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Intelligence (Jeff Hawkins)

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INTELLIGENCE

JEFF HAWKINS
AVEC SANDRA BLAKESLEE
c ~
CAMPUS PRESS
L'dition originale de cet ouvrage a t publie aux tats-Unis par
Henry Holt sous le titre On Intelligence.
Copyright 2004 by Jeff Hawkins and Sandra Blakeslee
ISBN original: 0-8050-7456-2
Traduction : Bernard Jolivalt
Mise en pages : MD Graphie
ISBN : 2-7 440-1956-9
Copyright 2005 Pearson Education France
Aucune reprsentation ou reproduction, mme partielle, autre que
celles prvues l'article L. 122-5 2 et 3 a) du code de la proprit
intellectuelle ne peut tre faite sans l'autorisation expresse de Pearson
Education France ou, le cas chant, sans le respect des modalits
prvues l'article L. 122- 10 dudit code.
SOMMAIRE
Prologue 7
1. L'intelligence artificielle 17
2. Les rseaux neuronaux 33
3. Le cerveau humain 53
4. La mmoire 81
5. Une nouvelle structure de l'intelligence 103
6. Le fonctionnement du cortex 127
7. Conscience et crativit 207
8. L'avenir de l'intelligence 239
pilogue 273
Annexe : les prdictions testables 275
Bibliographie 287
Remerciements 295
Index 299
PROLOGUE
Ce livre et ma vie sont anims par deux passions.
Je m'intresse depuis un quart de sicle l'informatique
mobile. Dans le domaine des hautes technologies de la Silicon
Valley, je suis connu pour avoir fond deux socits, Palm
Computing et Handspring, et comme l'architecte de nom-
breux ordinateurs de poche et tlphones cellulaires comme le
PalmPilot et le Treo.
Je nourris cependant une autre passion qui l'emporte sur
celle de l'informatique, et qui me semble bien plus impor-
tante : le cerveau. Je veux comprendre comment il fonctionne,
non seulement d'un point de vue psychique, pas uniquement
d'une manire gnrale, mais d'une manire pratique, physi-
cochimique. Je veux comprendre ce que sont l'intelligence et le
fonctionnement du cerveau, mais surtout savoir comment
fabriquer des machines fondes sur les mmes principes. Je
veux crer des machines vritablement intelligentes.
L'intelligence est sur terre la dernire grande frontire
contre laquelle bute la science. La plupart des problmes
7
INTELLIGENCE
scientifiques portent sur l'infiniment grand, l'infiniment petit ou
ce qui s'est pass il y a des milliards d'annes. En revanche, un
cerveau, tout le monde en a un. Vous tes votre cerveau. Pour
comprendre ce que vous ressentez, comment vous percevez le
monde, pourquoi vous commettez des erreurs, d'o provient
votre crativit, pourquoi vous tes sensible la musique et aux
arts, et en vrit ce qu'il en est d'tre un humain, vous devez com-
prendre le fonctionnement de votre cerveau. Une thorie prouve
de l' intelligence et des fonctions crbrales produirait des bnfi-
ces sur le plan social qui s'ajouteraient aux applications purement
mdicales. Nous serions capables de concevoir des machines vri-
tablement intelligentes, bien qu'elles ne ressemblassent sans
doute pas aux robots des romans de science-fiction. En fait, les
machines intelligentes seront issues d'un ensemble de principes
dcoulant de la nature mme de l' intelligence. Elles contribue-
ront amliorer notre connaissance du monde, explorer l'uni-
vers et rendre notre environnement plus sr et susciteront
l'apparition de nouveaux et vastes secteurs industriels.
Fort heureusement, nous vivons une poque qui permet
d'envisager la rsolution des problmes lis la comprhension
de l'intelligence. Nous avons accs d'normes quantits d'infor-
mations concernant le cerveau, collectes depuis des centaines
d'annes et en perptuel accroissement. A eux seuls, les Etats-
Unis comptent des milliers de neurobiologistes. Nous n'avons pas
encore labor de thorie productive sur ce que sont l'intelligence
et le fonctionnement global du cerveau. La plupart des neurobio-
logistes ne s'attachent gure une thorie globale car ils sont trop
absorbs par leurs expriences et la collecte de donnes concer-
nant les nombreux sous-systmes du cerveau. Des foules de pro-
grammeurs se sont vertus rendre les ordinateurs intelligents,
en vain. J'estime qu'ils ne sont pas prs de russir tant qu'ils igno-
reront les diffrences entre l'ordinateur et le cerveau.
Qu'est cette intelligence dont peut se prvaloir le cerveau,
mais pas les ordinateurs? Qu'est-ce qui fait qu' un gamin de six
8
PROLOGUE
ans peut sauter gracieusement d'un rocher un autre dans le lit
d'un ruisseau alors que nos robots les plus perfectionns crapa-
hutent maladroitement? Pourquoi un enfant de trois ans ma-
trise-t-il dj bien le langage alors que les ordinateurs en sont
incapables, en dpit du travail acharn des programmeurs depuis
plus d'un demi-sicle? Pourquoi faites-vous instantanment la
diffrence entre un chien et un chat alors qu'un superordinateur
en est incapable? Ce sont l de grands mystres qui attendent une
rponse. Nous avons beaucoup d'indices, mais ce qui manque, ce
sont quelques aperus essentiels.
Vous vous demandez sans doute pourquoi c'est un informati-
cien qui crit un ouvrage sur le cerveau. Ou dit autrement, si le cer-
veau m'intresse tant, pourquoi ne pas avoir fait carrire dans les
neurosciences ou l'intelligence artificielle? J'ai essay plusieurs fois,
mais je me suis toujours refus aborder le problme de l'intelli-
gence de la mme manire que d'autres le firent avant moi. A mon
avis, la meilleure voie pour dcouvrir la solution consiste
s'appuyer sur la biologie du cerveau, tout en considrant l'intelli-
gence comme un problme de programmation : une position quel-
que part entre la biologie et l'informatique... Nombre de
biologistes tendent rejeter ou ignorer une approche du cerveau en
termes d'ordinateur, et beaucoup d'informaticiens croient volon-
tiers qu'ils n'ont rien apprendre des biologistes. Le monde de la
science est aussi moins enclin prendre des risques que le monde
des affaires. Dans une entreprise technologique, un chercheur qui
dveloppe une ide nouvelle selon une approche raisonne a tout
gagner au niveau de sa carrire, mme si cette ide conduit une
impasse. Beaucoup de projets n'ont t couronns de succs
qu'aprs plusieurs checs. Mais l'universit, consacrer deux
annes une recherche qui n'aboutit pas peut ruiner dfinitive-
ment une jeune carrire. C'est pourquoi j'ai eu deux passions dans
ma vie. Je pensais que la russite en entreprise me permettrait de
russir dans la comprhension du cerveau. Il me fallait des moyens
pour financer mes recherches. Je voulais et je devais apprendre ce
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INTELLIGENCE
qui change le monde, comment vendre des ides nouvelles. Je
comptais pour cela sur mon travail la Silicon Valley.
En aot 2002, j'ai cr le Redwood Neuroscience Institute
(RNI), un centre de recherches sur le cerveau. Il existe de nom-
breux instituts de neurosciences de par le monde, mais aucun
n'est spcialis dans la recherche d'une connaissance thorique
gnrale du nocortex, la partie de l'encphale o sige l'intelli-
gence. C'est cela que nous tudions au RNI. A bien des gards,
cette entreprise est une start-up: nous poursuivons un rve qui
semble hors de porte. Mais nous avons la chance d'tre nom-
breux et nos efforts commencent porter leurs fruits.
Le propos de cet ouvrage est ambitieux : il prsente une thorie
gnrale du fonctionnement du cerveau, la nature de l'intelli-
gence et comment le cerveau la produit. La thorie que je propose
n'est pas toute nouvelle. Un grand nombre de concepts prexis-
taient sous une forme ou sous une autre, mais ils n'avaient jamais
t mis en perspective d'une manire cohrente. Il est bien connu
que les ides nouvelles sont souvent des ides anciennes rhabilles
et rinterprtes. C'est sans doute vrai pour les thories exposes
ici, mais ce rhabillage et cette rinterprtation font la diffrence
entre une accumulation de notions disparates et une thorie bien
construite. Je pense que cela ne vous chappera pas. La raction
que j'entends le plus frquemment est: a tient la route. Je
n'aurais jamais pens l'intelligence sous cette forme, mais votre
vision semble cohrente. Du coup, le lecteur porte un regard
diffrent sur lui-mme. Il observe son propre comportement,
conscient de ce qui se passe dans son cerveau. J'espre bien
qu'aprs avoir lu ce livre vous aurez une conscience nouvelle du
pourquoi vous pensez ce que vous pensez, et pourquoi vous
vous comportez de telle ou telle manire. J'espre aussi que des
lecteurs mettront profit les principes esquisss dans ces pages
pour se consacrer l'laboration de machines intelligentes.
10
PROLOGUE
Je fais souvent rfrence ces principes ainsi qu' mon appro-
che de l'tude de l'intelligence au travers des mots intelligence
relle, afin de la distinguer de l' intelligence artificielle. Les
spcialistes de l'intelligence artificielle ont tent de programmer
les ordinateurs pour les faire agir comme des tres humains sans
mme s'interroger d'abord sur ce qu'est l'intelligence, sur ce
qu'elle implique. Pour construire des machines intelligentes, ils
ont dlaiss l'lment le plus important: l'intelligence. L' intelli-
gence relle stipule qu'avant de vouloir fabriquer des machines
intelligentes il faut d'abord comprendre le fonctionnement du
cerveau; il n'y a l rien d'artificiel. Ce n'est qu'ensuite que nous
nous demanderons comment concevoir les machines.
L'ouvrage commence par expliquer pourquoi les tentatives
passes pour comprendre l'intelligence et inventer des machines
intelligentes ont chou. Je prsenterai et dvelopperai ensuite
l'ide centrale de ma thorie, ce que j'appelle un cadre de
mmoire-prdiction. Au Chapitre 6, j'explique en dtail com-
ment l'encphale implmente le modle de mmoire-prdiction,
autrement dit comment le cerveau fonctionne vritablement.
Puis j'aborderai les implications sociales et autres de la thorie
qui pour de nombreux lecteurs seront celles qui les inciteront le
plus la rflexion. L'ouvrage s'achve par un expos sur les
machines intelligentes, comment elles seront construites et ce que
sera l'avenir. J'espre bien que vous serez captiv. Voici quelques
questions qui seront abordes :
Les ordinateurs peuvent-ils tre intelligents?
Pendant des dcennies, les spcialistes de l'intelligence artifi-
cielle ont affirm que les ordinateurs deviendront intelligents
lorsqu'ils seront suffisamment puissants. Ce n'est pas mon
avis et je vous expliquerai pourquoi. Le cerveau et l'ordina-
teur sont en effet fondamentalement diffrents.
11
INTELLIGENCE
Les rseaux neuronaux n'taient-ils pas censs rgir les machines
intelligentes?
Le cerveau est videmment constitu d'un rseau de neuro-
nes, mais sans une connaissance pralable de son fonctionne-
ment, les rseaux neuronaux simples ne russiront pas crer
des machines intelligentes l o les programmes informati-
ques ont chou.
Pourquoi le fonctionnement du cerveau a-t-il t si difficile
dcouvrir?
Beaucoup de scientifiques soutiennent qu'en raison de sa
complexit il nous faudra beaucoup de temps pour compren-
dre le cerveau. La complexit dcoule de la confusion, elle
n'en est pas la cause. Je maintiens que quelques hypothses
fondes sur l'intuition, mais errones, nous ont induits en
erreur. L'erreur la plus flagrante est de croire que l'intelligence
est caractrise par un comportement intelligent.
Qu'est l'intelligence, si elle n'est pas caractrise par le
comportement?
Le cerveau accapare une grande partie de la mmoire pour
laborer un modle du monde. Tout ce que vous connaissez et
avez appris y est contenu. Le cerveau se sert de ce modle
fond sur la mmoire pour procder d'incessantes prdic-
tions des vnements venir. C'est cette capacit se projeter
dans le futur qui est la cl de vote de l'intelligence. Je dcrirai
en profondeur la capacit de prdiction du cerveau; elle cons-
titue l'ide centrale de ce livre.
Comment le cerveau fonctionne-t-il?
L'intelligence sige dans le nocortex. Mme si ses capacits
sont nombreuses et sa flexibilit remarquable, le nocortex est
tonnamment constant au niveau de ses dtails structurels.
Qu'elles rgissent la vision, l'oue, le toucher ou le langage, les
12
PROLOGUE
diffrentes parties du nocortex fonctionnent toutes selon des
principes identiques. La connaissance du nocortex passe par
la connaissance de ces principes communs, en particulier de
leur structure hirarchique. Nous l'examinerons suffisam-
ment en dtail pour dcouvrir comment sa structure se cal-
que sur celle du monde.
Quelles sont les implications de cette thorie?
Cette thorie du cerveau peut contribuer expliquer entre
autres d'o provient la crativit, pourquoi nous avons cons-
cience de quelque chose, la source de nos prjugs, comment
nous apprenons et pourquoi il nous est plus difficile, en avan-
ant en ge, d'apprendre de nouvelles choses. Cette thorie
permet de mieux comprendre qui nous sommes et pourquoi
nous agissons comme nous le faisons.
Est-il possible de fabriquer des machines intelligentes et que
sauront-elles faire?
Oui, c'est possible et nous le ferons. Au cours des prochaines
dcennies, les capacits de ces machines devraient voluer
rapidement dans des domaines fort intressants. Des gens
craignent que les machines puissent mettre l'humanit en
pril, mais je m'oppose fermement cette ide. Les robots ne
nous supplanteront pas. Il est beaucoup plus facile de crer
des machines qui nous sont suprieures dans des domaines
trs volus comme la physique ou les mathmatiques, que
d'en fabriquer qui sachent marcher, comme les robots des
films de science-fiction. Nous explorerons les incroyables
directions qui s'ouvrent cette technologie.
Mon but est d'expliquer cette nouvelle thorie de l'intelligence et
de montrer d'une manire accessible tous comment le cerveau
fonctionne. Une bonne thorie doit tre facile assimiler, dbar-
rasse de tout jargon et de toutes dmonstrations alambiques. Je
13
INTELLIGENCE
commencerai par des gnralits avant d'entrer dans les dtails.
Certaines seront fondes sur la logique, d'autres sur des aspects
particuliers de l'ensemble des circuits crbraux. Certaines de
mes hypothses se rvleront sans doute errones, mais c'est
invitable, quel que soit le domaine scientifique. Il faut des
annes pour qu'une thorie arrive maturit, ce qui n'affecte en
rien la force de l'ide centrale.
Ouand j'ai commenc m'intresser au cerveau, il y a des annes
de cela, j'ai recherch un ouvrage de rfrence sur son fonctionne-
ment chez mon libraire. Lycen, j'avais l'habitude d'y trouver tout
ce que je dsirais sur n'importe quel sujet : la thorie de la relativit,
les trous noirs, la magie ou les mathmatiques. Bref, tout ce qui
m'intressait l'poque. Mais je ne dcouvris aucun titre satisfai-
sant concernant le cerveau. J'en dduisis que personne ne savait au
juste comment il fonctionne. Aucune thorie, fut-elle bonne ou
mauvaise, n'tait propose. Rien. C'tait inhabituel. A une poque
o personne ne savait comment les dinosaures avaient disparu, les
thories ne manquaient pas, ni les ouvrages qui leur taient consa-
crs. Mais sur le cerveau, rien. Je ne pouvais le croire. Savoir que
nous ne savions rien sur cet organe vital me tourmentait. En tu-
diant ce que nous en connaissions, j'en vins penser qu'il devait y
avoir une explication plus limpide. Le cerveau n'a rien de sorcier et
il me semblait que les rponses elles aussi ne devaient pas tre bien
compliques. Le mathmaticien Paul Erdos tait persuad que les
dmonstrations les plus simples existent dans quelque livre thr
et que la tche du mathmaticien est de les dcouvrir, de lire le
livre . Dans le mme esprit, je pensais que l'explication de l'intelli-
gence tait dans l'air . Je la sentais. Je voulais lirele livre.
Durant toutes ces vingt-cinq dernires annes, j'avais en tte ce
petit livre limpide consacr au cerveau. C'tait la carotte qui me
motivait. Il est devenu l'ouvrage que vous tenez prsent entre vos
mains. Je n'ai jamais aim la complexit, que ce soit en sciences ou
14
PROLOGUE
dans les technologies. Vous le constatez dans les produits que j'ai
conus, dont la facilit d'emploi a souvent t reconnue. Les objets
les plus puissants sont souvent les plus simples. C'est pourquoi ce
livre propose une thorie de l'intelligence simple et sans dtour.
J'espre que vous l'apprcierez.
15
1
L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
Quand j'ai quitt l'universit de Cornell, en juin 1979,
diplm d'ingnierie lectrique, je n'avais pas encore prvu ce
que je ferais de ma vie. J'ai d'abord t ingnieur sur le nou-
veau campus Intel Portland, dans l'Oregon. La micro-infor-
matique tait encore ses dbuts et Intel se trouvait au cur
de ce secteur d'avenir. Ma tche consistait analyser et corri-
ger les problmes dcouverts par d'autres ingnieurs qui tra-
vaillaient dans le domaine d'activit principal de la socit : les
ordinateurs monocarte (placer la totalit d'un ordinateur sur
une seule carte n'a t possible que grce l'invention, par
Intel, du microprocesseur). J'ai publi une lettre d'informa-
tion, voyag quelque peu, et j'ai eu la chance de rencontrer des
clients. J'tais jeune et la vie tait belle, bien que j'aie perdu de
vue l'lue de mon cur, une collgue qui accepta un poste
Cincinnati.
Quelques mois plus tard, un vnement changea le cours
de ma vie: la lecture d' un numro du magazine Scientific
American entirement consacr au cerveau. Il raviva mon
17
INTELLIGENCE
intrt d'antan pour la matire grise. J'tais fascin. Il y tait
question de l'organisation, du dveloppement et de la chimie du
cerveau, des mcanismes neuronaux de la vision, du mouvement
et autres activits, et des fondements biologiques des dsordres
mentaux. C'tait le numro le plus gnial de tous les temps. Plu-
sieurs neurobiologistes que je rencontrai par la suite m'avourent
que sa lecture joua un rle dterminant dans le choix de leur car-
rire, comme ce fut le cas pour moi.
L'article final, Rflexions sur le cerveau, tait rdig par
Francis Crick, l'un des codcouvreurs de l'ADN qui avait ensuite
appliqu son savoir l'tude du cerveau. Il reconnaissait qu'en
dpit d'une accumulation rgulire de nombreuses dcouvertes
parcellaires, le fonctionnement du cerveau tait encore un pro-
fond mystre. Les scientifiques n'aiment pas reconnatre qu'ils ne
savent pas, mais Crick n'en avait cure. Il tait comme l'enfant qui
montre que le roi est nu. Selon Crick, la neurobiologie tait un
ensemble de donnes que ne soutenait aucune thorie. Les termes
exacts taient que ce qui manque cruellement est un ensemble
d'ides structures. Pour moi, c'tait une manire diplomatique
de dire que nous ne savions pas du tout comment tout cela fonc-
tionne. C'tait vrai et a l'est toujours.
Les mots de Crick furent pour moi un cri de ralliement. Mon
dsir de toujours de comprendre le cerveau et construire des
machines intelligentes prenait vie. Bien que j'eusse peine quitt
l'universit, je dcidais de changer de carrire. J'tudierais le cer-
veau non seulement pour en comprendre le fonctionnement,
mais aussi pour faire de ce savoir le fondement de technologies
nouvelles qui permettraient de crer des machines intelligentes.
Mettre tout cela en uvre prendrait du temps.
Au printemps 1980, je rejoignis le bureau d'Intel situ Bos-
ton afin de me rapprocher de ma future pouse qui tait encore
tudiante. J'tais charg d'enseigner aux clients et aux techniciens
l'art de concevoir des systmes base de microprocesseurs. Mais
mes penses taient ailleurs : je ne cessais de tenter d'laborer une
18
L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
thorie du cerveau. L'ingnieur qui est en moi avait compris
qu'aprs avoir dcouvert le fonctionnement du cerveau nous
pourrions le reproduire; il allait de soi que la construction d'un
cerveau artificiel passerait tout naturellement par le silicium. Je
travaillais en effet pour la socit qui avait invent le composant
de mmoire base de silicone ainsi que le microprocesseur. Peut-
tre pourrais-je convaincre Intel de consacrer une partie de mon
temps la conception de composants de mmoire calqus sur le
cerveau. J'crivis au prsident d'Intel, Gordon Moore, une lettre
qui se rsumait cela :
Cher Docteur Moore,
Je propose la cration d'un groupe de recherche charg de dcouvrir le
fonctionnement du cerveau. Il peut commencer avec une seule per-
sonne, moi, puis s'toffer. Je suis certain que nous russirons. Un jour,
cela rapportera beaucoup d'argent.
-Jeff Hawkins
Moore me mit en contact avec Ted Hoff, chef du service de
recherche et de dveloppement. Je m'envolai pour la Californie
afin de le rencontrer et lui exposer mon projet d'tude du cer-
veau. Hoff tait connu pour deux raisons : la premire, que je
connaissais, tait son apport la conception du premier micro-
processeur. La seconde, qui m'tait inconnue, tait son travail
dans l'laboration des premires thories de rseaux neuronaux.
Hoff avait dj une exprience des neurones artificiels et de ce
que l'on pouvait en faire; je ne m'attendais pas cela. Aprs avoir
cout ma proposition, il me dit qu'il ne croyait pas que le fonc-
tionnement du cerveau puisse tre dvoil dans un avenir prvisi-
ble, et qu'Intel n'avait aucune raison d'encourager mon projet. Il
n'avait pas tort, car vingt-cinq ans plus tard des progrs significa-
tifs dans la comprhension du cerveau commencent tout juste
poindre. Mais l'poque, j'tais plutt du.
J'ai tendance rechercher la voie la moins conflictuelle pour
atteindre mes objectifs. Travailler sur le cerveau sous l'gide
19
INTELLIGENCE
d'Intel aurait t l'idal. Cette option ayant chou, j'en cherchais
une autre. Je dcidai de m'inscrire au Massachusetts Institute of
Technology (MIT), clbre pour ses travaux sur l'intelligence
artificielle et situ pas trs loin de chez moi. Cela me convenait
parfaitement. J'avais une grande exprience de l'informatique et
je dsirais concevoir des machines intelligentes. Mais d'abord, il
me fallait tudier le cerveau afin d'en dcouvrir le fonctionne-
ment. Et c'est l que rsidait le problme, car pour les chercheurs
du laboratoire d'intelligence artificielle du MIT cette dmarche
tait voue l'chec.
C'tait comme si j'avais fonc dans un mur de briques. Le MIT
tait le temple de l'intelligence artificielle. Lorsque j'avais pos ma
candidature, des dizaines de chercheurs brillants s'y trouvaient
dj, passionns l'ide de programmer des ordinateurs afin de
produire un comportement intelligent. Pour eux, la vision, le lan-
gage, la robotique et les mathmatiques se rduisaient des probl-
mes de programmation. Les ordinateurs tant capables de faire
tout ce que le cerveau sait faire, et mme davantage, pourquoi obli-
ger la pense s'accommoder de la complexit biologique de cet
ordinateur qu'est la nature? L'tude du cerveau limiterait la
rflexion. Ils taient persuads qu'il est prfrable d'aller aussi loin
dans les calculs que le permettraient les calculateurs numriques.
Leur Graal tait d'crire des programmes informatiques capables
d'galer puis de dpasser les capacits humaines. Ils avaient adopt
une approche du type la fin justifie les moyens. Le fonctionne-
ment du cerveau ne les intressait gure. Certains s'enorgueillis-
saient mme d'ignorer la neurobiologie.
C'tait pour moi, de toute vidence, la manire la plus erro-
ne d'aborder le problme. Je pressentais intuitivement que
l'approche par l'intelligence artificielle ne parviendrait pas crer
des programmes capables de raliser ce que savent faire les
humains, ni de nous apprendre ce qu'est l'intelligence. Les princi-
pes qui rgissent l'ordinateur et le cerveau sont compltement
diffrents. L'un est programm, l'autre est auto-apprenant. L'un
20
L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
doit raliser les tches parfaitement et sans faille, l'autre est natu-
rellement souple et tolrant aux checs. L'un est quip d'un
microprocesseur central, l'autre est dpourvu de contrle centra-
lis. La liste des diffrences est interminable. La principale raison
qui m'incitait penser que les ordinateurs ne deviendraient
jamais intelligents est que j'en connaissais le fonctionnement,
jusqu'au niveau de la physique des transistors; ceci me laissait
penser que le cerveau et l'ordinateur sont fondamentalement dif-
frents. Je ne pouvais en apporter la preuve, mais j'en tais per-
suad. J'en dduisis que l'intelligence artificielle peut certes
favoriser l'invention d'objets utiles, mais qu'elle serait inapte
produire des machines intelligentes.
En revanche, je dsirais comprendre les mcanismes de
l'intelligence relle et ceux de la perception, et tudier la physio-
logie et l'anatomie du cerveau afin de relever le dfi de Francis
Crick et mettre en vidence la structure du fonctionnement cr-
bral. Je me suis tout particulirement attach au nocortex, la
partie du cerveau des mammifres qui s'est dveloppe le plus
rcemment, et qui est le sige de l'intelligence. Ce n'est qu'aprs
avoir compris son fonctionnement que nous pourrons laborer
des machines intelligentes, pas avant.
Malheureusement, les professeurs et les tudiants que j'avais
rencontrs au MIT ne partageaient pas mes points de vue. Ils esti-
maient qu'il n'tait pas ncessaire de connatre le cerveau pour
comprendre ce qu'est l'intelligence et fabriquer des machines
intelligentes. C'est du moins ce qu'ils me soutinrent. En 1981,
l'universit rejeta ma candidature.
Beaucoup de gens pensent que l'intelligence artificielle est nos
portes et qu'elle attend uniquement que les ordinateurs soient
devenus plus puissants pour dlivrer ses nombreuses promesses.
Lorsque la mmoire et la puissance de calcul des ordinateurs
seront suffisantes, croient-ils, les programmeurs spcialiss dans
21
INTELLIGENCE
l'intelligence artificielle pourront enfin produire des machines
intelligentes. Je ne suis pas d'accord. L'intelligence artificielle
souffre d'un dfaut fondamental en ce sens qu'elle est incapable
de s'adresser adquatement ce qu'est l'intelligence ou de rvler
le mcanisme de la cognition. Un bref retour sur l'histoire de
cette discipline et les principes qui la sous-tendent explique pour-
quoi elle a dvi de son but.
L'intelligence artificielle est ne avec l'informatique. L'un de
ses promoteurs fut le mathmaticien anglais Alan Turing, l'un des
inventeurs de l'ordinateur polyvalent. Son ide de gnie fut la
dmonstration formelle du concept de calcul universel : tous les
ordinateurs sont quivalents quels que soient les dtails de leur
fabrication. Pour soutenir cette argumentation, il conut une
machine imaginaire compose de trois parties essentielles: un
systme de traitement, une bande de papier et un mcanisme qui
lit et crit des symboles sur le ruban de papier qui va et vient. La
bande servait stocker des informations, l'instar des 0 et des 1
auxquels se rduit tout programme informatique. Les compo-
sants de mmoire et les disques durs n'ayant pas encore t inven-
ts, Turing avait imagin de stocker les donnes sur des bandes de
papier. Le mcanisme, que nous appelons aujourd'hui CPU
(Central Processing Unit, unit de traitement centrale, ou micro-
processeur), appliquait un ensemble de rgles dfinies pour lire et
modifier l'information figurant sur la bande. Turing prouva
mathmatiquement qu'en choisissant un ensemble adquat de
rgles pour le CPU et qu'en lui adjoignant une bande de longueur
indfinie, la machine serait capable d'excuter n'importe quel
ensemble d'oprations dfini. Elle serait l'une parmi les nom-
breuses machines quivalentes dsormais appeles Machines de
Turing Universelles. Qu'il s'agisse d'extraire une racine carre, de
calculer une trajectoire balistique, de jouer un jeu, de retoucher
des images ou de vrifier des transactions bancaires, tout se
ramne des 0 et des 1, et toute Machine de Turing peut tre
programme afin de se charger de ces oprations. Le traitement
22
L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
des donnes est en effet du traitement des donnes qui est lui-
mme du traitement des donnes : tous les calculateurs numri-
ques sont logiquement quivalents.
Les conclusions de Turing taient indiscutablement vraies et
se rvlrent phnomnalement fructueuses. La rvolution infor-
matique et tout le secteur industriel qui en est issu en dcoulent
directement. Turing se demanda ensuite comment construire une
machine intelligente. Il estimait que les ordinateurs pourraient
tre intelligents, mais refusa de s'engager dans la discussion de la
faisabilit. Estimant qu'il ne pouvait dfinir formellement l'intel-
ligence, il n'essaya mme pas. Il proposa la place de prouver
l'existence de l'intelligence au travers du clbre test de Turing: si
un ordinateur parvient tromper un interrogateur humain
auquel il fait croire que lui, l'ordinateur, est une personne, c'est
donc que par dfinition l'ordinateur est intelligent. Et c'est ainsi
que, le test de Turing servant de critre de quantification et la
Machine de Turing comme support matriel, Alan Turing contri-
bua lancer le domaine de l'intelligence artificielle. Le dogme
principal stipulait que le cerveau n'est qu' une autre sorte d'ordi-
nateur. Qu'importe la faon dont vous laborez un systme
d'intelligence artificielle, il lui suffit de reproduire un comporte-
ment humain.
Les partisans de l'intelligence artificielle ont mis en parallle
le calcul et la pense. Ils soutenaient que les exploits les plus
impressionnants de l'intelligence humaine impliquent clairement
la manipulation de symboles abstraits. Or, c'est ce que fait l'ordi-
nateur. Que faisons-nous lorsque nous parlons ou coutons?
Nous manipulons des symboles mentaux appels mots, organiss
selon des rgles grammaticales prcises. Que faisons-nous lors
d' une partie d'checs? Nous utilisons des symboles mentaux
reprsentant les proprits ainsi que l'emplacement des diverses
pices. Que faisons-nous lorsque nous voyons? Nous utilisons
des symboles mentaux qui reprsentent des objets, leur position,
leur nom, etc. Il est certain que tout ceci se produit dans le
23
INTELLIGENCE
cerveau, et non au travers des ordinateurs dont nous disposons
actuellement, mais Turing avait dmontr que la manire dont
les symboles sont implments ou manipuls importe peu. Vous
pouvez obtenir ces rsultats par un assemblage de rouages et
d'engrenages, par un systme de commutateurs lectroniques ou
par le rseau de neurones prsent dans le cerveau. Qu'importe du
moment que le mcanisme est capable de raliser l'quivalent
fonctionnel de la Machine de Turing Universelle.
Cette hypothse fut renforce par une communication scien-
tifique trs remarque, publie en 1943 par le neurophysiologiste
Warren McCulloch et le mathmaticien Walter Pitts. Ils dcri-
vaient comment les neurones sont capables d'effectuer des fonc-
tions numriques, c'est--dire comment des cellules nerveuses
peuvent vraisemblablement reproduire la logique formelle qui
s'exerce au cur des ordinateurs. L'ide tait que les neurones
sont capables d'agir en tant que portes logiques, comme les
appellent les ingnieurs. Une porte logique implmente des op-
rations logiques simples ET, NON ou OU. Les composants infor-
matiques sont constitus de millions de portes logiques cbles
entre elles sous la forme de circuits complexes prcis. Un micro-
processeur n'est qu'un ensemble de portes logiques.
McCulloch et Pitts montrrent que des neurones pouvaient
aussi tre connects entre eux de manire effectuer des opra-
tions logiques. Comme ils changent des signaux et que le traite-
ment des signaux d'entre dcide de l'envoi ou non d'un signal de
sortie, les neurones sont sans doute des portes logiques vivantes.
Les deux chercheurs en dduisirent que le cerveau pourrait tre
form de portes ET, de portes OU et d'autres lments logi-
ques, tous constitus de neurones, par analogie directe avec le
cblage des circuits lectroniques numriques. Nous ne savons
pas si McCulloch et Pitts pensaient vritablement que le cerveau
fonctionne de cette manire. Ils affirmaient seulement que c'est
possible. D'un point de vue logique, cette vision des neurones
tait dfendable. Thoriquement, les neurones sont capables
24
L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
d'implmenter des fonctions numriques. Mais personne ne s'est
risqu soutenir que c'est ainsi que les neurones sont rellement
cbls dans le cerveau. Tout le monde considra cette communi-
cation comme la preuve, en dpit du manque d'vidences biolo-
giques, que le cerveau n'est qu'une autre sorte d'ordinateur.
Il est aussi intressant de remarquer que les ides de l'intelli-
gence artificielle taient tayes par une tendance dominante de
la psychologie au cours de la premire moiti du xxe sicle : le
comportementalisme. Pour les comportementalistes, il tait
impossible de savoir ce qui se passe dans le cerveau, qu'ils consi-
draient comme une impntrable bote obscure. Il tait cepen-
dant possible d'observer et de mesurer l'environnement d'un
animal et ses comportements: ce qu'il peroit et ce qu'il fait, ses
signaux en entre (input) et en sortie (output). Ils dcouvrirent
que le cerveau contient des mcanismes rflexes susceptibles de
conditionner un animal afin qu'il adopte de nouveaux comporte-
ments selon un systme de rcompenses et de punitions. Mais il
ne leur tait pas ncessaire d'tudier le cerveau, notamment les
sensations subjectives aussi compliques que la faim, la crainte ou
ce qu'est la cognition. Inutile de dire que ces thories se sont
quelque peu dfrachies au cours de la seconde moiti du xxe si-
cle; mais l'intelligence artificielle y a adhr beaucoup plus lon-
guement.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque des calcula-
teurs numriques furent disponibles pour des applications plus
ambitieuses, les pionniers de l'intelligence artificielle retrouss-
rent leurs manches et se mirent la programmation. La traduc-
tion de langues? Facile, c'est comme dcrypter un code : il suffit
de reporter chacun des symboles d'un Systme A dans sa contre-
partie d'un Systme B. La vision? C'est facile galement. Nous
connaissons d'ores et dj les thormes gomtriques qui rgis-
sent la rotation, la mise l'chelle et le dplacement des objets, et
nous savons les programmer sous la forme d'algorithmes infor-
matiques. Ds lors, la moiti du chemin tait faite. Tous les
25
INTELLIGENCE
experts de l'intelligence artificielle clament haut et fort que
l'intelligence des ordinateurs galerait rapidement celle des tres
humains et la dpasserait.
Curieusement, le programme informatique qui se rapproche
au mieux du test de Turing, un logiciel nomm Eliza, imite un
psychanalyste qui reformule les questions poses. Si quelqu'un
tape Mon petit ami et moi, nous ne nous parlons plus , Eliza
rpondra par exemple: Dis-m'en davantage sur ton ami ou
encore Qu'est -ce qui te fait croire que ton ami et toi, vous ne
vous parlez plus?. Conu pour divertir, le programme russit
tromper des gens, bien qu'il soit un peu bte et futile. Des travaux
plus srieux ont port sur des programmes comme Blacks World
(le monde des blocs ), une simulation de chambre comprenant
des volumes de diffrentes formes et couleurs. Vous pouviez
poser Blacks World des questions comme Une pyramide verte
est -elle place sur le grand cube rouge? ou ordonner de poser
le cube bleu sur le petit cube rouge. Le programme rpondait
votre question ou tentait d'excuter votre demande. Tout tait
simul et fonctionnait. Mais le contexte tait limit au monde des
blocs minemment artificiel. Les programmeurs ne purent gn-
raliser ce concept quoi que ce soit d'utile.
Le public tait impressionn par une succession d'apparentes
russites et d'anecdotes sans cesse renouveles sur les technolo-
gies de l'intelligence artificielle. Un programme qui fit sensation
tait capable de rsoudre des thormes mathmatiques. Jamais
depuis Platon les infrences dductives multipas n'avaient t
considres comme le pinacle de l'intelligence humaine, tel
point qu'il sembla d'abord que l'intelligence artificielle avait vis
juste. Mais, l'instar de Blacks World, le programme s'avra fort
limit. Il ne savait rsoudre que les thormes trs simples dj
connus. On parlait aussi beaucoup des systmes experts, des
bases de donnes de connaissances capables de rpondre aux
questions poses par les utilisateurs. Par exemple, un systme
expert mdical savait diagnostiquer une maladie d'aprs une liste
26
L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
de symptmes. Mais l encore, leur usage se rvla limit et ils ne
manifestaient rien qui puisse se comparer une intelligence glo-
bale. Les ordinateurs sont capables de jouer aux checs un
niveau gal celui des grands matres, comme Deep Blue d'IBM,
clbre pour avoir battu le champion du monde Gary Kasparov.
Mais ces succs taient vains. Deep Blue n'avait pas gagn en sur-
classant l'intelligence humaine, mais parce qu'il calcule des mil-
lions de fois plus vite que l'homme. Deep Blue tait dpourvu
d'intuition. Un joueur humain expert regarde les pices sur
l'chiquier et voit immdiatement quelles zones du jeu peuvent
tre exploites ou lesquelles sont risques, alors qu'un ordinateur
n'a aucun sens inn de ce qui est important; il est oblig d'envisa-
ger de trs nombreuses autres options. De plus, Deep Blue n'avait
aucune notion de l'historique du jeu et ne savait rien de son
adversaire. Il jouait aux checs sans rien y comprendre, la
manire d'une calculette qui sait faire des oprations sans rien
connatre l'arithmtique.
Tous les programmes d'intelligence artificielle n'taient bons
que pour la tche pour laquelle ils avaient t spcifiquement
conus. Leur usage ne pouvait pas tre gnralis et ils manquaient
de souplesse; leurs crateurs eux-mmes reconnaissaient qu'ils ne
pensaient pas comme des humains. Des problmes d'intelligence
artificielle, qui semblaient faciles de prime abord, ne trouvrent
jamais de solution. Aujourd'hui encore, aucun ordinateur n'est
capable de comprendre un langage aussi bien qu'un enfant de trois
ans, ou de voir aussi efficacement qu' une souris.
Aprs des annes d'efforts, de promesses non tenues et de
demi-succs, l'intelligence artificielle perdit peu peu de son lustre.
Les chercheurs se tournrent vers d'autres domaines. Les finance-
ments se rarfiant, des start-up firent faillite. Programmer des ordi-
nateurs pour les tches les plus lmentaires de la perception, du
langage et du comportement commena paratre impossible.
Cela n'a pas beaucoup chang aujourd'hui. Comme je l'ai men-
tionn prcdemment, des chercheurs sont encore persuads que
27
INTELLIGENCE
les problmes d'intelligence artificielle peuvent tre rsolus l'aide
d'ordinateurs plus rapides, mais la plupart des scientifiques esti-
ment que cette dmarche est totalement errone.
Ne blmons pas les pionniers de l'intelligence artificielle
cause de leurs checs. Alan Turing tait un personnage brillant.
Tous taient certains que la Machine de Turing changerait le
monde et c'est ce qui se produisit, mais pas par l'intelligence
artificielle.
Mon scepticisme envers les assertions concernant l'intelligence
artificielle s'tait manifest au moment o je posais ma candida-
ture au MIT. A cette poque, John Searle, un professeur de philo-
sophie mrite de l'universit de Berkeley, en Californie, affirmait
que les ordinateurs n'taient pas et ne pourraient jamais tre
intelligents. Pour le prouver, il mit au point, en 1980, une exp-
rience de pense nomme la Chambre chinoise. En voici le
pnnctpe.
Imaginez une chambre dans laquelle un Franais est install
un bureau. Une ouverture est mnage dans le mur. Le person-
nage possde un gros livre rempli d'instructions ainsi qu'une
grande quantit de crayons et de papier brouillon. En feuilletant
le livre, il dcouvre que les instructions rdiges en franais
expliquent comment manier, trier et comparer des idogrammes
chinois. Remarquez que les instructions ne disent rien au sujet
de la signification de ces idogrammes; elles indiquent seule-
ment comment ils doivent tre copis, effacs, rordonns,
transcrits, etc.
Quelqu'un glisse une feuille de papier par l'ouverture dans le
mur. Une histoire est crite dessus, ainsi que des questions pro-
pos de cette histoire, le tout en chinois. L'homme l' intrieur de
la chambre ne connat pas cette langue, mais il prend le papier et
commence travailler en s'aidant du livre; il applique laborieuse-
ment les instructions. Parfois, l'une d'elles lui enjoint d'crire les
28
L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
idogrammes sur du papier, parfois, elle lui demande d'en effacer
ou d'en dplacer. L'homme applique laborieusement une rgle
aprs l'autre, dessine et efface des idogrammes jusqu' ce qu'une
instruction lui signale que c'est fini. Les rponses aux questions
lui sont toutefois toujours inconnues. Le livre lui demande de
passer le papier par l'ouverture. Il s'excute, se demandant quoi
pouvait bien avoir servi cet exercice terriblement fastidieux.
De l'autre ct du mur, une Chinoise lit les pages. Les rpon-
ses sont toutes correctes et parfois perspicaces. Si on lui demande
si les rponses ont t fournies par un esprit intelligent qui a
compris l'histoire, elle rpond avec assurance que oui. Mais peut-
elle avoir raison? Qui a compris l'histoire? Ce n'est srement pas
le personnage qui se trouvait dans la chambre, car il ne connat
pas le chinois et ne sait rien de l'histoire. Ce n'est videmment pas
le livre, qui n'est jamais rien d'autre qu'un livre, un objet inerte
pos au milieu des piles de papier. Alors, d'o provient la com-
prhension des idogrammes? Selon Searle, aucune proprit
cognitive ne s'est manifeste. Il ne fut question que de feuilleter
un tas de pages dpourvues de sens et de griffonner. Voici o
nous voulions en venir : la Chambre chinoise est semblable un
ordinateur. Le Franais est le microprocesseur, le livre est le logi-
ciel qui alimente le processeur en instructions, et le tas de papiers
est la mmoire. C'est pourquoi, quelle que soit l'habilet avec
laquelle un ordinateur a t conu pour simuler l'intelligence en
se comportant comme un humain, il n'a pas de cognition et n'est
pas intelligent. (Searle avait clairement dit qu'il ne savait pas ce
qu'est l'intelligence et que, quelle qu'en soit sa forme, l'ordinateur
n'en avait pas.)
Cet argument fit des remous parmi les thoriciens et les
experts de l'intelligence artificielle. Il suscita des centaines d'arti-
cles vhments. Les dfenseurs de l'intelligence artificielle usrent
de dizaines de contre-arguments, aussi saugrenus que celui-ci : si
aucun lment de la chambre ne comprend le chinois, la globalit
de la chambre le comprend. Ou encore que la personne dans la
29
INTELLIGENCE
chambre comprenait le chinois, mais ne le savait pas. A mon avis,
Searle avait raison. Quand je pense l'argument de la Chambre
chinoise et au fonctionnement des ordinateurs, je n'y dcle nulle
part de la cognition. J'tais convaincu que nous devions d'abord
comprendre ce qu'est la cognition, dcouvrir un moyen qui ta-
blirait clairement si un systme est intelligent ou pas, s'il com-
prend le chinois ou s'il ne le comprend pas. Ce n'est pas son
comportement qui nous l'apprendrait.
Un humain n'a pas besoin de passer aux actes pour compren-
dre une histoire. Je peux la lire tranquillement, et bien que je ne
manifeste ouvertement aucun comportement, ma comprhen-
sion de la narration n'en est pas moins claire, du moins pour moi.
Par ailleurs, il vous est impossible de dire, en vous fondant sur
mon comportement passif, si je comprends ou non l'histoire, ou
mme si je comprends la langue dans laquelle elle est crite. Vous
pourriez certes m'interroger par la suite pour le vrifier, mais ma
cognition se produisait au cours de la lecture, et pas uniquement
au moment prcis o je rponds vos questions. Une des thses
de cet ouvrage est que la cognition ne peut tre value selon le
comportement extrieur. Comme vous le dcouvrirez dans les
chapitres venir, il s'agit plutt d'une quantification interne de la
manire dont le cerveau se souvient et se sert de ce qu'il a mmo-
ris pour effectuer des prdictions. La Chambre chinoise, Deep
Blue et la plupart des programmes informatiques n'offrent rien
de semblable. Ils ne comprennent pas ce qu'ils font. Le seul
moyen de juger si un ordinateur est intelligent ou pas, ce sont ses
donnes en sortie, c'est--dire son comportement.
L'argument ultime des tenants de l'intelligence artificielle est
que, thoriquement, l'ordinateur pourrait simuler la totalit du
cerveau. Il pourrait modliser tous les neurones et toutes ses
connexions, tel point que plus rien ne permettrait de distinguer
l'intelligence crbrale de celle de la simulation informatique.
Bien que ce soit impossible raliser en pratique, je suis d'accord
avec cet argument. Les chercheurs en intelligence artificielle ne
30
L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
simulent toutefois pas le cerveau et leurs programmes ne sont pas
intelligents. Il est impossible de simuler un cerveau sans com-
prendre d'abord de quelle manire il fonctionne.
Aprs les refus d'Intel et du MIT, je ne sus que faire. Quand
vous ne savez plus comment continuer, la meilleure attitude
consiste souvent ne rien entreprendre tant que les diverses
options ne se clarifient pas. J'ai donc poursuivi mon travail dans
le domaine de l'informatique. J'aimais bien Boston, mais en
1982, mon pouse dsira dmnager en Californie, ce que nous
fmes (j'avais de nouveau choisi la voie la moins conflictuelle). Je
trouvai un emploi dans la Silicon Valley, dans une start-up nom-
me Grid Systems. La socit avait invent l'ordinateur portable,
une belle machine qui devint le premier ordinateur entrer dans
les collections du Museum of Modern Art de New York. J'ai
d'abord travaill au service du marketing puis comme ingnieur.
J'ai enfin cr un langage de programmation de haut niveau
appel GridTask et jou un rle de plus en plus dterminant dans
la russite de la socit. Ma carrire tait en bonne voie.
Mais je n'arrivais pas me dfaire de mon intrt pour le cer-
veau et les machines intelligentes. Mon dsir d'tudier le cerveau
restait entier. Je pris donc des cours par correspondance sur la
physiologie humaine et appris par moi-mme. J'ai ensuite solli-
cit l'admission un cours de biologie diplmant, ce qui me per-
mit d'tudier l'intelligence d'un point de vue biologique. Si
l'informatique ne voulait pas d'un thoricien du cerveau, la bio-
logie serait peut-tre heureuse de voir venir un informaticien. La
biologie thorique n'existait pas, encore moins la neurobiologie
thorique. La biophysique me sembla tre le domaine qui rpon-
drait le mieux mes aspirations. Je travaillai dur, passai les exa-
mens d'entre requis, rdigeai un curriculum vitce, sollicitai des
lettres de recommandation, aprs quoi je fus accept comme tu-
diant en biophysique plein temps l'universit de Berkeley.
31
INTELLIGENCE
J'tais ravi. Je pouvais enfin travailler srieusement et ma
guise sur la thorie du cerveau. Je quittai Grid sans intention de
retour dans le secteur de l'informatique. Cela signifiait bien sr la
renonciation un salaire pour une dure indtermine. Ma femme
pensait que le moment tait venu d'acheter une maison et de fon-
der une famille et voil que je cessais sans remords de subvenir
nos besoins. Ce n'tait pas du tout la voie la moins conflictuelle.
Mais c'tait la meilleure solution et mon pouse encouragea ma
dcision.
John Ellenby, le fondateur de Grid, m'entrana dans son
bureau et me dit: Je sais que tu n'as pas du tout l'intention de
revenir chez Grid ou dans l'informatique, mais on ne sait jamais
ce qui peut arriver. Au lieu de tout arrter, pourquoi ne pas pren-
dre une mise en disponibilit? Comme a, si dans un an ou deux
tu dsires revenir, tu retrouveras ton salaire, ta place et tes stock-
options. C'tait un geste sympathique. J'acceptai, mais je sentais
bien que je quittais dfinitivement l'informatique.
32
2
LES RSEAUX NEURONAUX
La premire chose que je fis ds mon entre l'universit
de Berkeley en 1986 fut de runir une documentation sur
l'histoire des thories de l'intelligence et des fonctions crbra-
les. Je lus des centaines de communications d'anatomistes, de
physiologistes, de philosophes, de psychologues, de linguistes
et d'informaticiens. Beaucoup de gens issus de nombreux
domaines ont crit abondamment sur la pense et l' intelli-
gence. Chaque domaine possde ses publications et utilise sa
propre terminologie. J'ai trouv leurs descriptions ingales et
incompltes. Les linguistes parlent de l'intelligence en termes
de syntaxe ou de smantique. Pour eux, le cerveau et
l'intelligence se rduisent au langage. Les spcialistes de la
vision parlent de perception en 2D, en 2,5D et en 3D. Pour
eux, le cerveau et l'intelligence se rduisent la reconnaissance
de motifs - ou patterns - visuels. Les informaticiens parlent
de schmas et de cadres, des termes nouveaux qu'ils ont
labors pour reprsenter la connaissance. Aucun de ces sp-
cialistes n'a abord la structure du cerveau ni la manire dont
33
INTELLIGENCE
leurs thories pourraient s'y intgrer. Par ailleurs, les anatomistes
et les physiologistes ont abondamment crit sur la structure de
l'encphale et le comportement des neurones, mais ils se sont
gards de proposer une thorie globale. Il tait ardu et frustrant
de tenter de comprendre ces diverses approches ainsi que la
masse de donnes qui les accompagnaient.
A cette mme poque surgit une nouvelle approche promet-
teuse des machines intelligentes. Il tait question des rseaux neu-
ronaux ds les annes 1960, sous une forme ou sous une autre. Ce
concept concurrenait l'intelligence artificielle, tant du point de
vue de l'attribution des fonds que de la publicit dont bnficie-
raient les organismes prteurs. L'intelligence artificielle, qui s'est
taill la part du lion, a activement contrari les recherches sur les
rseaux neuronaux. Pendant plusieurs annes, les spcialistes de ces
rseaux ne trouvrent plus de subventions. Mais certains persv-
rrent nanmoins. Au milieu des annes 1980, le vent tourna. Il est
difficile de savoir ce qui suscita un intrt soudain pour les rseaux
neuronaux, mais l'un des facteurs dterminants fut indubitable-
ment l'impasse dans laquelle s'tait fourvoye l'intelligence artifi-
cielle. Il fallait trouver une autre solution; les rseaux neuronaux
artificiels en proposaient une.
Les rseaux neuronaux marqurent un progrs par rapport
l'intelligence artificielle, car leur architecture est calque- certes
vaguement - sur celle du vritable systme nerveux. Au lieu de
programmer des ordinateurs, les spcialistes des rseaux neuro-
naux, appels aussi connexionnistes, s'efforcent de dcouvrir quels
types de comportements peuvent tre obtenus en reliant un
ensemble de neurones entre eux. Par consquent, le cerveau est
un rseau neuronal. C'est un fait. Les connexionnistes esprent
que l'tude des interactions entre les neurones rvlera les pro-
prits fugaces de l'intelligence, et que des problmes que l' intel-
ligence artificielle n'avait pu rsoudre le seraient par la
reproduction fidle des connexions entre des ensembles de neu-
rones. Un rseau neuronal n'est pas comparable un ordinateur
34
LES RSEAUX NEURONAUX
car il ne possde pas de processeur et ne stocke pas l'information
dans une mmoire centralise. Dans un rseau neuronal, les
connaissances et les mmorisations sont rparties sur l'ensemble
des connexions, exactement comme dans l'encphale.
De prime abord, les rseaux neuronaux semblaient corres-
pondre exactement ce qui m'intressait. Mais cette impression
ne dura pas. A cette poque, je m'tais forg une opinion selon
laquelle trois lments taient essentiels pour comprendre le cer-
veau. Le premier tait la prise en compte du temps dans les fonc-
tions crbrales. Le cerveau traite rapidement des flux de donnes
changeants. Rien n'est statique dans les flux entrants et sortants.
Le deuxime critre tait l'importance de la rtropropagation,
ou feedback. Les neure-anatomistes savent de longue date que le
cerveau est plein de connexions qui renvoient une information.
Par exemple, dans le circuit qui relie le nocortex une structure
infrieure, le thalamus, le nombre de rtroconnexions (vers les
entres, ou inputs) excde les antroconnexions (vers l'avant)
d'un facteur de dix. Autrement dit, pour chaque fibre qui apporte
des informations au nocortex, dix fibres retournent des infor-
mations vers les sens. Le feedback rgit aussi la plupart des
connexions l'intrieur du nocortex; personne ne connat son
rle exact, mais selon des publications scientifiques, il est clair
qu'il se manifeste partout. Ceci me parut important.
Le troisime critre tait que toute thorie ou modle du cer-
veau doit prendre en compte l'architecture physique de
l'encphale. Le nocortex n'est pas qu'une simple structure.
Comme nous le dcouvrirons ultrieurement, il est organis sous
la forme d'une hirarchie rptitive. Tout rseau neuronal qui
n'adopterait pas cette structure ne saurait fonctionner l'instar
d'un cerveau.
Lorsque les rseaux neuronaux occuprent le devant de la
scne, c'tait le plus souvent sous la forme de modles simplistes
qui ne rpondaient aucun des critres qui viennent d'tre non-
cs. La plupart ne reprsentaient qu'un petit nombre de neurones
35
INTELLIGENCE
connects en trois ranges. Un pattern (l'entre) se trouve sur la
premire range. Ces neurones d'entre sont connects une
deuxime range de neurones appels units caches. Ces uni-
ts caches sont elles-mmes connectes la dernire range de
neurones, les neurones de sortie. L'intensit des connexions entre
les neurones varie; cela signifie que l'activit dans un neurone
peut accrotre l'activit dans un autre et la rduire dans un troi-
sime selon l'intensit des connexions. En modifiant ces intensi-
ts, le rseau apprend associer les patterns en entre aux
patterns en sortie.
Ces rseaux neuronaux simples ne traitaient que des patterns
statiques, taient dpourvus de feedback et ne ressemblaient en
rien un cerveau. Le type de rseau neuronal le plus courant,
rtropropagation , apprenait en rpercutant une erreur depuis
les units de sortie vers les units d'entre. Ceci ressemble une
forme de feedback mais n'en est pas un. La rtropropagation des
erreurs ne se produit qu'en phase d'apprentissage. Lorsque le
rseau neuronal fonctionne normalement, aprs avoir t
entran, l'information ne circule que dans un sens. Il n'existe pas
de feedback se propageant des entres vers les sorties. De plus, les
modles n'avaient pas la notion du temps. Un pattern d'entre
statique tait converti en pattern de sortie statique, puis un autre
pattern d'entre tait prsent. Aucun historique du rseau n'tait
enregistr, capable de restituer ce qui s'tait droul, ne serait-ce
que juste auparavant. Enfin, l'architecture de ces rseaux neuro-
naux tait rudimentaire compare aux structures complexes et
hirarchises du cerveau.
Je pensais qu'une volution rapide vers des rseaux plus ralis-
tes verrait le jour, mais il n'en fut rien. Ce qu'effectuaient ces
rseaux neuronaux simples tant digne d'intrt, les chercheurs
s'en contentrent pendant des annes. Ils dcouvrirent de nou-
veaux outils, et du jour au lendemain, des milliers de scientifiques,
d'ingnieurs et d'tudiants obtinrent des subventions et des bour-
ses et rdigrent nombre de thses et de livres sur les rseaux neu-
36
LES RSEAUX NEURONAUX
ronaux. Des socits furent creees, qui utilisaient des rseaux
neuronaux pour prvoir les fluctuations boursires, calculer l' vo-
lution des emprunts, vrifier des signatures et excuter des centai-
nes d'autres applications fondes sur la classification de patterns.
Bien que les intentions de ceux qui avaient fond ce secteur d'acti-
vit soient plus gnralistes, le domaine des rseaux neuronaux fut
nanmoins domin par des spcialistes dsireux de comprendre le
fonctionneme-nt du cerveau et la nature de l'intelligence.
Les mdias ne firent pas bien la distinction entre intelligence
artificielle et rseaux neuronaux. Pour les journaux, les magazi-
nes et les documentaires tlviss, les rseaux neuronaux ressem-
blaient au cerveau et fonctionnaient selon le mme principe.
Contrairement l'intelligence artificielle, o tout devait tre pro-
gramm, les rseaux neuronaux apprenaient par l'exemple, ce qui
semblait apparemment relever de l'intelligence. NetTalk en fut
une fameuse dmonstration. Ce rseau neuronal apprenait
associer des successions de caractres typographiques la pro-
nonciation de sons. Lorsqu'il fut entran imprimer du texte, il
sembla que l'ordinateur lisait les mots haute voix. Il tait ten-
tant d'en dduire que, le temps passant, les rseaux neuronaux
parviendraient converser avec les humains. Un journal national
qualifia malencontreusement NetTalk de machine apprenant
lire . NetTalk tait certes une belle dmonstration, mais qui
n'allait pas trs loin. Il ne lisait pas, il ne comprenait rien. D' un
point de vue pratique, sa valeur tait insignifiante. Il ne faisait
qu'apparier des combinaisons de caractres des patterns sono-
res prdfinis.
Permettez-moi de vous livrer une analogie qui illustre com-
bien un rseau neuronal est loin d'tre un cerveau. Supposons
qu'au lieu de nous efforcer de comprendre le fonctionnement du
cerveau, nous tentions de comprendre le fonctionnement d' un
calculateur numrique. Aprs des annes d'tudes, nous dcou-
vririons que tout, dans l'ordinateur, est fait de transistors. Il y en
a des centaines de millions, tous interconnects d' une manire
37
INTELLIGENCE
prcise et complexe. Nous ne comprendrions toutefois pas com-
ment l'ordinateur fonctionne, ni pourquoi les transistors sont
cbls de telle ou telle manire. Un jour, nous dciderions de ne
connecter que quelques transistors entre eux pour voir ce qui se
passe. De fil en aiguille, nous dcouvririons qu'en connectant
seulement trois transistors d'une certaine manire, nous obte-
nons un amplificateur : un signal faible l'entre est plus fort la
sortie (c'est ce principe qui est mis en uvre dans les postes de
radio et les tlviseurs). Ce serait l une dcouverte importante et
en un rien de temps, tout un secteur conomique se mettrait
fabriquer des postes transistors, des tlviseurs et autres quipe-
ments lectroniques utilisant des amplificateurs transistors.
Tout cela est fort bien, mais ne nous apprendrait rien de plus sur
le fonctionnement de l'ordinateur. Bien qu'un amplificateur et un
ordinateur soient tous deux constitus de transistors, ils n'ont
presque rien d'autre en commun. Dans le mme esprit, un
encphale et un rseau neuronal trois ranges sont tous deux
constitus de neurones, mais n'ont rien en commun.
A l't 1987, je fis une exprience qui jeta un plus grand froid
encore sur mon enthousiasme dj tide pour les rseaux neuro-
naux. J'assistais une confrence sur ce sujet, au cours de laquelle
la socit Nestor fit une prsentation. Elle tentait de vendre une
application reposant sur un rseau neuronal capable de reconna-
tre un texte manuscrit crit sur une tablette tactile. La licence de
ce programme tait propose au prix d'un million de dollars, ce
qui veilla mon attention. Bien que Nestor ait mis en avant la
sophistication de l'algorithme du rseau neuronal et vantt son
innovation, j'eus l'intuition que la reconnaissance de l'criture
manuscrite pouvait s'effectuer d'une manire plus simple, plus
traditionnelle. De retour chez moi, je repensai au problme et, en
deux jours, je conus un systme de reconnaissance rapide, com-
pact et souple. Ma solution ne reposait pas sur un rseau neuro-
nal et ne fonctionnait pas du tout comme un cerveau. Bien que
cette confrence ait dclench un intrt pour la conception
38
LES RSEAUX NEURONAUX
d'ordinateurs dont l'interface serait quipe d'un stylet, ce qui
mena finalement au PalmPilot dix ans plus tard, elle me convain-
quit surtout que les rseaux neuronaux n'taient pas un progrs
compars aux mthodes traditionnelles. Le systme de reconnais-
sance de l'criture manuscrite que j'avais invent fut la base
d'un systme de saisie de texte nomm Graffiti, utilis dans la
premire srie des assistants personnels fabriqus par Palm. Il me
semble que Nestor a fini par fermer boutique.
Tant d'efforts pour de simples rseaux neuronaux. La plu-
part de leurs capacits pouvant facilement tre prises en charge
par d'autres mthodes, le battage mdiatique s'estompa. Les
spcialistes des rseaux neuronaux s'abstinrent de clamer que
leurs modles taient intelligents. Aprs tout, ce n'tait que des
rseaux extrmement simples qui en faisaient moins que
des programmes d'intelligence artificielle. Loin de moi l'inten-
tion de vous laisser croire que la totalit des rseaux neuronaux
est une varit simpliste des rseaux trois couches. Des cher-
cheurs ont continu travailler et ont conu des modles plus
sophistiqus. Aujourd'hui, l'expression rseau neuronal dcrit
d'autres modles dont certains sont biologiquement plus justes
et d'autres non. Mais quasiment aucun ne vise restituer la
fonction globale du nocortex ou son architecture.
A mon avis, le problme fondamental de la plupart des
rseaux neuronaux rside dans une caractristique qu' ils parta-
gent avec les programmes d'intelligence artificielle. Tous deux
sont invitablement entravs par leur fixation sur le comporte-
ment. Que ce dernier soit appel rponse, pattern ou sor-
tie (output), l'intelligence artificielle et les rseaux neuronaux
prsument que l'intelligence rside dans le comportement que
l'un et l'autre produisent conscutivement une entre (input).
La proprit la plus importante d'un programme informatique
ou d' un rseau neuronal est la validit de la sortie (output).
Comme l'avait suggr Alan Turing, l'intelligence, c'est le
comportement.
39
INTELLIGENCE
Mais l'intelligence ne se limite pas des actions ou des com-
portements intelligents. Le comportement est une manifesta-
tion de l'intelligence, mais ce n'est ni la caractristique
essentielle ni la dfinition principale du fait d'tre intelligent :
vous pouvez faire preuve d'intelligence en tant couch dans le
noir et en pensant et comprenant. Ignorer ce qui se passe dans
la tte et se concentrer sur le comportement a considrablement
entrav la comprhension de l'intelligence et la conception de
machines intelligentes.
Avant d'aborder une nouvelle dfinition de l'intelligence, je
tiens prsenter une autre thorie connexionniste qui se rappro-
che davantage de la manire dont le cerveau fonctionne. Hlas,
peu de chercheurs ont pris conscience de l'importance de ces
travaux.
Alors que les rseaux neuronaux taient sous les feux de la
rampe, un petit groupe de thoriciens a labor des rseaux qui
ne reposent pas sur le comportement. Appels mmoires auto-
associatives, ils sont eux aussi constitus de simples neurones
relis entre eux, qui sont excits lorsqu'un certain seuil est atteint.
Mais ils sont interconnects diffremment, usant abondamment
de feedbacks. Au lieu de ne transmettre l'information qu'en
avant, comme dans un rseau rtropropagation, les mmoires
auto-associatives renvoient l'output de chaque neurone vers son
input, un peu comme si vous vous appeliez vous-mme au tl-
phone. Ce feedback en boucle prsente d'intressantes caractris-
tiques. Lorsqu'un pattern de stimulations est soumis des
neurones artificiels, ces derniers forment la mmoire de ce pat-
tern. Le rseau auto-associatif associe les patterns avec lui-mme,
d'o les termes de mmoire auto-associative.
Le rsultat de ce cblage peut, de prime abord, paratre sau-
grenu. Car pour rcuprer un pattern stock dans une telle
mmoire, vous devez fournir le pattern rcuprer. C'est un peu
40
LES RSEAUX NEURONAUX
comme si vous entriez dans une picerie pour acheter des bana-
nes et, quand l'picier demande comment vous payez, que vous
lui rpondiez : Avec des bananes. A quoi bon, vous demande-
rez-vous? La mmoire auto-associative possde cependant quel-
ques importantes proprits propres l'encphale.
La plus importante de ces proprits est qu'il n'est pas nces-
saire de disposer de l'intgralit du pattern rcuprer. Il suffit
d'en possder un fragment, ou seulement une partie en dsordre.
La mmoire auto-associative peut en effet rcuprer le pattern
correct, tel qu'il avait originellement t stock, mme partir
d'une version altre. C'est un peu comme aller chez l'picier
avec une banane trop mre, brunie et moiti grignote, et obte-
nir en retour une banane entire. Ou alors, se prsenter la ban-
que avec un billet chiffonn, dchiquet, peine lisible, et
s'entendre dire par le guichetier: Je pense que c'est un billet de
100 euros compltement abm. Donnez-le moi et je vous en ren-
drai un autre tout neuf.
Deuximement, contrairement la plupart des rseaux neu-
ronaux, une mmoire auto-associative peut tre conue pour
stocker des squences de patterns, ou patterns temporels. Cette
fonctionnalit est obtenue en ajoutant un retard au feedback. Ce
dlai permet de prsenter la mmoire auto-associative une suc-
cession de patterns, semblables une mlodie, dont elle se sou-
viendra. Il suffira de proposer les premires notes de la chanson
Quand trois poules vont au champ pour obtenir, en retour,
tout le morceau. Lorsqu'une partie de la squence lui est prsen-
te, la mmoire se souvient du reste. Comme nous le verrons
ultrieurement, c'est ainsi que nous apprenons toutes choses,
sous la forme de successions de patterns. J'avance l'ide que dans
ce but le cerveau utilise des circuits analogues ceux d'une
mmoire auto-associative.
Les mmoires auto-associatives ont attir l'attention sur
l'importance potentielle des feedbacks et des inputs variant dans
le temps. Mais la grande majorit des programmes d'intelligence
41
INTELLIGENCE
artificielle, des rseaux neuronaux et des chercheurs cognitivistes
ignorait le temps et le feedback.
Dans leur ensemble, les neurobiologistes n'ont pas mieux fait.
Ils savent prsent ce qu'est le feedback- ce sont eux qui l'ont
dcouvert - mais la plupart n'ont aucune thorie proposer,
hormis quelques vagues discussions sur les phrases et la modu-
lation leur permettant de savoir pourquoi le cerveau en a tant
besoin. Quant au temps, il ne tient que peu de place ou ne joue pas
un rle prpondrant dans la plupart de leurs exposs sur le fonc-
tionnement global du cerveau. Ils ont tendance cartographier
l'encphale en zones o se manifestent des phnomnes, et non
selon le moment et la manire dont les patterns neuronaux excits
interagissent dans la dure. Un peu de ce parti pris dcoule des
limites de nos actuelles techniques exprimentales. L'une des tech-
nologies favorites des annes 1990, surnommes la dcade du cer-
veau, tait l'imagerie fonctionnelle, capable de photographier
l'activit crbrale. Elle ne permet toutefois pas de visualiser des
changements rapides. Les scientifiques demandent au sujet exa-
min de se concentrer intensment sur une seule tche, puis ils lui
demandent de rester immobile, le temps de prendre un clich,
c'est--dire une photo du cerveau. C'est ainsi que nous disposons
de quantits de donnes rvlant o, dans le cerveau, se manifeste
telle ou telle tche, mais de bien peu de donnes rvlant la varia-
tion dans la dure du flux d'inputs qui parcourt le cerveau. L'ima-
gerie fonctionnelle produit un aperu de ce qui se passe quelque
part un moment donn, mais est incapable de restituer facile-
ment l'volution de l'activit crbrale. Les chercheurs aimeraient
bien collecter de telles donnes, mais les techniques prouves per-
mettant de le faire sont peu nombreuses. C'est pourquoi beaucoup
de neurobiologistes cognitifs traditionnels se fourvoient dans
l'erreur des inputs-outputs : une entre fixe est introduite et vous
voyez ce qu' il en sort. Les schmas des connexions corticales se pr-
sentent volontiers sous la forme d'organigrammes qui dbutent
aux aires sensorielles principales, siges de la vue, de l'oue et du
42
LES RSEAUX NEURONAUX
toucher, pour se poursuivre par des aires analytiques, planificatri-
ces et motrices, puis les muscles. Vous ressentez, donc vous agissez.
Je ne veux pas insinuer que tout le monde a ignor le temps et
les feedbacks. C'est un domaine si vaste que presque toutes les ides
ont leurs partisans. Ces dernires annes, la croyance en l'impor-
tance des feedbacks, du temps et de la prdiction avait le vent en
poupe. Mais la prdominance de l'intelligence artificielle et des
rseaux neuronaux classiques avait fait de l'ombre aux autres
approches, d'o une sous-estimation qui perdura des annes.
l1 n'est pas difficile de comprendre pourquoi les gens -les no-
phytes autant que les experts- crurent que le comportement
dfinit l'intelligence. Pendant au moins deux sicles, le cerveau
avait servi mettre au point des mcanismes d'horlogerie, des
pompes et des tuyaux, des machines vapeur et, plus tard, des
ordinateurs. Des dcennies de science-fiction ont rpandu foi-
son les ides d'intelligence artificielle, notamment les lois qui
rgissent les robots des romans d' Isaac Asimov ou les capacits
du verbeux robot C3PO de La Guerre des toiles. Le concept de
machine intelligence excutant des tches est profondment
ancr dans notre imagination. Toutes les machines, qu'elles aient
t ralises par l'homme ou imagines, sont censes faire quel-
que chose. Nous ne disposons pas de machines qui pensent, seu-
lement de machines qui font. Mme quand nous observons nos
congnres, nous nous focalisons sur leur comportement, et non
sur leurs penses intimes. C'est pourquoi il parat intuitivement
vident qu' un comportement intelligent devrait tre l'aune de
tout systme intelligent.
