Les tentatives de banalisation de l'extrême droite en Europe: Sciences politiques
Par Nicolas Guillet et Nada Afiouni
()
À propos de ce livre électronique
Cet ouvrage offre un regard et une analyse pluridisciplinaire sur le phénomène polymorphe dit de la « banalisation » de l’extrême droite.
Découvrez une analyse pluridisciplinaire inédite, centrée sur la France, la Grande-Bretagne et la Suisse et composée des contributions d’historiens, de politistes, de linguistes, de civilisationnistes, de sociologues et de juristes.
EXTRAIT
Avancer l’idée de « tentatives » de banalisation laisse néanmoins entendre que le processus est difficile et périlleux, qu’il est long et mal assuré. C’est pourquoi la banalisation de l’extrême droite ne saurait se mesurer uniquement à travers la progression électorale durable d’un mouvement politique qui oscille entre adhésion et protestation. Elle doit également être examinée sous l’angle de ses mécanismes car le processus de banalisation est tout à la fois plurivoque et dialectique.
Plurivoque, la banalisation affecte l’extrême droite d’un point de vue à la fois formel et substantiel. Formellement, elle cherche à modifier son image publique, changeant de nom, de logo, de chef et de cadres, afin de laisser de côté les attributs du passé. Elle modifie également son discours public, l’atténue, l’euphémise, se fait porte-parole du « bon sens » populaire, emprunte des références aux autres familles politiques tout en se départissant des siennes propres. Elle revendique parfois auss un positionnement politique original, à l’instar du Front national qui se dit ni de gauche, ni de droite, signifiant implicitement qu’il ne saurait relever de l’extrême droite. Substantiellement, l’extrême droite devient une force politique pérenne et contribue à structurer le jeu politique ; elle marque son ancrage dans la société, élargit son vivier de cadres politiques, parce qu’adhérer à ses groupements n’est plus vraiment honteux. Il s’agirait donc en substance d’une forme d’institutionnalisation, les partis d’extrême droite quittant la sphère uniquement protestataire ou tribunicienne pour tenter d’accéder au pouvoir politique.
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Avis sur Les tentatives de banalisation de l'extrême droite en Europe
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Aperçu du livre
Les tentatives de banalisation de l'extrême droite en Europe - Nicolas Guillet
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INTRODUCTION
Genèse et portée d’une problématique
Nicolas GUILLET, Nada AFIOUNI
Le présent ouvrage est le fruit d’une journée d’études qui s’est déroulée à l’université du Havre, le 5 avril 2012, sous les auspices du Groupe de recherche identités et cultures (GRIC, EA 4314). Il n’a pas pour ambition de dresser un tableau exhaustif de l’extrême droite dans tous les pays européens mais seulement de s’interroger, à partir de l’exemple de trois pays, sur le phénomène de sa possible « banalisation ».
Nous avons en effet choisi de délimiter le périmètre géographique de l’étude en privilégiant, à côté de l’examen de la situation en France, la réflexion sur le Royaume-Uni et la Suisse dans la mesure où leur histoire nationale respective éclaire les tentatives de banalisation de l’extrême droite.
Le choix du Royaume-Uni s’est imposé car, tout comme la France, il constituait encore dans la première moitié du XXe siècle un des deux plus grands empires coloniaux d’Europe. Quel que soit le cadre national discursif et légal qui a pu être déployé dans chacun de ces pays afin de gérer l’arrivée de populations issues de ces territoires, la présence des immigrés post-coloniaux a alimenté inexorablement les discours racistes et xénophobes.
A l’inverse, la Suisse n’a pas été colonisatrice mais son histoire politique, de même que son statut juridique international (neutralité, tentations isolationnistes), la placent également dans une position singulière à l’égard du phénomène migratoire et de la définition d’une identité propre dans un monde globalisé. Le déplacement sensible de la figure de l’immigré à celle du musulman en France trouve un écho en Suisse dans le discours de l’extrême droite qui s’articule aussi autour de l’image du « musulman inassimilable ».
