Les animaux fabuleux

Au Moyen ge, seuls les lettrs, cosmographes, encyclopdistes transmettent aux clercs et
aux lacs une vision globale du monde connu, inspire de la philosophie antique et des textes
bibliques. La crature fabuleuse est luvre de Dieu, au mme titre que les autres. Cependant,
elle est infrieure lhomme car elle na pas de raison ; seuls ses instincts la guident. Elle
est mme au-del de toute catgorie connue, car on ignore sa nature vritable qui est invente
de toutes pices. Elle va servir nanmoins, comme les autres animaux, dimages ncessaires
au dvoilement du mystre de Dieu. Elle devient un des symboles de reconnaissance de la vrit
des vangiles et de la Bible. Car elle est dans le texte sacr. Il nest donc pas question de remettre
en cause son existence. Elle est un miroir des aspects les plus souterrains du monde. Sa fonction
est de mettre nu les secrtes modalits de ltre pour aider lhomme progresser vers une
humanit pleine et entire.
Le christianisme a peu invent de cratures tranges. Il en hrite, le plus souvent, des cultures
grecques, gyptiennes, sumriennes. Il a su les rcuprer pour une grande leon biblique ou un
enseignement moral. Accepter lexistence dun monstre exige cependant une conscience capable
de se dtacher du visible (on ne rencontre pas tous les jours une serre, une licorne ou un dragon
au coin dun bois, mme sil est frquent dapercevoir des sirnes, en mer) et daccepter
sans partage la parole de Dieu et les lois qui en dcoulent. Les clercs voient dans les animaux
fabuleux une collection de portraits mouvants. Au cours des sicles, ces animaux changent
souvent de formes et de symboles avant de se fixer dfinitivement dans une image ou une
interprtation.
Cependant, certains animaux fabuleux semblent avoir une histoire car on trouve leur
reprsentation partout sur la terre. Cest le cas de la licorne et du dragon, qui ont enchant
la pense du Moyen ge et la ntre, peut-tre, encore

Barthlemy lAnglais
Livre des proprits
des choses
Fin xive-dbut xve sicle
BNF, Manuscrits,
franais 22531, f. 324

Le merveilleux [] participe obscurment dune sorte de rvlation

gnrale. Le merveilleux est toujours beau ; nimporte quel merveilleux
est beau, il ny a mme que le merveilleux qui soit beau.
Andr Breton, Manifeste du surralisme (1924)

Monstres et hybrides

La cration danimaux tranges obit

des motivations psychologiques
complexes. Elle est le fruit dun mlange
inconscient de dsirs et dangoisse.
Cest bien le sommeil de la raison qui
engendre les monstres , affirmait Goya.
Lhybride ou le monstre peut aussi natre
dune contemplation de la nature, des
nuages, des ombres sur le sol, de taches
sur un mur. Lonard de Vinci, dans ses
Carnets, crit quil encourageait un lve
observer la nature car elle recelait
des compositions extraordinaires,
des batailles danimaux, des paysages
et des monstres, des diables et autres
choses fantastiques .
Les auteurs du Moyen ge ne sappuient
pas sur lobservation de la nature afin
de dcrire les animaux. Ils se rfrent
lHistoire des animaux dAristote, texte
redcouvert au xiiie sicle. Ils lisent aussi
Pline lAncien dont lHistoire naturelle
est pleine de rcits extravagants. Quant
au Physiologus, il abonde en animaux
trangers lenvironnement quotidien
des Occidentaux. Lorsque ces textes
parlent de la serre, de le caladre,
du phnix, de la sirne, du basilic,
de la licorne, tout le monde y croit,
car ils sont cits dans la Bible.

Le monstre

Le monstre est un animal prsentant des

anomalies graves : un cheval huit pattes
ou un canard trois becs.
Si ltymologie du mot monstre vient du latin
monstrum, driv de monere qui signifie faire
penser, attirer lattention sur , monstrum reste
un terme du vocabulaire religieux dsignant
un prodige avertissant de la volont des dieux,
un signe dchiffrer.
Le monstre est donc un signe divin, une chose
incroyable. Ce nest quau xiie sicle que
le mot dsignera des tres mythologiques
ou lgendaires. Il est galement appliqu,
la mme priode, aux hommes qui
possdent un physique effrayant, un homme,
par exemple, dfigur par la peste.

