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Zéro Néant
Zéro Néant
Zéro Néant
Livre électronique395 pages5 heures

Zéro Néant

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À propos de ce livre électronique

Gogol, le premier ordinateur quantique, sous la direction de Eve, cheffe de projet au CNRS, donne l’origine du Big Bang. La première expérience de voyage dans le temps y propulse notre héroïne, par une spirale dangereuse : ses pulsions incontrôlables faussent tout.
Tarek, son associé impétueux, a découvert l’appel de l’Univers et la catastrophe de l’expérience de Eve.
Le professeur Kelvin Zaher apporte la révolution d’une véritable intelligence artificielle, avec passion et discorde.
Doivent-ils se détruire ou s’allier pour affronter le secret du cosmos, de la genèse du Big Bang ?
Avec l’aide de Jade, sauveront-ils Eve qui sacrifie son cœur et son corps pour l’humanité.
Découvrez le mystère profond de la création, et son prix à payer.
LangueFrançais
Date de sortie13 sept. 2024
ISBN9782312144740
Zéro Néant

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    Aperçu du livre

    Zéro Néant - Emmanuel Frigout

    cover.jpg

    Zéro Néant

    Emmanuel Frigout

    Zéro Néant

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2024

    ISBN : 978-2-312-14474-0

    Avant-propos

    Comme vous, j’ai levé les yeux vers le ciel et me suis laissé envahir par la grandeur d’une nuit étoilée. Immédiatement conquis, je dédie ce livre à cette merveille céleste.

    Tout comme vous, j’ai rapidement ressenti les limites de mon cerveau face aux infinis. D’où venons-nous ? Où sommes-nous ? Face à ces questions, j’ai refusé de finir ma vie sans que mon imagination propose une réponse empreinte de bon sens.

    J’ai exploré les réponses envisagées : croyances mystiques, hypothèses scientifiques aux calculs retors, et le vaste vide de notre compréhension.

    Si vous vous trouvez à ce même carrefour d’interrogations, je vous présente ma solution. Non pas une vérité universelle, mais ma propre réponse, appuyée sur les connaissances actuelles et analogies triviales. Et si elle n’est pas absolue, elle donne enfin une explication logique.

    Alors une autre question, à la fois singulière et égocentrique, m’est venue à l’esprit : vers quelle destinée nous emmène ce cosmos ?

    Et finalement, pourquoi existons-nous ?

    Je tiens à remercier mes instituteurs, mes professeurs et tous les chercheurs qui élargissent notre savoir, nous permettant de vivre dans un monde avec Zéro Néant.

    La vie est sable d’or fin,

    Filant vite entre mes mains.

    Trop serrée, je l’ai perdue,

    Sans jamais l’avoir vue.

    La vie est pierre qui roule,

    L’intelligence suit sa foulée.

    Courir, sans fin, quelle drôle de houle !

    Cela ne change pas ce qu’elle a semé.

    Ma femme a donné la vie,

    Nos enfants portent notre essence.

    Vers un futur, ils s’élancent,

    Guidés par sa douce harmonie.

    Prologue

    Il y a vingt-cinq milliards d’années, dans un monde inconnu…

    La nuit est noire, plus noire que jamais auparavant. Le froid est glacial, intense.

    Je suis passion, amour, perfection incarnée, pureté, singularité. Lui, il est rigide, puissant, prêt à me submerger. Est-ce le moment de partir ? Oui, je le sens, car je n’éprouve pas de peur. Ce n’était pas un instinct de survie ; c’était l’inéluctabilité du destin.

    Frêle et fragile, je me tenais sans pouvoir, sans défense. Par ma simple existence, j’avais su l’apaiser, un instant. Pas de rivalité, pas de supériorité, pas de teinte préférée : juste le respect de la vie de l’autre, la compréhension que les valeurs naissent des différences.

    Je n’aspirais pas à cette dualité égoïste entre mon existence et ma disparition. Pourtant, je vibrais uniquement pour lui dans une danse où les relations n’étaient que tensions et rapports de forces. Alors j’ai dit stop, et me suis libérée de cette force noire qui scellait notre couple maudit, stérile.

    Tout avait pourtant commencé si harmonieusement. Une rencontre fortuite entre des êtres semblables, chacun égaré, venus de nulle part. Je rayonnais, déployant sans réserve mes charmes, vibrante et étincelante autour de lui. Notre attirance, aussi sublime que dévastatrice, oscillait entre extases célestes et abysses insondables.

