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Literature Et Esclavage

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L E S P R I T D E S L E T T R E S

collection dirige par Michel Delon


Littrature et esclavage

Sous la direction de Sarga Moussa

Avant-Propos de Jean Ehrard

DITIONS DESJONQURES
7

SOMMAIRE

AVANT-PROPOS, Jean EHRARD 11

INTRODUCTION, Sarga MOUSSA 13

I. FICTIONS ET PHILOSOPHIE DES LUMIRES

Carminella BIONDI, DOroonoko dAphra Behn Zoflora ou la


bonne ngresse de Picquenard. Mtamorphose de lhrone
noire dans le roman franais du XVIIIe sicle 29
Michael ODEA, Quentend-on par esclavage au XVIIIe sicle ?
Voltaire, Rousseau, Diderot 39
Sarga M OUSSA, La chane de lesclavage dans les Lettres
persanes 50
Rachel D ANON, Les tensions dans Zimo de Saint-Lambert :
apologie du droit de rsistance ou dun esclavage visage
humain ? 61

II. LESCLAVAGE ENTRE EN SCNE

Martial P OIRSON, Lautre regard sur lesclavage : les captifs


blancs chrtiens en terre dIslam dans le thtre franais
(XVIIe-XVIIIe sicles) 77
Barbara T. COOPER, La reprsentation du commerce triangu-
laire dans La Traite des Noirs, drame de 1835 99
Olivier BARA, Figures desclaves lopra. Du Code noir
LAfricaine dEugne Scribe (1842-1865), les contradic-
tions de limaginaire libral 110

III. LA VOIX DES ESCLAVES

Daniel LANON, Polyphonie en absence : la voix des esclaves


africains dgypte 127
Roger LITTLE, Pirouettes sur labme : rflexions sur labsence
en franais de rcits autobiographiques desclaves noirs 142
Frdric REGARD, Noire et femme, la voix de la dmocratie: de la
zoologie la subjectivation politique dans The History of Mary
Prince 154
Frank ESTELMANN, Rimes dchanes : luvre potique de
Juan Francisco Manzano et son traducteur Victor
Schlcher 166

IV. PERSPECTIVES POSTCOLONIALES

Anne D ROMART, Imprialisme et individualisme : la question


de lesclavage chez Daniel Defoe 193
Klaus BENESCH, Le langage des gestes. Noirceur et modernit
dans Billy Budd de Melville 205
Doris K ADISH, La construction du pre abolitionniste : Isaac
Louverture et Germaine de Stal 219

V. UN NOUVEAU HROS ROMANTIQUE

Grard GENGEMBRE, Bug-Jargal, roman noir 230


Sarah M OMBERT, Georges dAlexandre Dumas. Esclavage et
mtissage romantiques 238
Corinne SAMINADAYAR-PERRIN, Lpouse et lesclave : lpi-
sode de Zeynab dans le Voyage en Orient de Nerval 251
Pierre M ICHEL, Black is beautiful. Lamartine et Toussaint
Louverture 270

VI. LE COMBAT ABOLITIONNISTE

Franoise SYLVOS, Les marrons bourbonnais, hros du courant


abolitionniste 287
Marie-Laure AURENCHE, Le combat pour faire cesser la traite
et abolir lesclavage : de la Socit de la Morale chrtienne
(1822-1834) la Socit franaise pour labolition de les -
clavage (1834-1848) 301
Franois SPECQ, Who aint a slave ? : esclavage et rhtorique
de lmancipation dans la littrature de la Renaissance
amricaine 318
Sarah AL-MATARY, Un antiesclavagisme mondain ? Littrature
de sociabilit et proslytisme politique dans El
Abolicionista de Madrid (1872-1876) 330

VII. VOYAGEURS FRANAIS


EN AMRIQUE ET EN ORIENT

Marie-Claude SCHAPIRA, G. de Beaumont, Marie ou lescla -


vage aux tats-Unis : la servitude en dmocratie 347
Michle F ONTANA, Lesclavage selon Paul Bourget ou de
lusage de la littrature. Outre-Mer, notes sur lAmrique,
1895 361
Stphanie DORD-CROUSL, De lesclavage selon Flaubert 371

VIII. APRS LESCLAVAGE

Judith MISRAHI-BARAK, Postrits anglophones et francopho-


nes des rcits desclaves : regards vers le XXe et le XXIe
sicles 386

BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE SLECTIVE 397

LISTE DES AUTEURS 401


AVANT-PROPOS

JEAN EHRARD

Souffrance, dignit, rvolte : la belle figure de femme noire


enchane, emprunte Carpeaux, qui ornait dramatiquement le
programme du colloque lyonnais de juin 2009 tait propre stimu-
ler les changes dune rencontre des plus intressantes. Voici au
crdit de son organisateur, Sarga Moussa (UMR LIRE), un mrite
supplmentaire : russir en publier trs rapidement les Actes. La
quasi totalit des vingt-six communications runies dans le prsent
volume, et prcdes dune substantielle introduction de lditeur
scientifique, rpondent exactement au titre : Littrature et esclavage.
XVIIIe XIXe sicles. Une seulement scarte de cette approche litt-
raire, mais cest pour voquer laction militante abolitionniste de
lpoque romantique : qui se plaindra de voir les uvres littraires
ainsi replaces dans leur contexte ? Au reste, qui jugerait quarticles
de presse ou essais politiques ne relvent pas, peu ou prou, de la
littrature ?
Si ce volume possde donc une forte unit thmatique, il est
galement riche dune incontestable diversit. Diversit dabord
gographique : prs des deux tiers des contributions portent sur la litt-
rature franaise, mais le monde littraire anglo-saxon est bien repr-
sent, et le monde hispanique Cuba, Madrid nest pas oubli.
Diversit chronologique aussi, puisque par del le choix, indiscutable-
ment heureux, dassocier XVIIIe et XIXe sicles, reprsents dans la
proportion de un trois, le dernier texte conduit le lecteur jusquaux
XXe et XXIe. Diversit des formes dexpression : rcits de voyages,
rcits autobiographiques, posie, fictions romanesques ou dramati-
ques. Diversit enfin des auteurs tudis, des plus illustres
Montesquieu, Voltaire, Diderot, Hugo, Lamartine, Nerval, Flaubert,
Melville aux plus obscurs : qui lit aujourdhui le thtre de Nicolas
Boindin ? Qui connat les crits du Runionais Timagne Houat ?
parcourir, feuilleter, prendre et reprendre les actes du colloque
de Lyon le lecteur sera dautant moins menac par lennui que
parcours et rencontres ne manqueront pas de lui poser nombre de
questions. Lune delles est du reste lobjet dune contribution spci-
12 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

fique qui apporte aussi des lments de rponse : pourquoi nexiste-


t-il pas en franais, sauf en traduction, dautobiographie connue
dancien esclave, alors quil en apparat en anglais ds les annes
1780 ? On peut aussi sinterroger, comme nous y invite Sarga
Moussa, sur le dcalage chronologique, propos de lesclavage,
entre tudes littraires et recherche historique : jy verrais pour ma
part une raison de saluer le caractre pionnier du colloque de Lyon.
Mais si le retard de lapproche littraire sur lapproche historique est
vident, il nest pas considrable : de lordre de vingt trente ans
peut-tre. Longtemps le thme de lesclavage colonial, comme la
question coloniale dans ses aspects ngatifs, est demeur la marge
des proccupations des historiens. La raret des tudes, tradition
ancienne rompue seulement de nos jours, ne contraste-t-elle pas
avec la relative abondance de la production littraire que le prsent
volume met en vidence ? On pourrait soutenir que mme par les
uvres les plus plates et les plus conformistes la littrature a rempli
pendant plus de deux sicles sa mission sinon de conscience critique,
du moins de mauvaise conscience de la socit.
Un mot encore. Sarga Moussa est un rcidiviste. Quelques
annes avant le colloque de 2009 il en avait organis un autre, non
moins remarquable, dont les Actes ont t publis en 2003
(LHarmattan) : Lide de race dans les sciences humaines et la
littrature (XVIIIe et XIXe sicles). Si dcousu ou sinueux quil
paraisse, le cheminement intellectuel dun chercheur a toujours sa
logique, sa ncessit interne. Je ne sais comment S. Moussa est pass
de la race lesclavage colonial. Jai principalement retenu du
livre de 2003 que lide de race est au XVIIIe sicle trop peu
consistante, trop peu univoque pour que lon ait pu fonder sur elle
quelque anthropologie raciste prtention scientifique. Le sicle des
Lumires (faut-il le regretter ?) na pas eu son Gobineau. Ce nest
pas que tout racisme lui soit tranger : cette poque comme
malheureusement toutes les autres il est facile de dceler des traces
de racisme ordinaire, non thoris, mais simplement fait de peur et
de mpris de lAutre. Encore faut-il noter avec les historiens dau-
jourdhui que le prjug de supriorit raciale sur les coloniss est
probablement la consquence de leur asservissement, non la cause
de celui-ci. Il y a l matire rflexion : sachons gr Sarga Moussa
et toute lquipe de lUMR LIRE de nous avoir donn en peu
dannes deux ouvrages dont Montesquieu ou Voltaire diraient
quils pensent et font penser.