Toutefois, l'histoire des sciences nous apprend que notre
intuition a souvent t le plus gros obstacle notre recherche de
la vrit. Les structures scientifiques sont souvent difficiles
dcouvrir, non en raison de leur complexit, mais parce que des
hypothses intuitives mais errones nous empchent de discerner
43
INTELLIGENCE
la rponse juste. Les astronomes qui prcdrent Copernic (1473-
1543) prsumrent tort que la Terre est le centre de l'univers
parce qu'elle semble immobile et parat occuper le milieu de la
vote cleste. Il tait intuitivement vident que les toiles taient
tapisses sur une gigantesque sphre tournante. Soutenir que la
Terre tournoie sur elle-mme comme une toupie la vitesse de
1 674,38 km/h l'quateur, qu'elle est propulse grande vitesse
travers l'espace sidral - sans mme parler des toiles situes
des milliers de milliards de kilomtres - vous aurait fait passer
pour un fou. Mais il s'avra que l'univers est ainsi fait. Facile
comprendre, mais intuitivement erron ...
Avant Darwin (1809-1882), il semblait vident que les espces
taient immuables. Les crocodiles ne sont pas apparents aux
colibris; tous deux sont irrmdiablement diffrents. L'ide de
l'volution des espces devait s'imposer non seulement face aux
enseignements religieux, mais aussi face au sens commun. L'vo-
lution implique l'existence d'un anctre commun tous les tres
de la plante, y compris les vers de terre et la fleur en pot dans la
cuisine. Nous savons prsent que c'est vrai, mais notre intuition
suggrait autre chose.
Je mentionne ces exemples clbres car je pense que la qute
de machines intelligentes a t entrave par une hypothse intui-
tive qui a empch les progrs. Lorsque vous vous interrogez sur
ce que fait un systme intelligent, il va intuitivement de soi d'y
penser en termes de comportement. L'intelligence humaine se
manifeste par le discours, l'criture et les actions, n'est -ce pas?
Certes, mais seulement jusqu' un certain point. L'intelligence se
produit dans notre tte. Le comportement est un ingrdient
facultatif. Ce n'est intuitivement pas vident, mais n'est pas pour
autant difficile comprendre.
Au printemps 1986, alors que je me prlassais mon bureau
aprs avoir lu des articles scientifiques, laborant une histoire de
44
LES RSEAUX NEURONAUX
l'intelligence, observant les volutions de l'intelligence artificielle
et des rseaux neuronaux, je me rendis compte que je me perdais
dans les dtails. Il y avait l une intarissable quantit d'articles
lire et tudier et je ne parvenais pas du tout comprendre clai-
rement comment le cerveau fonctionne rellement, ni mme ce
qu'il fait. C'est parce que le domaine des neurosciences est lui-
mme inond de dtails. Des milliers de communications scienti-
fiques sont publies chaque anne, mais elles ne font que grossir
le tas au lieu d'y apporter de l'ordre. Il n'existe toujours pas de
thorie globale ni de structure expliquant ce que fait le cerveau et
comment ille fait.
J'ai donc commenc imaginer ce que pourrait tre la solu-
tion au problme. Serait-elle extrmement complique parce que
le cerveau est complexe? Remplirait-elle une centaine de pages de
denses formulations mathmatiques? Devrais-je laborer des
centaines ou des milliers de circuits distincts avant que l'un d'eux
puisse se rvler exploitable? Je ne le pensais pas. L'histoire mon-
tre que les meilleures solutions aux problmes scientifiques sont
simples et lgantes. Bien que les dtails puissent tre rbarbatifs
et la voie vers la thorie finale ardue, l'ultime structure concep-
tuelle est gnralement simple.
Sans une explication fondamentale pour guider leurs recher-
ches, les neurobiologistes n'iront pas loin dans leur tentative
d'assembler les dtails pour laborer une reprsentation cohrente.
Le cerveau est d'une incroyable complexit. C'est un vaste et
dcourageant fouillis de cellules. A premire vue, il ressemblerait
un terrain recouvert de spaghettis cuits. On l'a aussi compar un
cauchemar pour lectricien. Mais un attentif examen rvle que le
cerveau n'est pas une masse informe. Il fourmille d'organisations et
de structures bien trop nombreuses pour que nous puissions
l'apprhender dans son ensemble, comme le ferait un archologue
lorsqu'il reconstitue intuitivement un vase bris partir de tessons.
Ce n'est pas faute de manquer de donnes ou de ne pas avoir les
bonnes; ce qui manque est une mise en perspective. A condition de
45
INTELLIGENCE
disposer de la structure adquate, les dtails prendront du sens et
pourront tre exploits. L'analogie qui suit vous en apprendra plus.
Supposons que dans des millnaires le genre humain ait dis-
paru. Des explorateurs venus d'une civilisation extraterrestre
avance arrivent sur Terre. Ils tentent de savoir comment nous
vivions. Ils sont particulirement intrigus par notre rseau rou-
tier. A quoi pouvait bien servir cette bizarre structure trs labo-
re? Ils commencent par tout cataloguer, la fois depuis le ciel et
au sol. Ce sont de mticuleux archologues. Ils relvent l'empla-
cement de tous les fragments d'asphalte pars, de tous les pan-
neaux de signalisation tombs terre et entrans par l'rosion.
Ils notent tous les dtails qu'ils trouvent. Des rseaux routiers
sont diffrents d'autres. A certains endroits, ils sont sinueux et
troits, presque tracs au hasard. A d'autres, ils sont larges et
rguliers. Certains traversent le dsert en ligne droite. Les visi-
teurs collectent une montagne de dtails, mais ces dtails sont
pour eux dpourvus de signification. Ils n'en continuent pas
moins en rcolter davantage dans l'espoir de trouver l'informa-
tion qui expliquerait tout. Ils sont longtemps dans l'expectative.
Jusqu' ce que l'un d'eux s'exclame dans sa langue : Eurka!
Il me semble que ... ces cratures taient incapables de se tlpor-
ter comme nous le faisons. Elles devaient se dplacer de lieu en
lieu, peut-tre sur des plates-formes mobiles astucieusement
conues. A partir de cette perspicace illumination, beaucoup de
dtails deviennent limpides. Les petits rseaux routiers sinueux
datent d'une poque ancienne, lorsque les moyens de transport
taient lents. Les routes larges servaient parcourir de grandes
distances des vitesses leves, ce qui explique les chiffres figu-
rant sur les panneaux de signalisation. Par dduction, les savants
extraterrestres distinguent les zones rsidentielles des zones
industrielles, la manire dont les infrastructures de transport et
les ncessits du commerce ont interagi, et ainsi de suite. Bon
nombre des dtails qu'ils avaient engrangs se rvlent peu perti-
nents, lis uniquement des accidents de l'histoire ou des
46
LES RSEAUX NEURONAUX
exigences de la gographie locale. La quantit de donnes brutes
n'a pas chang, mais elle n'est plus obscure.
Nous pouvons tre certains que le mme type de rvlation
nous permettra de comprendre ce qu'il en est de tous les dtails
pars que nous possdons sur le cerveau.
Malheureusement, tout le monde ne croit pas que nous par-
viendrons un jour comprendre comment le cerveau fonctionne.
Pour un nombre tonnamment lev de gens, dont quelques neu-
robiologistes, le cerveau et l'intelligence dpassent l'entendement.
Certains sont mme persuads que, mme si nous arrivions
comprendre, il serait impossible de crer des machines fonction-
nant de la mme manire que le cerveau, que l'intelligence exige
un corps humain, des neurones, le tout soumis d'impntrables
lois physiques. Chaque fois que j'entends de tels arguments, je
repense ceux qui, dans le pass, s'opposaient l'tude du ciel et
la dissection des corps. A quoi bon tudier tout cela,
arguaient-ils, il n'en sortira rien de bon, et mme si vous finissiez
par comprendre, ce savoir ne nous servirait rien. Ce sont de
tels arguments qui ont men une branche de la philosophie
nomme fonctionnalisme, la dernire tape dans cette brve
histoire de ce que nous savons de la pense.
Selon le fonctionnalisme, tre intelligent ou avoir un esprit est
une proprit purement organisationnelle qui n'a rien voir, de
par sa nature, avec la manire dont vous tes matriellement
organis. L'esprit existe dans tout systme dont les parties consti-
tuantes entretiennent des relations causales adquates les unes
avec les autres. Ces parties peuvent aussi bien tre des neurones,
des composants lectroniques ou tout autre lment. En clair,
cette vision est le point de dpart standard pour quiconque vou-
drait construire des machines intelligentes.
Un jeu d'checs serait-il moins un jeu d'checs si une salire
remplaait une pice manquante? Certainement pas. La salire est
47
INTELLIGENCE
fonctionnellement quivalente au vritable cavalier, en raison de
la manire dont elle se dplace sur l'chiquier et interagit avec les
autres pices. C'est pourquoi le jeu est encore un vritable jeu
d'checs et non une simulation. Ou alors, cette phrase n'en serait-
elle pas moins la mme si je supprimais chacun de ses caractres et
si je les retapais? Pour prendre un exemple plus personnel, consi-
drez le fait que tous les tant et tant d'annes, la plupart des atomes
de votre corps ont t remplacs. En dpit de cela, vous tes tou-
jours vous-mme, dans tous les sens du terme. Un atome en vaut
bien un autre du moment qu'il joue le mme rle fonctionnel dans
votre composition molculaire. Il en va de mme pour le cerveau :
si un savant fou remplaait chacun de vos neurones par une nana-
machine fonctionnellement quivalente, vous ne devriez pas vous
sentir plus diffrent qu'avant cette intervention.
Selon ce principe, un systme artificiel qui adopterait la
mme architecture fonctionnelle qu'un cerveau vivant intelligent
devrait lui aussi tre intelligent. Et pas seulement thoriquement,
mais vraiment, vritablement intelligent.
Les partisans de l'intelligence artificielle, les connexionnistes
et moi sommes tous des fonctionnalistes dans la mesure o nous
estimons qu'il n'y a rien de naturellement particulier dans le cer-
veau qui lui permette d'tre intelligent. Nous pensons tous qu'il
sera possible de crer un jour des machines intelligentes, d' une
manire ou d' une autre. Mais il existe diffrentes interprtations
du fonctionnalisme. J'ai dj expos ce que je considre comme
l'chec principal de l'intelligence artificielle et des paradigmes
connexionnistes -le faux raisonnement des inputs-outputs - ,
et il reste encore beaucoup dire quant notre incapacit, jusqu'
prsent, avoir pu crer des machines intelligentes. Tandis que
les partisans de l'intelligence artificielle s'en tiennent ce que je
considre comme une impasse, les connexionnistes, mon avis,
ont surtout t trop timides.
Les chercheurs en intelligence artificielle rtorquent : Pour-
quoi est-ce que nous, ingnieurs, devrions nous lier l'volution
48
LES RSEAUX NEURONAUX
de solutions qui s'avrent incertaines? En principe, ils marquent
un point. Les systmes biologiques comme le cerveau et le
gnome sont considrs comme notoirement inlgants. La
mtaphore couramment utilise aux Etats-Unis est celle de la
machine de Rube Goldberg, du nom d'un dessinateur des annes
1930 qui avait conu d'invraisemblables mcaniques comiques
hypercompliques, charges d'accomplir des tches insignifian-
tes. Les programmeurs de logiciels ont un terme pour cela, kluge
(de l'allemand klug, intelligent, astucieux), qui dsigne un
programme crit sans prparation, d'une lourdeur prussienne,
inutilement alambiqu, un point tel qu'il finit par tre incom-
prhensible mme pour celui qui l'a crit. Les chercheurs en
intelligence artificielle craignent que le cerveau soit un fouillis
analogue, un kluge datant de millions d'annes, bourr de scories
inefficaces hrites des alas de l'volution. Si tel est le cas, se
disent-ils, pourquoi ne pas se dbarrasser de tout ce dsolant
fatras et tout reprendre zro?
Bon nombre de philosophes et de psychologues cogniticiens
sont bien disposs cet gard. Ils aiment bien la mtaphore pr-
sentant l'esprit comme un logiciel excut par le cerveau, qui
serait l'quivalent biologique de la partie matrielle de l'ordina-
teur. Dans un ordinateur, le matriel et le logiciel sont nettement
spars. Un mme programme informatique peut tre dvelopp
pour tourner sur n'importe quelle Machine de Turing Univer-
selle. Le traitement de texte WordPerfect peut tre utilis sur un
PC, sur un Macintosh ou sur un supercalculateur Cray par exem-
ple, mme si la configuration matrielle de chacune de ces machi-
nes est trs diffrente. Quant la partie matrielle, elle ne joue
aucun rle pendant que vous apprenez utiliser WordPerfect. Par
analogie, quand vous pensez, le cerveau n'a rien vous enseigner
au sujet de l'esprit.
Les dfenseurs de l'intelligence artificielle aiment aussi attirer
l'attention sur des exemples historiques o les solutions techno-
logiques diffrent radicalement de ce que la nature a trouv. Par
49
INTELLIGENCE
exemple, comment avons-nous russi fabriquer des machines
volantes? En imitant le battement des ailes des oiseaux et des
chauves-souris? Non. Nous y sommes arrivs l'aide d'ailes fixes
et d'hlices, puis de racteurs. Ce n'est pas la solution que la
nature a choisie, mais elle fonctionne, et mieux encore qu'en bat-
tant des ailes.
De mme, nous avons mis au point des vhicules tout-terrain
capables de battre un gupard la course, non pas en crant une
automobile quatre pattes, comme le flin, mais en inventant la
roue. La roue est parfaite pour se dplacer rapidement sur du ter-
rain plat. Le fait que la nature n'ait pas exploit cette proprit ne
signifie pas que nous aurions d rejeter notre solution. Des philo-
sophes se sont entichs de la mtaphore de la roue cognitive
arguant qu'en intelligence artificielle, la solution certains pro-
blmes, bien que compltement diffrente de ce que ferait le cer-
veau, n'en serait pas moins heureuse. En d'autres termes, un
programme produisant des outputs identiques aux performances
humaines, ou les surpassant, dans un domaine limit mais utile,
vaudrait bien la manire dont s'y serait pris le cerveau.
J'estime que cette interprtation du fonctionnalisme fonde
sur la fin justifiant les moyens induit les spcialistes de l'intelli-
gence artificielle en erreur. Ainsi que l'avait dmontr Searle avec
sa Chambre chinoise, une quivalence comportementale est
insuffisante. L'intelligence tant une proprit interne du cerveau,
nous devons examiner l'intrieur du cerveau pour comprendre la
nature de l'intelligence. Dans notre tude de l'encphale, notam-
ment du nocortex, nous devrons tre trs circonspects pour
arriver comprendre quels dtails sont superflus, sont des acci-
dents figs de notre volution passe. Sans aucun doute, de
nombreux processus de style Ru be Goldberg sont mls des
fonctionnalits importantes. Mais, comme nous le verrons d'ici
peu, il existe dans le cerveau une forme d'lgance sous-jacente
de grande puissance qui surpasse nos meilleurs ordinateurs et
n'attend que d'tre extraite de ces circuits neuronaux.
50
LES RSEAUX NEURONAUX
Les connexionnistes avaient intuitivement peru que le cer-
veau n'est pas un ordinateur et que son secret rside dans la
manire dont les neurones se comportent lorsqu'ils sont inter-
connects. C'tait un bon point de dpart, mais qui a eu du mal
progresser depuis ses premiers succs. Bien que des milliers de
spcialistes aient travaill sur les rseaux neuronaux trois cou-
ches - et y travaillent encore-, les recherches sur des rseaux
corticalement ralistes taient et restent rares.
Depuis un demi-sicle, nous avons mis en uvre la consid-
rable ingniosit qui caractrise notre espce pour tenter d'insuf-
fler de l'intelligence aux ordinateurs. Nous avons russi
programmer des traitements de texte, des bases de donnes, des
jeux vido et l'Internet, fabriquer des tlphones mobiles et
modliser des dinosaures convaincants entirement en images de
synthse. Mais les machines intelligentes ne sont toujours pas l.
Pour cela, nous devrons copier servilement le moteur d'intelli-
gence dvelopp par la nature : le nocortex. Nous devrons
extraire l'intelligence des profondeurs du cerveau. Il n'existe pas
d'autre voie.
51
3
LE CERVEAU HUMAIN
Qu'est-ce qui fait que le cerveau est si diffrent de la pro-
grammation de l'intelligence artificielle et des rseaux neuro-
naux? Qu'est -ce qui est si particulier au cerveau, et en quoi
est -ce important? Comme nous le dcouvrirons dans les pro-
chains chapitres, l'architecture du cerveau nous en dit long sur
la manire dont il fonctionne et en quoi il differe fondamenta-
lement d'un ordinateur.
Commenons par prsenter l'organe dans son entier. Ima-
ginez un cerveau pos sur une table, prt tre dissqu. Nous
remarquerons d'abord que l'aspect extrieur de l'encphale
parat uniforme. D'un gris ros, il ressemble un chou-fleur
parcouru de nombreuses sinuosits en relief et en creux : les
circonvolutions et les sillons. Il est mou et spongieux au tou-
cher. La partie superficielle est le nocortex, une fine enve-
loppe de tissus neuronaux qui couvre la plupart des parties
archaques de l'encphale, le cerveau archaque. C'est lui qui
nous intresse surtout, car tout ce qui est li l'intelligence-
la perception, le langage, l' imagination, les mathmatiques,
53
INTELLIGENCE
les arts, la musique et la planification- s'y produit. C'est votre
nocortex qui lit ce livre.
Je dois reconnatre que je suis un inconditionnel du nocor-
tex. Cette attitude pouvant susciter quelques oppositions, per-
mettez-moi de dfendre brivement mon point de vue. Chaque
partie du cerveau est tudie spcifiquement par des quipes de
spcialistes, et l'assertion selon laquelle il est possible de com-
prendre l'intelligence uniquement par l'tude du nocortex ris-
que de les froisser. Ils objecteront que, sans connatre les
proprits de telle ou telle aire corticale, les chances de compren-
dre le nocortex sont minces, car tout est troitement intercon-
nect, et que les aires en question sont indispensables pour telle
ou telle activit. Je ne suis pas oppos ce point de vue. Certes, le
cerveau est constitu de plusieurs parties dont la plupart jouent
un rle prdominant. Curieusement, la seule exception est la par-
tie du cerveau qui compte le plus de cellules, le cervelet. Si un
individu est n sans cervelet, ou si ce dernier a t endommag, il
pourra cependant mener une vie presque normale. Ce n'est tou-
tefois pas le cas des autres zones du cerveau. La plupart sont
indispensables aux fonctions lmentaires de la vie, notamment
la sensorialit.
Mon contre-argument est que je ne suis pas intress par la
cration d'tres humains. Je dsire comprendre l'intelligence et
crer des machines intelligentes. L'tre humain et l'tre intelligent
sont deux entits distinctes. Une machine intelligente n'a pas
besoin d'envies sexuelles, d'prouver la faim, des pulsions, des
motions ou de ressentir des contractions musculaires, comme
c'est le cas du corps humain. L'tre humain est plus qu'une
machine intelligente. Nous sommes des cratures biologiques
dotes de tout le bagage ncessaire, et parfois superflu, qui nous a
t lgu par une longue volution. Pour construire des machines
intelligentes qui se comporteraient comme des humains- c'est-
-dire qui russiraient le test de Turing en toutes circonstances -
il faudrait sans doute aussi recrer tous les autres aspects qui font
54
LE CERVEAU HUMAIN
de nous des tres humains. Comme nous le verrons plus tard,
pour fabriquer des machines indubitablement intelligentes mais
pas exactement la manire des humains, nous nous
concentrerons sur la partie de l'encphale dont dpend stricte-
ment l'intelligence.
A ceux que ma singulire fixation sur le nocortex choquerait,
je rpondrai que je ne conteste pas du tout que les autres structu-
res du cerveau comme le tronc crbral, les ganglions basaux et
les corps amygdalodes sont elles aussi importantes pour le fonc-
tionnement du nocortex humain. Mais j'espre vous convaincre
du fait que tous les aspects essentiels de l'intelligence se produi-
sent au niveau du nocortex, auquel s'ajoute le rle crucial jou
par deux autres parties du cerveau, le thalamus et l'hippocampe
que nous tudierons plus loin dans ce livre. Nous devrons terme
comprendre le rle fonctionnel de toutes les aires crbrales. Je
pense que ces sujets seront mieux abords dans le contexte d'une
thorie globale de la fonction du nocortex, ou cortex.
Prenez six cartes de visite ou six cartes jouer - peu
importe- et empilez-les: vous venez de crer un modle du
cortex. Les six cartes ont environ deux millimtres d'paisseur, ce
qui correspond celle de l'enveloppe corticale. A l'instar des car-
tes, le nocortex est en effet pais de deux millimtres et il est
constitu de six couches d'gale paisseur.
Mise plat, la surface de l'enveloppe nocorticale de l'tre
humain est celle d'une grande nappe de table. Celle des autres
mammifres est plus petite. L'enveloppe corticale du rat est de la
taille d'un timbre-poste et celle du singe de la taille d'une enve-
loppe lettre. Mais, quelles qu'en soient les dimensions, elle com-
porte toujours six couches, comme les cartes empiles. L'tre
humain est plus intelligent parce que, par rapport son corps,
son cortex est plus vaste, et non parce qu'il serait plus pais ou
contiendrait des cellules particulires. Sa surface est impression-
nante car il enveloppe au plus prs le cerveau, jusque dans les
sillons des circonvolutions. Pour s'accommoder d'un cerveau
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INTELLIGENCE
d'aussi grande taille, la nature a t oblige de modifier notre
anatomie. Le bassin de la femme s'est largi afin de mnager de la
place l'enfant gros cerveau qu'elle porte, une caractristique
qui, selon les anthropologues, aurait volu en mme temps que
la capacit marcher sur deux pieds. Comme cette hypertrophie
n'tait pas suffisante, l'volution a pliss le no cortex afin qu'il
puisse tenir dans le crne, l'instar d'une feuille de papier roule
en boule pour tre introduite dans un petit verre liqueur.
Le nocortex contient des cellules nerveuses : les neurones. Ils
sont rpartis sous une telle densit que personne ne connat exac-
tement leur nombre. Il y en aurait cent mille au millimtre carr.
Selon des anatomistes, le cortex humain compterait environ
trente milliards de neurones, mais ce chiffre est videmment trs
approximatif. Il pourrait y en avoir beaucoup plus ou beaucoup
mo ms.
Ces trente milliards de cellules, c'est vous. Elles reclent quasi-
ment la totalit de votre mmoire, toutes vos connaissances, tou-
tes vos aptitudes et toute l'exprience accumule au cours de
votre vie. Aprs vingt-cinq annes d'tude du cerveau, ceci
m'tonne toujours autant. Savoir qu'une mince feuille de cellules
voit, ressent et labore notre vision du monde est tout simple-
ment sidrant. La chaleur d'un jour d't et nos rves d'un
monde meilleur dcoulent de l'activit de ces cellules. Bien des
annes aprs avoir crit son article dans Scientific American, Fran-
cis Crick rdigea un ouvrage sur le cerveau intitul L'hypothse
stupfiante (dit en France chez Plon). Cette hypothse est que
l'intelligence est cre par les cellules crbrales. Il n'y a rien
d'autre, rien de magique, pas d'ingrdients particuliers: seule-
ment des neurones et une sarabande d'informations. Je prsume
que vous mesurez combien cette thorie est rvolutionnaire. Elle
creuse un profond foss philosophique entre un ensemble de cel-
lules et notre exprience consciente, bien que l'intelligence et le
cerveau soient une seule et mme chose. En appelant cette thorie
hypothse , Crick fut politiquement correct. Que les cellules
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LE CERVEAU HUMAIN
crbrales crent l'intelligence est un fait, pas une hypothse.
Nous devons comprendre ce que font ces trente milliards de cel-
lules et comment elles le font. Fort heureusement, le cortex n'est
pas qu'un arnas de cellules amorphes. Une tude plus approfon-
die de sa structure nous clairera sur la manire dont il lve
l'intelligence humaine.
Revenons la table de dissection et examinons le cerveau de
plus prs. A l'il nu, le nocortex ne prsente quasiment aucune
dlimitation. Il en existe bien sr, comme le sillon profond qui
spare les deux hmisphres crbraux et celui qui spare les par-
ties antrieures et postrieures. Mais, en quelque endroit que
vous les examiniez, la surface des circonvolutions semble partout
la mme. Aucune ligne ou couleur ne diffrencie les aires spcia-
lises chacune dans les diverses informations sensorielles ou les
divers types de pense.
Des savants ont cependant pens qu' il existe des dlimita-
tions. Bien avant que les neurobiologistes soient capables de dis-
cerner l'ensemble des circuits du cortex, ils savaient que des
fonctions mentales taient localises dans telle ou telle rgion du
cerveau. Si un traumatisme dtruit le lobe parital droit d'un
individu, ce dernier peut perdre sa capacit percevoir - ou
concevoir- tout ce qui concerne la partie gauche de son corps,
ou l'espace situ sa gauche. Un traumatisme dans la rgion
frontale de l'encphale, appele aire de Broca, compromet la
capacit appliquer les rgles de grammaire, bien que le vocabu-
laire et la comprhension des mots ne soient pas affects. Un
traumatisme dans une aire appele gyrus fusiforme empche
de reconnatre les visages. L'individu ne reconnat plus sa mre,
ses enfants, ni mme son propre visage sur une photographie.
Ces fascinants dsordres ont trs tt incit les neurobiologistes
penser que le cortex est constitu de plusieurs zones, ou rgions
fonctionnelles.
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INTELLIGENCE
Nous en avons appris long sur les aires fonctionnelles au
cours du dernier sicle, mais il reste encore beaucoup dcouvrir.
Chacune de ces zones est semi-indpendante et semble spciali-
se dans un aspect de la perception ou de la pense. Elles sont
organises en un patchwork irrgulier qui varie peu d'un indi-
vidu un autre. Les fonctions sont rarement dlimites avec pr-
cision. D'un point de vue fonctionnel, elles sont rparties
hirarchiquement.
Cette notion de hirarchie tant cruciale, nous nous y attarde-
rons quelque peu afin de bien la dfinir. Nous y reviendrons en
effet tout au long de cet ouvrage. Dans un systme hirarchique,
certains lments se trouvent, d'une manire abstraite, au-
dessus ou sous d'autres. Dans la hirarchie d' une entreprise,
le sous-directeur est plac au-dessus de l'employ de bureau mais
sous le directeur gnral. Ceci n'a rien voir avec la notion physi-
que d'au-dessus et d'en dessous. Mme si le directeur gnral tra-
vaille l'tage situ sous celui de l'employ de bureau, il n'en est
pas moins hirarchiquement au-dessus . J'insiste sur ce point
pour clarifier sans ambigut ce que j'entends lorsque je parlerai
de rgions fonctionnelles au-dessus ou en dessous d' une autre.
Ceci n'a rien voir avec leur disposition physique dans le cerveau.
Toutes les aires fonctionnelles du cortex rsident dans la mme
enveloppe corticale convolute. Ce qui fait qu'une rgion se
trouve au-dessus ou en dessous d'une autre est la manire
dont elles sont connectes. Dans le cortex, les aires infrieures
envoient des informations vers les aires suprieures au travers
d'un certain pattern de connectivit neuronale, tandis que les
aires suprieures renvoient un feedback - un biofeedback pour
tre prcis - vers les aires infrieures au travers d'un autre pat-
tern de connexion. Il existe aussi des connexions latrales entre
des aires situes dans des branches spares de la hirarchie, par
analogie avec le sous-directeur qui communiquerait avec son
homologue prsent dans la filiale d'un autre pays. La cartogra-
phie dtaille d' un cortex de singe a t dvoile par deux
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LE CERVEAU HUMAIN
chercheurs, Daniel Felleman et David van Essen. Elle rvle des
dizaines de rgions interconnectes selon une hirarchie com-
plexe. Nous pouvons penser que la cartographie du cortex
humain est semblable.
La plus basse des rgions fonctionnelles, celle des aires senso-
rielles primaires, est le lieu o les informations sensorielles arri-
vent en premier au cortex. Elles traitent l'information leur
niveau le plus brut, le plus lmentaire. Par exemple, l'informa-
tion visuelle pntre dans le cortex par une aire visuelle primaire
appele VI, en abrg. Elle est concerne par les fonctionnalits
de vision de bas niveau comme celles des dtails, la perception
d'un mouvement faible, la disparit rtinienne (propre la vision
stroscopique), ainsi que la perception des informations chro-
matiques de base et le contraste. L'aire VI fournit des informa-
tions d'autres aires comme V2, V 4 et IT - nous y
reviendrons-, ainsi qu' de nombreuses autres aires annexes.
Chacune est concerne par un aspect plus spcialis ou abstrait
de l'information. Par exemple, les cellules en V 4 ragissent des
objets de complexit moyenne comme des formes en toile de
couleurs diffrencies. Une autre aire appele TM est spcialise
dans le mouvement des objets. Les chelons plus levs du cortex
visuel sont des aires qui reprsentent notre mmoire visuelle de
toutes sortes d'objets comme des visages, des animaux, des outils,
des parties du corps, etc.
Les autres sens sont dots de hirarchies analogues. Le cortex
possde une aire auditive primaire appele Al ainsi qu'une hi-
rarchie de rgions auditives places au-dessus. Il est aussi dot
d'une aire somatosensorielle (la sensation et l'image du corps)
appele SI, elle-mme surmonte d'une hirarchie de rgions
somatosensorielles. Enfin, les informations sensorielles excitent
des aires associatives, c'est--dire des rgions du cortex qui reoi-
vent des informations (inputs) envoyes par plusieurs sens. Par
exemple, le cortex possde des aires recevant des informations
provenant la fois de la vue et du toucher. C'est grce aux rgions
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INTELLIGENCE
assoCiatives que vous prenez conscience du fait que la vision
d'une mouche se promenant sur votre bras et le chatouillement
que vous prouvez ont une mme cause. La plupart de ces aires
reoivent des informations traites un niveau hautement lev,
provenant de plusieurs sens; les fonctions de ces aires nous sont
encore obscures. Nous reviendrons plus longuement sur la hi-
rarchie corticale plus loin dans cet ouvrage.
Un autre ensemble d'aires, dans les lobes frontaux du cerveau,
produit des sorties ( o'utputs) moteurs. Le systme moteur du cor-
tex est lui aussi hirarchiquement agenc. L'aire la plus basse, Ml,
entretient des connexions avec la moelle pinire et agit directe-
ment sur les muscles. Les aires plus leves transmettent des com-
mandes motrices sophistiques Ml. La hirarchie de l'aire
motrice et celles des aires sensorielles se ressemblent normment,
comme si elles avaient t constitues de la mme manire. Dans la
rgion motrice, l'information descend le long de la hirarchie vers
Ml afin d'agir sur les muscles, tandis que dans les rgions senso-
rielles, l'information remonte le long de la hirarchie partir des
sens. En ralit, l'information se propage dans les deux sens. Ce qui
est considr comme un biofeedback dans les rgions sensorielles
est un output de la rgion motrice, et inversement.
La plupart des descriptions du cerveau sont fondes sur des
organigrammes refltant une vision trs simpliste des hirarchies.
Les inputs (vue, oue, toucher. .. ) parviennent dans les aires sen-
sorielles primaires et sont traits au fur et mesure qu'ils s' l-
vent dans la hirarchie. Ils sont ensuite transmis aux aires
associatives, puis aux lobes frontaux du cortex, aprs quoi ils
redescendent le long des aires motrices. Il va sans dire que cette
vision est totalement errone. Quand vous lisez haute voix,
l'information visuelle entre en ralit en Vl, se propage vers les
aires associatives puis vers le cortex moteur frontal, et finit par
actionner les muscles de la bouche et du larynx pour former les
sons vocaux. Mais ce n'est pas si simple. Dans la vision outrageu-
sement simpliste contre laquelle je viens de mettre en garde, le
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LE CERVEAU HUMAIN
processus est gnralement trait sous la forme d'une informa-
tion circulant dans un seul sens, l'instar des objets fabriqus sur
une chane de montage. Or, dans le cortex, l'information circule
aussi et toujours dans la direction oppose, un nombre plus lev
de projections se propageant tant dans le sens descendant de la
hirarchie que dans le sens montant. Quand vous lisez haute
voix, les rgions suprieures du cortex envoient plus d'informa-
tions vers le bas du cortex visuel primaire que l'il en reoit en
parcourant la page imprime. Nous nous intresserons au deve-
nir de ces projections dans les chapitres venir. Pour le moment,
je tiens insister sur ce fait: bien que l'ascension vers le haut de la
hirarchie soit indiscutable, nous devons bien nous garder de
croire que l'information ne circule que dans un seul sens.
Revenons encore une fois la table de dissection et supposons
que nous avons install un puissant microscope, coup une
mince lamelle de l'enveloppe corticale, color quelques cellules et
coll l'il l'oculaire. Si toutes les cellules ont t teintes, nous ne
distinguerons qu'une masse noire opaque car les cellules sont
trop proches les unes des autres et trop intriques. En revanche, si
nous ne colorons que quelques rares cellules, les six couches pr-
cdemment mentionnes deviennent visibles. Elles se manifes-
tent par une variation de densit des corps cellulaires, le type de
cellule et leurs connexions.
Tous les neurones possdent quelques caractristiques com-
munes. Hormis le corps cellulaire, qui est grosso modo arrondi, ils
prsentent des structures arborescentes, filaires, appeles axo-
nes et dendrites. Lorsque l'axone d'un neurone entre en
contact avec la dendrite d'un autre, ils forment une petite
connexion appele synapse . C'est au niveau des synapses que
l'impulsion nerveuse provenant d'une cellule influence le com-
portement d'une autre cellule. Le signal neuronal, ou potentiel,
parvenant une synapse incitera plutt la cellule rceptrice
se potentialiser. Certaines synapses ont un effet oppos, rduisant
la potentialisation de la cellule rceptrice. De ce fait, une synapse
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INTELLIGENCE
peut tre inhibitrice ou excitatrice. L'intensit de la synapse peut
varier selon le comportement des deux cellules. La forme la plus
simple de cette variation synaptique est celle qui se produit lors-
que deux neurones gnrent un potentiel quasiment simultan;
l'intensit de la connexion entre les deux neurones est accrue.
J'en dirai davantage plus tard sur ce processus appel apprentis-
sage hebbien .Outre la variation de l'intensit d'une synapse, il a
t tabli que des synapses entirement nouvelles peuvent se for-
mer entre deux neurones. Ceci se produirait en permanence, bien
que la preuve scientifique soit encore controverse. Nonobstant
les dtails sur la manire dont les synapses font varier leur inten-
sit, il est certain que c'est la formation et le renforcement des
synapses qui permettent aux mmoires d'tre conserves.
Bien que le nocortex contienne de nombreux types de neu-
rones, une seule classe reprsente huit sur dix d'entre eux. Ce
sont les neurones pyramidaux, ainsi nomms cause de la forme
de leur corps cellulaire. Hormis la couche suprieure des six qui
composent le cortex, qui possde d'innombrables axones mais
trs peu de cellules, chaque couche contient des neurones pyra-
midaux. Chaque neurone pyramidal est connect de nombreux
autres neurones dans son voisinage immdiat, et chacun tend un
long axone latral vers des zones plus loignes du cortex, ou vers
des structures plus profondment enfouies comme le thalamus.
Une cellule pyramidale possde plusieurs milliers de synapses.
L encore, il est trs difficile de savoir exactement combien, en rai-
son de leur extrme densit et de leur petite taille. Le nombre de
synapses varie de cellule en cellule, de couche en couche et de rgion
en rgion. Si nous nous en tenions au fait qu'une cellule pyramidale
moyenne comprend un millier de synapses (le chiffre rel serait plus
proche de cinq ou dix mille), le nocortex compterait par cons-
quent trente trillions de synapses environ. C'est une quantit astro-
nomique, qui dpasse notre entendement. Elle est apparemment
suffisante pour conserver tout ce qui peut tre appris dans une vie.
62
LE CERVEAU HUMAIN
Albert Einstein aurait reconnu qu'il lui avait t simple, voire
facile, de concevoir la thorie de la relativit. Elle dcoulait tout
naturellement d'une seule observation, savoir que la vitesse de
la lumire est constante pour tout observateur, mme si certains
se dplacent des vitesses diffrentes, ce qui est paradoxal. Ceci
reviendrait affirmer que la vitesse d'un ballon est identique
quelle que soit la force avec laquelle il a t jet, ou quelle que soit
la vlocit de celui qui l'a jet ou de celui qui l'observe. Chacun
verrait la balle se dplacer la mme vitesse par rapport lui, en
toutes circonstances. Il semble que ceci ne puisse tre possible.
Mais il fut prouv que c'est le cas pour la lumire. Einstein
s'interrogea intelligemment sur les consquences de cette singula-
rit. Il rflchit rationnellement toutes les implications d'une
vitesse constante de la lumire, ce qui l'amena postuler des
thories encore plus surprenantes comme le ralentissement du
temps lorsque la vitesse s'accrot, ou le fait que la masse et l'ner-
gie sont fondamentalement de mme nature. Des ouvrages
entiers ont t consacrs la relativit, truffs d'exemples mettant
en scne des trains, des projectiles et des clairs. Cette thorie
n'est pas ardue, mais elle est sans aucun doute paradoxale.
Une dcouverte analogue fut faite en neurobiologie, au sujet
du cortex, si droutante que certains chercheurs refusent d'y
croire et que la plupart des autres l'ignorent car ils ne sauraient
qu'en faire. Mais elle est si importante, qu'en prenant la peine
d'en considrer attentivement et mthodiquement les implica-
tions, elle rvle ce qui se passe dans le nocortex et comment il
fonctionne. Cette surprenante dcouverte dcoule en fait de
l'anatomie fondamentale du cortex, mais il fallut une intuition
rare pour la dceler. C'est Vernon Mountcastle, un neurobiolo-
giste de l'universit John Hopkins de Baltimore, que l'on doit
cette dcouverte. Il publia en 1978 un article intitul An Organi-
zing Princip le for Cerebral Function (un principe organisateur
de la fonction crbrale) dans lequel il mettait en vidence la
remarquable uniformit du cortex, tant dans son apparence que
63
INTELLIGENCE
dans sa structure. La rgion dvolue l'oue ressemble celle du
toucher, qui ressemble celle qui rgit les muscles, qui ressemble
la rgion du langage de l'aire de Broca, qui ressemble quasi-
ment n'importe quelle autre rgion du cortex. Mountcastle sug-
gra que si ces rgions se ressemblent toutes, c'est peut -tre parce
qu'elles excutent les mmes oprations de base. Le cortex utilise-
rait les mmes outils computationnels pour accomplir toutes ses
tches.
Tous les anatomistes de cette poque, et mme des dcennies
avant Mountcastle, reconnaissaient que le cortex parat identique
partout. C'est indniable. Mais, au lieu de s'interroger sur la
signification de cette similarit, ils recherchrent les diffrences
entre les aires du cortex, et ils finirent par les trouver. Ils suppos-
rent que si une rgion est dvolue au langage et une autre la
vision, il devait forcment y avoir des diffrences entre elles. En y
regardant de prs, elles sont discernables. Les rgions du cortex
varient en paisseur, en densit de cellules, en proportions relati-
ves de types de cellules, en longueurs de connexions horizontales,
en densit synaptique et de bien d'autres manires parfois dlica-
tes rvler. L'une des zones les plus tudies, qui est une des
couches de l'aire visuelle primaire Vl, prsente effectivement
quelques divisions supplmentaires. La situation est la mme que
celle laquelle taient confronts les biologistes du xvme sicle.
Ils passaient leur temps ergoter sur des diffrences infimes entre
les espces. Leur grande victoire tait de dmontrer que deux
souris qui se ressemblent appartiennent en ralit des espces
diffrentes. Pendant des annes, Darwin fit de mme, tudiant
surtout les mollusques. Mais il eut le gnie de se demander pour-
quoi toutes ces espces pouvaient tant se ressembler. C'est cette
similarit qui tait surprenante et digne d'intrt, bien plus que
les diffrences.
Mountcastle fit une observation semblable. Tandis que les ana-
tomistes recherchaient des diffrences minimes entre les rgions
corticales, il montra qu'en dpit des diffrences le nocortex est
64
LE CERVEAU HUMAIN
remarquablement uniforme. Les mmes six couches, types de cel-
lules et connexions existent partout. Les diffrences sont souvent si
tnues que mme les anatomistes expriments ne parviennent pas
se mettre d'accord. Pour Mountcastle, toutes les rgions du cor-
tex excutent la mme opration. Ce qui caractrise l'aire de la
vision par rapport l'aire motrice dpend de la manire dont les
rgions du cortex sont connectes les unes aux autres et aux autres
parties du systme nerveux central.
En fait, Mountcastle soutint que si une rgion du cortex dif-
fere lgrement d'une autre, c'est cause de la nature des
connexions, et non parce que les fonctions lmentaires sont dif-
frentes. Il en conclut qu'il existe une fonction commune, un
algorithme commun excut par et dans toutes les rgions corti-
cales. La vue ne differe pas de l'oue, qui ne differe pas d'un influx
moteur. Ce sont nos gnes qui spcifient comment les rgions du
cortex sont connectes, et ce qui est spcifique la fonction et
l'espce, mais le tissu cortical lui-mme est partout identique.
Rflchissons-y un instant. Pour moi, la vue, l'oue et le tou-
cher semblent trs diffrents. Ces sens ont des caractristiques
fondamentalement diffrentes. La vue implique la perception de
la couleur, de la texture, du model, de la profondeur et de la
forme. L'oue implique la perception de la hauteur d'une note, du
rythme et du timbre. Ces sensations sont trs diffrentes. En quoi
pourraient-elles tre identiques? Mountcastle n'affirme pas
qu'elles sont identiques, mais que la manire dont le cortex traite
les signaux auditifs est la mme que pour les signaux visuels. Et
bien sr, c'est pareil pour les contrles moteurs.
Les scientifiques et les ingnieurs ont, dans leur grande majo-
rit, ignor ou choisi d'ignorer l'hypothse de Mountcastle.
Lorsqu'ils s'efforcent de comprendre la vision ou de fabriquer un
ordinateur capable de voir, ils usent d'un vocabulaire et de
notions techniques spcifiques la vision. Ils parlent d'artes, de
textures, de reprsentations tridimensionnelles. S'ils veulent
comprendre les mcanismes du langage, ils laborent des
65
INTELLIGENCE
algorithmes fonds sur les rgles de grammaire, la syntaxe et la
smantique. Mais si Mountcastle avait raison, ces approches ne
refltent pas la manire dont le cerveau rsout ces problmes,
d'o un risque d'chec. Si Mountcastle avait raison, l'algorithme
du cortex doit tre exprim indpendamment de toute fonction
ou sens particuliers. Le cerveau aurait recours un mme proces-
sus pour voir ou pour entendre. Le cortex excuterait une action
universelle susceptible d'tre applique n'importe quel type
sensoriel ou systme moteur.
La lecture de l'article de Vernon Mountcastle fut pour moi
une rvlation. C'tait la pierre de Rosette de la neurobiologie :
un article et une ide uniques unissant les diverses et merveilleu-
ses capacits de l'intelligence humaine en un seul algorithme. Il
dvoilait d'un seul coup le fourvoiement de toutes les tentatives
passes pour comprendre et laborer le comportement humain
sous la forme de capacits distinctes. Apprciez la radicalit et
l'lgance de l'hypothse de Mountcastle. Les ides scientifiques
les plus abouties sont toujours simples, lgantes et inattendues,
comme celle-ci. A mon avis, elle fut, est et restera la dcouverte la
plus importante dans le domaine de la neurobiologie. Aussi
incroyable que cela puisse paratre, la plupart des scientifiques et
des ingnieurs refusrent d'y accorder crdit, choisirent de l'igno-
rer ou ne furent pas conscients de la porte de cette dcouverte.
Une partie de cette indiffrence dcoule de la pauvret des outils
permettant d'tudier le flux d'informations l'intrieur des six
couches corticales. Les outils dont nous disposons oprent un
niveau grossier et visent principalement localiser o, dans le
cortex, se manifestent les diverses capacits humaines, plutt que
quand et comment. Aujourd'hui, par exemple, une grande partie
des magazines de vulgarisation favorise implicitement l'ide que
le cerveau est un ensemble de modules hautement spcialiss. Les
techniques d'imagerie fonctionnelle comme l'IRM (imagerie par
66
LE CERVEAU HUMAIN
rsonance magntique) et la TEP (tomographie par mission de
positrons) se focalisent presque exclusivement sur la cartographie
du cerveau et sur les rgions fonctionnelles dcrites prcdem-
ment. Lors des expriences, un sujet volontaire est install dans le
scanner et excute des tches mentales ou motrices. Il s'agit pour
lui de jouer un jeu vido, de conjuguer des verbes, de lire des
phrases, de reconnatre des visages, de nommer des images,
d'imaginer quelque chose, de mmoriser des listes, de prendre
des dcisions financires, etc. Le scanner dtecte quelles rgions
du cerveau sont plus actives que d'ordinaire au cours de ces
tches, et les traduit par des zones de couleur appliques la
reprsentation du cerveau du sujet. Ces rgions sont censes tre
celles excites par la tche. Des milliers d'expriences d' imagerie
fonctionnelle du cerveau ont t faites et des milliers d'autres le
seront. Nous traons ainsi progressivement une image du lieu o
se produisent certaines fonctions dans le cerveau humain adulte.
Il est trs facile de dterminer que ceci est l'aire de la reconnais-
sance des visages, celle-l l'aire des mathmatiques et celle-ci
l'aire des activits musicales, et ainsi de suite. Mais tant que
nous ne saurons pas comment le cerveau accomplit ces tches, il
est naturel de supposer qu'il excute les diffrentes tches de dif-
frentes manires.
Mais est-ce le cas? Une masse grandissante d'vidences
tayent la supposition de Mountcastle. Des exemples illustrent
l'extrme flexibilit du nocortex. Tout cerveau humain correcte-
ment nourri et plac dans un environnement favorable peut
apprendre n'importe laquelle des milliers de langues vivantes. Ce
mme cerveau peut aussi apprendre la langue des signes, une lan-
gue crite, le langage musical, le langage mathmatique, un
langage informatique et l'expression corporelle. Il peut apprendre
vivre dans les contres glaces du Grand Nord ou dans un
dsert aride. Il peut apprendre devenir un grand matre des
checs, un pcheur mrite, un fermier ou un physicien atomiste.
Rflchissez au fait que votre cerveau dispose d'une aire visuelle
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INTELLIGENCE
spciale qui semble tout particulirement consacre la reprsen-
tation des lettres et des chiffres. Cela signifie-t-il pour autant que
vous tes n avec une aire du langage dj prte traiter l'crit?
C'est peu probable. Le langage crit est une invention trop
rcente pour que nos gnes puissent avoir labor un mcanisme
spcifique pour sa reconnaissance inne. C'est donc que le cortex
se divise en aires fonctionnelles spcifiques des tches prcises
lors de l'enfance, en se fondant uniquement sur l'exprience. Le
cerveau humain est dot d'une incroyable capacit apprendre et
s'adapter d'innombrables environnements qui n'existent que
depuis peu. Ceci va dans le sens d'un systme extrmement sou-
ple, qui ne serait pas limit un seul millier de solutions appor-
tes un seul millier de problmes.
Les neurobiologistes ont aussi dcouvert que le cblage du
cortex est incroyablement faonnable, c'est--dire qu'il est capa-
ble de se modifier et se recbler de lui-mme selon le type
d'influx qui le parcourt. Par exemple, le cerveau des furets nou-
veau-ns peut tre chirurgicalement recbl afin que les yeux de
l'animal envoient leurs signaux vers l'aire o se dveloppe nor-
malement l'oue. Ce qui est surprenant c'est que le furet dve-
loppe alors un cheminement visuel fonctionnel dans les parties
auditives de son cerveau. Autrement dit, il voit avec des tissus
crbraux qui normalement traitent le son. Des expriences ana-
logues ont t faites partir d'autres sens et d'autres rgions. Par
exemple, des parties du cortex visuel du rat sont transplantes,
juste aprs la naissance, dans des rgions qui sont habituellement
celles du sens du toucher. Lorsque le rat grandit, le tissu trans-
plant traite le toucher plutt que la vue. Les cellules ne sont
donc pas nes spcialises dans la vue, le toucher ou l'oue.
Le nocortex humain est vraiment trs faonnable : des adultes
muets de naissance traitent l'information visuelle dans des aires qui
devraient devenir des rgions rserves l'oue. Quant aux adultes
congnitalement aveugles, ils se servent de la partie postrieure de
leur cortex, habituellement rserve la vue, pour lire le braille.
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LE CERVEAU HUMAIN
L'alphabet braille tant tactile, vous penseriez que sa lecture active
principalement les rgions du toucher. Or, apparemment, aucune
aire du cortex n'est destine ne plus rien reprsenter. Si le cortex
visuel ne reoit pas ou plus d'informations en provenance des yeux,
il recherche d'autres patterns d'entre aux alentours, en l'occur-
rence dans d'autres rgions corticales.
Tout ceci tend montrer que, lors du dveloppement du cer-
veau, ses zones laborent des fonctions spcialises fondes large-
ment sur le type d'information qui les alimente. Le cortex n'est
pas davantage conu pour excuter diverses fonctions d'une
manire rigide, l'aide de divers algorithmes, que la surface de la
Terre n'a t naturellement prdestine tre dcoupe en un
patchwork de nations. A l'instar de la gographie politique du
globe, notre cortex est susceptible d'voluer diffremment selon
les circonstances.
Les gnes imposent l'architecture globale du cortex, y compris
la manire dont les rgions sont interconnectes. Mais l'int-
rieur de cette structure, le systme est hautement flexible.
Mountcastle avait raison. Il existe un seul puissant algorithme
implment dans chaque rgion du cortex. Lorsque des zones du
cortex sont interconnectes selon la hirarchie approprie et
qu'elles reoivent un flux d'inputs, elles apprennent ce qu'est leur
environnement. C'est pourquoi il n'y a aucune raison pour que
les machines intelligentes du futur possdent les mmes sens et
capacits que nous autres humains. L'algorithme cortical peut
tre dploy de manire innovante, avec des sens nouveaux et ori-
ginaux, dans une enveloppe corticale de synthse afin qu'une
intelligence authentique, flexible, merge par-del le cerveau
biologique.
Passons un sujet se rapportant la supposition de Mountcastle,
et tout aussi surprenant. Les inputs achemins vers le cortex sont
fondamentalement tous identiques. L encore, vous penserez pro-
69
INTELLIGENCE
bablement que vos sens sont des entits compltement distinctes.
Car aprs tout, le son est transmis dans l'air par une succession
d'ondes de compression, l'environnement visuel est transmis sous
forme de lumire et le toucher est suscit par une pression sur la
peau. Le son semble temporel, la vision principalement picturale et
le toucher essentiellement spatial. Qu'y a-t-il de plus diffrent que
le blement d'une chvre compar la vue d'une pomme, elle-
mme compare aux sensations physiques du volley-bali?
Examinons tout cela de plus prs. L'information visuelle pro-
venant du monde extrieur est achemine vers le cerveau par les
millions de fibres du nerf optique. Aprs un bref transit par le
thalamus, elle parvient au cortex visuel primaire. L'information
auditive est transmise par les trente mille fibres du nerf auditif.
Elle traverse quelques parties archaques du cerveau et parvient
au cortex auditif primaire. La moelle pinire achemine au cer-
veau les informations concernant le toucher et les sensations
internes par le truchement d'un million de fibres. Elles sont
reues par le cortex somatosensoriel primaire. Voil comment
vous percevez le monde.
Les inputs peuvent tre visualiss sous la forme d'un faisceau
de fils lectriques ou de fibres optiques. Vous avez sans doute dj
vu ces lampes fibres optiques, avec un point de lumire colore
qui brille l'extrmit de chaque brin. Les inputs envoys au cer-
veau ressemblent cela. Les fibres sont appeles axones, le
signal neuronal transport est appel potentiel d'action ou
potentiel tout court; il est de nature partiellement lectrique et
partiellement chimique. Les organes sensoriels qui les fournissent
sont diffrents, mais une fois qu'ils ont lanc un potentiel
d'action en direction du cerveau, ils sont tous pareils: ce ne sont
que des patterns.
Quand vous regardez un chien, par exemple, un ensemble de
patterns se propage le long des fibres du nerf optique jusqu' la
partie visuelle du cortex. Quand le chien aboie, un ensemble de
patterns diffrents parcourt le nerf auditif jusqu' la partie auditive
70
LE CERVEAU HUMAIN
du cortex. Quand vous caressez le chien, un ensemble de patterns
de sensations tactiles est produit au niveau de la main, se propage le
long des fibres de la moelle pinire et atteint la partie du cortex
consacre au toucher. Chaque pattern -la vue du chien, l'audi-
tion du chien, le contact avec le chien- est ressenti diffremment
car chacun est canalis vers la hirarchie corticale par des chemins
diffrents. Savoir o vont ces fibres, dans le cerveau, est important.
Toutefois, au niveau abstrait des inputs sensoriels, ces derniers sont
essentiellement les mmes, et tous sont pris en charge de la mme
manire par le cortex six couches. Vous voyez la lumire, enten-
dez le son et ressentez la pression, mais l'intrieur de votre cer-
veau, il n'y a pas de diffrence fondamentale entre ces types
d'information. Un potentiel d'action est un potentiel d'action. Ces
potentiels momentans sont identiques, quelle qu'en soit l'origine.
La seule chose que votre cerveau identifie, ce sont les patterns.
Vos perceptions et vos connaissances du monde dcoulent de
ces patterns. Il n'y a pas de lumire dans notre tte : il y fait tout
noir. Il n'y a pas davantage de son se propageant dans le cerveau :
le silence y rgne. En fait, le cerveau est la seule partie de notre
corps qui ne possde aucune sensorialit. On pourrait enfoncer
un doigt dedans sans que vous prouviez quoi que ce soit. Toutes
les informations qui entrent dans votre esprit y parviennent sous
la forme de patterns spatiaux et de patterns temporels propags
par les axones.
Que faut-il entendre exactement par pattern spatial et
pattern temporel? Examinons tour tour chacun de nos prin-
cipaux sens. La vue transporte des informations la fois spatiales
et temporelles. Les patterns spatiaux sont des patterns qui conci-
dent dans le temps; ils sont produits lorsque de multiples rcep-
teurs d'un mme organe sensoriel sont excits simultanment.
L'organe sensoriel de la vue est la rtine. L'image entre par la
pupille, est inverse par le cristallin, frappe la rtine et produit un
pattern spatial, qui est aussitt achemin vers le cerveau. Certains
s'imaginent qu'une petite image l'envers apparat dans les aires
71
INTELLIGENCE
visuelles, mais il n'en est rien. Il n'y a pas de reprsentation
graphique. La notion d'image n'existe mme pas. Fondamentale-
ment, il se produit seulement une activit lectrique se dclen-
chant en patterns. Leur qualit graphique s'estompe rapidement
tandis que le cortex traite l'information, envoyant les composants
du pattern en haut et en bas de diffrentes aires, les passant au
crible et les filtrant.
La vue se fonde aussi sur des patterns temporels, qui varient
dans le temps. Alors que l'aspect spatial de la vision est intuitive-
ment vident, son aspect temporel l'est moins. Trois fois par
seconde environ, les yeux se livrent de brusques mouvements
appels saccades. Ils fixent un point puis soudainement un
autre. Chaque fois que l'il bouge ainsi, l'image sur la rtine
change. Il en rsulte que le pattern achemin vers le cerveau a lui
aussi compltement chang chaque saccade. Et c'est l le cas le
plus simple, celui d'un observateur immobile regardant une
scne fixe. Mais dans notre existence, nous bougeons sans cesse la
tte, le corps se dplace dans un environnement changeant,
modifiant continuellement le point de vue. Notre impression
consciente est celle d'un monde stable empli d'objets et de gens
qu'il est facile de suivre visuellement. Cette sensation n'est possi-
ble que grce la capacit du cerveau grer un torrent d'images
rtiniennes qui ne rptent jamais le mme pattern. La vue, en
tant que patterns achemins vers le cerveau, est un flux aussi
changeant qu'un fleuve. La vision est plus comparable un son
qu' un tableau.
Beaucoup de spcialistes de la vision ignorent la notion de
saccades et de patterns rapidement changeants. Travaillant sur
des animaux anesthsis, ils tudient comment la vision se pro-
duit lorsqu'un animal inconscient fixe un point. Ce faisant, ils
ludent la dimension temporelle. Il n'y a rien d'erron dans cette
dmarche; l'limination de variables fait partie des mthodes
scientifiques. Mais ds lors, ils ne tiennent plus compte d'un
composant crucial de la vue, qui y participe totalement. La
72
LE CERVEAU HUMAIN
notion de temps doit occuper une place centrale dans toute
approche scientifique de la vision.
En ce qui concerne l'oue, nous avons l'habitude de prendre
en compte sa dimension temporelle. Il nous parat vident que le
son, le langage parl ou la musique varient dans le temps. Il n'est
pas possible d'couter une chanson en l'espace d'un clair, pas
davantage que toute une phrase puisse tre dite en un clin d'il.
Un morceau de musique n'existe que dans la dure. C'est pour-
quoi nous ne pensons usuellement pas au son en termes de pat-
tern spatial. D'une certaine manire, c'est l'inverse de la vue:
l'aspect temporel est immdiatement apparent, mais l'aspect spa-
tial l'est moins.
L'oue possde galement un composant spatial. Le son est
converti en potentiels d'action par un organe en colimaon situ
dans chaque oreille interne, la cochle. Minuscule, opaque, en spi-
rale et incorpore l'os le plus dur du corps humain, le rle de la
cochle a t rvl il y a plus d'un demi-sicle par un mdecin
hongrois, Georg von Bekesy. En laborant des modles de l'oreille
interne, Bekesy dcouvrit que chaque composant d' un son fait
vibrer une partie spcifique de la cochle. Les sons frquence le-
ve produisent des vibrations dans la base ferme de l'organe. Les
sons en basse frquence font vibrer la partie la plus externe, qui est
souple. Les sons moyenne frquence agissent sur les parties inter-
mdiaires. La cochle est littralement pave de neurones qui se
dclenchent ds qu'ils sont secous. Dans la vie courante, les deux
cochles vibrent simultanment plusieurs frquences. A chaque
moment, un nouveau pattern de stimulations spatial apparat sur
toute la longueur de la cochle. Et chaque moment, un nouveau
pattern de stimulations spatial se propage le long du nerf auditif. L
encore, nous constatons que cette information sensorielle se rduit
des patterns spatio-temporels.
Les gens ne pensent gnralement pas au toucher en termes
de phnomne temporel, mais il n'en est pas moins aussi tem-
porel que spatial. Vous pouvez en faire l'exprience : demandez
73
INTELLIGENCE
quelqu'un de mettre sa main en creux, la paume vers le haut et
de fermer les yeux. Placez un petit objet dans sa main -une
bague, une gomme ... - et demandez-lui de l'identifier sans
bouger aucune partie de la main. Il ne disposera, pour seuls
indices, que du poids et ventuellement d'une apprciation de
la taille. Demandez-lui de garder les yeux ferms mais de refer-
mer ses doigts sur l'objet. Il y a de fortes chances pour qu'alors
il l'identifie rapidement. En permettant aux doigts de se mou-
voir, la notion de temps a t ajoute la perception tactile. Il y
a l une analogie directe entre la fova situe au milieu de la
rtine et le bout des doigts : tous deux ont une trs grande
acuit perceptive. Le toucher aussi est comparable l'audition.
La capacit faire un usage complexe du toucher, en bouton-
nant une chemise ou en ouvrant la porte palire dans le noir,
dpend des patterns continment variables produits par la sen-
sation tactile.
Nous apprenons l'cole que l'tre humain possde cinq
sens : la vue, l'oue, le toucher, l'odorat et le got. En ralit, nous
en avons davantage. La vision met en uvre trois sens : le mouve-
ment, la couleur et la luminance (contraste entre le noir et le
blanc). Le toucher est sensible la pression, la temprature, la
douleur et aux vibrations. Tout un ensemble de capteurs nous
informe sur la position des parties du corps et les angles qu' elles
adoptent: il s'agit du systme proprioceptif (de proprio, en soi-
mme, et ceptif, contraction de perceptif). Nul ne pourrait s'en
dispenser car il rgit la perception de ce qui se passe l'intrieur
du corps, notamment aux niveaux musculaires et viscraux.
Nous disposons aussi d'un systme vestibulaire dans l'oreille
interne qui rgit le sens de l'quilibre. Certains de ces sens nous
paraissent plus riches et plus flagrants que d'autres, mais tous ali-
mentent le cerveau en influx de patterns spatiaux se propageant
en permanence le long des axones.
Le cortex ne peroit ni ne connat le monde directement. La
seule chose qu'il en sait, ce sont les patterns que lui acheminent
74
LE CERVEAU HUMAIN
les axones. La perception du monde dcoule de ces patterns, y
compris la conscience. En fait, le cerveau ne peut savoir o le
corps s'arrte et o commence le monde extrieur. Les neurobio-
logistes qui ont tudi l'image du corps ont dcouvert que laper-
ception de son propre corps est beaucoup plus flexible qu' il y
parat. Par exemple, si je vous donne un petit rteau de croupier
et si vous l'utilisez pour atteindre des jetons et les ramener vers
vous, vous aurez vite l'impression que le rteau fait partie de
votre corps. Le cerveau modifiera ses prvisions afin de les adap-
ter aux nouveaux patterns d'entre tactiles.
L'ide que pour le cerveau les patterns produits par diffrents
sens sont quivalents est quelque peu surprenante, et bien que
parfaitement comprise, elle n'est pas largement apprcie. Voici
d'autres exemples, dont le premier est reproductible chez vous. Il
suffit d'un partenaire, d'un panneau en carton capable de tenir
la verticale et d'une fausse main. L'idal est d'utiliser une de ces
mains en caoutchouc vendues dans les boutiques de farces et
attrapes, mais l'exprience peut tre faite avec une main dessine
sur une feuille de papier. Placez votre vritable main sur le dessus
de la table, quelques centimtres de la fausse main, toutes deux
orientes dans le mme sens (doigts dans la mme direction, cha-
que paume vers le haut ou vers le bas). Placez ensuite le panneau
en carton entre les deux mains de manire que vous ne puissiez
voir que la fausse. Pendant que vous fixez la fausse main, la tche
de votre partenaire consistera toucher simultanment chacune
des mains au mme endroit. Par exemple, il tapotera chaque petit
doigt de sa racine l'ongle la mme vitesse, puis il tapera trois
fois, rapidement, sur la deuxime phalange de chacun des index,
tracera quelques cercles sur le dos ou dans la paume de chacune
des mains, et ainsi de suite. Au bout d'un petit moment, les aires
crbrales o se rejoignent les patterns visuels et somatosenso-
riels -les aires associatives mentionnes prcdemment dans ce
75
INTELLIGENCE
chapitre- se confondent. Vous ressentirez les sensations appli-
ques la fausse main comme si elle vous appartenait.
Un autre exemple fascinant d' quivalence de pattern est
appel substitution sensorielle. Elle pourrait rvolutionner la
vie de ceux qui ont perdu la vue dans leur jeune ge, et peut-tre
apporter une aide prcieuse aux aveugles de naissance. Elle pour-
rait aussi susciter de nouvelles interfaces homme-machine profi-
tables nous tous.
Ralisant que tout, dans le cerveau, repose sur des patterns,
Paul Bach y Rita, professeur d'ingnierie biomdicale l'univer-
sit du Wisconsin, a dvelopp une technique permettant d'affi-
cher les patterns visuels sur la langue humaine. A l'aide d'un tel
dispositif d'affichage, les aveugles pourraient apprendre voir
par le truchement des sensations perues par la langue.
Voici le principe : une petite camra est fixe sur le front du
sujet et un composant plac sur sa langue. Les images filmes
sont converties, pixel par pixel, en points de pression sur la lan-
gue. Une scne affiche par des centaines de pixels sur un cran
peut tre transforme en un pattern de centaines de minuscules
points de pression sur la langue. Le cerveau apprend rapidement
interprter correctement les patterns.
L'une des premires personnes essayer ce dispositif lingual
fut Erik Weihenmayer, un athlte de niveau international devenu
aveugle l'ge de treize ans, et qui avait dcid que son handicap
ne mettrait jamais un terme ses ambitions. En 2002, Weihen-
mayer escalada le mont Everest, devenant le premier aveugle
entreprendre mais surtout russir cet exploit.
En 2003, Weihenmayer testa le dispositif lingual et vit des
images pour la premire fois depuis son adolescence. Il tait capa-
ble de distinguer un ballon roulant vers lui sur le plancher, de sai-
sir un verre pos sur la table, de jouer Pierre, feuille et
ciseaux et mme de pratiquer un art martial issu du Jan Ken
Pon birman, fond sur des postures corporelles. Par la suite, il
dambula dans un hall, distingua une porte, l'examina ainsi que
76
LE CERVEAU HUMAIN
son bti et remarqua qu'elle comportait des signes. Les images
d'abord perues comme sensations linguales furent rapidement
perues comme des images situes dans l'espace.
Ces exemples dmontrent une fois de plus l'extrme flexibilit
du cortex et le fait que les inputs reus par le cerveau ne sont que
des patterns. Peu importe d'o ils proviennent. S'ils sont corrls
dans le temps d'une manire cohrente, le cerveau saura leur
donner du sens.
Tout ceci ne devrait pas tre trop surprenant si nous admettons
que le cerveau ne reconnat que des patterns. Le cerveau est une
machine patterns. Il n'est pas absurde de soutenir qu'il fonc-
tionne en termes d'coute de la vision, mais au niveau le plus
fondamental, nous en revenons toujours aux patterns.
Qu'importe quel point les activits des diffrentes aires corti-
cales peuvent tre diffrentes, car c'est toujours le mme algo-
rithme cortical qui est l'uvre. Le cortex n'a que faire de
savoir si les patterns proviennent de la vue, de l'oue ou de tout
autre sens. Il n'a que faire de savoir si les inputs proviennent
d'un seul organe sensoriel ou de quatre. Et il n'a que faire de
savoir si vous percevez le monde l'aide d'un sonar, d'un radar
ou par des champs magntiques, si vous avez des tentacules la
place des mains, ou mme si vous vivez dans un monde en qua-
tre dimensions au lieu de trois.
Cela signifie que vous n'avez besoin de connatre aucun de vos
sens ni aucune combinaison de sens particulire pour tre intelli-
gent. Helen Keller tait sourde et aveugle, ce qui ne l'a pas emp-
che d'apprendre des langues et devenir un crivain plus dou
que la plupart de ceux qui voient et entendent. C'tait une per-
sonne trs intelligente, prive de deux des principaux sens, mais
dont l'incroyable flexibilit du cerveau lui permit de percevoir et
de comprendre le monde aussi bien que les individus jouissant de
leurs cinq sens.
77
INTELLIGENCE
Cette remarquable flexibilit de l'esprit humain nourrit mes
espoirs de voir natre des technologies inspires par le cerveau.
Quand je pense la cration de machines intelligentes, je m'inter-
roge sur la ncessit de s'attacher tout prix aux sens qui nous sont
familiers. Lorsqu'il nous sera possible de dcrypter l'algorithme
nocortical et dvelopper ainsi une reconnaissance des patterns,
nous pourrons l'appliquer tout systme que nous voudrions ren-
dre intelligent. L'une des grandes caractristiques de l'ensemble de
circuits inspir du nocortex est que nous n'aurons pas besoin
d'tre particulirement astucieux pour le programmer. A l'instar
du cortex auditif d'un furet qui peut devenir visuel par un
recblage, l'instar du cortex visuel des aveugles qui s'adapte
un autre usage, un systme excutant l'algorithme nocortical sera
intelligent quel que soit le genre de pattern que nous choisirons de
lui communiquer. Nous devrons cependant faire preuve d' intelli-
gence lors du rglage des nombreux paramtres du systme, que
nous devrons aussi entraner et instruire. Les milliards d'informa-
tions neuronales mises en uvre par le cerveau pour produire des
penses labores et cratives iront de soi, comme c'est tout natu-
rellement le cas pour les enfants.
Finalement, l'ide que les patterns sont l'assise fondamentale
de l'intelligence soulve quelques intressantes questions philoso-
phiques. Quand je me trouve dans une pice avec quelques amis,
comment est-ce que je sais qu'ils sont l, voire qu'ils sont rels?
Mon cerveau reoit un ensemble de patterns qui concordent avec
des patterns reus dans le pass. Ces patterns correspondent aux
gens que je connais, leur visage, leur voix, leur comportement
habituel et toutes sortes d'autres faits les concernant. J'ai appris
m' attendre ce que ces patterns se produisent de manire prvi-
sible. Mais aprs tout ce n'est qu'un modle. Toute notre connais-
sance du monde est un modle reposant sur des patterns.
Sommes-nous certains que le monde est rel? Ce thme a t
abord par de nombreux philosophes et aussi, accessoirement,
par les romans et le cinma de science-fiction. Il ne s'agit pas ici
78
LE CERVEAU HUMAIN
de mettre en doute que les gens et les objets sont vritablement l.
Ils le sont. Mais notre certitude de l'existence du monde est fon-
de sur la cohrence de patterns et la manire dont nous les inter-
prtons. Il n'existe rien qui puisse tre apparent une
perception directe. Nous ne sommes pas quips de dtecteurs
de gens . Rappelez-vous que le cerveau est une bote obscure
inerte ne possdant aucune connaissance autre que la propaga-
tion de patterns le long de ses fibres. Votre perception du monde
dcoule de ces patterns et de rien d'autre. L'existence peut certes
tre objective, mais seuls les patterns spatio-temporels qui par-
courent les faisceaux d'axones nous permettent de l'apprhender.
