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Oeuvres de Spinoza - Traduites (... ) Spinoza Baruch TOME I

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Oeuvres de Spinoza :

traduites par mile Saisset,...


: avec une introduction du
traducteur.... Introduction
critique

Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

Spinoza, Baruch (1632-1677). Oeuvres de Spinoza : traduites par


mile Saisset,... : avec une introduction du traducteur....
Introduction critique. 1861.
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Pnx.
Pris

Pnx.
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OEUVRES

DE SPINOZA
TRADUITES

PAR EMILE SAISSET


lve

et ancien matre de Conferences l'cole iionnale

PIIOFKSSCUU d'hISiTOIHE DU LA PHILOSOl'HIl


Ala Fatuit des Lettres do Pan.

AVEC UNE lNTKODt'CriUK KlTlQtTE

NOUVELLE EDITION
ItEYIIK ET AUGMBNTKK

TOMEI

PARIS
CHARPENTIER, LIBHAIR E-KDITEUH
28,

QUAI DE

l'cole

18611

AVANT-PROPOS.

je publiai, il y a seize ans, la premire traduction franaise des uvres de Spinoza, j'y ajoutai
une Introduction de quelque tendue pour servir de
guide au lecteur. Mon but n'tait pas de rfuter Spinoza,
mais seulement de l'claircir, et comme cette tche me
semblait dj assez difficile, je remettais un autre
jour le soin et le pril d'une rfutation.
Pourquoi ai-je tard si longtemps tenir ma promesse ? assurment ce n'est point faute d'y avoir pens.
Car depuis les commencements de ma carrire je puis
dire que Spinoza et le panthisme ont t ma plus constante proccupation. Partout o j'ai eu porter la parole,
j'en appelle mes auditeurs de l'cole normale, du Collge de France et de la Sorbonne, dans tous mes essais
d'crivain, mmoires l'Institut, articles pour la Revue
des Deux Mondes et pour le Dictionnaire des sciences
philosophiques, toujours et en toute occasion j'ai signal
les progrs du panthisme et proclam l'urgente ncessit de combattre l'ennemi. C'est au point qu'on m'a
accus en souriant de m'inquiter de Spinoza plus que
de raison, et d'tre sujet cette erreur d'optique qui
grossit les objets qu'on regarde trop. Je voudrais de
tout mon cur qu'il en fut ainsi et que le panthisme
Qu.ind

i.

n'existt que dans mon imagination; mais peut-tre les


observateurs placides qui me trouvent trop effray font-ils
comme ces personnes d'humeur prudente qui dans les
grands incendies ne manquent pas de dire ce n'est rien,
c'est un feu de paille qui de lui-mme s'teindra. Puis on
rentre chez soi pendant que les autres courent au feu.
Quoi qu'il en soit, j'espre au moins que mes sincres inquitudes et mes longues rflexions me vaudront d'tre cout avec quelque indulgence au moment
o je viens enfin prsenter au public mes conclusions
sur Spinoza.
J'ai conserv de la premire Introduction tout ce qui
m'a paru irrprochable, non toutefois sans de fortes
retouches et de nombreux remaniements. J'ai ajout
un chapitre sur la politique de Spinoza, addition d'autant plus opportune que je compltais en mme temps
mon travail de traducteur, en donnant le Trait politique omis dans l'dition de 1844
Dans la seconde partie de l'Introduction nouvelle, j'ai
us librement de tous mes travaux antrieurs; mais je
ne me suis pas born retoucher et combiner; j'ai
dvelopp et ajout partout o il a t ncessaire. Ainsi
le chapitre sur les origines de la philosophie de Spinoza
est entirement nouveau.
Telle qu'elle est, ainsi agrandie, refondue et comt. lln'y a plus en dehors de

ma traduction que la Grammaire hbraque, ouvrage de peu d'inlret, mPino pour Irs philologues, et le
Renati Descartes Principia, qui n'est vraiment \ut un crit original de
Sjiinoia, mais un rsum de la philosophie de Descartes destins un
jeune colier.

AVANT-PROPOS.

)!l

plte, je voudrais croire que cette Introduction critique


portera coup contre Spinoza et contre ses nouveaux
disciples, et qu'elle servira cette noble cause du spiritualisme laquelle je m'estime heureux d'avoir vou ma
vie, tant chaque jour plus convaincu qu'elle est lie
toutes les meilleures causes de ce monde, celles de la
religion, du droit, de la libert.
1" dcembre 1860.
EMILE SAISSET.

INTRODUCTION
CRITIQUE

AUX OEUVRES DE SPINOZA.

PREMIRE PARTIE. EXPOSITION.

C'est une chose trange que la destine de la philosophie de Spinoza. Rprouve par les plus grands esprits

du dix-septime sicle, mal connue et presque oublie


au sicle suivant, la voil qui ressuscite au temps de
Lessing, et depuis plus de soixante ans exerce sur l'Allemagne et sur l'Europe entire une sorte de fascination.
Ds l'apparition des premiers crits de Spinoza, les
thologiens commencrent l'attaque, et cela se conoit.
N juif, Spinoza avait, ds l'ge de vingt ans, dpass
la loi de Mose1 et s'il la respecta toujours', son me
tait incapable de s'y plier. De l cette rupture violente
avec la synagogue, et ces haines implacables qui s'attaclircnt toute sa vie. Rentr en possession de sa
libert, Spinoza la voulut garder tout entire. Il aimait
sincrement le christianisme; mais dcid ne pas
choisir entre les diverses glises, il devait les avoir
toutes contre lui. Cela explique les invectives et les anathmes qui de tous les points de l'Europe vinrent fondre
sur Spinoza, formidable concert d'accusations passionVie de Spinoza, par Colerus, dans notre tome II, pages 4,
2. Voyez le Trait Tltologico-pohtique chap. iyij.
1

8.

nes, o catholiques et protestants, luthriens et calvinistes, gomaristes et arminiens, les communions les plus
opposes, les adversaires les plus implacables, tout
s'unit, tout se met d'accord pour accabler l'ennemi commun. Partout retentissent les noms d'imposteur, d'athe,
d'impie, de rengat. Pour GrceviusSpinoza est une
peste, son livre un don sinistre de l'enfer. Le docteur
Musaeus dclare que Spinoza est un esprit infernal, ambassadeur soudoj
SatanChristian Kortholt badine
et
trouve dans le
sur les mots,
nom mme de l'pineux
incrdule une source inconnue d'injures'. Aprs s'tre
acharn aux lettres de son nom, il ne restait plus qu'
dfigurer les traits de son visage. On n'y manqua pas.
Des portraits de Spinoza se rpandirent, o on l'avait
reprsent, sinistre et farouche, tenant, comme Nmsis,
des serpents dans la main. On crivait au-dessous de
ces portraits des pigraphes comme celles-ci

de

Benoit de Spinoza, juif et athe,

ou mieux encore
Benoit de Spinoza, prince des athes,
portant jusque sur son visage les signes de la rprobation*.

Poursuivi par tous les clergs d'Europe, Spinoza


trouvera-t-il un asile chez les philosophes? Il semblerait
assez naturel de le croire; car la philosophie alors,
c'tait le cartsianisme, et Spinoza tait cartsien. Point
du tout l'auteur de l'thique rencontre chez les cart1. George Gravius,m Episl. ad Nie. Heins,, 14 janvier 167. In llurmauni
sel. episl., tome IV, page 475.
I. Tract. Theolog -polit, ad veritatlt lumen txamlnalm, pa^t2 t.
3. Benedictus de Spmoza, quem melius maledictum (liions, quod spinota
divina ex maledictione (Gnes. 3, 17, 18), terra maledictum magis hominem et
cujus moaumenta tot spmis obsita sint, vu unquam tulerit, vtr mitio Judsus, sed
(Kortb. De tnb. impost., page 73).
postea

et

4. Th. de Murr, Aditol. ad Iracl

page 7.

siens le mme accueil que chez les dvots. Malebranche


ne voit dans le sjstme de Spinoza qu'une pouvantable
chimre, et il s'emporte jusqu' traiter l'auteur de misarable. Fnelon, Lami, Poiret, Jacquelot
ne sont gure
moins svres. Leibnitz est de tous le plus modr, peuttre parce qu'il est plus loin que les autres de Spinoza'.
Au xvii" sicle, Spinoza n'eut donc pas un seul partisan, un seul disciple considrable. On ne peut, en effet,
compter pour tel ni Lucas',ni Saint-Glain', qui ne sont
que des esprits forts, ou, comme on disait alors, des
libertins. L'honnte Oldenburg est trs-curieux de questions philosophiques mais il ne les entend qu' moiti4. On ne peut prendre au srieux un esprit aussi
bizarre que Jean de Bredenburg, et Louis Meyer qui
est un autre homme, subtil, pntrant, manque d'invention et de fcondit. Abraham CulFelcr a seul de l'importance*; mais tout cela ne peut constituer une vritable cole philosophique, et Spinoza nous apparat dans
ce coin obscur de la Hollande o il mditait Vthique,
comme un penseur presque absolument isol.
Ce n'est point dire qu'il n'ait exerc aucune influence car l'influence philosophique ne se mesure pas
Toutefois, dans les Essais de Thodice, il maltraite fort Spinoza Cette
mauvaise doctrine, promue tout au plus blouir la vulgaire, cette doctrine
insoutenable et mme extravagante. >
2. Auteur de l'ouvrage tres-rare intitul: Vie et Esprit de M. Benoit de Spinoza, t7t9, 03 pages in-8".
3. Auteur presume de l'mfidele et grossire traduction du Thologico-pohlique,
publie tour tour sous trois titres diffrents.
Voyez notre Notice bibliographique.
Oldenburg,
4. Voyez ses lettres Spmoza, particulirement la lettre III.
d'ailleurs, tout en aimant sincrement Spinoza, repousse tres-Tivement les consquences de son systme. Voyez la lettre IX.
5. diteur de Spmoza, auteur du livre. Philosophia Scrtpturx inierpres, qui
a ete rdit parSemler. Halae, 1776,in-$.
6. Auieurde deux ouvrages spinozistes:. Spcimen artis ratiocinandi naturalis et
artificialts ad pantosnphite prmcipia manuducem Hambourg, 1684. Prtncip,
P<mfo.,part. 2 et part. 3 Hambourg, 168*.
1

seulement au nombre et la qualit des amis, mais


la qualit des adversaires. J'ai
aussi au nombre
nomm Malebrancho Fnelon, Leibnitz, tout ce qu'il
y avait de plus grand parmi les philosophes. Il faut citer
maintenant les plus illustres thologiens, HuetRichard
Simon', Abbadie3. Ceux-ci regardent
Y thique;
c'est au trait Thcologim-politique, cette dangereuse et
libertine critique des saintes critures, qu'ils ont affaire.
Bossuet ne veut point se commettre avec Spinoza; mais
il conseille et presse Lami4.
Au
me sicle, la scne change, et il semble que
tout ce qui avait perdu Spinoza dans un sicle de discipline et de foi va faire sa fortune une poque d'incrdulit et de hardiesse. Les choses ne se passrent pourtant point ainsi. Il y a deux hommes dans Spinoza: le
libre penseur du Thologico-politique pour qui les prophties ne sont que des illusions ou des symboles, les
miracles des paraboles ou des faits naturels, Mose un
grand politique, Jsus-Christ, une me sainte et le premier des sages; il y a ensuite le philosophe de l'thique,
qui dcrit la nature de Dieu, explique l'univers, en d('ouvre les premiers ressorts, en dvoile le mcanisme,
;onde toutes les profondeurs, pntre tous les mystres,
n'ignore de rien, ne doute de rien, dveloppe enfin dans
l'ordre inflexible des gomtres et sous les formules invariables d'un style algbrique le dogmatisme le plus
tranchant, le plus vaste, le plus exclusif qui fut jamais.
Lexvm' sicle comprit et suivit le thologien, ou plutt
l'hrtique dans Spinoza; il ddaigna le mtaphysicien.

et

peu

Dans la Dmonstration ianglique.


S. Dans l'Hu-toire entique du Yttux Testament.
3. De lavnl de la Itelig.clirt., chap, vu et vin.
4. OEuvres de Bossuet, edit. de Bcsanou, tome XVII,
1

lettre 145.

Comment l'cole de Kant, pour qui la mtaphysique


n'est qu'une chimre, comment l'cole cossaise, si
timide, si discrte, si borne dans son horizon, auraient-elles pu s'intresser aux tmrits spculatives de
Spinoza? L'cole de Locke et celle de Condillac n'y
voient gure que des dfinitions arbitraires et des abus
de motsDiderot, d'Holbach et leurs amis croient
suivre Spinoza, quand ils reculent jusqu' picure. Voltaire, qui en fait de mtaphysique effleure tout, parce
qu'il ddaigne tout, prend Spinoza pour un matrialiste,
et comme Bayle, avec plus de lgret encore, mais du
moins avec plus de sincrit, il voit dans X Ethique un
trait rgulier d'athisme 2. C'est que Voltaire et toute
l'Encyclopdie n'avaient lu Spinoza que dans Boulainvilliers, ou, pour mieux dire, toute la philosophie de Spi3.
noza tait pour eux dans le Thologico-politique
Les choses en taient l vers la fin du x\iiie sicle, et
Spinoza, le vrai et complet Spinoza, celui de Y Ethique,
tait profondment inconnu et presque universellement
dcri, quand clata tout d'un coup, dans cette Allemagne o le scepticisme de Kant semblait avoir dcourag pour jamais l'esprit humain, ce puissant mouvement
d'ides spculatives, ce gnreux essor intellectuel qui
s'est propag dans toute l'Europe et a donn depuis cinquante ans d la philosophie du xiv sicle Fichte, Schelling, Hegel et M. Cousin. C'est de cette poque de renaissance que datent le renom et l'influence de Spinoza.
1. Condillac, Trait des Systmes, chap. i, le Spmozise rfute.
Le Philos, ignor lettre \>
2. Voltaire, Lettres sur les Jwfs, lettre X.
Les Systemes, notes.
3. Tout le dix-huitime sicle a confondu le spinozisme et le mateualisme.
Vesana Stratoms restituacommenta, dit le cardmal de Poligna San- l'AntiLucrece, en parlant de Spiaoa.

i.

Jacobi met le public dans la confidence d'une conversation qu'il a eue avec Lessing et dont le systme de
Spinoza a fait tous les frais. J'tais all, dit-il, chez
Lessing dans l'esprance qu'il me viendrait en aide
contre Spinoza.Mais quoi! Jacobi trouve dans l'illustre
poete un spinoziste dclar Lv xal nv, s'crie Lessing,
voil la philosophie.
Mendeissohn voit dans ce rcit un outrage la mmoire
de Lessing, et il prend la plume pour la dfendre. De l
une controverse vive, passionne, violente, qui meut
toute l'Allemagne, et laquelle Claudius, Herder, Heydenreich, Schelling, prennent la part la plus active.
Il ne s'agit bientt plus du spinozisme de Lessing, mais
du spinozisme lui-mme. On commence le voir partout. Lessing l'avait trouv dans Leibnitz, Jacobi le
trouve dans Lessing. La doctrine de Fichte n'est qu'un
spinozisme retourn; celle de Schelling, un spinozisme
dguis. On traduit Spinoza on recueille ses uvres, le
clbre docteur Paulus en donne une dition complte.
Quelques notes marginales, de la main de Spinoza, ne
s'y rencontraient pas; le savant de Murr les publie. On
trouve quelques variantes trs-insignifiantes de ces notes;
le docteur Dorow ne veut pas que le public en soit priv.
L'enthousiasme gagne les poetes, et bientt il ne connait plus de bornes.'Ne pourrait-on pas, disait Herder,
persuader Gthe de lire un autre livre que Y Ethique' ?
L'ardent Novalis s'enflamme pour le Dieu-nature de Spinoza, qui s'agite sourdement dans les eaux et les vents,
sommeille dans la plante, s'veille dans l'animal, pense
dans l'homme, et remplit tout de son activit inpui1.

Gcclhe a dit quelque

VEthiqw de Spinoza.

part:Je

me rfugiai dans mon autjque asile,

sable. Mais les thologiens laissent loin derrire eux les


potes eux-mmes. coutons Schleicrmacher:
Sacrifiez avec moi une boucle de cheveux aux mnes
du saint et mconnu SpinozaLe sublime esprit du
monde le pntra l'infini fut son commencement et sa
fin, l'universel son unique et ternel amour; vivant dans
une sainte innocence et dans une humilit profonde, il
se mira dans le monde ternel et il vit que lui aussi tait
pour le monde un miroir digne d'amour; il fut plein de
religion et plein de l'Esprit saint; aussi nous apparat-il
solitaire et non gal, matre en son art, mais lev audessus du profane, sans disciples et sans droit de bour-

geoisie.

Sur un ton plus srieux, les matres de la philosophie


allemande rendent Spinoza les mmes hommages.
La pense, ditHegel, doit absolument s'lever au niveau
du spinozisme a\ant de monter plus haut encore. Voulezvous tre philosophes? commencez par tre spinozistes;
vous ne pouvez rien sans cela. Il faut avant tout se baigner
dans cet ther sublime de la substance unique, universelle et impersonnelle, o l'me se purifie de toute particularit et rejette tout ce qu'elle avait cru vrai jusquel, tout, absolument tout. Il faut tre arriv cette ngation, qui est l'mancipation de l'esprit
Que penser de ce jugement, et en gnral de ces transports d'admiration que le spinozisme inspire l'Allemagne contemporaine? Spinoza est-il un matrialiste ou
un mystique? faut-il l'appeler avec Bayleurc athe de systme, ou dire avec Novalis qu'il tait ivre deDieu? Duxvn
sicle qui l'a maudit et du ntre qui l'exalte, qui a rai-

t.

Hegel, Geschichle der Philosophie, tome III, pag. 374 sqq.

son, quia tort? Grave alternative, laquelle se rattachent


les plus difficiles problmes de notre temps, et qui ne
peut videmment tre tranche qu'aprs une tude approfondie de toutes les pices du procs.
I.
LA PERSONNE DE SPINOZA.

Commenons par caractriser l'homme dans Spinoza


pour mieux comprendre le philosophe. Prions un de ses
contemporains, un ministre de l'glise luthrienne, le
pieux, l'exact, l'honnte Colerus, de nous introduire
auprs de lui. Transportons-nous sur le Pavilioengragt,
la Haye, et entrons dans la maison de Van der Spyck,
o habite Spinoza. Que fait-il, sans famille, sans culte,
sans appui extrieur, dans cette cellule prise sur l'troite
demeure de pauvres gens? Il passe le temps, dit son
hte, tudier et travailler ses verres. En effet,
Spinoza, chass de la synagogue, exil de sa patrie,
pauvre et dcid

dpendre de personne, avait


appris un art mcanique, en quoi, du reste, il demeurait
fidle aux traditions de sa religion et de sa famille. L'art
ne

qu'ilchoisit fut celui de faire des verres pour des lunettes


d'approche. Il tait bon opticien, dit quelque part Leibnitz, se taisant discrtement sur le reste.
Mais Spinoza n'avait pas besoin d'tre si habile pour
gagner sa vie. C'est une chose incroyable, s'crie le bon
Colerus, combien Spinoza tait sobre et bon mnager. On voit par diffrents petits comptes trouvs dans
ses papiers qu'il a vcu un jour entier d'une soupe
au lait accommode avec du beurre, ce qui lui revenait
trois sous, et d'un pot de bire d'un sou et demi. C'est

tout ce qu'il fallait pour soutenir le corps languissant


et chtif o habitait cette pense puissante. Colerusdcrit Spinoza trs-faible de corps, malsain et attaqu
de phthisie depuis sa jeunesse. C'tait un homme de
moyenne taille; il avait les traits du visage bien proportionns, la peau un peu noire, les cheveux friss et noirs,
les sourcils longs et de mme couleur, de sorte qu' sa
mine on le reconnaissait aisment pour tre descendu
des juifs portugais. Pour ce qui est de ses habits, il en
prenait fort peu de soin, disant qu'il est contre le bon
sens de mettre une enveloppe prcieuse des choses de
nant ou de peu de valeur.
Si sa manire de vivre tait fort rgle, sa conversation n'tait pas moins douce et paisible. Il savait admirablement bien tre le matre de ses passions. On ne l'a
jamais vu ni fort triste ni fort joyeux. 11 savait se possder dans sa colre et dans les dplaisirs qui lui survenaient il n'en paraissait rien au dehors. Il tait, d'ailleurs, fort affable et d'un commerce ais; il parlait
souvent son htesse, particulirement dans le temps
de ses couches, et ceux du logis, lorsqu'il leur survenait quelque allliction ou maladie; il ne manquait
point alors de les consoler, et de les exhorter souffrir
avec patience des maux qui taient comme un partage
que Dieu leur avait assign. Il avertissait les enfarts
d'assister souvent au service divin, et leur enseignait
f combien ils devaient tre obissants et soumis leurs
parents. Lorsque les gens du logis revenaient du sermon, il leur demandait souvent quel profit ils y avaient
fait, et ce qu'ils en avaient retenu pour leur dification.
Il avait, poursuit Colerus, une grande estime pour
mon prdcesseur, le docteur Cordes, qui tait un

homme savant, d'un bon naturel et d'une vie exemfaire


plaire
qui
donnait
occasion

Spinoza
d'en
ce
l'loge. Il allait mme quelquefois l'entendre prcher,
et faisait tat surtout de la manire savante dont il expliquait l'criture et des applications solides qu'il en
faisait. Il avertissait en mme temps son hte et ceux de
la maison de ne manquer jamais aucune prdication
d'un si habile homme. Il arriva que son htesse lui
demanda un jour si c'tait son sentiment qu'elle pt tre
sauve dans la religion dont elle faisait profession;
quoi il rpondit Votre religion est bonne; vous n'en
devez pas chercher d'autre ni douter que vous n'y fassiez
votre salut, pourvu qu'en vous attachant la pit, vous
meniez en mme temps une vie paisible et

tranqualle.

Pendant qu'il tait au logis, il n'tait incommode


personne; il y passait la meilleure partie de son temps
tranquillement dans sa chambre. Lorsqu'il lui arrivait
de se trouver fatigu, pour s'tre trop attach la mditation philosophique, il descendait pour se dlasser, et
parler ceux du logis de tout ce qui pouvait servir de
matire un entretien ordinaire, mme de bagatelles.
Il se divertissait aussi quelquefois fumer une pipe de
tabac; ou bien, lorsqu'il voulait se relcher l'esprit un
peu plus longtemps, il cherchait des araignes qu'il faisait lutter ensemble, et des mouches qu'iljetait dans la
toile d'araigne, et regardait ensuite cette bataille avec
tant de plaisir qu'il clatait quelquefois de rire; il observait aussi avec le microscope les diffrentes parties
des plus petits insectes, d'o il tirait aprs les consquences qui lui semblaient le mieux convenir ses

dcouvertes.
Voil l'homme que vinrent chercher, au milieu de sa

solitude, la richesse, les honneurs, la gloire, les hautes


amitis. Il sacrifia tout cela sans effort, pour vivre heureux dans une paix profonde et une indpendance absolue. Son ami Simon de Vries s'avisa un jour de lui
faire prsent d'une somme de deux mille florins pour le
mettre en tat de vivre un peu plus son aise; mais
Spinoza s'excusa civilement sous prtexte qu'il n'avait
besoin de rien. Ce mme ami, approchant de sa fin et se
voyantsans femme et sans enfants, voulait faire son testament et l'instituer hritier de tous ses biens; Spinoza n'y
voulut jamais consentir, et lui remontra qu'il ne devait
pas songer laisser ses biens d'autres qu' son frre.
Un autre ami de Spinoza, l'illustre Jean de Witt, le
fora d'accepter une rente de deux cents florins; mais ses
hritiers faisant difficult de continuer la rente, Spinoza
leur mit son titre entre les mains avec une si tranquille
indiffrence qu'ils rentrrent en eux-mmes et accordrent de bonne grce ce qu'ils venaient de refuser.
L'lecteur palatin Charles-Louis voulut attirer Spinoza
Heidelberg et chargea le clbre docteur Fabricius de
lui proposer une chaire de philosophie, avec la promesse de lui laisser la plus grande libert, cum amplissima philosophandi libertate, pourvu toutefois qu'il n'en
abust pas pour troubler la religion tablie. Spinoza
rpondit qu'il ne voyait pas clairement en quelles limites
il faudrait renfermer cette libert qu'on voulait bien lui
promettre, et puis que les soins qu'ilfaudrait donner
l'instruction de la jeunesse l'empcheraient d'avancer
lui-mme en philosophie.
Lors de la campagne des Franais en Hollande, le
prince de Cond, qui prenait alors possession du gouvernement d'Utrecht, dsira vivement s'entretenir avec

Spinoza. Il parat mme qu'il fut question d'obtenir pour


lui une pension du roi, et qu'on l'engagea ddier quelques-uns de ses ouvrages Louis XIV. Spinoza racontait lui-mme que, comme il n'avait pas le dessein de rien
ddier au roi de France, il avait refus l'offre qu'on lui faisait avec toute la civilit dont il tait capable. On ne sait
si l'entrevue de Spinoza avec le prince de Cond put
avoir lieu; mais il est certain que Spinoza se rendit au
camp franais, et qu'aprs son retour, la populace de la
Haye s'mut, le prenant pour un espion. L'hte de
Spinoza accourut alarm Ne craignez rien, lui dit
Spinoza, il m'est ais de me justifier. Mais quoi qu'il en
soit, aussitt que la populace fera le moindre bruit
votre porte, je sortirai et irai droit eux, quand ils devraient me faire le traitement qu'ils ont tait aux pauvres
messieurs de Witt. Je suis rpublicain, et n'ai jamais eu
l'tat.
de
la
gloire
et
l'avantage
en vue que
Spinoza
racontait Leibnitz que le jour de l'assassinat des frres
de Witt, il voulait sortir et afficher dans les rues prs du
Ultimi
lieu des massacres un placard avec ces mots
barbarorum; son hte fut oblig d'employer la force pour
le retenir la maison'.
Le 23 fvrier 1677, un dimanche, l'hte de Spmoza et
sa femme taient alls l'glise faire leurs dvotions. Au
sortir du sermon, ils apprirent avec surprise que Spinoza
venait d'expirer. 11 n'avait pas quarante-cinq ans; quoique
tomb en langueur depuis quelques mois, rien ne faisait prsumer une mort si prompte. Tout prouve qu'il
mourut en paix comme il avait vcu.
L'oeuvre de sa vie tait acheve. Il avait crit sa faVoyez la note de Leibmtz, pubbee pour la premiere fois par M. Foucher de
Crcil, Rfutation mdtte de Swnnzn oreface de l'diteur, page 64. Paris, 1864.

t.

meuse Ethique, ta communiquant quelques amis,


mais ne voulant pas la publier, de crainte de troubler
inutilement son repos. C'est dans ce livre trange que
son ide, longtemps couve, avait pris sa forme dfinitive. Et-il vcu cinquante ans de plus, on ne conoit
pas qu'ilet voulu y changer une syllabe. tudions
tout notre aise ce grand et trange monument, en
groupant autour de lui les autres parties de l'uvre de
Spinoza.
II.
LA MTHODE DE SPINOZA.

J'ouvre Y thique, et au lieu d'un discours ordinaire


et familier, comme en crivait Descartes, je trouve des
dfinitions, des axiomes, des postulats, et puis une srie
de propositions, corollaires et scholies. Pourquoi cette
forme mathmatique?2
D'excellents esprits, notamment Hemsterhuis
reproch Spinoza d'avoir embarrass ses lecteurs et de
s'tre accabl lui-mme de cet appareil de gomtrie,
o la rigueur de la forme, souvent plus apparente que
relle, unie la scheresse et la complication des formules, fatigue, blouit, dcourage la pense, au lieu
de l'clairer et de la soutenir.
Nous sommes fort loign de vouloir sur ce point justifier Spinoza; tout au contraire, il nous semble que si
le reproche qu'on lui adresse est juste, loin d'tre trop
svre, il ne l'est pas encore assez.
Ce reproche, en effet, ne va pas au fond des choses.
L'ordre gomtrique que suit Spinoza, ce n'est point,

ont

I. Lettre Jacobi. Voyez Jacobt's Werke, tome IV, page

160.

comme Jacobil'a fort solidement remarqu' sa mthode


elle-mme c'en est seulement l'enveloppe, et il y a ici
une question tout autrement grave que celle de l'exposition et du style, c'est la question des vritables conditions de la science et de la porte mme de l'esprit

humain.
Spinoza veut que la science prenne son point d'appui
dans l'objet le plus lev de la pense, et que, descendant ensuite par degrs des hauteurs de l'tre en soi et
par soi, elle suive la chane des tres et reproduise dans
le mouvement et l'ordre de ses conceptions l'ordre vrai
et le rel mouvement des choses. Si cette mthode est la
vritable, il importe fort peu que Spinoza ait employ
ou non la forme gomtrique. En connat-on d'ailleurs
quelqu'une qui soit mieux approprie une mthode
essentiellement dductive, et qui paraisse plus capable
d'en assurer la marche, d'en temprer la hardiesse, d'en
corriger les excs ?2
Si, au contraire, cette mthode n'est pas la vritable,
il faut condamner alors, je l'avoue, la forme gomtrique,
mais avec elle et avant tout la mthode ambitieuse et
tmraire qu'elle recouvre. Laissons donc de ct la
forme gomtrique des penses de Spinoza, et rendonsnous compte de sa mthode.
Gnie essentiellement rflchi, lev l'cole svre
de Descartes, Spinoza n'ignorait pas qu'il n'y a point en
philosophie de problme antrieur celui de la mthode.
La nature et la porte de l'entendement humain, l'ordre
lgitime de ses oprations, la loi fondamentale qui les
doit rgler, tous ces grands objets avaient occup ses
I. Jacobi's Werke, l,c.
c.

premires mditations, et il ne cessa de s'en inquiter


pendant toute sa vie. Nous savons qu'avant d'crire son
Ethique, ou, comme il l'appelle avec raison, sa philosophie, il avait jet les bases d'un trait complet sur la
mthode', ouvrage informe, mais plein de gnie, plusieurs fois abandonn et repris sans jamais tre achev,
o toutefois les vues gnrales de Spinoza sont suffisamment indiques des yeux attentifs par des traits d'une
force et d'une hardiesse singulires.
Au commencement de cet ouvrage, Spinoza nous trace
le tableau d'une me qui les biens prissables ne suffisent plus, et qui cherche, loin de la volupt, de la
gloire, et de toutes les chimres dont la poursuite occupe et fatigue les mes vulgaires, la srnit durable et
la paix.
L'exprience, dit il, m'ayant appris reconnatre
que tous les vnements ordinaires de la vie commune
sont choses vaines et futiles, j'ai pris enfin la rsolution de rechercher s'il existe un bien vritable, un
bien qui puisse remplir lui seul l'me tout entire,
aprs qu'elle a rejet tout le reste, en un mot, un bien
qui donne l'me, quand elle le trouve et le possde,
l'ternel et suprme bonheur'.
Pourquoi de telles penses au dbut d'un trait sur la
mthode? c'est que Spinoza ne spare point dans la
science deux choses insparables dans la ralit la
poursuite du vrai et celle du bien. A ses yeux, l'homme
est essentiellement un tre qui pense, et, pour prendre
sa forte expression, une ide. Le bonheur d'un tel tre
C'est le trait quia pour titre
notre tome III.
l. [tiil tome Hi, page 297.
1

De la Bi[orme de l'Entendement. Voyez

ne peut se trouver que dans la pense, et le plus haut

degr de la connaissance humaine doit tre le plus haut


degr de l'humaine flicit. Le bonheur suprme n'est
point
un idal fantastique, insaisissable notre misre. Spinoza croit fermement que ds cette vie une
me philosophique y peut atteindre.
i
La raison, crit-il Guillaume de Blyenbergh, la
raison fait ma jouissance; et le but o j'aspire en cette
vie, ce n'est point de la passer dans la douleur et les
gmissements, mais dans la paix, la joie et la srnit

D'o viennent en effet les maux et les agitations de


l'me? Elles tirent leur origine de l'amour excessif qui
l'attache des choses sujettes mille variations et dont
la possession durable est impossible. Personne, en effet,
n'a d'inquitude ni d'anxit que pour l'objet qu'il
aime, et les injures, les soupons, les inimitis n'ont pas
d'autre source que cet amour qui nous enflamme pour
j des objets que nous ne pouvons rellement possder
avec plnitude

contraire, l'amour qui a pour objet quelque


chose d'ternel et d'infini nourrit notre me d'une joie
pure et sans aucun mlange de tristesse, et c'est vers ce
bien si digne d'envie que doivent tendre tous nos ef Au

forts

Cet objet ternel et infini, l'me ne peut l'aimer, si


elle ne le peut connatre. Mais qu'il lui soit donn de le
concevoir avec clart, elle pourra ds lors le possder
avec plnitude, et la jouissance pure de cette posses-

t.

Lettre XYIll, tome III, page 401.


1.
2. Ethique, palv,Schol de la Propos. XV.
3. De la Reforme de l'Entendement, tome IH, page 300.

sion tout intellectuelle aura ce.privilge qu'elle se laissera partager sans s'affaiblir.
Le problme fondamental de la vie humaine est donc
celui-ci: par quels moyens l'me peut-elle atteindre l'tre
infini et ternel dont la connaissance doit combler tous
ses dsirs? Spinoza porte ici un regard attentif sur la
nature de l'entendement humain, et il esquisse une
thorie des degrs de la connaissance, un peu embarrasse au premier aspect, mais trs-simple en ralit.
On peut ramener toutes nos perceptions quatre
espces fondamentales' la premire est fonde sur un
simple oui-dire, et en gnral sur un signe. La seconde
est acquise par une exprience vague, c'est--dire passive,
et qui n'est pas dtermine par l'entendement. La troisime consiste concevoir une chose par son rapport
une autre chose, mais non pas d'une manire complte
et adquate. La quatrime atteint une chose dans son
essence ou dans sa cause immdiate.
Ainsi, au plus bas degr de la connaissance, Spinoza
place ces croyances aveugles, ces tumultueuses impressions, ces images confuses dont se repat le vulgaire.
C'est le monde de l'imagination et des sens, la rgion de
l'opinion et des prjugs. Spinoza y trace une dhision,
mais laquelle il n'attribue que peu d'importance, puisqu'il runit dans Y thique, sous le nom de connaissance
qu'il a distingu dans la Rforme
du premier genre
de l'entendement en perception par simple oui-dire et
perception par voie d'exprience vague. Je sais par
simple oui-dire quel est le jour de ma naissance, quels
furent
mes parents, et autres choses semblables. C'est

ce

1.

la

Rcfoime de l'Entendement, tome III, page 303.


2. Ethique, pat. 2; Schol. de la Propos. XL.
De

par une exprience vague que je sais que je dois mourir;


car si j'affirme cela, c'est que j'ai vu mourir plusieurs
de mes semblables, quoiqu'ils n'aient pas tous vcu le
mme espace de temps ni succomb la mme maladie.
Je sais de la mme manire que l'huile a la vertu de
nourrir la flamme et l'eau celle de l'teindre, et en gnral toutes les choses qui se rapportent l'usage ordinaire
de la vie.

premier genre de connaissance, utile pour la vie,


n'est d'aucun prix pour la science. Il atteint les accidents, la surface des choses, non leur essence et leur
fond. Livr une mobilit perptuelle, ouvrage de la
fortune et du hasard, et non de l'activit interne de la
pense, il agite et occupe l'me, mais ne l'claire pas.
C'est la source des passions mauvaises qui jettent sans
cesse leur ombre sur les ides pures de l'entendement,
arrachent l'me elle-mme, la dispersent en quelque
sorte vers les choses extrieures et troublent la srnit
de ses contemplations.
La connaissance du second genre est un premier effort
pour se dgager des tnbres du monde sensible. Elle
consiste rattacher un effet sa cause, un phnomne
sa loi, une consquence son principe. C'est le procd des gomtres, qui ramnent les proprits des
nombres, des figures, un systme rgulier de propositions simples, d'axiomes incontestables. En gnral,
c'est la raison discursive, par laquelle l'esprit humain,
aid de l'analyse et de la synthse, monte du particulier
au gnral, redescend du gnral au particulier, pour
accrotre sans cesse, pour claircir et pour enchaner de
plus en plus ses connaissances.
Que manque-t-il ce genre de perception?une seule
Le

chose, mais capitale. La raison discursive, le raisonnement, tout infaillible qu'il soit, est un procd aveugle.
Il explique le fait par sa loi, mais il n'explique pas cette
loi. Il tablit la consquence par les principes mais les
principes eux-mmes, il les accepte sans les tablir. Il
fait de nos penses une chane d'une rgularit parfaite,
mais il n'en peut fixer le premier anneau.
Il y a donc au-dessus du raisonnement une facult
suprieure, c'est la raison, dont l'objet propre est l'tre
en soi et par soi.
Spinoza claircit ces quatre modes de perception par
un ingnieux exemple Trois nombres, dit-il', sont
donns; on en cherche un quatrime qui soit au troisime comme le second est au premier. Nos marchands disent qu'ils savent fort bien ce qu'il y a faire
pour trouver ce quatrime nombre; ils n'ont pas, en
effet, encore oubli l'opration qu'ils ont apprise de
leurs matres, laquelle est, bien entendu, tout empirique
et sans dmonstration. D'autres tirent de quelques cas
particuliers emprunts l'exprience un axiome gnral.
Ils prennent un exemple comme celui-ci: 2 4
3
6;
ils trouvent par l'exprience que, le second de ces nombres tant multipli par le troisime, le produit divis
par le premier donne 6 pour quotient et ils concluent
de l qu'une opration semblable est bonne pour trouver
tout quatrime nombre proportionnel. Quant aux mathmaticiens, ils savent, par la dmonstration de la XIXe
Proposition du livre vn d'Euclide, quels nombres sont
proportionnels entre eux ils savent, par la nature mme
et par les proprits de la proportion, que le produit du
1. De la Reforme de l'Entendement, tome III, page 282.

premier nombre par le quatrime est gal au produit du


troisime par le second mais ils ne voient point la proportionnalit adquate des nombres donns, ou, s'ils la
voient, ils ne la voient point par la vertu de la proposition d'Euclide, mais bien par intuition et sans faire
aucune opration.
Le plus haut degr de la connaissance consiste donc
dans l'intuition immdiate d'une vrit vidente d'ellemme, dans ce coup d'il instantan par lequel l'esprit,
sans effort, sans obstacle, sans intermdiaire, saisit son
objet, l'embrasse tout entier, et s'y repose en quelque
sorte dans une lumire sans mlange et dans une parfaite srnit.
Spinoza donne divers exemples de ce mode suprieur
de la connaissance, et quelques-uns peuvent paratre
mal choisis: Nous savons, dit-il, d'une perception immdiate, que 2 et 3 font 5; qu'tant donns les nombres
le quatrime nombre proportionnel est 6
SJ
3
enfin, que deux lignes parallles une troisime sont
parallles entre elles.
Il semble que cette dernire vrit peut se prouver par
le raisonnement et a mme besoin de l'tre. Ce n'est
donc pas une vrit immdiate. Et del on pourrait conclure que Spinoza ne s'est point form une ide parfaitement claire du procd de l'intuition immdiate, et qu'
l'exemple de beaucoup d'autres profonds logiciens, il a
confondu le raisonnement et la raison.
Mais il n'en est rien. Spinoza reconnat deux degrs
aussi
distinction
immdiate,
cette
est
et
dans l'intuition
claire que juste et profonde. A son premier degr, la
raison peroit les objets, non pas encore en eux-mmes,
mais dans leur cause immdiate. Par exemple, en me
1

formant une ide claire et distincte d'un certain mode


de l'tendue, je le conois dans sa cause immdiate,
savoir, l'tendue infinie et divine. Il y a bien l une sorte
de dduction, mais rapide comme l'clair, et si soudaine
et si lumineuse qu'elle ressemble une intuition. L'effet,
sa cause, leur rapport, l'esprit saisit tout cela comme
d'un seul trait.
Au second degr, qui est le comble et la perfection
de la pense, l'esprit atteint directement ce qui est, non
plus dans sa cause, mais en soi. C'est ainsi que nous
concevons la Substance, la Perfection, Dieu. Il n'y a ici
aucun mouvement dans la pense, aucun obstacle, aucun
intermdiaire entre elle et son objet. L'immdiation est
absolue. Le sujet et l'objet de la connaissance se touchent
et s'identifient dans un acte indivisible.
Voil le type, l'idal de l'intuition immdiate. Le premier degr n'est qu'un chelon pour s'lever celui-l,
qui seul achve et accomplit la connaissance.
Aprs avoir dcrit les diffrentes espces de perceptions, Spinoza examine tour tour leur valeur scientifique. L'exprience, sous sa double forme, ne peut fournir une connaissance philosophique car elle donne des
images confuses, et le philosophe cherche des ides
elle n'atteint que les accidents des choses, et la science
nglige l'accidentpour s'attacher l'essence. L'exprience
est donc absolument proscrite sans restriction et sans
rserve, du domaine de la mtaphysique
La connaissance du second genre est moins svrement traite, parce qu'elle conduit l'intuition immdiate. Toutefois, ce genre de perception n'est pas celui
j

1. De la Reforme de l'Entendement, tome Ht, pages 306, 307. Voyez aussi


LettreaSimon de Vnes, tome III, pag. 378.

que le philosophe doit mettre en usage. Le raisonnement


donne, il est vrai, la certitude, mais la certitude ne suffit
pas au philosophe, il lui faut aussi la lumire.
Ce mpris du raisonnement parat au premier abord
fort trange, et l'on ne peut concevoir que Spinoza, cet
habile et puissant raisonneur, ait voulu interdire aux
philosophes un instrument qu'il manie sans cesse et qui
est entre ses mains d'une inpuisable fcondit.
Mais il faut bien entendre sa pense.
Spinoza distingue deux manires de raisonner: ou
bien l'on enchane les unes aux autres une suite de penses
l'aide de certains principes qu'on accepte sans les examiner et sans les comprendre, et c'est ce raisonnement
aveugle que Spinoza exclut de la philosophie ou bien
l'on part d'un principe clairement et immdiatement
aperu en lui-mme, et de l'ide adquate de ce principe
on va l'ide adquate de ses effets, de ses consquences,
et voil le raisonnement philosophique, o tout est intelligibleet clair, o les images des sens et les croyances
aveugles n'ont aucune place. lev cette hauteur, le
raisonnement se confond presque avec l'intuition immdiate il est le plus puissant levier de l'esprit humain
il n'y a au-dessus que l'intuition intellectuelle dans son
degr suprieur et unique de puret et d'nergie, qui
met face face la pense et son plus sublime objet, les
unissant et, pour ainsi dire, lesunifiant l'un avec l'autre.
La loi de la pense philosophique, c'est donc de fonder
la science sur des ides claires et distinctes, et de ne
faire usage d'aucun autre procd que de l'intuition immdiate et du raisonnement appuy sur elle. Or, le premier objet de l'intuition immdiate, c'est l'tre parfait.
Spinoza conclut donc finalement que la mthode par-

faite est celle qui enseigne diriger l'esprit sous la loi de

l'ide de l'tre absolument parfait'.


Le reproche qui s'lve tout d'abord contre une telle
mthode, c'est de fonder la philosophie sur des conceptions abstraites, de confondre de pures notions avec les

essences relles, en un mot de raliser des abstractions.


Assurment, Spinoza mrite souvent ce reproche; mais
il devient d'autant plus intressant de constater qu'il
tait en garde contre le pril des abstractions ralises et s'il y est souvent tomb, ce n'est point certainement par ignorance.
Spinoza professe positivement cette doctrine, que les
universaux n'ont qu'une ralit abstraite, et que tout ce
qui est rel est individuel
se moque de ceux qui attribuent une ralit indpendante et effective ces tres
de raison, l'homme, le chcval, et il ajoute, ce qui est
plus grave, la volont'. La source la plus ordinaire de
nos erreurs, dit-il, c'est que nous confondons les universaux avec les tres singuliers et individuels, et de purs
abstraits, des tres de raison avec les choses relles
Ne semble-t-il pas que Spinoza, ce grand ralisateur
d'abstractions, prononce ici lui-mme la condamnation
de son systme ?2
Mais essayons de nous rendre compte de ce point singulier de sa doctrine, un des plus graves et des plus dlicats qui se puissent toucher.
Spinoza explique fort nettement l'origine et la formation de nos ides les plus gnrales, de ces termes qu'on

Il

{.De la Rforme de l'Entendement, tome III, page 314.

2. Ethique, part. 2. Propos. XLVIII, ou Schol.


3. Lettre Oldenb tome III, pa. 352. Comp. De la Rforme de l'Entendemrnt, tome
6.
page 316.
4. lhique, De l'Ame, Schol. de la Propos, XLIX

II

nomme, dit-il, transcendentaux, comme tre, chose,


quelque chose'. L'me humaine ne peut embrasser
qu'un certain nombre d'images d'une manire distincte.
Si ce nombre est dpass, les images se mlent et se
confondent, et l'me, n'imaginant plus alors les choses
que dans une extrme confusion, les comprend toutes
dans un seul prdicat, le prdicat tre, le prdicat
chose, etc.
Il suit de l qu' mesure qu'on s'loigne des tres
particuliers, on abandonne le rel, pour s'enfoncer dans
la rgion des images confuses, de sorte que le genre le
plus universel, le genre gnralissime est la plus vague
des conceptions, la plus creuse et la plus vide des
penses.

Spinoza le dit en propres termes


Plus l'existence est conue gnralement, plus elle
est conue confusment, et plus facilement elle peut tre
attribue un objet quelconque. Au contraire, ds que
nous concevons l'existence d'une faon plus particulire,
nous la comprenons d'une faon plus distincte' .
Voil Spinoza nominaliste. Comment expliquer alors
ce ddain de l'exprience, cette prfrence donne au
raisonnement, cet usage des dfinitions et des axiomes,
enfin ce ralisme excessif et sans mesure qui plus tard
lui fera retrancher aux mes et aux corps toute existence
distincte pour la transporter tout entire dans la pense
et dans l'tendue indtermines, ces deux universaux
raliss, ces deux abstractions donnes comme la perfection de l'existence?
Cette explication est trs-simple: pour Spinoza il y a
thique, de l'Ame, Schol. 1 de la Propos. IL.
S. De la Rforme de l'Entendement, tome III, page 316.
I

deux sortes d'expriences infiniment diffrentes l'une de


l'autre: l'exprience ordinaire, l'intuition sensible. et
puis ce genre sublime d'exprience qui n'atteint plus de
vaines images, mais des ides, qui pntre au del des
accidents et nous dcouvre les essences c'est l'intuition
intellectuelle.
Ici Spinoza devient raliste, de nominaliste qu'il tait
tout l'heure. A ses yeux, la pense absolue et l'tendue
absolue ne sont pas des universaux, des abstraits, mais
des essences particulires et dtermines, saisies par une
intuition claire et adquate son objet. Et la Substance
n'est point le fruit tardif d'une longue suite de gnralisations ce n'est point le dernier universel, le dernier
abstrait; la Substance est saisie par une intuition absolument immdiate, la plus dtermine la plus distincte,
la plus adquate de toutes.
De l l'importance que donne Spinoza aux dfinitions.
Il les entend d'une faon toute platonicienne. La dfinition d'un objet, dit-il, exprime ce qu'il y a en lui de fondamental, son essence, son ide.
Une dfinition pour tre parfaite devra expliquer
l'essence intime de la chose, de faon que toutes ses
proprits s'en puissent dduire1.
Or l'essence intime d'une chose, c'est son rapport
sa cause immdiate.
Ces passages expliquent, ce nous semble, la contradiction apparente du nominalisme de Spinoza et de son
ralisme. Son nominalisme ne porte que sur les images
confuses des sens, sur cette gnralisation btarde, ouvrage de l'imagination et du hasard, et qui ne reprsente
que le dernier degr de confusion des choses.
t.

De

la Rfome

de l'Entendement, tome III, page 336.

Au fond, Spinoza est raliste

pur:

Il est, dit-il, absolument ncessaire de tirer toutes


nos ides des choses physiques, c'est--dire des tres
rels, en allant suivant la srie des causes d'un tre rel
un autre tre rel, sans passer aux choses abstraites
et universelles, ni pour en conclure rien de rel, ni pour
les conclure de quelque tre rel
Mais de quels tres physiques parle ici Spinoza?
Par la srie des causes et des tres rels, je n'entends
point la srie des choses particulires et changeantes,
mais seulement la srie des choses fixes et ternelles.
Voici enfin un passage qui unit et claircit tout
D'o il rsulte que ces choses fixes et ternelles,
quoique particulires, seront pour nous, cause de leur
prsence dans tout l'univers et de l'tendue de leur puissance, comme des universaux, c'est--dire comme les
genres des dflnilions des choses particulires, et comme
les causes immdiates de toutes choses'.
Voil les vrais universaux, non pas des abstractions
logiques, mais des causes, des essences, et comme dit
Platon, des ides.
Nous pouvons maintenant nous former une ide peu
prs complte de la mthode de Spinoza: elle consiste,
avant tout, purifier son esprit de tout prjug, de toute
image sensible, l'prouver par le raisonnement, qui est
comme une prparation et un passage des fonctions
plus hautes, pour parvenir enfin la contemplation des
ides dans toute leur puret;les ides nous lveront
comme d'elles-mmes l'ide de l'objet le plus rel et
le plus parfait, savoir, l'tre en soi et par soi. Le philo

1. De

2.

la Rforme de l'Enlendemml, tome III, page 337.

IM.,

page 338.

sophe devra prendre possession de cette ide par une


dfinition exacte, et y rattacher par des liens troits le
systme entier des ides. C'est alors que l'esprit humain
reproduira dans l'ordre de ses conceptions l'ordre mme
des choses, et que la science sera puise.
Spinoza tient en main l'ide fondamentale de sa philosophie, l'ide de l'tre infini et parfait, et il s'est donn
une mthode infaillible ses yeux pour en tirer la rsolution de tous les problmes. Que luj manque-t-il donc
pour se mettre l'oeuvre?rien sans doute; mais le
scepticisme l'arrte et lui demande s'il ne craint pas de
fonder la science sur une chimre, la chimre de l'tre
parfait. Toute sa philosophie va dcouler d'une ide
premire; qui l'assure que cette ide est vraie? Or, si
elle n'est pas vraie, sa philosophie ne sera qu'un tissu
rgulier d'illusions.
Il ne faut pas croire que Spinoza s'arrte long-temps
discuter cette objection. Esprit vigoureux et plein de
sve, ardent la recherche du vrai, passionn pour les
systmes, profondment pntr de la puissance de la
raison, Spinoza ne pouvait avoir pour le scepticisme que
de l'indiffrence ou du ddain.
On ne peut pas parler de science avec un sceptique,
mais seulement d'affaires
Le vritable rle d'un sceptique, c'est d'tre muet.
automate, o est la dif Entre un sceptique et un
rence ?
Spinoza recherche ensuite trs-srieusement l'origine
du scepticisme, et il rsout la difficult qu'il s'est pro

la Reforme de l'Entendement, tome


2. Ilnd., page 315.
1. De

m,

page 314.

pose lui-mme avec un bon sens et une profondeur


admirables.
L'origine du doute, c'est l'erreur, c'est la contradiction o tombe la raison quand elle ne garde pas l'ordre
des ides. On commence par douter des choses qu'on
avait admises puis, de proche en proche, on en vient
douter de tout, douter de la raison mme.
Mais assigner la cause du doute
c'est donner le
moyen de la dtruire. L'erreur n'est rien de positif et
d'absolu elle nat de la confusion de nos ides. Celui
qui commencera par o il faut commencer, sans jamais
passer un anneau de la chane qui unit les choses, n'aura
jamais que des ides claires et distinctes, et il ne doutera
jamais
Je dis que cette solution est trs-profonde. Quelle
est, en effet, la question entre le scepticisme et le dogmatisme ? c'est, dira un sceptique, de savoir si la raison
humaine est lgitime ou non, problme insoluble pour
le dogmatisme. Nullement car un sceptique n'est pas
un sophiste il ne doute pas sans dire pourquoi. Or,
qu'est-ce qui conduit un esprit srieux douter de la
lgitimit de la raison? c'est qu'il la croit sujette des
contradictions ncessaires. Mais s'il est prouv que la
contradiction a sa source, non dans les ides, mais dans
le dfaut d'ordre dans les ides, en d'autres termes, non
dans la raison mme, mais dans l'homme qui s'en sert
mal, je demande si la racine du doute n'est pas dtruite
et le problme rsolu? Quiconque a des ides claires et
distinctes, formant une suite exacte et parfaite o la
contradiction n'apas de place, et cherche quelque chose
1. De

la Rforme dt J'Entendement, tome III,

page

312 sqq.

dire
C'est
le
de
fou.
sophiste
del,
est
cas
ou
un
un
au
faut point chercher des raisons
avec Spinoza
Il ne
pour les sceptiques mais des remdes, des remdes
,contre la maladie de l'opinitret1. Spinoza n'est
donc
pas branl, mais plutt confirm dans sa mthode par les arguments du scepticisme, et il conclut en
la rappelant d'un seul trait
Notre esprit, pour reproduire une image fidle de la

nature, doit donc dduire toutes ses ides de celle qui


reprsente l'origine et la source de la nature entire, afin
qu'elle devienne la source et l'origine de toutes nos

ides2.
II.
IDE FONDAMENTALE DE LA PHILOSOPHIE DE SPINOZA.

De

la Substance,

de l'Attribut,

du Mode.

Toute la philosophie de Spinoza devait tre et est en


effet le dveloppement d'une seule ide, l'ide de l'Infini,
du Parfait, ou, comme il dit, de la Substance.
La Substance, c'est l'tre, non pas tel ou tel tre, non
l'Etre
gnral,
l'tre
abstrait,
mais
absolu,
l'tre
en
pas
l'tre dans sa plnitude, l'tre qui est tout l'tre l'tre
hors duquel rien ne peut tre ni tre conu
La Substance a ncessairement des attributs qui caractrisent et expriment son essence; autrement la Substance serait un pur abstrait, un genre, le plus gnral et
i
1. De

laRforme de l'Entendement, tome III, page 30.

2. Ibid

page

31.

3. Ibid., pages328.

par consquent le plus vide de

tous

elle se confondrait

avec l'ide vague et confuse d'tre pur, universel, sans


ralit et sans fond, pense creuse et strile, fantme
indcis, ouvrage des sens et de l'imagination puise
La Substance est indtermine, en ce sens que toute

dtermination est une limite et toute limite une ngation' mais elle est profondment et ncessairement
dtermine, en ce sens qu'elle est relle et parfaite, et
possde ce titre des attributs ncessaires, tellement
unis son essence qu'ils n'en peuvent tre spars et
n'en sont pas mme distingus en ralit; car tez les
attributs, vous tez l'essence de la Substance, vous tez
la Substance elle-mme.
La Substance, l'tre infini, a donc ncessairement des
attributs, et chacun de ces attributs exprime sa manire l'essence de la Substance. Or, cette essence est infinie, et il n'y a que des attributs infinis qui puissent
exprimer une essence infinie. Chaque attribut de la Substance est donc ncessairement infini. Mais de quelle
infinit? d'une infinit relative et non absolue. Si en effet
un attribut de la Substance tait absolument infini, il
serait donc l'Infini, il serait la Substance elle-mme. Or
il n'est pas la Substance, mais une manifestation de la
Substance, distincte de toute autre manifestation, particulire et dtermine par consquent, parfaite et infinie
en elle-mme, mais dans un genre particulier et dtermin d'infinit et de perfection.
Ainsi, la Pense est un attribut de la Substance; car
t. Ethique,

part. 2, Schol. I de la Propos. 40.

rrambule.
Propos. 40.
2. Ethique, part, 2, Scliol. i
3.
Lettres, tome m, pages S16, 417, 413.

de

Comp. bid-t part. 4,

elle est une manifestation de l'tre. La Pense est donc


infinie. Mais la Pense n'est pas l'tendue, qui est a'jssi
une manifestation de l'Etre et par consquent un aulre
attribut de la Substance. De mme, l'tendue n'est pas
la Pense. La Pense et l'tendue sont donc infinies,
mais d'une infinit relative, parfaites, mais d'une perfection dtermine; elles sont donc, pour ainsi parler,
parfaites et infinies d'une perfection imparfaite et d'une
infinit finie.
La Substance seule est l'Infini en soi, le Parfait en soi,
l'tre plein et absolu. Or, il ne suffit pas que chaque
attribut de la Substance en exprime, par son infinit
relative, l'absolue infinit; il faut, pour exprimer absolument une infinit vraiment absolue, non-seulement
des attributs infinis, mais une infinit d'attributs infinis.
Si un certain nombre, un nombre fini d'attributs infinis,
exprimait compltement l'essence de la Substance, cette
essence ne serait donc pas infinie et inpuisable; il y
aurait en elle une limite, une ngation, sinon dans chacune de ses manifestations prise en elle-mme, au moins
dans sa nature et dans son fond. Or, il y a contradiction
que le fini trouve place dans ce qui est l'Infini mme,
et que quelque chose de ngatif puisse pntrer dans ce
qui est l'absolu positif, l'tre. Ce qui n'est infini que d'une
manire dtermine n'exclut pas, mais au contraire implique quelque ngation; mais l'Infini absolu implique
au contraire la ngation de toute ngation. Tout nombre,
si prodigieux qu'on voudra, d'attributs infinis est donc
infiniment loign de pouvoir exprimer l'essence infinie
de la Substance, et il n'y a qu'une infinit d'attributs
infinis qui soit capable de reprsenter d'une manire
adquate une nature qui n'est pas seulement infinie,

mais qui est l'Infini mme, l'Infini absolu, l'Infini infiniment infini.
La Substance a donc ncessairement des attributs,
une infinit d'attributs, et chacun de ces attributs est
infini dans son genre. Or un attribut infini a ncessairement des modes. Que serait-ce en effet que la Pense
sans les ides qui en expriment et en dveloppent l'essence ? que serait-ce que l'tendue sans les figures qui
la dterminent, sans les mouvements qui la diversifient?
La Pense et l'tendue ne sont point des universaux, des
abstraits, des ides vagues et confuses ce sont des manifestations relles de l'tre; et l'tre n'est point quelque
chose de strile et de mort, c'est l'activit, c'est la vie.
De mme donc qu'il faut des attributs pour exprimer
l'essence de la Substance, il faut des modes pour exprimer l'essence des attributs; tez les modes de l'attribut,
et l'attribut n'est plus, tout comme l'tre cesserait
d'tre, si les attributs qui expriment son tre taient
supposs vanouis.
Les modes sont ncessairement finis car ils sont multiples. Or si chacun d'eux tait infini, l'attribut dont ils
expriment l'essence n'aurait plus un genre unique et
dtermin d'infinit; il serait l'Infini en soi, et non tel ou
tel infini; il ne serait plus l'attribut de la Substance,
mais la Substance elle-mme. Le mode ne peut donc exprimer que d'une manire finie l'infinit relative de
l'attribut, comme l'attribut ne peut exprimer que d'une
manire relative, quoique infinie, l'absolue infinit de la
Substance.
Mais l'attribut est nanmoins infini en lui-mme, et
l'infinit de son essence doit se faire reconnaitre dans
ses manifestations. Or, supposez qu'un attribut de la

Substance n'et qu'un certain nombre de modes, cet


attribut ne serait pas infini, puisqu'il pourrait tre
puis; il y a contradiction, par exemple, qu'un certain
nombre d'ides puise l'essence infinie de la Pense,"
qu'une tendue infinie soit exprime par une certaine
grandeur corporelle, si prodigieuse qu'on la suppose.
La pense infinie doit donc se dvelopper par une infinit inpuisable d'ides, et l'tendue infinie ne peut tre
exprime dans sa perfection et sa totalit que par une varit infinie de grandeurs, de figures et de mouvements.
Ainsi donc, du sein de la Substance s'coulent ncessairement une infinit d'attributs, et du sein de chacun
de ces attributs s'coulent ncessairement une infinit de
modes. Les attributs ne sont pas spars de la Substance,
les modes ne le sont point des attributs. Le rapport de
l'attribut la Substance est le mme que celui du mode
l'attribut; tout s'enchane sans se confondre, tout se
distingue sans se sparer. Une loi commune, une proportion constante, un lien ncessaire retiennent ternellement distincts et ternellement unis la Substance,
l'Attribut et le Mode; et c'est l l'tre, la Ralit, Dieu.
Voil l'ide-mre de la mtaphysique de Spinoza. On
ne peut nier que ce vigoureux gnie ne l'ait dveloppe
avec puissance dans un riclle et vaste systme, mais il
s'y est puis et n'a jamais dpass l'horizon qu'elle lui
traait.
Ce qu'on doit surtout remarquer dans cette premire
esquisse du systme, c'est l'effort de Spinoza pour n'y
laisser pntrer aucun lment empirique, aucune donne de la conscience et des sens; tout y est, ce qu'il
lui semble, strictement rationnel, ncessaire, absolu.
Cette svrit dans la dduction ( laquelle Spinoza n'a

pas toujours t fidle) lui tait impose par la mthode


qu'il avait choisie; elle consiste, comme on l'a vu, se
dgager des impressions passives et confuses des sens,
des fausses clarts dont l'imagination nous abuse et nous
sduit, pour s'lever, par l'activit interne de la pense,
la rgion des ides claires, et pntrer d'ide en ide
jusqu' l'ide suprme, l'ide de l'tre parfait. Parvenu
ce sommet des intelligibles, le philosophe doity saisir
d'une main ferme les premiers anneaux de la chane des
tres, et en parcourir successivement tous les anneaux
infrieurs, sans jamais lcherprise, jusqu' ce quel'ordre
entier des choses soit clair ses yeux.
L'exprience n'arien faire ici
elle ne pourrait
que troubler de ses tnbres la puret de l'intuition intellectuelle et arrter, par la force de ses impressions et
la sduction de ses prestiges, le progrs de la dduction
mtaphysique. Comme la dialectique platonicienne, la
mthode de Spinoza exclut toute donne sensible; elle
part des ides, poursuit avec les ides, et c'est encore
par les ides qu'elle s'achve et s'accomplit
Si Spinoza n'avait pas eu le dessein prmdit de se
passer de l'exprience, si, pour ainsi parler, il ne s'tait

pas mis un bandeau devant les yeux pour n'y point regarder, aurait-il construit le systme entier des tres
avec ces trois seuls lments la Substance, l'Attribut
et le Mode?
Certes, s'il est une ralit immdiatement observable
pour l'homme, une ralit dont il ait le sentiment nerla Rforme da l'Entendement,

tome III, pages 306, 307.


t. Comparez Spinoza, De la Rforme de l Entendement, pages 308-3
Platon, Rpublique, Uvre VI.
1.

Do

l,

et

gique et permanent, c'est la ralit du principe mme


qui le constitue, la ralit du moi. Cherchez la place du
moi dans l'uni\ers de Spinoza; elle n'y est pas, elle n'y
peut pas tre. Le moi est-il une Substance? non; car la
Substance, c'est l'tre en soi, l'tre absolument infini.
Le moi est-il un attribut de la Substance? pas davantage car tout attribut est encore infini, bien que d'une
infinit relative. Le moi est donc un mode; mais cela
n'est pas soutenable; car le moi a une existence propre
et distincte, et quoique parfaitement un et simple, il
contient en soi une infinie varit d'oprations. Le moi
serait donc tout au plus une collection de modes; mais
une collection est une abstraction, une unit toute mathmatique, et le moi est une force relle, une vivante
unit. Le moi est donc banni sans retour de l'univers
de Spinoza. C'est en vain que la conscience y rclame
sa place; une ncessit logique, inhrente la nature
du systme, l'cart et le chasse tour tour de tous les
degrs de l'existence.
Mais non-seulement Spinoza ne recule pas devant les
difficults que le sens commun oppose son systme,
il semble quelquefois les provoquer lui-mme et aller
au-devant d'elles avec une sincrit et une hardiesse
surprenantes.
Ainsi, c'est un point fondamental de sa thorie de la
Substance, que nous n'en connaissons que deux attributs, savoir la penseet l'tendue. Il n'en dmontre
pas moins avec force que la Substance doit ncessairement renfermer une infinit d'attributs. C'est se prparer
une norme difficult et on ne supposera pas sans
doute qu'un aussi subtil gnie ne l'ait point aperue. En
tout cas, elle n'avait point chapp la sollicitude affec-

tueuse et pntrante de Louis Meyer, qui l'avait signale


Spinoza, entre beaucoup d'autres galement graves,
dans le secret de l'amiti
Mais Spinoza n'tait point homme sacrifier une n-cessit logique un fait d'observation. C'et t ses
yeux un drglement d'esprit, un renversement de
l'ordre des ides et des choses. L'exprience donne ce
qui parat, ce qui arrive, ce qui est; la logique donne ce
qui doit tre. C'est donc l'exprience se rgler suivant
les lois ncessaires que lui impose cette logique toutepuissante qui gouverne l'univers et que la science aspire
rflchir. Or, rien ne se dduit de l'ide de l'tre
qu'une infinit d'attributs, et de l'ide des attributs,
qu'une infinit de modes. La Substance renferme donc
une infinit d'attributs, quelque petit nombre que nous
en connaissions; et tout ce qui n'est pas la Substance,
ou l'attribut ou le mode de la Substance, tout cela, en
dpit de la conscience qui proteste, n'est absolument
rien et ne peut absolument pas tre conu.
On doit comprendre maintenant qu'ilserait inutile
d'aller chercher dans Spinoza les preuves qui tablissent,
qui dmontrent son systme; ce serait peine perdue.
Quiconque s'puise courir de thorme en thorme
pour chercher l'argument capital, la preuve dcisive sur
laquelle repose le spinozisme, n'en a pas encore le secret. Lorsque Mairan, jeune encore, se passionna pour
l'tude de l'thique et demanda Malebranche de le
guider dans cette prilleuse route, on sait avec quelle
insistance, voisine de l'importunit, il pressait l'illustre
Pre de lui montrer enfin le point faible du spinozisme,
1, Lettres, tome

III, page 444 et suiv.

l'endroit prcis o la rigueur du raisonnement tait en


dfaut, le pm alogisme contenu dans la dmonstration
Malebranche ludait la question et ne pouvait assigner
le paralogisme de Spinoza. C'est que ce paralogisme
n'est pas dans tel ou tel endroit de Y thique, il est partout. Spinoza disposait d'une puissance de dduction
vraiment incomparable, et bicn peu d'exceptions prs,
chacune de ses propositions, prise en soi, est d'une rigueur parfaite. Ce bourgeois de Rotterdam qui s'enflamma soudain d'une si belle ardeur pour la philosophie, ayant voulu, pour rfuter Spinoza, se mettre sa
place et faire sur lui-mme l'preuve de la force de ses
raisonnements, se trouva pris au pige; le tissu de thormes o il s'tait enferm volontairement se trouva
impntrable, et il ne put plus s'en dgager'.
Le systme de Spinoza est une vaste conception fonde
sur un seul principe qui contient en soi tous les dveloppements que la logique la plus puissante y dcouvrira. La forme gomtrique ne doit point ici faire illusion. Spinoza dmontre sa doctrine, si l'on veut, mais il
la dmontre sous la condition de certaines donnes qui
au fond la supposent et la contiennent. C'est un cercle
vicieux perptuel; ou pour mieux dire, au lieu d'une
dmonstration de son systme, Spinoza s'en donne sans
cesse lui-mme le spectacle, et il ne nous en prsente
dans son thique que le rgulier dveloppement.
Dj les premires dfinitions le contiennent tout entier. C'est qu'en effet les dfinitions pour Spinoza ne sont
point des conventions verbales, des signes arbitraires,
i.

Voyez la Correspondance de Malebranche arec Dortous de Mairan publie


pour la premiere fois par M Feuillet de Conches, m-8, 1841.
2. Voyez Bayle, Dicl, ont., art. Spmoza.
Comp. LeibaiU, Thovse,
partie III, g 373.

mais l'expression rigoureuse del'intuition immdiate des


tres rels. Les vrais principes, aux jeux de ce mtaphysicien-gomtre, ce ne stnt pas les axiomes, lesquels ne
donnent que des vrits gnrales ce sont les dfinitions, car les dfinitions donnent les essences.
Voici les quatre dfinitions fondamentales
J'entends par Substance ce qui est en soi et est conu
par soi, c'est--dire ce dont le concept peut tre form
sans avoir besoin du concept d'aucune autre chose
J'entends par Attribut ce que la raison conoit dans
la Substance comme constituant son essence
J'entendpar Mode les affections de la Substance, ou
ce qui est dans autre chose et est conu par cette mme
chose
J'entends par Dieu un tre absolument infini, c'est-dire une Substance constitue par une infinit d'attributs infinis dont chacun exprime une essence ternelle
et infinie
EXPLICATION. Je dis absolument infini, et non pas
infini en son genre car toute chose qui est infinie seulement en son genre, on en peut nier une infinit d'attributs mais quant l'tre absolument infini, tout ce qui
exprime une essence et n'enveloppe aucune ngation

appartient

son

essence.

Tout philosophe remarquera l'troite connexion de


ces quatre dfinitions. Mais il y a un thorme de Spinoza o lui-mme les a enchanes avec une prcision
et une force singulires; c'est dans leDe Deo, lapropo1.

thique, part,
Dfimtnon 4

3. Dfinition 5.
4. Dfiaitioli 6.

t, Definitica 3.

sition seizime o l'on peut dire que Spinoza est tout

entier:
est de la nature de la Substance de se dvelopper ncessairement par une infinit d'attributs infinis infiniment modi fis.

Tennemann reproche Spinoza de n'avoir pas suffisamment tabli cette proposition, et il a bien raison.
Mais ce n'est pas l seulement, comme cet habile homme
parat le croire, une proposition trs-importante; c'est
l'ide mme du systme, et pour emprunter Spinoza
son langage, c'est le postulat de sa philosophie.

III
DE DIEU.

Spinoza a consacr toute la premire partie de


l'thique exposer sa thorie de la nature divine. Son
premier soin est de dmontrer l'impossibilit absolue
de la production d'une Substance.
Aprs avoir rappel la nature de la Substance', il
considre tour tour l'hypothse de la cration ou pro-f
duction d'une substance dans le cas o la substance qui
produit et la substance qui est produite auraient des
attributs identiques',
dans celui o leurs attributs
seraient divers 3. 11 rfute successivement ces deux hypothses, et conclut en gnral qu'une substance ne peut
tre produite par une autre substance', et plus gnrale-

et

i.

De Dieu, Propos. 1.
. De Dieu, Propos. 2 et 3.
3. Ethique, pat. 1, Propos. 4 et 5.
4. Ethique, Propos. 4.

ment encore qu'une substance ne peut absolument pas tre


produite
est clair, en effet, que si deux substances
d'attributs divers n'ont rien de commun, et par suite ne
peuvent tre cause l'une de l'autre, et s'il ne peut y
avoir deux substances d'attributs identiques, il est clair,
dis-je, que la production d'une substance par une autre
substance est impossible, et dj implicitement qu'iln'y
a qu'une seule substance.
On pourrait croire qu'en tablissant cette thse, le
spinozisme a fait un grand pas. Ce serait se mprendre
trangement. La conclusion laquelle aboutit pniblement Spinoza par l'enchanement laborieux des six premires propositions de Y thique, cette conclusion est
pour ainsi dire vidente d'elle-mme. Traduisez-la, en
effet, en langage ordinaire elle signifie qu'un tre qui,
par hypothse, est une Substance, c'est--dire existe en
soi et par soi, ne peut tre produit, c'est--dire exister
et tre conu par un autre tre, ce qui a peine besoin
d'tre dmontr.
Le langage ici peut faire quelque illusion, et ce n'est
pas sans apparence de raison qu'on a reproch Spinoza d'avoir profit de l'ambigut de la langue qu'il
s'tait faite pour introduire ses doctrines par des voies
dtournes. Ici, par exemple, prendre les mots dans
le sens ordinaire, il semble qu'il soit dmontr que la
cration est impossible, principe justement cher au
panthisme tandis qu'au fond, tout ce qui est dmontr, c'est que l'tre en soi est ncessairement incr,
vrit incontestable, dont le panthisme n'a rien tirer.
Mais il ne faut pas croire que Spinoza ait voulu sur-

Il

1. Coroll.

dela Propos. 6.

prendre ses lecteurs, et leur insinuer perfidement des


principes qu'il se sentait incapable de dmontrer. J'ose
dire qu'un tel calcul tait infiniment loign de la conviction profonde et passionne de Spinoza et de sa
droiture. Mais s'il ne faut pas lui imputer crime une
ambigut qu'il a cre sans le vouloir, elle n'en est pas
pour cela moins dplorable. Spinoza ne se servait qu'
regret de la langue vulgaire; il n'y trouvait pas cette
justesse et cette prcision si ncessaires l'ordre des
ides. Il se plaint souvent que les langues sont mal
faites, quelles sont empreintes des prjugs populaires.
Par exemple les mots positifs expriment presque toujours des choses ngatives, et les objets les plus positifs
et les plus rels sont exprims par des mots ngatifs.
Les objets matriels, dit-il ingnieusement, ayant t
nomms les premiers, ont usurp les mots positifs
On dirait que Spinoza veut prendre sa revanche contre
les prjugs du sens commun en se composant une langue diamtralement oppose la langue ordinaire. C'est
pourquoi l'tre qui existe en soi lui parat seul digne
de porter le nom de Substance; tout ce qui n'a qu'une
existence emprunte ne mrite pas ce beau nom.
Il n'y a point l de supercherie, je le rpte, mais
une raction excessive contre la langue ordinaire, aussi
innocente dans l'intention de Spinoza que dplorable
dans ses suites.
Spinoza a tabli qu'une Substance ne peut tre produite ou cre par une autre Substance. Est-ce dire
qu'il n'y ait qu'une seule Substance? Cela n'est point
encore dmontr. Car, de ce que la Substance est de sa
i.

De

la Reforme de l'Entendement, tome II, page 334.


K.

nature incre, il ne s'ensuit pas qu'il ne puisse y avoir


plusieurs substances, mais seulement que, s'il en existe
en effet plusieurs, elles sont toutes incres et, ce
titre, indpendantes l'une de l'autre. D'ailleurs, on ne
sait pas encore s'il existe une Substance. Il faut donc,
pour tablir l'unicit de la Substance, dmontrer deux

premirement, qu'il y a une Substance; secondement, qu'il ne peut y en avoir qu'une seule.
Rien au monde ne pouvait moins embarrasser Spinoza
que la dmonstration de l'existence de la Substance,
c'est--dire de l'existence de Dieu. On l'a accus d'athisme et d'impit; mais rpter avec passion une
accusation injuste, sans prendre la peine de la vrifier
ni mme de la comprendre, est-ce en changer le cachoses

ractre ?i
Voici la dmonstration de Spinoza
Dieu, c'est-dire une substance constitue parune infinit d'attributs dont
chacun exprime une essence ternelle et infinie, existe ncesDmonstr. Si vous niez Dieu, concevez, s'il
sairement.
est possible, que Dieu n'existe pas. Son essence' n'envelopperait donc pas l'existence. Mais cela est absurde.
Donc Dieu existe ncessairement. C. Q. F.

Il est ais de reconnatre l le syllogisme clbre de


n'est que l'argument cartsien simplifi
1.
Leibnitz

D.

qui

i Eus ex cujus esaentia sequitur


Je le cite pour faciliter le rapprochen.eut
si est possibile, id est, si habet essenliam, existit (est axioma dea existentia,
indigens). Atqui, Deus est ens ex cujus essentia se ticum demonstratione non
< quitur existeutia (est demtio). Ergo, si Deus est possibilis, existit (per ipsius
Leibnitz, Lettre Bierltng.
conceptus necessitatem]
2. Je ette galement le syllogisme de Descartes Dire que quelque attribut
t est contenu dans la nature ou dans le concept d'une chose, c'est le mme que de
direquecet attribut est Tral de cette chose et qu'on est assur qu'il est en elle.
Or est-il que l'existence ncessaire est contenue dans la nature ou dans le.
concept de Dieu.
Dieu
a Doncil est vrai de dire que l'existence ncessaire est en Dieu, ou que
< existe. iDescartcs, Rponses aux secondes Objections.)

t.

Descartes ne l'avait probablement point invent, mais


emprunt, sans s'en rendre bien compte, la tradition
scolastique dont les jsuites l'avaient nourri Au surplus, il ne faut pas croire que Spinoza ait attribu
sa dmonstration plus d'importance qu'il ne convient.
Il savait qu'un syllogisme rsume une croyance, mais
ne la fonde pas, et qu'il y a quelque chose de plus fort
que tous les syllogismes, je veux dire l'lan irrsistible
d'une me bien faite vers Dieu. C'est une belle parole
que celle d'Hemsterluis Un seul soupir de l'me
qui se manifeste de temps en temps vers le meilleur,
futur et le parfait, est une dmonstration plus que
gomtrique de la Divinit'.
Spinoza n'aurait point dsavou cette forte et haute
pense. Ce grand logicien n'a pas mconnu, cette fois
au moins, les limites de la logique; et il n'a pas ignor que
l'existence de Dieu, avant d'tre une conclusion, est un
acte de foi de l'intelligence. Pour Spinoza, une me philosophique est celle o l'ide de Dieu domine sans partage et gouverne en matresse absolue les penses et les
dsirs. Une telle me ne peut point douter de l'existence
de Dieu, car pour elle tout la contient et la suppose. Ce
qui rend l'existence de Dieu incertaine aux mes vulgaires, c'est que l'ide de Dieu est obscurcie en elles
par les tnbres des sens. Ce flot d'images et d'impressions qui les assaille et les emporte au gr du hasard ne
leur permet pas de prendre possession d'elles-mmes
et de s'tablir sur le terrain solide des ides. A ces in-

le

t. Voy. saint Anselme, Proslogium, cap

-Saint Thomas, Summ. ~Aeo~

Duns Scott, Opp, tome V,


pars 1, queest. 2, art. t. Cot~ro ~fn~. 10.
pars t, dist. 9, qu&t. 2. Saint Bonaventure Optt~c., p. 7i~. Alberlus
Magnus, Summa theolog., pars i, tract. 3, qus6St. ) 7.
1.
~tee, page lM.

f telligences obscurcies il faut la lumire des dmonstratiens. Les mes philosophiques n'en ont pas besoin tout
mode est pour elles la manifestation d'un attribut infini,
qui manifeste lui-mme une Substance infinie, de faon
que si cette Substance n'existait pas, il n'y aurait rien.
Aller du mode l'attribut et de l'attribut la Substance,
revenir de la Substance ses attributs et de ses attributs aux modes qui les manifestent, monter et redescendre sans cesse cette chelle sans se sparer un instant
de ce qui en soutient tous les degrs, voil le mouvement naturel d'une me philosophique. Dieu est donc
la condition immdiate de toute existence relle, de
toute pense distincte. Quiconque pense, pense Dieu
quiconque affirme, affirme Dieu.
L'athisme n'existe pas; celui qui dclare qu'il doute
de l'existence de Dieu n'en a dans la bouche que le
nom On peut vivre dans l'oubli de Dieu, mais on ne
peut penser Dieu et la fois nier Dieu; ce serait
penser hors des conditions de la pense. Prouver l'existence de Dieu, c'est ramener une me elle-mme,

c'est y rveiller une ide pour un temps vanouie,


et Spinoza pense, comme Platon, que l'athisme est
une maladie de l'me plutt qu'une erreur de l'intelligence.
Spinoza abonde en fortes paroles sur l'incontestable
certitude de l'existence de Dieu. Personne n'a dvelopp
avec plus de hardiesse et de confiance l'argument clbre
qui dduit l'existence relle de Dieu de l'ide de sa perfection
i.