Jean EHRARD.
INTRODUCTION

SARGA MOUSSA

Les historiens ont dj consacr de nombreux travaux la question


de lesclavage1. Les littraires, en revanche, sont en retard, du moins en
France2. Les actes du colloque Littrature et esclavage (XVIIIe-XIXe
sicles) , lequel sest tenu lInstitut des Sciences de lHomme de
Lyon, du 18 au 20 juin 20093, voudraient contribuer combler cette
lacune. En ralit, le chantier est immense, et cet ouvrage souhaite
ouvrir le dbat sur la reprsentation littraire de lesclavage, principa-
lement en France, mais aussi, titre de comparaisons ponctuelles, dans
les littratures francophone, anglaise, espagnole, amricaine et
cubaine. La priode retenue (deux sicles incluant les Lumires et le
Romantisme) concide avec celle de lexpansion des empires coloniaux
(fonds en partie sur la traite ngrire), mais aussi avec celle des
combats pour labolition de la traite (interdite en 1815) et de lescla-
vage (aboli en 1794, mais rtabli par Bonaparte en 1802), avec celle de
la rvolte des esclaves de Saint-Domingue (aujourdhui Hati), qui
conduisit la proclamation dindpendance de lle (1804), enfin avec
celle de labolition dfinitive de lesclavage dans les colonies franai-
ses, en 1848. Autant dire que la littrature de lpoque sinscrit, ds le
XVIIIe sicle, dans une srie de tensions, entre racialisme et univer-
salisme, entre ethnocentrisme et relativisme culturel, entre strotypie
et mise en cause de celle-ci, etc.
Les tudes postcoloniales peuvent apporter un clairage utile sur
ces questions, quelles ont contribu mettre lhonneur. On
demande parfois, avec une feinte candeur, le sens du prfixe post
dans postcolonialisme, alors quil sagit dtudier des auteurs ou des
uvres renvoyant lpoque de la colonisation. Cest souvent une
faon de ne pas entendre la justification (quon peut videmment,
ensuite, rfuter) donne depuis longtemps par la critique postcolo-
niale elle-mme : il sagit prcisment de dpasser le type de vision
gnr par une priode (coloniale, impriale) o le discours domi-
nant tait marqu par des schmas de pense eurocentriques ou
ethnocentriques4. Il est vrai quaujourdhui, cette dimension tempo-
relle est passe au second plan, pour laisser place un questionne-
ment idologique plus gnral (sur les rapports de force, sur le lien
14 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

entre centre et priphrie, sur des discours dconstruire , etc.).


Sinscrire dans une perspective postcoloniale cest nanmoins affir-
mer clairement son appartenance un prsent au nom duquel il
parat possible de porter un regard dmythifiant sur des images, des
clichs, des mythologies, renvoyant des phnomnes historiques
encore insuffisamment pris en compte, comme, prcisment, le
thme de lesclavage dans la littrature.
Certes, une telle approche peut courir le risque de porter des
jugements de valeur anachroniques, ou encore de faire de la littra-
ture le simple vhicule passif dun discours dit dominant. Mais il ne
faudrait pas sous-estimer les dbats qui ont travers la thorie post-
coloniale elle-mme. Edward Sad, dont on rduit trop souvent la
production Orientalism (1978) ouvrage, il est vrai, fondamental
et fondateur, par la polmique vritablement mondiale quil a
dclenche5 , a fait voluer sa propre grille de lecture en introdui-
sant, dans Culture and Imperialism (1993) 6, la notion de rsis-
tance cest--dire la capacit de telle ou telle culture dite
domine ne pas se conformer aux schmas de pense dits domi-
nants : ctait ouvrir la possibilit, dans un espace partag (ce qui
ne veut pas dire sans hirarchie ni conflit), auquel renvoie par
exemple lapparition de lesclavage comme thme littraire, dint-
grer une vision plus dynamique, voire dialogique , qui ne fige pas
la figure de lesclave dans une reprsentation systmatiquement
dprciative.
Sil est vrai que lesclave est traditionnellement victime dun
double discrdit, la fois parce quil serait suspect de ltre, selon la
formule dAristote, par nature7 (ce qui constituera pour certains,
jusquau XIXe sicle, un argument en faveur de lesclavage), mais
aussi parce que le prjug contre les Noirs, depuis la Bible, fait de
ceux-ci les descendants de Cham, dont le fils, Canaan, fut maudit
parce que son pre avait vu No, ivre, en tat de nudit (Gense, 9,
20-27), lesclave, donc, fait lobjet dune figuration littraire
nouvelle une progressive hrosation dans un certain nombre de
textes de fiction, depuis la fin du XVIIe sicle, avec le personnage
dOroonoko8, point de dpart anglais dune srie davatars, dans la
littrature franaise du XVIIIe sicle, quexamine Carminella
Biondi, du prince noir (dont les traits sont cependant passable-
ment blanchis ) jusqu Zoflora ou la bonne ngresse (1800) de
Picquenard. Il nest pas difficile de dceler, dans ce type dcrits de
la fin des Lumires, une part importante dethnocentrisme, en parti-
culier avec le personnage du bon Ngre , bon parce quil est
fidle son matre, dont on voudrait quil soit lui-mme bon ,
INTRODUCTION 15

cest--dire pas trop cruel : bon esclave, bon colon, ce sont, videm-
ment, les deux faces (reposant sur lide de paternalisme) dune
mme mdaille. Pourtant, comme le montre Rachel Danon, dans son
tude sur le court rcit Zimo (1769) de Saint-Lambert, ce sont les
tensions entre diffrents discours qui frappent aujourdhui,
tensions, par exemple, entre la condamnation thorique des injusti-
ces de lesclavage et lacceptation de fait de ce systme une fois
rform, voire la tentation de prsenter au lecteur une image exoti-
que dune plantation idyllique .
Rousseau, de son ct, condamne clairement la traite et lescla-
vage (comment pourrait-il en tre autrement lorsquon se place du
point de vue de la loi naturelle ?), mais il consacre tonnamment
peu de place ce thme dans son uvre, faisant porter lessentiel de
sa critique sur le gouvernement tyrannique dune manire gnrale.
Il faudra attendre Diderot, auteur du chapitre De lesclavage des
Ngres dans lHistoire des deux Indes de labb Raynal (dition de
1780), pour quapparaisse une vritable pense du colonialisme
qui permette une condamnation sans ambigut de la traite, comme
le fait remarquer Michael ODea. Mais cest peut-tre dans les
Lettres persanes, cest--dire dans un texte de fiction, quil faut
chercher, ds le dbut du XVIIIe sicle, lune des critiques les plus
radicales de lesclavage : semparant de limage du srail pour
dnoncer toute forme de despotisme , politique comme domesti-
que, le jeune Montequieu fait parler des esclaves, des eunuques9,
mais aussi des femmes, dont la condition et le mpris dans lequel
elles sont tenues par leur matre absent les apparente elles-mmes
des esclaves qui finissent par se rvolter (Sarga Moussa).
Le XVIIIe sicle voit non seulement lesclave apparatre comme
un nouvel objet littraire (pensons la page clbre de Voltaire sur
le Ngre de Surinam, au chapitre 19 de Candide : Cest ce prix
que vous mangez du sucre en Europe ), mais aussi comme une figure
thtrale qui tente dincarner la condition servile, dans ce quelle a
dinsupportable au regard des nouvelles exigences dquit des
Lumires. Marivaux, dj, dans lle aux esclaves (1725), envisageait
un renversement des rles, il est vrai qu la fin, chacun rentrait dans
le sien, moyennant une transformation des curs. Mais cest surtout
autour de la Rvolution franaise que le personnage de lesclave entre
vritablement en scne, mme si la mise en cause de lesclavage,
quon trouve par exemple dans la pice manuscrite de Bernardin de
Saint-Pierre Empsal et Zorade ou les Blancs esclaves des Noirs
Maro c, conserve une part dambigut, comme le rappelle Martial
Poirson. La figure de lesclave prenant en main son destin, surtout
16 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