Par ailleurs, l’ouvrage n’ambitionne pas de participer à l’analyse de la complexité de la notion d’extrême droite (utilisée dans le titre de l’ouvrage), une complexité ← 7 | 8 → attestée par les difficultés des spécialistes à s’accorder sur une dénomination commune pour désigner un phénomène changeant¹. Il adopte une approche large de l’extrême droite, par exemple à travers l’inclusion dans son champ d’étude du parti UKIP que d’aucuns considèrent comme ne relevant pas de l’extrême droite traditionnelle. L’extrême droite (« les extrêmes droites »² ?) est aujourd’hui protéiforme, fait cohabiter des groupuscules xénophobes, voire ouvertement fascistes ou néonazis, agissants et souvent violents³, et de véritables partis politiques, structurés pour la conquête du pouvoir politique, réalisant des scores électoraux élevés et participant déjà dans plusieurs Etats aux assemblées délibérantes et organes exécutifs de différentes institutions politiques⁴. Cette diversité ne doit pas, selon nous, conduire à un fractionnement de l’analyse dès lors que ces mouvements⁵ et partis politiques situés à l’extrême droite du spectre politique ont en commun une idéologie qui s’appuie sur le peuple comme source du pouvoir – valant parfois à certains groupements la qualification de « populiste »⁶ – et défendent une vision ethnique de la communauté nationale symbolisée en France par le slogan « La France aux Français »⁷. Ils prônent « la défense des valeurs et de la culture occidentales » comme « pierre angulaire ← 8 | 9 → [d’un] nouveau type de politique identitaire »⁸, renouvelant les idées nationalistes par une hostilité radicale au multiculturalisme et à l’immigration, notamment musulmane.
La diversité contemporaine de l’extrême droite – dont on pourrait schématiquement dire qu’elle oscille d’un populisme identitaire à une idéologie raciste – ne peut occulter ni que cette frange politique renvoie aux pages les plus sombres de l’histoire européenne du XXe siècle, ni que ses expressions partisane et électorale témoignent désormais d’un solide ancrage sociologique et idéologique, même s’il varie selon les pays. La filiation de certains mouvements politiques, leur idéologie et leur programme, ainsi que leur fixation dans l’espace démocratique, invitent en réalité à s’interroger moins sur la substance de l’extrême droite que sur le phénomène souvent qualifié de « banalisation » de cette dernière.
Utilisée dans la presse⁹ et le monde politique¹⁰, et alors même que le développement de l’extrême droite en Europe depuis une trentaine d’années nourrit une abondante littérature scientifique¹¹, la notion de banalisation de l’extrême droite n’a pourtant pas vraiment été analysée¹². La formation du terme banalisation prend sa source dans le mot « banal » qui constitue à l’origine un substantif. A l’époque féodale, un banal est un bien appartenant à une circonscription seigneuriale et qui est ainsi soumis à la banalité¹³. Le terme survit néanmoins à la disparition du régime féodal comme synonyme de « communal », c’est-à-dire qui est à la disposition de tous les habitants d’une commune. Ce qui est banal est donc ce qui est « commun au plus grand nombre », « sans originalité » et « quelconque »¹⁴. La banalisation se définit comme « le fait de rendre banal » et même « l’action de rendre banal » (le suffixe « ation » indiquant le mouvement). La notion de « banalisation » peut alors se définir comme un « processus qui opère une soustraction de spécificité, un rendre « anodin » et « inintéressant », donc non (plus) problématique ou « exceptionnel » »¹⁵. Appliquée à l’extrême droite, la banalisation signifierait que celle-ci ne présente plus de caractères particuliers, ← 9 | 10 → ceux-là mêmes qui ne sont pas communs à la société politique démocratique (et républicaine pour le cas de la France), ceux-là mêmes qui ont longtemps contribué à la tenir aux marges du pouvoir politique. Banalisée, l’extrême droite connaîtrait alors une forme de « standardisation », voire de « normalisation »¹⁶, par un alignement (ou un rapprochement) de ses programmes, de ses pratiques et de ses formes politiques sur les autres partis et mouvements politiques, ceux précisément qui sont banals en ce qu’ils se partagent le pouvoir d’Etat par le jeu de l’alternance politique¹⁷.
