Decameron: Édition Intégrale
Par Jean Boccace
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Decameron - Jean Boccace
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »
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Jean Boccace
DECAMERON
Traduction de Antoine Sabatier de Castres
© 2019 Éditions Synapses
VIE DE BOCCACE
Jean Boccaccio ou Boccace, issu de parents peu riches, quoique ses aïeux eussent longtemps occupé à Florence les premières places de la magistrature, naquit en 1313, à Certaldo, petite ville de Toscane, peu éloignée de la capitale. Il fit ses premières études sous Jean de Strada, fameux grammairien de son temps, qui tenait son école à Florence. Ses progrès rapides, et le goût qu’il montrait pour la littérature, n’empêchèrent point Boccacio di Chellino, son père, de le destiner au commerce. Il l’obligea de renoncer au latin pour se livrer à l’arithmétique ; et dès qu’il fut en état de tenir les livres de compte, il le plaça chez un négociant qui l’amena à Paris.
Plus fidèle à ses inclinations qu’à ses devoirs de commis, Boccace, dégoûté du commerce, négligea les affaires du négociant, et le força, par ce moyen, d’engager ses parents à le rappeler. De retour dans sa patrie, après six ans d’absence, on lui fit étudier le droit canonique, dont la science conduisait alors aux honneurs et à la fortune ; mais l’étude des lois était trop aride pour flatter le goût d’un jeune homme épris des charmes de la littérature, et doué d’une imagination aussi vive que féconde ; aussi donna-t-il plus de temps à la lecture des poëtes, des orateurs et des historiens du siècle d’Auguste, qu’aux leçons du fameux Cino de Pistoie, qui expliquait alors le Code ; et quand il fut devenu son maître, par la mort de son père, il ne cultiva plus que les muses.
Le premier usage de sa liberté fut d’aller voir Pétrarque à Venise, qui, charmé de son esprit et surtout de son caractère, par l’analogie qu’il avait avec le sien, se lia avec lui de l’amitié la plus étroite et la plus digne d’être proposée pour modèle aux gens de lettres. Quoiqu’ils courussent tous deux la même carrière, on n’aperçoit pas que la plus légère aigreur ait jamais altéré leurs sentiments. Personne n’a plus loué Pétrarque et ses ouvrages que Boccace ; et personne n’a montré plus d’estime pour Boccace que ce poëte célèbre.
Pendant son séjour à Venise, Boccace eut occasion de connaître un savant de Thessalonique, fort versé dans la littérature grecque, nommé Léonce Pilate. Comme il était jaloux d’apprendre la langue d’Homère et de Thucydide, pour lire dans l’original ces auteurs qu’il ne connaissait que par des traductions latines, il persuada à ce savant d’aller s’établir à Florence, et le prit chez lui jusqu’à ce qu’il lui eût procuré une chaire de professeur pour expliquer les auteurs grecs. C’est ce qu’il nous apprend lui-même dans son livre de la Généalogie des Dieux, écrit en latin, et où il le cite souvent ; non que ce professeur eût composé des ouvrages, mais parce que Boccace avait eu soin d’écrire, dans ses recueils, plusieurs des choses qu’il avait apprises de lui dans la conversation.
La famille de Pétrarque avait été chassée de Florence avec les Gibelins, dès le commencement du quatorzième siècle. La célébrité que ce poëte, alors retiré à Padoue, s’était acquise par ses ouvrages et par les honneurs distingués qu’ils lui avaient mérités, détermina les Florentins à lui députer un ambassadeur chargé de négocier son retour, en offrant de lui rendre, des deniers publics, tous les biens que son père Petraccolo avait possédés. Boccace fut choisi d’une voix unanime pour cette commission. Il eut ensuite l’honneur d’être employé à des négociations plus importantes. Ses concitoyens lui confièrent plusieurs fois les intérêts de la république auprès des princes qui pouvaient lui nuire ou la protéger ; et, dans toutes ces circonstances, il justifia l’opinion qu’on avait eue de son zèle et de son habileté.
Les biographes italiens et français qui parlent de Boccace s’étendent beaucoup sur ses ouvrages, et ne disent presque rien des événements de sa vie. Aucun n’en fixe les époques ; on ne connaît de bien positives que celles de sa naissance et de sa mort. On sait qu’il voyagea longtemps, qu’il parcourut les principales villes d’Italie ; mais on ignore en quel temps de son âge. Voici ce que nous avons recueilli de plus intéressant dans les différents auteurs qui ont écrit sa vie ou commenté ses écrits.
Après qu’il eut quitté la France, il se rendit à Naples, où il passa quelques jours. Là, se trouvant par hasard sur le tombeau de Virgile, il se sentit saisi d’un si profond respect pour ce grand poëte, qu’il baisa la terre qui avait reçu ses cendres. Le souvenir du plaisir qu’il avait éprouvé à la lecture de ses ouvrages réveillant son premier goût pour les lettres, il jura dès ce moment de renoncer entièrement à l’état qu’il avait d’abord embrassé par condescendance pour ses parents.
Il fit un second voyage à Naples ; et comme il était déjà connu par plusieurs ouvrages, il fut bien accueilli à la cour. Robert était alors sur le trône de Sicile ; et s’il faut en croire le Tassoni, Sansovino et quelques autres auteurs, Boccace devint amoureux et obtint les faveurs de la fille naturelle de ce prince. Un grave historien¹ assure qu’il brûla aussi du plus tendre amour pour Jeanne, reine de Naples et de Jérusalem, et que c’est d’elle-même qu’il a voulu parler dans son Décaméron sous le nom de Fiammetta ou Flamette. Ce qui est certain, c’est qu’il était né avec un penchant extrême pour les femmes ; qu’il les a aimées passionnément, et que l’habit ecclésiastique qu’il prit, avec la tonsure, vers l’âge de vingt-quatre ans, ne l’empêcha pas de leur faire publiquement la cour. C’est pour elles, pour les amuser, pour se les rendre favorables, qu’il composa ses Contes, ainsi qu’il en convient lui-même dans l’espèce de préface qu’il a mise à la tête de la quatrième Journée. Il eut plusieurs enfants de ses maîtresses ; une fille entre autres nommée Violante, qui lui fut chère, et qui mourut fort jeune.
Son goût pour la galanterie ne s’éteignit qu’à l’âge de cinquante ans. Il vécut depuis dans la plus exacte régularité, se repentant sincèrement de tous les égarements qu’il avait à se reprocher, et qu’il n’eût sans doute pas portés si loin, si les mœurs de son temps avaient été moins libres. Comme il n’eut jamais d’ambition, il passa la plus grande partie de ses jours dans la pauvreté ; car il avait vendu, pour acheter des livres, le peu de biens dont il hérita de ses parents. Il passa les dernières années de sa vie à Certaldo, où il mourut en 1375, regretté de tous ceux qui l’avaient connu.
Boccace était d’une figure agréable, quoique peu régulière. Il avait le visage rond, le nez un peu écrasé, les lèvres grosses, mais vermeilles, une petite cavité au menton, qui lui donnait un sourire agréable. Ses yeux étaient vifs et pleins de feu. Il avait la physionomie ouverte et gracieuse. Sa taille était haute, mais un peu épaisse. Tel est à peu près le portrait que Philippe Villani, son contemporain, nous fait de sa personne.
Quant à son caractère, il était doux, affable et fort gai, ou plutôt fort joyeux ; car Boccace faisait plus rire qu’il ne riait lui-même. Tels ont été parmi nous Rabelais et La Fontaine, ses imitateurs. Ami tendre, il eut toujours cette indulgence pour les défauts d’autrui sans laquelle il n’est point d’amitié durable et solide. Il fut lié avec tous les gens de lettres de son temps.