De la ~if/orme f~

l'Entendement, tome

HT,

page. 301, note .

Comp.

~y/u~ue, part. t, SLhotie 2 de la Propos. 8.


2. Spmoz n'admettait pas l'argument a postertori, je veux dire celui qui est

perfection, dit-il u'te pas l'existence, elle la


fonde. C'est l'imperfection qui la dtruit; et il n'y a pas
d'existence dont nous puissions tre plus certains que
de celle d'un tre absolument infini ou parfait, savoir,
Dieu; car son essence excluant toute imperfection, et
enveloppant, au contraire, la perfection absolue, toute
espce de doute sur son existence disparat; et il suffit
de quelque attention pour reconnatre que la certitude
qu'on en possde est la plus haute certitude='.
La

fond sur l'impossibilit d'un progrs l'infini de causes secondes. On comprend


bien que Spmoza n'e pouvait pas reconnaitre pour solide une preuve diamtralement oppose a un des principes fondamentaux de sa philosophie (voyez thique,
part. t, Propos. 18.) Mais non-seulement Spinoza ne veut pas de l'argument a
po~ttton pour son propre compte il ne veut pas qu'Aristote l'ait adopt. Voie!
un passage curieux d'une lettre a Louis Meyer
Je veux noter en passant que les nouveaux pnpateticiens ont mal compris,
mon avis, la demonstrahon que donnaient les anciens disciples d'Aristote de
l'existence de Dieu. La voici, en effet, telle que je la trouve dans un juif nomm
Rabbi Ghasdaj Si l'on suppose un progrs de causes l'infini, toutes les choses
Il qUI existent seront des choses causees. Or, nulle chose cause n'ex.lste ncessairement par la seule force de sa nature. Il n'y a donc dans la nature aucun tre
l'essence duquel il appartienne d'exister ncessairement. Mais cette consOn voit que la force de cet
quence est absurde. Donc le principe l'est aussi.
argument n'est pas dans l'impossibilit d'un muni actuel ou d'un progrs de
causes l'inSni. Elle consiste dans l'absurdit qu'il &asupposer que les choses
qu! n'existent pas ncessairement de leur nature ne soient pas dtermines
l'existence par un tre qui existe ncessairement, a (Lettres, XV, tome llj
page 389.)
A la vent, Spinoza dit quelque part qu'ilva prouver l'existence de Dieu a pM<trtor<; mais voici sa dmonstration (t/Mqu~, de Dieu, Propos. i i) a Pouvoir
ne pas exister. c'est videmment une impuissance, et c'est une puissance, au con
traire, que de pouvoir exister. Si donc l'ensemble des choses qm ont deja l'existence ne comprend que des tres finis, tt s'ensuit que des tres finis sont plus puissants que l'tre absolument inSm, ce qui est, de soi, parfaitement absurde. Il faut
donc de deux choses l'une, ou qu'il n'existe rien, ou, s'ilexiste quelque chose, que
l'tre absolument infini existe aussi. Or, nous eXistons, nous, ou bien en nousmmes, ou bien en un autre tre qui existe ncessaurement. Donc, l'tre absolument
infini, en d'autres termes, Dieu, existe ncessairement.
Chacun reconnat la la
preuve m prtort sous une de ses formes les plus hardies, les plus paradoxales.
t.
1. t/uqu~ de Dieu, Schol. dela Propos. H.
L*)mpie de2. On pense involontairement l'eloquent passage de Bossuet
mande
Pourquoi Dieu est-))? Je lui rponds Pourquoi Dieu ne serait-il pas?
Est-ce causequ'd est parfait, et la perfection est-elle un obstacle a l'tre? Erreur msense au contraire, perfection est la raison d'tre. Mon me, Ame raIsonnable,
maisdont la raison est si faubte, pourquoi rent-tu tre et que Dieu ne soit pas?
Hlas!vaux-tu mieux que Dieu? Aoie faible, me ignorante, devoyef, pleine d'er'

En un autre

endroit, Spinoza rsume sa doctrine

d'un seul trait rapide et profond Si Dieu n'existait


pas, la pense pourrait concevoir plus que la nature ne
saurait fournir
Il est prouv qu'il existe une Substance; mais en
peut-il exister plus d'une? Spinoza prouve trs-solidement que cela est impossible.
I! ne peut exister, dit-il, et on ne peut concevoir aueffet, Dieu est l'tre
cune autre substance que Dieu
absolument infini, duquel on ne peut exclure aucun attribut exprimant l'essence d'une substance~, et il existe
ncessairement*. Si donc il existait une autre substance
que Dieu, elle devrait se dvelopper par quelqu'un des
attributs de Dieu, et de cette faon il y aurait deux
substances de mme attribut, ce qui est absurde'.Par
consquent, il ne peut exister aucune autre substance
que Dieu, et on n'en peut concevoir aucune autre car,
si on pouvait la concevoir, on la concevrait ncessairement comme existante, ce qui est absurde ( par la premire partie de cette dmonstration). Donc aucune autre
substance que Dieu ne peut exister ni se concevoir.
A coup sr, cette dmonstration est d'une rigueur

En

reurs et d'incertitudes dans ton intelligence, pleine, dans ta volont, de fa]b]esse,


d'garement, de corruption, de mauvats dsirs, faut-il que tu sois, et que la eertitude, la eomprehension, la pleine connaissance de la verit et l'amour immuable
de la justice et de la droiture ne soit pas? ~~t'a~on~ 1" semaine, ]ev. i.).)
t. De la Re forme de ~?t< tome H!, page 329, note 2. H est curieux de
voir Oldenburg adresser Spinoza, coat' ta preuve a pnor! de rextsteMe de
Dieu, les mme;) objections que Gaumton levant conUc saint Anselme, et que Gaaserdi renouvela plus tard contre Descartes.
Comp. Oldenburg, Lettres d SpiGaumlun, Liber pro t'~tptfnte~ dans saint Anttosa, tome 11~ page 352 &qq
seboe. Opp., ed. dom Gerberon.
Gassendi, 0&~c<ten~ c~oMt~KM contre les

J~ed~a~OtM.

~/t~u~

Dteu, Propos. 34.


3. Par la Beuuitton, <.
4. Par la Propos. 11.
f
5. Par la Ptopos. 5.

2.

parfaite, et on ne peut pas mieux prouver qu'il n'existe


qu'une substance unique, ce qui veut dire, dans la langue
de Spinoza, qu'il n'y a qu'un seul Dieu. Mais regardez
Voici
corollaire
de
cette
proposition
incontestable.
au
ce que Spinoza en prtend dduire c'est que la chose
tendue et la chose pensante sont des attributs de Dieu
ou des affections des attributs de Dieu, en d'autres
termes, que les corps et les mes sont de purs modes
dont Dieu est la substance.
Il faut avouer que le passage est un peu brusque de
cette proposition il n'y a qu'une seule substance, qui,
traduite en langage ordinaire, veut dire il n'y a qu'un
seul Dieu; celle-ci tout ce qui est, est un attribut ou
un mode de Dieu. De quel droit Spinoza peut-il franchir
cette distance infinie?
Plus d'un esprit srieux, dconcert par ce mouvement
imprvu et en apparence drgl de la dduction, pourrait croire ici, ou bien que Spinoza raisonne mal et
tombe dans quelque erreur logique, ou bien qu'il profite de l'ambigut du mot substance pour introduire le
panthisme la faveur d'un malentendu.
Rien de tout cela n'est fond. Spinoza n'est point un
sophiste; c'est un esprit parfaitement sincre et profondment convaincu. Spinoza raisonne
avec une rigueur
parfaite; mais il raisonne sur cette donne primitive
il n'y a que trois formes possibles de l'existence, la
Substance (c'est--dire l'tre en soi), l'attribut, le mode.
Ce sont l ses dfinitions, c'est--dire ses principes; il
s'y appuie avec confiance. Or, il a t dmontr que la
Substance existe et qu'elle est unique. Il suit de l rigoureusement que tout ce qui n'est pas la Substance en
est un attribut ou un mode. Et comme il est clair que

l'me humaine, par exemple, et le corps humain ne sont


pas des Substances, des tres parfaits, c'est une ncessit absolue que l'me et le corps soient des attributs
ou des modes de la Substance.
Il est donc trs-certain que Spinoza raisonne juste,
et que l'exactitude de ses dductions est aussi incontestable que la sincrit de sa croyance. Mais, qu'est-ce
dire?s'ensuit-il que Spinoza dmontre en effet que l'me
humaine et le corps humain, que les mes et les corps
en gnral soient de purs modes de la Substance divine?
il s'en faut infiniment. Et d'abord il y a ici une question de mots qu'il faut claircir. Dans la langue de Spinoza, Substance veut dire Dieu. Lors donc que Spinoza
prtend que l'me et le corps ne sont point des substances, cela signifie tout simplement que l'me et le
corps ne sont pas des dieux. Ce ne sont pas non plus
des attributs de Dieu, personne ne le contestera. Donc,
dit Spinoza, ce sont des modes, des affections de la
nature divine. Mais que signifie ce langage? qu'entendez-vous par mode? ce qui existe en une autre chose et
est conu par cette chose, c'est--dire ce qui n'existe
pas en soi et n'est pas conu par soi. A ce compte, je
veux bien convenir avec vous que l'me humaine est un
mode, par o j'entends que l'me humaine n'existe pas
en soi et par soi. J'irai mme jusqu' dire comme vous
que l'me humaine est un mode de Dieu, entendant par
l qu'elle existe en Dieu et est conue par Dieu. Mais
qu'y gagnera votre systme? De ce que l'me humaine
n'est pas Dieu, de ce qu'elle tient son tre de Dieu, et
en ce sens existe en Dieu, s'ensuit-il que l'me humaine
n'ait pas en soi un principe d'activit et d'individualit
qui lui donne une existence distincte, durable et jus-

qu' un certain point indpendante?s'ensuit-il que


l'me humaine, qui se sent une et vivante, soit une pure
collection de modes, et ne possde que cette existence
abstraite et diffuse seule concevable dans une col-

lection?

Il est clair que toute la puissance dductive de Spinoza est incapable d'aller jusque-l. Je reviens donc
toujours cette conclusion Spinoza ne dmontre pas
sa doctrine, il la dveloppe.

IV
DE LA NATURE DE DIEU.

De

l' j,'tendue

divine.

De

De la Pense divine.

la Libert divine.

Dieu, c'est la Substance en d'autres termes, l'tre


en soi et par soi, l'tre parfait.
L'tre parfait est ncessairement infini car d'abord,
titre de substance unique, rien n'existe hors de lui
qui le puisse limiter'et, de plus, il est de la nature de
la Substance, de l'Etre vritable, de possder l'inimite
3.
Le nui, en effet, n'tant au fond que la ngation partielle
de l'existence d'une nature donne, et l'infini l'absolue
affirmation de cette existence, de cela seul que la Substance existe, il s'ensuit qu'elle doit tre infinie'.La
substance infinie possde ncessairement une infinit
(.

Et/tt'~ue, <<e Dieu, Propos. 8.


fM.~ Propos. t5.

3.f6t~Democ6tr.d<aPropos.8.
8.
4.

76~ Schot. ) de [a Propos. S.


1.

d'attributs; car suivant qu'une chose a plus de raliti!


ou d'tre, un plus grand nombre d'attributs lui appartiennent L'tre de la Substance tant infini, il est donc
ncessaire qu'il s'exprime par une infinit d'attributs;
autrement les attributs de la Substance tomberaient
sous la condition du nombre, du degr, du plus ou du
moins, tandis que son tre n'y tomberait pas, ce qui est
contradictoire.
Nous savons donc de science certaine et par la plus
claire intuition que Dieu se dveloppe en une infinit
d'attributs qui expriment, chacun sa manire, l'absolue infinit de son tre; et cependant, chose au premier abord inconcevable, nous n'en connaissons vritablement que deux, savoir, l'tendue et la Pense. De
sorte qu'aprs avoir dit: Dieu est, il est l'tendue, il est
la Pense, notre science positive de Dieu est puise.
L'homme peut approfondir l'infini cette triple connaissance, mais il est dans une impuissance ternelle d'y
rien ajouter, et mille gnrations de philosophes se consumeraient en vain pour dpasser d'une ligne ce cercle
fatal o nous enferme l'irrvocable condition de notre
nature.
Aux esprits superficiels notre science de Dieu parait

infiniment plus riche. Nous pouvons dire, en effet, que


Dieu possde l'ternit, l'immutabilit, l'activit, la causalit, la puissance, et ainsi de suite. Mais l'ternit de
la Substance, c'est son existence elle-mme, en tant
qu'elle rsulte de son essence
car il est clair qu'une
telle existence ne peut s'tendre dans la dure bien

1. thique,
De

de Dieu,

PropM.9.
9.
Dieu, Propos. t9,

3. ~<A~tfe, part.

), Etpiieatum de la

Dfinition 8.

que l'on conoive la dure sans commencement ni fin


Il n'y a, dit Spinoza, que l'existence des modes qui
dans
tombe dans la dure; celle de la Substance est
l'ternit, je veux dire qu'elle consiste dans une possession infinie de l'tre (MscKf~:). ?n
L'immutabilit de la Substance, ce n'est encore que
la Substance elle-mme, en tant que son existence et
son essence sont une seule et mme chose; d'o il suit
que si la Substance subissait quelque altration dans
son existence, elle la. subirait aussi dans son essence, ce
qui implique'.
1.
L'Activit, la Causalit, la Puissance de Dieu, c'est
la
tout un, et tout cela c'est toujours son essence
seule ncessit da l'essence divine, il rsulte en effet que
de toutes chosesDonc la
Dieu est cause de soi
puissance de Dieu, par laquelle toutes choses existent
et agissent, est l'essence mme de Dieu.
Il suit de l que notre science de la nature divine,
suivant Spinoza, est contenue tout entire dans ces trois
propositions
Dieu est l'Existence absolue, ou, ce qui est la mme
cnose, l'Activit ou la Libert absolues
Dieu est l'tendue absolue.
Dieu est la Pense absolue.

De

et

Ce

n'est point chose aise que de bien entendre Spi-

i. Sur le rapport de i'eiermt la dure, voyez une fort belle lettre de SpmoM
Con'.p. Ftotm, Ennades, Itl,
Louis Meyer, tome Ill, page 38~ et sutv.
hreYH.
2. De Dieu, Coroll.2 de Propos. M.
3. ~thtottf, part. t, Propos 3't.
4. Par la Propos tt,part. t.

5. Par la Propos. 6, part. t,etsonCoroti.


6. Pour i'identtte de rAchvite et de la Libert, voyez Ethique, part.
7, et Propos. i7, arec ses Coroll. et son Schol.

j Dfin.

Substance.

noza sur ces trois grands objets, l'essence, l'tendue et

la

pense de la
Si l'essence de Dieu, prise en soi, s'exprime, se dve-

loppe par une infinit d'attributs, et d'un autre ct, si


nous ne pouvons connatre positivement que deux de
ces attributs, l'tendue et la Pense, nous ne connaissons donc qu'infiniment peu l'essence de Dieu, et cette
connaissance misrable s'vanouit pt s'efface entirement
devant l'idal d'une connaissance pleine et absolue,
d'une connaissance vritable de l'essence divine.
Ce n'est point ainsi que Spinoza entend les choses. Il
convient que nous ne connaissons qu'infiniment peu les
attributs de la Substance infinie, puisque nous n'en pouvons atteindre qu'un certain nombre, et qu'elle en
possde un nombre innombrable, une infinit. Mais il
soutient que nous concevons parfaitement, que nous
comprenons dans son fond, que nous connaissons enfin
d'une connaissance adquate l'essence de la Substance
Comment, en effet, savons-nous que la Substance a une
infinit d'attributs? parce que nous voyons clairement
et distinctement son essence qui les contient. A quelle
condition mesurons-nous la diffrence infinie qui spare
notre science des attributs de Dieu, de l'idal de cette
science? condition de comprendre qu'il y a un idal,
c'est--dire condition de comprendre que l'essence de
Dieu enveloppe une infinit d'attributs, c'est--dire enfin
condition de comprendre cette essence. Oui, il existe
un abme entre le nant que nous sommes et l'tre que
nous contemplons, Cet abme infini confond et accable
notre nature; mais elle se relve en le mesurant.

!.0e!m~ Propos. 47.

Si nous avons une connaissance adquate de l'essence

de Dieu, aussi bien que de l'tendue et de la pense


divines, il est donc possible de dfinir la nature de ces
'trois choses et d'en marquer les rapports; mais c'est ici
qu'il est surtout difncile et ncessaire d'aller au fond de
la doctrine de Spinoza.
Spinoza dclare positivement que Dieu est absolument
indivisible, aussi bien dans ses attributs que dans son
d'o il suit videmment, et c'est encore sa
essence
doctrine trs-positive et trs-expresse', que Dieu est

incorporel.
Or, si Dieu pris en soi ne souffre aucune limite cor-

porelle,il

doit tre galement affranchi detoutelimitation

intellectuelle. Supposer en Dieu un entendement et une


volont, mme infinis, ce n'est pas moins absurde que
d'y supposer du mouvement; dans les deux cas on dgrade galement la majest de la nature divineL'entendement, en effet, et la volont, mme infinis, sont
des modes de la Pense' comme le mouvement et la
figure sont des modes de l'tendue. Dieu'en soi n'a donc
ni corps, ni entendement, ni volont
La science de Dieu, suivant Spinoza, aboutit donc
ce triple rsultat
Dieu est tendu, et toutefois incorporel.
Dieu pense, et il n'a pas d'entendement.
Dieu est actif et libre, et il n'a pas de volont.
1. DfBtCM, Propos,

t! et!3.

Et/n~m~ part. t, Schol. de la Propos. t5.


our~ tome III, page 36~.
3. ~7t!~u~ part. ij Schoi. de !s Propos. 32.
4. De Daru, Propos. 31.
5. Toyex le Schol. de la Propos. 17, part. f.

Voyez aussi Lettre

OMft-

1~.
Del'tendue de Dieu.

L'tendue est un attribut de Dieu en effet, l'tendue


est infinie, et ce qui est infini ne peut tre que Dieu ou
un attribut de Dieu.
L'tendue est infinie; car, essayez de limiter l'Etendue, avec quoi la limitez-vous? avec elle-mme. En
ralit, concevoir l'tendue limite, ce n'est plus concevoir l'tendue, mais un de ses modes, c'est--dire un
L'tendue
relle, distincte des corps, prise en
corps.
soi dans sa plnitude et sa perfection, est parfaitement
positive, c'est--dire sans ngation, c'est--dire sans
limitation.
L'tendue n'est donc pas un mode, puisque tout mode
est fini de sa nature. D'un autre ct l'tendue, quoique
infinie, n'est pas l'Infini, l'Infini absolu; car elle ne
contient qu'un genre prcis de perfection, et l'Infini
absolu les contient tous. L'tendue est donc une perfection dtermine, contenue dans l'absolue Perfection,
une infinit relative, qui exprime sa manire l'absolue
Infinit, en d'autres termes, un attribut de Dieu.
Nous savons d'ailleurs que les corps, comme tout ce
qui est, sont en Dieu et par Dieu Mais quel titre et
comment en est-il ainsi? c'est que les corps ne sont pas
des substances, mais des modes, lesquels enveloppent
le concept de l'tendue. Chaque corps exprime donc
d'une manire finie l'infinit etla perfection de l'tendue,
t.

EiAt~Mf, part.
Propos, i et
5.
De DttU, Propos H.

qui exprime elle-mme, d'une manire relative (quoique


infinie), l'absolue perfection de la Substance
Entre Dieu, pris en soi, dans la plnitude absolue de
son essence, et les corps, pris en eux-mmes, dans la
limitation ncessaire de leur nature, l'tendue est une
sorte d'intermdiaire, infinie relativement aux corps,
finie (en tant que dtermination de l'tre) relativement
la substance divine. Mais il ne faut pas croire que l'tendue soit spare ni mme distingue de la Substance
autrement que d'une distinction toute logique. Spinoza
dit nettement et rsolment que l'tendue infinie, c'est
Dieu mme, et en termes plus significatifs encore, que
Dieu est chose tendue (Deus est res extensa).
Dieu est en mme temps indivisible, non-seulement
dans le fond de son essence non encore manifeste,
mais dans toutes les manifestations immdiates de cette
essence, dans tous les attributs'qui l'expriment et la
dveloppent.
Spinoza donne une simple et belle dmonstration de
l'indivisibilit divine' n Si la substance infinie tait divisible, les parties qu'on obtiendrait en la divisant retiendraient ou non la nature de la Substance. Dans le premier cas, on aurait plusieurs substances de mme
nature, ce qui est absurde (ou mme plusieurs dieux,
ce qui est plus absurde encore); dans le second cas, la
Substance, une fois divise, perdrait sa nature, c'est-dire cesserait d'tre.
~me, Dmonstr. des Propos,
2. Ethique, part. t, Propos. 13.
3. PsC~ Propos, t!.
t.

De

4. DefhfM~ Demonstr. de

et 2.

!a Propos. <3.

5. Par la Propos. 5. -Deux substances de mme nature, pour Spinoza, ne sont


pas n:6)iia impossibles que, pour Letbmtx, deux indiscernables.

Le rsultat de cette double dmonstration, c'est que


Dieu est la fois tendu et indivisible. Spinoza n'tait
pas homme se faire illusion sur cette norme difficult
( nos yeux insoluble) de sa doctrine. Mais il faut recon-

natre qu'il l'a aborde avec franchise. Tout s'explique,


l'en croire, par la distinction de l'tendue finie, qui
est proprement le corps, et de l'tendue infinie, qui
seule convient la nature de Dieu.
Dire que Dieu est tendu, ce n'est pas dire que Dieu
ait longueur, largeur et profondeur, et se termine par
une figure. Car alors Dieu serait un corps, c'est--dire
un tre fini, ce qui est, suivant Spinoza, l'imagination la
plus grossire et la plus absurde qui se puisse concevoir
Dieu n'est pas telle ou telle tendue divisible et mobile,
mais l'tendue en soi, l'immobile et indivisible Immensit.
L'opinion de Spinoza, par cet endroit, se rapproche
beaucoup de la clbre doctrine de Newton, soutenue
par Samuel Clarke, avec un zle aussi ardent qu'inutile,
contre la dialectique accablante de Leibnitz
Newton disait de Dieu A'oM est duratio et spatium, sea
durat et adest, et existendo semper et ubique, spatium et
durationem constituit Spinoza et certainement souscrit cette formule, et Leibnitz le savait bien, lui qui
serrait Clarke de si prs sur ce point dlicat, et lui
montrait du doigt le panthisme l'extrmit de sa doct.

De Dieu, Schol. de

h Propos,

t9.

Pnnct'ptt~ Schol. geucr. sub finem. Vmc! le morceau tout entier


t~ c~p<d~rni
nf
al
omjno
(tf~&t a& ttt/Ht<o
a?[crMo
ttt a'terM~m,
omn'pot~s
ommset~s;
ojntH'o re~
astemu~ est
tM t~/n~Mm;
estt~Kt~,
a Deus
omnia regti
mfinuum; omilia
adest ab en~~uto
tneiiitu sn
regrt et ommo
xEernum, et adeat
xEenao tn
.1ertio
omauo
in infimium;
w mteraum,
co~osc~, ~ua" ~Mtt aut ~eft po~sMnf. JVon Mf x~rtuto~ oat t'nta~; non est
duraho etspatrum, sed durat et adest. Durai semper et adest tft!<))M <<
ffM~o semper et ubique, ffttrahonttn tt tp~ium, .!<tr))'ttcm et Kt/im!ftt<'m
COJla~ttU~.
t
2. ~VeM~on,

ej:

trine. Quand on donne en effet l'espace une ralit distincte et absolue, que rpondre Spinoza qui vient vous
dire L'espace existe, et il est infini. Ce qui est infini est
parfait dans son genre; ce qui est parfait ne peut tre
que Dieu lui-mme ou une manifestation immdiate
de sa perfection.
Mais il est juste et ncessaire de signaler ici, entre
l'opinion des newtoniens et celle de Spinoza, une diffrence capitale. Pour Newton l'espace pur, l'immensit,
est distincte des corps, non pas d'une distinction tout
idale, mais d'une effective et relle distinction. Les
corps se meuvent dans l'espace mais tez les corps et
leurs mouvements, l'espace demeure. Pour Spinoza, les
corps sont les modes de l'tendue infinie, de l'espace
pur, de l'immensit divine, peu importe le nom. Ils sont
donc distincts de l'tendue, mais ils n'en sont pas spars ni sparables. Cette union est si forte que Spinoza
dit quelque part Qu'un seul corps vienne tre
ananti, l'tendue infinie prit avec lui
Chose singulire1 l'Espace et le Temps, qui ont toujours, dans les coles philosophiques, subi la mme fortune, rduits par Aristote, par Leibnitz, de simples
rapports des tres, par Kant des formes de la sensibilit, levs par les newtoniens et les cossais au rang
de ralits absolues, mais qui toujours, reconnus ou
nis, diminus ou agrandis dans le degr et le caractre
de leur tre, ont partag un sort commun, l'Espace et
le Temps, dis-je, jouent un rle infiniment diffrent
dans la philosophie de Spinoza.
L'Espace est infini, rc) il est la substance des corps,
1. Z.<f<mftMen6xr9,

tomen!,pa~. 3ot.

il est Dieu lui-mme en tant qu'tendu. Le Temps et la


Dure, au contraire, simples conceptions de la pense,
moins encore, pures formes de l'imagination ne sont
point infinis, mais indfinis. Le Temps mme n'est point
indfini car, pour Spinoza, il n'est qu'une dtermination de la Dure'; la Dure n'est point spare des
choses qui durent; elle est l'ordre de leur mouvement.

plus haut degr, prise dans sa totalit indfinie,


elle reprsente l'coulement ternel des modes de la
substance. N'ayant pas commenc et ne pouvant finir,
elle imite l'ternit dans un effort perptuel et une perptuelle impuissance l'galer".
Spinoza, qui rduit ainsi la Dure un ordre de succession dans les mouvements, aurait d examiner plus
attentivement si l'tendue est autre chose en soi qu'un
ordre de coexistence dans les composs. Il dmontre,
avec une force singulire, que l'tendue infinie ne peut
tre, en tant qu'infinie, qu'une forme de l'existence
divine; mais cela suppose dmontr que l'tendue est
distincte des corps et qu'elle existe en soi d'une existence
propre et absolue. Or nulle part Spinoza n'a donn ni
mme essay cette dmonstration.
C'est ici que se dcouvre, par un point capital, l'ducation cartsienne de Spinoza. Comme Descartes, comme
Malebranche, il ne voyait dans les corps que des modalits de l'tendue. Les corps ne sont point des tres distincts ils ne se composent point de parties effectives et
relles, spares ou du moins rparables par des intervalles vides, comme les atomes de Dmocrite et de

A son

1. Lettre Meyer, tMM )II, page 384.


Ibtd., page 39t.
1.
3. l6id page ~9.

Newton. Le vide est une chimre absurde enfante par


l'imagination prise au dpourvu; tout est pleincarl&
o il y a de l'tendue, et il y en a partout, il y a aussi
des corps; que les sens les aperoivent ou non, peu importe, c'est une question qui no les regarde pas. Se servir, en pareil cas, de l'imagination, c'est, dit Spinoza,
vouloir faire servir l'imagination nous rendre draisonnables'.Les corps sont donc de purs phnomnes,
de simples dterminations de l'Espace pur, des manifestations fugitives d'un fond qui seul est durable et
subsistant. Cet invisible fond, c'est l'tendue. L'tendue'
est donc relle comme les corps, et infiniment plus
relle encore. Relle et infinie, l'tendue manifeste Dieu,
elle est Dieu mme.
Reste une dernire diSicult.
Ondira qu'il est possible de concevoir l'tendue
comme divise en deux parties, et on demandera si
chacune de ces parties sera finie ou munie. Dans le premier cas, l'infini se composera de deux parties finies,
ce qui est absurde. Dans le second cas, on aura un infini double d'un autre infini, ce qui est galement ab-

surde.
Spinoza rpond en niant positivement que l'tendue
puisse se concevoir comme divise, autrement que par
un acte de l'imagination; mais par la raison, cela est
impossible. L'tendue est essentiellement une; elle ne
se compose point de parties, pas plus qu'une ligne gomtrique ne se compose d'un certain nombre de points
concevoir l'tendue divise, c'est donp en dtruire l'esi.

DtBtMt, Schol. de la Propos. X.


EMt~ue, <, Propos. t6, Schol.

sence, c'est en contredire la notion. Mais supposons


l'tendue divise; on demande si chaque partie sera
infinie? Oui, sans doute, mais d'une infinit approprie
en
- sa nature, d'une infinit partielle. On se rcrie
entendant parler d'un infini plus grand qu'un autre infini c'est qu'on n'a pas assez.approfondi la nature de
l'infini.
Il y a trois degrs dans l'infinit'.Au premier degr
on doit placer ce qui est absolument infini par la vertu
de son essence, c'est--dire ce qui est l'Infini mme,
Dieu. Au second degr se trouvent des infinis relatifs et
dtermins, qui ne sont point infinis parla force de leur
essence, mais par celle de la cause qui les produit; par
exemple, la pense et rtendue infinies. Enfin, il y a
celles
infrieure
de choses infinies,
encore une espce
qui ont des limites, mais dont les parties ne peuvent
tre gales ni dtermines par aucun nombre, quoique
l'on sache le maximum ou le minimum o ces parties
sont comprises; par exemple, une ligne finie a un
nombre infini de points; une dure finie comprend une
infinit d'instants. L'infini absolu n'a absolument aucune
limite, aucune dtermination. L'infini relatif est illimit,
mais en mme temps dtermin dans son tre. L'inlini
du troisime degr est la fois dtermin et limit dan~
son tre; il n'est illimit que dans ses parties.
Sans doute ce qui est absolument infini n'a aucune
proportion numrique avec quoi que ce puisse tre;
mais il ne s'ensuit pas qu'il rpugne la nature de l'infini pris en gnral, qu'un infini soit plus lev et mme
plus grand qu'un autre infini. Ainsi, l'on peut fort bien
t.

Voyez toute la

Lettre

XV Louis Meyer.

dire que l'tendue, tout infinie qu'elle est, est infiniment moins infinie que la Substance, et qu'une sphre
d'tendue, infinie en un sens par l'infinit de ses parties,
est infiniment moins grande que l'tendue, qui l'est infiniment moins que la Substance. Pourquoi donc ne
serait-il pas permis de dire qu'une moiti de l'tendue
infinie est infinie en un sens, et cependant deux fois plus
petite que l'tendue tout entire?
Spinoza conclut que Dieu est la fois tendu et incorporel, et, son avis, c'est justement parce qu'il est
parfaitement tendu qu'il est parfaitement indivisible.

a.

~e la Pense de ~'eM.
Dieu est la Pense absolue, comme il est l'tendue
absolue. La Pense en effet est ncessairement conue
comme infinie, puisque nous concevons fort bien qu'un

tre pensant, mesure qu'il pense davantage, possde


un plus haut degr de perfection Or il n'y a point de
limite ce progrs de la pense; d'o il suit que toute
pense dtermine enveloppe le concept d'une pense

infinie, qui n'est plus telle ou telle pense, c'est--dire


telle ou telle limitation, telle ou telle ngation de la
Pense, mais la Pense elle-mme, la Pense toute positive, la Pense dans sa plnitude et dans son fond.
La Pense ainsi conue ne peut tre qu'un attribut de
Dieu. Dieu pense donc; mais il pense d'une manire
digne de lui, c'est--dire absolue et parfaite. A ce titre,
quel peut tre l'objet de la Pense? Est-ce lui-mme

i.

De

~n~ Schohe de la Propos.

1.

et rien que lui? est-ce la fois lui-mme et toutes


choses? Ensuite quelle est la nature de cette divine pense ? A-t-elle avec la ntre quelque analogie, ou du moins
quelque ombre de ressemblance, et l'exemplaire tout
parfait laisse-t-ilretrouver, dans cette imparfaite copie
que nous sommes, quelque trace de soi?
La rponse de Spinoza ces hautes questions ne peut
tre pleinement entendue qu' une condition c'est d'avoir parcouru le cercle entier de sa mtaphysique. Dans
un systme comme le sien, o Dieu et la Nature ne sont
au fond qu'une seule et mme existence, comprendre la
nature divine considre en elle-mme et hors des
choses, ce n'est pas vraiment la comprendre, c'est tout
au plus l'entrevoir.
Dieu, en tant que Dieu, si l'on peut parler de la sorte,
c'est--dire en tant qu'absolu, c'est la Substance avec les
attributs qui constituent son essence, comme la Pense
et l'tendue. La Nature, en soi, ce sont toutes ces choses
mobiles et successives qui s'coulent dans l'infinit de
la Dure. Mais que sont au fond ces mes toujours
changeantes, ces corps prissables que le mouvement
forme et dtruit tour tour? ce ne sont pas des tres
vritables, mais des modes fugitifs qui apparaissent
pour un jour sur la scne du monde d'une manire dtermine, et y expriment a leur faon la perfection de
l'tendue, la perfection de la Pense, en un mot, la perfection de l'tre.
Sparer la Nature de Dieu ou Dieu de la Nature, c'est,
dans le premier cas, sparer l'effet de sa cause, le mode
de sa substance; c'est, dans le second, sparer la cause
absolue de son dveloppement ncessaire, la substance
absolue des modes qui expriment ncessairement la

perfection de ses attributs. gale absurdit; car Dieu


n'existe pas plus sans la Nature que la Nature sans Dieu;
ou plutt, il n'y a qu'une Nature, considre tour tour
comme cause et comme effet, comme Substance et
comme mo~te, comme infinie et comme finie, et pour
parler le langage bizarre mais nergique de Spinoza,
comme naturante et comme nature. La Substance et ses
attributs, dans l'abstraction de leur existence solitaire,
c'est la Nature naturante; l'univers, matriel et spirituel,
abstractivement spar de sa cause immanente, c'est la
Nature nature; et tout cela, c'est une seule Nature, une
seule Substance, un seul tre, en un mot, Dieu
Oui, tout cela est Dieu pour Spinoza non plus Dieu
conu d'une manire abstraite et par consquent partielle, mais Dieu dans l'expression complte de son tre,
Dieu manifest, Dieu vivant, Dieu infini et fini tout ensemble, Dieu tout entier.
Il suit de ces principes gnraux qu'aucun des attributs de Dieu, et notamment la Pense, ne peut tre embrass eom~'ttement que si on l'envisage tour tour,
ou mieux encore, tout ensemble, dans sa nature absolue et dans son dveloppement ncessaire.
A cette question quel est l'objet de la pense divine?
il y a donc deux rponses, suivant que l'on considre la
pense divine d'une manire abstraite et partielle, soit
en elle-mme, soit dans un certain nombre ou dans la
totalit de ses dveloppements; ou d'une manire relle
et complte, c'est--dire la fois dans son essence et
dans sa vie, dans son ternel foyer et dans son rayonnement ternel, comme pense substantielle et comme
1. tAt'~M, part.

t, SdMt. de la Propos. M.

pense dtermine, comme pense absolue et comme


pense relative, en un mot, comme pense cratrice et
.naturante, et comme pense cre et nature.
II faut donc bien entendre Spinoza, quand il ose affirmer que Dieu n'a ni entendement ni volont. Il s'agit ici
de Dieu considr en soi, dans l'abstraction de sa nature
absolue. A ce point de vue, la pense de Dieu est absolument indtermine. Mais ce n'est point dire qu'elle
ne se dtermine pas tout au contraire, il est dans sa
nature de se dterminer sans cesse, et l'on peut dire
strictement, au sens le plus juste de Spinoza, que s'il n'y
avait pas en Dieu d'entendement, il n'y aurait pas de
Pense, tout comme il n'y aurait pas d'tendue, si les
corps, si un seul corps tait absolument dtruit'.
Spinoza devait donc donner deux solutions au problme de la nature et de l'objet de la pense divine. Recueillons la premire de ces solutions
la suite du
systme contiendra la seconde, et les claircira toutes
deux en les unissant.
L'objet de la pense divine, en tant qu'absolue, c'est
Dieu lui-mme, c'est--dire la Substance.
La pense divine comprend-elle aussi les attributs de
la Substance? c'est un des points les plus obscurs de la
mtaphysique de Spinoza. D'une part, il ne semble pas
qu'on puisse sparer la pense de la Substance d'avec
la pense de ses attributs, puisque ces attributs sont
insparables de son essence. Mais il faut cder devant
les dclarations expresses de Spinoza. II soutient que
l'ide de Dieu, qui est proprement l'ide des attributs
de Dieu n'est qu'un mode de la pense divine, et& ce
t. LettreOMentuf~,

tome ![t, page 358.


NeDttt~ Propos. 30.

titre, quoique ternet et infini, se rapporte la Nature


nature La pense divine est donc absolument indtermine, et son objet, c'est l'tre absolument indete'
min, la Substance en soi, dgage de ses attributs, qui
dj la dterminent en la dveloppant.
Si telle est la nature, si tel est l'objet de la pense
divine, qu'a-t-elle voir avec l'entendement des hommes?
L'entendement en gnral est une dtermination de la
Pense, et toute dtermination est une ngation'.Or, il
n'y a pas de place pour la ngation dans la plnitude
de la Pense.
Pour Spinoza, l'entendement humain n'est rien (le
plus qu'une suite de modes de la Pense, ou, comme il
dit encore, une ide compose d'un certain nombre
d'ides. Supposer dans l'me humaine, au del des ides
qui la constituent, une puissance, une facult de les
produire, c'est raliser des abstractions. Tout l'tre de
l'entendement est compris dans les ides, comme tout
l'tre de la volont s'puise dans les volitions. La volont
en gnral, l'entendement en gnral sont des tres de
raison, et si on les ralise, des chimres absurdes, des
entits scolastiques, comme l'humanit ou la pierrit
Or, il est trop clair que la pense de Dieu ne peut tre
une suite dtermine d'ides; si donc l'on attribue
Dieu un entendement, il faut le supposer infini. M'ns
qu'est-ce qu'un entendement infini? une suite infinie
d'ides. Concevoir ainsi la pense de Dieu, c'est la dgrader car c'est lui imposer la condition du dveloppct.

De Dieu, Propos. 31.

Comp. Lettre

page 378etsutv.
Lettres, tome U[.
3. De~ftM, Schohe de la Propos. 48.

Simon de fnM, tome U[,

ment, c'est la faire tomber dans la succession et le mouvement, c'est la charger de toutes les misres de notre
nature. L'entendement est de soi dtermin et successif il consiste passer d'une ide
une autre ide dans
un effort toujours renouvel et tujours inutile pour
puiser la nature de la Pense. L'entendement est une
perfection sans doute, car il y a de l'tre dans une suite
d'ides; mais c'est la perfection d'une nature essentiellement imparfaite qui tend sans cesse une perfection
plus grande, sans pouvoir jamais toucher le terme de la
perfection vritable. Supposez l'entendement infini, ce
ne sera jamais qu'une suite infinie de modes de la Pense,
et non la Pense elle-mme la Pense absolue, qui ne se
confond pas avec ses modes relatifs, quoiqu'elle les produise, la Pense infinie, qui sans cesse enfante et jamais
ne s'puise, la Pense immanente qui, tout en remplissant de ses manifestations passagres le cours infini du
temps, reste immobile dans l'ternit.
Plein du sentiment de cette opposition, Spinoza l'exagre encore, et va jusqu' soutenir qu'il n'y a absolument rien de commun entre la pense divine et notre
intelligence, de sorte que, si on donne un entendement
Dieu, il faut dire, dans son rude et nergique langage,
qu'il ne ressemble pas plus au ntre que le Chien, signe
cleste, ne ressemble au chien, animal aboyant.
La dmonstration dont se sert Spinoza pour tablir
cette norme prtention est aussi singulire que peu
concluante. Pour prouver que la pense divine n'a absolument rien de commun avec la pense humaine, sait-on
sur quel principe il va s'appuyer? sur ce que la pense
divine est la cause de la pense humaine. Ce raisonneur
si exact oublie sans doute que la troisime Prooosition

de

l'F~ est

celle-ci Si deux choses n'ont rien de commun, elles ne peuvent tre cause l'une de l'autre. Un ami
pntrant le lui rappelleramais il sera trop tard pour
revenir sur ses pas.
Spinoza argumente ainsi 'La chose cause diffre
de sa cause prcisment en ce qu'elle en reoit par

exemple, un homme est cause de l'existence d'un autre


homme, non de son essence. Cette essence, en effet, est
une vrit ternelle; et c'est pourquoi ces deux hommes
peuvent se ressembler sous le rapport de l'essence; mais
ils doivent diffrer sous le rapport de l'existence; de l
vient que si l'existence de l'un d'eux est dtruite, celle
de l'autre ne le sera pas ncessairement. Mais si l'essence de l'un d'eux pouvait tre dtruite et devenir
fausse, l'essence de l'autre prirait en mme temps. En
consquence, une chose qui est la cause d'un certain
effet, et tout la fois de son existence et de son essence,
doit diffrer de cet effet, tant sous le rapport de l'essence que sous celui de l'existence. Or l'intelligence de
Dieu est la cause de l'existence et de l'essence de la
ntre. Donc l'intelligence de Dieu, en tant qu'elle est
conue comme constituant l'essence divine, diffre de
notre intelligence, tant sous le rapport de l'essence que
sous celui de l'existence, et ne lui ressemble que d'une
faon toute nominale, comme il s'agissait de le dmon-

trer

Quand Louis Meyer arrtait ici Spinoza au nom de ses


propres principes, on peut dire qu'il tait vraiment dans
son rle d'ami. Car, si les principes de Spinoza conduii.

Louis Meyer, Lettres Spinoza, tome U), page


2. De Dteu, Schohe de la Propos. 17.
7.

t40.

saient strictement cette extrmit de nier toute espce

de ressemblance entre l'intelligence divine et la ntre,


quelle accusation plus terrible contre sa doctrine? A qui
persuadera-t-on que la pense humaine est une manation de la pense divine, et toutefois qu'il n'y a entre
elles qu'une ressemblance nominale? Mais que nous
parlez-vous alors de la pense divine? comment la connaissez-vous ? Si elle ne ressemble la ntre que par le

nom, c'est qu'elle-mme n'est qu'un vain nom.


0

De

3.

la Libert

de

Dieu.

Exister, agir, tre libre, pour Dieu, c'est tout un; car
tout cela, c'est son essence. Deux choses, en effet, rsultent de l'essence de Dieu premirement qu'il existe,
secondement qu'il se dveloppe par une infinit d'attributs inunis infiniment modifis. Or tout dveloppement
est une action. tre tendu, pour Dieu, c'est produire
l'tendue. tre pensant, c'est produire la pense. De
mme que la Substance se dveloppe par la Pense et
l'tendue, l'tendue se dveloppe par les figures et les
mouvements, et la Pense par les ides. tre tendu,
pour Dieu, c'est donc produire les corps; penser, c'est
produire les mes. A tous les degrs de l'tre, on retrouve unies l'existence et l'action dans le rapport du
mode l'attribut, de l'attribut a la Substance, dans l'essence de la Substance elle-mme, elles se pntrent et
se confondent.
Dieu agit donc, puisqu'il existe; il es.t l'activit absolue, source de toute activit, comme il est l'existence

absolue, source de toute existence; et cette action parfaite comme cette parfaite existence rsultent immd'.atement de son essence. Dieu est donc la libert absolue,
au mme titre qu'il est l'activit absolue et l'existence
absolue. La vritable libert, en effet, consiste dans une
activit qui n'est dtermine par aucune cause trangre, qui se dtermine soi-mme et ne se dveloppe que
par la ncessit de sa nature
Le vulgaire se fait une autre ide de la libert. Il
s'imagine qu'elle consiste dans le choix des motifs, dans
le pouvoir de ne pas faire ce qu'on fait. Ce n'est point
l le type de la libert; ce n'est mme qu'une illusion.
Nous agissons et nous avons conscience d'agir; mais
nous n'avons pas conscience des causes qui nous dterminent agir d'une manire donne. De l la chimre
du libre arbitrer de l le prjug que l'indtermination
de la volont fait l'essence de la libert. Mais ce prjug
est le renversement de la raison. Nous ne sommes vraiment libres que quand nous affirmons une chose claire
et distincte, comme celle-ci deux et deux font quatre~;
car alors l'action de la pense n'est point dtermine
par une cause trangre, mais par la nature rm'me de la
pense. Voil pour Spinoza l'idal de la libert; et il est
si pntr de la solidit de sa doctrine, il s'inquite si
peu du reproche qu'on lui pourrait faire de joindre dans
la notion de libert deux ides contradictoires, qu'il
semble se jouer de cette opposition prtendue et jeter
un dfi au sens commun dans cette formule hardie. A
mes yeux, crit-il Guillaume de Blyenberg, la libert
t. thique, part.

1, Defin.

7.

S. Ethtque, part. 1, Appendice; part. 2, Propos. 48.


3. Lettre Blyenberg, tome m; page 399.

n'est point dans le libre dcret, mais dans une libre

ncessit'

Dieu est donc l'tre parfaitement libre, puisque le


dveloppement de son activit rsulte, comme son existence, de la ncessit absolue de son essence.
Ainsi, ce qui dtruit, aux yeux des hommes, la libert,
c'est pour Spinoza ce qui la fonde, et le trait distinctif
qu'on assigne au libre arbitre lui en dmontre la vanit;
de sorte qu' ses yeux le comble de la libert est dans
l'abolition absolue de la volont.
Dieu, en effet, n'a pas de volont, pas plus qu'il n'a
d'entendement, et pour des raisons toutes semblables.
D'abord, la volont, si on la distingue des volitions, est
un tre chimrique. La volont est donc tout entire
dans une suite de volitions; mais une suite de volitions,
mme infinie, n'est qu'une suite de modes de l'activit,
et non l'Activit elle-mme. L'activit absolue est un acte
ternel et non successif, simple et non compos d'actes
divers, ncessaire et non point dtermin par des causes
trangres, parfait enfin, et dgag des limitations, des
incertitudes, des fluctuations de l'activit humaine.
Parti de cette triple opposition Dieu est tendu et
cependant incorporel., Dieu pense et il n'a pas d'entendement, Dieu est libre et il n'a pas de volont, Spinoza aboutit donc cette triple consquence, que la
i.

d JMj/mixTt~ tome t!I. Je citerai un autre passage curieux


qui sa trouve dans une Lettre d OMm~wy (tome Ut, page 970)
Je MM loin de soumettre Dieu en aucune faon au fsmm; muhmentjt
een~ofs Que toutes choses rsultent de la nature de Dieu de la m<m< fft~n que
<OMf le monde coT~ot~ qu'il r~M~e de la nature de Dieu que Dieu ot< ~'(nfe~tCfnee de Mf-mt'fe. /t)SMr<mmt Il n'<s< personne qui conteste que cela M
rsulte en <t< de l'existence de Dieu; et cependant yermnM n'entend par l
MMmtre Dieu au fatum, et tout le monde ct-<M< que Dieu comprend soim~me, avec tme}Mr/i)tie hterM, quoique KfeeMao'emetX.
Voyez .ttMrM

perfection mme de l'tendue divine en fonde l'indivisibilit, que la perfeclion do la pense divine la dgage
des limitations de l'entendement, enfin, que la perfection de la libert divine rejette loin d'elle les misres
de la volont. Et il termine le premier livre de r.B'<M
par cette hautaine parole, qu'il prononce avec un calme
parfait J'ai expliqu la nature de Dieu.

v
DU

DVELOPPEMEKT DE DIEU.

C'est une remarque juste et profonde de Jacobi que


la philosophie de Spinoza se spare de toutes les autres
par ce trait distinctif, que le fameux axiome mtaphysique Rien ne vient de rien, y est maiutenu et pouss
avec la dernire rigueur 1. S'il est en effet une ide que
Spinoza ait rejete de toute l'nergie d'une conviction
inbranlable, une ide laquelle il ait prodigu ce violent mpris que lui inspire tout ce qu'il exclut, c'est
l'ide de la cration.
Crer, c'est faire quelque chose de rien. L'ide de'
cration implique donc avant tout une premire condition c'est que la substance du monde, et pour ainsi
dire l'tre des choses soit distinct, d'une distinction
effective et relle, de l'tre de Dieu. Autrement, Dieu
n'aurait pas fait le monde; parler rigoureusement, il
l'aurait plutt engendr, pour mo servir du langage de
la mtaphysique chrtienne; de plus, il ne l'aurait pas
fait de r~en, puisqu'il l'aurait tir de soi-mme. En se-

t, .JoM6~ W~e, tome Y,{<a~MM5, (96.

cond lieu, si le monde est rellement distinct de Dieu,


Dieu peut donc tre conu sans le monde, et conu
tre
parfait, accompli, auquel il ne manque
comme un
ricn. Lors donc que Dieu a laiss tomber de ses mains
le grand ouvrage de l'univers, rien ne l'obligeait lui
donner l'tres'il le lui a donn, 'a t par un acte de
sa libre volont, par un dcret de sa sagesse, par une
inspiration adorable de sa bont.
Voil l'ide de la cration dans les lments essentiels qui la constituent. Or, quiconque entend un peu
Spinoza sait d'avance qu'une telle ide devait lui paratre un tissu de contradictions. D'abord son Dieu n'a
pas de volont, et s'il est libre, il ne l'est point de cette
fausse et misrable libert que les hommes
dit-il,
s'imaginent possder. Mais surtout, le Dieu de Spinoza
n'est pas un certain tre, si grand, si parfait qu'on le
l'tre
il
est
mme, l'tre qui est tout l'tre,
suppose;
l'tre hors duquel il n'y a rien; et Dieu une fois donn,
concevoir quelque chose au del, c'est supposer de l'tre
au del de l'tre, ce qui implique.
Spinoza repousse donc avec toute la force dont il est
capable la doctrine d'un Dieu crateur. Mais il ne faut
pas croire que son Dieu soit inactif et infcond; c'est
au nom de son activit absolue, de sa puissance infinie,
de sa fcondit parfaite que Spinoza combat les'partisans de la cration.
LeDieu de Spinoza est essentiellement une cause. Il
est cause de soi il est cause de tout le reste. L'activit.
.n'est pas en lui quelque chose de fortuit et d'accidentel;
~l)e est identique son existence. Et comme il est ternellement, ternellement il agit et se dveloppe. Si le
monde est suspendu sa puissance, ce n'est point

comme l'ouvrage d'un jour, chapp par hasard une


volont jusque-l oisive, qu'un caprice a form, qu'un
autre caprice peut dtruire; ce monde est le dveloppement ternel d'un principe ternellement fcond; et
Dieu n'est point la cause transitive des choses, mais leur
cause !mMaHeft<e (otyiM!'M?H rerum MfM immanens, non vero
transiens)
On peut donc dire en un sens que Spinoza, loin de
rejeter la cration, la proclame plus haut que personne,
puisque dans son systme elle n'est pas seulement possible, mais ncessaire. Son Dieu cre sans cesse, puisque sans cesse il se dveloppe, et que du sein de son
ternit immuable, il remplit la dure infinie de l'inpuisable varit de ses effets.
Mais il n'est pas d'un homme srieux ae se complaire
aux ambiguts. Au sens ordinaire du mot cration, la
rendre ncessaire, c'est la dtruire. Comme en effet elle
suppose essentiellement que Dieu est complet sans le
monde, si on n'admet pas la cration libre, on n'admet
pas au fond la cration. C'est ce qui rsultera clairement, nous l'esprons, d'une rapide esquisse de l'histoire de la question de la cration.
Cette question n'est rien moins que celle du rapport
du fini l'infini, question sublime et redoutable qui
inspire un invincible attrait toute me philosophique,
mais que nul gnie n'a pu rsoudre encore, et qui peuttre passe l'esprit humain. Chose singulire dans cette
fcondit prodigieuse de systmes philosophiques dont
l'histoire nous retrace les destines, on ne rencontre
sur ce grand problme que deux ides, pas une de
t.

De DMu, Propos. 18.

f.

l'ide dualiste, qui suppose deux principes coternels, Dieu et la matire, et l'ide panthiste qui fait
du monde une manation, un dveloppement de la substance de Dieu.
.1] y a bien encore deux systmes qui touchent cette
question suprme
systme latique, qui ne voit
dans l'univers qu'une illusion, absorbe toute existence
relle au sein d'une immobile unit, incapable de sortir
d'elle-mme; et le systme Atomistique, le matrialisme
absolu, qui n'admet pour relles que les choses finies,
et disperse en quelque sorte l'existence en une varit
ternellement mobile. Mais ce n'est point ta rsoudre le
problme du rapport du fini l'infini, c'est le dtruire.
La difficult consiste pour l'esprit humain comprendre
la coexistence de l'infini et du fini. L'latisme en
niant le fini, le matrialisme en niant l'infini, tent-ils
la difficult?non sans doute ils ne la voient pas; c'est
l'enfance de la pense.
L'esprit humain n'a donc vritablement produit que
deux systmes sur le rapport du fini et de l'infini. Dans
le premier, le systme dualiste, Dieu n'est point vritablement la cause du monde car l'tre des choses est
distinct et spar du sien; il dbrouille le chaos de
l'univers, il n'en fait pas les lments. Dieu est donc
l'intelligence ordonnatrice, l'immobile moteur, l'me du
monde, l'architecte de l'univers; mais dans aucun cas,
pour Anaxagoro comme pour Aristote, comme pour
Znon, et peut-tre pour Platon lui-mme, Dieu n'est
point la source unique de l'tre, le premier et le dernier
principe des choses.
Les terribles difncutts o jette le dualisme devaient
conduire les esprits concevoir d'une manire tout
plus

le

oppose le rapport du fini l'infini. Le dualisme spare


Dieu de l'univers, le panthisme les confond. Si l'univers n'existe point par lui-mme, s'il est absurde de
supposer que Dieu l'ait tir d'une matire qui en contenait le fond, il ne reste plus qu'une supposition faire
c'est que Dieu a tir le monde de soi-mme, que le
monde est une manation, un coulement, un rayonnement de son tre. C'est la thorie dont les Alexandrins
prtendirent dcouvrir le germe dans les derniers replis
de la mtaphysique de Platon; ils la soutinrent pendant
quatre sicles, non sans gnie, et ils lui auraient donn
sans doute un dveloppement plus puissant et plus rgulier sans la misre des temps et ce cortge de rveries
mystiques, de traditions bizarres et d'intemprante rudition, qui vint obscurcir et comme touffer leur philosophie.
Quand la mtaphysique chrtienne s'organisa dans les
crits des Pres et par les dcrets des conciles, elle rencontra ces deux grands adversaires, le dualisme et le
panthisme, et les combattit tous deux avec une gale
vigueur. Contre le dualisme, elle tablit la parfaite
unit du premier principe. Contre le panthisme, elle
maintint la distinction radicale de Dieu et du monde. A
ses yeux, le dualisme n'est qu'un manichisme dguis;
et le panthisme, une tentative sacrilge de diviniser la
nature. Oui, sans doute, Dieu est distinct du monde;
mais le monde est son ouvrage, et l'tre du monde dpend du sien. Et, d'un autre ct, ce lien de dpendance, si fort qu'il puisse tre, laisse au monde une
'ralit propre, fonde sur la volont de Dieu, et profondment distincte de sa substance. Le Verbe seul est
consubstantiel Dieu; Dieu ne le fait pas, ne le cre

pas, il l'engendre (genitum non factum, eo)MM~s~a~?H


~'a~ Dire que le monde est une manation de la substance divine, c'est une parole aussi sacrilge que de
soutenir que le Verbe est une crature du Pre. Dans le
premier cas, on lve le monde la dignit de Dieu;
dans le second, on abaisse Dieu au niveau de la misre
humaine.
Dieu a donc fait le monde, il l'a fait de rien en d'autres termes, il l'a fait sans le tirer de soi-mme et
sans* avoir besoin d'aucun principe tranger. Voil la
cration.
Si l'on demande maintenant comment Dieu a fait le
monde, le systme de la cration ne rpond pas. Ce
systme n'est
point une explication du rapport du fini
H l'infini, une troisime conception mtaphysique substitue la conception dualiste et la conception panthiste. En d'autres termes, c'est une troisime conception, si l'on veut, mais qui est tout entire dans
l'exclusion commune des deux autres.
Toute philosophie qui admet la coexistence du fini
et de l'infini, de Dieu et du monde, reconnat que le
monde dpend de Dieu, que l'infini agit sur le fini. Ce
sont les termes mmes du problme. Le problme, c'est
d'expliquer la nature de cette dpendance, le comment de
cette action. Le dualisme l'explique sa manire, le panthisme la sienne le systme de la cration ne l'explique pas. C'est peut-tre un trait de sagesse profonde
de ne rien expliquer ici mais enfin on n'explique rien. On
carte d'une main le dualisme, de l'autre le panthisme,
et on laisse tendu sur le problme lui-mme le voile
pais que chacun de ces systmes essayait de soulever.
Dans les temps modernes, le dualisme n'a point re-

paru, et c'est l'honneur du christianisme et de la philosophie moderne que l'unit parfaite du premier principe ait dsormais pris dans le monde le rang d'une
vrit inconteste. La question s'agite donc aujourd'hui
entre la doctrine panthiste et celle de la cration.
Bacon, Loche, l'cole cossaise, celle de Kant, les
uns par prudence, les autres par timidit, presque tous
par un commun sentiment de la faiblesse humaine, n'ont
point touch ce problme. Descartes, Malebranche,
Leibnitz, ces esprits vigoureux et hardis, ne l'ont abord
qu'avec une extrme dfiance; tous trois cependant,
chacun avec Je caractre particulier de sa doctrine, ont
adopt hautement la solution chrtienne. Spinoza seul
de
hardiesse,
a soutenu le systme contraire avec tant
de suite et de gnie qu'il l'a marqu jamais de son
empreinte et lui a laiss son nom.
Si donc la question du rapport du fini et de l'infini,
aprs avoir travers tant d'preuves, n'a pas t rsolue, elle s'est du moins beaucoup simplifie et claircie.
On ne peut plus tre reu dire aujourd'hui que le fini
ou l'infini n'existent pas, ni mme qu'il y a deux principes coternels des choses. L'latisme pur, le pur
matrialisme, le dualisme enfin, ont t relgus dans
l'histoire, ou bien ils sont tombs dans une rgion si
infrieure que la philosophie n'a rieny dmler. Entre
la thorie panthiste et la thorie de la cration, l'unit
parfaite du premier principe, la contingence et la dpendance du monde sont devenus des points communs. 'Le
problme, c'est de savoir si le monde est rellement distinct de Dieu, et ce titre, s'il est l'ouvrage de sa volont ou bien si le fini et l'Infini ne sont point au fond
deux existences, mais une seule, le fini n'tant qu'un

dveloppement ncessaire, une ternelle manation de


l'infini.
On remarquera que cette question le monde a-t-il ou
non un commencement dans le temps? n'est pas strictement engage dans celle de la cration. La plupart des
mtaphysiciens chrtiens, en donnant un commencement au monde, n'ont voulu qu'exprimer fortement la
libert du Dieu crateur. Si, en effet, la cration est
ternelle, elle peut paratre ncessaire et fonde sur
l'essence de Dieu plutt que sur sa volont;'pour tre
parfaitement libre, il faut donc qu'elle ait commenc.
Toutefois, cela n'est point strictement ncessaire, et il
ne faut pas s'tonner de voir Leibnitz, partisan sincre
de la cration, inclinerun monde infini et ternel',
ni de rencontrer dans les Pres les plus accrdits,
dans saint Augustin, par exemple, des penses comme
celle-ci
Dieu a toujours t avant les cratures, sans jamais
exister sans elles, parce qu'il ne les prcde point par
un intervalle de temps, mais par une ternit fixe'
C'est que le commencement de la cration n'est qu'une
expression trs-sensible et trs-forte de ce que le christianisme veut surtout inculquer aux mes, savoir que
la cration est dictincte du Crateur, et qu'elle est l'ouvrage de sa libre volont.
Spinoza a runi contre cette doctrine, si imposante en
elle-mme, si forte surtout par sa rserve, toutes les ressources de sa dialectique. Il sentait bien que ce n'tait
point l seulement une controverse de grande con-

i.

Letbnin, Trot~~me ~cp~qua

con~Jtf.C~r~.

2. CttcdeD[eu,hvreXH,chap xv.

squence, mais qu'il y allait de tout son systme.


Avant de combattre s~s adversaires, Spinoza tablit
d'abord ses propres principes
Dieu, c'est par essence l'Etre, l'Etre infini, l'tre parfait. Il est donc ncessaire que Dieu contienne en soi
toutes les formes de la perfection. Si l'Existence est une
perfection, Dieu renferme en soi l'Existence. Si la Pense est une perfection, Dieu renferme en soi la Pense.
Si l'tendue est aussi une perfection, Dieu renferme en
soi l'tendue; et il en est ainsi de toutes les perfections
possibles.
La pense de Dieu, la pense en soi est parfaite et
infinie elle doit donc renfermer en soi toutes les formes,
toutes les modalits de la pense. L'tendue en Dieu,
l'tendue en soi doit, au mme titre, renfermer toutes
les formes, toutes les modalits de l'tendue. Et de mme
qu'ilimplique contradiction que Dieu soit parfait et ne
contienne pas la perfection de la pense et la perfection
de l'tendue, il est contradictoire galement que la pense et l'tendue soient parfaites, et qu'il y ait hors d'elles
quelque tendue et quelque pense. Qu'est-ce que la pense parfaite, l'tendue parfaite, sans leur rapport l'Etre
parfait? de pures abstractions. Une pense particulire,
une tendue dtermine ne seraient donc aussi que des
abstractions vaines sans leur rapport la pense en soi
et al'tendue en soi. Or, les dterminations de la Pense,
c'est ce que nous appelons les mes; et les dterminations
de l'ten tue, c'est ce que nous appelons les corps. Par
consquent, l'tre enfante ncessairement la Pense, l'tendue, et une infinit d'autres attributs infinis que notre'
enfanl'tendue
faiblesse n'atteint pas, et
et la Pense
tent ncessairement une varit infinie de corps et

d'mes qui surpasse l'imagination et que l'entendement


humain ne peut embrasser. La pense parfaite, l'.tendue parfaite, dans leur plnitude et leur unit, ne tombent point sous la condition du temps. Dieu les produit
donc dans l'ternit; elles sont le rayonnement toujours gal de son tre. Les mes et les corps, choses
limites et imparfaites, ne peuvent exister que d'une
manire successive. Dieu, du sein de l'ternit, leur
marque un ordre dans le temps, et comme leur varit
est inpuisable et infinie, ce dveloppement, qui n'a pas
commenc, ne doit jamais finir.
Ainsi tout est ncessaire. Dieu une fois donn, ses
ces
attributs sont galement donns, les dterminations de
attributs, les mes et le? corps, l'ordre, la nature,
le progrs de leur dveloppement, tout cela est galement donn. Dans monde gomtrique, il n'y
ce
a pas
de place pour le hasard, il n'y en a pas pour le caprice,
il n'y en a pas pour la libert. Au sommet, au milieu,
l'extrmit, rgne une ncessit inflexible et irrvocable.
'<i~)t
S'il n'y a point de libert ni de hasard, il n'y a point
ttuM
Tout est bien, car tout est ce qu'il doit tre.
tVt~ Tout est ordonn, car toute chose a la place qu'elle doit
Hm~
.LftJ avoir. La perfection de chaque objet est dans la ncessit
relative de son tre, et la perfection de Dieu est dans
l'absolue ncessit qui lui fait produire ncessairement
toutes choses.
~(i<
Que vient-on nous parler maintenant, s'crie Spinoza,
d'un Dieu qui cre pour son bon plaisir ou par pure
(M ~t
indiffrence, qui choisit ceci et rejette cela, qui se repose
fatigue, qui cre pour sa gloire, qui poursuit une
certaine tin et se consume l'atteindre Chimres bonnes

(~'
n.tot-se

repatre l'imagination des enfants et des esprits faibles Dieu, dites-vous, a fait tout ce qui est, mais il au-

rait pu faire le contraire. Dieu pouvait donc faire que la


somme des angles d'un triangle ne ft point gale
deux droits ? Dieu a choisi l'univers entre les possibles
il y a donc des possibles que Dieu ne ralisera jamais?
Car s'il les ralisait tous, il ne pourrait plus choisir, et
suivant vous, il puiserait sa toute-puissance et se rendrait lui-mme imparfait. Vous voil donc rduits
soutenir que Dieu ne peut faire tout ce qui est compris
en sa puissance, chose plus absurde et plus contraire
la toute-puissance de Dieu que tout ce qu'on voudra
imaginer. Vous dites que la cration est l'ouvrage de sa
volont. Or, tout effet a un rapport ncessaire sa cause,
et des effets diffrents veulent des causes diffrentes. Si
donc le monde tait autre, autre serait la volont du
Dieu qui l'a cr. Mais la volont divine n'est pas spare de son essence. Supposer que Dieu peut avoir une
autre volont, c'est supposer qu'il peut avoir une autre
essence, ce qui est absurde. Si donc l'essence de Dieu
ne peut tre que ce qu'elle est, la volont de Dieu ne
peut tre que ce qu'elle est, et les produits de cette volont, les choses, ne peuvent tre autres que ce qu'elles
sont'. Y a-t-il un philosophe qui conteste qu'en Dieu
tout est ncessairement ternel et en acte? Or, dans l'ternit d'un acte immanent, il n'y a ni avant ni aprs, il
'n'y a ni diffrence, ni changement concevables. Cet acte
est ternellement ce qu'il est, et incapable de diffrer de
soi, il ne peut tre que ce qu'il est. Vous accorderez

Dieu, Scholie de la Propos. 17.


2. E~/tt~M~, part. 1, Propos. 33 et ses deux SchoLes.
i

au moins que l'entendement divin n'est jamais en puismais


peut-on
sparer la
acte;
toujours
mais
en
sauce,
volont de l'entendement et tous deux de l'essence?
Telle est l'essence, tel est l'entendement, telle est la volont. tre, pour Dieu, c'est penser, c'est agir. Ce qu'il
il
pense, il le fait. Ses ides, ce sont des tres. Si vous voulez changer les tres, commencez par changer les ides
de Dieu, sa pense, son essence mme
Que parlezvous d'une volont absolue, d'une volont d'indiffrence
qui flotte dans le vide, n'tant fonde ni sur l'essence de Dieu ni sur les ides? Cette volont, c'est le
hasard.

Je l'avouerai toutefois, ajoute Spinoza', cette opinion, qui soumet toutes choses une certaine volont
indiffrente et les fait dpendre du bon plaisir de Dieu,
s'loigne moins du vrai, mon avis, que celle qui fait
agir Dieu en toutes choses par la raison du bien. Les
philosophes qui pensent de la sorte semblent en effet
poser hors de Dieu quelque chose qui ne dpend pas de
Dieu, espce de modle que Dieu contemple dans ses
oprations, ou de terme auquel il s'efforce pniblement
d'aboutir. Or, ce n'est l rien autre chose que soumettre
Dieu la fatalit, doctrine absurde s'il en fut jamais,
puisque nous avons montr que Dieu est la cause premire, la cause libre et unique, non-seulement de l'existence, mais mme de l'essence de toutes choses.
On voit que Spinoza partage le mpris de l'cole cartsienne ~t de tout son siec)e pour les causes finales. Il
dirait vo'i~ntiers avec Bacon La recherche des causes
i.
2.

De Pfeu~ Sehuhe 2 de la Propos. 33.


De

Dieu, Appendice.

finales est une recherche strile, e/ comme une vierge consacre Dieu, elle M~p~M< donner aucun fruit. H
Suiv ant Spinoza, c'est un des prjugs les plus funeste et les plus enracins dans le cur des hommes,
que la nature et Dieu mme agissent pour une fin. L'origine de cette erreur grossire est dans l'ignorance de

l'homme qui conoit toutes choses son image, et dans


son orgueil qui lui persuade que tout est fait pour lui.
De l une foule de superstitions et d'erreurs. On appelle
Bien ce qui est utile l'homme, et AM ce qui lui est
nuisible, tandis qu'en ralit toutes choses sont galement bonnes, tant galement ncessaires. On s'imagine que la beaut et la laideur font dans les choses,
au lieu qu'elles n'existent que dans l'imagination des
hommes, qui se reprsentent les objets avec plus ou
moins de facilit. On veut tout expliquer par des causes
surnaturelles; et quiconque s'efforce de comprendre
les choses naturelles en philosophe au lieu de les admirer en stupide, est tenu aussitt pour hrtique et pour
impie, et proclam tel par les hommes que le vulgaire
adore comme les interprtes de la nature et de Dieu
Spinoza lev contre cette doctrine des causes finales
deux objections fondamentales la premire, c'e,t qu'elle
renverse!'ordre deperfectiondes choses; la seconde, c'est
qu'elle dtruit la perfection divine Elle renverse l'ordre
de perfection des choses; car l'effet le plus parfait est
celui qui est produit immdiatement par Dieu, et un
effet devient de plus en plus imparfait a mesure que sa
production suppose un plus grand nombre de causes

1. De Dieu, tome In, page 45.


De Dieu, Appendice.

intermdiaires. Or, si les choses que Dieu produit immdiatement taient faites pour atteindre la fin que Dieu se
propose, il s'ensuivrait que celles que Dieu produit les
dernires seraient les plus parfaites de toutes, les autres
ayant t faites en vue de celles-ci.
De plus, la doctrine des causes finales dtruit la perfection de Dieu. Car si Dieu agit ncessairementpour une fin,
il dsire ncessairement une chose dont il est priv. En
vain les thologiens distinguent entre une fin poursuivie
par indigence et une fin d'assimilation; ils sont toujours
forcs de convenir que tous les objets que Dieu s'est proposs, en disposant certains moyens pour y atteindre,
Dieu en a t quelque temps priv et a dsir les possder.
Spinoza ne se demande pas si une fin ternellementt
atteinte ne change pas de caractre, si un dsir ternellement combl ne cesse pas d'tre un besoin. Il n'a pas
l'air de songer que lui-mme, arriv la rgion la plus
haute de la morale, reconnatra en Dieu une sorte
d'amour et une flicit parfaite, fruit ternel d'un dsir
de perfection ternellement rassasi Il suffit que la
thorie des causes finales soit favorable la cration
pour qu'il lui dclare une guerre acharne et s'puisea
la renverser, au dtriment mme d'un de ses principes.
Spinoza ne pouvait admettre, en effet, la cration sans
abandonner, je ne dis pas telle ou telle partie de sa philosophie, mais sa philosophie elle-mme. Car elle est
fonde sur l'Ide d'une activit ncessaire, infinie, qui
se dveloppe ncessairement et infiniment, et traverse
sans les puiser jamais tous les degrs possibles de
t.

De ta

Merte, Propos. 35.

5..

l'existence. Dans ce dveloppement infini, la volont


occupe et doit occuper une place trs-infrieure Comment la volont de Dieu pourrait-elle tre la cause du
monde? La volont, en gnral, suppose l'entendement,
l'entendement se rapporte la pense, et la pense est
postrieure l'tre. La volont ne peut donc tre le
premier principe des choses, puisqu'elle demande un
principe suprieur elle-mme. Tout vient de l'tre, et
tout en vient ncessairement; il n'y a que l'tre qui
soit absolument premier. De l'tre mane la pense,
de la pense l'entendement, de l'entendement la volont. Placer la volont au premier rang, elle qui est
tout au plus au quatrime, c'est renverser l'ordre des
choses.

VI
DES MODES TERKELS ET tKFIMS DE DIEU.

On croit gnralement que, dans la doctrine de Spinoza, entre Dieu pris en soi et les tres finis et mobiles
qui composent l'univers, il n'y a d'autre intermdiaire
manent
les modes, et qui
que les attributs infinis d'o

manent eux-mmes de la Substance. Ce prjug est une


grave erreur, et j'ose dire que quiconque l'a dans l'esprit
ne se forme pas une ide complte des spculations de
Spinoza.
Sans doute,Spinozane distingueque trois ordres d'existences, la Substance, l'attribut et le mode mais il y a
pour lui deux sortes de modes, les modes proprement
dits, variables, finis, successifs, qui constituent les mps
t.

thIque, de Dieu, Ptopos.

!i, !a, 30 et 3t.1.

et les corps, et puis d'autres modes d'une nature toute


diffrente, ternels, infinis, plus troitement lis que les
mes et les corps la Substance.
Spinoza semble faire effort pour multiplier les modes
de cette nature, comme s'il tait effray du vide infini qui spare Dieu du monde et qu'il et cur de
le combler. Sa doctrine prsente sous ce point de vue
des analogies trs-frappantes avec les traditions orien-,
tales, et elles auraient t dj signales sans doute, si
ce ct de la doctrine de Spinoza n'tait rest enseveli

dans une profonde obscurit.


11 faut dire que Spinoza lui-mme a pris bien peu de
peine pour t'claircir. A peine indique dans trois ou
quatre propositions du premier livre de l'thiqueSpinoza n'y revient plus; et quand ses amis le pressent de
s'expliquer, il rpond peine et d'une faon presque'
vasive
Spinoza distingue expressment deux sortes de modes
ternels et infinis de la substance divine ceux qui dcoulent de la nature absolue d'un attribut de Dieu, et il
donne pour exemple l'ide de Dieu et au-dessous de
ces modes, ceux qui en dcoulent, et qui se trouvent
ainsi spars de la Substance par deux intermdiaires,
l'attribut et le mode immdiat de l'attribut. Spinoza,
dans l'thique, no donne aucun exemple de cette seconde espce de modes ternels et infinis, et sur ce
point grave et dlicat on est presque rduit des conjectures.

Une chose certaine, c'est que Spinoza tait conduit,

t.EtM~M~ part.

t.3.

1, Propos.

),

23, 30 et 3t.

LfUtt .tff'j/cr, tome H, page 4)9.


De Dieu, FMpos.

t.1.

par la ncessit de son systme, tablir des intermdiaires entre les attributs de Dieu et les choses. Considrez, par exemple, l'ordre des choses dans le dveloppement de la. Pense la pense absolue, la pense de
Dieu, a Dieu seul pour objet; c'est le degr le plus
lev, la fonction la plus haute de la Pense. Allez maintenant au\ degrs les plus infrieurs, vous y trouvez les
mes. Or, les mes, ce sont les ides. Mais toute ide
particulire a un objet particulier. Pour Spinoza, l'objet
propre de chaque me, c'est le corps auquel elle estunie.
Il y a sans doute un nombre infini d'mes, comme il y a
un nombre infini de corps; mais ni les dterminations
particulires de la Pense ni la pense absolue n'puisent l'tre de la Pense. Ainsi la Pense implique l'ide
de Dieu; l'ide de Dieu implique l'ide de chacun des
attributs de Dieu. Or, toutes ces ides diffrent essentiellement et de la pense en soi et des dterminations
limites de la Pense. L'ide de Dieu, en effet, n'est point
la pense en soi, mais la premire de ses manifestations.
l'ide
La pense en soi est absolument indtermine
de Dieu est dj dtermine en quelque faon. D'un
autre ct, l'ide de Dieu est ternelle et infinie infinie,
car elle comprend toutes les autres ides; ternelle,
parce qu'elle est une manation parfaitement simple et
ncessaire de la pense divine elle ne peut donc tre
confondue avec ces ides changeantes et finies qui com-

posent les mes.


Maintenant, de l'ide de Dieu, qui mane immdiatement de la pense divine, Spinoza fait immdiatement
maner certaines modifications galement ternelles et
infinies et je crois entrer dans son sens en citant pour
exemple, l'ide de l'tendue de Dieu. Cette ide est

simple, par consquent ternelle; elle est infinie, car


elle comprend toutes les ides qui correspondent tous
les modes de l'tendue infinie. Et elle n'est pourtant pas
une immdiate manation de la pense, divine; car l'ide de l'tendue de Dieu implique immdiatement l'ide de Dieu, et d'une faon seulement mdiate la pense
divine.
Je ne sais si je me trompe et si l'interprtation que je
vais proposer d'un des points les plus importants, les
plus obscurs, et jusqu' prsent les plus inexplors de
la doctrine de Spinoza, ne paratra pas tmraire. Quant
moi, aprs un srieux examen, je persiste la croire
vraie, et je ne dissimule point que je la propose ici avec
quelque confiance.
Dieu et ses attributs infinis, la Pense et l'Etendue,
avec tous les autres attributs en nombre infini inconnus
nos faibles yeux, vodd la nature naturante. Quel est le
premier degr de la nature nature? dans l'ordre de la
pense, c'est l'ide de DieuSpinoza le dit expressment L'idf de Dieu n'est pas l'ide de la. Substance
car alors elle se confondrait avec la pense infinie et
ferait partie de la nature naturante. La pense infinie
n'est pas une ide, elle est le fond de toutes les ides
elle est absolument indtermine, et n'a pour objet que
l'tre absolument indtermin, la Substance. L'ide de
Dieu est donc l'ide des attributs de Dieu. On s'explique
ainsi que Spinoza en fasse la premire manation de la
Pense
car ce que la pense de la Substance implique
immdiatement, c'est l'ide des attributs de la Substance. On s'explique galement que l'ide de Dieu apt.

E<fu9e, Propos.

!f.

partienne la nature nature, non la naturante,


cemme la Pense. La pense de la Substance est simple
et indtermine, comme son objet; dans l'ide des attributs de la Substance, il y a dj de la dtermination et
de la varit. C'est donc un point bien tabli que l'ide de Dieu est l'ide des attributs de Dieu, ou, comme
Spinoza l'appelle aussi, l'Entendement infini.
Or, qu'est-ce que l'ide de Dieu, l'Entendement infini?
L'Entendement infini enveloppe une infinit d'ides, car
il enveloppe l'ide de chacun des attributs de Dieu et
il y en a une infinit. Chacune de ces ides, par exemple, l'ide de l'tendue, est une manation immdiate
de l'ide de Dieu, comme l'ide de Dieu est une manation immdiate de la pense de Dieu, comme la pense
de Dieu elle-mme est une manation immdiate de l'essence de Dieu.
Outre l'ide de l'Etendue, nous connaissons encore
une autre ide, c'est l'ide de la Pense. Il doit y
avoir, en effet, dans l'ide de Dieu, l'ide de tous les
attributs de Dieu, et la Pense est un de ces attributs.
Or, la Pense est de sa nature reprsentative; elle n'existe
-qu'a condition d'avoir un objet, et c'est, ce caractre qui
la distingue des autres attributs de la Substance. L'tendue, par exemple, n'exprime rien et ne contient rien
qu'elle-mme. Prise en soi, elle n'a de rapport qu' soi.
Mais la Pense exprime en un sens et contient toutes les
formes de l'tre. D'une certaine faon, elle est l'tendue;
l'tendue
est formellement, la Pense l'est
car ce que
objectivement, et, dans ce sens, la Pense est toutes
choses. Mais si elle embrasse, si elle comprend toutes
t.

De

~tx, Propos. 30.