Cette discussion nous conduit une interrogation sur les
relations entre hallucination et ralit. Si vous parvenez perce-
voir des sensations provenant d' une main en caoutchouc et
voir au travers d'une stimulation de la langue, tes-vous de la
mme manire tromp par vos sens lorsque vous percevez le
toucher de votre propre main et voyez avec vos propres yeux?
Peut-on se fier au monde tel qu'il apparat? Oui. Le monde
absolu existe rellement sous une forme trs proche de la
manire dont nous le percevons. Notre cerveau ne peut cepen-
dant l'apprhender directement.
Le cerveau est inform de ce monde absolu grce un ensem-
ble de sens qui n'en dtectent que des parties. Les sens produisent
des patterns achemins vers le cerveau puis traits par un mme
algorithme cortical afin de restituer un modle du monde. A cet
gard, le langage parl et le langage crit, bien que trs diffrents
au niveau sensoriel, sont perus d'une faon remarquablement
semblable. Dans la mme veine, le modle du monde labor par
Helen Keller tait trs proche du vtre et du mien, malgr un
quipement sensoriel considrablement diminu. Les patterns
construisent dans le cerveau un modle du monde proche de la
ralit et, ce qui est le plus remarquable, le mmorisent. C'est de
la mmoire, c'est--dire ce qu' il advient des patterns aprs leur
arrive dans le cortex, qu'il sera question au prochain chapitre.
79
4
LA MMOIRE
Pendant que vous lisez ce livre, marchez dans une rue ani-
me, coutez une symphonie ou rconfortez un enfant qui
pleure, votre cerveau est inond de patterns spatiaux et tem-
porels provenant de tous vos sens. Le monde est un ocan de
patterns constamment changeants qui viennent dferler dans
le cerveau. Comment grez-vous cet afflux et lui donnez-vous
du sens? Les patterns traversent diverses parties archaques du
cerveau pour finalement parvenir au nocortex. Mais que leur
arrive-t-il au moment o ils entrent dans le cortex?
Ds les dbuts de la rvolution industrielle, les gens se sont
complu considrer le cerveau comme une sorte de machine.
Ils savaient certes qu' il ne contenait ni rouages ni engrenages,
mais c'tait leurs yeux la meilleure mtaphore: une informa-
tion entrait dedans, et le cerveau-machine dfinissait com-
ment le corps devait ragir. A l're informatique, le cerveau fut
considr comme un type particulier de machine: l'ordina-
teur programmable. Comme nous l'avons vu au Chapitre 1,
les chercheurs en intelligence artificielle adoptrent cette
81
INTELLIGENCE
vision, arguant que le peu de progrs en ce domaine n'tait d
qu' la lenteur et au manque de puissance des ordinateurs, com-
pars au cerveau humain. Selon eux, les performances des ordi-
nateurs d'aujourd'hui sont comparables celles du cerveau d'un
cafard; quand ces machines seront plus grosses et plus rapides,
elles deviendront enfin aussi intelligentes que des humains.
Un problme a t largement ignor dans cette analogie ordi-
nateur-cerveau: les neurones sont plutt lents compars la
ractivit des transistors. Un neurone collecte les inputs des
synapses et les combine pour dcider quand mettre un potentiel
en direction d'autres neurones. Il effectue cette opration et se
rinitialise en 5 millisecondes (ms) environ, soit prs de deux
cents fois par seconde. Ceci semble rapide, mais un ordinateur
rcent, bas sur des composants en silicium, peut effectuer un
milliard d'oprations par seconde. Cela signifie qu'une opration
informatique lmentaire est cinq millions de fois plus rapide
qu'une opration lmentaire effectue par le cerveau! C'est l
une diffrence norme. Comment se fait-il alors que le cerveau
puisse tre plus rapide que le plus puissant de nos ordinateurs
numriques? C'est tout simple, affirment les tenants de l' analo-
gie ordinateur-cerveau : le cerveau est un ordinateur massive-
ment parallle. Il possde des millions de cellules qui calculent
toutes en mme temps. Ce paralllisme dmultiplie normment
la puissance de traitement de l'encphale.
J'ai toujours estim que cet argument est fallacieux. Une exp-
rience simple, appele la rgle des cent tapes, le dmontrera.
Un tre humain peut excuter des tches significatives en bien
moins d'une seconde. Par exemple, je vous montre une photo en
vous demandant de dterminer s'il y a un chat dans l'image. Vous
devez appuyer sur un bouton s'il y en a un, mais pas si c'est un
ours, un phacochre ou un navet. Cette tche est actuellement dif-
ficile voire impossible pour un ordinateur, alors que l'tre humain
est capable de ragir en une demi-seconde, voire moins. Les neuro-
nes tant lents, en une demi-seconde, l'information parvenant au
82
LA MMOIRE
cerveau ne peut traverser qu'une chane longue d'une centaine de
neurones. Autrement dit, le cerveau ne calcule la solution un
tel problme qu'en cent tapes ou moins, indpendamment du
nombre de neurones susceptibles d'tre impliqus. Entre le
moment o la lumire pntre dans l'il et celui o vous appuyez
sur le bouton, une chane de cent neurones au maximum est acti-
ve. Le calculateur numrique qui tenterait de rsoudre le mme
problme passerait par des millions d'tapes. Une centaine d'ins-
tructions informatiques sont tout juste suffisantes pour dplacer
un unique caractre l'cran, et ne parlons pas des oprations
autrement plus intressantes.
Mais si plusieurs millions de neurones uvrent ensemble,
n'est-ce pas comparable un ordinateur parallle? Pas vraiment.
Le cerveau opre certes en parallle et les ordinateurs aussi, mais
c'est tout ce qu'ils ont en commun. Les ordinateurs parallles
mettent en uvre plusieurs calculateurs ou processeurs rapides
pour rsoudre des problmes complexes, comme la prvision du
temps. Pour connatre la mto venir, il faut procder des cal-
culs sur d'innombrables variables correspondant aux conditions
physiques en de nombreux points de la plante. Chaque ordina-
teur peut travailler sur une localisation diffrente au mme
moment. Mais, mme si des centaines ou des milliers de calcula-
teurs fonctionnent en parallle, chaque ordinateur particulier
doit cependant excuter des milliards ou des trillions d'tapes
pour accomplir la tche. L'ordinateur massivement parallle le
plus norme que nous puissions concevoir ne saura rien faire
d'utile en une centaine d'tapes, et cela quelles que soient ses
performances.
Passons une analogie. Supposons que je vous demande de
transporter pied une centaine de blocs de pierre travers le
dsert. Vous pouvez en porter un seul la fois et il vous faudra un
million de pas pour traverser le dsert. Comme vous vous rendez
compte qu'achever la tche sera fort long, vous embauchez une
centaine d'ouvriers pour l'effectuer en parallle. La tche sera
83
INTELLIGENCE
cent fois plus rapide, mais il faudra quand mme que tout le
monde effectue un million de pas. L'embauche d'un plus grand
nombre d'ouvriers -un millier, disons- n'apportera aucun
gain. Quel que soit le nombre de travailleurs auxquels vous ferez
appel, le problme ne peut en aucun cas tre rsolu en moins de
temps qu'il n'en faut pour faire un million de pas. Il en va de
mme pour les ordinateurs parallles. Pass un certain point,
ajouter davantage de processeurs n'apporte plus rien. Quel que
soit leur nombre et quelle qu'en soit la vitesse, l'ordinateur ne
pourra pas calculer la rponse un problme aussi difficile
que celui des cent tapes.
Alors, comment le cerveau s'y prend-t-il pour effectuer en
cent tapes une tche si difficile que l'ordinateur le plus massive-
ment parallle ne saurait la rsoudre en un million ou un milliard
d'tapes? La rponse est que le cerveau ne calcule pas les solu-
tions au problme. Il les extrait de la mmoire. Par essence, les
solutions ont t stockes dans la mmoire il y a longtemps. Or, il
suffit de quelques tapes pour extraire une information. Les lents
neurones sont tout juste assez rapides pour procder de la sorte,
mais ils sont aussi la mmoire elle-mme. Le cortex tout entier est
un systme mnmonique. Ce n'est pas du tout un ordinateur.
Permettez-moi d'illustrer par un exemple la diffrence entre le
calcul d'une solution un problme et sa rsolution en utilisant la
mmoire. Considrons la tche consistant attraper une balle.
Quelqu'un vous jette un ballon, vous le voyez arriver et en moins
d'une seconde, vous vous lancez dans les airs. Cela ne parat pas
bien compliqu, du moins tant que vous n'essayez pas de pro-
grammer un bras robotis qui en ferait autant. Comme l'ont
constat les nombreux tudiants qui s'y sont essays, c'est pres-
que impossible. Quand des ingnieurs ou des informaticiens
abordent ce problme, ils tentent de calculer d'abord la trajec-
toire du ballon afin de dterminer l'endroit o il se trouvera au
84
LA MMOIRE
moment de la prise. Ces calculs exigent la rsolution d'un ensem-
ble d'quations assez trapues. Ensuite, toutes les articulations du
bras robotis doivent tre ajustes simultanment afin de posi-
tionner correctement la main pour la rception. Ceci implique
un autre ensemble d'quations encore plus ardues que les pre-
mires. Enfin, toute l'opration doit tre rpte plusieurs fois
afin qu' chaque nouvelle arrive du ballon le robot acquire des
informations encore meilleures sur l'emplacement et la trajec-
toire du ballon. Si le robot devait attendre, pour se mettre en
mouvement, de savoir par o le ballon va arriver, ce serait trop
tard pour l'attraper. Il doit commencer se mouvoir alors qu'il ne
possde encore que des donnes fort rduites sur l'emplacement
du ballon et ajuster continuellement son attitude au fur et
mesure que le ballon se rapproche. Il faudra un million d'tapes
l'ordinateur pour rsoudre les nombreuses quations math-
matiques permettant de l'attraper. Bien qu'un ordinateur puisse
tre efficacement programm pour rsoudre ce problme, la rgle
des cent tapes nous apprend que le cerveau s'y prend autre-
ment : il fait appel la mmoire.
Comment attraper un ballon en recourant la mmoire? Le
cerveau conserve en mmoire les commandes aux muscles requises
pour attraper un ballon (en plus d'autres comportements acquis).
Quand une balle est lance, il se produit trois vnements.
D'abord, la mmoire approprie est spontanment rappele par la
vision du ballon. Ensuite, la mmoire se souvient vritablement
d'une succession temporelle d'ordres adresss aux muscles. Enfin,
la mmoire extraite est ajuste tandis qu'elle est rappele, afin
qu'elle s'accommode aux particularits du moment, comme la tra-
jectoire relle du ballon et la position du corps. Aucune mmoire
indiquant comment attraper un ballon n'a t programme dans le
cerveau. Elle est le rsultat d'annes de pratique rpte; elle est
stocke - mais pas calcule - dans les neurones.
Peut-tre objecterez-vous que chaque interception de balle
est lgrement diffrente et que vous ajouterez : Vous venez
85
INTELLIGENCE
d'affirmer que la mmoire ajuste continuellement le geste en fonc-
tion de l'endroit o se trouve le ballon qui arrive ... Ceci n'exige-
t-il pas de rsoudre ces mmes quations que nous cherchions
viter? Cela pourrait tre le cas, mais la nature a rsolu le pro-
blme de la variation d'une manire diffrente et trs astucieuse.
Comme nous le verrons plus tard dans ce chapitre, le cortex cre
ce que nous appelons des reprsentations invariantes, qui grent
automatiquement les variations qui se produisent dans le monde
environnant. Une bonne analogie consiste imaginer ce qui se
passe lorsque vous vous asseyez au bord d'un matelas d'eau:
l'oreiller et les autres personnes qui se trouvent sur le matelas sont
aussitt repousss en un nouvel agencement. Le matelas ne calcule
pas de combien chaque objet doit tre lev; les proprits physi-
ques de l'eau et la plasticit du matelas se chargent d'ajuster auto-
matiquement la forme. Au prochain chapitre, nous dcouvrirons
que le cortex six couches fait presque de mme, pour ainsi dire,
avec les informations qui s'y propagent.
Le nocortex n'est donc pas un ordinateur, parallle ou non. Au
lieu de calculer des rponses des problmes, il fait appel la
mmoire stocke pour rsoudre les problmes et engendrer un
comportement.
Les ordinateurs aussi ont une mmoire, sous la forme de
composants lectroniques et de disques durs. Ceci dit, quatre
attributs de la mmoire nocorticale sont fondamentalement dif-
frents d' une mmoire informatique :
Le nocortex stocke des squences de patterns.
Le nocortex se souvient auto-associativement des patterns.
Le nocortex stocke les patterns sous une forme invariante.
Le nocortex stocke les patterns dans une hirarchie.
Les trois premires diffrences seront tudies dans ce chapi-
tre. J'ai dj introduit le concept de hirarchie du nocortex au
86
LA MMOIRE
Chapitre 3. Au Chapitre 6, je dvoilerai son importance et com-
ment il fonctionne.
La prochaine fois que vous raconterez une histoire, prenez un
peu de recul et observez qu' il est possible de ne relater qu'un seul
aspect de la narration la fois. Il est impossible de dire en une
seule fois tout ce qui se passe, quelle que soit la rapidit du dbit
de votre voix ou celle de mon coute. Vous devez finir une partie
de l'histoire avant de passer une autre. Ce n'est pas uniquement
parce que le langage parl est sriel. Que la narration soit crite,
orale ou visuelle, elle est toujours srielle. C'est parce que l'his-
toire est stocke squentiellement dans votre tte et que vous ne
pouvez vous en souvenir que de la sorte. Il est impossible de se
remmorer la totalit de l'histoire en une seule fois. A vrai dire, il
est quasiment impossible de penser quoi que ce soit de com-
plexe autrement qu' en une srie d'vnements ou de penses.
Vous aurez peut-tre remarqu qu'en racontant une histoire,
certaines personnes ne parviennent pas aller l'essentiel. Elles
se perdent dans des dtails superflus et des digressions, ce qui
peut tre irritant. Vous avez alors envie de lui ordonner : Allez
au fait! En ralit, elles racontent l' histoire comme elle leur
vient, sans pouvoir l'exprimer d'une autre manire.
Un autre exemple: je vous demande d'imaginer votre foyer. Fer-
mez les yeux et visualisez-le. En imagination, allez la porte
d'entre. Essayez de vous la reprsenter. Ouvrez-la et entrez. Regar-
dez prsent gauche. Que voyez-vous? Regardez droite. Qu'est-
ce qu'il y a? Dirigez-vous vers la salle de bains. Qu'y a-t-il gauche?
A droite? Sur la commode de droite? Qu'est-ce qu'on trouve dans la
cabine de douche? Vous connaissez tous ces lieux et aussi des mil-
liers d'autres dtails, et vous vous en souvenez sans peine avec prci-
sion. Cette mmoire est stocke dans le cortex. Vous seriez tent de
dire que tous ces objets font partie de votre mmoire du foyer, mais
vous ne pouvez penser tous simultanment. Il existe de toute vi-
dence une mmoire thmatique, mais tous les dtails ne peuvent
pas tre prsents en mme temps l'esprit. Vous avez une mmoire
87
INTELLIGENCE
prcise de votre foyer, mais pour vous en souvenir, vous devez pro-
cder squentiellement, comme vous venez de le faire.
Toutes les mmorisations sont ainsi faites. Vous devez vous
astreindre des squences temporelles. Un pattern (approcher de
la porte) appelle le prochain pattern (franchir le seuil), qui
appelle le prochain pattern (s'avancer dans l'entre ou prendre
l'escalier), et ainsi de suite. Chacun correspond une action que
vous aviez faite prcdemment. Bien sr, il est possible par un
choix conscient de modifier l'ordre de description de l'habita-
tion. Vous pouvez passer directement du rez-de-chausse au
deuxime tage si vous dsirez ne plus respecter la mmorisation
squentielle. Mais si vous dcidez de dcrire minutieusement
chaque chambre ou objet, vous en revenez la mmorisation
squentielle. De vritables penses alatoires n'existent pas. La
mmorisation tend toujours procder par association d'ides.
Vous connaissez l'alphabet. Essayez de le rciter rebours:
c'est trs difficile car vous ne procdez gnralement pas ainsi. Si
vous voulez savoir ce que reprsente l'apprentissage de la lecture
pour un jeune enfant, forcez-vous dire l'alphabet l'envers.
C'est plutt ardu et laborieux. Votre mmoire de l'alphabet est
une succession de patterns. Ce n'est pas quelque chose qui est
stock ou dont on peut se rappeler l'ensemble simultanment ou
dans un ordre arbitraire. Il en va de mme pour les jours de la
semaine, les mois de l'anne, votre numro de tlphone et
d'innombrables autres choses.
La mmoire des sons est un bel exemple de squences tempo-
relles mmorises. Pensez un air que vous connaissez. Il est
impossible de se l'imaginer dans sa globalit, en une seule fois,
mais seulement squentiellement. Vous pouvez commencer y
penser par son dbut, ou le prendre en cours de r o u ~ e au moment
du refrain, une note aprs l'autre. Mais il est impossible de le
chantonner rebours. Vous ne pouvez vous rappeler de la chan-
son que dans l'ordre o les notes ont t joues, dans la dure, et
de la mme manire que vous l'avez apprise.
88
LA MMOIRE
Ceci s'applique aussi la mmoire sensorielle de trs bas
niveau. Prenons par exemple celle, tactile, des textures. Votre cor-
tex a mmoris ce que vous ressentez en serrant une poigne de
gravier dans la main, en glissant le doigt sur du velours ou en
appuyant sur une touche de piano. A l'instar de l'alphabet et des
sons, la mmoire est fonde sur des squences; ces dernires sont
seulement plus brves, s'tendant sur des fractions de seconde au
lieu de secondes ou de minutes. Si vous enfoncez votre main dans
un seau de gravier au moment de vous endormir, vous ne saurez
pas, au rveil, dans quoi elle se trouve tant que vous n'aurez pas
boug les doigts. La mmoire tactile de la texture du gravier
repose sur des squences de patterns lis aux neurones dtectant
la pression et les vibrations au niveau de la peau. Ces squences
diffrent de celles que vous auriez obtenues si la main avait t
enfonce dans du sable, dans des billes de polystyrne expans ou
dans des feuilles mortes. Ds la flexion des doigts, le grattement
et le roulement des petits galets produisent la squence de pat-
terns rvlateurs du gravier et dclenchent la mmoire appro-
prie dans le cortex somatosensoriel.
La prochaine fois que vous sortirez de la douche, observez
comment vous vous schez avec la serviette. Je me suis aperu
que je m'y prends toujours de la mme manire. Au cours d' une
bien agrable exprience, j'ai remarqu que mon pouse aussi
rpte des patterns presque identiques aprs la douche. C'est sans
doute pareil pour vous. Essayez de changer votre habitude : vous
y parviendrez certainement, mais vous devrez vous concentrer.
Vous dcouvrirez aussi l'effet des patterns en observant vos com-
portements lors de vos promenades.
La totalit des mmorisations rside dans les connexions
synaptiques qui se droulent entre les neurones. Etant donn
l'norme quantit d'informations stockes dans le cortex, et
parce qu'il est tout moment possible de n'en utiliser qu'une
minuscule partie, il va de soi que seul un nombre limit de synap-
ses et de neurones joue un rle actif dans le processus de
89
INTELLIGENCE
remmoration, un moment donn. Quand vous vous souvenez
de tout ce qu'il y a chez vous, un seul ensemble de neurones est
excit, qui tend ensuite exciter un autre ensemble de neurones,
et ainsi de suite. La capacit de mmorisation du nocortex d'un
adulte est immense. Mais bien que nous ayons mmoris une trs
grande quantit d'informations, nous pouvons ne nous en rem-
morer qu'une toute petite partie, et seulement par une succession
d'associations.
Voici un exercice amusant. Essayez de vous souvenir de dtails
de votre pass, d'endroits o vous avez vcu, de lieux que vous
avez visits et de gens que vous avez connus. Il est toujours possi-
ble de redcouvrir des vnements, des choses ou des personnes
auxquels vous n'avez plus pens depuis de nombreuses annes.
Des milliers de petits dtails rarement voqus sont ainsi stocks
dans les synapses. A tout moment, nous ne nous souvenons que
d'infimes parties de tout ce que nous savons. La plupart des
informations attendent passivement qu'une sollicitation appro-
prie les rvle.
La mmoire informatique ne stocke habituellement pas des
successions de patterns. Il est cependant possible de le faire grce
divers logiciels. C'est le cas lorsque vous stockez de la musique
dans l'ordinateur. Mais l'ordinateur ne le fait pas automatique-
ment. En revanche, le cortex stocke spontanment des squences;
c'est l un aspect inhrent au systme mnmonique cortical.
Examinons prsent la deuxime caractristique importante de
notre mmoire: sa nature auto-associative. Comme nous l'avons
dcouvert au Chapitre 2, ce terme signifie tout bonnement que
des patterns sont associs eux-mmes. Une mmoire auto-
associative est capable de se souvenir de la totalit d'un pattern
mme si un fragment seulement ou une partie dforme lui est
prsent. Ceci est vrai pour les patterns spatiaux et pour les
patterns temporels. Si vous apercevez les chaussures d'un de vos
90
LA MMOIRE
enfants qui dpassent de la tenture, vous imaginez aussitt le per-
sonnage en entier. Vous compltez le pattern spatial partir d'un
fragment de ce pattern. Ou alors, imaginez une personne qui
attend l'autobus, que vous ne voyez qu'en partie car elle est mas-
que par un buisson. Votre cerveau n'en est pas pour autant trou-
bl. Vos yeux ne voient qu'une partie du personnage, mais le
cerveau le complte, produisant une perception de la globalit de
la personne si intense que vous ne vous rendez peut-tre pas
compte qu'il ne s'agit que d'une dduction.
Les patterns temporels sont eux aussi complts. Quand vous
vous souvenez d'un petit dtail de ce qui s'est pass il y a long-
temps, la squence d'vnements entire vous revient l'esprit.
Dans le roman de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, la
saveur d'une madeleine suscite un afflux de souvenirs (l'difice
immense du souvenir) que l'auteur dveloppe ensuite sur des
centaines de pages. Lors d'une conversation dans un environne-
ment bruyant, il nous est parfois impossible d'entendre tous les
mots. Le cerveau complte alors les manques par ce que nous
nous attendions entendre. Il a t tabli que nous n'entendons
pas vraiment les mots que nous percevons. Certaines personnes
compltent haute voix la phrase dite par quelqu'un d'autre,
mais chacun de nous en fait autant mentalement, et pas seule-
ment la fin des phrases, mais aussi au milieu et au dbut. Le plus
souvent, nous n'avons pas du tout conscience que nous compl-
tons constamment des patterns, mais c'est une caractristique
omniprsente et fondamentale de la mmoire telle qu'elle est
stocke dans le cortex. A tout moment, un lment peut activer le
tout. C'est l'essence mme de la mmoire auto-associative.
Le nocortex est une complexe mmoire auto-associative bio-
logique. A chaque moment, en veille, chaque rgion fonction-
nelle est essentiellement dans l'attente vigilante de l'arrive de
patterns familiers ou de fragments de patterns. Vous pouvez tre
trs absorb par une tche, mais au moment o un proche arrive,
vos penses vont aussitt vers lui. Cette redirection des penses
91
INTELLIGENCE
n'est pas forcment volontaire. La seule apparence du visiteur
oblige votre cerveau se souvenir des patterns qui lui sont asso-
cis. C'est invitable. Aprs une interruption, il nous arrive fr-
quemment de nous demander: O en tais-je? Une
conversation lors d'un dner se droule souvent par associations.
Elle commencera peut-tre par une apprciation des mets. La
salade voquera celle qu'avait faite votre mre votre mariage, ce
qui fera penser au mariage de quelqu'un d'autre, puis l'endroit
o ils ont pass leur lune de miel et les actuels problmes politi-
ques dans cette partie du monde, et ainsi de suite. Penses et
mmoire sont associativement lies, et l encore, les penses ne
sont jamais vraiment alatoires. Les inputs reus par le cerveau
sont associativement lis eux-mmes, accaparant le prsent, et
associativement lis ce qui suivra normalement. C'est cet
enchanement mnmonique que nous appelons pense, et
bien que son cheminement ne soit pas dterministe, nous ne le
contrlons pas totalement.
Nous pouvons maintenant examiner la troisime caractristi-
que majeure de la mmoire nocorticale, savoir comment elle
forme ce que nous appelons des reprsentations invariantes. Les
bases de cette notion seront voques dans ce chapitre, et au Cha-
pitre 6, nous verrons en dtail comment le cortex les gnre.
Une mmoire informatique est conue pour stocker des don-
nes exactement comme elles se prsentent. Lorsque vous copiez
un logiciel d'un CD-ROM vers le disque dur, chaque octet (un
ensemble de huit valeurs binaires 0 ou 1 appel bit) est recopi
avec une absolue fidlit. Une seule erreur ou divergence entre
l'original et sa copie risque d'entraner un dysfonctionnement du
logiciel. La mmoire qui rside dans notre nocortex est diff-
rente. Le cerveau ne mmorise pas avec exactitude ce que nous
voyons, entendons ou ressentons. Nous ne nous rappelons ni ne
nous souvenons avec une totale fidlit, non parce que le cortex et
92
LA MMOIRE
ses neurones manquent de rigueur ou sont enclins aux erreurs,
mais parce que le cerveau se souvient des relations importantes
qui s'tablissent, et non des dtails. Quelques exemples illustre-
ront ce point.
Comme nous l'avons vu au Chapitre 2, des modles de
mmoire auto-associative simples existent depuis des dcennies, et
ainsi que je l'ai dcrit prcdemment, le cerveau se souvient d'une
manire auto-associative. Il existe cependant une grande diffrence
entre la mmoire auto-associative labore par les spcialistes des
rseaux neuronaux et celle prsente dans le cortex. Les mmoires
auto-associatives artificielles ne font pas appel des reprsenta-
tions invariantes; c'est pourquoi elles chouent en certains do mai-
nes trs lmentaires. Imaginez l'image d' un visage compose d'un
ensemble de points noirs et blancs. C'est un pattern, et si je possde
une mmoire auto-associative artificielle, je peux y stocker de
nombreuses images de visages du mme genre. Cette mmoire
auto-associative artificielle est sophistique dans la mesure o, en
ne lui prsentant que la moiti d' un visage ou une paire d'yeux, elle
les reconnat et complte correctement le portrait. Cette exprience
a t faite plusieurs fois. Mais si je dcale chaque point de l'image
de quelques pixels vers la gauche, la mmoire est incapable de
reconnatre le visage. Pour la mmoire auto-associative artificielle,
c'est prsent un pattern compltement nouveau car aucun des
pixels entre le pattern prcdemment stock et le nouveau ne
concorde. Mais vous et moi, nous n'aurons aucune peine recon-
natre le mme visage dans le pattern dcal. Peut -tre mme ne
remarquerons-nous pas la modification. Une mmoire auto-asso-
ciative artificielle est incapable de reconnatre des patterns s' ils ont
t dplacs, pivots, mis une autre chelle ou transforms de
quelque manire que ce soit, alors que notre cerveau s'accommode
trs facilement de ces variations. Comment pouvons-nous perce-
voir qu' une chose est la mme ou qu'elle est constante alors que les
patterns d'entre qui la reprsentent sont nouveaux ou ont
chang? Prenons un autre exemple.
93
INTELLIGENCE
Vous tenez probablement un livre entre vos mains en ce
moment. Quand vous le dplacez, modifiez l'clairage ou vous
repositionnez dans votre fauteuil, ou quand vous dirigez votre
regard sur diffrentes parties de la page, le pattern lumineux qui
se forme sur votre rtine change compltement. L'input visuel
varie sans cesse et ne se rpte jamais. Vous auriez beau regarder
la page pendant une centaine d'annes, le pattern s'inscrivant sur
votre rtine n'aurait aucune chance d'tre de nouveau exacte-
ment le mme. Mais pas un instant vous n'avez le moindre doute
sur le fait que vous tenez un livre et que ce livre est le mme. Le
pattern interne, dans votre cerveau, qui reprsente ce livre ne
varie pas en dpit du flux constant des stimuli qui vous infor-
ment. C'est pourquoi nous appliquons les termes de reprsenta-
tion invariante la reprsentation interne inscrite dans le cerveau.
Comme autre exemple, pensez au visage d'une amie. Vous la
reconnaissez chaque fois que vous la rencontrez, et ceci en moins
d'une seconde. Qu'importe la distance o elle se trouve.
Lorsqu'elle est prs de vous, son visage occupe une grande partie
de la rtine. Si elle est loin, il ne s'inscrit que sur une trs petite
partie. Elle peut vous faire face, se tourner lgrement de ct ou
se montrer de profil. Elle peut tre souriante, faire la moue ou
biller. Elle peut tre vivement claire, se tenir dans l'ombre ou se
trmousser dans les faisceaux de lumire d'une bote de nuit. Son
visage peut apparatre sous d'innombrables attitudes et variantes.
Pour chacune, le pattern lumineux form sur votre rtine est uni-
que, bien que dans chaque cas vous sachiez instantanment que
c'est elle que vous voyez.
Soulevons la calotte crnienne et voyons ce qui, dans le cer-
veau, rgit cette remarquable disposition. Nous savons par des
expriences qu'en surveillant l'activit des neurones dans l'aire
des inputs visuels du cortex nomme Vl, le pattern d'activit dif-
fere pour chaque vision du visage regard. Chaque fois qu'il
bouge ou que nos yeux se fixent de nouveau dessus, le pattern
d'activit en Vl change, un peu comme le pattern changeant sur
94
LA MMOIRE
la rtine. Mais si nous surveillons l'activit des cellules dans l'aire
de la reconnaissance des visages - une rgion fonctionnelle
situe quelques niveaux plus haut que Vl, dans la hirarchie cor-
ticale-, nous constatons qu'elle est stable. Des ensembles de cel-
lules, dans l'aire de reconnaissance des visages, restent actifs aussi
longtemps que le visage de votre amie se trouve quelque part
dans votre champ de vision, ou mme seulement prsent votre
esprit, et cela indpendamment de sa taille, position, orientation,
chelle et expression. Cette stabilit des cellules excites est une
reprsentation invariante.
Introspectivement, cette tche parat si facile que nous osons
peine parler de problme. Elle est aussi naturelle que la respira-
tion. Elle semble insignifiante car nous n'en sommes pas cons-
cients. Et dans un certain sens, elle l'est car notre cerveau peut la
rsoudre trs rapidement (rappelez-vous la rgle des cent tapes).
Toutefois, le problme de la comprhension du mcanisme mis
en uvre par le cortex pour former des reprsentations invarian-
tes reste l'un des plus grands mystres de la science. Jusqu' quel
niveau de difficult? Il est si compliqu que personne, mme en
recourant aux ordinateurs les plus puissants, n'a russi trouver
la solution. Et ce n'est pas faute d'avoir essay!
Les spculations concernant ce problme remontent long-
temps, jusqu' Platon, il y a vingt-deux sicles. Il s'tait interrog
sur la pense et la perception du monde, et avait remarqu que la
ralit des choses et des ides est toujours imparfaite et toujours
diffrente. Par exemple, bien qu'un cercle parfait puisse tre
conu, vous n'en avez en ralit jamais vu un. Tous les cercles tra-
cs sont imparfaits. Mme si vous utilisez un compas de prci-
sion, le prtendu cercle est trac d'un trait noir : o est alors la
circonfrence, puisque celle d'un cercle parfait est sans paisseur?
Ou, comme autre exemple, pensez au concept de chien . Tous
les chiens que vous avez rencontrs sont diffrents les uns des
autres, et chaque fois que vous apercevez le mme individu, vous
le voyez d'une manire diffrente. Tous les chiens sont diffrents
95
INTELLIGENCE
et l'un d'eux ne peut jamais tre vu deux fois d'une manire abso-
lument identique. Mais la totalit de votre exprience des chiens
s'inscrit dans le concept mental de chien , qui est stable et iden-
tique pour toute la gente canine. Ceci rendit Platon perplexe.
Comment nous tait-il possible d'acqurir ce concept et l'appli-
quer dans ce monde d'une infinie varit de formes et de sensa-
tions sans cesse changeantes?
La solution de Platon se trouve dans sa clbre thorie des For-
mes. Il conclut que nos penses les plus leves doivent tre ratta-
ches quelque plan de supra-ralit transcendant o les ides
immuables, stables (les Formes) existent dans leur ternelle perfec-
tion. Notre me proviendrait de ce lieu mythique avant notre nais-
sance; c'est de l que nous viendrait notre connaissance des Formes.
Aprs la naissance, nous en conserverions une connaissance latente.
L'apprentissage et la cognition seraient possibles parce que les for-
mes du monde rel nous rappelleraient les Formes correspondan-
tes. Vous savez ce que sont le cercle et les chiens car ces notions
dclencheraient la mmoire d'me du Cercle et du Chien.
Tout ceci parat aujourd'hui fantaisiste. Mais si vous prenez
vos distances avec cette mtaphysique ampoule, vous constate-
rez que Platon parlait en ralit d'invariance. Ses explications
taient largement ct de la plaque, mais pas son intuition, qui
suscita l'une des questions les plus importantes que nous pou-
vons nous poser sur notre propre nature.
Pour que vous ne pensiez surtout pas que l'invariance ne se rap-
porte qu' la vision, prenons un exemple impliquant d'autres sens,
le toucher en l'occurrence. Quand vous introduisez la main dans la
bote gants de votre voiture la recherche des lunettes de soleil,
vos doigts doivent les tter pour s'assurer que vous les avez trou-
ves. Peu importe la partie de la main qui entre en contact; il peut
s'agir du pouce, de n' importe quelle partie d' un doigt ou de la
paume. Le contact peut se produire avec n'importe quel lment
96
LA MMOIRE
des lunettes: un verre, les plaques nasales, une charnire ou une
partie de la monture. Mouvoir n'importe quelle partie de la main
pendant une seconde sur n'importe quelle partie des lunettes est
suffisant pour permettre au cerveau de les identifier. Dans chaque
cas de ttonnement, le flux de patterns spatiaux et temporels pro-
venant des rcepteurs tactiles est totalement diffrent - partie dif-
frente de l'objet, partie diffrente de la peau ... - ce qui permet
de saisir les lunettes sans mme y penser.
Etudions la tche sensori-motrice qui consiste introduire la
cl dans le Neiman de la voiture. La position du sige, du corps,
du bras et de la main est chaque fois toujours lgrement diff-
rente. Pour vous, l'action est rptitive, mais c'est parce que vous
en avez une reprsentation invariante dans votre cerveau. Si vous
deviez fabriquer un bras robotis devant entrer dans la voiture et
introduire la cl, vous constateriez rapidement que c' est presque
impossible raliser, moins de faire en sorte que le robot ne soit
toujours exactement dans la mme position, et tienne chaque fois
la cl de la mme faon. Et mme si vous y parveniez, le robot
devrait tre reprogramm en fonction de chaque type de voiture.
A l'instar des mmoires auto-associatives artificielles, les robots
et les programmes informatiques sont nuls lorsqu'il s'agit de
grer des variations.
La signature est un autre exemple intressant. Quelque part
dans votre cortex moteur, dans le lobe frontal, se trouve une repr-
sentation invariante de votre autographe. Chaque fois que vous
signez de votre nom, vous utilisez la mme succession de tracs,
d'angles et de rythmes. Ceci est vrai, que votre signature soit toute
ratatine parce que la place manque ou qu'elle s'tale voluptueuse-
ment sur tout le papier, que vous signiez assis une table ou la
vole sur une feuille maintenue contre un mur. La signature sera
chaque fois un peu diffrente, notamment lorsque vous la faites
dans des conditions inconfortables. Mais quels que soient son
chelle, la faon d'crire ou le mouvement du bras, vous excutez
toujours le mme programme moteur abstrait pour la tracer.
97
INTELLIGENCE
La signature montre que la reprsentation invariante dans le
cortex moteur est, certains gards, le reflet de la reprsentation
invariante sigeant dans le cortex. Du ct sensoriel, une grande
varit de patterns d'entre peut activer un assemblage de cellules
stables reprsentant un pattern abstrait (le visage de l'amie, les
lunettes de soleil...). Du ct moteur, un assemblage de cellules
stables reprsentant une commande motrice abstraite (attraper
un ballon, signer. .. ) est capable de s'exprimer par une grande
varit de groupes musculaires, en respectant une grande varit
d'autres contraintes. C'est cette symtrie entre la perception et
l'action que nous devons nous attendre si, comme le conjecturait
Mountcastle, le cortex excute un seul et mme algorithme l-
mentaire dans toutes les aires.
Pour notre dernier exemple, revenons au cortex sensoriel et
la musique, car elle permet d'voquer facilement tous les probl-
mes que le nocortex doit rsoudre. En musique, la reprsenta-
tion invariante est illustre par notre capacit reconnatre une
mlodie quelle qu'en soit la cl. La cl est la position d'une note
sur l'chelle musicale; une mme mlodie joue sur diffrentes
cls commence par une note diffrente. En choisissant une cl
pour l'interprtation, vous dterminez le restant des notes du
morceau. Toute mlodie peut tre joue dans n'importe quelle
cl. Cela signifie que chaque interprtation de la mme mlo-
die dans une autre cl est en ralit une squence de notes totale-
ment diffrente. Chaque interprtation excite une partie
diffrente de la cochle, produisant l'envoi, vers le cortex auditif,
d'un ensemble de patterns spatio-temporels entirement diff-
rent, et ceci bien que dans chaque cas vous perceviez la mme
mlodie.
Prenons la chanson Somewhere over the Rainbow que
chante Judy Garland dans le film Le Magicien d'Oz, et qu'elle
interprte en la bmol. Si je me mets au piano et que je com-
mence la jouer avec une cl que vous n'avez jamais entendue -
disons, de r -, vous entendrez la mme chanson. Vous ne
98
LA MMOIRE
remarquerez pas que toutes les notes sont diffrentes de la version
qui vous est familire. Cela signifie que votre mmoire de la
mlodie doit tre dans une forme qui ignore la hauteur de ton. La
mmoire doit stocker d'importantes relations l'intrieur de la
chanson, et non les vritables notes. Dans ce cas, ces relations
importantes sont les hauteurs relatives des notes, ou intervalles.
Somewhere over the Rainbow commence l'octave d'au-des-
sus, suivi d'un demi-ton en dessous, puis d'une tierce majeure en
dessous, et ainsi de suite. Les intervalles entre les notes restent les
mmes quelle que soit la cl utilise pour l'interprtation. Votre
capacit reconnatre facilement la mlodie quelle que soit la cl
indique que votre cerveau a stock la chanson dans une forme
hauteurs de notes invariantes.
De mme, la mmoire du visage de votre amie doit elle aussi
tre stocke sous une forme indpendante de toute vision parti-
culire. Ce qui rend le visage reconnaissable sont ses mensura-
tions relatives, ses couleurs relatives, ses proportions relatives et
non son apparence un instant donn mardi dernier au djeuner.
Il existe des intervalles spatiaux entre les caractristiques de
son visage tout comme il existe des intervalles de hauteur de
notes entre les notes d'une chanson. Les traits de son visage sont
largement dfinis par rapport aux yeux. Son nez est court com-
par l'cartement de ses yeux. La couleur de ses cheveux et celle
de ses yeux entretiennent une relation relative identique qui
demeure constante, mme si sous diffrentes conditions d'clai-
rage les couleurs absolues varient significativement. Quand vous
mmorisez un visage, vous mmorisez ses attributs relatifs.
Je pense qu'une telle abstraction de forme se produit sur tout
le cortex, dans toutes les rgions. C'est une proprit gnrale du
nocortex. Les mmoires sont stockes sous une forme qui
s'approprie l'essence des relations, et non les dtails du moment.
Quand vous voyez, entendez ou ressentez, le cortex prend les
inputs dtaills, hautement spcifiques et les convertit en leur
forme invariante. C'est cette dernire qui est stocke en mmoire,
99
INTELLIGENCE
etc' est la forme invariante de chaque pattern d'entre qu'elle est
compare. Le stockage, le rappel et la reconnaissance de la
mmoire se produisent tous au niveau des formes invariantes. Il
n'existe aucun concept quivalent en informatique.
Ceci soulve un intressant problme. Au prochain chapitre, je
soutiens qu'une importante fonction du nocortex est le recours
sa mmoire pour faire des prdictions. Mais tant donn que le
cortex stocke des formes invariantes, comment peut-il se lancer
dans des prdictions spcifiques? Voici quelques exemples qui
illustrent le problme et sa solution.
Imaginez-vous en 1890, dans une ville-frontire de l'Ouest
amricain. L'lue de votre cur a pris le train sur la cte Est afin
de vous rejoindre dans votre nouveau foyer frontalier. Bien sr,
vous tenez l'accueillir la gare. Quelques semaines avant son
arrive, vous vous renseignez sur la circulation des trains. Il n'y a
pas d'horaire prcis et, pour autant que vous sachiez, les trains ne
sont jamais arrivs et partis aux mmes heures, d' un jour un
autre. Vous commencez vous rendre compte que vous ne pou-
vez pas prdire quand le train arrivera. Mais vous remarquez une
structure dans la circulation. Le train en provenance de la cte Est
arrive quatre heures aprs le dpart de celui qui retourne vers
l'est. Cet intervalle de quatre heures est rgulier jour aprs jour,
bien que l'heure elle-mme varie considrablement. A la date de
l'arrive de l'lue, vous surveillez le train en partance vers l'est et,
ds qu'il s'en va, vous rglez votre montre. Quatre heures plus
tard, vous tes la gare au moment mme o le train tant attendu
arrive quai. Cette histoire illustre la fois le problme pos au
nocortex et la solution qu'il trouve.
Le monde que peroivent nos sens n' est jamais le mme.
A l'instar des heures de dpart et d'arrive des trains de notre his-
toire, il est toujours diffrent. La manire dont vous apprhendez
le monde repose sur la dcouverte de structures invariantes dans
100
LA MMOIRE
le flux constamment changeant des inputs. Cependant, la struc-
ture invariante n'est pas elle seule suffisante pour constituer une
base solide pour des prdictions spcifiques. Savoir seulement
qu' un train arrive quatre heures aprs un dpart n'est pas suffi-
sant pour vous permettre d'tre sur le quai temps pour
accueillir votre lue. Pour tablir une prdiction spcifique, le
cerveau doit associer la connaissance de la structure invariante
aux dtails les plus rcents. La prdiction de l'arrive du train
exige la connaissance de la structure des quatre heures des mou-
vements de trains, associe la connaissance plus dtaille de
l'heure de dpart du train vers l'est.
Quand vous coutez une musique familire joue au piano,
votre cortex prdit la prochaine note avant qu'elle ne soit joue.
Mais la mmoire du morceau, comme nous l'avons vu, est une
forme hauteur de note invariante. Votre mmoire vous apprend
ce qu'est le prochain intervalle mais ne rvle rien, par et d'elle-
mme, sur la note relle. La prdiction de l'exacte prochaine note
exige d' associer le prochain intervalle avec la dernire note spci-
fique. Si le prochain intervalle est une tierce majeure et si la der-
nire note entendue tait un do, vous pouvez prdire la note
suivante : un mi. Vous entendez un mi dans votre esprit, et non
une tierce majeure. Et, moins que vous n'ayez mal entendu
ou que le pianiste ait fait une fausse note, votre prdiction sera
correcte.
Quand vous apercevez le visage de votre amie, votre cortex le
complte et prdit la myriade de dtails de son unique image cet
instant prcis. Il vrifie si les yeux concordent, si le nez, les lvres
et les cheveux sont exactement comme ils doivent tre. Le cortex
tablit ces prdictions avec une grande spcificit. Il est capable
de prdire des dtails faciaux de niveau infrieur, mme si la per-
sonne n'a jamais t vue sous cet angle ou cet environnement
particuliers auparavant. Si vous savez exactement comment les
yeux et le nez de votre amie sont agencs, et si vous connaissez la
structure de son visage, alors vous pouvez prdire avec prcision
101
INTELLIGENCE
o doivent se trouver ses lvres. Si vous savez que sa peau doit
tre teinte en orange par la lumire du soir, vous savez par
consquent de quelle couleur doivent tre ses cheveux. Une fois
de plus, le cerveau accomplit tout cela en associant la mmoire de
la structure invariante de son visage aux particularits de votre
exprience immdiate.
L'exemple des horaires de trains n'est qu'une analogie rvlant
ce qui se droule dans le cortex, mais ce n'est pas le cas des exem-
ples de la musique et du visage. L'association d'une reprsenta-
tion invariante aux inputs courants afin de produire des
prdictions dtailles est bel et bien ce qui se produit. C'est un
processus omniprsent qui a lieu dans toutes les rgions du cor-
tex. C'est ainsi que vous procdez des prdictions spcifiques
portant sur la pice o vous vous trouvez actuellement. C'est
ainsi que vous pouvez prdire non seulement ce que diront les
autres, mais aussi le ton sur lequel ils s'exprimeront, leur accent
et d'o, dans la chambre, devrait provenir la voix. C'est ainsi que
vous savez prcisment quand votre pied se posera sur le sol, et ce
qu'il prouvera en montant les escaliers. C'est ainsi que vous
pourrez signer de votre nom, mme avec votre pied, ou attraper
le ballon qui vous a t lanc.
Les trois proprits de la mmoire corticale exposes dans ce
chapitre - le stockage de squences, le souvenir auto-associatif
et les reprsentations invariantes - sont les lments indispensa-
bles pour prdire d'aprs la mmoire du pass. Au prochain cha-
pitre, je dveloppe l'ide que procder des prdictions est
l'essence de l'intelligence.
102
5
UNE NOUVELLE STRUCTURE
DE L'INTELLIGENCE
Un jour d'avril 1986, je rflchissais sur ce que signifie
comprendre quelque chose. Pendant des mois, j'avais t
taraud par la question fondamentale de savoir ce que fait le
cerveau s'il ne produit pas du comportement. Que fait-il lors
de l'coute passive d'un discours? Que fait-il maintenant pen-
dant que je lis? L'information entre dans le cerveau mais n'en
sort pas: que devient-elle? Votre comportement ce moment
prcis est sans doute lmentaire - respiration et mouve-
ments oculaires- mais, comme vous en tes conscient, le cer-
veau en fait certainement plus tandis que vous lisez et
comprenez ces lignes. Comprendre doit tre le rsultat d'une
activit neuronale. Mais qu'en est-il? Que font les neurones
lorsque nous comprenons?
Je contemplais mon bureau, ce jour-l, et vis des chaises,
des affiches, la fentre, des plantes, des crayons, etc. Des cen-
taines de choses et d'objets m'entouraient. Mes yeux les par-
couraient, mais me contenter de les regarder ne me faisait
103
INTELLIGENCE
effectuer aucune action. Aucun comportement n'tait ni suscit
ni requis, bien que je comprisse la chambre et son contenu. Je
faisais ce qui ne pouvait tre fait dans la Chambre chinoise de
John Searle et je n'avais rien glisser par une ouverture. Je com-
prenais, mais aucune action n'en apportait la preuve. Que pou-
vait bien signifier comprendre?
C'est pendant que je mditais sur ce dilemme que j'eus une
illumination, l'un de ces moments rares o soudainement tout ce
qui n'tait que confusion devient tout coup clair et limpide. Ce
qui la dclencha fut de me demander ce qui se passerait si un
nouvel objet que je n'avais jamais vu auparavant- une tasse
caf bleue, par exemple - apparaissait dans la pice.
La rponse semblait simple :je remarquerais le nouvel objet en
tant qu'objet ne m'appartenant pas. Il attirerait mon attention de
par sa nouveaut. Je n'aurais pas me demander consciemment si
la tasse est nouvelle. Il s'avrerait seulement qu'elle n'est pas moi.
Sous cette rponse apparemment anodine se cache un puissant
concept. Pour remarquer que quelque chose est diffrent, certains
neurones de mon cerveau qui n'taient jusque-l pas actifs com-
mencent le devenir. Comment ces neurones savent-ils que la
tasse est nouvelle et que les centaines d'autres objets du bureau ne
le sont pas? La rponse cette question me surprend encore :
notre cerveau fait appel aux mmorisations qu'il a stockes pour
procder des prdictions continuelles concernant tout ce que
nous voyons, entendons et ressentons. Quand je contemple mon
bureau, mon cerveau fait appel des mmoires pour laborer des
prdictions sur ce quoi je m'attends. La grande majorit de ces
prdictions est inconsciente. C'est comme si des parties de mon
cerveau se demandaient : Cet ordinateur est bien au milieu du
bureau? Oui, il l'est. Est-il noir? Oui. La lampe est bien dans le
coin droit? Elle l'est. Le dictionnaire est l o je l'avais laiss? Oui.
La fentre est rectangulaire et les murs verticaux? En effet. La
lumire du soleil parvient-elle de la bonne direction selon le jour
et l'heure? Oui. Mais si un pattern visuel surgit, qui n'a pas t
104
UNE NOUVELLE STRUCTURE DE L'INTELLIGENCE
mmoris dans ce contexte, la prdiction est errone. Mon atten-
tion se porte alors sur cette erreur.
Bien sr, le cerveau ne se parle pas lui-mme quand il fait
des prdictions, et il ne les fait pas d'une manire srielle. Il ne
fait pas non plus des prdictions uniquement au sujet des objets
distincts comme la tasse caf. Il procde en fait sans relche
des prdictions sur tout ce qui constitue le monde qui nous
entoure, en parallle. Il dtectera tout aussi bien une texture
curieuse, un nez dform ou un mouvement inhabituel. Il n'est
pas vident de se rendre compte combien ces prdictions pour la
plupart apparentes sont pntrantes, et c'est sans doute pourquoi
leur importance nous a si longtemps chapp. Elles adviennent si
spontanment, si facilement, que ce qui se produit dans notre
crne nous chappe. J'espre que vous mesurez la puissance de
cette ide. La prdiction est si fine qu'il s'avre que ce que nous
percevons- c'est--dire comment le monde nous apparat- ne
provient pas de nos seuls sens. Ce que nous percevons est une
combinaison de ce que nous ressentons et des prdictions faites
par le cerveau en se fondant sur la mmoire.
Je conus aussitt une exprience sur la pense permettant de
comprendre ce que je venais de dcouvrir. Je l'ai appele la porte
fausse. La voici.
Quand vous rentrez chez vous, il ne vous faut gnralement
que quelques instants pour franchir la porte d'entre, quel qu'en
soit le modle. Vous l'atteignez, vous actionnez la poigne, entrez
et fermez la porte derrire vous. C'est une solide habitude, une
action que vous effectuez tout le temps et laquelle vous n'accor-
dez qu'une minime attention. Supposons qu'en votre absence je
m'introduise chez vous et modifie la porte. Par exemple,
je remonterais le bouton de deux ou trois centimtres, ou alors je
remplacerais le bouton de la poigne par une clenche ou inverse-
ment, ou je remplacerais la serrure en laiton par une autre
105
INTELLIGENCE
chrome. Je pourrais aussi modifier le poids de la porte, rempla-
cer le panneau en chne par du verre cathdrale ou inversement.
Je pourrais encore rendre les charnires dures et grinantes ou les
lubrifier, ou encore largir ou rduire la largeur de la porte et de
son bti. Je pourrais changer sa couleur, remplacer le judas opti-
que par un heurtoir ou dcouper une petite ouverture grillage.
Je pourrais imaginer des milliers de modifications susceptibles de
vous rendre la porte compltement trangre. A votre retour, en
l'ouvrant, vous remarqueriez aussitt que quelque chose cloche.
Il vous faudra peut-tre un petit moment pour raliser exacte-
ment ce qui ne va pas, mais la modification, vous la percevrez
aussitt. Lorsque votre main se portera vers le bouton, vous vous
rendrez compte qu'il n'est plus au mme endroit. Ou si vous
apercevez la petite ouverture grillage, cela vous paratra bizarre.
Si le poids de la porte a t chang, vous serez surpris par la
nature du retour d'effort, lorsque vous la pousserez. Bref, quelle
que soit la modification, vous ne serez pas long la remarquer.
Il n'y a qu'un seul moyen d'interprter votre raction la
porte fausse: votre cerveau procde des prdictions sensoriel-
les de bas niveau sur ce qu'il s'attend voir, entendre et ressentir
n'importe quel moment, et il fait ces prdictions en parallle.
Toutes les rgions du nocortex tentent simultanment de prdire
ce que sera la prochaine exprience. Les aires visuelles font des
prdictions sur des droites, des formes, des objets, leur emplace-
ment et leurs mouvements. Les aires auditives font des prdic-
tions sur la tonalit, la provenance du son et les patterns sonores.
Les aires somatosensorielles font des prdictions sur le toucher, la
texture, les contours et la temprature.
Le terme prdiction signifie que les neurones impliqus
dans la perception de votre porte deviennent actifs l'avance,
anticipant le moment o ils reoivent vritablement les inputs
sensoriels. Quand ces derniers arrivent, ils sont compars ce qui
est attendu. Quand vous vous approchez de la porte, votre cortex
produit un ensemble de prdictions fondes sur l'exprience
106
UNE NOUVELLE STRUCTURE DE L'INTELLIGENCE
passe. Quand vous l'atteignez, il prdit ce que ressentiront vos
doigts, et sous quel angle ils toucheront la poigne. Quand vous
vous apprtez pousser la porte, le cortex prdit la rsistance
qu'elle offrira et le bruit qu'elle fera. Lorsque toutes les prdic-
tions se sont ralises, vous franchissez le seuil sans mme vous
rendre compte de ces supputations. Mais si l'une d'elles n'est pas
vrifie, l'erreur produite attirera votre attention. Les prdictions
correctes produisent de l'entendement: la porte est normale. Des
prdictions errones produisent de la confusion et vous incitent
faire attention : le verrou n'est pas l o il est cens tre, la porte
pivote trop facilement, la porte est dcentre, la texture de la poi-
gne a chang ... Nous procdons sans cesse des prdictions de
bas niveau, en parallle sur tous nos sens.
Mais ce n'est pas tout. A mon avis, la prdiction n'est pas
qu'une activit du cerveau parmi d'autres. C'est la fonction prin-
cipale du nocortex, le fondement de l'intelligence. Le cortex est
un organe vou la prdiction. Pour comprendre ce que sont
l'intelligence et la crativit, pour comprendre comment fonc-
tionne le cerveau et comment construire des machines intelligen-
tes, nous devons comprendre la nature de ces prdictions et aussi
comment le cortex les gnre. Mme les comportements sont
mieux apprhends si nous les considrons comme des sous-pro-
duits des prdictions.
J
1
ignore qui fut le premier suggrer que la prdiction est la cl
qui permet de comprendre l'intelligence. Dans les domaines
scientifique et industriel, personne n'invente quoi que ce soit de
compltement nouveau. Les chercheurs et inventeurs se fondent
en ralit sur l'existant pour dcouvrir de nouvelles structures.
Les lments d'une nouvelle ide sont gnralement dj prsents
dans le discours des milieux scientifiques avant qu'elle ne soit
dcouverte. Ce qui est gnralement nouveau parmi ces lments
est leur runion en un tout cohsif. De mme, l'ide que la
107
INTELLIGENCE
fonction principale du cortex est de procder des prdictions
n'est pas entirement nouvelle. Elle tait depuis longtemps dans
l'air sous diverses formes. Mais elle n'avait pas encore t place
correctement au cur d'une thorie du cerveau et d'une dfini-
tion de l'intelligence.
Des pionniers de l'intelligence artificielle avaient envisag des
ordinateurs laborant un modle du monde qui serait utilis
pour faire des prdictions. En 1956, D. M. Mackay affirma que les
machines intelligentes devraient tre dotes d'un mcanisme de
rponse interne conu pour s'accorder ce qui serait reu . Il
n'avait pas utilis les mots mmoire et prdiction, mais ce
quoi il pensait tait du mme acabit.
Ds le milieu des annes 1990, des termes comme infrence,
modles gnratifs et prdiction s'taient introduits dans le langage
scientifique. Tous se rapportent des ides en relation les unes
avec les autres. Par exemple, dans un ouvrage publi en 2001, i of
the vortex, Rodolfo Llimis, neurophysiologiste l'Ecole de mde-
cine de New York, crivait : La capacit de prdire le rsultat
d'vnements futurs - importante pour la russite d' un mouve-
ment - est trs probablement l'ultime et la plus commune de
toutes les fonctions globales du cerveau. Des savants comme
David Mumford, de l'universit Brown, Rajesh Rao, de l'univer-
sit de Washington, Stephen Grossberg, de l'universit de Boston,
et beaucoup d'autres ont crit et propos des thories sur le rle
des biofeedbacks et de la prdiction. Un sous-domaine entier des
mathmatiques est consacr aux rseaux baysiens (du nom de
Thomas Bayes, un ministre anglais n en 1702 qui fut un pion-
nier des statistiques. Les rseaux baysiens utilisent la thorie des
probabilits pour faire des prdictions.)
Ce qui manquait tait une structuration thorique cohrente
de tous ces lments disparates. J'affirme que cela n'a jamais t
fait auparavant, et c'est le but du prsent ouvrage.
108
UNE NOUVELLE STRUCTURE DE L'INTELLIGENCE
Avant d'examiner de prs comment le cortex procde des pr-
dictions, nous examinerons quelques autres exemples. Plus vous
rflchissez cette ide et plus vous vous rendez compte que la
notion de prdiction est pntrante et qu'elle est la base de
la comprhension du monde que nous percevons.
Ce matin, j'ai fait des crpes. A un moment, je me suis baiss
pour ouvrir la porte du buffet. Je savais intuitivement, sans rien
voir, ce que je ressentirais -en l'occurrence, le contact avec le
bouton de la porte- et quel moment. Je dvissai le bouchon
du pack de lait, m'attendant ce qu'il pivote et libre l'orifice.
J'allumai la plaque de fonte, m'attendant pousser un peu fort
sur le bouton et le tourner en rencontrant une lgre rsistance.
Je m'attendais percevoir, une seconde plus tard, le bref souffle
du gaz qui vient de s'allumer. A chaque minute, je faisais dans la
cuisine des dizaines voire des centaines de gestes et de mouve-
ments, chacun impliquant de nombreuses prdictions. Je le savais
car si le moindre de ces gestes habituels avait produit un rsultat
diffrent de celui escompt je l'aurais remarqu.
Chaque fois que vous mettez un pied en avant lorsque vous
marchez, votre cerveau prdit le moment o il se posera ainsi que
la perception du revtement, juste dessous. Quand vous manquez
une marche d'un escalier, vous vous apercevez immdiatement
que quelque chose ne va pas: le pied s'abaisse, et quand il semble
passer travers la marche manque, cela vous trouble. Le pied ne
peroit rien, mais votre cerveau avait fait une prdiction, et cette
prdiction ne s'est pas vrifie. Un robot informatis trbucherait
en beaut sans mme raliser que quelque chose ne va pas, alors
que vous, vous prenez conscience de l'incident mme si le pied ne
parcourt qu'un centimtre de trop sous le plan o le cerveau avait
estim qu'il devait se poser.
Quand vous coutez une mlodie familire, vous entendez la
prochaine note dans votre tte avant mme qu'elle ne retentisse.
Quand vous coutez votre album favori, vous connaissez la pro-
chaine chanson une ou deux secondes avant qu'elle ne commence.
109
INTELLIGENCE
Que se passe-t-il? Les neurones qui devraient tre excits au
moment o vous entendez la prochaine note le sont en ralit
l'avance; c'est pourquoi vous entendez la note venir dans votre
tte. Les neurones ragissent en rponse la mmoire. Cette
mmoire peut s'avrer tonnamment durable. Il n'est pas rare
qu'en rcoutant un album des annes aprs l'avoir oubli dans un
meuble, vous entendiez dj le morceau venir au moment o la
chanson se termine. La fonction d'coute alatoire d'un CD sus-
cite une plaisante sensation de douce incertitude, car vous savez
que la prdiction du prochain morceau sera fausse.
Quand vous coutez des gens qui parlent, vous savez souvent
ce qu'ils vont dire avant qu'ils aient fini, ou du moins vous pensez
le savoir. Parfois nous n'coutons pas mme ce qui est vritable-
ment dit et entendons ce que nous nous attendons entendre.
Ceci m'arriva si souvent dans mon enfance que cela inquita ma
mre qui me fit examiner deux fois par un oto-rhino-laryngolo-
giste. Ce phnomne d'anticipation se produit parce que les gens
ont tendance utiliser des formules toutes faites dans leur
conversation. Par exemple, si je dis quand il reviendra le temps
des, votre cerveau active les neurones reprsentant le mot ceri-
ses avant mme que j'aie prononc le mot (mais cet exemple
n'est valide que pour des gens connaissant la chanson de Jean-
Baptiste Clment). Bien sr, nous ne savons pas tout le temps ce
que les autres vont dire. La prdiction n'est jamais infaillible.
A vrai dire, notre intelligence procde des prdictions probabi-
listes. Parfois, nous savons exactement ce qui va se produire, par-
fois nos attentes envisagent plusieurs possibilits. Si au cours
d'un repas, je dis Passe-moi ... , votre cerveau ne sera pas sur-
pris si je dis le sel , le poivre ou la moutarde . D'une cer-
taine manire, il prdit simultanment toutes ces possibilits.
Mais si je dis Passe-moi le trottoir, vous vous rendrez bien
compte que quelque chose sonne faux.
Revenons la musique. Les prdictions probabilistes s'y
manifestent aussi. Quand vous coutez une chanson que vous
110
UNE NOUVELLE STRUCTURE DE L'INTELLIGENCE
n'avez jamais entendue, vous pouvez cependant avoir de fortes
attentes. Si c'est de la musique occidentale, je m'attends un
rythme, des phrases rimes s'tendant sur un mme nombre de
mesures, et ce que la musique se termine par une note tonique,
ou finale. Mme si vous ne connaissez pas ces subtilits techni-
ques - mais que vous avez entendu de la musique du mme
genre-, votre cerveau prdit spontanment le battement, les
rythmes rpts, la fin des phrases et la fin du morceau. Si un
morceau enfreint ces principes, vous savez immdiatement que
quelque chose sonne faux. Rflchissez-y: vous entendez une
chanson nouvelle, votre cerveau prend connaissance d'un pattern
qui ne lui a jamais t soumis auparavant, et il vous est nan-
moins possible de faire des prdictions et reprer ce qui est faux.
La base de ces prdictions pour la plupart inconscientes est
l'ensemble d'lments mmoriss stocks dans notre cortex.
Votre cerveau n'est pas capable de dire exactement ce qui suivra,
mais il parvient toutefois prdire quels patterns de notes sont
censs se produire, et lesquels ne le sont pas.
Nous avons tous un jour remarqu soudainement qu'un bruit
constant -un marteau-piqueur au loin, une douce musique
d'ambiance ... - vient juste de cesser, bien que nous ne l'ayons pas
du tout not pendant qu'il se manifestait. Nos aires auditives prdi-
saient la continuation, moment aprs moment, et aussi longtemps
que le bruit ne variait pas, nous n'y prtions aucune attention. Ds
que le bruit cesse, la prdiction est contredite et notre attention
mise en veil. Voici un exemple historique : quand la municipalit
de New York avait interrompu le mtro arien, des gens appelrent
la police en pleine nuit parce que quelque chose les avait rveills.
Or, ils appelaient surtout l'heure o les rames passaient habituel-
lement prs de leur appartement.
Un adage dit que voir, c'est croire . Pourtant, nous voyons
ce que nous nous attendons voir autant que nous voyons ce qui
est vritablement. L'un des exemples les plus fascinants est ce que
les chercheurs appellent le remplissage. Vous devez pour cela
111
INTELLIGENCE
savoir qu'une tache aveugle, la papille, se trouve la racine du
nerf optique de chaque il. Cette zone tant dpourvue de pho-
torcepteurs, ce qui s'y inscrit ne peut tre peru. Deux raisons
font que vous ne remarquez gnralement pas cette zone aveugle.
L'une est terre terre, l'autre instructive. La raison terre terre est
que les deux taches ne se superposent pas lors de la vision; un il
compense donc l'autre.
Mais, ce qui est plus intressant est que vous ne dcelez pas la
tache aveugle mme si l'un des yeux est ferm. Votre systme
visuel remplit la zone dpourvue d'informations. Quand vous
fermez un il et regardez les arabesques d'un tapis turc ou les
veines sinueuses d'une table en merisier, vous ne remarquez
aucun trou ou tache dans votre vision. Tous les nuds du tapis et
tous les nuds du bois sont visibles, sans aucune solution de
continuit. Votre cortex visuel reconstitue de mmoire des pat-
terns identiques, suscitant ainsi un flux continu de prdictions
qui remplit toute zone manquante.
Le remplissage se produit partout dans l'image perue, et pas
seulement dans la tache aveugle. Prenons une photo d' un rivage
montrant du bois d'pave chou dans des rochers. La limite
entre le bois et le roc est claire et vidente. Mais si nous observons
l'image la loupe, nous constatons que l o ils se touchent, la
texture et la couleur des rochers et les rondins sont identiques.
Impossible de distinguer le roc du bois. Mais si nous regardons la
scne dans son entier, le bord du bois est vident; en ralit, nous
avons infr, c'est--dire dduit, le bord partir du restant de
l'image. Quand nous regardons autour de nous, les objets sont
nettement dlimits, mais les donnes brutes qui parviennent
nos yeux sont souvent brouilles et ambigus. Notre cortex rem-
plit les parties manquantes ou brouilles par ce qu'il estime
devoir se trouver ces endroits. Nous percevons ainsi une image
sans ambigut.
La prdiction au niveau de la vision est une fonction lie la
manire dont nos yeux regardent le monde. Au Chapitre 3, j'ai
112
UNE NOUVELLE STRUCTURE DE L'INTELLIGENCE
mentionn le phnomne de saccades. Environ trois fois par
seconde, vos yeux se fixent un point puis soudainement un
autre. Ces mouvements sont gnralement inconscients et ne
peuvent tre contrls. Chaque fois que votre regard se fixe sur
un nouveau point, le pattern que vos yeux envoient au cerveau est
compltement diffrent du prcdent. Trois fois par seconde,
votre cerveau voit une autre image. Les saccades ne sont pas
alatoires. Quand vous regardez un visage, votre regard se fixe
d'abord sur un il, puis sur l'autre, passe de l'un l'autre, et se
porte parfois sur le nez, la bouche, les oreilles ou tout autre
endroit. Vous percevez certes un visage, mais les yeux voient suc-
cessivement un il, un autre il, le nez, la bouche, un il, et
ainsi de suite. J'admets que ce n'est pas ainsi que vous ressentez
les choses. Vous avez conscience d'une vision continue du
monde. Mais les donnes achemines au cerveau n'en sont pas
moins aussi tressautantes que l'image issue d'un Camscope
mani d'une main hsitante.
Imaginons que vous rencontriez quelqu'un affubl d'un nez
supplmentaire la place d'un il. Votre regard fixe un il, puis
l'autre, mais au lieu de dcouvrir un il, c'est un nez. Vous vous
rendez assurment compte que quelque chose est faux. Pour en
arriver cette conclusion, le cerveau a d supposer ce qu'il aurait
d voir. Lorsqu'un il est prdit et qu'un nez apparat, la prdic-
tion est contredite. Plusieurs fois par seconde, au gr des saccades,
le cerveau fait des prdictions sur ce qu'il va voir. Si l'une d'elles se
rvle fausse, votre attention est immdiatement mise en veil.
C'est pourquoi nous avons des difficults nous empcher de
regarder des gens affects d'une difformit; si vous rencontriez un
individu deux nez, ne seriez-vous pas tent de le dvisager? Mais
si vous viviez avec cette personne, aprs une priode d'accoutu-
mance, ses deux nez n'auraient plus rien de surprenant et vous ne
remarqueriez mme plus cette particularit.
Passons maintenant vous-mme. Quelles prdictions faites-
vous? Quand vous tournez les pages de ce livre, vous vous attendez
113
INTELLIGENCE
ce qu'elles s'incurvent d'une manire prvisible et soient plus
souples que la couverture. Si vous tes assis, vous prdisez que la
sensation de calage du corps dans le fauteuil persistera. Mais si ce
dernier commence se mouiller, part en arrire ou subit un autre
changement inattendu, vous cesserez de prter attention au livre
afin de dterminer ce qui se passe. En vous observant vous-mme,
vous pouvez vous rendre compte que votre perception du monde
est intimement lie aux prdictions. Votre cerveau a labor un
modle du monde qu'il vrifie constamment en le comparant la
ralit. Vous savez o vous tes et ce que vous faites grce des vali-
dations de ce modle.
Les prdictions ne se limitent pas qu'aux patterns d'informa-
tions sensorielles comme la vue et l'oue. Jusqu' prsent, nous
avons limit la discussion ces exemples car ce sont les plus faciles
pour aborder la structure permettant de comprendre ce qu'est
l'intelligence. Toutefois, selon le principe de Mountcastle, ce qui est
vrai pour les aires sensorielles de bas niveau doit aussi l'tre pour
toutes les aires corticales. Le cerveau humain est plus intelligent
que celui des animaux car il est capable de procder des prdic-
tions sur des types de patterns plus abstraits, et parce que ses
squences de patterns temporels sont plus longues. Pour prdire ce
que dira ma femme quand elle me verra, je dois savoir ce qu'elle a
dit dans le pass, savoir que c'est aujourd'hui vendredi, que c'est le
vendredi soir qu'il faut sortir la poubelle, que je ne l'avais pas fait
temps la semaine dernire et que le visage de ma femme a telle ou
telle apparence. Quand elle commence parler, j'ai une assez
bonne ide de ce qu'elle va dire. En l'occurrence, je ne sais pas quels
seront les termes exacts, mais je sais qu'elle me rappellera de ne pas
oublier la poubelle. Le point important ici est que le processus qui
rgit une intelligence plus leve n'est pas diffrent du processus
d'une intelligence perceptuelle. Il repose fondamentalement sur la
mme mmoire nocorticale et le mme algorithme de prdiction.