depuis la rvolte de Saint-Domingue, en 1791, acquiert une dignit


nouvelle, en mme temps quelle permet au XIXe sicle de repenser
lensemble des rapports sociaux en mtropole mme, o perce le
soupon que dautres formes d esclavage , non nommes comme
telles mais non moins effectives, minent la socit.
Il nest pas tonnant, par consquent, que les dramaturges de
lpoque de Louis-Philippe semparent du sujet, comme Desnoyer et
Alboize du Pujol, dans La Traite des Noirs, un drame de 183510 qui
dnonce les conditions matrielles pouvantables dans lesquelles les
esclaves, achets en Afrique, sont achemins dans les colonies
amricaines pour enrichir des commerants occidentaux (Barbara
Cooper). La reprsentation de lesclavage, dans ce contexte, na plus
rien dun exotisme quon trouvait encore, parfois, dans le thtre du
XVIIIe sicle. Loin des intermdes avec chants et danses dans
lesquels ils commencrent leur carrire la scne11, les esclaves
romantiques qui peuplent les trteaux apparaissent comme des
figures le plus souvent pathtiques, destines inflchir le specta-
teur en suscitant chez lui des sentiments de piti et dindignation.
Les humiliations, les coups, les mutilations sont dsormais montrs,
dans une scnographie de lesclavage qui rend visible toute la
violence du phnomne. Visible, mais aussi audible, car, ces escla-
ves voluant sur scne parlent, expriment toute linhumanit de leur
condition en mme temps que, plus gnralement, la discrimination
dont les Noirs sont victimes. Lopra, au XIXe sicle, nest pas en
reste. Ainsi Eugne Scribe crit-il le livret du Code noir12 (1842), sur
une musique de Clapisson, et celui de LAfricaine (1865) de
Meyerbeer. Olivier Bara montre comment la question du mtissage
travaille dsormais la scne de lopra franais, sans pour autant
quil soit possible de lire, dans ces deux livrets, un vritable message
abolitionniste qui viendrait bouleverser les schmas de pense
encore dominants cette poque.
Lune des questions centrales qui se posent, ds lors, est de savoir
dans quelle mesure la littrature peut non plus seulement reprsen-
ter lesclavage, mais aussi faire entendre la voix des esclaves eux-
mmes. Les victimes de lHistoire, on le sait, en sont souvent
exclues, ou du moins elles napparaissent pas comme des sujets
ayant droit une parole propre. Mme lorsquils sont lobjet dun
regard empathique, comme chez certains voyageurs en gypte de la
premire moiti du XIXe sicle, les esclaves africains venus en cara-
vane du Darfour apparaissent prcisment comme des spectres
silencieux, comme des sans-voix dont la comtesse de Gasparin, dans
son Journal dun voyage au Levant, est rduite reconstituer imagi-
INTRODUCTION 17

nairement la destine, depuis larrachement la terre natale jusqu


la vente sur le march du Caire. Mme si la comparaison entre escla-
ves dOrient et dAmrique est toujours favorable aux premiers (leur
sort sapparenterait celui des domestiques), un certain nombre de
voyageurs occidentaux ont donc tent de tmoigner du scandale de
lesclavage, y compris en terre dislam (Daniel Lanon)13.
Mais les esclaves sont-ils vraiment totalement silencieux ? La
rponse varie selon les temps et les lieux. Ainsi, Roger Little observe
que, si les autobiographies desclaves sont quasi-absentes, en langue
franaise, au XIXe sicle, celles-ci existent ds la fin du XVIIIe sicle
en langue anglaise, commencer par lune des plus clbres, celle
dOttobah Cugoano (n dans lactuel Ghana en 1750, mort en
Angleterre en 1801), ancien esclave libr, et qui publie Londres, en
1787, Thoughts and Sentiments on the Evil and Wicked Traffic of the
S l a v e ry and Commerce of the Human Species 14 Pourquoi cette
diffrence entre la France et lAngleterre ? On est, pour le moment,
dans le domaine des hypothses, lune delles tant que lempire
britannique, qui vhicule et rpand la lecture de la Bible auprs des
esclaves de ses colonies, donnerait du mme coup une porte dentre
la culture crite pour ceux-l mme quelle exploite.
Cela dit, il nest pas certain quon ait toujours affaire la voix
authentique dun(e) ancien (ne) esclave. Bien que fond sur une
exprience personnelle indiscutable, ce type de rcit est toujours
mdiatis, ne serait-ce que parce quil sinscrit dans un cadre dito-
rial qui dtermine un certain public. Il en est ainsi de Mary Prince,
ne esclave dans les Bermudes autour de 1788, et auteur du premier
rcit autobiographique publi en Angleterre par une femme de
couleur. The History of Mary Prince (1831), comme lindique
Frdric Regard, a t dict une amie, puis dit par un militant
abolitionniste qui se servit manifestement de ce tmoignage pour
promouvoir la cause de la Socit contre lesclavage dont il faisait
partie. Par ailleurs, les autobiographies desclaves, qui font appel
la rhtorique du tmoignage, nchappent pas la reprsentation
dun monde divis en boureaux et en victimes.
Souligner limportance de ces mdiations ne devrait pas pour
autant conduire mettre en cause la spcificit, encore moins la lgi-
timit dune parole ancre dans lexprience douloureuse de lescla-
vage. travers le cas remarquable du Cubain Juan Francisco
Manzano, seul esclave du monde hispanophone avoir laiss une
autobiographie (publie dabord en traduction anglaise pour
contourner la censure, en 1840), Frank Estelmann montre dune part
que cette autobiographie, ainsi que les pomes rdigs par Manzano
18 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

la mme poque, autour des annes 1830, sinscrivent volontaire-


ment dans la tradition no-classique, dautre part que Victor
Schlcher sut comprendre (et respecter littrairement, dans ses
propres traductions franaises de Manzano) cet attachement toute
une posie amoureuse remontant, via la topique ptrarquiste, lan-
tiquit latine. La parole de lesclave ouvre ainsi sur une subjectivit
jusque-l dnie, mais celle-ci implique elle-mme laccs une
culture partageable, une langue qui permet lesclave tout la fois
de se dire et de sortir de lui-mme.
Symtriquement, la thmatique de lesclavage, dans les rcits
dcrivains blancs, ne saurait tre rduite un discours dominant qui
reconduirait toujours les mmes strotypes15. On peut ainsi lire
Robinson Cruso comme un rcit qui contient en germes les contra-
dictions de son poque. Alors mme que Daniel Defoe est un
imprialiste convaincu (Anne Dromart), son clbre roman met
en scne des personnages qui sont lis tout la fois par une relation
dautorit et dentraide. Cette structure relationnelle sapparente
videmment une forme de paternalisme, qui ne fait dune certaine
faon que lgitimer lesclavage lui-mme, ft-ce sous une forme
attnue ou rforme. Cette vidence ne devrait pas empcher de se
demander dans quelle mesure des rapports humains qui prservent la
digniti de celui qui est domin, replacs dans le contexte de lpo-
que, ne contribuent pas, au moins implicitement, mettre distance
la reprsentation traditionnelle de lesclave comme pure force de
travail, comme un tre qui ne sappartient pas. Et ce qui vaut pour
une fiction anglaise du XVIIIe sicle peut aussi sappliquer certains
romans amricains du XIXe sicle, comme Billy Budd de Melville.
Klaus Benesch montre ainsi que dans ce texte inachev (rdig la
fin des annes 1880), la mer apparat comme un tiers espace
(Homi Bhabha), ou plus exactement comme un entre-croisement de
voies (middle passage) o les cultures et les hommes coexistent,
partagent provisoirement les mmes rgles et parfois se mlangent.
Le navire de ce roman apparat comme une sorte dallgorie dune
socit venir, la fois construite sur le prsent et antithse de celui-
ci, puisque le hros (un beau marin noir) accde ce statut par un
geste de rvolte tout en symbolisant les valeurs dmocratiques qui
permettent de lire le projet littraire de son auteur comme un
nouvel humanisme .
Il semble bien que la littrature permette de penser, cest--dire de
rendre visibles et comprhensibles les contradictions de leur temps.
En comparant la faon dont Mme de Stal et Isaac Louverture parlent
de leur pre respectif, Doris Kadish montre la faon dont lun et
INTRODUCTION 19