8.

les perfections de la Substance, elle doit se comprendre


elle-mme
car elle est elle-mme une perfection de la
Substance. La pense absolue se pense donc elle-mme,
et il y a par consquent une ide de la Pense.
VoiL\ les deux seules ides que nous connaissions
positivement, de toutes celles qui sont comprises en
nombre infini dans l'ide de Dieu.
Maintenant que contient chacune de ces ides de chacun des attributs de Dieu, par exemple, l'ide de
l'Etendue? elle comprend les ides de toutes les
modalits de l'tendue. Or qu'est ce qu'une modalit de
l'Etendue? c'est une me,
une me particulire jointe
un corps particulier. L'ide de l'Etendue enveloppe donc
toutes les mes; elle est donc, la lettre, Fam du monde
corporel. C'est une me universelle, conue la faon
des Alexandrins, dont toutes les mes particulires sont
des manations. C'est un ocan infini d'mes et d'ides.
Chaque ide, chaque me est un fleuve de cet ocan
chaque pense en est'un flot.
Mais ce n'est pas tout, et les analogies du monde de
~'F~~M et de celui des F~da~es ne s'arrtent pas l.
L'ide de l'tendue est l'me du monde corporel; mais
l'ide de l'tendue est elle-mme une manation particulire d'un principe qui en contient une infinit, un
fleuve d'un ocan plus vaste. L'ide de l'tendue est
enveloppe avec l'ide de la Pense, avec une infinit
d'ides du mme degr, dans l'ide de Dieu. L'ide de
Dieu n'est plus l'me de l'univers que nous connaissons;
elle est l'me ~e cette infinit d'univers qu'enfante sans
cesse l'incomprhensible fcondit de l'tre. Elle est
vraiment l'me du monde, en prenant le monde dans ce
sens tendu o l'univers infini que nous connaissons,

l'univers des mes et des corps, de la matire et de l'esprit, perd


se
comme un atome imperceptible
j
Que cette conception de l'ordre de choses lve notre
me et la fois confond notre faiblesse Que sommesnous ?
une me jointe un corps. Cette me se connat
un peu elle-mme et connat
un peu le corps auquel elle
est
ume, et par suite, mais dj beaucoup moins, les
corps quipeuvent agir sur le sien Voil le cercle de nos
connaissances. Mais cet univers born que nos sens
nous font voir et o nous occupons si peu de place
n'est qu'un point dans l'univers infini des corps et des
mes Eh bien cet univers lui-mme dont l'infinit
nous passe, que nos sens ignorent, que notre raison
conoit mais sans l'embrasser, cet univers infini se rduit lui-mme une infinie petitesse, quand on songe
qu'iln'est qu'une partie d'une infinit d'univers semblables qui se dveloppent ct du ntre en une infinit de modifications. L'ide de l'tendue enveloppe
notre univers; mais elle-mme est enveloppe par l'ide
de Dieu, qui contient tous les univers possibles. Et Dieu
enfin enveloppe ce nombre innombrable d'univers dans
sa Pense et sa Pense elle-mme dans sa Substance,
dernier fond qui contient tout, foyer primitif d'o tout
rayonne, inpuisable ocan o tout s'alimente, profondeur insondable que la pense humaine adore en s'y
abmant.

VII
De l'univers des corps.
De l'univers des mes.
De l'union des mes et des corps.
)

L'tre absolu est identique l'activit absolue. tre,

pour Dieu, c'est agir; agir, c'est produire; produire,


c'est parcourir et remplir tous les degrs de l'existence.
Dieu produit d'abord la Pense et l'Etendue, qui rsultent immdiatement de son essence. De la Pense et
de l'tendue dcoulent ternellement des modes infinis
qui contiennent en soi d'autres modes, infinis encore,
mais d'une perfection infrieure; car ce qui fonde et mesure la perfection d'une chose, c'est le rapport plus ou
moins immdiat qui l'unit l'tre. Enfin, au-dessous de

ces manations successives qui enveloppent l'univers


comme des sphres concentriques de grandeur proportionnellement dcroissante, s'agite la varit infinie des
tres mobiles, les mes et les corps. Dans cette rgion
infrieure, les mes composes d'ides claires et distinctes occupent le premier rang. Elles correspondent
des corps plus parfaits que tous les autres, d'une organisation plus riche et plus varie. Viennent ensuite aux
divers degrs de l'chelle infinie, ordonns suivant leurs
rapports de perfection, unis par une loi ncessaire de
correspondance, des mes de plus en plus obscurcies,
des corps de plus en plus simples, et ce progrs n'a
d'autres limites que celles du possible; car il y a de la
place dans l'univers pour tous les degrs et toutes les
formes de l'existence. Les tres les plus humbles sont
bons encore, parce qu'ils sont, et si chtifs qu'on les
suppose, ils reprsentent pourtant leur manire, selon
leur nature et leur fonction, la perfpction absolue de

l'tre.

De l'univers des corps.

Spinoza dfinit un corps en gnral un mode qui exprime d'une certaine faon dtermine l'essence de Dieu, en
tant que l'on considre Dieu comme chose tendue'.t,
Il y a deux parties dans cette dfinition l'une qui est
commune Descartes, Malebranche, Fnelon, Spinoza, en un mot toute l'cole cartsienne; l'autre qui
appartient en propre l'auteur de l'thique, et qui fait
le caractre original de sa thorie de la nature. Tout
corps, dit Spinoza est un mode de l'tendue; jusque-l
il reste fidle Descartes. Mais il ajoute un mode de
l'tendue divine. Ici le disciple se spare du matre,
ou s'il lui reste fidle encore, c'est d'une tout autre
faon.

Suivant les cartsiens, toutes les qualits des corps


peuvent se rduire quatre l'tendue, la figure, la divisibilit, le mouvement. Tout le reste, le chaud et le
froid, la mollesse et la duret, la saveur, le son, la couleur, n'existe que dans la sensibilit humaine. Ce sont
des images ou des impressions que le vulgaire, dupe des
illusions des sens, rpand sur les objets extrieurs, mais
qui, spars de l'me, n'ont aux yeux des philosophes
qu'une ralit fantastique'.Or, qu'est-ce que la figure?
une limitation de l'tendue. Qu'est-ce que la divisibilit?
une suite ncessaire de l'tendue. Qu'est-ce enfin que le
mouvement? un changement de rapports dans l'tendue.
1. thique, part. 2, Dfinition t.
S. De Dieu, Appendice.

Il n'y a donc dans le corps rien de primitif et de fondamental que


Tous les corps, dit Spinoza, ont donc quelque chose
de commun' puisqu'ils enveloppent tous le concept
d'un seul et mme attribut, savoir, l'tendue. Ils ne
diffrent donc point par la Substance qui est la mme
pour tous, mais par les modalits qui sont diverses pour
chacun.
Il y a deux sortes de corps, les corps simples, lments premiers de l'univers matriel, et les corps composs, qui sont les corps proprement dits, les individus,
comme un minral, une plante, le corps humain Les
corps simples se distinguent les uns des autres par le
mouvement et le repos, la vitesse ou la lenteur' les
corps composs, par leur degr de solidit, savoir la
duret, la mollesse ou la fluidit'.
On demandera comment un corps, qui est par hypothse un mode de l'tendue, peut tre simple, c'est-dire indivisible et comment un corps simple peut se
mouvoir. On voudra savoir aussi comment les corps
composs peuvent se distinguer par leur degr de solidit, si la solidit n'est point comprise dans les qualits
relles de l'tendue. Car il ne parat pas que des parties
purement tendues et sans solidit intrinsque puissent
acqurir par leur runion une proprit trangre leur
essence. Spinoza s'efforce de rpondre ces questions, et
s'il ne rsout pas les difficults, on ne peut pas l'accuser de jie les point voir. Spinoza suppose en effet des

l'tendue.

I emmt 2 aprs la Propos. (3>


1. Ethique, part.
2. Ethique, Axiome 2, aprs le Lemme 3.
3. Ibid.j Lemme 1, aprs la Propos. 13.
3.
Ibid., Axiome 3, apres le Lemme 3.

t.

corps simples; mais ce serait se mprendre trangement


que d'entendre par l des atomes. Les atomes, le vide,
ne sont ses yeut que des fantmes de l'imagination
Tout est plein, et l'tendue, substance des corps, loin
de se rsoudre en particules distinctes, spares ou sparables par des intervalles, est un seul tre continu et
indivisible. L'univers corporel de Spinoza, c'est l'univers
de la gomtrie. L'tendue, en effet, rduite quelque
chose de figurable et de mobile, en quoi diffre-t-elle de
l'espace pur? Or, dans la continuit absolue de l'espace
gomtrique, la divisibilit et la mobilit sont choses
tout idales; ce sont des actes de la pense.
Un corps, pour Spinoza, n'est donc vritablement
qu'une dtermination de l'espace pur; et c'est une des
raisons qui lui feront dire- dans la suite qu'un corps est
un mode de l'tendue correspondant un certain mode,
un certain acte de la pense, et, par une consquence
facile pr\oir, que les modes de l'tendue sont au fond
identiques aux modes de la pense, un corps n'tant que
l'objet d'une ide, une ide n'tant que la forme, l'acte
d'un corps2.
Qu'est-ce maintenant qu'un corps simple? Si ce n'est
pas un atome, est-ce un point gomtrique? pas davantage. L'atome est une chimre des sens; le point gomtrique est une abstraction de la pense. Composer un
corps de surfaces, une surface de lignes, une ligne de
points, c'est composer les tres rels d'lments abstraits
et les nombres de zros. Un corps simple, c'est donc
ce qui correspond dans l'tendue absolue un acte
1. thique,

2.

De

part I,Sthol. de la Propos. 15,


l'Ame, Schol. de la Propos. 21.
1

simple de la pense, dterminant, circonscrivant dans des


limites prcises l'ide de l'espace pur. Maintenant, les
sens et l'imagination, venant se mettre de la partie,
revtent de leurs couleurs ce produit de la pense pure,
et voil le corps.
Spinoza parle de corps simple, mais cette simplicit
est toute relative. Ce corps simple, produit en quelque
faon par un acte de la pense, un autre acte de la pense
peut le diviser, et cette division, par sa nature, ne
souffrapas de limites. L'tendue est donc la fois indivisible et divisible l'infini, divisible dans ses modes,
indivisible dans sa substance. Quelque jugement qu'on
porte sur la valeur de cette thorie, dont Spinoza prit le
germe dans Descartes, on ne peut disconvenir qu'elle
ne soit extrmement originale; et il serait diflicile de
lui trouver des analogues dans l'histoire de la philosophie. Ce n'est point la thorie des mtaphysiciens-gomtres, qui composent le corps de points, de lignes et
de surfaces, ni celle des physiciens matrialistes, pour
qui tout se rsout en atomes; ce n'est pas non plus.la
thorie de Leibnitz, o les corps sont forms de ces
atomes mtaphysiques qu'il appelle monades. Chose cudoctrine avec laquelle celle de Spinoza prrieuse
sente le plus d'analogie, c'est celle de Kant. Pour tous
deux, e.n effet, les qualits secondaires de la matire se
rduisent des impressions de la sensibilit, et le fond
de l'existence corporelle, c'est l'ide pure de l'espace
avec ses dterminations infinies.
Mais voici une diffrence capitale qui spare Spinoza
de Kant, ainsi que de Berkeley et de tous les idalistes
c'est que l'tendue, pour Spinoza, n'est pas une ide, mais
un objet. Qu'est-ce, en effet, qu'un corps dans sa tho-

la

rie? ce n'est point seulement un acte de la pense;


c'est ce qui, dans l'tendue absolue, correspond cet
acte de la pense. La pense et l'tendue, les ides et
les corps, se pntrent et s'unissent dans la Substance
qui les enfante sans cesse; mais bien qu'un corps n'existe
pas sans tre pens, bien qu'une ide n'existe pas sans
avoir un corps pour objet, l'ide et le corps n'en sont
pas moins deux choses distinctes et mme indpendantes.
L'ide, en effet, n'est point fonde sur son objet, ni le
corps sur le sujet qui le reprsente; l'ide ne repose que
sur la pense; le corps ne repose que sur l'tendue
l'ide et le corps ne sont identiques, leur racine dernire, que parce que l'tendue et la pense d'o ils relvent sont elles-mmes identiques dans la Substance.
Qu'est-ce maintenant qu'un corps compos ? Voici la
dfinition de Spinoza'
Lorsqu'un certain nombre de corps de mme grandeur ou de grandeur diffrente sont ainsi presss qu'ils
s'appuient les uns sur les autres, ou lorsque, se mouvant d'ailleurs avec des degrs semblables ou divers de
rapidit, ils se communiquent leurs mouvements suivant des rapports dtermins, nous disons qu'entre de
tels corps il y a union rciproque, et qu'ils constituent
dans leur ensemble un seul corps, un individu, qui, par
cette union mme, se distingue de tous les autres. Or,
ajoute Spinoza mesure que les parties d'un individu
corporel ou corps compos reposent rciproquement les
unes sur les autres par des surfaces plus ou moins
grandes, il est plus ou moins difficile de changer leur

I. De l'me, De6n., aprs le Lemme 3.


S. Ibtd. Axiome 3, apres le Lemme 3.

situation, et par consquent de changer la figure de l'individu en question. Et c'est pourquoi j'appellerai les
corps durs, quand leurs parties s'appuient l'une sur
l'autre par de grandes surfaces, mous, quand ces surfaces sont petites, fluides, quand leurs parties se meuvent
librement les unes par rapport aux autres.
On voit que la solidit d'un corps, pour Spinoza, dpend uniquement de la figure de ses parties composantes la figure est donc, dans cette thorie, le vritable
principe de l'individualit des corps. Et cela devait tre
dans ce monde tout gomtrique car si un corps n'est
autre chose qu'une dtermination de l'tendue, comme
c'est la figure qui dtermine l'tendue, la figure seule
pouvait servir distinguer les corps les uns des autres.
Mais la figure n'est rien de positif; c'est une limite. Elle
ne peut communiquer l'tendue ce que l'tendue ne
contient pas. Or, l'tendue pure ne contient que soi,
c'est--dire l'extension infinie en longueur, largeur et
profondeur. Spinoza se tourmente donc en vain pour
trouver la solidit qui lui chappe. Il a beau dire lui
aussi, et Leibnitz le lui prouvera, compose les corps rels
avec des abstraits, et fait avec des zros des units et
des nombres.
(
Aprs avoir dtermin les lments de son univers,
Spinoza recherche les transformations dont ils sont susceptibles. A l'en croire, il n'en est pas une seule qui ne
soit explicable par les lois mathmatiques du mouvement. Il n'y a pas de naissance relle ni de mort effective
dans la nature; il n'y a pas de dveloppement interne
des choses; tout se rduit des additions ou dessoustractions de parties. Les modes simples de l'tendue se

composent, et c'est la naissance; ils se dcomposent, et


c'est la mort; ils se maintiennent dans un rapport fini, et
c'est la vie.
Considrez les modes simples de l'tendue hors de
toute composition, vous avez les lments inertes de l'univers corporel. Les combinaisons les plus simples de
ces modes forment les corps inorganiques. Ajoutez ces
combinaisons un degr suprieur de complexit, l'individu devient capable d'un plus grand nombre d'actions
et de passions; il est organis, il vit. Avec la complexit
croissante des parties, se perfectionne et s'lve l'organisation, et l'on arrive ainsi de degr en degr cette
admirable machine, la plus riche, la plus diversifie, la
plus complte de toutes et ce chef-d'uvre de la nature, qui contient toutes les formes de combinaison et
d'organisation dont elle est capable, ce petit monde o
l'univers entier vient se rflchir, c'est le corps hu-

main

Spinoza est donc, en physique, pour le mcanisme


pur de Descartes. S'il donne une me la nature, s'il
rend aux animaux la vie et le sentiment que Descartes
leur avait retranchs, c'est qu'aprs avoir ni le dynamisme en physique, il le retrouve en mtaphysique
(comme il arriva plus tard Leibnitz).-A l'exemple de
Descartes et de Malebranche, Spinoza n'admet dans le
corps, en tant que corps, aucune vertu motrice. Un corps
i.

De l'me, Schol. de la Propos. 13.


a Quand nos adversaires (dit Spinoza faisant allusion aux partisans des causes finales) considrent l'conomie du
corps humain, ils tombent dans un etonnement stupide, et comme ils ignorent les
causer d'un art si meneilleux, i's concluent que ce ne sont point des luis mecamques mais une industrie dmue et surnaturelle qui a forme cet ou^age et en a
dispose les pallies de faon qu'ellee ne se contrarient pas rciproquement,

[thique; part

t, Appendice.)

ne peut, de soi, changer son tatS'il est en mouvement


ou en repos, il a d y tre dtermin par un autre corps,
lequel a t dtermin lui-mme au mouvement ou au
repos par un troisime corps, et ainsi l'infini. D'o il
suit qu'un corps en repos ou en mouvement resterait
ternellement dans l'tat o il a t mis une fois, s'il ne
recevait l'action d'une cause trangre.
Mais, dira-t-on, il faut au moins admettre un premier
corps qui a t mis en mouvement ou par soi-mme, ou
parune cause incorporelle. Spinoza n'accepte point cette
consquence, qui, en effet, est diamtralement oppose
l'esprit de sa philosophie. Suivant lui, de mme que
les ides ne relvent que de la pense, les corps et leurs
mouvements ne relvent que de l'tendue. Expliquer un,
mode d'un des attributs de Dieu par l'action d'un principe tranger la nature de cet attribut, c'est ne pas entendre l'ordre des dveloppements divins'. Et il estaussi
absurde d'expliquer un mouvement par un principe incorporel, qu'il le serait d'expliquer une ide par un
mouvement. En gnral les modes d'un attribut quelconque ont Dieu pour cause, en tant que Dieu est considr sous le point de vue de ce mme attribut dont ils
sont les modes et non sous un autre point de vucs. Si
donc l'on considre l'ordre des choses sous le point de
vue de l'tendue, en d'autres termes si l'on regarde l'univers des corps, tout doit y tre expliqu ou du moins
explicable par des mouvements, comme si l'on considre l'ordre de choses sous le point de vue de la
pense, ou, en d'autres termes, si l'on regarde l'uni1. De l'Ame, Lemme 3, apres la Propos. 13,
Ibid. Propos. 5.
3. Ibid. Propos. 6.

vers des mes, tout s'y doit expliquer par des ides'.
On demandera quel est donc le premier mouvement?
Spinoza rpond il n'y a pas de premier mouvement,
j pas plus qu'il n'y en a de dernier. La dure, dans son
coulement infini du sein de l'ternit, forme une srie
o chaque instant suppose celui qui prcde et est suppos par celui qui suit, sans commencement ni fin. De
mme l'tendue, immobile en soi, se dveloppe dans le
temps par une mobilit inpuisable.
Est-ce dire que dans ce progrs l'infini Dieu soit
absent ou inutile? Mais ce progrs ternel est celui de
Dieu mme; car c'est le progrs d'une activit infinie
qui, dans l'ordre de l'tendue comme dans tous les ordres d'existence, sort de l'immobilit de son essence
ternelle et abstraite pour se raliser successivement en
traversant tous les degrs d'une mobilit sans terme.
C'est ainsi que Spinoza se reprsente la nature. Elle
forme une existence pleine et indpendante, une en soi
et enveloppant toutefois une diversit infinie. Et il n'y a
point l de contradiction. Qu'est-ce, en effet, qui constitue l'unit d'un tre corporel? qu'est-ce qui en constitue
la varit? Considrons les composs les plus simples,
par exemple un minral. Ce minral n'existe, comme
individu, qu' une condition, c'est qu'il y ait un rapport
constant entre le mouvement et le repos de ses parties.
Mais cette condition suffit. Retranchez, en effet, d'un tel
individu un certain nombre de parties, mais faites qu'elles
soient remplaces simultanment par un nombre gal
de parties de mme nature, il est clair que cet individu
conservera sa nature primitive, sans que sa forme, son
i.

De l'Ame, Schol. de la Propos. 7.

Supposez mainessence, en prouve aucun changement


tenant que les parties qui composent un individu viennent augmenter ou diminuer, mais dans une telle
proportion que le mouvement ou le repos de toutes ces
parties, considres les unes l'gard des autres, s'oprent selon les mmes rapports, l'individu conservera encore sa nature premire, et son essence ne sera pas altre2. Admettez enfin qu'un certain nombre de corps
composant un individu soient forcs de changer la direction de leur mouvement, de telle faon pourtant qu'ils
puissent continuer ce mouvement et se le communiquer
les uns aux autres suivant les mmes rapports qu'auparavant, l'individu conservera encore sa nature, sans que
sa forme prouve aucun changement'.
On voit par l comment un indiv idu compos peut tre
affect d'une foule de manires en conservant toujours sa
nature. Or, jusqu' ce moment, nous n'avons considr
que les composs les plus simples. Si nous venons maintenant considrer un individu comme compos luimme de plusieurs individus de nature diverse, nous
trouverons qu'il peut tre affect de' plusieurs autres
faons en conservant toujours sa nature; car puisque
chacune de ses parties est compose de plusieurs corps,
elle pourra, sans que sa nature en soit altre, se mouvoir tantt avec plus de vitesse, tantt avec plus de lenteur, et par suite communiquer plus lentement ou plus
rapidement ses mouvements aux autres parties. Et maintenant, si nous concevons un troisime genre d'individus
form de ceux que nous venons de dire, nous trouvei. De l'me, Lemme 4, aprs la
. bid. Lemme 5.
3. Ibid. Lemme 6 et 7.

Propos.

13,

rons qu'il peut-recevoir une foule d'autres modifications


sans aucune altration de sa nature. Enfin, si nous poursuivons de la sorte l'infini, nous concevrons facilement
que toute la nature est un seul individu, dont les parties,
c'est--diretous les corps, varient d'une infinit de faons
sans que l'individu lui-mme, dans sa totalit infinie,
reoive aucun changement1.
Spinoza claircit cette vue profonde sur la nature par
un exemple ingnieux" Imaginez, dit-il, je vous prie,
qu'un petit ver vive dans le sang, que sa vue soit assez
perante pour discerner les particules du sang, de la
lymphe, etc., et son intelligence assez subtile pour
observer suivant quelle loi chaque particule la
rencontre d'une autre particule, rebrousse chemin ou
lui communique une partie de ce mouvement. Ce petit
ver vivra dans le sang comme nous vivons dans une certaine partie de- l'univers il considrera chaque particule du sang, non comme une partie, mais comme un
tout, et il ne pourra savoir par quelle loi la nature universelle du sang en rgle toutes les parties, et les force,
en vertu d'une ncessit inhrente son tre, de se combiner entre elles de faon qu'elles s'accordent toutes ensemble suivant un rapport dtermin. Car si nous supposons qu'iln'existe hors de ce petit univers aucune
cause capable de communiquer au sang des mouvements
nouveaux, ni aucun autre espace, ni aucun autre corps
auquel le sang puisse communiquer son mouvement, il est
certain que le sang restera toujours dans le mme tat, et
que ses particules ne recevront aucun autre changement
i.

i.

De (Ame, Schol duLemme

7.

Lettre Oldenburg, tome Il, page 331 et suit.

que ceux qui se peuvent concevoir par les rapports de


mouvement qui existent entre la lymphe, le chyle, etc.; et
de cette faon le sang devra tre toujours considr, non
comme une partie, mais comme un tout. Or, comme
il existe en ralit beaucoup d'autres causes qui modifient les lois de la nature du sang et sont leur tour
modifies par elles, il arrive que d'autres mouvements,
d'autres changements se produisent dans le sang, lesquels rsultent, non pas du seul rapport du mouvement
de ses parties entre elles, mais du rapport du mouvement du sang celui des choses extrieures; et de cette
faon le sang joue le rle d'une partie, et non celui d'un
tout.
les corps
Je dis maintenant, ajoute Spinoza, que tous
de la nature peuvent et doivent tre conus comme nous
venons de concevoir cette masse de sang, puisque tous
les corps sont environns par d'autres corps et se dterminent les uns les autres l'existence et l'action suivant une certaine loi, le mme rapport de mouvement
au repos se conservant toujours dans tous les corps pris
ensemble, c'est--dire dans l'univers tout entier; d'o il
suit que tout corps, en tant qu'il existe d'une certaine
faon dtermine, doit tre considr comme une partie
de l'univers, s'accorder avec le tout et tre uni toutes
les autres parties. Et comme la nature de l'univers
n'est pas limite comme celle du sang, mais absolument infinie, toutes ses parties doivent tre modifies
d'une infinit de faons et souffrir une infinit de changements en vertu de la puissance infinie qui est en

elle.

corps se dveloppe
l'univers infini des mes et une infinit d'autres univers.
A ct de cet univers infini des

La Pense est donc aussi un individu infini, immobile

en soi dans la varit infinie de ses parties, parce qu'une


mme loi les enchane toutes dans un rapport ternellement subsistant.
Or, ces individus infinis d'eux-mmes, la Pense,
l'tendue, ne sont point isols. Un mme rapport les
relie et les maintient. Ce sont des parties infinies d'un
seul individu infiniment infini unit suprme qui enveloppe toute varit, maintient tout rapport, produit
toute harmonie, identit incomprhensible o les corps
et les mes, la pense et l'tendue, le rel et l'idal, en
un mot toutes les formes et tous les degrs de l'existence viennent se pntrer et s'unir.

2-

De l'univers des mes.

Pour Spinoza, comme pour Descartes, l'essence de


l'me, le fond de l'existence spirituelle, c'est la pense;
la sensibilit, la volont, l'imagination, n'tant que des
suites ou des formes de la pense. L'me est donc, aux
yeux de Descartes, une pense. Spinoza ajoute qu'elle
est une pense de Dieu, et par l il donne la dfinition cartsienne de l'me, soit qu'il l'altre, soit qu'il
la dveloppe, une physionomie toute nouvelle.
La pense divine, tant une forme de l'activit absolue, ne peut pas ne pas se dvelopper en une suite infinie de penses ou d'ides ou encore d'mes particulires. D'un autre ct, il implique contradiction qu'aucune ide, aucune me, en un mot, aucun mode de la
Pense puisse exister hors de la Pense elle-mme tout

ce qui pense, par consquent, quelque degr et de


quelque faon qu'il pense, en d'autres termes toute
me est un mode de la pense divine, une ide de
Dieu.
Or, qu'exprime cette suite infinie d'mes et d'ides

qui dcoulent ternellement de la pense divine?elle


exprime l'essence de Dieu. Mais le dveloppement infini
de la nature corporelle exprime-t-il autre chose que
l'essence infinie et parfaite de Dieu? L'tendue exprime
sans doute l'essence de Dieu d'une tout autre faon que
ne fait la Pense, et de l la diffrence ncessaire de
ces deux choses; mais elles expriment toutes deux la
mme perfection, la mme infinit, et de la leur rapport
ncessaire.
Par consquent, chaque mode de l'tendue divine
doit correspondre un mode de la pense divine, et,
comme dit Spinoza, l'ordre et la connexion des ides est
le mme que l'ordre et la connexion des choses'. De plus,
de mme que l'tendue et la Pense ne sont pas deux
Substances, mais une seule et mme Substance considre sous deux points de vue, ainsi un mode de
l'tendue et l'ide de ce mode ne sont qu'une seule et
mme chose exprime de deux manires diffrentes. Par
exemple, un cercle qui existe dans la nature et l'ide
d'un tel cercle, laquelle est aussi en Dieu, c'est une seule
et mme chose exprime relativement deux attributs
diffrents'. Et c'est l, ajoute Spinoza', ce qui parat
i. Ibld-, au

Scholie.

Comp Ethique, part.

i,

Schol. de la Propos. 17.


Dans ces passages,
Spmoza songe t-d aux Kabbahstes ou a d'autres sectaires de race hbraque? Sur
ce point obscur et dlicat, voyez notre seconde Parhe, [,
3. De TAme, Propos. 7.
2

avoir t aperu comme a travers un nuage par quelques Hbreux qui soutiennent que Dieu, l'intelligence
de Dieu et les choses qu'elle conoit ne font qu'un.
Une consquence vidente de cette doctrine, c'est que
tout corps est anim; car tout corps est un mode de
l'tendue, et tout mode de l'tendue correspond si
troitement un mode de la Pense que tous deux ne
sont au fond qu'une seule et mme chose.
Spinoza n'a point hsit ici se sparer ouvertement
de l'cole cartsienne. On sait que Descartes ne voulait
reconnatre la pense et la vie que dans cet tre excellent que Dieu a fait son image. Tout le reste n'est que
matire et inertie. Les animaux mmes qui occupent les
degrs les plus levs de l'chelle organique ne trouvent
point grce ses yeux. Il les prive de tout sentiment et
les condamne n'tre que des automates admirables
dont la main divine a dispos les ressorts. Cette thorie
donne l'homme un prix infini dans la cration; mais
outre qu'elle a de la peine se mettre d'accord avec
l'exprience et se faire accepter du sens commun, on
peut dire qu'elle rompt la chane des tres et ne laisse
plus comprendre le progrs de la nature.
Cet ablme ouvert par Descartes entre l'homme et le
reste des choses, Spinoza n'hsite pas le combler'. Il
est loin de rabaisser l'homme et de l'galer aux animaux
car, ses yeux, la perfection de l'me se mesure
le citerai un passage remarquable de l'thique Tous les inditidus de la
nature, dit Spinoza [thique, part. , Sdiol. de la Propos. 12), sont animes a
1.

ily

a ncessairement en Dieu une


des degrs divers. De toutes choses, en effet,
ide dont Dieu est cause, de la mime faon qu'il est cause de l ide du corps
huma~n,
humain,et,par consquent,tout quetOMi6d>sons de
il faut le dire ncessairement de l'ide de toute autre cJmsb quelconque. Et toutefois nous ne voulons pas nier quo les ides ne diffrent entre elks comme les

ce

qu~att~.

sur celle des corps, et rciproquement. Par consquent,


ces organisations de plus en plus simples, de moins
en moins parfaites qui forment les degrs dcroissants
de la nature corporelle, correspondent des mes de
moins en moins actives, de plus en plus obscurcies, jusqu' ce qu'on atteigne la rgion de l'inertie et de la
passivit absolues, limite infrieure de l'existence, comme
l'activit pure en est la limite suprieure.
Qu'est-ce donc que l'me humaine dans une telle doctrine ? videmment, c'est une suite de modes de la Pense troitement unie une suite de modes de l'tendue;
en d'autres termes, c'est une ide unie un corps, et,
comme dit Spinoza l'me humaine, c'est l'ide du corps
humain.
Il est ais maintenant de dfinir l'homme de Spinoza:
c'est l'identit de l'me humaine et du corps humain.
L'me humaine, en effet, n'est au fond qu'un mode de
la substance divine or, le corps humain en est un autre mode. Ces deux modes sont diffrents en tant qu'ils
expriment d'une manire diffrente la perfection divine,
l'un dans l'ordre de la Pense, l'autre dans l'ordre de
l'tendue; mais en tant qu'ils reprsentent un seul et
mme moment du dveloppement ternel de l'activit
infinie, ils sont identiques. Ce que Dieu est, comme
corps, un point prcis de son progrs, il le pense,
comme me, et voil l'homme. Le corps humain n'est
objets eux-mmes, de sorte que l'une est suprieure
- l'autre et contient une
raht plus grande mesure que l'objet de celle-ci est superieur l'objet de
celle-l et contient plus de ralit. C'est pourquoi si nous voulons dterminer
en quoi l'me humaine se distingue des autres mes et par ou elle leur est
suprieure est ncessaire que nous r connaissions la nature de son objet,
avoir le corps humain. Comp, thique, part. 3,Schol. de la Piopos. 87.

il

que l'objet de l'me humaine; l'me humaine n'est que


l'ide du corps humain. L'me humaine et le corps humain ne sont qu'un seul tre deux faces, et, pour ainsi
dire, un seul et mme ra\ on de la lumire divine qui se
dcompose et se ddouble en se rflchissant dans la
conscience.
Malgr la prodigieuse confiance que Spinoza laisse
partout clater en la vrit de ses systmes, malgr
ce calme dans l'affirmation que nul philosophe n'gala
jamais, il ne faut pas croire qu'il se dissimule les
difficults dont sa thorie de l'homme est hrisse.
A plusieurs reprises, il interrompt le cours de ses dductions pour supplier le lecteur de ne point trop s'effaroucher et d'attendre la fin Comment, en effet, ne pas
arrter Spinoza pour lui dire Que faites-vous de l'individualit de l'homme?que faites-vous de son activit?
de son identit personnelle? Quoil'me humaine est
une ide de Dieu, et elle dit: Moi. L'me humaine est une
suite de penses qui se poussent en quelque faon l'une
l'autre comme des flots, et vous dites qu'elle est active.
Elle s'chappe sans cesse elle-mme dans une mobilit
que rien ne peut arrter, et vous soutenez qu'elle persiste dans l'tre et a conscience de soi.
Il est curieux d'observer ici les efforts sincres de
Spinoza pour concilier avec les principes de sa doctrine
l'individualit, l'activit, l'identit personnelle de l'me

humaine.
On sait que pour lui l'me humaine est un mode de
Dieu. Or, Dieu est l'activit infinie au mme titre qu'il
est l'existence infinie. Si donc il a communiqul'me
i.

De l'me, Schol, de la Propos.11.

humaine cette manation de


sa substance infinie, une
portion de son existence, il a d lui communiquer en
mme temps une portion de son activit.'L'me est donc
active, et elle l'est essentiellement. Autant elle a d'tre,
autant elle a d'activit. tre, pour elle comme pour
Dieu, c'est agir, et son activit ne peut prir qu'avec son
essence.
Ainsi donc, dit Spinoza, l'me est une ide, l'ide du
corps humain que manque-t-il son unit ? Elle est
une ide active, et par l mme elle tend persvrer
dans l'tre et dvelopper sa puissance que manquet-il son activit? Enfin, en tant qu'ide, elle a conscience de soi car toute ide se reprsente elle-mme en
mme temps qu'elle reprsente son objet. Une, active,
se pensant elle-mme, que manque-t-il sa personnalit ?

Cette unit, dira-t-on, est toute factice, puisque l'me


n'est pas une ide simple, mais une ide compose de
plusieurs autres ides, en d'autres termes, une collection d'ides.

Je l'accorde, rpond Spinoza; mais cette collection


est rgle par un rapport invariable qui en fait l'individualit. L'me humaine, en effet, c'est l'ide du corps
humain. L'individualit de l'me humaine doit donc rflchir celle du corps humain. Or, qu'est-ce qui constitue en gnral l'individualit d'un corps? ce n'est point
le nombre, ce n'est point le mouvement de ses parties;
c'est la proportion constante qui les enchane. Les parties du corps humain, par exemple, changent sans cesse;
elles diminuent ou augmentent, elles se meuvent avec
des degrs divers de vitesse et selon diverses directions;
elles reoivent une infinit d'actions diffrentes et ra-

gissent leur tour d'une infinit de faons sur les autres

tres. Le corps humain n'est donc qu'une collection de


modes toujours changeants. Et cependant le corps humain est un individu. Pourquoi cela? c'est qu'une loi
constante, une proportion durable maintiennent toutes
ces parties dans un rapport qui ne change pas. Il en est
de mme pour l'me; elle est une collection, je l'avoue;
son unit est une unit de proportion, j'en conviens; mais
si cette proportion suffit dans le corps pour en maintenir
l'individualit au travers de mille variations toujours renouveles, pourquoi l'me ne serait-elle pas aussi tout
ensemble une unit et une collection, un tre la fois
identique et divers, en un mot, un principe stable au
sein d'une mobilit rgulire. Dieu seul est un d'une
unit absolue, l'unit indivisible de l'ternit et del'tre;
les modes sont des units relatives et changeantes. Par
la proportion constante de leurs parties, ils imitent autant qu'ils peuvent l'unit de l'tre, comme par la continuit de leur mouvement ils en imitent l'ternit.
Mais Spinoza a beau donner ici la torture son gnie
et dvelopper toutes les ressources de la plus rare souplesse, de la plus exquise pntration; il y a quelque
chose de plus puissant que toutes les subtilits o -se

consume un grand esprit gar, c'est l'autorit de la


conscience.
J'existe et je me sens exister. Il n'y a pas de connaissance plus claire, plus immdiate, plus certaine que
celle-l. Or, je me sens exister titre de principe actif,
capable de se dterminer soi-mme. Sans doute, il y a
de la varit dans mon tre, car mon activit se dploie
diversement, et comme elle a des limites diverses et ren-

contre des obstacles divers, je dois prouver diverses


passions. Mais mon existence n'est point disperse dans
la varit de ses dterminations; elle est une, et sa varit mme n'est que le dploiement divers de son unit.
Je ne suis donc point une collection d'ides, pas plus
qu'une collection de sensations; l'unit d'une collection
est une unit tout abstraite, une unit mathmatique,
un nombre. Or, je ne suis pas un tre abstrait, mais
un tre vivant. Je ne suis pas un nombre, mais une
force.

L'me, dira Spinoza, n'est pas une pure collection, un


total; c'est une collection dont les parties sont lies entre
elles par un rapport constant. Soit; mais si un rapport
constant peut jusqu' un certain point constituer l'individualit d'un corps, considr alors comme un pur
agrgat, c'est--dire comme un phnomne destitu de
toute activit propre et de toute vie, il ne saurait fonder
l'individualit d'un tre rel, d'une force vritable, d'une
vivante unit. Le moi ne se reconnat donc pas l'image
qu'en trace Spinoza, et cette fausse image accuse d'erreur tout le systme.
Ce n'est pas tout, le systme lui-mme peuttre tourn
contre Spinoza. Considrons en effet avec lui et sur ses
traces la nature pensante, l'univers des mes dans son
infinit. Qu'est-ce qu'une me particulire? une partie
de l'univers spirituel, exactement comme chacune des
ides qui composent l'me humaine est une partie de
cette me. De mme, si nous envisageons la nature tendue, l'univers des corps, nous trouverons que chaque
corps individuel est une partie de cet univers infini,
exactement au mme titre que le cerveau par exemple
est une partie du corps humain. Or, l'univers des mes

et celui des corps ne sont pas de pures collections, pas


plus que l'me humaine et le corps humain. Ces deux
univers ont de l'unit. Comment Spinoza explique-t-il
cette unit? Ici, une proportion ne lui suffit pas. 11 ne
lui suffit pas que le mme rapport du repos au mouvement se conserve entre les parties de l'univers des corps,
et qu'un rapport semblable entre les ides se conserve
galement dans l'univers des mes. Il faut l'univers
des corps un principe d'unit et d'individualit, c'est
l'tendue absolue il faut l'univers des mes un principe d'unit et d'individualit, c'est la pense absolue.
A la proportion constante qui rgne entre les mouvements de l'univers corporel, il faut une cause et un sujet;
et une cause et un sujet sont galement ncessaires
celle qui rgle toutes les ides de l'univers spirituel. La
Pense es soi, l'tendue en soi, voil ce sujet, voil cette
cause. Enfin la correspondance troite des ides et des
mouvements, l'analogie des deux proportions qui gouvernent les mes et les corps, demandent une cause dernire. Cette cause, c'est la Substance, identique, une,
active, qui constitue toute varit, maintient tout rapport, explique enfin la vie universelle.
Au nom de ces principes, je dis maintenant Si le moi
est un d'une unit relle, s'il est identique d'une vritable identit, s'il agit et s'il vit, il faut la varit et
l'harmonie de ses actes un principe d'unit et d'individualit. Si un rapport constant entre les parties de l'univers ne suffit pas, comme Spinoza le dclare expressment lui-mme, pour en constituer l'unit, un rapport
constant entre les parties de l'me ne suffit pas davantage. A ce rapport il faut un sujet, et cette proportion constante, une cause. Ce sujet, cette cause, c'est
10.

le moi, et le moi n'a pas de place dans le systme de Spinoza. Ce systme est donc ici infidle l'exprience et
lui-mme. Pour tre consquent et aller jusqu' l'extrmit fatale o conduisait la logique, il fallait nier l'unit

de l'me, nier son individualit, nier son identit, comme


dj on avait ni sa libert, et dire hautement Il n'y a
qu'un indhidu vritable, comme il n'y a qu'un tre vritable, savoir Dieu.
5 3.

De l'union des mes et des corps.

Les vues de Spinoza sur la nature corporelle et spirituelle le conduisirent une thorie de l'union de l'me

et du corps, qui n'est point vraie sans doute, pas plus


que tout son systme, mais dont on ne peut pas trop
admirer toutefois l'originalit, la suite et la grandeur. Je
n'hsite point dire qu'elle gale, si elle ne la surpasse
point, la fameuse Harmonie prtablie de Leibnitz. J'ajoute qu'elle la fait clairement pressentir, et prsente
avec elle les plus curieuses analogies.
On peut dire que dans l'histoire de la philosophie, ce
n'est point Descartes, ce n'est point Malebranche, mais
bien Spinoza qui reprsente ce que j'appellerai volontiers
l'ide cartsienne de la communication des substances.
Seul, il l'a comprise dans son fonds seul, il l'a dveloppe dans toute sa rigueur et toute sa plnitude.
On connat les sentiments de Descartes sur l'union des
substances. Pour lui, le problme est beaucoup plus
simple que pour Leibnitz et pour Spinoza; car iln'admet
d'autre me dans l'univers que l'me humaine, et rduit
tous les tres organiss des machines absolument pri-

ves de sentiment et de vie. Tout le problme/c'est donc


de savoir comment l'me humaine est unie au corps humain. Cette simplification est assurment un des avantages mtaphysiques de la thorie de l'animal-machine;
mais on ne l'obtient, qu'en choquant le bon sens, en mprisant l'exprience, et, ce qui n'est pas moins grave,
en isolant l'homme au sein de l'univers et en rompant
les liens qui l'unissent tous les tres.
Ces inconvnients sont communs Descartes et Malebranche. Ils dtruisent galement la continuit du progrs de la nature. On ne comprend pas par quel accident, par quel hasard, l'me humaine se trouve unie
un corps. Ce n'est point l une suite des lois gnrales
du monde, c'est une exception. Mais Descartes s'est embarrass de beaucoup d'autres difficults que Malebranche a quelquefoislieureusementvites. Il admet que
l'me a pour essence la pense, et le corps l'tendue, et
qu'entre la pense et l'tendue, il n'y a aucun rapport
concevable. Voil donc l'me qui est dans le corps comme
une trangre. Je dis qu'elle est dans le corps, mais au
vrai elle n'y est pas; elle n'a, elle ne peut avoir aucun
rapport avec le corps; car la pense n'en a pas et n'en
peut avoir avec l'tendue. Et cependant Descartes nous
assure que l'me a son sige dans le corps humain, et
que ce sige, c'est la glande pinale. Mais cela ne s'entend vritablement pas; cela mme est contradictoire.
Comment la pens& aurait-elleson sige dans le corps,
l'intendu dans l'tendu? De plus, l'me n'ayant point
de rapport avec le corps me peut videmment agir sur
lui. Et cependant Descartes accorde l'me le pouvoir
d'oprer des changements dans le corps. A la vrit, elle
ne peut donner au corps du mouvement, mais elle peut

changer la direction des mouvements corporels. C'est


une nouvelle contradiction; car si l'me est absolument
incapable de mouvoir le corps, cela ne peut venir que de
l'opposition absolue de la nature de la pense et de celle
de l'tendue, opposition qui doit rendre l'me absolument incapable d'influer sur la direction d'un mouvement qu'elle n'a pas produit.
Quoi qu'il en soit, Descartes pense que l'me ne peut,
naturellement et physiquement, mouvoir le corps. Pour
qu'elle le meuve, il faut l'assistance divine. Or, on comprend aisment que pour que le corps son tour agisse
sur l'me, il faudra invoquer encore la divine assistance
qui devient de plus en plus ncessaire. Et du jour o l'on
fait intervenir Dieu dans la nature, il est bien difficile
qu'il ne finisse pas par tout envahir.
Le systme des causes occasionnelles en est la preuve.
Ce que j'ai appel l'ide cartsienne de la communication des substances s'y dgage et s'y claircit dj beaucoup plus que dans le systme de Descartes; mais il
s'en faut encore que le pre Malebranche l'ait embrasse dans toute son tendue.
Ici, l'me n'agit plus sur le corps d'aucune manire,
et ds lors le sige de l'me n'est plus qu'un mot qui importe peu. Dieu seul agit sur l'me, Dieu seul agit sur le
corps. L'union de l'me avec le corps n'est plus une
union physique, naturelle; elle est toute mtaphysique
elle consiste dans l'accord parfait des mouvements du
corps avec les penses de l'me, et cet accord est fond
sur la sagesse de l'action divine. On pourrait mme dire
la rigueur que dans le systme de Malebranche il n'y
a plus ni corps ni mes. Les corps ne sont que des modalits inertes de l'tendue les mes, des suites de pen-

ses et de dsirs sans acthit, sans individualit vritables. Il est vrai que Malebranche accorde l'me, par
des dtours infinis, quelque ombre d'activit; mais ce
n'est l qu'une inconsquence. Au vrai, la vie, l'activit,
dsertent l'univers de Malebranche pour se concentrer
dans la seule Cause vraiment cause, non plus cause occasionnelle, mais cause efficiente et relle.
Il est certain que le pre Malebranche, avec un degr
suprieur de pntration, de rigueur et de hardiesse,
aurait fait l'une de ces deux choses ou bien il aurait
abandonn son systme, ou bien il aurait dit L'me
n'est qu'un mode de Dieu, le corps en est un autre mode.
Dieu seul est substance et cause; il est la substance et
la cause des mouvements des corps et des corps euxmmes, des penses de l'me et de l'me elle-mme;
l'union de l'me et du corps n'est que l'ordre des modifications de Dieu, qui se correspondent dans le
dveloppement de son tre et s'identifient dans son
fonds.
Mais il faut faire un pas de plus. L'ide cartsienne a
dj de la suite et de la rigueur, elle manque d'tendue.
Si en effet la suite des modalits du corps humain correspond une suite de modalits de la pense divine,
pourquoi toute autre suite de modalits corporelles ne
trouverait-elle pas en Dieu une srie correspondante de
modalits spirituelles? Les mes des hommes sont des
ides de Dieu; mais il y a en Dieu bien d'autres ides,
par consquent bien d'autres mes. Or si les mes des
hommes, comme ides de Dieu, sont unies aux corps
des hommes comme modes de l'tendue de Dieu, ces
autres mes doivent aussi tre unies des corps disposs pour elles, et si elles sont infrieures l'me hu-

maine, elles doivent tre assorties des corps moins


parfaits que le corps humain.
Il n'est point permis de s'arrter ici tel ou tel degr
du dveloppement de la nature. Tout corps a une me,
toute me a un corps; toute me et tout corps doivent
se correspondre dans toute la suite de leur vie, tant au
fond identiques dans la substance. Voil l'union vraiment intrieure et profonde, voil la correspondance
vraiment naturelle et ncessaire des tres.
Qui n'admirerait la suite, la rigueur, l'tendue, la
clart de cette conception? Et qui ne \oit que c'est l
vritablement l'ide cartsienne, mal dmle par celui
mme qui en donna le germe, et qui dj, tandis que
Malebranche essayait de la dgager et de l'claircir, s'tait constitue et accomplie dans Spinoza? Voil peuttre le sens vrai du mot clbre de Lcibnitz
Le spinozisme n'est qu'un cartsianisme immodr. Mais immodr est un mot d'indulgence, et c'est consquent qu'on
voulait dire.
Aussi, quand Leibnitz entreprit de rformer le cartsianisme, ce grand esprit ne s'attacha point telle ou
telle modification partielle. Il reprit l'difice par les fondements il toucha au principe mme du systme. Et de
l une doctrine nouvelle, aussi rgulire, aussi bien lie
que celle de Spinoza, et qui lui ressemble mme par une
foule d'endroits; "mais si les proportions de l'difice se
ressemblent, la base est diffrente, ainsi que la nature des
matriaux.
Pour Leibnitz comme pour Spinoza, il n'y a point d'action de l'me sur le corps, je parle d'action physique;
il n'y a qu'une communication mtaphysique en Dieu'.

Leibmtz a dit plusieurs fois que Descartes serait arriv iufailliblemeiit la

titre seulement, tout me a un corps; tout corps


a une me; c'est--dire que pour toute suite de penses
dans l'univers des mes, il y a dans l'univers des corps
une suite de mouvements.
Le corps d'une me, dit Leibnitz, est son point de
me/r
vue dans l'univers physique.
Le corps d'une
dit Spinoza, est son objet immdiat. Pour l'un et l'autre philosophe, toutes nos connaissances, notamment
celle du monde extrieur, sortent du propre fonds de
l'me, sans que le corps humain exerce sur elle aucune
action relle et lui transmette aucune image.
Suivant Spinoza, c'est par la connaissance immdiate
que l'me a des affections de son corps qu'elle connat
les corps extrieurs, avec lesquels le corps humain a des
rapports, et de proche en proche tout l'univers; car
toute chose a des rapports avec toutes les autres; or,
ce point de vue, Spinoza dirait fort bien avec Leibnitz
A ce

doctrine de l'harmonie prtablie, s'iret connu les vritables lois du mouvement.


Descartes en effet pensait que dans l'univers la quantit du mouvement est constante et la direction seule variable. C'est pourquoi il refusait a l'me le pouvoir de
donner au corps du mouvement, et lui accordait cependant la facult de changer
la. direction des mouvements corporels. Mais la vente est, suivant Leibmtz, que
non-seulement la mme quantit de force mouvante (plutot que la quantit de
mouvement) se conserve dans l'univers, mans encore la mme quantit de direction,
vers quelque ct qu'on la prenne dans le monde. C'est-a-dire que si l'on mene une
droite quelconque, et qu'on prenne tant de corps qu'on voudra, on trouvera, si
l'on tient compte de tous les corps qui agissent sur ceux qu'on a pris, qu'ily aura
toujours la mme quantit de progres d'un mme ct, dans toutes les parallles
la droite qu'on a menee. H suit de ce principe que pour la direction des mou*
Temeuts de l'univers, comme pour ces mouvements eux-mmes, l'intervention de
l'me est inutile. Par consequent, les mes n'agissent pas physiquement sur les
prtablie
Or, il est intcorps, ce qui est le point de dpart de l'harmonie
ressant de remarquer qu'avant Leibnitz, Spinoza tait parti de la mm loi genrale du mouvement dont parle Leib&ilz, et avait abouti la mme consquence. De
l, les analogies que prsentent sur ce point le Spinozisme et le Leibmtiamsme.
Spinoza admettait expressement que le mme rapport du mouvement au repos se

conserve toujours dans tous les corps pris ensemble, c'est -dire dans l'univers
tout entier [Lettre Oldenbwff, tome III, page 3^3). (.e serait donc, pour Spinoza, une chose surnaturelle qu'un principe incorporel vint changer sont la quantite, soit la direction du mouvement dans l'univers.

que l'me humaine est un miroir vi\ ant o tout l'univers


vient se rflchir.
L'me, dans Leibnitz, se dveloppe sans le concours
du corps par une suite continue de perceptions. L'me,
dans Spinoza, se dveloppe galement sans le concours
du corps, par une suite de penses, et ce qui est curieux,
pour caractriser la rgularit de ce mouvement, Spinoza emploie l'expression fameuse de Leibnitz L'me
est un automate spirituel'.
Tout se produit dans l'me, dit Leibnitz, comme si
elle existait seule avec Dieu. Les choses se passent de
mme dans le monde de Spinoza. Supprimez l'univers
phjsique par abstraction, l'univers des mes n'en est
point altr, et les ides des corps subsistent, quand les
corps ne sont plus.
Dans les deux systmes, chaque sorte d'mes correspond une espce particulire de corps aux mes les
plus parfaites, les corps les plus parfaits. Toute me a
des penses; mais les unes n'ont que des ides inadquates, comme parle Spinoza, ou des perceptions, comme
dit Leibnitz. On n'y rencontre que passions, apptits,
images. Les autres ont des ides adquates, ou, en d'autres termes, la perception elles joignent l'aperception;
et de l la conscience, la raison, l'activit. Ce sont les
esprits, les intelligences.
Les corps, en tant que corps, sont rgls par des lois
mcaniques mais le dynamisme, la vie sont partout.
Sur ce point, Leibnitz et Spinoza sont bien prs de se
donner la main. Mais la ressemblance est ici plus dlicate saisir, et d'autant plus curieuse. Il ne faut point
croire que dans le systme de Spinoza, Dieu produise dit.

De la Rforme de

l'Enlcndtmtnt, tome III,

page

333.
3.

rectement les modes de la pense, ni e<;ux de l'tendue. La


cause immdiate d'un mode de la pense, c'est un mode
antrieur, qui alui-mme pour cause immdiate un autre
mode antrieur, et ainsi de suite l'infini. Il en est exactement de mme pour les modes de l'tendue. Or, ceci
est parfaitement conforme la doctrine de Leibnitz, o
chaque perception d'une monade a sa raison suffisante
dans une perception antrieure et chaque mouvement
dans un mouvement antrieur. Ainsi donc, sur tous les
points qui viennent d'tre signals, les analogies sont
frappantes et incontestables.
On pourrait tre tent de les pousser plus loin encore
Je viens de dire que Spinoza ne pense pas que Dieu
agisse immdiatement sur l'me humaine; l'tat de l'me,

moment donn, a sa raison dans un tat antrieur.


Mais il ne faut pas conclure de l que Spinoza refuse absolument toute puissance l'me, et toute influence sur
sa destine. L'me, par cela mme qu'elle est un mode
de l'existence de Dieu, est aussi un mode de sa puissance elle a donc une part d'activit exactement correspondante sa partd'existence. A ce titre elle agit,
elle agit sans cesse, elle agit essentiellement; car sa nature enveloppe ncessairement quelque effet. Il faut en
dire autant du corps. Faisant partie de l'existence divine, il fait aussi partie de la divine puissance, et ce
titre il est dou d'une certaine tendance l'action qui se
dveloppe et s'actualise sans cesse dans le progrs de
ses mouvements.
A regarder les choses de ce ct, Spinoza et Leibnitz
se confondent. Mais cela mme nous avertit de ne pas
oublier les diffrences profondes, aprs avoir marqu les
analogies.
un

Entre toutes les diffrences que je n'ai point puiser


ici, il en est une capitale. Le principe de la mtaphysique de Leibnitz, c'est que l'essence de tout tre est dans
l'action. S'il a dit plusieurs fois que l'me humaine est
un automate spirituel, son expression a certainement
excd sa pense, et, en tout cas, elle marquerait plutt une dviation qu'une suite naturelle du systme.
L'ide cartsienne, dont le systme de Spinoza donne
le dernier mot, avait t l'action, la force, la vie la
nature pour la concentrer en Dieu. Leibnitz a restitu la nature sa part lgitime d'indpendance et d'activit propre. 'a t son entreprise philosophique, le
but de sa vie c'est aux yeux de l'histoire le trait distinctif de son systme et son vritable titre d'honneur.
Au contraire, dans le systme de Spinoza, l'individualit
des corps et surtout celle des mes n'est introduite qu'
force de dtours, et ne s'explique qu' l'aide de raffinements d'abstraction qui couvrent des inconsquences ncessaires.
La doctrine de Spinoza sur l'union des tres est donc
essentiellement et purement cartsienne c'est le pur
cartsianisme arriv son plus rigoureux, son plus
complet dveloppement; mais si elle fait pressentir, si
elle a pu prparer l'harmonie prtablie, elle en diffre
par un point capital. L'harmonie prtablie est encore,
si l'on veut, cartsienne, mais d'un cartsianismerform
dans son principe.

VIII.

THORIE DE L'AME HUMAINE.

De l'Entendement ou des ides.

De la Volont

ou des passions.

C'est la prtention hautement avoue de Spinoza de


construire une mtaphysique o les donnes de l'exprience n'entrent pour rien, o tout dcoule strictement
d'une seule ide, l'ide de l'tre. Fidle cette mthode
prilleuse et hardie, nous l'avons vu dduire de l'ide
de la substance infinie l'existence et la nature de Dieu,
de la nature de Dieu son dveloppement ncessaire, de
cet infini dveloppement l'existence d'une infinit d'univers infinis dont deux seuls tombent directement sous
notre connaissance, l'univers des corps et l'univers des
mes, enfin de la nature de ce double (univers celle des
lments qui le composent, l'ordre ternel de ces lments, leur diffrence ncessaire et leur ncessaire
identit. Dans ce progrs de la dduction purt, il
semble que Spinoza s'loigne chaque pas des hauteurs
del'abstrait et del'idal pour s'approcher de plus en plus
de la ralit et de la vie; le voici qui touche enfin la
sphre de l'exprience. Refusera-t-il d'y entrer? nous
dira-t-il ce que l'me humaine doit tre avant de savoir
ce qu'elle est? osera-t-il nous prsenter avec confiance
le tableau complet, l'exacte copie de notre existence intellectuelle et morale sans avoir regard l'original?
La hardiesse de Spinoza va jusque-l. De la nature de
l'me humaine conue priori et dduite de la nature

(le la pense divine, il entreprend de dduire, toujours


priori, les lois de notre existence, les principes rgu-

lateurs de nos penses et de nos actes, les conditions de


notre destineSa psychologie dcoule ncessairement
de sa mtaphysique; sa logique, sa morale, sa politique,
sa religion, dcoulent ncessairement de sa psychologie, et ce vaste assemblage de spculations forme une
chane dont le raisonnement seul lie tous les anneaux.
Mais il faut payer tribut l'exprience, et elle ne se
laisse pas conduire de la sorte. Spinoza ne veut s'appuyer que sur des dfinitions et des axiomes; c'est fort
bien, mais voici deux de ses axiomes
L'homme pense.
Nous sentons un certain corps affect de plusieurs manires'.
Ici, la svrit de la mthode gomtrique est en dfaut car ces axiomes sont des faits, et des faits que l'exprience seule peut fournir.
Forc de faire l'exprience sa part, Spinoza la lui
fera aussi petite que possible'. Il ramnera sans cesse les
faits leurs principes premiers, et si quelque dbat s'engage entre le raisonnement et l'exprience, entre un fait
et une ide pure, c'est l'exprience qui aura tort, c'est
le fait qui devra succomber.
1. Spinoza appelle ddaigneusement la psychologie exprimentale, conue la
manire de Bacon, hanc historiolam arumse (Lettre8, tome m, p. AU).
2. De l'Ame Aiiomes Il et IV.
3. H ne sera pas inutile de faire remarquer ici que c'est seulement dans l'ordre
des sciences mtaphysiques que Spinoza exclut l'exprience il tait loin d'en
mconnaitre l'usage dans des recherches d'une autre espce. Voici un passage
ou la mthode d'observation et d'induction est dccnte avec une prcision parfaite Quel^st, en effet, l'esprit de la mthode d'interprtation de la nature

elle consiste tracer avant tout une hrstoire fidele de ses phnomnes, pour aboutir ensuite, en parlant de ces donnes cei taines, d'exactes dfinitions des choses
naturelles. [fraitt thi'ologico-pohtiquc,chap. xn, mit]

Pour les esprits superficiels, dit quelque part Spinoza, c'est une chose trs-surprenante que j'entreprenne
de traiter des vices et des folies des hommes la manire
des gomtres. Mais qu'y faire? cette mthode est la
mienne. Je vais donc traiter de la nature des passions
comme j'ai trait de la nature divine; et j'analyserai les
actions et les apptits des hommes comme s'il tait question de lignes, de plans et de solides})

C'est un point tabli pour Spinoza que l'me humaine


est une ide, ou pour mieux dire une suite d'ides. Or,
comment l'me humaine ainsi conue aurait-elle des facults ? Une facult suppose un sujet; la varit des facults d'un mme tre demande un centre commun d'identit et de vie. Or l'me humaine n'est pas proprement
un tre, une chose, et, comme dit Spinoza, ce n'est pas la
substance qui constitue la forme ou l'essence de l'homme
l'me humaine est un pur mode, une pure collection d'ides. Or la ralit d'une collection se rsout dans celle
des lments qui la composent. Ne cherchez donc pas
dans l'me humaine les facults, dps puissances; vous
n'y trouverez que des ides.
Qu'est-ce donc que l'entendement? qu'est-ce que la
volont? des tres de raison, de pures abstractions que
le vulgaire ralise; au fond, il n'y a de rel que telle ou
telle pense, telle ou telle volition dtermines
Or l'ide et la volition ne sont pas deux choses, mais
une seule, et Descartes s'est tromp en les distinguant'.
1. De l'Ame, Schol. de la Propos.

44.

2. thtque, part. 3, Preambulc.


3. De l'Ame, Propos. 10 sou Coroll.
1. Ibid., Scbohe de la Propos. 48.

et

II.t.

A l'en croire, la volont est plus tendue que

l'entendement, et il explique par cette disproportion ncessaire


la nature et la possibilit de l'erreur. Il n'en est point
ainsi1 vouloir, c'est affirmer. Or il est impossible de
percevoir sans affirmer, commed'affirmer sans percevoir.
Une ide n'est point une simple image, une figure muette
trace sur un tableau' c'est un vivant concept de la
pense, c'est un acte. Le vulgaire s'imagine qu'on peut
opposer sa volont sa pense. Ce qu'on oppose sa
pense en pareil cas, ce sont des affirmations ou des ngations purement verbales. Concevez Dieu et essayez
denier son existence, vous n'y parviendrez pas. Quiconque nie Dieu n'en pense que le nom3. L'tendue
de la volont se mesure donc sur celle de l'entendement.
Descaries a beau dire que s'ilplaisait Dieu de nous donner une intelligence plus vaste, il ne serait pas oblig
pour cela d'agrandir l'enceinte de notre volont' c'est
supposer que la volont est quelque chose de distinct et
d'un; mais la volont se rsout dans les volitions, comme
l'entendement dans les ides. La volont n'est donc pas
infinie, mais compose et limite, ainsi que l'entendement. Point de volition sans .pense, point de pense sans volition'; la .pense, cest l'ide considre
comme rprsentative; la volition, c'est encore l'ide
considre comme active;dans la vie relle, dans la
complexit naturelle de l'ide, la pense et l'action s'identifient.
1. thique, part.

2, Propos. 49.

S. De l me, Scbol de la Propo=. 49.


3. De la lifarme de Entendement, tome III, page 317.
4. D l'Ame, Sehol. de la Propos 49, pages 94, 95.
II n y a dans l'me aucune autre voltlwn, c'est dire aucune autre
5.
affirmation que celle que l'sde, en tant qu'ide, enveloppe,i [thique, H,
IL

Propos.

49.)

On objectera peut-tre Spinoza qu'il doit au moins

reconnatre dans l'me humaine une facult, savoir, la


conscience. Mais la conscience, prise en gnral, n'est
ses yeux qu'une abstraction, comme l'entendement et la
volont.
Ce n'est pas que Spinoza ne reconnaisse expressment

la conscience; il la dmontre mme priori, et c'est un


des traits les plus curieux de sa psychologie que cette
dduction logique qu'il croit ncessaire pour prouver
l'homme, par la nature de Dieu, qu'il a conscience de
soi-mme1.1.
Il y a, dit-il, en Dieu une ide de l'me humaine', et
cette ide est unie l'me comme l'me est unie au corps.
De la mme faon que l'me reprsente le corps, l'ide
de l'me reprsente l'me elle-mme; et voil la conscience'. Mais l'ide de l'me n'est pas distincte de l'me,
autrement il faudrait chercher encore l'ide de cette
ide dans un progrs l'infini. C'est la nature de lapense de se reprsenter elle-mme avec son objet. Par cela
seul que l'me existe et qu'elle est une ide, l'me a donc
conscience de soi.
Telle est la thorie de Spinoza sur les facults de
l'me humaine prise en gnral. Il va maintenant la
considrer tour tour comme reprsentative et comme
active, comme pense et comme volition, comme entendement et comme volont.
Spinoza demontre aussi priori que le corps humain existe tel que nous le
E,
sentons Voyez Ethique, part. 2, Schol. de la Propos. 12.
2. De l'Ame, Propos. 20.
Schol.
3. Uni., Propos. 211
1

son

1Thorie de l'Entendement.

L'me humaine est une ide, l'idedu corps humain. En


tant qu'ide, l'me se connat elle-mme; voil laconscience. En tant qu'ide du corps humain, l'me connat le
corps humain et comme les modifications du corps humain enveloppent la nature des corps extrieurs, l'ide
du corps humain enveloppe la connaissance des autres
dit
l'cole
voil
les
cossaise,
corps;
sens, ou, comme
la perception extrieure'. Or les impressions des corps
trangers laissent des traces dans le corps humain, qui
subsistent mme quand ces corps trangers sont absents
ou dtruits, de sorte que l'me peut se les reprsenter;
voil l'imagination'. Enfin ces traces sont lies entre
elles, dans l'me comme dans le corps, suivant le mme
ordre que les impressions primitives qui les ont produites voil la mmoire et l'association des ides5.
La conreience, les sens, l'imagination, la mmoire,
l'association des ides, tout cela n'est que la partie la
plus humble de l'intelligence humaine. C'est la rgion de
l'exprience vague, des ides obscures et confuses, de la
passivit et de l'erreur.
L'me humaine, en effet, ne connat pas immdiatement le corps humain', elle n'en connat que les affections. Par consquent l'me humaine ne se peroit pas
elle-mme d'une manire immdiate, mais seulement

6.
1. De l'Ame, Propos 16.

avec son Coroll, et son Srhol.


2. Ibtd.f Vi opos.
3. Ibld., Propos. IBet sonSchol.
4. Ibid Propos, 19,

en tant qu'elle a l'ide des affections du corps humain


Enfin l'me ne peroit aucun corps extrieur que par
l'ide des affections de son propre corps'. Or les ides immdiates sont seules claires et distinctes. Nous n'avons
donc aucune ide claire et distincte, aucune ide adquate, ni de l'me, ni du corps humain, ni des corps

extrieurs.
Tel est l'tat de l'me humaine, tant que son activit
ne s'est pas encore dploye; telle est la misrable condition o s'ensevelissent pourjamais les mes vulgaires,
toujours emportes par le flot mobile des sensations et
des images, n'ayant de leur corps et d'elles-mmesqu'un
sentiment confus, ignorant Dieu, pleines de tnbres et
de

hasard.

Et toutefois l'me humaine n'est pas faite pour les


tnbres, le sommeil et la mort, mais pour la lumire,
l'activit et la vie. Elle est une ide, une ide de Dieu
elle est destine penser, comprendre, vivre en
Dieu. Comment s'opre cette merveilleuse transformation qui rend l'me elle-mme et sa vritable destine ?

L'me humaine peroit les affections du corps humain


et celle des corps trangers, et cette perception passive
est complexe, variable et fugitive comme son objet. Mais
qu'est-ce que les affections des corps et les corps euxmmes ? des modalits de l'tendue. Toute affection corporelle est donc dans l'tendue et la suppose, comme
l'effet suppose la cause, comme le mode suppose la substance. Par consquent toute ide d'une affection corpoi.

De l'me, Propos.
2. Ibid. Iropos. 20.

3.

relie enveloppe le concept del'tendue. Maintenant toute


ide, en mme temps qu'elle est l'ide d'un objet, est
aussi l'ide de soi-mme. Or, qu'est-ce qu'une ide? une
modalit de la Pense. Toute ide est donc dans la Pense, la suppose, et entant qu'elle a conscience de soimme, elle en enveloppe le concept. Voil deux concepts dans l'me, celui de l'tendue et celui de la
Pense. Or l'tendue etla Pense sont dans la Substance;
d'o il rsulte que le concept de l'tendue et celui de la
Pense enveloppent le concept de la Substance. L s'arrte ncessairement le progrs de la connaissance parce
que la Substance tant conue par soi, il n'y a pas, il
ne peut y avoir de concept plus lev.
Ainsi donc toute affection corporelle si grossire
qu'elle puisse tre, enveloppe en son ide le concept sublime de .la Substance, et la plus humble, la plus obscure, la plus fugitive de nos perceptions, dveloppe et
claircie, contient Dieu'.1.
Or, dans ce rapide lan qui transporte une me libre
de la rgion des choses qui passent au sommet le plus
lev de l'ordre intelligible, l'me n'est plus dtermine
extrieurement et par le concours fortuit des choses
percevoir tel ou tel objet; elle est dtermine intrieurement la connaissance, -elle s'y dtermine elle-mme3.
C'est du sein de sa propre nature, c'est du fond de son
essence que les ides naissent et se dveloppent; c'est
une ncessit absolue, inhrente la pense mme, qui
conduit l'me, suivant une ligne inflexible, travers les
degrs de l'ordre des choses, jusqu' leur ternel prin1. De l'Ame, Propos. 45.
4. Uni., Schol, de la Propos. O.

cipe. L'me est donc essentiellement active dans l'intuition intellectuelle, comme elle est essentiellement passive dans la perception, et cette activit ncessaire tant
l'essence de la libert, il s'ensuit qu'esclave par ses sensations, l'me n'est libre que par ses concepts.
Maintenant que reprsente toute intuition sensible?2
un corps, c'est--dire un mode de l'tendue, compos,
variable, dtermin au mouvement ou au repos par d'autres modes variables et composs de l'tendue, qui euxmmes en supposent d'autres encore dans un progrs
l'infiniEt qu'est-ce que l'intuition sensible elle-mme?
une ide aussi variable, aussi compose que son objet,
un mode de la Pense dtermin par d'autres modes
antrieurs, qui sont dtermins par des modes nouveaux, et toujours ainsi sans terme et sans repos. De l
la confusion ncessaire de ce genre infrieur de connaissance, par suite l'erreur, qui a sa source dans des ides
confuses, et par suite encore le mal, dont la racine est
dans l'erreur.
Considrez au contraire les objets de l'intuition intellectuelle la pense absolue, l'tendue infinie, la Substance, l'tre, la Perfection, objets ternels, simples, immuables, existant en soi, conus par soi, ne supposant
rien au del de soi. De l la clart de ce genre sublime
de connaissance, et ces ides distinctes, lumineuses, adquates, o l'me se repose en toute scurit, ides fcondes qui engendrent d'autres ides', et augmentent
sans cesse notre activit, notre perfection, notre bon-

heur.
1. De Dieu, Propos. 28.
2. De VAme, Propos. 40.

Entre ces deux extrmits de la connaissance humaine, l'intuition sensible, passive, fortuite, obscure,,1
confuse, Et l'intuition intellectuelle, libre, active, claire
et distincte, le raisonnement est une sorte d'intermdiaire et de lien 1 tantt il part de la rgion sensible,
sr de lui-mme, cherchant des
encore
principes qu'il invoque sans les comprendre, qu'il pressent sans les possder; tantt, prenant son point d'appui dans la rgion de l'intelligence, assur dans son
cours, suivant la chane des tres, la lumire de l'ide
mme de l'tre', et rpandant la clart de cette ide
jusque dans les derniers degrs de l'existence.
Dans ce dveloppement ncessaire d'une dduction
toujours fonde sur des ides pures, comme dans la simplicit, la clart, la libert parfaite de l'intuition intellectuelle, ni l'erreur, ni la contradiction, ni le doute ne
peuvent trouver aucune place. Le doute en effet nat la
suite de la contradiction, et la contradiction est fille de

mal

l'erreur.
Or qu'est-ce que l'erreur? rien de positif'. Essayez en
effet de concevoir un mode positif de la Pense qui constitue l'essence de l'erreur. Un tel mode ne peut videmment se trouver en Dieu, puisque toutes les ides, en
faudrait
tant qu'elles se rapportent Dieu, sont vraies
donc qu'il ptexister et se concevoirhors de Dieu; mais

Il

rien ne peut tre ni tre conu qu'en Dieu'; l'erreur


n'est donc pas une chose positive. D'un autre ct, elle

1. De l'me, Schol. 2 de la Propos.

2.

3.

De

la

Re(orme

del Entendement, tome M, p.

l'Ame, Propns. 33.


4. Ibid., Propos. 3S.
>, Ibid., Propos. 15.
De

40.

302 et

suit.

ne peut consister dans une absolue privation de connaissance' (car on ne dit pas que les corps se trompent
ou soient dans l'erreur, mais seulement les mes), ni dans
l'absolue ignorance d'une chose, car autre chose est l'ignorance, autrechose l'erreur il faut donc que l'erreur
consiste dans la privation de connaissance qu'enveloppent les ides inadquates, c'est--dire les ides mutiles et confuses'. Par exemple, les sens me montrent
le soleil loign de moi d'environ deux cents pieds. Je
pense, j'affirme que le soleil est deux cents pieds de la
terre, et je me trompe. Pourquoi cela? c'est quej'ignore
les preuves mathmatiques qui tablissent la vraie distance du soleil. L'errreur est donc un mlange de connaissance et d'ignorance. En effet, ne pas voir le soleil,
ce n'est pas se tromper, et je ne tombe dans l'erreur touchant la distance du soleil qu' condition de voir le soleil. D'un autre ct, quand je pense que le soleil est
deux cents pieds de moi, il n'y a rien l de positivement
faux. Car je vois en effet le soleil cette distance, et alors
mme que les physiciens m'ont fait connatre son prodigieux loignement, je continue de le voir assez prs de
moi. L'erreur n'est donc ni une connaissance absolument
et positivement fausse, niune absolue privation de connaissance elle est tout entire dans une connaissance
incomplte, ou, comme dit Spinoza, dans une ide ina-

dquate.
L'erreur ne peut donc pntrer dans la rgion des
ides claires', ni par consquent la contradiction et le
doute. Comment le doute subsisterait-il quand la rai.

De l'Ame, Propos. 35.


2. Ibid., Propos. 3J et son Schol.
4.
3 ibid., Propos.

4et

cine du doute est dtruite? Celui qui a une ide vraie,


dit avec un bon sens profond Spinoza, sait en mme
temps qu'il a cette ide et ne peut douter de la vrit de
son objet1.C'est le fait d'un sophiste ou le caprice
d'un esprit malade de chercher une rgle de vrit plus
certaine qu'une ide claire et distincte. La lumire se
montre elle-mme en montrant tout le reste, et elle se
fait distinguer des tnbres. Ainsi la vrit est sa marque elle-mme et la marque du faux'.
Au premier coup d'oeil, rien de plus simple que ces

principes de l'idologie et de la logique de Spinoza; mais


que de difficults s'accumulent pour qui les veut entendre fond et les accorder avec l'ensemble du systme
humaine
ne
Comment Spinoza peut-il dire quel'me
connat pas le corps humain, du moins en lui-mme, tandis
qu'il dfinit l'me humaine l'ide du corps humain?
Quoi! l'essence de l'me humaine, c'est de reprsenter
le corps humain, et elle ne saisit que d'une manire mdiate et partielle son objet propre et immdiat? Mais
supposons qu'il en soit ainsi n'est-il pas surprenant
d'entendre dire un logicien si exact que, dans le corps
humain, que l'me ne connat pas, rien ne peut arriver
qui ne soit peru ncessairement par l'me humaine'
proposition exorbitante et qui vient inopinment donner une extension dmesure la sphre tout l'heure si
rtrcie de nos connaissances Ce n'est pas tout aprs
3.
1. De l'Ame, Propos. 43.
2. Ibid Siholie de la Proposition 43. On ne s'tonnera pas qu'un des
Axiomes par ou commence thique soit celui-ci Une ide trait doit s accorder
avec son objet (De Dieu, Auume 0 )
3. Ibid Propos. 12.

avoir refus l'me humaine la connaissance adquate


de cette parcelle de matire laquelle elle est unie, saiton ce que Spinoza lui accorde? la iconnaissance adquate de l'infinie et ternelle essence de Dieu'.Ainsi ce
que nous connaissons le mieux, c'est l'infini, c'est l'invisible et ce que nous connaissons le moins, c'est notre
corps, c'est nous-mmes. N'y a-t-il pas l tout ensemble
un excs d'orgueil et un excs d'humilit galement loigns du vrai?
Considrez maintenant l'me humaine, non plus
comme ide du corps humain, mais comme mode de la
pense divine. A ce point de vue, l'me est une ide de
Dieu, et l'univers infini des mes n'est que le dveloppement infini de la pense de,Dieu. Or, dans la vie parfaite d'une intelligence parfaite, o est la possibilit de
l'erreur? Comment les ides de Dieu tomberaient-elles
dans la confusion, tant claires et distinctes de leur nature ?

Spinoza ne recule devant aucune de ces difficults, et


il croit les rsoudre toutes ensemble par une distinction
trs difficile comprendre
il n'en disconvient pas,
mais parfaitement conforme l'esprit de sa philosophie.
L'me humaine, dit-il, est par essence l'ide du corps
humain, et cette ide est en Dieu. Mais quel titre et
comment est-elle en Dieu ? L'ide d'une chose particulire et qui existe en acte a Dieu pour cause, non pas en
tant qu'infini, mais en tant qu'il est affect de l'ide
d'une autre chose particulire et qui existe en acte, ide
dont Dieu est galement la cause en tant qu'affect d'une
troisime ide, et ainsi l'infini2.
1. De l'Ame, Propos. 47.
2. Ib.A., Propos, 9.

Il suit de ce principe que si l'me humaine, ou, en


d'autres termes, l'ide du corps humain est en Dieu, ce
n'est pas en tant que Dieu constitue l'essence de l'me
humaine, mais en tant qu'il est affect de plusieurs autres ides En consquence l'me humaine ne connat
pas le corps humain en lui-mme elle ne le connat que
par les ides des affections qu'il prouve, et par suite
elle n'a du corps humain, des autres corps et de soimme, qu'une connaissance indirecte, mutile et confuse.

Maintenant l'me humaine a l'ide de Dieu quel


titre et comment conoit-elle cette ide? Spinoza l'a fait
voir c'est que l'me humaine a l'ide des affections du
corps humain, et que cette ide enveloppe la connaissance de l'essence de Dieu. Or quel titre et comment
l'me humaine a-t-elle l'ide des affections du corps humain ? c'est que l'ide des affections du corps humain
est en Dieu, en tant qu'il constitue la nature de l'me
humaineMais, s'il en est ainsi, il semble que ces ides
que nous avons des affections du corps humain devraient
tre claires et distinctes; d'o vient qu'elles sont confuses ? C'est, dit Spinoza, qu'elles enveloppent la nature des corps extrieurs ainsi que celle du corps humain lui-mme' et non-seulement du corps humain,
mais aussi de ses parties. Or, la connaissance adquate
des corps extrieurs, et celle des parties qui composent
le corps humain, sont en Dieu', en tant qu'il est affect,
non de l'me humaine, mais d'autres ides; par consl'Ame, Propos. 19.
. Ibul-, Propos. 12 et 199
3. Par la Propos. 16, p. 2.
4. Parles Piopos. \ et 25,
1. De

p.
2.

qucnt les ides des affections du corps humain, en tant


qu'elles se rapportent seulement l'me humaine, sont
comme des consquences spares de leurs prmisses,
c'est--dire videmment des ides confuses
L'me humaine serait donc rduite des ides confuses sur toutes choses, si elle n'tait doue de la facult
de ramener la diversit des perceptions l'unit, et de
concevoir ce qui est commun toutes choses et se trouve
galement dans le tout et dans la partie'.Or de tels objets ne peuvent tre conus que d'une manire adquate3
car l'ide de ces objets est en Dieu, en tant qu'il constitue la nature de l'me, et ces objets tant d'une simplicit et d'une indpendance parfaites, rien n'en peut mutiler la notion.
Ainsi donc, pour rsumer cette obscure thorie, l'ide
du corps humain est en Dieu, non pas en tant qu'il constitue l'essence de l'me humaine, mais en tant qu'il constitue l'essence de plusieurs autres mes; et c'est pourquoi l'me humaine ne connat qu'imparfaitement le
corps humain, les corps extrieurs et elle-mme. L'ide
des affections du corps humain est en Dieu, la vrit,
en tant qu'il constitue l'essence de l'me humaine, et
c'est pour cela que l'me humaine peroit ncessairement
tout ce qui arrive dans le corps humain; mais comme les
affections du corps humain enveloppent la nature des
corps extrieurs et du corps humain lui-mme, don!
l'me n'a et ne peut avoir qu'une connaissance inadl
quate, il s'ensuit que l'me humaine ne connat que trsconfusment ce qui arrive dans le corps humain et dai.a
I.

