Contos Amadou Koumba
Contos Amadou Koumba
Contos Amadou Koumba
S'il n' est que de vous nourrir, une seule femme suffit. Rendre un salut n' a jamais ecorche Ia bouche. Demandez-vous I'aveugle de vous affirmer si Ie coton est blanc ou si Ie corbeau est bien noir ? Si tu plais au Bon Dieu, les hommes 9-et'apprecient pas outre mesure.
l' eau ne cuira ja;na.is Ie poisson qu' elle a ,vu naitre et ,qu' elle a eleve.
La promesse est :tllle couverture bien epaisse mais qui s'en couvre grelottera am grands froids.
Avoir Ia meme haie mitoyenne n' a jamais donne deux champs de meme etendue.
BIRAGO DIOP est ne en 1906 a Ouakam, banlieue de Dakar. Boursier, il devient veterinaire en 1933 et exerce en brousse jusqu'a la seconde guerre mondiale, II est en 1958 I'ambassadeur du Senegal a Paris, avant de se fixer a Dakar, BIRAGO DIOP a ecrit "Les Contes d'Amadou Koumba" puis "Les Nouveaux Contes d'Amadou Koumba" !publies en 1947 et 1958) ; plus tard, "Leurres et Lueurs" et "Contes et Lavanes",
9 782708
111111111111111111111111
701670
LES NOUVEAUXCONTES D'AMADOU KOUMBA. LEURRES ET LUEURS, poemes. CONTES ET LA VANES (Grand prix litteraire de I 'Afrique noire d 'expression fran(:aise 1964).
I
'
PRESENCE
AFRICAINE
25 bis, rue des Eeales - 75005 Paris 64, rue Camat - Dakar
Ames fiUes :
NENOU et DEDEE
pour qu 'eUes apprennent et n 'oub/ient pas que I 'arbre ne s 'efeve qu 'en enfonfant ses racines dans fa Terre nourriciere,
Presence Ajricaine,
1961,
- Bake, tu dors ? - Qui, grand-mere! Tant que je repondais ainsi, grand-mere savait que je ne dormais pas, et que, tremblant de frayeur, j 'ecoutais, de toutes mes oreilles et de tous mes yeux fermes, les contes terrifiants ou intervenaient les Genies et les Lutins, les Kouss aux longs cheveux.. ou que, plein de joie comme les grands qui ecoutaient aussi, je suivais Leukle-Lievre, madre et gambadant, dans ses interminables aventures au cours desquelles if bernait betes et gens au village comme en brousse et jusque dans la demeure du roi. Quand je ne repondais plus a la question de grand-mere, ou quand je commen~ais a nier que je dormisse, ma mere disait : Il faut aller Ie coucher , et grand-mere me soulevait de la natte qui se rafraichissait dans I 'air de la nuit et me mettait au lit apres que je lui eusfait promettre, d 'une voix
pleine de sommeif, de me dire la suite Ie lendemain soir, car en pays noir, on ne doit dire les contes que la nuit venue. Grand-mere morte, j'eus dans mon entourage d'autres vieilles gens, et, en grandissant a leur cote, j'ai bu l'infusion d'ecorce et la decoction de racines, j 'ai grimpe sur Ie baobab . Je me suis abreuve, enfant, aux sources, j' ai entendu beaucoup de paroles de sagesse, j'en ai retenu un peu. J'ai vu et j'ai entendu les derniers M'Bandakatts (clowns chanteurs et danseurs) ; j 'ai entendu les Ritikatts sur leur violon monocorde, qui n 'hait qu 'une calebasse tendue d 'une peau de lbard, faire parler, rire et pleurer un crin de cheval. J'ai entendu les Lavankatts reciter d'une traite Ie Coran tout en tier, et, pour se delasser de leur exploit, meler aux versets sac res la satire aux depens des jeunes flUes laides et des vieilles avaricieuses. Plus tard, sous d'autres cieux, quand Ie temps hait sombre et Ie soleif malade, j 'ai ferme souvent les yeux et, de mes levres, montaient des Kassaks . que I 'on chantait dans la Case des Hommes ; j 'ai ecoute ma mere et surtout grand-mere qui disait encore les deboires de Bouki-l 'Hyene, poltronne et vaniteuse, les malheurs de Khary Gaye, I 'orpheline, les tours de Djabou N'Daw, I 'enfant terrible, les triomphes de Samba Seytane, Ie diabolique et les avatars d 'Amary-le-Devot. Ce retour fugitif dans Ie passe recent temperait l'exif, adoucissant un instant la nostalgie tenace et ramenait les heures claires et chaudes que I 'on n 'apprend a apprecier qu 'une fois que l'on en est loin.