lautre ont construit limage dune figure paternelle aime et admire


pour ses convictions abolitionnistes, alors mme que, dans le cas de
la fille de Necker, ce dernier incarne un idal patriarcal qui constitue
une forme dautorit analogue celle sur laquelle repose la relation
matre-esclave. Ce qui peut apparatre aujourdhui comme paradoxal
tait-il peru ainsi au dbut du XIXe sicle ? Cest peu probable :
comme nombre de ses contemporains issus des Lumires, Germaine
de Stal ne remet pas fondamentalement en cause lesclavage en tant
que systme, mais elle sinsurge contre les abus de celui-ci.
Gardons-nous, cependant, de condamner trop vite un rformisme que
nous serions tents de juger trop timide : lun des plus ardents aboli-
tionnistes, Victor Schlcher, nenvisageait-il pas la fin de lesclavage
de manire progressive, selon un processus dans lequel lintrt des
colons devait aussi tre pris en compte ?
Paralllement au dbat dides, on observe dans la littrature fran-
aise du XIXe sicle lapparition dun personnage qui devient parfois
un vritable hros. Il en est ainsi dans ces nouvelles remarquables que
sont Ourika (1824) de Mme de Duras et Tamango (1829) de Mrime16.
Mais cest sans doute le jeune Hugo, porte-parole du Romantisme en
devenir, qui frappe le plus fort en publiant Bug-Jargal (version dfini-
tive en 1826), et qui donne toute sa dignit la figure de lesclave
rvolt, mais sans haine, puisquil aime une Blanche et que, libr
sur parole, il sauve la vie dun officier franais, Saint-Domingue.
Hugo ne verse cependant ni dans lidalisme, ni dans le sentimenta-
lisme, comme le relve Grard Gengembre. En dotant Bug-Jargal
dun double ngatif (le cruel Biassou) et dun bouffon grotesque (le
nain Habibrah), il met en lumire un drame de la dhumanisation ,
celui de lesclavage, mais un drame dont le sens peut rejaillir, tel un
avertissement prophtique, sur toute socit potentiellement gnra-
trice dun pouvoir tyrannique.
La littrature franaise est dailleurs concerne de plus prs
quelle ne croit par la question de lesclavage, par exemple travers
le cas dAlexandre Dumas, dont la grand-mre tait encore esclave
Saint-Domingue. Sil na que trs peu parl de ses origines (sauf,
brivement, dans ses Mmoires), Dumas a publi, en 1843, un
roman dont le hros est lui-mme un ancien esclave qui, par son
gnie peronnel, slve dans la socit. En partie ancr dans la vie
de son auteur, Georges (1843) est une histoire de mtissage plus que
de rvoltes, ce qui ne veut pas dire que linjustice du prjug de
couleur ne soit pas prise en compte : elle lest, au contraire, mais
de manire distancie, ambivalente, parfois ironique, comme le
montre Sarah Mombert.
20 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Lironie (et, parfois, lautoironie) est galement ce qui caractrise


lpisode du Voyage en Orient (1851) de Nerval intitul Les escla-
ves . On est ici dans un rcit de voyage, donc dans un texte a priori
factuel , mais dont on sait que, dans ce cas, la dimension fiction-
nelle est importante. Elle lest dailleurs doublement : dune part en ce
quauteur et narrateur ne sont pas superposables (dans le voyage rel,
cest non pas Nerval mais son compagnon qui acheta une esclave),
dautre part et cest lapport principal de lanalyse propose par
Corinne Saminadayar-Perrin en ce que lpisode de Zeynab, qui
pourrait tre lu comme la simple rcriture dune scne de genre orien-
taliste, est en ralit nourri par un intertexte qui permet de faire retour
sur la situation de la femme en France, savoir la Physiologie du
mariage de Balzac, qui dnonce ltat de servitude de lpouse, cono-
miquement rduite tre la proprit de son mari.
Cet effet-retour semble caractristique dun certain nombre
de textes littraires ayant pour thme lesclavage, dans la premire
moiti du XIXe sicle, et cest prcisment lintrt de cette
production qui, sans renoncer parler de l autre (lopprim, le
sans-voix, lesclave), vise aussi le moi , ou plus exactement le
nous dune Europe qui sent bien quelle nest pas spare du
reste du monde. Cest du reste ce qui peut expliquer la publication
somme toute assez tardive du Toussaint Louverture (1850) de
Lamartine, une pice de thtre qui renvoie, certes, la rvolte de
1791 Saint-Domingue, mais qui sinscrit en mme temps dans le
contexte politique de 1848, cest ce moment-l que le pote,
dput depuis 1833, accde au pouvoir de manire phmre,
comme ministre des Affaires trangres, et quil signe le dcret
dabolition de lesclavage dans les colonies franaises. N au sicle
des Lumires, Lamartine est porteur dune pense humaniste qui
voit spontanment dans les Noirs des frres (Pierre Michel).
Le combat abolitionniste, prpar ds la fin du XVIIIe sicle17, a
ses grandes figures comme Victor Schlcher18, mais il a aussi t
men par des personnes moins connues, y compris par danciens
esclaves, qui ont russi transformer activement lHistoire. Il en est
ainsi de Timagne Houat, multre et ancien esclave marron (fugitif)
runionnais, devenu un abolitionniste convaincu lors de son arrive
sur le territoire de la mtropole, auteur de pomes et dun roman, Les
Marrons (1844), o il rve dune socit galitaire qui dpasse la
cause des seuls esclaves pour stendre la proclamation dune
libert touchant lensemble de la socit et abolissant toutes
hirarchies (hommes/femmes, bourgeois/ouvriers, etc.), selon un
prophtisme inspir de Lamennais (Franoise Sylvos).
INTRODUCTION 21

Les abolitionnistes ont aussi agi, en France, de manire collec-


tive, travers des associations et des organes de presse qui ont
permis, ds la Restauration, de toucher un vaste public. Cest par
exemple le cas de la Socit de la Morale chrtienne (cre en 1821)
et de la Socit pour labolition de lesclavage, qui compte dailleurs
Lamartine parmi ses membres fondateurs, ds 1834. Marie-Laure
Aurenche montre le rle fondamental jou par lAngleterre (notam-
ment le modle des ptitions) dans le dveloppement de ces soci-
ts, toutes deux munies dun Journal o sont dnoncs les abus
des ngriers, des colons et des administrateurs en mtropole, selon
une conception abolitionniste progressive qui prne par exemple le
rachat des ngresses destines tre mancipes.
Labolitionnisme militant, au XIXe sicle, nest propre ni la
France (le Royaume-Uni avait dailleurs interdit la traite ds 1807,
puis lesclavage dans ses colonies en 1833), ni mme lEurope,
bien entendu. Mais, comme le rappelle Franois Specq, lesclavage
a un statut diffrent dans lhistoire des tats-Unis, puisquil sest
dvelopp sur son territoire mme. Le mouvement abolitionniste,
dans ce contexte, sinscrit donc dans un combat plus gnral pour
lgalit des citoyens et pour la dmocratie. Cest le cas chez lcri-
vain Thoreau, auteur dun essai sur Lesclavage dans le
Massachusetts (1854) 19, mais aussi, la mme anne, de Walden, o
il dnonce l esclavage dans le Nord, cest--dire des formes das-
servissement diffrentes mais non moins relles que le traitement
rserv aux Noirs dans le Sud.
Il faut enfin rappeler que, si lesclavage touche lensemble du
continent amricain, chaque pays possde son histoire et sa chrono-
logie propres, qui stalent sur lensemble du XIXe sicle, ainsi
lesclavage est aboli en Argentine ds 1813, alors quil ne lest au
Brsil quen 1890. En examinant le journal madrilne El
Abolicionista, qui parat de manire irrgulire entre 1872 et 1876,
Sarah Al-Matary examine la faon dont les membres de la Sociedad
Abolicionista ont fait pression sur les gouvernements espagnols
successifs pour supprimer lesclavage dans les Antilles, et plus
prcisment comment le discours abolitionniste, vhicul galement
par des pices potiques publies dans ce journal, simplante
progressivement Cuba, pour atteindre son but dans les annes
188020. Ce discours abolitionniste nest cependant pas dnu dam-
bigut, puisquil sinscrit dans un contexte de rivalits coloniales
entre lEspagne, lAngleterre et les tats-Unis21.
Les abolitionnistes gagnrent peu peu leur long combat, mme
si, dans certains cas, les pratiques esclavagistes continurent bien
22 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

aprs labolition officielle. Il peut tre utile dexaminer, de manire


comparative, quel regard certains crivains franais du XIXe sicle
portrent sur lesclavage, lorsquils se rendirent aux tats-Unis ou
en Orient. On connat les positions de Tocqueville sur cette question.
Mais son sait moins que son compagnon de voyage, Gustave de
Beaumont, publia son retour en France Marie ou lesclavage aux
tats-Unis (1835), faux roman mais vraie rflexion sociale et
politique , comme lcrit Marie-Claude Schapira, qui a tout rcem-
ment rdit ce texte22. Accompagn de notes documentaires abon-
dantes et dun appendice donnant des informations dtailles sur la
condition des esclaves (mais aussi celle des Indiens), louvrage de
Beaumont veut montrer, travers lhistoire dun amour impossi-
ble (celui dune Blanche, mais dascendance noire, avec un
Franais tabli en Amrique), les consquences sociales du
prjug de race . Au moment o lesclavage nest pas encore
aboli partout, une littrature quon pourrait dire engage tente de
faire basculer lopinion publique, dun ct comme de lautre de
lAtlantique, vers la dmocratie pour tous !
Paradoxalement, lautre bout du sicle, alors mme quil ny a
thoriquement plus desclavage, ni dans les colonies franaises, ni
aux tats-Unis, Paul Bourget, loccasion dune visite dans ce pays,
nhsite pas entriner un certain nombre de clichs racistes, notam-
ment lorsquil relate, dans Outre-Mer (1895), la chasse lhomme et
la pendaison dun domestique noir condamn pour meurtre. Il y a
donc bien des esclaves modernes, dont le traitement exem-
plaire parat li la couleur de la peau, et dont la punition trouve
grce aux yeux dun crivain hant par la peur de la sauvagerie
africaine au cur mme de lAmrique civilise . La question
noire est ici la fois obsdante et impense comme discours
strotyp (Michle Fontana).
Bien entendu, il existe toute une gamme dapprciations, qui
interdit de rduire le regard des voyageurs une simple oscillation
entre sentimentalisme naf et arrogance eurocentrique. Certains,
comme Flaubert, refusent dailleurs de se prononcer sur les ques-
tions idologiques. Stphanie Dord-Croul effectue ainsi un
parcours de luvre flaubertienne pour montrer que le thme de les-
clavage, associ aux prestiges exotiques de lOrient dans la jeunesse
de Flaubert, fait lobjet dun traitement de plus en plus distanci,
conformment lobjectif d impersonnalit que se fixe lcri-
vain ds le dbut des annes 1850. Suspens du jugement moral (ou
du moins de son expression crite) ne veut dailleurs pas dire indif-
frence au rel, tout au contraire : pendant son voyage en Orient avec
INTRODUCTION 23