Son savoir était immense pour son siècle, où l’on ne jouissait pas encore des richesses littéraires que l’imprimerie a si promptement répandues. C’est à lui qu’on doit la conservation d’un grand nombre d’auteurs grecs anciens.
Outre le Décaméron, il a laissé plusieurs autres ouvrages qui, pour être moins connus, n’en sont pas moins estimables. La plupart sont écrits en latin et d’un style digne du siècle d’Auguste. Tel est celui qui a pour titre De la Généalogie des Dieux, suivi d’un traité des montagnes, des mers, des fleuves, etc., ouvrage infiniment utile pour l’intelligence des poëtes grecs et latins. Il fut imprimé à Bâle en 1532, avec des notes de Jacques Micyllus.
Il composa plusieurs poëmes dans la langue toscane, qui annoncent une imagination aussi féconde que brillante. Les plus répandus sont le Ninfane Fiesolano, où il chante les amours et les aventures d’Affrico et de Mensola, personnages de son invention ; et la Théséide, ou les actions de Thésée, en stances de huit vers ; manière de versifier qu’il a le premier employée dans la poésie héroïque, et qui a eu beaucoup d’imitateurs parmi les poëtes italiens. Le plus connu de ses ouvrages en prose, après le Décaméron, est celui qui a pour litre : il Labyrinto d’Amore ou l’Amorosa Visione.
PROLOGUE
Il faut plaindre les affligés : c’est une loi de l’humanité ; la compassion sied à tous, mais à personne plus qu’à ceux qui en ont eu besoin et en ont éprouvé les salutaires effets. Si jamais homme en ressentit les bienfaits, c’est moi. Dès ma plus tendre jeunesse, je devins éperdument amoureux d’une dame d’un mérite éclatant, d’une naissance illustre, trop illustre peut-être pour un homme de basse condition comme moi ; quoi qu’il en soit, les discrets confidents de ma passion, loin de blâmer mes sentiments, les louèrent fort et ne m’en considérèrent que mieux ; cependant j’éprouvais un violent tourment, non pas que j’eusse à me plaindre des cruautés de ma dame, mais parce que le feu qui me dévorait excitait en moi des ardeurs inextinguibles : dans l’impossibilité de les satisfaire, à cause de leur excès, mes tortures étaient affreuses. J’en serais mort sans aucun doute, si ne m’étaient venues en aide les consolations d’un ami, qui entreprit de faire diversion à mes chagrins en m’entretenant de choses intéressantes et agréables.
Mais grâce à celui dont la puissance est sans bornes et qui veut que, par une loi immuable, toutes choses en ce monde aient une fin, mon amour, dont l’effervescence était telle qu’aucune considération de prudence, de déshonneur évident ou de péril n’en pouvait triompher ni apaiser la violence, s’amoindrit lui-même avec le temps, de manière à ne plus me laisser dans l’esprit qu’un doux sentiment. J’aime à présent comme il faut aimer pour être heureux ; je ressemble à celui qui sur mer se contente d’une navigation unie et ne se lance pas à travers les aventures. Toute fatigue a sa peine : je sens tout ce qu’il y a de délicieux dans le repos. Bien que mes tourments aient cessé, je n’ai cependant pas perdu la mémoire du bienfait que j’ai reçu de ceux qui, par l’affection qu’ils me portaient, souffraient de mes douleurs. Non, jamais ce souvenir ne s’effacera : la tombe seule l’éteindra. Et comme la reconnaissance est, à mon sens, la plus louable de toutes les vertus, et l’ingratitude le plus odieux de tous les vices, pour ne pas paraître ingrat, j’ai résolu, à présent que j’ai recouvré ma liberté, de donner quelques consolations, sinon à ceux qui m’en ont donné et qui n’en ont peut-être pas besoin, du moins à ceux à qui elles peuvent être nécessaires.
Plus on est malheureux, plus on souffre, mieux les consolations sont reçues : aussi dois-je adresser les miennes, encore bien qu’elles soient fort peu de chose, aux dames plutôt qu’aux hommes. La délicatesse, la pudeur, leur font souvent cacher la flamme amoureuse qui les brûle ; c’est un feu d’autant plus violent qu’il est enseveli : ceux-là seuls le savent qui l’ont éprouvé. D’ailleurs, sans cesse contraintes de renfermer en elles-mêmes leurs volontés et leurs désirs, esclaves des pères, des mères, des frères, des maris, qui la plupart du temps les retiennent prisonnières dans l’étroite enceinte de leur chambre, où elles demeurent oisives, elles sont livrées aux caprices de leur imagination, qui travaille ; mille pensées diverses les assiégent à la même heure, et il n’est pas possible que ces pensées soient toujours gaies. Vienne à s’allumer dans leur cœur l’amoureuse ardeur, arrive aussitôt la mélancolie, qui s’empare d’elles et que chasse seul un joyeux entretien.
On doit en outre demeurer d’accord qu’elles ont beaucoup moins de force que les hommes pour supporter les chagrins de l’amour. La condition des amants est d’ailleurs beaucoup moins misérable : c’est chose facile à voir. Ont-ils quelque grave sujet de tristesse, ils peuvent se plaindre, et c’est déjà un grand soulagement ; ils peuvent, si bon leur semble, se promener, courir les spectacles, prendre cent exercices divers ; aller à la chasse, à la pêche, courir à pied, à cheval, faire le commerce. Ce sont autant de moyens de distraction qui peuvent guérir en tout ou en partie du moins, pour un temps plus ou moins long, le mal que l’on souffre ; puis, de manière ou d’autre, les consolations arrivent et la douleur s’en va.
Pour réparer autant qu’il est en moi les torts de la fortune, qui a donné le moins de sujets de distraction au sexe le plus faible, je me propose, pour venir en aide à celles qui aiment (car pour les autres il ne leur faut que l’aiguille et le fuseau), de raconter cent nouvelles, ou fables, ou paraboles, ou histoires, à notre choix. Ces contes sont divisés en dix journées et racontés par une honnête société composée de sept dames et de trois cavaliers, durant la peste qui a tout dernièrement causé une si effrayante mortalité : de temps en temps les aimables dames chantent les chansons qu’elles préfèrent. On trouvera dans ces nouvelles plusieurs aventures galantes tant anciennes que modernes : les dames qui les liront y trouveront du plaisir et des conseils utiles ; elles verront par ces exemples ce qu’il faut éviter et ce qu’il faut imiter. Si cela arrive (et Dieu veuille qu’il en soit ainsi), j’en rendrai grâce à l’amour, qui, en me délivrant de ses chaînes, m’a mis en état de pouvoir tenter quelque chose qui puisse plaire aux dames.
PREMIÈRE JOURNÉE
INTRODUCTION
Quand je songe, sexe aimable, que vous avez naturellement le cœur sensible et compatissant, je ne doute point que cette introduction ne vous cause de l’ennui et du dégoût, par le souvenir affreux qu’elle va vous retracer de cette terrible peste qui fit de si cruels ravages dans les lieux où elle pénétra. Mon dessein n’est cependant pas de vous détourner, par ce tableau, de la lecture de cet ouvrage, mais de vous rendre plus agréables les choses qui suivront ce triste préliminaire. Un voyageur, qui gravit avec peine au haut d’une montagne escarpée, goûte un plus doux plaisir lorsque, parvenu au sommet, il découvre devant lui une plaine vaste et délicieuse. De même, sexe charmant, j’ose vous promettre que la suite vous dédommagera amplement de l’ennui que pourra vous causer ce commencement. Ce n’est pas que je n’eusse désiré de vous conduire, par un sentier moins pénible, dans les lieux agréables que je vous annonce, et que je n’eusse volontiers commencé par les histoires divertissantes que je publie ; mais le récit que je vais faire doit nécessairement les précéder. On y apprendra ce qui les a fait naître, et quels sont les personnages qui vont les raconter.