De l'Ame, Propos. S.
S. Ibtd., Propos. 37 et 38.

3. ihid., Propos. 39.

1-.

les corps extrieurs. Maintenant l'ide des affections du

corps humain, si confuse qu'elle soit, enveloppe le concept de l'tendue et le concept de la Pense, et par consquent la connaissance de l'essence divine. Or cette connaissance est en Dieu, en tant qu'il constitue la nature
de l'me humaine; et comme elle est parfaitement simple
et ne dpend absolument d'aucune autre, elle ne peut
tre que parfaitement adquate.
Il y a donc, suivant Spinoza, une rgle gnrale pour
distinguer une ide ncessairement adquate d'une ide
ncessairement inadquate. Quand nous affirmons, ditil, que l'me humaine peroit ceci ou cela, nous n'affirmons pas autre chose sinon que Dieu, non pas en tant
qu'infini, mais en tant qu'il s'exprime par la nature de
l'me humaine, ou bien en tant qu'il en constitue l'essence, a telle ou telle ide; et lorsque nous disons que
Dieu a telle ou telle ide, non plus seulement en tant
qu'il constitue la nature de l'me humaine, mais en tant
qu'il a en mme temps l'ide d'une autre chose, nous
disons alors que l'me humaine peroit une chose d'une
faon partielle ou inadquate'.
Il est fort craindre que cette explication de l'imperfection des connaissances humaines et de l'origine de
nos erreurs en mme temps que de nos plus sublimes
connaissances, ne paraisse tout le monde obscure autant qu'artificielle. Nous sommes loin de penser qu'elle
ne soit pas en effet trs-artificielle et trs-arbitraire mais
avant de la juger il faut la comprendre, et pour la comprendre il la faut claircir. Qu'on songe que cette thorie
de l'adquation et de l'inadquation des ides touche
I.

De l'Ame,

Coroll.de la

Propos. 11.
i.

aux points les plus essentiels et les plus profonds do la


doctrine de Spinoza, et notamment toute sa thorie de
la vie en Dieu et de l'immortalit de l'me1.
t.
Si nous entendons bien Spinoza, l'me humaine doit
tre envisage sous deux points de vue, parce qu'elle a
deux rapports essentiels, l'un au monde et au temps,
l'autre Dieu et l'ternit.
Envisage dans son rapport Dieu, l'me est un mode
ternel de la pense divine; son existence est parfaiteen
soi et immuable; c'est une ide de Dieu, claire, distincte,
adquate, exempte de changement et d'erreur. Maintenant considrez l'me, non plus dans l'ternit, mais
dans le temps, non plus en Dieu, mais dans le monde
l'me est l'ide du corps humain. Or le corps humain
est un tre compos d'une infinit de parties, et luimme est une partie d'un tout infiniment compos
toutes ces parties dpendent l'une de l'autre, se dterminent l'une l'autre, agissent et ptissent d'une infinit
de faons. L'ide du corps humain est aussi un tre compos et dpendantcomme son objet. Elle comprend une
infinit d'ides particulires et elle-mme est une partie de l'univers infini des ides, o, comme dans l'univers des corps, toute partie est lie aux autres parties,
agit sur elles et en reoit l'action.
L'me humaine ainsi envisage est pleine d'obscurit,
de confusion et d'erreur. En effet, la suite des ides est
l.

Spinoza sentait lui mme que sa doctrine aurait bien de la peine se faire
comprendre et accepter. Il s'mtctrompt, contre son usage, pour exhoitcr ses lecteurs a la patience
Ici, dit-il (Schol. de la Propos. 12, part. 2), les lecteurs vont sans doute tre
arrtes, et il leur viendra en mmoire mille choses qui les empcheront d'avancer
c'est pourquoi je les pne de poursuivre lentement avec moi leur chemiil, et de
suspendre leur jugement jusqu'ace qu'ils aient tout
i

lu.

infinie dans la dure, et l'me humaine ne remplit qu'un


point du temps; l'univers des corps n'a pas de bornes,
et l'me humaine n'est que l'ide d'un certain corps;
elle ne peut donc connatre l'univers que de son point
de vue, c'est--dire d'un point de vue trs-particulier et

Il

trs-dtermin.
y a donc dans l'me deux modes d'existence, et pour
ainsi dire deux vies une vie en Dieu, vie ternelle et
parfaite, et une vie temporelle, pleine de misre, d'erreur et d'imperfection. De l deux ordres de facults
dans l'me celles qui se rapportent au monde, facults
passives, qui n'embrassent les choses que d'une manire
partielle et dtermine celles qui se rapportent Dieu,
facults essentiellement actives et capables d'embrasser
leurs objets avec plnitude'. L'imagination, les sens, la
mmoire, peroivent les choses dans la dure comme
contingentes; mais la raison conoit les choses comme
objets
ncessaires3, et il est de sa nature d'apercevoir tous ces
sous la forme de l'ternit5.
De l ce beau thorme de Spinoza, justement admir
de Schelling
Notre me, en tant qu'elle connat son corps et soimme sous le caractre de l'ternit, possde ncessairement
la connaissance de Dieu, et sait quelle est en Dieu et est conue par

Dieu

Maintenant comment s'opre le passage de la vie ternelle de l'me la vie temporelle et imparfaite? quel est
le nud de ces deux existences?L'me humainecomme
1. thique, part. S, CoroLI. de la Propos. 40.
S. De l'Ame, Propos. 44.

3. Ibid., foroll II.


4. De la Libert, Propos. 30.

ide ternelle de Dieu, l'me humaine comme ide passagre d'un corps prissable, ce ne sont pas deux choses,
mais une seule. L'me humaine en tombant de l'ternit
dans le temps ne se spare pas de Dieu; supposer cela,
ce serait supposer que Dieu peut se sparer de lui-mme.
L'me humaine, comme mode ternel de la pense, c'est
Dieu envisag dans la fcondit non encore dveloppe
de son tre; l'me humaine, comme ide du corps humain, c'est Dieu encore, envisag dans un moment prcis de son dveloppement ternel travers la dure.
Si vous considrez l'entendement infini de Dieu, tout
y est lumire, ordre, action, l'erreur n'y a aucune place;
mais si vous le considrez, non plus dans la totalit infinie de ses ides, mais dans une partie, cette partie,
par cela mme qu'elle est une partie, telle partie et non
pas telle autre, n'est plus un entendement infini, clair,
lumineux, distinct, mais une me, un individu, un moi,
limit dans son existence, uni une partie dtermine
de l'univers des corps, apercevant toutes choses, non en
elles-mmes, mais dans leur rapport avec soi. De l
toutes les erreurs et toutes les misres de l'individualit.
En un sens, Dieu n'y tombe pas car, en soi, il est la
Pense qui comprend tout d'une manire parfaite. En
un autre sens, il y tombe; car une me particulire, un
moi, c'est un moment de la vie de Dieu. Or, pour comprendre compltement Dieu et compltement l'me humaine, il faut unir les deux sens et identifier les deux
points de vue.
La Pense est donc une vie parfaite qui a son principe
dans l'ternit, et son dveloppement sans terme dans
le temps. La Pense, dans sa perfection ternelle, c'est
proprement Dieu; la Pense dans sa vie, ce sont les mes.

La Pense ternelle enveloppe ternellement toutes les


mes; chaque me est donc la fois ternelle par son
rapport la Pense ternelle, et passagre par son rapport au corps. Comme ternelle, l'me est exempte de
toute erreur et de tout changement; comme temporelle,
elle est sujette l'erreur. Pour se dgager de l'erreur, il
lui suffit de se ramener sans cesse son principe; elle
n'est plus alors telle ou telle me, telle ou telle ide, tel
ou tel moi; elle est Dieu mme Dieu, dis-je, qui se perd

en quelque sorte sans cesse en se dveloppant dans la


dure par les degrs successifs de l'individualit et qui
se retrouve sans cesse en ramenant sans cesse la varit
de ses effets l'unit de leur cause immanente, et en
forant l'individu se nier soi-mme pour redevenir
libre parfait
et
au sein de l'tre qui le cra.
2,
Thorie de la Volont ou des Passions.

Un individu, un tre dtermin, n'est autre chose


qu'une forme dtermine de l'existence absolue'. Or
l'existence absolue est identique l'activit absolue';
tout tre est donc actif au mme titre qu'il existe, et sa

part d'activit se mesure exactement sur sa part de ralit. D'un autre ct, nul tre n'a rien en soi qui le puisse
dtruire; car la dfinition d'un tre quelconque contient
l'affirmation et non la ngation de son essence; en d'autres termes, elle pose son essence et ne la dtruit pas
1. De Dieu, Coroll. de la Propos. 2!t.
2. Ibld Propos 34. Comp. thique,
3. Des Pmons, Propos. 4 et 5.

p. 4, Preambule.

tout tre est actif de sa nature, et s'il ne contient en soi rien qui supprime son existence, il s'ensuit
que tout tre, autant qu'il est en lui, s'efforce de persvrer dans son tre et cet effort est son essence mme,
son essence actuelle',laquelle n'enveloppe aucun temps
fini, mais une dure indtermine'.
L'homme, comme tout autre tre, a donc sa part d'activit, et en vertu de son essence, il tend persvrer
indfiniment dans son tre. Voil l'apptit, qui ne se
rapporte exclusivement ni l'me ni au corps, mais
l'homme tout entier, dont il constitue l'essence. Or,
l'me a conscience d'elle-mme, et ce titre elle sent cet
effort permanent par o elle tend persvrer dans son
tre. Voil le dsir ou la volont. Le dsir ou la volont
ne sont donc rien de plus que l'apptit exclusivement
rapport l'me et ayant conscience de soi'.
Spinoza appelle l'me humaine une ide, mais on
peut la dfinir tout aussi bien dans son systme un
dsir ou une activit qui a conscience d'elle-mme. Ces
dfinitions sont identiques car dans l'me humaine
comme en Dieu, la pense et l'action se pntrent mutuellement, l'abstraction seule les distingue, et comme
tout l'tre et toute l'activit de l'me humaine sontdans~
les ides qui la composent, plus elle a d'ides, plus elle'
a d'tre et d'aethit.
Si l'me humaine tait isole et indpendante dans la
nature, il n'y aurait en elle qu'activit, perfection, lumire, et elle persisterait ternellement dans son.tre;
Si donc

i.

Des Passiona, Propos. 6.


2. Ibid Propos. 7.
3. /~tF Pro; os. 8.
4. 7t)'d Propos. 9 etsonScho).

mais l'me humaine n'est qu'une partie de la nature, un


atome d'un monde infini. L'existence et faction del'me
humaine dpendent donc jusqu' un certain point de
l'existence et de l'action de tous les autres tres, la nature tant un systme organis o tout se tient, et o
une loi ternelle rgle les rapports de toutes les parties
et coordonne la vie de chacune d'elles la vie universelle Or tantt l'action de l'me humaine est favorise
par les causes trangres, tantt elle y rencontre des
obstacles. Voil l'origine de la passion.
L'me humaine est une ide; toute ide implique une
aiErmation et par consquent une action. L'mehumaine
est donc toujours active; mais quand cette activit permanente rencontre un obstacle, l'tat de l'me n'est plus
une suite immdiate de son essence; en d'autres termes,
l'me n'est plus cause adquate de ses dterminations,
mais seulement cause partielle Ses ides ont alors
deux causes d'une part, l'activit propre de l'me; de
l'autre, l'activit d'un nombre infini de causes trangres que l'me humaine ne peut apercevoir que d'une
manire trs-confuse. Au lieu d'avoir des ides claires
et distinctes, des ides adquates, l'me n'a plus que
des ides inadquates et mutiles au lieu d'agir, elle

ptit

La passion n'est donc qu'une moindre action de l'me


humaine. Si l'me agissait avec plnitude, elle existerait
avec plnitude, elle serait Dieu. Si l'me tait absolument passive, elle serait entirement livre l'empire
des causes trangres et comme absorbe par la nature.
i. Lettre a OMenbtr~ tome
1.
. ~MPd~tOtt~Dfin.l.

3. ~)J.~

DeEm.

t't'o~os.

Ht, pag. 349 et sutv.


1

et 3.

Cessant d'agir, elle cesserait d'tre. La vie humaine est


donc une activit ncessairement incomplte, une pense ncessairement obscurcie, un dsir ncessairement
contrari, et tout cela est ncessaire, parce que la vie
humaine n'est pas la vie unherselle, mais une de ses
formes, en d'autres termes, parce que l'homme n'est
pas Dieu, mais une partie de Dieu
Qu'arrive-t-il maintenant chaque fois que l'me humaine reoit l'action d'une cause trangre? De deux
choses l'une ou la puissance de penser de l'amc humaine est favorise, ou elle est contrarie. Dans le premier cas, la perfection ou l'tre de l'me humaine est
augment; dans le second, il est diminu. Par consquent, le dsir qu'a l'me de persvrer dans son tre
est satisfait dans le premier cas et contrari dans le
second. Mais un dsir de l'me combl, qu'est-ce autre
chose que la joie?et ce dsir bless ou in compltement
satisfait, qu'est-ce autre chose que la tristesse? La joie
et la tristesse rsultent donc ncessairement du dsir,
qui rsulte lui-mme de la nature de l'me, et Spinoza
peut les dfinir de la sorte La joie est une passion /~a/laquelle /'<M passe MM~M'/i'OH plus grande, et la tristesse une passion
perfection 2.

par laquelle

~'ame passe une moindre

parfait est inaccessible la tristesse,


parce qu'il est incapable de ptir
persvrer dans l'tre est en lui
ternellement satisfait; mais tout tre imparfait et qui
tombe dans le temps est sujet aux passions et cette
Un tre ternel et
et mme la joie,
et que le dsir de

t. De~e~aua~ Propos. 2, 3, 4, 5et G.

2. Des ~<Mton~ schol. de la Propos.

alternative de joie et de tristesse qu'on appelle la vie.


Spinoza ne veut reconnatre dans l'me que ces trois
et
passions primitives le dsir, la joie et la tristesse
il se charge avec ces donnes si simples d'expliquer
cette prodigieuse diversit des passions humaines qui
dcourage l'observation la plus patiente et semble dfier l'analyse. Rien n'est curieux pour un philosophe
comme d'assister cette espce d'anatomie du cur
humain
Spinoza le dmonte pour ainsi dire pice
pice, et par une analyse d'une rare subtilit, la plus
rgulire, la plus systmatique, la plus complte qui
peut tre ait jamais t essaye, il ramne ce mcadivers,
nisme si compliqu, si
si mobile, l'action de
trois ressorts essentiels.
Qu'est-ce que l'amour et la haine? rien de primitif,
mais des suites ncessaires de la joie et de la tristesse.
Unissez la joie ou la tristesse l'ide des causes qui les
produisent, et voil l'amour ou la haine On dira que
l'amour est plus qu'une ide, qu'il est aussi une tendance. Spinoza est le premier le reconnatre, il fait
driver l'amour de la joie, qui elle-mme vient du dsir.
L'activit du dsir se communique l'amour, et l'me
tend vers l'objet aim de toute la force de son tre.
L'esprance et la crainte ne sont encore autre chose
que des suites particulires de la joie et de la tristesse.
L'esprance est une joie mal
ne de ~'wa~ d'une
chose future ou passe dont la prsence M!M'r OM
retour
sont pour nous incertains; et la crainte
une tristesse

aM!

tt

Passions, Schc). de la Propos,


C[..Pt'/m. des Passions, Etptic.
de la Dera. 4.
~M., Scho). de ta Propos H.
Cernp..De/m. des PftM Dtn. 6 et 7.
1. DM

assure, ne aussi de l'imoge d'une chose douteuse1.


Retranchez le doute de ces affections, l'esprance et
la crainte deviennent la scurit et le dsespoir
La joie et la tristesse, venant se combiner en sens
divers avec l'amour et la haine, avec la crainte et l'esprance, produisent une infinie varit de passions nouvelles. Par exemple, l'envie, qui n'est autre chose que
la haine, en tant qu'elle f~osc /M;?:me se ~'c/'oH!?' du
la jaet s'a?';si'e<' de son 6oM~M*
lousie, passion complexe, o la haine pour l'objet aim
se mt''Ie l'affection qu'il nous inspire et l'envie pour
l'mulation qui peut se dfinir le dsir
notre rival
mal

d'autrui

d'une chose, y~Mhft't en nous, parce que nous nous Mpt'e~ntons nos ~MMa~s anims du mme dsir 6; le regret,
espce particulire de tristesse produite par l'absence
de l'objt,t aim'; l'humilit, autre sorte de tristesse, ne
du sentiment de notre impuissance' la paix intrieure
ou acquiescence, passion des vrais philosophes, joie sublime, ne de la contemplation de nous-mmes et de

notre puissance d'agir


L'analyse ne peut puiser les combinaisons infinies des
passions humaines mais il suuit qu'elle en dcouvre les
lois fondamentales et les ramne leurs principes. Or,
ces principes sont d'une simplicit et d'une gnralit
parfaites. Ils se rsolvent tous en effet en une tendance
Des Passtons, Schot.
3.
H et t3.
De~m.
t. /f);d
/&td.

de la Propos, tft.

Dc6n.
3.

Jtt3

14 et 15.

Schol de la Propos. 24.

Schoi. dela Propos. R.


Append,re de la parl. 3 de rEthiqy., Defin, 3.
6 D~~M ~OM ~M ~<ts~tOM, Defin. 3~.
Defin !6.
7. Ibid
S /6if< De!in. !5.

4.

Comp.D<t~. des ~ftM,,

commune tous les tres, savoir le dsir de persvrer dans l'tre. Ce dsir, favorise ou contrari, donne
naissance la joie et la tristesse, lesquelles produisent
tout le reste.
Spinoza supprime ici videmment un lment fondamental de la passion, je veux dire le plaisir et la douleur. La passion n'est pour lui qu'une ide confuse; la joie
ou la tristesse, qu'un accroissement ou une diminution
de l'tre. C'est substituer au phnomne sa cause mtaphysique. Mais il fallait rduire tous les phnomnes de
l'me celui de la pense, et comme dans l'analyse de
l'activit on avait supprim l'lment fondamental, la
libert, dans l'analyse de la sensibilit on supprime la
sensation elle-mme. Grce ces mutilations arbitraires,
toutes les passions s'expliquent par le dsir; et le dsir
lui-mme tant dj rduit l'affirmation que toute ide
enveloppe, on trouve aisment dans une psychologie
aussi docile la confirmation de ce principe que la mtaphysique avait donn a priori l'me humaine est un
mode de la Pense.

IX.
MORALE DE SPIMZA.

IJu libre arbitre.


Dieu.

/~M

De

Rien et du

~/a/.

~c

~Mmo! de F<!Me.

l'amour de

Spinozaarsum d'un seul mot sa psychologie, quand


il a dit L'me humaine est un automate spirituel
Cet automate est m par trois ressorts le dsir, l joie
<.

De~iffo~cde ~ffttdcm ni. tume Il, fac. 309.

et la tristesse. Or, le dsir, c'est l'tre mme de Fam;


la joie et la tristesse, c'est l'tre de Fam, augment ou
diminu par l'action des causes trangres. L'me ne
s'appartient donc pas elle-mme, elle appartient a la
Nature' elle ne fait pas sa destine, elle la subit; et,
pour emprunter Malebranche sa bizarre et forte expression, elle n'agit pas, elle est agie.
peut-il comprendre maintenant que le problme
moral ait sa place dans la philosophie de Spinoza ? Ce
problme, en effet, le voici comment l'homme doit-il
rgler sa destine pour qu'elle soit conforme l'ordre
et au bien ? Le problme moral suppose donc deux conditions premirement, que l'homme soit capable de
rgler sa destine, de diriger son gr sa conduite, en
un mot, que l'homme soit libre; secondement, qu'il
existe un bien moral, un ordre absolu auquel l'homme
doive conformer toutes ses actions. Ces deux conditions
sont mme si troitement lies qu'une seule supprime
rend l'autre inutile, de sorte qu'il suffit de nier, soit
l'ordre moral, soit le libre arbitre, pour rendre toute
morale impossible. Qu'importe, en effet, qu'il existe une
loi naturelle, si je ne suis pas le matre d'y obir, et si je
puis innocemment la violer? Et si je suis libre, mais
d'une libert sans rgle, tout alors est lgitime, et le
devoir et le droit n'existent pas pour moi.
Interrogez maintenant Spinoza sur ces deux objets, le
libre arbitre et l'ordre moral. Sa pense est aussi claire,
aussi tranchante, aussi rsolue, sur l'un que sur l'autre;
il les nie tous deux, non pas une fois, mais en toute rencontre, chaque page de ses crits, et toujours avec une

Se

<.
comme

ne ~[u< point s'imaginer, dit Spinoza, que l'homme soit dans la ttajure
un tmptre dans un autre empire.[Prface de la partie 3 de l'thique.)

nergie si inbranlable, une conviction si profonde etsi


calme, que l'esprit en est confondu et comme effray.
C'est que le libre arbitre et le sentiment du bien et du
mal ne sont, aprs tout, que des faits, et entre des faits
et une ncessit logique, Spinoza n'hsite pas. Reste
comprendre qu'aprs ce dmenti clatant donn la
conscience du genre humain au nom de la logique, Spinoza vienne ensuite proposer aux hommes une morale
dont il a par avance dtruit les conditions. C'est ici qu'il
faut se donner le spectacle de la radicale insuffisance du
spinozisme, et des~ puissants et inutiles efforts d'une
n' j grande intelligence dvoye aux prisesaveo l'impossible.

)')-,

'

'- -

s <.
Du libre arbitre.
Deux chemins divers peuvent conduire un philosophe
nier le libre arbitre ou bien on le dclare impossible
a priori, parce qu'il est absolument inconciliable avec
certains principes qu'on s'est forms sur la nature des
choses ou bien on le rejette a jM)s~?o?' comme un fait
qui n'existe rellement pas, comme une illusion du genre
humain dont le prestige se dissipe devant une observation approfondie de la conscience.
Spinoza nie le libre arbitre a priori et a po~t'on; a
priori, au nom de la nature de Dieu et de l'ordre de ses
dveloppements
a posteriori, au nom de cette mathmatique des passions qui soumet toutes les actions humaines des lois invariables. Mais il ne le nie pas seulement dans l'homme; il le nie aussi en Dieu et dans toute
la nature il le nie, en un mot, de toutes les faons dont
on peut le nier.

Dieu est libre, toutefois, dans ce systme; mais on sait


de quelle libert elle consiste dans l'absolue ncessit
d'un ternel dveloppement. Cette libert toute mtaphysique, si diffrente de la libert morale, Dieu seul la
possde, suivant Spinoza. Car Dieu seul agit par une
ncessit parfaite immdiatement inhrente sa nature;
tout le reste agit par la ncessit de la nature divine,
c'est--dire par une ncessit plus ou moins imparfaite,
suivant qu'elle est fonde d'une manire plus ou moins
mdiate sur la suprme ncessit. A ce compte, soit
qu'on entende la libert au sens de Spinoza, soit qu'on
l'entende au sens de tout le monde, l'homme et tous les
tres de la nature en sont galement privs.
Il n'y a rien de contingent dans l'ordre des choses
car
tout ce qui existe et agit est dtermin par Dieu mme
l'existence et l'action~; et il est aussi absurde de supposer qu'un tre que Dieu ne dtermine pas l'action s'y
dterminera de soi-mme, que de s'imaginer qu'une fois
dtermin par Dieu l'existence et l'a(,tion, cet tre

pourra se rendre indtermin'.L'action d'un individu


est fonde sur son tre; l'tre d'un individu est fond sur
l'tre de Dieu. Supposer qu'un indh idu trouvera autre
part qu'en Dieu le principe de son action, c'est supposer
qu'il trouvera hors de l'tre le principe de son tre, ce
qui implique.
Qu'est-ce donc qu'une chose contingente ~? est-ce une
chose qui puisse galement tre ou ne pas tre, tre ceci
ou tre cela? Mais ce sont l des chimres de l'imaginaDeD~tu, De6n. f.
)3? /tnf!
/6~ Propos.
M.
rrojMS. !6.

lbid., Propos. 26.


4. /6~ Propos. !7.
'i ~M.. Sebot. ) 1 de la Propos. !3.
3.

tion, qui, ne voyant que les effets, nie les causes qu'elle
ne voit pas. Pour la raison, tout ce qui est, doit tre; tout
ce qui est de telle faon, doit tre de cette faon ce qui
arrive tel point prcis du temps ne pouvait arriver une
minute avant, ni une minute aprs, sans que l'ordre entier des choses ne ft troubl, sans que le hasard n'envahit le dveloppement divin, sans que Dieu cesst d'tre
ncessaire, c'est--dire d'tre Dieu
Dieu seul du reste est ncessaire, de cette ncessit
ternelle, absolue, toujours gale elle-mme. Les choses
unies, tout en rsultant ncessairement de la nature div ine, ne peuvent exister que dans la dure d'une manire
borne et successive. Elles apparaissent au jour marqu
dans l'ternit, mais pour disparatre bientt et cder la
place d'autres tres. Rien d'arbitraire, rien de dsordonn dans ce mouvement perptuel qui cre, dtruit et
renouvelle sans cesse toutes choses; chaque tre est dtermin l'existence et l'action par un autre tre galement dtermin l'existence et l'action par un tre
antrieur, et ainsi de suite l'infini Les mouvements
produisent les mouvements, les ides enfantent les ides,
suivant une loi fonde sur la nature mme de la Pense
et de l'tendue, et dans une correspondance parfaite
qui a pour base l'identit en Dieu de l'tendue et de la
Pense*.Celui donc qui pourrait embrasser dans sa
totalit infinie le double dveloppement de l'tendue et
de la Pense, c'est-a-dirc l'ordre entier des choses, n'y
verrait rien de contingent, de libre, d'accidentel, mais
une suite gomtrique de termes lis entre eux par une

i 7te J~<')~
7M.,

PtOpoa.

23.

Propos. !8.
8. De r/im~ Propos. 7 et son Sch&I.

loi ncessaire. Pour nous, tres d'un jour, atomes dans


l'infini, intelligences bornes dans un corps prissable,
nous ne pouvons remonter la chane infinie des causes,
et quand nous concevons l'existence d'un tre sans connatre la cause qui doit le produire, nous appelons cet
tre contingent
La contingence des choses, le libre arbitre, le dsordre,
le hasard, tout cela n'est donc que notre ignorance. Au
fond tout est ncessaire: en Dieu, d'une ncessit immdiate, qui fait l'essence de sa libert, dans les choses,
d'une ncessit mdiate qui exclut la fois la libert
parfaite et absolue, et cette infidle et fantastique image
de la parfaite libert que les hommes appellent le libre
arbitre.
Considrez maintenant la nature de l'homme, telle que
Spinoza la conoit et la dcrit. Dans ce'petit monde envisag part, le libre arbitre ne peut pas plus trouver
place que dans l'ordre gnral des choses.
Qu'est-ce en effet que l'homme de Spinoza? un mode
de la Pense correspondant un mode de l'tendue.
Voil, ce qu'il semble, l'me parfaitement distincte du
corps; et il est vrai qu'en un sens, aucun philosophe, pas
mme Descartes, n'a plus compltement spar ces deux
parties de l'homme que ne fait Spinoza; mais aucun
aussi ne les a plus troitement unies. Tout dans l'me se
rapporte au corps; l'activit, la perfection, l'tre mme
de l'me se mesurent sur l'activit, la perfection, l'tre
du corps. On peut considrer l'me sous deux points de

i.
part.

Vo~pz le Schoite de la
4, Uehu. 3 et 4.

l'iopjs.

~4 de

t't~

part 2.

Cmp. ~A/~u~

vue, comme pense et comme dsir. Comme pense, elle


a pour objet le corps humain, et chacune de ses ides
particulires reprsente une affection particulire du
corps humain. Comme dsir, l'objet propre de l'me,
c'est la conservation du corps; la source de ses joies et
de ses tristesses, de ses amours et de ses haines, c'est
l'accroissement ou la diminution de la puissance du
corps'.Le croirait-on? la plus sublime de nos penses,
l'ide de Dieu, la plus sublime de nos affections, l'amour
de Dieu, ont un rapport troit avec le corps
ce n'est
pas seulement dans cette vie que l'tat de l'me dpend
des organes. Notre avenir au del du tombeau en dpend
galement, et Spinoza dclare en termes exprs que la
perfection du corps mesure exactement les droits de l'amc
l'immortalit
Cf/M: dont le corps est propre un grand nombre de
fonctions, a une me dont la pius grande partie est ter-

Et

n~

Il est clair que, dans une pareille doctrine, l'action de


l'me est aussi fatale, aussi gomtrique en quelque sorte
que celle du corps. Tel tat du corps tant donn, un tat
correspondant de l'me est galement donn. Ce qui dans
le corps est tendance aveugle, affection mcanique, est
dans l'me dsir et passion. Or, de quoi dpendent les
tendances et les affections du corps humain? elles dpendent sans doate pour une certaine part de son activit
propre, mais pour une part infiniment plus grande, de
l'activit des corps trangers. De mme, comme le dit
expressment Spinoza, la force et l'accroissement de telle
Passions, Propos. tO,
t. De la t~eftt, Propo!. t4.
3. ;M
tTopos. 99.

t.

DM

H, t!, t3.

Comp. Schol. de

h Propos. O.

ou telle passion et le degr o:< elle persvre dans l'existence


ne se mesurent point par la puissance avec laquelle ?!0:'S /f<
sons p~or/~OMy~fr~t'M'fr dans l'existence, mais par le rapport de la puissance des causes extrieures avec notre puis-

sance propre Or, c'est encore une dclaration expresse


de Spinoza, que la force par laquelle l'homme ~wtwc
dans l'existence est limite, et que la puissance des causes extrieures la surpasse infiniment 2, On croira peut-tre qu'il
y a dans i'me quelque autre principe d'action capable
de s'opposer aux mobiles passionns de notre nature?
Nullement. Une passion, dit Spinoza, ne peut tre empche ou dtruite que par une passion contraire et plus
forte
la vraie connaissance du bien et du mal, en
tant que vraie, ne peut empcher aucune passion, elle
ne le peut qu'autant qu'on la considre comme une
passion
Ainsi donc, que l'on considre tour tour la nature
dhineet le caractre de son dveloppement, l'ordre universel des choses, l'essence de l'me et son rapport avec
le corps, les divers lments de sa nature, les mobiles
divers de ses actions, tout est ncessaire, tout est fatal,
tout est rgl par un ordre inflexible, et le libre arbitre
en Dieu comme dans l'homme, dans la sphre de la raison comme dans celle de l'exprience, est galement inconcevable.
D'o vient donc que la masse entire du genre humain

Et

l'Esclavage, Propos. 5.
t. J6t~ Propos. 2, 3, 4. Comp. ~jr'om~detapart. 4.
/6<d., Propos. T. On remarquera aussi la proposition prcdente < J~o force
3
d'une pcMStOTt peut surpasser la puissance de l'homme, de faon qu'elle ~'o<tache o6s(t)Mmen< a <ut.<
La connaissance du bien ou du mal, dit plus haut
4. 7M Propos. t4.
Spinoza, n'Mt autre chose que tapaM!<!nd< la joie ou de la tristesse, en tant que
Propos. 8.
Mm en avons cotMCMncc.
Ds

proclame le libre arbitre? c'est que la masse du genre


humain vit sous l'empire de l'imagination et des sens,
dans un profond oubli de la raison. Le vulgaire n'est-il
pas convaincu que l'me meut le corps son gr '? Or,
peut-on concevoir qu'une pense donne du mouvement
une tendue"?
Le libre arbitre est une chimre de mme espce, flatteuse pour notre orgueil, et en ralit fonde sur notre
ignorance. Nous a~ons conscience de nos actions et nous
ne connaissons pas les causes qui les dterminent Yoil
cette fausse et vaine libert dont nous sommes si fiers
C'est ainsi que l'enfant s'imagine qu'il dsire librement
le lait qui le nourrit; s'il s'irrite, il se croit libre de
chercher la vengeance s'il a peur, libre de s'enfuir. C'est
encore ainsi que l'homme ivre est persuad qu'il prononce
en pleine libert d'esprit ces mmes paroles qu'il voudrait
bien retirer ensuite, quand il est rede~ enu lui mme. Ne
rvons-nous pas quelquefois que nous tenons certaines
choses caches en vertu d'une dcision semblable a celle
qui nous fait taire ces choses pendant la veille? Ne
croyons-nous pas en songe faire librement des actions
qu'veills nous n'oserions pas accomplir? Or, je voudrais bien savoir s'il faut admettre dans l'me deux espces de dcisions libres, les fantastiques et les relles.
Que si on ne veut pas e\travaguer ce point, il faut ncessairement accorder que cette dcision de l'me, que
nous croyons libre, n'est au fond que l'affirmation que
toute ide, en tant qu'ide, enveloppe ncessairement'.

2. J~~ue,

t. Des Passions, Schol. de la Propos. 2.

part. 5, Preambule.
3. De f'A)n~ Scttut. de la Propos. 35.

4. ~td.; t'ropos. 59.

Par consquent, ces dcisions de l'me naissent en elle


avec la mme ncessit que les ides. Et tout ce que je
puis dire ceux qui croient qu'ils peuvent parler, se taire,
en un mot, agir, en vertu d'une libre ~f'e!S!'ott de l'me, c'est
qu'ils rvent les yeux ouverts
Voil une ngation bien tranchante et bien audacieuse;
Spinoza en acceptera-t-il les consquences? quel esprit
bien fait, quelle me honnte n'en serait pas effraye? Si
toute action est ncessaire, toutc action est lgitime, et
il faut galer le crime la vertu. Si c'est Dieu mme qui
nous dtermine au mal, o est sa saintet? que devient
la responsabilit humaine, la justice des hommes et celle
de l'avenir?
Il faut entendre les rponses de Spinoza toutes ces
questions pour se faire une juste ide de la trempe de
son esprit et de son caractre, et pour comprendre le
prodigieux garement o la sduction d'un systme peut
jeter un grand esprit que sa vigueur mme prcipite
tous les excs.
On place Spinoza dans cette alternative ou il n'y a ni
pch ni mal, ou Dieu est l'auteur du mal et du pch
Spinoza rpond qu'en effet le pch ou le mal ne sont
rien de positif, et par consquent qu'on ne peut les imputer Dieu. Voici sa dmonstration Chaque tre
pris en lui-mme, sans aucun rapport au reste des choses,
renferme une perfection qui n'apour bornes, dans chaque
tre, que sa propre essence. Considrons maintenant un
certain tre, Adam, par exemple, au moment o il forme
le dessein de manger du fruit dfendu. Ce dessein ou
i.

Des Passions, Propos. 2 et son Schol.


2. Gttt~aw~M de B~Mt6frg/t a Spto~ tome

tu,

pag. 390 et smv.

cette vol jnt dtermine, considre en elle-mme, renfermc prcisment autant de perfection qu'elle exprime
de ralit; et on en peut conclure que nous ne pouvons
concevoir d'imperfection dans les choses qu'en les comparant d'autres choses qui ont plus de ralit en consquence, dans la dtermination d'Adam, tant que nous
la considrons en elle-mme et que nous ne la comparons rien qui soit d'une nature plus parfaite et dans un
tat plus parfait, nous ne pou~ ons trouver aucune imperfection bien plus, nous pouvons la comparer avec une
infinit d'autres objets moins parfaits qu'elle, comme des
pierres, des troncs d'arbres, etc. Voici encore ce qu'on
ne peut contester c'est que les mmes choses qui dans
les hommes paraissent dtestables et dignes de toute
notre aversion peuvent tre considres dans les animaux
avec admiration ainsi les guerres des abeilles, les jalousies des colombes, etc., passions mprisables dans
les hommes et qui pourtant rendent les animaux plus
parfaits noseux. De tout cela, il rsulte clairement
que les pchs, qui n'expriment rien, si ce n'est une imperfection, ne peuvent consister en quelque chose qui
exprime une ralit, comme la dtermination d'Adam et
l'acte qui en fut la
Le pch n'existe donc que
pour notre intelligence, et non pour celle de Dieu. Nous
sommes habitus renfermer tous les individus d'un
genre, tous ceux, par exemple, qui ont extrieurement
la forme humaine, sous une mme dfinition, et nous
pensons ensuite qu'ils sont tous galement susceptibles
de la plus grande perfection que cette dfinition embrasse;
puis, quand nous en trouvons un dont les actions rpu-

suite'

1. S~tfto-M (t

B~tE'ef~

tome III, pag. 394.

gnent cette perfection, nous disons qu'il en est priv,


qu'il s'loigne de la nature. Mais Dieu ne connat pas
les choses par abstraction, il n'a pas de dfinitions gnrales de cette espce, il n'attribue pas aux choses plus
de ralit que son intell:gence et sa puissance ne leur en
ont en'ectnejnent donn; et il suit de l que le pch
n'existe que pour notre esprit et non pour le sien'.
La consquence vidente de cette thorie n'est-elle
pas que les vices les plus honteux, les crimes les plus
abominables, sont en eux-mmes parfaitement innocents, ne contiennent pas la moindre imperfection, et
ne nous paraissent contraires l'ordre qu' cause que
nous n'avons qu'une ide confuse des choses'? Bien

plus, ne peut-on pas dire que les plus affreux drglements de la volont humaine manifestent leur faon la
perfection divine, et sont tout aussi conformes l'ordre
ternel des desseins de Dieu que les actions les plus vertueuses ?

j\on certes, rpond Spinoza; j'accorde bien que les


impies expriment leur manire la volont de Dieu,
mais ils ne doivent pas pour cela entrer en comparaison
avec les gens de bien. En effet, plus une chose a de perfection, plus elle tient de prs la Divinit et plus elle
en exprime les perfections. Donc, comme les bons ont
incomparablement plus de perfection que les mchants,
leur vertu ne peut tre compare celle des mchants,
d'autant plus que les mchants sont privs de l'amour

t. Sprnozaa Blyenbergh, tome

IfI, pag. 39R.


9. Spmoza le d.t en propres termes
AMtttM courageux rnH~fe sans CMM
ce pnncnpe, que loutes choses rsulteret de la neessat de la nature divine, et
qu en con~fqufncc tout ce ut~ut parait <mpi~ /iort<&~ t~us~
~oui cela pt~ de ce ~u'i~ conoit Jfj! choses avec trouble et cot/o~ c<par des
ides muiifm.. [De ~eiaM~f, St.ho). de la Propos. 73.)

~t~

divin, qui dcoule de la connaissance de Dieu et par qui


seul nous pouvons tre appels enfants de Dieu. Il y a
plus encore ne connaissant pas Dieu, ils ne sont dans
la main de l'ouvrier qu'un instrument qui sert sans le
savoir et qui prit par l'usage; les bons, au contraire,
servent Dieu en sachant qu'ils le servent, et c'est ainsi
qu'ils croissent sans cesse en perfection x
Accordons Spinoza cette diffrence. Du moins faudra-t-il qu'il convienne que si les mchants sont ncessairement mchants, ou bien Dieu est injuste en les faisant mchants et plus encore en les punissant de l'tre,
ou bien les mchants sont excusables devant les hommes et devant Dieu.
Spinoza nie cette consquence avec une extrme nergie Quoi ) s'crie-t-il, des hommes mchants, pour
trencessairement mchants, en sont-ils moins craindre et moins pernicieux?Puis il ajoute ces dures paroles Nous sommes en la puissance de Dieu comme
l'argile entre les mains du potier, qui tire de la mme
matire des vases destins & un nobte usage et d'autres
'& un usage vulgaire'.Nul ne peut accuser Dieu de lui
avoir donn une nature infirme et une me impuissante.
Et de mme qu'il serait absurde que le cercle se plaignt
de ce que Dieu lui a refus les proprits de la sphre,
ou l'enfant qui souffre de la pierre, de ce qu'il ne lui a
pas donn un corps bien constitu, de mme un homme
dont l'me est impuissante ne peut tre reu se plaindre, soit de n'avoir pas eu en partage et la force et la
vraie connaissance et l'amour de Dieu soit d'tre n
avec une constitution tellement faible qu'il est incapable
1. Rprvo~a

(1

397.
pag. 370.

III~PItLPI'pli~ tome 111, pag.

Spmoza (i f~~ettt'ury, tome

m,

de modrer et de contenir ses passions. En effet, rien


n'est compris dans la nature de chaque choseque ce qui
rsulte ncessairement de la cause qui la produit
Voici enfin un dernier passage o clate avec plus de
force encore la duret de cette philosophie sans entrailles,
d'o la Providence est exile et qui laisse l'me faible
dans un dsespoir ternel de se relever de son abaissement et de nchir une ncessit inexorable
Voulez-vous dire, rpond Spinoza Oldenburg qui le
presse, que Dieu ne peut s'irriter contre les mchants,
ou bien que tous les hommes sont dignes de la batitude?
Dans le premier cas j'accorde parfaitement que Dieu ne
s'irrite en aucune faon et que tout arrhesuivantses dcrets, mais je nie qu'il rsulte de l que tous les hommes
doivent tre heureux car les hommes peuvent tre excusables, et cependant tre privs de la batitude et souffrir de mille faons. Un cheval est excusable d'tre un cheval, et non un homme; mais cela n'empche pas qu'il ne
doive tre un cheval et non un homme. Celui qui la MOfsure d'un chien <~o?!!f la rage est assurment c.rftMaMc, et
cependant on a le droit de /*c7oM~
mme, l'homme qui
ne peut ~OMfenMr ses passions ni les COM~tttr~My la crainte
des lois, quoique excusable cause de l'infirmit de sa nature, ne peut cependant jouir de la paix de ~Mc ni dp la
connaissance et de l'amour de Dieu, et il est ncessaire qu'il

prisseH

1.Spwoza a (Jlden6nrg, tome III, pag. 376.


2

M~me

lettre, pag. 377.

~.
Du Bien et du A/a/.
La mme ncessit

logiquelaquelle obissait Spi-

noza en niant le libre arbitre devait invitablement le


conduire rejeter la distinction du Bien et du Mal. Si
tout est ncessaire, en effet, chaque chose est ce qu'elle
peut et ce qu'elle doit tre, et il est draisonnable de se
reprsenter sa place une chose meilleure; c'est substituer les caprices de l'imagination aux lois ternelles
des choses, et mettre au-dessus d'une ralit ncessaire
la chimre d'un idal impossible. Si la nature et l'enchanement des causes n'taient pas profondment cachs nos faibles yeux, chaque tre serait pour nous
parfait et accompli, tant aperu immdiatement dans
1.
sa cause, c'est--dire dans la ncessit de son tre'.
Mais notre connaissance des choses est incomplte et
mutile; au lieu de les concevoir, nous les imaginons;
au lieu de les rapporter leur cause, nous les comparons de certains idaux que nous nous sommes forms
par la comparaison des individus, etsuivant que les tres
de la nature se rapprochent plus ou moins de ces types
imaginaires, nous disons qu'ils sont parfaits ou imparfaits, bons ou mauvais, meilleurs ou pires', etc. Les
ides de bien et de mal, de perfection et d'imperfection,
comme celles de beaut et de laideur, sont donc filles
de l'imagination et non de la raison; elles n'expriment
~Nt~~tMt<, part. 4, PreamMe, fmt.
i.

~Nt&c~atjog~ Prambule.

rien de positif et d'absolu qui appartienne effectivement


aux tres, et ne marquent autre chose que la constitution et Ma faiblesse de l'esprit humain. Un objet se laissct-il imaginer avec aisance, nous l'appelons beau, harmonieux, bien ordonn; avons-nous de la peine nous
le reprsenter, il nous parat laid, discordant, plein de
dsordre'. Un homme nat aveugle voil un monstre
pour nous'. Nous disons que la nature est en dfaut,
qu'elle a manqu son ouu'age. Comme si la nature agissait jamais pour une fin! comme si cet tre ternel
et infini que nous nommons Dieu ou Nature n'agissait
pas comme il existe, avec une gale' ncessite! Or,
comme il n'existe pas cause d'une certaine fin, cen'est
pas non plus pour une fin qu'il agit, et il est lui-mme
le premier principe de l'action comme il est le premier
principe de l'existence.
C'est donc un prjuge absurde que de penser qu'il
manque quelque chose un tre et que la nature l'ait
laiss imparfait, puisque rien ne convient la nature
d'un tre que ce qui rsulte ncessairement de la nature
de sa cause efficiente, et que tout ce qui rsulte ncessairement de la nature d'une cause efficiente se produit
ncessairement".
3,
S'il n'y a en soi ni bien ni mal, c'est du moins un fait
incontestable que certaines choses sont bonnes pour
J'homme, et d'autres mauvaises. Mais qu'est-ce qu'une
chose qui nous est bonne, sinon une chose utile?Et
qu'est-ce qu'une chose qui nous est mauvaise, sinon
.1.

~/t!guf~ Appendice de la Part

i.

S~M~ tome m, pa~

2. Z~re Gf~unM de
3. De1 Esclatage, Prambule.

394.

une chose nuisible' ? Or nous appelons utile ce qui sert


nous procurer del joie, et nuisible ce qui nous cause
de la tristesseLa notion du bien, dgage du caractre
absolu dont la revtent nos prjugs, se rsout donc dans
la notion de l'utile, qui se rsout elle-nu''me dans celle
de l'agrable.
Il suit de l que le bien et le mal sont des notions
toutes relatives et tout individuelles, comme le chaud
et le froid'. Ainsi une seule et mme chose peut en
mme temps tre bonne, mauvaise et indiffrente. La
musique, par exemple, est bonne pour un mlancolique pour un sourd, elle n'est ni bonne ni mauvaise'.
Lors donc que nous tendons vers un objet, la raison
de cette tendance, de ce dsir, ce n'est pas que nous
ayons jug l'objet bon en soi, abstraction faite de l'impression qu'il produit sur nous; car les choses n'ont aucune bont intrinsque, et la bont est si peu la raison
du dsir, que c'est bien plutt le dsir qui est la raison
de la bont'.En d'autres termes, un objet ne peut agir
sur nous qu'autant qu'il se fait dsirer, et il ne peut se
faire dsirer qu'autant qu'il nous cause de la joie car
le dsir est le seul mobile de notre activit, et la fin du
dsir, c'est la joies.
Non-seulement tout homme a le droit de chercher son
bien, son plaisir, mais il ne peut faire autrement. Car
chacun tfcsi'e ou repousse H<'MMa:'rcm~n< d'aprs les /o:'s de
M nature ce ~tt'i/M~ bon OM MMMtw's'. Or dsirer, c'est

9.

t.De !E<ciatf!;)e,Det!nit'oft t

M. Propos.
Appendice.

3. De Dieu,

et

4. Be<'EMtMae,P''atmbule.
Comp. Dt i'Esciama~ Cerm!hon 7.
5. Des <'a-inmM. Sthet. de ta Propos.9.
6. De i'Et'cittM~ Propos. 7 et < Propos. t4.
7. MM., Propos. 19.

vouloir, et vouloir, c'est agir. IIya donc la fois droit,


devoir et ncessit pour tout homme de se procurer ce
qui lui semblebon par tous les moyens possibles, soit par
force, soit par ruse, soit par prires, et de tenir pour
ennemi quiconque veut t'empocher de satisfaire ses dsirs
mesure du droit de chacun, c'est sa puissance.
O il porte sa force, il porte son droit. Le meilleur
droit, c'est celui du plus fort, et la vertu et la puissance
sont une seule et mme chose'. faut entendre ici Spinoza dvelopper avec une rigueur dplorable et un
calme inou les consquences de ces dtestables prin-

La

Il

cipes

Celui qui ne connat pas encore la raison, ou qui,


n'ayant pas encore contract l'habitude de la vertu, vit
d'aprs les seules lois de ses apptits, a tout aussi bon
droit que celui qui rgle sa vie sur les lois de la raison
en d'autres termes, de mme que le sage a le droit absolu de faire tout ce que la raison lui dicte, ou le droit
de vivre d'aprs les lois de la raison, de mme aussi l'ignorant et l'insens a droit sur tout ce que l'apptit lui
conseille, ou le droit de vivre d'aprs les lois de l'apptit. et il n'est pas plus oblig de vivre selon les lois
du bon sens qu'un chat ne peut l'tre de vivre sous les
lois de la nature du lion. D'o nous concluons qu'aucun pacte n'a de valeur qu'en raison de son utilit; si
l'utilit disparat, le pacte s'vanouit avec elle et perd
toute autorit. 11 y a donc de la folie prtendre enchaner tout jamais quelqu'un sa parole, moins qu'on
ne fasse en sorte que la rupture du pacte entrane pour

i. !'rattetti!Mo~eo-p!ttt~tte,ch. K.

2. De ;'E-htM;)<; Defin. 8.

le violateur de ses serments plus de dommage que de

profit'

Voil les 'principes d'picure et de Hobbes dans


toute leur nudit, dans tout leur excs. Mais sait-on
quelles consquences Spinoza veut en dduire? Spinoza n'aspire qu' un seul but dans toute sa morale et
dans toute sa philosophie c'est de prouver quc'l'amour
de Dieu est la rgle suprme de l'activit de l'homme,
comme l'ide de Dieu est la rgle suprme d son intelligence. De sorte que sa doctrine morale se prsente
a nous jusqu' ce moment sous la forme la plus trange,
et il semble qu'il se soit fait un jeu d'y runir toutes les
contradictions. Comment comprendre en effet que cet
exact et rigoureux logicien, aprs avoir ni d'une manire si absolue le libre arbitre, accorde l'homme le
pouvoir de rgler sa destine, et fasse succder ce
mme livre de l'ZMi'~M, o il a dcrit d'un pinceau si
svre et si rude l'esclavage de l'homme, un autre livre
o il le convie la libert? D'un autre ct, est-il possible de concevoir qu'aprs avoir gal l'apptit brutal
la raisou pure, la folie la sagesse, le vice la vertu,
aprs avoir tout rendu lgitime, le parjure et le mensonge, l'extravagance et le crime, Spinoza nous impose
au nom de la raison le respect du serment, l'amour de
nos frres, la vie la plue austre et la plus pure, et cet
amour de Dieu, aliment des mes saines, source de
toute vertu et de toute flicit, terme suprme de nos

dsirs?
Qui rsoudra ces contradictions?Spinoza l'a essay;
suivons-le dans cette trange entreprise.
i. Trait <~f'o~co-poh'~uf!, <.h. xn.C&mp. 7rt~' f-o~t~ ch. u,

il.1.

3.
De l'amour de Dieu.

Fataliste absolu, Spinoza ne pouvait admettre les ides


de bien et de mal, de perfection et d'imperfection, prises
au sens moral que leur donne la conscience du genre
humain mais si l'on considre ces ides, abstraction
i'aite du libre arbitre et de la responsabilit humaine,
si on les prend au sens purement mtaphysique, je ne
vois rien dans le systme de Spinoza qui dt l'empcher
de les reconnatre tout au contraire, je les trouve au
fond de sa thorie de l'homme et de toute sa mtaphysique.
Dieu, suivant Spinoza, est l'tre parfait. En quoi consiste sa perfection ? dans l'infinit de son tre. Les attributs de Dieu sont aussi des choses parfaites. Pourquoi
celaparce qu' ne considrer que le genre d'tre qui
leur appartient, rien ne manque leur plnitude mais
si on les compare l'tre en soi, leur perfection, tout
emprunte et toute relative, s'clipse devant la perfection incre. Ce nombre inuni de modes qui manent
des dhins attributs ne contient qu'une perfection plus
affaiblie encore mais chacun pourtant, suivant le degr
prcis de son tre, exprime la perfection absolue de
l'tre en soi.
La perfection absolue a donc sa place dans la doctrine
de Spinoza, ainsi que la perfection relative tous ses degrs, laquelle enveloppe un mlange ncessaire d'imperfection. Seulement la perfection ne diffre pas de l'tre
elle s'y rapporte et s'y mesure, et l'chelle des degrs
de l'tre est celle des degrs de la perfection.

Dans l'homme, qu'est-ce pour Spinoza que le bien ?


c'est l'utile, et l'utile, c'est ce qui amne la joie ou ce
qui carte la tristesse. Mais qu'est-ce que la joie et la
tristesse? la joie, c'est le passage de l'me une perfection plus grande, et la tristesse, c'est le passage de
l'me une moindre perfection. En d'autres termes, la
joie, c'est le dsir satisfait; la tristesse, c'est le dsir
contrari
tout dsir se ramne un seul dsir fondamental, qui fait l'essence de l'homme, le dsir de persvrer dans l'tre. Ainsi, toute me humaine a un degr
prcis d'tre ou de perfection qui la constitue, et qui de
soi tend se maintenir. Ce qui augmente l'tre ou la
perfection de l'me lui cause de la joie, lui est utile, lui
est bon. Ce qui diminue l'tre ou la perfection de l'me
lui cause de la tristesse, lui est nuisible, est un mal
ses yeux.
Il y a donc de la perfection et de l'imperfection, du
bien et du mal, dans la nature humaine comme en toutes
choses, et la vie des hommes est une srie d'tats successifs qui peuvent tre compars les uns aux autres,
mesurs, estims, sous le rapport de la perfection et du
bien, le tout, sans tenir aucun compte du libre arbitre,
du mrite, du pch, et comme s'il s'agissait de plantes
ou de minraux.
Spinoza a donc parfaitement le droit de poser cettE
question, qui est pour lui la question morale: quelle es
pour l'homme la vie la plus parfaite? Car cela veut dire:
quelle est la vie o l'me a le plus de joie, c'est--dir
le plus de perfection, c'est--dire le plus d'tre? Je di
qu'on ne peut contester Spinoza le droit de poser e
problme car peu importe ici que l'me influe ou noi
sur sa destine pourvu qu'elle en ait une, pourvu qu'i

et

soit certain que par l'action des causes trangres et son


action propre ( bien que ncessite ), son tre augmente
ou diminue, on peut rechercher dans quel cas elle a
plus d'tre et dans quel cas elle en a moins, en d'autres
termes, quelles sont pour l'me humaine les conditions
de la plus grande perfection possible. On dira qu'importe de savoir quelle est la vie la plus parfaite, si on ne
pputy conformer la sienne? Mais Spinozarpliqueraque
c'est une autre question, et qu'il se rserve de prouver
plus tard que la connaissance de la vie la plus parfaite
et la plus heureuse n'est pas trangre notre perfection
et notre bonheur.
Le problme ainsi pos, Spinoza en donne une solution d'une simplicit et d'une lvation galement remarquables.
La loi de l'homme et son droit, c'est de conserver son
tre, et en ce sens toute action, la plus violente et la plus
criminelle en apparence, est lgitime. Mais il y a deux voies
qui conduisent l'homme la conservation de son tre:
l'apptit aveugle et brutal, et le dsir que la raison conduit. Or la raison vaut mieux que l'apptit'. L'apptit,
esclave des sens et de l'imagination, ne va qu'au plaisir
du moment
la raison mdite l'avenir et comme il est
de son essence de concevoir les choses sous la forme de
l'ternit~, elle affecte l'me par l'ide des biens venir
aussi fortement que par celle des biens prsents~. De l
cette sagesse qui ne donne rien au hasard, s'abstient
).
3.

~c/aM~ Appendice, ch. XM.


/M.~ Propos. )66
De ;me, Corott. )! de la Propos. 44.

De

4. De l'Esclatage, Propos. M et son Schot.

propos et prpare l'me, au lieu d'un plaisir fugitif,


des jouissances solides et durables. Ce n'est pas tout

l'apptit ne s'attache qu'aux objets des sens, biens fragiles et trompeurs' ta raison nous fait aimer les choses
ternelles, dont la possession nourrit l'me d'un bonheur
inaltrable que le temps ne peut affaiblir'. Les joies violentes que l'apptit satisfait donne l'me troublent son
activit et la soumettent aux causes trangres la joie
pure et sereine que la raison nous fait goter, ayant sa
source dans l'activit mme de l'me, l'affranchit au
contraire des liens o la nature tend sans cesse l'en-

chaner3,

cette question quelle est la vie la plus parfaite ? la


premire rponse de Spinoza est donc celle-ci la vie la
plus parfaite, c'est la vie la plus raisonnable. En effet, la
vie la plus parfaite, c'est la vie la plus heureuse, la plus
pleine, je veux dire celle o l'tre de l'homme se conserve et s'accrot le plus et la vie raisonnable a seule cf
privilge.
La vie la plus raisonnable est en mme temps la vie h
plus libre. Par l'apptit, en etfet, nous sommes esclaves;
c'est la*7a!son qui nous relve et nous affranchit Soui
la loi de l'apptit, l'homme est dtermin par des ide:
inadquates, et ce n'est point l agir par vertu
car h
vertu de 1 homme se mesure sur sa puissance, et sa puis
La vie raisonnable est dont
claires.
ides
sance sur ses
la seule vie libre, la seule vertueuse, parce qu'elle s<
A

t. Pei'EtdtK'a~e, Propos t7.


. f~td Propos. 62 et son Schol.
3. Mut.; Propos. 44, 61.
3.
4. M., PropM. 57~73.
5. Ethique, part. 4, Propos.23,

rgle sur l'ide adquate du vritable prix des choses


Dterminons maintenant les objets o nous incline la
raison. Ce ne peut tre que les objets les mieux appropris notre nature, les plus capablcs de la conserver
et de l'accrotre. Or quel est le fond de notre nature ?
L'me est une ide. Son tre est donc dans la pense;
son activit, dans l'exercice de la pense. Plus elle pense,
)lus elle est, en d'autres termes, plus elle a de perection et de bonheur. Or la vraie pense est dans les
dcs adquates, les autres ides tant incompltes et
nutiles. La vie la plus libre et la plus raisonnable est
onc celle de l'me qui a le plus d'ides adquates, c'est-dire qui connat le mieux et soi-mme et les chosesa.
Or quel est le mo~en de comprendre les tres d'une
uanire adquate ? Une analyse profonde de l'intellience nous le fournit, et la logique ~ient s'identifier ici
vec la morale. Comprendre les choses avec plnitude,
'est former de ses ides une chane dont l'ide de Dieu
st le premier anneau c'est penser sans cesse Dieu
'est voir tout en Dieu. De mme,~hre, agir avec plnide, c'est ramener tous pcs dsirs un seul, le dsir de
ossder Dieu c'est aimer Dieu, c'est vnre en Dieu'.
3.
La ~ie en Dieu est donc la meilleure vie et la plus
arfaite, parce qu'elle est la vie la plus raisonnable, la
lus libre, la plus heureuse, la plus pleine, en un mot,
arce qu'elle nous donne plus d'tre que toute autre vie,
satisfait plus compltement le dsir fondamental qui
onstitue notre essence
1.

thique, part. 4,

Propos. 26.

2. De ~c~Kt~. Pr~s. 26 et 27.


3. ~/n~]~ pathe 4, Propos. 28.
4. Sptnoza resunie im~t sad~ftnne s~r ramOtrde Dieu est donc u<t~
t~M~HK* degre, dans la vie, de ~r/<ct[0nnef dM<Ot< que possible l'en-

l'aide de ce principe fcond, Spinoza, qui semblait


avoir dtruit toutes les vertus en les confondant avec les
vices dans un mlange sacrilge, va les retrouver l'une
aprs l'autre.
Il a\ait fait de l'humanit un assemblage d'tres
gojstes, uniquement occups de la satisfaction de leurs
grossiers apptits, un troupeau de btes froces prtes
s'entr'gorger sans piti; il va maintenant rconcilier les
hommes et les unir en une grande famille o rgnera la
charit. Quelle est, en effet, la cause de toutes les haines,
de toutes les violences des hommes?c'est l'apptit, qui
les pousse vers des objets dont la possession est incertaine et ne peut se partager. Mais la raison pacifie toutes
nos passions en les levant leur objet vritable et le
privilge sublime de ce divin objet, c'est qu'il se donne
tout entier tous' et, loin de s'affaiblir, s'augmente
encore par une possession commune <f ~'amoMr de
Dieu, dit Spinoza, !M peut tre MM~e' par aucun sentiment
d'envie ni <~a/CMSM, et il est entretenu en nous avec d'autant
plus de force que nous nous reprsentons uK~M grand nombre
<fAMnM!M comme unis avec Dieu d'un mme lien d'amour'.

II ne faut pas croire que l'amour de Dieu nous impose


rien de contraire notre nature tout au contraire, il est
A

tetidement, la MtMn; et c'Mf en cela seul que consiste le souverain bonhem, la batitude, La &Mh<ud~ en effet, n'est pas autre chose Que celle
ltanquttltt de l'dme qui natt de la connassance nmtme de Dneu; et la
p~?/fC/t'OM de ~NtfM~~wFM~ con~ d comprendre Dieu, les attributs de
Dieu et les actions qua ff~u~Mt de la ncessite de la nature divine. La fin supr~mc de l'homme que la raison condu't, son de~tf ~pfeme~ ce dsir par lequel
Il ~btee de rf~~ef tous les autres, c'est doncof~tf ~Uf le porte a se connatre soi-mine d'une manere adquate, et connaitre de la meme faon, toutes
les choses qut tombent sous son intelligence. (Pc f'~c~Otta~e, Appendice,
cbap. iv,)
i. De l'Esclavage, Propos. 36.
2. /6tof., Propos. 37.
3. De la tttteft~ Propos. M.

fond sur le dveloppement le plus complet de nos facults naturelles.


La superstition, dit Spinoza, semble riger en bien
tout ce qui amne la tristesse, et en mal tout ce qui procure la joie. Mais il n'appartient qu' un envieux de se
rjouir de mon impuissance et du mal que je souffre. A
mesure, en effet, que nous prouvons une joie plus
grande, nous passons une plus grande perfection, et
par consquent nous participons davantage la nature
divine; la joie ne peut donc jamais tre mauvaise tant
qu'elle est rgle par la loi de notre utilit vritable.
Ainsi, celui qui ne sait obir qu' la crainte et ne fait le
bien que pour viter le mal n'est pas conduit par la rai-

son

On nous prsente trop souvent la vie vertueuse comme

une vie triste et sombre, une vie de privation et d'austrit, o toute douleur est une grce et toute jouissance
un crime. Mais comment la Divinit, s'crie Spinoza,
prendrait-elle plaisir au spectacle de ma faiblesse, et
m'imputcrait-clle bien les larmes, les sanglots, la
crainte, tous ces signes d'une me impuissante? Oui,
t ajoute-t-il avec force, il est d'un homme sage d'user des
choses de la vie et ~'Cn~'OMiY autant que possible, de se rpar~/)<t)'
une nourriture modre et agrable, de charmer ses

de /'fe/a< verdoyant des plantes, d'cyKM'


mme son w<~m~)!~ de jouir de la musique, desjeux, des spectacles et de tous les ~e!SS~M~S~Me chacun peut 4C ~OH)~
sans ~omma~e pour /)e?'soMMC ).)
On nous exhorte sans cesse au repentir, l'humiliij,

sens du jtw/'Mm

1. Appendice de la part. 4 de t'~f~KejCt \xf.


2. E~/t)~M~ de l'Esclavage, Schol. de la Propos. 45.

la mort. Mais Je repentir n'est point unevertj, il ne


provient pas de la raison; et au contraire, celui qui se
repent d'une action est deux fois misrable et deux fois
impuissant L'humilit n'est pas plus une vertu que le
repentir; car c'est une tristesse qui nat pour l'homme de
l'ide de son impuissanceQuant la pense de la mort,
elle est fille de la crainte, et c'est dans les mes faibles
qu'elle fait son sjour. La chose du monde laquelle un
t Aommp libre pf~se le moins, c'M< la moy<; et sa sagesse n'c~~
po:n~ une mditation de la mort, mais de la vie 3.

Spinoza vient de nous tracer le tableau de la vie libre


et raisonnable. Mais quoi cela peut-il servir aux
hommes, si leur destine ne leur appartient pas, si elle
est rgle d'avance par une ncessit que rien ne peut
nchir? Les mes bien doues n'ont pas besoin qu'on
leur apprenne la vertu, puisqu'elles y vont par la pente
mme deleurnature. Quant aux mes impuissantes, incapables de s'affranchir d'un abaissement qui n'est pas
leur ouvrage, condamnes par un arrt sans appel une
vie agite et strile, l'idal d'une vie parfaite les afllige
sans les relever, les dsespre au lieu de les soutenir, et
appesantit le poids de leurs chanes en leur tant l'espoir de s'en jamais dgager.
Ici tous les efforts de Spinoza, toute la subtilit de
son gnie, tout l'artifice de ses raisonnements viennent
chouer contre une impossibilit palpable. En vain il
recueille toutes ses ressources et rassemble avec art les
l.

De

~~c~og~ Propoa.

lbtd.,

54.
4.

53.
3. C'est la rrupmutMu M de t'EtAf~u~ part, 4.
Propos.

divers moyens que possde l'me humaine de rgler ses


passions et sa destine. Pas un de ces moyens prtendus ne rsiste a une analyse un peu se\ere. Les voici
dans l'ordre o les expose Spinoza
La puissance de l'me sur ses passions, dit-il (De la
Libert, Scholie de la Propos. 20), consiste ~ dans la
connaissance mme des passions (voyez le Scholie de la
Propos. 4, /-a~. S ) 2" dans la sparation que l'me effectue entre telle ou telle passion et la pense d'une
cause extrieure confusment imagine (voyez port. 5,
Propos. 2 et son Scholie, et .Propos. 4 ); 3~ dans le progrs du temps qui rend celles de nos affections qui se
rapportent des choses dont nous avons l'intelligence
suprieures aux affections qui se rapportent des choses
dont nous n'avons que des ides confuses et mutiles
(voyez la .Pro/Ms. 7,/M~. 8) 4 dans la multitude des
causes qui entretiennent celles de nos passions qui se
rapportent aux proprits gnrales des choses ou
Dieu (voyez les Propos. 9 e< 41, part. '<) 5 enfin, dan~
l'ordre o l'me peut disposer et enchaner ses passions
(voyez le Scholie de la Propos. 10
les Propos. )2, 13
et 14, part. 5).
Spinoza prouve merveille, par les principes de sa
doctrine, qu'une affection passive cesse d'tre passive,
et par consquent d'tre mauvaise, aussitt que nous
nous en formons une ide claire et distincte. Il explique
d'une manire ingnieuse et leve comment la joie succde la tristesse, et l'amour la haine, quand l'me
dgage tout sentiment de haine et de tristesse de la pense de sa cause extrieure et apparente pour le rapporter son premier principe, c'est-d-dire a Dieu-. La douleur mme, dit Spinoza, devient de la joie quand nous

concevons Dieu comme cause de la douleur. Parole


minemmentchrtienne, o par une rencontre inattendue
l'esprit de l'Imitation et l'esprit de r~f/<</Me viennent un
Spinoza montre avec la mme
instant se confondre
supriorit de vues que la passion sublime de l'amour
de Dieu, une fois tablie dans l'&me, s'y maintient par
la vertu mme qui est en elle, y reoit des accroissements toujours nouveaux et tablit entre toutes nos autres passions la plus admirable discipline.
Je demande maintenant Spinoza d'o vient que cette
passion si puissante, si durable, ne rgne pas dans
toutes les mes. J'accorderai volontiers qu'une me
prise de l'amour de Dieu sera forte contre la sduction
des faux biens. Mais dpend-il de moi de connatre et
d'aimer Dieu? Si j'ai eu le malheur de recevoir en partage, des mains de la ncessit qui rgle toutes choses,
une me impuissante, domine par les causes extrieures,
trangres Dieu etsoi-mme, comment sortir de cet

abaissement?
Il est clair que la philosophie de Spinoza ne donne
aucun moyen pour cela. Lui-mme ne s'est fait aucune
illusion sur ce point; et si l'on peut l'accuser d'avoir
dissimul quelquefois cette triste consquence de sa doctrine, on ne peut douter qu'il ne l'ait clairement aperue
et mme expressment confesse. II suffit pour s'en convaincre de mditer un peu la dernire Proposition de
l'thique
La batitude n'est pas le prix de la vertu, c'est la vertu
elle-mme; et ce n'est point parce que nous e<M<enoHi! nos
mauvaises passions que nous la possdons, c'est parce que
nous la p(MMf/o?M que nous sommes capables de contenir nos
mauvaises passions.N

Doutez-vous encore, aprs un thorme aussi prcis,


que Spinoza n'ait parfaitement su que sa philosophie
te l'homme toute influence relle sur sa destine, je
citerais ce passage significatif d'une de ses lettres
Aprs tout, que j'aime Dieu librement ou par la ncessit
du divin dcret, toujours est-il que je l'aime et que je fais
< ~M)?t

salut.

4.
De <mmo<'<a~ de l'me.
Si quelque chose pouvait maintenant nous tonner
dans Spinoza, ce serait la doctrine de cet trange, moraliste sur l'immortalit de F me. Comment comprendre

en effet que, dans un systme o la responsabilit morale n'existe pas, une autre vie soit ncessaire pour
rendre chacun ce qui lui est d? Et alors mme que
l'ordre moral demanderait une juste rparation des
dsordres de ce monde, comment cette rparation serait-elle possible pour Spinoza? L'me humaine, ses
yeux, c'est l'ide du corps humain. LoM donc que la
mort brise les liens de la vie organique, il faut bien

que l'me partage la fortune du corps, et comme lui


se dconcerte, tant compose comme lui. Nous retrouvons ici dans Spinoza la contradiction clbre qu'on a
tant reproche Aristote l'un et l'autre philosophe
font de l'me l'ide, la forme du corps; et bien qu'ils
entendent diversement cette formule, ils s'accordent du
moins unir l'me et le corps par des nuds si troits
que la sparation semble impossible. Et cep.endant tous
deux nous assurent que la mort n'atteint pas l'homme

tout entier, et que ]a meilleure partie de son tre trouve


au sein mme de la mort le commencement d'une vie
immortelle.
La contradiction parat d'autant plus choquante dans
Spinoza qu'il nie formellement, on sait avec quelle rude
nergie, les ides de mrite et de dmrite, c'est--dire la
garantie la plus solide de nos esprances d'une vie future. Otez en effet ces ides sublimes, quelle force restet-il la raison pour nous assurer un avenir au del du
tombeau? S'appuiera-t-elle sur la nature de l'me humaine, sur sa simplicit, son indivisibilit? Dira-t-elle
que les composs seuls peuvent prir, n'tant pas de vritables substances, mais de purs phnomnes, et que
l'annihilation d'un tre, comme sa cration, sont choses
naturellement impossibles? Cela est solide et profond sans
doute; mais mesurez la juste porte de ces principes, ils
tablissent parfaitement ce qu'on peut appeler l'immortalit mtaphysique de l'me humaine; mais sur son
immortalit morale, ils ne nous apprennent rien. En d'autres termes, ces principes m'assurent que la substance,
l'tre de mon me, ne seront point anantis quand mon
corps tombera en poussire; mais que deviendra ma
personne, ma conscience d'tre moral, ma vie? Voil ce
qu'elles ne me disent pas, et voil cependant ce que je
veux savoir. Que m'importe que mon me survive, si
elle doit s'endormir pour toujours de ce lourd sommeil
qui ds cette vie m'arrache par instants moi-mme?
Encore, un sommeil passager, ce n'est que le repos; mais
un sommeil ternel, c'est le nant. Qu'importe mme
que mon me, renouvele par la mort, passe des destines nouvelles? Si brillantes que l'imagination les rve,
ds que ma personne y doit tre trangre, elles cessent

de m'intresser. Consultez le genre humain l'immortalit dont il nourrit la sainte esprance, celle que l'me
religieuse demande la divine bont, celle qui relve le
faible, l'opprime, en jetant sur leur misre prsente le
reflet consolateur d'une meilleure destine, c'est l'immortalit de la personne. L'immortalit mtaphysique
de l'me est un problme occuper les philosophes; le
genre humain ne le connat pas, et pour lui, mourir la
conscience, c'est mourir tout entier.
Ainsi donc, des deux routes qu'un philosophe peut
suivre pour arriver l'immortalit de l'me, le fatalisme
absolu de Spinoza lui fermait sans retour la route la
plus directe et la plus sre, celle des ides morales. Or
il ne parait pas que sa mtaphysique ft capable de lui
en ouvrir une autre. Spinoza n'est point sans doute matrialiste on peut mme affirmer qu'en un sens il a exagr le spiritualisme de Descartes je veux dire quand il
effective,
action
d'aucune
possibilit
relle
ni
la
de
a
l'ame sur le corps ou du corps sur l'me; mais, d'un
autre ct, ses vues particulires sur la nature divine et
sur le rapport de Dieu avec le monde le conduisaient
tablir entre la pense et l'tendue la plus troite dpendance qui se puisse concevoir, ce pointqu'une me et le
corps qui lui correspond ne sont pour lui qu'une seule
et mme chose envisage sous deux aspects diffrents.
Qu'est-ce, par e\emple, que l'me humaine? c'est Dieu,
en tant qu'aCect d'un mode dtermin de la pense, se
concevant, lui-mme, en tant qu'affect d'un mode dtermin de l'tendue; en d'autres termes, l'me humaine
est une suite d'ides, lies entre elles par une proportion
constante qui reprsente partie par partie, terme par
terme, une suite de modifications de l'tendue unies par

une proportion analogue. Spinoza ne reconnat donc


dans l'me humaine, pas plus que dans le corps humain,
aucune unit vritable. L'individualit y est diffuse
c'est--dire n'y est pas. Or cette ombre d'individualit,
comment rsistera-t-elle la mort ? La mort dtruit le
corps, Spinoza en convient, sinon dans ses parties, au
moins dans la proportion qui les enchane. Comment ne
dtruirait-elle pas l'me de la mme faon ? La pense
n'existe pas sans son objet. Or l'me n'est qu'une pense,
et son objet, c'est le corps l'me ne peut donc survivre
au corps. On dira que les ides dont elle se compose ne
peuvent tre dtruites. Oui, sans doute, au mme titre
que les parties du corps humain. Mais la proportion
constante qui fait l'individualit de l'me humaine tant
fonde sur celle qui constitue l'individualit du corps
humain, il est vident que ces deux proportions, ces
deux individualits doivent prir du mme coup.
Examinez d'ailleurs les facults de l'me humaine, la
mmoire, par exemple, condition ncessaire de l'individualit dans un tre dont l'existence est successive.
Spinoza la dfinit un enchanement d'ides qui exprime la nature des choses extrieures suivant l'ordre
l'enchanementmme des affections du corps humain'.1.
La mmoire n'existe donc dans l'me qu'autant que le
corps existe. Or, sans la mmoire, o est l'identit per-

et

sonnelle ?2

Spinoza n'a pointferm les yeux sur toutes ces consquences de sa thorie de l'me humaine, et il n'a pas
cherch les luder; tout au contraire, il les dduit
lui-mme avec sa rigueur et son intrpidit ordinaires

t.

De t'~nt~ Propos.

et son Schct.

Nous avons montr, dit-il, que cette puissance de l'me


par laquelle elle imagine les choses et se les rappelle,

dpend de ce seul point que l'me enveloppe l'existence naturelle du corps. Or il suit de tout cela que l'existence prsente de /'a~:e et sa puissance d'imaginer sont
dtruites aussitt que l'me cesse (fo~-m~' l'existence prsentedu corps
Aprs des dclarations aussi expresses ne semblet-il pas qu'~ considrer tour tour et l'esprit gnral de
la philosophie de Spinoza, et sa thorie particulire de
l'me humaine, et ses propres aveux, les lois de la
logique, dont il a t presque toujours un si rigide observateur, le contraignaient de rejeter galement l'immortalit mtaphysique de l'me et son immortalit
morale? Or il les-admet positivement l'une et l'autre. Il
dclare, en effet, que l'me humaine, sinon tout entire,
au moins dans la meilleure partie d'elle-mme, est de sa
nature immortelle, et que la vie future, loin d'exclure
la personnalit, la suppose, puisque c'est une vie purifie de toutes les misres de notre condition terrestre,
une vie de libert, d'amour et de bonheur.
Voici, sij'entends bien Spinoza, la preuve qu'il donne
de l'immortalit de l'me humaine*
L'me humaine est une ide, une ide de Dieu, l'ide
du corps humain. Comme ide de Dieu, l'me humaine
est un mode ternel de l'entendement ternel de Dieu'
ce titre elle ne tombe point dans le temps, et son existence est immuable comme celle de son divin objet.
i.D<i'~m~Scho).de la Propres.)i.
1.

2. Voye~ aus&t la Propo- 21 de l'thique, part. 5.


3. Voyez ~</M~e,part. P, Propos. M et son Scbo(.
Fmpos.29.
<.r<<<t~tter,Schot.det<ipropM.
0,

/t)M-, Scho). deia~

Il

Aussi n'aperoit-elle pas les choses sous la forme de la


dure, c'est--dire d'une manire successive et toujours
incomplte, mais sous la forme de l'ternit, c'est--dire
dans leur rapport immanent la Substance. L'me
humaine, sous ce point de vue, est une intelligence
pure, toute forme d'ides adquates, tout active par
consquent et tout heureuse, en un mot toute Dieu.
Mais la ncessit absolue de la nature divine veut que
toute me son tour fournisse dans le temps sa carrire,
et partage les vicissitudes du corps qui lui est destin.
De la vie ternelle, elle tombe dans les tnbres de la
condition terrestre. Dtache enquelque sorte du sein
de Dieu, la voila exile dans la nature. Dsormais sujette
la loi du changement et du temps, elle n'aperoit plus
les choses que dans leur partie temporelle et changeante,
et ne ressaisit qu'avec peine le lien ternel qui rattache
Dieu l'univers entier et soi-mme. Elle le ressaisit
pourtant, et surmontant le poide des chanes corporelles, elle retrouve par instants ce bien infini qu'elle
a perdu, qu'elle regrette, et qu'elle se sent destine
retrouver un jour pour jamais.
L'me humaine, en tant qu'elle enveloppe l'existence
actuelle du corps humain, est donc prissable. Les sens,
la mmoire, l'imagination, facults passives, appropries
une existence successive et changeante, prissent avec
le corps, et emportent avec elles nos ides inadquates,
c'est--dire tout ce misrable cortge de nos passions,
de nos prjugs et de nos erreurs; mais la raison subsiste la raison qui, ds cette vie temporelle, nous fait
percevoir les choses sous la forme de l'ternit, la raison,
cette excellente partie de nous-mmes qui, nous ramenant sans cesse notre vritable objet, nous est la fois

un ressouvenir et un pressentiment de notre condition


vritable.
Telle est la thorie toute platonicienne vers laquelle
nous conduit Spinoza, toujours calme travers les difficults qui se pressent sur ses pas, comme un homme
sr de sa route et que rien ne peut empcher d'atteindre
son but.
Les objections en effet s'lvent de toutes parts
comment est-il possible que l'me humaine se dgage
entirement des liens du corps dans un systme o
chaque mode de la pense implique ncessairement un
mode de l'tendue ? Spinoza rpond qu'il y a dans
l'tendue divine un mode ternel qui correspond ce
mode ternel de la pense, o est l'essence de l'me
humaine. Spinoza dmontre mme expressment que
~oM~M~M/'a~con~ sous le caractre de l'ternit, elle le
<w:p0! non pas parce qu'elle ronpoit en mme temps l'existence prsente et actuelle <&< corps, mais bien parce qu'elle

caractre de l'ternit
Supposez cette difficult rsolue, Spinoza ne convientil pas expressment que la mmoire prit avec le corps?
Notre existence passe et notre existence future sont
donc sans lien avec notre existence prsente pourquoi
parler de notre existence passe, si nous n'en avons
aucun souvenir ? Comment concevoir une autre vie o
le souvenir de notre vie actuelle ne nous accompagnera
pas ? Enfin l'ide mme de la vie n'implique-t-elle pas
la continuit de l'existence, et par consquent la m<;~0!'< l'existence du corps sous le

.moire ?
J

Spinoza rpond que la mmoire n'a rien voir avec


t.De<t)Merte~Propos.!9.

la vie temelle. La mmoire est le partage d'un tre qui


dure, qui se dveloppe, qui est sujet la naissance, au
changement, la mort; mais un tre accompli en soi,
auquel rien ne manque de ce qui convient sa nature, se
possdant toujours tout entier, ne vit pas dans le temps,
mais dans l'ternit. Oui, sans doute, il est impossible
que nous nous souvenions d'avoir exist avant le corps,
puisque aucune trace de cette existence ne se peut rencontrer dans le corps, et que l'ternit ne peut se mesurer par le temps. Et cependant, s'crie Spinoza,
nous sentons, nous prouvons que nous sommes ter-

nels

Il dit ailleurs: Si l'on examine l'opinion des hommes,


on verra qu'ils ont conscience de l'ternit de leur me,
mais qu'ils confondent cette ternit avec la dure, et la
conoivent par l'imagination ou la mmoire, persuads
que tout cela subsiste aprs la mort
toutes nos affections terCe n'est l qu'un prjug
restres, tout ce qui prend naissance en notre me et se
rapporte aux choses prissables, est destin prir; ce
qui subsiste, c'est la partie ternelle de nous-mmes,
c'est--dire l'ide de Dieu et l'amour intellectuel qui en
est insparable.
Spinoza donne une thorie aussi leve qu'originale
de l'amour intellectuel. Cet amour est de sa nature nonseulement immortel, mais ternel comme son objet'.1.
C'est une illusion de croire qu'ilprenne naissance tel
ou tel moment dans les mes faites pour l'prouver. Ces
mes, avant de tomber de l'ternit dans le temps, si

t.