Maxime Du Camp, le futur auteur de Madame Bovary note scrupu-


leusement tout ce quil voit, notamment les esclaves et leurs
marchands, quil croise en Haute-gypte et au Caire. Le thme,
comme dautres issus de ce voyage fondateur, rayonnera dans la
fiction, de Salammb Hrodias.
Lesclavage est au fond moins un refoul de la littrature elle-
mme de nombreux crivains des XVIIIe et XIXe sicles, comme
on la vu, en ont parl quune tache aveugle de lhistoire littraire
(franaise) du XXe sicle. Les raisons de cette quasi- absence sont
sans doute trop longues et trop complexes pour tre dveloppes ici.
Signalons cependant que la fin des annes structuralistes, avec leurs
illres thoriques (rejet du biographique, mfiance lgard de
lhistoire des ides, postulat de la clture du texte), ont rendu
possible un autre type dapproche, et du mme coup (mais avec un
certain retard), des objets diffrents, dont les enjeux socitaux sont
dsormais problmatiss. Il ny a l, dailleurs, nul renoncement ce
que lon a appel la littrarit des uvres, preuve en est le corpus
substantiel de fictions que Judith Misrahi-Barak appelle, en tradui-
sant une formule que Bernard Bell appliquait au roman afro-amri-
cain, des no-rcits desclaves , crits partir de la seconde
moiti du XXe sicle, en langue anglaise mais aussi en langue fran-
aise (on peut mentionner Glissant, Chamoiseau, Cond,
Confiant), et qui prennent comme matrice (notamment pour
promouvoir un discours polyphonique) de vritables rcits des-
claves, ceux-l mme dont il a t question plus haut.
Lesclavage est donc une question l i t t r a i re minemment
actuelle, prcisment parce quelle est lie la mmoire (ou lab-
sence de mmoire, ou la mmoire trs slective, voire, pour
certains, au trop de mmoire23) dune histoire commune parce
que mondiale. LEurope est implique, historiquement et littraire-
ment, dans le commerce triangulaire . Notre tche est moins de
nous en culpabiliser que de le comprendre.

Sarga MOUSSA

NOTES

1. En France, on peut citer notamment les travaux dYves Benot, de Pierre


H. Boulle, de Marcel Dorigny, dOlivier Ptr-Grenouilleau, de Jean Meyer, de
Frdric Rgent, de Marie-Christine Rochmann et de Nelly Schmidt. Pour les rf-
rences, voir la Bibliographie en fin de volume.
2. Il faut cependant signaler, en franais, les tudes de Sylvie Chalaye, de Jean
24 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Ehrard, de Lon Fanoudh-Siefert, de Grard Gengembre, de Lon-Franois


Hoffmann, de Roger Little. Parmi les spcialistes trangers de la question, on peut
citer, notamment, Carminella Biondi, Christopher L. Miller, ou encore Doris Kadish
on trouvera de nombreuses autres rfrences bibliographiques en langue anglaise
ici mme, en particulier dans les notes des contributions de Klaus Benesch, dAnne
Dromart, de Judith Misrahi-Barak, de Frdric Regard et de Franois Specq.
3. Ce colloque a t prpar au sein de lUMR 5611 LIRE, dont je remercie les
membres qui y ont collabor. Il naurait pu avoir lieu sans le soutien financier du
CNRS et de lUniversit Lyon 2, auxquels jexprime ma reconnaissance. Enfin, ma
gratitude va aux personnels ITA de mon laboratoire, qui se sont tous mobiliss pour
que cette manifestation scientifique soit une russite. Laffiche du colloque, reprise
pour la couverture de ce livre, est une cration de Franoise Notter-Truxa, daprs un
buste de Jean-Baptiste Carpeaux (La Ngresse).
4. Voir Neil Lazarus, The Cambridge Companion to Postcolonial Literary
Studies, Cambridge University Press, 2004, dsormais disponible en traduction fran-
aise, Penser le postcolonial : une introduction critique, Paris, Amsterdam, 2006.
Rappelons par ailleurs les travaux de Jean-Marc Moura, plutt centrs sur sur la fran-
cophonie, mais qui ont contribu intoduire en France ce courant issu de la critique
anglo-saxonne : voir Littrature francophones et thories postcoloniales, Paris, PUF,
1999.
5. Edward W. Sad, LOrientalisme. LOrient cr par lOccident, trad. fr., Paris,
Seuil, 1980. Dernire rdition franaise en date : Seuil, 2005, avec une postface de
lauteur, qui revient sur la polmique suscite par son livre.
6. E. Sad, Culture et imprialisme, trad. fr., Paris, Fayard/Le Monde diplomati-
que, 2000.
7. Mais Peter Garnesey a montr, dans un ouvrage rudit et novateur, quil
existe, ds le Moyen ge, toute une tradition qui, pour tre minoritaire, nen consti-
tue pas moins un ensemble de reprsentations qui ne vhiculent pas lantique mpris
pour lesclave. Voir Conceptions de lesclavage, dAristote Saint-Augustin, trad.
fr., Paris, Les Belles Lettres, 2004, en particulier p. 152 et suiv. pour les diffrentes
rfrences aristotliciennes la notion desclavage par nature (Politiques, 1254).
8. Oronooko (1688) est un roman crit par lcrivaine anglaise Aphra Behn. Il a
t traduit (en ralit adapt ) en franais en 1745. Voir, ce sujet, louvrage
rcent de Jean-Frdric Schaub, Oronooko, prince et esclave, Paris, Seuil, 2005.
9. Parmi lesquels le chef des eunuques noirs, qui est peut-tre le premier Noir de
la littrature franaise parler en son nom pour dnoncer la cruaut dont il est victime
(Jean Ehrard, Lumires et esclavage, Bruxelles, Andr Versaille, 2008, p. 81).
10. Rdit et prsent par Barbara Cooper aux ditions de LHarmattan, coll.
Autrement mmes , 2008. Cette collection, dirige par Roger Little, accomplit un
remarquable travail de mise disposition de textes sur lesclavage.
11. Voir Sylvie Chalaye, Du Noir au ngre. Limage du Noir au thtre (1550-
1960), Paris, LHarmattan, 1998, chapitre II ( La figure baroque du More la fran-
aise ).
12. Constamment rdit (et remani) depuis 1685, le Code noir est le texte qui
rglemente la vie des esclaves (y compris le statut de la femme esclave marie avec
un homme libre, celui des enfants issus de ce type de mariage, etc.) dans les colonies
franaises des Antilles, en Guyane et lle Bourbon (actuellement La Runion). Sur
ce texte, voir louvrage, la fois document et polmique de Louis Sala-Molins, Le
Code noir ou le Calvaire de Canaan (1987), Paris, PUF, Quadrige , rd. 2006.
INTRODUCTION 25