L’an 1348, la peste se répandit dans Florence, la plus belle de toutes les villes d’Italie. Quelques années auparavant, ce fléau s’était fait ressentir dans diverses contrées d’Orient, où il enleva une quantité prodigieuse de monde. Ses ravages s’étendirent jusque dans une partie de l’Occident, d’où nos iniquités, sans doute, l’attirèrent dans notre ville. Il y fit, en très-peu de jours, des progrès rapides, malgré la vigilance des magistrats, qui n’oublièrent rien pour mettre les habitants à l’abri de la contagion. Mais ni le soin qu’on eut de nettoyer la ville de plusieurs immondices, ni la précaution de n’y laisser entrer aucun malade, ni les prières et les processions publiques, ni d’autres règlements très-sages, ne purent les en garantir.
Pendant le temps de cette calamité, un mardi matin, sept jeunes dames, en habit de deuil, comme la circonstance présente semblait l’exiger, se rencontrèrent dans l’église de Sainte-Marie-la-Nouvelle. La plus âgée avait à peine accompli vingt-huit ans, et la plus jeune n’en avait pas moins de dix-huit. Elles étaient toutes unies par les liens du sang, ou par ceux de l’amitié ; toutes de bonne maison, belles, sages, honnêtes et remplies d’esprit. Je ne les nommerai pas par leur propre nom, parce que les contes que je publie étant leur ouvrage, et les lois du plaisir et de l’amusement étant plus sévères aujourd’hui qu’elles ne l’étaient alors, je craindrais, par cette indiscrétion, de blesser la mémoire des unes et l’honneur de celles qui vivent encore. Je ne veux pas d’ailleurs fournir aux esprits envieux et malins des armes pour s’égayer sur leur compte ; mais, afin de pouvoir faire connaître ici ce que disait chacune de ces dames, je leur donnerai un nom conforme, en tout ou en partie, à leur caractère et à leurs qualités. Je nommerai la première, qui était la plus âgée, Pampinée ; la seconde, Flamette ; la troisième, Philomène ; la quatrième, Émilie ; la cinquième, Laurette ; la sixième, Néiphile ; et je donnerai, non sans sujet, à la dernière, le nom d’Élise.
Ces dames, s’étant donc rencontrées, par hasard, dans un coin de l’église, s’approchèrent l’une de l’autre, après que l’office fut fini, et formèrent un cercle. Elles poussèrent d’abord de grands soupirs, en se regardant mutuellement, et commencèrent à s’entretenir sur le fléau qui désolait leur patrie. Madame Pampinée prit aussitôt la parole : « Mes chères dames, dit-elle, vous avez sans doute, ainsi que moi, ouï dire que celui qui use honnêtement de son droit, ne fait injure à personne. Rien n’est plus naturel à tout ce qui respire que de chercher à défendre et à conserver sa vie autant qu’il le peut. Ce sentiment est si légitime, qu’il est souvent arrivé que, par ce motif, on a tué des hommes, sans avoir été jugés criminels, ou du moins dignes de châtiment. S’il est des cas où une telle conduite est autorisée par les lois, qui n’ont pour objet que l’ordre et le bonheur de la société, à plus forte raison pouvons-nous, sans offenser personne, chercher et prendre tous les moyens possibles pour la conservation du notre vie. Quand je réfléchis sur ce que nous venons de faire ce matin, sur ce que nous avons fait les autres jours, et sur les propos que nous tenons en ce moment, je juge, et vous le jugez tout comme moi, que chacune de nous craint pour elle-même ; et il n’y a là rien d’étonnant. Mais, ce qui me surprend fort, c’est que douées, comme nous le sommes, d’un jugement de femme, nous n’usions pas de quelque remède contre ce qui fait l’objet de nos justes craintes. Il semble que nous demeurons ici pour tenir registre de tous les morts qu’on apporte en terre, ou pour écouter si ces religieux, dont le nombre est presque réduit à rien, chantent leur office à l’heure précise, ou pour montrer, par nos habits, à quiconque vient ici, les marques de notre infortune et de l’affliction publique. Si nous sortons de cette église, nous ne voyons que morts ou que mourants qu’on transporte çà et là ; nous rencontrons des scélérats autrefois bannis de la ville pour leurs crimes, et qui aujourd’hui profitent du sommeil des lois pour les enfreindre de nouveau. Nous voyons les plus mauvais sujets de Florence (qui, engraissés de notre sang, se font nommer fossoyeurs) courir à cheval dans tous les quartiers, et nous reprocher, dans leurs chansons déshonnêtes, nos pertes et nos malheurs ; enfin, nous n’entendons partout que ces paroles : « Tels sont morts, tels vont mourir ; » et, s’il y avait encore des citoyens sensibles, nos oreilles seraient sans cesse frappées de plaintes et de gémissements. Je ne sais si vous l’éprouvez comme moi ; mais, quand je rentre au logis, et que je n’y trouve que ma servante, j’ai une si grande peur, que tous mes cheveux se dressent sur la tête. En quelque endroit que j’aille, il me semble que je vois l’ombre des trépassés, non pas avec le même visage qu’ils avaient pendant leur vie, mais avec un regard horrible et des traits hideux, qui leur sont venus je ne sais d’où. Je ne puis goûter nulle part un moment de tranquillité… »
Ses compagnes l’ayant interrompue pour lui dire que leur sort était tout aussi désagréable que le sien, elle reprit aussitôt la parole pour leur faire remarquer que de toutes les personnes qui avaient un endroit à pouvoir se retirer hors de la ville, elles étaient peut-être les seules qui n’en eussent pas profité ; qu’il y avait une sorte d’indécence attachée au séjour de Florence, depuis que la corruption, fruit du désordre général, s’y était introduite ; qu’elle était si grande, que les religieuses, sans respect pour leurs vœux, sortaient de leur couvent, et se livraient sans mesure aux plaisirs les plus charnels, sous prétexte que ce qui convenait aux autres femmes devait leur être permis. « D’après cela, mesdames, que faisons-nous ici ? ajouta-t-elle avec vivacité. Qu’y attendons-nous ? À quoi pensons-nous ? Pourquoi sommes-nous plus indolentes sur le soin de notre conservation et de notre honneur, que tout le reste des citoyens ? Nous jugeons-nous moins précieuses que les autres ; ou nous croyons-nous d’une nature différente, capable de résister à la contagion ? Quelle erreur serait la nôtre ! Pour nous détromper, rappelons-nous ce que nous avons vu, et ce qui se passe même encore sous nos yeux. Que de femmes jeunes comme nous, que de jeunes gens aimables, frais et bien constitués, ont été les tristes victimes de l’épidémie ! Ainsi, pour ne pas éprouver un pareil sort, qu’il ne sera peut-être pas dans deux jours en notre pouvoir d’éviter, mon avis serait, si vous le trouvez bon, que nous imitassions ceux qui sont sortis ou qui sortent de la ville ; et que, fuyant la mort et les mauvais exemples qu’on donne ici, nous nous retirassions honnêtement dans quelqu’une de nos maisons de campagne pour nous y livrer à la joie et aux plaisirs, sans toutefois passer en aucune manière les bornes de la raison et de l’honneur. Là, nous entendrons le doux chant des petits oiseaux ; nous contemplerons l’agréable verdure des plaines et des coteaux, nous jouirons de la beauté de mille espèces d’arbres chargés de fleurs et de fruits ; les épis ondoyants nous offriront l’image d’une mer doucement agitée. Là, nous verrons plus à découvert le ciel, qui, quoique courroucé, n’étale pas moins ses beautés, mille fois plus agréables que les murailles de notre cité déserte. À la campagne, l’air est beaucoup plus pur, plus frais ; nous y trouverons en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie. Nos yeux n’y seront pas du moins fatigués de voir sans cesse des morts ou des malades ; car, quoique les villageois ne soient pas à l’abri de la peste, le nombre des pestiférés y est beaucoup plus petit, proportions gardées. D’ailleurs, faisons attention que nous n’abandonnons ici personne ; nous pouvons dire, au contraire, que nous y sommes abandonnées. Nos époux, nos parents, nos amis, fuyant le danger, nous ont laissées seules, comme si nous ne leur étions attachées par aucun lien. Nous ne serons donc blâmées de personne en prenant le parti que je vous propose. Songez que, si nous refusons de l’embrasser, il ne peut que nous arriver quelque chose de triste et de fâcheux. Ainsi, si vous voulez me croire, prenant avec nous nos servantes et tout ce qui nous est nécessaire, nous irons, dès aujourd’hui, parcourir les lieux les plus agréables de la campagne, pour y prendre tous les divertissements de la saison, jusqu’à ce que nous voyions quel train prendront les calamités publiques. Faites attention surtout, mesdames, que l’honneur même nous invite à sortir d’une ville où règne un désordre général, et où l’on ne peut demeurer plus longtemps sans exposer sa vie ou sa réputation. »
Ce discours de madame Pampinée reçut une approbation générale. Ses compagnes furent si enchantées de son projet, qu’elles avaient déjà cherché en elles-mêmes des moyens pour l’exécution, comme si elles eussent dû partir sur l’heure. Cependant madame Philomène, femme très-sensée, crut devoir leur communiquer ses observations : « Quoique ce que vient de proposer madame Pampinée soit très-raisonnable et très-bien vu, dit-elle, il ne serait pourtant pas sage de l’exécuter sur-le-champ, comme il semble que nous voulons le faire. Nous sommes femmes, et il n’en est aucune, parmi nous, qui ignore que, sans la conduite de quelque homme, nous ne savons pas nous gouverner. Nous sommes faibles, inquiètes, soupçonneuses, craintives et naturellement peureuses : ainsi, il est à craindre que notre société ne soit pas de longue durée, si nous n’avons un guide et un soutien. Il faut donc nous occuper d’abord de cet objet, si nous voulons soutenir avec honneur la démarche que nous allons faire.