Remarquez que les tests d'intelligence sont par essence des
tests de prdiction. De l'cole maternelle l'universit, les tests de
114
UNE NOUVELLE STRUCTURE DE L'INTELLIGENCE
QI sont fonds sur la cration de prdictions. Une srie de chif-
fres est donne et il faut trouver le suivant. Diffrentes vues d'un
objet complexe sont prsentes et il faut choisir la suivante. Un
mot A est un mot B ce que le mot C est au mot trouver.
La science est par elle-mme un exercice de prdictions. Notre
connaissance du monde progresse grce une mthodologie fon-
de sur des observations, des hypothses et des essais conduisant
la confirmation ou l'infirmation. Cet ouvrage est essentielle-
ment une prdiction de ce qu'est l'intelligence et comment le cer-
veau fonctionne. Mme l'industrie est fondamentalement
prdictive. Qu'il s'agisse de vtements ou de tlphones mobiles,
les concepteurs et les ingnieurs tentent de prdire - ou plus
exactement, prvoir -les demandes de la clientle, la raction de
la concurrence, combien cotera un nouveau modle et ce qui
sera la mode.
L'intelligence s'value par la capacit se souvenir des pat-
terns dcrivant le monde et les prdire, y compris dans les domai-
nes du langage, des mathmatiques, des proprits physiques
d'un objet ou de la situation sociale. Notre cerveau reoit des pat-
terns en provenance du monde extrieur, les mmorise puis pro-
cde des prdictions en combinant ce qui a t vu auparavant
avec ce qui se passe actuellement.
Peut-tre penserez-vous: J'accepte l'ide que mon cerveau
fasse des prdictions et l'ide que je peux faire preuve d'intelli-
gence mme couch dans le noir. Comme vous l'avez soulign, il
n'est pas ncessaire d'agir pour comprendre ou tre intelligent.
Mais ces situations ne sont-elles pas exceptionnelles? Insinuez-
vous vritablement que la cognition intelligente et le comporte-
ment sont compltement distincts? En fin de compte, n'est-ce pas
le comportement, et non la prdiction, qui nous rend intelli-
gents? Car aprs tout, le comportement n'est-il pas l'ultime
garant de notre survie?
115
INTELLIGENCE
C'est une bonne question et bien sr, c'est finalement du com-
portement que dpend avant tout la survie d'un animal. La prdic-
tion et le comportement ne sont pas compltement spars, mais
leur relation est subtile. Premirement, le nocortex est apparu
dans l'volution aprs que les animaux eurent labor des compor-
tements sophistiqus. C'est pourquoi la valeur du cortex pour la
survie doit d'abord tre comprise en termes d'amliorations suc-
cessives plaques par-dessus les comportements existants de l'ani-
mal. Le comportement est apparu d'abord, puis l'intelligence.
Deuximement, la plus grande partie de ce que peroivent nos sens
dpend grandement de ce que nous faisons et comment nous nous
mouvons dans le monde. Par consquent, prdictions et compor-
tements sont troitement lis. Examinons ces points.
Les mammifres ont dvelopp un cortex important car il
leur procurait un avantage pour la survie. Or, cet avantage doit
finalement tre enracin dans le comportement. Mais au dbut, le
cortex servait exploiter plus efficacement les comportements
existants, et non en crer de nouveaux. Pour tirer cela au clair,
nous devons tudier comment notre cerveau a volu.
Des systmes nerveux simples apparurent peu de temps aprs
que des cratures multicellulaires eurent commenc se rpandre
sur la terre, il y a des centaines de millions d'annes, mais l'his-
toire de l'intelligence commence plus rcemment avec nos anc-
tres les reptiles. Les grands sauriens parvinrent conqurir les
terres. Ils se rpandirent sur tous les continents et se diversifirent
en de nombreuses espces. Ils possdaient des sens affts et un
cerveau bien dvelopp qui les avaient dots de comportements
complexes. Leurs descendants directs, les reptiles d'aujourd' hui,
les ont encore. Les sens d'un alligator, par exemple, sont aussi
perfectionns que ceux de l'homme. Ses yeux, ses oreilles, son
museau, sa gueule et sa peau sont bien dvelopps. Il manifeste
des comportements complexes, notamment des capacits pour
nager, se dplacer rapidement terre, se cacher, chasser, attendre
sa proie, s'exposer au soleil, faire un nid et s'accoupler.
116
UNE NOUVELLE STRUCTURE DE L'INTELLIGENCE
Quelle est la diffrence entre le cerveau humain et celui d'un
reptile? Elle est la fois grande et petite. Petite car grossirement,
tout ce qui existe dans le cerveau du reptile existe aussi dans le
cerveau de l'homme. Grande parce que le cerveau humain pos-
sde un lment vritablement important qui fait dfaut au rep-
tile : un vaste cortex. Nous avons dj mentionn la partie du
cerveau archaque, et vous avez sans doute entendu parler de cer-
veau ancien, limbique ou primitif. Chacun de nous pos-
sde dans son cerveau cette structure remontant la nuit des
temps, semblable celle des sauriens, d'o son autre nom : le
cerveau reptilien. Il rgule la pression sanguine, contrle la
sensation de faim, les pulsions sexuelles, les motions et beau-
coup d'aspects de la gestuelle et du mouvement. Se tenir debout,
maintenir l'quilibre et marcher, par exemple, dpend grande-
ment du cerveau archaque. Quand vous entendez un bruit ou un
cri pouvantable, que vous paniquez et commencez courir, c'est
surtout parce que le cerveau archaque vient de prendre les com-
mandes. Un cerveau reptilien est plus que suffisant pour effectuer
quantit de tches intressantes et utiles. A quoi sert alors le cor-
tex s'il n'est pas strictement limit voir, entendre et mettre en
mouvement?
Les mammifres sont plus intelligents que les reptiles cause
de leur nocortex. L'tymologie du mot nocortex est nou-
velle corce, nouvelle crote, car il recouvre littralement le
cerveau ancien. Le nocortex est apparu il y a quelques dizaines
de millions d'annes et seuls les mammifres en possdent un. Ce
qui rend les humains plus intelligents que les autres mammifres
est principalement la vaste surface de leur nocortex, qui s'est
considrablement accrue il y a deux millions d'annes. Rappelez-
vous que le cortex est form par la rptition d'un lment com-
mun. L'paisseur de l'enveloppe corticale de l'tre humain est la
mme que celle du cortex des autres mammifres et sa structure
est quasiment identique. Quand l'volution fait trs rapidement
un progrs dcisif, comme ce fut le cas du cortex humain, elle le
117
INTELLIGENCE
fait en copiant une structure dj existante. Nous sommes deve-
nus plus intelligents grce l'ajout de beaucoup d'lments un
algorithme cortical commun. Une ide fausse trs rpandue veut
que le cerveau humain soit l'aboutissement de milliards d'annes
d'volution. C'est peut-tre vrai en ce qui concerne le systme
nerveux dans sa totalit. En revanche, le nocortex humain est
une structure relativement rcente qui existe depuis trop peu de
temps pour avoir pu bnficier des amliorations apportes par
l'volution des espces.
Nous en arrivons au cur de mon argumentation visant
comprendre le nocortex et savoir pourquoi la mmoire et la pr-
diction sont les cls du mystre de l'intelligence. Commenons
par le cerveau des reptiles, qui est dpourvu de cortex. L'volu-
tion a dcouvert que si elle ajoute un systme de mmorisation
(le nocortex) la fibre sensorielle d' un cerveau primitif, l'animal
y gagne la capacit de prdire le futur. Imaginez le vieux cerveau
du reptile qui vit sa vie comme d'habitude, sauf que des patterns
sensoriels sont prsent simultanment introduits dans le no-
cortex. Ce dernier les stocke dans sa mmoire. Par la suite, lors-
que l'animal rencontrera une situation identique ou similaire, la
mmoire reconnatra que les inputs sont semblables et se rappel-
lera de ce qui s'tait produit dans le pass. La mmoire rappele
est compare au flux des inputs sensoriels. Tout la fois, elle
s'imprgne des inputs courants et prdit ce qui va tre vu. En
comparant les inputs sensoriels visuels avec la mmoire rappele,
l'animal sait non seulement o il est, mais il peut aussi se projeter
dans le futur.
Supposons maintenant que le cortex se souvienne non seule-
ment de ce que l'animal a vu, mais aussi du comportement du
cerveau archaque dans une situation identique. Il n'est pas
mme ncessaire de prsumer que le cortex sait faire la diffrence
entre les sensations et le comportement; pour lui, ce ne sont que
des patterns. Quand notre animal se retrouve dans une situation
identique ou similaire, il ne fait pas que prvoir (dans le sens
118
UNE NOUVELLE STRUCTURE DE L'INTELLIGENCE
tymologique du terme: voir par avance), mais se rappelle aussi
quels sont les comportements qui tendent vers cette vision du
futur. De ce fait, la mmoire et la prdiction permettent l'ani-
mal d'utiliser plus intelligemment ses comportements existants
(cerveau archaque).
Par exemple, supposons que vous tes un rat qui apprend
s'orienter dans un labyrinthe pour la premire fois. Excit par
l'incertitude ou la faim, vous exploitez les aptitudes inhrentes
votre cerveau archaque pour explorer votre nouvel environne-
ment. Vous coutez, regardez, reniflez et courez le long des
parois. Toutes ces informations sensorielles sont utilises par
votre cerveau archaque, mais aussi transmises au nocortex, o
elles sont stockes. Quelque temps plus tard, vous vous retrouvez
dans le mme labyrinthe. Votre nocortex reconnat l'input cou-
rant comme l'un de ceux qu'il a dj rencontrs et se remmore
des patterns stocks correspondant ce qui s'tait pass autrefois.
Il permet essentiellement de vous projeter un tout petit peu dans
le futur. Le rat que vous tes se dirait : Ah oui, je reconnais ce
labyrinthe et je me souviens de ce coin. Tandis que votre no-
cortex se rappelle de ce qui s'tait produit dans le pass, vous
envisagez de retrouver le morceau de fromage que vous aviez
dcouvert la dernire fois dans le labyrinthe, et comment vous y
tiez parvenu : Si je tourne droite ici, je sais ce qu'il y a ensuite.
Le morceau de fromage se trouve au bout du couloir. Je le vois en
pense. Tandis que vous courez frntiquement dans le labyrin-
the, vous vous fiez des structures primitives, plus anciennes,
pour entreprendre des mouvements comme vous dresser sur vos
pattes et agiter vos moustaches. Grce votre (relativement)
grand nocortex, vous vous souvenez des endroits o vous avez
t, vous les reconnaissez par la suite, et vous faites des prdic-
tions sur ce qui se passera. Un lzard dpourvu de nocortex a
bien moins de capacits pour se souvenir du pass, et chaque fois
qu'il est plac dans le labyrinthe, il devra procder comme s'il n'y
avait jamais t. Vous, le rat, comprenez le monde et le futur
119
INTELLIGENCE
immdiat grce votre mmoire corticale. Vous avez une repr-
sentation claire des rcompenses et des dangers dcoulant de cha-
cune de vos dcisions, et vous vous dplacez efficacement dans
votre univers. Vous pouvez littralement voir le futur.
Remarquez toutefois que vous n'excutez aucun nouveau
comportement particulirement complexe ou fondamental. Vous
ne fabriquez pas un deltaplane pour voler vers le fromage qui
attend au bout du couloir. Votre nocortex labore des prdic-
tions au sujet des patterns sensoriels qui permettent de prvoir,
mais votre palette de comportements n'est quasiment pas affec-
te. Votre capacit courir petits pas, grimper et explorer est
trs comparable celle du lzard.
Sa surface augmentant au gr de l' volution, le cortex se
rvla capable de retenir de plus en plus de choses. Il lui fut pos-
sible d'accrotre sa mmoire et procder davantage de prdic-
tions. La complexit de la mmoire et des prdictions s'accrut
aussi. Mais quelque chose d'autre se produisit, qui conduisit la
capacit propre l'homme de se comporter intelligemment.
Le comportement humain transcende le vieux rpertoire des
comportements de base consistant se mouvoir de-ci de-l avec les
aptitudes d'un rat. Nous avons port l'volution nocorticale un
nouveau niveau. Seuls les humains ont cr un langage parl et
crit. Seuls les humains cuisent leur nourriture, cousent des vte-
ments, pilotent des avions et construisent des immeubles. Nos
capacits motrices et organisationnelles dpassent de loin celles des
animaux qui nous sont physiologiquement les plus proches.
Comment le cortex, qui a t conu pour tablir des prdictions
sensorielles, peut-il gnrer ce comportement incroyablement
sophistiqu, unique au genre humain? Comment le comporte-
ment suprieur a-t-il pu voluer si soudainement? Il y a deux
rponses ces questions. La premire est que l'algorithme nocor-
tical est si puissant et si souple qu'au prix d'un petit recblage pro-
pre aux humains, il est capable de produire de nouveaux
comportements trs sophistiqus. La seconde rponse est que
120
UNE NOUVELLE STRUCTURE DE L'INTELLIGENCE
comportements et prdictions sont les deux aspects d'un mme
concept. Bien que le cortex puisse envisager le futur, il ne peut pro-
cder des prdictions sensorielles exactes que s'il sait quels com-
portements ont t effectus.
Dans l'exemple simple du rat cherchant le fromage, l'animal
se souvient du labyrinthe et se sert de sa mmoire pour prdire
qu'il verra la nourriture aprs avoir tourn au coin. Mais le rat
pourrait aller droite ou gauche. C'est seulement parce qu'il
se souvient la fois du fromage et du comportement correct,
tourner droite l'embranchement, qu'il peut faire en sorte
que sa prdiction concernant le fromage soit avre. Bien que
cet exemple soit lmentaire, il illustre combien la prdiction
sensorielle et le comportement sont intimement lis. Tous les
comportements agissent sur ce que nous voyons, entendons et
ressentons. La plus grande part de ce que nous prouvons
quelque moment que ce soit dpend grandement de nos pro-
pres actions. Approchez votre bras du visage. Pour prdire que
vous verrez le bras, votre cortex doit savoir qu'il a command de
le bouger. Si le cortex prenait connaissance du mouvement du
bras sans qu'il ait mis les ordres moteurs correspondants, vous
seriez quelque peu surpris. La manire la plus simple d'inter-
prter cet exemple serait de supposer que le cerveau fait d'abord
bouger le bras puis prdit que vous le verrez. Je pense que c' est
faux. Je crois plutt que le cortex prdit la vision du bras, et
c'est cette prdiction qui fait que les commandes motrices agis-
sent pour que cela se ralise. Vous pensez d'abord, ce qui vous
fait agir pour que vos penses se ralisent.
Examinons prsent les changements qui ont conduit les
tres humains disposer d'un rpertoire comportemental extr-
mement tendu. Existe-t-il des diffrences physiques entre le cor-
tex d' un singe et celui d'un humain qui expliqueraient pourquoi
seuls les humains ont un langage et des comportements comple-
xes? Le cerveau humain est environ trois fois plus gros que celui
d'un chimpanz. Mais ce volume suprieur n'explique pas tout.
121
INTELLIGENCE
Une des cls permettant de comprendre le bond en avant que
reprsente le comportement humain se trouve dans le cblage qui
relie les rgions du cortex aux parties archaques du cerveau. Bref,
nos cerveaux sont connects diffremment de ceux des singes.
Examinons cela de prs. La notion d'hmisphre crbral
droit et gauche vous est sans doute familire. Il existe toutefois
une autre subdivision, moins connue, et c'est l que nous devons
rechercher les diffrences qui distinguent l'tre humain de l'ani-
mal. Dans tous les cerveaux, notamment ceux de grande taille, le
cortex est divis en une moiti antrieure et une moiti post-
rieure spares par un large sillon, la scissure centrale. C'est dans
la partie arrire, occipitale, du cortex que parviennent les inputs
visuels, auditifs et tactiles. C'est surtout l que se produit la per-
ception sensorielle. La partie avant, frontale, contient les rgions
du cortex impliques dans les tches de niveau lev: la planifica-
tion et la pense. C'est l aussi que se trouve le cortex moteur,
c'est--dire la partie du cerveau qui actionne les muscles, et par
consquent produit le comportement.
La surface du nocortex des primates s'accroissant peu peu,
la largeur de la partie antrieure devint disproportionne,
notamment chez l'tre humain. Compar celui d'autres prima-
tes et pr-hominids, notre front est norme, conu pour hber-
ger un trs vaste cortex antrieur. Mais cette hypertrophie
n'explique pas elle seule les amliorations de nos capacits
motrices, compares celles d'autres cratures. Nos dispositions
excuter des mouvements exceptionnellement compliqus
dcoulent du fait que notre cortex moteur entretient beaucoup
plus de connexions avec nos muscles. Chez d'autres mammifres,
le cortex frontal joue un rle moins direct dans le comportement
moteur. La plupart des autres animaux se fient largement aux
parties archaques du cerveau pour produire leurs comporte-
ments. En revanche, le cortex moteur obtient la plupart des
contrles moteurs du restant du cerveau. Si vous endommagez le
cortex moteur d'un rat, l'animal ne prsentera pas forcment un
122
UNE NOUVELLE STRUCTURE DE L'INTELLIGENCE
dficit moteur sensible. Mais si vous endommagez le cortex
moteur d'un tre humain, il devient paralys.
Les gens m'interrogent souvent sur les dauphins. Leur cerveau
n'est-il pas norme? Certes, le nocortex d'un dauphin est vaste.
La structure de leur cortex est plus rudimentaire que la ntre
(trois couches seulement au lieu des six que nous avons), mais
tout autre point de vue, leur cerveau est gros. Il est probable
qu'un dauphin peut se souvenir et comprendre beaucoup de cho-
ses. Il reconnat chacun des autres dauphins. Il possde sans
doute une bonne mmoire de son existence, dans le sens autobio-
graphique. Il connat srement tous les coins et recoins des
rgions o il volue. Mais bien qu'ils manifestent quelques com-
portements sophistiqus, les dauphins ne nous sont pas proches.
Nous pouvons conjecturer que leur cortex a une influence peu
dterminante sur leur comportement. Le fait est que le cortex a
principalement volu pour procurer une mmoire du monde.
Un animal dot d'un vaste cortex pourrait percevoir le monde un
peu comme vous et moi. Mais l'tre humain est unique de par le
rle dominant, avanc, que le cortex joue dans son comporte-
ment. C'est pour cela que nous avons labor un langage com-
plexe ainsi que des outils compliqus, ce qui n'est pas le cas des
animaux. C'est pourquoi nous pouvons crire des romans, surfer
sur Internet, construire des avions de ligne et envoyer une sonde
sur Titan.
Nous avons prsent une vue d'ensemble. La nature a d'abord
cr des animaux comme les reptiles, dots de sens labors et de
comportements sophistiqus mais relativement rigides. Elle s'est
ensuite rendu compte qu'en lui adjoignant un systme mnmoni-
que aliment par des flux sensoriels, l'animal pouvait se souvenir
d'expriences passes. Ainsi, lorsqu'il serait de nouveau confront
une situation semblable ou similaire, la mmoire pourrait tre
rappele, conduisant une prdiction de ce qui pourrait arriver
ensuite. L'intelligence et la comprhension ont commenc sous la
forme de systmes mnmoniques introduisant des prdictions
123
INTELLIGENCE
dans le flux sensoriel. Ces prdictions sont l'essence mme de la
comprhension : savoir quelque chose suppose que vous pouvez
faire des prdictions ce sujet.
Le cortex a volu dans deux directions. Premirement, sa
surface s'est accrue et a gagn en sophistication au niveau des
types de mmoires qu'il peut stocker. Il devint capable de mmo-
riser davantage d'informations et procder des prdictions fon-
des sur des relations plus complexes. Deuximement, il se mit
interagir avec le systme moteur du cerveau archaque. Pour pr-
dire ce que vous verrez, entendrez ou ressentirez ensuite, il lui fal-
lait savoir quelles actions taient entreprises. Chez l'tre humain,
le cortex prend en charge la plus grande partie de notre compor-
tement moteur. Au lieu de ne faire que des prdictions fondes
sur le comportement du cerveau archaque, le nocortex ordonne
le comportement qui satisfera ses prdictions.
Le cortex humain est particulirement vaste et possde de ce
fait une norme capacit de mmorisation. Il prdit constam-
ment ce que vous verrez, entendrez et ressentirez, gnralement
sans que vous en ayez conscience. Ces prdictions sont nos pen-
ses, et quand elles s'associent des inputs sensoriels, elles sont
nos perceptions. J'appelle cette vision du cerveau le cadre de
mmoire-prdiction de l'intelligence.
Si la Chambre chinoise de Searle avait t dote d' un tel sys-
tme mnmonique, capable de prdire le prochain idogramme
ainsi que ce qui se passerait ensuite dans l'histoire, nous pour-
rions avoir l'assurance que la chambre (NdT: qui serait ici une
mtaphore du cortex) comprend le chinois et comprend l'his-
toire. Nous pouvons prsent voir o Alan Turing s'est tromp.
C'est la prdiction, et non le comportement, qui apporte la
preuve de l'intelligence.
Nous sommes maintenant prts tudier en dtail ce nouveau
concept de cadre de mmoire-prdiction du cerveau. Pour faire
des prdictions sur les vnements futurs, notre nocortex doit
stocker des squences de patterns. Pour rappeler les mmoires
124
UNE NOUVELLE STRUCTURE DE L'INTELLIGENCE
appropries, il doit en extraire les patterns selon leur similarit
avec les patterns passs (rappel auto-associatif). Et enfin, les diff-
rentes mmoires doivent tre stockes sous une forme invariante
afin que la connaissance des vnements passs puisse tre appli-
que de nouvelles situations similaires, mais pas identiques,
celles du pass. La manire dont le cortex physique accomplit cette
tche ainsi que l'tude approfondie de ses hirarchies sont le sujet
du prochain chapitre.
125
6
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
Tenter de comprendre le fonctionnement du cerveau qui-
vaut rsoudre un puzzle gant. Deux approches sont envisa-
geables. Si vous adoptez la dmarche dductive, du gnral au
particulier, vous commencez par l' image de ce que doit repr-
senter le puzzle, et vous vous fondez dessus pour savoir quelles
pices doivent tre ignores et lesquelles il faut rechercher. Si
vous adoptez l'autre approche, inductive, du particulier au
gnral, vous vous concentrez sur chacune des pices. Vous
recherchez leurs caractristiques propres et vrifiez leur
concordance avec d'autres pices du puzzle. Si vous ne poss-
dez pas l'image du puzzle termin, la mthode inductive est
parfois la seule et unique faon de procder.
Le puzzle qui se rapporte la comprhension du mcanisme
crbral est particulirement ardu. Ne disposant pas d'une
bonne structure permettant de comprendre l'intelligence, les
chercheurs ont t obligs de s'en tenir l'approche inductive,
du particulier au gnral. Mais pour un puzzle aussi complexe
que le cerveau, la tche est colossale, voire impossible. Pour
127
INTELLIGENCE
vous faire une ide de la difficult, imaginez un puzzle de plusieurs
milliers de pices: beaucoup peuvent tre interprtes de multiples
manires, comme si elles comportaient une image au recto et au
verso, et pas uniquement sur une seule face. La forme des pices
n'est pas nettement dfinie, de sorte que vous n'avez jamais lacer-
titude que deux pices s'ajustent ou non. Beaucoup ne sont pas uti-
lises dans la reprsentation finale, mais vous ne savez ni lesquelles
ni combien. Chaque mois, de nouvelles pices vous arrivent par la
poste. Certaines remplacent des anciennes, accompagnes d'une
lettre du fabricant du puzzle disant : Je sais que vous travaillez
depuis quelques annes avec ces anciennes pices, mais il s'est
rvl qu'elles sont errones. Dsol. Utilisez dsormais celles-ci
jusqu' nouvel ordre. Vous ne savez hlas pas quoi ressemblera
l'uvre termine. Pire, vous en avez peut -tre une ide ou une
autre, mais toutes sont fausses.
Cette analogie avec un puzzle voque fort bien les difficults
auxquelles vous tes confront lorsque vous tentez d'laborer une
nouvelle thorie du cortex et de l'intelligence. Les pices sont les
donnes biologiques et comportementales que les scientifiques
ont collectes depuis bien plus d'une centaine d'annes. Chaque
mois, de nouvelles publications apparaissent, qui ajoutent de
nouvelles pices au puzzle. Parfois, les donnes d'un chercheur
contredisent celles d'un autre. Comme elles peuvent tre inter-
prtes de diffrentes manires, des dsaccords surgissent sur
pratiquement tout. Sans une structure dductive, aucun consen-
sus n'est possible sur ce qu'il faut rechercher, sur ce qui est le plus
important ou sur la faon d'interprter la montagne d'informa-
tions qui s'est accumule. Nos tentatives pour comprendre le cer-
veau se sont limites une approche inductive, du particulier au
gnral. Or, nous avons besoin d'une structure dductive.
Le modle de mmoire-prdiction peut jouer ce rle. Il peut
nous montrer comment commencer runir les pices du puzzle.
Pour procder des prdictions, le cortex doit pouvoir mmoriser
et stocker ses connaissances au sujet des squences d'vnements.
128
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
Pour faire des prdictions d'vnements nouveaux, le cortex doit
former des reprsentations invariantes. Le cerveau a besoin de
crer et stocker un modle du monde tel qu'il est vritablement,
indpendamment de la manire dont vous le percevez dans des
conditions changeantes. Savoir ce que le cortex doit faire nous
guide dans la comprhension de son architecture, notamment sa
structure la fois hirarchique et six couches.
Lors de l'tude de cette nouvelle structure, prsente ici pour
la premire fois, nous voquerons des notions qui risquent de se
rvler ardues pour le nophyte. Beaucoup des concepts que vous
rencontrerez sont peu familiers, mme des experts en neurobio-
logie. Mais moyennant quelques efforts, je crois que n'importe
qui sera en mesure d'assimiler les fondements de cette nouvelle
structure. Les Chapitres 7 et 8, bien moins techniques, exposent
les principales implications de cette thorie.
Notre comparaison avec un puzzle peut prsent tre appli-
que aux notions biologiques qui soutiennent notre hypothse de
la mmoire-prdiction. C'est un peu comme mettre de ct une
grande partie du puzzle, sachant que le relativement peu de pi-
ces restantes nous rvlera la solution ultime. Lorsque nous
savons ce qu'il faut chercher, la tche est moins ardue.
Je tiens aussi souligner que cette nouvelle structure est
incomplte. Beaucoup d'lments m'chappent encore. Mais j'en
ai compris beaucoup d'autres grce un raisonnement dductif,
des expriences faites dans de nombreux laboratoires, et ce que
nous savons de l'anatomie du cerveau. Au cours des cinq dix
dernires annes, les chercheurs travaillant dans les divers domai-
nes de la neurobiologie ont explor des ides semblables aux
miennes, bien qu' ils aient utilis une terminologie diffrente, et
n'aient pas- pour autant que je sache - tent d'organiser leurs
dcouvertes au sein d' une structure globale. Ils parlent de proces-
sus dductifs et inductifs, expliquent comment les patterns se pro-
pagent travers des rgions sensorielles du cerveau et insistent sur
l' importance des reprsentations invariantes. Par exemple, Gabriel
129
INTELLIGENCE
Kreiman et Christof Koch, neurobiologistes au Caltech, en colla-
boration avec le neurochirurgien ltzhak Fried, de l'UCLA, ont
dcouvert des cellules qui s'activent chaque fois que le sujet voit
une photo de Bill Clinton. L'un de mes objectifs est d'expliquer
comment ces cellules bill-clintoniennes ont pu se crer. Bien
sr, toute thorie doit produire des prdictions vrifiables en labo-
ratoire. Je suggre bon nombre de ces prdictions dans l'annexe.
Maintenant que nous savons ce qu'il faut rechercher, ce systme
trs complexe paratra plus simple.
Dans les sections qui suivent, nous nous plongerons de plus
en plus profondment dans le fonctionnement du modle de
mmoire-prdiction du cortex. Nous commencerons par la
structure et la fonction globales du nocortex, puis nous tente-
rons de comprendre comment les lments plus petits s' inscri-
vent dans le tout.
LES REPRSENTATIONS INVARIANTES
J'avais prcdemment dcrit le cortex comme une feuille contenant
des cellules, de la taille d'une nappe de table, paisse de deux milli-
mtres, dans laquelle les connexions entre diverses rgions organi-
sent l'ensemble en structure hirarchique. Voici prsent une autre
description du cortex qui met en avant sa connectivit hirarchi-
que. Dcoupons la nappe de table en rgions fonctionnelles dis-
tinctes - des parties du cortex spcialises dans certaines tches -
et empilons-les comme des crpes (la Figure 1 montre une coupe
de ce tas). En vrit, le cortex ne se prsente pas du tout ainsi, mais
ce schma vous aidera visualiser la circulation de l'information.
Quatre rgions corticales sont reprsentes, dans lesquelles les
inputs sensoriels entrent par en dessous, dans la rgion la plus
basse, et se propagent vers le haut de rgion en rgion. Remarquez
que l'information circule dans les deux sens.
La Figure 1 reprsente les quatre premires rgions visuelles
impliques dans la reprsentation des objets : comment vous
parvenez voir et reconnatre un chat, une cathdrale, votre
130
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
IT
V4
V2
V1
Figure 1 : Les quatre premires rgions visuelles de la reconnaissance des objets.
mre, la Grande Muraille de Chine et les nommer. Les biologis-
tes les ont appeles Vl, V2, V4 et IT. Les inputs visuels, repr-
sents par les flches pointes vers le haut, la Figure 1,
proviennent des rtines et sont achemins vers Vl. Ces inputs
peuvent tre considrs comme des patterns constamment
changeants, vhiculs par approximativement un million d'axo-
nes runis en faisceaux pour former les nerfs optiques.
Nous avons dj parl des patterns temporels, mais il me sem-
ble utile de rappeler de quoi il s'agit car nous y ferons souvent
allusion. Le cortex est une vaste feuille de tissus contenant des
aires fonctionnelles spcialises dans certaines tches. Ces rgions
sont interconnectes par de larges faisceaux d'axones qui transf-
rent l'information d'une rgion une autre, en mme temps.
A tout moment, certains ensembles de fibres dclenchent des
impulsions appeles potentiels d'action tandis que d'autres ne
131
INTELLIGENCE
le font pas. L'activit collective d'un ensemble de fibres est ce que
nous entendons par le mot pattern. Les patterns arrivant en Vl
peuvent tre spatiaux, ce qui est le cas lorsque votre regard se
pose un instant sur un objet, ou temporels, lorsque le regard par-
court cet objet.
Comme vous le savez, trois fois par seconde, les yeux se
livrent un mouvement rapide appel saccade et une immo-
bilisation appele fixation. Si l'on vous quipait d'un dtecteur
de mouvements oculaires, vous seriez surpris de dcouvrir com-
bien vos saccades sont amples, bien que vous perceviez votre
vision comme continue et stable. La Figure 2a montre le parcours
du regard d'un observateur sur la photo d'un visage. Les fixations
ne sont pas alatoires. Imaginez que vous parvenez visualiser le
pattern d'activit qui arrive en Vl, en provenance des yeux de
l'observateur: il change compltement chaque saccade. Plu-
sieurs fois par seconde, le cortex visuel voit un pattern totale-
ment renouvel.
Peut-tre pensez-vous qu'au cours des saccades c'est toujours le
mme sujet qui est vu, mais lgrement dcal. C'est un peu vrai,
mais pas tant que a. Les rcepteurs photosensibles de la rtine sont
irrgulirement rpartis. Ils sont surtout concentrs dans la fova,
au milieu, et sont progressivement plus pars vers la priphrie. En
revanche, dans le cortex, les cellules sont partout rgulirement
rparties. Il en rsulte que l'image rtinienne achemine vers l'aire
visuelle primaire Vl est extrmement dforme. Quand le regard
se fixe sur un nez au lieu d'un il, l'input visuel est trs diffrent,
comme s'il provenait d'un objectif ultra grand-angulaire appel
fish-eye (il de poisson) violemment secou. Mais pour l'observa-
teur, le visage ne parat ni dform ni secou. Le plus souvent, vous
ne vous rendez pas mme compte que le pattern rtinien a compl-
tement chang. Vous ne voyez qu'un visage. La Figure 2b montre
cet effet sur la vision d'une plage. C'est une raffirmation du mys-
tre de la reprsentation invariante voque au Chapitre 4 propos
de la mmoire. Ce que vous percevez n'est pas ce que Vl voit.
132
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
(a) (b)
Figure 2a : Saccades du regard sur la photo d'un visage.
Figure 2b : Distorsion cause par la rpartition irrgulire
des photorcepteurs sur la rtine.
Comment votre cerveau peut-il mme savoir qu'il regarde le
mme visage, et pourquoi ne savez-vous pas que les inputs sont
changeants et dforms?
Si nous placions une sonde en Vl et observions la raction de
chacune de ses cellules, nous dcouvririons que chacune d'elles en
particulier ne ragit qu'en rponse un input visuel provenant
d'une minuscule partie de la rtine. Cette exprience, qui a t faite
de nombreuses fois, est un des piliers de la recherche sur la vision.
Chaque neurone Vl est dot de ce qu'il est convenu d'appeler un
champ rceptif hautement spcifique une partie minime du
champ de vision total, c'est--dire du monde qui s'tend sous nos
yeux. Les cellules Vl semblent n'avoir aucune connaissance de ce
qu'est un visage, une voiture, un livre ou autre objet signifiant que
nous voyons tout le temps. Tout ce qu'elles connaissent est une
minuscule, microscopique partie du monde visuel.
133
INTELLIGENCE
Chaque cellule en Vl est rgle pour ragir un type prcis de
patterns en entre (inputs). Par exemple, une cellule en particu-
lier s'activera vigoureusement si elle peroit dans son champ
rceptif une ligne ou une arte incline trente degrs. Le fait que
ce soit une ligne ou une arte n'a en soi que peu de signification.
Il pourrait s'agir d'un lment appartenant n'importe quel
objet : une planche, le tronc d'un palmier au loin, un bord de la
lettre Mou n'importe quoi d'autre. A chaque nouvelle fixation, le
champ rceptif de la cellule en vient s'arrter sur une partie de
l'espace visuel nouvelle et totalement diffrente. Lors de certaines
fixations, la cellule s'active fortement, lors de certaines autres, elle
s'active faiblement ou pas du tout. Par consquent, chaque fois
qu' une saccade se produit, de nombreuses cellules en Vl sont
enclines modifier leur activit.
Toutefois, quelque chose d'tonnant se produit quand vous
plantez la sonde dans la rgion suprieure reprsente la
Figure 1, la rgion IT (cortex infrotemporal). Elle contient des
cellules qui s'activent et restent actives quand des objets entiers
apparaissent dans le champ visuel. Nous trouverons par exemple
une cellule nettement excite chaque fois qu' un visage est visible.
Elle reste active aussi longtemps que ce visage se trouve quelque
part dans le champ de vision. Elle ne se dsactive ni ne s'active
chaque saccade, comme les cellules en Vl. Le champ rceptif de
ces cellules IT recouvre la plus grande partie de l'espace visuel; il
est rgl pour ne s'activer que si un visage est visible.
Reformulons ce mystre. Au cours du franchissement des quatre
niveaux corticaux de la rtine jusqu'en IT, les cellules sont passes
d'un tat de cellules de reconnaissance de minuscules caractristi-
ques rapidement changeantes, spatialement spcifiques, des cellu-
les de reconnaissance d' objet, spatialement non spcifiques,
constamment excites. La cellule IT nous informe que nous voyons
un visage quelque part dans notre champ de vision. Elle s'active
mme si le visage est inclin, pivot ou partiellement occult. C'est
une partie d'une reprsentation invariante de type visage .
134
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
Cette notion parat bien simple : en quatre niveaux corticaux
rapidement franchis, nous reconnaissons un visage. Aucun pro-
gramme informatique ni aucune formule mathmatique n'ont
rsolu ce problme avec la fiabilit et la gnralit qu'autorise le
cerveau humain. Maintenant que nous savons qu'il le rsout en
peu d'tapes, la rponse ne saurait tre complique. L'un des
principaux buts de ce chapitre est d'expliquer comment une cel-
lule de visage, celui de Bill Clinton ou quelqu'un d'autre, s'y
prend. Nous y parviendrons, mais auparavant, nous aurons
beaucoup de chemin faire.
Examinons de nouveau la Figure 1. Vous constatez que l'infor-
mation circule des rgions les plus leves vers les rgions les plus
basses par un rseau de connexions en feedback, ou rtropropaga-
tion. Ce sont des faisceaux d'axones qui s'tendent des rgions les
plus leves comme IT vers des rgions plus basses comme V 4, V2
et Vl. De plus, il y a autant sinon plus de connexions en feedback
dans le cortex visuel qu'il y a de connexions en feedforward, ou
antropropagation.
Pendant de nombreuses annes, la plupart des scientifiques
ont ignor ces connexions en feedback. Si votre comprhension
du cerveau s'appuie seulement sur la manire dont le cortex
reoit les inputs, les traite et agit dessus, vous n'avez pas besoin de
la notion de feedback. Tout ce dont vous avez besoin, ce sont des
connexions en feedforward menant des parties sensorielles du
cortex aux parties motrices. Mais quand vous commencez rali-
ser que la fonction fondamentale du cortex est de faire des pr-
dictions, vous devez introduire du feedback dans le modle; le
cerveau doit en effet renvoyer le flux d'informations vers les zones
qui ont d'abord reu les inputs. La prdiction exige de comparer
ce qui s'est pass ce quoi vous vous attendiez. Ce qui s'est vri-
tablement pass monte, ce quoi vous vous attendiez descend.
Le mme processus d'antropropagation et de rtropropaga-
tion se produit dans toutes les aires corticales impliquant la tota-
lit des sens. La Figure 3 montre l'empilement des rgions
135
INTELLIGENCE
visuelles plac ct d'empilements semblables pour l'oue et le
toucher. Elle montre aussi quelques rgions corticales de niveau
plus lev, des aires associatives, qui reoivent et intgrent les
inputs provenant d'un ensemble de diffrents sens, comme l'oue,
auxquels s'ajoutent le toucher et la vue. Alors que la Figure 1 est
fonde sur une connectivit connue entre quatre rgions connues
du cortex, la Figure 3 est un diagramme purement conceptuel qui
ne vise pas reprsenter les rgions corticales telles qu'elles sont
vritablement. Dans le cerveau humain, des dizaines de rgions
corticales sont en effet interconnectes de toutes sortes de faons.
A vrai dire, la plus grande partie du cortex humain est forme
d'aires associatives. La reprsentation schmatique montre ici et
dans les figures qui suivent sert comprendre sans risquer d'tre
induit en erreur.
Spatialement Changement
invariant lent "Objets"
t ! t ! t !
Toucher Oue Vue Spatialement Changement "Caractristiques"
spcifique rapide "dtai ls"
Figure 3 : Formation de reprsentations invariantes pour l'oue,
la vue et le toucher.
La transformation - d'un changement rapide un changement
lent, et du spatialement spcifique au spatialement invariant- est
bien dcrite en ce qui concerne la vision. Bien que peu d'vidences
contribuent le prouver, nombreux sont les neurobiologistes qui
136
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
pensent que le mme processus se produit dans toutes les aires sen-
sorielles du cortex, et pas uniquement dans celle de la vision.
Prenons l'oue. Quand quelqu'un vous parle, les changements
de pression d'air produits par le son se font trs rapidement. Les
patterns atteignant l'aire auditive primaire, Al, changent tout
aussi vite. Mais si nous pouvions placer une sonde en amont dans
le flux auditif, nous dcouvririons des cellules invariantes qui ra-
gissent aux mots, voire dans certains cas des phrases. Le cortex
auditif serait dot d'un groupe de cellules qui ragissent lorsque
vous entendez merci, et d'un autre groupe de cellules qui
seraient excites par les mots bonne journe. De telles cellules
restent actives pendant toute la dure de la formulation, condi-
tion bien sr que le sens des mots vous soit connu.
Les patterns reus dans la premire aire auditive peuvent
varier considrablement. Un mot peut tre dit avec diffrents
accents, diffrentes hauteurs de voix ou diffrentes vitesses.
Mais, plus haut dans le cortex, ces fonctionnalits de bas niveau
importent peu. Un mot est un mot, indpendamment des dtails
acoustiques. Il en va de mme pour la musique. Vous pouvez
couter Quand trois poules vont au champ jou au piano, la
clarinette ou chant par un enfant: dans chaque cas, la rgion Al
reoit un pattern compltement diffrent. Mais une sonde place
dans une rgion plus leve dcouvrirait des cellules qui ragis-
sent rgulirement chaque fois que Quand trois poules vont au
champ est jou, quels que soient l'instrument, le rythme ou tout
autre dtail. Cette exprience n'a videmment pas t faite car elle
est trop invasive pour tre inflige un tre humain, mais si vous
acceptez le postulat d'un algorithme cortical commun, il est cer-
tain que de telles cellules existent. Nous trouvons les mmes sor-
tes de biofeedback, de prdictions et de rappels invariants dans le
cortex auditif que dans le systme visuel.
Le toucher devrait se comporter de la mme manire. L
encore, les expriences n'ont pas t faites, bien que des recher-
ches soient menes sur des singes, en recourant l'imagerie du
137
INTELLIGENCE
cerveau en haute rsolution. Pendant que j'cris, je tiens un stylo.
Je touche son capuchon et mon doigt effleure son agrafe mtalli-
que. Le pattern qui pntre dans mon cortex somatosensoriel,
envoy par les capteurs tactiles situs dans la peau, varie rapide-
ment lorsque mes doigts bougent. Mais c'est toujours un stylo
que je perois. A un moment, je pourrais plier l'agrafe mtallique
avec mes doigts, en faire autant plus tard avec d'autres doigts ou
mme le plier avec mes lvres. Toutes ces actions produisent des
inputs trs diffrents qui parviennent divers endroits de mon
cortex somatosensoriel primaire. Toutefois, notre sonde dcou-
vrirait une fois de plus, dans des rgions situes plusieurs
niveaux de distance de l'input primaire, des cellules qui ragi-
raient invariablement stylo. Elles resteraient actives pendant
que j'effleure le stylo, sans se proccuper de savoir avec quels
doigts ou quelles parties de mon corps je le touche.
L'oue et le toucher ne permettent pas de reconnatre un objet
partir d'un input momentan. Le pattern provenant des cap-
teurs auditifs ou tactiles ne contient pas suffisamment d' informa-
tions, un moment donn, pour vous apprendre ce que vous
entendez ou touchez. Quand vous percevez une srie de patterns
auditifs comme une mlodie, un mot, une porte qui claque, ou
quand vous percevez de faon tactile un objet comme un stylo ou
son agrafe, le seul moyen d'identifier ces vnements ou ces
objets est le flux d'inputs qui s'tend dans la dure. Une mlodie
ne peut pas tre reconnue partir d'une seule note, ni un stylo
partir d'un unique toucher. C'est pourquoi l'activit neuronale
correspondant la perception mentale d'objets ou de mots doit
durer plus longtemps que celles de chaque pattern d'entre. Ce
n'est qu'un autre moyen de parvenir la mme conclusion que
celle produite un niveau plus lev dans le cortex, les quelques
changements dans la dure devenant perceptibles.
La vision, qui est aussi un flux d'inputs fond sur la dure, se
comporte de la mme manire gnrale que l'oue et le toucher.
Mais comme nous avons la capacit de reconnatre un objet du
138
LE FONCTIONNEMENT OU CORTEX
premier coup d'il, cela complique les choses. En fait, cette capa-
cit reconnatre instantanment des patterns spatiaux a induit en
erreur, pendant plusieurs annes, les chercheurs qui tudiaient la
vision des animaux et des machines. Ils ont gnralement ignor
l'importance du facteur temps. Les humains peuvent, en labora-
toire, tre entrans reconnatre des objets sans bouger les yeux,
mais ce n'est pas la rgle. La vision normale, comme lors de la lec-
ture de ce livre, exige des mouvements oculaires constants.
LINTGRATION DES SENS
Qu'en est-il des aires associatives? Jusqu' prsent, nous avons vu
comment l'information monte vers une aire sensorielle particu-
lire du cortex et en descend. Le flux descendant fournit l'input
courant et fait des prdictions sur ce que sera la prochaine exp-
rience sensorielle. Le mme processus se produit entre les sens,
c'est--dire entre la vue, l'oue et le toucher. Par exemple, ce que
j'entends peut me permettre de prdire ce que je verrai ou ressen-
tirai. En ce moment, j'cris dans ma chambre coucher. Ma
chatte Keo porte un collier qui tinte quand elle se promne. Je
l'entends approcher dans le couloir. Grce cet input auditif, je
reconnais ma chatte, je tourne ma tte vers le couloir, et voil Keo
qui entre. Je m'attendais la voir cause du son. Si elle n'tait pas
entre, ou si un autre animal tait apparu, j'aurais t surpris.
Dans cet exemple, un input auditif a d'abord produit une recon-
naissance auditive de Keo. L'information est remonte le long de
la hirarchie auditive jusqu' une aire associative qui lie la vue
l'oue. La reprsentation est ensuite redescendue le long des hi-
rarchies auditives et visuelles, conduisant aux prdictions la fois
auditives et visuelles. La Figure 4 illustre ce cheminement.
Voici un autre exemple: plusieurs fois par semaine, je vais au tra-
vail bicyclette. Ces matins-l, je vais au garage, je prends le vlo,
je lui fais faire demi-tour puis je m'engage sur la chausse. Pen-
dant toutes ces manuvres, mon cerveau reoit de nombreux
inputs visuels, tactiles et auditifs. La bicyclette heurte le montant
139
INTELLIGENCE
Toucher Oue Vue
Figure 4 : L'information monte puis descend le long des hirarchies sensorielles
afin d'tablir des prdictions et produire une exprience sensorielle unifie.
de la porte, la chane met un cliquetis, une pdale frle ma
jambe, la roue tourne en frottant sur le sol. Pendant que je sors la
bicyclette du garage, mon cerveau est soumis un dferlement de
sensations provenant de la vue, de l'oue et du toucher. Chaque
flux d'inputs sensoriels produit des prdictions pour les autres
sens d'une manire incroyablement coordonne. Tout ce que je
vois suscite des prdictions prcises sur ce que je vais ressentir et
entendre, et sur d'autres sensations. Voir la bicyclette cogner
contre le montant fait que je m'attends entendre un bruit parti-
culier et ressentir le rebond du vlo. Sentir le contact avec la
pdale m'incite regarder vers le bas et prdire que la pdale est
tout prs de l'endroit o je l'ai sentie. Ces prdictions sont si pr-
cises que si un seul de ces inputs tait un tant soit peu mal coor-
donn ou inhabituel, je m'en rendrais compte immdiatement.
L'information monte dans les hirarchies sensorielles et en
140
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
descend pour produire une exprience sensorielle unifie impli-
quant des prdictions pour tous les sens.
Essayez cette exprience : cessez de lire et faites autre chose,
n'importe quelle activit vous obligeant bouger le corps et
manipuler un objet. Par exemple, allez l'vier et ouvrez le robi-
net. Pendant que vous le faites, essayez de prendre conscience de
chaque bruit, de chaque sensation tactile et des changements de
l'input visuel. Vous devrez vous concentrer. Chaque action est
intimement lie la vue, l'oue et au toucher. Actionnez le
robinet, et votre cerveau s'attendra ressentir une pression sur
les doigts et une rsistance l'action musculaire. Vous vous
attendez voir et ressentir le mouvement du robinet, et vous
vous attendez voir et entendre l'eau couler. Ds que le jet
frappe l'vier, vous vous attendez entendre un bruit diffrent,
et voir et ressentir l'claboussure.
Chaque pas que nous faisons fait un bruit que nous antici-
pons toujours, consciemment ou non. Rien que tenir ce livre
tend produire beaucoup de prdictions sensorielles. Imaginez
que vous ressentez et entendez le livre se fermer, mais que
visuellement il reste ouvert. Vous seriez surpris et troubl.
Comme nous l'avons vu avec la porte fausse au Chapitre 5,
vous faites des prdictions constantes concernant le monde qui
vous entoure, qui sont coordonnes par tous vos sens. Quand je
me concentre sur toutes les petites sensations, je suis stupfait
de constater quel point nos prdictions perceptuelles sont
pleinement intgres. Bien que ces prdictions puissent paratre
simples ou anodines, essayez de mesurer combien elles sont
envahissantes, et comment elles ne peuvent survenir que grce
une totale coordination des patterns qui montent et descendent
dans la hirarchie corticale.
Quand vous aurez compris quel point les sens sont inter-
connects, vous pourrez en conclure que le nocortex tout entier,
toutes les aires sensorielles et associatives agissent comme une
seule entit. Eh oui, nous avons un cortex visuel, mais ce n'est
141
INTELLIGENCE
qu'un lment d'un seul systme sensoriel global: la vue, l'oue,
le toucher et les autres sens, tous combins, dont les flux montent
et descendent le long d'une hirarchie branches multiples.
Un autre point : toutes les prdictions sont acquises par
l'exprience. Nous nous attendons ce que l'agrafe du stylo que
l'on relche claque, aujourd'hui et dans le futur, parce que c'est ce
qui s'est produit dans le pass. Le bruit de la bicyclette que l'on
sort du garage, ce que l'on voit et ressent, tout cela nous est prvi-
sible. Nous ne sommes pas ns avec ce savoir; nous l'avons acquis
grce aux normes capacits de notre cortex se souvenir des
patterns. S'il existe des patterns homognes parmi les inputs
achemins vers notre cerveau, notre cortex saura s'en servir pour
prdire les vnements futurs.
Bien que les Figures 3 et 4 ne reprsentent pas le cortex
moteur, vous pouvez imaginer qu'il est lui aussi constitu d'un
empilement hirarchique semblable l'empilement sensoriel,
reli au systme sensoriel par des aires associatives, mais avec
cependant des connexions plus troites avec le cortex somato-
sensoriel afin de percevoir les mouvements du corps. Ainsi, le
cortex moteur se comporte en grande partie de la mme
manire qu' une rgion sensorielle. Un input dans n'importe
quelle aire sensorielle peut monter jusqu' une aire associative,
qui peut inciter un pattern descendre le long du cortex
moteur, produisant un comportement. Tout comme il est capa-
ble d'inciter des patterns descendre vers les parties du cortex
de l'oue et du toucher, l'input visuel peut aussi les inciter des-
cendre le long des parties motrices du cortex. Dans le premier
cas, nous interprtons ces patterns descendants comme des pr-
dictions. Dans le cortex moteur, nous les interprtons comme
des commandes motrices. Comme l'avait mentionn Mount-
castle, le cortex moteur ressemble au cortex sensoriel. C'est
pourquoi la manire dont le cortex traite les prdictions senso-
rielles descendantes est analogue la manire dont il traite les
commandes motrices descendantes.
142
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
Nous verrons d'ici peu qu'il n'existe pas de pures aires motrice
ou sensorielle dans le cortex. Les patterns s'coulent la fois quel-
que part et n'importe o, et ils redescendent de n'importe quelle
aire de la hirarchie, suscitant des prdictions ou des comporte-
ments moteurs. Bien que le cortex moteur possde quelques
caractristiques spciales, il est admis de penser qu'il n'est qu'une
partie d'un vaste systme de mmoire-prdiction hirarchique. Il
est quasiment comme n' importe quel autre sens. Voir, entendre,
toucher et agir sont profondment entrelacs.
UNE VISION NOUVELLE DE V1
La prochaine tape de l'lucidation de l'architecture du cortex exige
un regard nouveau sur les rgions corticales. Nous savons que les
rgions les plus leves de la hirarchie forment des reprsentations
invariantes. Mais pourquoi cette fonction importante ne se produit-
elle qu'au niveau le plus lev? La notion de symtrie de Mount-
castle l'esprit, j'ai commenc explorer les diffrentes manires
par lesquelles les rgions corticales peuvent tre connectes.
La Figure 1 montre les quatre rgions classiques du chemine-
ment visuel, Vl, V2, V4 et IT. La rgion Vl se trouve tout en bas
de l'empilement, suivie de V2, V4 et, tout en haut, IT. Conven-
tionnellement, chacune est vue et reprsente comme une seule
rgion continue. C'est pourquoi toutes les cellules en Vl sont
censes faire les mmes choses, bien qu'en diffrentes parties du
champ visuel. Toutes les cellules en V2 font les mmes sortes de
tches, et toutes les cellules en V 4 sont elles aussi spcialises.
Dans cette reprsentation traditionnelle, quand l'image d'un
visage entre dans la rgion Vl, les cellules qui s'y trouvent en pro-
duisent un grossier dessin fait de droites (ou segments de lignes)
et autres caractristiques lmentaires. Ce dessin est transmis
V2, qui procde une analyse plus dtaille des caractristiques
faciales. Puis il est transmis V 4, et ainsi de suite. L'invariance -
et la reconnaissance de l'objet - n'est obtenue que quand l'input
atteint le sommet, en IT.
143
INTELLIGENCE
Malheureusement, quelques problmes affectent cette vision
premire des rgions corticales comme Vl, V2 et V4. L encore,
pourquoi les reprsentations invariantes ne devraient-elles se
manifester qu'en IT? Si toutes les zones corticales excutent la
mme fonction, pourquoi IT devrait -elle faire bande part?
Deuximement, un visage peut apparatre du ct gauche de
Vl ou du ct droit, et dans les deux cas vous le reconnaissez.
Pourtant, des expriences ont clairement montr que des zones
non adjacentes de Vl ne sont pas directement connectes : la par-
tie gauche de Vl ne peut pas savoir directement ce que voit la
partie droite. Revenons en arrire et rflchissons-y. Les diffren-
tes parties de Vl font indubitablement des choses identiques, car
toutes peuvent participer la reconnaissance d'un visage, mais
elles sont en mme temps physiquement indpendantes. Des
sous-rgions, ou groupes, de Vl sont physiquement dconnectes
mais font la mme chose.
Enfin, des expriences ont montr que toutes les rgions
suprieures du cortex reoivent des inputs convergents provenant
de deux rgions sensorielles ou plus situes en dessous (voir
Figure 3). Dans la ralit, des dizaines de zones peuvent conver-
ger en une aire associative. Mais dans la reprsentation tradition-
nelle, les rgions sensorielles infrieures comme V 1, V2 et V 4
semblent prsenter une connectivit diffrente. Chacune parat
n'avoir qu'une seule source d'inputs- une flche montante-,
sans convergence vidente des inputs issus des diverses zones. V2
reoit un input de Vl et c'tait ainsi. Pourquoi certaines rgions
corticales recevraient des inputs convergents et d'autres pas? Ceci
aussi va l'encontre de l'ide de Mountcastle d'un algorithme
cortical commun.
Pour ces raisons et pour d'autres, j'en suis arriv penser que
Vl, V2 et V 4 ne doivent pas tre considres comme des rgions
corticales seules. En ralit, chacune est un ensemble de plusieurs
sous-rgions plus petites. Revenons l'analogie avec la nappe de
table, cense reprsenter un cortex entier tal. Supposons que
144
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
nous tracions dessus les limites de toutes les zones fonctionnaires.
La plus vaste est incontestablement Vl, la rgion principale de la
vue, suivie de V2. Elles sont normes compares la plupart des
rgions. Ce que je voudrais suggrer est que Vl devrait en ralit
tre considre comme un ensemble de nombreuses trs petites
rgions. Sur la nappe, elle ressemblerait un patchwork de zones
toutes contenues dans Vl. Autrement dit, Vl est faite de nom-
breuses petites aires corticales spares qui ne sont connectes
qu'indirectement leurs voisines, travers des rgions situes
plus haut dans la hirarchie. De toutes les aires de la vision, Vl
possderait le plus grand nombre de sous-rgions. V2 serait com-
pose de moins de sous-rgions, lgrement plus grandes. Il
serait de mme pour V 4. Mais tout en haut de la hirarchie,
IT serait d'un seul tenant, ce qui expliquerait pourquoi les cellu-
les en IT ont une vue d'ensemble de la totalit du champ visuel.
Il y a l une intressante symtrie. Jetez un coup d'il la
Figure 5, qui montre la mme hirarchie qu' la Figure 3, la dif-
frence prs qu'elle rvle les hirarchies sensorielles que je viens
de dcrire. Remarquez la similitude du cortex partout. Choisissez
n'importe quelle rgion et vous dcouvrirez que plusieurs autres,
places au-dessus, l'alimentent en inputs sensoriels convergents.
Celle qui les reoit renvoie des projections aux rgions infrieu-
res, qui leur indiquent quels patterns elles doivent s'attendre
voir. Les aires associatives situes plus haut unifient l'information
provenant de multiples sens comme la vue et le toucher. Une
rgion infrieure, comme une sous-rgion en V2, unifie l'infor-
mation des sous-rgions spares prsentes l'intrieur de Vl.
Une rgion ne connat pas - en fait, ne peut pas connatre- la
signification du moindre de ces inputs. Une sous-rgion en V2
n'a pas savoir qu'elle traite les inputs visuels de multiples parties
de Vl. Une aire associative n'a pas besoin de savoir qu'elle traite
les inputs de la vue et de l'oue. La tche de chaque rgion corti-
cale consiste plutt dcouvrir les liens entre les inputs, mmori-
ser des successions de corrlations entre eux, et faire appel la
145
INTELLIGENCE
mmoire pour prdire comment les inputs se comporteront dans
le futur. Un cortex est un cortex. Le mme processus se produit
partout: c'est l'algorithme cortical commun.
Toucher Oue Vue
Figure 5 : Une autre vision de la hirarchie corticale.
Ce nouveau schma hirarchique aide comprendre le processus
de cration des reprsentations invariantes. Examinons de plus
prs ce qu'il en est de la vision. Au premier niveau du processus,
l'espace visuel gauche est diffrent de l'espace visuel droit, de la
mme manire que l'oue est diffrente de la vue. La rgion Vl
gauche et la rgion Vl droite ne forment un mme type de repr-
sentation que parce qu'elles ont t exposes des patterns
identiques au cours de l'existence. A l'instar de l'oue et de la vue,
elles peuvent tre considres comme des influx sensoriels spa-
rs qui sont runis au niveau plus lev.
De mme, les petites rgions situes en V2 et V 4 sont des aires
associatives de la vue (ces sous-rgions peuvent se chevaucher,
mais cela ne change rien au principe fondamental). Interprter le
146
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
cortex visuel de cette manire ne contredit ni ne modifie rien de
ce que nous savons de son anatomie. L'information parcourt dans
un sens et dans un autre toutes les branches de l'arborescence
qu'est la mmoire hirarchique. Un pattern dans le champ visuel
gauche peut conduire une prdiction dans le champ visuel droit
exactement de la mme manire que le grelot du collier de ma
chatte entrane la prdiction visuelle de son entre imminente
dans la chambre coucher.
Le rsultat le plus important de ce nouveau schma de la hi-
rarchie corticale est que nous pouvons prsent dire que chaque
et toutes les rgions du cortex forment des reprsentations inva-
riantes. Dans l'ancienne manire d'aborder cette question, nous
n'avions pas de reprsentations invariantes compltes- comme
des visages- tant que les inputs n'avaient pas atteint la couche
suprieure IT, qui voit l'ensemble du champ visuel. Nous pou-
vons maintenant dire que les reprsentations invariantes sont
omniprsentes. Elles sont formes dans chaque rgion corticale.
L'invariance n'est pas un phnomne qui se manifeste comme par
magie en allant dans les rgions les plus hautes du cortex,
comme IT. Chacune forme des reprsentations invariantes par-
tir des aires d'entre situes hirarchiquement dessous. De ce fait,
les sous-rgions en V4, V2 et Vl produisent des reprsentations
invariantes fondes sur ce qu'elles reoivent. Elles peuvent ne
dceler qu'une minuscule partie du monde, et le vocabulaire des
objets sensoriels auquel elles ont affaire est plus lmentaire, mais
elles n'en excutent pas moins la mme tche qu'en IT. De mme,
les aires associatives au-dessus de IT forment des reprsentations
invariantes de patterns issus de multiples sens. Par consquent,
toutes les rgions du cortex forment des reprsentations invarian-
tes du monde qui se trouve hirarchiquement dessous. Il y a l de
la beaut.
Notre puzzle a chang. Nous n'avons plus nous demander
comment les reprsentations invariantes se forment au cours des
quatre tapes, de bas en haut. Il nous faut plutt nous demander
147
INTELLIGENCE
comment les reprsentations invariantes se forment dans cha-
cune des rgions corticales. C'est parfaitement sens si nous
admettons srieusement l'existence d'un algorithme cortical
commun. Si une rgion stocke des squences de patterns, chaque
rgion en stocke. Si une rgion cre des reprsentations invarian-
tes, toutes les rgions en crent. Redessiner la hirarchie corticale
comme la Figure 5 rend cette interprtation possible.
UN MODLE DU MONDE
Pourquoi le nocortex a-t-il une structure hirarchique?
Vous pouvez penser au monde, vous dplacer dans le monde
et faire des prdictions parce que votre cortex a labor un
modle du monde. L'un des concepts les plus importants, dans ce
livre, est que la structure hirarchique du cortex stocke un
modle de la structure hirarchique du monde rel. La structure
imbrique du monde rel est reproduite par la structure imbri-
que de votre cortex.
Que faut-il entendre par structure hirarchique ou imbri-
que? Pensez la musique : les notes sont runies pour former
des intervalles. Les intervalles sont runis pour former des phra-
ses mlodiques. Les phrases sont runies pour former des mlo-
dies ou des chansons. Les chansons sont runies dans des albums.
Pensez l'criture : les lettres sont runies en syllabes, les syllabes
en mots. Les mots sont runis pour former des propositions et
des phrases. Regardez aussi autour de vous : vous verrez proba-
blement des routes, des coles, des immeubles ... Les maisons ont
des chambres, chaque chambre a des murs, un plafond, un plan-
cher et une ou plusieurs fentres. Chaque fentre est compose
d'lments plus petits: du vitrage, des montants, des petits bois,
des paumelles et une crmone. La crmone est faite de pices
comme la poigne, la tringle et les vis.
Observez autour de vous. Les patterns provenant de la rtine
qui entrent dans le cortex visuel primaire sont combins pour
former des segments de ligne, qui s'assemblent pour obtenir des
148
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
formes plus complexes. Ces dernires se runissent pour former
des objets, un nez par exemple. Le nez est runi avec les yeux et la
bouche pour former le visage. Et le visage est runi d'autres par-
ties du corps pour former la personne que vous voyez.
Tous les objets qui nous entourent sont ainsi composs
d'assemblages de sous-objets; ces derniers dfinissent l'objet.
Quand nous attribuons un nom un objet, nous le faisons parce
qu'un ensemble de caractristiques prcises est runi. Un visage
est un visage justement parce qu'il a deux yeux, un nez et une
bouche qui appartiennent au tout. Un il est un il justement
parce qu'il a une pupille, un iris, une paupire, c'est--dire des
lments qui sont toujours ensemble. La mme chose peut tre
dite des chaises, des voitures, des arbres, des parcs et des pays. Et
enfin, une chanson est une chanson parce qu'une srie d'interval-
les se succdent toujours en squence.
Vu sous cette forme, le monde est comme une chanson: cha-
que objet qui s'y trouve est compos d'un ensemble d'objets plus
petits, et la plupart des objets font partie d'objets plus grands.
C'est ce que j'entends par structure imbrique . Une fois que
vous en avez pris conscience, vous dcouvrez des structures
imbriques partout. D'une manire analogue, votre mmoire des
choses et la faon dont le cerveau se les reprsente sont toutes
deux stockes dans la structure hirarchique du cortex. La
mmoire du lieu o vous habitez n'existe pas dans une rgion du
cortex. Elle est rpartie sur une hirarchie de rgions corticales
qui refltent la structure hirarchique de l'habitation. Les rela-
tions grande chelle sont stockes en haut de la hirarchie, les
relations petite chelle en bas.
La conception du cortex et la mthode par laquelle il apprend
rvlent naturellement les relations hirarchiques du monde.
Vous n'tes pas n avec la connaissance du langage, des habita-
tions ou de la musique. Le cortex est quip d'un astucieux algo-
rithme d'apprentissage qui dcouvre naturellement l'existence de
toutes structures hirarchiques et se les approprie. Lorsque
149
INTELLIGENCE
aucune structure n'est dcele, nous sommes plongs dans le
trouble, voire dans le chaos.
Vous ne pouvez saisir qu'un sous-ensemble du monde un
moment donn. Vous ne pouvez tre que dans une seule pice de
votre habitation, regardant dans une seule direction. A cause de
la hirarchie du cortex, vous pouvez savoir que vous tes dans
votre maison, dans le salon, regardant la fentre, mme si cet
instant prcis vos yeux sont fixs sur la poigne de la crmone.
Les rgions suprieures du cortex entretiennent une reprsenta-
tion de votre habitat tandis que les rgions infrieures peroivent
une fentre. De mme, la structure hirarchique vous permet de
savoir que vous coutez la fois une chanson et un album de
musique, mme si chaque instant vous n'entendez qu'une seule
note qui, elle toute seule, n'exprime quasiment rien. La struc-
ture hirarchique vous permet de savoir que vous tes en compa-
gnie de quelqu'un qui vous est cher mme si vos yeux ne sont
momentanment fixs que sur sa main. Les rgions plus leves
du cortex conservent une trace de la perception globale tandis
que les aires infrieures s'attachent activement aux petits dtails
rapidement changeants.
Comme nous ne pouvons toucher, entendre et voir qu'une
trs petite partie du monde la fois, un instant donn, l'infor-
mation achemine vers le cerveau lui parvient naturellement sous
la forme d'une succession de patterns. Le cortex veut mmoriser
ces squences qui lui parviennent sans cesse. Dans certains cas,
l'instar d'une mlodie, la succession de patterns lui parvient dans
un ordre immuable, celui des intervalles musicaux. La plupart
d'entre nous connaissent bien ce genre de squence. Mais j'utili-
serai dsormais le mot squence d'une manire plus gnrale, plus
proche dans sa signification du terme mathmatique ensemble.
Une squence est un ensemble de patterns qui se succdent
gnralement, mais pas toujours, dans un ordre dfini. Ce qui est
important est que les patterns d'une squence en suivent ou en
prcdent d'autres, mme si ce n'est pas dans un ordre fixe.
150
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
Quelques exemples devraient clarifier ces propos. Quand je
regarde votre visage, la squence de patterns d'entre que je vois
n'est pas fixe mais dfinie par mes saccades oculaires. Je regarde
une fois dans l'ordre il il nez bouche , et un moment plus
tard dans l'ordre bouche il nez il. Les composants du
visage sont une squence. Ils sont statistiquement lis et tendent
se produire ensemble, bien que l'ordre puisse varier. Si vous per-
cevez visage en fixant nez, il est fort probable que le pro-
chain pattern soit il ou bouche, mais sans doute pas
stylo ou voiture.
Chaque rgion du cortex reoit un flux de ce genre de pat-
terns. S'ils sont en relation les uns avec les autres de telle manire
que la rgion corticale puisse apprendre prdire le pattern qui
suivra, la rgion forme une reprsentation persistante, ou
mmoire, pour cette squence. L'apprentissage des squences est
l'ingrdient le plus fondamental pour la formation des reprsen-
tations invariantes des objets du monde rel.
Les objets du monde rel peuvent tre matriels, comme un
lzard, un visage ou une porte, ou abstraits comme un mot ou une
thorie. Le cerveau traite le matriel et l'abstrait de la mme
manire. Tous deux ne sont que des squences de patterns qui se
droulent d'une manire prdictible. La rptition maintes repri-
ses de certains patterns d'entre permet la rgion corticale de
savoir que ces expriences sont causes par un objet rel du monde.
La prdictibilit est la dfinition mme de la ralit. Si une
rgion du cortex dcouvre qu'elle peut naviguer de faon fiable et
prdictible parmi les patterns grce une srie de mouvements
physiques comme les saccades oculaires ou l'effleurement avec le
doigt, ou peut les prdire avec exactitude tandis qu'ils se succ-
dent, comme c'est le cas pour la musique ou des phrases stroty-
pes, le cerveau considre qu'il existe des relations causales entre
les patterns. La probabilit de nombreux patterns se succdant
avec une mme relation, de faon rpte et par pure conci-
dence, est des plus minimes. Une squence de patterns prdictible
151
INTELLIGENCE
doit faire partie d'un objet plus grand qui existe rellement.
Ainsi, une prdictibilit fiable est un moyen sr et certain de
savoir que diffrents vnements sont physiquement lis. Chaque
visage a des yeux, des oreilles, une bouche et un nez. Si le cerveau
peroit un il puis, par des mouvements de saccade, un autre il
puis la bouche, il a la certitude que c'est un visage qui est vu.
Si les rgions corticales pouvaient parler, elles diraient : Je
perois beaucoup de patterns diffrents. Parfois, j'arrive prdire
ce que sera le prochain. Ces patterns sont assurment lis les uns
aux autres. Ils se produisent toujours ensemble et je peux en toute
quitude passer de l'un l'autre. Donc, chaque fois que je perce-
vrai un de ces vnements, j'y ferai rfrence par un nom qui leur
sera commun. C'est ce nom de groupe, et non les patterns en par-
ticulier, que je transmettrai aux rgions plus leves du cortex.
De ce fait, il est possible de dire du cerveau qu'il stocke des
squences de squences. Chaque rgion du cortex apprend
des squences, dveloppe ce que j'appelle des <<noms pour les
squences qu'il connat, et transmet ces noms la rgion imm-
diatement suprieure dans la hirarchie corticale.
LES SQUENCES DE SQUENCES
Lorsque l'information remonte des rgions sensorielles primaires
vers des niveaux plus levs, un nombre toujours moindre de
changements se produit. Dans les aires visuelles primaires
comme Vl, l'ensemble de cellules actives se modifie rapidement
tandis que de nouveaux patterns se forment sur la rtine plu-
sieurs fois par seconde. Dans l'aire visuelle IT, les cellules qui
dclenchent des patterns sont plus stables. Que se passe-t-il cet
endroit? Chaque rgion du cortex possde un rpertoire de
squences qui lui sont connues, analogue au rpertoire musical
d'un artiste. Les rgions stockent des squences concernant tout
et n'importe quoi : le bruit des vagues sur une plage, le visage
maternel, le trajet de la maison jusqu' la boutique du coin, com-
ment s'pelle le mot pop-corn , comment battre des cartes ...