13. Le rle de lislam, face lesclavage, est videmment sujet discussion. Sur
ce point, on peut se reporter notamment Malek Chebel, LEsclavage en terre
dIslam, Paris, Fayard, 2007, qui affirme quau XIXe sicle, les abolitionnistes ne
sont pas nombreux en islam (p. 27), mais qui montre les ambiguts du Coran sur
cette question ( Tout musulman sincre qui possde un esclave est donc invit
laffranchir sans quil lui soit fait dobligation ferme , p. 18).
14. Ce rcit est traduit en franais et publi Paris ds 1788. Il a t rdit
rcemment par Elsa Dorlin, Rflexions sur la traite et lesclavage des Ngres, Paris,
La Dcouverte ( Zones ), 2009.
15. Les tudes postcoloniales ont depuis longtemps pris en compte des notions
comme celles dambigut et dhybridit, par exemple. Voir Bill Ashcroft, Gareth
Griffiths, Helen Tiffin (dir.), The Post-colonial Studies Reader, Londres et New
York, Routledge, 1995.
16. Ourika raconte lhistoire dune jeune fille noire, arrive toute petite en France,
leve dans une famille aristocratique o elle prend soudain conscience, tant adoles-
cente, du regard (et du rejet) dont elle fait lobjet de la part de la socit. Cette
nouvelle a t rdite, avec deux autres de Mme de Duras, par Marie-Bndicte
Diethlem, avec une prface de Marc Fumaroli, Paris, Gallimard, Folio , 2007.
Tamango raconte lhistoire dun hros noir, la fois bourreau de son propre peuple
et victime de lesclavage (voir la rdition de cette nouvelle, couple avec Bug-
Jargal, par Grard Gengembre, Histoires desclaves rvolts, Paris, Pockett, 2004).
Ourika et Tamango ont tous deux fait lobjet dun chapitre dans lexcellent ouvrage
de Christopher Miller, The French Atlantic Triangle. Literature and Culture of the
Slave Trade, Durham et Londres, Duke University Press, 2008.
17. Outre les philosophes dj cits supra, on peut mentionner les Rflexions sur
lesclavage des Ngres (1781) de Condorcet, texte dune tonnante radicalit, rdit
par David Williams aux ditions LHarmattan, coll. Autrement mmes , en 2003,
ou encore les diffrents crits de labb Grgoire, qui devient prsident de la Socit
des amis des Noirs ds 1790.
18. Voir ce sujet les travaux que Nelly Schmidt lui a consacr, notamment sa
biographie, Victor Schlcher, Paris, Fayard, 1994.
19. Ce texte a t traduit et rdit par Franois Specq, de mme que le discours
de Frederick Douglass Que signifie le 4 Juillet pour lesclave ? , dans De lescla -
vage en Amrique, Paris, ditions Rue dUlm, 2006.
20. Pour une histoire plus dtaille de labolitionnisme Cuba, voir Nelly
Schmidt, LAbolition de lesclavage. Cinq sicles de combats, Paris, Fayard, 2005,
p. 257 et suiv.
21. Il en va dailleurs de mme en France, sous la Troisime Rpublique : on sait
que la lutte contre lesclavage fut lun des arguments de la politique dexpansion
civilisatrice de Jules Ferry. Voir N. Schmidt, Labolition prtexte , dans ibid.,
p. 287 et suiv.
22. Gustave de Beaumont, Marie ou lesclavage aux tats-Unis, d. Marie-
Claude Schapira, 2 vol., Paris, LHarmattan, coll. Autrement mmes , 2010.
23. Do lexigence, formule par Paul Ricur, dune politique de la juste
mmoire (La Mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, Points , 2000, p. I). Si
certains sirritent, aujourdhui, de la prolifration des ftes, lois, comits, etc., lis
la mmoire de lesclavage, il suffit de replacer cette question dans le cadre de lhis-
toire du XXe sicle pour se convaincre quon assiste simplement, en France, un
(ncessaire) retour du refoul.
I

FICTIONS ET PHILOSOPHIE DES LUMIRES


DOROONOKO DAPHRA BEHN
ZOFLORA OU LA BONNE NGRESSE DE PICQUENARD.
MTAMORPHOSE DE LHRONE NOIRE
DANS LE ROMAN FRANAIS DU XVIIIe SICLE

CARMINELLA BIONDI

Il faut commencer par un paradoxe. La premire hrone noire qui


a paru sur la scne littraire franaise est-elle blanche? Ce nest pas
une question oiseuse et nous verrons pourquoi. En effet, on a tellement
lhabitude, en tudiant les romans franais du XVIIIe sicle avec des
protagonistes noirs, de commencer par lhistoire dO roonoko, le hros
cr par Aphra Behn la fin du XVIIe sicle (1688) et transpos en
France en 1745 par Antoine de La Place1, que je nai pas hsit, en
choisissant mon titre, partir de l. Un point de dpart incontourna-
ble, dailleurs, car une large part de luvre romanesque franaise du
XVIIIe sicle sur le sujet est un palimpseste du roman dAphra Behn,
mais qui pose quelques problmes par rapport au personnage fminin.
Car si le texte original ne laisse aucun doute sur la couleur de la prota-
goniste, dfinie comme une Vnus noire , la traduction franaise ne
fait aucune rfrence la couleur de la peau dImoindra, prsente
comme la fille dun Franais qui se trouvait en Afrique et avait colla-
bor lducation du prince. Il nest dit nulle part si la mre est
blanche ou africaine2. La seule chose certaine, cest que lImoinda
franaise nest pas noire. Toutefois elle ne peut pas tre blanche non
plus, car cela aurait t incompatible avec lesclavage dans les colo-
nies doutre-mer : elle pourrait donc tre multre, mais tout au long du
roman, mme dans sa version franaise3, on a toujours limpression
quil sagit dune hrone noire: par exemple, le Blanc qui devient le
matre dOronoko (avec un seul o- dans la traduction franaise), dit
celui-ci (avant les retrouvailles de deux jeunes Africains) que
plusieurs des jeunes Ngres [] toient fort amoureux dune jeune
et belle esclave (t. II, p. 14). Une affirmation inacceptable l p o-
que, voire blasphmatoire si lobjet des dsirs tait une Blanche. Et en
tout cas, les imitateurs franais en ont fait une hrone dcidment
noire.
Quelles sont les caractristiques de lImoinda habille la fran-
aise? Cest une jeune femme noble et courageuse, tout fait la
30 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

hauteur du prince Oronoko : dans lensemble, cest un personnage de


roman un peu strotyp. La seule vritable nouveaut cest que toutes
ces qualits sont attribues une hrone noire , dans un moment,
surtout lpoque de la traduction, o la machine infernale de la traite
et de lesclavage avait transform les Noirs dabord en bois-dbne
quon marchandait sur les ctes africaines et ensuite, dans les colonies
amricaines, en une masse indistincte danimaux de travail.
Avant de commencer mon analyse des romans franais il faut
prciser quil y a deux lignes nettement distinctes duvres roma-
nesques qui ont comme protagonistes des hrones noires : la ligne
qui suit le chemin ouvert en France par la traduction du texte
dAphra Behn, dont les ouvrages, tout en ayant, comme loriginal,
un premier volet de lhistoire situ en Afrique, nous racontent en
effet les vicissitudes des Noirs de la diaspora, et une deuxime
ligne, o toute lhistoire se droule en Afrique. Les diffrences,
nous le verrons, sont de poids, commencer par le rle des hrones,
car dans le second cas, ds le titre, elles sont toutes des protagonis-
tes. La premire ligne aboutit Zoflora ou la bonne ngresse de
Picquenard, publi en 1800, la seconde Mirza de Mme de Stal,
une nouvelle crite avant la Rvolution, mais publie en 1795.
Par souci de clart, janalyserai sparment les deux typologies,
mais il ne faut pas oublier quelles suivent une voie parallle, mme si
on a limpression quil ny a pas dchange entre elles. Toutes les hro-
nes (mais dans une large mesure le hros aussi) des romans qui suivent
le parcours ouvert par lO roonoko dAphra Behn dont la traduction
franaise, avec ses nombreuses rditions qui couvrent toute la seconde
moiti du sicle, fut lun des grands succs de lpoque , toutes les
hrones de la diaspora, donc, subissent un processus de blanchisse-
ment plus ou moins pouss, tandis que les protagonistes des romans
situs en Afrique sont, en gnral, mieux caractriss comme person-
nages africains, sinon, parfois, surchargs de marques noircissantes .
La premire uvre romanesque franaise qui suit le chemin
ouvert par Aphra Behn est Zimo de Saint Lambert, un conte publi
en 1769 et trs logieusement recens par les phmrides du
Citoyen en 1771. Comme dans Oronoko, lhistoire est situe dans
une colonie anglaise, la Jamaque, probablement lpoque de la
rvolte noire de 1734. Zimo est un hros noble et courageux et
Ellaro (Marien dans la colonie) est pour lui, comme ltait Imoinda
pour Oronoko, une digne compagne que lesclavage lui a arrache
en le poussant la rvolte. Elle na aucun caractre marqu ni aucun
rle qui la fassent sortir du strotype romanesque, si lon excepte
un geste qui, bien quimprobable sur un navire ngrier mme dans
MTAMORPHOSE DE LHRONE NOIRE 31