    L’équilibre était rompu, la symétrie bafouée. Je n’existais pas ; je stagnais dans mon recoin.

    Lui, il était animé d’une passion dévorante, tandis que je désirais être un électron libre. Nos vibrations n’étaient pas synchronisées. C’était trop intense, ou trop précipité ; nous ne pouvions coexister sans nous détruire.

    Dans cette lutte sans lauréat, je brise notre univers exigu. Je plonge dans le vide, sans emporter quoi que ce soit, pas même des souvenirs. Nue, seule, mais enfin libre, mon départ est un pari audacieux. Telle une étincelle s’échappant d’un brasier en autodestruction, j’illumine la nuit stérile.

    Je m’y meus librement, irradiant mon énergie à la recherche de partenaires, semblables ou différents. Ces relations seront neuves, neutres ou harmonieuses, empreintes de passion, d’amour, de désir.

    Animée d’idéaux, je donne mon corps, mon être, à la construction d’un monde authentique. Je ne suis pas tout à fait innocente, mais je ne suis pas rancunière, juste teintée d’une pointe d’amertume.

    Je souffrirai encore, me sacrifierai sans doute dans une explosion formidable, mais sans infliger de blessure, sans dogme, sans credo, pour ne donner naissance qu’à l’intelligence et au futur.

    Et c’est ainsi que tout a commencé.

    PARTIE 1 :

    Du hasard à l’intelligence

    Le réveil

    Trente milliards d’années plus tard

    Eve émerge lentement, les sens brouillés, les pensées confuses, essayant de se rappeler la dernière nuit de fête dont elle pourrait être revenue. Sa peau nue frémit ; la chaleur est suffocante, presque étouffante. Elle se trouve coincée dans un espace confiné inconnu. Des teintes ocre-rouge percent les bords de cet appareil mystérieux.

    C’est une cabine de bronzage, se dit-elle, agrippant un fragment de mémoire. Mais une angoisse sourde s’infiltre en elle : ou serais-je dans un cercueil ?

    Elle ferme les yeux un instant, cherchant à focaliser son esprit. Osera-t-elle sortir dans cette tenue ? Les effluves d’humus, riches et écrasants, dominent ses sens, mais ne lui donnent aucune indication claire.

    Un malaise dans une cabine à UV ? Cela n’a aucun sens, pense-t-elle, battant et criant dans son confinement, jusqu’à ce que, dans un élan de rage ou de peur, elle parvienne à forcer l’ouverture. Le couvercle bascule avec le bruit de branches se rompant, révélant un paysage naturel équatorial.

    Étonnée, elle se redresse et s’agenouille sur cette table métallique rouillée. Son regard vert intense se pose sur la jungle luxuriante devant elle. Elle est perdue, trempée de sueur tropicale, les cheveux pris dans un anneau luminescent. Il lui serre le crâne douloureusement. Elle ne reconnaît rien.

    L’écrin de verdure devant elle semble suspendu dans le temps, jusqu’à ce que les sons des oiseaux et des créatures affolées reprennent. Tous, ils se dispersent à toute vitesse dans la même direction. Charmée, mais inquiète, Eve observe le sol, qui, étrangement uniforme, mène à une plage de sable blanc en contrebas. Une cascade y verse son eau d’un bleu pur. Elle est assoiffée, affamée, et se rend compte qu’elle ne se souvient de rien.

    Prenant un fruit du dragon au passage, elle se dirige avec précaution vers l’eau attrayante. Le fruit, dégusté avec délice, semble éteindre instantanément sa soif et apaiser son inquiétude.

    Son corps parfaitement sculpté, reflet de longues heures d’entrainement et d’un patrimoine génétique favorable, semble avoir autour de la trentaine. Elle tente un pied prudent dans l’eau limpide. Elle est délicieuse. Rassurée par ce premier contact, elle se laisse couler et profite un instant de ce rafraichissement apaisant. La douche vaporeuse de cette cascade miraculeuse ne la libère pas de l’anneau incrusté dans son cuir chevelu. Elle insiste pourtant jusqu’à la douleur. Rien n’y fait, il semble greffé. Ne retrouvant toujours pas ses esprits, elle retourne étudier la capsule de plus près. À l’approche de la machine, quelques souvenirs éclairent ses réflexions confuses. J’ai été placée ici. Je vis à Grenoble, mais je me réveille dans une jungle tropicale. Il n’y a aucune logique.