Lorsque je retournai au pays, n 'ayant presque rien oublie de ce qu 'enfant j'avais appris, j'eus Ie grand bonheur de rencontrer, sur mon long chemin, Ie vieux Amadou Koumba, Ie Griot I de ma famille. Amadou Koumba m 'a raconte, certains soirs - et parfois, de jour, je Ie confesse - les memes histoires qui bercerent mon enfance. II m 'en a appris d 'autres qu'if emaillait de sentences et d'apophtegmes ou s 'enferme la sagesse des ancetres. Ces memes contes et ces memes legendes - a quelques variantes pres - je les ai entendus egalement au cours de mes randonnees sur les rives du Niger et dans les plaines du Soudan, loin du Senegal. D 'autres enfants, pareifs a celui que je fus, et d'autres grands, semblables ames aines, les ecoutaient avec la meme avidite sculptee sur leur visage par les fagots qui jlambaient haut. D 'autres vieilles femmes, d 'autres griots les disaient, et les chants qui les entrecoupaient et que tous reprenaient en chceur, haient souvent rythmes par Ie roulement du tam-tam, ou scandes sur une calebasse renversee . La meme frayeur entrait dans I 'auditoire avec les souffles de la brousse, et la meme gaiete qui enfantait Ie rire. La frayeur et la gaiete qui palpitent aux memes heures, dans tous les villages africains qu 'enveloppe la vaste nuit. Si je n 'ai pu mettre dans ce que je rapporte I 'ambiance ou baignaient I 'auditeur que je Jus et ceux
(1) Griot : Terme du vocabulaire colonial franco-africain == Diati au Soudan, Gw!wi!l au Senegal (de I'arabe Qawwal reci-
. tant de la secte Soufi) : conteur, chanteur, genealogiste, deposltaire de la tradition qui est uniquement orale.
que je vis, attentifs, fremissants ou recueillis, c 'est que je suis devenu homme, done un enfant incomplet, et partant, incapable de recreer du merveilleux. C'est que surtout il me manque la voix, la verve et la mimique de mon vieux griot. Dans la trame so!ide de ses contes et de ses sentences, me servant de ses !ices sans bavures, j 'ai voulu, tisserand malhabile, avec une navette hesitante, confectionner quelques bandes pour coudre un pagne sur lequel grand-mere, si elle revenait, aurait retrouve Ie coton qu 'elle fila la premiere,. et ou Amadou Koumba reconnaftra, beaucoup moins vifs sans doute, les coloris des belles etofJes qu'il tissa pour moi naguere. Sortir de son propos - sou vent peine etre entre - pour mieux y revenir, tel faisait a I' accoutumee Amadou Koumba, dont je rapporterai les dits et dont un jour sans doute je conterai les faits. Souvent, sur un mot de I'un de nous, il nous ramenait loin, bien loin dans Ie Temps. Souvent aussi, un homme qui passait, Ie geste d'une femme, faisaient surgir de sa memoire des contes et les paroles de sagesse que Ie grand-pere de son grandpere avait appris de son grand-pere. Le long de la route du Sud que nous avions remontee un jour durant, des carcasses recurees a blanc par les charognards, et des cadavres tous les stades de putrefaction avaient remplace les bomes qui n'avaient jamais existe. Cadavres et carcasses d' anes qui apportaient au Soudan les charges de colas de la Cote.
J'avais dit : Pauvres anes !qu'est-ce qu'ils endurent ! - Tu les plains, toi aussi ? avait replique Amadou Koumba. C'est bien de leur faute pourtant s'ils en sont 13 aujourd'hui; s'ils sont les esclaves des esclaves ... Si les ordres - imp6ts et prestations de Dakar retombent, apres avoir passe du Gouverneur au Commandant de cercle, du Commandant de cercle au Chef de Canton (sans oublier I'Interprete), du Chef de Canton au Chef de village, du Chef de village au Chef de famille, du Chef de famille sur leur echine 3 coups de triques. Comme jadis (car je ne crois pas qu'il y ait quelque chose de change) du Damel-Ie-roi aux Lamanes-vices-rois, des Lamanes aux Diambours-hommes libres, des Diambours aux Badolos de basse condition, des Badolos aux esclaves des esclaves ... Si l'ane en est aujourd'hui ou il en est, c'est qu'ill'a bien cherche. Aux temps anciens, bien anciens, dont ils n'ont certainement pas comme nous perdu la memo ire, les anes, comme tous les etres sur terre, vivaient libres dans un pays ou rien ne manquait. Quelle premiere faute commirent-ils ? Nul ne l'a jamais su et nul ne Ie saura jamais peut-etre. Toujours est-il qu'un jour une grande secheresse devasta Ie pays sur lequel s'abattit la famine. Apres des conseils et des palabres interminables, il fut decide que la reine Fari et des courtisanes s' en iraient 3 la recherche de terres moins desolees, de regions plus hospitalieres, de pays plus nourriciers. Au royaume de N'Guer qu'habitaient les hommes, les recoltes semblaient plus belles qu'en aucun autre pays. Fari voulut bien s'y arreter. Mais comment disposer sans risques de toutes ces bonnes choses qui appartenaient aux hommes? Un seul
moyen peut-etre : se faire homme soi-meme. Mais I:homme cede-t-il volontiers 3 son semblable ce qui lui appartient, ce qu' il a obtenu 3 la sueur de ses bras? Fari ne l'avait jamais entendu dire. A la femme, peut-etre, I'homme ne devait rien refuser, puisque, de memoire d'etre vivant, I'on n'avait jamais vu un male refuser quelque chose 3 une feme lie ou la battre - 3 moins qu'il ne rut fou comme un chien fou. Fari decida donc de rester femelle et de se metamorphoser en femme, sa suite egalement. Narr, Ie Maure du roi de N'Guer, etait peut-etre Ie seul sujet du royqume a pratiquer sincerement la religion du Coran. A cela, il n'avait aucun merite, puisqu'il devait se montrer digne de ses ancetres qui avaient introduit par la force l'Islam dans Ie pays. Mais Narr se distinguait encore des autres par sa couleur blanche d'abord, ensuite par ceci qu'il ne pouvait pas garder Ie plus infime des secrets. Et de nos jours encore, I'on dit d'un rapporteur qu'il a avale un Maure . Narr etait donc pratiquement fervent et ne manquait aucune des ,cinq prieres de la joumee. Que I ne fut pas son etonnement, un matin, en allant faire ses ablutions au lac de N'Guer, d'y trouver des femmes qui se baignaient. La beaute de I'une d'elles qu'entouraient les autres etait telle que I' eclat du solei! naissant en etait temi. Narr oublia ablutions et prieres et vint en courant reveiller Bour, Ie roi de N'Guer: - Bour! Bilahi! Walahi! (En verite! au nom de Dieu.) Si je mens, que I'on me coupe Ie cou ! J'ai trouve au lac une femme dont la beaute ne peut se decrire ! Viens au lac, Bour! Viens! Elle n'est digne que de toi.