Avancer l’idée de « tentatives » de banalisation laisse néanmoins entendre que le processus est difficile et périlleux¹⁸, qu’il est long et mal assuré¹⁹. C’est pourquoi la banalisation de l’extrême droite ne saurait se mesurer uniquement à travers la progression électorale durable d’un mouvement politique qui oscille entre adhésion et protestation²⁰. Elle doit également être examinée sous l’angle de ses mécanismes car le processus de banalisation est tout à la fois plurivoque et dialectique.
Plurivoque, la banalisation affecte l’extrême droite d’un point de vue à la fois formel et substantiel. Formellement, elle cherche à modifier son image publique, changeant de nom, de logo, de chef et de cadres²¹, afin de laisser de côté les attributs du passé²². Elle modifie également son discours public, l’atténue, l’euphémise, se fait porte-parole du « bon sens » populaire, emprunte des références aux autres familles politiques tout en se départissant des siennes propres²³. Elle revendique parfois aussi ← 10 | 11 → un positionnement politique original, à l’instar du Front national qui se dit ni de gauche, ni de droite, signifiant implicitement qu’il ne saurait relever de l’extrême droite²⁴. Substantiellement, l’extrême droite devient une force politique pérenne et contribue à structurer le jeu politique ; elle marque son ancrage dans la société²⁵, élargit son vivier de cadres politiques, parce qu’adhérer à ses groupements n’est plus vraiment honteux. Il s’agirait donc en substance d’une forme d’institutionnalisation, les partis d’extrême droite quittant la sphère uniquement protestataire ou tribunicienne pour tenter d’accéder au pouvoir politique.
La banalisation revêt aussi une dimension dialectique en ce qu’elle affecte à la fois son objet et ceux qui sont en lien avec lui. Outre que l’extrême droite a engagé un mouvement de « dédiabolisation »²⁶, son propre positionnement, dans un processus interactif, contribue à influer sur les autres formations politiques. En effet, la « bataille des idées » lancée par l’extrême droite²⁷ a conduit, dans une période de bouleversements économiques et sociaux, les partis politiques classiques à concurrencer l’extrême droite sur son propre terrain idéologique²⁸, brisant les digues jusqu’à assurer des passerelles politiques à ses personnalités²⁹, à passer des accords ← 11 | 12 → électoraux avec elle³⁰ ou à en reprendre les idées³¹. L’extrême droite est désormais en mesure d’influencer en profondeur le débat public (d’autant que sa présence médiatique est forte), les autres formations politiques discutant de ses propres thématiques (immigration, identité, insécurité), participant ainsi à « rendre anodines » ses idées auprès de l’opinion publique. Cependant, le phénomène est justement tout sauf « anodin » dès lors que l’historiographie a prouvé le rôle joué par le contexte idéologique et le « conformisme de groupe » dans la production des crimes contre l’humanité³².
La démarche scientifique pluridisciplinaire qui anime cet ouvrage et s’inscrit dans les missions du Pôle de recherche en sciences sociales (PRSH) de l’université du Havre, en constitue la spécificité : elle s’efforce de comprendre et de vérifier la réalité du processus de banalisation de l’extrême droite en croisant des méthodologies différentes sur un objet de recherche commun. Ce processus est-il original ou n’est-il qu’un bégaiement de l’histoire au sens où la porosité des idées et des personnes entre la droite ou la gauche, d’une part, et l’extrême droite, d’autre part, n’est pas vraiment nouvelle ? Correspond-il à une réalité ou bien s’agit-il d’une apparence, d’un masque ? Peut-on observer une refonte des assises idéologiques du discours de l’extrême droite, une mutation de ses pratiques, ou bien s’agit-il d’une simple opération de communication ou de marketing, destinée à policer des mouvements politiques afin de les rendre légitimes ? Signifie-t-elle que le consensus idéologique, politique et juridique de l’après seconde guerre mondiale, bâti sur une mise à l’écart des mouvements d’extrême droite, est rompu ?