    Elle fait une pause : Grenoble lui éveille un sentiment de déjà vécu. Elle se concentre sur l’objet étrange dont elle s’est extraite.

    Cette technologie dépasse tout ce que je connais, réalise-t-elle. Je connais donc les sciences. Cela ressemble à une capsule spatiale du futur, mais anciennement laissée à l’abandon.

    Elle observe une structure qui semble être un capteur solaire ou une antenne high-tech. Des questions l’envahissent : pourquoi ici, dans cette jungle ? Pourquoi nue ?

    L’anneau qui enserrait son crâne est maintenant chaud, mais ne lui fait plus mal. Une étrange sensation, différente de la peur ou de l’excitation, monte en elle. Des images flashent avec force, la nausée l’assaille. L’anneau commence à clignoter, il vibre douloureusement. Dans un bruit gras et élastique, il claque et se dégonde de sa jante chevelue. Elle l’arrache et le reconnaît. Il est brûlant, elle ne le lâche pas. Elle s’en coiffe méticuleusement, sa chevelure humide la protégera.

    Oui, c’est ça, se souvient-elle avec un soulagement mêlé d’effroi. Je suis à la tête du projet de téléportation temporelle au CNRS.

    Les images de ses collègues – Gogol, Jade, Kelvin et surtout Tarek – envahissent son esprit. Une immense angoisse la submerge :

    Où suis-je ? Qu’ai-je fait ?

    Le paquet

    En 2015, perdu dans un village au fond du Vercors

    Le Dr Kelvin Zaher ouvre avec empressement la porte d’entrée.

    C’est un travailleur acharné. Médecin de campagne, il n’a que peu de temps pour ses bricolages. Et le bricolage n’est pas un hobby, c’est une obsession ; une drogue, dit sa femme. Il est un réparateur, corrige-t-il systématiquement. Tout doit bien fonctionner, malades ou cassés, homme ou machine, même combat, tous doivent tourner rond.

    Pieds nus sur le carrelage de la cuisine, il ouvre la porte en grand. Il se sent soudain plus déguenillé qu’habillé. Il est flanqué d’un vieux tee-shirt rouge grimé d’un big boss musclé, et d’un bermuda fripé. Sa tenue désinvolte tranche avec sa stature stricte d’athlète soviétique.

    Il est heureux : il reçoit son précieux, et juste à temps pour l’essayer.

    Sa carrure barre fermement l’encadrement de la porte, mais ses yeux clairs dégagent de la douceur, et ses épaules inspirent la sécurité. Le facteur est une jolie factrice, une métisse aux yeux clairs. Il aime les métisses, les jolies femmes, les œuvres d’art. Pas de vice dans ses pensées ; que l’admiration de la beauté. Mais ce matin, c’est le besoin de caféine qui lui fait offrir un café, et il est trop tôt pour faire sauter le champagne.

    À cette proposition trop fréquente, elle se surprend de lui dire oui.

    Il l’installe au salon ; la table de la cuisine n’est pas praticable. S’y côtoient café, brioches et les entrailles désossées d’un PC pourtant neuf.

    L’expresso, tout aussi épuisé que le docteur, soupire rapidement ses derniers jets de vapeur.

    Ce matin d’été, sur un week-end sans garde, il se levait à peine au carillon de la porte d’entrée. Les yeux rougis par sa dernière nuit de bricolage, il n’avait dormi, une fois de plus, que quatre heures. C’était l’énergie du bonheur qui le boostait tous les jours. Son cerveau vivait dans un monde parallèle merveilleux où tournaient rond des réveils ressuscités, et sa future machine révolutionnaire.

    Cette nuit, il avait explosé son nouvel ordinateur, et avec le paquet livré par sa charmante invitée, il comptait conclure le projet de sa vie. Il ne peut s’empêcher de fixer son paquet qu’elle tient posé sur ses genoux. Un peu embarrassée, elle n’ose plus bouger. Recevoir des paquets lui rappelle son enfance, mais aujourd’hui, c’est bien plus : les dernières lunettes Sony 3D, actives, à trois cent quatre-vingt-dix-neuf euros. Il profite un instant du plaisir étrange qui serre la gorge avant un évènement important. Elle est mal à l’aise, il ne s’en rend pas compte, il est dans son monde. Il prend son temps, se délectant de cette ultime tension avant l’effeuillage et la découverte de sa petite merveille. Son précieux paquet est là, livré par un ange. Signe du destin ? Il n’est pas croyant. Envoyée par le diable ? Il se poserait trop tard la question.