Lhybride

Lhybride vient du latin classique ibrida

signifiant btard, de sang ml et,
spcialement, produit du sanglier
et de la truie . Cest un tre composite
procdant de la runion de plusieurs lments
caractristiques despces diffrentes comme
la serre, la licorne, le dragon, le basilic.
Le martichore, par exemple, que Pline
situe en thiopie, ressemble un lion rouge
queue de scorpion. Il est trs cruel. Son nom
en persan signifie mangeur dhomme .

Guiart des Moulins

Bible historiale
Dbut du xive sicle, dtail
BNF, Manuscrits, franais 160, f. 10 v
(dtail)

Hybride vert ail, mi-homme mi-bte,

ses pattes sont griffues comme celles
dun lion et sa queue ressemble celle
dun renard. Il porte une capuche.
Le vert est la couleur du diable.

Le caladre

Oiseau dune blancheur parfaite, il symbolise

le Christ. Il a le pouvoir de prdire la mort
dun malade. Mais :
si la maladie nest pas parmi les mortelles,
le caladre regarde le malade et il rassemble
en lui-mme toutes les infirmits de celuici, qui senvole dans les airs en direction
du soleil, et l il brle toutes les infirmits
du malade et les disperse, et cest ainsi
que le malade est guri.
Pierre de Beauvais, Bestiaire, xiiie sicle

Le basilic

Il est empli de venin tel point que celui-ci

ressort lextrieur du corps et brille
sur sa peau. ; mme sa vue et lodeur
quil exhale sont charges de venin qui
se rpand aussi bien loin que de prs :
il en corrompt lair, et fait crever les
arbres ; et le basilic est tel que de son
odeur, il tue les oiseaux dans leur envol,
et que de sa vue il tue les hommes quand
il les regarde.
Brunetto Latini, Livre du Trsor, xiiie sicle

Guiart des Moulins

Bible historiale
Dbut xive sicle
BNF, Manuscrits, franais 10, f. 452 v

Guiart des Moulins traduit LHistoire

scolastique de Pierre le Mangeur sous le titre
de Bible historiale. Cette uvre est une
compilation dhistoire religieuse, qui
commence au paradis terrestre pour se
terminer lAscension du Christ. Lauteur
reprend ici lpisode clbre de Jonas.
La baleine est le symbole du monstre par
excellence, la fois signe divin et animal
aux proportions gigantesques.
Pline lAncien pensait que chaque animal
terrestre avait un quivalent sous la mer.
Cette ide est reprise par les auteurs
mdivaux. Ainsi, cette baleine ressemble
au loup qui hante les campagnes. Ses dents
sont carnassires et son il est mauvais.
Il est remarquer cependant que lenlumineur
a cherch reproduire la baleine puisquil
a dessin sur la tte du monstre une sorte
de cratre, orifice par lequel le ctac
recrache de leau.
Limage de Jonas sortant de la gueule
du monstre est interprte comme une
prfiguration de la Rsurrection du Christ.

Guiart des Moulins

Bible historiale
Dbut du xive sicle
BNF, Manuscrits, franais 160, f. 140
(dtail)

Hybride rouge tte dhomme

encapuchonn, ses ailes ressemblent
celles dune chauve-souris. Il a des
pattes griffues et une longue queue.
Sa bouche est cerne de petites dents
pointues comme celles des vampires.
La serre

Il existe une bte que lon nomme serre,

dont le gte ne se trouve pas sur terre, mais
au fond de la vaste mer ; cette bte nest
pas de petite taille, mais au contraire son
corps est trs volumineux ; elle possde
de grandes ailes. Quand elle voit des nefs
et des dromons faire voile sur la mer,
elle dploie ses ailes au vent, et fait voile
de toute la vitesse dont elle est capable
en direction du navire.
Guillaume le Clerc de Normandie,
Bestiaire divin, xiiie sicle