Bour accompagna son Maure au lac et ramena la belle femme et sa suite. Et fit d'elle son epouse favorite. Quand I'homme dit a son caractere : Attendsmoi ici , a peine a-t-il Ie dos toume que Ie caractere marche sur ses talons. L'homme n'est pas Ie seul a souffrir de ce malheur. L'ane, comme les autres creatures, Ie partage avec lui. C'est pourquoi Fari et ses courtisanes, qui auraient du vivre heureuses et sans souci a la cour du roi de N'Guer, s'ennuyaient et languissaient chaque jour davantage. II leur manquait tout ce qui fait la joie et Ie bonheur pour une nature d'ane : braire et peter, se rouler par terre et ruer... Aussi demanderent-elles un jour a Bour, pretextant les grandes chaleurs, l'autorisation, qui leur fut accordee, d'aller se baigner tous les jours au crepuscule dans Ie lac. . Ramassant les calebasses, les marmites et tous les ustensiles sales, elles allaient ainsi, tous les soirs, au lac ou, rejetant boubous et pagnes, elles penetraient dans I'eau en chantant : Fari hi ! han ! Fari hi !han ! Fari est une tinesse, Ou est Fari La reine des tines Qui emigra et n 'est pas revenue? Au fur eta mesure qu'elles chantaient, elles se transformaient en anesses. Elles sortaient ensuite de l'eau, courant, ruant, se roulant et petant. Nul ne troublait leurs ebats. Le seul qui l'eut pu faire, Ie seul qui sortit du village au crepuscule pour ses ablutions et la priere de Timiss, Narr-le-Maure,
eta it parti en pelerinage a La Mecque. Fatiguees et heureuses, Fari et sa suite reprenaient leur corps de femme et s'en retoumaient chez Bour, calebasses et marmites recurees. Les choses auraient pu peut-etre durer toujours ainsi, si Narr avait peri en chemin; s'il avait ete pris la-bas vers l'est dans un royaume bambara, peulh ou haoussa et maintenu en esclavage ; ou s'il avait prefere demeurer, Ie restant de ses jours, pres de la Kaaba pour etre plus pres du paradis. Mais Narr revint un beau jour, et justement a la tombee de la nuit. II alia, avant de saluer Ie roi, vers Ie lac. II y vit les femmes, et, cache derriere un arbre, il ecouta leur chanson. Son etonnement fut plus grand que Ie jour ou illes y avait trouvees, en les voyant se changer en anesses. II arriva chez Bour, mais il ne put rien dire de ce qu'il avait vu et entendu, tant il fut fete et questionne sur son pelerinage. Mais, au milieu de la nuit, son secret, qui s' etait mis en travers du couscous et du mouton dont il s'etait gave, l'etouffait. II vint reveiller Ie roi : - Bour! Bilahi ! Walahi! Si je mens, que I'on me coupe la tete, ta femme la plus cherie n'est pas un etre humain, c' est une anesse ! - Que racontes-tu la, Narr ? Les genies t'ont-ils toume la tete sur Ie chemin du salut ? - Demain, Bour, demain, inch allah ! je te Ie prouverai. Le lendemain matin, Narr appela Diali, Ie griotmusicien du roi et lui apprit la chanson de Fari. - Apres Ie dejeuner, lui dit-il, lorsque notre reine favorite caressera sur sa cui sse la tete de Bour pour qu'il s'endorme, au lieu de chanter la gloire des rois defunts, tu joueras sur ta guitare et tu chanteras la chanson que je viens de t'apprendre.
C'est a La Mecque que tu as appris cette chanson? s'enquit Diali, curieux comme tout griot qui se respecte. . - Non! Mais tout a I'heure, tu verras la pmssance de ma chanson, repondit Narr-Ie-Maure. Bour somnolait donc, la tete sur la cuisse de sa favorite, pendant que Narr racontait a nouveau so~ pelerinage, lorsque Diali qui, jusque-Ia, fredonnaIt doucement en fr61ant sa guitare, se mit a chanter: Fari hi ! han ! Fari hi ! han ! La reine tressaillit. Bour ouvrit les yeux. Diali continua: Fari hi ! han ! Fari est une anesse. Bour, dit la reine, en pleurant, empeche Diali de chanter cette chanson. - Pour quelle raison, ma chere femme? Je la trouve tres jolie, moi, dit Ie roi. - C'est une chanson que Narr a apprise a La Mecque, expliqua Ie griot. - Je t'en supplie, mon maitre! gemit la favorite. Arrete-Ie. Elle me fait mal au creur, car on la chante chez nous aux enterrements. - Mais ce n' est pas une raison pour faire taire Diali, voyons ! Et Diali chantait toujours :
Soudain, la jambe de la reine qui supportait la tete de Bour se raidit et sous Ie pagne apparut un sabot et puis une patte. L'autre jambe se transforma, ses oreilles s'allongerent, son beau visage egalement... Rejetant son royal epoux, Fari, redevenue anesse, ruait au milieu de la case, decrochant la macho ire de Narr-Ie-Maure. Dans les cases voisines, dans les cuisines, dans la cour, les ruades et les hi! han! indiquaient que les sujettes de Fari avaient, elles aussi, subi Ie meme sort que leur reine. . Comme leur reine, elles furent maitrisees a coups de triques et entravees ; de meme que tous les anes qui, inquiets du sort de leur reine et de leurs epouses, partirent a leur recherche et passaient par Ie royaume de N'Guer. Et c'est depuis N'Guer et depuis Fari, que les anes peinent a coups de triques et trottent, charges, par tous les sentiers, sous Ie soleil et sous la lune.