– Et véritablement, répondit Élise, les hommes sont les chefs des femmes. Il ne nous sera guère possible de faire rien de bon ni de solide, si nous sommes privés de leur secours. Mais comment pourrons-nous avoir des hommes ? Les maris de la plupart de nous sont morts ; et ceux qui ne le sont pas courent le monde, sans que nous sachions où ils peuvent être actuellement. Prendre des inconnus ne serait pas décent. Il faut pourtant que nous songions à conserver notre santé et à nous garantir de l’ennui du mieux qu’il nous sera possible ! »
Pendant qu’elles s’entretiennent ainsi, elles voient entrer dans l’église trois jeunes gens, dont le moins âgé n’avait pourtant pas moins de vingt-cinq ans. Les malheurs du temps, la perte de leurs amis, celle de leurs parents, les dangers dont ils étaient eux-mêmes menacés, ne les affectaient pas assez pour leur faire oublier les intérêts de l’amour. L’un deux s’appelait Pamphile ; l’autre, Philostrate ; et le dernier, Dionéo : tous trois polis, affables et bien faits. Ils étaient venus en ce lieu dans l’espérance d’y rencontrer leurs maîtresses, qui effectivement se trouvèrent parmi ces dames, dont quelques-unes étaient leurs parentes.
Madame Pampinée ne les eut pas plutôt aperçus : « Voyez, dit-elle en souriant, comme la fortune seconde nos projets, et nous présente à point nommé trois aimables chevaliers, qui se feront un vrai plaisir de nous accompagner, si nous le leur proposons. – Ô ciel ! vous n’y pensez pas, s’écrie alors Néiphile ; faites-bien attention, madame, à ce que vous dites. J’avoue qu’on ne peut parler que très-avantageusement de ces messieurs ; je n’ignore pas combien ils sont honnêtes ; je conviens encore qu’ils sont très-propres à répondre à nos vœux, au delà même de tout ce que nous pouvons désirer ; mais, comme personne n’ignore qu’ils rendent des soins à quelques-unes d’entre nous, n’est-il pas à craindre, si nous les engageons à nous suivre, qu’on n’en glose, et que notre réputation n’en souffre ? – N’importe, dit madame Philomène en l’interrompant, je me moque de tout ce qu’on pourra dire, pourvu que je me conduise honnêtement, et que ma conscience ne me reproche rien. Le ciel et la vérité prendront ma défense, en cas de besoin. Je ne craindrai donc pas de convenir hautement, avec madame Pampinée, que, si ces aimables messieurs acceptent la partie, nous n’avons qu’à nous féliciter du sort qui nous les envoie. »
Les autres dames se rangèrent de son avis ; et toutes, d’un commun accord, dirent qu’il fallait les appeler, pour leur faire la proposition. Madame Pampinée, qui était alliée à l’un d’eux, se leva, et alla gaiement leur communiquer leur dessein, et les pria, de la part de toute la compagnie, de vouloir bien être de leur voyage. Ils crurent d’abord qu’elle plaisantait ; mais, voyant ensuite qu’elle parlait sérieusement, ils répondirent qu’ils se feraient un vrai plaisir de les accompagner partout où bon leur semblerait. Ils s’avancèrent vers les autres dames ; et, leur cœur plein de joie, ils prirent avec elles tous les arrangements nécessaires pour le départ, fixé au lendemain.
Tout le monde fut prêt à la pointe du jour. Chacun arrivé au rendez-vous, on partit gaiement, les dames accompagnées de leurs servantes, et les messieurs de leurs domestiques. L’endroit qu’ils avaient d’abord indiqué n’était qu’à une lieue de la ville : c’était une petite colline, un peu éloignée, de tous côtés, des grands chemins, couverte de mille tendres arbrisseaux. Sur son sommet était situé un château magnifique. On y entrait par une vaste cour bordée de galeries. Les appartements en étaient commodes, riants et ornés des plus riches peintures. Autour du château régnait une superbe terrasse, d’où la vue s’étendait au loin dans la campagne. Les jardins, arrosés de belles eaux, offraient le spectacle varié de toutes sortes de fleurs. Les caves étaient pleines de vins excellents, objet plus précieux pour des buveurs que pour des femmes sobres et bien élevées.