Un hybride insaisissable : le dragon

Son ternuement projette de la lumire,

ses yeux ressemblent aux paupires
de laurore. De sa gueule jaillissent des
torches, il sen chappe des tincelles
de feu. Ses naseaux crachent de la fume,
comme un chaudron qui bout sur le feu. Son
souffle allumerait des charbons, une flamme
sort de sa gueule. Sur son cou est campe
la force, et devant lui bondit la violence []
Sur la terre, il na point son pareil, il a t
fait intrpide. Il regarde en face les plus
hautains, il est le roi sur tous les fils
de lorgueil.
Livre de Job, XLI, 9

Le mot dragon vient du grec drakn. Il est

employ Athnes comme nom propre
et apparent au verbe derkesthai qui signifie
regarder fixement . Le mot est pass
en franais avec le sens danimal fabuleux
au regard fixe. Il symbolisera trs vite le dmon
dans liconographie chrtienne (xiie sicle).
Cest lanimal le plus impressionnant du
bestiaire mdival, qui le dfinit souvent comme
le plus grand des serpents, comme la plus
grande bte de toute la terre . Animal hybride
par excellence, il a inspir les enlumineurs qui
ne parviendront cependant pas le figer dans
une forme fixe et dtermine. Il crache du feu,
du froid, de lacide ou des clairs, et fait parfois
des tincelles. Il est reprsent gnralement
comme un reptile ail. Ses variantes sont
multiples. Il peut avoir une tte de cheval, une
queue de serpent, de grandes ailes et deux
pattes griffues. Sa tte est parfois orne de
cornes longues, semblables celles des bois
du cerf. Ses yeux sont toujours dmoniaques.
La tradition chrtienne na pas invent le
dragon. Elle en hrite des cultures grecques
antiques, transmises par Hsiode, Aristote
ou Pline. Mais aussi des cultures orientales
et celtes. Elle a intgr la peur du dragon
en transformant sa signification. Il devient
le symbole de tout ce qui est oppos
au christianisme, de la barbarie, de la bte
malfique, incarnation de Satan dont triomphent
avec clat les saints et les martyrs, saint Michel,
saint Georges, sainte Marthe ou saint Clment.
Plus tard, le preux chevalier le combat dans une
preuve initiatique, tape ncessaire sur le
chemin de la vertu, de la puret et de lamour.
Outre le hros vaillant, le dragon craint pardessus tout la panthre, dont lodeur suave
le fait fuir.

Cet animal fabuleux a laiss son empreinte

dans toutes les civilisations. Chez tous
les peuples du Nord, il symbolise la vaillance
et la puissance. Cest pourquoi Guillaume
le Conqurant avait orn de dragons ails
la proue de ses bateaux lors de la conqute
de lAngleterre, imitant en cela le roi norvgien
Sigurd Norgruissen et ses anctres les Vikings.
En Chine, le dragon est vnr comme un
animal cleste, gardien des eaux, crachant
le feu. la fois yin et yang, il runit les principes
opposs de lunivers : le feu et leau, le ciel
et la terre. Il fait partie des mythes fondateurs
de la civilisation chinoise, et est souvent
lorigine des dynasties impriales.
Il reste lemblme de deux pays, le pays
de Galles et le Bhoutan.

Grandes Heures dAnne de Bretagne

Tours, vers 1503-1508
BNF, Manuscrits, latin 9474, f. 185 v

Saint Lifard

Secrets dhistoire naturelle

Centre-ouest, vers 1480-1485
BNF, Manuscrits, franais 22971, f. 15 v

Licorne et crocodile en Egypte. La licorne

trempe sa corne dans la rivire pour la purifier.