Certes, 0010, Ie chef de la tribu des singes, avait un peu exagere en visitant, cette nuit-Ia, Ie champ de pasteques de Demba. II avait du convoquer Ie ban et I'arriere-ban de ses sujets, qui ne s'etaient pas contentes d'arriver a la queue leu leu et de faire la chaine pour se passer les pasteques une a une. lis avaient, en bandes, saute et franc hi la haie d'euphorbes. Les euphorbes sont les plus betes des plantes, elles ne savent que larmoyer, mais pour qu'elles larmoient, il faut qu'on les touche. 0010 avait touche aux euphorbes et a autre chose encore. Lui et sa tribu avaient saccage tout Ie champ. lis s'etaient conduits comme de vulgaires chacals ; et tout Ie monde sait que, si les chacals passent pour les plus grands amateurs de pasteques que la terre ait enfantes, ils demeurent egalement, jusqu'a nos jours, les etres les plus mal eleves qui vivent sous Ie soleil, ou plut6t sous la lune. 0010 et sa tribu s'etaient comportes comme de vrais fils de chacals parce qu'ils savaie!1t fort bien
que ces pasteques n'etaient pas celles du vieux Medjembe qui, lui, avait jadis administre une si belle correction a l'aleul de tous les singes qu'il lui avait pele les fesses. La marque, ainsi que Ie souvenir, en etaient restes a jamais a toute sa descendance. Demba se serait certainement comporte comme Ie vieux Medjembe, puisque Golo avait agi comme Thile-Ie-chacal, qui, lui aussi, eut jadis affaire avec Ie premier cultivateur de pasteques, mais Golo ni aucun de ses sujets n'avaient attendu I'arrivee de Demba. Golo avait exagere, c'est entendu, et Demba n'avait pas ete content, Ie matin, en decouvrant I' etendue des degats faits dans son champ ; mais de la a passer sa colere sur Koumba sa femme, il y avait un fosse. Ce fosse, cependant, Demba Ie franchit en meme temps que Ie seuil de sa demeure. II trouva que l'eau que Koumba lui offrait a genoux en Ie saluant n'etait pas assez fraiche. II trouva que Ie couscous etait trop chaud et pas assez sale et que la viande etait trop dure, il trouva que cela etait ceci et que ceci etait cela, tant il est bien vrai que I'hyene qui veut manger son petit trouve qu'il sent la chevre ... Las de crier, Demba se mit a rouer Koumba de coups, et, fatigue de la battre, il lui dit : - Retourne chez ta mere, je te repudie. Sans mot dire, Koumba se mit a ramasser ses effets et ustensiles, fit sa toilette, revetit ses plus beaux habits. Ses seins pointaient sous sa camisole brodee, sa croupe rebondie tendait son pagne de n' galam. A chacun de ses gracieux mouvements, tintaient ses ceintures de perles et son parfum entetant aga<;ait les narines de Demba. Koumba prit ses bagages sur sa tete et franchit Ie
seuil de la porte. Demba fit un mouvement pour la rappeler, mais il s'arreta et se dit : Ses parents me la rameneront. Deux, trois jours, dix jours passerent sans que Koumba revint, sans que les parents de Koumba donnassent signe de vie. L' on ne connait I'utilite des fesses que quand vient l'heure de s'asseoir. Demba commen<;ait a savoir ce qu' etait une femme dans une maison. Les arachides grillees sont de fort bonnes choses, mais tous les gourmets, et meme ceux qui ne mangent que parce que ne pas manger c'est mourir, sont d'accord pour reconnaitre qu'elles sont meilleures en sauce sucree pour arroser la bouillie de mil, ou salee et pimentee pour accommoder Ie couscous aux haricots. Demba voyait venir Ie moment ou il serait oblige d'etre de cet avis. Son repas du jour ne lui etait plus porte aux champs; et, Ie soir, il allumait lui-meme Ie feu pour griller arachides ou patates douces. 11 est defendu a I'homme fait de toucher a un balai, et pourtant, comment faire quand la poussiere, les cendres, les coques d'arachides et les epluchures de patates envahissent chaque jour un peu plus Ie sol de la case? L'on ne travaille vraiment bien que Ie torse nu. Mais lorsque la journee finie, on endosse son boubou, I'on voudrait bien que ce boubou ne soit pas aussi sale que Ie foie d'un chien; et pourtant, est-il digne d'un homme qui merite Ie nom d'homme de prendre calebasse, savon et linge sale et d' aller a la riviere ou au puits faire la lessive ? Demba commen<;ait a se poser toutes ces questions, et beaucoup d'autres encore. Sa sagesse, peutetre un peu en retard, lui repetait : L' on ne connait