De

la Libert, Schol. de la Propos. !3.

/6td.~ Schol. de la Propos. 34.


3. ~id.~ Propos. 23 et son Schol,

l'on peut se servir d'un pareil langage, aimaient Dieu et


vivaient en lui lors donc que le corps auquel l'ordre
des choses les a unies pour un temps vient se dissoudre, elles ne font que retrouver un bien qu'elles
avaient perdu, ou plutt que les tnbres corporelles
avaient un instant drob leurs regards
Si les mes libres et pures aiment Dieu de toute la
force de leur tre, Dieu leur rend amour pour amour.
Cette pense tonne dans Spinoza, mais il ne faut point
se hter de l'accuser d'inconsquence. Il dmontre fort
rigoureusement, selon les principes de sadoctune, que
Dieu est exempt de toute passion, et n'est sujetaucune
affection de joie ou de tristesse2: d'o il dduit fort
bien que Dieu n'a pour personne ni haine ni amour'.
va jusqu' dire que celui qui aime Dieu ne peut dsirer
que Dieu l'aime son tour
car ce serait, dit-il, dsirer que Dieu ne ft pas Dieu ce qui est impie
et qui plus est impossible'.s.Mais, dans tous ces
passages, il s'agit de l'amour temporel, de cet amour
tout humain, qui consiste dans l'accroissement de l'tre,
et qui suppose le dsir et le besoin. Or l'amour intellectuel est une affection d'un tout autre ordre, puisqu'il
consiste dans la possession ternelle et immuable de
l'tre parfait. Dieu s'aime donc soi-mme d'un amour
intellectuel infini
Spinoza devait aboutira cette consquence. De mme
en effet qu'il y a ncessairement en Dieu une ide de soi-

Il

i 7M.,la It!w<t,
Propos. )7.
De

Schol. de la Propos.

9t.
1.

Schul.

/6td-, Coro)t. de la Propos. t7.

4. /M.~ Propos, t~.

5. Parlala Propos 18f!crv~/)t~u~part.5,


6 ~!(~ Propos. 36 et son

mme qui comprend tous ses attributs et tous les modes


de ses attributs il est ncessaire qu'il y ait en lui un
amour de soi-mme qui embrasse tous les dveloppements de son tre. L'amour que chaque homme a pour
son propre tre est donc une partie de l'amour infini que
Dieu a pour soi, comme l'tre mme de l'homme est une
partie de l'tre infini de Dieu. C'est donc en nous que
Dieu s'aime, comme c'est en lui que nous nous aimons.
L'amour de Dieu pour les hommes et celui des hommes
pour Dieu est donc un seul et mme amour et dans cet
amour sublime l'me et Dieu s'unissent et se pntrent
comme en un ternel embrassement.
C'est l la vritable batitude, la vritable vie, la vie
ternelle. Or comment se former quelque ide de cette
vie ternelle, qui n'a aucun rapport avec la ntre? Cela
est trs-difficile, dit Spinoza, mais non pas impossible, s
N'y a-t-il pas en nous un genre suprieur de connaissance ? et ne consiste-t-elle pas dans l'intuition immdiate
du ncessaire, de l'absolu? et cette intuition ne s'accomplit-elle pas sous la forme de l'ternit? n'est-elle pas
absolument indpendante des sens, de l'imagination et
de ta mmoire, qui n'ont d'autre objet que le changement?
et l'me ravie aux misres de la vie prsente ne trouvet-elle pas dans la contemplation de l'tre parfait une joie
sans mlange, une srnit ineffable? Voil un avant-go&t
de la flicit, de la pure lumire qui nous attendent dans
la vie ternelle.
Du reste, il s'en faut que toutes les mes soient appeles en jouir avec la mme plnitude; et Spinoza ret.

t.

De la Libert, Propos. 35.


DeP<f,Propos. 30.
0.

trouve ici sa faon, d'une manire ingnieuse, quoique


trs-incomplte, cette grande loi d'une justice rmunratrice et vengeresse, qui est une des croyances les plus
saintes du genre humain. Ce qui subsiste aprs la mort,
c'est la raison, ce sont les ides adquates; tout le reste
prit Les mes que la raison gouverne, les mes philosophiques, qui ds ce monde vivent en Dieu, sont donc
l'abri de la mort, ce qu'elle leur te n'tant d'aucun
prix Mais ces mes faibles et obscurcies, o la raison
jette peine quelques lueurs, ces mes toutes composes
en quelque sorte de vaines images et de passions, prissent presque tout entires; et la mort, au lieu d'tre pour
elles un simple accident, atteint jusqu'au fond de leur
tre. Spinoza tire de cette doctrine une consquence qui
serait trs-belle, si d'avance, en niant le libre arbitre, il
n'en et diminu la porte c'est qu' mesure que nous
rendons notre me plus raisonnable et plus pure, nous
augmentons nos droits l'immortalit, et nous nous prparons une destine plus heureuse et plus haute.
Il termine et rsume toute cette thorie de l'immortalit de l'me par ces fortes paroles Les principes que
j'ai tablis font voir clairement l'excellence du sage, et sa
supriorit sur l'ignorant que l'aveugle passion conduit.
Celui-ci, outre qu'il est agit en mille sens divers par les
causes extrieures, et ne possde jamais la vritable paix
de l'me, vit dans l'oubli de soi-mme et de Dieu et de
toutes choses, et pour lui, cesser de ptir, c'est cesser
d'tre. Au contraire, l'me du sage peut peine tre
trouble. Possdant, par une sorte de ncessit ternelle,
i.D~Dt~Sehot.dt-hPropm.te.
1. De Dieu~ Scho!. de la Propos, 40,
!.JM,Propos 39 et son Scho).

la conscience de soi-mme et de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d'tre, et la vritable paix de l'&me,
il la possde pour toujours.(Dernires lignes de l'-

~~M.)

X.
LA RELIGION DE SPINOZA.

La religion, pour Spinoza, ne se distingue pas au fond


de la morale, et elle est tout entire dans ce prcepte
Aimez vos semblables et Dieu.
La vie la plus raisonnable, en effet, est en mme temps
la plus religieuse car que nous prescrit la raison? elle
nous prescrit avant tout de conserver et d'accrotre notre
tre. Or notre tre est dans la pense, et le principe de
la pense, c'est l'ide de Dieu. Il suit de l que la condition suprme de la vie raisonnable, c'est la connaissance
de Dieu. Mais on ne peut connatre Dieu sans l'aimer.
Connatre Dieu, en effet, c'est la perfection de la pense
humaine; c'est son action la plus puissante, son dveloppement le plus rgulier., le plus riche, le plus complet. La connaissance de Dieu est donc ncessairement
accompagne de la joie la plus vive et la plus pure; et
Dieu, par consquent, source inpuisable de cette joie,
doit tre ncessairement pour notre me l'objet d'un
amour toujours renaissant et toujours satisfait. L'me

raisonnable, l'me vraiment philosophique, est donc


essentiellement une me religieuse, toute Dieu par la
connaissance et par l'amour, et qui trouve la fois dans
ce divin commerce la perfection et le bonheur.
Elle y trouve aussi l'amour de ses semblables. C'est en

effet une loi de notre nature que nos affections s'augmentent quand elles sont partages et par une suite
ncessaire, que notre me fasse effort pour que les autres
mes partagent ses sentiments d'amour II rsulte de l
que le bien que dsire pour /tt:-Mcme <o:~ homme qui pratique la vertu, il le dsirera galement pour les autres hommes, et avec ~'OM<an<Mje/M'M qu'il a:o une plus grande
connaissance de DieuL'amour do Dieu est donc
fois
le principe de la morale, de la religion et de la socit.
Il tend runir tous les hommes en une seule famille et
faire de toutes les mes une seule me par la commu-

ta

naut d'un seul amour'.


Ainsi donc, celui qui s'aime soi-mme d'un amour raisonnable, aime Dieu et ses semblables, et c'est en Dieu
qu'il aime ses semblables et soi-mme. Voil la vritable
loi divine, insparable de la loi naturelle, fondement de
toutes les institutions religieuses, original immortel dont
les diverses religions ne sont que de changeantes et prissables copies
Cette loi, suivant Spinoza, a quatre principaux caractres
Premirement, elle est seule vraiment universelle,
tant seule fonde sur la nature mme de l'homme, en
tant qu'elle est rgle par la raison. En second lieu, elle
se rvle et s'tablit par elle-mme, et n'a pas besoin de
s'appuyer sur des rcits historiques et des traditions.
Troisimement, elle ne nous demande pas de crmonies,
j'mais
des uvres. < Quant aux actions, dit Spinoza, qui
i.P~PaM!Ot!N,i'tOpos.3t.
t.
2,~6j~CorolLde[amemcFropos.

3. J'er~<ca~ Propos. 38.


4. E~que~ Appendice de la quatrime partie, ebap.

!t.?'ratfs~Jo~!CO-~o~f~uc,ehap.m.

6.f<&td'~chap.tv~tumeH,pag76etsu)Y.

x.n

et xv,

ne sont bonnes que par le fait d'une institution qui nous


les impose, ou en tant que symboles de quelque bien
rel, elles sont incapables de perfectionner notre entendement ce ne sont que de vaines ombres qu'on ne peut
mettre au rang des actions vritablement excellentes, de
ces actions, filles de l'entendement, qui sont comme les
fruits naturels d'une me saine'. Enfin, le quatrime
caractre de la loi divine, c'est que le prix de l'avoir observe est renferm en elle-mme, puisque la flicit de
l'homme comme sa rgle, c'est de connatre et d'aimer
Dieu d'une me vraiment libre, d'un amour pur et durable le chtiment de ceux qui violent cette loi, c'est la
privation de ces biens, la servitude de la chair, et une
me toujours changeante et toujours trouble
Que deviennent, avec de pareils principes, la Rvlation proprement dite, les Prophties, les Miracles, les
Mystres, le Culte? Il est ais de pressentir que rien de
tout cela ne peut avoir aux yeux de Spinoza aucune valeur intrinsque et absolue. Toutefois, ce serait se tromper compltement que de voir dans l'auteur du Trait
thologico-politique un ennemi des institutions religieuses.
Spinoza est aussi loign de la'haine de la religion qu'il
peut l'tre de l'orthodoxie. Rationaliste exclusif, ce n'est
point, il est vrai, l'esprit de Descartes et de Malebranche
qui anime sa philosophie des religions; mais c'est moins
encore peut-tre l'esprit de Voltaire. Spinoza respecte le
sentiment religieux sous toutes les formes qu'il a revtues. Il croit qu'un culte est ncessaire au genre humain.
t. 7'r[n<e'o~'<'opoh~~p&gc 77.

t.

Jftme frotte, m me

page.

Ilasurtout pour le christianisme une vnration profonde,


un tendre et sincre respect; mais il ne cache pas l'entreprise qu'ilaconue de faire la thologie sa part, et,
en la restreignant aux choses de la vie pratique, de la sparer compltement de la philosophie.
Ds les premires pages du Trait thologico-politique,
Spinoza s'attache dfinir exactement la rvlation ou
prophtie, fondement de toutes les religions positives. Il
combat avec force ce principe, que la rvlation ou
prophtie est par essence une connaissance divine. A ce
compte, dit-il, la raison est donc aussi une rvlation,
une prophtie car elle vient de Dieu, elle est une manifestation directe de sa pense dans l'me des hommes.
C'est la lumire qui clai re tout homme venant en ce MOM~e
et nous connaissons par elle que nous demeurons en Dieu,
et que Dieu demeure en nous, parce qu'il nous a fait participer de son EspritCe qui constitue cette connaissance
particulire qu'on appelle proprement rvlation, ce
n'est donc pas sa divine origine; c'est qu'elle excde les
limites de la connaissance naturelle, et ne peut avoir
sa cause dans la nature humaine considre en elle-

mme
La question est ae savoir si la rvlation ainsi dfinie
est possible; mais il est clair qu'elle ne peut l'tre pour
Spinoza. Le mot surnaturel n'a pas de sens dans sa doctrine ce qui est hors de la nature est hors de l'tre, et
par consquent ne peut se concevoir. Les rvlateurs,
les prophtes ont donc t des hommes comme les autres.

vangile de saint Jean, chap. , vers. 9.


2. Saint Jean,p!trel,ehap.<v,vers. i3.
3. J~Ot~ </MO~!CO po~ttt~u~ tome Il, page

i6.

Spinoza le dclare expressment Ce n'est point penser,


dit-il, c'est rver que de croire que les prophtes ont eu
un corps humain et n'ont pas eu une me humaine, et
par consquent que leur conscience et leurs sensations
ont t d'une autre nature que les ntres Quel est
donc le caractre qui distingue les prophtes? c'est
qu'ils ont eu une puissance d'imagination extraordinaire
Nous pouvons donc dire sans scrupule que les prophtes n'ont connu ce que Dieu leur a rvl qu'au
moyen de l'imagination, c'est--dire par l'intermdiaire
de paroles ou d'images vraies ou fantastiques Spinoza s'explique ainsi pourquoi les prophtes ont toujours
peru et enseign toutes choses par images et paraboles,
et exprim corporellement les choses spirituelles, tout
cela convenant merveille la nature de l'imagination.
Ne nous tonnons plus, dit-il, que Miche nous reprsente Dieu assis, que Daniel nous le peigne comme un
vieillard couvert de blancs vtements, zchiel comme
un feu enfin que les personnes qui entouraient le Christ
aient vu le Saint-Esprit sous la forme d'une colombe,
tandis qu'il apparut Paul comme une grande flamme,
et aux aptres comme des langues de feu'. o
Les prophtes sont si peu des hommes d'un entendement suprieur, que souvent ils ne comprennent pas la
rvlation dont ils sont les organes. Spinoza cite les prophties de Zacharie, qui furent tellement obscures, suivant son propre rcit, qu'il ne put les comprendre sans
une explication. Et Daniel, ajoute ironiquement Spii.

!'r(tt<y~o!f)9)'eo-t)o!ttt'9tt~
ch. n.
2.
3. lbtd., tome H, page 32.
4. /f));~ page 33.

thf!

ch.t.

nozamme avec une explication, fut incapable de comprendre les siennes.

Spinoza s'efforce de prouver, parl'criture elle-mme,


que les prophtes sont avant tout des hommes de forte
imagination. Il est certain, en effet, dit-il, que Salomon excellait entre les hommes par sa sagesse et il ne
l'est pas qu'il ait eu le don de prophtie. Heman, Darda,
Kalchol, taient des hommes d'une profonde rudition,
et cependant ils n'taient pas prophtes, au lieu que des
hommes grossiers, sans lettres, et mme des femmes,
comme Hagar, la servante d'Abraham, jouirent du don
de prophtie. Tout ceci est parfaitement d'accord avec
l'exprience et la raison ce sont en effet les hommes
qui ont l'imagination forte qui sont les moins propres
aux fonctions de l'entendement pur, et rciproquement,
les hommes minents par l'intelligence ont une puissance d'imagination plus tempre, plus matresse d'ellemme, et ils ont soin de la tenir en bride, afin qu'elle
ne se mle pas avec les oprations de l'entendement'.
Du reste, Spinoza ne met pas en doute la parfaite sincrit des rvlateurs et des prophtes. Personne n'est
plus loign que lui d'expliquer par les calculs de la
politique ou par les supercheries de l'imposture l'origine
des religions. Quand il numre les caractres qui distinguent les prophtes, il a soin de joindre la force
de l'imagination la puret de l'me et la pit3.
3.
Mais si les prophtes n'ont d'autre supriorit sur les
autres hommes qu'une vertu plus haute et une puis-

i.

Trait thologico-pohtiqw,
S. lhid.t page 34.
3. lb\d., ch. n.

page

41.
1.

sance d'imaginer extraordinaire, il s'ensuit que toute nation a eu ses prophtes, galement inspirs, galement
respectables. C'est la doctrine expresse de Spinoza
c Puisqu'il est bien tabli, dit-il, que Dieu est galement bon et misricordieux, pour tous les hommes, et
que la mission des prophtes fut moins de donner leur
patrie des lois particulires que d'enseigner aux hommes
la vritable vertu, il s'ensuit que toute nation a eu ses
prophtes, et que le don de prophtie ne fut point
propre la nation juive1. Spinoza cherche des preuves
de son opinion dans la Bible elle-mme Nous trouvons dans le Vieux Testament que des hommes incirconcis, des gentils ont prophtis, tels que Noah, Chanoch, Abimlecli, Bilham, etc., et que des prophtes hbreux ont t envoys par Dieu, non-seulement ceux
de leur nation, mais aussi beaucoup de nations trangres. Ainsi zchiel a prophtis toutes les nations
alors connues Hobadias aux seuls Idumens, et Jonas
a t surtout le prophte des ISinivites
Spinoza s'explique plus ouvertement encore dans ses
Lettres. On le presse d'objections sur sa manire d'interprter l'criture on accuse ses principes de conduire
cette consquence impie, que Mahomet fut un vrai prophte. Spinoza s'en dfend d'abord, et traite mme Mahomet d'imposteur, sous le prtexte visiblement peu
sincre qu'il a ni la libert humaine; mais bientt la
logique et la colre emportent Spinoza, et il s'crie
Est-ce que je suis tenu, je le demande, de montrer
qu'un certain prophte est un faux prophte ?C'tait

Trait thologlco-politique, page .


S. Voir le chapitre 111 tout entier du Trait Ihiologko-politiqui.
1.

bien plutt aux prophtes de montrer qu'ils l'taient


vritablement. Dira-t-on que Mahomet, lui aussi,
a enseign la loi di\ine et donn des signes certains
de sa divine mission, comme ont fait les autres prophtes
alors je ne vois pas quelle raison on aurait
de lui refuser cette qualit'. Puis il ajoute ces remarquables paroles Pour ce qui est des Turcs et des autres peuples trangers au christianisme, je suis convaincu
que, s'ils adorent Dieu par la pratique de la justice et
l'amour du prochain, l'esprit du Christ est en eux et
leur salut est assur, quelque croyance qu'ils professent
d'ailleurs sur Mahomet et ses oracles
Ilnefaudraitpas croire cependant que Spinoza ait mis
Jsus-Christ sur la mme ligne que Mahomet, ni mme
qu'il n'ait admis aucune diffrence entre le Christ et les
Prophtes de l'Ancien Testament. Toutefois, sa vritable pense sur ce point est aussi difficile pntrer
qu'intressante connatre.
Spinoza s'exprime ainsi dans son chapitre sur la prophtie
comprendre que Dieu se
Bien qu'il soit ais de

puisse communiquer immdiatementaux hommes, puisque sans aucun intermdiaire corporel il communique
son essence notre nie, il est vrai nanmoins qu'un
homme, pour comprendre par la seule force de son me
des vrits qui ne sont point contenues dans les premiers
principes de la connaissance humaine etn'en peuvent tre
Lettre d Isaac Orobio, tome III, page 6.
Il. Je rapprocherai de ces paroles de Spinoza un passage de sa lettre Albert
Oui, jele rpte avec Jean, c'est la justice et la charit qui sont le
Burgh
signele plus certain,le signe un~que de la vrale (oe ca~o~gu?; ~ust~ce et
la cliarit, voil les vritables fruits du Saint-Esprti Partout ou elles se rencmlrenl, la est le Christ, et le Christ nepeut pas tre la ou elles ne sont plus.
1

dduites, devrait possder une me bien suprieure la


ntie et bien plus excellente. Aussi je ne crois pas que
personne ait jamais atteint ce degr minent de perfection, hormis Jsus-Christ, qui furent rvls immdiatement, sans paroles et sans visions, ces dcrets de Dieu
qui mnent l'homme au salut. Dieu se manifesta, donc
aux aptres par l'me de Jsus-Christ, comme il avait
fait a Moise par une voix arienne; et c'est pourquoi
l'on peut dire que la voix du Christ, comme celle qu'entendait Moise, tait la voix de Dieu. On peut dire aussi
dans ce mme sens que la sagesse de Dieu, j'entends une
sagesse plus qu'humaine, s'est revtue de notre nature
dans la personne de Jsus-Christ, et que Jsus-Christ a
t la voie du salut
Voil donc un premier caractre qui distingue JsusChrist des simples prophtes c'est que Jsus-Christn'tait pas seulement l'organe de la rvlation divine, mais
la rvlation divine elle-mme. Ce que lesprophtes
saisissaient par l'imagination et dans un signe matriel,
Jsus-Christ le voyait en Dieu et le comprenait.
Dans un autre passage, Spinoza revient sur ce premier
caractre et il en ajoute un second
Je dis donc qu'il faut entendre de la sorte tous les
prophtes qui ont prescrit des lois au nom de Dieu
mais tout ceci n'est point applicable au Christ. Il faut
admettre en effet que le Christ, bien qu'il paraisse, lui
aussi, avoir prescrit des lois au nom de Dieu, comprenait les choses dans leur vrit d'une manire adquate.
Car le Christ a moins t un prophte que la bouche
mme de Dieu. Ajoutez cela que le Christ n'a pas t

i. Traite thooy co-politique, tume 11,

page 23

envoy pour les seuls Hbreux, mais bien pour tout le


genre humain d'o il suit qu'il ne lui suffisait pas d'accommoder ses penses aux opinions des Juifs; il fallait
les approprier aux opinions et aux principes qui sont
communs tout le genre humain, en d'autres termes,
aux notions universelles et vraies
11 semble donc que Jsus-Christ ait t, pour Spinoza,
un rvlateur vritable, un personnage surnaturel, non
moins pur, non moins saint que les prophtes, mais
dou d'une intelligence plus qu'humaine, sinon divine.
Mais il faut prendre garde de s'y tromper. C'est dans
le Trait thologico-politique que se trouve le portrait
du Christ qu'on Vient de rappeler; or l'objet de Spinoza dans ce trait n'est pas de dire sa propre pense,
mais d'interprter celle de l'criture. Qu'on pse bien
ces paroles
Je dois avertir ici que je ne prtends ni soutenir ni
rejeterles sentiments de certaines glises touchant JsusChrist car j'avoue franchement que je ne les comprends
pas. Tout ce que j'ai soutenu jusqu' ce moment, je l'ai
tir de l'criture elle-mme
C'est, je crois, dans les lettres de Spinoza son ami
Oldenburg qu'il faut chercher le fond de son opinion
sur le fondateur du christianisme voici quelques passages particulirement significatifs
Pour vous montrer ouvertement ma pense, je dis
qu'il n'est pas absolument ncessaire pour le salut de
connatre le Christ selon la chair; mais il en est tout
autrement si on parle de ce Fils de Dieu, c'est--dire

i.

Trait tlieoiogico-politique}
2. (6iii page 23.

page

8i.

de cette ternelle sagesse de Dieu qui s'est manifeste


en toutes choses, et principalement dans l'me humaine,
et plus encore que partout ailleurs, dans Jsus-Christ.
Sans cette sagesse, nul ne peut parvenir l'tat de batitude, puisque c'est elle seule qui nous enseigne ce que
c'est que le vrai et le faux, le bien et le mal. Quant ce
qu'ajoutent certaines glises, que Dieu a revtu la nature
humaine, j'ai expressment averti que je ne savais point ce
qu'elles veulent dire; et pour parler franchement, j'avouerai
qu'elles me semblent parler un langage aussi absurde que
celui qui dirait qu'un cercle a revtu la nature du carr
Telle est l'opinion de Spinoza sur le mystre de l'Incarnation2. Il repousse le mystre de l'Eucharistie avec
plus de brutalit encore Toutes les normits que
vous soutenez, crit-il un fervent jeune homme rcemment converti au cathohcisme, seraient tolrables encore, si vous adoriez un Dieu infini et ternel. Mais non
votre Dieu, c'est celui que Chastillon, Tienen, donna
impunment manger ses chevaux. Et c'est vous qui
dplorez mon aveuglementc'est vous qui ne voyez que
chimres dans ma philosophie, dont vous ne comprenez pas le premier mot1 Vous avez donc entirement
perdu le sens, bon jeune homme? Et il faut que votre
esprit ait t fascin, puisque vous croyez maintenant

1. Lettre Oldenbwrg, tome Ht, page 367.


Est-ce que vous croyez, crit Spinoza Oldenburg, quand l'criture dit
que Dieu s'est manifest dans la nue, ou qu'il habit dans le tabernacle ou dans
le temple, que Dieu s'est revtu do la nature de la nue, de celle du temple ou du
tabernacle? Or Jesus-Christ ne dit rien de plus de soi-mme Il dit qu'il
le
temple de Dien, entendant par l, je le rpte encore une fois, que Dieu s'est surtout manifest dans Jsus-Christ. Et c'est ce que Jean a voulu exprimer avec plus
de force encore par ces paroles Le Verbe s'est fait chair.
Soyez sr que, tout
en crivant son vangile en grec, Jean hbraise cependant.

2.

est

(Lettre Oldenburg, page 373.)

que le Dieu suprme et ternel devient la pture de votre


corps et sjourne dans vos entrailles
Le mystre du Pch originel, le miracle de la Rsurrection ne sont point traits de la sorte. Spinoza les
rejette sans doute, comme tous les miracles et tous les
mystres; mais du moins il les interprte et cherche
les expliquer. Il voit dans la chute d'Adam et dans la
Rdemption devenue ncessaire par le pch une sorte
de mythe, comme on dirait aujourd'hui, qui signifie que
l'homme perd sa libert quand il s'abaisse aux choses
terrestres, et que ce bien inestimable ne peut tre recouvr que par l'esprit du Christ, c'est--dire par l'ide
de Dieu, qui seule a la vertu de nous rendre libres
Spinoza dclare qu'il prend la lettre la passion, la
mort et l'ensevelissement de Jsus-Christ mais il ne
peut admettre sa rsurrection qu'au sens allgorique 8
La rsurrection de Jsus-Christ d'entre les morts
est au fond une rsurrection toute spirituelle, rvle
aux seuls fidles selon la porte de leur esprit par o
j'entends que Jsus-Christ fut appel de la vie l'ternit, et qu'aprs sa passion il s'leva du sein des morts
(en prenant ce mot dans le mme sens o Jsus-Chrit a
dit Laissez les morts ensevelir leurs morts), comme il
s'tait lev par sa vie et par sa mort en donnant l'exemple d'une saintet sans gale. Dans ce mme sens, il ressuscite ses disciples d'entre les morts, en tant qu'ils
suivent l'exemple de sa mort et de sa vie. Et je ne crois
pas qu'il ft difficile d'expliquer toute la doctrine de

Lettre Albert Bvrgh, tome III, page 454.


2. thique, part, 4, Schol, de la Propos. 68.
3 Lettre Oldenburg, page 375.
1

l'vangile l'aide de ce systme d'interprtation


Peu importe du reste aux yeux de Spinoza qu'on entende les mystres de telle ou telle faon, pourvu qu'on
les entende dans un sens pieux. La religion n'est pas la
science. Ce qu'il faut l'me religieuse, ce ne sontjKnt
des notions spculatives, mais"des directions pratiques.
Spinoza ne veut voir en effet dans les prophties
comme dans les miracles, dans les mystres, dans le
culte, en un mot dans toute l'conomie des religions
positives, qu'un ensemble de moyens appropris l'enseignement et la propagation de la vertu. Il pousse
cette doctrine une telle extrmit qu'il ose crire ces
singulires paroles Selon moi, les sublimes spculations n'ont rien voir avec l'criture, et je dclare que je
n'y ai ,jamais appris ni pu apprendre aucun des attributs

,n--

de

Dieu

Il n'y a qu'une chose dans l'criture, comme dans toute


rvlation, c'est celle-ci Aimez votre prochain. Spinoza
traite fort durement ceux qui trouvent une mtaphysique cache et profonde dans les mystres du christianisme. Si vous demandez, dit-il, ces personnes subtiles quels sont donc les mystres qu'elles trouvent dans
l'criture, elles ne vous produiront que les fictions d'un
Aristote, d'un Platon, ou de tout autre semblable auteur
de systmes fictions qu'un idiot trouverait bien plutt
dans ses songes que le plus savant homme du monde dans

l'criture

Spinoza se radoucit cependant sur ce point, et il avoue


l. Lettre

37

Oldenburg, page
J.
8. Lettre llhjenbergk, tome III, page 103,
3. Tratt thologico-pohtique, cli. vu.

que l'criture contient quelques notions prcises sur


Dieu; mais elles tendent toutes cet unique point, savoir
qu'ilexiste un tre suprme qui aime la justice et la
charit, qui tout le monde doit obir pour tre sauv,
et qu'il faut adorer par la pratique de la justice et de la
charit envers le prochain.
Voil le catchisme de Spinoza. Il contient, suivant lui,
la substance de toutes les religions. Tout le reste est
affaire de spculation, sans intrt pour la pratique, sans
rapport la masse du genre humain. Je laisse juger
tous, dit Spinoza, de la bont de cette doctrine, combien elle est salutaire, combien elle est ncessaire dans
un tat pour que les hommes y vivent dans la paix et la
concorde, enfin combien de causes graves de troubles
et de crimes elle dtruit jusque dans leurs racines
Quelle est en effet l'origine de toutes les discordes qui
agitent les empires? c'est l'empitement de l'autorit
religieuse sur celle de l'tat; et cette tendance perptuelle du sacerdoce envahir le gouvernement tient ellemme ce que la religion n'est point spare de la philosophie et circonscrite dans la sphre qui lui est propre,
la sphre de la pratique et des murs. Bien loin que la
religion doive dominer l'tat, c'est l'tat qui doit rgler
et surveiller la religion.
XI.
LA POLITIQUE DE SPINOZA.

Spinoza est amen se demander ici quelle est la na1.

Ttaile tluolcgao-polilique, ih. nv.

ture de l'tat; il cherche l'origine et le fondement de la


souverainet, quels sont les droits, Ihs devoirs, les garanties du citoyen, que valent les diffrentes formes du
gouvernement en un mot il aborde tous les problmes
essentiels de la science politique.
Cette science tait bien jeune alors',et Spinoza se
plaint qu'elle n'ait encore t traite que par des utopistes ou par des empiriques. Il est plein de ddain pour
les utopistes Ces sortes d'esprits (dit-il, en songeant
Campanella) croient
sans doute Thomas Morus
avoir fait une chose dh ine et atteint le comble de la sagesse, quand ils ont appris clbrer en mille faons
une prtendue nature humaine qui n'existe nulle part et
dnigrer celle qui existe rellement. Car ils voient les
hommes, non tels qu'ils sont, mais tels qu'ils voudraient
qu'ils fussent. D'o il est arriv qu'au lieu d'une morale,
le plus souvent ils ont fait une satire et n'ont jamais
conu une politique qui put tre rduite en pratique,
mais plutt une chimre bonne tre applique au pays
d'Utopie ou du temps de cet ge d'or pour qui l'art des
politiques tait assurment trs superflu. On en est donc
venu croire qu'entre toutes les sciences susceptibles
d'application, la politique est celle o la thorie diffre
le plus de la pratique et que nulle sorte d'hommes n'est
moins propre au gouvernement de l'tat que les thori-

et

ciens ou les philosophes'.


Spinoza se montre plus indulgent pour les empiriqucs,
parmi lesquels il donne une place part Machiavel
1. Yo$ez sur l'etat de [a science politique au xtii" sicle les savantes et pro-

fondes recherches de M Paul Janet dans son Histoire de la phdosophte morale


et politique, tome II.
2. Traite politique, chap. i, art. 1, page 337 de notre tome II.
3. On remarquera la manire dont Spinoza juge Machiavel notamment cUc

Ceux-l du moins ne se font pas illusion sur la nature


humaine Ils ont appris l'cole des faits qu'il y aura
des \ices tant qu'il y aura des hommes. Le tort de ce
genre d'esprits, c'est de croire que les affaires de ce
monde vont l'aventure ils ne connaissent que la surface des choses et ne sa\ent pas que sous ces accidents
fugitifs que le\ulgaire nomme caprice, fortune, hasard,
rgne un ordre cach, aussi certain, aussi inflexible que
l'ordre de la gomtrie.
Pour moi, dit Spinoza, lorsquej'ai rsolu d'appliquer
mon esprit la politique, mon dessein n'a pas t de rien
dcouvrir de nouveau, ni d'extraordinaire, mais seulement de dmontrer par des raisons certaines, ou, en
d'autres termes, de dduire de la condition mme du
genre humain un certain nombre de principes parfaitement d'accord avec l'exprience; et pour porter dans cet
ordre de recherches la mme libert d'esprit dont on
use en mathmatiques, je me suis soigneusement abstenu
de tourner en drision les actions humaines, de les
prendre en Dili ou en haine je n'ai voulu que les comappreciation du Prtnce Quels sont pour un prince anime de la seule passion de
dominer les moyens de conserver et d'affermir son gouvernement, c'est ce qu'a
montre fort au long le tres-penetrant Machiavel mais a quelle fin a-t-il crit son
Uvre ? voila qui ne se dcouvre pas -assez clairement. S'il a euun but honnte, comme
on doit le croire d'un homme sage, il a voulu apparemment faire voir quelle est
l'imprudence de ceux qui s'efforcent de supprimer un tyran, alois qu'ilctjt impossible de supprimer les causes qui ont fait le t;ran, ces causes elles-mmes de-venant
d'autant plus puissantes qu'nn donne an tyran de plus grands motif* d'avoir peur.
C'est la ce qui arrive quand une multitude prtend fane un exemple. et se rjouit
d'un egicide comme d'une bonne action. Machiavel a peut-ctie voulu montrer combien une multitude libre doit se donner de garde de confier exclusivement sou salut
un seul homme, lequel, moins d'tre plein de vanit et de se croire capable de
plaire a tout le inonde^ doit redouter chaque jour des embches, ce qui l'oblige de
veiller sa propre securite, et d'tre plus occupe a tendue des piges a la multitui'e
qu'prendre soin de ses intrts. J'incline d'autant plus a interprter ainsi la
pensee de cet habile homme qu'il a toujours ete pour la libert et a donne sur les
moyens dedefendre les conseils les plus salutaires, i { Trait politique, chap. v,

art.

7.)

prendre. En face des passions, telles que l'amour, la


haine, la colre, l'envie, la vanit, la misricorde, et
autres mouvements de l'unie, j'y ai vu, non des vices,
mais des proprits qui dpendent de la nature humaine,
comme dpendent de la nature de l'air le chaud, le froid,
les temptes, le tonnerre, et autres phnomnes de cette
espce, lesquels sont ncessaires, quoique incommodes,
et se produisent en vertu de causes dtermines par lesquelles nous nous efforons de les comprendre. Et notre
me, en contemplant ces mouvements intrieurs, prouve
autant de joie qu'au spectacle des phnomnes qui charment les sens'.})
L'ambition de Spinoza serait donc de se tenir gale
distance des utopistes et des empiriques, entre Morus et
Machiavel
il voudrait satisfaire la fois la raison qui
seule donne de vrais principes, et l'exprience quiles met
l'preuve des faits.
Quelle est pour la science politique l'ide fondamentale, celle de qui dpendent toutes les autres?c'est l'ide
du droit. Spinoza cherche l'origine de cette ide et, pour
la dcouvrir, il remonte jusqu'Dieu. Dieu, c'est la Substance, l'tre universel, l'universelle activit. Par consquent, cette puissance en vertu de laquelle chaque tre
de la nature existe et agit n'est autre chose que la puissance mme de Dieu.
Cela est vrai de l'homme tout aussi bien que du reste
(les tres. La plupart des philosophes, dit Spinoza, s'imaginent que les ignorants, loin de suivre l'ordre de la
nature, le violent au contraire, et ils conoivent les
hommes dans la nature comme un tat dans un tat. A
i.

Trait folxhjue, chap.

i, ut.

, page 339 de notre tome II.

les en croire, en effet, l'me humaine n'est pas produite


par des causes naturelles, mais elle est cre immdiatement par Dieu dans un tel tat d'indpendance par
rapport au reste des choses qu'elle a un pouvoir absolu
de se dterminer et d'user parfaitement de la raison. Or
l'exprience montre surabondamment qu'iln'est pas plus
en notre pouvoir de possder une me saine qu'un corps

sain'

L'homme est donc une partie de la nature, rien de


plus; en d'autres termes, la puissance en vertu de la
quelle chacun de nous existe et agit est, comme celle de
tous les autres tres, une partie de la puissance de Dieu.
Cela pos, il est clair que Dieu ou la Nature a droit sur
toutes choses. Car puisqu'iln'y rien en dehors de son
tre et de sa puissance, il n'y a aucune limite possible
son droit. Est-ce dire que ce droit universel de Dieu
supprime tous les droits des tres particuliers? Non, dit
Spinoza, tout tre particulier est un fragment de Dieu.
Sa puissance est un fragment de la puissance de Dieu. Il
donc aussi son droit qui est un fragment du droit uniersel de Dieu, et cette portion de droit que possde
chaque individu se mesure exactement sur sa puissance.
ieu est tout, peut tout, et son droit est illimit comme
a puissance et comme son tre; chaque individu,
omme, plante ou caillou, peut quelque chose, un peu
)lus, un peu moins, et autant il a de puissance, autant
1 a de droit.
Les poissons, dit Spinoza, sont naturellement faits
our nager; les plus grands d'entre eux sont faits pour
nanger les petits; et consquemment, en vertu du droit

I.Trait polit ique, eh. i, art.


1.

fi.

18

naturel, tous les poissons jouissent de l'eau et les plus


grands mangent les petits Yoil l'image du genrp humain dans l'tat de nature. S'il tait naturel aux hommes
de se conduire par les conseils de la raison, nul n'abuserait de son droit, la paix et l'amour rgneraient parmi
les hommes, et tout gouvernement serait inutile. Mais il
n'en va point ainsi. C'est une chose certaine, dit Spinoza, que les hommes sont ncessairement sujets aux
passions et que leur nature est ainsi faite qu'ils doivent
prouver de la piti pour les malheureux et de l'envie
pour les heureux, incliner vers la vengeance plus que
vers la misricorde; enfin chacun ne peut s'empcher de
dsirer que ses semblables vivent sa guise, approuvent
ce qui lui agre et repoussent ce qui lui dplat. D'o il
arrive que tous "dsirent tre les premiers, une lutte s'engage, on cherche s'opprimer rciproquement, et le
vainqueur est plus glorieux du tort fait autrui que de
l'avantage recueilli pour soi2.1..
Ainsi les hommes, tant naturellement sujets aux passions, sont par l mme naturellement ennemis. Spinoza
le dclare en termes formels
Tant que les hommes sont en proie la colre,
l'envie et aux passions haineuses, ils sont tiraills en sens
divers et ennemis les uns des autres, d'autant plus redoutables qu'ils ont plus de puissance, d'habilet et de
ruse que les autres animaux or les hommes dans la plupart de leurs actions tant sujets de leur nature aux passions, il s'ensuit que les hommes sont naturellement ennemis. Car mon plus grand ennemi, c'est celui que j'ai
Trait thologico-poliUiiW, chap. xyi, page SI et suiv. de notre tome Il.
il.
2. Timt politique, eh. i,
1

art.

le plus craindre et dont j'ai le plus me garder'. ))


L'tat de nature est donc un tat de guerre, et cet tat
est intolrable aux hommes Non-seulement le faible y
est opprim par le fort, mais le fort lui-mme n'a aucune
scurit, car il craint toujours un plus fort que soi. D'ailleurs les hommes ne peuvent se passer les uns des autres,
et toute culture intellectuelle, tout progrs, seraient impossibles en dehors de l'tat social
Les hommes ont donc compris que pour mener une
vie heureuse et pleine de scurit, ,il fallait s'entendre
mutuellement et faire en sorte de possder en commun
ce droit sur toutes choses que chacun avait reu de la
nature; ils ont d renoncer suivre la violence de
leurs apptits individuels et se conformer de prfrence la volont et au pouvoir de tous les hommes

runis

s.

De l l'origine du pouvoir social ou de l'tat, entre les

mains duquel chacun rsigne son droit primitif. Cette


substitution du droit de l'tat au droit naturel est complte et absolue, suivant Spinoza1,mais elle ne dtruit
pas pour cela le droit naturel. Car, dit-il, qu'est-ce qui
me dtermine renoncer en faveur de l'tat mon droit
naturel? c'est le dsir de la conservation, c'est la crainte
de la violence trangre, c'est l'amour du plus prcieux
de tous les biens, la scurit. Or quoi de plus conforme
au droit naturel que de chercher son bien et de fuir son
mal, ou de sacrifier un moindre bien l'esprance d'un
bien plus grand? Spinoza se flatte donc de conserver le
1. Trait politique, cliap

n,art.

14.
2. Traite thotogico-pohtique, chap. xvi, page 254 de notre tome II.
3. Trait politique, chap. u, art. 16.

droit naturel dans son intgrit et par l de distinguer


sa thorie de celle de l1 obbes avec lequel il craint fort, et
non sans rai-son, d'tre confondu
Avec l'tat commencent la justice et la proprit. Dans
l'ordre naturel, en effet, il n'y a ni juste, ni injuste, et la
loi crite peut seule donner un sens ces distinctions:
Car tout ce qu'un tre fait d'aprs les lois de sa nature,
il le fait bon droit, puisqu'il agit comme il y est dtermin par sa nature et qu'il ne peut agir autrement. Il
suit de l que le droit de la nature sous lequel naissent tous
les hommes et sous lequel ils vivent pour la plupart ne
leur dfend que ce qu'aucun d'eux ne convoite et ce qui
chappe leur pouvoir; il n'interdit ni querelle, ni haine,
ni ruse, ni colre, ni rien absolument de ce que l'apptit conseille. Et cela n'est pas surprenant; car la nature
n'est pas renferme dans les bornes de la raison humaine,
qui n'a en vue que le vritable intrt et la conservation
des hommes; mais elle est subordonne une infinit
d'autres lois qui embrassent l'ordre ternel du monde,
dont l'homme n'est qu'une fort petite partie. C'est par la
ncessit seule de la nature que tous les individus sont
dtermins d'une certaine manire l'action et l'existence. Donc tout ce qui nous semble dans la nature ridicule, absurde ou mauvais,-\ient de ce que nous ne connaissons les choses qu'en partie et que nous ignorons
pour la plupart l'ordre et les liaisons de la nature entire;
nous voudrions faire tout flchir sous les lois de notre
raison, et pourtant ce que la raison dit tre un mal n'est
pas un mal par rapport l'ordre et aux lois de la nature
l.
29.

Voyez Notes marginales de Spinoza au Traittht'logico-potitique, notes 28,

Comp. Lettres do Spmoza, leltie W1V, dans notre tome III, page 427.

universelle, mais seulement par rapport aux lois de notre


seule nature
S'il n'y ani juste, ni injuste, m bien, ni mal, parmi les
hommes avant l'institution de l'tat, comment y auraitproprit, distinction du tien et du mien ? Dans l'tat
de nature, chacun a droit tout, mais dans les limites
de sa puissance, c'est--dire qu'il ne possde que ce
qu'il est capable de dfendre. Avoir ainsi droit tout,
c'est n'avoir droit rien, et la proprit n'existe effectivement pour l'individu que lorsqu'elle lui est garantie
par une force prdominante, la force de l'tat.
Dans l'tat de nature, dit Spinoza, il n'y a rien que
chacun puisse moins revendiquer pour soi et faire sien
que le sol et tout ce qui adhre tellement au sol qu'on
ne peut ni le cacher, ni le transporter. Le sol donc et ce
qui tient au sol appartient essentiellement la communaut, c'est--dire tous ceux qui ont uni leurs forces
ou celui qui tous ont donn la puissance de revendiquer leurs droits
Si l'tat est le principe de la proprit comme il est
le principe de la justice, s'il fait le tien et le mien, le
juste et l'injuste, le bien et le mal, o est la limite de
son omnipotence, o est la garantie de l'individu? fautil proclamer l'tat infaillible, impeccable, et mettre dans
sa main, comme l'a fait IIobbes, non-seulement la fortune et la vie des citoyens, mais leur conscience, leur
pense, leur me tout entire?7
Spinoza fait les plus grands efforts pour se drober
ces consquences. Quand je pose en principe, dit-il, que

il

1. Traite thologlco-pohttque,ch. xvir pages

Comp. Trait politique, chap 11,ail, b, 6, 7, 8.


t. Tratt politique, chap. \i!? art. i.

25, 253

de

notre tome II.

pas

les hommes dans l'ordre social ne s'appartiennent

eux-mmes, mais appartiennent l'tat, j'y mets deux


conditions, c'est que les hommes restent des hommes,
et que l'tat reste l'tat. Les hommes la vrit, en devenant citoyens, abdiquent tous leurs droits en faveur de
l'tat, mais ils ne peuvent abdiquer la nature humaine.
Personne, par exemple, ne peut se dessaisir de la facult de juger. Par quelles rcompenses en effet ou par
quelles promesses amnerez-vous un homme croire
que le tout n'est pas plus grand que sa partie, ou que
Dieu n'existe pas, ou que le corps qu'il voit fini est 1 tre
infini, et gnralement croire le contraire de ce qu'il
sent et de ce qu'il pense? Et de mme, par quelles rcompenses ou par quelles menaces le dciderez-vous
aimer ce qu'il hait, ou har ce qu'il aime? J'en dis autant de ces actes pour lesquels la nature humaine ressent
une rpugnance si vive qu'elle les regarde comme les plus
grands des maux, par exemple, qu'un homme rende tmoignage contre lui-mme, qu'il se torture, qu'il tue ses
parents, qu'il ne s'efforce pas d'viter la mort, et autres
choses semblables o la rcompense et la menace ne
peuvent rien. Que si nous voulions dire toutefois que
l'tat a le droit ou le pouvoir de commander de tels
actes, ce ne pourrait tre que dans le mme sens o l'on
dit que l'homme le droit de tomber en dmence et de
dlirer. Un droit en effet auquel nul ne peut tre astreint,
qu'est-ce autre chose qu'un dlire

D'un autre ct, si l'tat est le matre absolu des citoyens, c'est condition de ne pas se mettre en contradiction avec sa propre essence. Or l'essence de l'tat,

'?.

1. Trait politique, chap.

m, art. 8.

c'est d'tre un principe de respect et de crainte ' Par


consquent, l'tat, pour s'appartenir lui-mme, c3t
tenu de conserver les causes de crainte et de respect;
autrement il cesse d'tre l'tat. Car que le chef de l'tat
coure, ivre et nu, ave^des prostitues travers les places
publiques, qu'il fasse l'histrion ou qu'il mprise ouvertement les lois que lui-mme a tablies, il est aussi impossible que faisant tout cela il conserve la majest du
pouvoir, qu'il est impossible d'tre en mme temps et
de ne pas tre
D'ailleurs quel est le fondement du droit de l'tat?
c'est sa puissance. Or sa puissance repose sur l'adhsion
soit expresse soit silencieuse des citoyens. D'o Spinoza
conclut Que des dcrets capables de jeter l'indignation dans le cur du plus grand nombre des citoyens ne
sont plus ds lors dans le droit de l'tat. Car il est certain que les hommes tendent naturellement s'associer,
ds qu'ils ont une crainte commune ou le dsir de venger
l'tat
droit
le
de
dommage
ayant pour
commun
or
un
dfinition et pour mesure la puissance commune de la
multitude, il s'ensuit que la puissance et le droit de
l'tat diminuent d'autant plus que l'tat lui-mme fournit un plus grand nombre de citoyens des raisons de
s'associer dans un commun grief. Aussi bien il en est
de l'tat comme des individus. Il a, lui aussi, ses
sujets de crainte, et plus ses craintes augmentent, moins
il est matre de soi
En rsum, la politique de Spinoza a le mme caractre que sa morale. De mme qu'en morale, aprs avoir

Trait politique, ch. iv, art. 4.


J. Ibtd., chap. m, art. 9,
1

ni

la responsabilit humaine et amnisti le vice et le


crime, Spinoza parvient cependant distinguer deux
sortes de vie, la vie selon l'apptit et la vie selon la raison,
et dmontrer que la seconde est meilleure que la pre-

mire, parce qu'elle renferme une plus grande quantit


d'tre et de perfection, de mme en politique il commence par nier le droit de l'individu en le livrant tout
entier l'omnipotence de l'tat, et puis il reconnat
que
l'tat
est soumis une condition suprme sans laquelle il
ne peut
vivre et durer, c'est d'obir aux lois de la raison.
De l une thorie des formes du gouvernement et tout
un systme de vues pratiques qu'on ne s'attendrait gure
rencontrer chez un dfenseur aussi rsolu des prrogatives de l'tat. On distingue, dit-il, trois formes principales de gouvernement, la monarchie, l'aristocratie et la
dmocratie, et chacune de ces formes a ses partisans;
mais c'est rester la surface des choses et se consumer
en purils dbats que de discuter sur la valeur plus ou
moins grande de telle ou telle forme politique. Toutes
les espces de gouvernement sont bonnes, pourvu qu'elles
garantissent aux citoyens le bien suprme qui est la fin
de l'tat, savoir, la scurit. Il y a donc une question qui
domine toutes les questions de forme, c'est de savoir
quelles conditions un gouvernement quelconque, monarchique, aristocratique ou dmocratique, peu importe,
des temps, des lieux et des
formes
dpendent
car ces
circonstances, quelles conditions, dis-je, un gouvernement pourra s'asseoir d'une manire fixe et durable et
procurer aux citoyens des garanties de paix, d'union
et de scurit.
Cette manire de poser le problme politique est dj
bien remarquable; mais la solution qu'en donne Spinoza

fait plus d'honneur encore sa sagesse et sa sagacit. Suivant lui, il n'y a de gouvernements durables que
les gouvernements raisonnables, et il n'y de gouvernements raisonnables que les gouvernements temprs. On est surpris et ravi de \oir ce thoricien qui,
par la raideur de son esprit et la logique troite de
son systme, semblait vou l'ide d'un gouvernement
simple et d'une dmocratie despotique, ramen par sa
sagacit naturelle et par l'observation sincre des faits
comprendre et recommander un systme mixte de
gouvernement. Tout l'heure on avait peine distinguer
Spinoza de Hobbes maintenant on croit avoir affaire

Montesquieu.

Spinoza entreprend un examen rgulier des trois espces de gouvernement, la monarchie, l'aristocratie et la
dmocratie.
Toutes ces formes peuvent avoir leurs avantages, et
Spinoza incline ouvertement vers la dmocratie, mais la
seule distinction essentielle et fondamentale est celle-ci:
il y a de bons et de mauvais gouvernements, de bonnes
et de mauvaises monarchies, de bonnes et de mauvaises
aristocraties, de bonnes et de mauvaises dmocraties.
Quelle est d'abord la bonne monarchie ? c'est, selon
Spinoza, la monarchie tempre. On clbre, dit-il, le
pouvoir absolu de certaines monarchies on admire le
calme et la paix dont elles font jouir leurs sujets
Et en effet, aucun gouvernement n'est demeur aussi
longtemps que celui des Turcs sans aucun changement
notable, tandis qu'au contraire il n'y arien de plus changeant queles gouvernements populaires et de plus troubl
par les sditions. Cela est vrai mais si l'on donne le nom
de paix l'esclavage, la barbarie et la'solitude, rien

alors de plus malheureux pour les hommes que la


tat
Et
plus
loin
Un
o les sujets ne pren

nent pas les armes par ce seul motif que la crainte les
paralyse, tout ce qu'on peut en dire, c'est qu'il n'a pas la
guerre, mais non pas qu'il ait la paix.lCar la p_aixLcenlg.st
l'absence de guerre c'est la vertu qui nat dejajtila vritable ob.eis.sau.ce e&l une valante
gueur de
conshinted' excuter tout ce qui doit tre lait d'aprs la loi
commune de l'Etat. Aussi bien
une socit o la paix n'a
d'autre base que l'inertie des sujets, lesquels se laissent
conduire comme un troupeau et ne sont exercs qu'
l'esclavage, ce n'est plus une socit, c'est une solitude'.
Il n'y a rien d'ailleurs de plus factice que cette unit
que l'on croit trouver dans la monarchie absolue Ceux
qui croient qu'il est possible qu'un seul homme possde
le droit suprme de l'tat sont dans une trange erreur.
Le droit, en effet, se mesure la puissance. Or la puissance d'un seul homme est toujours insuffisante soutenir un tel poids. D'o il arrive que celui que la multitude a lu roi se cherche lui-mme des gouverneurs,
des conseillers, des amis auxquels il confie son propre
salut et le salut de tous, de telle sorte que le gouvernement qu'on croit tre absolument monarchique est
aristocratique en ralit, aristocratie non pas apparente,
mais cache et d'autant plus mauvaise. Ajoutez cela
que le roi, s'il est enfant, malade ou accabl de vieillesse, n'est roi que d'une faon toute prcaire. Les vrais
matres du pouvoir souverain sont ceux qui administrent les affaires ou qui touchent de plus prs au roi, et

paix'
pas

t.

et

Trait politique, ehap. v, art, 4.


2. Ibid., ch. Y., art. 4.

je ne parle pas du cas o le roi livr la dbauche,


gouverne toutes choses au gr de telle ou telle de ses
matresses ou de quelque favori

A cette monarchie abrutissante et factice Spinoza substitue un plan de monarchie pondre. Entre le peuple
et le roi il place un grand Conseil dont les membres sont
choisis par le roi sur une liste de candidats dsigns
par les familles. Ce conseil est la fois une assemble
lgislative et un conseil du gouvernement, de sorte que
le pouvoir lgislatif et le pouvoir excutif se mlent et
se partagent entre le grand Conseil et le roi. Quant au
pouvoir judiciaire, Spinoza a compris qu'il devait le
mettre part, et il institue cette fin un second conseil
man duConseil suprme et indpendant du roi.

esprit de mesure et de pondration se


retrouve dans le plan que trace Spinoza du meilleur
gouvernement aristocratique. Il va mme si loin dans la
recherche des tempraments et des contre-poids que sa
Constitution devient d'une complication fatigante et
presque inextricable. Ainsi il commence par concentrer
tous les pomoirs dans une grande Assemble o sige
la totalit des patriciens. Puis il tire de cette assemble
un conseil des Syndics, charg de veiller au maintien
de la constitution et des lois. Puis, pour faciliter l'action
administrative qu'une assemble nombreuse ne peut
aisment exercer, il fait choisir par le corps entier des
patriciens une sorte de conseil excutif qu'il appelle
Snat. Ce Snat lui-mme gouverne l'aide d'un certain
nombre de Consuls, de sorte que la machine de Spinoza
Ce mme

l. Trait politique, chap. ti, art.

6.

se complique d'un nouveau ressort chaque- nouveau


besoin qui se fait sentir, chaque nouveau danger qui
se laisse entrevoir.
Le temps et la vie lui ont manqu pour nous dveje ne sais
lopper ses plans de dmocratie tempre
s'il faut beaucoup le regretter. La seule ide vraiment

et

notable qu'on puisse saisir parmi ses travaux politiques,


avec cette vue si minemment juste du gouvernement
pondr, c'est la grande ide de la libert de conscience et dc la pense.
Ici encore une fois les principes gnraux de Spinoza
ne feraient pas attendre un dfenseur de la libert Il
enseigne que l'individu en entrant dans la vie sociale
remet tous ses droits entre les mains de l'tat. Adversaire violent de l'esprit thocratique, il ne se contente
l'tat
et la religion il prtend soumettre
sparer
de
pas
la religion l'tat, sinon dans les sentiments intimes
qui la constituent, au moins dans toutes ses manifestations extrieures'. Malgr tout cela, Spinoza rclame
avec force la libert pour la conscience et en gnral
pour la pense.
dit-il, de commander l'esprit
S'il tait aussi facile,
qu' la langue, tout pouvoir rgnerait en scurit et nul
gouvernement n'appellerait la violence son secours.
Chaque citoyen, en effet, puiserait ses inspirations dans
l'esprit du souverain et ne jugerait que par les dcrets
du gouvernement du vrai et du faux, du bien et du mal,
du juste et de l'injuste. Mais il n'est pas possible qu'un
homme abdique sa pense et la soumette absolument
Trait politique est reste inachev.
8. Voyez Truite theologio-poUliqu, chap.
chap. m, art. 10.
0.

t.

f.e

m.

Comp. Trait politique,

celle d'autrui. Personne ne peut faire ainsi l'abandon de


ses droits naturels et de la facult qui est en lui de raisonner librement et de juger librement des choses;personne n'y peut tre contraint. Voil donc pourquoi on
considre comme \iolent un gouvernement qui tend
son autorit jusque sur les esprits voil pourquoi le
souverain semble commettre une injustice envers les
sujets et usurper leurs droits, lorsqu'il prtend prescrire
chacun ce qu'il doit accepter comme vrai et rejeter
comme faux, et les croyances qu'il doit avoir pour satisfaire au culte de Dieu. C'est que toutes ces choses sont
le droit propre de chacun, droit qu'aucun citoyen, le
voult-il, ne saurait aliner

Ceux qui veulent soumettre l'tat les croyances religieuses confondent deux sphres trs-distinces, celle
des actes et celle des opinions. Les actes tombent sous
la prise des lois; mais les opinions sont en dehors de
leur empire, moins, bien entendu, qu'elles ne soient
expressment sditieuses et ne provoquent la ruine da
l'tat. Par exemple, quelqu'un pense-t-il que le pouvoir du Souverain n'est pas fond en droit,.ou que personne n'est oblig de tenir ses promesses, ou que chacun
doit vivre selon sa seule volont, et autres choses semblables qui sont en contradiction flagrante avec le pacte
social, celui-l est un citoyen sditieux, non pas tant
cause de son jugement et de son opinion qu' cause de
l'acte envelopp dans de pareils jugements. Par l, en
effet, par cette manire de voir, ne rompt-il pas la foi
donne expressment ou tacitement, au souverain pouvoir ? Mais quant aux autres opinions qui n'enveloppent
1. Trail tholoj co-politiqie,cl-ap.
J.

u.

i9

pas quelque acte en elles-mmes, qui ne poussent pas


la rupture du pacte social, la vengeance, la colre,
elles sont parfaitement innocentes

Et en effet quelle est la fin dernire de l'tat ? Ce


n'est pas de dominer les hommes, de les contenir par la
crainte, de les soumettre la volont d'autrui, mais tout
au contraire de permettre chacun, autant que possible,
de vivre en scurit, c'est--dire de conserver le droit
naturel qu'il a de vivre sans dommage ni pour lui, ni
pour autrui. Non, dis-je, l'tat n'a pas pour fin de transformer les hommes d'tres raisonnables en animaux ou
en automates, mais bien de faire en sorte que les
citoyens dveloppent en scurit leur corps et leur
esprit, fassent librement usage de leur raison, ne rivalisent point entre eux de haine, de fureur et de ruse, et
ne se considrent point d'un il jaloux et injuste. La fin
de l'tat, c'est donc vritablement la libert.
On dit que la libert a des inconvnients; mais la
compression des consciences n'en a-t-elle point ?2
tat s'crie Spinoza,
Quoi de plus funeste pour un
que d'envoyer en exil comme des mchants, d'honntes
citoyens, parce qu'ils n'ont pas les opinions de la foule
et qu'ils ignorent l'art de feindre?quoi de plus fatal que
de traiter en ennemis et d'envoyer la mort des hommes
qui n'ont commis d'autre crime que celui de penser avec
indpendance? Voil donc l'chafaud, pouvante des
mchants, qui devient le glorieux thtre o la tolrance et la vertu brillent dans tout leur clat et couvrent
publiquement d'opprobre la majest souveraineLe
citoyen qui se sait honnte homme ne redoute point la
1.

Trait thologico-polilique, chap.

il. Comp. Trait politique, eh. m.

mort comme le sclrat et ne cherche point chapper


au supplice. C'est que son cur n'est point tortur par
le remords d'avoir commis une action honteuse le supplice lui parait honorable et il se fait gloire de mourir
pour la bonne cause et pour la libert. Quel exemple et
quel bien peut donc produire une telle mort dont les
motifs ignors par les gens oisifs et sans nergie sont
dtests par les sditieux et chris des gens de bien ? A
coup sr, on ne saurait apprendre ce spectacle qu'une
seule chose, imiter ces nobles martyrs

Ici Spinoza, si abstrait d'ordinaire et pour ainsi dire


si impersonnel, ne peut s'empcher de faire un retour
sur lui-mme et de remercier son pays de lui avoir procur une libert d'opinion alors inconnue au reste de
l'Europe

Faut-il prouver que cette libert de penser ne donne


lieu aucun inconvnient que l'autorit dusouverain pouvoir ne puisse facilement viter et qu'elle suffit retenir
des hommes ouvertement diviss de sentiments dans un
respect rciproque de leurs droits? Les exemples abondent et il ne faut pas les chercher bien loin citons la
ville d'Amsterdam dont l'accroissement considrable,
objet d'admiration pour les autres nations, n'est que le
fruit de cette libert. Au sein de cette florissante rpublique, de cette ville minente, tous les hommes de toute
nation et de toute secte vivent entre eux dans la concorde
la plus parfaite, et pour confier ou non leur bien quelque citoyen, ils ne s'informent que d'une chose est-il
riche ou pamre, fourbe ou de bonne foi? Quant aux
diffrentes religions et aux diffrentes sectes, que leur

i.

Traite tholofjico-polttique, chap.

n.

importe? Ces choses ne sont point priscs en considration


par le juge pour l'acquittement ou la condamnation de
l'accus, et il n'est point de secte si odieuse dont les
adeptes (pourvu qu'ils ne blessent le droit de personne,
qu'ils rendent chacun ce qui lui est d, et vivent selon
les lois de l'honntet) ne trouvent publiquement aide et
protection devant les magistrats.
.C'est pourquoi je dis qu'il n'y a rieri de plus sr
pour l'tat que de renfermer la religion et la pit tout
entire dans l'exercice de la charit et de la justice, de
restreindre l'autorit du souverain, tant pour les choses
sacres que pour les profanes, aux actes seuls, et de permettre du restea chacun de penser librement et d'exprimer librement sa pense.
Spinoza conclut en ces termes Aprs avoir achev
l'exposition de la doctrine que j'avais rsolu d'tablir, il
ne me reste plus qu' dclarer que je n'ai rien crit que
je ne soumette de grand cur l'examen des souverains
de ma patrie. S'ils jugent que quelqu'une de mes paroles
soit contraire aux lois et au bien public, je la dsavoue.
Je sais que je suis homme et que j'ai pu me tromper;
mais j'ose dire que j'ai fait tous mes efforts pour ne me
tromper point et pour conformer avant tout mes crits
aux lois de ma patrie, la pit et aux bonnes murs.

INTRODUCTION
CRITIQUE

AUX UVRES DE SPINOZA.

SECONDE PARTIE.

CRITIQUE.

I.
OIHGINES DU SYSTME DE SPINOZA

SES RAPPORTS AVEC

LA PIIILOSOPHIE DE DESCARTES.

Avant de discuter en lui-mme le systme de Spinoza,


il est ncessaire de le rapporter ses origines. Spinoza,
en effet, si original qu'il puisse tre, ne s'est pas fait tout
seul. C'est la lecture des crits de Descartes qui a veill
son gnie naissant Descartes est le seul philosophe
qu'il cite avec dfrence et respect. Ne le citerait-il pas,
ne lui emprunterait-il pas les formes de son langage, on
voit qu'il est plein de ses penses et nourri du plus pur
de sa substance. En un mot, Spinoza est un enfant de
Descartes, quoique enfant rebelle et que son pre n'et
pas reconnu.
On a essay plusieurs fois d'assigner Spinoza une
tout autre origine, une origine secrte et mystrieuse.
Spinoza est n juif; il a t lev par les rabbins; il tait
i.

Voyez la Vie de

Sjiinoza, par Colsrus, dans notre tome II, pag. 4.

10.

vers dans la littrature hbraque. En plusieurs endroits


de ses crits, il s'incline devant l'antique sagesse des
Hbreux et invoque certaines traditions qu'il regrette
de voir altres Ces indices et quelques analogies plus
ou moins certaines et profondes ont suffi Wachterpour
faire de Spinoza un kabbaliste, un disciple du Zoharguis sous le manteau d'un cartsien.
Nous ne discuterions pas une conjecture ce point arbitraire et hasarde, si Leibnitz, en l'acceptant pour
vraie quelques gards, ne lui avait donn de l'autorit.
Dans un ouvrage rcemment publi de ce grand critique,
o, l'occasion de la conjecture de Wachter, il analyse
et discute fond le systme de Spinoza , nous le voyons
rappiocher avec curiosit des doctrines de la Kabbale
plusieurs passages de Y Ethique.
En voici un trs-remarquable en effet. Dans le scholie
de la Proposition 7 de l'thique, partie 2, Spinoza,
aprs avoir soutenu que le monde matriel et le monde
spirituel s'unissent et s'identifient dans la substance divine, s'exprime ainsi Et c'est ce qui semble avoir t
aperu, comme travers un nuage, par quelques Ilbreux qui soutiennent que Dieu, l'intelligence de Dieu et
les choses qu'elle conoit, ne font qu'un.
Ces Hbreux ne sont-ils pas des kabbalistes? On ne

III.

Vnyez Lettres de Spinoza, page 366 de notre tome


Je dis avec Paul t
Nous somme en Dieu et noua nous mouvons en Dieu, et je le dis peut-tie
aussi avectous les anciens philosophes, bien que je l'entende d'une autre faon.
J'ose mme assurerque 'a ete le sentiment de tous les anciens Hbreux, ainsi qu'on
peut le conjecturer de certaines traditions, si dfigures qu'elles soient en mille
1

manires->

2. Georges Wachter, thologien et philosophe de la fin du xvii" sicle, aule Judaismef Amsterdam, 1699, iu-12,
teur du livre: La Sjnnoztsme
allemand, et de VElucidanus Cabahsticus. Rome, 1706, m-8.
3. Animadversionea ou Rfutation mdite de Sjnnosa par Letbnilz, pu.
blie par M. Foucherde Careil, 1854, in-S.

dans

peut gure en douter aprs avoir lu ce passage d'un


livre kabbalistique de premire importance, le Parties
Rimanim (le Jardin des grenades), de Mose Corduerol
La science du Crateur n'est pas comme celle des
cratures; car chez celles-ci la science est distincte du
sujet de la science et porte sur des objets qui leur tour
se distinguent du sujet. C'est cela qu'on dsigne par ces
trois termes la pense, ce qui pense et ce qui est pens.
Au contraire, le Crateur est lui-mme, tout la fois, la
connaissance, ce qui connat et ce qui est connu. En
effet, sa manire de connatre ne consiste pas appliquer
sa pense des choses qui sont hors de lui; c'est en se

connaissant et en se sachant lui-mme qu'il connat et


aperoit tout ce qui est. Rien n'existe qui ne soit uni
lui et qu'il ne trouve dans sa propre substance. Il est le
type de tout tre, et toutes choses existent en lui sous
leur forme la plus pure et la plus accomplie, de telle
sorte que la perfection des cratures est dans cette existence mme par laquelle elles se trouvent unies la
source de leur tre; et mesure qu'elles s'en loignent,
elles dchoient de cet tat si parfait et si sublime.
Ce trait frappant de ressemblance entre les thories du
Zoltar et celles de l' thique n'est peut-tre pas le seul.
Leibnitz en signale un autre, qui serait de la dernire
consquence, si on pouvait l'tablir solidement. Les
kabbalistes admettent entre le principe divin, d'une
part, conu dans son abstraction la plus haute et la plus
inaccessible, et le monde des cratures, de l'autre, une
srie d'entits intermdiaires qu'ils appellent les dix SCite par &1. Adolphe Franck dans son savant omrage
philosophie religieuse des Hebreui, Preface, pag s 27,23.
i

La Kabbale ou la

phiroth. Ces Sphiroth sont une premiremanifestation


de l'tre divin, du mystrieux En-Soph, et lui servent
pour ainsi dire de transition pour enfanter le monde visible. Prise part, chacune a son essence, son nom,
symbolique ou abstrait, son rang dans la hirarchie divine. C'est la Couronne, c'est la Sagesse, c'est l'Intelligence, etc. Si maintenant vous les concevez runies, elles
forment ce que les kabbalistes appellent l'Adam cleste
ou l'Adam Cadmon.

Rien assurment de plus bizarre et de plus obscur que


cette doctrine. Or voici Leibnitz qui croit la retrouver
dans l'thique. Il y a, suivant lui, chez Spinoza quelque
chose qui rpond trait pour trait aux Sphiroth de la
kabbale, c'est la thorie des modes ternels et infinis de
la Substance, et ce que les kabbalistes appellent l'Adam
Cadmon, c'est sans doute ce que Spinoza appelle l'Intelligence infinie Sauf les mots, dit Leibnitz, tout s'y
trouve, ut prter nmncn nil desiderare possis.
d'intresNous sommes loin de contester ce qu'il
sant dans ce rapprochement. Avant de le rencontrer dans
Leibnitz, nous avions signal chez Spinoza tout un ct
obscur et presque mystrieux par o les thories de
l'thique rappellent les traditions de la philosophie
orientale'. Ces modes ternels et infinis que Spinoza
conoit entre la substance immuable et ses modes changeants, et qui se dcomposent en plusieurs sries, cette
Intelligence infinie qui n'est ni la pense divine, ni la
pense humaine, cette ide de l'tendue, espce d'me du
monde, qui flotte indcise entre la nature naturante et la

ya

t. Dau* nuire Introduction aux uvres de Spinoza, prcimcrc fditiou, pag. 86

et suivantes,

13

(4.

nature nature1,tout cela n'est pas cartsien, tout cela


nous loigne des temps modernes pour nous reporter
vers le monde Alexandrin et vers l'Orient. Mais cette
ressemblance une fois indique d'une manire trs-gnrale, la critique ne peut aller au del. Affirme-t-elle que
Spinoza, par sa thorie bizarre et subtile des modes ternels et infinis de la Substance, s'loigne du cartsianisme et se rapproche de l'antique doctrine des manations ? c'est un point certain, c'est un fait considrable,
dsormais acquis la science. Veut-elle savoir maintenant quelle est la cause et l'origine de cette curieuse
analogie? c'est ici qu'elle doit se dfier des explications
arbitraires.
Wachter suppose que Spinoza a t affili la kabbale. Mais o est la preuve de ce fait? nulle part. Spinoza a t lev par un savant rabbin, Moses Morteira
mais Morteira n'tait point un kabbaliste. Spinoza tait
ers dans la littrature hbraque il cite Mannonide
Rab Ghasdai, et d'autres thologiens et philosophes
juifs mais il ne cite jamais le Zohar, ni le Sepher ietzirah,
ni les commentaires des livres kabbalistiques. Une seule
fois il parle des kabbalistes de son temps, et c'est pour
les traiter de charlatans et de fous1.
D'ailleurs, si vous considrez la thorie des Sphiroth,
non plus d'une manire gnrale, mais dans ce qu'elle a
de vritablement propre et de prcis, vous ne la retrouvez plus dans Spinoza.
Le Zohar admet dix manations primordiales de la
Voir les Propos. 21, 2!, 23, 30, SI, de YUuqm, premire partie.
2. Voyez le Tratte thologtco-pohtique chap. ix, page 178 de notre tome II j
J'ai voulu lire aussi, dit Spinoza, et j'ai mme \\i quelques-uns des kabbalisies
mais je dclare que la folie de ces charlatans passe tout ce qu'on peut dire. s

t.

di\init sous le nom de Sphiroth. Quel rapport y a-t-il


entre cette doctrine et la Substance de Spinoza avec ses
deux attributs immdiats, la Pense et l'tendue? Spinoza indique, la vrit, plusieurs sries de modes
ternels et infinis; mais il n'en fixe pas le nombre il
n'essaye pas d'en ordonner la hirarchie, et toute cette
partie de sa thorie reste indcise, ce point que lorsque
ses amis le pressent de s'expliquer plus nettement, il se
montre embarrass et ne leur fait que des rponses vasives.-Nous avons essay, pour notre part, de prciser
et d'expliquer ce que Spinoza a pu entendre par ces
tranges entits logiques qu'ilappelle l'ide de Dieu,
l'ide de l'tendue et nous n'avons rien trouv l qui
ressemblt le moins du monde l'Adam Cadmon des

kabbalistes, lequel n'est autre chose, dans le Zohar, que


l'ensemble des Sphiroth
1.
11 n'y a donc entre la thorie de Spinoza et celle de la
kabbale qu'un point de ressemblance gnrale, savoir
l'ide de l'manation. Or cette ide n'appartient pas en
kabbalistes; elle se trouve chez les gnospropre aux
tiques de toutes les sectes, valentiniens, carpocratiens, etc. on la rencontre dans'les livres 'hermtiques
et chez tous les philosophes de l'cole no-platonicienne
d'Alexandrie. De quel droit ferait-on de Spinoza un kabbaliste plutt qu'un gnostique, plutt qu'un disciple de
Proclus ou de Plotin? Et d'aiiletrrs n'y a-t-il pas une manire plus simple d'expliquer pourquoi Spinoza a inclin
l'ide des manations? c'est que cette ide a un rapport
vident avec l'ide mre du panthisme, et voil pourquoi
on la rencontre chez les panthistes de tous les temps et
i.

Voir le livre de M. Franck, chap. ni.

de tous les lieux. A ce compte les analogies justement


signales entre le panthisme de Spinoza etles systmes
de l'antique Orient n'auraient d'autre cause que l'identit
des lois de l'esprit humain.
Un minent critique de nos jours a voulu rattacher
Spinoza, non plus la kabbale, mais l'esprit toujours
vivant de la religion hbraque. Spinoza, dit M. Cousin

dans un fragment clbre


Spinoza, calomni, excommuni, perscut par les juifs comme ayant abandonn
leur foi, est essentiellement juif, et bien plus qu'il ne le
croyait lui mme. Le Dieu des Juifs est un Dieu terrible.
Nulle crature vivante n'a de prix ses yeux, et l'me de
l'homme lui est comme l'herbe des champs et le sang
des btes de somme [Ecclsiaste). Il appartenait une
autre poque du monde, des lumires tout autrement
hautes que celles du judaisme, de rtablir le lien du fini
et de l'infini, de sparer l'me de tous les autres objets,
de l'arracher la nature o elle tait comme ensevelie, et,
par une mdiation et une rdemption sublime, de la
mettre en un juste rapport avec Dieu. Spinoza n'a pas
connu cette mdiation. Pour lui le fini est rest d'un ct
et l'infini de l'autre, l'infini ne produisant le fini que pour
le dtruire, sans raison et sans fin. Oui, Spinoza est juif,
et quand il priait Jhovah sur cette pierre que je foule,
il le priait sincrement dans l'esprit de la religion ju1-

daque.

A ces vues sduisantes de l'loquent critique nous objecterons que s'il y a une ide dont l'Ancien Testament
soit pntr, une ide qui chaque page clate en traits

i.

Fragments de philosophie modernt, pages 58, 59,

de feu et se fasse partout sentir l mme o elle ne parat


pas, c'est l'ide d'un Dieu distinct de l'univers, d'un Dieu
crateur, d'un Dieu vivant de sa vie, en un mot d'un
Dieu personnel. C'est l le caractre qui distingue si
profondment la religion juive du reste des religions
orientales, o Dieu, confondu avec la nature, s'incarne
fatalement dans les tres et passe tour tour travers
tous les degrs et toutes les formes de l'existence. Voil
aussi ce qui fait comprendre que l'homme, tel que la
Bible le dcrit, soit un tre vraiment personnel, en
pleine possession de la libert et de la responsabilit
morales. D'une part, un Dieu crateur et providence de
l'univers, de l'autre, une humanit faite a son image, libre
et intelligente comme son auteur, tel est le fond de la religion hbraque, et c'est sur ce fond admirable et sacr
que la religion chrtienne a pu prendre racine et se dployer avec sa puissance propre et sa vigoureuse origi-

nalit.
Au contraire, que trouvons-nous chez Spinoza? un
Dieu qui n'est, pris en soi, que la substance indtermine
de tous les tres, un Dieu qui se d\eloppe par une ncessit aveugle et ne se ralise qu'en devenant successivement toutes choses, terre, ciel, liornme, plante, cendre
et poussire, puis dans ce nombre infini de formes de
l'existence, un tre intelligent, mais sans libert morale,
un automate spirituel dont la fatalit gouverne les ressorts, tel est le Dieu, tel est l'homme de Spinoza. Peut-on
dire aprs cela que Spinoza se soit inspir de la religion
hbraque et fera-t-on passer Ythique pour un fidle
commentaire de l'Ancien Testament? Pour moi, j'aimerais mieux encore voir dans Spinoza un mouni indien ou
un sophi persan, ce qui est, pour le dire en passant tout

le contraire d'un prophte hbreu, oui, je consentirais


plutt faire de Spinoza un mystique, pourvu qu'on
n'oublie pas qu'il y a chez lui, ct de la tendance
au mysticisme, une tendance tout oppose dont le der-

nier terme serait l'athisme absolu.