152
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
Nous nommons tout ce que nous connaissons, et de la mme
manire, chaque rgion corticale nomme chacune des squences
qu'elle connat. Ce nom est un groupe de cellules dont les exci-
tations collectives reprsentent l'ensemble des objets de la
squence (peu importe pour le moment comment le groupe de
cellules reprsentant la squence est slectionn; nous verrons
cela plus tard). Ces cellules demeurent actives aussi longtemps
que la squence est joue, et c'est ce nom qui est transmis la
prochaine rgion, dans la hirarchie. Tant que les patterns
d'entre appartiennent une squence prdictible, la rgion pr-
sente un nom constant la rgion situe au-dessus.
C'est comme si la rgion disait : Voici le nom de la squence
de ce que j'coute, je vois ou je touche. Il est inutile de connatre
chacune des notes, traits ou textures. Si quelque chose d'imprvu
se produit, je vous le ferai savoir. Plus spcifiquement, nous
pouvons imaginer la rgion IT, en haut de la hirarchie visuelle,
relayant l'information vers une aire associative situe au-dessus :
Je vois un visage. Oui, chaque saccade les yeux en fixent une
autre partie. Je vois ces diffrentes parties se succder, mais c'est
nanmoins toujours le mme visage. Si je dcouvre quelque chose
d'autre que ce qui est attendu, je vous le ferai savoir. De cette
manire, une squence prdictible d'vnements est identifie par
un nom : un pattern constant de cellules excites. Ceci se pro-
duit sans cesse du bas en haut de la pyramide hirarchique. Une
rgion peut par exemple reconnatre la squence de sons qui
forme un phonme (les sons formant un mot) et transmettre un
pattern reprsentant le phonme la rgion au-dessus. La pro-
chaine rgion suprieure reconnat la squence de patterns, ce qui
lui permet de crer des mots. La prochaine rgion suprieure
reconnat des squences de mots pour former des phrases, et ainsi
de suite. Gardez l'esprit qu'une squence dans les rgions les
plus basses peut tre toute simple, par exemple une ligne se
dplaant dans l'espace.
153
INTELLIGENCE
En rduisant les squences prdictibles en objets nomms
dans chaque rgion de la hirarchie, nous obtenons une stabilit
de plus en plus grande en remontant dans la hirarchie. C'est ce
qui produit des reprsentations invariantes.
L'effet oppos se produit lorsque le pattern descend dans la
hirarchie : les patterns stables se dcomposent en squences.
Supposons que vous ayez appris le texte du discours de Gettys-
burg, qu'Abraham Lincoln pronona le 19 novembre 1863 sur le
lieu de la plus meurtrire bataille de la guerre de Scession, et que
vous dsiriez le rciter. Dans une rgion du langage situe haut
dans votre cortex est stock un pattern qui reprsente le clbre
discours. Il est d'abord dcompos dans une mmoire contenant
des squences de phrases. Dans la rgion juste en dessous, chaque
phrase est dcompose dans une mmoire contenant des squen-
ces de mots. A ce point, le pattern dcompos se scinde et des-
cend d'une part jusqu' la partie auditive du cortex et d'autre part
jusqu' la partie motrice. Le long du cheminement moteur, cha-
que mot est dcompos en une squence mmorise de phon-
mes. Enfin, dans la rgion tout en bas, chaque phonme est
dcompos en une squence de commandes musculaires qui pro-
duisent les sons. Plus vous descendez dans la hirarchie, plus les
patterns changent rapidement. Un unique pattern constant, tout
en haut de la hirarchie motrice, conduit en dfinitive une
squence de sons vocaux plus complexe et plus longue.
L'invariance uvre notre avantage tandis que l'information
redescend dans la hirarchie. Si vous dsiriez taper le discours de
Gettysburg au lieu de le prononcer, vous commenceriez par le
mme pattern en haut de la hirarchie. Il serait dcompos en
phrases dans la rgion juste dessous, puis les phrases seraient
dcomposes en mots dans la rgion encore en dessous. Jusque-
l, il n'y a aucune diffrence entre taper ou dire le discours. Mais,
ds le niveau en dessous, le cortex moteur choisit une autre voie.
Les mots sont dcomposs en lettres, et les lettres en commandes
musculaires qui actionnent les doigts chargs de taper le texte :
154
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
Voici quatre-vingt-sept ans, nos pres ont apport sur ce conti-
nent une nouvelle nation ... Les mmorisations des mots sont
gres en tant que reprsentation invariante; peu importe que
vous dsiriez la rciter, la dactylographier ou l'crire la main.
Remarquez qu'il n'est pas ncessaire de mmoriser le discours
deux fois, une pour le prononcer et l'autre pour l'crire. Une
seule mmoire du discours peut adopter diverses formes compor-
tementales. A chaque rgion, un pattern invariant peut bifurquer
et descendre par un chemin diffrent.
Pour plus d'efficacit, les reprsentations des objets simples,
en bas de la hirarchie, peuvent tre rutilises volont pour des
squences situes diffrents niveaux. Par exemple, nous n'avons
pas apprendre un ensemble de mots pour le discours de Gettys-
burg et un autre ensemble de mots compltement diffrents pour
le discours de Martin Luther King, J'ai fait un rve, bien que
dans les deux textes l'on trouve quelques mots communs. Une
hirarchie de squences imbriques autorise le partage et la ruti-
lisation des objets de bas niveau, comme des mots, des phonmes
et des lettres, pour n'en citer que quelques-uns. C'est un moyen
extrmement efficace pour stocker l'information concernant le
monde et ses structures, trs diffrent du fonctionnement d'un
ordinateur.
La mme dcomposition de squences se produit dans les
rgions sensorielles et motrices. Le processus permet de percevoir
et de comprendre les objets sous diffrents angles. Quand vous
allez vers le rfrigrateur pour prendre une crme glace, votre
cortex visuel est actif plusieurs niveaux. Au niveau le plus lev,
vous percevez la constante rfrigrateur . Dans les rgions inf-
rieures, cette attente visuelle est dcompose en une srie
d'inputs visuels plus localiss. La vue du rfrigrateur est compo-
se de fixations oculaires sur la poigne de la porte, sur le bac
glace, sur les magnets qui ornent la porte, sur un dessin
d'enfant coll dessus, et ainsi de suite. Lors des quelques millise-
condes qui s'coulent lorsque les saccades se fixent tour tour sur
155
INTELLIGENCE
les divers lments du rfrigrateur, des prdictions concernant le
rsultat de chaque fixation cascadent le long de la hirarchie
visuelle. Tant que ces prdictions sont confirmes d'une saccade
une autre, les rgions visuelles suprieures sont satisfaites du
regard que vous portez sur le rfrigrateur. Remarquez que dans
ce cas, contrairement l'ordre immuable des mots du discours de
Gettysburg, la squence que vous voyez en regardant le rfrigra-
teur n'est pas fixe; le flux des inputs et les patterns de mmoire
extraits dpendent de vos propres actions. Ainsi donc, dans un tel
cas, le pattern qui a t dcompos n'est pas une squence rigide,
mais le rsultat final est le mme : des patterns de haut niveau
variant lentement, qui se dcomposent en patterns de bas niveau
rapidement changeants.
La manire par laquelle vous mmorisez des squences et les
reprsentez par des noms, tandis que l'information monte et des-
cend dans votre hirarchie corticale, peut tre compare des
ordres militaires transmis hirarchiquement. Le gnral dit :
Dplacez les troupes vers la Floride pour les quartiers d'hiver.
Ce simple ordre de haut niveau est dcompos en une squence
d'ordres plus dtaills en descendant dans la hirarchie. Les
subordonns du gnral reconnaissent que l'ordre exige une
squence de phases comme la prparation lever le camp, le
transport vers la Floride et les prparatifs l'arrive. Chacune de
ces phases se dcompose en tapes plus spcifiques confies des
subordonns. Tout en bas de la hirarchie, des milliers de soldats
entreprennent des dizaines de milliers d'actions dont rsulte le
dplacement des troupes. Des rapports sont tablis chaque
niveau. En remontant dans la hirarchie, ils font l'objet d' une
synthse, puis de divers rsums, jusqu' ce que tout en haut de la
hirarchie, le gnral reoive une brve note disant : Le dplace-
ment vers la Floride se droule comme prvu. Le gnral n'a pas
besoin des dtails.
Il existe une exception cette rgle. Si un incident se produit
qui ne peut pas tre pris en charge par les subordonns, le
156
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
problme monte dans la hirarchie jusqu' ce que quelqu'un
sache ce qu'il faut faire. L'officier capable de rsoudre le pro-
blme ne considre pas l'incident comme une exception. Ce qui
tait un problme qui, aux yeux des subordonns, n'a pas t
anticip n'est pour lui que la prochaine tche attendue. L' offi-
cier donne alors de nouveaux ordres aux subordonns. Le no-
cortex se comporte de la mme faon. Comme nous le verrons
d'ici peu, lorsque des vnements -autrement dit, des pat-
terns- se produisent, qui n' ont pas t anticips, l'information
leur sujet remonte dans la hirarchie corticale jusqu' ce
qu'une rgion parvienne les rsoudre. Si les rgions basses du
cortex ne parviennent pas prdire quels patterns elles voient,
elles les considrent comme des erreurs et les font monter dans
la hirarchie. Ceci se rpte jusqu' ce qu'une rgion parvienne
anticiper le pattern.
De par leur conception, chaque reg ton corticale s'efforce de
stocker des squences et de s'en rappeler. Mais cette description
du cerveau est encore trop simpliste. Nous devons ajouter un brin
de complexit au modle.
Les inputs ascendants vers une rgion du cortex sont des pat-
terns d'entre achemins par des milliers ou des millions d'axones.
Ces derniers proviennent de diffrentes rgions et contiennent tou-
tes sortes de patterns. Le nombre de patterns susceptibles de s'ins-
crire sur un millier d'axones est plus lev que le nombre de
molcules dans l'univers. Au cours d'une vie, une rgion ne verra
qu' une quantit infime des patterns possibles.
Voici la question : quand une seule rgion stocke des squen-
ces, de quoi sont-elles faites? La rponse est que la rgion classe
d'abord les inputs selon un nombre limit de possibilits, puis
elle y cherche des squences. Mettez-vous dans la peau d'une
seule rgion corticale. Votre tche consiste trier des bouts de
papier color. Devant vous se trouvent dix godets avec, coll sur
157
INTELLIGENCE
chacun d'eux, un chantillon de couleur. Il y a un godet pour le
vert, un pour le jaune, un autre pour le rouge, et ainsi de suite.
On vous remet les bouts de papier color, un par un, que vous
devez trier selon leur couleur. Chaque papier est lgrement dif-
frent. Comme il existe un nombre infini de couleurs, deux bouts
de papier n'ont jamais exactement la mme teinte. Parfois, il est
facile de savoir dans quel godet il faut le placer, mais parfois c'est
moins vident. Un papier entre le rouge et l'orange peut tre mis
dans l'un ou l'autre des deux godets, mais vous devez faire un
choix, mme s'il vous parat quelque peu hasardeux (l'exercice
consiste montrer que le cerveau doit obligatoirement classer des
patterns. Les rgions du cortex le font, sauf qu'il n'y a rien d'qui-
valent des godets pour y loger les patterns).
Maintenant, on vous demande en plus de rechercher des
squences. Vous remarquez que la squence rouge-rouge-vert-
pourpre-orange-vert apparat frquemment. Vous l'appelez
squence rrvpov . Remarquez que la reconnaissance des
squences serait impossible si vous n'aviez pas pralablement
class chaque bout de papier. Sans les avoir rpartis dans l'une
des dix catgories, vous ne pourriez affirmer que deux squences
sont identiques.
Vous voil pied d'uvre, prt pour la tche. Vous examinerez
tous les patterns d'entre -les morceaux de papier color prove-
nant des rgions corticales infrieures - , vous les classerez puis
vous rechercherez les squences. Les deux tapes de classification et
de formation de squences sont indispensables pour crer des
reprsentations invariantes; chaque rgion du cortex le fait.
Le processus de formation de squences est avantageux
lorsqu'un input est ambigu, comme c'est le cas du bout de papier
entre le rouge et l'orange. Vous devez choisir un godet mme si
vous n'tes pas sr que ce soit le rouge ou l'orange qui l'emporte.
Si vous connaissez la squence la plus probable pour cette srie
d'inputs, vous pourrez utiliser ce savoir pour dcider comment
classer les inputs ambigus. Si vous pensez qu'une squence
158
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
rrvpov est en cours parce que vous avez reu deux rouges, un
vert et un pourpre, vous vous attendez ce que le prochain papier
soit orange. Or, ce papier qui arrive n'est pas orange. Sa couleur
se situe plutt entre le rouge et l'orange. Il serait mme plutt
rouge. Mais il vous est familier, et comme vous attendez une
squence rrvpov, vous placez le papier dans le godet orange.
Vous vous servez du contexte des squences connues pour rsou-
dre une ambigut.
Ce phnomne se produit tout le temps dans notre vie quoti-
dienne. Quand des gens parlent, les mots qu'ils disent ne peu-
vent souvent pas tre compris s'ils sont extraits du contexte.
Pourtant, quand vous entendez un mot ambigu dans une phrase,
vous ne butez pas sur son ambigut, vous le comprenez. De
mme, des mots manuscrits sont souvent incomprhensibles
lorsqu'ils sont hors de leur contexte, mais parfaitement clairs
dans la phrase complte. La plupart du temps, vous ne vous ren-
dez pas compte que vous compltez une information ambigu
ou partielle partir d'une mmoire contenant des squences
mmorises. Vous entendez ce que vous vous attendez enten-
dre et vous voyez ce que vous vous attendez voir, du moins
lorsque ce que vous coutez ou ce que vous regardez correspond
une exprience passe.
Remarquez aussi que les squences mmorises permettent
non seulement de rsoudre une ambigut de l'input courant,
mais aussi de prdire l'input qui doit se produire ensuite. Pen-
dant que la rgion corticale dont vous jouez le rle trie des
papiers colors, vous pouvez dire au personnage Input qui vous
donne chaque papier: Dis donc, si jamais tu ne sais pas ce qu'il
faut me donner ensuite, d'aprs ma mmoire, a devrait tre un
papier orange. En reconnaissant une squence de patterns, la
rgion corticale prdit le prochain pattern d'entre et indique la
rgion en dessous quoi elle doit s'attendre.
Une rgion du cortex apprend non seulement des squences
familires, mais aussi modifier ses classifications. Supposons
159
INTELLIGENCE
que vous commenoez avec un ensemble de godets tiquets
vert, jaune, rouge, pourpre et orange. Vous tes
prt reconnatre la squence rrvpov ainsi que d'autres com-
binaisons de ces couleurs. Comment ferez-vous si une teinte se
rvle trop diffrente? Que ferez-vous si, chaque fois que vous
rencontrez la squence rrvpov , le pourpre tire trop sur le vio-
let? Cette couleur tant plus proche de l'indigo, vous rtiquette-
rez le godet du pourpre en indigo. A prsent, les godets
correspondent mieux ce que vous voyez. Vous avez rduit
l'ambigut. Le cortex est flexible.
Dans les rgions corticales, les classifications bas-haut et les
squences haut-bas interagissent constamment et changent tout
au long de votre vie. C'est l'essence de l'apprentissage. A vrai dire,
toutes les rgions du cortex sont faonnables; c'est pourquoi elles
peuvent tre modifies par l'exprience. C'est par la formation de
nouvelles classifications et de nouvelles squences que vous vous
souvenez.
Pour finir, voyons comment ces classifications et ces prdic-
tions interagissent avec la rgion juste au-dessus. Une autre partie
de notre tche corticale tant de transmettre au prochain niveau
suprieur le nom de la squence que vous voyez, vous lui passez un
bout de papier avec les lettres rrvpov crites dessus. Par elles-
mmes, ces lettres ne signifient pas grand-chose pour la prochaine
rgion. Le nom n'est qu'un pattern qui doit tre combin avec
d'autres inputs, class puis plac dans une squence d'ordre plus
lev. Comme vous, la rgion suprieure conserve une trace des
squences qu'elle voit. A un certain point, elle vous dira peut-tre :
Dis donc, si jamais tu ne sais pas ce qu'il faut me donner ensuite,
d'aprs ma mmoire, je prdis que a devrait tre une squence
rrvpov. C'est une injonction manifeste de ce que vous devez
rechercher dans votre propre flux d'inputs. Vous ferez de votre
mieux pour interprter ce que vous voyez selon cette squence.
L'expression classification de patterns est apparente
l'expression classification de forme utilise dans les domaines
160
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
de l'intelligence artificielle et de la vision des machines. Pour que
des machines puissent reconnatre des objets, les roboticiens
crent un gabarit- disons l'image d'une tasse, ou la forme pro-
totypique d'une tasse -, puis ils apprennent la machine faire
correspondre ses donnes en entre avec la tasse. Si une concor-
dance proche est dcouverte, l'ordinateur considre qu'il a trouv
la tasse. Mais notre cerveau ne possde pas de gabarit comme
celui-ci, et les patterns que chaque rgion corticale reoit en
entre ne sont pas du tout des images. Vous ne mmorisez pas des
instantans photographiques de ce qui s'est inscrit sur la rtine,
ou des instantans des patterns produits par la cochle ou la
peau. La hirarchie du cortex s'assure que les mmorisations des
objets sont rparties sur toute la hirarchie; elles ne sont pas stoc-
kes un unique endroit. Donc, comme chaque rgion de la hi-
rarchie forme des mmoires invariantes, ce qu'une rgion donne
du cortex apprend, ce sont des squences de reprsentations inva-
riantes. Vous ne trouverez jamais l'image d'une tasse ou de tout
autre objet stocke telle quelle dans le cerveau.
Contrairement la mmoire d'un appareil photo numrique,
votre cerveau se souvient du monde tel qu'il est et non tel qu'il
apparat. Quand vous pensez au monde, vous vous souvenez de
squences de patterns correspondant ce que les objets sont dans
le monde et comment ils se comportent, et non comment ils appa-
raissent par le truchement d'un sens particulier un moment
donn. Les squences au travers desquelles vous apprhendez les
objets du monde refltent la structure invariante du monde lui-
mme. L'ordre dans lequel vous apprhendez des lments du
monde est dtermin par la structure du monde. Par exemple, vous
pouvez entrer directement dans un avion de ligne en empruntant
la passerelle, mais jamais partir du comptoir d'enregistrement. La
squence par laquelle le monde se prsente vous est la structure
relle du monde, et c'est de cela que le cortex tient se souvenir.
N'oubliez pas, toutefois, qu'en propageant le pattern jusqu' en
bas de la hirarchie, une reprsentation invariante dans n'importe
161
INTELLIGENCE
quelle rgion du cortex peut tre transforme en une prdiction
dtaille de la manire dont elle apparatra nos sens. De mme,
une reprsentation invariante du cortex moteur peut tre trans-
forme en commandes motrices dtailles, spcifiques d'une
situation, en propageant le pattern jusqu'en bas de la hirarchie.
QUOI RESSEMBLE UNE RGION DU CORTEX?
Nous allons prsent porter notre attention vers une rgion du
cortex, c'est--dire l'un des rectangles visibles la Figure 5. Plus
loin, la Figure 6 montre l'une d'elles plus en dtail. Mon inten-
tion est de vous montrer comment les cellules d'une rgion du
cortex peuvent apprendre et se souvenir de squences de patterns,
ce qui est l'lment le plus essentiel pour former des reprsenta-
tions invariantes et faire des prdictions. Nous commencerons
par dcrire quoi ressemble une rgion corticale, et comment
elles sont toutes runies. Leur taille varie considrablement; les
plus grandes sont les aires sensorielles primaires. Par exemple,
celle de Vl, situe dans la partie occipitale du cerveau, est d'envi-
ron 9 x 12 cm. Mais comme je l'ai expos prcdemment, cette
aire est en ralit compose de nombreuses rgions plus petites
dont la taille n'excde pas quelques millimtres carrs. Pour le
moment, nous prsumerons que la taille d'une aire corticale typi-
que est celle d'une petite pice de monnaie.
Souvenez-vous des six cartes jouer voques au Chapitre 3,
dont chacune reprsente une couche diffrente du tissu cortical.
Pourquoi ce terme de couche? Si vous placez un fragment de
cortex sous un microscope, vous dcouvrirez que la densit et la
forme des cellules varient de haut en bas. Ce sont ces diffrences
qui dfinissent les couches. Celle d'au-dessus, appele couche 1, est
la plus reconnaissable des six. Comprenant trs peu de cellules, elle
est principalement constitue d'un tapis d'axones s'tendant paral-
llement la surface corticale. Les couches 2 et 3 lui ressemblent
beaucoup. Elles contiennent une forte densit de cellules pyrami-
dales. La couche 4 contient des cellules en forme d'toiles, et la
162
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
C1
C2
(/)
Q)
C3 .c
u
:::l
1 I:I 1 0

C4
1 1
C5
16 1
1 1
C6
1 .6. 1
Figure 6 : Couches et colonnes d'une rgion du cortex.
couche 5 des cellules pyramidales normales ainsi qu'une varit de
cellules gantes elles aussi pyramidales. Tout en bas, la couche 6 se
caractrise par plusieurs types de neurones uniques.
Visuellement, nous plaons les couches l'horizontale, mais
le plus souvent, les scientifiques s'intressent des colonnes de
cellules perpendiculaires aux couches. Considrez ces colonnes
comme des units verticales de cellules agissant ensemble.
Sachez aussi que la notion de colonne est trs discute parmi les
neurobiologistes. Leur taille, leur fonction et leur importance
prtent controverse. Mais dans le cadre de cet ouvrage, rien ne
vous empche de penser en termes de colonne architecturale.
163
INTELLIGENCE
A l'intrieur de chaque colonne, les couches sont relies par des
axones qui montent et qui descendent, formant des synapses sur
toute leur longueur. Les colonnes ne sont pas parfaitement dli-
mites - rien, dans le cortex, n'est simple-, mais leur existence
peut tre dduite partir de plusieurs vidences.
Une bonne raison de parler de colonnes est que, dans chacune
d'elles, les cellules verticalement alignes sont enclines tre acti-
ves par un mme stimulus. Si nous observons de prs les colon-
nes en Vl, nous dcouvrons que certaines ragissent des droites,
ou segments de ligne, penches dans une direction (/) tandis que
d'autres ragissent des droites penches dans une autre direc-
tion (\). Les cellules l'intrieur de chaque colonne sont forte-
ment connectes; c'est pourquoi la colonne entire ragit un
mme stimulus.
Spcifiquement, une cellule active dans la couche 4 fait que les
cellules situes au-dessus d'elle, dans les couches 3 et 2, s'activent
galement, ce qui entrane aussi l'activation des cellules en des-
sous, dans les couches 5 et 6. A l'intrieur d'une colonne de cellu-
les, l'activit se propage la fois vers le haut et vers le bas.
Une autre bonne raison de parler de colonnes dcoule de la
manire dont le cortex se forme. Dans un embryon, des cellules
prcurseurs isoles migrent partir d'une cavit interne du cer-
veau jusqu' l'endroit o le cortex se formera. Chacune de ces cel-
lules se divise pour crer des lments d'une centaine de
neurones environ, c'est--dire des microcolonnes interconnec-
tes verticalement de la manire que je viens d'expliquer. Le
terme colonne est souvent utilis assez librement pour dcrire dif-
frentes manifestations : la connectivit verticale gnrale ou des
groupes de cellules spcifiques issues du mme gniteur. En ce
qui concerne cette dernire dfinition, nous pouvons dire que le
cortex humain comprend au bas mot plusieurs centaines de mil-
lions de microcolonnes.
Pour mieux visualiser cette structure colonnaire, imaginez
une seule microcolonne du diamtre d' un cheveu. Prenez un
164
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
millier de cheveux et coupez-les en tout petits morceaux de deux
millimtres de long. Tassez bien tous ces cheveux ou colonnes,
serrez-les bien fort et collez-les ensemble pour en faire une sorte
de brosse extrmement dense. Confectionnez ensuite une feuille
faite de longs cheveux trs fins - qui reprsentent les axones de
la couche 1- et collez-la par-dessus le tapis de cheveux ras. Ce
bricolage capillaire est un modle trs simpliste d'une rgion cor-
ticale de la taille d'une pice de monnaie. L'information circule
principalement dans la direction des cheveux : l'horizontale
dans la couche 1, la verticale dans les couches 2 6.
Aprs vous avoir fait part d'un autre dtail concernant les
colonnes que vous devez absolument connatre, nous dcouvri-
rons quoi elles servent. Un examen de prs rvle qu'au moins
90 % des synapses des cellules, dans chaque colonne, viennent
d'en dehors de la colonne elle-mme. Certaines connexions sont
issues des colonnes voisines, d'autres de lieux situs mi-par-
cours sur le cerveau. Dans ce cas, comment pouvons-nous parler
de l'importance des colonnes si une telle part du cblage cortical
s'tend littralement sur de si vastes zones?
La rponse rside dans le modle de mmoire-prdiction. En
1979, lorsque Vernon Mountcastle avait argu qu'il existe un
algorithme cortical unique, il avait aussi mis l'hypothse que la
colonne corticale est l'unit de base des computations - ou cal-
culs- intracorticales. Il ne savait cependant pas quelle fonction
excute une colonne. Il pensait que cette dernire est l'unit de
base de la prdiction. Pour qu'une colonne puisse prdire quand
elle doit tre active, elle doit savoir ce qui se passe ailleurs, d'o
les connexions synaptiques ici et l-bas.
Nous entrerons d'ici peu dans les dtails. Mais auparavant,
voici une brve explication de la ncessit de cette sorte de
cblage dans le cerveau. Pour prdire la prochaine note d'une
chanson, vous devez connatre le nom de cette chanson, o vous
en tes dans son coute, la dure coule depuis la dernire note,
et ce qu'tait cette dernire note. Le grand nombre des synapses
165
INTELLIGENCE
connectant les cellules d'une colonne d'autres parties du cer-
veau fournit chaque colonne le contexte dont elle a besoin pour
prdire son activit dans diffrentes situations.
Le prochain point auquel nous devrons rflchir est comment ces
rgions corticales de la taille d'une petite pice de monnaie - et
leurs colonnes- envoient et reoivent l'information montant et
descendant le long de la hirarchie corticale. Nous examinerons
d'abord le flux montant qui emprunte la route relativement directe
reprsente la Figure 7. Imaginez que nous examinons une rgion
corticale et ses dizaines de colonnes. Nous zoomons sur l'une de
ces dernires. Les inputs convergents parvenant des rgions plus
basses arrivent toujours la couche 4, la couche d'entre princi-
pale. En passant, ils forment aussi une connexion dans la couche 6
(nous verrons plus tard en quoi c'est important). Les cellules de la
couche 4 envoient ensuite des projections vers le haut, vers les cou-
ches 2 et 3 des mmes colonnes. Quand une colonne projette des
informations vers le haut, beaucoup de cellules des couches 2 et 3
tendent des axones vers la couche d'entre de cette rgion situe
juste au-dessus. De ce fait, l'information circule de rgion en
rgion en remontant dans la hirarchie.
L'information qui descend le long de la hirarchie corticale
emprunte un chemin moins direct, comme le rvle la Figure 8. Les
cellules de la couche 6 sont des cellules de sortie qui envoient des
projections vers le bas partir d'une colonne corticale, et des pro-
jections vers la couche 1 dans des rgions hirarchiquement inf-
rieures. Ici, dans la couche 1, l'axone s'tend sur de grandes
distances dans la rgion corticale infrieure. De ce fait, l'informa-
tion qui descend le long de la hirarchie partir d'une colonne est
potentiellement capable d'activer beaucoup de colonnes dans les
rgions qui se trouvent en dessous. Il y a trs peu de cellules dans la
couche 1, mais celles des couches 2, 3 et 5 ont des dendrites dans
cette couche 1, ce qui permet ces cellules d'tre excites par le
166
C1
C2
C3
C4
C5
C6
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
L
1 ~
1
Figure 7 : Flux d'informations montant travers une rgion du cortex.
feedback se propageant travers toute la couche 1. Les axones en
provenance des cellules des couches 2 et 3 forment des synapses
dans la couche 5 au moment o elles quittent le cortex; on pense
qu'elles excitent les cellules des couches 5 et 6. Nous pouvons donc
dire qu' une information qui descend le long de la hirarchie suit un
chemin moins direct. Elle peut se ramifier dans beaucoup de direc-
tions ds sa dispersion la couche 1. L'information en feedback
commence dans une cellule de la couche 6, dans la rgion sup-
rieure. Elle se propage travers la couche 1, dans la rgion inf-
rieure. Certaines cellules des couches 2, 3 et 5, dans la rgion
infrieure, sont excites, et certaines d'entre elles excitent les cellules
de la couche 6, qui envoient des projections vers la couche 1 dans
des rgions hirarchiquement infrieures, et ainsi de suite (ce pro-
cessus est plus limpide en le suivant la Figure 8).
Convertir une reprsentation invariante en une prdiction spci-
fique exige de pouvoir dcider, moment aprs moment, par quel
moyen envoyer le signal tandis qu'il se propage vers le bas de la
hirarchie. La couche 1 offre un moyen de convertir une
167
C1
C2
C3
C4
cs
C6
L ~
L ~
1$
,,
INTELLIGENCE
, r
Llo
Llo
A.
, r
Figure 8 : Flux d'informations descendant travers une rgion du cortex.
reprsentation invariante en une reprsentation plus dtaille et
plus spcifique. Rappelez-vous qu'il est possible de se souvenir
du discours de Gettysburg soit oralement, soit en l'crivant. Une
reprsentation commune se dplace le long de l'un des deux che-
mins, l'un pour la voix, l' autre pour l'criture. De mme, quand
j'entends la prochaine note d'une mlodie, mon cerveau doit
prendre un intervalle gnrique, comme une quinte, et le
convertir dans la note spcifique correcte, comme un do ou un
sol. Le flux horizontal d'activit travers la couche 1 produit le
mcanisme ncessaire cette fin. Pour que des prdictions inva-
riantes de haut niveau puissent se propager jusqu'en bas du cor-
tex et devenir des prdictions spcifiques, nous devons disposer
d'un mcanisme autorisant le flux de patterns se ramifier
chaque niveau. La couche 1 se prte bien cela. Nous pourrions
168
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
prdire que nous en avons besoin mme si nous ne savions pas
qu'elle existe.
Un dernier dtail anatomique : quand les axones quittent la
couche 6 pour s'tendre vers d'autres destinations, ils sont gains
d'une substance grasse, la myline. Ce que l'on appelle la
matire grise s'apparente aux gaines isolantes qui protgent
l'installation lectrique d'une habitation. Elle empche les
signaux de se mler et les fait voyager plus vite, une vitesse de
plus de 300 km/h. Quand les axones quittent la matire grise, ils
entrent dans une nouvelle colonne corticale, la couche 6.
Enfin, les rgions corticales communiquent entre elles autre-
ment, de faon indirecte.
Avant d'entrer dans les dtails, je tiens rappeler la notion de
mmoire auto-associative expose au Chapitre 2. Comme vous
vous en souvenez sans doute, des mmoires auto-associatives
peuvent servir stocker des squences de patterns. Quand l'out-
put d'un groupe de neurones artificiels est rtropropag (feed-
back) pour former l'input de tous les neurones, et que ce
feedback est retard, les patterns apprennent se succder en
squence. Je crois que le cortex utilise ce mme mcanisme l-
mentaire pour stocker des squences, bien que d'une manire un
peu plus alambique. Au lieu de former une mmoire auto-asso-
ciative partir de quelques neurones, il la forme partir de
colonnes corticales. L'output de toutes les colonnes est rtropro-
pag vers la couche 1. De cette manire, cette dernire contient
des informations indiquant quelles colonnes taient juste actives
dans la rgion du cortex.
Parcourons ces lments que montre la Figure 9. On sait
depuis des annes que les cellules particulirement grandes de la
couche 5, dans le cortex moteur (Ml), tablissent un contact
direct avec les muscles et les rgions motrices de la moelle pi-
nire. Ces cellules commandent littralement les muscles,
169
INTELLIGENCE
produisant les mouvements. Chaque fois que vous parlez, tapez
du texte ou excutez quelque comportement sophistiqu, ces cel-
lules sont actives et dsactives d'une faon trs coordonne,
entranant la contraction des muscles.
C1
C2
C3
C4
cs
C6
L ~
L ~
Moteur
Thalamus non
spcifique
-
Figure 9 : Comment l'tat courant et le comportement moteur courant
communiquent largement entre eux via le thalamus.
Des chercheurs ont rcemment dcouvert que les cellules gantes
de la couche 5 sont susceptibles de jouer un rle primordial dans
le comportement d'autres parties du cortex, et pas uniquement
dans les rgions motrices. Par exemple, ces cellules gantes de la
couche 5 situes dans le cortex visuel envoient des projections
dans la partie du cerveau qui met les yeux en mouvement. Ainsi,
les aires sensorielles visuelles du cortex, comme V2 et V 4, traitent
non seulement les inputs visuels, mais contribuent dterminer
le mouvement des yeux lui-mme, et par consquent ce que vous
170
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
voyez. Les grandes cellules de la couche 5 se trouvent dans tout le
nocortex, dans chaque rgion, laissant penser qu'elles jouent
un rle prdominant dans toutes sortes de mouvements.
Outre leur rle comportemental, les axones des grandes cellu-
les de la couche 5 sont scinds en deux. Une branche s'tend vers
une partie du cerveau appele thalamus, reprsent la Figure 9.
Le thalamus humain a la forme et la taille de deux ufs de moi-
neau. Il se trouve au centre du cerveau, au-dessus du cerveau
archaque, envelopp par la matire grise et le cortex.
Le thalamus reoit de nombreux axones provenant de diverses
parties du cerveau et en renvoie vers ces mmes aires. Ces
connexions sont bien connues, mais le thalamus lui-mme est
une structure complique dont le rle n'est pas trs clair. Il est
cependant essentiel, car s'il est endommag le sujet est rduit
une existence vgtative.
Deux fibres relient le thalamus au cortex, mais une seule nous
intresse. Elle part des grandes cellules de la couche 5 qui
envoient des projections vers une classe de cellules thalamiques
dites non spcifiques. Les cellules non spcifiques renvoient
des axones vers la couche 1 travers un grand nombre de rgions
diffrentes du cortex. Par exemple, les cellules de la couche 5
rparties dans les rgions V2 et V 4 tendent des axones vers le
thalamus, et le thalamus renvoie des informations la couche 1
travers V2 et V4. D'autres parties du cortex en font autant. Les
cellules de la couche 5 que l'on trouve dans de nombreuses
rgions corticales envoient des projections vers le thalamus, qui
renvoie des informations vers la couche 1 travers ces mmes
rgions associes. Je pense que ce circuit est exactement comme
les feedbacks retards qui permettent aux modles de mmoire
auto-associative d'apprendre les squences.
J'ai mentionn deux inputs vers la couche 1. Les rgions plus
hautes du cortex diffusent l'activit dans toute la couche 1, dans
les rgions plus basses. Les colonnes actives l'intrieur d' une
rgion diffusent elles aussi une activit travers la couche 1, dans
171
INTELLIGENCE
la mme rgion, via le thalamus. Nous pouvons imaginer que ces
inputs vers la couche 1 peuvent tre le titre d'une chanson (input
par le dessus) et o nous en sommes dans l'coute de la chanson
(activit retarde des colonnes actives dans la mme rgion). De
ce fait, la couche 1 vhicule la majorit de l'information dont
nous avons besoin pour prdire quand une colonne devrait tre
active, c'est--dire le nom de la squence et o nous en sommes
dans la squence. En recourant ces deux signaux dans la cou-
che 1, une rgion du cortex peut apprendre et se souvenir de
multiples squences de patterns.
LE FONCTIONNEMENT D'UNE RGION CORTICALE
Ces trois circuits en tte - des patterns convergents remontant la
hirarchie corticale, des patterns divergents descendant la hirarchie
corticale et un feedback retard travers le thalamus-, nous com-
menons voir comment une rgion du cortex excute les fonctions
dont elle a besoin. Ce que nous savons se rduit ces questions :
1. Comment une rgion du cortex classe-t-elle ses inputs (sou-
venez-vous des godets)?
2. Comment apprend-t-elle les squences de patterns (comme
les intervalles d'une mlodie ou la structure yeux nez yeux
d'un visage)?
3. Comment forme-t-elle un pattern constant, c'est--dire le
nom d'une squence?
4. Comment effectue-t-elle des prdictions spcifiques (tre
l'heure l'arrive du train, prdire une note spcifique d'une
mlodie)?
Commenons par prsumer que les colonnes d' une rgion du
cortex sont comme les godets que nous avions utiliss pour clas-
ser des inputs symboliss par des papiers colors. Chaque
colonne reprsente l'tiquette d'un godet. Dans chaque colonne,
les cellules de la couche 4 reoivent des fibres d'entre provenant
172
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
de diverses rgions situes dessous, et s'excitent ds qu'elles ont
reu la bonne combinaison d'inputs. Quand les cellules de la cou-
che 4 s'excitent, c'est comme si elles votaient pour dire que
l'input correspond l'tiquette. Comme dans l'analogie du tri
des bouts de papier, les inputs peuvent tre ambigus, de sorte que
plusieurs colonnes sont susceptibles de correspondre l'input.
Or, la rgion du cortex doit pouvoir choisir une seule et unique
interprtation : le papier est soit rouge, soit orange, mais pas les
deux la fois. Une colonne recevant un input fort doit absolu-
ment empcher l'excitation des autres cellules.
Le cerveau est dot de cellules inhibitrices charges de cette
tche. Elles inhibent les autres neurones du voisinage, ne per-
mettant qu' un seul d'entre eux d' tre l'lu. Ces cellules spcia-
les affectent la zone entourant une colonne. Ainsi, mme si les
inhibitions sont nombreuses, beaucoup de colonnes d'une
rgion peuvent nanmoins tre actives simultanment (en fait,
dans le cerveau, rien n'est jamais reprsent par un seul neu-
rone ou par une seule colonne). Pour que cela soit plus clair,
considrez que, dans une rgion, une seule et unique colonne
seulement peut tre active. Mais en votre for intrieur, sachez
que beaucoup de colonnes peuvent tre actives en mme temps.
Le vritable processus auquel recourt une rgion du cortex pour
classer des inputs, et comment elle apprend le faire, est com-
pliqu et n'est pas encore compltement lucid. Je ne vous
infligerai pas les dtails. Je prfre que vous partiez du principe
que les rgions du cortex ont class leurs inputs sous forme
d'activit dans un ensemble de colonnes. Nous pourrons alors
nous concentrer sur la formation des squences et comment
elles sont nommes.
Comment notre rgion corticale stocke-t-elle la squence de
ces patterns classifis? J'ai dj la rponse cette question, mais
nous allons prsent entrer dans les dtails. Imaginons que vous
tes une colonne de cellules, et qu' un input provenant d'une
rgion infrieure excite l'une des cellules de la couche 4. Vous tes
173
INTELLIGENCE
content, et la cellule de la couche 4 entrane son tour l'excita-
tion des cellules dans les couches 2 et 3, puis 5 et ensuite 6. Com-
mande par en dessous, la colonne tout entire devient active. Les
cellules des couches 2, 3 et 5 possdent des milliers de synapses
dans la couche 1. Si l'une d'elles est active lorsque les cellules des
couches 2, 3 et 5 sont excites, les synapses sont renforces. Si cela
se produit frquemment, ces synapses de la couche 1 deviennent
suffisamment fortes pour entraner l'excitation des cellules des
couches 2, 3 et 5, et cela mme si une cellule de la couche 4 ne
s'est pas excite. Cela signifie qu'une partie de la colonne peut
devenir active sans recevoir un input d'une rgion plus basse du
cortex. De cette manire, les cellules des couches 2, 3 et 5 appren-
nent anticiper le moment o elles doivent s'exciter en se fon-
dant sur le pattern prsent dans la couche 1. Avant d'apprendre,
la colonne ne peut devenir active que si elle est commande par
une cellule de la couche 4. Aprs l'apprentissage, la colonne peut
devenir partiellement active via la mmoire. Quand une colonne
devient active via les synapses de la couche 1, elle est par anticipa-
tion commande d'en dessous. Ceci est une prdiction. Si la
colonne pouvait parler, elle dirait : Quand j'ai t active dans le
pass, cet ensemble particulier de synapses de ma couche 1 tait
actif. Par consquent, si je vois de nouveau cet ensemble particu-
lier, je m'excite l'avance.
Rappelez-vous que la moiti de l'input vers la couche 1 pro-
vient des cellules de la couche 5, situes dans les colonnes et
rgions corticales voisines. Cette information reprsente ce qui
s'tait pass dans les moments prcdents. Elle reprsente les
colonnes qui taient actives avant que votre colonne le devienne.
Elle reprsente l'intervalle prcdent d' une mlodie, ou la
dernire chose vue, ou la dernire sensation prouve, ou le pho-
nme prcdent du discours que j'entends. Si l'ordre dans lequel
ces patterns se produisent est rgulier, les colonnes apprennent
cet ordre. Elles s'exciteront les unes aprs les autres en une
squence correcte.
174
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
L'autre moiti de l'input vers la couche 1 provient des cellules
de la couche 6, dans des rgions hirarchiquement plus leves.
Cette information est plus stable. Elle reprsente le nom de la
squence actuellement en cours. Si vos colonnes sont des inter-
valles musicaux, c'est le nom de la mlodie. Si les colonnes sont
des phonmes, c'est le mot que vous entendez. Si les colonnes
sont un mot prononc, le signal venu d'en haut est le texte que
vous rcitez. De ce fait, l'information dans la couche 1 reprsente
la fois le nom d'une squence et le dernier lment de la
squence. De cette manire, une colonne particulire peut sans
confusion tre partage entre beaucoup de squences diffrentes.
Les colonnes apprennent s'exciter selon le contexte appropri et
dans l'ordre correct.
Avant de poursuivre, je dois prciser que les synapses prsen-
tes dans la couche 1 ne sont pas les seules participer l'appren-
tissage, lorsqu'une colonne doit devenir active. Comme je l'ai
mentionn prcdemment, les cellules reoivent des inputs de
beaucoup de colonnes environnantes, et en envoient vers beau-
coup de colonnes environnantes. Rappelez-vous que plus de
90 % de toutes les synapses proviennent de cellules situes hors
de la colonne, et la plupart de ces synapses ne sont pas dans la
couche 1. Par exemple, les cellules des couches 2, 3 et 5 ont certes
des milliers de synapses dans la couche 1, mais aussi des milliers
de synapses dans leurs propres couches. L'ide gnrale est que les
cellules recherchent toute information qui les aiderait prdire
partir de quel moment elles seront commandes d'en dessous.
Usuellement, l'activit dans les colonnes proches est fortement
corrle, d'o les nombreuses connexions directes vers les colon-
nes voisines. Par exemple, une ligne qui se dplace dans le champ
visuel active des colonnes successives. Mais bien souvent, l'infor-
mation ncessaire pour prdire l'activit d'une colonne est plus
globale, et c'est l que les synapses de la couche 1 jouent un rle.
Si vous tiez une cellule ou une colonne, vous ne connatriez pas
la signification de chacune des nombreuses synapses; tout ce que
175
INTELLIGENCE
vous sauriez c'est qu'elles peuvent vous aider prdire le moment
o vous devriez tre active.
Voyons maintenant comment une rgion du cortex forme le
nom d'une squence apprise. Imaginez une fois de plus que vous
tes une rgion du cortex. Vos colonnes actives changent chaque
nouvel input. Vous avez russi apprendre l'ordre dans lequel vos
colonnes deviennent actives, sachant que certaines cellules des
colonnes s'activent avant l'arrive d'inputs en provenance de
rgions infrieures. Quelle information enverrez-vous vers les
rgions du cortex hirarchiquement suprieures? Nous avons vu
prcdemment que les cellules de vos couches 2 et 3 envoient
leurs axones vers la prochaine rgion la plus leve. L'activit de
ces cellules est l'input vers les rgions plus leves. Mais un pro-
blme se pose. Pour que cette hirarchie puisse fonctionner, vous
devez relayer un pattern constant durant les squences apprises;
vous devez transmettre le nom d'une squence, pas les dtails.
Avant d'apprendre une squence, vous pouvez transmettre les
dtails, mais aprs avoir appris la squence et tre ainsi capable de
prdire exactement les colonnes qui seront actives, vous devez
relayer un pattern constant. Or, jusqu' prsent, je ne vous ai pas
expliqu comment le faire. Tel que cela se prsente en ce moment,
vous transmettrez chaque pattern changeant, que vous puissiez le
prdire ou non. Au fur et mesure que les colonnes deviennent
actives, leurs cellules de la couche 2 et de la couche 3 envoient un
nouveau signal vers le haut de la hirarchie. Le cortex doit dispo-
ser d'un moyen de prserver la constance de l'input envoy vers la
prochaine rgion au cours des squences apprises. Il nous faut un
moyen de neutraliser l'output des cellules de la couche 2 et de la
couche 3 lorsqu'une colonne prdit son activit, ou au contraire
rendre ces cellules actives lorsque la colonne ne parvient pas
prdire son activit. C'est le seul moyen pour confectionner un
pattern de nom constant.
176
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
Nous n'en savons pas suffisamment sur le cortex pour expli-
quer exactement comment il s'y prend. J'ai imagin plusieurs tech-
niques. Je dcrirai celle qui me convient actuellement le mieux,
mais gardez l'esprit que le concept est plus important que telle ou
telle technique. La cration d'un pattern de nom constant est
obligatoire pour cette thorie. Tout ce que je peux dire en ce
moment est qu'il existe un mcanisme plausible pour le nommage.
Une fois de plus, mettez-vous dans la peau -si l'on peut
dire- d'une colonne, comme l'illustre la Figure 10. Nous vou-
lons comprendre comment vous apprenez prsenter un pattern
constant la rgion immdiatement au-dessus lorsque vous par-
venez prdire votre activit, et un pattern changeant lorsque
vous ne pouvez pas la prdire. Commenons par supposer que
dans les couches 2 et 3 se trouvent plusieurs classes de cellules
(outre plusieurs types de cellules inhibitrices, beaucoup d' anato-
mistes font la diffrence entre les types de cellules prsentes dans
ce qu'ils appellent des couches 3a et 3b; c'est pourquoi cette
hypothse n'est pas draisonnable).
Supposons aussi qu'une classe de cellules, appeles cellules
de la couche 2 ,apprenne rester en place au cours des squen-
ces d'apprentissage. Ces cellules, en tant que groupe, reprsentent
le nom de la squence. Elles prsenteront un pattern constant aux
rgions corticales plus leves aussi longtemps que votre rgion
sera capable de prdire quelles seront les prochaines colonnes
actives. Si la rgion du cortex possde une squence apprise com-
pose de trois patterns diffrents, les cellules de la couche 2 de
toutes les colonnes reprsentant ces trois patterns resteront acti-
ves aussi longtemps que nous serons dans cette squence. Elles
sont le nom de la squence.
Supposons ensuite qu'il existe une autre classe de cellules, les
cellules de la couche 3b qui ne s'excitent pas lorsque notre colonne
prdit correctement son input, mais qui s'excitent en revanche
quand elle ne prdit pas son activit. Une cellule de la couche 3b
reprsente un pattern inattendu. Elle s'excite lorsqu'une colonne
177
C1
C2
C3a
C3b
C4
INTELLIGENCE
llr
' 1 1 1 1 ' 1
1 1
: ~
1 1
Ll
1 1
~
1
~ l 1
1 1 1 1 1
1 1 [-+l
~ 1 1 1
1
1 ~ ! 1 h'b' 'l
1
1
l l n 1 Ilion
1
1 1 1 ! 1
1 1 1
1
1
1
:o
1
1
1
1 1
1
1
1 1 l
j_
Des rgions les plus leves
du thalamus
Cellules de nom
(projection vers le cortex suprieur)
Input attendu
Input inattendu
(projections vers le cortex suprieur)
Figure 10: Formation du nom constant d'une squence apprise.
devient active de manire imprvue. Elle s'excitera chaque fois
qu'une colonne devient active avant tout apprentissage pralable.
Mais lorsqu'une colonne apprend prdire son activit, la cellule
de la couche 3b se tient tranquille. Les cellules de la couche 2 et de
la couche 3b rpondent toutes deux nos exigences. Avant
l'apprentissage, les deux cellules s'excitent ou cessent de l'tre avec
la colonne, mais aprs l'apprentissage, la cellule de la couche 2 est
constamment active et celle de la cellule 3b reste tranquille.
Comment ces cellules apprennent-elles faire cela? Com-
menons d'abord par rflchir la manire de dsactiver la cel-
lule de la couche 3b lorsque sa colonne prdit correctement son
activit. Supposons qu'une autre cellule se trouve juste au-dessus
de celle de la couche 3b, c'est--dire dans la couche 3a. Cette
cellule a aussi des dendrites dans la couche 1. Sa seule tche est
d'empcher la cellule de la couche 3b de s'exciter lorsqu'elle
reconnat le pattern appropri dans la couche 1. Quand la cellule
de la couche 3a voit le pattern appris dans la couche 1, elle active
178
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
rapidement une cellule inhibitrice qui empche l'excitation de la
cellule de la couche 3b. Il n'en faut pas davantage pour stopper
l'excitation de la cellule de la couche 3b lorsque la colonne prdit
correctement son activit.
Considrez prsent la tche plus difficile consistant faire en
sorte que la cellule de la couche 2 reste active tout au long d'une
squence connue de patterns. C'est plus ardu car un ensemble
diversifi de cellules de couche 2 dans diffrentes colonnes doit res-
ter actif conjointement, mme si chacune des colonnes individuelles
n'est pas active. Voici comment, mon avis, cela se produit. Les cel-
lules de la couche 2 peuvent apprendre tre commandes unique-
ment partir des rgions hirarchiquement suprieures du cortex.
Elles peuvent former des synapses prfrentiellement avec les axo-
nes des cellules de la couche 6, dans les rgions au-dessus. Les cellu-
les de la couche 2 reprsenteront par consquent le pattern de nom
constant de la rgion suprieure. Quand une rgion suprieure du
cortex envoie un pattern la couche 1 situe plus bas, un ensemble
de cellules de la couche 2, dans la rgion infrieure, devient actif,
reprsentant toutes les colonnes qui font partie de la squence.
Comme les cellules de la couche 2 rtroprojettent aussi vers les
rgions plus leves, elles forment un groupe de cellules semi-sta-
bles (il est improbable que ces cellules restent constamment actives.
Elles s'excitent probablement de manire synchrone, quelque peu
rythmique). C'est comme si les rgions plus leves envoyaient le
nom d'une mlodie, par exemple, vers la couche 1, en dessous. Cet
vnement entrane l'excitation d'un ensemble de cellules de la cou-
che 2, une pour chacune des colonnes qui s'activent tour tour au
cours de l'audition de la mlodie.
La somme de tous ces mcanismes permet au cortex
d'apprendre des squences, de procder des prdictions et de
former des reprsentations constantes, ou noms, pour les
squences. Ce sont les oprations de base pour la formation des
reprsentations invariantes.
179
INTELLIGENCE
Comment faisons-nous des prdictions au sujet d'vnements
que nous n'avons jamais connus auparavant? Comment dci-
dons-nous parmi de multiples interprtations d'un input?
Comment une rgion du cortex fait-elle des prdictions spcifi-
ques partir de mmoires invariantes? J'ai donn des exemples
de tout cela prcdemment, comme la prdiction de l'exacte
prochaine note d'une mlodie lorsque votre mmoire ne se sou-
vient que des intervalles qui les sparent, l'exemple de l'heure
d'arrive du train ou la rcitation du discours de Gettysburg.
Dans tous ces cas, le seul moyen de rsoudre le problme est
d'utiliser la dernire information spcifique pour convertir une
prdiction invariante en prdiction spcifique. Une autre
manire d'exprimer ceci, en termes de cortex, serait de dire qu'il
faut combiner des informations d'antropropagation (l'input
rel) en information de rtropropagation (une prdiction dans
une forme invariante).
Voici un exemple simple de ce qui, mon avis, se passe. Sup-
posons qu'une rgion du cortex ait t informe qu'elle doit
s'attendre un intervalle musical d'une quinte. Les colonnes de
cette rgion reprsentent tous les intervalles possibles comme do-
mi, do-sol, r-la, etc. Vous devez dcider quelles colonnes doivent
tre actives. Quand la rgion situe au-dessus signale qu'il faut
s'attendre une quinte, il en dcoule que les cellules de la cou-
che 2 s'excitent dans toutes les colonnes qui sont des quintes,
comme sol-do, r-la et mi-si. Les cellules des colonnes de la cou-
che 2 reprsentant d'autres intervalles ne sont pas actives. Vous
devez prsent slectionner une colonne parmi toutes les quintes
possibles. Les inputs vers votre rgion sont des notes spcifiques.
Si la dernire que vous avez entendue tait un r, toutes les colon-
nes reprsentant des intervalles impliquant un r, comme r-mi
et r-si, ont un input partiel. Nous avons donc, dans la couche 2,
une activit dans toutes les colonnes qui sont des quintes, et dans
la couche 4 un input partiel vers toutes les colonnes reprsentant
un intervalle impliquant un r. L'intersection de ces deux ensem-
180
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
bles reprsente notre rponse, c'est--dire la colonne reprsen-
tant l'intervalle r-la (voir Figure 11).
Prdiction invariante
r j \ \

C2
A: Al
1
A:
L..l l L..l : Ll.: L..l l
A: AI
1
A: A: A
1 1
A: A: A
1
L..l l L..l : L..l l L..l l L..l : L L..ll L..l l L..l :
C3
C4
C5
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1
: : : : : :j : : : l : :. : :
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1
Input antropropag
,
Pred1ct1on
spcifique
Figure 11 : Comment une rgion du cortex procde des prdictions spcifiques
partir de mmoires invariantes.
Comment le cortex dcouvre-t-il cette intersection? Rappelez-vous
que j'ai mentionn le fait que les axones des cellules de la couche 2
et de la couche 3 forment gnralement des synapses dans la cou-
che 5 en quittant le cortex, et que des axones semblables s' appro-
chant de la couche 4 partir de rgions infrieures du cortex
produisent une synapse dans la couche 6. L'intersection de ces deux
synapses (descendante et montante) fournit ce dont nous avons
besoin. La cellule de la couche 6 qui reoit ces deux inputs actifs
181
INTELLIGENCE
sera excite. Une cellule de la couche 6 reprsente ce qu'une rgion
du cortex croit qu'il se passe, c'est--dire une prdiction spcifique.
Si cette cellule de la couche 6 pouvait parler, elle dirait : Je fais par-
tie d'une colonne qui reprsente quelque chose. Dans mon cas,
c'est l'intervalle musical r-la. D'autres colonnes peuvent avoir
d'autres significations. Je parle de ma rgion du cortex. Quand je
deviens active, cela veut dire que nous croyons que l'intervalle
musical r-la est soit en cours, soit sur le point de se produire. Je
pourrais devenir active parce que l'input ascendant provenant des
oreilles a incit la cellule de la couche 4 de ma colonne exciter la
colonne tout entire. Ou alors, mon activit pourrait signifier que
nous reconnaissons une mlodie et que nous allons prdire son
prochain intervalle spcifique. Dans les deux cas, ma tche consiste
informer les rgions infrieures du cortex de ce que nous pensons
tre en cours. Je reprsente notre interprtation du monde, qu'elle
soit vraie ou seulement imagine.
Permettez-moi de dcrire cela en recourant une autre
image mentale. Imaginez deux feuilles de papier pleines de
petits trous. Ceux de l'une des feuilles reprsentent les colonnes
dont les cellules de la couche 2 ou de la couche 3 sont actives,
c'est--dire notre prdiction invariante. Les trous de l'autre
feuille reprsentent les colonnes ayant reu un input partiel de
la rgion d'en dessous. Placez les deux feuilles de papier l'une
sur l'autre: certains trous seront parfaitement superposs,
d'autres non. Les trous superposs reprsentent les colonnes
que nous pensons tre actives.
Ce mcanisme produit non seulement des prdictions spcifi-
ques, mais il rsout aussi les ambiguts des inputs sensoriels. Trs
souvent, l'input vers une rgion sensorielle est ambigu, comme
nous l'avons constat avec les bouts de papier color, ou quand
nous entendons un mot un peu confus. Ce mcanisme de
concordance ascendante/descendante permet de dcider entre
plusieurs interprtations. Le choix effectu, l'interprtation est
relaye vers la rgion du dessous.
182
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
A chaque moment de notre existence quotidienne, chaque
rgion du cortex compare un ensemble de colonnes qui s'atten-
dent quelque chose, commandes par au-dessus, un ensem-
ble de colonnes observes commandes par en dessous.
L'endroit o les deux ensembles se coupent est ce que nous per-
cevons. Si l'input provenant d'en haut et les prdictions taient
parfaits, l'ensemble des colonnes perues serait toujours
contenu dans l'ensemble des colonnes prdites. Cet accord ne se
produit pas souvent. La technique consistant combiner une
prdiction partielle avec un input partiel rsout un input
ambigu, elle comble un lment d'information manquant et
dcide entre diverses options. C'est ainsi que nous combinons
un intervalle de hauteur de note invariant avec la dernire note
entendue afin de prdire la prochaine note spcifique d'une
mlodie. C'est ainsi que nous dcidons qu'une image montre
un vase plutt que deux visages de profil se faisant face. C'est
ainsi que nous divisons le flux moteur afin d'crire ou de rciter
le discours de Gettysburg.
Enfin, outre la projection vers les rgions corticales infrieu-
res, les cellules de la couche 6 peuvent renvoyer leur output vers
les cellules de la couche 4 de leur propre colonne. Ce faisant, nos
prdictions deviennent l'input. C'est ce qui se passe lorsque nous
rvassons ou pensons. Ceci nous permet de connatre les cons-
quences de nos propres prdictions. Nous procdons ainsi plu-
sieurs fois par jour lorsque nous envisageons l'avenir, rptons le
texte d'un discours ou quand nous nous inquitons d' vne-
ments venir. Stephen Grossberg, spcialiste de longue date de la
modlisation du cortex, appelle cela le feedback repli. Je pr-
fre le mot imagination .
Nous en arrivons au dernier sujet avant de clore cette section. J'ai
signal plusieurs fois que bien souvent, ce que nous voyons, enten-
dons ou prouvons dpend grandement de nos propres actions. Ce
183
INTELLIGENCE
que nous voyons dpend des saccades oculaires et de l'orientation
de la tte. Ce que nous prouvons dpend des mouvements de nos
membres, y compris les doigts. Ce que nous entendons est parfois
dpendant de ce que nous disons ou faisons.
C'est pourquoi, pour prdire ce que nous ressentirons
ensuite, nous devons connatre les actions que nous entrepre-
nons. Le comportement moteur et la perception sensorielle sont
hautement interdpendants. Comment pouvons-nous faire des
prdictions si ce que nous ressentirons ensuite est largement le
rsultat de nos propres actions? Il existe fort heureusement une
solution aussi surprenante qu'lgante ce problme, bien que
beaucoup de dtails nous chappent encore.
La premire dcouverte tonnante est que la perception et le
comportement, c'est presque du pareil au mme. Comme je l'ai
dj mentionn, la plupart sinon toutes les rgions du cortex, y
compris les aires visuelles, participent la cration du mouve-
ment. Les cellules de la couche 5 qui effectuent des projections
vers le thalamus puis vers la couche 1 semblent avoir une fonc-
tion motrice car elles effectuent des projections simultanment
vers les aires motrices du cerveau archaque. De ce fait, la
connaissance de ce qui vient de se produire -tant sur le plan
moteur que sensoriel- est disponible dans la couche 1.
La seconde surprise, qui est une consquence de la premire,
est que le comportement moteur doit aussi tre reprsent par
une hirarchie de reprsentations invariantes. Vous produisez les
mouvements ncessaires pour entreprendre une action particu-
lire en pensant l'excuter sous une forme dtails invariants.
Au cours de sa descente le long de la hirarchie, l'ordre moteur est
traduit en squences complexes et dtailles requises pour effec-
tuer l'activit prvue. Ceci se produit la fois dans le cortex
moteur et dans le cortex sensoriel , ce qui estompe la dis-
tinction entre les deux. Si une rgion IT du cortex visuel peroit
nez , la simple action de se reprsenter il gnre la saccade
ncessaire pour que cette prdiction devienne ralit. La saccade
184
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
particulire ncessaire pour passer de la vision du nez celle de
l'il varie selon le positionnement du visage. S'il est proche, la
saccade oculaire est ample; s'il est distant, la saccade est faible.
Un visage pench impose une saccade sous un autre angle que si
le visage est d'aplomb. Les dtails de la saccade ncessaire sont
dtermins pendant que la prdiction de la vision de il se
dplace en Vl. La saccade devient de plus en plus spcifique en
descendant, d'o un positionnement de la fova sur ou trs prs
du point observ.
Examinons un autre exemple. Lorsque je me dplace physi-
quement du salon la cuisine, tout ce que mon cerveau a
faire est de passer mentalement d'une reprsentation inva-
riante du salon la reprsentation invariante de la cuisine.
Cette transition provoque un complexe dploiement de
squences. Le processus de gnration de la squence de pr-
dictions de ce que je vais voir, ressentir et entendre en me ren-
dant du salon la cuisine produit la squence de commandes
motrices qui me fait aller d'une pice une autre et fait bouger
mes yeux au cours de ce dplacement. Prdiction et comporte-
ment moteur fonctionnent de pair en tant que flux de patterns
montant et descendant le long de la hirarchie corticale. Aussi
trange que cela puisse paratre, lorsque votre propre compor-
tement est impliqu, vos prdictions non seulement prcdent
la sensation, mais la dterminent. Penser aller au prochain
pattern de la squence provoque une prdiction en cascade de
ce que vous devriez prouver ensuite. Pendant qu'elle se
dploie, la prdiction en cascade gnre les commandes motri-
ces ncessaires pour raliser la prdiction. Penser, prdire et
faire sont autant d'lments d'un mme dploiement de
squences descendant le long de la hirarchie corticale.
Faire en pensant, ce qui est le dploiement parallle de la
perception et du comportement moteur, est l'essence mme de ce
qui s'appelle un comportement orient vers le but. C'est le Graal
de la robotique. Il est inscrit dans les tissus du cortex.
185
INTELLIGENCE
Il est bien sr possible de dsactiver notre comportement
moteur. Je peux penser la vision d'une chose sans vritablement
la voir, et je peux penser aller dans la cuisine sans vritablement
m'y rendre. Mais, penser faire quelque chose est littralement le
point de dpart de comment nous agirons.
FLUX ASCENDANT ET FLUX DESCENDANT
Revenons un peu en arrire et rflchissons davantage la
manire dont l'information monte et descend le long de la hirar-
chie corticale. Tandis que vous allez et venez, un flux d'inputs
changeants parvient aux rgions infrieures du cortex. Chaque
rgion s'efforce de savoir si son flux d'inputs appartient une
squence de patterns connue. Les colonnes essayent d'anticiper
leur activit. Si elles y russissent, elles transmettent un pattern
stable, le nom de la squence, la rgion au-dessus. L encore,
c'est comme si la rgion disait : J'coute une chanson. Voici son
nom. Je peux m'occuper des dtails.
Mais que se passerait-il si un pattern inattendu arrivait, une
note imprvue? Ou que se passerait-il si nous apercevions tout
coup quelque chose qui n'appartiendrait pas un visage? Le
pattern inattendu est automatiquement transmis la prochaine
rgion suprieure du cortex. Ceci se produit naturellement car
les cellules de la couche 3b qui ne font pas partie de la squence
attendue s'excitent. La rgion suprieure peut tre capable de
comprendre que ce nouveau pattern est la prochaine partie de
sa propre squence. Elle pourrait dire: Je vois arriver une nou-
velle note. C'est peut-tre la premire de la prochaine chanson
de l'album. C'est bien possible; je prdis donc que nous som-
mes pass la prochaine chanson. Avis la rgion d'en dessous :
voici le nom de la prochaine chanson qui, mon avis, sera
entendue. Mais si cette reconnaissance ne se produit pas, un
pattern inattendu continuera se propager vers le haut de la
hirarchie corticale jusqu' ce que quelque rgion suprieure
parvienne l'interprter comme faisant partie de la squence
186
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
normale des vnements. Plus le pattern inattendu doit monter
haut, plus le nombre de rgions du cortex impliques dans la
rsolution de l'input inattendu s'accrot. Enfin, quand une
rgion quelque part en haut de la hirarchie estime qu'elle peut
comprendre l'vnement inattendu, elle gnre une nouvelle
prdiction. Cette dernire se propage vers le bas de la hirarchie
aussi loin qu'elle le peut. Si la nouvelle prdiction est errone,
une erreur est dtecte, et de nouveau, la prdiction grimpe
dans la hirarchie jusqu' ce qu'une rgion parvienne l'inter-
prter comme faisant partie de son actuelle squence active. Ce
qui nous conduit constater que dans la hirarchie le flux des
patterns observs est ascendant et celui des prdictions descen-
dant. Idalement, dans un monde qui serait connu et prvisible,
la plupart des flux de patterns ascendants et descendants
seraient rapides et se produiraient dans les rgions infrieures
du cortex. Le cerveau essaye de dcouvrir rapidement la partie
de son modle du monde qui serait en accord avec tout input
inattendu. Ce n'est qu'alors qu'il comprendrait l'input et saurait
quoi s'attendre ensuite.
Quand je me promne dans une chambre familire de ma
maison, peu d'erreurs se propagent vers la partie suprieure de
mon cortex. Les squences bien apprises concernant mon habita-
tion peuvent tre gres dans les parties infrieures de la hirar-
chie visuelle, somatosensorielle et motrice. Je connais si bien ma
chambre que je pourrais y circuler les yeux ferms. Cette familia-
rit libre la majorit de mon cortex pour d'autres tches comme
mes rflexions sur le cerveau et l'criture de livres. Mais si j'tais
dans une chambre inconnue, surtout si elle est trs diffrente de
tout ce que j'aurais pu voir auparavant, il faudrait non seulement
que je puisse voir o je vais, mais des patterns inattendus seraient
sans cesse achemins trs haut dans la hirarchie corticale. Moins
l'exprience sensorielle en cours s'accorde avec les squences
apprises, et plus les erreurs qui surgissent sont nombreuses. Dans
cette situation nouvelle, je ne pourrais plus penser au cerveau en
187
INTELLIGENCE
tant que sujet d'tude car mon cortex serait confront aux pro-
blmes d'orientation dans la chambre. C'est une exprience que
connaissent bien les voyageurs qui dbarquent dans un pays
inconnu. Bien que les routes puissent ressembler celles qui leur
sont familires, les voitures roulent peut-tre de l'autre ct de la
chausse, la monnaie est diffrente et la langue aussi, et rien que
trouver une salle de bains peut accaparer toute la puissance corti-
cale. Inutile d'essayer de rpter un discours en marchant dans un
pays qui vous est compltement tranger.
La sensation de comprhension subite, le fameux bon sang,
mais c'est bien sr!, peut tre comprise dans ce modle. Suppo-
sons que vous regardiez une image ambigu : faite de taches
d'encre et de traits pars, elle n'voque rien. La confusion nat de
l'impossibilit, pour le cortex, de trouver une mmorisation
concordant avec l'input. Nos yeux parcourent l'image. De nou-
veaux inputs remontent toute la hirarchie corticale. Le cortex
suprieur met un grand nombre d'hypothses et les teste, mais
lorsqu'elles descendent dans la hirarchie, toutes et chacune
entrent en conflit avec l'input, et le cortex est oblig d'essayer de
nouveau. Au cours de cet pisode marqu par la confusion, votre
cerveau est compltement accapar par la recherche de la compr-
hension de l'image. Vous procdez enfin une prdiction de haut
niveau qui se rvle exacte. A ce moment, cette prdiction faite tout
en haut de la hirarchie corticale russit se propager jusqu'au pied
de la hirarchie. En moins d'une seconde, chaque rgion a fourni
une squence qui correspond la donne. Plus aucune erreur ne
remonte. Vous comprenez ce que reprsente l'image : une partie
des taches forme un chien dalmatien, comme la Figure 12.
LE BIOFEEDBACK PEUT-IL VRAIMENT LE FAIRE?
Nous savons depuis des dcennies que dans la hirarchie corticale
les connexions sont rciproques. Si une rgion A envoie des pro-
jections vers une rgion B, dans ce cas, B envoie des projections
vers A. Les fibres axoniques ramenant en arrire sont souvent
188
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX

Figure 12: Vous voyez le dalmatien?
plus nombreuses que celles allant vers l'avant. Mais mme si cette
description est largement accepte, le paradigme qui prvaut est
que le feedback, ou plus exactement le biofeedback, joue un rle
mineur, ou modulateur, dans le cerveau. L'ide selon laquelle
un signal de biofeedback peut provoquer l'excitation instantane
et prcise de divers ensembles de cellules de la couche 2 ne pr-
vaut pas parmi les neurobiologistes.
Pourquoi en serait-il ainsi? En partie, comme je l' ai men-
tionn, parce qu'il n'y a pas de vritable ncessit d'tre concern
189
INTELLIGENCE
par le feedback si vous n'acceptez pas le rle central de la prdic-
tion. Si vous pensez que l'information s'coule directement tra-
vers le systme moteur, quoi bon un biofeedback? Une autre
bonne raison d'ignorer le biofeedback est que le signal de feed-
back est diffus sur de larges zones de la couche 1. Intuitivement,
nous nous attendrions ce qu'un signal dispers sur une vaste
aire n'ait qu'un effet mineur sur beaucoup de neurones, et
qu'effectivement le cerveau soit dot de tels signaux modulateurs
qui n'agissent pas sur des neurones en particulier, mais modifient
des attributs globaux comme la vigilance.