I'utilite des fesses que quand vient I'heure de s' asseoir. La continence est une vertu bien belle, sans aucun doute, mais c'est une bien pit~tre compagne. Elle est trop mince pour remplir une couche et Demba trouvait maintenant son lit trop large pour lui seu\. Koumba, par contre, s'apercevait, chaque jour qui passait, que I'etat de repudiee pour une femme jeune et accorte, dans un village rempli de jeunes hommes entreprenants, n'avait absolument rien de desagreable, bien au contraire. Qui voyage avec son aine et son cadet fait Ie plus agreable des voyages. A I'etape, I'aine s'occupe de trouver la case et Ie cadet fait Ie feu. Koumba, qui etait retoumee chez elle, qui y avait retrouve ses ainees et ses cadettes, et qui, en outre, passait a leurs yeux pour avoir tant souffert dans la case de son mari, etait gatee et choyee par tout Ie monde. Quand il y a trop ramasser, se baisser devient malaise. C'est pourquoi les griots-chanteurs et les dialis-musiciens, aux sons de leurs guitares, exhortaient en vain Koumba a choisir parmi les pretendants qui, des Ie premier soir de son arrivee, avaient envahi sa case. Ce n'etait, apres Ie repas du soir, que chants et Iouanges des griots a I' adresse de Koumba, de ses amies et de ses pretendants, que musique des dialis rappelant la gloire des ancetres. Un grand tam-tam etait projete pour Ie dimanche qui venait, tam-tam au cours duquel Koumba devait enfin choisir entre ses pretendants. Helas ! Ie samedi soir, quelqu'un vint que personne n'attendait plus, et Koumba moins que quiconque. C' etait Demba, qui entrant dans la case de ses beaux-parents, leur dit : - Je viens chercher ma femme.
- Mais, Demba, tu I'as repudiee ! - Je ne I'ai point repudiee. On alia chercher Koumba dans sa case, que remplissaient amis, griots, pretendants et musiciens. - Tu m' as dit de retoumer chez ma mere, declara Koumba, et elle ne voulut rien savoir pour reprendre Ie chemin de la case de son epoux. II fallut aller trouver les vieux du village. Mais ceux-ci ne surent qui, de I'epoux ou de I'epouse, avait raison; qui des deux croire, ni que decider : Koumba eta it revenue toute seule dans la demeure de ses parents, d'ou elle etait partie en bruyante et joyeuse compagnie pour la case de son marL Sept jours, puis sept autres jours et encore sept jours avaient passe et Demba n'etait pas venu la reclamer, donc elle n'avait pas fui, selon toute vraisemblance, la coucne de son epoux ; une femme est chose trop necessaire pour qu' on la laisse s' en aller sans motif grave. Cependant, une lune entiere ne s' etait pas ecoulee depuis Ie depart de Koumba de la demeure de son mari et son retour dans la case familiale ; la separation pouvait, si les epoux voulaient s' entendre, ne pas etre definitive, car Demba n'avait pas reclame sa dot ni ses cadeaux. Et pourquoi ne les avait-il pas reclames ? - Parce que, justement, repondit Demba, je n' avais pas repudie ma femme. - Parce que, justement, pretendit Koumba, tu m' avais repudiee. En effet, I' epoux qui repudie sa femme perd la dot payee aux beaux-parents et les cadeaux faits a la fiancee et ne peut plus les reclamer. Mais qui n' a pas chasse son epouse n' a a reclamer ni dot, ni cadeaux. La question eta it trop claire pour la subtilite de
ces sages vieillards, qui les envoyerent a ceux de M'Boul. De M'Boul, Demba et Koumba furent a N'Guiss, de N'Guiss a M'Badane, de M'Badane a Thiolor. Koumba disait toujours : Tu m'as repudiee , et Demba disait partout : Je ne t'ai pas repudiee. Us allerent de village en village et de pays en pays, Demba regrettant sa case et son lit et les calebassees de couscous, Ie riz si gras que I'huile en ruisselait des doigts a la saignee du bras ; Koumba, pensant a sa courte liberte, a sa cour empressee, aux louanges des griots, aux accords des guitares. Us fluent a Thioye, ils furent a N'Dour. L 'un disait touJours : non! l'autre disait partout : si ! Les marabouts, dans les pays musulmans, cherchaient dans Ie Coran, feuilletaient Ie Farata et la Souna dont les preceptes nouent et denouent les liens du mariage. Chez les Tiedos patens, les feticheurs interrogeaient les canaris sacres, les cauris rougis au jus de colas et les poulets sacrifies. Koumba disait partout: Tu m'as repudiee. Demba disait toujours : Je ne t'ai pas repudiee. Ils arriverent un soir enfin a Maka-Kouli. Maka-Kouli etait un village qui ne ressemblait a aucun autre village. Dans Maka-Kouli, il n'y avait pas un chien, il n'y avait pas un chat. Dans MakaKouli, il y avait des arbres aux ombrages frais et epais, tamariniers, fromagers et baobabs, il y avait des tapates encerclant les demeures, des palissades entourant la mosquee et les cours ensablees de la mosquee ; il y avait des cases en paille et la mosquee en argile. Or arbres, tapates, paille des cases et murs de la mosquee sont endroits ou Khatj-Ie-chien, malappris jusqu' en ses vieux jours, leve la patte a tout instant; et I'urine de chien plus que tout autre