Le présent volume propose de répondre à ces questions par la contribution de onze chercheurs provenant d’horizons scientifiques divers qu’il convient à nouveau de remercier de leur implication dans ce projet. Structurée autour de deux parties – « les trajectoires de la banalisation : le cas de la France » ; « les mécanismes de la banalisation : l’exemple de la Suisse et du Royaume-Uni », la thèse de l’ouvrage est que la banalisation de l’extrême droite est un faux-semblant : si certains se modifient en façade, les mouvements d’extrême droite ne se départissent pas de leurs caractéristiques intrinsèques ; dans le même temps, leurs idées progressent notamment en ce qu’elles tendent à imprégner tout ou partie des autres formations politiques et des acteurs sociaux. ← 12 | 13 →
La première partie consacrée aux trajectoires de la banalisation à travers le cas de la France s’ouvre par le regard distancié de deux historiens, l’un britannique, l’autre nord-américain, sur les méandres de l’évolution des mouvements d’extrême droite en France. Tous deux montrent la porosité des idées, des valeurs et des individus, au gré des circonstances politiques, sociales et historiques, entre les partis de la droite classique et l’extrême droite. Si banalisation de l’extrême droite il y a dans la période contemporaine, elle paraît donc, mutatis mutandis, comparable à celle qui a déjà marqué l’histoire politique de la France. Dans le premier chapitre, Kevin Passmore (Cardiff University, Royaume-Uni) prend l’exemple des Croix-de-Feu et de leur transformation en Parti social français pour mettre l’accent sur les circonstances comme facteur d’une certaine « banalisation » d’un mouvement politique d’extrême droite mais surtout pour s’interroger sur la portée de cette transformation : était-elle le signe de l’acceptation de la démocratie par ce mouvement ou bien le chemin, désormais privilégié par lui, du recours aux urnes était-il le moyen de la détruire ? Il en conclut que l’affaiblissement de certaines de ses caractéristiques était contrebalancé par le développement d’autres attributs qui rendent vaine la question de sa banalisation. De son côté, Todd Shepard (Johns Hopkins University, Baltimore, Etats-Unis d’Amérique) montre comment les événements de Mai 1968 ont permis aux militants et idéologues de l’extrême droite, de « repositionner leurs obsessions incantatoires (…) au cœur des débats nationaux ». A l’origine, l’obsession anti-arabe de l’extrême droite trouve son fondement dans l’histoire franco-algérienne ; puis, à partir de Mai 68, le discours d’extrême droite se concentre sur les dangers supposés générés par les Arabes en France et se coupe de cette filiation. En séparant les propos racistes anti-arabes de leur contexte historique qui les relie à la violence meurtrière de l’Algérie française, la xénophobie anti-arabe a pu acquérir une « nouvelle centralité » et se positionner en tant que langage de vérité plutôt que de haine. Ainsi, les évènements de Mai 1968 ont été paradoxalement le vecteur de retrouvailles possibles entre droite et extrême droite que la guerre d’Algérie avait contribué à écarteler.