La compagnie fut à peine arrivée et réunie dans un salon garni de fleurs et d’herbes odoriférantes, que Dionéo, le plus jeune et le plus enjoué de tous, commença la conversation par dire : – « Votre instinct, mesdames, en nous conduisant ici, nous a mieux servis que n’aurait fait toute notre prudence. Je ne sais ce que vous avez résolu de faire de vos soucis : pour moi, j’ai laissé les miens à la porte de la ville. Ainsi préparez-vous à rire, à chanter, à vous divertir avec moi ; sinon permettez que je retourne promptement à Florence, reprendre ma mauvaise humeur. – Tu parles comme un ange, répondit madame Pampinée. Oui, il faut se réjouir et avoir de la gaieté, puisque ce n’est que pour bannir le deuil et la tristesse que nous avons quitté la ville. Mais comme il n’y a point de société qui puisse subsister sans règlements, et que c’est moi qui ai formé le projet de celle-ci, je crois devoir proposer un moyen propre à l’affermir et à prolonger nos plaisirs : c’est de donner à l’un de nous l’intendance de nos amusements, de lui accorder à cet égard une autorité sans bornes, et de le regarder, après l’avoir élu, comme s’il était effectivement notre supérieur et notre maître ; et afin que chacun de nous supporte à son tour le poids de la sollicitude, et goûte pareillement le plaisir de gouverner, je serais d’avis que le règne de cette espèce de souverain ne s’étendît pas au delà d’un jour ; qu’on l’élût à présent, et qu’il eût seul le droit de désigner son successeur, lequel nommerait pareillement celui ou celle qui devrait le remplacer. »
Cet avis fut généralement applaudi, et tous, d’une voix, élurent madame Pampinée pour être Reine, cette première journée. Aussitôt madame Philomène alla couper une branche de laurier dont elle fit une couronne, qu’elle lui plaça sur la tête comme une marque de la dignité royale. Après avoir été proclamée et reconnue souveraine, madame Pampinée ordonna un profond silence, fit appeler les domestiques des trois messieurs, et les servantes qui n’étaient qu’au nombre de quatre ; puis elle parla ainsi :
« Pour commencer à faire régner l’ordre et le plaisir dans notre société, et pour vous engager, Messieurs et Dames, à m’imiter à votre tour, à me surpasser même dans le choix des moyens, je fais Parmeno, domestique de Dionéo, notre maître d’hôtel, et le charge en conséquence de veiller à tout ce qui concernera le service de la table. Sirisco, domestique de Pamphile, sera notre trésorier et exécutera de point en point les ordres de Parmeno. Pour Tindaro, domestique de Philostrate, il servira non-seulement son maître, mais encore les deux autres messieurs, quand leurs propres domestiques n’y pourront pas vaquer. Ma femme de chambre et celle de madame Philomène travailleront à la cuisine et prépareront avec soin les viandes qui leur seront fournies par le maître d’hôtel. La domestique de madame Laurette et celle de madame Flamette feront l’appartement de chaque dame, et auront soin d’entretenir dans la propreté la salle à manger, le salon de compagnie, et généralement tous les lieux fréquentés du château. Faisons savoir en outre, à tous en général, et à chacun en particulier, que quiconque désire de conserver nos bonnes grâces, se garde bien, en quelque lieu qu’il aille, de quelque part qu’il vienne, quelque chose qu’il voie ou qu’il entende, de nous apporter ici des nouvelles tant soit peu tristes ou désagréables. »
Après avoir ainsi donné ses ordres en gros, la Reine permit aux dames et aux messieurs d’aller se promener dans les jardins jusqu’à neuf heures, qui était le temps où l’on devait dîner. La compagnie se sépare : les uns vont sous des berceaux charmants, où ils s’entretiennent de mille choses agréables ; les autres vont cueillir des fleurs, et forment de jolis bouquets qu’ils distribuent à ceux qui les aiment. On court, on folâtre, on chante des airs tendres et amoureux.
À l’heure marquée, les uns et les autres rentrèrent dans le château, où ils trouvèrent que Parmeno n’avait pas mal commencé à remplir sa charge. Ils furent introduits dans une salle embaumée par le parfum des fleurs, et où la table était dressée. On servit bientôt des mets délicatement préparés : des vins exquis furent apportés dans des vases plus clairs que le cristal, et la joie éclata pendant tout le repas.
Après le dîner, Dionéo, pour obéir aux ordres de Pampinée, prit un luth, et Flamette une viole. La Reine et toute la compagnie dansèrent au son de ces instruments. Le chant suivit la danse, jusqu’à ce que Pampinée jugea à propos de se reposer. Chacun se retira dans sa chambre et se jeta sur un lit parsemé de roses. Vers une heure après midi, la Reine s’étant levée, fit éveiller les hommes et les femmes, donnant pour raison que trop dormir nuisait à la santé. On alla dans un endroit du jardin que le feuillage des arbres rendait impénétrable aux rayons du soleil, où la terre était couverte d’un gazon de verdure, et où l’on respirait un air frais et délicieux. Tous s’étant assis en cercle, selon l’ordre de la Reine : – « Le soleil, leur dit-elle, n’est qu’au milieu de sa course, et la chaleur est encore moins vive ; nous ne pourrions en aucun autre lieu être mieux qu’en cet endroit, où le doux zéphyr semble avoir établi son séjour. Voilà des tables et des échecs pour ceux qui voudront jouer ; mais si mon avis est suivi, on ne jouera point. Dans le jeu, l’amusement n’est pas réciproque : presque toujours l’un des joueurs s’impatiente et se fâche, ce qui diminue beaucoup le plaisir de son adversaire, ainsi que celui des spectateurs. Ne vaudrait-il pas mieux raconter quelques histoires, dire quelques jolis contes, en fabriquer même, si l’on n’en sait pas ? Dans ces sortes d’amusements, celui qui parle et celui qui écoute sont également satisfaits. Si ce parti vous convient, il est possible que chacun de nous ait raconté sa petite nouvelle avant que la chaleur du jour soit tombée ; après quoi, nous irons où bon nous semblera. Je dois pourtant vous prévenir que je suis très-disposée à ne faire en ceci que ce qui vous plaira davantage. Si vous êtes à cet égard d’un sentiment contraire, je vous laisse même la liberté de choisir le divertissement que vous jugerez le meilleur. »
Les dames et les messieurs répondirent unanimement qu’ils n’en connaissaient point de plus agréable que celui qu’elle proposait. « J’aime les Contes à la fureur, dit l’enjoué Dionéo. Oui, madame, il faut dire des Contes : rien n’est plus divertissant.
– Puisque vous pensez tous comme moi, répliqua madame Pampinée, je vous permets de parler sur la matière qui vous paraîtra la plus gaie et la plus amusante. » Alors, se tournant vers Pamphile, qui était assis à sa droite, elle le pria gracieusement de commencer ; et Pamphile obéit en racontant l’histoire que vous allez lire.
NOUVELLE PREMIÈRE
LE PERVERS INVOQUÉ COMME UN SAINT
Il y avait autrefois en France un nommé François Musciat, qui, de riche marchand, était devenu un grand seigneur de la cour. Il eut ordre d’accompagner en Toscane Charles-sans-Terre, frère du roi de France, que le pape Boniface y avait appelé. Les dépenses qu’il avait faites avaient mis ses affaires en désordre, comme le sont le plus souvent celles des marchands ; et prévoyant qu’il lui serait impossible de les arranger avant son départ, il se détermina à les mettre entre les mains de plusieurs personnes. Une seule chose l’embarrassait : il était en peine de trouver un homme assez intelligent pour recouvrer les sommes qui lui étaient dues par plusieurs Bourguignons. Il savait que les Bourguignons étaient gens de mauvaise composition, chicaneurs, brouillons, calomniateurs, sans honneur et sans foi, tels enfin qu’il n’avait encore pu rencontrer un homme assez méchant pour leur tenir tête. Après avoir longtemps réfléchi sur cet objet, il se souvint d’un certain Chappellet Duprat, qu’il avait vu venir souvent dans sa maison à Paris. Le véritable nom de cet homme était Chappel ; mais, parce qu’il était de petite stature, les Français lui donnèrent celui de Chappellet, ignorant peut-être la signification que ce mot avait ailleurs. Quoi qu’il en soit, il était connu presque partout sous ce dernier nom.