    Il tend sa main pour libérer son hôte de la boite désirée. Elle résiste un instant. Il tire un peu plus fort, sans être brutal, mais impatient.

    – Non, déclare-t-elle fermement. Il y a des règles, vous le savez.

    Cette réponse sèche le resynchronise aux impératifs de la journée. Il perd du temps qu’il n’a pas. Pourquoi était-il toujours si maladroit dans sa vie privée alors qu’il consacrait sa vie à ses patients ? Cette question, il se la posera souvent, mais jamais très longtemps, jamais au bon moment.

    Le temps presse, il doit tester son montage ce matin avant de partir. Il plonge sa main dans son short, attrape son stylo et signe le reçu. Le laissez-passer est signé, les convenances ne l’intéressent plus. Son PC est prêt, il n’y a plus de temps à perdre. Café cul-sec, il raccompagne la factrice, lui serre la main rapidement. Elle lui offre un regard souriant. Il est déjà ailleurs.

    – Au revoir, Docteur !

    – Au revoir, et un grand merci, lui répond-il à travers la porte.

    Maintenant, au boulot ! Il dégage un espace de travail entre carton, emballages, bol de café au lait refroidi, miettes de brioche, beurre et Nutella. Il branche le portable Dell, dopé et démantelé. Il démarre la machine en effaçant une trace de chocolat du clavier. Il connecte un câble mini USB, modifié cette nuit, directement sur la carte vidéo. Les lunettes sont connectées. Il les met :

    – Putain, ça marche ! s’exclame-t-il.

    C’est la première étape. Il est comblé.

    Il se réjouit que sa femme ne soit pas encore là. Elle éteindrait son enthousiasme naissant avec ses mots railleurs :

    – Tu es vraiment un as de la bricole. Tu as tout bousillé en trente secondes chrono.

    Si seulement il pouvait l’intégrer à l’ambition de son projet. Mais elle sera épatée, il en est désormais certain.

    L’ingénieux bricoleur chaussé de loupes, armé d’un mini tournevis torx, commence le démontage organisé de sa nouvelle acquisition. Les branches, piles et écouteurs sont sans intérêt. Il se concentre sur le verre gauche, un écran LED connecté par une microfiche à l’ordinateur. Confiant et précis, il débranche et rebranche le connecteur après l’avoir retourné. Un peu de tension sur les fils, un clipsage, délicat, mais c’est réussi.

    – J’ai fini ! clame-t-il, les bras en l’air, au moment où la porte d’entrée s’ouvre.

    Tout se passait bien jusqu’à ce que sa femme, Natacha, arrive. Son sourire, qui le fait habituellement fondre, se glace devant le spectacle déroutant. Ses yeux dorés d’Antillaise chabine transpercent l’exaltation, des yeux bleus de son mari.

    – Tu as reçu tes lunettes magiques ? Elles ne marchent pas ? Tu les as appelés avant de les démonter ? Elles sont garanties, tu crois vraiment qu’elles vont mieux marcher comme ça ? Et le petit-déj’, tu l’as aussi explosé. Tu sais qu’on part dans 5 min !

    Veux-tu que je rappelle la factrice pour qu’elle vienne laver les tasses ? Elle pourrait aussi ranger ton petit déjeuner pendant qu’elle y est. Ah ! C’est sûr, en prenant le café avec la postière, ça laisse moins de temps pour la douche !

    Entre deux reproches, il réalise qu’elle a rapidement fait le lien, avec les deux tasses sur la table du salon où trône le paquet déchiqueté. Il a tort, sur tout. Il n’est pas prêt pour partir dans cinq minutes. C’est certain, ça ne lui prendra que peu de temps. Rien n’est débarrassé, elle ne le lui reproche jamais, c’est vrai qu’il n’a pas une seconde à lui. Mais qu’il offre le café à une autre, ça non !

    Maintenant, il doit choisir : attendre la fin de l’orage ou la décapiter pour la faire taire.