L’ouvrage enchaîne avec le recours à trois types d’approches disciplinaires distinctes : sociologique, juridique et politiste, pour approfondir la question de la trajectoire de banalisation. L’approche sociologique de Daniel Bizeul (Université d’Angers, France), dix ans après son enquête ethnographique³³, questionne le concept même de banalisation en tant qu’il affecte le Front national. Entre « lepénisation de la société », « normalisation du parti » et « accommodation du FN à la société française », de quoi sa banalisation serait-elle le nom ?, se demande-t-il, dans une analyse nuancée des évolutions sociologiques du Front national. Surtout, l’auteur s’interroge sur les éléments qui font le succès du FN, qu’ils soient endogènes ou exogènes. Sur le terrain juridique, Nicolas Guillet (Université du Havre, France) montre que le droit positif appréhende l’extrême droite dans sa filiation avec les régimes de l’Allemagne nazie, du fascisme et de Vichy. Il possède les outils pour se prémunir de la réminiscence de ces théories et pratiques de l’extrême droite, pour s’opposer tant aux discours racistes et xénophobes qu’aux violences de l’extrême droite. En tant que le droit constitue un ← 13 | 14 → ordre normatif fondé sur des valeurs philosophiques et politiques, il appartient alors aux acteurs sociaux de s’y conformer pour se normaliser. Le politiste Alexandre Dézé (Université de Montpellier, France) analyse la trajectoire du Front national, de ses origines à nos jours, du point de vue de son programme, de son leadership et de son organisation. Or, il apparaît que les principes structurants et le mode organisationnel connaissent certainement des évolutions mais conservent surtout les éléments structurants de « la vision du monde frontiste », sans rupture véritable entre le FN « mariniste » et le FN « lepéniste ». La difficulté à transformer un parti, tout comme le contexte politique favorable, sont même de nature à ce que « le parti d’extrême droite n’a pour l’heure aucun intérêt à changer, à se dédiaboliser, sinon à perdre sa radicalité ».
La seconde partie consacrée aux mécanismes de la banalisation au travers des exemples de la Suisse et du Royaume-Uni offre au lecteur une dimension méconnue du phénomène : d’autres pays européens connaissent en effet des mécanismes de banalisation tout à fait comparables à ceux remarqués en France.
Tout d’abord, par les méthodes d’analyse en linguistique, Thierry Herman (Universités de Neuchâtel et Lausanne, Suisse) et Stéphanie Pahud (Université de Lausanne, Suisse) décrivent quelques déclinaisons écrites de l’idéal rhétorique de Christoph Blocher et dévoilent les stratégies de communication de l’Union démocratique du centre (UDC ou Schweizerische Volkspartei en allemand). Qu’il s’agisse d’allégorisation, de désengagement ou de connivence, les techniques de persuasion de l’UDC contribuent non seulement à dépolitiser son discours politique mais cherchent aussi à le banaliser, dans une logique binaire de « l’évidence », d’une représentation dualiste et simpliste du monde, entre « nous » et « eux ». Quant à Philippe Gottraux (Université de Lausanne, Suisse), également linguiste, il analyse l’envers de la banalisation : non celle qui provient du mouvement lui-même mais celle générée par le comportement des autres acteurs sociaux et politiques. Il met ainsi en lumière la porosité du discours de l’extrême droite auprès d’autres protagonistes du discours, professionnels de la parole publique, qu’ils soient politiques, médiatiques ou autres. A partir du cas typique du référendum sur l’expulsion automatique des étrangers délinquants lancé par « l’entrepreneur de peur udéciste », il avance l’idée que ces « énonciateurs » contribuent, soit par « soutien », soit par « cautionnement », à la banalisation du discours d’extrême droite.
Concernant le Royaume-Uni, par une analyse croisée des deux formations d’extrême droite britanniques – le British National Party (BNP) et le United Kingdom Independence Party (UKIP ), qui se situent tous deux à droite du Conservative Party –, Kevin Braouezec (Université Paris 8, France) s’intéresse aux conditions de leur croissance électorale, qu’elles soient externes ou internes. Ces dix dernières années, ces deux partis ont réussi à « capitaliser sur le mécontentement envers les deux partis conservateurs et travaillistes, afin d’acquérir une image de respectabilité aux yeux de leurs électeurs ». Pourtant, c’est moins un processus de banalisation qui est à l’œuvre qu’une stratégie qui se déploie selon quatre axes majeurs : la recherche de respectabilité, le localisme, l’environnement médiatique et l’émergence d’un leader charismatique. De son côté, Olivier Estèves (Université Charles de Gaulle-Lille III, France) offre une interprétation originale de la banalisation, comme processus ← 14 | 15 → de légitimation qui s’exprime à travers une inversion de la perception d’hostilité : the White Backlash. Ce sentiment et ce mouvement de déclassement des « petits blancs » polarisent les opinions et « contrai[gnent] à considérer toutes les questions ou presque à travers un prisme ethno-racial ». Aucun parti politique britannique (pas plus que français) n’en est exempt et tous exploitent ce « réflexe d’auto-défense au sein d’un groupe qui s’envisage comme menacé démographiquement, politiquement ou économiquement », contribuant à entretenir « l’antagonisme entre deux grands groupes dominés au sein de la classe ouvrière ». Ainsi ce sont moins les thèses racistes de l’extrême droite qui se trouvent banalisées que l’idée qu’il existerait un groupe social blanc menacé, un imaginaire commun « où les blancs font figure d’agressés et les membres des minorités d’agresseurs ».
