l'âme la volonté et le désir. Éth., III, P. 7, 9, 39, Sch. Déf.
des Sts, 1

De la Joie et de la Tristesse. Éth., III, P. 11, Sch., Déf. gén. des Sts. Expl.

De l'Amour et de la Haine. Éth., III, P. 12, 13, Sch.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 78

Effets de l'association des idées sur les sentiments. Éth., III, P. 14, 15, 16, 17, 36,
46, 50.

De l'Espérance et de la Crainte. Éth., III, P. 18

Des sentiments qui résultent en nous de la tristesse et de la joie d'autrui. Éth., III,
P. 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26

De l'influence de l'imitation sur les sentiments. Éth., III, P. 27, 29, 30, 31

De l'envie et de la jalousie. Éth., III, P. 32, 33, 34, 35

Des sentiments qui résultent en nous de l'amour et de la haine qu'éprouvent les
autres. Éth., III, P. 40, 41, 42, 43, 44, 45

Que l'homme hait plus un autre homme que n'importe quoi. Éth., III, P. 32, Sch. ;
P. 38, 48, 49; IV, Append., ch. X.

Que les sentiments sont tous différents.  Éth., III, P. 51, 56, 57 ; Tr. Pol., 1, 4

IV. DE L'ESCLAVAGE DE L’HOMME

Comment les hommes sont amenés à vivre en société. Éth., IV, P. 35, Sch. ; P. 37,
Sch. 2; Tr. Th.­p., ch. V, XVI; Tr. p., II, 13, 15 ; V, 2

Comment une passion est contenue par une passion contraire. Éth., IV, P. 71

Ce qu'on appelle alors bien et mal.  Éth., IV, P. 37, Sch. 2;  Append., ch.  XVI,


XXXI

À quel point de vue sont alors distingués des vices et des vertus. Éth., IV, P. 37,
Sch. 2

Que la tristesse est nécessairement mauvaise. Éth., IV, P. 41, 45, Sch.

Que la haine est nécessairement mauvaise. Éth., IV, P. 45, Sch.

Que la pitié est une fausse vertu. Éth., IV, P. 50

Que le repentir est une fausse vertu. Éth., IV, P. 54
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 79

Que l'humilité est une fausse vertu.  Eth.,  IV, P. 53, 55, 56; Append., ch.  XXII,


XXIII

Que la crainte de l'opinion est une fausse vertu. Éth., IV, P. 48, 49

Que la crainte de la mort n'est pas conforme à la raison. Éth., IV, P. 47, 67

Que le bien véritable ne résulte pas de ce qu’on évite le mal.  Éth., IV, P. 63 ;
Append., ch. XXV

Que la seule pensée du mal est mauvaise.  Éth.,  IV, P. 8, 64, 68; Append., ch.


XXV

Que les hommes ne peuvent être sauvés que par l'idée de Dieu.  Éth.,  IV, P. 68,


Sch.

V. DE LA RAISON

Qu'aucune liberté véritable ne peut résulter de la connaissance du premier genre.
Éth., IV, P. I, Sch.

Qu'il est inutile de s'insurger contre les passions.  Éth.,  IV, P. 1, 2, 3, 4, 15 ; V,


préf.

Que ceux qui paraissent se sacrifier sont en réalité esclaves. Éth., IV, P. 20, Sch. P
25

Que ceux qui se tuent sont esclaves. Éth., IV P. 20, Sch.

Que l'individu ne peut désirer un bien extérieur à lui. Éth., IV, P. 21, 22, 25 ; Tr.
Pol., 11, 3

Que le désir de persévérer dans l'être est le seul fondement de la vertu. Éth., IV;
Déf. 8, P. 20; Tr. Pol., II, 3, 4

Que la Joie est bonne. Éth., IV; P. 41, 45, Sch. ; Append., ch. XXXI

Distinction du plaisir et de la gaieté. Éth., IV, P. 42, 44, Sch.; 45, 60 ; Append.,
ch. XXX
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 80

Ce que C'est qu’agir réellement; que c'est comprendre. Éth., IV, P. 23, 24, 26, 27;
Tr. Pol., II, 11

Que la Raison est une source de joie. Éth., III, P. 53, 58, 59

Que la Raison est le vrai bien,. Éth., IV, P. 26, 27, 61

Que c'est par l'idée de Dieu que la connaissance du deuxième genre ou Raison est
possible. Éth., IV, P. 28; Append., ch. IV

En quoi l'homme raisonnable diffère de l'homme passionné.  Éth.,  IV, P. 59, 62,


66, 69;V, P. 7

En quel sens la Raison nous donne de la puissance contre nos passions. Éth., IV,
P. 4, Cor. ; P. 59 ­, V, P. 3, 4 , Sch., 5, 20 Schol.

Que rien n'est plus utile à l'homme raisonnable que l'homme raisonnable. Éth,, IV,
P. 29, 30, 31, 35, 71 ; Append., ch. IX.

Que la Raison est source de concorde et non de haine. Éth., IV, P. 36, 37

Que l'homme raisonnable répond à la haine par l'amour. Éth., IV, P. 46

Que l'homme raisonnable ne peut être perfide. Éth., IV, P. 72.

Qu'en obéissant aux lois, il reste libre. Éth., IV, P. 73 ; Tr. Pol., III, 7 ; IV, 4

VI. DE LA LIBERTÉ ET DE LA BÉATITUDE

Que c'est Dieu qui sauve l'homme raisonnable. Éth., II, P. 40; IV, P. 28; Append.,
ch. IV

Mais que l'homme raisonnable peut vivre néanmoins selon la vertu, en ignorant
Dieu. Éth., V, P. 41.

Que   pourtant   il   y   a   une   connaissance   supérieure   à   la   Raison,   qui   est   la


connaissance du troisième genre. Éth., II, P. 40, Sch. 2 ; V, P. 25, 28 ; Tr. de la R., 15,
25, 26
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 81

Que cette connaissance est supposée par la déduction. Éth., II, P. 40, Sch. 2; P. 43,
Sch. ; V, P. 36, Sch.

Que l'âme humaine peut connaître Dieu. Éth., II, P. 45, 46, 47; V, P. 14, 24, 30;
Tr. Th.­p., ch. IV

Que cette connaissance est aussi amour de Dieu. Éth., V, P. 15, 27, 32.

Que cet amour intellectuel de Dieu est éternel. Éth., V, P. 18, 19, 20, 33, 34, 37

Différence entre la Raison et la Connaissance du troisième genre. Éth., V, P. 33,
36, Sch.

Que   l'on   ne   peut   passer   à   la   connaissance   du   troisième   genre   que   de   la


connaissance du deuxième genre. Éth., V, P. 28.

Éternité de l'âme en Dieu. Éth., V, P. 22, 23,29,31

Que la béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même. Éth., IV,
P. 38, 39 ; V, P. 38, 39, 42.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 82

MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE

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SPINOZA. Œuvres, par Gfrœrer, dans le Corpus Philosophorum, t. III, Stuttgart,
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SPINOZA,  Œuvres   complètes,  traduites   et   annotées   par   J.   G.   Prat,   Paris,


Hachette.

SPINOZA. Œuvres complètes, Van Vloten et Land, 2 vol. in­8°, La Haye, 1882.

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contemporaine).

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H. FULLERTON. L'immortalité selon Spinoza, Philadelphie, 1900.

Voir aussi les œuvres de Bayle, Gœthe, Schleiermacher, Fichte, Schelling, Hegel,
Jouffroy, Cousin, Renan, etc., et les Histoires de la philosophie moderne.

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