urine, quelle que soit la partie du corps ou Ie pan du boubou qui y touche, reduit a neant la plus fervente des prieres. L' ombre des arbres est faite pour Ie repos des hommes et pour leurs palabres et non pour les urines des chiens, pas plus que Ie sable fin qui tapissait les cours de la mosquee, sable blanc comme du sucre que des aniers allaient chercher chaque lune sur les dunes qui bordent la mer, ne pouvait servir de depotoir a Woundou-Ie-chat qui y cacherait ses incongruites. C'est pourquoi, dans Maka-Kouli, il n'y avait ni un chien ni un chat. Seuls s'y roulaient dans la poussiere et se disputaient les os, pour s' amuser, les tout petits enfants qui ne savaient pas encore parler; car, a Maka-Kouli, des qu'un enfant pouvait dire a sa mere: Maman, porte-moi sur ton dos , on l'envoyait a l'ecole apprendre Ie Fatiha et les autres sourates du Coran. Demba et Koumba arriverent done un soir a Maka-Kouli. La demeurait, entoure de ses fervents disciples, Madiakate-Kala, Ie grand marabout qui avait fait l'on ne savait plus combien de fois Ie pelerinage de La Mecque. Du matin au soir et souvent du soir au matin, ce n'etait dans ce village que prieres, recitations de litanies, louanges a Allah et a son prophete, lectures du Coran et des Hadits. ' Demba et Koumba furent re9us dans la demeure de Madiakate-Kala comme Ie sont, dans toutes les demeures, les voyageurs venus de tres loin. Koumba dina en compagnie des femmes et Demba partagea Ie repas des hommes. Lorsque, tard dans la nuit, il fallut aller se coucher, Koumba refusa d' accompagner Demba dans la case qui leur avait ete preparee :
Mon mari m'a repudiee , expliqua Koumba; et elle raconta Ie retour des champs de Demba en colere, les cris qu'elle avait subis et les coups qu'elle avait re<;us. Demba reconnut avoir crie, oh ! mais pas si fort qu'elle Ie pretendait ; il avoua avoir leve la main sur sa femme, mais ce n'avait ete que quelques bourrades de rien du tout; mais il ne l'avait point repudiee. - Si, tu m'as repudiee ! - Non, je ne t'ai point repudiee ! Et la discussion alia it renaitre lorsque MadiakateKala intervint et dit a Tara, la plus jeune de ses femmes: - Emmene Koumba avec toi dans ta case, nous eclaircirons leur affaire demain, inch allah ! Les deux epoux allerent donc se coucher chacun de son cote, comme chaque soir depuis cette nuit de malheur que Golo et sa tribu d'enfants gates, ignorant sans doute les consequences de leurs actes, ou s'en moquant tout simplement (ce qui etait beaucoup plus probable car les singes savaient tout ce qui se passait chez les hommes), avaient employee a saccager Ie champ de pasteques. Un jour nouveau se leva et semblable aux autres jours de Maka-Kouli, s'ecoula en labeur et en prieres; en labeur pour les femmes, en prieres pour les hommes. Madiakate-Kala avait dit la veille : Nous eclaircirons leur affaire demain s'il plait aDieu. Cependant la journee passait sans qu'il ait ni appele ni interroge les deux epoux. Koumba avait aide les femmes aux soins du menage et a la cuisine. Demba avait participe aux prieres des hommes et ecoute les commentaires du savant marabout. Le soleil, sa journee terminee, avait quitte son
champ arrose d'indigo ou deja, annon<;ant une belle recolte pour la nuit, poussaient les premieres etoiles. Le muezzin, successivement aux quatre coins de la mosquee, avait lance aux vents du soir I' izan, I' appel des fideles a la priere du crepuscule. Madiakate-Kala, I'iman, guida ses talibes sur Ie long et rude chemin du salut si plein d'embuches. Les corps se courberent, se plierent, les fronts toucherent Ie sable blanc comme du sucre, les tetes se redresserent, les corps se releverent et les genuflexions se succederent au rythme des versets sac res. A la derniere, les tetes se tournerent a droite, puis a gauche, pour saluer l'ange de droite et l'ange de gal!che. A peine finit-il de dire : Assaloumou aleykoum , que Madiakate-Kala se retourna brusquement et demanda : - Ou est I'homme qui a repudie sa femme ? - Me voici, repondit Demba au dernier rang des fideles. - Homme, ta langue a enfin devance ton esprit et ta bouche a consenti a dire la verite. Dites a sa femme de retourner tranquillement chez sa mere, son mari a reconnu devant nous tous qu'il l'avait repudiee. Voila pourquoi, dit Amadou Koumba, I'on parle encore chez nous du jugement de Madiakate-Kala.