En guise de conclusion, la politiste Nonna Mayer (CNRS, Sciences Po Paris, France) scrute la stratégie des partis politiques européens en réponse à la progression électorale de l’extrême droite, faite alternativement d’« engagement » (cooptation, alliance, participation au gouvernement) ou de « désengagement » (sorte de containment politique et juridique). Aucune d’entre elles n’a produit d’effet spectaculaire sur l’évolution de l’extrême droite en Europe ni même sur sa banalisation.
Depuis la journée d’études du Havre en 2012, à mesure que la crise politique et sociale s’approfondit et que l’extrême droite se développe partout en Europe, il apparaît que l’ouvrage mériterait de nouveaux éclairages sur la problématique de la banalisation de l’extrême droite. En ce sens, il constitue plutôt un point de départ qu’un aboutissement du travail scientifique sur ce thème. ← 15 | 16 →
1Par convention, l’expression « extrême droite » sera utilisée dans cette présentation. Nous laissons aux contributeurs le soin de considérer s’il convient plutôt d’évoquer « les extrêmes droites » ou bien de parler de « droite populiste » ou de « droites extrêmes » (par exemple : http://droites-extremes.blog.lemonde.fr), voire de distinguer les deux (G. IVALDI, Droites populistes et extrêmes en Europe occidentale, Paris, La Documentation française, 2004).
2Par exemple : P. PERRINEAU (dir.), Les croisés de la société fermée. L’Europe des extrêmes droites, La Tour d’Aigue, L’Aube, 2001 ; P. MILZA, L’Europe en chemise noire. Les extrêmes droites en Europe de 1945 à nos jours, Paris, Flammarion, 2004.
3W. HEITMEYER, « Populisme d’extrême droite au sein de la population, développements sociétaux et violence d’extrême droite », in X. CRETTIEZ et L. MUCCHIELLI, Les violences politiques en Europe, Paris, La Découverte, 2010, p. 67-85.
4Par exemple, A. SALLES, « En Grèce, l’entrée de l’extrême droite au gouvernement crée le malaise », Le Monde, 16 novembre 2011.
5On songe ici au mouvement Pegida (Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes ou « Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident ») dont le siège est à Dresde en Allemagne.
6Y. MÉNY et Y. SUREL, Par le peuple, pour le peuple. Le populisme et les démocraties, Paris, Fayard, 2000 ; H.-G. BETZ, La droite populiste en Europe. Extrême et démocrate ?, Paris, Autrement, 2004 ; O. IHL (dir.), La tentation populiste au cœur de l’Europe, Paris, La Découverte, 2003 ; Cahiers d’études hongroises et finlandaises, L’Europe à contre-pied : idéologie populiste et extrémisme de droite en Europe centrale et orientale, L’Harmattan, 20/2014.