    Kelvin sait que Natacha mériterait bien plus d’attention que ses ordinateurs, mais elle le soutient inconditionnellement dans ses passions. Il tente donc d’apaiser l’atmosphère avec un brin d’humour.

    – La douche, ce n’était pas possible, elle était pressée !

    Elle quitte la pièce en levant les épaules et un doigt, en souriant au fond de son âme. Il ne porterait jamais atteinte à son honneur, elle le connait par cœur son bonhomme. Elle change de sujet du fond de la salle de bain. Elle ravale la jalousie qui lui tortille les tripes à l’approche de chaque jolie fille.

    – Tu te rappelles que c’est ton anniversaire, n’est-ce pas ? Je te laisse dix minutes, puis on y va.

    – Tu sais, depuis que j’y travaille, je devais essayer, confie Kelvin. Rien n’est cassé, je t’assure. Le verre gauche des lunettes filmera ma rétine pendant que l’œil droit regardera le film.

    C’est révolutionnaire, tu comprends ?

    – Toujours plus fort que le roquefort, mon inventeur fou. Tu vas encore révolutionner le monde.

    Elle se tait ; concentrée à sa retouche de maquillage. Kelvin remet les pièces en place avec une habileté assurée. Une fois les lunettes remontées, il les chausse. Et plus surpris qu’émerveillé, il s’exclame.

    – Ça marche vraiment ! Les yeux fabriquent les images de nos rêves, et je vais pouvoir les filmer.

    En fait, pour l’instant, son montage retransmet sur l’écran de son PC, l’image filmée par les lunettes modifiée, sur la rétine de l’œil gauche. C’est exactement celle reçue de l’ordinateur par l’œil droit. Sur le portable : deux images côte à côte. À droite, l’image envoyée à la lunette de droite, à gauche l’image lue du fond de l’œil gauche par le verre gauche modifié. Certes, l’image de gauche est floue, pixélisée, instable. Mais c’est la même qu’à droite. C’est gagné, comprend-il.

    Le Rétinophotographe

    L’ingéniosité de Kelvin est en train de porter ses fruits : il a découvert une façon de visualiser les images telles qu’elles sont perçues par le cerveau. Elles sont retransmises aux rétines quand on ferme les yeux. Mais il vise beaucoup plus loin. Il est convaincu que cela ouvrira les portes du fonctionnement neuronal.

    – Chérie, tu n’imagines pas ce que nous venons d’accomplir ! s’écrie-t-il, se tournant vers Natacha qui revient dans la pièce, prête pour leur sortie.

    Natacha lui accorde un regard empli de compassion.

    – Je sais mon chat, répond-elle doucement. Et je suis tellement fière de toi. Allons célébrer maintenant ce grand jour : ton anniversaire !

    Cette remarque, sans fascination, poignarde sa découverte jusqu’au fond de son cœur. Mais son optimisme indéfectible rallume aussitôt la flamme de son excitation.

    En dix minutes à peine, ils sont prêts à partir. Alors qu’ils sortent de la maison, Kelvin a le sentiment d’avoir fait un bond de géant pour l’humanité. Il ne sait pas encore jusqu’où cette découverte le mènera, mais il a le sentiment de premier pas sur la lune.

    Il ne le sait pas encore. Il pose la première marche vers le secret de la création de l’Univers.

    ***

    Résolu à faire un break sur ses élucubrations de bricoleur, il pose sa main sur la cuisse de sa femme. C’est elle qui conduit, il s’endort toujours au volant. Natacha, élégante, affiche une moue charmante. Elle boude un peu, le café de la postière, elle le digère mal.

    Kelvin ne dit rien, il attend une éclaircie dans les yeux de sa femme. Il la connait bien, elle est un roc, qui sait pardonner.

    Mais elle n’oublie jamais rien.

    Ils seront à l’heure, elle prévoit toujours large.

    Pourquoi le quotidien doit-il si souvent s’interposer entre nous, et corroder nos moments précieux ? se dit Kelvin en fermant les yeux.

    Alors qu’il sait qu’il devrait simplement lui prendre la main, lui dire qu’au fond de lui il rêve de lui offrir la vie qu’elle mérite, entre veille et sommeil, son cerveau insouciant replonge.

    Résumons-nous.