La dernire raison d'ignorer le biofeedback tient l'ide que
se font bon nombre de scientifiques du fonctionnement de cha-
cun des neurones. Un neurone possde des milliers, voire des
dizaines de milliers de synapses. Certaines se trouvent loin du
corps cellulaire, d'autres tout prs. Les synapses proximit de
corps cellulaire exercent une forte influence sur l'excitation d'une
cellule. Une douzaine de synapses actives proches du corps cellu-
laire peuvent l'inciter dclencher un potentiel, c'est--dire une
dcharge lectrique. C'est bien connu. Toutefois, la grande majo-
rit des synapses ne se trouve pas proximit du corps des cellu-
les. Elles sont disperses loin et largement sur la structure en
arborescence des dendrites des cellules. Parce que ces synapses
sont loignes des corps cellulaires, les scientifiques ont eu ten-
dance croire qu' un potentiel parvenant l'une d'elles aurait un
effet faible ou trop peu perceptible pour permettre un neurone
de produire un potentiel. Le temps qu'il atteigne le corps cellu-
laire, l'effet sur une synapse distante serait dissip.
En rgle gnrale, l'information qui monte le long de la hi-
rarchie corticale est transfre au travers des synapses proches des
corps cellulaires. L'information ascendante est ainsi plus assure
de passer de rgion en rgion. De mme, en rgle gnrale, le fee-
dback descendant le long de la hirarchie corticale le fait au tra-
vers de synapses loin du corps cellulaire. Les cellules dans les
couches 2, 3 et 5 envoient des dendrites dans la couche 1 et y
190
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
forment un grand nombre de synapses. La couche 1 est une
masse de synapses, mais elles sont toutes loin des corps cellulaires
des couches 2, 3 et 5. De plus, toute cellule particulire, disons
dans la couche 2, ne formera, le cas chant, que peu de synapses
avec quelque fibre de feedback particulire que ce soit. C'est
pourquoi des scientifiques pourraient rejeter l'ide qu'un bref
pattern, dans la couche 1, peut provoquer avec exactitude l'exci-
tation d'un ensemble de cellules dans les couches 2, 3 et 5. Mais
c'est prcisment ce qu'exige la thorie que j'ai labore.
La rsolution de ce dilemme tient au fait que les neurones ne
se comportent diffremment que dans le modle classique. En
fait, ces dernires annes, un nombre grandissant de scientifiques
ont mis l'hypothse que les synapses prsentes sur des dendrites
minces et distantes pourraient jouer un rle actif et trs spcifi-
que dans l'excitation des cellules. Dans ces modles, ces synapses
distantes se comportent diffremment des synapses des dendrites
paisses, situes proximit du corps cellulaire. Par exemple, si
deux synapses taient trs proches l'une de l'autre sur une den-
drite mince, elles agiraient en tant que dtecteur de conci-
dence :si les deux synapses recevaient un potentiel d'input dans
un trs bref laps de temps, elles pourraient exercer un effet fort
sur la cellule, bien qu'elles soient loignes du corps cellulaire. Ce
dernier gnrerait alors un potentiel. Le comportement des den-
drites d'un neurone est encore un mystre; je n'en dirai donc pas
davantage. Ce qui est important est que le modle de mmoire-
prdiction du cortex exige que les synapses loin du corps cellu-
laire soient capables de dtecter des patterns spcifiques.
Rtrospectivement, il semble absurde d'affirmer que la plu-
part des milliers de synapses d'un neurone ne jouent qu'un rle
modulateur. Les normes quantits de biofeedbacks et le nombre
extrmement lev de synapses ont une raison d'tre. A partir de
l, nous pouvons dire qu'un neurone typique est capable
d'apprendre des centaines de concidences prcises partir des
fibres de feedback, lorsqu'elles crent des synapses sur des
191
INTELLIGENCE
dendrites minces. Cela signifie que chaque colonne de notre no-
cortex est hautement flexible, en termes de patterns de biofeed-
back susceptibles de les activer. Cela signifie que chaque
fonctionnalit particulire peut tre prcisment associe des
milliers d'objets et de squences diffrents. Mon modle a besoin
du biofeedback pour tre rapide et prcis. Les cellules doivent
pouvoir s'exciter lorsqu'elles dtectent n'importe quel nombre de
concidences prcises sur leurs dendrites distantes. Ces nouveaux
modles neuronaux l'autorisent.
COMMENT LE CORTEX APPREND
Toutes les cellules de toutes les couches du cortex ont des synap-
ses, et la plupart des synapses peuvent tre modifies par l'exp-
rience. On peut affirmer que l'apprentissage et la mmorisation
s'effectuent dans toutes les couches, dans toutes les colonnes et
dans toutes les rgions du cortex.
Prcdemment dans ce livre, j'ai mentionn l'apprentissage
hebbien, du nom du neuropsychologue canadien Donald Olding
Hebb. Le principe est trs simple: quand deux neurones sont
excits simultanment, les synapses qui se trouvent entre eux sont
renforces. Nous savons prsent que Hebb avait fondamentale-
ment raison. Bien sr, rien dans la nature n'est jamais si simple, et
dans le cerveau, c'est encore plus compliqu. Notre systme ner-
veux excute diverses variantes des rgles d'apprentissage heb-
bien. Par exemple, certaines synapses modifient leur force en
rponse de faibles variations de la temporisation des signaux
neuronaux; certains changements synaptiques sont passagers,
d'autres persistants. Hebb n'avait toutefois chafaud qu'un cadre
pour l'tude de l'apprentissage, et non une thorie finale, mais ce
cadre s'avra extrmement utile.
Les principes d'apprentissage hebbien peuvent expliquer la plu-
part des comportements corticaux mentionns dans ce chapitre.
C'est dans les annes 1970 qu'il fut dmontr que les mmoires auto-
associatives reposant sur le classique algorithme d'apprentissage
192
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
hebbien taient capables d'apprendre des patterns spatiaux et des
squences de patterns. Le principal problme tait que les mmoires
ne pouvaient grer correctement les variations. Selon la thorie pro-
pose dans ce livre, le cortex a contourn cette limitation, d'une part
en empilant les mmoires auto-associatives dans une hirarchie, et
d'autre part en recourant une architecture colonnaire sophistique.
Ce chapitre est presque entirement consacr la hirarchie et son
fonctionnement, car c'est grce elle que le cortex est si puissant.
C'est pourquoi, au lieu de nous plonger dans les fastidieux dtails
expliquant comment chaque cellule est capable d'apprendre ceci ou
cela, je prfre rvler quelques principes gnraux d'apprentissage
dans le cadre de la hirarchie.
Au moment de la naissance, le cortex ne sait quasiment rien.
Il ne sait rien de votre langue, de votre culture, de votre habita-
tion, de votre ville, de la musique, des gens qui vous entourent ...
Rien. Toutes ces informations, la structure du monde, doivent
tre apprises. Les deux composants de base de l'apprentissage
sont les classifications de patterns et la construction de squences.
Ces deux composants complmentaires de la mmoire interagis-
sent. Tandis qu'une rgion apprend des squences, les inputs
qu'elle envoie aux cellules de la couche 4, dans les rgions cortica-
les leves, changent. De ce fait, les cellules de la couche 4 appren-
nent former de nouvelles classifications, qui modifient les
patterns rtroprojets vers la couche 1, dans la rgion infrieure,
ce qui affecte les squences.
Le fondement pour la formation des squences est le regroupe-
ment des patterns faisant partie d'un mme objet. Une faon de le
faire consiste grouper les patterns dont la cration se succde.
Quand un enfant tient un jouet dans sa main et le fait lentement
bouger, son cerveau peut fort bien supposer que l'image qui se
forme sur la rtine est celle du mme objet, moment aprs moment,
et que par consquent l'ensemble changeant de patterns peut tre
group. A un autre moment, une instruction venue de l'extrieur
sera ncessaire pour aider savoir quels patterns appartiennent un
193
INTELLIGENCE
mme groupe. Pour apprendre que les pommes et les bananes sont
des fruits, mais que les carottes et le cleri n'en sont pas, il faut qu'un
enseignant guide l'enfant pour grouper ces lments en fruits et en
lgumes. De toutes manires, le cerveau labore lentement les
squences de patterns qui appartiennent un mme ensemble.
Mais tandis que les rgions du cortex construisent des squences,
l'input vers la prochaine rgion change. Celui qui reprsentait le
plus souvent des patterns individuels reprsente peu peu des grou-
pes de patterns. L'input vers une rgion passe des notes la mlodie,
des lettres aux mots, des nez aux visages, et ainsi de suite. Comme
les inputs montant vers une rgion deviennent plus orients
objets, la rgion suprieure du cortex peut prsent apprendre des
squences concernant ces objets d'ordre plus lev. L o aupara-
vant une rgion laborait des squences de lettres, elle construit
maintenant des squences de mots. Le rsultat inattendu de ce pro-
cessus d'apprentissage est que, au cours de l'apprentissage rptitif,
les reprsentations des objets descendent dans la hirarchie corti-
cale. Au cours des premires annes de la vie, les mmorisations
concernant le monde se forment d'abord dans les rgions suprieu-
res du cortex, mais au fur et mesure de l'apprentissage, elles sont
reformes en bas et dans les parties infrieures de la hirarchie cor-
ticale. Ce n'est pas le cerveau qui les dplace; il doit les rapprendre
sans cesse (je n'avance pas que toutes les mmorisations commen-
cent en haut du cortex. La vritable formation des mmoires est
autrement plus complexe. Je crois que la classification des patterns
dans la couche 4 commence en bas et monte. C'est la mmoire de
squences qui, mon avis, se reforme toujours plus bas dans le cor-
tex). Tandis que les reprsentations simples descendent, les rgions
suprieures deviennent capables d'apprendre des patterns plus
compliqus et plus subtils.
Vous pouvez observer la cration et le mouvement descen-
dant d'une mmoire hirarchique en regardant comment un
enfant apprend. Prenons l'acquisition de la lecture. La premire
chose qu'il apprend est la reconnaissance de chacune des lettres.
194
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
C'est une tche lente et laborieuse qui exige un effort soutenu.
Ensuite, il apprend des mots simples. L encore, c'est d'abord dif-
ficile, mme pour des mots de trois lettres. L'enfant parvient les
lire l'une aprs l'autre et les peler, mais il lui faut une certaine
pratique avant que le mot lui-mme soit reconnu comme tel.
Aprs avoir appris des mots simples, il se confronte des mots
compliqus, plusieurs syllabes. Il nonne d'abord chacune
d'elles, les fait se suivre comme ille faisait des lettres pour former
des mots. Aprs des annes de pratique, il acquiert une certaine
aisance dans la lecture. Il en arrive au point o il ne voit plus vri-
tablement chaque lettre spare, mais reconnat des mots entiers
et, souvent, une phrase entire d'un seul coup d'il. Ce n'est pas
qu'il soit devenu plus rapide; il reconnat en fait les mots et les
phrases sous forme d'entits. Quand nous lisons un mot, voyons-
nous les lettres? Oui et non. De toute vidence, la rtine peroit
les lettres, et par consquent les rgions en Vl les peroivent
aussi. La reconnaissance des lettres se produit relativement bas
dans la hirarchie corticale, disons en V2 ou V 4. Au moment o
le signal arrive en IT, les diffrentes lettres ne sont plus reprsen-
tes. Ce qui avait d'abord exig un effort de tout le cortex visuel
-la reconnaissance de chacune des lettres- se produit pr-
sent plus prs de l'input sensoriel. Lorsque la mmoire d'objets
simples comme des caractres descend dans la hirarchie, les
rgions plus leves acquirent la capacit apprendre des objets
complexes comme des mots et des phrases.
L'apprentissage de la musique est un autre exemple. Vous
devez d'abord vous concentrer sur chaque note. La pratique
aidant, vous parvenez reconnatre des squences de notes com-
munes, puis des phrases entires. Aprs beaucoup de pratique,
c'est comme si vous ne voyiez plus la plupart des notes. La parti-
tion musicale n'est l que pour vous rappeler la structure globale
du morceau; les squences dtailles ont t mmorises plus bas.
Ce type d'apprentissage se produit la fois dans les aires motrices
et dans les aires sensorielles.
195
INTELLIGENCE
Un jeune cerveau est plus lent reconnatre des inputs et plus
lent dclencher des commandes motrices car les mmoires
mises en uvre pour ces tches sont plus haut dans la hirarchie
corticale. L'information doit s'couler tout en haut et tout en bas,
parfois plusieurs reprises afin de rsoudre d'ventuels conflits. Il
faut du temps aux signaux neuronaux pour monter et descendre
tout au long de la hirarchie corticale. Un jeune cerveau n'a pas
encore form les squences complexes dans les rgions suprieu-
res, et ne peut donc pas reconnatre et restituer des patterns com-
plexes. Un jeune cerveau ne peut pas comprendre la structure
d'ordre leve du monde. Compar celui d'un adulte, le langage
d'un enfant est simple, ses chansons sont simples et ses interac-
tions sociales le sont aussi.
Quand vous tudiez et rtudiez un ensemble particulier
d'objets, votre cortex reforme les reprsentations mmorielles de
ces objets en bas de la hirarchie. Ceci libre les rgions suprieu-
res pour apprendre des relations plus complexes, plus subtiles.
Selon la thorie, c'est cette capacit qui fait la diffrence entre un
rudit et quelqu'un de fruste.
Dans mon travail qui consiste concevoir des ordinateurs,
des collgues sont surpris de voir avec quelle rapidit je parviens
examiner un produit et identifier les problmes inhrents sa
conception. Avec vingt-cinq ans d'exprience, j'ai en tte un
modle suprieur la moyenne pour tout ce qui concerne l'va-
luation d'un matriel informatique mobile. De mme, un parent
expriment voit tout de suite ce qui ne va pas chez son enfant,
alors que des parents moins aguerris ne sauront pas par quel bout
prendre la situation. Un directeur d'entreprise expriment voit
immdiatement les avantages et les inconvnients d'une organi-
sation structurelle, alors qu'un cadre frais moulu d'une cole n'y
comprend rien. Ils ont le mme input, mais le modle du novice
n'est pas aussi sophistiqu. Dans tous ces cas et dans une infinit
d'autres, nous commenons par apprendre les bases, la structure
la plus simple. Au fil du temps, notre savoir descend dans la
196
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
hirarchie corticale, laissant aux rgions suprieures la possibilit
d'apprendre des structures d'ordre plus lev. C'est cette struc-
ture d'ordre lev qui fait de nous des gens expriments. Le cer-
veau des gens dous et des gnies est capable de saisir des
structures de structures et des patterns de patterns qui chappent
au commun des mortels. C'est par la pratique que nous devenons
des experts dans un ou plusieurs domaines, mais le talent et le
gnie ont certainement une composante gntique.
L'HIPPOCAMPE: AU-DESSUS DE TOUT
Trois grandes structures crbrales se trouvent sous la feuille no-
corticale et communiquent avec elle. Il s'agit des ganglions
basaux, du cervelet et de l'hippocampe. Tous les trois existaient
bien avant la formation du nocortex. A trs gros traits, nous
pourrions dire que les ganglions basaux formaient le systme
moteur primitif, que le cervelet a appris la coordination prcise
des relations entre les vnements, et que l'hippocampe a stock
les mmoires des vnements et des lieux spcifiques. Jusqu' un
certain point, le nocortex a subsum ses fonctions originales.
Par exemple, un tre humain n avec un cervelet atrophi souf-
frira d'un dficit au niveau de la coordination de ses mouve-
ments. Il lui faudra faire davantage d'efforts conscients pour se
mouvoir, mais part ce handicap, sa vie sera quasiment normale.
Nous savons que le nocortex rgit toutes les squences
motrices complexes et peut contrler directement nos membres.
Cela ne signifie pas que les ganglions basaux sont sans impor-
tance, mais seulement que le nocortex a pris le contrle d'une
bonne partie de notre contrle moteur. C'est pourquoi j'ai dcrit
toutes les fonctions globales du nocortex indpendamment des
ganglions basaux et du cervelet. Certains scientifiques ne seront
pas d'accord avec ce procd, mais c'est celui que j'ai utilis dans
ce livre et dans mon travail.
Il en va tout autrement de l'hippocampe. Cette circonvolu-
tion inverse est l' une des rgions du cerveau qui a t la plus
197
INTELLIGENCE
tudie car elle est essentielle dans la formation de nouvelles
mmoires. Si l'hippocampe tait dtruit, vous perdriez toute
capacit mmoriser. Sans l'hippocampe, vous pouvez certes
toujours parler, marcher, voir, entendre et, pour un bref
moment, paratre normal. Mais en ralit, vous seriez profon-
dment handicap car il vous serait impossible de vous rappeler
de tout ce qui est nouveau. Vous vous souviendrez des gens que
vous avez connus avant de perdre l'hippocampe, mais pas des
nouvelles rencontres. Et mme si vous allez rgulirement chez
votre mdecin, pour vous, ce sera toujours la premire fois.
Vous n'auriez plus aucune mmoire de ce qui s'est pass aprs la
perte de l'hippocampe.
Pendant des annes, j'avais nglig l'hippocampe car je ne
voyais pas ce que son tude pouvait m'apporter. Il est bien sr pri-
mordial pour l'apprentissage, bien qu'il ne soit pas le dpositaire
suprme de tout ce que nous connaissons. C'est le no cortex qui
joue ce rle. La vision classique de l'hippocampe est que de nouvel-
les mmorisations s'y forment, et plus tard, aprs quelques jours,
semaines ou mois, elles sont transfres dans le nocortex. Ceci
n'avait pour moi aucun sens. Nous savons que la vue, l'oue et le
toucher -des flux sensoriels- sont achemins directement jus-
que dans les aires sensorielles du cortex sans transiter par l'hippo-
campe. Il me semblait que ces informations sensorielles devaient
spontanment former de nouvelles mmorisations dans le cortex.
Pourquoi aurions-nous besoin d' un hippocampe pour apprendre?
Comment une structure distincte comme l'hippocampe peut -elle
interfrer avec le cortex et y empcher l'apprentissage, et n'y trans-
frer les informations qu'ultrieurement?
J'avais dcid de laisser l'hippocampe de ct en attendant
qu'un jour son rle m'apparaisse plus clairement. Ce jour arriva
au moment o je m'attelais l'criture de ce livre. L'un de mes
collgues du Redwood Neuroscience Institute, Bruno Olshausen,
me fit remarquer que les connexions entre l'hippocampe et le
nocortex laissent penser que l'hippocampe est une rgion
198
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
hirarchiquement situe au-dessus du nocortex, et non une
structure distincte. De ce point de vue, l'hippocampe est au som-
met de la pyramide nocorticale. C'est le bloc tout en haut, la
Figure S. Dans l'volution des espces, le nocortex est apparu en
sandwich entre l'hippocampe et le reste du cerveau. Apparem-
ment, cette vision de l'hippocampe tout en haut de la hirarchie
corticale tait connue depuis quelque temps, mais je n'en avais
pas conscience. J'avais discut avec plusieurs spcialistes de l'hip-
pocampe et je leur avais demand de m'expliquer comment cette
structure en forme de cheval de mer s'y prend pour transfrer les
mmorisations vers le cortex. Aucun ne le put. Et aucun ne men-
tionna que l'hippocampe est au sommet de la hirarchie corti-
cale, probablement parce que cette partie du cerveau occupe non
seulement une position leve, mais aussi parce qu'elle est relie
beaucoup de parties anciennes du cerveau.
Cette nouvelle perspective me fit pourtant instantanment
entrevoir une solution mon problme.
Pensez l'information achemine des yeux, des oreilles et de
la peau jusqu'au nocortex. Chaque rgion du nocortex essaye
de comprendre sa signification. Chaque rgion essaye de com-
prendre l'input en termes de squences qu'elle connatrait. Si elle
comprend l'input, elle dit: Je comprends a, c'est juste une par-
tie de l'objet que je vois actuellement. Je ne passerai pas sur les
dtails. Si une rgion ne comprend pas l'input, elle le transmet
plus haut dans la hirarchie jusqu' ce qu'une rgion suprieure y
comprenne quelque chose. Toutefois, un pattern totalement nou-
veau grimpera sans cesse dans la hirarchie. Chacune des rgions
qu'il rencontrera dans son ascension dira : Je ne sais pas ce que
c'est, je ne l'ai pas anticip, pourquoi ne pas le confier une ins-
tance suprieure? Il rsulte de ce processus que, le sommet de la
pyramide corticale atteint, vous vous retrouvez avec une infor-
mation impossible comprendre d'aprs l'exprience passe. Il
ne vous reste que la partie de l'input vritablement nouvelle et
inattendue.
199
INTELLIGENCE
Au cours d'une journe, nous sommes confronts beau-
coup de nouveauts destines au sommet de la pyramide : un
article dans un journal, le nom de quelqu'un qui vous a t pr-
sent ce matin, l'accident de la route que vous avez vu sur le
chemin du retour. .. Ce sont ces vnements encore inexpli-
qus ou non anticips, ces matriaux nouveaux, qui entrent
dans l'hippocampe et y sont stocks. Ces informations n'y
demeurent pas dfinitivement: soit elles seront transfres
dans le cortex, au niveau infrieur, soit elles seront finalement
perdues.
J'ai remarqu qu'en prenant de l'ge, j'ai plus de mal
mmoriser ce qui est nouveau. Par exemple, mes enfants se
souviennent des moindres dtails de la plupart des pices de
thtre auxquelles ils ont assist l'anne prcdente. Moi, non.
C'est peut-tre parce que j'en ai vu tellement dans ma vie qu'il
est rare que j'y dcle du nouveau. Les pices nouvelles concor-
dent avec la mmoire des pices passes, de sorte que l' infor-
mation n' est pas transmise l' hippocampe. Pour mes enfants,
chaque pice est toute nouvelle et transite donc par l'hippo-
campe. Si ceci est vrai, nous pourrions en dduire que plus
vous savez, moms vous vous souvenez.
Contrairement au nocortex, l'hippocampe possde une
structure htrogne dote de plusieurs rgions spcialises. Il
est impeccable pour l'unique tche consistant stocker rapide-
ment tous les patterns qu'il voit. L'hippocampe occupe une
position parfaite pour mmoriser ce qui est tout nouveau, en
haut de la pyramide corticale. Il est aussi en parfaite position
pour s'en souvenir, ce qui permet de stocker les nouveauts
dans la hirarchie corticale, et ce qui est un processus relative-
ment lent. Vous pouvez vous remmorer instantanment un
tout nouvel vnement qui est dans l'hippocampe, mais vous
ne vous souviendrez en permanence d' une information pr-
sente dans le cortex que si vous en avez fait et refait l' exp-
rience, que ce soit dans la ralit ou en pense.
200
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
UNE VOIE ALTERNATIVE POUR MONTER
DANS LA HIRARCHIE
Le cortex est dot d'une autre grande voie pour transmettre une
information de rgion en rgion en montant dans la hirarchie.
Elle commence aux cellules de la couche 5, qui envoient des pro-
jections vers le thalamus (mais vers une autre partie que celle
voque auparavant), puis du thalamus vers des rgions sup-
rieures du cortex. Chaque fois que deux rgions du cortex sont
directement connectes d'une manire hirarchique, elles le sont
aussi indirectement au travers du thalamus. Cette seconde voie,
ou voie alternative, ne transmet l'information que vers le haut de
la hirarchie, pas vers le bas. Il existe, en montant dans la hirar-
chie corticale, une voie directe entre deux rgions et une autre
voie indirecte passant par le thalamus.
La seconde voie possde deux modes opratoires dtermins
par les cellules du thalamus. Dans l'un, la voie est le plus souvent
close afin que l'information ne l'emprunte pas. Dans l'autre
mode, l'information circule librement et fidlement entre les
rgions. Deux scientifiques, Murray Sherman, de l'Universit de
l'Etat de New York Stony Brook, et Ray Guillery, de l'Ecole de
mdecine de l'Universit du Winsconsin ont dcrit cette voie
alternative et postul qu'elle pourrait tre aussi importante, voire
plus, que la voie directe qui tait jusqu' prsent celle expose
dans ce chapitre. Je nourris quelques spculations sur ce que fait
cette seconde voie.
Lisez le mot imagination. La plupart des gens reconnaissent ce
mot au premier coup d'il, ds la premire fixation. Personne ne
s'attache la lettre i qui se trouve au milieu. Regardez maintenant
le point sur ce i. Votre regard est fix exactement au mme
endroit, mais dans le premier cas vous voyez le mot, dans le
deuxime le caractre typographique, et dans le dernier cas le
point. Fixez le i puis essayez de faire passer votre perception du
mot la lettre et de la lettre au point. Si vous prouvez quelques
difficults, essayez de dire point , i et imagination tandis
201
INTELLIGENCE
que vos yeux restent rivs sur le point. Dans chaque cas, la mme
information parvient en Vl, et pourtant, quand elle arrive dans
une rgion plus leve comme IT, vous percevez d'autres choses,
diffrents niveaux de dtail. La rgion IT sait reconnatre chacun
des trois objets. Elle identifie le point isolment, la lettre i et le
mot entier du premier coup d'il. Mais quand vous percevez le
mot entier, V4, V2 et Vl se chargent des dtails, de sorte que tout
ce que IT reoit reconnatre, c'est le mot. Quand vous lisez,
vous ne percevez habituellement pas chacune des lettres, mais
rien que des mots et des phrases. Vous ne pouvez percevoir les let-
tres que si vous choisissez de le faire. Nous effectuons tout le
temps ce genre de dplacement de l'attention, mais nous n'en
sommes gnralement pas conscients. Vous pouvez entendre une
musique en bruit de fond et vous rendre peine compte de la
mlodie. Mais si vous dcidez d'couter, il vous sera possible
d'isoler le chanteur ou la guitare basse. C'est toujours le mme
son qui entre dans la tte, mais la perception est prsent focali-
se. Chaque fois que vous vous grattez la tte, ce geste produit un
fort bruit interne dont vous n'tes gnralement pas conscient.
Mais si vous vous concentrez sur ce son, vous le percevrez claire-
ment. C'est un autre exemple d'input sensoriel normalement
gr en bas de la hirarchie corticale, mais qui peut tre amen
des niveaux plus levs si vous y prtez attention.
Je prsume que cette voie alternative traversant le thalamus est
le mcanisme par lequel nous prtons attention aux dtails que
nous ne remarquons d'ordinairement pas. Elle vite le groupement
des squences dans la couche 2 en acheminant les donnes brutes
vers la prochaine rgion suprieure du cortex. Les biologistes ont
montr que la voie alternative peut tre transforme de deux
faons. L'une l'est par un signal provenant de la rgion suprieure
du cortex lui-mme; c'est cette technique que vous avez mise en
uvre quand je vous ai demand de prter attention des dtails
que vous n'auriez normalement pas remarqus, comme le point
sur le i ou le son lorsque vous vous grattez la tte. La seconde faon
202
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
d'activer la voie est un signal fort, inattendu, provenant d'une
rgion infrieure. Si l'input dans la voie alternative est suffisam-
ment puissant, il envoie un signal de rveil vers la rgion sup-
rieure, laquelle peut son tour se lier la voie. Par exemple, si je
vous montre un visage et si je vous demande ce que c'est, vous
rpondrez un visage. Si je vous montre le mme visage mais avec
une marque bizarre sur le nez, vous reconnatrez d'abord le visage,
mais aussitt, les niveaux infrieurs de la vision remarqueront que
quelque chose ne va pas. Cette erreur force l'ouverture d'une voie
attentionnelle. Les dtails emprunteront prsent la voie alterna-
tive, vitant le groupement qui se produit normalement, et votre
attention sera attire vers la marque bizarre. C'est cette dernire
que vous voyez prsent et pas uniquement le visage. Si elle est suf-
fisamment insolite, la marque accaparera toute votre attention. De
cette manire, les vnements inhabituels sont rapidement signals
notre attention. Voil pourquoi nous ne pouvons viter de nous
focaliser sur des difformits et autres patterns inhabituels, car notre
cerveau le fait spontanment. Toutefois, les erreurs ne sont souvent
pas suffisamment fortes pour ouvrir la voie alternative. C'est pour-
quoi nous ne remarquons parfois pas une faute d'orthographe au
cours de la lecture.
POUR CONCLURE
Pour dcouvrir et tablir une nouvelle structure scientifique, il est
indispensable de rechercher les concepts les plus simples, capa-
bles d'unifier et d'expliquer une grande quantit de faits dispara-
tes. Une simplification excessive est la consquence invitable de
cette dmarche. Des dtails importants risquent d'tre ignors et
des faits mal interprts. Si la structure est admise, des affine-
ments seront invitablement proposs ainsi que des corrections l
o une hypothse initiale s'est fourvoye, n'a pas t approfondie
ou est errone.
Dans ce chapitre, j'ai prsent un grand nombre de spcula-
tions sur le fonctionnement du nocortex. Je pense qu'une partie
203
INTELLIGENCE
de ces ides se rvlera errone et que l'ensemble de ces ides sera
rvis. Beaucoup de dtails n'ont pas mme t mentionns. Le
cerveau est un organe trs complexe; les neurobiologistes qui
liront ce livre verront que je n'en ai expos ici qu'une reprsenta-
tion trs rudimentaire. Je pense cependant que, dans son ensem-
ble, la structure tient la route. Tout ce que je peux esprer, c'est
que l'ide centrale sera prserve tandis que les dtails volueront
au gr de nouvelles donnes et de nouvelles dcouvertes.
Enfin, peut-tre tes-vous rticent l'ide que d'un vaste mais
simple systme de mmorisation puisse rsulter tout ce que l'tre
humain est capable d'entreprendre. Ne serions-nous, vous et
moi, rien d'autre qu'un systme de mmorisation hirarchique?
Nos vies, nos croyances et nos ambitions seraient-elles engran-
ges dans des milliers de milliards de minuscules synapses? J'ai
commenc crire des programmes informatiques en 1984. J'en
avais dvelopp auparavant, trs courts, mais cette anne, c'tait
la premire fois que je programmais un ordinateur l'aide d'une
interface graphique, et la premire fois que je travaillais sur de
vastes applications sophistiques. J'avais crit des programmes
pour un systme d'exploitation cr par Grid Systems. Avec ses
fentres, ses polices multiples et ses menus, il tait en avance sur
son temps.
Un jour, je me suis rendu compte qu'un projet tait quasiment
impossible mener son terme. En tant que programmeur, j'cri-
vais une ligne de code la fois. Je groupais ces lignes en blocs nom-
ms sous-routines. Les sous-routines taient groupes en modules
et ces modules runis pour former une application. Le projet de
tableur sur lequel je travaillais comportait un si grand nombre de
sous-routines et de modules que plus personne ne pouvait en com-
prendre la globalit. Le programme tait devenu trop compliqu.
Pourtant, une seule ligne de code ne fait que bien peu de choses.
Placer un seul pixel l'cran en exige plusieurs. Afficher le tableur
sur la totalit de l'cran oblige l'ordinateur excuter des millions
d' instructions rparties sur des centaines de sous-routines. Les
204
LE FONCTIONNEMENT DU CORTEX
sous-routines en appellent d'autres d'une manire rptitive et
rcursive. Tout ceci tait si compliqu qu'il me sembla impossible
de prvoir tout ce qui se passerait lorsque le programme serait ex-
cut. Il me parut hautement improbable que, le moment venu, il
serait capable de tracer rapidement les diffrents lments du
tableur. L'apparence extrieure tait celle d'un tableur avec ses
tableaux de chiffres, ses tiquettes, ses textes et ses graphiques. Et
pourtant, il se comporta comme un tableur. Je savais qu' l'int-
rieur de l'ordinateur le processeur excutait une seule instruction
aprs une autre. Il me parut incroyable que l'ordinateur parvienne
trouver son chemin dans le ddale de modules et de sous-routi-
nes et puisse excuter toutes ces instructions avec clrit. Si je n'en
avais pas su davantage, j'aurais t certain que cette usine gaz ne
pourrait jamais fonctionner. Je me rendis compte que si quelqu'un
m'avait expos ce jour-l le concept d' ordinateur dot d'une inter-
face graphique et d'une application de tableur, j'aurais rejet son
projet en affirmant qu'il tait irralisable. Je lui aurais affirm que
l'ordinateur mettrait une ternit pour effectuer le moindre calcul.
Cela aurait t humiliant car il s'avre que le tableur fonctionne.
C'est alors que je ralisai que l'ide que je me faisais de la vitesse du
microprocesseur et de la puissance d'une conception hirarchique
tait inadquate.
On peut en tirer une leon au sujet du nocortex. Il n'est pas
constitu de composants hyper rapides et les rgles qui le rgis-
sent ne sont pas trs compliques. Il est cependant dot d'une
structure hirarchique contenant des milliards de neurones et des
trillions de synapses. S'il nous est difficile d'imaginer comment
un systme de mmorisation logiquement simple mais numri-
quement norme est l'origine de la connaissance, des langues,
des cultures, des arts, de ce livre ainsi que des sciences et de la
technologie, je pense que c'est parce que l'ide que nous nous fai-
sons de la capacit du cortex et de la puissance de sa structure
hirarchique est inadquate. Le nocortex fonctionne. Il n'y a l
rien de magique. Nous parvenons comprendre ses mcanismes.
205
INTELLIGENCE
Et comme pour l'ordinateur, nous parviendrons finalement
crer des machines intelligentes fonctionnant sur les mmes
pnnClpes.
206
7
CONSCIENCE ET CRATIVIT
Quand j'expose ma thorie du cerveau, le public saisit en
gnral rapidement l'importance de la notion de prdiction
dans la multitude des activits humaines. Les participants
posent de nombreuses questions : D'o provient la crativit?
Que sont la conscience et l'imagination? Comment faisons-
nous la distinction entre la ralit et les fausses croyances?
Bien que ces sujets n'aient pas t au premier plan de mes
motivations lorsque j'ai commenc tudier le cerveau, ils
n'en intressent pas moins beaucoup de monde. Je ne prtends
pas tre un spcialiste dans ces domaines, mais le cadre de
mmoire-prdiction de l'intelligence peut fournir quelques
rponses et ides dignes d'intrt. Dans ce chapitre, je rponds
aux questions les plus frquemment poses.
LES ANIMAUX SONT-ILS INTELLIGENTS?
Un rat est-il intelligent? Un chat est-il intelligent? A quel
moment, dans l'volution, l'intelligence est -elle apparue?
J'aime bien ces questions car les rponses sont surprenantes.
207
INTELLIGENCE
Tout ce que j'ai crit au sujet du nocortex et de son fonction-
nement repose sur un postulat trs lmentaire, savoir que le
monde est structur et qu'il est par consquent prdictible. Il
existe une foule de patterns autour de nous : les visages ont des
yeux, les yeux ont des pupilles, le feu est chaud, la gravit fait
tomber les objets, les portes sont ouvertes ou fermes, et ainsi de
suite. Le monde n'est ni alatoire ni homogne. La mmoire, la
prdiction et le comportement n'auraient pas de sens si le monde
n'tait pas structur. Tout comportement, que ce soit celui d'un
tre humain, d'un escargot, d'un organisme unicellulaire ou d'un
arbre, est un moyen d'exploitation de la structure du monde au
bnfice de la reproduction.
Imaginons un tre unicellulaire vivant dans une mare. Il est
dot d'un flagelle qui lui permet de nager. A la surface de la cel-
lule, des molcules dtectent la prsence de nutriments. La
concentration de nutriments n'tant pas la mme dans toute la
mare, il se produit un changement progressif de la valeur des
nutriments perus, d'un ct de la cellule un autre. Lorsqu'elle
nage dans la mare, la cellule parvient dtecter cette variation
superficielle. C'est l une forme simple de structure dans l'uni-
vers d'un animal unicellulaire. La cellule exploite la conscience
qu'elle a de la chimie locale en nageant vers les lieux o la concen-
tration nutritionnelle est la plus leve. Nous pourrions dire que
cet organisme simple fait une prdiction: il prdit qu'en nageant
dans une direction donne il trouvera plus de nutriments. Une
mmoire est-elle implique dans cette prdiction? Oui. Cette
mmoire est l'ADN (acide dsoxyribonuclique) de l'organisme.
L'animalcule unicellulaire n' a pas appris, au cours de sa vie,
exploiter la variation superficielle. En ralit, l'apprentissage s'est
effectu au cours de l'volution de l'espce, et il est prsent
stock dans son ADN. Si la structure du monde changeait subite-
ment, cet animalcule unicellulaire ne pourrait pas apprendre
s'adapter. Il ne pourrait pas modifier son ADN ni le comporte-
ment qui en rsulte. Pour cette espce, l'apprentissage ne peut
208
CONSCIENCE ET CRATIVIT
s'effectuer qu'au cours d'un processus volutionnaire, sur de
nombreuses gnrations.
Cet organisme unicellulaire est-il intelligent? Selon l'ide
commune que nous nous faisons de l'intelligence, non. Mais cet
tre se trouve la frange lointaine d'un continuum d'espces qui
recourent la mmoire et la prdiction pour mieux se repro-
duire; de ce point de vue plus acadmique, la rponse est oui. Il
ne s'agit pas d'affirmer que certaines espces sont intelligentes et
que d'autres ne le sont pas. Tous les tres vivants utilisent la
mmoire et la prdiction. Il existe seulement une continuit au
niveau des mthodes et de la sophistication au niveau de cette
utilisation.
Les plantes aussi ont recours la mmoire et la prdiction
pour exploiter la structure du monde. Un arbre procde une
prdiction lorsqu'il plonge ses racines dans le sol et tend sa
ramure vers le ciel. L'arbre prdit o il trouvera de l'eau et des
minraux, en se fiant l'exprience accumule par ses anctres.
Bien sr, un arbre ne pense pas. Son comportement est un tro-
pisme. Mais les espces exploitent la structure du monde de la
mme manire que l'organisme unicellulaire. Chaque espce
vgtale possde un ensemble de comportements qui exploitent
des parties lgrement diffrentes de la structure du monde.
Finalement, les plantes ont dvelopp des systmes de com-
munication essentiellement fonds sur la lente libration de
signaux chimiques. Quand un insecte endommage une partie
d'un arbre, le systme vasculaire de ce dernier met des produits
chimiques, ce qui dclenche un mcanisme de dfense base de
toxines. Grce de tels systmes de communication, l'arbre peut
manifester un comportement un peu plus complexe. Les neuro-
nes ont probablement volu en tant que moyen permettant de
communiquer une information plus rapidement que le systme
vasculaire d'un vgtal. Vous pourriez considrer un neurone
comme une cellule quipe de ses propres appendices vasculaires.
A un certain point, au lieu de dplacer lentement des produits
209
INTELLIGENCE
chimiques le long de ces appendices, le neurone a commenc
utiliser des potentiels lectrochimiques, qui voyagent beaucoup
plus vite. Au dbut, les transmissions synaptiques rapides et les
systmes nerveux simples n'taient gure impliqus dans les
apprentissages. Il s'agissait simplement de signaler plus vite.
Mais par la suite, quelque chose d'intressant se produisit
dans le cours de l'volution. Des connexions entre des neurones
devinrent modifiables. Un neurone put envoyer ou ne pas
envoyer un signal, en fonction de ce qui s'tait pass rcemment.
Le comportement put dsormais tre modifi au cours de l'exis-
tence d'un organisme. Le systme nerveux devint faonnable, et il
en alla de mme du comportement. Comme des mmorisations
pouvaient tre rapidement formes, l'animal put apprendre la
structure du monde au cours de la dure de sa vie. Si le monde
changeait brusquement- par l'arrive d'un nouveau prdateur
dans son environnement-, l'animal n'tait pas tenu d'en rester
son comportement gntiquement dfini et impos, qui pou-
vait ds lors ne plus tre appropri. Le systme nerveux faonna-
ble procura un formidable avantage volutionnaire et suscita
l'apparition de nouvelles espces, qu'il s'agisse de poissons,
d'escargots ou de l'tre humain.
Comme nous l'avons vu au Chapitre 3, tous les mammifres
possdent un cerveau archaque au-dessus duquel sige le nocor-
tex. Ce tissu nerveux est apparu le plus rcemment dans l'volution.
Mais avec sa structure hirarchique, ses reprsentations invariantes
et ses prdictions par analogie, le cortex permet aux mammifres
d'exploiter bien plus efficacement la structure du monde que les
animaux dpourvus de nocortex. Nos anctres corticalement
bien dots taient de ce fait capables d'envisager comment fabriquer
un filet et l'utiliser pour capturer du poisson. Les poissons ne sont
pas capables d'apprendre que le filet signifie la mort, et moins
encore de concevoir et fabriquer des outils pour le couper. Tous les
mammifres, de la musaraigne au chat et aux humains, ont un no-
cortex. Tous sont intelligents des degrs divers.
210
CONSCIENCE ET CRATIVIT
QU'EST-CE QUI DIFFRENCIE L'INTELLIGENCE HUMAINE?
Le cadre de mmoire-prdiction apporte deux rponses cette
question. La premire est assez directe : notre nocortex est plus
vaste que celui, disons, d'un singe ou d'un chien. En largissant le
nocortex jusqu'aux dimensions d'une nappe de table, notre cer-
veau s'est rendu capable d' apprendre un modle plus labor du
monde et procder ainsi des prdictions plus complexes. Nous
voyons plus d'analogies, plus de structures parmi les structures que
les autres mammifres. Lorsque nous recherchons un partenaire,
nous ne nous attachons pas de simples attributs comme la sant,
mais nous nous renseignons auprs de son entourage et de ses
parents, nous observons sa conduite et son langage, et nous
jugeons ses qualits morales. Nous portons notre attention ces
attributs secondaires et tertiaires afin de prdire comment le parte-
naire potentiel se comportera dans le futur. Les oprateurs bour-
siers recherchent des structures dans les fluctuations financires.
Les mathmaticiens recherchent des structures dans les chiffres et
les quations. Les astronomes recherchent des structures dans le
mouvement des plantes et des toiles. Notre nocortex surdimen-
sionn nous permet de considrer notre foyer comme faisant partie
d'une ville, qui fait partie d'un pays, qui fait partie d'une plante,
qui n'est qu'une infime partie d'un vaste univers: des structures
dans des structures. Aucun autre animal n' est capable de ruminer
cette profondeur. Je suis persuad que ma chatte Keo n'a aucune
ide du monde en dehors de son territoire.
La seconde diffrence entre l'intelligence humaine et celle des
animaux est le langage. Des ouvrages entiers ont t crits sur les
proprits supposes uniques du langage et comment nous
l'avons dvelopp. Toutefois, le langage s'insre parfaitement
dans le cadre de mmoire-prdiction. Ecrits ou parls, les mots
ne sont que des patterns faisant partie du monde, au mme titre
que les mlodies, les automobiles et les maisons. La syntaxe et la
smantique d'une langue ne different pas de la structure hirar-
chique des autres objets du quotidien. Et de la mme manire,
211
INTELLIGENCE
nous associons le sifflet d'une locomotive avec l'image mentale
d'un train, les mots prononcs avec la mmoire que nous avons
de leurs contreparties physiques ou smantiques. C'est par le lan-
gage qu'un tre humain peut faire appel la mmoire et crer de
nouvelles juxtapositions d'objets mentaux dans l'esprit d'un
autre humain. Le langage est pure analogie, et c'est par lui que
nous pouvons faire en sorte que d'autres humains fassent l'exp-
rience et apprennent des choses qu'ils n'ont peut-tre jamais vues
vritablement. Le dveloppement du langage exige un vaste no-
cortex capable de grer la structure imbrique de la syntaxe et de
la smantique. Il exige aussi un cortex moteur pleinement dve-
lopp ainsi qu'une musculature nous permettant d'mettre des
sons sophistiqus, parfaitement articuls, et d'effectuer des gestes
compliqus et prcis. Le langage nous permet de saisir les pat-
terns que nous avons appris au cours de notre vie et les transmet-
tre nos enfants et notre entourage. Qu'il soit parl, crit ou
incorpor aux traditions culturelles, le langage est le moyen par
lequel nous transmettons de gnration en gnration ce que
nous savons du monde. Aujourd'hui, les communications par le
papier, le cble ou les faisceaux hertziens nous permettent de par-
tager notre savoir avec des millions de personnes de par le
monde. Les animaux dpourvus de langage ne transmettent que
peu d'informations leur progniture. Un rat peut apprendre de
nombreux patterns au cours de sa vie, mais il ne pourra pas
transmettre des informations nouvelles et dtailles (Ecoute-
moi bien, face en poils, je vais t'expliquer comment mon pre m'a
appris reconnatre la mort-aux-rats).
L'intelligence peut tre retrace sur trois poques, chacune
ayant recours la mmoire et la prdiction. La premire
remonte l're o les espces se servaient de l'ADN comme sup-
port de la mmoire. Au cours de leur vie, les individus ne pou-
vaient ni apprendre ni s'adapter. Ils ne pouvaient transmettre
leur progniture qu'une mmoire du monde inscrite dans l'ADN,
au travers de leurs gnes.
212
CONSCIENCE ET CRATIVIT
La deuxime poque commena lorsque la nature inventa le
systme nerveux modifiable, capable de former rapidement des
mmorisations. Au cours de sa vie, un animal put dsormais
apprendre ce qu'tait la structure de son environnement et adap-
ter son comportement. Mais il lui tait toujours impossible de
communiquer son savoir ses rejetons autrement que par
l'observation directe. La cration et l'expansion du nocortex se
sont produites lors de cette deuxime poque, mais ne l'ont pas
dfini.
La troisime et dernire poque est propre l'tre humain.
Elle commence avec l'invention du langage et l'expansion du
cortex. Nous autres humains sommes capables d'en apprendre
beaucoup sur la structure du monde, tout au long de notre exis-
tence, et nous pouvons efficacement communiquer cette
connaissance autrui grce au langage. Vous et moi participons
actuellement ce processus. J'ai consacr une bonne partie de
ma vie rechercher des structures dans le cerveau et savoir com-
ment elles conduisent la pense et l'intelligence. Par ce livre,
je diffuse mon savoir auprs de vous. Bien sr, je n'aurais jamais
pu le faire si je n'avais eu moi-mme accs au savoir accumul
par des centaines de savants, qui ont eux-mmes appris auprs
d'autres au cours des ges. J'ai eu la facult de recueillir et d'assi-
miler ce que d'autres ont crit au sujet de leurs propres penses
et observations.
Nous sommes devenues les cratures les plus aptes s'adapter
de la plante, et les seules capables de transmettre nos connais-
sances sur la plante entire, destination de nos semblables. La
population humaine connat une volution effrne car nous
pouvons apprendre, exploiter la structure du monde et commu-
niquer tout cela aux autres humains. Nous pouvons prosprer
n' importe o, que ce soit dans la fort tropicale, dans le dsert,
dans la toundra glace ou dans une jungle de bton. La combinai-
son d'un vaste cortex et du langage a conduit aux russites expo-
nentielles de notre espce.
213
INTELLIGENCE
QU'EST LA CRATIVIT?
On me demande souvent ce qu'est la crativit, peut-tre parce que
beaucoup de gens pensent qu'elle est un effet de notre esprit que la
machine ne saurait produire, et aussi parce qu'elle reprsente l'un
des dfis poss la construction d'une machine intelligente. Alors,
qu'est la crativit? Nous avons dj rencontr la rponse plusieurs
fois dans cet ouvrage. La crativit n'est pas quelque chose qui se
produit dans une rgion particulire du cortex. Elle n'a rien voir
avec les motions ou l'quilibre, qui sont enracins dans des struc-
tures ou des circuits situs hors du cortex. La crativit est plutt
une proprit inhrente chaque rgion corticale. C'est un compo-
sant indispensable de la prdiction.
Comment cela peut-il tre vrai? La crativit n'est-elle pas
quelque qualit extraordinaire exigeant une intelligence leve et
dcoulant d'un don? Pas vraiment. La crativit peut tre dfinie
tout simplement par la capacit faire des prdictions par analogie,
quelque chose qui se produirait partout dans le cerveau et que vous
faites continuellement quand vous tes veill. La crativit est sans
solution de continuit. Elle s'tend des actes quotidiens de laper-
ception par les rgions sensorielles du cortex (couter une chanson
interprte sur une nouvelle cl) aux actes les plus difficiles, les plus
rares du gnie se manifestant aux niveaux les plus levs du cortex
(la composition d'une symphonie d' une manire compltement
innovante). A un niveau fondamental, tous les actes de la percep-
tion sont semblables aux manifestations rares du gnie. A ce dtail
prs que les actes du quotidien sont si communs que nous ne les
remarquons mme pas.
Vous possdez actuellement une connaissance de base concer-
nant la cration des mmoires invariantes, concernant la manire
dont nous les utilisons pour faire des prdictions, et aussi com-
ment nous faisons des prdictions sur les vnements futurs qui
sont toujours quelque peu diffrents de ce que nous avons expri-
ment par le pass. Rappelez-vous aussi que les mmoires inva-
riantes sont des squences d'vnements. Nous procdons des
214
CONSCIENCE ET CRATIVIT
prdictions en combinant le rappel de la mmoire invariante de
ce qui doit se produire ensuite avec les dtails se rapportant ce
moment venir (souvenez-vous de l'histoire de la prdiction de
l'heure laquelle le train arrivera). La prdiction est l'application
de squences de mmoire invariante de nouvelles situations. Par
consquent, toutes les prdictions corticales sont des prdictions
par analogie. Nous prdisons le futur par analogie avec le pass.
Supposons que vous soyez invit dner dans un restaurant
que vous ne connaissez pas, et que vous dsiriez vous laver les
mains. Mme si vous n'avez jamais t dans ces lieux auparavant,
votre cerveau prdit qu'il doit y avoir un endroit, quelque part
dans le restaurant, quip d'un lavabo prvu pour le lavage des
mains. Comment le sait-il? Parce que les autres restaurants dans
lesquels vous tes all ont des toilettes et que, par analogie, cela
doit aussi tre le cas de celui-ci. De plus, vous savez o regarder et
ce que vous cherchez. Vous prdisez qu'il doit y avoir une porte
ou une enseigne avec un pictogramme dessus voquant un
homme ou une femme. Vous prdisez qu'elle doit se trouver
l'arrire de la salle, vers le bar ou dans un couloir, mais gnrale-
ment hors de la vue des convives. L encore, vous n'avez jamais
t dans ce restaurant, mais par analogie avec d'autres tablisse-
ments, vous tes capable de trouver ce que vous cherchez. Vous ne
regardez pas autour de vous au hasard. Vous recherchez les pat-
terns qui vous permettront de trouver rapidement les toilettes. Ce
type de comportement est un acte cratif: il prdit le futur par
analogie avec le pass. Ce n'est normalement pas sous cette forme
que nous imaginons la crativit, mais c'en est un petit peu.
J'ai rcemment achet un vibraphone. Nous avons un piano,
mais je n'avais jamais jou du vibraphone auparavant. Le jour o
je l'ai amen la maison, j'ai pris une partition sur le piano, je l'ai
place sur un pupitre derrire le vibraphone et j'ai commenc
jouer des mlodies simples. Ma virtuosit n'tait pas extraordi-
naire. Mais, fondamentalement, c'tait un acte cratif. Rflchis-
sez tout ce qu' il implique. L'instrument est trs diffrent du
215
INTELLIGENCE
piano : le vibraphone est dot de lamelles dores alors que le
piano a des touches noires et blanches. Les lamelles dores sont
larges et leur longueur varie progressivement, tandis que les tou-
ches sont troites et de deux tailles. Le vibraphone possde deux
jeux de lamelles, mais sur le piano, les touches noires et blanches
alternent. Sur un instrument, j'agite des baguettes, sur l'autre
mes doigts. Je me tiens debout devant l'un, je m'assieds l'autre.
Les muscles et la gestuelle mis en uvre pour jouer du vibra-
phone sont diffrents de ceux pour jouer du piano.
Comment me fut-il possible de jouer sur un instrument qui
ne m'tait pas familier? La rponse est que mon cortex voyait une
analogie entre les touches du piano et les lamelles du vibraphone.
C'est cette similarit qui me permit de jouer un air. Ce n'est pas
trs diffrent que de chanter sur une autre cl. Dans les deux cas,
vous savez ce que vous avez faire par analogie avec ce qui a t
appris dans le pass. Je suppose que pour vous aussi la similarit
entre ces deux instruments peut paratre vidente, mais unique-
ment parce que votre cerveau y voit spontanment des analogies.
Essayez de programmer un ordinateur pour trouver des similari-
ts entre des objets comme un vibraphone et un piano, et vous
constaterez combien c'est difficile. La prdiction par analogie -
la crativit- est si profondment inscrite en nous-mme
qu'habituellement nous ne la remarquons pas.
Nous nous rendons cependant compte de la crativit lorsque
notre systme de mmoire-prdiction opre un plus haut
niveau d'abstraction, lorsqu'il fait des prdictions peu communes
l'aide d'analogies atypiques. Par exemple, la plupart d'entre
nous reconnatront qu' un mathmaticien qui dmontre un tho-
rme difficile fait preuve de crativit. Examinons de prs ce qui
se passe au niveau de son mental. Le mathmaticien considre
l'quation et se demande comment il va rsoudre le problme. Si
la rponse n'est pas vidente, il reformule l'quation. En l'cri-
vant sous une autre forme, il verra le problme sous un autre
angle. Il regarde de nouveau l'quation et, soudain, une partie lui
216
CONSCIENCE ET CRATIVIT
semble familire. Il pense : Je reconnais cette structure. Elle res-
semble celle d'une autre quation sur laquelle j'avais travaill
plusieurs annes auparavant. Il fait ensuite une prdiction par
analogie: Peut-tre parviendrais-je rsoudre cette nouvelle
quation l'aide des mmes techniques que j'avais utilises autre-
fois. Il est prsent capable de rsoudre le problme par analo-
gie avec une situation prcdemment apprise. C'est un acte
cratif.
Mon pre tait atteint d'un mystrieux trouble sanguin que
son mdecin ne parvenait pas diagnostiquer, ce qui l'empchait
de proposer un traitement. Pour en savoir plus, il examina des
rsultats d'analyses faites sur plusieurs mois pour voir s'il pouvait
y dcouvrir des formes caractristiques, autrement dit des pat-
terns (mon pre avait imprim des graphiques, ce qui permit au
mdecin de visualiser clairement les chiffres). Bien que les symp-
tmes ne correspondissent pas exactement ceux de maladies
connues, il y dcouvrit quelques similarits. Le mdecin finit par
tablir un traitement fond sur une synthse de ceux qu'il avait
prcdemment prescrits. Reconnatre des patterns de ce genre
exige une excellente connaissance des maladies rares.
Les mtaphores de Shakespeare sont des modles de crati-
vit: L'amour est une fume faite de la vapeur des soupirs , La
philosophie, ce doux lait de l'adversit , Il y a des poignards
dans les sourires ... C'est cause de telles mtaphores, videntes
quand vous les entendez mais difficiles inventer, que Shakes-
peare est considr comme un gnie de la littrature. Pour les
crer, il lui fallut dcouvrir une succession d'intelligentes analo-
gies. Quand il crit qu' il y a des poignards dans les sourires , il
ne parle ni d'armes blanches ni de physionomie. Les poignards
sont assimils l'intention de faire du mal, les sourires assimils
la fourberie. Deux analogies clairvoyantes en quelques mots seu-
lement! Du moins, c'est ainsi que je l' interprte. Les potes ont
un don pour corrler des mots ou des concepts apparemment
trangers d'une manire qui les claire d'un jour nouveau. Les
217
INTELLIGENCE
analogies inattendues sont pour eux un moyen de rvler des
structures de plus haut niveau.
Les uvres d'art hautement cratives sont apprcies car elles
violent nos prdictions. Quand un acteur est utilis contre-
emploi, quand le scnario drape intelligemment, quand un effet
spcial surprend, vous aimez cela parce que ces choix artistiques
rompent la routine. La peinture, la musique, la posie, le roman
-toutes les formes d'expression artistique- tentent de briser
les conventions et de contrevenir aux attentes du public. Il existe
des tensions antagonistes dans ce qui fait le gnie d'une uvre.
Nous voudrions que l'art nous soit familier tout en dsirant qu'il
soit unique et inattendu. Trop de familiarit affadit ou rend ano-
din; trop d'inhabituel branle et rend difficile apprcier. L'art
brise les patterns attendus tout en en proposant d'autres. Prenons
la musique classique. La musique la plus apprcie sduit d'abord
un niveau lmentaire : un bon rythme, une mlodie simple et
de belles phrases musicales. N'importe qui peut la comprendre et
l'apprcier. Elle est cependant quelque peu diffrente et impr-
vue; plus vous l'coutez, plus vous y dcouvrez des patterns dans
des parties inattendues, comme la rptition d'harmonies inhabi-
tuelles ou des changements de cl. Il en est de mme pour la litt-
rature ou les classiques du cinma. Plus vous les lisez ou les
regardez, plus vous y dcouvrez des dtails cratifs ainsi que la
complexit de la structure.
Vous avez sans doute connu cette situation o vous regardez
quelque chose en vous demandant o vous avez bien pu l'avoir
vu. Vous tes certain d'avoir dj rencontr ce pattern aupara-
vant, ailleurs ... Vous avez pu ne pas avoir tent de rsoudre le
problme, car c'est seulement une reprsentation invariante qui,
dans votre cerveau, a t active par une situation toute nouvelle.
Vous avez vu une analogie entre deux vnements qui ne sont
normalement pas lis. Je pourrais reconnatre que promouvoir
une ide scientifique est comparable vendre une ide commer-
ciale, ou qu'imposer une rforme politique est comme lever des
218
CONSCIENCE ET CRATIVIT
enfants. Si j'tais un pote, voil, j'aurais une nouvelle mta-
phore. Si j'tais chercheur ou ingnieur, j'aurais trouv une solu-
tion un problme qui perdure. Etre cratif, c'est mler et faire
concorder les patterns de tout ce dont vous avez dj fait l' exp-
rience dans votre vie, ou que vous avez dj connu. Cela revient
dire: C'est un peu a. Le mcanisme neuronal qui permet cela
est partout dans le cortex.
CERTAINS SONT-ILS PLUS CRATIFS QUE D'AUTRES?
Une question que j'entends trs souvent, lie la prcdente, est :
Si tous les cerveaux sont par nature cratifs, pourquoi existe-t-il
des diffrences dans la crativit? Le cadre de mmoire-prdic-
tion propose deux rponses, l'une lie la nature, l'autre
l'acquis.
En ce qui concerne l'acquis, tout le monde fait ses propres
expriences de la vie. C'est pourquoi chacun de nous dveloppe
diffrents modles de mmoire du monde dans son cortex, et
procde diffrentes analogies et prdictions. Si j'ai t expos
la musique, je serai capable de chanter en diverses cls et de jouer
des mlodies simples sur divers instruments. Si je n'ai jamais t
expos la musique, je ne pourrai pas faire ces efforts prdictifs.
Si j'ai tudi la physique, je serai capable d'expliquer le comporte-
ment des objets qui nous entourent par analogie avec les lois de la
physique. Si j'ai grandi avec des chiens, je serai apte dceler les
analogies concernant les chiens et je prdirai mieux leur compor-
tement. Certaines personnes sont plus cratives dans les contextes
sociaux, ou dans les langues, ou les mathmatiques ou la diplo-
matie, selon l'environnement dans lequel elles ont grandi. Nos
prdictions, et par consquent nos talents, sont fondes sur nos
expriences.
Au Chapitre 6, j'ai dcrit comment les mmorisations sont
dplaces vers le bas dans la hirarchie corticale. Plus vous tes
expos certains patterns, plus la mmoire de ces patterns est
reforme des niveaux infrieurs. Ceci permet d'apprendre les
219
INTELLIGENCE
relations entre les objets abstraits d'ordre lev situs tout en haut
de la hirarchie. C'est l'essence mme de la comptence. Un
expert dans un domaine est quelqu'un qui, travers la pratique et
l'exposition rptes, est capable de reconnatre les patterns les
plus subtils qui chappent au novice, comme la forme de l'aileron
d'une voiture de la fin des annes 1950, ou la taille de la tache sur
le bec d'une mouette. Un expert reconnat des patterns placs sur
des patterns, hirarchiquement parlant. Il existe au bout du
compte une limite physique ce que nous pouvons apprendre,
qui dcoule de la taille du cortex. Mais notre cortex, nous autres
humains, est vaste compar celui d'autres espces, et nous bn-
ficions d'une remarquable flexibilit envers ce que nous pouvons
apprendre. Tout dpend de ce quoi nous sommes exposs tout
au long de notre existence.
En ce qui concerne la nature, chaque cerveau prsente des
variations physiques. Certaines diffrences sont assurment
d'origine gntique, comme la taille des rgions (d'un individu
un autre, des diffrences pouvant aller jusqu' trois replis peuvent
se manifester dans l'ensemble de l'aire V 1) et la latralit hmis-
phrique (le corps calleux qui relie les deux hmisphres cr-
braux tend tre plus pais chez la femme que chez l'homme).
Parmi les tres humains, certains cerveaux ont vraisemblable-
ment plus ou moins de cellules ou diffrents types de connexions.
Il est peu probable que le gnie cratif d'Albert Einstein soit pure-
ment le produit de l'environnement stimulant qu'tait le bureau
des brevets o il travaillait lorsqu'il tait jeune homme. De rcen-
tes analyses de son cerveau -que l'on pensait perdu, mais qui
avait t conserv dans un bocal de formol- ont rvl que son
cerveau tait quelque peu particulier. Il comprenait davantage de
cellules nourricires, ou cellules gliales, par neurone que la
moyenne. Il prsentait des tracs de sillons inhabituels dans les
lobes paritaux, une rgion suppose importante pour les capaci-
ts mathmatiques et le raisonnement spatial. Sa surface tait
aussi 15 o/o plus grande que la plupart des cerveaux. Nous ne
220
CONSCIENCE ET CRATIVIT
saurons peut-tre jamais quelle tait la source de la crativit et
de l'intelligence d'Einstein, mais l'on peut sans risque affirmer
que le facteur gntique n'y est pas tranger.
Quelles que soient les diffrences entre un cerveau gnial et
un cerveau moyen, nous sommes tous cratifs. Et c'est par la pra-
tique et par l'tude que nous pouvons amliorer nos aptitudes et
nos talents.
PEUT-ON DVELOPPER LA CRATIVIT?
Oui, sans aucun doute. Je me suis aperu qu'il existe deux moyens
de favoriser la dcouverte d'analogies fructueuses lorsque vous
tes confront un problme. Le premier, c'est de partir du prin-
cipe qu' il existe toujours une solution. Les gens abandonnent
facilement. Or, vous devez vous persuader que la solution
n'attend que d'tre dcouverte, et vous devez penser longuement
au problme, tout le temps.
Deuximement, vous devez laisser votre esprit vagabonder, lui
laisser le champ libre et lui accorder du temps pour dcouvrir la
solution. La recherche de la solution consiste littralement trou-
ver un pattern dans le monde, ou un pattern stock dans le cortex,
analogue au problme pos. Si vous butez sur le problme, le
modle de mmoire-prdiction suggre que vous testiez diffrents
moyens afin d'augmenter les probabilits de dcouvrir une analo-
gie avec une exprience passe. Si vous vous contentez de vous
asseoir et de rester le regard perdu dans les nuages, vous n'irez pas
trs loin. Essayez de vous attacher une partie du problme et
abordez-le sous diffrents angles : littralement et figurativement.
Quand je joue au Scrabble, je change constamment l'ordre de mes
pices. J'espre toujours qu'avec un peu de chance les lettres forme-
ront un mot, mais le seul fait de modifier leur succession peut me
rappeler un mot ou voquer une partie de mot qui pourrait contri-
buer la solution. Si vous regardez un dessin dont la signification
vous chappe, essayez de le regarder l'envers, de modifier ses cou-
leurs ou de changer d'angle. Par exemple, quand je m'interrogeais
221
INTELLIGENCE
sur le nombre de patterns diffrents en Vl qui pourraient former
des reprsentations invariantes en IT, j'tais bloqu. J'ai donc pris
le problme rebours, en me demandant comment un pattern
constant en IT pourrait conduire diffrentes prdictions en Vl.
Prendre le problme dans l'autre sens se rvla aussitt positif, ce
qui m'amena penser que Vl ne devait pas tre considre comme
une seule rgion corticale.
Quand vous butez sur un problme, prenez un peu de recul.
Faites autre chose puis reprenez le problme en le reformulant.
En procdant ainsi suffisamment de fois, un dclic se produira
un moment ou un autre. Cela peut tre une question de jours
ou de semaines, mais cela finira par arriver. Le but de l'opration
est de dcouvrir une situation analogue quelque part dans votre
exprience passe ou prsente. Pour russir, vous devez rflchir
souvent au problme, mais aussi vous adonner d'autres activits
afin que le cortex puisse se consacrer la recherche d'un lment
mmoris analogue.
Voici un autre exemple illustrant la redfinition d' un pro-
blme conduisant une solution innovante. En 1994, mes coll-
gues et moi essayions de trouver comment saisir du texte dans des
ordinateurs de poche. Tous s'taient focaliss sur un logiciel de
reconnaissance de l'criture manuscrite. Ils me disaient : Tu
cris sur du papier, donc tu dois pouvoir crire de la mme
manire sur un cran. Ceci fut malheureusement trs difficile
raliser. Voil encore une activit dans laquelle un ordinateur
n'excelle pas, alors que pour notre cerveau c'est trs simple. La
raison en est que le cerveau fait appel la mmoire et exploite le
contexte courant pour prdire ce qui sera crit. Les mots et les let-
tres, mconnaissables par eux-mmes, sont facilement reconnus
dans leur contexte. Des patterns concordant avec ceux stocks
dans l'ordinateur ne sont pas suffisants pour assurer la tche.
J'avais conu plusieurs ordinateurs qui utilisaient la reconnais-
sance de l'criture manuscrite traditionnelle, mais le rsultat ne
fut jamais vraiment probant.
222
CONSCIENCE ET CRATIVIT
Je m'tais battu pendant plusieurs annes pour amliorer le
logiciel de reconnaissance et j'tais dans une impasse. Un jour, je
dcidai de prendre du recul et d'aborder le problme diffrem-
ment. Je me mis rechercher des problmes analogues. Je me dis :
Comment saisissons-nous du texte dans un ordinateur de
bureau? En le tapant sur un clavier. Comment savons-nous de
quelle manire il faut taper sur un clavier? Eh bien, vrai dire, ce
n'est pas facile. C'est une invention rcente et il faut un certain
temps pour apprendre. La dactylographie sur un clavier hrit
des machines crire est ardue et n'a rien d' intuitif. Ce n'est pas
du tout comme l'criture. Pourtant, des millions de gens appren-
nent taper. Pourquoi? Parce que a fonctionne. Mes penses se
poursuivaient par analogies: Peut-tre puis-je envisager un sys-
tme de saisie de texte qui ne serait pas forcment intuitif, qu'il
faudrait apprendre, mais que les gens adopteraient parce qu'il
fonctionne.
C'est effectivement par ce processus mental que je m'en sortis.
J'avais utilis la dactylographie comme analogie pour trouver com-
ment saisir du texte avec un stylet afin de l'afficher l'cran. J'avais
reconnu que les gens taient disposs apprendre une tche diffi-
cile, la dactylographie, car c'tait un moyen fiable et rapide pour
entrer du texte dans une machine. Par consquent, si nous pou-
vions mettre au point une nouvelle technique de saisie de texte
l'aide d' un stylet, qui serait aussi rapide et fiable, les gens l'adopte-
raient mme si un apprentissage tait ncessaire. C'est ainsi que je
conus un alphabet qui transcrirait fidlement ce que vous cririez
en texte informatique. Nous l'appelmes Graffiti. Avec les systmes
traditionnels de reconnaissance de l'criture manuscrite, quand
l'ordinateur interprte mal votre criture, vous ne savez pas pour-
quoi. En revanche, le systme Graffiti produit toujours la lettre cor-
recte, moins que vous ne fassiez une erreur dans l'criture. Notre
cerveau dteste l' imprdictibilit, et c'est pour la mme raison que
beaucoup de gens dtestent les systmes traditionnels de recon-
naissance de l'criture manuscrite.
223
INTELLIGENCE
Nombreux sont ceux qui estimrent que Graffiti tait une ide
extraordinairement stupide. Elle allait l'encontre de tout ce qu'ils
pensaient du fonctionnement suppos de l'ordinateur. Le mot
d'ordre, cette poque, tait que l'ordinateur doit s'adapter l'uti-
lisateur, et non l'inverse. Mais j'tais persuad que les gens accepte-
raient cette nouvelle technique de saisie de texte par analogie avec
le clavier. Il s'avra que Graffiti tait une bonne solution qui fut
apprcie. A ce jour, j'entends toujours dire que ce sont les ordina-
teurs qui doivent d'adapter aux utilisateurs. Ce n'est pas toujours
vrai. Notre cerveau prfre des systmes rguliers et prdictibles, et
nous aimons acqurir de nouvelles aptitudes.
LA CRATIVIT PEUT-ELLE M'INDUIRE EN ERREUR?
PUIS-JE ME TROMPER?
Une analogie errone est toujours risque. L'histoire de la science
abonde d'exemples de sduisantes analogies qui se sont rvles
fausses. Par exemple, le clbre astronome allemand Johannes
Kepler s'tait convaincu que les orbites des six plantes connues
cette poque taient dfinies par des solides platoniciens. Les soli-
des platoniciens sont les seules formes tridimensionnelles pou-
vant tre construites entirement partir de polygones rguliers.
Il en existe cinq: le ttradre ( 4 triangles quilatraux), le cube
(6 faces carres), l'octadre (8 triangles quilatraux), le dodca-
dre (12 pentagones) et l'icosadre (20 triangles quilatraux). Ils
ont t dcouverts par les Grecs anciens qui s'interrogeaient sur
les relations entre les mathmatiques et le cosmos.