En dfinitive, le seul matre certain et authentique de
Spinoza, c'est Descartes. La question est de savoir quel
est le rapport prcis entre le disciple et le matre, en
quoi Spinoza vient du cartsianisme et en quoi il s'en
loigne
question dlicate, fort approfondie de nos
jours o nous n'aspirons rien apporter de nouveau
qu'un degr particulier d'exactitude et de prcision.
On peut dire, crivait Leibnitz la fin du x\ne sicle,
que Spinoza n'a fait que cultiver certaines semences de
la philosophie de M. Descartes2.
Plus tard, l'auteur des Essais de Thodice, reprenant
le mme jugement sous une forme nouvelle, crivait
cette mmorable parole qui a t gnralement considre dans ces derniers temps comme un arrt sans
appel Le Spinozisme est un Cartsianisme outr.
Nous ne venons pas nous inscrire en faux contre ce
jugement; car plus d'un titre, nous l'estimons quitable mais il nous sera permis de le trouver trop svre
contre Descartes, ou, ce qui revient au mme, trop indulgent pour Spinoza.
Il y a dans Descartes deux tendances rivales et contraires l'une, qui place la philosophie sur le terrain
solide des faits et des ralits; l'autre, qui la jette dans
M. l'abb Xicaise, 1697.
2. Tojez les Fragments de M. Cousin, et l'exacte et judicieuse Histoire de la
1. Leibmtz, Lettre

phxlosaphie cartesienne,

par M. Bouilher.

la carrire des abstractions. Quand on considre exclusivement cette dernire tendance, qui est celle o Spinoza s'est abandonn sans rserve, on ne peut que
souscrire l'arrt de Leibnitz; mais que l'on vienne considrer la tendance contraire, celle qui a sa racine dans
le premier principe de toute la philosophie de Descartes,
dans le Cogito ergo sum alors le jugement de Leibnitz
parait injuste et le spinozisme ne se montre plus comme
un dveloppement mme excessif du cartsianisme, mais
comme une absolue dviation.
En d'autres termes, pour qui considre la fois les
germes de vrit et de vie renferms dans le systme de
Descartes et les germes d'erreur et de mort, s'il est vrai
qu'une grande philosophie se dveloppe, quand s'panouissent ses germes de vie, et qu'elle se corrompe au
contraire, quand ses germes de mort vont grandissant,
la vrit est que le spinozisme n'est pas seulement, selon
l'arrt exclusif et incomplet de Leibnitz, un cartsianisme immodr, mais un cartsianisme corrompu.
Comparons d'abord la philosophie de Descartes et
celle de Spinoza sous le rapport de la mthode. C'est aprs
tout la question capitale, celle dont la solution a une influence dcisive sur les destines d'un systme. Or, ce
point de vue, loin qu'on puisse soutenir queSpinoza dveloppe l'excs les principes de Descartes, il faut dire
qu'il les rpudie expressment pour proclamer et pour
suivre des principes diamtralement contraires.
La mtaphysique de Descartes est fonde sur le Cogito,
c'est--dire sur un fait; c'est l son caractre original
et l'explication de sa merveilleuse fortune. Lisez le Discours de la mthode tout son objet, c'est de prparer les
esprits cette dmarche extraordinaire d'un homme

qui, fatigu de l'appareil fastueux et vain de la science


des coles, de cet amas de notions confuses, de principes arbitraires, de subtiles distinctions, s'en dlivre,
comme d'un fardeau, rompt avec toute tradition, s'enferme dans sa pense et se condamne au doute, jusqu'
ce qu'il ait trouv dans la conscience de son tre une
ralit certaine type de toute ralit source de toute
certitude et de toute lumire.
Ce qui n'est qu'un germe dans le Discours de la mthode, les Mditations le dveloppent en un riche et vaste
systme mais tout y dpend du mme principe, tout y
est tir du mme fait. L'inbranlable ralit du moi, la
clart et la distinction des ides, signe de la certitude,
la pense, essence de l'me et fondement de sa spiritualit, l'existence de Dieu tablie sur cette ide de l'tre
tout parfait qui ne se spare pas de l'ide de notre propre
tre, tous ces principes simples et fconds, hritage
imprissable que Descartes a lgu la philosophie
moderne, toutes ces vrits sont 'tablies comme des
faits, comme des intuitions de la conscience. La mthode
de Descartes est donc essentiellement exprimentale, et,
comme on dirait aujourd'hui, psychologique.
Spinoza est l'aptre de la mthode contraire. Jamais
on n'a profess pour la raison pure un culte plus fervent jamais ou n'a cru la puissance du raisonnement
d'une foi plus entire; jamais on n'a cart les faits de
l'exprience avec un plus superbe ddain. Pour trouver
dans le pass un tel fanatisme spculatif, une telle intrpidit dans la dduction, un tel mpris du sens commun, il faut remonter jusqu' ces gomtres de l'cole
d'le qui niaient le mouvement, faute de pouvoir le
dduire de leur principe, et, rompant tout commerce

-)avec les ralits de ce monde s'ensevelissaient vivants


dans le spulcre de l'tre en soi.
Spinoza est le Parmnide des temps modernes. Quand
ce grand spculatif daigne abaisser ses regards jusqu'
l'esprit humain, des trois moyens de connatre qu'il y
rencontre, l'exprience, le raisonnement et la raison, il
non-seulement il
retranche absolument le premier
veut ravir l'exprience les hautes parties de la mtaphysique, mais il prtend mme lui interdire les humbles
rgions de la plus modeste psychologie
Cette grande mthode baconienne, la mthode d'observation et d'induction, sait-on quoi elle est bonne,
suivant Spinoza, quand on la veut appliquer l'me
humaine ? faire un recueil d'historiettes historiolam
anim. Il faut voir sur quel ton il parle de Bacon
dit-il, qui parle un peu confus C'est un homme,
ment. Et il ajoute Cet auteur ne prouve presque
rien et ne fait gure que raconter ses opinions. On sent
je ne sais quelle rancune presque personnelle dans ces
apprciations tranchantes, et Spinoza se trahit quand il
met au nombre de ses griefs contre Bacon d'avoir
avanc qu'une des principales causes d'erreur, pour
l'esprit humain, c'est qu'il est, par sa nature, port aux

Et

gnralits abstraites })
La mthode d'abstraction, la mthode des gomtres,
i.

De la Rforme de l'Entendement, tome III, page 303 et suiv.


Vo>ez
au^si ce qu'crit Spinoza un de ses correspondants On peut voir par l quelle
doit tre la Traie mthode et en quoi elle consiste principalement, savoir dans la
seule connaissance de l'entendement pur, de sa nature et de ses lois; et pour

acqurir cette connaissance, il faut sur toutes choses distinguer entre l'entendement et l'imagint on, en d'autres termes, entre les ides raies et les autres ides,
fictives, fausses, douteuses, toutes celles en un mot qui ne dpendent que de la
'mmoire. [Lettres, tome III page 419.)
. Vojez les lettres II et XXII de nohe tome 111.
3. Lettre Oldenburg, tome 1I1, p. 350 et suivantes

est, au contraire, pour Spinoza, la mthode lgitime, la


mthode universelle. C'est au point qu'au moment d'aborder un problme qui est par excellence un problme
d'observation, l'analyse de ce qu'il y a au monde de
moins gomtrique, les passions du cur humain, il dit
avec un calme imperturbable Je vais donc traiter de
la nature des passions, de leur force et de la puissance
dont l'me dispose leur gard, suivant la mme mthode que j'ai prcdemment applique la connaissance de Dieu et de l'me, et j'analyserai les actions et
les apptits des hommes, comme s'il tait question de
lignes, de plans et de solides
Qu'on vienne maintenant opposer ce gomtre du
cur humain un fait de conscience, et par exemple le
sentiment invincible que chacun de nous a de sa libert,
il se rcrie, il s'indigne, il accuse ses adversaires de
sortir des rgions leves de la science pour l'attirer sur
le terrain des prjugs vulgaires, de mettre leur imagination la place de leur raison, et, pour tout dire, de
rver les yeux ouverts
Descartes et Spinoza, les Mditations et l'thique, nous
reprsentent donc, non point une mme mthode applique avec plus ou moins de mesure, mais la lutte des
deux mthodes contraires qui se disputent, depuis trois
sicles, l'empire de la philosophie moderne: l'une,
qui, se plaant d'emble dans l'absolu, prtend saisir
sans point d'appui le principe premier des choses et en
dduire le systme entier de l'univers, mthode altire
qui foule aux pieds les faits, regarde en piti les pro1. thique, Prambule de 11 part 3.
2. Ibid., parhe 2, Schol. de k l'ro|ios.

cds lents et circonspects de l'observation, et aspire


ouvertement tout comprendre, tout dduire, tout
expliquer. Cette mthode, qui est celle de Spinoza et de
ses disciples convient en effet parfaitement au panthisme, puisqu'elle vise reproduire dans le tissu
gomtrique de ses conceptions l'volution ternelle et
ncessaire de l'tre qui est tout.
L'autre mthode, essentiellement positive, essentiellement humaine, part de l'homme. Elle y prend son
point d'appui et ne s'en spare jamais. Dans son dveloppement le plus hardi, elle s'arrte aux limites que
l'esprit humain ne peut franchir, partout o le plein
jour de l'vidence fait place l'obscurit du mystre et
donne carrire aux vaines conjectures. Avide de certitude et de ralit, elle 'aime -mieux rester au besoin immobile que marcher pour tomber, et elle se rsignerait
plus volontiers constater vingt mystres de plus dans
la mtaphysique qu' mutiler dans la conscience un seul
fait rel. Voil la mthode inaugure par Descartes dans
les Mditations; elle est une protestation anticipe contre
l'thique et contre toutes ses aberrations. C'est la seule
barrire, en effet, qu'on puisse victorieusement opposer
au panthisme; car autant le systme de Spinoza est
invincible qui en accorde aveuglment les principes,
autant il est faible et ruineux, quand, du terrain de la
logique et des consquences, on l'appelle sur le vritable
terrain de la mtaphysique, le terrain des principes et
des faits.
Cette diffrence primitive et fondamentale entre Descartes et Spinoza en amne une foule d'autres, notamment dans leur manire d'entendre l'me et Dieu.
La premire existence saisie par Descartes, au sortir

du doute, c'est l'existence du moi comme sujet de la


pense. Or, ce n'est point l un sujet abstrait, logique,
indtermin, indirectement conu la suite d'un raisonnement arbitraire; c'est un sujet concret et vivant,
immdiatement saisi par la conscience et, comme dit
Descartes en rpondant des adversaires qui dfigurent
sa doctrine, par un acte simple d intuition, simplici mentis intuitu La pense et l'tre qui pense nous sont donns du mme coup. Le moi se saisit donc dans la pense et se distingue, comme tre pensant, 'de tout ce qui
n'est pas lui, de son propre corps, et de toute la nature.
Que devient ce moi, ce sujet de la pense, un et
simple, vivant et substantiel, dans la philosophie df
Spinoza?L'auteur de l'thique, au lieu de partir d'un
tre rel et dtermin, part de l'tre en gnral, ou,
comme il dit, de la Substance. C'est de l qu'ilprtend
dduire tout le reste. Or, de la Substance rien ne se peut
dduire qu'une infinit d'attributs infinis, tels, par
exemple, que la Pense en gnral et l'tendue jen gnral, et de chacun de ces attributs infinis rien ne 'se
peut dduire qu'une infinit de modes finis, tels, paT
exemple, que les modes de la Pense ou les ides et les
modes de l'tendue ou les corps.
Qu'est-ce donc que l'me humaine?elle n'est pas la
Substance, puisqu'elle est quelque chose de dtermin
et de contingent; elle n'est pas la pense infinie, puisqu'elle est limite dans son intelligence il reste qu'elle
soit un mode de la Pense. Cette dfinition, dj si
1. Je cite le passage entier Cum avertimus nos esse res cogitantes, prima
HUidem notio est et nullo syllogismo concludatur; neque etiam cum quis d\tdt

exista, exiUvntiajn ex eogdalione per syllogismuir


euctl, sed tanquam rem per ss notam sfmpliet mentis intuitu aynoscit.
'Reiponsio ad s"cundas o&jeciottfl. Lditiou\ictoc Cousin, tome 1, page 427.

ego cogilo, eryo sum sive

trange, n'est pas et ne pouvait pas tre le dernier mot


de Spinoza. Si en effet l'me tait un mode unique, un
mode simple de la pense infinie, il n'y aurait en elle aucun changement, ni mme aucune sorte de varit possible. Or Spinoza veut bien admettre qu'il y a dans l'me
humaine une vie, un dveloppement; mais alors qu'estelle donc? non plus un mode de la Pense, mais un
assemblage de modes, non plus une ide, mais une collection d'ides'. Par cette consquence ouvertement accepte, Spinoza efface de sa doctrine le dernier vestige
de l'unit du moi. Et il est clair que la mthode gomtrique ne lui fournissait aucune autre hypothse. S'il
n'y a au-dessous de la Substance et de ses attributs
que des modes, ou bien l'me sera un mode simple, indivisible, immobile, ou elle sera un assemblage de
modes dpourvus de tout enchanement interne, de tout
lien substantiel.
Entre une me sans varit et sans vie, comme le
point des gomtres, et une me sans unit relle,
comme le nombre des mathmatiques, Spinoza n'avait
pas le choix. Voil ce qu'est devenue entre les mains du
disciple infidle la doctrine du matre, ce moi rel
et vivant du Cogito ergo sum, qui d'abord prendpossession de lui-mme, et s'assure de son tre propre et de
l'unit de sa pense, avant de s'lever au principe de la
pense et de l'tre, cette unit absolue de toutes les
perfections qui est Dieu.
Saisi du sein de la conscience, le Dieu de Descartes est
un Dieu rel, dtermin, vivant. Ce Dieu a des attributs
effectifs, qui lui appartiennent en pr opre, dont l'ensemhle
1. lhtqut,

\txi. ,rropos.

155

harmonieux constitue une existence distincte, indpendante, complte,, matresse d'elle-mme'. Il a l'entendement et la volontEnfin, il est bon, il est la bont
souverainetout ce qui est faiblesse, inconstance, tromparle en quelque
perie, est exclu de son essence4.
sorte l'homme en l'clairant d'un reflet de sa raison, et
la vracit de cette parole dsarme le doute le plus
obstin s'il se rvle en traits plus visibles et plus purs
dans l'me humaine, parce qu'ill'a faite son image et
y a grav l'ide de la perfection comme l'empreinte du
parfait ouvrier, il a laiss aussi dans ce vaste univers la
trace de ses attributs merveilleux. Ce n'est pas qu'en
crant le monde, Dieu nous ait donn le secret de ses
plans. Non, ses fins sont impntrables 6, et ce serait trop
prsumer de nous-mmes que de croire que Dieu ait
voulu nous faire part de ses conseilsCe n'est pas surtout que l'homme ait le droit de penser, comme se plat
l'imaginer son orgueil, que tout en ce monde a t fait
pour lui' mais il n'en est pas moins vrai que tous les

Il

i.

Voyez la fin de la Mditation III.

2. Mditation IV.
3. Mditations IIIetVI.
Mditations III, IV et VI.
Prm4. Discours de lamtkode, part. 4.
eipes, part. t, g 19.
S. Mditations IV et VI.
6. Mditation IV.
7. Principe, part. t, 28.
8. Citons le passage des Principes tout entier. Il montre sous son vrai jour et
dans ses vraies limites l'exclusion des causes filiales tant reprochcc Descartes
Encore que ce soit une pense pieuse et bonne en ce qui regarde les murs,

de croire que Dieu a fait toutes choses pour nous, afin que cela nous excite d'autant plus l'aimeret lui rendre grce de tantdebienfaits,encore aussiqu'elle
soitvraie en quelque sens, cause qu'il n'y a rien de cre dont nous ne puissions
tirer quelque usage, quand ce ne serait que celui d'exercer notre esprit en le
considrant, et d'tre incits louer Dieu par son moyen, il n'est toutefois aucunement vraisemblable que toutes choses aient ete faites pour nous, en telle faon que
Dieu n'ait eu aucune autre fin eu les creant; et ce serait, ce me semble, tre impertinent de se vouloir servir de cette opinion pour appujer d<-s ra<bonnemnu de

tres de nature ont leur loi et leur fin, qu'une sagesse et


une conomie singulires sont surtout sensibles dans le
enfin que ce
mcanisme de l'organisation animale',
monde est l'ouvrage d'un Crateur dont la puissance, la
sagesse et la bont incomparables sont le plus digne
objet de nos contemplations, et font natre dans l'me du
vrai philosophe une source d'motions pures et ravis-

et

santes

Tel est le Dieu de Descartes, le Dieu de la conscience,


le Dieu du Cogito ergo sum. Lisez maintenant la premire
partie de l'thique et cherchez-y le Dieu de Spinoza. Ce
Dieu, c'est la Substance, l'tre en soi et par soi. Cette
Substance a-t-elle des attributs? oui, rpond Spinoza:
elle a une infinit d'attributs infinis; mais nous n'en connaissons que deux, qui sont la Pense et l'tendue.
Voil deux attributs qui sont contradictoires et que
Descartes n'et jamais consenti associer' mais poursuivons la pense divine, pour Spinoza, est-elle une pense
relle et vivante, une intelligence? en d'autres termes,
Dieu a-t-il des ides ? Spinoza rpond rsolument non. A
ses yeux, les ides sont des modes, des choses finies,
multiples, changeantes. Elles appartiennent aux rgions
infrieures de l'univers, ou suivant son langage bizarre
et expressif, la nature nature'. En Dieu, dans la nature
naturante, il n'y a que la pense infinie, indtermine,
vide d'ides, la pense sans l'entendement
1.
physique; car nous ne saunons douter qu'iln'yait une infinit de choses qui sont
maintenant dans le monde, ou bien qui y ont ete autrefois, et ont dj entirement cesse d'tre, sans qu'aucun homme les ait jamais vues ou connues, et sans
qu'elles lui aient jamais servi aucun usage. [Principes, part. 3, 3.)
Voyez Le traite De l'homme, tome IV, page 374 et suit.
2. Voyez la fin de la ledilalim III.
3. Principes, partie { 23.
4. thique, part. 1, Propos. 2t.
5, fbtd-, part. 1, Coroll. 2 de la Prop. 3.

Et de mme, Dieu n'a pas de volont La volont suppose des volitions, des actes dtermins2,et par consqueu', elle est du domaine des choses finies; elle appartient la nature nature. Il n'y a en Dieu qu'une activit
infinie, qui, prise en soi et rapporte la substance, est
comme elle absolument indtermine.
S'il n'y a en Dieu ni entendement, ni volont, comment
y aurait-il intentionnalit, bont, amour? L'ide d'un
Dieu qui agit pour une fin est aux yeux de Spinoza une
chimre absurde Concevoir ainsi la divinit, c'est lui
imputer les conditions de notre activit misrable. Nos
mobiles dsirs nous entranent et l vers leurs objets
changeants et fugitifs; Dieu n'agit point de la sorte il se
dveloppe par la seule ncessit de sa nature Il est de
son essence de produire en soi des corps et des mes,
comme il est de l'essence d'un. cercle d'avoir ses rayons
gaux 5.
Il n'y a pour Dieu ni bien, ni mal, ni beaut, ni laideur, ni ordre, ni dsordre, ni mrite, ni dmrite;
sont
ce
l des distinctions toutes relatives, tout humaines".
Tout est bien, en soi, parce que tout est ncessaire. Les
bons et les mchants sont gaux devant Dieu. Dieu
n'aime, ni ne hait personne', et vouloir tre aim de
Dieu, c'est le plus insolent des dsirs ou la plus purile
des superstitions
Ce Dieu sans vie, sans conscience, sans moralit, cette
1. thique,

part. i, Propos. 32.


2. Ibidmme Propos., Coroll. t et 2.
3. Ibid part. 1, Propos 33\
9.
4 Ihid
part, 1, Propos. 17, et !pponrliee.
5. Ibid part. Schul. de la rro|ios. 17.
6. \o\ei l'App-iidice de la partie I.
Coroll.
7. Elhique, part. 4, Prop.
8. Ibid -mit. 4, Propos. 19.
1

abstraction vide et morte de l'tre en soi, est ce l, je le


demande, ce Dieu vivant, ce Dieu pensant,oulant, ai-'
mant, ce Dieu de sagesse et de bont, devant qui s'inclinait Descartes la fin de sa troisime Mditation, dans
un transport sublime d'adoration et de respect?
Concluons que ni la mthode, ni l'homme, ni le Dieu
de Descartes ne sont la mthode, l'homme et le Dieu de
Spinoza. Jusqu' prsent donc, il nous est impossible de
donner les mains la sentence clbre porte par Leibnitz, et loin de voir dans le spinozisme un dveloppement
excessif du cartsianisme, nous y trouvons la plus radicale et la plus clatante dviation
Est-ce dire que la critique de Leibnitz porte absolument faux et que la justice ordonne de casser son jugement ? telle n'est point notre pense, et il est temps de
faire voir qu'au milieu de tous ces germes riches et fconds que Descartes a sems dans le champ de la philosophie moderne, il se rencontrait en effet quelques mauvaises semences exclusivement cultives par Spinoza.
Aussi bien comment lire Descartes sans y rencontrer,
mme dans son plus excellent ouvrage, les Mditations,
une tendance fatale substituer l'esprit d'observation
intrieure l'esprit gomtrique avec ses conceptions abstraites et la rigueur trompeuse de ses dductions?
Cette tendance se laisse dj voir dcouvert dans la
dmonstration de l'existence de Dieu. Tous les raisonneforte raison faut-il repousser le sentiment de Leibnitz, quand il l'aggrave et l'exagre en disant Spmoza commence par o Descartes finit, par le
naturalisme. Spmoxa incipi u&t Cartesiu3 desind,1n naturahsmo (yojcz le petit
eent dj cit sous le nom d'Ammadveriones% page 48). Ici Leibnitz ne fait plus
de la critique, mais de la polemique. Nous ne voyons plus en lui qu'un adversaire
passionne de Descaries, et un mal, au heu d'un juge.
1

A plus

ments de Descartes semblent avoir une base commune,


l'ide de l'tre parfait mais cette ressemblance n'est que
dans la forme. Au fond, il y a deux dmonstrations radicalement diffrentes, celle de la troisime Mditation qui
part d'un fait de conscience, et celle de la cinquime Mditation qui part d'un concept abstrait. Celle-l, suivant
les propres expressions de Descartes', prouve Dieu en
considrant ses effets et s'levant ainsi la cause suprme qui les produit et les explique; celle-ci, ngligeant les effets et les ralits, prtend saisir par la raison
seule l'essence ou la nature mme de Dieu et en dduire
son existence.
Passez de la troisime Mditation la cinquime au
lieu d'un homme qui rentre en lui-mme pour y trouver
la vrit, qui s'assure d'abord de sa pense et de son
existence propre, et bientt trouvant cette pense incertaine, sujette l'erreur, pleine de limites et d'imperfections, remonte vers l'idal d'une pense accomplie, d'une
perfection sans mlange, d'un tre existant par soi, au
lieu de ce mouvement naturel et spontan d'une me
qui cherche Dieu, je trouve un gomtre qui raisonne
sur des axiomes gnraux et des dfinitions abstraites,
ou plutt un philosophe nourri dans l'cole, exerc aux
raffinements de l'abstraction, aux subtilits et aux prestiges de l'art de raisonner, et qui prtend d'une dfinition faire sortir un tre, de l'abstrait le concret, du
possible le rel.
Ici je crois voir natre une lutte qui se retrouve dans
toute la carrire philosophique de Descartes, la lutte de
l'esprit de spculation abstraite et de l'esprit d'observa1. Rponse

auxpremires objections, tome I, page 395.

tion. Voyez dans les crits de Descartes le progrs de


cette lutte. Le Discours de la mthode, contient toutes les
preuves de l'existence de Dieu qui seront plus tard dveloppes dans les mditations mais le raisonnement et
1 abstraction n'y ont presque aucune place et tout est doobservation
profonde de la conscience huminpar une
maine. Dans les Mditations, un oeil attentif dcouvre dj
un notable changement. La dmonstration gomtrique,
entirement mise part, n'a plus aucun rapport, mme
lointain, avec la conscience et la vie relle. Dans les
Principes, l'esprit gomtrique se donne pleine carrire,
et on ne trouve presque plus aucune trace de l'esprit
d'observation. Chose bien remarquable, Descartes, qui y
y reprend et y rsume toutes ses preuves de l'existence
de Dieu, place au premier rang la dmonstration mathmatique. Ainsi, cette preuve, qui se montre peine
dans le Discours de la mthode, qui dans les Mditations
est relgue au dernier rang-et introduite comme par
hasard, cette preuve devient la preuve fondamentale,
dont toutes les autres paraissent n'tre que des accessoires.

En gnral, les Principes nous donnent le spectacle


du triomphe complet de l'esprit gomtrique. C'est au
point que le- Cogito ergo sum, fondement de la philosophie de' Descartes, y a perdu compltement son caractre. Ce n'est plus un fait, c'est une conclusion, Descartes
le dit en propres termes la conclusion d'un syllogisme
dont la majeur ne peut tre que celle-ci le nanf n'a
pas de qualit
I

Principes, part. 1, 7.
/6id.,
et 5!.

II

Voil donc toute la face .de ]a philosophie de Dc-scartes change, ou pour mieux dire, voil tout son
esprit touff et disparu. Pour taMir l'e~istfncc du
moi, il nous faut un syllogisme pour tablir l'existence
de'Dieu, des syllogismes; enfin, pour tablir J'existence
des corps, encore des syllogismes. Gomtrie impuissante strile entassement d'abstractions, incapable de
donner un atome de ralit, de mouvement et de vie
:SI l'excs de l'esprit gomtrique s'tait rduit
obscurcir des vrits trs-simples en les accablant sous
d'inutiles raisonnements, le mal n'et pas t irrparable. Mais non, en mme temps que je vois Descartes
substituer aux intuitions de la conscience des concepts
1

abstraits et gomtriques, il me semble aussi qu'il tend


manifestement effacer dans tous les tres ce principe
d'activit qui constitue leur essence et leur vie. C'est ce
qui fait le danger de cette thorie, assez innocente au
premier abord, que la conservation des cratures est une
cration continue.
Si Descartes voulait dire que l'acte crateur et l'acte
conservateur ne sont en Dieu qu'un seul et mme acte,
d'accord. Mais il va plus loin il semble croire qu'ily a
dans toute crature une dfaillance actuelle de l'tre qui
appelle chaque instant le fiat divin, et cette conception
me semble bien grave et bien prilleuse, surtout si je
viens me demander quoi se rduisent pour Descartes
la substance corporelle et la substance spirituelle.
Quand Descartes analyse les facults de l'me en observateur, il distingue la volont, essentiellement active,
de l'entendement, qui est passif, et fait de la volont le
sige de la libert et de la responsabilit morales. Il
va jusqu' soutenir que la volont, loin d'tre finie,

comme l'entendement, qui n'embrasse qu'un nombre


dtermin d'objets, est en quelque sorte infinie, pouvant
se porter vers un nombre d'objets sans limites. De cette
disproportion entre l'entendement et la volont nalt le
mauvais usage possible de celle-ci, et voil la racine de
l'erreur et de toutes nos fautes
Il y aurait sans doute beaucoup dire sur ces vues
psychologiques, mais enfin les traits essentiels de l'me
humaine n'y sont point trop altrs. Au contraire, quand
Descartes perd de vue la conscience et livre son esprit
au dmon de la gomtrie, la place de ce moi vivant et
actif qui a conscience de son unit dans le libre dploiement de ses puissances, vient se substituer le concept de
chose pensante, res cogitans, rpondant trait pour trait
un autre concept sur lequel s'appuie toute la physique
de Descartes, le concept de chose tendue, res extensa.
Descartes enseigne que chaque substance a un attribut principal, et que celui de l'me est la pense,
Et comment
comme l'extension est celui du corps
connat-on ces deux sortes de substances, l'me et le
corps? par un seul et mme procd, c'est--dire en
dduisant la substance de la connaissance que nous
avons de ses attributs: cause, dit-il, que l'une de nos
notions communes est que le nant ne peut avoir aucun
attribut, ni proprits ou qualits; c'est pourquoi, lorsqu'on en rencontre quelqu'un, on a raison de conclure
qu'il est l'attribut de quelque substance, et que cette
substance existe
Nous voil en pleine logique, en pleine gomtrie,
~fthfatf'Ot~ tome l, page 304,
Ptmnpet, part. i, !-J.
3. /t)tfi.,pMt. i, 5!.
1.

bien loin du monde des ralits. Rien de plus


faux, de plus artificiel et de plus contraire toutes les
donnes de l'observation, rien aussi de plus prilleux
que cette transformation systmatique de l'me et des
corps en deux types abstraits la chose pensante et la
chose tendue. Qu'est-ce en effet pour Descartes que les
corps?appelle-t-il ainsi les objets des sens, les choses
sensibles, comme disait l'antiquit? point du tout.
Retranchant arbitrairement toutes les qualits sensibles des corps, sous prtexte qu'elles sont obscures,
non-seulement la chaleur, la lumire et le reste, mais
mme la solidit, sans laquelle pourtant les corps
seraient pour nous comme s'ils n'taient pas, Descartes dclare que les seules qualits relles de la matire, sont les qualits mathmatiques, savoir l'tenil
due, la figure, la divisibilit et le mouvement
n'apoint de peine ramener par l'analyse toutes ces
qualits une seule, la figure n'tant que la limite de
l'tendue, le mouvement un changement de relations
dans l'tendue, et la divisibilit une suite logique de
cette mme tendue. L'tendue est donc l'essence, toute
l'essence, et pour ainsi dire tout l'tre des corps'.Or
l'tendue exclut toute ide de force et d'action. Voil
donc le monde matriel rduit, par une suite de retranchements arbitraires et par des analyses d'une rigueur
factice, une tendue passive, inerte, destitue de toute
nergie, uniquement capable de repos et de mouvement.
Ce n'est plus l l'univers, ce riche et brillant univers
que nous montrent nos sens, plein de varit, d'activit
loin

Or,

t.

Jtf'thfahm) t~.

frtnftpM, pMt.

t,

M, 63, 64, M.

et de vie c'est un concept mathmatique, une pure


abstraction'.1.
Descartes a-t-il fait aussi bon march de l'activit de
l'me humaine? heureusement non. L'esprit d'observation a ici prvalu sur l'esprit de systme, et Descartes a
toujours rserv les droits de la volont et de la libert.
Mais un autre viendra, moins sens et plus rigoureux,
qui, aprs avoir combattu la distinction, peu solide, en
effet, de l'entendement conu comme fini et de la volont
conue comme infinie, empruntant d'ailleurs Descartes
sa thorie de la volont Identifie avec le jugement, ramnera la volont l'entendement et l'entendement
une srie de penses passives; puis il dfintra l'me humaine une collection de modalits de la pense, comme
il a dfini le corps une collection de modalits de l'tendue, et il ne lui restera plus alors qu' donner pour base
commune toutes ces modalits phmres la substance

unique et universelle.
C'est ici que la critique du grand rformateur de la
philosophie cartsienne reprend ses droits. Oui, nous
l'accordons Leibnitz, oui, Descartes a ni toute activit, toute nergie, dans le monde matriel, et par l
il a mis des abstractions la place des ralits
oui,
Descartes a restreint et affaibli l'activit de l'me humaine, et par l il a inclin effacer dans tous les
tres la force, sans laquelle la substance n'est plus
qu'une abstraction oui, Descartes par cette double altration a bris !e lien qui unit et rconcilie dans l'activit qui leur est commune le monde matriel et le
f.

Huyghens disait Leibnitz < Ce que Descartes appelle l'tendue, c'est ce


quej'appellerais p)uMt le vide. (Vo}M dans les ExcfM de Lettntf!, Ed. Dutens,
tome [, page 44.)

monde moral, et par l il a creus entre l'esprit et la


matire un infranchissable abme, source trop fconde
d'hypothses hasardeuses et d'insolubles difficults; oui
enfin, Descartes, quand il abandonne le principe essentiel de sa philosophie et la mthode originale qui la
constitue, quand il se laisse entraner par l'esprit gomtrique sur la pente des spculations abstraites, a pu
jeter des esprits exclusifs dans .cette trange alternative,
ou de concentrer en Dieu tout l'tre des cratures ce
qui mne droit au mysticisme, ou de rduire Dieu
l'abstraction de l'tre en soi, ce qui ouvre la porte au
panthisme mais il ne faut pas oublier que Descartes
lui-mme avait prmuni les esprits contre tous ces excs
et qu'ilnous a fourni l'infaillible et unique moyen de les
dtruire dans leur racine c'est de rester invariablement
fidles la mthode d'observation c'est de partir des
faits de conscience et de ne s'en sparer jamais. C'est
ainsi qu'on peut redresser Descartes, rfuter Spinoza,
et plus d'une fois aussi rformer le rformateur Leibnitz
lui-mme.
Concluons que le spinozisme, avec sa ngation radicale
de l'exprience, avec sa thorie du moi humain rduit
une collection d'ides, avec son Dieu abstrait, sans intelligence, sans volont, sans amour, loin de suivre les
principes du cartsianisme, les contredit; il est le dveloppement exclusif de cette mthode abstraite et toute
spculative que Descartes a quelquefois employe, mais
qui est diamtralement contraire sa mthode propre,
de sorte qu'en dnnitive, pour ne pas tre trop svre
envers Descartes, comme pour l'tre assez envers Spinoza, il faut dire que le spinozisme, c'est le cartsianisme corrompu.

IL
OBJECTIONS CONTRE LE PANTHISME DE SPINOZA.

Pour discuter fond le systme de Spinoza, ii faut,


ce me semble, le considrer tour tour sous deux points
de vue d'abord, dans les lments qui lui sont propres,
et n'appartiennent qu' lui, puis dans ceux qui lui sont
communs avec tous les grands systmes de panthisme
qui l'ont prcd et suivi. Ainsi Spinoza n'admet d'autre
mthode que la mthode gomtrique; voil un trait
qui lui est propre et ne se retrouve pas dans le panthisme de Plotin et de Proclus. Spinoza part de l'ide
de la Substance; il y a d'autres panthistes qui partent
de l'ide de l'Unit ou de l'ide de l'Absolu. Spinoza
reconnat entre la pense et l'tendue une diffrence
radicale; cette diffrence n'est point admise par Schelling et par Hgel.
Si maintenant vous regardez le systme de Spinoza sous
d'autres aspects, vous ne trouvez plus alors aucune diff-

rence entre lui et les autres panthistes. Comme Plotin,


comme Bruno, comme Hegel, Spinoza proclame l'unit
absolue de l'existence pour lui comme pour eux, le
monde et Dieu sont les deux cts d'une seule existence,
et la suite des phnomnes de cet unhers n'est que le
dveloppement ncessaire de la vie divine.
Je commencerai par discuter celles des ides de Spinoza qui tiennent la forme particulire de son s~ stme,
l'poque o il a vcu, aux influences qu'il a subies.
Puis la question s'agrandira le personnage de Spinoza
s'effacera de plus en plus pour laisser paratre l'ide

panthiste dans son essence ternelle, et nous aurons


affaire alors, non plus tel ou tel philosophe, mais
cette grande aberration de la pense humaine qui, aprs
avoir revtu mille formes diffrentes selon les lieux et
tes ges,trouble encore aujourd'huil'espritdeshommes,
et constitue la plus dangereuse des maladies morales de
notre temps.
Ma premire objection Spinoza porte sur sa m-

thode. Il me semble que cette mthode, en apparence


si rigoureuse, est au fond parfaitement arbitraire je la
crois mme absolument inapplicable, et si j'ai bien
compris le mouvement du systme, Spinoza s'est vu
oblige, pour avancer, de se mettre chaque pas en contradiction avec sa mthode.
En quoi consiste-t-elle en effet ? dans l'emploi de la
raison pure et du raisonnement dductif, l'exclusion
de l'exprience. Quoi de plus arbitraire qu'une telle
exclusion ? L'esprit humain a un certain nombre d'instruments son usage, galement naturels, galement
ncessaires et lgitimes: d'un ct, les sens, la conscience, en un mot l'exprience, avec l'induction qui
s'appuie sur elle et qui la fconde de l'autre ct, la
raison pure et le raisonnement. De quel droit bannir de
la science un seul de ces moyens de connatre la vrit?
et quel avantage peut-on en esprer ? Agir ainsi, c'est
amoindrir, c'est mutiler l'esprit humain.
Je remarque d'ailleurs que nos diffrents procds
intellectuels ne sont pas en ralit spars, ni mme
sparables. On a cent fois dmontr que la sparation
de la raison pure et des sens est une uvre artificielle.
L'homme n'est jamais un pur esprit, pas plus qu'un

simple animal. Ni les sens ne s'exercent sans la raison,


ni la raison ne se dploie indpendamment des sens.
Dans tout jugement, dans toute pense, la plus grossire
comme la plus raffine une analyse exacte dcouvre
deux lments troitement unis, un lment empirique
et un lment rationnel, une donne a pos~ri'o?!'et un
concept a priori. Sparer la raison pure des sens c'est
donc rompre le faisceau naturel de nos facults intellectuelles, c'est se placer dans une situation arbitraire et
fausse, c'est ne plus examiner les choses que sous un
point de vue particulier, c'est renoncer la ralit pour
courir aprs des chimres. Spinoza est de cette famille
de spculatifs outrance qui croient la science absolue, parfaite, adquate, homogne, expliquant tout,
dduisant tout, voulant reproduire l'ensemble absolu
des choses dans le systme de ses constructions.
Il y a peut-tre un sr moyen d'arrter ces raisonneurs
imprieux, c'est de leur demander compte de leur principe et de leur faire voir qu'ils ne peuvent ni le poser,
ni, aprs l'avoir une fois pos arbitrairement, faire un
mouvement au del. Je m'adresse en particulier Spinoza et je lui demande o il prend son principe, savoir
la Substance ou l'tre en soi et par soi. Je demande si
cette notion de l'tre en soi et par soi reprsentea ses yeux
quelque chose d'absolument indtermin sans activit
et sans vie; ou bien si c'est quelque chose d'actif et de
vivant. S'il est question de l'tre actif et vivant, videmment cette notion ne vient pas de la raison pure,
qui ne donne que l'tre absolu en gnral c'est l'exprience qui nous fait voir l'tre en action l'tre vivant.
Otez les sens, tez )a conscience, toute ide d'action et
de vie expire;vous tes en face de l'tre indtermin.

Or, si vous partez de l'tre indtermin, que tirerez-

vous d'une telle abstraction ? absolument rien. Direzvous, en effet, que l'tre a ncessairement des attributs
qui expriment et dterminent son essence ? Je vous
demanderai d'o vous auriez* tir cette notion d'attributs, si l'exprience ne vous avait pas appris que les
tres de la nature ont des attributs, des qualits, des
dterminations prcises, par o ils se distinguent les
uns des autres et deviennent saisissables et intelligibles.
Et supposons mme que de l'ide d'tre en gnral vous
puissiez dduire a priori et sans le secours de l'exprience l'ide d'attribut en gnral, vous n'en serez pas
plus avancs pour cela. Car quoi de plus vide et de plus
creux que l'ide d'un attribut en gnra), d'un attribut
purement possible, et comment dterminer ce genre
d'attributs? Car enfin, vous voulez en venir dire que
la Substance a, non plus des attributs en gnral, mais
tels et tels attributs rels, par exemple la Pense et
l'tendue. Or n'est-il pas vident que pour faire sortir
de la notion vague et indtermine de l'tre en soi. la
notion prcise de la pense, toutes les ressources du
raisonnement sont impuissantes? Il faut donc recourir
l'exprience, bon gr mal gr. Et pourquoi se tromper
soi-mme et tromper les autres ? De bonne foi, quand
vous rduisez tous les attributs dterminables de) la
Substance deux, savoir lafPense et l'Etendue, n'eabce pas la conscience qui vous vous adressez nodr.vous
donner la notion de la pense? n'est-ce pas aux sens que
a donc ici
vous empruntez la notion de l'tendue ?
y
ou une illusion, ou un subterfuge, deux choses indignes
d'un vrai philosophe. Convenez-en donc, l'exprience
est absolument ncessaire en toute uvre scientifique.;

Il

elle est donc aussi lgitime que le raisonnement et la


raison. Mais ce point une fois accord, quand vous
viendrez nous dire que toutes les formes de l'existence
se rduisent trois, la substance, l'attribut, )e mode,
comme toutes les dimensions de l'tendue se rduisent
trois, la longueur, la largeur et la profondeur, nous
donnant cela comme un principe a priori, comme une
chose incontestable, antrieure et suprieure l'exprience, quand vous viendrez nous dire qu'en dpit du
tmoignage du sens intime, il faut admettre que l'me
n'est qu'un mode de la substance divine et qu'elle n'a ni
unit, ni libert, nous vous rappellerons que cette exprience qui vous rompez si rsolument en visire, vous
avez eu besoin vous-mmes de vous y appuyer pour
donner la vie et le mouvement votre principe, et que
par cela seul vous avez perdu le droit de la dsavouer.
Sortons de ces abstractions et parlons de ce que vous
appelez Dieu. Je vous propose ce dilemme ou bien
votre Dieu est tout, de sorte qu'il n'y a et ne peut y avoir
qu'un seul tre, une seule personne, un seul individu
qui est Dieu ou bien votre Dieu n'est qu'une abstraction
sans vie et sans ralit, de sorte qu'il n'y a d'tres vraiment rels que les tres finis et dtermins qui com-

posent ia nature.
Ce dilemme vaut, je crois, contre tous les panthistes;
voici comment j'essayerai de l'tablir en particulier
contre Spinoza.
Il n'y a dans son systme que trois dtinitions possibles de Dieu. Dieu est la Substance, voil la premire
dfinition. Dieu est la Substance, plus ses deux attributs
infinis, la Pense et l'tendue, c'est la seconde dfinition. Dieu est la Substance, plus ses deux attributs

infinis, la Pense et l'tendue, plus la srie infinie des


modes de ces attributs c'est la dernire dfinition.
videmment il faut choisir entre ces trois alternatives.
Si Dieu est la Substance, la Substance sans attributs,
il s'ensuit que Dieu est l'tre absolument indtermin.
Or c'est l une abstraction pure, parfaitement creuse et
vide, d'o rien ne pourra sortir. En effet, considrez-vous
la pense comme une perfection, ou comme une imperfection ? Spinoza tantt parait croire que la pense est la
plus haute ralisation de l'tre divin et son dernier accomplissement, tantt il dit en propres termes Omnis
determinatio negatio est, ce qui place la perfection suprme dans la suprme indtermination et conduit
considrer tout attribut, mme le sublime attribut de la
pense, comme une dchance de l'tre.
Or, si la pense est pour vous une perfection, il
s'ensuit que votre Dieu, tant un Dieu sans pense, est
un Dieu imparfait; il s'ensuit de plus que la pense, qui
est une perfection, a pour principe la Substance, qui
vaut moins qu'elle, puisqu'elle est l'tre abstrait, l'tre
indtermin. Ainsi donc, un Dieu imparfait et la perfection naissant de l'imperfection, voil deux absurdits
invitables, si vous admettez que la pense soit une perfection. Admettez-vous la doctrine contraire, la doctrine
que vous formulez ainsi avec les mystiques et les panthistes de tous les ges Omnis determinatio negatio est?
je vous demande comment il se fait que la dtermination
et la ngation pntrent au sein de la Substance. Vous
la supposez parfaite dans son existence indtermine;
puis vous prtendez qu'elle prend des attributs, qu'elle
se dtermine, c'est- dire qu'elle se nie elle-mme, qu'elle
dgnre. Cela est inconcevable, et qui plus est contra).

22

dictoire. Comment l'tre absolument parfait deviendrait-il imparfait en se dterminant? C'est, dites-vous,
une ncessit absolue. Grand mot, destin pallier une
hypothse parfaitement arbitraire! Sans doute, votre
systme adopt, il n'y a d'autre moyeu d'expliquer le
passage de la substance l'attribut, de l'indtermin au
dtermin, de l'abstrait au concret, il n'y a d'autre
absolue
qu'on
moyen que l'hypothse d'une ncessit
suppose sans la dmontrer, ni mme l'expliquer. Mais
c'est justement cette hypothse dsespre, absurde en
soi, et en mme temps indispensable au panthisme, qui
se tourne en condamnation contre lui.
De plus, cette hypothse inconcevable et arbitraire
implique directement contradiction. Vous affirmez la
substance comme le positif absolu. Vous dites que tout
attribut, tant une dtermination, est quelque chose de
ngatif, et vous voulez que la substance produise ncessairement des attributs, ou, en d'autres termes, se dtermine ncessairement; c'est comme si vous disiez que le
positif absolu de~ ient ncessairement le ngatif, que le
oui devient ncessairement le non. Pour couvrir l'absurdit de cette consquence, je ne connais qu'un moyen,
c'est de la gnraliser et de la poser intrpidement en
principe sous le nom fastueux de principe de l'identit
des contradictoires. Le panthisme en est venu l de nos
jours; il a proclam par la bouche de IIgel l'identit
absolue du nant et de l'tre, de l'unit et du zro, et il
faut convenir qu'il est devenu irrfutable; mais c'est
qu'il a rompu tout lien avec le sens commun, avec toute
pense humaine, avec tout langage.
Laissons l ces garements dont Spinoza n'est pas
responsable et passons de la premire dfinition de Dieu

la seconde, qui est celle-ci Dieu, c'est la Substance,


plus ses deux attributs infinis, la Pense etl'tendue.Au fond, cette dfinition diffre peine de la premire,
et elle aboutit comme elle un Dieu indtermin, un
Dieu nant.
Considrons en effet spcialement l'attribut de la
Pense. Dieu est la substance infiniment pensante voil
sa dfinition. Or je demande Spinoza si cette pense
divine est une pense relle, effective, une pense a)ant
conscience de soi, une pense riche d'ides, une pense
qui embrasse distinctement tous les objets rels et possibles c'est ainsi qu'on entend les choses quand on reconnait Dieu comme une intelligence; ou bien, si Dieu
est !a pense indtermine, sans conscience, sans ides,
la pense en gnral qui ne pense rien en particulier.
Spinoza adopte le plus souvent cette dernire alternative.
Il accorde Dieu la pense et lui refuse l'intelligence,
cogitationem Deo concedit, comme dit Leibnitz, non intellectum. En effet, il est clair que si Spinoza et admis
que la pense divine est une pense dtermine, comme
pour lui les dterminations de la pense, ce sont les ides
et les mes, Spinoza aurait fait entrer les modes de la
Pense dans la nature naturante; il aurait supprim !a
nature nature. Spinoza a donc t consquent en dclarant que Dieu, pris en soi, n'apas d'ides, qu'il n'est pas
une intelligence. Mais alors, il faut subir toutes les absurdits dj signales. Ou bien l'on dira que c'est une perfection pour la pense divine de se dterminer par des
ides, et voil la pense divine convaincue d'tre imparfaite voil la perfection qui sort de l'imperfection.
Ou bien on dira que la Pense dgnre en se dterminant par les ides, et voil la perfection qui devient

imparfaite, voil l'tre qui devient nait, voil l'affirmation qui devient la ngation, voil l'unit qui devient
zro.

Arrivons la dernire dfinition possible Dieu est la


Substance, plus ses deux attributs, la Pense et l'tendue, plus la srie infinie des modes de ces attributs.-Il
est clair, )a simple vue de cette dfinition, qu'elle conduit absorber la nature entire en Dieu. En effet, Dieu
serait alors tout ce qui est et tout ce qui peut tre,
savoir la Substance, les attributs et les modes. Hors
de l, il n'y a rien. Donc toute personnalit, toute individualit, dans le monde moral comme dans le monde
physique, sont mises en pices et deviennent des fragments de l'individualit divine, consquence qui se dtruit elle-mme, puisque Spinoza qui affirme Dieu ne
peut l'affirmer qu' condition de se distinguer de lui, de
se poser en face de lui, comme un sujet rel, comme
une individualit pensante et vivante.
Ainsi point de milieu un Dieu qui est tout, qui absorbe tout, qu'on ne peut affirmer sans se nier soi-mme
et sans nier son affirmation, ou bien un Dieu qui n'est
rien, un Dieu qu'on pose comme rel et qu'on dtruit
aussitt aprs, soit en faisant de sa pense et de tous ses
attributs quelque chose d'absolument indtermin, soit
en lui refusant mme ces vagues attributs et le rduisant
l'existence pure, dcore du nom d'existence absolue,
c'est--dire la plus vaine des illusions.
Si de Dieu je passe l'homme en m'attachant aux
points essentiels, il me semble que tous les efforts de
Spinoza pour sauver la morale et pou*' maintenir l'unit
de la personne humaine et l'immortalit de l'me ont
compltement chou.

commence par nier la libert morale en Dieu, puis


il la nie dans l'homme il la nie en fait et en droit,
comme relle et comme possible; en un mot, il ne lui
pargne aucune forme de ngation.
Jusque-l je n'ai qu' prendre acte de ses dclarations;
mais aprs avoir dtruit le libre arbitre, il a la prtention de sauver la morale; il comprend qu'un systme
qui nierait le droit et le devoir, le bien et le mal, est un
systme condamn par la conscience universelle, et il
s'puise en distinctions subtiles et en combinaisons spcieuses pour lui donner satisfaction.
A tous ces artifices de raisonnement il suffit d'opposer une distinction trs-simple entre deux sortes de
biens le bien dans l'ordre de la nature et le bien dans
l'ordre de la volont. Ce dernier est le bien moral
proprement dit; mais il ne faut pas croire que le bien
moral soit le bien tout entier. L'ordre, l'harmonie, la
force, la sant, la beaut, sont assurment des biens, et
ces biens sont indpendants de la volont humaine et
se rapportent l'ensemble de l'univers. Non-seulement
le bien moral n'est pas le bien tout entier, le bien pris
d'une manire gnrale et absolue, mais il s'y rapporte
comme une consquence son principe ou comme une
espce son genre. tre vertueux, c'est faire le bien,
c'est donc poursuivre en toute occasion une fin qui est
bonne en soi, de sorte que le bien moral n'existe et ne se
conoit que comme ralisation du bien absolu et universel par la volont humaine.
Cela pos, je dis Spinoza Quand vous parlez de bien
et de mal d'une manire gnrale, au point de vue de la
nature et non au point de vue de la volont, quand vous
dites qu'une plante vigoureuse est meilleure qu'une
1]

plante chtive, qu'il vaut mieux pour un homme avoir


reu de !a nature une bonne qu'une mauvaise sant, un
esprit lucide et pntrant qu'une intelligence obtuse, en
un mot, quand vous introduisez les notions de bien et de
mal, de perfectionet d'imperfection, en faisant abstraction du libre arbitre, je comprends jusqu' un certain
point que votre systme puisse admettre ces distinctions;
mais n'allez pas plus loin. Car ds que vous prononcez
les mots de vertu et de vice, de devoir et de droit, vous
sortez de votre systme. il ne s'agit plus ici, en effet, du
bien gnral, du bien dans l'ordre universel de la nature;
il s'agit du bien moral, du bien dans l'ordre particulier
de la volont. Or, sur ce terrain, la distinction du bien
et du mal a un tout autre sens; vice et vertu droit et
devoir, tout cela implique le libre arbitre. Supprimez ]e
libre arbitre dans un individu, il pourra tre encore plus
ou moins bon, en ce sens qu'il aura une organisation
plus ou moins forte, plus ou moins saine, plus ou moins
belle et harmonieuse; mais dire qu'un tel tre a des
droits, qu'il est assujetti a des devoirs, qu'il est vertueux
ou coupable, c'~st se contredire d'une manire flagrante,
c'est abuser des mots.
Voyons si Spinoza conservera an moins l'me son
unit. On connat sa dfinition de l'me humaine elle
est, dit-il, un mode de la pense divine, en rapport intime avec un mode correspondant de l'tendue divine;
en d'autres termes, une me humaine, c'est l'ide d'un
corps humain. 1) pourrait sembler au premier abord que
Spinoza, en disant que l'me est une ide, a voulu lui
conserver, au moins dans les termes, cette unit dont
elle a un sentiment si distinct et si vif par la conscience.
Point du tout Spinoza se hte d'ajouter que l'ide qui

constitue une me humaine n'est point une ide simple,


mais une ide compose de plusieurs ides.
On pourrait hsiter encore sur le sens de cette trange
thorie; on pourrait croire qu'en dfinissant une me
humaine, l'ide d'un corps humain, Spinoza a voulu
dire qu'il y a dans Fam humaine un principe d'unit,
un centre o les diffrentes ides qui sont renfermes
dans l'me viennent converger, de mme que dans le
corps humain, outre les tissus, les viscres et les os qui
forment l'ensemble des organes, il y a un centre organique, une force dirigeante qui fait l'union des membres,
l'harmonie des fonctions, l'unit et l'identit du corps
humain. Rien de plus inexact que cette interprtation
de la psychologie de Spinoza, rien de plus contraire
ses dclarations formelles. A ses yeux, le corps humain
n'est qu'une collection de molcules, ou, comme il dit,
un mode complexe de l'tendue divine, form par la
runion de plusieurs modes simples. Il n'y a point dans
le corps humain de centre actif et vivant, point de force
vitale; l'unit organique n'est qu'une unit de proportion.
Il en est absolument de mme pour notre me
son
unit est en tout semblable celle du corps; elle consiste
dans l'assemblage d'un certain nombre de parties. Ces
parties, ce sont des ides simples. Runissez ces ides en
un rapport dtermin, voil une me. Concevez comme
li cette me un corps galement compos de parties
simples, voil un homme au complet.
Cette thorie d'une me sans unit, d'un moi form,
pour ainsi dire, de pices et de morceaux, a quelque
chose de si absurde que plus d'un panthiste sera tent
peut-tre de sauver le principe de son systme aux dpens de Spinoza. Il dira que rien n'obligeait ce philo)~

sophe nier l'unit relle ou substantielle du moi, et


que sa thorie de l'me n'est qu'un accident, une maladresse, une erreur de dtail qui n'engage nullement la
cause gnrale du panthisme. Raisonner de la sorte,
c'est mal entendre Spinoza. Jamais, en enet, Spinoza n'aa
t plus consquent au principe fondamental du panthisme que dans sa thorie de l'me humaine. N'est-il
pas clair comme le jour que le panthisme et l'unit
relle et substantielle du moi sont deux choses incompatibles ? L'essence du panthisme, c'est de considrer ia
nature et Dieu comme les deux aspects d'une seule et
mme existence; la nature, ce point de vue, c'est la
vie de Dieu. Par consquent, chaque tre de la nature,
l'me humaine comme tout le reste, n'est qu'un fragment
de la vie divine. L'unit vivante ne peut donc se trouver
qu'en Dieu; ou pour mieux dire, je vois s'lever ici contre
le panthisme ce dilemme toujours renaissant ou bien
chaque tre aura sa vie propre, et alors la vie divine ne
sera que la collection de toutes les vies particulires,
collection purement abstraite, simple total, sans unit,
sans ralit, sans individualit vritable; ou bien il y
aura vritablement une vie divine, relle, individuelle,
dont toutes les existences particulires ne seront que des
fragments, et alors ces existences n'auront plus qu'une
individualit apparente, une ralit toute nominale, une
fausse et trompeuse unit.
Spinoza n'a pas mieux russi faire entrer dans
son systme l'immortalit de l'me. Ce n'est pas que
je mette en doute sa parfaite bonne foi, quand je le
vois, au cinquime livre de l'thique et ailleurs, professer hautement l'existence d'une vie future il semble
mme admettre un systme de punitions et de r-

compenses, une sorte d'chelle gradue, t~ ,-ingnieuse et trs-originale, d'aprs laquelle cuaque me
humaine, au moment de la mort, recevrait naturellement une part d'immortalit et de flicit gale au
degr prcis de perfection o elle se serait leve
travers les vicissitudes terrestres mais la bonne foi de
l'esprit ne le prserve pas infailliblement de l'illusion
et sa rigueur mme conspire quelquefois l'garer. Plus
je mdite le systme de Spinoza, et plus je m'assure que
le dogme de l'immortalit de l'me en est ncessairement banni. L'me humaine tant pour lui l'ide du
corps humain, en d'autres termes, une agrgation d'ides
enchane une agrgation de molcules corporelles,
pour que l'me de Spinoza continut d'exister aprs la
dcomposition du corps, il faudrait un miracle, un renversement des lois ncessaires de la vie universelle, ce
qui est ses yeux la plus norme des absurdits. Mais
ce n'est pas tout: Spinoza dclare formellement qu'aprs
la dissolution des organes, ni l'imagination, ni la mmoire ne peuvent exister: or, sans mmoire, la continuit de la conscience, et partant la conscience ellemme, s'vanouissent. Que peut tre dsormais la vie
pour une personne, pour un tre qui dit moi ? Exister
sans le savoir, ce n'est plus vivre de la vie humaine
pour l'homme donc, c'est avoir cess d'tre. Ainsi la vie
que nous laisse Spinoza est en tout semblable la mort,
et ce sincre gnie l'a si bien compris, qu'il semble
s'tre fait scrupule de se servir du nom d'immortalit:
Il y a, dit-il, dans l'me humaine quelque chose d'ternel. Nous sentons, s'crie-t-il ailleurs, que
nous sommes ternels. Si je vous entends bien, Spinoza, cela signifie que l'me humaine n'est qu'une

forme passagre d'un principe ternel, et que nous sentons notre existence successive s'couler comme un flot

rapide sur le mobile ocan de la vie universelle. En dernire analyse, Dieu seul est ternel et toujours vivant,
tandis que toute existence individuelle, l'me humaine
comme le plus vil et le plus chtif des animaux, est
irrvocablement condamne, aprs avoir surnag quelques instants fugitifs au-dessus de l'abime, y tre engloutie pour jamais.
Voil mes objections; si elles sont fondes, il faudrait
conclure que Spinoza, partant d'un principe abstrait et
strile, savoir, la Substance, et dveloppant ce principe
l'aide d'une mthode tout artificielle, savoir, la d-.
duction purement gomtrique, aboutit finalement
dfigurer l'ide de Dieu et dgrader celle de l'me,
c'est-dire au renversement de toute religion et de toute
moralit. Principes arbitraires, consquences impies,
tel m'apparat, malgr sa puissante et belle ordonnance,
le systme de Spinoza.

III.
RFUTATION GNRALE DU PANTHISME.

Maintenant oublions Spinoza laissons de ct cette


forme particulire du panthisme qui est sortie la fin
du dix-septime sicle du cartsianisme corrompu. Essayons de dgager l'ide mme du panthisme et de
rsoudre les trois questions suivantes
~Eu quoi consiste le panthisme?Quelle est l'essence, quelle est la formule de ce systme ?2
2" La dfinition du panthisme une fois pose, n'en

rsulte-t-il pas une loi gnrale, inhrente son essence,


qui gouverne tous ses dveloppements possibles, et quelle
est cette toi?
3 O rside le vice radical du panthisme? en d'autres
termes quel est le principe d'une rfutation rigoureuse
et scientifique de cette doctrine ?i
Le panthisme a t entendu et dfini dans deux sens
galement faux et absolument contradictoires. Les uns

ont pens que le caractre propre de ce systme, c'tait


l'absorption complte de l'infini dans le fini de Dieu
dans la nature, et par suite ils ont identifi le panthisme avec l'athisme absolu. C'est ainsi que la doctrine du panthiste Spinoza a paru aux meilleurs esprits
de son temps et parat encore plusieurs critiques du
notre le chef-d'uvre de l'athisme. D'autres se sont
jets l'extrmit oppose. Pour eux, le trait distinctif
du panthisme, ce n'est pas l'absorption complte de
Dieu dans la nature, mais tout au contraire celle de la nature en Dieu, du fini dans l'infini, d'o il suit que le panthisme se confond avec le mysticisme, ou, si l'on veut,
avec une sorte de thisme exclusif, mlange bizarre d'lvation et d'extravagance. A ce point de vue, l'accusation
d'impit leve contre le panthisme est ce qui se peut
imaginer de plusvain;elle va au rebours du juste et du
vrai. Les philosophes de la famille de Giordano Bruno
et de Spinoza sont si peu athes qu'ils exagrent le
thisme. Loin de nier l'absolu, ils ne croient qu' lui.
Pleins du sentiment de son existence infinie, et, comme
on l'a dit, ivres de Dieu, ils semblent avoir perdu le sentiment de la ralit et de la vie.
Parmi ces opinions, en est-il une qui soit vraie? vi-

demment, le panthisme ne saurait avoir deux essences


contradictoires il ne peut pas s'identifier la fois avec
l'athisme absolu et avec l'absolu thisme. Et cependant,
qui oserait dire que ces deux apprciations si anciennes
et si rpandues n'ont aucune raison d'tre qui n'a senti
le mysticisme couler pleins bords dans le systme du
panthiste Plotin ? qui n'a dml des germes d'athisme
dans les conceptions de Spinoza et de Hegel?
Pour sortir de ces dimcults, pour assigner avec exactitude et prcision l'essence relle du panthisme, pour
le distinguer la fois de l'athisme absolu et de l'absolu
thisme, pour comprendre enfin le vrai et le faux des
deux ides contradictoires qu'on s'en est formes, il est
ncessaire d'entrer un peu avant dans l'analyse des conceptions fondamentales de l'esprit humain et des conditions ncessaires o se trouve plac quiconque prtend
aborder et rsoudre les grands problmes de la mtaphysique.
Toutes les ides que notre intelligence peut se former
touchant l'ensemble des tres se laissent aisment ramener deux ides primitives et lmentaires l'ide
du fini et l'ide de l'infini.
Il existe pour nous deux types profondment opposs
de l'existence tantt elle nous apparat mobile et variable, remplissant une certaine portion de la dure de
ses vicissitudes, circonscrite dans les limites d'une
tendue dtermine, dpendante et relative, incapable
de se suffire elle-mme, toujours sujette s'affaiblir et
s'teindre. C'est le cercle toujours renouvel de la vie
et de la mort, c'est le flot intarissable des phnomnes
del nature, c'est le thtre mobile et divers de la destine humaine. Tantt, au contraire, nous concevons

une existence ternelle, immense, indpendante, incapable de changement, en un mot, parfaite et accomplie:
c'est la rgion des vrits ternelles, c'est le monde
idal, c'est l'intelligible et le divin.
Nulle conscience humaine ne peut rester absolument
trangre ces deux notions. Il est des mes si lgres
ou si corrompues, si aisment emportes par le tourbillon rapide et brillant des choses qui passent, ou si
profondment attaches aux grossiers objets de la terre,
qu'il semble qu'aucune trace des notions sublimes ne
s'y fasse sentir, qu'aucun rayon de l'ide de l'infini ne
pntre au milieu de ces tnbres. Et cependant, scrutez
au fond de ces mes, vous y reconnatrez des signes
certains l'existence de l'ide de l'infini. Quel esprit assez
frivole pour n'avoir pas quelquefois le sentiment de sa
faiblesse?qui de nous ne pense la mort ? o est
l'esprit assez grossier pour n'avoir pas au moins souponn par del les beauts de ce monde, toujours mles
de laideur, une beaut pure et sans mlange ? o est le
cur qui n'a pas rv un idal de flicit parfaite o
tous les dsirs seraient combls ? qui n'attache quelque
sens ces mots mystrieux que toute langue redit, que
toute posie chante, que toute religion adore, l'ternel,
l'Unit, le Tout-Puissant, le Trs-Haut, l'Infini, l'Unit,
l'Esprit universel, Dieu?
Quelques intelligences d'lite s'attachent avec tant de
force ces hautes conceptions, quelques mes choisies
prouvent un charme si vif se perdre, s'abmer dans
ces profondeurs mystrieuses, qu'elles en oublient et le
monde et la vie et leur propre ralit; mais ce sont l.
de rares exceptions, des ravissements passagers, et il
n'est point d'me humaine qui n'ait, avec la conscience

de son tre propre, la notion plus ou moins distincte de


tous ces tres sans nombre qui remplissent la nature et

letemps.
Voila donc deux types de l'existence, l'ternit et la
dure, l'immensit et l'tendue, l'immuable et le mouvement, le parfait et l'imparfait, l'absolu et le relatif.
Voil deux ides, deux croyances indestructibles. Il faut
se rendre compte de ces deux ides il faut expliquer
ces deux croyances il faut concevoir et comprendre la
coexistence du fini et de l'infini. C'est le sujet des mditations de tout tre qui pense, c'est l'ternel problme
de la mtaphysique.
Le problme est si difficile, le contraste des deux
existences qu'il s'agit de concilier est si profond, et, d'un
autre ct, l'esprit humain est si faible et si exclusif
qu'il n'est pas malais de comprendre qu'aux premires
poques de la spculation philosophique il se soit rencontr des esprits imptueux et violents qui aient essay
de rsoudre la question en supprimant un de ses deux
termes. Les uns ont dit: L'infini existe; il suffit de le
concevoir pour ne pouvoir plus le nier. Il est par soi, il

est l'tre mme. Tout ce qui n'est pas lui n'est rien.
Hors de l'tre absolu, parfait, accompli, il ne saurait y
avoir que de vains fantmes de l'existence. L'tre est, le
non-tre n'est pas. On peut reconnatre ici les ides
et le langage d'une cole clbre de l'antiquit, laquelle
n'ont manqu ni l'audace ni le gnie l'cole d'EIe.
D'autres ont dit s 11 y a du mouvement. Aveugle et insens qui oserait le nier. L'homme se sent exister et
pour lui, exister, c'est changer sans cesse. Tout ce qui
l'entoure est livr comme lui-mme un perptuel
changement. La mobilit est donc te caractre essentiel

de l'existence. tre immobile, c'est ne pas tre; tout ce


qui ne se dveloppe pas, tout ce qui ne vit pas, n'est
qu'une abstraction. &Encore ici nousempruntons une
cole fameuse, l'cole de Thals et d'Heraclite, son
nergique langage. Voil donc, d'un ct, le uni, le
rel, nis et mconnus; de l'autre, l'infini, l'idal, l'absolu, sacrifis la nature. Sont-ce l des solutions qui
puissent satisfaire srieusement l'esprit humain ? videmment non. La ngation absolue du fini, si elle tait
possible, serait le comble de la folie. Nul esprit bien fait
et sincre ne peut se drober aux conditions de la vie
aucun effort d'abstraction ne saurait touffer en nous le
cri de la personnalit. Et d'un autre cte, comment
croire que toute l'existence est dans ces phnomnes
fugitifs qui ne paraissent un instant que pour disparatre ? Il faut une cause ces changements. Il faut
quelque chose qui se maintienne dans cette mobilit.
L'ide mme de mouvement suppose un terme fixe qui
serve le comprendre et le mesurer. La ngation
de l'infini, de l'tre absolu, comme la ngation du fini
et de la vie, forment la fois une impossibilit matrielle et une impossibilit logique. En fait, tout homme
arme la fois le fini et l'infini; en droit, ces deux
ides, ces deux modes d'existence, se supposent rci-

proquement.
Quel parti prendre en face de cette double ncessit?
maintenir les deux termes dans leur opposition concevoir le fini et l'infini comme deux principes contraires,
indpendants, ayant chacun leur raison d'tre? cette
solution a t essaye. Dans l'histoire des religions, elle
s'appelle le manichisme dans l'histoire de la philosophie, elle s'appelle le dualisme. Des hommes de gnie

ont admis cet apparent dnoment de la diBIcult.


Anaxagore pose en face de l'intelligence infinie, immobile, un chaos o s'agitent les lments. Platon, dans
quelques-uns de ses Dialogues, parat incliner une
thorie analogue, et il est incontestable que le dualisme
fait le fond d'un des plus grands systmes mtaphysiques
de l'antiquit, celui d'Aristote. Pour le philosophe de
Stagyre, il y a deux mondes spars celui de la nature,
dont le mouvement est le caractre; celui de la pense absolue, o rgne l'immobilit. Mais comment admettre
qu'un tre imparfait et changeant, comme la nature, ait en
soi le principe de son existence ? comment concevoir deux
premiers principes, deux tres par soi, deux absolus ?
Ce qui condamne le dualisme, c'est qu'il est diamtralement oppos un des besoins les plus imprieux de
l'esprit humain, le besoin de l'unit. L'esprit humain
aime l'unit avec ardeur, avec excs. Il semble qu'une
voix secrte et mystrieuse l'avertisse que l'unit est
la loi souveraine de la pense et des choses. C'est cet
amour de l'unit, d'une part, et de l'autre, l'impossibilit absolue de nier soit le fini, soit l'infini, ce sont
ces deux causes combines qui conduisent l'esprit de
l'homme une nouvelle solution du problme, laquelle
est prcisment le panthisme.
On peut concevoir, en effet, le fini et l'infini, le contingent et le ncessaire, la nature et Dieu comme les
deux faces d'une seule et mme existence. Ce ne sont
plus deux termes spars, deux principes opposs qui
ont une sphre distincte et dont chacun se suffit soimme et ne suppose que soi c'est un seul et mme
principe qui, envisag sous deux points de vue diffrents, apparat tour tour comme fini et comme infini,

comme contingent et comme ncessaire, comme nature


et comme Dieu.
Entrons plus avant dans cette conception. Si vous
considrez une tendue dtermine, il vous est impossible de ne pas la concevoir comme limite par une
autre tendue elle n'existe pas en soi d'une manire
absolue et distincte mais elle a une relation ncessaire
avec l'tendue voisine. Et celle-ci, son tour, a une
relation ncessaire avec une tendue plus grande qui
l'enveloppe, de sorte qu'en multipliant ainsi l'tendue,
on est invitablement conduit concevoir une tendue
infinie qui fait la base de toutes les tendues partielles.
Attachez-vous maintenant cette ide de l'immensit,
et voyez s'il vous est possible de la concevoir, sans la
concevoir comme divise ou tout au moins comme divisible, sans que cette notion d'un espace sans bornes ne
s'associe l'ide de toutes sortes de figures dont cet
espace est susceptible.
L'tendue finie suppose donc l'immensit, et l'immensite sans l'tendue finie, l'tendue finie sans l'immensit,
sont de pures abstractions. Dans la ralit des choses,
ces deux termes coexistent d'une manire indivisible.
Considrez maintenant la notion de la dure. Toute
dure finie suppose une dure plus grande et l'ensemble
des dures finies suppose l'ternit. Qu'est-ce son tour
que l'ternit, si vous supprimez la dure? une abstraction de l'esprit, ou plutt une cration arbitraire du
langage. Car l'esprit humain ne saurait concevoir l'ide
pure de l'ternit il y joint toujours, par une loi ncessaire, quelque notion d'un temps qui s'coule. Et ce n'est
pas l un tribut que nous payons l'imagination, ce
n'est pas une condition accidentelle de notre nature im-

,f

parfaite. En soi, l'ternit se rapporte au temps, comme


le temps se rapporte l'ternit. Ces deux notions se
supposent ncessairement ces deux choses coexistent
l'une avec l'autre. Elles se dterminent et se ralisent
rciproquement. Le temps sans l'ternit, vain fantme
de l'imagination l'ternit sans le temps, abstraction
creuse de la pense. Il n'y a pas deux choses, le temps
d'une part, l'ternit de l'autre il n'y en a qu'une:
l'ternit se dveloppant dans le temps, le temps s'coulant de la source de l'ternit.
Poursuivez cette analyse et pntrez de plus en plus
dans l'intimit des notions et des choses. Est-il possible
de concevoir un effet sans cause, un attribut sans substance ? videmment non, de l'aveu de tout le monde.
Mais, y regarder de prs, n'est-il pas galement impossible de concevoir une substance sans attributs, une
cause sans effet? Une substance qui n'a point de qualits
est une substance qui n'a point de dtermination, une
substance dont on ne peut rien dire. Elle se confond
avec toute autre substance, ou pour mieux dire, elle
diuere peine du nant. Il faut donc que l'tre se dtermine il faut qu'il y ait dans les profondeurs de l'tre
une loi ncessaire en vertu de laquelle il passe de l'indtermination la dtermination, du possible au rel,
de l'abstrait au concret. L'tre vritable n'est donc ni
dans la substance pure, ni dans la pure qualit; il est
dans la coexistence ncessaire, dans l'union indissoluble
de ces deux termes.
De mme, il n'est pas plus ais de concevoir une cause
sans effet qu'un effet sans cause. Supprimez la notion
d'effet, il vous reste la notion d'une cause qui reste immobile et strile, d'une cause qui ne se dveloppe pas,

d'une cause qui ne se dtermine pas, d'une cause qui


n'est point cause. Une telle cause est encore une
abstraction de la pense, une artificielle cration du langage, qui brise l'unit de la pense pour tre capable de
l'exprimer, qui divise et spare ce qui est uni dans la
ralit. Point de cause sans effets, comme aussi point de
substance sans attributs, comme aussi point d'ternit
sans temps, point d'espace sans tendue. En gntal,
point de fini sans infini, et aussi point d'infini sans uni.
Le fini, c'est l'tendue, c'est la dure, c'est le mouvement, c'est la nature; l'infini, c'est l'immensit, c'est
l'ternit, c'est la cause absolue, c'est la substance infinie, c'est Dieu. Ainsi donc point de nature sans Dieu,
point de Dieu sans une nature o il se dveloppe et se
dploie. La nature sans Dieu n'est qu'une ombre vaine;
Dieu sans la nature n'est qu'une morte abstraction. Du
sein de l'ternit immobile, de l'immensit infinie, de la
cause toute-puissante, de l'tre sans bornes, s'chappent
sans cesse, par une loi ncessaire, une varit infinie
d'tres contingentset imparfaits qui se succdent dans le
temps, qui sont juxtaposs dans l'espace, qui sortent
sans cesse de Dieu et aspirent sans cesse y rentrer. Dieu
et la nature ne sont pas deux tres, mais l'tre unique
sous sa double face; ici, l'unit qui se multiplie; l, la
multiplicit qui se rattache l'unit. D'un cot. la nature
naturante, de l'autre, la nature nature. L'tre vrai n'est
pas dans le fini ou dans l'infini, il est leur ternelle, ncessaire et indivisible coexistence.
Voil le panthisme. On en peut varier l'infini les
formules, suivant qu'on les emprunte l'Orient, la
Grce, l'Europe moderne. On peut dire avec tel philcsophe que la nature est un coulement, un trop-plein de

l'unit absolue' avec un autre, que Dieu est la concidence ternelle des contrairesavec un troisime, que la
nature est un ensemble de modes dont Dieu est la substance'; ou encore, que le fini et l'infini, et en gnral,
identiqus'
mais sous la
contradictoires
les
sont
que
varit des formules, au travers des changements et des
progrs du panthisme, l'analyse dcouvre une conception unique, toujours la mme; et cette conception, c'est
celle de la coexistence ncessaire et ternelle du fini et
de l'infini, de la consubstantialit absolue de la nature
et de Dieu, considrs comme deux aspects diffrents et
insparables de l'existence universelle. Nous avons entre
les mains une formule prcise du panthisme, elle nous
a t fournie par l'analyse des notions lmentaires de
l'esprit humain et des diffrentes solutions qui peuvent
tre donnes du problme fondamental de la mtaphysique. Avant de faire un pas de plus, assurons-nous que
notre formule n'est point une hypothse arbitraire, et
aprs l'avoir en quelque faon dduite a priori de la
nature mme de la raison, prouvons qu'elle est confirme
a posteriori par les donnes du langage et par l'histoire de
l'esprit humain.
Et d'abord, il suffit du plus simple examen de ce mot
~an~e:s)Hc pour reconnatre qu'il exprime merveille
l'essence du systme dont il est le signe. Supposez qu'aprs avoir pos a priori la formule prcdemment dveloppe, on veuille composer un mot unique pour la
rsumer, il sera impossible de trouver une combinaison
t.