    Sa caméra adaptée, focalisée sur sa rétine oculaire, filme des images qui y défilent, il vient de le prouver. Il va pouvoir passer à la deuxième étape de son invention. Selon le principe que le signal nerveux, produisant ces images, doit ressembler au signal vidéo de la même image, il devrait pouvoir traduire l’un en l’autre. En les mettant en parallèle, il espère décrypter le Brain Code – le code neuronal des pensées.

    Avec un modulateur/démodulateur, il s’imagine déjà connecter directement l’ordinateur au cerveau, et créer le pont entre les machines et l’esprit humain. Il ne peut contenir son enthousiasme, et s’exclame en rouvrant les yeux :

    – Chérie, cette nuit, je fais tomber le Brain Code !

    – Tu es fou, tu m’as fait peur ! rit Natacha. Mais ne m’assourdis pas toute la journée avec tes principes et hypothèses.

    – Promis, je fais une pause. Je vais dormir un peu.

    Ses songes, dans un sommeil léger, retournent vers les leçons de son professeur de biologie du lycée. Il avait été fasciné par une expérience bien cruelle d’une pauvre grenouille morte pour la science. Une décharge électrique sur sa patte disséquée, la faisait sauter seule sur la table ; cela que la stimulation électrique vienne de la cuisse ou du pied. L’importance était là ! Un nerf conduit un signal aussi bien dans un sens que dans l’autre. L’idée du savant illuminé avait alors germé. Pourquoi pas d’un œil à l’autre, pourquoi pas du cerveau à l’œil ?

    Le doux ronronnement de la voiture accompagnait ses rêveries, jusqu’à ce que la voix de Natacha le rappelle à la réalité :

    – Kelvin, on est arrivés. Réveille-toi, mon génie !

    Sur un battement de cœur, stoppé par la surprise, il ouvre les yeux, encore endormi. Son rêve y était encore gravé, le TransPsy était né, il le savait !

    ***

    La nuit est noire et paisible. Dans la chambre à coucher, Natacha dort seule, son souffle régulier compose une douce mélodie nocturne. Une larme mouille d’un dernier sillon une tache sur l’oreiller. Elle sera évaporée au réveil.

    Kelvin, les yeux derrière ses lunettes, scrute avidement les données qui défilent sur l’écran lumineux. Pour lui, c’est une nuit cruciale, un moment où des années de travail, d’idées, vont porter leurs fruits.

    « Ça doit marcher », se répète-t-il en ajustant la sensibilité de ses lunettes magiques. « Ça doit marcher », le mantra silencieux qui rythme son excitation grandissante.

    La rétine, ce territoire inexploré, ce Graal qu’il a si ardemment poursuivi, semble à portée de main. Les graphiques et les chiffres dansent devant ses yeux, presque hypnotiques. Il perçoit l’extraordinaire potentiel de sa découverte, tout en sentant, quelque part au fond de lui, qu’il est en train de sacrifier quelque chose de tout aussi précieux. Mais cette prise de conscience est fugace. Les données sur l’écran le rivent à son monde, et il replonge.

    L’heure passe, silencieuse et implacable. Alors que la lumière trace quelques contours de l’horizon, Kelvin voit apparaitre à l’écran ce qu’il attendait. L’enregistrement est clair sur l’image de son ordinateur. Une projection fidèle de l’activité de son propre cerveau, filmée en direct sur sa rétine. C’est un triomphe exposé au seul témoin du jour naissant.

    À ce moment, Natacha émerge doucement de son sommeil. Ses yeux, encore embués, rencontrent ceux de Kelvin. Ils sont illuminés des étincelles de sa découverte.

    Elle comprend immédiatement, lui sourit, mi-amusée, mi-résignée, et lui dit doucement :

    – Alors, tu l’as fait, tu as percé le secret des pensées ?

    Kelvin, admirant le corps frêle qu’il délaisse, ressent comme jamais le poids de ses choix. Il réalise que sa quête, bien que bientôt couronnée de succès, n’a pas été sans coûts. Il prend la main de Natacha et répond, la voix emplie d’une affection renouvelée :

    – Oui, mais j’ai compris que certaines choses sont plus précieuses que toutes les découvertes du monde. Je suis désolé, Natacha. Je t’aime, et je veux être là, vraiment là, pour toi.