Comme tous les rudits de la Renaissance, Kepler avait t pro-
fondment influenc par la pense grecque. Il lui semblait que ce
n'tait pas par concidence qu'il existe cinq solides platoniciens et
six plantes. Ainsi qu'il le dcrivait dans son ouvrage Mysterium
cosmographicum (Le Mystre cosmographique) publi en 1596 : La
Terre est le cercle qui mesure tout: circonscris-lui le dodcadre. Le
cercle comprenant ce dernier sera Jupiter : Jupiter circonscris le
cube. Le cercle comprenant ce dernier sera Saturne : maintenant
224
CONSCIENCE ET CRATIVIT
inscris l'icosadre la Terre. Le cercle inscrit dans celui-ci sera
Vnus. A Vnus inscris l'octadre. Le cercle inscrit dans celui-ci
sera Mercure. Tu tiens l la raison du nombre des plantes. Il avait
vu l une belle analogie, mais hlas compltement errone.
Johannes Kepler avait imagin les orbites des plantes sous la
forme de solides platoniciens imbriqus, tous centrs sur le Soleil.
Il avait pris pour base la sphre dfinie par l'orbite de Mercure et
l'avait inscrite dans un octadre. Le sommet de l'octadre dfinis-
sait une sphre plus grande correspondant l'orbite de Vnus.
Englobant l'orbite de Vnus, il plaa un icosadre dont le sommet
extrieur atteignait l'orbite de la Terre. La progression se poursui-
vit pour les plantes extrieures : un dodcadre trac autour de
l'orbite terrestre donnait celle de Mars, un ttradre autour de
l'orbite martienne donnait l'orbite de Jupiter et enfin, un cube
autour de l'orbite jovienne donnait l'orbite de Saturne. Cette
vision tait belle et lgante. L'imprcision des donnes astrono-
miques de l'poque permettait de croire ce systme. Des annes
plus tard, Kepler se rendit compte de son erreur, lorsqu'il hrita
des relevs astronomiques fort prcis de son collgue dcd,
l'astronome danois Tycho Brahe: il apprit que les orbites des pla-
ntes ne sont pas circulaires, mais elliptiques.
L'enthousiasme de Kepler servit d'avertissement aux savants, et
aussi tous les penseurs. Le cerveau est un organe qui chafaude
des modles et procde des prdictions cratives, mais les mod-
les et les prdictions peuvent facilement tre aussi trompeurs que
valides. Notre cerveau recherche en permanence des patterns et
cherche faire des analogies. Si des corrlations correctes ne peu-
vent tre trouves, le cerveau est plus qu'heureux d'accepter des
fausses. Les pseudosciences, les tendances dogmatiques, la foi et
l'intolrance dcoulent souvent de fausses analogies.
QU'EST LA CONSCIENCE?
C'est une des questions que les neurobiologistes redoutent,
mon avis sans raison. Si des scientifiques comme Christof Koch
225
INTELLIGENCE
abordent volontiers la question de la conscience -la conscience
psychologique, c'est--dire celle de l'activit psychique, et non la
conscience morale dont il n'est pas question dans ces pages-, la
plupart considrent qu'elle relve de la philosophie, voire des
pseudosciences. Je pense qu'elle mrite que l'on s'y intresse, ne
serait-ce que pour l'unique raison que beaucoup d'entre nous
s'interrogent son sujet. Je ne saurais apporter une rponse satis-
faisante et complte, mais je pense que la mmoire et la prdic-
tion peuvent y contribuer. Voici d'abord un aperu de l'nigme
telle qu'elle apparat dans une conversation.
Il y a quelque temps, j'assistais une confrence scientifique
dans la bucolique rgion de Long Island Sound. Au coucher du
soleil, une douzaine d'entre nous s'assirent au bord d'un quai,
face l'eau, leur verre de vin la main, discutant avant le dner et
les sessions du soir. La conversation porta bientt sur la cons-
cience. Comme je le disais, les neurobiologistes parlent peu de
cette question, mais la beaut du site aidant, et sans doute aussi le
vin du pays, ce sujet fut abord.
Une scientifique britannique parla longuement et finit par ass-
ner : Nous ne saurons bien sr jamais ce qu'est la conscience. Je
n'tais pas d'accord: La conscience n'est pas un problme pri-
mordial. Je pense qu'il s'agit tout simplement de ce que nous
prouvons du fait d'avoir un cortex. Un silence tomba sur le
groupe, puis plusieurs scientifiques tentrent de me reprendre sur
mon erreur : Reconnaissez combien le monde est vivant et beau.
Comment pouvez-vous nier que votre conscience peroit le
monde? Vous devez admettre que vous prouvez quelque chose de
particulier. Pour marquer le coup, je rtorquai : Je ne vois pas
de quoi vous parlez. Si j'en crois ce que vous dites de la conscience,
je dois en conclure que je suis diffrent de vous. Je ne ressens pas ce
que vous ressentez. Peut-tre ne suis-je pas un tre conscient, mais
un zombi. Aux Etats-Unis, les zombis sont souvent mis contri-
bution lorsque les philosophes dissertent sur la conscience. Dans
les croyances antillaises, ce sont des revenants, mais dans le langage
226
CONSCIENCE ET CRATIVIT
courant, ce terme dsigne un individu priv de consoence. Sa
dmarche est mcanique et il ne sait pas o il va.
La scientifique britannique me regarda : Bien sr que vous
tes conscient.
Non, je ne le pense pas. C'est peut-tre ce qu'il vous semble,
mais je ne suis pas un tre humain conscient. Que cela ne vous
tourmente pas, je me sens trs bien ainsi.
Elle rpondit : Ainsi donc, vous ne percevez pas toutes ces
merveilles? Elle tendit son bras vers l'eau mordore tandis que
le soleil disparaissait l'horizon, le ciel prenant des teintes roses
irises.
Evidemment que je vois tout a, et alors?
Alors, comment expliquez-vous votre exprience subjective?
Je rpondis: Oui, je sais que je suis ici. J'ai en mmoire des
vnements comme ce coucher de soleil. Mais je n'ai pas l'impres-
sion qu'il se passe quelque chose de spcial. Alors, si vous, vous res-
sentez quelque chose de particulier, peut-tre n'en suis-je tout
bonnement pas conscient. J'tais en train de l'pingler sur ce qui,
son avis, tait si miraculeux et inexplicable dans la conscience.
J'essayais de l'obliger dfinir la conscience psychologique.
Nous continumes ergoter sur ce genre d'arguments
jusqu'au moment du dner. Je ne pense pas avoir chang l'avis de
quiconque sur ce qu'ils pensaient de l'existence et de la significa-
tion de la conscience, mais j'avais tent de leur faire comprendre
que pour la plupart des gens, la conscience est comme une sauce
nappe par-dessus le cerveau physique. Vous avez un cerveau
constitu de cellules et la conscience a t verse par-dessus : ce
serait a la condition humaine. De ce point de vue, la conscience
serait une mystrieuse entit distincte du cerveau. C'est pour-
quoi ceux que nous appelons par drision les zombis auraient un
cerveau, mais pas de conscience. Ils ont toute la mcanique
requise -les neurones, les synapses ... -, mais il leur manque
le coulis. Ils peuvent faire tout ce qu' un humain fait. Vus de
l'extrieur, il serait difficile de les diffrencier des humains.
227
INTELLIGENCE
L'ide que la conscience serait une particularit provient des
croyances anciennes dans l'lan vital, une force spciale qui, pen-
sait-on autrefois, animait tout tre vivant. Cette force de vie
expliquait l'poque la diffrence entre les cailloux et les plantes,
ou encore le mtal et une jeune fille. Quelques personnes y
croient encore. Nous en savons suffisamment aujourd'hui sur les
diffrences entre l'inanim et l'anim pour comprendre qu'une
sauce spciale est inutile. Nous en savons long sur l'ADN, le
repliement des protines, la transcription des gnes et le mtabo-
lisme. Bien que nous ne sachions pas tout des mcanismes de la
vie, nous en savons suffisamment sur la biologie pour nous pas-
ser de l'aspect magique. De mme, plus personne ne soutient
qu'il faut recourir la magie ou un esprit surnaturel pour faire
bouger les muscles. Nous avons dans notre corps des protines
repliables qui rtractent les longues molcules des tissus muscu-
laires. La littrature ce sujet ne manque pas.
Nanmoins, beaucoup persistent croire que la conscience
est diffrente et qu'elle ne saurait tre explique par des termes
biologiques rducteurs. L encore, j'insiste sur le fait que je ne
suis pas un spcialiste de la conscience. Je n'ai pas lu tout ce qu'en
pensent les philosophes. Mais j'ai quelques ides sur ce que,
mon avis, les gens confondent allgrement dans ce dbat. Je crois
que la conscience est simplement ce que nous prouvons du fait
d'avoir un cortex. Mais je crois que nous pouvons aller plus loin.
La conscience peut tre scinde en deux grandes catgories. L'une
est assimilable la conscience de sa propre activit psychique,
une notion facile comprendre. L'autre est le quale, l'ide selon
laquelle les effets subjectifs associs la sensation seraient en ra-
lit indpendants des inputs sensoriels. Le quale est la partie
ardue de l'expos qui suit.
Pour la plupart des gens, le mot conscience se rapporte la
premire catgorie : As-tu t conscient que tu m'as crois sans
me dire bonjour? , Tu tais conscient quand t'es tomb du lit la
nuit dernire? , Tu n'es pas conscient quand tu dors . Dans le
228
CONSCIENCE ET CRATIVIT
contexte qui nous intresse, le mot conscience est synonyme
de formation de mmoire dclarative. Les mmoires dclarati-
ves sont les mmorisations dont vous pouvez vous souvenir et en
parler avec quelqu'un d'autre. Elles peuvent tre exprimes ver-
balement. Si vous me demandez o j'ai pass le dernier week-
end, je peux vous le dire. C'est une mmoire dclarative. Si vous
me demandez comment on garde l'quilibre sur une bicyclette, je
vous dirai que c'est en tenant le guidon et en pdalant, mais je ne
saurais expliquer exactement ce qui se passe. L'quilibre vlo
dpendant plutt d'une activit neuronale dans le cerveau archa-
que, ce n'est pas une mmoire dclarative.
Je vous propose une petite exprience de la pense qui montre
en quoi la notion courante de la conscience est identique la for-
mation de mmoires dclaratives. Rappelez-vous que la mmoire
est cense rsider dans les modifications physiques des synapses
et des neurones qui les relient. Par consquent, si j'avais un
moyen d'annuler ces changements physiques, votre mmoire
serait efface. Imaginez que je dispose prsent d' un commuta-
teur capable de ramener votre cerveau l'tat physique exact qui
tait le sien un moment du pass. Peu importe qu'il s'agisse de
plusieurs heures ou de journes entires. J'actionne le commuta-
teur de ma machine remonter dans la mmoire et vos synapses
et neurones sont rinitialiss un tat antrieur. Ce faisant,
j'efface de votre mmoire tout ce qui s'est produit entre-temps.
Supposons que vous vivez le jour d'aujourd'hui et que vous
vous rveillez demain. Mais juste au moment o vous ouvrez
l'il, je bascule le commutateur et j'efface les dernires vingt-
quatre heures. Vous n'auriez absolument aucun souvenir de la
journe prcdente. Pour votre cerveau, hier n'aurait jamais
exist. Je vous dirais que nous sommes mercredi et vous proteste-
riez : Pas du tout, nous sommes mardi. J'en suis certain.
Quelqu'un a chang le calendrier. Quoi qu'il en soit, c'est
aujourd'hui mardi. A quoi jouez-vous? Mais tous ceux que vous
auriez rencontrs mardi affirmeraient que vous avez t conscient
229
INTELLIGENCE
toute la journe. Ils vous ont vu, ont djeun avec vous et ont dis-
cut avec vous. Vous ne vous en souvenez pas? Vous direz que
non, que cela n'est jamais arriv. Pour finir, je vous montre une
vido o l'on vous voit djeuner avec ces gens. Peu peu, vous
vous persuadez que ce jour a exist, bien que vous n'en ayez plus
la mmoire. C'est comme si, pendant une journe, vous tiez un
zombi, un tre dpourvu de conscience psychologique. Et pour-
tant, ce mardi-l, vous tiez conscient. Votre conviction d'avoir
t conscient n'a disparu que quand votre mmoire dclarative a
t efface.
La question du quale est plus difficile cerner. Ce concept est
souvent exprim au travers de questions apparentes la philoso-
phie zen, comme Pourquoi le rouge est-il rouge et le vert est-il
vert? Le rouge est-il pour moi ce qu'il est pour vous? Pourquoi le
rouge est-il motionnellement connot? Il prsente pour moi
une indicible qualit de sentimentalisme, mais quelle sorte de
sentimentalisme suscite-t-il en vous?
Je trouve de telles dfinitions difficiles transposer dans le
domaine de la neurobiologie. C'est pourquoi je vais reformuler la
question. Pour moi, une interrogation quivalente, mais que je
trouve aussi difficile expliquer, est: Pourquoi nos sens sem-
blent-ils qualitativement diffrents? Pourquoi la vue semble-t-elle
diffrente de l'oue et l'oue diffrente du toucher? Si le cortex est
partout pareil, s'il utilise les mmes procds, s'il ne fait qu'exploi-
ter des patterns, si aucun son ni aucune lumire ne parviennent
dans le cerveau, mais uniquement des patterns, pourquoi la vision
semble-t-elle si diffrente de l'audition? Il m'est difficile de
dcrire en quoi la vue differe de l'oue, mais il va de soi que c'est le
cas. Je prsume qu'il en est de mme pour vous. Pourtant, un axone
qui reprsente le son et un autre qui reprsente la lumire sont,
pour toutes sortes de raisons pratiques, identiques. La clart et le
bruit ne sont pas vhiculs sur l'axone d'un neurone sensoriel.
Le cerveau des personnes atteintes de synesthsie - le peintre
Wassily Kandinsky fut un cas clbre - brouille la distinction
230
CONSCIENCE ET CRATIVIT
entre les sens : certains sons ou certaines textures se traduisent
par une couleur. Ce syndrome nous apprend que l'aspect qualita-
tif d'un sens n'est pas immuable. Suite certaines modifications
physiques, le cerveau peut transmettre un aspect qualitatif de la
vision vers un input auditif.
Quelle est donc l'explication des qualia? Deux rponses me
viennent l'esprit, dont aucune ne me satisfait compltement.
Selon l'une, bien que l'oue, le toucher et la vue uvrent de faon
semblable dans le nocortex, ils sont grs diffremment sous le
cortex. L'oue est lie un ensemble de structures sous-corticales
spcifiques l'audition qui traitent les patterns auditifs avant
qu'ils parviennent au cortex. Les patterns somatosensoriels voya-
gent travers un ensemble d'aires sous-corticales uniquement
consacres aux sens somatiques. Il se peut qu' l'instar des mo-
tions les qualia -le pluriel de quale -ne soient pas mdiati-
ss que par le cortex. S'ils sont lis de quelque manire avec les
parties sous-corticales du cerveau dont le cblage est unique, s'ils
sont peut-tre lis des centres motionnels, cela pourrait expli-
quer pourquoi nous les percevons diffremment, mme si cela ne
nous explique pas pourquoi une sensation apparente au quale
existe en premier lieu.
L'autre rponse est que la structure des inputs -les diffren-
ces dans les patterns eux-mmes- dicte l'exprience que vous
prouvez des aspects qualitatifs de l'information. La nature d'un
pattern spatio-temporel dans le nerf auditif est diffrente de la
nature d'un pattern spatio-temporel dans le nerf optique. Le nerf
optique est constitu de millions de fibres et transporte des infor-
mations spatiales. Le nerf auditif ne compte que trente mille
fibres et transporte des informations temporelles. Ces diffrences
peuvent tre lies ce que nous appelons les qualia.
Nous pouvons tre certains que, quelle que soit la manire
dont la conscience est dfinie, la mmoire et la prdiction jouent
un rle crucial dans sa cration.
Les notions d'esprit et d'me sont lies la conscience.
231
INTELLIGENCE
Quand j'tais enfant, je me demandais ce qu'il serait advenu
de mon Moi si j'tais n dans le corps d'un autre enfant, dans un
autre pays, comme si mon Moi tait en quelque sorte indpen-
dant de mon corps. Cette sensation d'un esprit diffrent du phy-
sique est courante; c'est une consquence naturelle du
fonctionnement du nocortex. Notre nocortex labore un
modle du monde dans sa mmoire hirarchique. Les penses
sont ce qui est produit lorsque ce modle fonctionne par lui-
mme; se souvenir conduit des prdictions, qui agissent
comme inputs sensoriels, qui conduisent de nouveaux appels
la mmoire, et ainsi de suite. Nos penses les plus contemplatives
ne sont pas rgies ni mme lies au monde rel; ce sont de pures
crations de notre modle. Nous fermons les yeux et recherchons
la quitude afin que nos penses ne soient interrompues par
aucun input sensoriel. Bien sr, notre modle a originellement
t cr par l'exposition au monde rel par le truchement de nos
sens, mais quand nous planifions et pensons le monde, nous le
faisons via le modle cortical, et non par le monde lui-mme.
Pour le cortex, notre corps n'est qu'une partie du monde ext-
rieur. Rappelez-vous que le cerveau est une bote obscure et silen-
cieuse. Il ne connat le monde que grce aux patterns prsents sur
les fibres nerveuses sensorielles. Du point de vue du cerveau
considr comme un mcanisme patterns, le cerveau ne diff-
rencie pas votre corps du reste du monde. Il n'y a pas de distinc-
tion spciale entre la limite du corps et le commencement de
l'extrieur. Mais le cortex n'a pas la capacit de modliser le cer-
veau lui-mme car il n'y a pas de sens l'intrieur de l'encphale.
Voil pourquoi nos penses semblent tre indpendantes de
notre corps, pourquoi nous avons l'impression que notre esprit et
notre me sont dissocis du corps. Le cortex labore un modle
de notre corps, mais il ne peut en laborer un pour le cerveau.
Vos penses, localises dans le cerveau, sont physiquement spa-
res du corps et du reste du monde. L'esprit est indpendant du
corps, pas du cerveau.
232
CONSCIENCE ET CRATIVIT
Cette diffrenciation se rvle nettement lors d'un trauma-
tisme ou d'une maladie. Quand une personne perd un membre,
le modle de ce membre dans le cerveau perdure nanmoins,
produisant un effet de membre fantme qui semble appartenir
encore au corps. Par ailleurs, un traumatisme crbral peut
entraner la perte du modle du bras, bien que ce dernier soit
intact. Dans ce cas, le patient peut souffrir du syndrome du
membre tranger. Il prouve alors l'inconfortable et parfois
insupportable sensation que son bras ne lui appartient pas, qu'il
est contrl par quelqu'un d'autre, et dans les cas graves, le
patient en arrive exiger l'amputation. Quand le cerveau est
intact alors que notre corps est malade, nous avons l'impression
qu'un esprit sain est emprisonn dans un corps moribond, alors
qu'en fait il s'agit d' un cerveau sain dans un corps moribond. Il
est naturel de croire que notre esprit survivra la destruction du
corps, mais quand le cerveau disparat, l'esprit en fait autant.
Cette vrit est vidente lorsque le cerveau se meurt avant le
corps. Les patients atteints de la maladie d'Alzheimer, ou ceux
dont le cerveau a subi de svres dommages, perdent leur esprit
mme si leur corps demeure sain.
QU'EST L'IMAGINATION?
Conceptuellement, l'imagination est plutt simple. Des patterns
parviennent dans chaque aire corticale provenant soit des sens,
soit de rgions infrieures de la hirarchie corticale. Chaque aire
corticale produit des prdictions qui sont renvoyes vers le bas de
la hirarchie. Pour imaginer quelque chose, vous laissez tout bon-
nement les prdictions faire un demi-tour dans le cortex et deve-
nir des inputs. Sans rien faire physiquement, vous pouvez suivre
les consquences de vos prdictions : Si ceci se produit, il arri-
vera cela, puis a, et ainsi de suite. C'est ainsi que nous proc-
dons lorsque nous prparons une runion de travail, lorsque
nous jouons aux checs, lorsque nous nous prparons pour une
preuve sportive, et pour mille autres choses.
233
INTELLIGENCE
Aux checs, vous imaginez le dplacement du cavalier une
certaine position puis vous imaginez la nouvelle configuration
des pices aprs ce mouvement. Cette image l'esprit, vous pr-
disez ce que fera l'adversaire et comment seront disposes les pi-
ces ensuite. Puis vous prdisez le coup que vous jouerez, et ainsi
de suite. Vous parcourez diverses tapes et leurs consquences.
Vous prenez enfin votre dcision selon la squence d'vnements
imagins, que le dplacement initial de la pice ft bon ou non.
Certains athltes, comme les descendeurs en ski alpin, amliorent
leurs performances en rptant sans cesse la course mentalement.
Les yeux ferms, ils se reprsentent chaque virage, chaque obsta-
cle et mme leur monte sur le podium, ce qui augmente leurs
chances de russir. Imaginer n'est qu'un autre mot pour pla-
nifier. C'est l que la capacit prdictive de notre cerveau est
profitable. Elle nous permet de connatre les consquences de nos
actions avant de les entreprendre.
Imaginer exige un mcanisme neuronal capable de transfor-
mer une prdiction en input. Au Chapitre 6, j'avais conjectur
que c'est dans les cellules de la couche 6 que les prdictions prci-
ses se produisent. Les cellules qui s'y trouvent effectuent des pro-
jections vers les niveaux infrieurs de la hirarchie, mais
projettent aussi en arrire, vers les cellules d'entre de la couche 4.
Il en rsulte que les outputs d'une rgion peuvent devenir leurs
propres inputs. Comme je l'ai mentionn prcdemment, Ste-
phen Grossberg, qui a une longue exprience de la modlisation
corticale, appelle cela le feedback repli . Quand vous fermez
les yeux et imaginez un hippopotame, l'aire visuelle de votre cor-
tex devient active, exactement comme si vous regardiez vritable-
ment un hippopotame. Vous voyez ce que vous imaginez.
QU'EST LA RALIT?
Les gens me demandent, avec une inquitude teinte d'tonne-
ment : Vous voulez dire que notre cerveau cre un modle du
234
CONSCIENCE ET CRATIVIT
monde? Et que ce modle du monde pourrait tre plus impor-
tant que la ralit vraie?
Je leur rponds alors: Oui, jusqu' un certain point, c'est a.
Mais le monde n'existe-t-il pas au-dehors du cerveau?
Bien sr. Les gens sont rels, les arbres aussi, ma chatte est
relle, les situations sociales qui sont les vtres le sont aussi. Mais
votre comprhension du monde et vos ractions sont fondes sur
des prdictions issues de votre modle interne. A tout moment,
vous ne pouvez capter directement par vos sens qu'une minus-
cule partie du monde. Cette partie infime impose les mmorisa-
tions qui seront invoques, mais ce n'est pas suffisant en soi pour
chafauder l'ensemble de votre actuelle perception. Par exemple,
je suis actuellement en train de taper du texte dans mon bureau,
et quelqu'un frappe la porte d'entre. Je sais que ma mre vient
d'arriver et je l'imagine en bas des escaliers, bien que je ne l'aie en
ralit ni vue ni entendue. Rien dans mon input sensoriel n'tait
spcialement en relation avec ma mre. C'est mon modle mn-
monique du monde qui a prdit qu'elle est l, par analogie avec
une exprience passe. La majeure partie de ce que vous percevez
ne provient pas de vos sens; c'est le produit de votre modle
mnmonique interne.
La question Qu'est la ralit? dpend donc largement de la
prcision avec laquelle votre modle cortical reflte la vraie
nature du monde.
De nombreux aspects du monde qui nous entoure sont si
constants que presque tous les humains en possdent le mme
modle interne. Bb, vous avez appris que la lumire qui claire
un objet rond projette une ombre d'une certaine forme, et que la
forme de la plupart des objets peut tre estime d'aprs des indi-
ces fournis par le monde naturel. Vous avez appris qu'en lchant
une tasse du haut de la chaise de bb la gravit la fait immanqua-
blement tomber par terre. Vous avez appris reconnatre des tex-
tures, des gomtries, des couleurs, ainsi que le rythme des jours
235
INTELLIGENCE
et des nuits. Ces proprits physiques simples du monde sont
invariablement apprises par tous les peuples.
Une grande partie de notre modle du monde est cependant
fonde sur les coutumes, la culture et sur ce que nos parents nous
ont appris. Ces parties du modle sont plus variables et peuvent
mme tre compltement diffrentes d'un peuple un autre. Un
enfant lev avec amour par des parents attentifs ses besoins
motionnels parviendra probablement l'ge adulte en prdisant
que le monde est sr et agrable. Les enfants maltraits par un
parent ou par les deux seront enclins imaginer un futur dange-
reux et cruel, dans lequel nul n'est digne de confiance, quelle que
soit la manire dont il sera trait par la suite. Une grande part de la
psychologie est fonde sur les consquences des premires annes
de l'existence, sur la qualit de l'affection et des soins prodigus, car
c'est ce moment que le cerveau construit son modle du monde.
Notre culture aussi participe la formation du modle du
monde. Par exemple, des tudes ont dmontr que l'espace et les
objets sont perus diffremment par les Occidentaux et par les Asia-
tiques. Les Asiatiques sont plus attentifs l'espace qui spare les
objets tandis que les Occidentaux s'attachent davantage aux objets
eux-mmes, une diffrence qui se manifeste au niveau de l'esthti-
que et de la rsolution des problmes. Des recherches ont montr
que dans des cultures fondes sur l'honneur - celles de tribus
afghanes ou de communauts du sud des Etats-Unis-, la violence
est plus facilement accepte comme naturelle. Diffrentes croyances
religieuses inculques trs tt dans la vie peuvent conduire des
modles moraux compltement diffrents, y compris en ce qui
concerne le traitement rserv aux hommes et aux femmes, voire la
valeur de la vie elle-mme. Il va de soi que ces divers modles du
monde ne sauraient tre universellement accepts comme lgitimes,
mme s'ils peuvent le paratre pour tel ou tel individu. Le raisonne-
ment moral, tant le bien que le mal, est appris.
Notre culture ainsi que l'exprience accumule par la famille
nous enseignent des strotypes, qui sont hlas un aspect invita-
236
CONSCIENCE ET CRATIVIT
ble de la vie. Tout au long de ce livre, vous pourriez remplacer le
mot strotype par mmoire invariante ou par reprsentation inva-
riante sans altrer substantiellement le propos. La prdiction par
analogie s'apparente beaucoup un jugement strotyp. Or, les
strotypes ngatifs entranent de terribles consquences sociales.
Si ma thorie de l'intelligence est exacte, nous ne pourrons pas
radiquer la propension des gens penser par strotypes, car
c'est par strotypes que le cerveau fonctionne. C'est une fonc-
tion qui lui est inhrente.
La seule manire de circonscrire les mfaits des strotypes est
d'enseigner nos enfants comment reconnatre les faux stroty-
pes, dvelopper l'empathie et le scepticisme. Il nous appartient de
promouvoir l'aptitude la pense critique, qui s'ajoutera
l'enseignement des valeurs les plus leves. Le scepticisme, qui est
au cur de toute mthodologie scientifique, est la seule manire
de faire la part des faits et de la fiction.
J
1
espre tre parvenu vous convaincre que l'intelligence n'est
qu'un produit du cerveau. Ce n'est pas un lment manipula ble
ou qui coexiste avec les cellules crbrales. Les neurones ne sont
que des cellules. Aucune force mystique ne fait se comporter une
cellule nerveuse ou un ensemble de cellules nerveuses autrement
qu' elles doivent naturellement le faire. Ce fait tabli, nous pou-
vons prsent porter notre attention sur la manire dont les
capacits des cellules du cerveau peuvent tre implmentes afin
qu'elles se souviennent et prdisent, bref, dvelopper un algo-
rithme cortical qui sera grav dans le silicium.
237
8
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
Il est difficile de prdire l'usage ultime d'une nouvelle
technologie. Comme nous l'avons dcouvert tout au long de
ce livre, le cerveau procde des prdictions par analogie avec
le pass. Notre inclination naturelle est donc d' imaginer
qu'une nouvelle technologie sera utilise pour effectuer les
mmes tches que celle qui l'a prcde. Nous pensons que
nous utiliserons un nouvel outil pour faire la mme chose,
mais plus vite, plus efficacement ou moindre cot.
Les exemples abondent. Les Indiens d'Amrique avaient
appel le train le cheval de fer et l'automobile le chariot sans
chevaux. Pendant des dcennies, le tlphone fut considr que
comme une variante du tlgraphe qui ne devait tre utilis que
pour transmettre des nouvelles importantes ou en cas d'urgence.
Ce n'est que dans les annes 1920 que les gens commencrent
s'en servir pour converser. La photographie fut d'abord une nou-
velle forme de portrait. Quant au cinma, il tait considr
comme une variante du thtre; c'est pourquoi, pendant la
majeure partie du xxe sicle, un rideau fut tir sur l'cran.
239
INTELLIGENCE
Pourtant, l'usage ultime de la plupart des nouvelles technolo-
gies est souvent imprvu et beaucoup plus loign que ce que
notre imagination avait d'abord envisag. Le tlphone a volu
en un rseau sans fil permettant quiconque de communiquer
avec autrui par la voix, le texte ou des images jusqu' l'autre bout
du monde. Le transistor a t invent en 1947 par les Bell Labs. Il
fut vident pour tous que c' tait un progrs dcisif dans l'lectro-
nique, mais son premier usage ne fut qu'une amlioration de ce
qui existait dj : le transistor remplaa les tubes vide. Ceci per-
mit de fabriquer des postes de radio et des ordinateurs plus petits
et plus fiables, ce qui tait important et sduisant cette poque,
mais la grande diffrence se limitait la taille et la fiabilit du
matriel. Les applications les plus rvolutionnaires du transistor
ne furent dcouvertes que plus tard. Une priode d'innovations
progressives fut ncessaire avant que quelqu' un conoive le cir-
cuit intgr, le microprocesseur, le processeur de signal numri-
que et le composant de mmoire. Le microprocesseur fut
dvelopp ds 1970 avec en vue l'ide du calculateur de bureau.
L encore, les premires applications ne firent que se substituer
des technologies existantes. Le calculateur lectronique devait
remplacer les machines calculer mcaniques. Les microproces-
seurs taient clairement destins succder aux solnodes utili-
ss par certains appareils de contrle, comme les commutateurs
des feux de signalisation. C'tait des annes avant que la vritable
puissance du microprocesseur puisse se manifester. Personne
l'poque n'aurait pu prvoir l'ordinateur personnel moderne, le
tlphone mobile, l'Internet, le GPS et toutes les autres technolo-
gies de l'information aujourd'hui trs banales.
Il serait donc vain de croire que nous pourrions prdire ds
prsent les applications rvolutionnaires de systmes de mmoire
bass sur le cerveau. Je m'attends ce que ces machines intelli-
gentes amliorent l'existence bien des gards. C'est certain. Mais
prdire l'avenir d' une technologie plus de quelques annes est
illusoire. Vous n'en aurez pour preuve que la lecture des prvi-
240
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
sions absurdes des futurologues. Dans les annes 1950, il tait dit
qu'en l'an 2000 des racteurs atomiques seraient installs dans le
sous-sol de nos maisons et que nous passerions nos vacances sur
la Lune. Mais du moment que nous gardons ces lucubrations
l'esprit, sachant que nous risquons de les rpter, nous pouvons
nous aventurer spculer sur ce que seront les machines intelli-
gentes. Nous en tirerons quelques grossires mais utiles conclu-
sions sur ce que nous rserve le futur.
Voici quelques questions intrigantes: peut-on fabriquer des
machines intelligentes et si oui, de quoi auront -elles l'air? Res-
sembleront-elles plutt aux robots humanodes des films de
science-fiction, au botier noir, beige ou color d'un micro-ordi-
nateur ou quelque chose d'autre? Comment nous en servirons-
nous? Est-ce une technologie dangereuse qui peut nous exposer
des risques ou menacer nos liberts individuelles? Quelles sont
les applications videntes pour des machines intelligentes, et y
a-t-il un moyen de savoir ce que seront ces fantastiques applica-
tions? Quel sera en dfinitive l'impact de ces machines intelligen-
tes sur notre faon de vivre?
POUVONS-NOUS CONSTRUIRE DES MACHINES
INTELLIGENTES?
Oui, nous pouvons construire des machines intelligentes, mais
elles ne seront peut -tre pas ce que vous imaginez. Bien qu' adap-
tes leur fonction, je ne pense pas que nous construirons des
machines intelligentes agissant comme des tres humains, ni
mme qui interagiraient avec nous la manire d'humains.
L'une des ides que nous nous faisons des machines intelli-
gentes nous vient des films et des livres de science-fiction : elles
sont attachantes ou malveillantes, ce sont parfois des robots qui
conversent avec nous de nos sentiments, de nos ides ou des v-
nements, ou qui fomentent d'interminables complots. Un sicle
de science-fiction a form les gens considrer que robots et
androdes sont une part invitable et dsirable de notre avenir.
241
INTELLIGENCE
Des gnrations entires ont grandi avec les images de Robbie, le
robot du film Plante interdite, les robots R2D2 et C3PO de La
Guerre des toiles, le lieutenant-commandant Data de Star Trek.
Mme le robot HAL, dans 2001 : l'odysse de l'espace, bien que
dpourvu de corps, tait trs proche d'un humain, conu pour
tre autant un compagnon qu'un copilote programm guidant les
humains dans leur long voyage interplantaire. Les applications
robotiques limites, comme les voitures intelligentes, les mini
sous-marins autonomes pour les plonges profondes, ainsi que
les aspirateurs et tondeuses gazon autoguids, sont faisables et
se banaliseront. Mais les androdes et les robots comme le com-
mandant Data et C3PO resteront pour longtemps encore des per-
sonnages de fiction, et cela pour deux bonnes raisons.
D'abord, l'intelligence n'est pas cre que dans le nocortex,
mais aussi par le systme motionnel du cerveau archaque et par
la complexit du corps humain. Pour tre un humain, il faut
toute la machinerie biologique, et pas uniquement un cortex.
Converser comme un tre humain sur n'importe quel sujet- et
satisfaire ainsi au test de Turing - exigerait d'une machine intel-
ligente qu'elle jouisse d'une grande partie de l'exprience et des
motions d'un tre humain, et que sa vie s'apparente celle d'un
humain. Les machines intelligentes auront l'quivalent d'un cor-
tex et un ensemble de sens, mais le restant sera facultatif. Il pour-
rait tre divertissant de regarder une machine intelligente traner
dans les parages son corps anthropomorphe, mais elle n'aurait
pas du tout un esprit d'humain, moins que nous ne la dotions
d'un systme motionnel fond sur celui d'un humain et d'une
exprience elle aussi fonde sur celle d'un humain. Ce serait
extrmement difficile faire et, mon avis, parfaitement futile.
Deuximement, tant donn le cot et le travail qui seraient
ncessaires pour construire et entretenir des robots humanodes,
il serait difficile d'en justifier l'intrt pratique. Un robot major-
dome serait plus onreux et moins efficace que son homologue
humain. Bien que le robot puisse tre intelligent , il n'offrirait
242
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
pas la qualit du relationnel et la comprhension aise dont fait
preuve un employ humain, qui les a d'office du seul fait d'appar-
tenir au genre humain.
La machine vapeur et le calculateur lectronique furent tous
deux pressentis pour devenir des robots, mais rien ne fut ralis.
Quand nous voquons la cration de machines intelligentes, beau-
coup de gens trouvent naturel d'imaginer aujourd'hui encore des
robots anthropomorphes, et l encore, il est peu probable que cela
se passe ainsi. Le robot est un concept n de la rvolution indus-
trielle et affin par la fiction. Nous ne devons pas nous en inspirer
pour dvelopper des machines authentiquement intelligentes.
A quoi ressembleront alors les machines intelligentes si elles
ne sont pas des robots marchant et parlant? L'volution a dcou-
vert qu'en affublant nos sens d'un systme de mmoire hirarchi-
se, la mmoire modliserait le monde et serait capable de
prdire. En empruntant ce concept la nature, nous devrions
pouvoir construire des machines intelligentes. Commenons avec
un assortiment de sens destins extraire des patterns du monde.
Notre machine possderait sans doute un ensemble sensoriel qui
diffrerait de celui de l'tre humain, et pourrait mme s'exercer
dans un monde diffrent du ntre (nous y reviendrons d'ici peu).
C'est pourquoi, n'imaginez pas qu'elle aura deux yeux et deux
oreilles. Liez ensuite ces sens un systme de mmoire hirarchi-
se fonctionnant sur le mme principe que le cortex. Il faudra
ensuite duquer ce systme mnmonique un peu comme nous
enseignons aux enfants. Par des apprentissages rpts, notre
machine intelligente laborera peu peu un modle de son
monde, tel qu'il est peru pas ses sens. Il n'y aura nul besoin de lui
programmer des rgles, des bases de connaissances, des faits et
tout autre concept de haut niveau qui sont le flau de l'intelli-
gence artificielle. La machine intelligente doit apprendre par
l'observation de son environnement, avec au besoin des inputs
provenant d'un instructeur. Aprs avoir cr un modle de son
monde, notre machine intelligente pourra ensuite dcouvrir des
243
INTELLIGENCE
analogies d'aprs ses expenences passes, prdire des vne-
ments, proposer des solutions des problmes tout nouveaux et
mettre ses connaissances notre disposition.
En pratique, notre machine intelligente pourra tre embar-
que l'intrieur d'avions ou de voitures, ou tre prosaquement
enclose dans un rack situ dans un local informatique. Contraire-
ment aux tres humains, dont le cerveau doit accompagner le
corps, le systme mnmonique d'une machine intelligente peut
tre stock loin des capteurs (ou de son corps, si elle en avait
un). Par exemple, les capteurs d'un systme de scurit intelligent
pourraient tre disperss dans toute l'usine ou dans toute une
ville, mais le systme de mmoire hirarchise serait install dans
le soubassement d'un immeuble : l'incarnation physique d'une
machine intelligente pourra prendre beaucoup de formes.
Il n'y a aucune raison pour qu'une machine intelligente doive
ressembler un humain, agir ou percevoir comme lui. Ce qui la
rend intelligente est son aptitude comprendre le monde et inte-
ragir avec lui au travers d'un modle mnmonique hirarchis, et
sa capacit apprhender son monde comme nous le faisons
pour le ntre. Comme nous le verrons, ses penses et ses actions
peuvent tre compltement diffrentes de ce que fait un humain,
ce qui ne la rend pas moins intelligente. L'intelligence se mesure
la capacit de prdiction que manifeste une mmoire hirarchi-
que, et non par un comportement anthropomorphe.
Portons notre attention au plus grand dfi technologique
auquel nous serons confronts lors de la construction de machi-
nes intelligentes: la cration de la mmoire. Nous devrons fabri-
quer de vastes systmes mnmoniques hirarchiquement
organiss, fonctionnant comme le cortex. Ce dfi se posera au
niveau de la capacit et de la connectivit.
La capacit est le premier problme. Admettons que le cortex
possde trente-deux trillions de synapses. Si nous ne reprsen-
244
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
tons chacune d'elles que sur deux bits (ce qui permet d'attribuer
une parmi quatre valeurs une synapse) et si chaque octet
compte deux bits (un octet reprsente alors quatre synapses),
la mmoire sera d'environ huit trillions d'octets, soit huit
traoctets. Sachant que la capacit du disque dur d'un micro-
ordinateur moyen est d'environ cent milliards d'octets, il faudrait
chaner environ quatre-vingts disques durs pour hberger la
mme quantit de mmoire qu'un cortex humain (ne vous atta-
chez pas aux chiffres exacts, car tout n'est ici que grossire esti-
mation). Bref, la quantit de mmoire est assurment disponible.
Nous ne sommes pas un facteur de mille prs, mais ce ne sera
pas non plus le type de machine que vous pourriez glisser dans
votre poche ou intgrer un grille-pain. L'important est que la
quantit de mmoire requise n'est pas un problme, ce qui n'tait
pas le cas voici dix ans (des disques durs d'un traoctet sont
d'ores et dj commercialiss un prix raisonnable). De plus, ce
qui nous arrange est le fait que nous n'avons pas recrer le cor-
tex humain tout entier. Il en faut bien moins pour la plupart des
applications.
Notre machine intelligente aura besoin de beaucoup de
mmoire. Nous commencerons sans doute sa fabrication en
recourant des disques durs ou des disques optonumriques,
mais finalement, nous utiliserons aussi des composants de
mmoire en silicium, comme les mmoires flash. Elles sont bon
march, consomment peu et sont solides. Disposer de compo-
sants dont la capacit est suffisante pour les machines intelligen-
tes n'est qu'une question de temps. En fait, une mmoire
intelligente offre un avantage sur la mmoire conventionnelle.
Toute l'conomie du secteur des semi-conducteurs est fonde sur
le nombre de puces prsentant des erreurs. Pour la plupart, le
moindre dfaut les rend inutilisables. Le taux de russite de bon-
nes puces est appel yeld ; il sert dterminer si la conception
d' un composant permet de le fabriquer et de le vendre en dga-
geant un profit. Les risques d'erreurs tant proportionnels aux
245
INTELLIGENCE
dimensions de la puce, la taille de la plupart d'entre elles n'excde
pas celle d'un petit timbre-poste. La quantit de mmoire a t
augmente, non en fabriquant des puces plus grandes, mais en
miniaturisant davantage ses composants lmentaires.
Les composants de mmoire intelligents seront intrinsquement
tolrants aux dfauts. Rappelez-vous que dans le cerveau aucun
composant ne contient de donnes indispensables. Des milliers de
neurones disparaissent tous les jours et pourtant, la capacit men-
tale ne s'attnue que trs lentement au cours de l'existence. Les
composants de mmoire intelligents fonctionneront sur le mme
principe que le cortex; ainsi, mme si une partie des lments de la
mmoire se rvle dfectueuse, le composant sera encore utilisable
et commercialement viable. Plus probablement, la tolrance
d'erreur d'une mmoire ressemblant celle du cerveau permettra
aux concepteurs de dvelopper des composants significativement
plus gros et plus denses que ceux d'aujourd'hui. Nous pourrions
ainsi tre en mesure de graver un cerveau dans le silicium bien plus
rapidement que nous le pensons.
Le second cueil est la connectivit. Le cerveau rel comprend
une grande quantit de matire grise sous-corticale. Comme
nous l'avons signal prcdemment, elle est faite de millions
d'axones qui s'tendent sous la mince enveloppe corticale, reliant
entre eux les diffrents niveaux de la hirarchie corticale. Une
seule cellule du cortex peut ainsi tre relie cinq ou dix mille
autres cellules. Ce type de cblage massivement parallle est diffi-
cile voire impossible implmenter l'aide des techniques tradi-
tionnelles de fabrication de composants en silicium. Les puces
sont confectionnes en dposant quelques couches de mtal
alternant avec des couches d' isolant (ce procd n'a rien de com-
mun avec les couches du cortex). Les couches de mtal contien-
nent les futurs cbles de la puce, et du fait que ces cbles ne
peuvent se croiser sur une mme couche, le nombre total de
connexions cbles est limit. Cette configuration n'est pas
exploitable pour en faire des systmes mnmoniques inspirs du
246
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
cerveau, o des millions de connexions sont indispensables. La
puce en silicium et la matire grise ne sont pas compatibles.
Beaucoup d'ingnierie et d'exprimentations seront ncessai-
res pour rsoudre ce problme, mais nous en connaissons les
bases et nous savons comment nous y prendre. Les cbles lectri-
ques acheminent les signaux beaucoup plus rapidement que les
axones des neurones. Un seul cble d'une puce peut tre partag,
et de ce fait utilis pour plusieurs connexions, alors que dans le
cerveau, chaque axone n'appartient qu' un seul neurone.
Le rseau tlphonique est un bel exemple. Si nous devions
tirer une ligne de chacun des tlphones de la Terre tous les
autres, la surface de la plante disparatrait sous un cheveau de
fils de cuivre. En ralit, tous les tlphones se partagent un nom-
bre relativement modeste de lignes haute capacit. Cette techni-
que fonctionne tant que la capacit de chaque ligne est nettement
suprieure celle requise pour transmettre une seule conversa-
tion. Le rseau tlphonique rpond cette exigence : un seul
cble fibres optiques est capable de vhiculer un million de
conversations la fois.
Dans le cerveau, des axones relient toutes les cellules qui
changent des informations entre elles, mais nous pouvons cons-
truire des machines intelligentes inspires plutt du rseau tl-
phonique, avec un partage des connexions. Des scientifiques ont
pens depuis des annes rsoudre le problme de la connectivit
dans une puce simulant le cerveau. Bien que ce qui se passe dans
le cortex demeure encore un mystre, les chercheurs savent que
nous finirons un jour par rsoudre le puzzle, et que nous serons
ensuite confronts au problme de la connectivit. Il est ici inutile
de passer en revue les diffrentes approches. Il nous suffit de
savoir que la connectivit sera peut -tre l'obstacle technique
majeur qui nous attend, mais nous devrions en venir bout.
Les dfis techniques relevs, plus aucun problme de fond ne
nous empchera de construire des machines authentiquement
intelligentes. Bien sr, une foule d'autres problmes annexes
247
INTELLIGENCE
devront tre rgls pour que ces systmes soient compacts, bon
march, conomes en nergie, mais rien de tout cela n'est un obs-
tacle. Il nous a fallu cinquante ans pour passer d'un ordinateur de
trente tonnes occupant 167m
2
-l'ENIAC- l'ordinateur de
poche. Mais comme nous partons d'une position technologique-
ment plus leve, la transition vers les machines intelligentes
devrait tre beaucoup plus rapide.
DEVONS-NOUS CONSTRUIRE DES MACHINES
INTELLIGENTES?
Tout au long du xxi" sicle, les machines intelligentes devraient
passer du domaine de la science-fiction celui de la ralit. Mais
auparavant, nous devrons aborder quelques questions thiques,
notamment nous demander si un possible danger pourrait
l' emporter sur les avantages.
La perspective de crer des machines capables de penser et
d'agir par elles-mmes est depuis longtemps une source d'inqui-
tude. C'est comprhensible. A leur apparition, les connaissances
et technologies nouvelles intimident toujours. Notre crativit
nous laisse imaginer les terribles moyens par lesquels de nouvel-
les technologies pourraient permettre de prendre le contrle de
notre corps, de nous rendre inutiles, voire anantir la valeur de la
vie humaine. Mais l'Histoire rvle que ces sombres pressenti-
ments ne surviennent jamais comme prvu. Au dbut de la rvo-
lution industrielle, les gens ont craint la machine vapeur puis
l'lectricit. Des machineries alimentes par leur propre nergie,
capables de se mouvoir de manire complexe, paraissaient la
fois miraculeuses et quelque peu inquitantes. Or, de nos jours,
l'lectricit et la combustion interne ne sont plus ni tranges ni
inquitantes. Elles font partie de notre environnement comme
l'air et l'eau.
Quand la rvolution de l'information commena, elle suscita
la crainte de l'informatique. D'innombrables histoires de science-
fiction dcrivaient de puissants cerveaux lectroniques ou des
248
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
rseaux d'ordinateurs prenant spontanment conscience d'eux-
mmes et qui se rvoltaient contre leurs matres organiques.
Maintenant que les ordinateurs se sont intgrs notre quoti-
dien, ces craintes nous paraissent absurdes. L'ordinateur install
chez vous ou l'Internet n'ont pas plus de chances d'tre un jour
dous de sentiments et de sensations qu'un tiroir-caisse.
Toute technologie peut bien sr tre exploite en bien ou en
mal, et certaines se prtent plus que d'autres tre dvoyes ou
calamiteuses. L'nergie atomique est dangereuse, qu'elle soit utili-
se dans les ogives nuclaires ou par les centrales lectriques, car
un simple accident ou une erreur peuvent entraner la mort ou
contaminer des millions de personnes. Bien que l'nergie
nuclaire soit prcieuse, il existe d'autres solutions. Les techni-
ques de fabrication des vhicules peuvent produire des chars
d'assaut ou des avions de chasse, mais aussi des voitures particu-
lires, des camions et des avions civils, dont l'utilisation mala-
droite ou malencontreuse peut galement tuer ou blesser. Mais
les vhicules sont indubitablement plus ncessaires la vie
moderne et moins dangereux que l'nergie nuclaire. Les dom-
mages causs par une erreur de pilotage d'un avion de ligne sont
assurment moindres que ceux causs par le largage d'une bombe
atomique. Beaucoup de technologies n'offrent d'ailleurs que des
bnfices. Le tlphone en est un exemple. Sa capacit rappro-
cher les gens compense largement ses effets ngatifs. C'est la
mme chose pour l'lectricit et les sciences de la sant. Je pense
que les machines intelligentes feront partie des technologies les
plus inoffensives, les plus bnfiques que nous ayons jamais
dveloppes.
Des personnes comme Bill Joy, cofondateur de Sun Micro-
systems, craignent pourtant que nous parvenions dvelopper
des robots intelligents qui pourraient chapper notre contrle,
essaimer sur la Terre entire et la remodeler leur convenance.
Cette image me rappelle les balais de L'Apprenti sorcier dont les
dbris se rgnrent d'eux-mmes, et qui travaillent avec zle
249
INTELLIGENCE
jusqu'au dsastre final. Dans la mme veine, quelques optimistes
chercheurs en intelligence artificielle profrent quelques proph-
ties pour la gnration en cours qui sont pour le moins trou-
blantes. Par exemple, Ray Kurzweil imagine des nanorobots
parcourant notre cerveau, enregistrant chaque synapse et chaque
connexion, et transmettant toutes les informations un supe-
rordinateur qui reconfigurerait l'tre humain directement de
l'intrieur. Il en extrairait une version logicielle de vous-mme
qui serait pratiquement immortelle. Ces deux prdictions au
sujet des machines intelligentes, le scnario de la machine qui
s'emballe et devient folle et celui du tlchargement de cerveau
ordinateur, semblent refaire sans cesse surface.
La construction de machines intelligentes n'est pas la mme
chose que la construction de machines autorplicantes. Il n'y a de
toute faon pas de lien logique entre ces deux concepts. Ni le cer-
veau ni l'ordinateur ne peuvent s'autorpliquer, et les systmes
mnmoniques fonds sur le cerveau n'y changeront rien. Bien
que l'un des points forts des machines intelligentes soit notre
capacit les produire en masse, elles ne viseront pas se rpli-
quer la manire des bactries et des virus. L'autorplication
n'exige pas de l'intelligence, et l'intelligence n'exige pas l'autor-
plication.
De plus, je doute srieusement que nous puissions un jour
dupliquer notre intelligence dans des machines. Il n'existe actuel-
lement, pour autant que je sache, aucune technique relle ou
imaginaire permettant d'enregistrer les trillions de dtails qui
forment votre vous. Il faudrait pour cela enregistrer et recrer
la totalit de votre systme nerveux ainsi que votre corps, et pas
uniquement le nocortex. Et il nous faudrait comprendre en plus
comment tout cela fonctionne. Un jour certainement, nous arri-
verons le faire, mais le dfi pos s'tend bien au-del de la com-
prhension du fonctionnement de notre cortex. Dterminer
l'algorithme nocortical et l'inscrire dans des machines partir
de zro est une chose, mais analyser les milliards de milliards de
250
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
dtails oprationnels d'un cerveau vivant et les rpliquer dans
une machine en est une autre, compltement diffrente.
Outre l'autorplication et la duplication de l'intelligence, les
gens se posent d'autres questions au sujet des machines intelli-
gentes. Pourraient-elles menacer de grandes parties de la popula-
tion comme le fait l'arme nuclaire? Leur avnement pourrait-il
servir les desseins de petits groupes d'individus malintentionns?
Ou encore, les machines pourraient-elles devenir malfaisantes et
se retourner contre nous, comme les implacables personnages des
films Termina tor et Matrix?
La rponse ces questions est non. En tant que priphriques
d'information, des systmes mnmoniques inspirs du cerveau
feront partie des technologies les plus utiles que nous ayons dve-
loppes jusqu' ce jour. A l'instar des automobiles et des ordina-
teurs, ce ne seront que des outils. Le seul fait d'tre intelligents ne
signifie pas qu'ils auront des aptitudes spciales pour dtruire le
bien d'autrui ou manipuler les gens. Et de mme que nous ne
voudrions pas confier l'arsenal nuclaire mondial au bon vouloir
d'une seule personne ou d'un seul ordinateur, nous devons nous
garder de trop nous reposer sur les machines intelligentes car,
comme toutes les technologies, elles sont faillibles.
Ceci nous amne la question de la malveillance. Pour certai-
nes personnes, tre intelligent est fondamentalement la mme
chose qu'avoir une mentalit humaine. Ils craignent que les
machines intelligentes se sentent mises en esclavage, parce
qu'eux-mmes, humains, ne le supportent pas. Ils craignent que
les machines intelligentes tentent de contrler le monde car, au
cours de l'Histoire, les gens intelligents ont toujours tent d'ten-
dre leur hgmonie. Ces craintes restent toutefois de fausses ana-
logies. Elles rsultent de l'amalgame de l'intelligence -
l'algorithme cortical - et des commandes motionnelles issues
du cerveau archaque - les ractions instinctives. Des machines
251
INTELLIGENCE
intelligentes n'auront toutefois pas toutes ces facults. Elles
n'auront pas d'ambitions personnelles. Elles ne dsireront pas la
sant, la reconnaissance sociale ou des gratifications sensuelles.
Elles n'prouveront ni apptit, ni toxicodpendance, ni troubles
de l'humeur. Les machines intelligentes ne manifesteront rien
ressemblant des motions humaines, moins que nous ne les
concevions minutieusement cette fin. Les plus puissantes appli-
cations des machines intelligentes concerneront des domaines
dans lesquels l'intellect humain se heurte des difficults, ceux
dans lesquels nos sens sont inappropris, ou les activits qui sont
trop ennuyeuses. En gnral, le contenu motionnel de ces activi-
ts est ngligeable.
Les machines intelligentes iront de systmes simples, pour des
applications trs cibles, jusqu' de puissants systmes intelligents
supra-humains mais, moins que nous ne fassions fausse route
et choisissions de les faire ressembler des humains, nous vite-
rons l'anthropomorphisme. Peut-tre devrons-nous un jour
imposer des restrictions ce que les gens pourront faire de leurs
machines intelligentes, mais ce n'est pas demain la veille. Et le
moment venu, les questions thiques paratront relativement
faciles rsoudre compares celles qui, aujourd'hui, concernent
les biotechnologies gntiques et le nuclaire.
POURQUOI CONSTRUIRE DES MACHINES
INTELLIGENTES?
La vraie question est: que feront les machines intelligentes?
On m'a souvent demand de faire des exposs sur l'avenir de
l'informatique mobile. Un organisateur de confrence me
demande ces occasions de dire quoi ressembleront, dans cinq
ou vingt ans, les ordinateurs de poche ou les tlphones mobiles.
Ils veulent ma vision du futur. Je ne puis la leur donner. Un jour,
je me mis arpenter l'estrade coiff d' un chapeau de magicien,
une boule de cristal la main. J'expliquai que nul ne peut voir
l'avenir avec prcision. La boule de cristal est une illusion et
252
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
quiconque prtend savoir exactement ce qui se produira dans les
annes venir est certain de se tromper. Le mieux que nous
puissions faire est de comprendre les grandes tendances. Quand
vous avez saisi les grandes lignes d'une ide, vous pouvez les sui-
vre quelle que soit la direction qu'elles prennent, au fur et
mesure que les dtails se rvlent.
Le plus clbre exemple de tendance technologique avre est
la loi de Moore. Cofondateur de la socit Intel, Gordon Moore
avait prdit avec justesse que le nombre d'lments lectroniques
susceptibles d'tre intgrs sur une puce de silicium doublerait
tous les dix-huit mois. Moore n'avait pas prcis si cette puce
serait un composant de mmoire, un microprocesseur ou quoi
que ce soit d'autre. Il n'avait pas prcis l'usage que l'on en ferait,
ni si la puce serait enferme dans un botier en plastique, en cra-
mique ou colle mme un circuit imprim. Il n'avait rien dit des
divers procds de fabrication. Il s'tait tenu la tendance la plus
gnrale et avait vu juste.
A ce jour, nous ne pouvons prdire l'usage ultime des machines
intelligentes. Il n'existe en effet aucun moyen d'obtenir des dtails
fiables. Si moi ou n'importe qui d'autre nous risquions prdire en
dtail ce que ces machines feront, l'avenir prouverait invitable-
ment que nous avions tort. Mais nous pouvons toutefois faire
mieux que hausser les paules. Deux voies peuvent nous faire avan-
cer. L'une consiste envisager l' utilisation trs court terme des
systmes mnmoniques inspirs du cerveau; c'est l'approche vi-
dente, certes moins intressante, explorer en premier. La seconde
approche consiste rflchir aux tendances long terme qui,
l'instar de la loi de Moore, peuvent nous aider imaginer les appli-
cations qui feront peut -tre partie de notre futur.
Commenons par les applications court terme. Ce sont cel-
les qui sont videntes, comme lorsque le transistor remplaa les
tubes radio et le microprocesseur l'tage entier rserv un ordi-
nateur lampes. Nous pouvons par-dessus le march jeter un
coup d'il certains domaines que l'intelligence artificielle avait
253
INTELLIGENCE
tent d'aborder, mais sans trouver de solutions: la reconnais-
sance vocale, la vision et les automobiles intelligentes.
Si vous avez dj eu l'occasion d'utiliser un logiciel de reconnais-
sance vocale pour entrer du texte dans un micro-ordinateur, vous
vous tes sans doute rendu compte combien il peut tre bte.
Comme la Chambre chinoise de John Searle, l'ordinateur n'a
aucune cognition de ce qui est dit. Les quelquefois o j'ai essay ce
genre de produit, j'ai senti l'nervement monter en moi. Le moin-
dre bruit dans la chambre, que ce soit un crayon qui tombe ou
quelqu'un qui parle, faisait apparatre des mots supplmentaires
l'cran. Le taux d'erreur de la reconnaissance tait trs lev. Sou-
vent, les mots que le logiciel pensait avoir compris taient dpour-
vus de sens : Ce rat pel de dira Marie que nous dit non dehors.
Un enfant se rendrait compte que c'est n'importe quoi, mais pas
l'ordinateur. De mme, ce que l'on appelle des interfaces langage
naturel a pendant des annes t un sujet de recherches trs pris
des informaticiens. Il s'agissait de pouvoir dire l'ordinateur ou
d'autres quipements ce qu'ils doivent faire, en langage courant, et
laisser la machine excuter le travail. A un assistant numrique per-
sonnel, ou PDA, vous auriez pu demander de vive voix: Dplace
le match de basket de ma fille au dimanche dix heures. Ce genre
d'ordre est impossible traiter par l'intelligence artificielle tradi-
tionnelle. Mme si l'ordinateur pouvait reconnatre chaque mot,
pour excuter la tche, encore faudrait-il qu'il sache o votre fille
va l'cole, que vous faites sans doute allusion au prochain diman-
che, et mme ce qu'est un match de basket, car le rendez-vous peut
avoir t tout simplement libell Antony contre Meudon . Ou
alors, vous voudriez que l'ordinateur coute et enregistre le flux
audio d'une radio ds que le nom de tel ou tel morceau est pro-
nonc, mais il se trouve que le prsentateur se contente de dcrire le
prochain morceau sans mentionner le titre. Vous, et vous seul,
pouvez deviner ce qui va suivre, mais pas un ordinateur.
254
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
Ces exemples et beaucoup d'autres applications exigent que la
machine puisse comprendre le langage parl. L'ordinateur ne
peut excuter ces tches car il ne comprend pas ce qui est dit. Il
fait correspondre des patterns audio des modles de mots
mmoriss sans savoir ce que ces mots signifient. Imaginez que
vous apprenez reconnatre le son de chaque mot d'une langue
trangre, mais sans savoir ce que ces mots signifient, et que je
vous demande ensuite de transcrire une conversation dans cette
langue. La conversation se droulant, vous n'auriez aucune ide
de quoi il est question, mais vous essayeriez de saisir chaque mot
sparment. Toutefois, comme les mots se chevauchent, interfe-
rent ou sont mangs, et que des syllabes se perdent dans le
bruit ambiant, vous prouveriez beaucoup de difficults distin-
guer un mot d'un autre. C'est ces obstacles que les logiciels de
reconnaissance vocale sont aujourd'hui confronts. Les ing-
nieurs ont dcouvert qu'il est possible d'amliorer quelque peu la
prcision du logiciel en recourant aux probabilits pour dceler
les transitions d'un mot un autre. Ils exploitent aussi les rgles
de grammaire pour dcider entre deux homonymes ou homo-
phones, comme le maire est amer car sa mre est la mer.
C'est une forme de prdiction trs simple, mais les systmes sont
toujours aussi sots. Aujourd'hui, les logiciels de reconnaissance
de la voix ne fonctionnent que dans des situations extrmement
contraintes, dans lesquelles le nombre de mots susceptibles d'tre
prononcs en un temps donn est trs limit. Pourtant, les
humains excutent facilement un grand nombre de tches repo-
sant sur le langage, car le cortex comprend non seulement des
mots, mais aussi des phrases et le contexte dans lequel elles sont
dites. Nous anticipons les ides, les phrases et chaque mot. Notre
modle cortical du monde fait tout cela automatiquement.
Nous pouvons donc esprer que des systmes mnmoniques
inspirs du cortex transformeront la faillible reconnaissance
vocale en comprhension vocale fiable. Au lieu de programmer
les probabilits de transitions de mots mots, une mmoire
255
INTELLIGENCE
hirarchise tiendra compte de l'accent, des mots, des phrases et
des ides, et s'en servira pour interprter ce qui est dit. A l'instar
d'une personne, une telle machine intelligente pourra faire la dis-
tinction entre diffrents vnements vocaux : par exemple une
discussion entre vous et un ami dans une chambre, une conversa-
tion tlphonique, des commandes d'dition pour des tches
bureautiques ... Il ne sera pas facile d'laborer ces machines. Pour
comprendre pleinement le langage humain, une machine devra
acqurir de l'exprience et apprendre ce que font les humains. Par
consquent, mme si des annes s'couleront avant que nous
puissions construire une machine intelligente qui comprendrait
le langage comme vous et moi, il nous sera possible, plus court
terme, d'amliorer les performances des systmes de reconnais-
sance vocale grce des mmoires pseudo-corticales.
La vision est un autre domaine d'applications o l'intelligence
artificielle n'a pas russi, mais que des systmes vritablement
intelligents devraient tre capables d'exploiter. Il n'existe
aujourd'hui aucune machine capable de regarder une scne relle
-le paysage qui s'tend devant vous, ou une squence filme -
et de dcrire ce qu'elle voit. Il existe quelques applications qui ont
fait leurs preuves dans des domaines trs prcis, comme aligner
des puces sur un circuit imprim ou comparer les traits d'un
visage avec ceux stocks dans une base de donnes, mais il est
actuellement impossible un ordinateur d'identifier une varit
d'objets ou d'analyser une scne de manire gnrale. Il ne vous
est pas du tout difficile de regarder autour de vous, dans une
pice, pour trouver une chaise vide, mais ne demandez pas un
ordinateur de le faire. Observez l'image transmise par une
camra de scurit: pouvez-vous faire la diffrence entre
quelqu'un qui frappe la porte en tenant un bouquet de fleurs et
quelqu'un qui s'attaque la porte avec une pince-monseigneur?
Bien sr que oui. Mais cette distinction est loin encore des capa-
cits des actuels logiciels. C'est pourquoi des agents de scurit
sont chargs de surveiller les crans vingt-quatre heures sur
256
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
vingt-quatre et de reprer tout ce qui est suspect. Il est cependant
difficile pour un humain de conserver une vigilance maximale
tandis qu'une machine intelligente pourrait inlassablement
s'acquitter de cette tche.
Abordons prsent les moyens de transport. Les voitures sont
devenues sophistiques. Certaines sont quipes d'un systme GPS
(Global Positioning System) qui calcule la route d'un endroit un
autre, de capteurs qui allument les phares en entrant dans un tun-
nel, d'acclromtres qui dploient les airbags et de capteurs de
proximit qui signalent un obstacle en se garant. Des prototypes de
vhicules capables de se dplacer de faon autonome sur des auto-
routes spcialement quipes, ou lorsque les conditions sont
idales, ont t mis au point, mais ils ne sont pas encore commer-
cialiss. Toutefois, conduire en toute scurit et efficacement sur
n'importe quel type de route et dans toutes les conditions de trafic
exige plus que quelques capteurs et des circuits rtroactifs. En tant
que bon conducteur vous avez une bonne intelligence du trafic,
vous tenez compte des autres conducteurs, du comportement de
leur vhicule, de la signalisation et d' une foule d'autres paramtres.
Vous devez tre capable de ragir efficacement toute situation
inattendue et remarquer si d'autres conducteurs ont une conduite
risque. Vous devez surveiller les feux clignotants des autres voitu-
res, anticiper leur changement de couloir ou, si le clignotant dure
longtemps, en dduire que le conducteur ignore qu'il fonctionne et
n'a pas l'intention de changer de couloir. Vous devez reconnatre
qu'une volute de fume loin devant signifie qu'un accident vient
peut-tre de se produire et que vous devez ralentir. Si un ballon tra-
verse la route devant vous, vous devez aussitt penser que l'enfant
qui lui court aprs risque de se prcipiter travers la chausse, et
donc freiner fortement.
Supposons que vous dsiriez construire une voiture vritable-
ment intelligente. Votre premire tche sera de choisir un ensem-
ble de capteurs lui permettant de s'informer sur l'environnement.
Ce sera peut-tre une camra, voire deux, l'une l'avant, l'autre
257
INTELLIGENCE
l'arrire, et un microphone pour couter et analyser les bruits et
les paroles. Peut-tre installerez-vous un radar ou des capteurs
ultrasons qui dtermineront avec exactitude la distance et la
vitesse des autres automobiles, en plein jour ou dans l'obscurit.
Le point important est que nous n'avons pas nous limiter aux
sens de l'tre humain. L'algorithme cortical est flexible, et pour
peu que le systme de mmoire hirarchise ait t bien conu, il
devrait fonctionner quel que soit le type de capteurs installs.
Thoriquement, cette voiture devrait apprhender mieux que
nous le trafic environnant car ses sens artificiels seraient choisis
en fonction de cette tche. Les capteurs seraient lis un systme
de mmoire hirarchise suffisamment dimensionn. Les
concepteurs d'un vhicule intelligent meubleraient sa mmoire
en exposant le systme des conditions de conduite relles afin
qu'il apprenne laborer un modle du monde comme le font les
humains, mais dans un domaine plus limit (le vhicule doit tout
connatre de la route, mais peut se passer de la connaissance des
silos grains et des avions dans le ciel). La mmoire de la voiture
apprendrait la structure hirarchique du trafic et des routes afin
que le systme puisse comprendre et anticiper ce qui passe en ter-
mes de mouvements de vhicules, de signalisation routire,
d'obstacles et d'intersections. Les ingnieurs pourraient conce-
voir le systme de mmoire afin qu'il pilote rellement la voiture,
ou se contente de surveiller ce qui se passe pendant que vous
conduisez. Il pourrait prodiguer des conseils la manire d'un
instructeur invisible. La mmoire tant bien entrane, la voiture
peut comprendre et grer n'importe quelle situation. Les ing-
nieurs auront alors le choix d'enregistrer la mmoire une fois
pour toutes, afin de la copier dans toutes les voitures quittant les
chanes d'assemblage, ou de faire en sorte que la mmoire puisse
continuer apprendre aprs la vente du vhicule. De plus, ce qui
est possible pour un ordinateur mais pas pour un humain, la
mmoire pourrait tre reprogramme avec une nouvelle version
tenant compte de nouvelles conditions ou rgles de conduite.
258
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
Je ne dis pas qu'il est sr et certain que nous fabriquerons des
voitures intelligentes ou des machines qui comprendront le lan-
gage et sauront regarder. Mais ce sont d'excellents exemples du
genre d'quipement que nous pourrions tudier et dvelopper, et
qu'il est possible de construire.
Personnellement, les applications videntes des machines intelli-
gentes m'intressent moins. Pour moi, le vritable bnfice et
l'engouement pour une nouvelle technologie consistent en
trouver des usages inconcevables auparavant. De quelle manire
les machines intelligentes nous surprendront-elles et quelles
fabuleuses capacits verront le jour? Je suis persuad qu' l'instar
du transistor et du microprocesseur, les mmoires hirarchiques
transformeront nos vies d'une faon incroyable, pour notre plus
grand bien. Comment cela? Une manire d'entrevoir l'avenir des
machines intelligentes est de penser aux aspects de la technologie
qui s'y adaptent bien. Autrement dit, des lments qui seront de
plus en plus bon march, de plus en plus rapides, de plus en plus
rduits. Tout ce qui crot une vitesse exponentielle dpasse rapi-
dement notre imagination et tend jouer un rle primordial
dans les volutions les plus radicales des technologies futures.
Citons parmi les technologies qui ont connu une croissance
exponentielle: les composants base de silicium, le disque dur,
les techniques de squenage de l'ADN et la fibre optique. Ces
technologies qui s'adaptent rapidement ont t la base de nom-
breux nouveaux produits et de nouveaux secteurs industriels.
D'une manire diffrente, les logiciels sont eux aussi adaptables.
Une fois crit, un programme peut tre copi l'infini pour un
cot drisoire.