Un anctre, la licorne ou lunicorne

Cette bte a tant de tmrit, elle est

si agressive et si hardie, quelle sattaque
llphant ; cest le plus redoutable de
tous les animaux qui existent au monde.
Guillaume le Clerc, Bestiaire divin, xiiie sicle

La licorne est lanimal fantastique dont

on trouve les traces les plus anciennes.
Son apparition pourrait remonter lpoque
palolithique.
Cest Ctsias, au Ive sicle avant J.-C.,
qui fait entrer la licorne dans la littrature.
Sa description sera reprise par Aristote, Pline,
et par la plupart des auteurs de bestiaires
mdivaux. Pline crit : Lunicorne a le
corps du cheval, la tte du cerf, les pattes de
llphant et la queue du sanglier. Pour les
Grecs, la licorne est un animal sauvage dune
redoutable frocit, car son pied est
tranchant et sa corne coupante.
Elle figure dans la Bible cause dune
mauvaise traduction du mot hbreu re em
(Livre de Job, XXXIX, 9-10, et Psaumes)
dsignant, en fait, un buf sauvage. Elle
y est aussi dcrite comme un animal violent
et malfaisant.
Au xiie sicle, la licorne reprsente le Christ,
la puret, la chastet. Hugues de Saint-

Victor, Pierre Damien, Albert le Grand lont

utilise comme symbole du mystre de
lIncarnation.
Lglise chrtienne reprendra la lgende
antique selon laquelle il est impossible de
capturer une licorne, moins de lattirer en
lui prsentant une jeune vierge. Elle vient
alors sendormir en paix sur ses genoux. Les
chasseurs en profitent pour la tuer et prendre
sa longue corne. Rduite en poudre, cette
dernire a des pouvoirs mdicaux et
aphrodisiaques.
Limage de la dame la licorne est lune des
plus rpandues au Moyen ge. partir du
xiiie sicle, la licorne devient un thme
rcurrent de lart. Les tapisseries, les maux,
les coffrets divoire en sont orns. On la
trouve aussi dans les miniatures figurant la
Cration du monde ou larche de No. Sa
reprsentation ne changera plus. Elle
ressemble dsormais un cheval blanc aux
sabots fendus comme ceux dune chvre,
portant une longue corne torsade. Parfois
apparat une petite barbiche son menton.
Lessor de lesprit courtois et le succs
du Bestiaire dAmours de Richard de Fournival
vont faire voluer son symbole. La licorne
serait le symbole de lamoureux dont le dsir
perdu ne sera jamais satisfait, mais aussi
de la chastet et de la puret du sentiment.

Bible
Chartres, milieu du xiie sicle
BNF, Manuscrits, latin 116, f. 74

Linitiale A, au dbut du livre de Judith,

est envahie de feuillages entrelacs,
de lignes sinueuses lgantes, dun
trange oiseau-dragon multicolore.
Dans la marge, un combat entre laigle
et le dragon, symbole de la lutte du
Bien et du Mal. Cest laigle qui tient
le dragon dans son bec, vainqueur
certain du monstre hybride.

Quand la lettre devient espace dhybridation

La lettre orne rythme la lecture des livres

manuscrits jusquau xiie sicle. Elle permet
au clerc qui est en train de lire haute voix
(la lecture silencieuse nest pas encore
gnralise) de respirer, de ponctuer le texte.
Outre son utilit pratique, elle a galement une
valeur dcorative. Lorsque des animaux sont
introduits dans lornementation, ils prennent
aussitt une valeur symbolique.
Au xiie sicle, une certaine libert voit le jour.
Chaque scriptorium, chaque enlumineur propose
ses propres crations. Tout senchevtre
lintrieur de la lettre, des ttes de dragons,
de loups, de chiens, des becs et des griffes.
Les animaux extraordinaires font leur apparition,
de vrais hybrides impossibles identifier mais
qui suggrent un monde malfique, la frontire
de lunivers trs codifi et hirarchis des
hommes et femmes du Moyen ge.
Cette extraordinaire libert va laisser place,
au sicle suivant, une standardisation impose
par la demande croissante de fabrication de
manuscrits. La sobrit reprend ses droits,
et les motifs fantaisistes tendent disparatre.

Livre des simples mdecines

xve sicle
BNF, Manuscrits, franais 12322, f. 188

Ce livre traitant des substances naturelles

qui servent soigner ou soulager les
maladies fut crit par le mdecin italien

Mattheus Platearius. Sur cette magnifique

planche, deux lgendes sont runies :
celle de la licorne et de la vierge, ainsi que
celle de sa corne, purificatrice des eaux
empoisonnes. La licorne sera associe, au
e
XIV sicle, aux fontaines et rivires.