Ce Chappellet était un si galant homme, qu’étant notaire de sa profession, et notaire peu employé, il aurait été très-fâché qu’aucun acte eût passé par ses mains, sans être jugé faux. Il en eût fait plus volontiers de pareils pour rien, que de valides pour un gros salaire. Avait-on besoin d’un faux témoin, il était toujours prêt ; souvent même n’attendait-il pas qu’on l’en priât. Comme on était alors en France fort religieux pour les serments et que cet homme ne se faisait aucun scrupule de se parjurer, il gagnait toujours son procès, quand le juge était obligé de s’en rapporter à sa bonne foi. Son grand amusement était de jeter le trouble et la division dans les familles ; et il n’avait pas de plus grand plaisir que de voir souffrir son prochain et d’en être cause. Jetait-on les yeux sur lui pour commettre une mauvaise action, il n’avait rien à refuser. Comme il était emporté et violent à l’excès, la moindre contradiction lui faisait blasphémer le nom de Dieu et celui des saints. Il se jouait des oracles divins, méprisait les sacrements, n’allait jamais à l’église, et ne fréquentait que les lieux de débauche. Il aurait volé en secret et en public avec la même confiance et la même tranquillité qu’un saint homme aurait fait l’aumône. Aux vices de la gourmandise et de l’ivrognerie, il joignait ceux de joueur passionné et de filou ; car ses poches étaient toujours pleines de dés pipés ; en un mot, c’était le plus méchant homme qui fût jamais né. Les petits et les grands avaient également à s’en plaindre ; et si l’on souffrit si longtemps ses atrocités, c’est parce qu’il était protégé par Musciat, qui jouissait d’une grande faveur à la cour, et dont on redoutait le crédit.
Ce courtisan, s’étant donc souvenu de maître Chappellet qu’il connaissait à fond, le jugea capable de remplir ses vœux, et le fit appeler : « Tu sais, lui dit-il, que je suis sur le point de quitter tout à fait ce pays-ci. J’ai des créances sur des Bourguignons, hommes trompeurs et de mauvaise foi, et je ne connais personne de plus propre que toi pour me faire payer. Comme tu n’es pas fort occupé à présent, si tu veux te charger de cette commission, j’obtiendrai de la cour des lettres de recommandation, et, pour tes soins, je te céderai une bonne partie des sommes que tu recouvreras. »
Maître Chappellet, que ses friponneries n’avaient point enrichi, et qui se trouvait alors désœuvré, considérant d’ailleurs que Musciat, son seul appui, était à la veille de quitter la France, se détermina à accepter l’offre, et répondit qu’il se chargeait volontiers de l’affaire. On convint des conditions. Musciat lui remit ensuite sa procuration et les lettres du roi qu’il lui avait promises.
Ce seigneur fut à peine parti pour l’Italie, que notre fripon arriva à Dijon, où il n’était presque connu de personne. Il débuta, contre son ordinaire, par exposer avec beaucoup de douceur et d’honnêteté, aux débiteurs de Musciat, le sujet qui l’amenait auprès d’eux, comme s’il n’eût voulu se faire connaître qu’à la fin. Il était logé chez deux Florentins, frères, qui prêtaient à usure, lesquels, à la considération de Musciat qui le leur avait recommandé, lui faisaient beaucoup d’honnêtetés.
Peu de temps après son arrivée, maître Chappellet tomba malade. Les deux frères firent aussitôt venir des médecins, et lui donnèrent des gens pour le servir. Ils n’épargnèrent rien pour le rétablissement de sa santé, mais tout cela fut inutile. Cet homme était déjà vieux ; et comme il avait passé sa vie dans toute espèce de débauches, son mal alla tous les jours en empirant. Bientôt les médecins désespérèrent de sa guérison, et n’en parlaient plus que comme d’un malade sans ressource.
Les Florentins, sachant son état, témoignèrent de l’inquiétude. « Que ferons-nous de cet homme ? se disaient-ils l’un à l’autre dans une chambre assez voisine de celle de Chappellet. Que penserait-on de nous, si on nous voyait mettre si cruellement à la porte un moribond que nous avons si bien accueilli, que nous avons fait servir et médicamenter avec tant de soin, et qui, dans l’état où il est, ne peut nous avoir donné aucun sujet légitime de le congédier ? D’un autre côté, il nous faut considérer qu’il a été si méchant, qu’il ne voudra jamais se confesser, ni recevoir les sacrements, et que, mourant dans cet état, il sera jeté, comme un chien, en terre profane. Mais quand il se confesserait, ses péchés sont en si grand nombre et si horribles, que, nul prêtre ne voulant l’absoudre, il serait également privé de la sépulture ecclésiastique. Si cela arrive, comme nous avons tout lieu de le craindre, alors le peuple de cette ville, déjà prévenu contre nous, à cause du commerce que nous faisons, et contre lequel il ne cesse de clabauder, ne manquera pas de nous reprocher la mort de cet homme, de se soulever, et de saccager notre maison. Ces maudits Lombards, dira-t-on, qu’on ne veut pas recevoir à l’église, ne doivent plus être ici supportés : ils n’y sont venus que pour nous ruiner ; qu’on les bannisse de la ville, et, peu content d’avoir mis tous nos effets au pillage, le peuple est capable de tomber sur nos personnes, et de nous chasser lui-même sans autre forme de procès. Enfin, si cet homme meurt, sa mort ne peut avoir que des suites très-funestes pour nous. »
Maître Chappellet, qui, comme on le voit dans la plupart des malades, avait l’ouïe fine et subtile, ne perdit pas un mot de cette conversation. Il fit appeler les deux frères. « J’ai entendu, leur dit-il, tout ce que vous venez de dire. Soyez tranquilles, il ne vous surviendra aucun dommage à mon sujet. Il n’est pas douteux que, si je me laissais mourir de la façon dont vous l’entendez, il ne vous arrivât tout ce que vous craignez ; mais rassurez-vous, j’y mettrai bon ordre. J’ai tant fait d’outrages à Dieu, durant ma vie, que je puis bien lui en faire un autre à l’heure de ma mort, sans qu’il en soit ni plus ni moins. Ayez soin seulement de faire venir ici un saint religieux, si tant est qu’il y en ait quelqu’un : et puis laissez-moi faire. Je vous réponds que tout ira au mieux et pour vous et pour moi. »
Ces paroles rassurèrent peu les Florentins : ils n’osaient plus compter sur la promesse d’un tel homme. Ils allèrent cependant dans un couvent de cordeliers, et demandèrent un religieux aussi saint qu’éclairé, pour venir confesser un Lombard qui était tombé malade chez eux. On leur en donna un très-versé dans la connaissance de l’Écriture sainte, et si rempli de piété et de zèle, que tous ses confrères et les citoyens avaient pour lui la plus grande vénération. Il se rendit avec eux auprès du malade ; et s’étant assis au chevet du lit, il lui parla avec beaucoup d’onction, et tâcha de lui inspirer du courage. Il lui demanda ensuite s’il y avait longtemps qu’il ne s’était confessé. Maître Chappellet, à qui peut-être cela n’était jamais arrivé, lui répondit : « Mon père, j’ai toujours été dans l’habitude de me confesser pour le moins une fois toutes les semaines, et dans certaines occasions je l’ai fait plus souvent ; mais depuis huit jours que je suis tombé malade, la violence du mal m’a empêché de suivre ma méthode. – Elle est très-bonne, mon enfant, et je vous exhorte à vous y tenir, si Dieu vous fait la grâce de prolonger votre vie. J’imagine que, si vous vous êtes confessé si fréquemment, vous aurez peu de chose à me dire, et moi peu à vous demander. – Ah ! ne parlez pas ainsi, mon révérend père ; je ne me confesse jamais sans ramener tous les péchés que je me rappelle avoir commis, depuis ma naissance jusqu’au moment de la confession ; ainsi je vous supplie, mon bon père, de m’interroger en détail sur chaque péché, comme si je ne m’étais jamais confessé. N’ayez aucun égard pour l’état languissant où je me trouve : j’aime mieux mortifier mon corps que de courir risque de perdre une âme qu’un Dieu n’a pas dédaigné de racheter de son sang précieux. »
Ces paroles plurent extrêmement au saint religieux, et lui firent bien augurer de la conscience de son pénitent. Après l’avoir loué sur sa pieuse pratique, il commença par lui demander s’il n’avait jamais offensé Dieu avec quelque femme. « Mon père, répondit Chappellet, en poussant un profond soupir, j’ai honte de vous dire ce qu’il en est. – Dites hardiment, mon fils : soit en confession, soit autrement, on ne pèche point en disant la vérité. – Sur cette assurance, répliqua Chappellet, je vous dirai donc que je suis encore, à cet égard, tel que je sortis du sein de ma mère. – Ah ! soyez béni de Dieu, s’écria le confesseur. Que vous avez été sage ! Votre conduite est d’autant plus méritoire, que vous aviez plus de liberté que nous, pour faire le contraire, si vous l’eussiez voulu. Mais n’êtes-vous jamais tombé dans le péché de gourmandise ? – Pardonnez-moi, mon père ! j’y suis tombé plusieurs fois, et en différentes manières : outre les jeûnes ordinaires pratiqués par les personnes pieuses, j’étais dans l’usage de jeûner trois jours de la semaine au pain et à l’eau, et je me souviens d’avoir bu cette eau avec la même volupté que les plus fiers ivrognes boivent le meilleur vin ; et surtout dans une occasion où, accablé de fatigue, j’allais dévotement en pèlerinage. » Il ajouta qu’il avait quelquefois désiré avec ardeur de manger d’une salade que les femmes cueillent dans les champs ; et qu’il avait trouvé quelquefois son pain meilleur qu’il ne devait le paraître à quiconque jeûnait, comme lui, par dévotion.