En revanche, certaines technologies comme les batteries, les
moteurs et la robotique traditionnelle ne s'adaptent que peu. En
dpit de nombreux efforts et de perfectionnements constants, un
bras robot fabriqu aujourd'hui n'est pas significativement
259
INTELLIGENCE
meilleur qu'un autre construit il y a quelques annes. Les dve-
loppements de la robotique sont progressifs et modestes; ils n'ont
rien de commun avec la courbe exponentielle de la conception
des puces ou la prolifration des logiciels. Un bras robot qui co-
tait un million de dollars en 1985 ne peut pas tre fabriqu
aujourd'hui pour peine dix dollars tout en tant mille fois plus
puissant. De mme, les batteries dont nous disposons
aujourd'hui ne sont pas beaucoup mieux que celles d'il y a dix
ans. Vous objecterez peut-tre qu'elles sont deux ou trois fois
mieux, mais ce n'est pas mille ou dix mille fois; en ce domaine,
les progrs se font petits pas. Si la capacit des batteries avait
augment dans les mmes proportions que la capacit des dis-
ques durs, les tlphones mobiles et autres appareillages lectro-
niques n'auraient jamais tre rechargs, et des voitures
lectriques ultralgres parcourant mille ou deux mille kilom-
tres avec une seule charge pulluleraient sur nos routes.
Il nous incombe de dcouvrir les aspects des systmes mn-
moniques artificiels qui surpasseront considrablement nos cer-
veaux biologiques. Ce sont eux qui nous indiqueront ce que
deviendra finalement cette technologie. Je vois quatre domaines
dans lesquels ils dpasseront nos capacits : la vitesse, la capacit,
la rplicabilit et les systmes sensoriels.
La rapidit
Tandis que le temps de raction des neurones est de l'ordre de la
milliseconde, les composants sur silicium ragissent dans l'ordre
de la nanoseconde, et cette rapidit augmente. C'est une diff-
rence d'un million de fois, c'est--dire un ordre de grandeur de
six. La diffrence de vitesse entre l'intelligence fonde sur l' orga-
nique et celle fonde sur l'lectronique est lourde de consquen-
ces. Les machines intelligentes seront capables de penser un
million de fois plus vite que le cerveau humain. Un tel esprit arti-
ficiel pourrait assimiler des bibliothques entires de livres, ou
tudier une quantit faramineuse de donnes -des tches qu'il
260
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
nous faudrait des annes pour mener bien- en quelques
minutes, tout en retirant exactement la mme comprhension de
cette lecture ultrarapide. Il n'y a l rien de magique. Le cerveau
humain a volu avec deux contraintes de temps. L'une est la
rapidit de raction des cellules, l'autre la vitesse laquelle le
monde change. Il n'y aurait aucun avantage pour un cerveau bio-
logique penser un million de fois plus vite alors que le monde
qui l'entoure est fondamentalement lent. Mais rien, dans l'algo-
rithme cortical, ne dit qu'il doit toujours fonctionner lentement.
Si une machine intelligente conversait ou interagissait avec un
humain, elle serait oblige de ralentir pour fonctionner au
rythme de l'intelligence humaine. Quand je lis un livre, tourner
les pages ralentit la lecture. Mais si le livre est lectronique, ce
geste n'a plus lieu d'tre et je lis un peu plus vite. Deux machines
intelligentes peuvent tenir une conversation un million de fois
plus rapide que si c'taient des humains. Imaginez les progrs que
permettrait une machine intelligente rsolvant des problmes
mathmatiques ou scientifiques un million de fois plus vite que
les humains. En dix secondes, vous obtiendriez le rsultat qui
vous aurait demand un mois de cogitations. Une telle intelli-
gence fulgurante, jamais fatigue, jamais lasse, se rendra utile
par des moyens que nous ne pouvons pas encore imaginer.
La capacit
En dpit de l'impressionnante capacit mnmonique du cortex
humain, il est possible de crer des machines intelligentes qui la
surpassent considrablement. La taille de notre cerveau est limi-
te par de svres facteurs biologiques, notamment la taille de la
bote crnienne du ftus par rapport au diamtre intrieur du
bassin de la mre, le cot mtabolique lev du fonctionnement
du cerveau (l'encphale ne reprsente qu'environ 2% du poids
du corps mais consomme environ 20% de l'oxygne que nous
inspirons) et la lenteur des neurones. En revanche, nous pouvons
construire des systmes mnmoniques intelligents de n'importe
261
INTELLIGENCE
quelle taille, et contrairement au processus sinueux et aveugle de
l'volution des espces, nous pouvons planifier longtemps
l'avance les intentions spcifiques et les dtails de conception.
D'ici quelques dcennies, la capacit du nocortex humain se
rvlera sans doute relativement modeste, compare celle des
machines.
Lorsque nous construirons des machines intelligentes, nous
pourrons accrotre leur capacit de mmoire de plusieurs faons.
L'augmentation de la profondeur de la hirarchie conduira une
comprhension plus profonde, c'est--dire une capacit de dce-
ler des patterns d'ordre plus lev. Augmenter la capacit l'int-
rieur des rgions permet la machine de mmoriser davantage de
dtails, ou de percevoir avec une plus grande acuit, de la mme
manire qu'un aveugle a affin ses sens du toucher et de l'audi-
tion. L'ajout de nouveaux sens et hirarchies sensorielles permet-
tra l'appareil d'laborer de meilleurs modles du monde,
comme je l'expliquerai d'ici peu.
Il serait intressant de voir s'il existe une limite suprieure la
taille d'un systme de mmoire intelligent et d'en connatre les
dimensions. Il n'est pas exclu que celle d'un appareil puisse deve-
nir trop encombre de donnes pour tre utilisable, ou alors que
le systme tombe en panne lorsqu'une certaine limite thorique
est proche. Le cerveau humain est peut-tre dj proche de cette
taille maximale thorique, mais je pense que c'est peu probable.
A l'chelle de l'volution, il n'est devenu surdimensionn que trs
rcemment, et rien n'indique qu'il existe une taille maximale
dfinitive. Quel que soit le pic de capacit qui puisse se rvler
pour un systme de mmoire intelligent, le cerveau humain n'a
certainement pas atteint le sien. Il en est sans doute encore loin.
Une faon d'envisager ce que pourraient tre ces systmes est
d'tudier les limites connues des performances humaines. Albert
Einstein tait incontestablement d'une extrme intelligence, mais
son cerveau n'tait jamais qu' un cerveau. Nous pouvons supposer
que son extraordinaire intelligence dcoulait largement de diff-
262
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
renees physiques entre son cerveau et celui de la moyenne des
gens. Ce qui fait la raret d'un tel personnage est le fait que le
gnome ne produit pas souvent des encphales de cette qualit.
Cependant, le jour o nous graverons des cerveaux dans le sili-
cium, nous pourrons en crer autant que nous voudrons. Ils
auront tous les hautes capacits intellectuelles d'un Einstein, et
peut-tre mme plus. A l'autre extrme, certaines pathologies
mentales, comme le syndrome d'Asperger -qui est probable-
ment une forme d'autisme - , nous donnent un aperu d'autres
dimensions possibles de l'intelligence. Ces personnes rvlent des
capacits remarquables, comme une mmoire quasiment photo-
graphique ou l'excution instantane de calculs extrmement
compliqus (oprations sur de trs grands nombres, dtermina-
tion de nombres premiers, extraction de racines, calculs sur des
dates loignes ... ). Bien qu'atypique, leur cerveau n'en est pas
moins un cerveau qui exploite l'algorithme cortical. Si un cerveau
atypique est capable de manifester d'incroyables capacits mn-
moniques, nous devrions thoriquement pouvoir les intgrer
un cerveau artificiel. Non seulement ces deux extrmes des capa-
cits crbrales rvlent ce que l'on peut esprer recrer, mais ils
indiquent aussi les domaines dans lesquels il sera possible de sur-
passer les performances humaines les plus leves.
La rplicabilit
Chaque nouveau cerveau organique doit se dvelopper et
s'astreindre un apprentissage partir de zro, un processus qui,
pour l'tre humain, exige des dizaines d'annes. Chaque humain
doit dcouvrir par lui-mme les bases de la coordination de ses
membres et des groupes de muscles, de l' quilibre et de la mar-
che, et apprendre les proprits gnrales d'une multitude
d' objets, d'animaux et d'autres gens. Il doit apprendre le nom des
choses et la structure du langage, ainsi que les rgles de la famille
et de la socit. Ces bases matrises, des annes de scolarit
l'attendent. Au cours de sa vie, chaque individu est confront
263
INTELLIGENCE
un mme ensemble d'apprentissages, et mme si c'est plus dur
pour certains que pour d'autres, chacun construit son propre
modle du monde dans son cortex.
Les machines intelligentes n'auront pas subir ce long
apprentissage, car les composants lectroniques et autres sup-
ports de stockage peuvent tre dupliqus l'infini et leur contenu
facilement transfr. A cet gard, les machines intelligentes pour-
raient se rpliquer comme les logiciels. Une fois que le prototype
d' un systme a t mis au point et entran de faon satisfaisante,
il peut tre recopi volont. Il peut falloir des annes pour
concevoir le composant et la configuration matrielle, procder
aux apprentissages, perfectionner le systme empiriquement,
tout cela pour amliorer le systme mnmonique d'une voiture
intelligente, mais ces phases termines, il pourra tre produit en
masse. Comme je l'ai mentionn prcdemment, nous pourrions
faire en sorte que chaque copie puisse continuer apprendre, ou
empcher cette aptitude. Pour certaines applications, nous per-
mettrions aux machines intelligentes de ne fonctionner que selon
des schmas tests et connus. Une fois qu' une voiture intelligente
sait aller partout o elle doit, vous ne voudriez pas qu'elle prenne
la mauvaise habitude de se fier de fausses analogies qui la
dtourneraient d'un trajet? Ou encore, nous pourrions faire en
sorte que tous les vhicules d'une mme fabrication se compor-
tent de la mme manire. Mais pour d'autres applications, il fau-
dra que le systme mnmonique fond sur le cerveau puisse
continuer apprendre sans cesse. Par exemple, une machine
intelligente conue pour dcouvrir des dmonstrations math-
matiques devra tre capable d'apprendre par l'exprience,
d' appliquer des acquis anciens des problmes nouveaux, et
d' tre globalement flexible et ouverte.
Il devrait tre possible de partager des composants d'l-
ments appris tout comme nous partageons des lments de logi-
ciels. Une machine intelligente, d' une conception particulire,
devrait pouvoir tre reprogramme grce un nouveau jeu de
264
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
connexions conduisant un comportement diffrent; ce serait
comme si je pouvais tlcharger un nouveau jeu de connexions
dans votre cerveau et vous faire ainsi immdiatement passer de
francophone anglophone, ou de professeur de sciences politi-
ques musicologue. Les gens pourraient passer d'une comp-
tence une autre et reprendre le travail d'autrui. Supposons que
j'aie dvelopp et entran une machine quipe d'un systme de
vision suprieur, et que quelqu'un d'autre ait dvelopp une
machine aux capacits auditives suprieures. Si la conception
tait bien faite, il serait possible de combiner le meilleur des deux
systmes sans reprendre chaque apprentissage depuis le dbut.
Cette sorte de partage et de permutation des comptences est
absolument impossible pour des humains. Le secteur de la cons-
truction de machines intelligentes pourrait voluer sur la mme
voie que l'industrie informatique, avec des groupes de techni-
ciens entranant les machines intelligentes afin qu'elles acqui-
rent des aptitudes et des connaissances spcialises, et qui
ensuite vendraient et changeraient des configurations de
mmoire. Reprogrammer une machine intelligente ne serait
gure diffrent du changement d' une cartouche de jeu vido ou
de l'installation d'un nouveau logiciel.
Les systmes sensoriels
Les humains disposent de quelques sens. Ils sont profondment
enracins dans nos gnes, dans notre corps et dans le cblage
sous-cortical de notre cerveau. Nous ne pouvons pas les modifier.
Nous avons parfois recours la technologie pour amliorer nos
sens, comme les lunettes de vision nocturne, le radar ou le tles-
cope spatial Hubble. Ces instruments de haute technologie sont
de brillants moyens de conversion de donnes, mais pas des nou-
veaux modes de perception. L'information que nous ne pouvons
percevoir, ils la traduisent en affichages visuels ou auditifs que
nous pouvons interprter. Mais l encore, c'est la fantastique
flexibilit de notre cerveau que nous devons de pouvoir regarder
265
INTELLIGENCE
l'cran d'un radar et comprendre ce qu'il reprsente. De nom-
breuses espces animales sont dotes de sens vritablement diff-
rents, comme l'cholocation des chauves-souris et des dauphins,
l'aptitude des abeilles voir la lumire polarise et l'ultraviolet, et
la sensibilit aux champs lectriques de certains poissons.
Les machines intelligentes pourraient non seulement perce-
voir le monde par n'importe quel sens existant dans la nature,
mais aussi par des sens nouveaux entirement conus par
l'homme. Le sonar, le radar et la vision infrarouge sont des exem-
ples vidents de sens non humains dont les machines intelligentes
seront assurment dotes. Mais ce n'est qu'un dbut.
Bien plus intressante, et de loin, est la manire dont les
machines intelligentes pourraient s'ouvrir des mondes de sen-
sations trangres, des expriences authentiquement diffren-
tes. Comme nous l'avons vu, l'algorithme nocortical est
fondamentalement concern par l'identification des patterns
dans le monde environnant. Il n'a aucune prfrence quant leur
origine physique. Aussi longtemps que les inputs vers le cortex ne
seront pas alatoires, prsenteront une certaine richesse ou une
structure statistique, un systme intelligent s'en servira pour for-
mer des mmoires invariantes et des prdictions. Il n'y a aucune
raison pour que ces patterns d'entre soient analogues aux sens
des animaux, ou mme dcoulent du monde rel. C'est, je pense,
dans le domaine des sens diffrents que rside l'utilisation rvolu-
tionnaire des machines intelligentes.
Par exemple, nous pourrions concevoir un systme sensoriel
recouvrant le globe entier. Imaginez un maillage de capteurs
mtorologiques distants de cinquante ou cent kilomtres les uns
des autres, rpartis sur tout un continent. Ces capteurs seraient
analogues aux cellules de la rtine. D'normes lments climati-
ques comme les temptes et les fronts se dplacent et changent
sans cesse. En reliant le rseau de capteurs une vaste mmoire
de type corticale, nous pourrions permettre au systme d'appren-
dre prvoir le temps de la mme manire que vous et moi
266
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
apprenons reconnatre des objets et prdire comment ils vo-
lueront. Le systme discernerait des patterns mtorologiques
locaux et rgionaux, des patterns qui existent depuis des dcen-
nies, des annes ou des heures. En rapprochant ces capteurs dans
certaines rgions, nous crerions l'quivalent de la fova, permet-
tant au systme de mtorologie intelligent de prvoir les micro-
climats. Notre cerveau mtorologique parviendrait penser aux
systmes mtorologiques globaux et les comprendre, tout
comme vous pensez des gens et les comprenez. Les mtorolo-
gues travaillent actuellement partir de maillages. Ils collectent
des enregistrements provenant de divers lieux et qu'ils introdui-
sent dans des supercalculateurs pour simuler le climat et prvoir
le temps. Mais cette approche, fondamentalement diffrente de
celle d'une machine intelligente, est comparable un ordinateur
jouant aux checs -bte et dpourvu de cognition-, alors que
notre machine mtorologique intelligente serait comparable la
manire de jouer aux checs d'un humain : en rflchissant et en
comprenant. La machine mtorologique intelligente dcouvri-
rait des patterns qui chappent aux humains. Ce n'est qu'en 1960
que le phnomne climatique appel El Nifio a t dcouvert.
Notre machine mtorologique pourrait trouver d'autres pat-
terns comme El Nifio, ou encore apprendre comment prdire les
tornades ou les moussons bien mieux que les humains. Prsenter
un grand nombre de donnes climatiques sous une forme facile-
ment dchiffrable par l'homme est difficile; en revanche, le cer-
veau mtorologue pourrait dtecter et traduire directement les
phnomnes mtorologiques.
D'autres systmes sensoriels largement rpartis pourraient
permettre de construire des machines intelligentes comprenant et
prdisant les migrations animales, les changements dmographi-
ques et la propagation des pidmies. Supposons que des cap-
teurs soient installs sur l'ensemble du rseau de distribution
lectrique d'un pays. La machine intelligente relie ces capteurs
observerait les variations de la consommation lectrique de la
267
INTELLIGENCE
mme manire que l'on peut observer le flux du trafic routier ou
les mouvements de foule dans un aroport. Par des expositions
rptes, les humains parviennent prdire ces patterns (deman-
dez un rgulateur du trafic routier ou un vigile de scurit
d'un aroport). De mme, la surveillance intelligente du maillage,
sur le rseau lectrique, sera plus apte qu'un humain prvoir
une demande d'nergie, ou encore des situations prilleuses
comme un dysfonctionnement risquant de provoquer une panne
de courant. Il devrait tre possible de combiner des capteurs
mtorologiques et des capteurs dmographiques afin d'anticiper
les troubles politiques, les famines ou les pidmies. Agissant
comme un diplomate extrmement fin, une machine intelligente
pourrait jouer un rle dans l'attnuation des conflits et des souf-
frances humaines. Peut-tre pensez-vous que ces machines
devraient ressentir des motions pour tre sensibles aux patterns
impliquant le comportement humain, mais je ne le pense pas.
Nous ne sommes pas ns avec un bagage culturel, un bagage reli-
gieux et un ensemble de valeurs; tout cela, nous l'apprenons. De
mme que je peux apprendre comprendre les gens dont les
motivations sont diffrentes des miennes, une machine intelli-
gente peut comprendre les motivations et les motions humaines,
mme si par elle-mme elle en est dpourvue.
Nous pourrions crer des sens capables d'chantillonner de
microscopiques entits. Il est thoriquement possible que des cap-
teurs reprsentent des patterns de cellules ou de macromolcules.
Par exemple, un des grands dfis actuels est de comprendre com-
ment la forme d'une protine peut tre prdite d'aprs la squence
d'acides amins dont elle est compose. Savoir comment les proti-
nes se replient et interagissent acclrerait la recherche pharmaceu-
tique et par voie de consquence le traitement de nombreuses
maladies. Afin de prdire le comportement de ces molcules com-
plexes, les ingnieurs et les scientifiques ont cr des modles tridi-
mensionnels de protines, mais la tche s'est rvle difficile. Une
machine hyper intelligente, quipe de sens spcialement dvelop-
268
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
ps pour la chimie organique, serait en mesure de trouver une
rponse. Si cela vous semble tir par les cheveux, rappelez-vous que
vous ne seriez pas surpris si un humain dcouvrait la solution.
Notre inaptitude aborder cette question pourrait tre principale-
ment lie un trop grand dcalage entre les sens humains et la
nature du phnomne physique comprendre. Des machines
intelligentes pourront tre dotes de sens personnaliss et d'une
mmoire plus vaste que celle des humains, leur permettant de
rsoudre des problmes qui ne sont pas notre porte.
Equipes des sens adquats et au prix d'une petite restructu-
ration de la mmoire corticale, nos machines intelligentes pour-
raient vivre et penser dans les mondes virtuels propres aux
mathmatiques et la physique. Par exemple, beaucoup de
dcouvertes en mathmatiques et en sciences exigent une com-
prhension du comportement des objets dans des mondes plus
de trois dimensions. De nombreux thoriciens qui ont tudi la
nature de l'espace sidral pensent que l'univers comporte une
dizaine de dimensions, voire davantage. Les humains ont beau-
coup de difficults conceptualiser des problmes mathmati-
ques quatre dimensions ou plus. Une machine intelligente,
judicieusement conue, pourrait apprhender ces espaces haute-
ment multidimensionnels avec la mme aisance que nous nous
reprsentons un espace tridimensionnel, et par consquent pr-
dire comment ils se comportent.
Enfin, il serait possible d'unifier un ensemble de systmes
intelligents au sein d'une hirarchie globale, tout comme le cor-
tex unifie l'oue, le toucher et la vue en remontant dans la hirar-
chie corticale. Un tel systme apprendrait automatiquement
comment modliser et prdire les patterns de pense dans des
populations de machines intelligentes. Grce des supports de
communication rpartie comme l'Internet, chacune des machi-
nes pourrait se trouver en un lieu diffrent, quelque part dans le
monde. Les hirarchies de grande taille apprennent des patterns
plus profonds et discernent des analogies plus complexes.
269
INTELLIGENCE
Toute cette prospective annonce des machines intelligentes
qui surpasseront de diffrentes manires nos aptitudes, dans des
proportions considrables. Elles apprendront et penseront un
million de fois plus vite que nous, se souviendront d'normes
quantits d'informations dtailles ou distingueront des pat-
terns incroyablement abstraits. Leurs sens seront plus sensibles
que les ntres, ou alors ils seront rpartis, ou encore ils dtecte-
ront des phnomnes infimes. Elles penseront en trois, quatre
ou plus encore de dimensions. Aucune de ces intressantes pos-
sibilits ne repose sur l'imitation des caractristiques de l'tre
humain et de ses actions, et elles n'exigeront aucune robotique
complexe.
Nous pouvons prsent constater pleinement comment le
test de Turing, en assimilant l'intelligence au comportement
humain, avait limit notre vision de ce qui est possible. En com-
prenant d'abord ce qu'est l'intelligence, nous pourrons construire
des machines autrement plus utiles qu'en nous contentant de
copier le comportement humain. Nos machines intelligentes
seront de fantastiques outils qui contribueront accrotre notre
connaissance de l'univers.
Dans combien de temps tout cela deviendra-t-il ralit? Fabri-
querons-nous des machines intelligentes dans cinquante ans, dans
vingt ans ou dans cinq ans? Un adage, dans les milieux high-tech,
dit que le changement est plus long que prvu dans le court terme,
mais se produit plus rapidement que prvu dans le long terme. Je
l'ai bien souvent constat. Quelqu'un tient une confrence,
annonce une nouvelle technologie et affirme que dans quatre ans
tout le monde l'aura adopte. Et bien sr, il se trompe. Les quatre
ans en deviennent huit et le public commence croire qu'il ne la
verra jamais. Mais juste ce moment, alors que l'ide semblait
s'tre enlise dans une impasse, elle reprend du poil de la bte et
devient sensationnelle. Quelque chose de semblable pourrait se
270
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
produire pour les machines intelligentes. Les progrs sembleront
d'abord lents, puis tout dcollera rapidement.
Lors de confrences consacres aux neurosciences, j'aime bien
faire le tour de la salle et demander tout le monde combien de
temps s'coulera, leur avis, avant que nous n'obtenions une
thorie du cortex. Quelques personnes, moins de 5 %, disent
jamais ou nous en avons dj une (des rponses surprenan-
tes quand on sait ce que ces gens font dans la vie). Un autre
groupe de 5 % dit dans cinq dix ans. La moiti de ceux qui
restent pense qu'il faudra attendre dix cinquante ans, ou espre
du moins la voir de leur vivant. Le dernier groupe dit de cin-
quante deux cents ans , en tout cas pas de leur vivant. Je me
range du ct des optimistes. Nous avons vcu la priode lente
depuis des dcennies, de sorte que pour beaucoup de gens les
progrs dans la neurobiologie thorique et les machines intelli-
gentes avaient compltement marqu le pas. Si j'en juge des pro-
grs effectus ces trente dernires annes, il est tout fait naturel
d'en conclure que nous ne sommes pas prs d'obtenir une
rponse. Mais je pense que nous sommes un tournant et que ce
domaine va bientt dcoller.
Il est possible d'acclrer le futur, de rapprocher le tournant
plus prs du prsent. Un des buts de ce livre est de vous convain-
cre qu'avec un cadre thorique correct nous ferons des progrs
rapides dans la comprhension du cortex, qu'en prenant le cadre
de mmoire-prdiction pour guide, nous finirons par dchiffrer,
dans ses moindres dtails, le fonctionnement du cerveau et com-
ment nous pensons. C'est la connaissance dont nous avons
besoin pour construire les machines intelligentes. Si ce modle
est bon, les progrs seront rapides.
Donc, bien que j'hsite prdire le moment o les machines
intelligentes seront une ralit, je pense que si suffisamment de
gens s'attaquent aujourd'hui la rsolution des problmes, nous
devrions pouvoir crer des prototypes oprationnels et des simu-
lations du cortex d'ici quelques annes. J'espre que d'ici dix
271
INTELLIGENCE
ans les machines intelligentes seront l'un des domaines de la
science et de la technologie les plus actifs. Je ne veux pas tre plus
prcis car je sais combien il est facile de sous-estimer le temps
qu'il faut pour que quelque chose d'important voie le jour. Pour-
quoi suis-je cependant si optimiste quant la rapidit des progrs
dans la comprhension du cerveau et la construction de machi-
nes intelligentes? Ma confiance provient en grande partie du
temps que j'ai dj consacr au problme de l'intelligence. Quand
je suis tomb amoureux des cerveaux, en 1979, je pensais que la
rsolution du puzzle qu'est l'intelligence pourrait se faire de mon
vivant. Les annes passant, j'ai attentivement observ le dclin de
l'intelligence artificielle, l'ascension et la chute des rseaux neuro-
naux, et j'ai vcu la Dcennie du Cerveau dans les annes
1990. J'ai vu comment l'attitude envers la biologie thorique, et la
neurobiologie en particulier, a volu. J'ai vu comment les
notions de prdiction, de reprsentation hirarchique et de temps
sont entres dans le vocabulaire des neurosciences. J'ai vu les pro-
grs de ma propre comprhension et ceux de mes collgues. Voici
dix-huit ans que je me suis enthousiasm pour le rle de la pr-
diction, et de certaines manires, je l'ai toujours vrifi depuis.
Parce que je suis immerg depuis deux dcennies dans les neuros-
ciences et l'informatique, mon cerveau a peut-tre labor un
modle perfectionn discernant comment les changements tech-
nologiques et scientifiques se produisent, et ce modle prdit des
progrs rapides. Nous sommes prsent au tournant.
272
PILOGUE
L'astronome Carl Sagan avait coutume de dire que com-
prendre une chose ne diminue ni son merveilleux ni son
mystre. Beaucoup de gens craignent que les rvlations scien-
tifiques entaillent un contrat conclu avec le merveilleux,
comme si la connaissance tait le got et la saveur des choses.
Mais Sagan avait raison. En vrit, la comprhension nous met
plus l'aise vis--vis de notre rle dans l'univers, et par l
mme l'univers devient encore plus attrayant et mystrieux.
N'tre qu' un grain infinitsimal dans l'infinitude du cosmos,
mais vivant, conscient, intelligent et cratif, est de loin beau-
coup plus passionnant que subsister sur une Terre plate, limi-
te, au centre d'un univers triqu. Comprendre comment
notre cerveau fonctionne ne diminue en rien le merveilleux et
le mystre de l'univers, de nos vies, de notre futur. Notre ton-
nement ira en s'approfondissant lorsque nous appliquerons
cette connaissance la comprhension de nous-mme, la
construction de machines intelligentes et l'acquisition d' un
savoir encore plus grand.
C'est pourquoi chercher comprendre le cerveau afin de
construire des machines intelligentes mrite d'tre tent. C'est
la prochaine tape logique pour l' humanit.
273
INTELLIGENCE
Grce ce livre, j'espre avoir incit les jeunes ingnieurs et
scientifiques tudier le cortex, adopter le cadre de mmoire-
prdiction et vouloir construire des machines intelligentes. Par-
venue son sommet, l'intelligence artificielle fut une belle aven-
ture. Elle eut ses journaux, ses programmes d'tude, ses livres, ses
modles commerciaux et ses crateurs d'entreprise. Les rseaux
neuronaux avaient eux aussi bnfici d'un fantastique engoue-
ment lorsque ce domaine connut un panouissement dans les
annes 1980. Hlas, pour envisager la construction de machines
intelligentes, le cadre scientifique sous-jacent l'intelligence arti-
ficielle et aux rseaux neuronaux n'tait pas le bon.
Je propose aujourd'hui une voie nouvelle, plus riche de pro-
messes. Que vous soyez lycen ou tudiant, si ce livre vous a
encourag travailler dans ces technologies -c'est--dire la
mise au point des premires machines vritablement intelligen-
tes, et par consquent le dmarrage d'un secteur d'activit inno-
vant-, je vous engage vous lancer dans l'aventure. Faites que
tout cela arrive. L'une des cls du succs est de se lancer sans hsi-
tation dans un domaine nouveau, mme s'il n'est pas totalement
certain qu'il aboutira quelque chose. Le choix du moment est
important: trop tt, vous devrez vous battre, et si vous attendez
que les incertitudes se lvent, il sera trop tard. Je crois sincre-
ment que le moment est venu de travailler la conception et
l'laboration de systmes de mmoire hirarchise inspirs du
cortex. Ce champ est appel un dveloppement immense, tant
scientifiquement que commercialement. Les Intel et les Microsoft
d'un secteur d'activit fond sur les mmoires hirarchiques na-
tront dans les dix annes venir. Entreprendre cette chelle peut
tre financirement risqu et intellectuellement ardu, mais cela
vaut la peine d'essayer. J'espre que vous vous joindrez moi, et
tous les autres qui ont relev le dfi, pour participer la cration
de l'une des technologies les plus fabuleuses que le monde aura
connues.
274
ANNEXE : LES PRDICTIONS
TESTABLES
Toute thorie doit conduire des prdictions qui peuvent
tre testes, car les tests exprimentaux sont l'unique moyen
sr pour vrifier la validit d'une ide nouvelle. Fort heureuse-
ment, le cadre de mmoire-prdiction est fond sur la biologie
et conduit plusieurs prdictions spcifiques et nouvelles sus-
ceptibles d'tre testes. Dans cette annexe, je rpertorie des
prdictions qui peuvent infirmer et/ou confirmer les hypoth-
ses mises dans ce livre. Ce matriel est un peu plus avanc
que celui du Chapitre 6, mais sa lecture n'est pas du tout
requise pour comprendre le reste de l'ouvrage. Plusieurs de ces
prdictions ne peuvent tre effectues que sur des sujets
humains ou animaux veills, car ces tests impliquent l'attente
et la prdiction d'un dbut de stimulus. Les prdictions ne
sont pas prsentes par ordre d'importance.
275
INTELLIGENCE
Prdiction 1
Nous devons trouver des cellules dans toutes les aires du cortex, y
compris dans le cortex sensoriel primaire, qui rvlent une acti-
vit accrue par anticipation d'un vnement sensoriel, mais aussi
par opposition en raction un vnement sensoriel.
Par exemple, le service de Tony Zador, au Cold Spring Harbor
Laboratory, a dcouvert des cellules dans le cortex auditif pri-
maire du rat qui s'excitent exactement au moment o l'animal
s'attend entendre un bruit, mme si le bruit ne se produit pas
(correspondance prive). Ceci devrait tre une proprit gnrale
du cortex. Nous devrions trouver une semblable activit anticipa-
taire dans le cortex visuel et dans le cortex somatosensoriel. Les
cellules qui s'excitent par anticipation un input sensoriel sont la
dfinition mme de la prdiction, une prmisse de base du cadre
de mmoire-prdiction.
Prdiction 2
Plus une prdiction peut tre spatialement spcifique, plus nous
trouverons de cellules proximit du cortex sensoriel primaire
qui deviennent actives par anticipation un vnement.
Si un singe a t entran en lui prsentant des squences de
patterns visuels afin qu'il puisse anticiper un pattern visuel parti-
culier un moment prcis, des cellules devraient manifester une
activit accrue prcisment au moment o le pattern anticip est
attendu (raffirmation de la prdiction 1). Si le singe a appris
s'attendre un visage, nous devrions nous attendre trouver des
cellules anticipatoires dans les aires de reconnaissance des visages,
mais pas dans les aires visuelles infrieures. Toutefois, si le singe
fixe une cible et s'il a appris attendre l'apparition d'un pattern
particulier un endroit prcis dans son champ de vision, nous
devrions trouver des cellules anticipatoires en Vl ou proximit
de Vl. L'activit reprsentant la prdiction descend aussi loin
qu'elle le peut dans la hirarchie corticale, selon la spcificit de la
prdiction. Parfois, elle peut continuer jusqu'aux aires sensoriel-
276
ANNEXE :LES PRDICTIONS TESTABLES
les primaires, et d'autres moments elle s'arrte dans des rgions
suprieures. Des rsultats analogues devraient exister pour
d'autres modalits sensorielles.
Prdiction 3
Les cellules qui manifestent une activit accrue par anticipation
un input sensoriel devraient de prfrence se trouver dans les
couches corticales 2, 3 et 6, et la prdiction devrait cesser de des-
cendre dans la hirarchie au niveau des couches 2 et 3.
Les prdictions qui descendent dans la hirarchie corticale le
font travers les cellules des couches 2 et 3, qui projettent ensuite
vers la couche 6. Ces cellules de la couche 6 projettent largement
sur la couche 1, dans la rgion en dessous de la hirarchie, acti-
vant un autre ensemble de cellules de la couche 2 et de la cou-
che 3, et ainsi de suite. Par consquent, c'est dans les cellules de
ces couches 2, 3 et 6 que nous devrions trouver une activit anti-
cipatoire. Rappelez-vous que les cellules actives des couches 2 et 3
reprsentent un ensemble possible de colonnes actives; ce sont
des prdictions possibles. Les cellules actives, dans la couche 6,
reprsentent un petit nombre de colonnes; ce sont des prdic-
tions spcifiques une rgion du cortex. Lorsqu'une prdiction
descend dans le cortex, l'activit s'arrte finalement aux cou-
ches 2 et 3. Supposons par exemple qu'un rat ait appris antici-
per un son parmi deux sons. En se fondant sur un signe extrieur,
il sait quand il va entendre l'un des sons, mais ne peut prdire
lequel. Dans ce scnario, nous devrions nous attendre dtecter
une activit anticipatoire dans les couches 2 ou 3, dans les colon-
nes qui reprsentent chacun des deux sons. Il ne devrait y avoir
aucune activit dans la couche 6 de la mme rgion, car l'animal
ne peut pas prdire quel son spcifique il va entendre. Lors d'un
autre essai, si l'animal parvient prdire exactement le son, nous
devrions dtecter une activit dans la couche 6, dans les colonnes
qui ragissent ce son spcifique.
277
INTELLIGENCE
Nous ne pouvons compltement exclure la possibilit de trou-
ver des cellules anticipatoires dans les couches 4 et 5. Par exem-
ple, il est probable qu'il y ait plusieurs classes de cellules dans ces
couches dont la fonction nous est inconnue. Par consquent,
cette prdiction est relativement faible, mais je pense qu'elle
mrite d'tre mentionne.
Prdiction 4
Une classe de cellules des couches 2 et 3 devrait de prfrence
recevoir un input des cellules de la couche 6, dans les rgions cor-
ticales plus leves.
Une partie du modle de mmoire-prdiction stipule que les
squences de patterns apprises qui se produisent ensemble dvelop-
pent une reprsentation invariante temporairement constante, que
j'appelle un nom. Je suppose que ce nom est un ensemble de cel-
lules des couches 2 ou 3 travers une rgion du cortex, dans diff-
rentes colonnes. L'ensemble de cellules reste actif aussi longtemps
que des vnements, membres de la squence, se produisent (par
exemple, un ensemble de cellules restant actif aussi longtemps
qu'une note d'une mlodie est entendue). Cet ensemble de cellules
reprsentant le nom de la squence est activ par le feedback des cel-
lules de la couche 6, dans les rgions suprieures du cortex. Je sug-
gre que ces cellules nom sont des cellules de la couche 2 cause
de leur proximit avec la couche 1. Mais il pourrait s'agir de
n'importe quelle classe de cellules dans les couches 2 et 3, qui ont
des dendrites dans la couche 1. Pour que le systme de nommage
fonctionne, les dendrites apicales de ces cellules nom doivent for-
mer des synapses de prfrence avec les axones de la couche 1 prove-
nant de la couche 6 des rgions suprieures. Elles doivent viter de
former des synapses avec les axones de la couche 1 provenant du
thalamus. La thorie laisse entendre que nous devrions trouver une
classe de cellules, dans les couches 2 et 3, ayant des dendrites apica-
les dans la couche 1, qui ont une forte prdilection former des
synapses avec les axones des cellules de la couche 6, dans la rgion
278
ANNEXE :LES PRDICTIONS TESTABLES
au-dessus. D'autres cellules avec des synapses de la couche 1 ne
devraient pas manifester cette prfrence. C'est une puissante et,
pour autant que je sache, toute nouvelle prdiction.
Selon une prdiction corollaire, nous devrions trouver une
autre classe de cellules dans les couches 2 ou 3 dont les dendrites
apicales forment des synapses, de prfrence avec des axones pro-
venant de rgions non spcifiques du thalamus. Ces cellules pr-
disent les prochains lments d'une squence.
Prdiction 5
Un ensemble de cellules nom dcrit dans la prdiction 4 doit
rester actif pendant les squences apprises.
Un ensemble de cellules qui reste actif au cours d'une squence
apprise est la dfinition d'un nom pour une squence prdicti-
ble. C'est pourquoi nous devrions trouver des ensembles de cel-
lules qui restent actives mme si l'activit des cellules dans le reste
de la colonne (les cellules des couches 4, 5 et 6) change. Nous ne
pouvons hlas pas dire quoi ressemblera l'activit des cellules
nom. Par exemple, l'activit constante d'un pattern de nom
peut tre aussi simple qu'un potentiel oprant l'unisson sur un
ensemble de cellules nom. Par consquent, ce groupe de cellu-
les actives peut tre difficile dtecter.
Prdiction 6
Une autre classe de cellules dans les couches 2 ou 3 (diffrente des
cellules nom voques dans les prdictions 4 et 5) devrait tre
active en rponse un input non anticip, mais inactive en
rponse un input anticip.
L'ide derrire cette prdiction est que les vnements non
anticips doivent tre passs en haut, dans la hirarchie corti-
cale, mais si l'vnement est anticip, nous ne le passerons pas
en haut prcisment parce qu' il a t prdit localement. Par
consquent, il devrait y avoir une classe de cellules, dans les
couches 2 ou 3, diffrente de la classe nom dcrite dans les
279
INTELLIGENCE
prdictions 4 et 5, qui manifeste une activit lorsqu'un vne-
ment non anticip se produit, mais n'en manifeste pas si l' v-
nement a t anticip. Les axones de ces cellules doivent
projeter vers des rgions plus hautes du cortex. Je propose un
mcanisme pour obtenir le changement d'activit. Une telle
cellule pourrait tre inhibe via un interneurone activ par une
cellule nom, mais ce point, il n'existe aucun moyen de
faire une prdiction fiable du mcanisme. Tout ce que nous
pouvons dire est que quelques cellules doivent manifester cette
activit diffrentielle. Voil encore une forte et, pour autant
que je sache, toute nouvelle prdiction.
Prdiction 7
D'aprs la prdiction 6, les vnements non anticips doivent
se propager vers le haut de la hirarchie. Plus l'vnement est
nouveau, plus l'input non anticip doit monter haut. Des v-
nements compltement nouveaux devraient atteindre l'hippo-
campe.
Les patterns trs bien appris sont prdits plus bas dans la
hirarchie, et rciproquement, plus un input est nouveau, plus
il devrait se propager haut dans la hirarchie. Il devrait tre
possible d'laborer une exprience permettant de rendre cette
diffrence. Par exemple, un humain coute une mlodie qui ne
lui est pas familire, mais qui est simple. Si le sujet entend une
note qui, bien qu'inattendue, s'accorde avec le style de la musi-
que, la note inattendue devrait provoquer des changements
d'activit dans le cortex auditif, vers quelque niveau plus haut
de la hirarchie corticale. Toutefois, si au lieu d'entendre une
note qui s'accorde avec le style de la musique le sujet entend un
son compltement incongru, comme un bruit de casse, nous
pensons que le changement d'activit d ce son montera plus
haut dans la hirarchie corticale. Le rsultat devrait tre per-
mut si le sujet s'est attendu au bruit de casse et qu' la place il
a entendu la note. Il devrait tre possible de tester cette prdic-
280
ANNEXE :LES PRDICTIONS TESTABLES
tion sur des tres humains l'aide de l'IRMf (imagerie par
rsonance magntique fonctionnelle).
Prdiction 8
Une comprhension subite doit produire une cascade pree1se
d'activits prdictives descendant le long de la hirarchie corticale.
Le moment o l'on s'crie bon sang, mais c'est bien sr!,
lorsqu'un curieux pattern sensoriel est finalement compris -
comme la reconnaissance du dalmatien de la Figure 12 -, com-
mence lorsqu'une rgion du cortex tente de faire concorder une
nouvelle mmorisation avec ses inputs. Si la concordance corres-
pond la rgion locale, les prdictions sont passes vers le bas
dans la hirarchie corticale, en rapide succession vers toutes les
rgions infrieures. Si c'est l une interprtation correcte du sti-
mulus, chaque rgion de la hirarchie va choisir une prdiction
correcte en une rapide succession. Le mme effet devrait se pro-
duire lorsque vous regardez une image deux interprtations,
comme la silhouette qui peut tre celle d'un vase ou de deux
profils de visages se faisant face, ou encore un cube de Necker
(une image montrant des cubes qui semblent orients dans un
sens ou dans l'autre selon la subjectivit du regard). Chaque fois
que la perception d'une de ces illusions optiques change, nous
devrions constater la propagation de nouvelles prdictions des-
cendant dans la hirarchie. Aux niveaux les plus bas, disons Vl,
une colonne reprsentant un segment de ligne de l'image devrait
rester active quelle que soit la perception de l'illusion optique
(les yeux n'ayant pas boug). Toutefois, nous devrions constater,
dans cette colonne, que l'tat actif ou inactif de certaines cellules
change. C'est--dire que la mme caractristique de bas niveau
existe dans chaque image, mais diffrentes cellules d' une
colonne peuvent tre actives selon l'interprtation. Ce qui est
important est qu'une propagation de prdictions devrait descen-
dre en bas de la hirarchie corticale lorsqu'une perception de
haut niveau change.
281
INTELLIGENCE
Une propagation de prdictions semblable devrait se produire
chaque saccade oculaire effectue sur un objet visuel appris.
Prdiction 9
Le cadre de mmoire-prdiction requiert que des neurones pyra-
midaux puissent dtecter les concidences prcises d'un input
synaptique sur des dendrites minces.
Pendant des annes, on a cru que les neurones pouvaient
tre de simples intgrateurs accumulant les inputs de toutes
leurs synapses afin de dterminer si un neurone doit mettre
un potentiel. Pour la neurobiologie d'aujourd'hui, il y a beau-
coup plus d'incertitudes quant au comportement des neuro-
nes. Certains soutiennent encore l'ide que les neurones sont
de simples intgrateurs, et beaucoup de modles de rseaux
neuronaux sont constitus de neurones fonctionnant de cette
manire. Il existe aussi un grand nombre de modles de neuro-
nes qui prsument que ces derniers se comportent comme si
chaque partie dendritique oprait indpendamment. Le
modle de mmoire-prdiction exige que les neurones soient
capables de dtecter les concidences de seulement quelques
synapses qui seraient actives au cours d'un laps de temps
rduit. Le modle pourrait fonctionner mme avec une seule
synapse potentialise, qui serait suffisante pour entraner
l'excitation d'une cellule, mais plus probablement, deux synap-
ses actives ou plus devraient se trouver proximit d'une den-
drite mince. De ce fait, un neurone ayant des milliers de
synapses pourrait apprendre tre excit par beaucoup de pat-
terns d'entre diffrents, prcis et distincts. Ce n'est pas une
ide nouvelle, et des vidences inclinent la soutenir. C'est
toutefois un abandon radical du modle standard prconis
depuis de nombreuses annes. S'il tait dmontr que les neu-
rones ne s'excitent pas selon des patterns d'entre prcis et
clairsems, il serait difficile de prserver l'intgrit de la thorie
de mmoire-prdiction. Les synapses sur les dendrites paisses,
282
ANNEXE : LES PRDICTIONS TESTABLES
sur ou proximit des corps cellulaires n'ont pas besoin de
fonctionner ainsi, seulement les nombreuses synapses sur les
dendrites minces.
Prdiction 10
Avec l'apprentissage, les reprsentations descendent le long de la
hirarchie.
Je soutiens que par un apprentissage rpt le cortex rap-
prend les squences dans les rgions hirarchiquement plus bas-
ses. Ceci dcoule naturellement de la manire dont la mmoire
des squences de patterns change le pattern d'entre transmis aux
prochaines rgions suprieures du cortex. Ce processus entrane
deux consquences. L'une est que nous trouverons des cellules
qui rpondent un stimulus complexe plus bas dans le cortex
aprs un entranement intensif, et plus haut dans le cortex aprs
un entranement minimal. Chez un humain, par exemple, je
m'attendrais trouver des cellules qui ragissent des caractres
typographiques dans une rgion comme IT, aprs un apprentis-
sage pour reconnatre chacune des lettres. Mais aprs lui avoir
appris lire des mots entiers, je m'attendrais trouver des cellules
qui ragissent aux lettres dans diffrentes parties de V 4, en plus
de IT. Des rsultats identiques devraient tre obtenus avec
d'autres espces, d'autres rgions et d'autres stimuli. Une autre
consquence de ce processus d'apprentissage est que les endroits
o les souvenirs se produisent et ceux o les erreurs sont dtec-
tes devraient se dplacer. C'est--dire que les sensations des pat-
terns trs bien appris devraient se propager sur une distance
moindre vers le haut de la hirarchie. Ceci devrait tre dtectable
par les techniques d'imagerie. Nous devrions aussi pouvoir dtec-
ter une modification du temps de raction certains stimuli, car
les inputs n'auraient pas voyager trs loin dans le cortex pour
tre reconnus et rappels.
283
INTELLIGENCE
Prdiction 11
Les reprsentations invariantes devraient tre trouves dans tou-
tes les aires corticales.
Il est bien connu qu'il existe des cellules qui ragissent des
inputs hautement slectifs dont les dtails sont invariants. Des
cellules ragissant aux visages, aux mains ou Bill Clinton ont t
observes. Le modle de mmoire-prdiction prdit que toutes
les rgions du cortex doivent former des reprsentations inva-
riantes. Ces dernires doivent reflter toutes les modalits senso-
rielles en dessous d'une rgion du cortex. Par exemple, si j'avais
une cellule bill-clintonienne dans le cortex auditif, elle serait
excite chaque fois que j'entends le nom de Bill Clinton. Je
m'attendrais ensuite trouver des cellules dans les aires associati-
ves qui reoivent la fois l'input visuel et auditif, et qui ragissent
soit la vue, soit l'audition des mots Bill Clinton. Nous trou-
verions des reprsentations invariantes dans toutes les modalits
sensorielles et mme dans le cortex moteur. L, les cellules repr-
senteraient des squences motrices complexes. Plus nous remon-
terions dans la hirarchie motrice, plus les reprsentations
seraient complexes et invariantes (des tudes rcentes ont permis
de dcouvrir des cellules qui activent de complexes mouvements
de la main la bouche chez le singe). Ce ne sont pas des prdic-
tions toutes nouvelles. La plupart des chercheurs admettent l'ide
gnrale selon laquelle les reprsentations invariantes sont for-
mes dans de nombreux endroits un peu partout dans le cortex.
Toutefois, bien que j'aie prsent ceci comme un fait, la dmons-
tration n'en a jamais t faite. Le modle de mmoire-prdiction
prdit que nous trouverons de telles cellules dans toutes les par-
ties du cortex.
Les prdictions qui prcdent sont quelques moyens par les-
quels le modle voqu dans ce livre peut tre test. Je suis sr
qu'il en existe d'autres. Il n'est cependant pas possible de prouver
qu'une thorie est correcte, mais seulement qu'elle est errone.
284
ANNEXE :LES PRDICTIONS TESTABLES
Donc, mme si toutes les prdictions proposes dans cette annexe
taient avres, cela ne serait pas la preuve que l'hypothse de la
mmoire-prdiction est correcte, mais ce serait toutefois une vi-
dence militant puissamment en faveur de cette thorie. L'inverse
est vrai aussi. Si certaines des prdictions se rvlaient errones,
cela n'invaliderait pas forcment la totalit de la thse. Pour cer-
taines des prdictions, il existe d'autres faons d'obtenir les com-
portements requis. Par exemple, des noms de squences peuvent
tre crs par d'autres moyens. Cette annexe a pour seul but de
montrer que le modle conduit plusieurs prdictions, et peut de
ce fait tre test. Concevoir des expriences est stimulant et
demanderait bien plus d'exposs qu'il est appropri d'en faire
figurer dans cet ouvrage. Ce serait gnial si nous pouvions trou-
ver des moyens de tester cette thorie par des techniques d'image-
rie comme l'IRM. Il existe beaucoup de laboratoires d'imagerie et
ces expriences peuvent tre effectues relativement vite, com-
par l'enregistrement direct depuis les cellules.
285
BIBLIOGRAPHIE
La plupart des ouvrages et publications scientifiques se
terminent par d'interminables bibliographies qui servent
autant prsenter les sources des diffrentes contributions
qu' aider le lecteur en savoir plus. Comme ce livre
s'adresse une diversit de lecteurs, y compris ceux qui n'ont
pas de notions de neurobiologie, j'ai vit de le rdiger dans
un style acadmique. Cette bibliographie est principalement
destine aider le lecteur nophyte dsireux d'approfondir
ses connaissances. Je n'ai pas dress la liste de toutes les
publications sur le sujet, ni tent de citer tous les chercheurs
qui ont fait des dcouvertes fondamentales en ce domaine.
J'ai prfr choisir des titres qui, je crois, intresseront le lec-
teur. Il trouvera parmi eux quelques ouvrages qui s'adressent
plutt aux spcialistes. Le Web est aussi une bonne source
d'informations. Une bibliographie plus dtaille peut tre
consulte sur le site de la version originale de ce livre :
www.Onlntelligence.org.
287
INTELLIGENCE
Vous ne trouverez hlas que quelques rfrences aux thories
d'ensemble du cerveau car, l'heure o j'crivais le prologue, trs
peu d'ouvrages avaient t consacrs ce sujet, et moins encore
aux propositions exposes dans ce livre.
Histoire de l'intelligence artificielle et des rseaux neuronaux
Baumgartner, Peter and Sabine Payr, eds. Speaking Minds : Inter-
views with Twenty Eminent Cognitive Scientists (Princeton,
N.J.: Princeton University Press, 1995).
Ce livre contient d'intressantes conversations avec bon nom-
bre des plus minents thoriciens dans les domaines de l'intelli-
gence artificielle, des rseaux neuronaux et des sciences
cognitives. C'est un rsum agrable lire de l'histoire rcente de
l'intelligence et de ses thories.
Dreyfus, Hubert L. Intelligence artificielle. Mythes et limites (Paris,
Flammarion, 1984).
Une critique corrosive de l'intelligence artificielle, publie
d'abord sous le titre What Computers Can't Do (ce que les ordina-
teurs ne peuvent pas faire) et rdite des annes aprs sous un
autre titre. C'est une histoire approfondie de l'intelligence artifi-
cielle crite par l'un de ses plus durs critiques.
Anderson, James A. and Edward Rosenfeld, eds. Neurocomputing,
Foundations of Research (Cambridge, Ass. : MIT Press, 1988).
Cet imposant ouvrage est une compilation annote d'impor-
tantes publications sur la thorie des rseaux neuronaux et du
cerveau s'tendant des annes 1890 1987, prsentes dans
l'ordre chronologique. Il contient des articles de W. S. McCulloch
et W. Pitts, Donald Hebbs, Steve Grossberg et beaucoup d'autres.
Chaque article est prcd d'une introduction. C'est un moyen
agrable d'accder aux plus importantes publications dans ce
domaine.
288
BIBLIOGRAPHIE
Searle, J. R. Esprits, cerveaux et programmes. Contribution
parue dans Vues de l'esprit. Fantaisies et rflexions sur l'tre et
l'me (Paris, InterEditions, 1987).
On y trouve la clbre argumentation de la Chambre chinoise
oppose la computation en tant que modle pour l'esprit. Vous
trouverez sur le Web de nombreuses descriptions et discussions
concernant les expriences sur la pense proposes par John
Searle.
Turing, A. M. Computing Machinery and Intelligence , in
Mind, vol. 59 (1950), pp. 433-60.
Prsentation du clbre test de Turing pour dtecter la mani-
festation de l'intelligence. A ce sujet aussi, de nombreuses rf-
rences et discussions peuvent tre trouves sur le Web.
Palm, Gnther. Neural Assemblies : An Alternative Approach to
Artificial Intelligence (New York: Springer Verlag, 1982).
Pour comprendre le fonctionnement du cortex et comment il
stocke des squences de patterns, il est prfrable de s'tre fami-
liaris avec la notion de mmoires auto.associatives. Bien qu'on
ait crit beaucoup sur ce sujet, je n'ai trouv aucun ouvrage qui
en prsente un rsum limpide facilement accessible. Palm est
l'un des pionniers dans ce domaine. Son ouvrage est difficile
trouver et pas facile lire, mais il couvre toutes les bases des
mmoires auto-associatives, y compris la mmoire de squence.
Nocortex et neurobiologie gnrale
Les ouvrages qui suivent sont recommands tous ceux qui dsi-
rent en savoir plus sur la neurobiologie et le nocortex.
Crick, Francis H. C. Rflexions sur le cerveau, Pour la Science,
25 (nov. 1979).
C'est la traduction de l'article paru dans Scientic American
(vol. 241, sept. 1979) qui avait veill mon intrt pour le cer-
289
INTELLIGENCE
veau. Bien qu'il date de plus d'un quart de sicle, il est toujours
aussi exaltant.
Koch, Christof. Quest for Consciousness : A Neurobiological
Approach (Denver, Colo.: Roberts and Co., 2004).
Ce sont plusieurs ouvrages gnralistes consacrs au cerveau,
et publis chaque anne. Celui de Christof Koch, sur la cons-
cience, aborde aussi le cerveau, la neuroanatomie, la neurophy-
siologie et la conscience psychologique. C'est un excellent
ouvrage d'initiation.
Mountcastle, Vernon B. Perceptual Neuroscience : The Cerebral
Cortex (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1998).
Un ouvrage remarquable, consacr tout ce qui se rapporte
au nocortex. Il est bien crit, bien prsent et, bien que techni-
que, agrable lire. C'est une des meilleures introductions au
no cortex.
Kandel, Eric R., James H. Schwartz, Thomas M. Jessel, eds. Prin-
ciples of Neural Science, 4th ed. (New York : McGraw-Hill,
2000).
Cette encyclopdie en un seul volume fait le tour de tout ce
qui a trait la neurologie. Elle fournit des explications dtailles
sur toutes les parties du systme nerveux, y compris les neurones,
les organes sensoriels et les neurotransmetteurs.
Shepherd, Gordon M., ed. The Synaptic Organization of the Brain,
5th ed. (New York: Oxford University Press, 2004).
Ce livre m'a bien aid, bien que j'aie prfr les ditions pr-
cdentes rdiges par un seul auteur. Il contient des donnes
techniques sur toutes les parties du cerveau, notamment les
synapses. C'est un ouvrage de rfrence.
290
BIBLIOGRAPHIE
Koch, Christof and Joel L. Davis, eds. Large-scale Neuronal Theo-
ries of the Brain (Cambridge, Mass.: MIT Press, 1994).
Il existe peu de littrature sur les thories globales du cerveau.
Ce livre est une compilation d'articles sur les thories neuronales.
Il donne un aperu des diverses approches pour comprendre le
fonctionnement global du cerveau. Vous trouverez tout au long
de ce livre les prmisses du cadre de mmoire-prdiction.
Braitenberg, Valentino and Almut Schz. Cortex : Statistics and
Geometry of Neuronal Connectivity, 2nd ed. (New York:
Springer Verlag, 1998).
Ce livre dcrit les proprits statistiques du cerveau de la sou-
ris. Je sais que ce n'est pas trs enthousiasmant, mais c'est un livre
original et utile. Il raconte le cortex en chiffres.
Quelques articles sur la neurobiologie
Les articles qui suivent sont les sources originales de certains des
importants concepts dcrits dans ce livre. La plupart ne peuvent
tre trouvs qu'en bibliothque ou sur le Web.
Mountcastle, Vernon B. An Organizing Princip le for Cerebral
Function : The Unit Model and the Distributed System, in
Gerald M. Edelman and Vernon B. Mountcastle, eds., The
Mindful Brain (Cambridge, Mass. : MIT Press, 1978).
C'est dans cet article que j'ai dcouvert les hypothses de
Mountcastle sur le fonctionnement du cortex partir d'un prin-
cipe commun. Mountcastle soutient aussi que la colonne corti-
cale est l'unit de base de la computation. Ces ides sont la fois
le fondement et la source d'inspiration de la thorie propose
dans ce livre.
Creutzfeldt, Otto D. Generality of the Functional Structure of the
Neocortex , Naturwissenschaften, vol. 64 (1977), pp. 507-17.
291
INTELLIGENCE
C'est aprs avoir crit Intelligence que j'ai pris connaissance de
cette publication qui, l'instar des crits de Vernon Mountcastle,
milite en faveur d'un algorithme cortical. Elle parut un peu avant
celle de Mountcastle et la complte parfaitement.
Felleman, D. J. and D. C. Van Essen. Distributed Hierarchical
Processing in the Primate Cerebral Cortex, Cerebral Cortex,
vol. 1 (january/february 1991), pp. 1-47.
C'est l'article, devenu un classique, qui dcrit l'organisation
hirarchique du cortex visuel. Le cadre de mmoire-prdiction
est fond sur l'hypothse que c'est non seulement le systme
visuel mais la totalit du nocortex qui est hirarchiquement
structure.
Sherman, S. M. and R. W. Guillery. The Role of the Thalamus in
the Flow of Information to the Cortex , Philosophical Tran-
sactions of the Royal Society of London, vol. 357, no. 1428
(2002), pp. 1696-708.
L'article fournit une vue d' ensemble de l'organisation thala-
mique et expose l'hypothse de Sherman-Guillery selon laquelle
le thalamus sert rpartir le flux d'information entre les aires
corticales. Cette ide est dveloppe au Chapitre 6, dans la section
intitule Une voie alternative pour monter dans la hirarchie .
Rao, R. P. and D. H. Ballard. Predictive Coding in the Visual
Cortex: A Functional Interpretation of Sorne Extra-Classical
Receotive-field Effects , Nature Neuscience, vol. 2, no. 1
(1999), pp. 79-87.
J'ai ajout cet article comme exemple d'une recherche rcente
qui traite de la prdiction et des hirarchies. La publication de
Rao et Ballard prsente un modle de biofeedback dans les hi-
rarchies corticales, dans lequel les neurones des aires suprieures
tentent de prdire des patterns d' activit dans les aires infrieures.
292
BIBLIOGRAPHIE
Guillery, R. W. Branching Thalamic Afferents Link Action and
Perception, Journal of Neurophysiology, vol. 90 (2003), pp.
539-48.
Young M. P. The Organization of Neural Systems in the Primate
Cerebral Cortex, Proceedings of the Royal Society: Biological
Sciences, vol. 252 (1993), pp. 13-18.
Ces deux articles bien crits dmontrent que de toute vi-
dence le comportement moteur et la perception sensorielle sont
intimement lis et font partie du mme processus. Guillery sou-
tient que les aires corticales sensorielles jouent un rle dans le
comportement moteur, et Young montre que le cortex moteur et
le cortex somatosensoriel sont si troitement lis qu'ils devraient
tre considrs comme un seul et mme systme. Ces ides sont
brivement voques au Chapitre 6.
293
REMERCIEMENTS
Chaque fois que quelqu'un me demande De quoi vivez-
vous?, je ne sais jamais que rpondre. A vrai dire, je ne fais
pas grand-chose. Mais je me suis entour de gens qui semblent
en faire beaucoup. Ma contribution consiste les pousser un
tout petit peu de temps en temps, et au besoin, leur indiquer
une nouvelle voie. Le succs que j'ai rencontr dans ma car-
rire, je le dois avant tout au travail acharn et l'intelligence
de mes collgues.
J'ai eu le privilge de rencontrer beaucoup de scientifiques.
Presque tous m'ont enseign quelque chose, et de ce fait, pres-
que tous ont contribu dvelopper l'ide qui sous-tend ce
livre. Je les remercie tous, bien que je ne puisse en mentionner
ici que quelques-uns. Bruno Olshausen, qui travaille la fois
au Redwood Neuroscience Institute (RNI) et l'universit de
Californie, Davis, est une encyclopdie vivante de la neuro-
biologie. Il a sans relche signal des faiblesses et toujours sug-
gr comment les rectifier, ce qui est sans doute l'une des
attitudes les plus prcieuses. Bill Softky, lui aussi du RNI, fut le
295
INTELLIGENCE
premier m'apprendre ce qu'est la rduction temporelle, dans la
hirarchie corticale, ainsi que les proprits des dendrites minces.
Rick Granger, de l'universit de Californie Irvine, m'a fait
mieux connatre la mmoire de squence et le rle que le thala-
mus peut jouer. Bob Knight, de l'universit de Californie Berke-
ley, et Christof Koch, du California Institute of Technology, ont
jou un rle prpondrant dans la formation du Redwood Neu-
roscience Institute et dans beaucoup d'autres domaines scientifi-
ques. Toute l'quipe du RNI m'a stimul et incit affiner mes
ides. De nombreuses hypothses de ce livre sont le rsultat direct
des rencontres et des discussions au RNI. Merci tous.
Donna Dubinsky et Ed Colligan sont mes partenaires en affai-
res depuis une douzaine d'annes. C'est grce leur dur travail et
leur assistance que j'ai russi tre un crateur d'entreprises
tout en travaillant temps partiel sur la thorie du cerveau, un
arrangement qui n'est pas courant. Donna avait pour habitude de
dire que l'un de ses objectifs consistait faire tourner la boutique
afin que je puisse librer du temps pour ma thorie du cerveau.
Sans Donna et Ed, ce livre n'aurait pas exist.
Je n'aurais jamais pu crire Intelligence sans de srieuses aides.
Jim Levine, mon agent, a cru dans ce livre avant mme que je
sache ce que j'y mettrais. N'crivez jamais un livre sans un agent
comme Jim. Il m' a prsent Sandra Blakeslee, mon coauteur. Je
tenais ce que ce livre soit accessible un large public; cet
gard, Sandra fut prcieuse. Si des pages sont encore ardues lire,
j'en suis le seul responsable. Matthew Blakeslee, le fils de Sandra,
qui crit aussi des ouvrages scientifiques, a fourni plusieurs des
exemples de ce livre et suggr le terme de cadre de mmoire-pr-
diction. J'ai beaucoup apprci de pouvoir travailler avec le per-
sonnel des ditions Henry Holt. Je tiens remercier tout
particulirement John Sterling, prsident d'Henry Holt et di-
teur. Je ne l'ai rencontr qu' une seule fois et nous avons convers
plusieurs reprises au tlphone. Il ne lui en pas fallut davantage
pour savoir exactement comment le livre devait tre structur. Il
296
REMERCIEMENTS
comprit immdiatement les problmes auxquels je serais
confront en proposant une thorie de l'intelligence, et suggra la
faon dont le livre devait tre rdig et positionn.
Je veux aussi remercier mes filles Anne et Kate pour ne s'tre
jamais plaintes pendant que leur papa passait de nombreux
week-ends riv au clavier de l'ordinateur. Et je tiens aussi
remercier mon pouse Janet. Vivre avec moi n'est pas toujours
facile. Je l'aime plus que les encphales.
297
A
ADN 208
Aire 130
associative 59, 136, 139
de Broca 57
IT 134
sensorielle 59
somatosensorielle 59
TM 59
V1 133, 143
V4 59
visuelle 59
Ame 96,231
Animaux 207
Antropropagation 135
Apprentissage 192
hebbien 192
Asimov (Isaac) 43
Asperger (syndrome d' - ) 263
Auto-associatif 40, 90, 169
Autorplicante (machine) 250
Aveugle 68
Axone 61, 70, 166, 171
myline 169
B
Bach y Rita (Paul) 76
Bayes (Thomas) 108
Bekesy (Georg von) 73
Bit 92
Blocks World 26
Brahe (Tycho) 225
Braille 68
Broca (aire de -) 57
c
INDEX
Cadre de mmoire-prdiction 124,
282
Camra de scurit 256
Capacit 261
Cellule
gliale 220
inhibitrice 173
nom 278,279
Cerveau 53
archaque 117
limbique 117
primitif 117
reptilien 117
299
Cervelet 54, 197
Chambre chinoise 28, 124
Champ rceptif 133
Classification 158
de forme 160
de patterns 160
Clment (Jean-Baptiste) 110
Clinton (Bill) 130, 284
Cochle 73
Comportement 30, 116
Comportementalisme 25
Connectivit 246
Connexionniste 34
Conscience 225
Copernic (Nicolas) 44
Corps calleux 220
Cortex 55, 116
apprentissage 192
colonnes 163
couches 55, 162
embryon 164
fonctionnement 127
rgion 162
CPU22
Crativit 214
Crick (Francis) 18
Cube de Necker 281
D
Darwin (Charles) 44, 64
Dauphin 123
Deep Blue 27
Dendrite 61, 166
E
Echecs 27, 47, 234
Einstein (Albert) 63, 220, 262
El Nifio 267
Elan vital 228
Ellenby (John) 32
ENIAC 248
Ensemble 150
INTELLIGENCE
Erdis (Paul) 14
Espace (perception de l'-) 236
Esprit 231
Essen (David van) 59
Ethique 248
F
Feedback 35, 135, 189
repli 183, 234
Feedforward 135
Felleman (David) 59
Fixation 132
Flux 186
Fonctionnalisme 47
Formes (thorie des-) 96
Fried (Itzhak) 130
G
Ganglions basaux 197
Garland (Judy) 98
Goldberg (Rube) 49
Graffiti 39, 223
Grid Systems 31
GridTask 31
Grossberg (Stephen) 108, 183, 234
Guillery (Ray) 201
Gyrus fusiforme 57
H
Hebb (Donald O.) 192
Hebbien (apprentissage) 192
Hirarchie 58, 130, 139, 143, 146, 148
flux 186
Hippocampe 55, 197
Hoff (Ted) 19
Imagerie fonctionnelle 42
Imagination 183, 233
Input 25
Intel17
Intelligence artificielle 21
300
IRM66
IRMf281
J
Joy (Bill) 249
K
Kandinsky (Wassily) 230
Kasparov (Gary) 27
Keller (Helen) 77
Kepler (Johannes) 224
Kluge 49
Koch ( Christof) 130, 225
Kreiman (Gabriel) 130
Kurzweil (Ray) 250
L
Labyrinthe 119
Langage 211
Langue 76
Lincoln (Abraham) 154
Loi de Moore 253
M
Machine de Turing 22
Mackay (D. M.) 108
Madeleine de Proust 91
Matire grise 169, 246
McCulloch (Warren) 24
Mmoire 81
auto-associative 40, 90, 169
capacit 244
dclarative 229
intelligente 245
Mtorologie 266
Microprocesseur 240
MIT20
Modle 12, 79, 114, 148, 235
Monde 74, 161
des blocs 26
modle 12, 79, 114, 148, 235
virtuel269
INDEX
301
Moore (Gordon) 19, 253
Mountcastle (Vernon) 63, 165
Muet 68
Mumford (David) 108
Myline 169
N
Nanorobot 250
Nocortex 53, 117
Nestor 38
NetTalk 37
Neurone 56, 61, 89, 190
portes logiques 24
pyramidal 62
Nom 152, 153,175,176,278,279
0
Octet 92
Olshausen (Bruno) 198
Oue 73
Output 25
p
Palocortex 53
Papille 112
Paralllisme 82
Pattern 33, 36, 71, 132
changeant 176
classification 160
constant 153, 176
d'entre 75
spatial 71, 132
temporel41, 71, 132
Pitts (Walter) 24
Plantes 209
Platon 95
thorie des Formes 96
Porte fausse 105
Porte logique 24
Potentiel d'action 70, 131
Prdictibilit 151
Prdiction 104, 106, 165, 174,214
INTELLIGENCE
invariante 180
probabiliste 110
Proprioceptif (systme-) 74
Proust (Marcel) 91
Q
Quale 228, 230
R
Rao (Rajesh) 108
Rapidit 260
Ralit 151,234
Reconnaissance vocale 254
Redwood Neuroscience Institute 10
Rgion corticale 64, 136, 143, 145,
152, 162
classifications 160
fonctionnement 172
Rgle des cent tapes 82
Relativit 63
Remplissage 111
Rplicabilit 263
Reprsentation invariante 86, 92, 130,
284
Rseau baysien 108
Rtroaction 35
Rtropropagation 36, 135
RNI 10
Robot241
Robotique 259
s
Saccade 113, 132
Sagan (Carl) 273
Scissure centrale 122
Searle (John) 28
Segment 143, 148
Sens 265
Squence 150
formation 158
nom 152, 153, 175, 176
Shakespeare (William) 217
Sherman (Murray) 201
Solide platonicien 224
Strotype 236
Substitution sensorielle 76
Synapse 61, 89, 174, 190
Synesthsie 230
Systme
T
expert 26
sensoriel 265
Tache aveugle 112
Test de Turing 23, 270
Thalamus 55, 171,201
Thorie des Formes 96
Transistor 37, 240
Transports 257
Turing
v
Alan 22, 124
machine 22
test 23, 270
Vue 71
saccades 72
w
Weihenmayer (Erik) 76
y
Yeld 245
z
Zador (Tony) 276
302
PROPOS DES AUTEURS
JEFF HAWKINS est l'un des crateurs d'entreprises et con-
cepteur d'ordinateurs les plus en vue de la Silicon Valley. Fon-
dateur de Palm Computing et de Handspring, il est aussi
l'origine du Redwood Neuroscience Institute, charg de pro-
mouvoir la recherche sur la mmoire et la cognition. Il est
membre du comit scientifique du Cold Spring Harbor Labo-
ratory. Il vit dans le nord de la Californie.
SANDRA BLAKESLEE crit des articles scientifiques et
mdicaux pour The New York Times depuis plus de trente ans.
Elle est coauteur, avec V. S. Ramachandran et Judith Wallers-
tein, de Phantoms in the Brain, un best-seller consacr la psy-
chologie et au mariage. Elle vit Santa Fe, dans le Nouveau-
Mexique.
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