Les rcits de voyage ou lamour

du merveilleux

Quand la marge devient le refuge

de petits monstres

En dehors de la page, des petits tres

hybrides, des singes, des cratures
extravagantes, sciapodes et autres Blemmyes,
vivent exclus. Dans ces marges-limites,
vritables frontires, lenlumineur laisse
aller son imagination en des combinaisons
nouvelles et provocantes. Il cre ces images
partir de sa lecture personnelle
et volontairement dformatrice du texte.
Ces cratures se rpondent parfois entre elles,
page aprs page. Il sinspire aussi des
monstres quil a pu voir sur les cartes
gographiques, monstres qui se trouvent aux
confins du monde, au-del de lkoumne,
du monde connu et habit. Il reprend
galement les monstres de la mythologie
grco-romaine et la symbolique des animaux,
telle quelle est exprime traditionnellement
dans les bestiaires.
Toute cette faune fait sens, elle annote
le texte, elle le commente, exprimant parfois
un dsaccord ou un vrai sens de lironie. Mais
elle ne dpasse cependant jamais la marge.
Ces curiosits peuvent tre considres
comme une vraie disputatio, au sens
scolastique, une glose image dans un monde
lenvers parfois irrvrencieux. La marge
est le lieu par excellence de lambigut.
Lenlumineur sait trs bien que le
travestissement, la profanation, le monde
fabuleux des petits hybrides sont essentiels
la perptuation du sacr. Point de normalit
sans monstres, point de force spirituelle sans
un soupon de blasphme.

Heures lusage de Throuanne

Nord de la France, vers 1280
BNF, Manuscrits, latin 14284, f. 18

Ce petit monstre marginal se nomme un grylle.

Pline lAncien le cite propos de la caricature
dun certain Gryllos (porcelet). Mais on le
retrouve surtout dans les gravures sur pierre
fine reprsentant des tres dont le corps
est compos dune ou plusieurs ttes.
J. Baltrusaitis, dans son ouvrage Le Moyen ge
fantastique, explique que les enlumineurs
nont rien invent mais quils ont puis dans
la glyptique grco-romaine toutes les varits
de ces combinaisons hybrides : des ttes
pattes, des ttes pattes coiffes dun cou
doiseau ou des ttes coiffes de quadrupde,
des troncs double face Quatre, cinq, six
visages sunissent dans un mme organisme.
Ce bestiaire humain, que mme les plus
sceptiques des rudits ne se permettent pas
dignorer, par respect de la tradition reue,
a acquis une tonnante stabilit. Les pres
chrtiens et les encyclopdistes mdivaux,
dIsidore de Sville et Pierre le Vnrable
jusqu Vincent de Beauvais, prlvent
en bloc dans cette galerie htroclite.
Un trait spcifique (tte de chien, absence de
la bouche, oreilles gigantesques, pied unique,
etc.) suffit pour construire la carte didentit
de chaque figure. Lincrustation de chaque
lment du grylle se fait avec une telle
adresse que tous sincorporent naturellement
lorganisme. Tout y dborde dune vie
multiplie et trpidante, sans cesse
renouvele, prenant les traits les plus
inattendus. Ce sont de redoutables btes
ayant, de chaque ct, des yeux pour pier,
des dents pour mordre (J. Baltrusaitis).
Ici, le grylle est dune composition complexe :
tte de profil, corps de coq casqu.
Son heaume reprsente un chevalier de dos,
qui porte lui-mme un casque avec un oiseaudragon. Il affronte un lphant portant sur
son dos un chteau rempli de combattants.
Cet lphant ressemble un ours
trompe trange, semblable une langue
de camlon, loin de la
trompe traditionnelle.