« Tous ces péchés, mon fils, sont assez naturels et assez légers ; ainsi il ne faut pas que votre conscience en soit alarmée. Il arrive à tout homme, quelque saint qu’il puisse être, de prendre du plaisir à manger, après avoir longtemps jeûné, et à boire, après s’être fatigué par le travail. – Il m’est aisé de voir, répondit maître Chappellet, que vous me dites cela pour me consoler ; mais, mon père, je n’ignore pas que les choses que l’on fait pour Dieu doivent être pures et sans tache, et qu’on pèche quand on agit autrement. »
Le père, ravi de l’entendre parler ainsi : « Je suis enchanté, lui dit-il, de votre façon de penser et de la délicatesse de votre conscience. Mais, dites-moi, ne vous êtes-vous jamais rendu coupable du péché d’avarice, en désirant des richesses plus qu’il n’était raisonnable, ou en retenant ce qui ne vous appartenait pas ? – Je ne voudrais pas même que vous le pensassiez, répondit le pénitent. Quoique vous me voyiez logé chez des usuriers, je n’ai, grâce à Dieu, rien à démêler avec eux. Si je suis venu dans leur maison, ce n’est que pour leur faire honte et tâcher de les retirer de l’abominable commerce qu’ils font ; je suis même persuadé que j’y aurais réussi, si Dieu ne m’avait envoyé cette fâcheuse maladie. Apprenez donc, mon père, que celui à qui je dois cette vie misérable que je suis sur le point de terminer, me laissa un riche héritage ; qu’aussitôt après sa mort, je consacrai à Dieu la plus grande partie du bien qu’il m’avait laissé, et que je ne gardai le reste que pour vivre et secourir les pauvres de Jésus-Christ. Je dois vous dire encore qu’afin de pouvoir leur être d’un plus grand secours, je me mis à faire un petit commerce. J’avoue qu’il m’était lucratif ; mais j’ai toujours donné aux pauvres la moitié de mes bénéfices, réservant l’autre moitié pour mes besoins, en quoi Dieu m’a si fort béni, que mes affaires ont toujours été de mieux en mieux.
– C’est fort bien fait, reprit le religieux ; mais combien de fois vous êtes-vous mis en colère ? – Oh ! cela m’est souvent arrivé, répondit maître Chappellet, et je mérite vos reproches à cet égard ; mais le moyen de se modérer à la vue de la corruption des hommes qui violent les commandements de Dieu et ne craignent point ses jugements ! Oui, je le déclare à ma honte, il m’est arrivé de dire plusieurs fois le jour, au dedans de moi-même : Ne vaudrait-il pas mieux être mort, que d’avoir la douleur de voir les jeunes gens courir les vanités du siècle, fréquenter les lieux de débauche, s’éloigner des églises, jurer, se parjurer, marcher, en un mot, dans les voies de perdition, plutôt que dans celles de Dieu !
– C’est là une sainte colère, dit alors le confesseur ; mais n’en avez-vous jamais éprouvé qui vous ait porté à commettre quelque homicide, ou du moins à dire des injures à quelqu’un, ou à lui faire d’autres injustices ? – Comment, mon père, vous qui me paraissez un homme de Dieu, comment pouvez-vous parler ainsi ? Si j’avais eu seulement la pensée de faire l’une de ces choses, croyez-vous qu’il m’eût si longtemps laissé sur la terre ? C’est à des voleurs et à des scélérats qu’il appartient de faire de telles actions, et je n’ai jamais rencontré aucun de ces malheureux, que je n’aie prié Dieu pour sa conversion.
– Que ce Dieu vous bénisse ! reprit alors le confesseur. Mais, dites-moi, mon cher fils, ne vous serait-il pas arrivé de porter faux témoignage contre quelqu’un ? N’avez-vous pas médit de votre prochain ? – Oui certes, mon révérend père, j’ai dit du mal d’autrui. J’avais jadis un voisin, qui, toutes les fois qu’il avait trop bu, ne faisait que maltraiter sa femme sans sujet. Touché de pitié pour cette pauvre créature, je crus devoir instruire ses parents de la brutalité de son mari.
– Au reste, continua le confesseur, vous m’avez dit que vous aviez été marchand. N’avez-vous jamais trompé quelqu’un, comme le pratiquent assez souvent les gens de cet état ? – J’en ai trompé un seul, mon père ; car je me souviens qu’un homme m’apporta, un jour, l’argent d’un drap que je lui avais vendu à crédit, et qu’ayant mis cet argent, sans le compter, dans une bourse, je m’aperçus, un mois après, qu’il m’avait donné quatre deniers de plus qu’il ne fallait. N’ayant pu revoir cet homme, j’en fis l’aumône à son intention, après les avoir toutefois gardés plus d’un an. – C’est une misère, mon cher enfant, et vous fîtes très-bien d’en disposer de cette façon. »
Le père cordelier fit plusieurs autres questions à son pénitent. Celui-ci répondit à toutes à peu près sur le même ton qu’il avait répondu aux précédentes. Le confesseur se disposait à lui donner l’absolution, lorsque maître Chappellet lui dit qu’il avait encore un péché à lui déclarer. « Quel est ce péché, mon cher fils ? – Il me souvient, répond le pénitent, d’avoir fait nettoyer la maison par mon domestique, un saint jour de dimanche ou de fête. – Que cela ne vous inquiète pas, répliqua le ministre du Seigneur : c’est peu de chose. – Peu de chose, mon père ! ne parlez pas de la sorte : le dimanche mérite plus de respect, puisque c’est le jour de la résurrection du Sauveur du monde.