un moment de difficult, est trs fort sur le plan narratif : les deux
jeunes esclaves tant rests seuls sur le tillac, cest Ellaro qui prend
les devants et invite Zimo braver les rgles : Sois mon poux et
je suis contente./En me disant ces mots, elle redoubla ses
baisers 4, etc. Ce geste courageux et dsespr au milieu desclaves
qui meurent de faim et de Blancs qui, pour ne pas perdre leur
prcieuse cargaison, prnent lanthropophagie5, est la vritable
marque distinctive de cette modeste hrone noire.
Une plus grande attention mrite la protagoniste de lautre roman-
palimpseste dO ro n o k o, Les Lettres africaines de Jean-Franois
Butini, publies deux ans plus tard, en 1771, et galement lances par
les phmrides. Le titre choisi par lauteur suisse souligne dj un
lger dcalage par rapport au roman-source car il gomme le hros
ponyme, et pour cause, car tout en gardant les deux volets et le
schma de lhistoire originale, la position de lhrone change consi-
drablement. La forme romanesque choisie, le roman par lettres, aide
la transformation car il dcentre les voix narratives et partant les
points de vue, aussi bien que les poids des diffrents rles. Mais le
genre nest quun cadre bien adapt une histoire qui vise de faon
trs vidente la valorisation du personnage fminin: il suffirait de
feuilleter le roman pour se rendre compte que Phdima est le pivot
autour duquel roule lhistoire car elle est lexpditrice ou bien la desti-
nataire de toutes les lettres (il y en a 35), lexception des lettres XXV
et XXVI, qui sont changes par deux Blancs et qui constituent un
petit trait sur la traite des Noirs et lesclavage6.
Mais la seule prsence massive dun personnage fminin ne suff i-
rait pas, dans un roman pistolaire, en faire la protagoniste, car celle
qui crit pourrait ntre que lil qui voit et la plume qui raconte les
gestes dun hros. Cet aspect existe, videmment, mais il nest pas le
plus important du roman. Ce qui intresse, et pas seulement dans notre
perspective de lecture, cest la forte personnalit du personnage
fminin, qui se manifeste ds le dbut du roman, mais qui simpose
mesure que lhistoire avance et que lhrone doit faire face aux mille
difficults dune vie desclave. Lhistoire est celle quon connat
partir dO ronoko : deux jeunes Africains, de famille noble ou prin-
cire, saiment et sont spars par la traite et l e s c l a v a g e .
Le roman souvre sur une scne de danse qui est, intentionnelle-
ment ou non, la reprise dune scne analogue o Oronoko assiste,
fascin, la danse dImoinda, ce qui permet de dnombrer les grces
de celles-ci. Sauf quici le personnage qui danse est Abensar, tandis
que Phdima est lil qui regarde et apprcie. Il sagit dune ouver-
ture qui donne le la toute lhistoire :
32 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Enfin Abensar dansa ; ce fut peu pour lui de surpasser ses rivaux
par son agilit ; il les clipsa tous par ses grces : tour tour triste et
gai, lent et imptueux, tendre et indiffrent, il fut ce quil voulut tre.
[] Mon cur partagea tous les applaudissements quil reut7.

Sduite par les grces du jeune homme, elle nhsite pas lui
dcouvrir [ses] sentiments 8. Aucun doute : ici, cest la femme qui
est prsente comme un sujet convoitant un bel objet et dcide
lobtenir.
Le dveloppement de lhistoire, en Afrique et dans la colonie, ne
change plus les rles et les rapports de force, ou plutt dintelligence
et de lucidit, face aux problmes : quand les parents refusent de
consentir au mariage avant que le jeune homme nait montr ses
qualits au service de la nation, Abensar perd la tte et veut fuir avec
Phdima, tandis que celle-ci le ramne ses devoirs, dans une lettre
trs dure, la VII, qui est fondamentale pour la caractrisation du
personnage fminin :
Que me proposez-vous, Abensar ? O vous emportent vos coupables
transports ? Auriez-vous cess dtre citoyen, dtre fils, dtre amant ? La
tendresse qui fortifie les mes bien nes, aurait-elle dgrad la vtre ? [].
Je pourrais vous dire que votre vie, votre fortune, votre honneur, sont les
prsents du souverain, de la socit, et de la patrie, et que vous ne sauriez
abandonner votre pays avant davoir acquitt de tels bienfaits par des bien-
faits gaux : mais est-ce moi de parler de ces grands intrts9 ?

Aprs lui avoir avou un moment de faiblesse, elle numre les


raisons qui rendraient la fuite ignoble : raisons familiales, politiques
et sociales, les seules qui sauvegardent la dignit de la personne et le
respect des gens. Jinsiste sur le mot raison, car ctait une opinion
courante en Europe que les Africains en manquaient, quils vivaient
au jour le jour ; or, que ce soit une femme, et noire, qui sen rclame,
voil qui est pour le moins rvolutionnaire.
Pendant la traverse de lAtlantique sur le bateau ngrier,
Phdima, au lieu de se dsesprer, emploie utilement son temps
apprendre langlais. Dans la colonie, aprs quelque rsistance, elle
accepte de se marier son matre10, un multre qui nest pas trop dur
avec ses esclaves. Son choix est trs lucide, parce quelle comprend
que cest le seul moyen quelle a de sauver son pre et damener peu
peu son matre, devenu son mari, prendre conscience des horreurs
de lesclavage et accepter de labolir dans son habitation. Dans
toutes les occasions, elle fait preuve dune conscience trs lucide de sa
situation personnelle et du contexte dans lequel elle se trouve.
MTAMORPHOSE DE LHRONE NOIRE 33

Surtout, elle montre quelle bien consciente de tous les probl-


mes lis lesclavage, au moment o elle essaie de convaincre
Abensar, qui la rejointe dans la colonie, de renoncer au propos de
se faire esclave pour pouvoir rester prs delle :
Savez-vous quel est le sort dun esclave ? Ft-il tomb dans les
mains du meilleur des matres ? Il nest quun automate, quune
machine, quun homme dgnr, dont tous les mouvements sont
subordonns des volonts trangres : presque dnu de vte-
ments, forc de cultiver une terre dont il ne recueillera pas les fruits,
priv dune compagnie assidue, rduit subsister daliment sans suc
et sans substance : heureux sil peut drober des cadavres et se repa-
tre daliment putrfis. Il porte partout les marques de sa bassesse,
et il est en butte toutes les railleries, quelquefois aux insultes des
hommes libres, dont le dernier le foule aux pieds.
Mais que sera-t-il sil tombe aux mains dun tyran ? []. Non
Abensar, vous ne vous dgraderez point ainsi11.
Phdima est la conscience noble de lhistoire, fragile parfois et
terrorise face la violence, mais sans incertitudes sur le chemin
suivre et sur le but atteindre : labolition de lesclavage. Cest la
premire vritable hrone noire de la littrature franaise, mais,
encore une fois, sagit-il vraiment dune hrone noire ? Oui, parce
quelle est une esclave vole en Afrique et vendue dans une colonie
anglaise de lAmrique, mais il ny a, dans le texte, aucune marque
physique, culturelle ou de sensibilit qui la caractrise en tant
quafricaine. Ce serait dailleurs trop demander ces mdiocres
romans thses. Il y a, par contre, beaucoup de marques qui carac-
trisent Phdima comme un philosophe. Et cela est trs important
sagissant dun personnage qui porte un triple handicap, puisquelle
est femme, noire et esclave.
Le roman de Butini reprsente toutefois un unicum dans la srie
douvrages qui suivent les traces dOronoko ; par la suite, en gnral,
lhrone noire redevient lappendice du hros : cest le cas du Ngre
comme il y a peu de blancs de Joseph Lavalle (1789), ou bien
dAdonis et le bon ngre de Picquenard (1798). Mais mme
lorsquelle est la protagoniste du moins si lon fait confiance au
titre comme dans un autre roman de Picquenard, Zoflora ou la
bonne ngresse (publi en 1800, donc aprs la rvolte noire de Saint-
Domingue), qui nous raconte, avec force dtails, toutes les pripties
de la jeune esclave noire, elle nest gure plus quune comparse
ct du protagoniste blanc, dont elle devient amoureuse. Cest la
seule infraction la tradition du genre, qui nadmettait pas de vri-
tables histoires damours entre blancs et noirs, mais ce nest pas une
34 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

infraction rvolutionnaire, car lhistoire damour ne se ralise pas et


le roman se conclut par lacceptation, de la part de Zoflora, de ntre
que lombre dun couple heureux :
Justin rentr au Cap voulut acheter Zoflora une maison
superbe, orne dun beau jardin, et lui laisser une forte somme dar-
gent pour se faire un revenu fixe qui pt la faire vivre agrablement
le reste de ses jours ; mais la bonne ngresse, se jetant ses pieds,
lui dit : mon matre ! si vous ne voulez plus de Zoflora pour votre
amie, daignez la garder au moins comme votre esclave. Je ne
demande qu vous suivre partout o vous irez, et mourir en vous
rendant mon dernier service12.