Lhomme mdival croit que les mondes

priphriques sont peupls de races
monstrueuses, dont la figuration est hrite
de lAntiquit classique et de la mythologie
chrtienne. Le rcit de voyage raconte des
aventures dans un monde connu. Mais plus
le voyageur sloigne du centre de ce monde,
plus le degr de civilisation va en dcroissant
vers un univers primitif et chaotique. Il explore
alors une autre gographie fourmillant de
cratures monstrueuses, situes la limite
de lanimalit. Des hordes dhumanit
rgressive entourent le monde connu.
LAntiquit va fabriquer un vrai catalogue
de lhumanit bestiale ; il va se retrouver
systmatis dans le rcit le plus lu au Moyen
ge aprs la Bible, Le Roman dAlexandre.
Litinraire conduit le hros grec de Tyr
Jrusalem pour finir aux Indes. Ces aventures
senrichissent dautres pisodes chaque
nouvelle version. Une constante demeure :
ce sont les peuples du Sud qui ressemblent
le plus aux btes. Toutes les permutations
possibles entre lhomme et le fauve sont
exprimentes. Des greffes sur le corps
humain engendrent des tres en dehors
de toute nomenclature : de vrais mutants,
comme les amyctyrae (hommes avec des
lvres gigantesques qui leur servent de
parapluie), les antipodes (qui marchent la tte
en bas), les astomi (hommes sans bouche
qui se nourrissent de larme des fruits),
des centaures et satyres, des cyclopes,
des cynocphales, des epiphagi (avec les yeux
sur les paules), des femmes barbe, des
hippopotames carnivores, des chauves-souris
gantes, des serpents ails, des hommes
fendus jusquau nombril
Toutes ces cratures seront reprises
par les auteurs des bestiaires humains,
les encyclopdistes et les cosmographes.
Si le monde est cr par Dieu, pourquoi tous
ces monstres ? Il y a trois rponses cette
question. Le climat est la premire des causes
de lexistence de ces tres tranges : la zone
torride de lquateur est responsable des
dformations de la nature humaine.
Lloignement du centre de la Terre provoque
aussi une dshumanisation. En dernier lieu,
elles sont la consquence du pch dAdam,
les rejetons de la cration qui appartiennent
au chaos. Ces hybrides sont donc la preuve
de la punition divine, aprs le pch originel.

La salamandre

Cette bte ressemble un lzard, et son corps

est color de nombreuses couleurs. Physiologue
dclare que si, par hasard, elle tombe dans
un feu bien embras, ce feu steindra
immdiatement.
Cette bte est le symbole des Justes
et des hommes de Dieu.
Pierre de Beauvais, Bestiaire, xiiie sicle

Jean de Mandeville
Voyages autour de la terre
Paris, 1410-1412
BNF, Manuscrits, franais 2810, f. 151

Cet ouvrage est une description de la Terre,

dun monde rond , une synthse des savoirs
antiques et de ceux qui sont parvenus en
Occident, grce aux expditions en Asie,
au xiiie sicle. Cest la fois une gographie
du monde rel et une gographie dun monde
de lgendes, deux univers qui cohabitent, deux
cartographies qui refltent la nature humaine :
dun ct la raison cheminant vers le savoir
et de lautre la qute du merveilleux, du rve,
le dsir de donner corps lineffable et
lindicible.
La scne se droule en gypte. Deux animaux
lgendaires, le phnix et le centaure, entourent
un saint. Ce dernier tourne le dos au phnix,
tandis quil sadresse au centaure et semble
le bnir. Point nest besoin de convertir
le phnix, puisquil est limage du Christ.
Par contre, le centaure, mi-homme mi-cheval,
doit recevoir la parole divine.

Le centaure
Cest un hybride puisquil est le rsultat de
lunion entre lhomme et le cheval. Il est
athltique et harmonieux. Il peut tre la
fois le symbole de la barbarie et de
la sagesse. Il sera repris dans limagerie
astrologique, puisque le sagittaire est
un centaure qui tire larc. Son image
est trs rpandue dans lart persan.
Il est prsent dans les marges des
manuscrits mdivaux. Il symbolise
le paganisme ou lhomme sous lemprise
de ses pulsions animales.

Odric de Pordenone (1265-1331)

Itinerarium (Livre des merveilles)
Paris, 1410-1412
BNF, Manuscrits, franais 2810, f. 106

Le phnix

Il existe un oiseau appel phnix. Cet oiseau

est fait la ressemblance de Notre-Seigneur
Jsus-Christ, qui a dit dans lvangile :
Jai le pouvoir de donner mon me,
et jai le pouvoir de la reprendre.