Plotin.
. Gtordano Bruno.
8. Spmoza.
4. Ueget.

plus simple, plus nette, plus expressive que celle qui


s'est forme naturellement. Comment s'y prendre, en
effet, sinon de choisir un mot qui exprime la notion de
cette suite de phnomnes de ce grand tout, !rKT, compos de mille parties, qui dans son ensemble forme le
fini? Puis, il faudra chercher un autre mot qui reprsente
la notion de l'tre absolu, de l'infini, de Dieu, Oso:. Runissez maintenant ces deux mots de manire qu'ils n'en
fassent qu'un; ce'mot unique exprimera parfaitement
l'unit de ces deux lments la fois distincts et insparables de l'existence universelle dont l'un est le fini,
la nature, le grand tout, et l'autre l'infini, l'tre absolu,
Dieu. Tel est le sens, telle est la porte du mot panthisme.
Considrez maintenant les grands systmes panthistes
que nous voyons se produire aux diffrentes poques de
la philosophie; vous verrez se confirmer les donnes de
l'analyse et celles du langage. Je citerai quatre systmes,
reconnus
par tous les critiques comme des systmes
panthistes, le systme Stoicien et le systme Alexandrin
dans l'antiquit, et parmi les modernes, le systme de
Spinoza et celui de Hegel.
L'cole stoicienne incline si peu nier le fini, la matire, qu'elle a pu tre taxe de matrialisme avec quelque
apparence de raison; elle prtend, en effet, que tout ce
qui existe est corporel, mais il faut bien entendre cette
formule, et on voit alors que l'cole stocienne n'a t
nullement trangre au sentiment de l'idal et de l'infini.
Pour elle, tout tre est double, matriel pour les sens,
spirituel pour la raison, la fois passif et actif, visible et
invisible. L'univers est un animal immense form d'un
corps visible et passif, et d'une me invisible et active qu~

le gouverne et l'anime. Cette me, ce principe universel


de vie, est la source de fous les tres. Elle circule au
sein de l'unhers, pntre tout, domine tout; tout vient
d'elle et tout rentre en elle. Voil la notion de l'infini,
mais unie par un lien ncessaire celle du fini.
L'coic d'Alexandrie part de l'unit absolue; mais elle
reconnat dans ce principe une loi. de dveloppement
ncessaire; l'unit s'panouit en trinit. Du sein de la
trinit divine s'chappent des tres qui en portent le
caractre, et qui, fconds eux-mmes, produisent de
nouveaux tres dans un progrs sans limite. Ici encore
nous trouvons la notion du fini et la notion de l'infini,
la notion de l'unit et la notion de la multiplicit, runies
par un rapport ncessaire, conues comme les deux lments d'une seule existence.
Mme caractre dans les systmes de Spinoza et de
Hgel. Ce que Spinoza appelle substance, Hget te
nomme ide ce qui est pour le philosophe d'Amsterdam
le dveloppement ncessaire de la substance en une
srie infinie d'attributs et de modes, le philosophe de
Berlin le dfinit te~roeMS!M ternel de i'ide, !e mouvement de t'ide qui tour tour sort de soi et rentre en
soi par une loi uniforme et universelle. Les deux philosophes, spars sur d'autres points, s'accordent donc
parfaitement admettre le fini et t'infini, les rattacher l'un l'autre par )a loi d'un dveloppement ternel qui sans cesse tire le fini de l'infini pour t'y faire
feutrer et ramener ainsi sans cesse l'unit les deux
lments des choses.
Ainsi donc, l'histoire, le langage, l'analyse de l'esprit

et

11.

humain, tout s'accorde, tout concourt nous dmontrer


que nous avons exactement assign l'essence du pan-

thisme et la formule qui exprime le plus exactement


ce systme. Abordons maintenant notre second problme, et cherchons s'il n'existe pas une loi, fonde sur
l'essence mme du panthisme, et qui doit rgir tous
les dveloppements qu'il peut recevoir.
On a remarqu plus d'une fois que le panthisme est

un systme extrmement simple, et d'une simplicit


vraiment sduisante, tant qu'il reste sur les hauteurs de
l'abstraction; mais aussitt qu'on l'en fait descendre,
les dimcults commencent, et avec elles la confusion,
l'indcision et l'obscurit. Aussi, tous les systmes panthistes, envisags dans leur principe gnral, se ressemblent d'une manire frappante;ils ne se distinguent
les uns des autres qu'en se dveloppant. C'est alors qu'clatent les diffrences, et, comme les deux cts d'un
angle, les divers systmes se sparent d'autant plus qu'ils
s'loignent davantage du point de dpart.
Il n'y a rien l qui ne trouve sa raison dans la constitution de l'esprit humain. Un systme mtaphysique, en
effet, n'existe qu' une condition, c'est de rendre raison
de la nature des tres, de leurs conditions les plus essentielles, de leurs plus intimes rapports. On n'a presque
rien fait quand on a pos d'une manire gnrale Dieu,
la nature, l'humanit il faut dterminer toutes ces conceptions, il faut dire ce que c'est que Dieu, s'il a ou non
des attributs, quelle est sa manire d'tre il faut s'expliquer sur les choses finies, sur le degr prcis de leur
existence. On a beau se complaire dans l'arrangement
logique des notions; faut payer tribut l'exprience,
il faut rendre raison des ralits de ce monde.
Non-seulement l'univers visible frappe nos sens, mais

il

la conscience humaine, toujours prsente, nous fait


entendre son imprieux langage. L'esprit a ses lois, le
cceur a ses besoins, l'me a ses aspirations, ses lans,
ses pressentiments mystrieux. Toute philosophie doit
recueillir ces faits et en tenir compte.
C'est ici que le panthisme rencontre des dimcults
qu'aucun gnie humain n'a pu surmonter. Il reconnat
l'existence du fini et celle de l'infini, et en cela le panthisme est en parfaite harmonie avec les lois de l'esprit humain, avec les inspirations de la conscience universelle. Mais le genre humain ne se borne pas croire
a la nature et adorer la Divinit; le genre humain croit
une nature relle et un Dieu rel; il croit un univers qui n'est pas peupl de fantmes, mais de choses
effectives, de forces vivantes; il croit un Dieu qui n'est
pas une abstraction, un signe algbrique, une formule
creuse, mais un Dieu vivant et agissant, un Dieu dtermin, actif, fcond. Telle est la foi du genre humain,
et il faut bien, bon gr, mal gr, que le panthisme en
rende raison. Aussi tous ses partisans les plus clbres

essay.

l'ont-ils
Si le panthisme est oblig d'expliquer les croyances
du genre humain, il n'est pas moins imprieusement
oblig de rester fidle aux conditions de son essence.
Or l'essence du panthisme, c'est l'unit, ou, si l'on veut,
la rduction du fini et de l'infini, de la nature et de
Dieu, l'unit absolue.
Qui ne voit la grandeur de cette dimoult?D'une part,
il faut l'esprit humain, il faut la conscience universelle, un Dieu rel et une nature relle; de l'autre, il
faut ramener toute existence l'unit. Comment y parvenir ? Si vous ne voulez pas d'un Dieu abstrait et ind-

termin, il faut ]ui donner des attributs, il faut ces


attributs mmes du mouvement et de la vie; mais alors
ces modes, ces attributs, ces dterminations de Dieu
n'tant plus que Dieu lui-mme, la nature s'absorbe en
lui; il n'y a plus de nature ni d'humanit il n'yaque ]a
vie de Dieu.
Au contraire, cherchez-vous donner la nature une
ralit qui lui soit propre, admettez-vous que les tres de
ce monde ont une certaine consistance, une certaine
individualit que devient alors la ralit de Dieu ? Dieu
n'est plus qu'un nom, qu'un signe; il se dissipe et s'vanouit. En deux mots, le panthisme est condamn cette
terrible alternative, de diminuer et d'appauvrir l'existence divine pour donner l'univers de )a ralit, ou de
rduire rien l'existence des choses visibles pour concentrer toute existence effective en Dieu.
Insistons sur ce point fondamental, et pour l'entourer
de la plus vive lumire, transportons-nous sur un terrain
plus troit concentrons la difficult sur un problme
prcis. Parmi les attributs que le genre humain reconnat en Dieu, il n'en est pas de plus clatant et de plus
auguste que l'intelligence; parmi les tres qui peuplent
cet univers, il n'en est aucun dont l'existence nous soit
plus certaine et mieux connue que celle des tres intelligents. Il y a donc une intelligence infinie et il y a aussi
des intelligences imparfaites et bornes qui conoivent
et qui adorent en Dieu la plnitude et la perfection de
l'intelligence. Le panthisme est oblig de reconnatre
ces deux sortes d'intelligence, et au dbut du moins,
il ne cherche pas les nier. Mais il ne s'agit pas seulement de les reconnatre, il s~agit d'en expliquer la coexistence et d'en dterminer le rapport. Le uroblme est

difficile et redoutable pour tout systme, et peut-tre surpasse-t-il l'esprit ]mmain; mais i] a pour le panthisme
une difEcult toute spciale. Il faut, en effet, tout en podes

sant comme relles l'intelligence infinie et la varit


d'intellir
il
faut
deux
espces
esprits finis,
ramener ces
gence l'unit.
C'est ici l'cueil o tous tes systmes panthistes viennent se heurter. Jusqu'ce moment, ils avaient march
de conserve dans une voie simple et droite; achoppes

cette dimcult, ils se divisent et s'engagent en deux directions tout fait contraires. Avons-nous affaire un
philosophe pntr d'un sentiment profond de la Divinit, de cette pense parfaite et accomplie qui ne con-

nat aucune limite, aucune ombre, en qui se concentrent


tous les rayons de la vrit absolue, qui embrasse la plnitude de l'tre et !e rel, le possible, le pass et l'avenir
d'un regard unique et ternel un tel philsosophe ne se
rsoudra jamais faire del'intelligence divine une pense*
indtermine, une pense vide d'ides, une pense sans
conscience, en un mot, l'abstraction de la pense au
lieu de la pense relle et vivante. Il admettra donc une
intelligence riche et fconde, pleine de vie, enfermant en
soi toutes les formes de la pense. Mais alors que vont',
tre ses yeux nos intelligences finies ? seront-elles en
dehors de l'intelligence absolue?leurs ides seront-elles
distinctes de ses ides, leur vie de sa vie? Nous voil
inndics au principe fondamental du panthisme, la
lui de l'unit. Il faut donc renoncer toute logique, dserter son principe, ou bien se rsigner cette consquence, que ce que nous appelons une intelligence finie
n'est qu'une partie de l'intelligence infinie, un moment
fugitif de sa vietemeUe; en* un mot, nos faibles intel-

ligences perdent toute ralit distincte, toute consistance


individuelle, elles se rsolvent en purs modes, en ides
particulires de l'intelligence absolue. Or, il y a des
esprits qui ne peuvent renoncer la conscience de leur
ralit propre; il y a des individualits robustes, dcides ne pas faire le sacrifice d'elles-mmes, ne pas
s'absorber au sein d'une existence trangre. Les esprits
de cette sorte, fortement attachs aux'donnes de la conscience, entreprennent de les concilier avec leur principe
fondamental, qui est l'unit absolue des tres. Ils n'ont
pour cela qu'un moyen, c'est de refuser l'intelligence
infinie toute vie distincte c'est de la rduire une pense
pure, une pense indtermine, lien de toutes les penses, de toutes les intelligences finies. Alors, la place
d'une intelligence unique qui seule vit, qui seule pense,
qui seule est relle, vous avez une varit infinie d'intelligences, distinctes et dtermines, runies par un caractre gnral, par un signe commun. Dans le premier
cas, Dieu seul est rel et les cratures ne sont que ses
formes; dans le second, les cratures seules ont de la
ralit, et Dieu n'est qu'un signe qui les unit.
Telle est l'invitable loi impose au panthisme par la
logique et par la nature des choses. Il trouve en face de
lui deux ralits que nul esprit raisonnable ne saurait
nier, et il entreprend de les rduire a l'unit absolue
d'une seule existence. Le voil condamn, s'il veut uu
Dieu rel et vivant, y absorber les cratures et tomber
dans le mysticisme; ou, s'il lui faut un univers rel et
effectif, faire de Dieu une pure abstraction, un pur
nom, et se rendre suspect d'athisme.
Il est inutile d'insister pour faire comprendre l'importance capitale de cette loi; nous l'avons, pour ainsi dire,

dduite a ~-i'o)- d'une manire gnrale de l'essence


mme du panthisme mise en rapport avec l'analyse des
ides et avec la nature des choses. Confrontons-la maintenant avec les tmoignages de l'histoire. Si notre loi est
vraie, elle doit expliquer toutes les formes et toutes les
vicissitudes du panthisme. Interrogeons donc toutes les
poques de l'histoire de la philosophie; remontons aux
premiers dveloppements de la philosophie grecque;
allons mme chercher dans les monuments les plus accessibles de l'antique et obscur Orient les premires
tentatives panthistes.
La seule partie de l'Orient o la critique moderne
ait dcouvert des traces certaines et distinctes d'un
dveloppement philosophique, c'est l'Inde. Nous ne
parlerons donc que des systmes indiens, et encore
faudra-t-il nous imposer la loi d'en parler avec la plus
grande rserve, dans la mesure o les travaux rcents
de Ward et de Colebrooke, de Windischman et de Lassen, d'Abel Rmusat et d'Eugne Burnouf, permettent
notre ignorance de toucher ces obscures matires. Les
systmes les plus clbres et les mieux connus sont au
nombre de quatre
systme Vdanta, le systme
Snkhya, le systme Veisshik et le systme Nyya. De
ces quatre systmes, les deux premiers ont seuls le caractre d'une doctrine gnrale embrassant tous les problmes de la mtaphysique. Le systme Nyya, en effet,
tel du moins que nous pouvons le connatre, est surtout
un systme de dialectique, une cole de raisonnement.
Pareillement, le systme Veiseshik n'est peut-tre qu'un
systme de physique principalement occup d'expliquer
par des combinaisons d'atomes l'conomie de l'univers
sensible. Les deux autres systmes ont une plus vaste

le

porte, un plus large horizon ils partent du premier


principe des choses et ne s'arrtent qu'aprs avoir puis
tous les dveloppements de ce principe. Mais ce qui signale spcialement ces systmes noire examen, c'est
qu'ils sont videmment pntrs l'un et l'autre de l'esprit
du panthisme. Et il n'y a point lieu de s'en tonner.
Dans l'Orient, en effet, la philosophie ne s'est jamais spare de la religion. Les systmes les plus indpendants
et les plus hardis de l'Inde tiennent encore par des liens
secrets la doctrine des Vdas.
Or que] est l'esprit intrieur qui circule dans tous les
dogmes, dans tous les symboles de la religion vdique?
c'est l'esprit du panthisme. II est tout simple que cet
esprit anime ]a philosophie Vdnta, qui n'est autre
chose qu'une interprtation des livres sacrs; mais on
ne le retrouve pas moins fortement empreint, quoique
sous des formes plus libres et plus originales, dans les
principes de la philosophie Snkhya. Voil donc les deux
grands systmes panthistes de l'Inde, l'un essentiellement thologique et fidle l'orthodoxie, l'autre d'un
caractre plus philosophique et plus dgag de l'autorit
religieuse. En quoi s'accordent, en quoi diffrent ces
systmes? ils s'accordent sur le principe fondamental et
proclament tous deux l'unit absolue de l'existence, la
consubstantialit de la nature et de Dieu; ils se sparent
aussitt qu'en dveloppant co princip, ils entreprennent
d'en dterminer avec un peu de prcision les cons"
quences essentielles.
Le premier, le systme orthodoxe, fidle l'esprit des
Vdas, tend ouvertement sacrifier la nature Dieu, et
se jette aux dernires extrmits du mysticisme; le second, le systme Sukhya (je parle surtout de cette

branche de l'cole Snkhya qui reconnat pour matre


Kapila), le second, dis-je, fait effort pour se drober aux
pentes mystiques sur lesquelles toute philosophie orientale tend glisser, et dans son naturalisme hardi il
s'engage si loin qu'ilaboutit une sorte d'athisme
avr.
II est inutile d'tablir ici par des tmoignages et des
citations le caractre mystique de la philosophie Vdnta c'est un point qui ne sera pas contest. Bornonsnous prciser en peu de mots le naturalisme et l'athisme du systme de Kapila.
Le philosophe indien reconnat vingt-cinq principes
des choses, ou, pour mieux dire, il entreprend d'expliquer les degrs successifs de la gnration des tres en
les rattachant tous un premier principe, seul digne de
ce nom, duquel manent dans un ordre logique une srie
de principes secondaires et subordonns. Ce qui importe
ici, ce n'est pas la dtermination prcise de ces vingtquatre principes subtilement distingus par le philosophe indieh, mais bien plutt l'ordre gnral de leur
dveloppement, et surtout le caractre du principe premier. Or quel est ce principe? c'est la Nature, Prakriti
ou Moula P)'aAn' nomme aussi Pradhana, matire uhiverselle des choses. Voil le Dieu de Kapila. Peut-on
professer plus expressment le naturalisme? Voulez-vous
la preuve que ce Dieu, considr en soi, est un principe
absolument indtermin, absolument abstrait, sans personnalit, sans conscience, bien plus, sans intelligence
et sans pense d'aucune sorte? Jetez les yeux sur la liste
de ces principes subordonns qui sont moins des principes vritables que la suite des crations ou manations
successives de l'tre primordial. H est vrai que l'Intel-

ligence, .Bo:<6H/ vient immdiatement aprs le premier


principe; mais cette intelligence est si peu dtermine
qu'il faut descendre un degr de plus pour trouver la
Conscience, Akankara. Enfin, ce qui achve de marquer
nettement la direction de la philosophie de Kapila, c'est
la ngation d'un Dieu providence, d'un Iswara ordonnateur du monde, ngation expresse et hardie qui a valu
son cole le surnom d'cole athe. Ainsi donc, en face
du panthisme mystique et dvot de la philosophie Vdnta, un second panthisme singulirementaudacieux,
qui dbute par le matrialisme absolu et pousse si loin la
ngation d'un Dieu personnel qu'il semble aboutir
l'athisme, tel est le spectacle que nous montre la philosophie de l'Inde.
Htons-nous de sortir de ce monde oriental, mal connu
encore des plus doctes et profondment obscur nos
faibles yeux, o par consquent les apprciations les
plus mesures peuvent passer pour de simples conjectures, et allons chercher en Grte, l'aide de monuments plus nombreux et plus clairs, les deux grandes
formes du panthisme.
Ici tout devient lumineux et dcisif. La philosophie
grecque, son dbut, est empreinte d'un caractre
gnral et incontest de panthisme, et elle s'engage
ouvertement dans deux directions contraires; dont l'une
aboutit avec les disciples d'Heraclite au naturalisme
absolu, et l'autre, sur les traces de Parmnide, au
thisme le plus exclusif qui ft jamais'. Arrtons-nous
quelques instants sur ces deux essais de la philosophie
naissante. Le panthisme est indcis encore dans l'cole
d'Ionie et dans celle d'Ie mais laissez le gnie grec
se fortifier et grandir, les germes dposs dans les sys-

ternes de Parmnide et d'Hraclite s'panouiront la


philosophie stocienne renouvellera l'hraclitisme ~t
l'unit absolue de Parmnide revivra dans le systme
Alexandrin, rajeunie et fconde par les plus riches
dveloppements. On peut dire que l'ide panthiste n'est
arrive, ni dans l'cole d'Ionie, ni dans l'cole d'le,
la conscience claire d'elle-mme. Pour qu'il en ft ainsi,
en effet, il faudrait que les deux termes essentiels du
problme mtaphysique, le fini et l'infini, eussent t
nettement aperus. Or, il semble que l'cole d'Ionie,
livre aux sens et l'imagination, s'attache si fortement
au spectacle de la nature, la contemplation de ce flot
rapide des phnomnes, qu'elle en perd le sentiment de
l'tre absolu. Et de mme, l'cole d'le, pleine de confiance dans la force de l'abstraction, une fois matresse
de l'ide de l'tre absolu, s'y concentre et s'y emprisonne au point de ne plus pouvoir en sortir. Et cependant !e panthisme est dj tout entier dans ces coles
exclusives avec son essence constante et la loi non moins
invariable qui rgle son double dveloppement. Ne
croyez pas, en effet, que l'ide de l'infini soit entirement absente du systme d'Hraclite. Ce qui y domine,
c'est, il est vrai, le sentiment de la mobilit infinie des
choses, ce sentiment que le philosophe ionien exprimait
d'une manire si forte et si ingnieuse en disant On
ne se baigne pas deux fois dans le mme fleuve

mais sous ces vagues agites et changeantes qui nous


emportent de la vie la mort, le gnie lev et mditatif
d'Hraclite souponne une force unique qui se dveloppe dans les phnomnes de la nature, sans s'y
t.

Voyez

Platon, Cfc~it, page 402, A.

puiser jamais, qui produit, dtruit et renouvelle toutes


choses. Cette puissance, Hraclite l'appelle le feu non
le feu visible et grossier qui frappe les sens, mais un feu
intrieur, un feu vivant. Et la preuve qu'il s'en forme une
ide dj fort pure, c'est qu'il le nomme raison divine,
et le conoit comme circulant dans tout l'univers et
clairant nos intelligences de ses rayons'.Le sentiment
de l'infini n'a donc pas manqu Hraclite, et l'on peut
dire que sa doctrine est un panthisme sensualiste, o
l'ide du fini domine et tend sans cesse absorber l'ide
de l'infini, en d'autres termes, un panthisme qui se retient peine sur la pente du naturalisme absolu.
Pareillement, on dfinirait bien la doctrine de l'cole
d'EIe en l'appelant un panthisme abstrait o l'ide de
l'infini ou de l'unit domine et tend ouvertement absorber l'ide du fini. 1) ne faudrait pas croire, en effet,
que l'ide du fini ait manqu aux mtaphysiciens
lates. Le chef de l'cole Xnophane
avant de
s'lever cette grande pense de l'unit absolue, avait
tent une science de la nature. Parmnide, gnie plus
audacieux, s'attache avec une puissance d'abstraction et
une rigueur d'analyse vraiment prodigieuses l'ide
pure de l'unit mais il a beau faire, il faut qu'il paye
tribut l'exprience. Le monde sensible est l il nous
illumine de sa clart, il nous accable de son tendue;
nul esprit humain ne parvient en secouer compltement le joug. Parmnide lev la raison au-dessus des
sens; mais par l mme il reconnat leur existence. Le
1.

Ka.ov so-n a'uo-n 6xi~rzuw oGn

~at~~tt;~
2. Tcixov &"1

LmpmcuS,

ci~O~1tIJ.l'" m\1Ja&'o',

d7,aiw at

(c!emMtd'AtM.,S<roma<M,p.M9, B, c.)

n\ ivnv xal

6ltO'llo'(0\I xaB"Itpaxlt:nov 8e' !r.o; G'Tto.lJ'lZr;t; votpot ft\lQ.tt$. (Sextui

~0.0~
'=/)',1

'ne Billy un

Vil,

127 sqq.)

monde visible est pour lui une pure illusion mais cette
illusion mme a ncessairement une raison d'tre. Cela
est si vrai que Parmnidc, aprs s'tre puis pntrer
les profondeurs de l'tre absolu, consent tourner son
regard vers le monde des sens, et s'efforce de rendre
compte de ces apparences dcevantes et de les ramener
l'unit. Par une contradiction vidente, mais invitable, ce philosophe de l'unit indivisible, cet adversaire inflexible des sens termine son grand pome par
un systme de physique
Ainsi donc, ni Heraclite n'a compltement mconnu
la notion de l'infini, ni Parmnide ne s'est entirement
affranchi de la notion du fini. Tous deux ont cherch,
leur manire, l'unit absolue de l'existence, chimre
ternelle, ternel cueil du panthisme. L'un, pntre
du sentiment de ]a ralit sensible, a rduit toute existence a un devenir absolu l'autre, enivr d'abstraction,
n'a vu dans la nature que limites et nant, et il a concentr toutes choses dans une seule existence relle,
celle de l'tre en soi. Double consquence laquelle est
condamn le panthisme par la loi essentielle de son
dveloppement.
Si nous voulons maintenant vrifier sur une plus
grande chelle les caractres que nous venons d'assigner aux systmes de l'Ionie et d'le, franchissons
l'poque de Socrate, traversons l'cole de Platon,
o le panthisme, s'il s'y rencontre, n'existe qu'en
germe dpassons enfin l'cole d'Aristote, o rgne un
esprit tout contraire, et arrivons aux deux coles qui ont
t.

Vovez les fragments de Parmuide rcuM) par Stmon


mfm~e d lee de Francs Hiau*.

Kartten, et le

fof-

honor le dclin de la civilisation grecque, l'cole stocienne et l'cole d'Alexandrie.


La doctrine mtaphysique de Znon et de Chrysippe
n'est autre chose qu'un'heraclitisme perfectionn. Elle
reconnat le feu comme principe universel des choses;
elle explique par le mouvement alternatif du feu tous
les phnomnes de la vie et de la mort. Voici maintenant ce qui donne cette doctrine le caractre d'un
panthisme lev, trs suprieur quoique parfaitement analogue, celui d'Heraclite. Les stociens ne se
sont pas arrts la surface mobile des choses sensibles pntrant plus avant, cherchant le principe
de cette mobilit, ils ont saisi la notion de cause, de
force. Au del du corps, ils ont aperu l'me au del
du phnomne inerte et passif, la force toujours active,
et comme ils disent, toujours tendue. Pour les stociens,
tout corps a une me, comme toute me a un corps.
Toute )a nature est pleine de force et de vie elle est
comme un vaste organisme dont chaque tre est un
membre vh ant. Toutes les mes, toutes les forces
sortent d'une me universelle, d'un esprit de feu partout rpandu et partout fcond, centre de tous les mouvements du monde, foyer de toutes les intelligences
semence, lumire, providence, loi vivante et souveraine
de tous les tres de l'univers. Telle est la conception
qui lve bien haut le systme storcien et dpasse infiniment l'horizon d'Hraclite mais il faut l'claircir encore et la caractriser plus nettement.
Le principe constant de l'cole stocienne, celui qu'on
retrouve partout, au milieu mme de ses inconsquences, c'est l'ide d'nergie ou de force en action. On
philosophie
peut, en ce sens, dGnir le stocisme

la

de l'effort, comme il serait assez juste de dfinir l'picurisme la philosophie du relchement. Les stoiciens,

grecs et romains, exprimaient cette ide dominante par


le mot de tension (rcro;, MfTKcrt;, tenor, et autres semblables). Cette ide sert claircir et lier jusqu' un
certain point tous les lments de leur doctrine; elle
donne en particulier la clef de leur fameuse physiologie.
Les stociens posent en principe que tout ce qui existe
est corporel. Et en effet, disent-ils, tout ce qui existe
est actif ou passif; or point d'action ni de passion sans
un corps qui exerce l'acte ou qui le subisse. Les stociens vont jusqu' soutenir que les qualits des choses,
non-seulement sont corporelles, mais sont des corps, et
enfin que tout ce qui n'est pas corps est pure abstraction,
c'pst--dire n'est rellement pas. Il faut ici les bien entendre ce qu'ils appellent corps, c'est la runion naturelle, intime, indissoluble, de deux lments que l'abstraction seule peut sparer un lment passif, matriel,
et un lment actif, spirituel. coutons Snque Dieuni,
ut scis stoici nostri ~MO esse in ?WM?H natura, exquibus omnia
Et encore Initia ?WMM
M!MC<M et materiam 1.
Materia dsigne
stoici credunt ~f)!or<'tK neque materiam.
ici, non les objets matriels, les corps, mais la substance
passive qui sert de base toutes les qualits, toutes
les nergies corporelles. Tenor, causa, indiquent la force
active qui s'applique cette substance pour l'animer et
la mettre en mouvement. Point de matire sans esprit,
point d'esprit sans matire l'union de la matire et de
l'esprit constitue un corps, c'est--dire une ralit.
Tels sont les principes gnraux de la physiologie

/t!

1. Sncque, b'pt'st

65.

stocienne, qui parait au premier aperu matrialiste


et athe et toutefois, c'est un point certain que les stoiciens admettaient l'origine des choses un principe d'o
sortent et o rentrent tous les tres, une semence primitive et universelle ils l'appelaient Dieu.
Dieu, disent-ils, est essentiellement intelligent et raisonnable il est l'intelligence mme, la raison mme,
M'/o;. o'mp~x tOE~M, T7rs/~MtTtx6{ M~{. tl est la fois la
semence et la raison des choses, et contient en soi toutes
les semences et toutes les raisons particulires de tous
les t''tres de l'univers.
Ce n'est pas tout; Dieu, s'en rapporter aux dclarala~
Providence,
tiens des stociens, est une
n~Mx. Il est
force motrice de l'univers ce titre il gouverne et enve-<
loppe toutes choses, et son gouvernement est tout de~j
sagesse et de raison. Dieu assigne chaque partie du
monde sa nature propre, son rle distinct, son but prcis. !1 combine tous les ressorts de cette immense machine et les coordonne vers une seule et mme fin. Grce
cette action souveraine .qui pntre jusque dans l'intimit des tres, grce cette me universelle partout rpandue, partout agissante, partout irrsistible, l'univers
est comme une ruche d'abeilles o rgne la symtrie la
plus parfaite, ou comme une maison bien rgle laquelle
prside une sage et svre conomie. Rien d'inutile, point
(le double emploi, point de hasard; tout est sa place,
tout arrive son heure, tout agit, tout est vivant, et cette
vie intelligente et universelle de tous les tres forme un
pome magnifique dont Dieu a conu le plan et assur
l'excution.
Voila, ce semble, une admirable thodice; mais laissons les brillants dehors pour aller au fond des choses.
II1II

Le Dieu des stoiciens est-il une vritable Providence,


j'entends une intelligence distincte, ayant conscience de
soi, formant librement le monde et y rpandant la raison
et la vie? nullement. Ce Dieu n'est point un principe
dtermin en soi, dou d'une existence propre. C'est

un germe, une semence; ce germe se dveloppe, mais


par une loi ncessaire et en vertu d'une fatalit absolue.
Et quel est le rsultat de ce dveloppement ncessaire
et ternel? c'est le monde, c'est la varit infinie des
tres. Dieu donc ne vit que dans la nature, ou pour
mieux dire, Dieu devient la nature; l'infini se transforme
dans le fini, l'indtermin se dtermine en un mot, il
n'y a plus de Dieu distinct de l'unhers; il n'y qu'un
seul tre, qui, considr tour tour dans ses formes et
dans son fond, dans ses modes et dans sa substance,
s'appelle alternativement nature et Dieu'.1.
Ce Dieu se distinguait si faiblement de l'univers sensible, que les stociens voulant le caractriser et le dfinir, aprs l'avoir appel semence, souffle, a'M~tt,
aboutissaient l'assimiler au feu. C'tait rtrograder
jusqu' Ilraclite qui avait fait du feu le foyer primitif
d'o rayonnent tous les tres et o ils doivent tre tous
consums. Les stociens acceptaient expressment l'hritage de l'cole d'Ionie Dieu disaient-ils, est un
feu artiste qui marche par une voie certaine vers la gn/a</M necessitas),
ration'. La ncessit
disaient-ils encore; est la cause de tous les tres. C'est
elle qui fait que tout arrive par l'enchanement ternel

m~

[t~

i.

Vis Deuo' natut'am vocare? non peccabis. Est etum ex quo nata sunt oma)&. w
Sen&que, Qtt.T~. n~
H, 45.

M;~t~m~a.hM.< YoyetHMs6aelaerce,yH,t37, )4S,)59.

Comp. Plutarque,

Dt p!<M!<M phil., I, 7.

des causes, ut quidquid accidet, id ex ~ma Mrt'<o<e causarumque <'OM/M<0?M /!M.C!MC dicatis
On comprend maintenant qu'avec cette philosophie
les stoiciens n'eussent aucune difficult admettre la
thologie du paganisme. Ils ne se rservaient que le
droit de l'interprter avec une certaine libert et de
transformer, comme ils disaient, la thologie mythique
et la thologie civile en thologie physique. Selon ce systme d'exgse, Dieu, comme cause de la vie, s'appelle
Zeus (de !~) comme prsent dans l'ther, qui est son lieu
propre, Athn, dans le feu Hephsios, dans l'air Hra,
dans l'eau Posidon, dans la terre Dmter ou Cyble.
Si les stociens ont ainsi matrialis Dieu au point de
le confondre avec la nature, ce n'est pas que le sentiment de la personnalit leur ait manqu mais ils ne
l'ont comprise que dans l'homme. La personne humaine,
voil le vritable Dieu des stoiciens. Dans ce mouvement
qui emporte toutes choses au gr de la fatalit, il y a un
tre qui rsiste et qui lutte, c'est l'homme. L'homme se
propose un idal qui est la libert, la pleine possession
de soi-mme, la parfaite indpendance, et pour atteindre
cet idal, il sacrifie ses instincts les plus imprieux et
ses plus douces affections. Or quel est le moyen pour
l'homme de conqurir la pleine et absolue libert! il n'yy
en a pas d'autre que la libert elle-mme. Voil donc la
libert humaine qui trouve en elle-mme, qui est
elle-mme son premier et son dernier bien. Le sage,
l'homme libre, no doit donc son bien qu' soi-mme
et ne relve que de soi. Telle est la source de cet orgueil excessif, de cette idoltrie de l'homme si dure-

i.

Cicron, De natura Deorum, ), 20.

ment et si justement reproche a l'cole stocienne. Le


sage stoicien est dans une indpendance absolue son
me s'est peu peu dgage par sa propre vertu de
toutes les entraves qui l'enchanaient. A l'abri des coups
du sort, insensible toutes choses, matre de soi, n'ayant
besoin que de soi, il trouve en soi une srnit, une libert, une flicit sans limites. Ce n'est plus un homme,
c'est un Dieu c'est mme plus qu'un Dieu, car le bonheur des dieux est le privilge de leur nature, tandis
que la flicit du sage est une conqute de sa libert.
C'est ainsi que le stoicisme, aprs s'tre lev l'ide
d'une force universelle et infinie principe de toutes les
forces de la nature, faute d'avoir suffisamment dgag
cette force des liens de la matire, chercha dans la
crature la perfection qu'elle n'avait pas su reconnatre
dans le crateur, et divinisant l'homme, se perdit dans
une sorte de matrialisme hroque.
Nous trouvons un caractre oppos, un caractre tout
mystique dans le panthisme de Fcoie d'Alexandrie.
Toutes les spculations de cette grande cole se rattachent sa doctrine de la trinit. Suivant les alexandrins, Dieu est triple et un tout ensemble. Au sommet
le plus lev plane l'Unit; au-dessous l'Intelligence,
identique l'tre, ou le Logos; au troisime rang l'Ame
universelle ou l'Esprit. Or ce ne sont pas l trois dieux,
mais trois hypostases d'un mme Dieu. Qu'est-ce maintenant qu'une hypostase? ce n'est point une substance,
ce n'est point un attribut, ce n'est point un mode, ce
n'est point un rapport. Qu'est-ce que l'Unit? elle est
au-dessus de l'Intelligence et de l'tre, au-dessus de la
raison elle est incomprhensible et ineffable. Sans tre
intelligente, elle enfante l'tntelligence; elle produit l'tre

et elle-mme n'est point un tre. A son tour l'Intelligence, immobile et inactive, produit l'Ame, principe de
l'activit et du mouvement. Est-ce assez de tnbres?
est-ce assez de contradictions?
Un examen approfondi, sans rsoudre toutes ces contradictions, sans dissiper toutes ces tnbres, les claircit. Quand l'me humaine, imposant silence l'imagi-

nation et aux sens, se recueille en soi-mme comme dans


un temple consacr Dieu pour mditer sur le principe
de son tre, quand elle oppose aux misres de cette
existence fugitive l'idal d'une vie parfaite, le premier
moyen qu'elle possde de se reprsenter Dieu, c'est
d'tendre l'infini toutes les perfections dont elle porte
la trace. C'est l le premier effort d'une me philosophique. Elle s'lve de la connaissance de soi-mme
la connaissance de Dieu, se souvenant qu'elle est
faite son image et qu'elle est comme un miroir o
Dieu a runi et concentr l'image de toutes ses perfections. L'me est une activit intelligente mais cette
intelligence n'embrasse qu'un petit nombre d'objets et
de rapports; elle est sujette au doute et l'erreur;
cette activit est limite une sphre restreinte, et
dans cette troite sphre il faut qu'elle lutte et souvent qu'elle succombe. Dieu, au contraire, est une intelligence qui embrasse tous les objets et tous les rapports, une activit qui remplit tous les espaces et tous
les temps, et qui rpand partout l'ordre, l'tre, la vie.
Ce Dieu, conu comme un parfait modle dont l'me
humaine est une copie, cette Ame infinie et universelle,
c'est la troisime hypostase de la trinil alexandrine.
C'est l Dieu sans doute, mals ce n'est pas Dieu tout
entier; ce n'est pas un Dieu qui puisse suffire la

pense humaine et o la dialectique puisse s'arrter.


Ce Dieu, en effet, si lev au-dessus de la nature et de
l'humanit, participe de leurs misres. Il agit, il se dveloppe, il se meut. Il a beau remplir tous les espaces
et tous les temps; il tombe lui-mme dans l'espace et
dans le temps. Il connat et il fait toutes choses, mais il
n'est pas le premier principe des choses; car il ne peut
les connatre et les faire qu' condition d'emprunter
un principe plus lev l'ide mme et la substance des
tres qu'il ralise. Au-dessus d'une activit intelligente
qui conoit et ralise dans l'immensit de l'espace et du
temps les types ternels des choses, nous concevons
l'intelligence en soi qui contient dans les abimes fconds
de son unit ces types eux-mmes. Cette pense absolue,
simple, immobile, suprieure l'espace et au temps,
c'est Dieu encore, c'est la seconde hypostase de la trinit
alexandrine.
Il semble que la pense ait ici atteint le plus haut
terme de son dveloppement. Quoi de plus parfait que
de penser et d'agir, si ce n'est de possder en soi la plnitude de la pense et de la vie, la plnitude de l'tre ?
Mais la pense humaine ne peut encore s'arrter l. Une
ncessit inhrente ce qu'il y a de plus divin dans sa
nature la presse et l'agite, et ne lui laissera de repos que
quand elle aura atteint un point o le dsir de la perfection suprme s'puise dans la possession parfaite de
son objet.
Dieu est la pense absolue, l'tre absolu. Or qu'est-ce
que la pense? quel en est le type? c'est la pense humaine, la pense lie la personnalit. Et puis qu'est-ce
que l'tre et quel en est pour nous le premier modle?
c'est l'tre de cette fragile crature que nous sommes. Mais

quoi! l'tre de Dieu sera-t-il comparable au ntre? la


pense de Dieu sera-t-elle analogue celle des hommes?
Penser, c'est connatre un objet extrieur dont on se distingue rien n'est antrieur Dieu. Penser, c'est avoir
conscience de soi, c'est se distinguer, se dterminer par
rapport autre chose;or il ne peut y avoir en Dieu ni
distinction, ni dtermination, ni relation. Ce n'est donc
pas encore considrer Dieu en soi, mais relativement
nous, que de se le reprsenter comme la pense, comme
l'tre. Dieu est au-dessus de la pense et de l'tre; par
consquent, il est en soi indivisible et inconcevable.
C'est l'Un, c'est le Bien; c'est la premire hypostase de
la trinit alexandrine.'
Voil les trois termes qui composent cette obscure
trinit. Le genre humain, c'est--dire la raison encore imparfaitement dgage des sens, s'arrte l'Ame
universelle, principe mobile du mouvement; la raison des philosophes s'lve plus haut, jusqu' cette
Intelligence immobile o reposent les essences et les
types de tous les tres l'amour, l'extase, peuvent seuls
nous faire atteindre jusqu' l'Unit absolue.
Cette doctrine est videmment panthiste et mystique
tout ensemble. Elle est panthiste; car elle pose en principe une Unit d'o mane ncessairement la srie des
hypostases divines. Or la mme loi qui a fait sortir l'Intelligence de l'Unit et l'Ame de l'Intelligence, s'applique
l'Ame pour en tirer des tres infrieurs, et de ceux-ci
manent de nouveaux tres jusqu' ce que soit atteinte la
limite de la ralit et du possible. Ainsi, le dernier et
le plus grossier des corps inanims se rattache par des
l'tre
intermdiaires
divin. Il est encore

anneaux
l'image, bien plus, il est le produit de l'unit absolue;

il est l'unit multiplie, d'infinie devenu finie, et de ncessaire contingente, par une loi uniforme d'manation
qui tire incessamment le nombre de l'Unit pour le faire
rentrer ensuite dans l'Unit
L'esprit mystique ne se montre pas avec moins d'vidence dans les philosophes d'Alexandrie. Et, en effet,
qu'est-ce leurs yeux que le monde o nous vivons?
une image de plus en plus affaiblie de l'existence divine, ou pour mieux dire, un abaissement de la divinit. Une seule chose est vraiment bonne et vraiment
relle, c'est l'Unit. L'Unit seule est immobile et pure
immdiatement au-dessous de l'Unit apparaissent la
mobilit, la diffrence, la limite, l'imperfection
second principe, l'Intelligence, est dj une dchance
de l'tre; car la pense, mme absolue, implique une
diffrence et une sorte de mouvement, la diffrence
du sujet et de l'objet, de la pense et de l'tre, et le
mouvement qui les unit. Au-dessous de l'Intelligence,
Dieu s'abaisse encore en se divisant. Il agit, il produit des tres imparfaits et mobiles, et cette production altre et corrompt de plus en plus sa nature en la
rendant accessible aux limitations de l'espace et aux
vicissitudes du temps.
r'tres,
Bien que plac un degr lev dans l'chelle des
l'homme est plein de faiblesses et d'imperfections.
La vie terrestre est une vie d'illusion et de mensonge
/qui dure peine quelques instants fugitifs. L'homme
ne
f vaut que par la pense, qui le drobe ce monde misrable et le transporte aux sublimes rgions. Il faut

Le

t.

Plotin, Ennades, V, livre i, 6.


Ennndes, V, livre vin, (0.
0.

Comp. Porphyre Vie de

Plalm,

donc se recueillir en soi il faut rompre les liens qui


nous unissent la terre; il faut en soi-mme supprimer
tout ce qui tendrait abaisser notre tre en le rpandant
au dehors. Plus d'activit extrieure plus de rflexion
mme et plus de retour sur soi. L'activit est mauvaise, la
pense est mauvaise, la vie et l'tre sont mauvais; il n')
a de bon que l'extase, parce qu'elle supprime l'activit,
la pense, l'existence individuelle, emporte, l'me au
sein de Dieu, et la plonge dans l'ocan de l'unit
En rsum, les panthistes alexandrins, partis de l'infini, de l'unit, dont la notion sublime les domine et les
enivre, aprs un puissant effort pour expliquer l'humanit et la nature, pour leur assigner leur vritable degr
de ralit et leur vritable prix, retombent en quelque
sorte sur eux-mmes, accabls et impuissants, et affaiblissant de plus en plus l'tre du monde au profit de
l'tre de Dieu, finissent par nier la vie de la nature et la
vie humaine, et par ne vouloir aflirrner, penser, aimer
que Dieu. Leur panthisme aboutit au quitisme absolu.
Avec les derniers soutiens du systme alexandrin

s'teint la philosophie, et pour la retrouver dans toute


la libert et dans toute la maturit de son dveloppement, il faut remonter jusqu'au sicle de Descartes. Le
panthisme va bientt renatre; nous l'allons voir se
produire dans les deuv plus grandes coles des temps
modernes, l'cole cartsienne et l'cole de Kant. Il aura
son service des gnies pleins de force et d'originalit,
un Spinoza, un Hegel mais quelques progrs qu'il ait
1

Plotm, Enntaes, VI, lure %n,

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aUa it.m

&. Ul."I<J.

accomplis par la prcision plus forte de son principe,


par la vigueur plus parfaite de ses dductions, par l'audace de ses dernires consquences, nous allons nous
convaincre que la nature des choses a soumis ses nouveaux dveloppements la mme loi.
Le pre de la philosophie moderne, aprs avoir ramen par une analyse hardie le monde corporel la
seule tendue et le monde spirituel la seule pense,
avait laiss ses successeurs le soin d'expliquer ce dualisme. Il tait impossible de s'y tenir. L'amour de
l'unit, entre autres causes dont nous n'avons pas
nous occuper, devait susciter l'ide de ramener l'tendue
et la pense un principe commun, l'tre, la substance, dont l'tendue et la pense seraient les deux
formes ncessaires et essentielles.
Cette ide se rencontre chez tous les disciples de Descartes, mais il en est deux qui lui ont donn un dveloppement puissant et original, c'est Malebranche et Spinoza.
Ce qui sduisit tout d'abord Malebranche la philosophie de Descartes, c'est qu'elle dgage nos esprits des
liens du monde corporel, et nous apprend considrer
les objets des sens comme bien peu de chose. Quand
on commence rflchir,, on s'imagine que ce qu'il y a
de plus clair au monde, de plus accessible, de plus certain, de plus rel, ce sont les corps qui nous environnent. Pure illusioncar rien au fond n'est plus obscur,
ni moins substantiel. Il n'y a de clair que les ides, il
n'y a de rel que les objets du monde intelligible, il n'y
de
a vraie lumire que la lumire de la raison qui claire
l'me en ses profondeurs
1. Voyez la Recherche de

la vrit, livre I, ch.

v, x, xx.

n'ont rien nous aire sur la nature


et l'essence des corps; ils nous font seulement savoir en
quoi ces objets peuvent nous tre agrables ou fcheux,
Au fond les sens

utiles ou nuisibles. Ils servent aux ncessits de la vie


matrielle et n'ont rien dmler avec les besoins
suprieurs de la science. La science vit de lumire;
elle se fait avec des ides; elle n'coute que la raison.
Consultons la raison nous assure-t-elle de l'existence
actuelle des corps?non elle nous dit qu'il y a une ide
des corps, l'ide de l'tendue avec tous les modes qui la
peuvent diversifier. Or cette ide n'implique pas l'existence actuelle; autrement, il faudrait prtendre que
l'univers matriel est aussi ncessaire que Dieu, et qu'il
existe par la vertu de son essence. Il n'en est rien; l'ide
de l'univers matriel ne reprsente qu'une tendue possible, laquelle est capable d'une infinit de figures et de
mouvements. Cette tendue existe-t-elle effectivement?
c'est ce que la raison ne peut dmontrer.
Si donc nous tions rduits aux lumires naturelles,
si nous ne savions point de source suprieure que Dieu
a daign donner l'existence l'tendue et au mouvement, nous devrions considrer le monde corporel comme
purement possible et ne rien affirmer sur sa ralit'.
On dira peut-tre que nous sommes certains du
mofhs de l'existence de notre corps, puisque nous le
remuons. C'est encore une illusion. Le malade qui l'on
vient d'amputer un bras croit y sentir de la douleur. Et
qui de nous n'a travers en rve des espaces immenses,
tout en restant immobile dans son lit ?cartons ces
1. Entretiens mtaphysiques, 4e entret.

impressions incertaines, tantt vridiques et tantt


trompeuses, et ne croyons qu' l'infaillible raison.
Elle nous dira que l'me est une substance pensante,
le corps une substance tendue, et qu'il n'y a entre
l'tendue et la pense aucune communication concetable.
Comment l'me d'ailleurs serait-elle matresse des
mouvements du corps, puisqu'elle ne l'est pas de ses
propres modifications? De mme que tout se rduit,
dans la substance tendue, la figure et au mouvement,
de mme tout se rduit, dans la substance pensante, aux
perceptions de l'entendement et aux inclinations de la
volont. L'me reoit diverses perceptions, comme le
corps diverses figures, et elle se porte vers tels ou tels
objets, comme le corps se meut suivant telle ou telle
direction. Ce n'est point le corps qui se donne luimme sa figure et son mouvement
il les reoit du
dehors ce n'est pas non plus l'me qui peut changer
l'ordre de ses penses, toujours rgl par les lois universelles de la raison, ni le cours de ses inclinations qui
dpend de l'amour primitif du bien, amour inhrent
son essence, loi suprme de tous les tres sensibles et
intelligents'.
Que peut donc notre volont? Hlas 1 une seule chose,
se tromper et faillir, c'est--dire arrter sur un bien
infrieur la force qui nous a t donne pour aimer tous
les biens selon le degr do leur excellence relative. Nous
aimons a nous attribuer un pouvoir illimit sur nousmmes et sur la nature. C'est que nous nous connaissons
a peine. Notre me n'a pas proprement l'ide d'elle1.

Htdilatwns chrtiennes,

Y, VI.

mme; elle ne se voit pas dans son archtype, elle se


sent. Si nous avions l'ide de la substance pensante,
comme nous avons l'ide du nombre ou l'ide de l'tendue, nous saurions de quelles modifications l'me
humaine est capable aussi clairement que nous savons
ce que c'est que le nombre pair ou la figure sphrique
nous aurions la notion claire et distincte de la douleur,
de la volont, du libre arbitre, toutes choses dont nous
n'avons qu'un sentiment confus. Condition trange et
humiliante
nous connaissons mieux le corps que
l'me, en ce sens que nous connaissons le corps en
gnral par l'ide ou l'archtype qui le reprsente,
au lieu que nous ne connaissons l'me que par sentiment.
Que savons-nous donc en dfinitive condamns
comme nous le sommes nous dfier des sens de
l'imagination et de la conscience elle-mme? nous
savons qu'il y a des ides, que ces ides sont la rgle
immuable de nos penses, qu'en nous attachant elles,
nous sommes dans la vrit, dans la lumire, dans
l'ordre, et qu'aussitt que ces ides s'obscurcissent
nos regards, nous ne sommes que trouble, erreur, ignorance, dsordre et corruption.
O sont-elles ces ides ? elles ne sont pas des formes
de notre tre; car nous sommes changeants et elles sont
immuables; nous sommes sujets l'erreur, et elles sont
infaillibles nous sommes pleins de confusion, et elles
sont resplendissantes de lumire; nous sommes finis et
imparfaits, et les ides expriment toutes, chacune sa
manire, l'infinit et la perfection. Elles clairent notre
faible raison et elles la dominent. Dans leur essence
immuable, dans leur enchanement lumineux et infini,

elles constituent la raison en soi, la raison universelle,


la vrit, Dieu'.1.
Oui, nous voyons Dieu d'une vue immdiate, et c'est
en lui que nous vojons toutes choses. Car l'tre infini
est infiniment intelligent. 11 est la raison mme, la vrit
mme. Il embrasse dans l'unit de son tre toutes les
essences, toutes les ides, les archtypes de toutes
choses. Chaque ide n'est proprement que l'tre mme
de Dieu en tant qu'il peut tre communiqu telle ou
telle espce d'objets. L'ide de l'tendue, par exemple,
c'est Dieu en tant qu'il peut communiquer des tres
sensibles quelque chose de son tendue intelligible. Et
ainsi de toutes les autres ides. Dieu donc, plac luimme au-dessus des ides, les enferme toutes en son
essence, o il les voit et les contemple ternellement.
C'est l le dialogue ternel de Dieu avec son Verbe, conversation mystrieuse, o Dieu, comme tre, se livre
tout entier Dieu comme intelligence, o le Pre communique au Fils toute sa substance. Ce Verbe divin,
cette raison ternelle luit dans nos mes et nous fait
voir Dieu mme ef quelques-unes des ides enfermes
en lui. Voil notre faible raison.
Maintenant ce Dieu qui est vrit et pense est aussi
ordre et amour. Il se connat et il s'aime, et il aime tous
les tres qui peuvent maner de lui au degr mme o
chacun d'eux le reprsente. En nous communiquant
quelque chose de son intelligence et de sa vrit, il nous
a donn quelque chose de son amour, c'est--dire de
l'amour du bien suprme et de tous les biens qui en
participent. Cette tincelle d'amour est ce que nous ap1. Entretiens mtaphysiques, 88

entret.

pelons notre volont vouloir, c'est se porter vers ce


qu'on aime et on ne peut aimer un objet que dans la
mesure o il est bon, c'est--dire o il participe de la
bont divine seule aimable par elle-mme. Nous
aimons donc tout en Dieu comme nous voyons tout en
lui. Dieu est le principe de nos inclinations et de nos
actions, comme il est le principe de nos penses, comme
il est dans l'univers physique le principe de toutes les
formes et de tous les mom ements'.
Et comment le Crateur ne serait-il pas la cause universelle, la seule cause vraiment efficace? Qu'est-ce
qu'une crature?un tre qui n'est point par lui-mme
et qui tient son tre de Dieu, c'est--dire un tre qui
de soi tend au nant, qui ne persvre dans l'tre que
par l'efficace de la volont divine. L'ide d'une crature
n'implique aucune efficace propre. Elles n'en ont pas et
n'en peuvent avoir car le moyen de concevoir qu'un
tre cr et dpendant se donne lui-mme telle dtermination, par exemple, si c'est un corps, tel mouvement, ou, si c'est une me, telle volont ? Il est de principe que la conservation des cratures est une cration
continue, qu' chaque moment toute crature a besoin
pour se conserver d'un acte semblable celui qui l'a
tire du nant. Or un corps, tel moment donn, possde telle figure, tel mouvement. Dieu le cre donc avec
cette figure et ce mouvement. Supposez ce corps capable de se donner, ce moment mme, une autre figure
et un autre mouvement, ce serait supposer que ce corps
surmonte l'action divine, qu'il se fait tel ou tel, qu'il se
cre lui-mme. Donc Dieu seul a le pouvoir, Dieu seul a
1

Malebranche, Trait de morale, ch. 111,

l'efficace, Dieu seul meut les corps et les mes. 11 les


meut, non pas au hasard, mais suivant des lois. A tel
mouvement du corps rpond tel mouvement de l'me
et de lu l'uniou de l'me et du corps, et de l tout

l'ordre

la nature'.
Quel est le dernier mot de ce systme? videmment
c'est que l'univers physique n'est qu'un vaste thtre
pour les mouvements de Dieu, comme les hommes ne
sont que les cordes impuissantes d'un instrument aux
mille touches dont Dieu se sert pour sa gloire. L'univers
s'efface, l'me humaine se dissipe et s'vanouit, il n'y a
de

plus que Dieu.

Irons-nous chercher dans Spinoza cette forme tout


oppose du panthisme, o l'existence de l'infini, loin
de dvorer toutes les autres, semble s'y absorber tout
entire et ne plus conserver en elle-mme que la valeur
d'une abstraction ou d'un signe? La question mrite
d'tre claircie.
D'excellents critiques de notre temps ont considr
Spinoza comme un mystique, en qui le sentiment de
l'infini avait touff celui de la ralit 'Xiatrielle. C'est
ce point de vue que Jacobi crivait cette loquente et
trange invocation Sois bni, graua et saint Baruch
en mditant sur la nature de l'Etie suprme tu as pu
t'garer en paroles; mais la vrit divine tait dans ton
me; l'amour de Dieu faisait toute ta vie'.
D'autres crivains, marchant sur les traces de.Jacobi,
ont compar Spinoza un mouni indien. Pour comble
1. Mditations chrtiennes,M. ~Cump. EntreHemmelaphysiqvcs,
2. YoyeB les Lettres surS/>io-a, jmr Jacubi (aLlem.J

ll'eutc,

d'exagration, on est all jusqu' lui attribuer des penses


de renoncement et de mortification toutes chrtiennes, et
par consquent, trs-opposes l'esprit de sa philosophie celle-ci, par exemple
La vie n'est que la mditation de la mort, pense fort bien place dans le Phdon
et dans l'Imitation de Jsus-Christ, mais qu'il serait par
trop trange de rencontrer dans Y Ethique. Aussi bien y
trouve-t-on en termes exprs la maxime diamtralement
oppose
La chose du monde, dit Spinoza ( 4e partie,
Prop. 67), laquelle un homme libre pense le moins, c'est la
mort, et sa sagesse n'ebt point une mditation de la mort, mais
de la vie. Dans un autre passage, Spinoza se plaint qu'on
reprsente aux hommes la vie vertueuse comme une vie
triste et sombre, une vie de privation et d'austrit, o
toute douleur est une grce et toute jouissance un crime:
Pour moi, dit-il, j'estime qu'il est d'un homme sage
d'user des choses de la vie et d'en jouir autant que possible, de la rparer par une nourriture modre et
agrable, de charmer ses sens du parfum et de l'clat
verdoyant des plantes, d'orner mme son^teIHeIlt,de
jouir de la musique, des jeux, des spectacles, et de tous
les divertissements que chacun peut se donner sans
dommage pour personne
Ce ne sont la que des indications de dtail. Si nous
voulons pntrer dans le vritable esprit de la philosophie de Spinoza, interrogeons-en les principes fondamentaux. Nous avons vu que Spinoza part de l'ide de
la substance identique ses yeux avec l'ide de l'tre
en soi et par soi. De cette ide il dduit celle des attributs de la substance. La substance tant l'tre, l'tre

t.

Ethique, partie IV, Prop 43,3,

ScQolie

du Coroll. 2.

absolument infini, pour tre infiniment, doit possder


une infinit de manirps d'tre ou une infinit d'attributs infinis. De ces attributs, l'infirmit humaine n'en
atteint que deux, la pense infinie et l'tendue infinie;
mais ils suffisent pour expliquer toute la nature. En
effet, la mme loi de dveloppement ncessaire qui a
fait sortir de l'tre absolu une infinit d'attributs infinis tire ternellement de chacun de ces attributs
une infinit de modes finis les modes de l'tendue,
c'est ce qu'on appelle les corps; les modes de la pense,
c'est ce qu'on appelle les mes. Voil le systme entier
des existences. La substance et les attributs, c'est, pour
le philosophe,lanaturenaturante; pour le genre humain,
Dieu. La nature nature, ou la nature proprement dite,
c'est la suite infinie des modes de l'tendue divine qui
composent l'univers des corps, dans leur correspondance intime avec la srie infinie et parallle des modes
de la pense divine, qui forment l'univers des mes.
Serrons de prs ces principes de la philosophie de
Spinoza, et demandons-nous quelle est la part prcise
qui est faite ici la ralit de Dieu et celle de la nature.
Au premier aperu on peut s'imaginer que le Dieu de
Spinoza a une existence propre et distincte, qu'il est
une intelligence ayant conscience d'elle-mme, avec une
sorte de personnalit parfaite et infinie; Spinoza, en
effet, lui assigne comme attribut essentiel la pense, et
cette pense est une pense parfaite. Un examen plus
approfondi dissipe cette illusion et fait comprendre le
vrai caractre du Dieu de Spinoza.
La pense, dans l'cole cartsienne, se manifeste sous
deux formes distinctes, l'entendement et la volont. Or,
Dieu a-t-il une volontSpinoza rpond nettement et

rsolument que non. La volont ne saurait appartenir


qu'aux rgions infrieures de la nature en Dieu il ne
peut y avoir qu'un dveloppementncessaire. Dieua-t-il
du moins un entendement?Spinoza ne recule pas plus
sur ce point que sur l'autre. Il dclare expressment
'que l'entendement, mme infini, appartient la nature
nature et non la nature naturante. La pense de
Dieu
considre en soi, est donc une pense non
pense
vide
d'ides,
dveloppe
ides,
encore
une
en
une pense qui s'ignore, en un mot, une pense absolument indtermine. Aussitt que la pense se dtermine et se dploie, aussitt qu'apparaissent ces
dterminations de la pense qu'on appelle des ides,
nous descendons des hauteurs du monde divin nous
tombons dans la rgion de la nature et du temps.
C'est ici qu'on voit l'enchanement intrieur des spculations du philosophe hollandais son systme est un
tissu d'abstractions admirablement combin. Il n'y a
point un Dieu rel, individuel, produisant ternellement
le monde il n'y a .que des ides qui se dduisent les
unes des autres, et toutes d'une ide premire, l'ide de
l'tre en soi. On croit gnralement que Spinoza est pass
sans intermdiaire des attributs de Dieu aux choses de
ce monde, de la pense et de l'tendue infinies aux corps
et aux mes. C'est l, en effet, l'aspect le plus ordinaire et
le plus simple de son systme; mais regardez-y de prs,
vous verrez qu'il n'a point ainsi conu et ne pouvait pas
ainsi concevoir l'conomie et la suite des choses. Entre
les attributs infinis et les modes finis il faut un lien
par exemple, entre la pense absolue, indtermine, sans
conscience, d'une part, et de l'autre, ces ides profondment dtermines et individuelles qu'on appelle des

unies, des intermdiaires sont ncessaires, par cela seul


qu'ils sont possibles. Aussi, le svre logicien, dans plusieurs passages de Y thique trop peu remarqus, reconnat-il expressment des modes ternels et infinis des
attributs de la substance, et au-dessous de ces premiers
modes, une seconde srie de modifications galement
ternelles et infinies. Par exemple, Spinoza admet au-dessous de la pense absolue, entre cette pense et l'univers
des mes, un mode ternel et infini de la pense, qu'il
appelle l'entendement infini ou l'ide de Dieu; et audessous de l'ide de Dieu il reconnat d'autres ides
qui ont le caractre de l'ternit et de l'infinit, qui par
consquent ne sont pas des mes proprement dites,
existences obscures et quivoques, dont la logique lui
impose la ncessit, sans lui permettre d'en dterminer
et d'en claircir la nature. Ainsi le Dieu de Spinoza n'est
pas une intelligence il n'ani personnalit, ni conscience, ni aucun des caractres d'une existence distincte.
C'est peine si l'on peut dire qu'il possde la pense.
La lettre du systme dit cela, l'esprit dit le contraire.
Au fond, dans la doctrine de Spinoza, pour trouver une
existence distincte et prcise, il faut aller jusqu' ces
modes finis o vient se rsoudre le dveloppement de
la substance; au-dessus de l'univers, il n'y a que des

abstractions.
Cette srie d'abstractions gomtriquement enchanes
tonne une espce de pyramide dontle sommet est Dieu;
l'tre
I
c'est--dire
la
substance,
qu'est-ce
Dieu?
mais
que
sans dtermination, l'tre sans activit, sans pense,
l'tre pur, l'tre vide, une abstraction creuse, presque
un pur nom
Voil le dernier mot du systme de Spinoza, interrog

avec svrit, press dans ses dernires consquences;

et l'on s'explique maintenant ce qu'ilyade vrai dans le


prjug vulgaire qui l'accuse d'athisme. Cette accusation n'est pas absolument juste. Spinoza ne veut pas tre
athe; il admet srieusement un premier principe infini
de toutes choses, qui est son Dieu; mais si Spinoza n'est
pas athe, il y a dans son systme une pente qui incline
du ct de l'athisme vers un Dieu abstrait et indtermin qui ressemble fort la ngation de Dieu.
J'accorderai maintenantque la philosophie de Spinoza
se montre quelquefois sous un aspect tout diffrent. Il y
a dans certaines parties de sa doctrine morale et religieuse des teintes assez fortes de mysticisme. Qui croirait que le mme homme qui vient de refuser Dieu la
volont et l'entendement, qui a expressment accept
cette consquence, que l'ide de Dieu n'appartient point
la nature naturante, c'est--dire, pour parler clairement, que Dieu, pris en soi, n'a point l'ide de soimme, qui pourrait croire que Spinoza se prpare
nous dvelopper toute une thorie de l'amour intellectuel, qui semble inspire par Platon et par l'vangile?
Dieu s'aime lui-mme et il aime les hommes; d'un
autre ct, les hommes
qui souvent blasphment
Dieu, ne peuvent s'empcher de le concevoir et de l'aimer. L'amour des hommes pour Dieu est une manation
de l'amour infini que Dieu a pour les hommes. Ces
deux amours se confondent dans un seul et mme amour
qui est le lien des cratures et du Crateur, et comme
une sorte d'embrassement ternel qui les enchane troitement.
La vritable vie, ce n'est pas celle qui se disperse et
s'gare sur les objets de ce monde, c'est celle qui se

rattache .1 Dieu. Par l'amour de Dieu, qui leur est


commun, les hommes s'aiment les uns les autres,
toutes les mes sont surs. Par cet amour, l'me
humaine est heureuse et libre; par lui, elle est immortelleelle est mme ternelle, comme son divin
objet.
Ainsi le mme philosophe qui, tout l'heure, nous
paraissait presque un athe, se montre maintenant nous
comme une sorte de mystique. Que conclure de l? rien
autre chose que la confirmation la plus clatante de la
loi gnrale que nous avons assigne aux dveloppements
du panthisme. Spinoza a accept plus nettement et formul plus exactement qu'aucun autre philosophe le
principe fondamental de l'unit absolue des choses,
de la coexistence ternelle et ncessaire du fini et de l'infini, de la nature et de Dieu. Spinoza est le gnie mme
du panthisme. Mais en mme temps que Spinoza pose
avec une admirable fermet le principe du systme, il
veut en dduire rigoureusement les consquences; il
veut dterminer avec le dernier degr de rigueur et de
prcision la nature du fini, celle de l'infini, celle enfin de
leur rapport. Ici il rencontre une difficult insurmontable, et malgr toute la force de son esprit gomtrique,
malgr toute l'intrpidit et toute la candeur de son me,
il faut qu'il se contredise, il faut qu'il s'engage tour
tour dans deux voies diffrentes, l'une qui rsout toute
ralit dans les tres de la nature, et fait de Dieu une
pure abstraction c'est le panthisme naturaliste, voisin
de l'athisme dans ses dernires consquences -l'autre
qui absorbe tous les tres de ce monde dans la vie divine, et rduit l'me humaine une sorte de rve de
Dieu
c'est le panthisme mystique, qui, pouss ses

derniers excs, jetterait l'imc dans une inerte et passive


contemplation.

reste soumettre notre loi

une dernire
preuve, et pour puiser cette vrification historique
en'la poussant jusqu'aux, ges contemporains, nous allons
montrer le panthisme sortant de l'cole de Kant, au
xmii sicle, comme il tait sorti au \\ue sicle de l'cole
de Descartes, trouvant dans M. Schelling son Malebranche et dans M. Hegel son Spinoza, aboutissant enfin
une dernire fois ses consquences ncessaires avec
M. Schelling, vieillissant et fatigu, une sorte de mysticisme pitisLe; avec les derniers disciples de Hegel,
un naturalisme sans frein et l'athisme le plus audacieux et le plus radical qui ait jamais t.
Comment le panthisme est-il sorti de l'cole de Kant?
comment cette philosophie, si timide son dbut, et
qui semble aboutir au doute par l'excs mme de sa
circonspection, a-t-elle enfant un dogmatisme de la
plus insigne tmrit ? Je crois en savoir la raison c'est
qu'au fond de l'apparent scepticisme de Kant il y a une
ide d'une hardiesse extraordinaire. Des deux lments
dont le rapport et l'harmonie composent la science,
savoir l'esprit humain d'une part, le sujet, et de l'autre
les choses, les tres, l'objet, Kant mdite de supprimer
le second et de rduire la science au premier. carter
jamais l'objectif, comme absolument inaccessible et indterminable, tout rsoudre dans le subjectif, voil son
Il nous

but.
Suivant Kant, ce que nous appelons les lois de la nature, ce sont en ralit les formes de notre intelligence
que nous appliquons aux phnomnes. La grande erreur

des philosophes, c'est de dtacher ces lois de leur vritable principe, qui est l'esprit humain ou le sujet, pour
les transporter dans les choses, pour les objectiver.
Kant aimait rendre sensible l'ide de sa rforme philosophique en la rapprochant de celle que son compatriote
Copernic avait introduite dans l'astronomie. Le vulgaire
croit que les astres tournent autour de la terre, ce qui
ne peut s'accorder avec l'observation exacte des faits.
Changez l'hypothse, faites tourner la terre autour du
soleil, toute contradiction disparat, tout s'explique et
s'claircit. De mme on est accoutum subordonner la
pense l'tre, tandis qu'au vrai c'est l'tre qu'il faut
subordonner et rduire la pense.
Ceci explique le passage du systme de Kant celui
de son premier grand disciple Fichte. Le matre n'avait
pas os aller jusqu'au bout de son systme. Aprs avoir
rduit l'univers, l'me et Dieu de simples ides, il tait
revenu %ur ses pas, essayant de retrouver dans la raison
pratique la force d'objectivit qui manque la raison
pure et de reconstituer sur la base de la consciencemorale
le systme entier des ralits. C'est l aux yeux de
Fichte une faiblesse et une inconsquence. n lui semble
d'ailleurs que le systme dvelopp dans la Critique de
la raison pure manque essentiellement de cette svrit
logique qui est pour lui le caractre de la science.
Le premier mot de Kant, en effet, c'est que rien ne se
produit dans la pense que par suite de l'exprience et
des 2)hnomnes qui frappent nos sens. Or ces phnomnes que l'esprit rencontre et ne produit pas supposent
un principe tranger. Voil ds le dbut une concession norme et qui d'avance ruine tout le systme de
la philosophie critique. Quoit la science a pour infran-

cliissable enceinte l'esprit humain, le sujet, et cependant


il existe autre chose, et la premire condition de la
science est de supposer un objet qu'elle ne connat pas,
qu'elle ne peut atteindre et qui est l'unique origine de
tout! La science dbute donc par hypothse et par une
hypothse contradictoire sa nature la science a son
principe hors d'elle, ou plutt elle n'a pas de principe,
elle n'est pas.
Donner la science un principe, un vrai principe,
c'est--dire un principe absolu, ne reposant que sur soi
et servant de base tout le reste, tel fut le but que se
proposa Fichte et qu'il essaya d'atteindre dans sa Thorie
de la science. Ici, l'idalisme de Kant est embrass dans
toute sa rigueur; plus d'lment objectif suppos arbitrairement, mme titre de simple phnomne. Tout est
svrement dduit du seul terme de la connaissance
qu'admette l'idalisme, savoir le sujet. Le problme pour
Fichte est celui-ci tirer du moi la philosophie tout
entire, et l'audacieux raisonneur prtend donner cette
dduction une rigueur suprieure celle des mathmatiques. L'algbre s'appuie en effet sur la loi de l'identit
qui s'exprime ainsi: a = a. Fichte soutient que cette
loi en suppose une autre, la seule qu'un philosophe ait
le droit d'admettre sans la prouver et la seule aussi
dont il ait besoin moi
moi. C'est sur cette pointe
aigue qu'il prtend faire reposer l'difice entier de l'esprit humain. La nature et Dieu ne sont que des dveloppements du moi. Le moi seul est principe, expliquant
tout, posant tout, crant tout, tant tout. Le moi en effet
suppose le non-moi il se limite soi-mme il n'est soimme qu'en supposant un autre que soi il ne se pose
qu'en s'opposant son contraire, et lui-mme est le lien de

1.

27

cette opposition, la sjnthse de cette antinomie. Si en


effet le moi n'est pour soi-mme qu'en se limitant, cette
facult qu'il de se limiter suppose qu'en soi il est illimit, infini. Il y a donc au-dessus du moi relatif, du
moi divisible, du moi oppos au non-moi, un moi absolu qui enveloppe la nature et l'homme. Ce moi absolu,
c'est Dieu. Voil donc la pense en possession de ses
trois objets essentiels; voil l'homme, la nature et Dieu
dans leurs relations ncessaires, membres d'une mme
pense trois termes, spars la fois et rconcilis;
voil une philosophie digne de ce nom, une science,
une science rigoureuse, dmontre, homogne, partant
d'un principe unique pour en suivre et en puiser
toutes les consquences.
Schelling a commenc sa carrire philosophique par
accepter le systme de Fichte, comme Fichte avait d'abord adopt celui de Kant. Son premier crit, compos
vingt ans, porte ce titre expressif Du moi oomme principe de la philosophie mais il ne tarda pas s'apercevoir
de l'impossibilit absolue de maintenir la philosophie
dans cette troite enceinte o elle touffait. Sur les pas
de Fichte, la philosophie avait perdu la nature; il s'agissait de la reconqurir.
La nature existe en face du moi. Toute tentative pour
dduire la nature du moi, l'objet du sujet, est radicalement impuissante, l'exemple de Fichte l'a prouv. On
ne russirait pas mieux a dduire le sujet de l'objet, le
moi de la nature, la pense de l'tre. Ainsi point d'tre
sans pense, point de pense sans tre, et aucun moyen
de rsoudre la pense dans l'tre ou l'tre dans la pense.
C'est dans ces termes que se posait devant Schelling le
problme philosophique.

On s'explique assez simplement la solution o il fut


conduit. Suivantlui, la pense et l'tre, le sujet et l'objet,
ne peuvent tre la fois irrductibles et insparables,
j s'il n'y a
pas un principe commun de l'un et de l'autre,
principe la fois subjectif et objectif, intelligent et intelligible, source unique de la pense et de l'tre. Ce

principe, ce sujet-objet absolu, comme l'appelle Schilling, est l'ide mre de sa philosophie.
Schelling compare ensemble les deux termes opposs
de la science, l'objet et le sujet, le monde des faits et
le monde des ides, et il trouve que leur opposition
n'est qu'apparente l'identit est au fond. En effet,
la nature a des lois; or une loi, c'est essentiellement
quelque chose d'intellectuel, c'est une ide. La nature
est donc toute pntre d'intelligence. D'un autre ct,
l'humanit a aussi ses lois; elle est libre sans doute, mais
elle n'est pas livre au hasard. Des rgles absolues gouvernent son dveloppement. Il y a donc parent entre
l'humanit et la nature. D'o vient leur distinction? c'est
que la nature obit ses lois sans conscience, tandis que
l'humanit a conscience des siennes. En d'autres termes,
il y a de l'tre dans la pense, de l'idal dans le rel, et
il y a aussi de la pense dans l'tre, du rel dans l'idal.
La diffrence, c'est qu'ici la pense et l l'tre dominent;
mais au fond la pense et l'tre sont insparables. Il y a
donc un principe commun qui se dveloppe tantt sans
conscience et tantt avec conscience de soi-mme. C'est
le Dieu de Schelling.
Nul doute que cette conception de Schelling n'ait son
originalit et ne soit, en un certain sens, une raction
extrme contre la doctrine de Ficlite; mais en un autre
sens elle la continue. Fichte n'admettait-il pas aussi

l'identit absolue des choses? ne rsolvait-il pas l'opposition du moi et du non-moidans un principe suprieur?
Seulement ce principe suprieur, c'tait toujours le moi,
et de l le caractre idaliste et subjectif de tout le systme. Cette identit admise par Fichte, Schelling la gnralise et la transforme. Elle n'est plus pour lui renferme dans cette troite prison du moi; elle est le fond de
toutes choses. On peut dire que Schelling a pris des
mains de Fichte les cadres de sa philosophie; mais, en
les largissant, il leur a donn une ampleur infinie. Il a
fait entrer dans le systme de Fichte la nature exile, il
ya rpandu pleines mains la ralit et la vie.
L'volution de la philosophie allemande ne pouvait
s'arrter Schelling. Le systme de Schelling, en effet,
renfermait bien un principe, mais elle ne fournissait
aucun mo) en de le dvelopper scientifiquement. Qu'avait
fait Schelling? il avait conu l'ensemble des choses
comme la srie successive des formes varies d'un principe identique. Mais comment saisir ce principe? comment atteindre la loi de son dveloppement? comment
la dmontrer? c'est ce que Schelling ne faisait pas.
Pourquoi ce principe se dveloppe-t-il? pourquoi de\ient-il tour tour pesanteur, lumire, activit, conscience? Est-ce l'exprience qu'on le demandera? Mais
l'exprience constate les faits, elle ne les explique pas.
Dira-t-on que le sujet-objet se dveloppe par sa nature?
On demandera quelle est sa nature, et Schelling ne la
dtermine en aucune faon. Quand on le pousse bout,
il dit que le monde est une chute de l'absolu. Mais est-ce
l une solution vraiment scientifique?n'est ce pas plutt
une image dcevante sous laquelle la froide raison ne
trouverien autre chose que la qualit occulte d'un prin-

cipe inconnu? Que de mystres et d'hypothses! et


quoi tout cela sert-il? Otez l'exprience, nul moyen n'apparat de construire rgulirement ou mme d'baucher
la science. Ce fut sans doute sous le poids de cette difficult que Schelling imagina son intuition intellectuelle, facult transcendante qui atteint l'absolu d'une prise immdiate, sans passer par les degrs laborieux de l'analyse et
de la rtlexion; mais qu'est-ce que cette intuition? est-ce
un don naturel de l'esprit humain? est-ce un appel dsespr l'extase des mystiques? Quoi de plus obscur, de
plus arbitraire, de plus incompatible avec les conditions
de la science? videmment la philosophie allemande devait taire un pas de plus ou abandonner son principe. Ce
dernier pas, Hgel le fit; Hgel a cherch, il a cru trouver
une mthode pour construire la science absolue et pour
la dmontrer.
Comment y est-il parvenu? c'est d'abord en poussant
jusqu'au bout le principe de l'identit absolue de la
pense et de l'tre, principe proclam, mais non maintenu par Schelling, et puis en introduisant un principe
entirement nouveau, savoir l'identit des contradictoires.

Schelling avait identifi, la vrit, la pense et l'tre,


seulement dans leur principe premier, savoir Dieu;
au-dessous de Dieu, la pense et l'tre, sans jamais se
sparer, se distinguent. Il y a plus d'tre dans la nature,
il y a plus de pense dans l'homme. S'il en est ainsi,
l'tre et la pense sont deux choses diffrentes, et le principe de l'identit est en dfaut. A la rigueur, en effet, si
l'tre et la pense sont une seule et mme essence, nonseulement la pense doit se trouver partout o est l'tre,
mais elle doit s'y rencontrer dans la mme proportion.

Pourquoi cet quilibre est-il rompu? comment est-ilil


possible qu'il vienne se rompre? pourquoi Dieu est-il
plus dans l'humanit que dans la nature? Question tmraire sans doute, mais laquelle est tenu de rpondre
celui qui ose soutenir que la science absolue est possible l'homme. Or cette question, Schelling ne la rsout pas et ne peut pas la rsoudre. Le voil convaincu
d'inconsquence. Il a proclam le principe de l'identit
de la pense et de l'tre, il l'a dgag du caractre relatif et subjectif qui le dfigurait dans Fichte et dans
Kant, mais il n'a pas os le dvelopper avec rigueur.
Aussi sa philosophie ne s'est-elle soutenue que par des
hypothses ou par des emprunts dguiss qu'il a faits
l'exprience.
Ilgel met sa gloire tre plus consquent et plus
hardi que son devancier, et il prtend tirer du principe
de l'identit ce que Schelling ni aucun philosophe n'a
jamais pu lui faire rendre, une science du dveloppement des choses. La pense et l'tre, ses yeux, c'est
tout un. A quoi bon deux mots pour exprimer une essence unique? Ne disons pas la pense, l'tre, disons
l'ide. L'ide, voil le Dieu de Hgel; le dveloppement de l'ide, voil la ralit la connaissance de ce
dveloppement, voil la science.
Ainsi conue, la science est possible. Elle se rduit,
en effet, dterminer les rapports ncessaires des ides.
Dans la thorie de Schelling, on tait rduit, soit s'appuyer sur l'exprience pour dcrire le mouvement de
l'tre dans la nature, ce qui ne donnait pas une vritable science, ou lcher la bride l'imagination et
prsenter des hypothses dguises sous les beaux
noms de chute de rabsolu et d'intuition intellectuelle. Cela

tenait ce que l'essence du premier principe restait


indtermine, et ce que l'on admettait une distinction
arbitraire entre les objets de la pense et la pense ellemme. Maintenant que nons savons que le premier principe, c'est l'ide, et que la nature et l'humanit ne sont
autre chose que le dveloppement de l'ide, les lois de
l'ide tant connues, la science est faite.
On demandera comment les lois de l'ide peuvent tre
dtermines. Ilgel rpond cette question par sa
logique, qui est la dtermination scientifique des lois
de l'ide. Elles se dduisent toutes d'une loi unique et
fondamentale, la loi de l'identit des contradictoires.
Suivant Hegel, toute pense, tout tre, toute ide renferme une contradiction, et non-seulement cette contradiction existe dans les choses, mais elle les constitue. La
vie est essentiellement la synthse, l'union de deux lments qui tout ensemble s'excluent et s'appellent ncessairement.
Toute ide renferme trois lments, ou, pour employer le langage consacr, trois moments. Vous pouvez
la considrer ou en elle-mme, ou dans son opposition avec l'ide contraire qu'elle renferme ou enfin
dans l'union qui les concilie. Le premier moment est
1 celui de l'ide
en soi, le second celui de l'ide hors de soi,
le troisime enfin, celui de l'ide en soi et pour soi. L'ide
existe d'abord d'une manire simple et immdiate, puis
j elle
se divise et s'oppose elle-mme enfinelle ramne
ses deux membres l'unit.
Trouver dans chaque ide une ide contraire et les
unir dans une troisime ide, opposer la thse l'antithse, et les runir dans la synthse, considrer successivement l'ide en soi, hors de soi et pour soi, telle est

sa mthode constante. L'ide laquelle Ilgel aboutit au


terme de chaque opposition n'est pas autre chose que
l'ide premire, mais vivifie par cette opposition ellemme, d'abstraite devenue concrte, de morte vivante.
Cette mme ide, ainsi transforme traverse une nouvelle opposition, une nom elle contradiction pour en
sortir victorieuse, et ainsi de suite l'infini. depuis
l'ide la plus simple, qui contient le germe de toutes les
autres, jusqu' la plus compose, qui en exprime le plus
complet dveloppement. La chane de ces oppositions,
c'est la science. Elle consiste faire voir l'universelle

identit. Partant d'une ide primitive au plus bas degr


de la pense, elle la retrouvee au fate, et toutes les ides
intermdiaires ne sont toujours que la mme ide qui se
dploie l'infini.
S'il y a un rsultat qui ressort videmment de cette
esquisse de la nouvelle philosophie allemande, un rsultat que personne ne nous contestera, c'est que Schelling et Ilgel sont tous deux panthistes, chacun sa
manire, et que le principe commun de leur panthisme,
c'est la recherche de l'unit absolue de l'existence. O
est maintenant la diffrence entre les deux systmes?
Nous ne voudrions pas l'exagrer pour la ramener d'une
manire violente et artificielle la loi gnrale dont
nous poursuivons la dmonstration historique; mais
est-il possible de nier que le systme de Schelling n'incline souvent en mysticisme, et que celui de Hgel ne
soit entran vers l'extrmit oppose ?P
En fait, il est certain que le mysticisme est sorti de
l'cole de Schelling. Grres, Baader et toute l'cole
de Munich sont l pour en tmoigner; mais prenez le
systme de Schelling en lui-mme, ne rappelle-t-il point

par deux traits essentiels le mysticisme de Plotin et de


Proclus?
Un point capital pour un philosophe comme Schelling,
qui aspire une explication absolue de toutes choses,
1.
et qui traite l'ide d'un Dieu crateur avec un superbe
ddain, c'est de faire comprendre comment et pourquoi
se dveloppe cet tre primitif qu'il appelle le sujet-objet
absolu. Or Schelling n'a jamais donn d'autre explication que celle-ci, savoir, que l'absolu, en vertu de sa nature, subit une sorte de dchance, qui consiste tomber d'un tat d'immobilit, d'unit, d'identit, un tat
de diffrence et de mouvement. Les degrs successifs et
infinis de cette chute ternelle, ce sont les tres. Cette
explication est-elle nouvelle? point du tout; c'est celle
deProclus qui, ne sachant comment expliquer que l'Unit
primitive projett hors d'elle-mme la multiplicit, ne
trouva rien de mieux que d'admettre ce qu'il appelait un
abaissement de l'Unit1.Voil la chute de l'Absolu de
Schelling. Et il ne faut pas croire que Schelling soit le
plagiaire des Alexandrins. Non, il est arriv par le
progrs naturel de sa pense, par le tour particulier
de son esprit, cette trange solution. N'est-il pas
clair d'ailleurs que si la varit et la vie sont une
imperfection, comme le croit Schelling, si par consquent Dieu est absolument destitu de toute dtermination prcise et de tout attribut rel la naissance
du monde ne peut tre qu'une dchance de l'unit Il y a donc une logique secrte qui sert expliquer comment Schelling s'est rencontr sur ce point
capital a\ec les philosophes d'Alexandrie, enivres
1. ')flp?(f, u?effi;. Voyez Proclus, lust. theol.,

ib\d.} 125.

comme lui de l'ide de l'unit absolue de J'existence'.