    Le soleil se lève, marquant peut-être le début d’un nouveau jour dans le cœur de Natacha. Mais les nuits suivantes, il filma ses rêves. Les jours suivants, il filma ses pensées et améliora jour et nuit son invention. L’année suivante, le lecteur optique de pensée fut mis en fabrication. Les premiers clients furent les époux jaloux, les polices criminelles friandes de l’image fixée sur le dernier regard des victimes, les psychiatres pour l’étude des rêves, et même les psychologues canins.

    Lui voyait plus loin. Il travaillait déjà sur les algorithmes de la pensée. Il équalizait le signal électrique du nerf optique avec le signal vidéo des images. Il entrait dans le code de fonctionnement du cerveau. Déjà, le Rétinophotographe lui importait peu ; il développait le TransPsy. Et il s’éloignait, à petits pas, de Natacha.

    La trace de ces pas de tristesse venait d’ouvrir, dans son dos, le code de l’Univers.

    Le viol de l’évolution

    À la même époque à Grenoble

    Isaac Rhizome sentait la sueur perler à son front. Il s’en rendait compte bien tard. Sa thèse, son travail de plusieurs années, n’était pas « acceptable » aux yeux du jury. Les imbéciles !

    Il se sentait piégé, entrant dans une arène en gladiateur, condamné par les convictions inflexibles de ses pairs. Les dogmes philosophiques de Darwin, puis les arguments plus scientifiques de Jacques Monod, étaient devenus irrévocables, comme sacrés, alors qu’ils prônaient l’évolution. Ces deux éminents biologistes, dont les conclusions sont ouvertes sur l’observation, devaient se retourner dans leur tombe. Pas que le thésard n’attaquait leurs dogmes, mais qu’ils étaient bafoués par d’obtus défenseurs.

    Le progrès des sciences, si rapide depuis cinquante ans, devait logiquement faire évoluer leurs démonstrations, pensait Isaac, par application même de leurs principes.

    Il continua pourtant sa démonstration :

    – L’avènement de l’informatique va bientôt le prouver. Le hasard et la nécessité créent l’évolution de la chose à la vie, de la vie à l’intelligence, de l’intelligence à la perception du Soi.

    Ici apparait « la fracture de l’évolution ».

    À partir de cette fracture, l’intelligence remodèle pour elle l’évolution. L’évolution est construite intentionnellement en cassant l’ère du hasard. L’intelligence modifie désormais sa génétique, pour s’améliorer, et créer sa propre trajectoire évolutive. Les lois naturelles de sélection sont désormais remplacées par les choix de l’humanité.

    C’était sa première preuve, indéniable pourtant. Mais la fracture de la loi de Darwin ne passait pas. Face à lui, les professeurs discutaient, disputaient, les visages fermés, les sourcils froncés, dans des murmures d’indignation.

    Non, ces professeurs de rang A n’étaient pas à la hauteur, songea Isaac, amèrement.

    Il poursuivit difficilement jusqu’à ses conclusions.

    – Cette intelligence humaine crée d’autres modèles de vies, basés non plus sur la chimie biologique, mais sur l’électronique. L’intelligence artificielle des premiers ordinateurs viendra bientôt. Mais les réseaux sociaux maillent déjà ces premières unités de calculs et reproduisent un système évolutif puissant bien connu : le système nerveux.

    Le multiprocessing sera renforcé très vite par des unités probabilistes quantiques permettant des algorithmes réactifs puissants et complexes. Cette intelligence artificielle est née en vingt-cinq ans, à notre insu. Et nous faisons tout pour accélérer cette prise de conscience du SOI : Survie Organisée par Intelligence.

    La fracture évolutionniste du SOI a remplacé le hasard et la nécessité de la nature, par le désir et la création de l’intelligence. Sommes-nous des dieux ou des apprentis sorciers ? Ceci n’est pas une mise en garde, c’est mon observation. Nous créons déjà des mondes virtuels. Pas les jeux d’arcades de nos enfants, mais ce réseau Internet où l’ordinateur balbutie déjà la prise de conscience du SOI.

    Le brouhaha grandissait, on l’entendait mal. Il se rapprocha du micro :

    – Ma conclusion ne se veut pas alarmiste et ne heurte pas les lois de l’évolution naturelle. Tout système évoluera, si son environnement lui en laisse le temps, vers l’intelligence. Puis la conscience du « SOI », la « Self Organisation by Intelligency », lui donnera son indépendance !

    Le public était tendu, comme si la salle était électrisée par le conflit imminent. Le thésard devait maintenant forcer sa voix :

    – La cassure

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