Quand la memoire va ramasser du bois mort, elle rapporte Ie fagot qu'il lui plait... L'horizon bouche m'encercle les yeux. Les verts de I'ete et les roux de I'automne en alles, je cherche les vastes etendues de la savane et ne trouve que les monts depouilles, sombres comme de vieux geants abattus que la neige refuse d' ensevelir parce qu' ils furent sans doute des mecreants ... Mauvais tisserand, I'hiver n'arrive pas egrener ni carder son coton ; il ne file et tisse qu'une pluie molle. Gris, Ie ciel est froid, pale, Ie solei! grelotte ; alors, pres de la cherninee, je rechauffe mes membres gourds ... Le feu du bois que I'on a soi-meme abattu et debite semble plus chaud qu'aucun autre feu ... Chevauchant les flammes qui sautillent, mes pensees vont une a une sur des sentiers que bordent et envahissent les souvenirs. Soudain, les flammes deviennent les rouges reflets d'un soleil couchant sur les vagues qui ondu-
lent. Les flots fendus forment, sur Ie fond qui fuit, des feux follets furtifs. Las de sa longue course, Ie paquebot contoume paresseusement la Pointe des Almadies ... - Ce n'est que 9a les Mamelles ? avait demande une voix ironique a cote de moi. .. Eh ! oui ! Ce n'etait que 9a, les Mamelles, Ie point culminant du Senegal. A peine cent metres d'altitude. J'avais dl1 Ie confesser a cette jeune femme qui avait ete si timide et si effacee au cours de la traversee, que je n' avais pu resister ai' envie de l' appeler Violette. Et c'est Violette qui demandait, en se moquant, si ce n'etait que 9a les Mamelles, et trouvait mes montagnes trop modestes. J'avais eu beau lui dire que plus bas, puisqu'elle continuait Ie voyage, elle trouverait Ie Fouta-Djallon, les Monts du Cameroun, etc., etc. Violette n'en pensait pas moins que la nature n'avait pas fait beaucoup de frais pour doter Ie Senegal de ces deux ridicules tas de laterites, moussus ici, denudes la... Ce n'est que plus tard, apres ce premier retour au pays, bien plus tard, qu'au contact d'Amadou Koumba, ramassant les miettes de son savoir et de sa sagesse, j' ai su, entre autres choses, de beaucoup de choses, ce qu' etaient les Mamelles, ces deux bosses de la presqu'lle du Cap-Vert, les demieres terres d' Afrique que Ie soleH regarde longuement Ie soir avant de s'abimer dans I<YGrande Mer ... Quand la memoire va ramasser du bois mort, elle rapporte Ie fagot qu'illui plait...
epouses de Momar et la timide et blonde Violette pour qui je rapporte, en reponse, tardive peut-etre, a son ironique question, ceci que m'a conte Amadou Koumba.
Ma memoire, ce soir, au coin du feu, attache dans Ie meme bout de liane mes petites montagnes, les
Lorsqu'il s'agit d'epouses, deux n'est point un bon compte. Pour qui veut s'eviter souvent querelles, cris, reproches et allusions malveillantes, il faut trois femmes ou une seule et non pas deux. Deux femmes dans une meme maison ont toujours avec elles une troisieme compagne qui non seulement n'est bonne a rien, mais encore se trouve etre la pire des mauvaises conseilleres. Cette compagne c'est l'Envie a la voix aigre et acide comme du jus de tamarin. Envieuse, Khary, la premiere femme de Momar, l'etait. Elle aurait pu remplir dix calebasses de sa jalousie et les jeter dans un puits, il lui en serait reste encore dix fois dix outres au fond de son cceur noir comme du charbon. II est vrai que Khary n'avait peut-etre pas de grandes raisons a etre tres, tres contente de son sort. En effet, Khary etait bossue. Oh ! une toute petite bosse de rien du tout, une bosse qu'une camisole bien empesee ou un boubou ample aux larges plis pouvait aisement cachero Mais Khary croyait que tous les yeux du monde etaient fixes sur sa bosse. Elle entendait toujours tinter a ses oreilles les cris de Khary-khougue! Khary-khougue! (Kharyla-bossue !) et les moqueries de ses compagnes de jeu du temps ou elle etait petite fille et allait comme les autres, Ie buste nu; des compagnes qui lui demandaient a chaque instant si elle voulait leur pre-
ter Ie beM qu'elle portait sur Ie dos. Pleine de rage, elle les poursuivait, et malheur a celle qui tombait entre ses mains. Elle la griffait, lui arrachait tresses et boucles d'oreilles. La victime de Khary pouvait crier et pleurer tout son saoul ; seules ses compagnes la sortaient, quand elles n' avaient pas trop peur des coups, des griffes de la bossue, car pas plus qu'aux jeux des enfants, les grandes personnes ne se me lent a leurs disputes et querelles. Avec l' age, Ie caractere de Khary ne s' etait point ameliore, bien au contraire, iI s'etait aigri comme du lait qu'un genie a enjambe, et c'est Momar qui souffrait maintenant de I'humeur execrable de sa bossue de femme. Momar devait, en allant aux champs, emporter son repas. Khary ne voulait pas sortir de la maison, de peur des regards moqueurs, ni, a plus forte raison, aider son epoux aux travaux de labour. Las de travailler tout Ie jour et de ne prendre que Ie soir un repas chaud, Momar s'etait decide a prendre une deuxieme femme et il avait epouse Koumba. A la vue de la nouvelle femme de son mari, Khary aurait du devenir la meilleure des epouses, la plus aimable des femmes - et c'est ce que, dans sa naivete, avait escompte Momar - il n'en fut rien. Cependant, Koumba etait bossue, elle aussi. Mais sa bosse depassait vraiment les mesures d'une honnete bosse. On eut dit, lorsqu' elle toumait Ie dos, un canari de teinturiere qui semblait porter directement Ie foulard et la calebasse poses sur sa tete. Koumba, malgre sa bosse, etait gaie, douce et aimable. Quand on se moquait de la petite KoumbaKhoughe du temps OU elle jouait, buste nu, en lui demandant de preter un instant Ie bebe qu'elle avait