7Pour une illustration : Jean-Marie Le Pen, le 22 octobre 2011, à Carpentras : « Si personne ne veut être éboueur à 1 000 euros, et bien on dit quinze cents ; personne… ; 2 000 ? » ; (haussements d’épaule de J.-M. Le Pen) ; « 3 000 ? ; « 4 000 ! ». D’accord, c’est donc que ça vaut 4 000. Mais on nous dit : « Bien sûr, mais vous savez, nous on a fait mieux, parce que nous, on a trouvé des Sénégalais qui venaient pour 2 000 ». D’accord, mais votre Sénégalais à 2 000, il vous coûte 8 000 ! Parce qu’en même temps que les 2 000 de salaire, vous devez lui donner les écoles pour ses enfants, lui donner le HLM pour qu’il habite, lui donner l’hôpital pour qu’il se soigne. Ahhh, mais… ». (Longs applaudissements) (Elysée 2012, la vraie campagne, de Serge Moati, diffusé le dimanche 4 décembre 2011 à 23 h 15 sur France 3 : http://www.dailymotion.com/video/xmoyqe_elysee-2012-la-vraie-campagne-episode-3-a-droite-toute-extrait-n-3-inedit_news).
8H.-G. BETZ, La droite populiste en Europe. Extrême et démocrate ?, op. cit., p. 14 ; G. NOIRIEL, A quoi sert l’identité « nationale » ?, Marseille, Editions Agone, 2007.
9A. MESTRE, « Le FN de Marine Le Pen se banalise à droite », Le Monde, 6 février 2013 ; Y. BORDENAVE, « Le racisme anti-Arabes se banalise dans le Gard », Le Monde, 16 août 2012.
10 Alors porte-parole du Parti socialiste, Benoît Hamon réagit à la tuerie perpétrée par Anders Breivik en Norvège en juillet 2011 et déclare qu’« aucun parti d’extrême droite ne doit être banalisé » (http://www.parti-socialiste.fr/communiques/attentats-en-norvege-aucun-parti-dextreme-droite-ne-doit-etre-banalise, consulté le 10 mars 2014).
11 Voir récemment Hérodote, « L’extrême droite en Europe », premier trimestre 2012, 144 ; B. GIBLIN (dir.), L’extrême droite en Europe, Paris, La Découverte, 2014.
12 Parmi les exceptions : M. KOKOREFF, « La banalisation du racisme. A propos du racisme anti-blancs », Mouvements, 41/4, 2005, p. 127-135 ; H. MALER et J. SALINGUE, « Front national : indignations sélectives et banalisation effective », Savoir/agir, 29/3, 2014, p. 95-103.
13 La banalité est le droit dont le seigneur disposait d’assujettir ses vassaux à l’usage des objets lui appartenant (tels qu’un moulin, un pressoir ou un four) moyennant une redevance.
14 Sur ces origines et évolutions, voir : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/banal.
15 R. BELLANOVA, P. DE HERT et S. GUTWIRTH, « Variations sur le thème de la banalisation de la surveillance », Mouvements, 62/46-54, avril-juin 2010, p. 49.
16 Terme que l’on peut utiliser par rapport à la notion de « normalisation » issue de la répression soviétique de la révolution tchécoslovaque de 1968. En effet, arguant d’une « souveraineté limitée » des Etats socialistes, Leonid Brejnev justifia la nécessité d’occuper militairement la Tchécoslovaquie, ce qui entraîna une remise aux normes socialistes de la société tchécoslovaque. Le terme « normalisation » est utilisé, pour le contester, par Alexandre Dézé, « Le nouveau Front National l’est-il vraiment ? », Libération, 3 juin 2011.
17 Ce qu’expriment d’ailleurs certains dirigeants du Front national : http://gilleslebreton.eu/2015/08/28/leglise-normalise-ses-relations-avec-le-front-national.
18 On ne peut pas ne pas songer à cet égard à la fracture familiale qui est apparue au Front national au printemps 2015 entre la nouvelle présidente, fille du fondateur et ancien président et président d’honneur du Front national, et celui-ci, désormais exclu du parti d’extrême droite.
19 G. IVALDI, « Le Front national n’a pas encore atteint le statut de parti de gouvernement », Le Monde, 11 septembre 2014.
20 P. PERRINEAU, « Le vote d’extrême droite en France : adhésion ou protestation ? », Futuribles, 276, juin 2002, p. 5-20.