Les cynocphales

Pierre de Beauvais, Bestiaire, xiiie sicle

Cest Pline que lon doit le premier

expos dtaill de la lgende gyptienne
du phnix. Loiseau sacr Benu ou Bennou
est lorigine de loiseau immortel.
Hrodote, Hsiode et Plutarque lavaient
dj mentionn, mais, pour eux, il serait
dorigine thiopienne.
Son plumage est rouge ( phnice
signifie pourpre en grec). Il est grand
comme un aigle. Ses mets favoris sont
les larmes dencens. Tous les cinq cents
ans, il construit un nid de brindilles
parfumes avec de la myrrhe et simmole
pour renatre trois jours plus tard.
Un uf ou un ver se forme de ses os
consums. Sort alors un nouveau phnix,
qui transporte Hliopolis, sur lautel
du Soleil, les cendres de son pre.
La tradition chrtienne fait du phnix
le symbole de la Rsurrection du Christ
et de limmortalit de lme.

La salamandre est une sorte de crapaud

queue. Ses murs nont rien
dextraordinaire mais sur la foi de quelques
observations , il sest accumul des
lgendes autour delle. Il est vrai que
lorsquelle est blesse ou quelle veut
se dfendre, elle scrte une matire
visqueuse, fort repoussante pour lodorat
et assassine pour les insectes. Pour les
Anciens, cette substance sest transforme
en poison. Sa plus fameuse proprit
est dteindre le feu.
Les rcits de voyage voient aussi fleurir
dautres fables, comme celle dune toffe
faite avec de la soie (ou de la laine) de
salamandre, soie blanche, dune grande
souplesse et qui rsiste laction dun feu
trs ardent.

Bernhard de Breydenbach
Plerinage en Terre sainte et au Saint-Spulcre
Mayence, 1486
BNF, Rserve, vlins 769

Doyen de la cathdrale de Mayence, Bernhard

de Breydenbach dcrit la gographie, la langue,
les habitants, les villes des pays traverss.
Une grande place est donne la zoologie.
Les animaux prsents sur cette planche ont t
vus en Terre sainte . Il y figure une girafe,
premire reprsentation dans un livre imprim,
un crocodile, un chameau, une salamandre,
des chvres dInde et une licorne. On peut
sinterroger sur le personnage qui tient le
chameau. Il est reprsent comme un grand
singe, ce qui laisse supposer une hirarchie
des tres humains, les habitants de la Terre
sainte tant assimils des animaux.
Ici, seule la licorne appartient la catgorie
des animaux fabuleux, mme si la
reprsentation de la salamandre et du
crocodile est assez fantasque.

Odric de Pordenone est un moine franciscain.

Il a vcu longtemps comme un ermite mais ses
suprieurs en firent un missionnaire. Il se rend
en Asie Mineure, en Chine et au Tibet. Dans son
rcit de voyage, il raconte que, sur lle de Nicobar,
vivent des tres hybrides, des hommes tte de
chien. Ils sont reprsents ici avec une coiffe de
taureau en or ou en argent, symbole de leur dieu.
Il poursuit la vieille tradition de lhomme tte
danimal, trs prsente dans le panthon gyptien,
dans la mythologie grecque et chez les divinits
hindoues.
Marco Polo avait dj dcrit les cynocphales,
indignes vivant sur une le de locan Indien.
Ce rcit sinscrit dans la tradition du Livre des
merveilles du monde dict en franais par Marco
Polo, en 1298, au retour de son long priple
au Moyen-Orient. Il raconte, dans un texte trange
et fascinant, lhistoire dun homme qui sest
merveill de tout. Rarement un thme sculier
eut un tel succs. Les illustrations furent
nombreuses.
De mme que le texte de Jean de Mandeville,
le Voyage autour de la Terre (1356), ce rcit fera
rver tous les grands navigateurs. Lun et lautre
entretiennent le rve dun monde oriental fabuleux,
suscitent le dsir daventures, de dcouvertes
et dexplorations.