– N’avez-vous plus rien à me dire, mon enfant ? – Un jour, par distraction, je crachai dans la maison du Seigneur. » À cette réponse, le bon religieux se mit à sourire, et lui fit entendre que ce n’était point là un péché. « Nous qui sommes ecclésiastiques, ajouta-t-il, nous y crachons tous les jours. – Tant pis, mon révérend père ; il ne convient pas de souiller par de pareilles vilenies le temple où l’on offre à Dieu des sacrifices. » Après lui avoir débité encore quelque temps de semblables sornettes, notre hypocrite se mit à soupirer, à répandre des pleurs ; car ce scélérat pleurait quand il voulait. « Qu’avez-vous donc, mon cher enfant ? lui dit le père, qui s’en aperçut. – Hélas ! répondit-il, j’ai sur ma conscience un péché dont je ne me suis jamais confessé, et je n’ose vous le déclarer : toutes les fois qu’il se présente à ma mémoire, je ne puis m’empêcher de verser des pleurs, désespérant d’en obtenir jamais le pardon devant Dieu. – À quoi songez-vous donc, mon fils, de parler de la sorte ? Un homme, fût-il coupable de tous les crimes qui se sont commis depuis que le monde existe, et de tous ceux qui se commettront jusqu’à la fin des siècles, s’il en était repentant et qu’il eût la contrition que vous paraissez avoir, serait sûr d’obtenir son pardon en les confessant, tant la miséricorde et la bonté de Dieu sont grandes ! Déclarez donc hardiment celui que vous avez sur le cœur. – Hélas ! mon père, dit maître Chappellet, fondant toujours en larmes, ce péché est trop grand. J’ai même peine à croire que Dieu veuille me le pardonner, à moins que, par vos prières, vous ne m’aidiez à le fléchir. – Déclarez-le, vous dis-je, sans rien craindre ; je vous promets de prier le Seigneur pour vous. » Le malade pleurait toujours et gardait le silence. Il paraît peu rassuré par ce discours ; il pleure encore et s’obstine dans son silence. Le père le presse, lui parle avec douceur, et fait de son mieux pour lui inspirer de la confiance ; mais il n’en obtient que des gémissements et des sanglots qui le pénètrent de compassion pour le pénitent. Celui-ci, craignant d’abuser enfin de sa patience : « Puisque vous me promettez, lui dit-il en soupirant, de prier Dieu pour moi, vous saurez donc, mon père, vous saurez qu’étant encore petit garçon, je maudis… ciel ! qu’il m’en coûte d’achever ! je maudis ma mère. » Ce mot échappé, pleurs aussitôt de recommencer. Alors le confesseur, pour le calmer : « Croyez-vous donc, mon enfant, lui dit-il, que ce péché soit si grand ? Les hommes blasphèment Dieu tous les jours ; et cependant, quand ils se repentent sincèrement de l’avoir blasphémé, il leur fait grâce. Pouvez-vous douter, après cela, de sa miséricorde ? Ayez donc confiance en lui, et cessez vos pleurs. Quand même vous auriez été du nombre de ceux qui le crucifièrent, vous pourriez, avec la contrition que vous avez, espérer d’obtenir votre pardon. – Que dites-vous ? reprit avec vivacité maître Chappellet. Avoir maudit ma mère ! ma pauvre mère qui m’a porté neuf mois dans son sein, le jour comme la nuit ; qui m’a porté plus de cent fois à son cou ! C’est un trop grand péché ; et il ne me sera jamais pardonné, si vous ne priez Dieu pour moi avec toute la ferveur dont vous êtes capable. »
Le confesseur, voyant que le malade n’avait plus rien à dire, le bénit et lui donna l’absolution, le regardant comme le plus sage et le plus saint de tous les hommes ; parce qu’il croyait comme mot d’Évangile tout ce qu’il avait entendu. Eh ! qui ne l’aurait pas cru ? Qui aurait pu imaginer qu’un homme fût capable de trahir à ce point la vérité, dans le dernier moment de sa vie ? « Mon fils, lui dit-il ensuite, j’espère que vous serez bientôt guéri, avec l’aide de Dieu ; mais s’il arrivait qu’il voulût appeler à lui votre âme pure et sainte, seriez-vous bien aise que votre corps fût inhumé dans notre couvent ? – Oui, mon révérend père, et je serais fâché qu’il le fût ailleurs, puisque vous m’avez promis de prier Dieu pour moi, et que j’ai toujours eu pour votre ordre une vénération particulière. Mais j’attends de vous une autre grâce : je vous prie, aussitôt après que vous serez arrivé dans votre couvent, de me faire apporter, si vous me le permettez toutefois, le vrai corps de notre Sauveur, que vous avez consacré ce matin sur l’autel. Je désire de le recevoir, tout indigne que j’en suis, de même que l’extrême-onction, afin que si j’ai vécu en pécheur, je meure du moins en bon chrétien. »
Le saint homme lui répondit qu’il y consentait volontiers ; il loua beaucoup son zèle, lui promit de faire ce qu’il désirait, et lui tint parole.
Les deux Florentins, qui craignaient fort que maître Chappellet ne les trompât, s’étaient postés derrière une cloison qui séparait sa chambre de la leur, et, prêtant une oreille attentive, ils avaient entendu toutes les choses que le malade disait au cordelier, dont quelques-unes faillirent à les faire éclater de rire. « Quel homme est celui-ci ! disaient-ils de temps en temps. Quoi ! ni la vieillesse, ni la maladie, ni les approches d’une mort certaine, ni même la crainte de Dieu, au tribunal duquel il va comparaître dans quelques moments, n’ont pu le détourner de la voie de l’iniquité, ni l’empêcher de mourir comme il a vécu ! » Mais voyant qu’il aurait les honneurs de la sépulture, le seul objet qui les intéressât, ils s’inquiétèrent fort peu du sort de son âme.
Peu de temps après, on porta effectivement le bon Dieu à Chappellet. Son mal augmenta, et cet honnête homme mourut sur la fin du même jour, après avoir reçu la dernière onction. Les deux frères se hâtèrent d’en avertir les cordeliers, afin qu’ils fissent les préparatifs de ses obsèques, et qu’ils vinssent, selon la coutume, faire des prières auprès du mort.
À cette nouvelle, le bon père qui l’avait confessé alla trouver le prieur du couvent, et fit assembler la communauté. Quand tous ses confrères furent réunis, il leur fit entendre que maître Chappellet avait toujours vécu saintement, autant qu’il avait pu en juger par sa confession, et qu’il ne doutait pas que Dieu n’opérât par lui plusieurs miracles ; il leur persuada en conséquence qu’il convenait de recevoir le corps de ce saint homme avec dévotion et révérence. Le prieur et les autres religieux, également crédules, y consentirent, et allèrent tous solennellement passer la nuit en prières autour du mort. Le lendemain, vêtus de leurs aubes et de leurs grandes chapes, le livre à la main, précédés de la croix, ils vont chercher ce corps saint, et le portent en pompe dans leur église, suivis d’un grand concours de peuple. Le père qui l’avait confessé monta aussitôt en chaire, et dit des merveilles du mort, de sa vie, de ses jeûnes, de sa chasteté, de sa candeur, de son innocence et de sa sainteté. Il n’oublia pas de raconter, entre autres choses, ce que le bienheureux Chappellet lui avait déclaré comme son plus grand péché, et la peine qu’il avait eue à lui faire entendre que Dieu pût le lui pardonner. Prenant de là occasion de censurer ses auditeurs, il se tourne vers eux, et s’écrie : « Et vous, enfants du démon, qui pour le moindre sujet blasphémez le Seigneur, la Vierge, sa mère et tous les saints du Paradis, pensez-vous que Dieu puisse vous pardonner ? » Il s’étendit beaucoup sur sa charité, sur sa droiture, et sur l’excessive délicatesse de sa conscience. En un mot, il parla avec tant de force et d’éloquence de toutes ses vertus, et fit une telle impression sur l’esprit de ses auditeurs, qu’aussitôt après que le service fut fini, on vit le peuple fondre en larmes sur le corps de Chappellet. Les uns baisaient dévotement ses mains, les autres déchiraient ses vêtements ; et ceux qui pouvaient en arracher un petit morceau s’estimaient fort heureux. Pour que tout le monde pût le voir, on le laissa exposé tout ce jour-là, et quand la nuit fut venue, on l’enterra avec distinction dans une chapelle. Dès le lendemain, il y eut une grande affluence de peuple sur son tombeau, les uns pour l’honorer, les autres pour lui adresser des vœux : ceux-ci pour faire brûler des cierges, ceux-là pour appendre aux murs des images en cire conformes au vœu qu’ils avaient