21 Voir par exemple, http://droites-extremes.blog.lemonde.fr/2015/02/20/ce-que-revele-le-nouvel-organigramme-du-fn/. L’ouvrage n’entend pas s’interroger sur les trajectoires individuelles de membres de l’extrême droite ; voir le cas, controversé, du film Un Français, de Diastème, sorti en salles le 10 juin 2015.
22 Par exemple, le logo du parti est stylisé comme pour le Front national en France et pour les Démocrates de Suède. De même peut-on évoquer le changement de nom et de structure du parti, à l’instar du Movimento sociale italiano (MSI) italien, créé par d’anciens partisans de Mussolini et de la République de Salo, transformé en 1995 en Alleanza nazionale (AN), puis dissous dans Il Popolo della Libertà (PDL) de Silvio Berlusconi en 2009.
23 M. BURGER, G. LUGRIN, R. MICHELI et S. PAHUD, « Marques linguistiques et manipulation. Le cas d’une campagne de l’extrême droite suisse », Mots. Les langages du politique, 81, 2006, p. 9-22, à propos d’un tract du « Comité contre les naturalisations en masse » à l’occasion des deux référendums organisés en 2004 et destinés à faciliter l’octroi de la nationalité suisse aux étrangers de deuxième et troisième génération. Voir également A. DÉZÉ et M. GIROD, « Le Sonderfall en péril. Les figures de la menace dans les messages graphiques de l’Union démocratique du centre », Mots. Les langages du politique, 81, 2006, p. 23-34.
24 La rhétorique du « ni droite ni gauche » permet de séduire tout à la fois les déçus des partis de gouvernement des deux camps ainsi que les défenseurs assumés de la « Troisième voie », rejetant capitalisme et communisme.
25 Voir par exemple A. MERGIER et J. FOURQUET, Le point de rupture : enquête sur les ressorts du vote FN en milieux populaires, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2011.
26 Par exemple, par des actes qui pourraient exprimer une rupture par rapport à un passé fasciste ou nazi ; voir le cas du Vlaams Blok qui essaie de séduire les juifs d’Anvers (H.-G. BETZ, op. cit., p. 205) ou de Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle 2012 (A. MESTRE, « Marine Le Pen a rencontré l’ambassadeur israélien à l’ONU », Le Monde, 3 novembre 2011).
27 En France, il faut mentionner ici le travail idéologique mené par la « Nouvelle Droite », autour d’idéologues tels qu’Alain de Benoist, co-fondateur du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE). Pour une analyse des thèses du GRECE, voir par exemple H. ROUSSO, Rapport sur racisme et le négationnisme à Lyon III, Rapport au ministre de l’Education nationale, Paris, La Documentation française, 2004, p. 49-54 (http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/044000492/0000.pdf) et, surtout A.-M. DURANTON-CRABOL, Visages de la nouvelle droite. Le GRECE et son histoire, Paris, PFNSP, 1988. Le mensuel Europe Action diffusé de 1963 à 1966, dans lequel écrit notamment de Benoist, lance la thématique de « l’invasion algérienne en France » (Todd SHEPARD, « L’extrême droite et « Mai 68 ». Une obsession d’Algérie et de virilité », CLIO. Histoire, femmes et sociétés, 29, 2009, p. 41-42).
28 A. MONDON, « The Front National in the Twenty-First Century : From Pariah to Republican Democratic Contender ? », Modern & Contemporary France, 22/3, 2014, p. 301-320 (http://dx.doi.org/10.1080/09639489.2013.872093).
29 Que l’on songe ici pour la France par exemple au cas de Jacques Peyrat, ancien maire de Nice ou de Patrick Buisson, ancien d’Occident devenu un influent conseiller officieux du président Nicolas Sarkozy.
30 Par exemple, pour la France, lors des élections régionales de 1998.
31 Voir, en France, la proposition de déchéance de nationalité pour les personnes « condamnée[s] pour un crime constituant une atteinte grave à