De mme, l'intuition intellectuelle, tant reproche
Schelling par les disciples de Hgel, n'est pas un trait
accidentel de sa doctrine, ni une imitation de l'extase
alexandrine. Quand on admet que la pense sui conscia
est une pense essentiellement imparfaite, que la pense
parfaite exclut la conscience, que le principe des choses
est un principe inconscient et impersonnel, il faut en
venir dire que la fin suprme et l'idal de la vie humaine, loin d'tre dans l'exercice le plus complet de
l'intelligence et dans le progrs de la personnalit morale, sont au contraire dans le retour de l'me au principe inconscient d'o elle est sortie. Parvenue cet tat,
l'me humaine n'est plus une pense sui conscia, une
personne'; elle se confond avec la pense divine, elle
s'unifie avec elle; nous voil en plein mysticisme.
Le systme de Hegel jette les esprits vers l'extrmit
oppose. Assurment il y aurait de l'injustice taxer
ce puissant et gnreux esprit de matrialisme grossier
et d'athisme formel. Mais en dpit de ses intentions
personnelles, et si lev que puisse tre le caractre de
ses vastes spculations, le fait est que son cole est rapidement devenue une cole d'athisme. Au lieu d'enfanter
des mystiques, tels que Baader et Grres, elle a produit
des matrialistes et des athes, comme Oken et Feuerbach.
A considrer le systme de Ilgel en lui-mme, on
s'explique trop bien cette fcheuse filiation. Le systme
entier des tres est pour Hegel une chane d'ides, et
1. Voyez le dialogue de Sctiellmg intitul Bruno ou du pnneipt divin et
ternel dea choses. Ce dialogue est tout pntr de l'esprit alexandrin.

toutes ces ides sortent, selon une loi rgulire et uniforme, d'une premire ide qui est l'ide de l'tre pur.
Or cette ide de l'tre pur, qui en un sens est d'une fcondit infinie, puisqu'elle engendre toutes les autres,
cette ide qui, ce titre, semble jouer le rle de Dieu,
cette ide est en un autre sens tellement creuse, tellement
pau\re tellement basse que Hgel l'assimile et l'identifie l'ide du nant'. L'tre pur et le nant sont la
fois identiques et opposs, et c'est cette premire identit ou cette premire contradiction qui est le principe
gnrateur de toutes choses. A ce compte, tout commence par l'imperfection, tout va du plus bas degr
de l'trea des degrs de plus en plus levs, jusqu'ce
que l'ide, aprs avoir travers toutes les oppositions,
aprs s'tre faite tour tour espace, temps, lumire,
chaleur, terre, astre, plante, animal, homme, acquire
enfin ce dernier priode de son dveloppement la conscience d'elle-mme et son plus haut point de perfection. La perfection est donc au terme, loin d'tre l'origine, et le vritable Dieu du systme, si on entend par
Dieu l'tre parfait, le vritable Dieu, ce n'est pas l'trenant par o tout commence, c'est l'homme par o
tout finit. Ou pour mieux dire, la perfection et la divinit ne sont nulle part, ni l'origine, ni au milieu, ni
au terme. Il n'y a qu'une gnration ternelle et fatale
d'tres finis et imparfaits, et pour contempler ce spectacle
trange, un animal, plus subtil que les autres, qui spi
1.
par

et le non-tre, dit Hgel, sont les dterminations les plus paiitris,


cela mme qu'elles forment le commencement. 4 Le point essentieldont
il faut bien se pntrer, c'est que ce qui fait le commencement, ce sont ces abshactiona vides (Durfltge, eere Abslraltionen), et que chacune d'elles est aussi \ide
que l' autre.> [Logique, partie I, g 87 et 89, pages 14 et suivantes du tome tl de
la traduction de M. era.j
L'tre

cule et raisonne, et qui, au bout de ses spculations les


plus profondes et de ses raisonnements les plus rigoureux, trouve pour dernier mot de la sagesse l'athisme
absolu.
C'est donc en vain que le panthisme se transforme et
se renouvelle avec les nations et les sicles. En Allemagne comme en France, Alexandrie comme Athnes,
dans l'Europe moderne comme dans l'antique Orient, il
a beau susciter les gnies les plus puissants et les plus
rares, partout il est condamn choisir entre deux alternatives contraires un Dieu qui est tout, qui absorbe
et dvore l'univers et l'humanit, ou un Dieu rduit
l'abstraction de l'tre, c'est--dire un Dieu qui n'est rien.
Il est temps d'aborder le dernier problme que nous
nous sommes propos de rsoudre. Aprs avoir trouv
dans la dtermination exacte de l'essence du panthisme
la loi gnrale de son dveloppement, nous allons chercher dans cette loi elle-mme notre principe de critique et de rfutation.
Il suffirait peut-tre de raisonner ainsi contre les panthistes Vous tes dans une impuissance radicale de
rendre compte de deux grandes vrits parfaitement tablies, savoir d'un ct, la ralit et l'individualit des
tres finis, hautement proclames par l'exprience; de
l'autre, la ralit et la personnalit de Dieu, une des
croyances les plus indestructibles du sens commun. De
ces deux vrits il en est une au moins que vous niez,
selon que votre systme incline au naturalisme

l'athisme, et souvent dans votre effort ardent et strile


pour les embrasser l'une et l'autre, vous les dtruisez
toutes deux.

ou

Je sais ce que les panthistes rpondront ce dilemme,


que je maintiens invincible; ils rpondront par une fin de
non-recevoir. Vous nous opposez, diront-ils, de prtendues vrits qui ne sont que des prjugs. Or la philosophie consiste justement se dpouiller de tout pr-

jug, se

placer au-dessus des apparences, au-dessus


du sens commun vulgaire, dans la rgion des ides pures
o la spculation doit se mouvoir eu toute libert. Le
sens commun est bon respecter dans la vie pratique
l'exprience est sa place dans les recherches d'observation mais pour un vrai philosophe, l'exprience et le
sens commun ne sont pas des autorits.
Si je ne me trompe, cette fin de non-reccvoir ne pa-

ratra lgitime qu'ceux qui n'ont pas assez rflchi sur


les conditions de la science humaine. Il ne suffit point
en effet un systme de mtaphysique, pour se faire accepter, d'tre parfaitement li dans toutes ses parties,
de former un tissu logique dont la trame ne soit brise
en aucun endroit. Un tel systme peut tre une u\re
d'art incomparable, et rester presque sans valeur pour
les srieux esprits qui ne demandent la philosophie
qu'une seule chose, la vrit. C'est ces systmes rguliers
et dcevants que pensait Bacon quand il parlait avec tant
de mpris de ces toiles d'araigne, tenuitate fili atque
operis mirabiks, sed quoad usum frivolas et inanes. Sans
aucun doute, une des conditions d'un systme philosophique digne de ce nom, c'est de n'enfermer aucune contradiction et d'tre en rgle avec la logique; mais il est
une condition bien autrement importante et dcisive
c'est de se mettre d'accord avec la ralit des choses.
On a beau dire qu'un fait ne prouve rien, qu'il n'y a
rien de plus mprisable qu'un fait. Si vous parlez d'un

fait accidentel, d'accord; si vous parlez d'un acte volontaire et individuel, je reconnais que le droit est infiniment au-dessus du fait, que c'est au droit rgler le
fait, non au fait rgler le droit; mais ce n'est pas de
cela qu'il s'agit. Un fait bien tabli, un fait gnral, ne
serait-il qu'un fait, est quelque chose de considrable et
dont tout systme de philosophie doit tenircompte. Jene
dis pas qu'il doive s'enfermer dans les donnes de l'exprience et s'y asservir; je dis que, de si haut qu'il les domine, il est oblig de les reconnatre et de les expliquer.
Ce n'est pas tout on ne peut faire un systme avec
une autre nature que la nature humaine. Or la nature
humaine a ses lois, ses limites, ses besoins, et tout philosophe est oblig de s'accommoder, bon gr mal gr,
ses conditions. S'il y a dans la nature humame une
croyance qui lui soit tellement inhrente qu'elle se retrouve toutes les poques, dans tous les lieux, chez
tous les peuples, il faut que la philosophie compte avec
cette croyance. S'inscrirait-elle en faux contre la conscience du genre humain ? taxerait-elle sa foi naturelle
de prjug et d'illusion? Il faudrait encore qu'elle en
expliqut l'origine et l'universalit.
Si tout systme est assujetti cette double condition, de rendre compte des faits de l'exprience et des
croyances universelles du genre humain, le panthisme
ne peut avoir la prtention de s'y soustraire. Et cependant c'est l le double cueil o il vient toujours se
briser. Aussi, de tout temps, les philosophes panthistes
ont-ils fait profession de mpriser l'exprience. coutez
Parmnide, Plotin, Bruno, Spinoza, Hgel; ils vous diront que les sens sont trompeurs, que le vulgaire, en
les prenant pour guides, se condamne repatre son in-

telligence de pures illusions, qu'il appartient au vrai


philosophe de se dgager des sens et de tout considrer
de l'il de la raison. L'exprience, ajoutent-ils, ne ft-elle
pas trompeuse, que donne-t-elle, aprs tout? les phnomnes et non les causes, les existences et non les essenres, ce qui arrive, ce qui est, et non ce qui doit arriver,
ce qui ne peut pas ne pas tre. Or la philosophie est
essentiellement la connaissance des causes et des essences, la science du pourquoi et du comment de tout, la
contemplation du ncessaire et de l'absolu. Que la raison pure soit donc le flambeau du philosophe et le
conduise, loin du vulgaire et du commerce des sens, dans
les plus profonds mystres de l'origine et de la gnration des tres.
Telle est la prtention commune tous leb panthistes,
et il est fort naturel qu'ils se dfient de l'exprience,
pressentant qu'ils en seront infailliblement condamns. Or de toutes les prtentions la plus vaine, de
toutes les entreprises la plus impuissante, de toutes
les folies la plus trange, ce serait de vouloir se passer absolument de l'exprience. Un seul homme a
tenu un instant cette gageure contre l'impossible; cet
homme est Parmnide. Seul, ce naf et audacieux gnie
osa soutenir jusqu'au bout que le philosophe doit s'enfermer dans la raison pure et dans l'ide de l'tre, et
tenir tout le reste pour rien. La consquence rigoureuse,
c'est que le mouvement, la nature, ne sont pas, et qu'il
n'y a que l'tre absolu, sans attribut, sans diffrence et
sans vie. Fidles leur- principe, Plotin, Spinoza et
Hgel devraient aboutir au mme rsultat, rigoureux

la fois et absurde. J'ose dfier Plotin de sortir de son


unit absolue, Spinoza de faire un seul pas au del de

l'affirmation de la substance, Hegel de rompre le cercle


troit de l'ide absolument indtermine, s'ils n'empruntent l'exprience une de ses donnes, s'ils ne
payent tribut la conscience et aux sens. Plotin voit
dans son unit le principe d'une manation ternelle;
Spinoza dduit de la substance l'attribut, et de l'attribut
le mode. Hegel explique tous les dveloppements de
l'ide par un certain processus intrieur, par un mouvement naturel et ncessaire, soumis une loi trs-simple
et trs-uniforme. C'est merveille; mais quelle source
ces philosophes panthistes ont-ils puis les ides d'manation, d'attribut, de mode, de progrs, de mouvement ? Debonnefoi, n'est-ce pas l'exprience qui a fourni
le type de ces notions? et quel avantage peut-il y avoir
pour un philosophe sincre et srioux, aprs s'tre empar de ces notions indispensables en dissimuler
l'origine ?
Il faut donc que le panthisme en prenne son parti
pas plus que les autres systmes, il ne peut se passer et ne
se passe en effet de l'exprience. Le panthisme ne saurait tre reu rpudier les donnes de la conscience
et des sens. Nier les faits du haut d'un principe, ce
ne serait pas seulement tenter l'impossible et se condamner l'extravagance; ce serait se contredire misrablement, se servir de l'exprience quand elle est
utile et ncessaire, pour la proscrire aussitt qu'elle
devient embarrassante. Une telle situation n'est pas
tenable, et je regarde comme dmontr que raisonner contre le panthisme au nom de l'exprience,
c'est user d'un droit incontestable en soi, et qui plus
est, d'un droit incontestable tout panthiste de bonne
foi.

Et de mme on a beau parler avec un ddain superbe


v des opinions et des prjugs du vulgaire, il faut compter avec le sens commun. Oserait-on dclarer que les
croyances du genre humain ne sont que des superstitions,
ces superstitions ternelles et universelles vaudraient encore la peine d'tre expliques; et la preuve, c'est que les
logiciens les plus hardis du panthisme ont essay de se
mettre d'accord jusqu' un certain point avec les faits
avrs et les opinions reues. C'est en vain qu'ils revendiquent le droit de se drober cette preuve; elle
les sollicite et les attire en dpit d'eux-mmes. Par
exemple, on sait avec quel violent mpris Spinoza
nie le libre arbitre; cela ne l'empche pas de faire d'incroyables efforts pour essayer de l'expliquer. A l'en
croire, chaque modification de l'me humaine drive
d'une modification antrieure, qui a elle-mme sa cause
dans une autre modification, et ainsi de suite l'infini.
Un acte produit un autre acte, un mouvement produit
un autre mouvement, comme un flot pousserait un autre
flot dans un ocan sans limites. Or les modifications de
l'me sont d'une extrme complexit, et parmi elles, les
unes apparaissent clairement la conscience, les autres
sont plus ou moins enveloppes d'obscurit. Qu'arrivet-il maintenant quand je prends tel ou tel parti, quand
je me lve, par exemple, pour aller la promenade?
Diverses causes concourent pour amener cet effet la
disposition de mes organes, l'tat de mon imagination,
le chaud ou le froid, la srnit du ciel, la douceur de
la temprature, etc. Quelques-unes de ces causes sont
connues de moi plus ou moins, et c'est ce que j'appelle
les motifs de mon action d'autres agissent sourdement,
et ce ne sont pas celles qui exercent l'action la moins
28.

dcisive. Ignorant l'influence de ces dernires causes, ne


trouvant pas dans celles que je connais l'explication suffisante de ma dtermination, dispos d'ailleurs m'exagrer ma puissance propre, ravi du sentiment de mon
indpendance et de ma grandeur, je me figure que c'est
moi qui me dtermine par ma propre vertu, indpendamment des motifs,, et cette vertu imaginaire, cette
chimre de ma faiblesse et de jtton'Orguey., je la salue du
nom pompeux de libre arbitre.
Telle est l'ide que Spinoza se forme de la libert humaine telle est l'explication, .coup sr originale et ingnieuse, par laquelle il prtend rendre compte du sentiment du libre arbitre, au nom mme des principes du
fatalisme le plus absolu. Mais tout cet chafaudage croule
devant une observation fort simple emprunte la conscience. Suivant Spinoza, c'est de l'ignorance o nous
gammes des causes diverses qui incluent sur nos dterminations que nat l'illusion du libre Arbitre. Plus nous
ignorons nos dispositions intrieures, plus nous agissons
d'une manire irrflchie, plus s'exalte en nous le sentiment de notr* libert. C'est ainsi que l'enfant et l'hoinm.e
ivre, comme Spinoza se plat le dire, s.ont convaincus
qu'il dpend d'eux uniquement d'accomplir des actes
o ils sont pousss invinciblement par des causes ignores. Si cela est vrai, plus nous descendrons au fond de
nous-mme, plus nous nous rendrons compte des mo^ifg
de notre conduite, plus nous mettrons dje srieux et de
maturit dans nos dlibrations, et plus nous verrons
tomber pice pice le fantme de notre libert. Or
l'exprience donne Spinoza le plus complet dmenti.,
et il suflif. d'avoir constat une seule fois combien est
ferme et lumineux, aprs une dlibraJQn srieuse, ejt

calme, le sentiment de notre libert, pour mettre nu


l'artifice de ce systme.
Voil donc le panthisme, d'une part, forc de reconnatre en fait le tmoignage de la conscience et la foi du
genre humain dans l'existence de la libert morale, et
d'autre part, incapable de rendre raison de cette foi. Or il
est un autre article de la foi du genre humain, non moins
profondment grav dans la conscience et non moips rebelle toutes les explications du panthisme c'est la
croyance universelle une intelligence infinie qui prside
au gouvernement de l'univers. Ici, plus que partout ailleurs, les philosophes panthistes, malgr leur profond
mpris pour le vulgaire et pour ce qu'ils appellent l'anthropomorphisme, sont contraints de courber la tte sous
l'invitable joug des lois de l'esprit humain et des faits de
la conscience. Il n'y a pas une seule grande cole de panthisme qui n'ait expressment reconnu la providence
divine. Les stociens invoquent sans cesse ce nom sacr.
Ils en parlent, nous l'avons vu, dans le langage le plus
expressif et le plus magnifique. Ce monde est pour eux
comme une maison admirablement gouverne o sans
cesse l'oeil du maitxe pntre et surveille tout 'le principe divin, circulant travers le monde, entretient partout la plus exacte conomie et l'quilibre le plus parfait
hutuaque in cunctas dispenst fdera partes.

Plotin a des traits admirables sur le gouvernement moral de l'univers1,et on ne saurait exprimer l'harmonie
Plotin a consacr une grande partie du livre II de sa troisime Ennade la
dmonstration de la divine providence. Voyez en particulier (dans l'excellente
traduction de M. Bamllet, tome II, p. 27) le magmfique et cloquent passage o
lgtin, donnant la parole l'univers, lui fait dire C'est un Dieu qui m'a fait, et de
1

divine des mondes avec plus d'enthousiasme et de posie


que GiordanoBruno'. Gnies plus svres etplus prcis,
Spinoza et Hgel reconnaissent aussi leur manire la
providence divine. Spinoza attribue Dieu la pense
comme une des manires d'tre essentielles de sa nature,
et il va jusqu' reconnatre en Dieu une sorte d'amour
intellectuel qui embrasse et unit tous les tres. Hegel
nous dit que l'esprit divin, aprs tre sorti de soi pour
se rpandre dans la nature, rentre en soi, se connat, se
possde en toute plnitude; et, suivant lui, cette manire
d'entendre Dieu et la cration est parfaitement conforme au spiritualisme chrtien.
Ainsi le dilemme que j'opposais au panthisme au
nom des faits de l'expirience et des croyances du sens
commun subsiste dans toute sa force, malgr la fin de
non-recevoir des panthistes, contredite par leur propre
exemple et par leurs propres aveux.
Si donc,l'heure qu'il est, je n'avais devant moi que
cette famille de panthistes qui dans leur innocente exaltation absorbent la nature et l'homme en Dieu, je me
contenterais de leur dire (en supposant qu'ils voulussent
descendre des hauteurs de l'extase pour prter l'oreille
de simples raisonnements) Votre conclusion est en
contradiction avec vos prmisses. Quel a t votre point
de dpart? la coexistence du fini et de l'infini, de la nature et de Dieu. Vous reconnaissiez donc ce momentrl
qu'il y a une nature, des tres vivants, et parmi ces tres
ses mains je suie sorti accompli, renfermant dans mon sem tous les tres anims,
n'ayant besoin de rien, puisque tout est runi en mru, les plantes, les animaux, la
nature entire des tre engendres, la multitude des d eux et la troupe des dmons,
les me excellentes et les hommes heureui par la vertu.
1. Vojez Bruno, Del in/miio umverso e mondi, dial. 5.
Comp. De tfflmenso, 1, cap. t.

une crature intelligente, ayant conscience d'elle-mme,


se distinguant de tout le reste et disant moi. Or o
aboutissez-vous?a nier le moi, nier la vie, tout rduire l'infini, c'est--dire supprimer un des termes
du problme, une des donnes essentielles de la question.
C'est choquer la fois la logique et le sens commun.
Cette rfutation, je crois, serait pleinement suffisante;
mais voici que je trouve devant moi une tout autre espce
de panthisme, celle qui, loin de tout voir et de tout absorber en Dieu, rduit la divinit l'abstraction de l'tre et
refuse cette divinit prtendue toute existence distincte,
toute conscience d elle-mme et toute personnalit. Or
suffira-t-il de lui dire qu'elle est en contradiction avec ses
prmisses et de la rappeler au respect du sens commun?
J'ai cru longtemps, je l'avoue, que cette rfutation par
l'absurde tait premptoire, et aujourd'hui encore je la
regarde comme fonde en raison mais mesure que j'ai
pntr plus avant dans l'tude du panthisme contemporain, j'ai qu'il ne suffisait pas de lui opposer la croyance
naturelle des hommes un Dieu distinct de l'univers,
un Dieu personnel, et qu'il tait ncessaire d'entrer dans
une analyse plus svre et plus scientifique du problme
religieux, d'attaquer de front ce panthisme naturaliste
qui d'Allemagne a envahi la France et l'Europe depuis
trente annes, et de ruiner de fond en comble sa chimrique thorie du Dieu inconscient et impersonnel.
Ce qui m'avait fait quelque illusion sur la vertu de
mon dilemme, c'est que je ne croyais pas srieusement
possible de mettre en question la personnalit de Dieu.
Ayant reu l'ducation chrtienne, jet ds le commencement de l'ge viril dans un courant d'ides spiritualistes, accoutum vnrer Platon, Descartes, Leibnitz,

comme les matres immortels de la sagesse humaine, je


regardais le principe de la providence divine comme une
sorte de condition priori impose par le sens commun
tout systme de philosophie. Cette illusion tait sans
doute un reste de la navet du premier ge, et il faut
convenir que j'tais fort en arrire de mon temps et de
mon pays; car c'tait dj une doctrine fort rpandue,
ailleurs qu' Berlin et Munich, qu'un Dieu distinct
du monde, un Dieu personnel, un Dieu juge et pre
des hommes, est une superstition. Il fallut un commerce assidu avec les partisans du panthisme, il fallut
surtout l'tude plus approfondie des derniers matres
de l'Allemagne pour m'ouvrir les yeux sur l'tat vrai
de la philosophie contemporaine. Je vis alors que
pousser les panthistes la ngation de la personnalit divine, ce n'tait pas, comme je l'avais cru, les
rfuter par l'absurde car ce sacrifice, que j'estimais
impossible, leur paraissait la chose du monde la plus
aise.
Quoime disaient-ils, vous en tes encore au Dieu
personnel, ce Dieu concentr dans sa perfection solitaire, qui sort un jour, on ne sait pourquoi, de son ternit bienheureuse pour crer l'univers. Quand Ilgel
conseille aux jeunes gens de lire Spinoza, c'est pour les
exercer se dfaire peu peu de l'ide enfantine d'un
Dieu personnel. La pense, dit-il, doit absolument s'lever au niveau du spinozisme avant de monter plus haut
encore. Voulez-vous tre philosophes? commencez par
tre spinozistes, vous ne pouvez rien sans cela. Il faut
avant tout se baigner dans cet ther sublime de la substance unique, universelle et impersonnelle, o l'me se
purifie de toute particularit et rejette tout ce qu'elle

avait cru vrai jusque-l, tout, absolument tout. Il faut


tre arriv cette ngation qui est l'mancipation de
l'esprit'.Relisez donc Spinoza, pntrez-vous de son
ide de la Substance, vous comprendrez alors que la
transports de
personnalit la conscience, le moi
l'homme Dieu, sont autant de contradictions. tre une
personne, tre soi, c'est se distinguer de toute autre personne. Le moi en effet, comme Fichte l'a dmontr, le
moi suppose le non-moi. La personnalit n'existe donc
que par une limite, c'est--dire par une ngation, d'o il
suit que l'tre infini, excluant toute ngation et toute limite, exclut toute personnalit. Pour concevoir Dieu
comme une personne, il faut lui attribuer les formes de
l'activit humaine, la pense, l'amour, la joie, la volont.
Or la pense suppose la varit et la succession des ides;
l'amour n'est pas sans le besoin, la joie sans la tristesse,
la volont sans l'effort, et tout cela suppose la limite,
l'espace, le temps. Un Dieu personnel est donc un Dieu
born, changeant, imparfait. C'est un tre de la mme
espce que l'homme, plus puissant, plus intelligent, si
l'on veut, mais imparfait comme lui et infiniment audessous d'un principe absolu de l'existence.
La personnalit, dit Strauss, est un moi concentr
en lui-mme par opposition un autre moi; l'absolu, au
contraire, est l'infini qui embrasse et contient tout, qui
par consquent n'exclut rien. Une personnalit absolue
est donc un non-sens, une ide absurde. Dieu n'est pas
une personne ct et au-dessus d'autres personnes;
mais il est l'ternel mouvement de l'universel qui ne se
ralise et ne devient objectif que dans le sujet. La pert.

Hgel, Ihsl. lie la Philos., t. III, p. 371 et suit.

sonnalit de Dieu ne doit donc pas tre conue comme


individuelle, mais comme une personnalit totale, universelle [AllpersOnlkhkeit] et au lieu de personnifier
l'absolu, il faut apprendre le concevoir comme se per-

sonnifianta l'infini

Le sens commun dit que Dieu sait tout Le sens


commun a raison, rpond Strauss Dieu est tout sachant,

parce qu'il embrasse toutes les intelligences finies, qui


dans leur ensemble reprsentent tous les degrs possibles
du savoir2. C'est en elles, c'est dans l'homme surtout
que Dieu prend conscience de lui-mme, et voil le sens
de cette potique image d'un panthiste contemporain,
que l'homme est le hros de l'pope ternelle que compose
l'intelligence cleste.
Oserais-je avouer qu'il m'a fallu du temps pour m'habituer ce langage et ces penses, et plus encore pour
discerner clairement le point extrme o elles viennent
aboutir? J'avais vu jusque-l dans le panthisme un effort
impuissant, mais sincre, pour concilier le sentiment
des ralits linies avec l'aspiration de l'hommeers Dieu.
Mon long commerce avec Spinoza ne m'avait pas dtourn de cette opinion, et je m'expliquais ainsi cette
part de christianisme cach et de spiritualit mystique
partout rpandus dans ses crits. On m'assurait d'un
autre ct que Hegel mritait aussi peu que Spinoza l'accusation d'impit et que sa philosophie tait profondment spiritualiste et chrtienne. J'avais pris ces dclarations au srieux, et je me sens port encore penser que
Spinoza et llgel ont t religieux d'intention; mais que
Strauss, Glaubenslelire, t. II, p. 595
2. Ibtd., tome l, page 575.

i.

,24.

peuvent les intentions individuelles contre la marche


logique des ides, surtout quand elle est seconde et
prcipite par l'esprit du temps? Il fallut donc ouvrir
les yeux et reconnatre que le panthisme contemporain,
plac comme tout panthisme entre deux tendances opposes, celle qui va au mysticisme et celle dont l'athisme est le dernier terme, a rsolument pris son parti
et sacrifi la personnalit divine.
Aussi bien dans notre Europe moderne un systme qui
arborerait ouvertement la ngation de l'individualit humaine aurait peine se faire prendre au srieux. Le
sentiment de l'individualit surabonde aujourd'hui et il
s'associe un besoin nergique, non moins oppos au
mysticisme, le besoin d'activit'; je parle de cette activit
qui se dploie en dehors, qui agit sur la nature par l'industrie, sur les hommes par la parole et la pense. Une
soif immense de jouissances terrestres et un besoin puissant d'activit extrieure en tout genre tel me parat
tre, en bien et en mal, le caractre de notre temps. Il
est donc fort naturel que le panthisme mystique de l'cole de Munich ait chou et qu'au contraire le panthisme de Hegel et de Feuerbach ait fait et fasse chaque
jour des progrs.
Nous n'avons donc plus devant nous que cette famille
de panthistes pour qui Dieu n'est autre chose qu'un
principe abstrait dcor du nom d'absolu. L'absolu en
soi est essentiellement indtermin; il n'arrive se connatre, se savoir, prendre conscience de lui-mme qu'aprs avoir travers tous les degrs de la vie, et c'est
l'homme enfin qui est l'tre vritablement parfait. Il y a
dans l'ide de l'tre une dialectique ncessaire qui le
pousse se dvelopper, et de progrs en progrs, d'vo-

I.

29

lution en volution, l'ide se fait homme. Alors seulement Dieu a conscience de soi. En d'autres termes, Dieu,
au lieu d'tre le principe et le crateur, n'est que la dernire consquence.
II faut examiner de prs cette conception qu'on nous
donne comme le dernier effort d'une science nouvelle,
de je ne sais quelle dialectique inome, arme de ses
thses, de ses antithses et de ses synthses, et qui, partant de l'abstraction de l'tre, se flatte d'arriver l'tre
complet en passant par toutes les formes possibles de
l'existence.
La prtention de nos panthistes, quand ils partent de
ce je ne sais quoi qu'ils appellent l'absolu et qui remplit
dans leur systme le rle de Dieu, c'est de prendre leur
point d'appui dans le premier principe de la raison. Je
demande ce qu'ils entendent par l'absolu, et peu importe ici la diffrence des dfinitions et des formules
car ils sont tous d'accord pour reconnatre que cet absolu, pris en soi, n'est pas un principe vivant et dtermin. Ds qu'il se dtermine, ds qu'il vit, il n'est plus
l'absolu pur, il n'est plus soi-mme; il devient un autre
que soi, il devient la nature et l'humanit.
Or tant s'en faut qu'un tel absolu soit le premier
principe de la raison, qu' mon avis lui donner ce rang
et ce caractre, c'est nier la raison mme; car c'est confondre la raison proprement dite, la raison intuitive,
avec ces facults secondaires d'analyse et d'abstraction
qui prsident aux oprations de la raison discursive;
en d'autres termes, c'est substituer l'ide de l'tre
parfait, ide primitive, naturelle, spontane, pleine de
ralit et de vie, le concept abstrait et mort de l'tre
indtermin. Oui sans doute, concevoir l'tre parfait et

absolu, c'est la fonction propre de la raison, et il n'y


a pas une pense de l'esprit, une motion du cur,
un lan de l'imagination, une perception mme des
sens, o cette notion ne soit enveloppe; mais quel en
est le vritable caractre? loin d'tre une ide abstraite
et de reprsenter un objet indtermin elle est de
toutes les ides la plus dtermine et la plus concrte.
Je ne puis contempler l'tre et la vie sous leurs formes
changeantes et imparfaites, voir autour de moi et en
moi-mme briller quelques lueurs d'intelligence, saisir
quelques traces de forue, de beaut, de justice, de joie,
de bonheur, sans concevoir, par del les tres de la
nature visible, une existence premire o la plnitude
de l'intelligence, la beaut accomplie, la possession de
la toute-puissance composent, dans leur harmonieuse
unit, l'ternit d'une vie parfaite.
Rassemblez maintenant ces actes partiels d'une seule
et mme fonction intellectuelle, ces membres diviss
d'une ide toujours prsente au plus profond de la
pense, et vous aurez l'ide de l'tre parfait. Or, je le
demande, est-ce l une ide abstraite, une ide qui
reprsente un objet indtermin? non c'est l'ide concrte par excellence, puisqu'elle reprsente l'tre le
plus rel, non pas l'tre en puissance, mais l'tre en
acte, la plnitude de la perfection, l'accomplissement
de toutes les formes de l'tre et de tous les attributs de
la vie.
Voil le vritable absolu

c'est la perfection sans


doute, mais la perfection dtermine, la perfection vivante. Or il est trs-simple qu'un tel absolu soit un vritable principe vraiment premier et vraiment fcond.
Car n'est-ce point une chose vidente que l'imparfait a

sa raison dans le parfait,

le fini dans l'infini, le relatif


dans l'absolu ? Qu'arrive-t-il, au contraire, dans le systme des panthistes ?
prennent pour principe un

Ils

faux absolu, l'tre indtermin, l'tre

en puissance. Je
dis que ce principe est radicalement strile. Comment
concevoir, en effet, que cet tre indtermin se dtermine, que cet tre en puissance passe l'acte?Cela est
absolument impossible, et il faut ici se donner le spectacle des discordes intrieures de l'cole panthiste en
face de cette impossibilit commune tous ses matres
de faire un pas au del de leur strile absolu.
On sait que Schelling avait pos l'origine des choses
un principe qu'il appelaitl'identique absolu, le sujet-objet.

principe se dtermine, s'objective par sa nature, et se


donne ainsi lui-mme une premire forme qu'il brise
aussitt pour en revtir une autre, jusqu' ce qu'il ait
puis sa puissance d'objectivit et soit entr en pleine
possession de son tre. Ici Hegel arrte son matre et lui
dit Vous tes infidle aux conditions de la science. La
science doit tout expliquer et tout dmontrer. Or vous
dbutez par une hypothse et par une nigme. L'absolu
se divise, dites-vous, l'identique se diffrencie. Qu'est-ce
que l'absolu? qu'est-ce que l'identique? pourquoi et
comment vient-il se diviser, se diffrencier? Le
principe du systme doit tre clair par excellence, puisqu'il doit tout claircir. Or votre principe est inintelligible, et il offusque de ses tnbres le reste du systme.
Puis, comment dcrivez-vous l'volution de l'absolu
dans la nature et dans l'homme? Vous ne dfinissez pas
l'essence de l'absolu et les lois internes de son dveloppement. Comment pourrez-vous voir l'absolu dans les
choses, ne le voyant pas en soi? Il faudra donc recouCe

rir l'exprience

vous sortez de la science absolue.


Nous ne savons pas, en vrit, ce que Schelling pourrait rpondre ces objections. On ne saurait mieux le
mettre en contradiction avec ses propres principes, et
signaler dans son systme les deux choses qui ne
devraient jamais se rencontrer dans une philosophie
toute a priori des mystres inexpliqus, des secours
tirs de l'exprience.
Mais si Hgel triomphe contre Schelling, le matre
n'est pas moins fort contre son disciple. Il faut entendre
Schelling presser de sa vive dialectique les fastueuses
thories qui, entre autres torts, ont eu celui de faire
oublier les siennes. On a prtendu, dit-il, qu'en mtaphysique, il ne fallait rien supposer on m'a reproch
de faire des hypothses. Or par o commence-t-on ?
par une hypothse, la plus trange de toutes, l'hypothse de la notion logique ou de l'ide laquelle on
attribue la facult de se transformer par sa nature en
son contraire, et puis de retourner soi, de redevenii
elle-mme, chose qu'on peut bien penser d'un tre rel,
vivant, mais qu'on ne saurait dire de la simple notion
logique sans la plus absurde des fictions.
Voil, suivant Schelling, une premire supposition
toute gratuite. Cependant le systme se soutient assez
bien tant qu'on reste dans la sphre de la logique pure
o il ne s'agit que de combiner des abstractions; mais
comment passer de l'ide l'tre ? cela est impossible
cela est inconcevable. Par suite, ncessit d'une nouvelle
hypothse, d'une nouvelle absurdit que Schelling relve
avec la plus perante ironie:
quoi L'ide, dit-il, l'ide d'Hegel, on ne sait trop pourennuye peut-tre de son existence purement

20.

logique,
afin

s'avise de se dcomposer dans ses moments,


d'expliquer la cration.
On ne saurait mieux dire, et voil une admirable
revanche de Schelling contre l'infidle et orgueilleux
disciple mais que pensera tout ami dsintress de la
vrit en coutant ces deux illustres adversaires, si
habiles dans l'attaque et si faibles dans la dfense? Il
dira que le passage tant cherch de l'abstrait au rel est
manifestement introuvable aux panthistes.
Etn effet, je leur demandesi ce passage de la puissance l'acte, de l'indiffrence la diffrence, de l'indtermin au dtermin, est un progrs pour l'absolu ou
bien une dcadence. On peut hsiter entre ces deux
alternatives, mais il faut choisir. Tous les panthistes de
l'Allemagne clbrent, d'une voix unanime, l'ide du
progrs interne et ncessaire de l'tre (prozess) comme
l'ide la plus originale de la mtaphysique moderne.
D'un autre ct, Schelling a paru souvent incliner vers
l'ide d'une dcadence primitive. Empruntant aux derniers panthistes de l'cole d'Athnes notamment
Froclue, leur trange doctrine, il a dit que la production
du monde tait une chute de l'absolu.
Il faut avouer que le choix est prilleux entre deux
alternatives si tranges. Quoil l'tre parfait dgnre! il
a pour essence la perfection, et il cesse d'tre parfait1 La
contradiction est palpable; mais, d'un autre ct, comment concevoir que l'tre parfait se perfectionne, que
l'tre accompli reoive un accroissement de ralit?
Certes, il n'y a qu'une ide qui puisse le disputer d'absurdit avec celle de la dcadence de Dieu, c'est l'ide
de son progrs.
On croira peut-tre que je raisonne d'aprs les pr-

jugs tablis, et que je substitue la vieille notion de Dieu,

de l'tre tout parfait, la conception neuve et transcendante de l'absolu?point du tout. Je demande si l'absolu
des panthistes est en soi parfait ou imparfait. S'il est
parfait en soi, il ne peut ni se perfectionner, ni dchoir;
cela est vident. Il faut donc qu'ils avouent que leur absolu est imparfait. Mais alors ils tombent dans un abme
d'absurdits. Selon cette hypothse, en effet, qui est le
dernier mot des panthistes contemporains, tout commence par l'imperfection, et la perfection est au terme.
Mais si l'absolu en soi est imparfait, il n'a pas sa raison
d'tre en soi, il n'a aucune raison d'tre. Supposons qu'il
soit, pourquoi se dveloppe-t-il? autre chose inexplicable
et impossible. L'expdient des panthistes, c'est de dire
qu'il se dveloppe ncessairement; mais ce n'est pas rpondre. Car sur quoi est fonde cette ncessit? Dirontils qu'en fait le monde existe; mais ce fait n'est qu'un
fait, qui ne peut fonder une ncessite absolue. Cette ne-.
cessit est donc purement gratuite. Non-seulement on
ne conoit pas que l'absolu se dveloppe, mais on com~
coit trs-clairement qu'il ne peut pas se dvelopper,
parce qu'il est impossible que l'imperfection ~oit un
principe, impossible que le parfait sorte de l'imparfait.
Il faut donc en venir a dire avec Hgel qu'il est ncessaire
que ce qui est contradictoire se <aMe, que le nfmt devienne Petre, que le zro devienne ~origine de l'unit et
des nombres. Le rien produisant le tout, l'abaur.de en
soi devenu ncessaire et charge d'expliquer et d'claireir
tous les mystres de l'existence, <voiIA .la denuefe limite
que le panthisme devait toucher.
'Nous croyons avoir prouv que l'absolu des panihiaites

est un faux absolu, que leur Dieu impersonnel est un


faux Dieu, une chimre strile de l'abstraction. coutons maintenant leurs objections contre la personnalit
divine, et pour les prsenter dans toute leur force, donnons un instant la parole nos adversaires
Vous venez bien tard, nous disent-ils, pour opposer
au Dieu de Spinoza le Dieu des vieilles thodices. O
Leibnitz a cliou, bien superbe serait celui qui se flatterait de russir. C'en est fait, il faut laisser dans les
abmes du pass le Dieu personnel, le Dieu qui cre par
hasard ou par bont, l'artiste solitaire et capricieux qui
sort un jour de son repos et se complat dans son ouvrage. Pieuses croyances, toueliants symboles, nous le
voulons bien, mais s'il faut parler net, pures superstitions. Or, en fait de superstitions, les plus naves sont
les meilleures. Vous aurez beau raffiner; vous ne ferez
autre chose que dpouiller les superstitions populaires
de leur prestige et de leur posie en voulant leur imposer les formes svres de la scienc'
Ouvrez les yeux sur ce qui se passe dans le monde
depuis trois sicles la science a dtruit pour jamais la
distinction de Dieu et de l'univers. Dieu, c'est l'univers
rattach son principe ternel; l'univers, c'est Dieu vivant, c'est l'volution de la vie divine. Voil ce que dit
la science; le reste est une affaire d'imagination et de

sentiment.
Convenez-en de bonne foi. Votre Dieu personnel est
un tre dtermin, particulier, plus puissant et plus intelligent que les hommes, mais de la mmc espce, en
un mot, un homme idalis. 11 a conscience, il dit
moi. Mais avoir conscience, dire moi, c'est attester

une existence particulire, qui se distingue de tout ce


qui n'est pas elle, qui se concentre en soi et prend possession de son individualit. Votre Dieu est un individu c'est quelqu'un ou quelque chose; ce n'est pas
l'tre, l'tre infini, l'tre absolu, l'tre des tres, celui
qui est, celui en qui nous avons tous l'tre, la vie et le
mouvement. Vous vous reprsentez une superbe idole
qui habite les hauteurs du ciel, mais par l mme vous
la bornez un sjour; en vain vous la chargez de dons
brillants et d'attributs magnifiques, elle n'est encore
qu'un misrable jouet d'enfant au prix de l'tre infini qui n'a d'autre lieu que l'immensit, d'autre dure
que l'ternit, qui enferme en soi, loin d'y tre enferm,
l'espace et le temps, qui n'est comparable rien, ne ressemble rien, ne se distingue de rien, enveloppe et
contient tout. Voil Dieu, le Dieu de la raison virile et
de la science libre et affranchie.
Discutons srieusement. On vous propose ce dilemme ou votre Dieu est conu comme crant hors de
soi l'univers, et cette hypothse est grosse de mille contradictions ou votre Dieu cre l'univers en soi, et alors
l'univers, c'est lui-mme, c'est sa vie, et vous voil
avec nous.
Autre alternative, autre forme du mme raisonnement
si vous voulez concevoir Dieu comme vivant en
soi et se suffisant pleinement soi-mme, vous serez
forc de dire que l'uvre de la cration est un accident,
un hasard, un caprice sans importance, ou bien, si vous
reconnaissez qu'une telle faon de concevoir les choses
est purile et absurde, il faudra rattacher la cration
au crateur; il faudra confesser que Dieu conoit et
aime ternellement le monde, et alors la cration est

ternelle, ft alors elle fait partie de Dieu, tant sa


manifestation ncessaire; et vous voill encore avec
nous.
Dcidez-vous choisir
car entre le Dieu de la
superstition et le Dieu de la science, il n'y a pas de
milieu.
Faut-il raisonner en forme pour tablir que cette
ide du Dieu personne!, sortant de la sphre de son tre
pour se manifester au dehors, crant par tel ou tel motif
un monde qu'il aurait pu ne pas crer, est une ide antiscientifique ? Mais s'il y a quelque chose de clair au
monde, c'est qu'un tre qui agit hors de soi est un tre
fini; car, s'il tait vrsimcBt infini, il n'y aurait rien hors
de lui de rel, ni de possible. L'action exerce hors de
soi, ou, comme dit l'cole, l'action transitive est le fait
d'une cause qui dpasse l'enceinte de son tre propre
pour agir sur un terme extrieur, comme un sculpteur
qui taille un bloc de marbre. Ferez-vous de votre Dieu
un artiste agissant sur la matire chaotique pour la faonner son gr? apparemment non. Vous tes trop
philosophe pour ne pas renvoyer le chaos la mythologie. Soit, mais prenez-y garde le Nous d'Anaxagore,
imprimant un mouvement rgulier la masse inerte des
parties similaires, le Dmiourgos de Platon, dposant au
sein de la matire l'empreinte lumineuse des ides du
beau et du bien, la doctrine mme d'Aristote, plus profonde et plus scientifique, je veux dire celle d'un monde
ternel qui se meut en vertu de son aspiration secrte
vers un Dieu solitaire et heureux qui attire tous les tres
et qui les ignore, tout cela n'est gure plus de notre
temps que la thogonie d'Hsiode.
de
< Il vous faut donc dire que Dieu n'a pas besoin

matire pour former le monde, qu'illui suffit de cette


matire idale qui n'est autre chose que le monde ternellement conu par sa pense. Eh bien admettons
cela. Vous ajournez la diincult, vous ne l'tez pas.
Vous dplacez un peu l'obstacle qui retombe sur vous
de tout son poids. Dieu, dites-vous, pense ternellement le monde; mais qu'est-ce que le monde? autre
chose que Dieu. Voil justement la difficult, voil la
pierre d'achoppement o vous vous brisez. Il n'est
pas plus possible Dieu de penser que de faire autre,
chose que lui, parce que hors de lui il n'y a rien.
Nous dirons volontiers qu'il est crateur, qu'il est
cause; entendez cause absolue, cause immanente, et non
pas cause transitive. Il cre le monde au dedans de lui
et ds lors il ne faut plus sparer le crateur et la crature car la crature, c'est le crateur lui-mme considr dans son action ternelle et ncessaire. Otez le
monde, il ne reste qu'une abstraction, l'tre en soi, l'tre
en puissance. Dans le vrai, l'tre en puissance passe
l'acte l'tre universel devient successivement tous les
tres particuliers qui ne sont que les moments de sa vie,
les formes inpuisables de son essence. Rien n'est spar
tous les tres sont les actes d'un seul et mme
principe, et composent un seul et mme tissu harmonieux qui est la vie divine.
Mais vous, comment, je vous prie, passerez-vous de
l'ide de votre Dieu personnel celle de l'univers? vous
contenterez-vous de cette pense enfantine que Dieu
s'est avis un jour de crer le monde? Mais si Dieu est
complet sans le monde, si Dieu it en soi d'une vie parfaite, d'une \ie heureuse, si Dieu n'a besoin que de soi,
pourquoi Dieu sortira-t-il de lui-mme? Il vous faut

avouer alors que l'acte crateur est en Dieu quelque


chose de miraculeux, de fortuit. Si vous ne dites pas quel
d'une
c'est un miracle, si vous ne dites pas que c'est l'acteindin
libert absolue, si vous ne dites pas que Dieu est
rent la cration, que l'tre et le non-tre des cratures
sont identiques ses yeux, que la cration n'ajoute rien
sa flicit, sa perfection, si vous ne dites pas cela, si,
press par les lois de la science vous essayez de rattacher l'effet sa cause par quelque relation intelligible,
ilvous faudra dire que Dieu cre par amour ou par devoir. Mais, sans parler de ce qu'il y a de visiblement -bumain dans ces images, ne voyez-vous pas que si Dieu
aime, il ne peut pas ne pas tre priv de ce qu'il aime,
que si crer est mieux que de ne crer pas, Dieu ne peut
pas ne pas obir sa sagesse qui lui montre le mieux,
sa saintet qui lui dfend le mal? Et alors le monde est
ncessaire Dieu, soit comme objet d'amour, soit comme
devoir accompli et alors Dieu sans le monde est un
Dieu incomplet, un Dieu auquel il manque quelque
chose d'essentiel, une puissance sans effet, une cause
sans action, une sagesse sans objet, un amour sans effusion, et alors le monde est aussi ncessaire Dieu que
Dieu est ncessaire au monde. Sans Dieu point de
monde, sans monde point de Dieu. Dieu et le monde se
compltent et se ralisent l'un par l'autre. Plus de Dieu
personnel, de Dieu vivant en soi, de Dieu distinct de
l'univers; la place de ce fantme, le vrai Dieu, le Dieu
qui n'est pas telle chose ou telle personne, mais le principe impersonnel et universel de toutes les personnes et
de toutes les choses, le Dieu qui n'habite pas le ciel, mais
l'Eternel,
les
habitent,
l'Immense,
cieux
la
et
terre
que
l'tnuni, l'Absolu, l'tre des tres.
1

Sous les formes spcieuses decette argumentation, il


est ais de dmler trois objections fondamentales que
nous allons discuter successivement.
La premire est celle-ci
Dieu est l'tre absolu
et infini, par consquent l'tre qui n'enferme en son

essence aucune limite, aucune ngation, aucune dtermination. Donc la conception d'un Dieu distinct et
dtermin est contradictoire.
videmment toute la force de cette objection est dans
ce principe invoqu comme un axiome par les panthistes anciens et modernes Omnis determinationegatio
est. Or rien de plus arbitraire et de plus faux que ce
prtendu axiome. Il tire son origine de la confusion de
deux choses minemment diffrentes, savoir: les limites
d'un tre et ses caractres dterminants et constitutifs.
Je suis un tre intelligent et mon intelligence est limite. La possession de l'intelligence, voil le caractre
de mon tre, voil ce qui me distingue de l'tre brut la
limitation de mon intelligence, qui ne peut voir qu'un
petit nombre de vents la fois, voil ma limite,
voil ce qui me distingue de l'tre absolu, de l'intelligence parfaite qui voit toutes les vrits d'un seul coup
d'il.
Ce qui fait mon imperfection, ce n'est pas certes que
je sois intelligent l au contraire est la force, la beaut,
la dignit de mon tre. Ce qui fait ma faiblesse et mon
nant, c'est que cette intelligence est enferme dans un
cercle troit. Ainsi en tant qu'intelligent, j'ai de l'tre,
j'ai de la perfection; en tant que je ne suis intelligent
que dans certaines limites, je tiens du nant, je suis imparfait.
M suit de cette analyse trs-simple que la dtermi-

nation et la ngation, loin d'tre identiques, dinerent


entre elles comme l'tre et le nant. Selon qu'un tre
a plus ou moins de dterminations, de qualits, de caractres spcifiques, il occupe un rang plus ou moins lev
dans l'chelle des existences. Ainsi, mesure que vous
supprimiez les qualits et les dterminations, vous descendez de l'animal au vgtal, du vgtal l'tre brut;
mesure au contraire que la nature des tres se complique, MMure que les corps s'enrichissent d'organes
et de fonctions nouvelles, que les facults intellectuelles
et morales commencent se dployer, qu'aux sens grossiers viennent se joindre des sens plus dlicats, la sensation la mmoire, la mmoire l'imagination, puis les
facults suprieures, le raisonnement, la raison et la
volont, vous montez de plus en plus vers l'homme,
l'tre le plus compliqu, le plus dtermin et le plus parfait de la cration.
Si l'homme venait perdre l'intelligence, je demande
s'il gagnerait en perfection; apparemment non, et cependant il aurait une dtermination de moins. Remarquez-vous que le progrs de la vie humaine, depuis l'enfance jusqu' la pleine virilit, consiste dans l'indtermination de plus en plus grande de ses facults?mais
c'est justement le contraire; se perfectionner, pour
l'homme, c'est dptoyer et accroitre ses facults, c'est
aller de la puissance l'acte. Quel est donc l'tre le'
moins rel, l'tre le moins tre pour ainsi dire? c'est
l'tre le plus indtermin; et par consquent quel est
l'tre le plus rel, le plus tre, le plus parfait? c'estl'tre
le plus dtermin. En ce sens, Dieu est ]f seul tre absohmient dtermin. Car dans tout tre uni, comme il
y a toujours des puissances imparfaites qui tendent se

dvelopper d'une manire indfinie, il y a par l mme


quelque chose d'intermin. Dieu seul, l'tre complet,
l'tre en qui toutes les puissances sont actualises,
chappe par sa perfection mme tout progrs, tout dveloppement, toute indtermination. S'imaginerait-on
par hasard que les dterminations diverses se limitent et
se contrarient? pure illusion. Est-ce qne l'intelligence
empche la libert? est-ce que l'amour du beau touffe
l'amour du bien?est-ce que la vrit, la beaut, la flicit se font obstacle l'une l'autre ? N'est-il pas clair au
contraire que ce sont choses profondment analogues
et harmonieuses, qui, loin de s'exclure, s'appellent rciproquement, vont partout de conserve chez les meilleurs tres de l'univers, et quand on les conoit dans
leur plnitude et leur harmonie ternelles, constituent
l'unit vivante de Dieu?
Maintenant j'coute nos panthistes. Ils nous disent
l'absolu exclut toutes bornes, par consquent toute dtermination. Je rponds l'absolu n'a pas de limites,
il est vrai, c'est--dire que son tre et tout ce qui est en
lui, tout cela est plein, complet, exempt de toutes bornes mais bien loin que les dterminations limitent son
tre, elles le caractrisent et le constituent.
Toute dtermination, disent ils, u'implique-t-elle pas
relation ?
Point du tout. Si vous appelez dtermination ce qui dans les tres imparfaits tient leur limitation
originaire, par exemple leur dure, leur figure matrielle, leur distance, je conviens que ces dterminations
sont relatives, et que concevoir une dure absolue, une
tendue absolue, une distance absolue, sont des ides
contradictoires; mais b'il s'agit des caractres intrinsques, des qualits constitutives des tres, par exemple

de la pense, de l'activit, il n'y a rien l qui implique


une limite, une borne, rien par consquent qui rpugnelanaturede l'absolu.Quoi! dira un panthiste,
l'absolu n'est-il pas un, et la pense n'implique-t-ellc
pas diversit ne suppose-t-elle pas la diffrence du sujet
qui pense et de l'objet pens, sans parler de plusieurs
autres conditions? Je rponds vous confondez l'unit
relle de Dieu avec l'unit abstraite de votre absolu
imaginaire. Sans doute, la pense, la pense vivante, la
pense relle, implique la diffrence du sujet et de l'objet. A ce titre, il y a varit dans la pense divine; mais
cette varit n'exclut pas l'unit. Car en Dieu le sujet et
l'objet sont identiques. Un tre parfait qui se pense luimme n'est pas sans doute un de l'unit de l'abstraction.
Il vit, il se replie sur soi; il y a en lui une sorte de mouvement tout spirituel mais cette conscience que l'tre
parfait a de soi-mme, cette contemplation dont il
jouit ne supposant aucune sparation entre le sujet
et l'objet, aucune disproportion, aucun intervalle, aucun effort, il n'y a rien l de contraire la plus rigou-

reuse unit.
Les panthistes insistent vous convenez, disent-ils,
que la condition essentielle de la pense, c'est la distinction du sujet et de l'objet; le sujet se pose d'un ct
comme moi pensant, et il s'oppose l'objet qu'il pense.
Il suivrait de l, dans votre systme, que l'absolu
chappe l'esprit humain; car l'esprit humain pensant l'absolu se pose en dehors de lui, titre de
sujet, et le pose en face de soi, a titre d'objet. Par
conviens que penser Dieu,
lj, il dtruit l'absolu.
pour l'homme, c'est se distinguer de lui; mais se
distinguer n'est pas se sparer. Je pense Dieu comme

-Je

autre que moi; ce n'est pas le penser comme fini, comme


limit par moi, comme relatif moi. Je pense Dieu
comme autre que moi, mais comme raison de mon tre
je me distingue de lui, mais je m'y rattache du mme
coup. En un mot, penser Dieu comme autre que moi,
c'est le penser comme dtermin, non comme limit;
toute la question est l
Vous me direz que Schelling a dmontr l'absurdit
d'une pareille intuition; qu'il a parfaitement tabli que
la notion de l'absolu sous la condition de la conscience
est une contradiction, et que le seul moyen de connaitre
l'absolu, c'est de s'absorber en lui. Je vous abandonne
l'intuition intellectuelle de Schelling et je reconnais volontiers que son absolu indtermin est en contradiction
avec la loi fondamentale de la pense et de l'tre il est
impensable l'esprit humain et soi-mme; il est absurde. Mais c'est l l'absolu de l'abstraction; ce n'est
pas l'absolu dtermin, l'absolu vivant, l'intelligence, la
vrit, la conscience ternoHe de la pense
La seconde objection des panthistes est fonde sur
leur fameuse thse de l'immanence, si populaire au del

du Rhin. Pour tre cause de l'univers, disent-ils, il faut


iMmanen~.
la
soit
la
<MtM!M
Dieu
cause
ou cause
en
que
Point de milieu car dire que Dieu ne forme pas l'unide'
(
forme
soi,
dire
qu'il
le
dedans
c'est
au
vers hors de
soi. Or Dieu ne forme pas l'univers hors de soi, puisque
hors dR Dieu, hors de l'absolu et de l'infini, rien ne peut
exister, ni tre conu, ces mots mmes hors de Dieu tant
contradictoires. Donc Dieu forme le monde au dedans
de soi; donc il l'engendre de sa propre substance, il
l'anime de sa propre vie, en un mot, il en est la cause

ternellement et ncessairement en acte, cause non


spare de ses effets, se ralisant par ses effets mmes,
en un mot cause immanente Deus CMM'tNK rcm~ causa
tMManMM, dit Spinoza, non vero transiens.
Voil le raisonnement dcisif, victorieux, triomphant.
Eh bienje dirai ceux qni s'en contentent qu'ils sont
dupes dela plus trange illusion. Que font-ils, en effet?
Ils regardent les choses de ce monde, les choses de
l'espace et du temps, et considrant les forces qui s'y
rencontrent, leurs relations diverses et leurs divers
modes d'activit, ils choisissent une de ces relations, un
de ces modes, puis ils prtendent l'imposer au crateur
de l'uni'vers. Comme si l'activit absolue pouvait 6trc
assujettie aux conditions des activits finies comme si
les relations des choses finies entre elles taient comparables la relation du fini avec FinnHChose trange,
ces panthistes qui reprochent leurs adversaires d'hirmaniser Dieu tombent dans l'anthropomorphisme, et
oit les philosophes de l'absolu pris en flagrant dlit de
superstition.
JI suffit pour le prouver de montrer comment le spectacle de l'imperfection des causes relatives nous lve
l'ide de la cause absolue et cratrice. Enchaine par
les sens ce monde matriel, la raison ne saisit d'abord
les causes que'dans leur action la plus sensible et la plus
grossire, l'action d'une force sur un objet tranger.
Un fleuve coule; il entralne 'ma barque avec lui. Une
branche d'arbre traverse mon chemin je la brise ou la
dtourne. Je puis faire plus voici un morceau d'argile,
je le ptris et lui donne la forme qui me convient. Toute
l'industrie humaine est l. James Watt, avec de la houille
et de l'eau, produit une source inpuisable de mouve-

Michel-Ange tire son Mose d'un bloc de granit.


Voil la cause transitive.
Mais si puissante qu'elle soit, elle ne peut agir qu'avec
le secours d'une matire trangre.'Sans marbre et sans
ciseau, point de Miche!-Ange. t! y a des causes dont
l'nergie a quelque chose de plus intime et de plus profond. Elles sont fcondes sans sortir N'ettes-mmes un
'} grain de bl germe, un ~Mne tend ses rameaux, une
neur s'panouit. Spectacle admirable, et cependant ce
n'est encore qu'un dveloppement grossier et matriel.
Je conois des votutions d'un ordre 'tout autrement
relev une pense de gnie germe et ~e dploie dans
un esprit suprieur; Newton conoit le systme du
monde. Voil la cause immanente, et certes, cette fcondit toute spirituelle d'une intelligence qui ne semble
relever que d'eie-meme est bien en effet le type le plus
sublime d'activit que l'univers et l'homme puissent
nous fournir.
S'ensuit-il que nous ayons puise toutes les formes
possibles d'activit, et qu'il faine choisir l'une d'elles
pour l'attribuer l'tre infini?videmment non. 'L'acti
vite immanente, produisant son CMtvre au dedans de soi,
est sans doute suprieure l ~activit transitive, et je
conviens aisment qn< concevoir ~Dieu comme une force
rduite imprimer le-mouvement des corpuscules indpendants et ternels, c'est reculer jusqu'au temps
d'Anaxagore. De mme, se reprsenter Dieu comme un
habile architecte, comme un grand artiste, embellissant la matire par l'empreinte de ses ides, c'est encore un symbole infiniment dfectueux. Mais ne voyezvous pas que les formes de l'activit immanente, quoique
d'un genre suprieur ne sont, elles aussi, que des
ment

formes imparfaites qui ne se peuvent transporter dans


l'tre absolu?
Un grain de bl est une merveille, soit mais il lui
faut de la lumire, de l'eau et de l'air. II se dveloppe,
cela est vrai, mais en vertu d'une force qui ne lui appartient pas en propre, et condition de trouver autour de
lui des moyens de dveloppement. Newton lui-mme
est sujet mille conditions extrieures. Il lui faut le
monde contempler et un instrument de calcul manier. Figurez-vous un esprit pur, un ange, spculant sur des ides abstraites, ces ides luiviennent de
plus haut. Sans elles, il ne peut rien. L'activit immanente, telle que nous la saisissons dans l'univers, n'est
donc pas indpendante de conditions extrieures. Mais
allons au fond des choses y a-t-il rien de plus contraire
l'ide de perfection que l'ide d'un tre qui se dveloppe, d'un germe qui fait effort pour s'panouir? Voil
l'illusion des panthistes. Ils ne voient pas qu'assimiler
Dieu aux activits immanentes de l'univers, c'est faire
de lui un tre qui se dveloppe, par consquent un tre
imparfait; c'est tomber infiniment au-dessous de Dieu.
Agir au dedans de soi, agir au dehors de soi, ce sont
l les modes de l'activit finie. Le langage ici est singulirement expressif. Au dehors, au dedans, ces mots
supposent des tres finis, borns dans l'espace, dans Je
temps, bien plus, dans les conditions radicales de leur
existence. Mais Dieu, c'est l'tre infini, parfait, accompli.
Rien de fini n'est donc proprement en dehors, ni au
dedans de lui. Le monde n'est pas hors de Dieu, et
il n'est pas non plus au dedans de Dieu, l'tre imparfait et l'tre parfait ne souffrant aucune relation de
monde
c'est
accompli;
le
t'tre
Dieu,
c'est
genre.
ce

!'etre envoie de dveloppement. Dieu est dans l'ternit,


le monde est dans le temps. Est-ce qu'on peut concevoir
que le temps soit en dehors de l'ternit, ou au dedans
d'elle? double absurdit. Tel sicle est en dehors de tel
autre sicle, le prcde ou le continue. Telle journe
enferme au dedans de soi un certain nombre d'heures
qui composent sa dure totale mais le temps ne fait
pas suite l'ternit les moments du temps ne composent pas l'ternit. Le temps n'est donc ni en dehors
ni en dedans de l'ternit et cependant il y a sa raison
d'tre.
De mme l'tre imparfait, l'tre qui se dveloppe, n'est
proprement ni en dehors, ni au dedans de l'tre parfait
ternellement dvelopp. Il ne le continue pas; il n'en
est pas non plus le dveloppement interne, et cependant
il y a sa raison d'tre, relation unique, relation incomparable, relation mystrieuse, j'en conviens, mais relation certaine et dmontre.
C'est ici que les panthistes m'attendent. Expliquezvous, diront-ils, sur cette relation. Vous la reconnaissez
mystrieuse pour ne pas avouer qu'elle est inintelligible
Contradictoire, je le nie inintelliet contradictoire.
gible, c'est une question. Mais d'abord, o est la contradiction, je vous prie? elle consiste, selon vous, poser
Dieu comme un tre accompli, embrassant toutes les
puissances de l'tre et admettre outre Dieu autre
chose. Autre chose que l'tre absolu et parfait, cela ne
peut ni exister, ni tre conu. Je rponds qu'il y aurait
l contradiction, si l'tre imparfait tait pos comme
une extension, un prolongement de l'tre parfait. Mais
point du tout. Letemps n'est pas un prolongement de
l'ternit, l'espace n'est pas un prolongement de l'im-

mensit, la pense finie qui se dploie n'est pas un prolongement de la pense infinie ternellement dploye.
Et cela mme nous aide peut-tre, sinon comprendre,
au moins entrevoir le rapport de ces deux termes. Car
je conois clairement que le temps manifeste et exprime
l'ternit. Un philosophe a dit que le temps est l'image
MoAt7e de l'ternit, et cette pense profonde, passant
des philosophes aux potes, s'est faite accessible au sens
commun.
Rien n'est plus sublime, rien aussi n'est plus familier
que cette opposition et cette harmonie de l'ternit et
du temps. C'est l'opposition et l'harmonie de la terre et
du ciel des choses humaines et des choses divines.
Tout le monde conoit que le temps est autre chose que
l'ternit, que le temps n'est pas et ne peut pas tre un
prolongement de l'ternit infinie, ni un dveloppement
de l'ternit immobile. Et cependant le temps existe,
outre l'ternit; le temps a dans l'ternit sa raison
d'tre, et l'ternit a dans le temps son image. De mme,
l'tendue avec la varit infinie de ses formes et de ses
mouvements exprime l'immensit de l'immobile et invisible Crateur. En gnpal, la vie de la nature et celle de
l'homme, je veux dire l'effort de l'tre pour sentir, pour
penser, pour jouir, pour monter sans cesse vers une
forme d'existence plus large et plus pure exprime et
manifeste la vie divine, je veux dire la pleine possession
de l'tre au sein de la pense, de l'amour, de la joie, de
la flicit.
Vous tes dupe d'une mtaphore, diront les panthistes. Vous remplacez le mot inintelligible de cration
par les mots d'expression, de manifestation, qui vous
semblent plus clairs; mais ils ne sont clairs qu'appliqus

l'homme. L'homme exprime sa pense, il parle; il parle


pour se faire entendre. La parole supposedonc deux interlocuteurs au moins, et entre eux un moyen matriel d'expression.
Je rponds qu'il y a, outre la parole mat-

rielle et sensible, une parole intrieure dont nous trouvons quelque trace en notre pense. C'est ce discours
spirituel que je me reprsente en Dieu. ternellement il
voit le temps, l'espace, l'univers. Il voit dans le temps
l'expression de son ternit; dans l'espace, l'expression
de son immensit, dans l'univers, l'expression de toutes
les puissances communicables de son tre inut)i, et il se
complat dans cette image et il la ralise par un acte
d'amour clair par ~a sagesse et ser\ipar la toute-puisIl la ralise
comment, s'il vous plat?
sance.
J'avoue humblement que je l'ignore, et direvrai, il ne
m'en cote pas d'avouer mon ignorance sur le comment
de la cration quand je songe que tant d'autres comment beaucoup plus rapprochs de moi, le comment de
l'union de l'me et du corps, le comment de la communication du plus simple mouvement, me laissent dans
une ignorance invincible.
Voil donc un nouveau mystre dans la science hu/maine des choses divines, un mystre, j'en conviens,
mais pas une contradiction.

et

Aprs cette discussion sur le point capital de la question, je ne m'arrterai pas longtemps la dernire objection des panthistes qui n'est qu'une dimcu'.t secondaire. Votre Dieu crateur, nous disent-ils, e.t-i.' cj'a.
teur par accident ou par nature, par caprice ou par
ncessite?Vous rejetez une cration fortuite, accidentelle vous ne voulez pas de cette libert d'indiffrence

qui fait du voulo'r d \in l'arbitre capricieux du bien et


du mal, du beau et, du laid, et qui se rduit diviniser
le hasard sous le nom de libert divine. C'est fort
bien; mais alors l'acte crateur a sa raison danh la nature de Dieu; il est ncessaire comme Dieu mme. On
ne peut concevoir l'activit cratrice sansl'acte crateur,
ni l'acte crateur sans son effet, les cratures activit
.cratrice, acte crateur. cration tout cela forme un
.ensemble indivisible, et vous arrivez cette conclusion
-qu'il n'y a pas de distinction relle entre Dieu et l'univers, entre l'infini et le fini, l'univers n'tant que Dieu
considr dans sa vie, comme Dieu n'est que l'univers
considr dans son unit.
Ma rponse sera trs-simple et trs-courte alors mme
que l'univers serait la manifestation naturelle et ncessaire de Dieu, cela ne signifierait pas qu'il en ft le dveloppement des yeux s~perciels ne verront l qu'une
nuance entre deux mots; mais il y a l'infini entre les
deux conceptions. D'une part, un Dieu parfait, complet,
personnel, qui se suffit, qui ne fait qu'exprimer sa
perfection en crant le monde, mais qui, si l'on supprime le monde, reste tout entier. De l'autre, un Dieu
qui est tout en puissance et rien eu acte, un germe
qui se dveloppe et ne se ralise qu'en se dveloppant un Dieu qui, abstraction faite du monde, se rduit une virtualit pure, une simple possibilit. Voil~
une premire distinction capitale entre te vrai Dieu et
la chimre des panthistes. Mais outre C(.la, quand je
dis que l'acte crateur est une express', naturelle et
ncessaire de la vie divine, il ne s'agit point ici d'une
ncessit aveugle, d'une ncessit absolue, de cette ncessit du panthisme qui fait que le germe' primitif des

choses se dveloppe sans le savoir et sans le vouloir


pour se raliser dans la nature et l'humanit; il s'agit
d'une ncessit toute morale, toute de convenance,
d'une ncessit fonde sur la sagesse et l'amour, de la
sainte ncessit d'un tre infaillible, impeccable, qui ne
peut mal faire, et qui ds lors fait ncessairement tout
ce qu'il fait.
Au surplus, qu'il y ait de la diuicult comprendrE
comment, au sein de l'acte crateur, l'amour existe sans
le besoin, et la libert sans la possibilit morale de faire
autrement, ce ue serait pas tre philosophe que de le
contester. Mais encore une fois, s'il est vrai quenotre~
doctrine doive se rsigner de graves difficults, nous
avons prouv que le panthisme aboutit des impossibilits absolues et de formelles contradictions.
Et maintenant, si, prenantnotretourl'onensiYC.nous
transportons le dbat de la question des choses daines
sur celle des choses humaines, les panthistes s'y dfendront-ils avec plus d'avantage? Apres avoir sacrifi
la personnalit divine, auront-ils au moins cette compensation d'tablir la personnalit humaine dans la plnitude de ses droits?
C'est la prtention avoue des hgliens de donner une
explication satisfaisante de la personnalit humaine et
d'tre mme en communion intime avec la tradition
morale de l'humanit. Or voyons ce qui constitue la
personnalit humaine. Qu'est-ce qui fait que l'homme
n'est pas une chose, mais une personne, qu'il s'attribue
un rang part au milieu des tres de la cration, qu'ilil
poursuit uu idal infini et aspire l'immortalit? c'est
que l'homme se sent libre et responsable de sa destine.

H s'incline devant

l'ordre comme devant une loi sacre;


il reconnat des obligations absolues et des droits inviolables. Tandis que les autres tres de l'univers se dveloppent fatalement suivant des lois qu'ils ignorent et
qu'ils ne peuvent modifier, l'homme entrevoit l'ordre
universel et se met librement en harmonie ou en lutte
un'
lui.
la
rgne
le
fait;
Dans
l'homme
nature
habite
avec
monde suprieur o rgne le droit. Responsable de sa
destine, l'homme voit en Dieu son juge. Soumis l'preuve du travail et de la douleur, il implore un consolateur et un appui. Anim d'un amour immense pour la
vrit, la beaut, la perfection en tout genre, et ne pouvaut le satisfaire qu'imparfaitement dans sa condition
terrestre, il regarde le ciel il dsire, il espre une vie
venir. Sa pense quitte la terre, s'lance dans l'infini et
y jouit d'un avant-got de cleste flicit. C'est ainsi que
l'homme s'lve de la rgion de la fatalit celle de la
libert et de la justice, et que la morale le conduit la
religion.
H n'y pas de vrits plus simples, il n'y en a pas de
plus troitementlies.Pointdelibert,plusdedroit,plus
de justice, plus de vie future, plus d'esprance en Dieu,
plus de religion.
Rendons encore une fois justice aux panthistes ils ne
repoussent pas de gaiet de cur ces vrits saintes; ils.
font des eubrts sincres pour les introduire dans leur
systme. Mais par la, s'ils ont droit au respect, ils donnent
prise la logique, l'impitoyable logique qui ne tient aucun compte des intentions. Recueillons d'abord leurs
aveux. Spinoza inscrit sur son livre ce nom sacr Morale. Le dernier but de sa philosophie, c'est, ce qu'il
assure, la libert de l'homme. Il afirme, que dis-je? il

dmontre gomtriquement l'immortalit de l'me, et


termine son systme par une thorie de l'amour divin.
Hgel n'apas des intentions moins leves, ni un langage
moins spcieux. Il faut l'entendre parler de la religion
C'est la rgion o toutes les nigmes de la vie et toutes
les contradictions de la pense trouvent leur solution,
o s'apaisent toutes les douleurs du sentiment, la rgion
de l'ternelle vrit, de la paix ternelle. L coule le
fleuve du Lth, o l'me boit l'oubli de tous les maux;
l toutes les obscurits du temps se dissipent la clart
de

l'infini s

Hgel se flatte d'avoir exprim le vrai sens du christianisme et concili a jamais la religion et la philosophie.
En effet, suivant lui, le fond commun de toute philosophie et de toute religion, c'est l'ide du Verbe fait chair,
de l'Homme-Dieu; en d'autres termes, c'est l'identit de
l'esprit humain et de l'esprit universel, ou encore, c'est
l'esprit universel prenant conscience de lui-mme dans
l'esprit humain. Voil pour Ilgel le titre vrai de la personnalit humaine; voil la source vive de la morale et
de la religion. Je ne mets pas en doute la sincrit et
l'lvation d'me de Hgel, pas plus que son gnie; mais
j'ai le droit de lui dire que ces mots libert, responsabilit, devoir, droit, immortalit, adoration, religion,
n'ont aucun sens dans son systme, et que, pour leur
donner un sens, il faut des miracles de subtilit et de
prodigieux raffinements.
L'ide mre du panthisme, c'est l'ide d'un principe
indtermin qui se dtermine selon une loi ncessaire

t.

Hegel, Leons

tome XI.

sur la f~t/MOj~Me de la

re~m~

~res complets,

pour devenir successivement toutes choses. La ncessit


absolue est l'origine, au milieu et au terme. Nature

brute, nature vivante, nature spirituelle, individus et


socit, lois, croyances, murs, institutions, elle gouverne, elle domine tout. Chez Spinoza, cette ncessit
revt la forme gomtrique. Il croit qu'un brin d'herbe
qui plie, un empire puissant qui tombe, tout cela est
aussi ncessaire que cette proposition les trois angles
d'un triangle galent deux droits. Hgel a imagin une
autre ncessit, qu'il appelle dialectique. Toutestsoumis,
suivant lui, la loi de l'identit absolue des contradictoires. L'tre et le nant, l'in&net le fini, le beau et le
laid, le bien et le mal, la vie et la mort, sont d'abord
envelopps confusment dans un premier terme; ils se
sparent dans le second pour se rejoindre dans le troisime. Voil le rhythme uniforme de l'ide, voiU la loi
souveraine de la cration.
Que cette thorie soit plus ou moins originale, peu
importe. Il suffit que, pour Ilgel comme pour Spinoza,
l'volution de l'homme soit sujette aussi bien que celle
de la pierre une absolue ncessit. Et certes il faut
avoir une rare puissance de se tromper soi-mme pour
ne pas voir qu'un tel systme dtruit la racine de la vie
morale et religieuse. Quoiles actions de ma vie se droulent comme les anneaux d'une chane de fer, et je me
croirais responsable Ce qu'on appelle Dieu, ce n'est
autre chose que la loi dialectique, et j'adorerais cette loi,
mme quand elle me brise et m'engloutit! Je ne suis
qu'une forme ncessaire de l'tre, destine tre remplace par une autre, et j'esprerais une vie venir 1 Et
puis on me dit que Dieu, c'est moi-mme, et que je dois
trouver mon bonheur me sentir Dieu. Quoi1 je souffre,

et je suis Dieu)L'trange Dieu que


voil! et comment ne pas dire avec Pascal 0 )'co/os!sje dois mourir,
simo eroe!

Mais prenons cette thorie au srieux, s'il est possible.


Dieu, dites-vous, prend conscience de lui-mme dans
l'homme. Ainsi Dieu en soi n'a pas conscience de soi,
mais il prend conscience de soi dans un autre voil qui

est trange, surtout quand cet autre n'est pas un individu, mais des millions d'individus, les uns morts, les
autres vivants, les autres natre, qui ne se connaissent
pas et sont spars par les espaces et par les sicles. O
est l'unit de cette conscience ? Qu'est-ce qu'une conscience qui se divise et se brise en mille morceaux,
une conscience qui se fait avec le temps et qui n'est
jamais faite, qui se cherche toujours et jamais ne se
trouve? Moi qui vous parle, je ne suis donc pas Dieu,
je ne suis qu'un fragment de cette existence indfinie.
C'est me dire, en un langage obscur et bizarre, une chose
trs-simple et assez connue, savoir, que l'homme n'est
qu'une forme ncessaire de l'tre universel, comme cet
arbre, comme ce caillou, comme ce ruisseau, avec cette
seule diffrence que l'homme croit tre libre sans l'tre
en effet, qu'il pense la mort avec la certitude de mourir
tout entier, et qu'il ne lui reste plus, dans cet excs de
misre, qu'a se persuader un moment qu'il est Dieu pour
se consoler de tout.
Les grands panthistes sont des esprits trop pntrants
pour n'avoir pas aperu ces contradictions. Aussi que
font-ils? ils retirent d'une main ce qu'ils donnent de
l'autre. Spinoza reconnat la libert, mais il l'appelle
une libre ncessit, et c'est aussi le sentiment de Hgel
L'homme moral, dit-il, a conscience de son action
<.

comme de quelque chose de ncessaire, et par l seulement il est vraiment libre


Mme accord trange entre Spinoza et Hgel sur la
distinction du bien et du mal ils commencent par la
reconnattre, et un peu aprs ils la nient. Tous deux
aussi nous assurent que l'me est immortelle, et puis ils
rduisent cette immortalit la conscience que nous
avons d'tre une forme ternellement ncessaire de l'tre
absolu. Libert sans responsabilit, morale sans devoirs,
immortalit sans conscience, folle idoltrie de soi-mme,
voil les conclusions pratiques du panthisme, voil ce
qu'il fait de la personnalit humaine.
En deux mots, le panthisme contemporain, forc de
choisir entre un mysticisme extravagant que repoussent
tous les instincts bons et mauvais de notre temps et la
tendance contraire, se dcide pour celle-ci et sacrifie
rsolument la personnalit de Dieu dans l'espoir de faire
l'homme la plus belle part. Qu'arrive-t-il ? il dtruit la
personnalit humaine. Tant il est vrai ce mot profond
d'un spiritualiste contemporain2 Deux ptes de toute
science humaine, la personne moi, d'o tout part, la
personne Dieu, o tout aboutit.
). M~e),

Encyclopedie, add au

M.

2. Mdiue de Duau

FIN.

TABLE DES MATIRES

EXposmox.
I.LAPLRSONNEDESptNOZA.

PREMIRE PARTIE

II.

gi.LAMTHOCEDESptNOZA.

SPiNOZA.
DfCC.

~IDE
III.

FONDAMENTALE

DC

LA

PHiLOSOPHiE

iV.DELANAT)]REDEDtEU.

13

t'tendtiadeDteu.

M
M
4!)

DetaPensedeD'eu.
S3.DehLibortfide!))eu.

M
8l
M

DEVELOPPEMEMTCEDiEU.

71

V. Du

VI.

PK

DE L'EXISTENCE DE

1.
2.

De

DES MOCES ETEitNELS ET INFtNIS DE

D)EU.

85

VU. DE L'UNIVERS BESCOnPS.DEL'nmYEKSDEStitES.

COBPS.
gl.Del'Universdeserpa.
DE

L'UNION DES AMUS ET DES

91

t'umversdesame!

103

Y)H.THEORtEDEL'AMEHUMA)NE.

123

2.

De

3.DoI'unMndes&mesctdescorps.

l.Thoriedet'EntendemenL.

2.

IX.

Thoriedo)a.Vtont<!o))dc'; Passions.

MottAt.EDESptNOZA.

l.Duhbreaibitre.
BuBienetduMa).

2.

m
Ma

l~
US

no
162

3.De l'amour de

4.

Do

Dieu.167
l'dmc.

t'immottaht de

177

X.LA!iEHGC\'DESp)NOZA.
XI.

POLITIQUE DE

SECONnE PAUTIE
I. OfttGES

188

SPINOZA.201
<

22i(

R'TtQUE

DU SYSThME DE SPINOZA.

LAPH!LOSOPHinDE

SES mrPONTa AVCC

DESCARTES./'f.
1.

218

H.OBJECTiO'<9CONTRELEPANTHE[SM)!t)ESftfOZA.

in. RcFUTATfONGENERALLDUPANTHUSME.2G2

rau5.pr.t.t![n~fr<n.U.nu~,30.

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