sur Ie dos, elle repondait, en riant plus fort que les autres : c;a m'etonnerait qu'il vienne avec toi, iI ne veut me me pas descendre pour teter. Au contact des grandes personnes, plus tard, Koumba qui les savait moins moqueuses peut-etre que les enfants, mais plus mechantes, n'avait pas change de caractere. Dans la demeure de son epoux, elle restait la meme. Considerant Khary comme une grande sreur, elle s'evertuait a lui plaire. Elle faisait tous les gros travaux du menage, elle allait a la riviere laver Ie linge, elle vannait Ie grain, et pilait Ie mil. Elle porta it, chaque jour, Ie repas aux champs et aidait Momar a son travail. Khary n'en etait pas plus contente pour cela, bien au contraire. Elle eta it, beaucoup plus qu'avant, acariatre et mechante, tant I' envie est une gloutonne qui se repait de n'importe quel mets, en voyant que Koumba ne semblait pas souffrir de sa grosse bosse. Momar vivait donc a demi heureux entre ses deux femmes, toutes deux bossues, mais I'une, gracieuse, bonne et aimable, I' autre, mechante, grognonne, et malveillante comme des fesses a I'aurore. Souvent, pour aider plus longtemps son mari, Koumba emportait aux champs Ie repas prepare de la veille ou de l'aube. Lorsque binant ou sarclant depuis Ie mat in, leurs ombres s'etaient blotties sous leurs corps pour chercher refuge contre I' ardeur du soleil , Momar et Koumba s'arretaient. Koumba fai. sait rechauffer Ie riz ou la bouillie, qu' elle partagealt avec son epoux ; tous deux s'allongeaient ensuite a }'ombre du tamarinier qui se trouvait au milieu du champ. Koumba, au lieu de dormir comme Momar, lui caressait la tete en revant peut-etre a des corps de femme sans defaut.
Le tamanlller est, de tous les arbres, celui qui foumit I'ombre la plus epaisse ; a travers son feuillage que Ie soleil penetre difficilement, on peut apercevoir, parfois, en plein jour, les etoiles; c'est ce qui en fait l'arbre Ie plus frequente par les genies et les souffles, par les bons genies comme par les mauvais, par les souffles apaises et par les souffles insatisfaits. Beaucoup de fous crient et chantent Ie soir qui, Ie matin, avaient quitte leur village ou leur demeure, la tete saine. IIs etaient passes au milieu du jour sous un tamarinier et ils y avaient vu ce qu'ils nedevaient pas voir, ce qu'ils n'auraient pas dfi voir: des etres de l'autre domaine, des genies qu'ils avaient offenses par leurs paroles ou par leurs actes. Des femmes pleurent, rient, crient et chantent dans les villages. qui sont devenues folIes parce qu'elles avaient verse par terre l'eau trop chaude d'une marmite et avaient brule des genies qui passaient ou qui se reposaient dans la cour de leur demeure. Ces genies les avaient attendues a l'ombre d'un tamarinier et avaient change leur tete. Momar ni Koumba n'avaient jamais offense ni blesse, par leurs actes ou par leurs paroles, les genies; ils pouvaient ainsi se reposer a l'ombre du tamarinier, sans craindre la visite ni la vengeance de mauvais genies. Momar dormait ce jour-la, lorsque Koumba, qui cousait pres de lui, crut entendre, venant du tamarinier, une voix qui disait son nom; elle leva la tete et apen;ut, sur la premiere branche de I' arbre, une vieille, tres vieille femme dont les cheveux, longs et plus blancs que du coton egrene, recouvraient Ie dos.
Es-tu en paix, Koumba ? demanda la vieille femme. - En paix seulement, Marne (Grand-mere), repondit Koumba. - Koumba, reprit la vieille femme, je connais ton bon cceur et ton grand me rite depuis que tu reconnais ta droite de ta gauche. Je veux te rendre un grand service, car je t'en sais digne. Vendredi, a la pleine lune, sur la collin~ d'argile de N.'Guew, les filles-genies danseront. Iu lras sur la collme lorsque la terre sera froide. Quand Ie tam-tam battra son plein, quand Ie cercle sera bien anime, quand sans arret une danseuse remplacera une autre danseuse, tu t'approcheras et tu diras a la fille-genie qui sera a cote de toi : - Tiens, prends-moi l'enfant que j'ai sur Ie dos, c'est a mon tour de danser. Le vendredi, par chance, Momar dormait dans la case de Khary, sa premiere femme. Les derniers couches du village s' etaient enfin retoumes dans leur premier sommeil, lorsque Koumba sortit de sa case et se dirigea vers la colline d' argile. . , De loin elle entendit Ie roulement endlable du tam-tam et les battements des mains. Les fillesgenies dansaient Ie sa-n'diaye, toumoyant l'une apres I'une au milieu du cercle en joie. Koumba s' approcha et accompagna de ses claquements de mains Ie rythme etourdissant du ta.m-tam et I.e tourbilIon frenetique des danseuses qut se relayale,nt. . Dne deux trois ... dix avaient toume, toume, falsant v~ler bdubous et pagnes ... Alors Koumba dit a sa voisine de gauche en lui presentant son dos : - Tiens, prends-moi I'enfant, c'est a mo~ tou~. La filIe-genie lui prit la bosse et Koumba s enfillt.