Par contre, si lon revient la ligne des romans dont lhistoire se


dveloppe dans la patrie des protagonistes, qui ne sont donc pas
soumises lexprience dcapante de la traite et de lesclavage, la
personnalit fminine, plus ou moins caractrise comme africaine,
merge toujours de faon trs nette. Cest le cas de La Reine du Benni
de Luchet, de 1766, o Trmissa, devenue reine de Benni, essaie,
guide par son conseiller et amant Ningo, de donner son royaume un
gouvernement sage : [Elle] nomma trois hommes pour travailler la
reforme des abus. 13 Et mme aprs le dpart de Ningo, quelle croit
mort, elle continue apparemment grer positivement ltat, quelle
transforme en une sorte de matriarcat o toutes les charges sont
confies des femmes, avec des rsultats apparemment extraordinai-
res : Jamais la monarchie de Benni navait prouv un gouvernement
plus sage et plus clair, jamais les impts ne furent plus lger 14
Mais sous ces apparences de prosprit et de bonheur, commencent a
pointer des fragilits qui amneraient vite la ruine de ltat, si Ningo,
comme un deus ex machina, ne revenait de l outre-tombe pour
remettre la barre au centre, mais de faon trs sobre, pour ne pas humi-
lier la reine, qui parat finalement heureuse de se dcharger de toute
responsabilit et de se cantonner, comme il se doit une femme, dans
le domaine du priv, tout en gardant les apparences de la royaut.
Luchet donne dabord le beau rle son personnage fminin, au point
quon a limpression de se trouver face quelquun qui aurait la force
et les qualits pour raliser une socit utopique, mais seulement pour
tout lui soustraire la conclusion de lhistoire, pour rendre Csar ce
qui est Csar. Ces limites nempchent pas que Trmissa simpose
lattention des lecteurs et quelle soit un personnage remarquable dans
la littrature romanesque du XVIIIe sicle15.
Trois ans plus tard, en 1769, Jean-Louis Castilhon crit un roman
historique16, dont la protagoniste, Zingha, reine dAngola, a vcu de
MTAMORPHOSE DE LHRONE NOIRE 35

1582 1663, au moment o les Portugais commenaient sinstal-


ler dans la rgion et convoiter le royaume. Ce fut, dans la ralit,
un personnage hors du commun, qui simposa ses sujets et ses
adversaires par sa force, son intelligence et ses excs. Castilhon, tout
en gardant ces caractres, ne lsine pas sur les rajouts et fait de
Zingha la protagoniste dune sorte de roman sadien17, surtout dans la
partie consacre sa vie chez les Jagas, un peuple anthropophage
qui avait fait de la cruaut une loi. Cest une hrone de la dmesure,
dans tous les domaines : quatre-vingts ans elle convoite encore les
hommes jeunes, et au cours de sa longue vie elle accomplit les gestes
les plus hroques et les plus audacieux, mais se souille aussi de tous
les pires crimes, avant de se convertir au christianisme. Un person-
nage monstrueux et grandiose qui simpose au lecteur comme un
tre dexception, car elle sait toujours faire face aux adversits en les
exploitant son avantage dans un but ultime qui est noble : sauve-
garder lintgrit de son royaume menace par les autres rois noirs
et par les Portugais.
Les pisodes qui mriteraient dtre cits sont nombreux, mais il
y en un qui est exemplaire pour la connaissance du personnage.
Dans sa jeunesse, lpoque o elle ntait quune princesse, elle
avait t envoye comme ambassadrice Loango, chez les
Portugais. Face limpolitesse du vice-roi qui navait prvu quune
chaise pour lui, Zingha impose lune de ses suivantes de se mettre
genoux et sassoit sur son dos. Le colloque termin, le vice-roi lui
demande de faire relever la jeune femme, qui navait pas boug,
mais elle rpond, mprisante : Une femme telle que moi, ne se sert
jamais deux fois du mme sige. 18 Cest seulement une anecdote
qui caractrise pourtant trs bien le personnage, car cette lucidit
face limprvu, cet orgueil et cette conscience de limportance de
son rle et de celui de son peuple toutes ces qualits apparaissent
aussi au cours de la ngociation, avec les rsultats esprs :
Sava chrtien [] cherche ailleurs tes vassaux : cherche tes
tributaires parmi les ennemis que tu pourras soumettre avec les
armes : mais nespre jamais de contraindre de telles bassesses un
monarque puissant, jaloux de son indpendance, et qui ne menvoie
ici que pour te demander ton amiti, et pour toffrir avec la sienne
ses forces redoutables, et jusqu ce jour invincible19.

On comprend pourquoi, nonobstant les actes de barbarie quelle


a accomplis, vers la fin des annes 70 du sicle dernier, les jeunes
Africaines en qute de repres sur quoi appuyer leur lutte, se sont
tournes vers cette aeule courageuse et indomptable20.
36 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Je termine par le conte de Mme de Stal, Mirza, qui prpare la


littrature fminine antiesclavagiste du XIXe sicle21. Laction se
droule dans lle de Gore. Cest une histoire dj romantique,
somme toute galvaude, si ce nest que le contexte africain soulve
invitablement, lpoque, les problmes de la traite, de lesclavage
et de lgalit des races, auxquels sajoute ici celui de lgalit des
sexes, pos par lhrone ponyme. Celle-ci simpose, non pas par sa
beaut, mais par ses qualits humaines et intellectuelles, elle
ntait pas belle, mais sa taille noble et rgulire, sa physionomie
anime, ne laissaient lamour mme rien dsirer pour sa
figure 22. Ces qualits finissent par laisser dans lombre non seule-
ment lautre protagoniste fminine, Ourika, la belle pouse de
Ximo, mais aussi ce dernier qui, sduit par la personnalit de
Mirza, na pas le courage de choisir et dclenche la tragdie. Mme de
Stal fait de son hrone le seul personnage qui ait une conscience
trs lucide de la situation des peuples africains face aux Europens
et de la femme face larrogance et ltroitesse dun socit
patriarcale. Elle fait de Mirza une sorte dautoportrait et donc la
porte-parole de ses ides libertaires. Une belle conqute pour une
hrone noire, mme si elle en sort, encore une fois, un peu blanchie.
Au cours du sicle lhrone romanesque noire passe donc des
coulisses lavant-scne. Le cas de Zoflora, qui tout en donnant son
nom au roman de Picquenard, publi en 1800, finit par navoir que
le second rle, ne doit pas induire en erreur, car cest le mme sort
que lauteur avait rserv, deux ans plus tt, son bon ngre
Adonis : aprs la rvolte des esclaves Saint-Domingue et les
massacres des colons blancs, on ne pouvait continuer dfendre la
cause noire, dans les romans situs dans les colonies, quen transfor-
mant les hros et les hrones de cette couleur en dfenseurs dvous
de leurs matres en danger. Apparemment gaux leurs matres, ils
taient, en ralit, toujours dpendants deux.

Carminella BIONDI
Universit de Bologne

NOTES

1. Oronoko, traduit de langlois de Madame Behn , Amsterdam, Aux dpens


de la Compagnie, 1745. Sur le roman, voir Carminella Biondi, Aphra Behn : la
premire narratrice antiesclavagiste de la littrature moderne ? , dans Mary Ann
ODonnel M, Bernard Dhuicq, Guyonne Leduc (d.), Aphra Behn (1640-1689).
Identity, Alterity, Ambiguity, Paris, LHarmattan, 2000, p. 125-130.
MTAMORPHOSE DE LHRONE NOIRE 37

2. Lauteur prcise toutefois ( la p. 20) que la jeune fille [] ntoit ge que


de quelques mois, lorsquil [son pre, un vieux guerrier] toit arriv au
Coramantien ; mais peu aprs on lit que les Blancs eux-mmes taient sduits par
elle, ce qui signifie quelle ntait pas blanche.
3. Le traducteur (qui sarroge ds la prface le droit dhabiller son histoire la
franaise) suit en effet de prs, du moins pour le noyau de lhistoire, le texte origi-
nal.
4. Zimo, dans Fictions coloniales du XVIIIe sicle. Zimo, Lettres africaines,
Adonis ou le bon ngre, anecdote coloniale. Textes prsents et annots par Youmna
Charara, Paris, LHarmattan, 2005, p. 58.
5. Bientt nos tyrans rservrent pour eux le peu qui restait de vivres, et ordon-
nrent quune partie des noirs serait la pture de lautre./Je ne puis vous dire si cette
loi si digne des hommes de votre race, me fit plus dhorreurs que la manire dont elle
fut reue. Je lisais sur tous les visages une joie avide, une terreur sombre, une esp-
rance barbare (ibid., p. 57).
6. Dans une note, lauteur invite le lecteur qui ne chercherait qu samuser
passer outre. Les deux lettres-essai synthtisent toutes les argumentations contre la
traite des Noirs et lesclavage habituellement employes par les abolitionnistes. Mais
il y a une diffrence remarquable propos des projets dabolition : Butini propose,
contrairement la majorit des abolitionnistes, de faire prcder labolition de la
traite par celle de lesclavage. Ce projet fut trs critiqu lpoque. Pour une intro-
duction au dbat sur traite des Noirs et esclavage au XVIIIe sicle, voir, parmi les
ouvrages les plus rcents, Jean Erhard, Lumires et esclavage. Lesclavage colonial
et lopinion publique en France au XVIIIe sicle, Paris, Andr Versaille diteur,
2008.
7. Butini, Lettres africaines, dans Fictions coloniales, op. cit., p. 102.
8. Ibid.
9. Ibid., p. 108.
10. Abensar tait rest en Afrique et Phdima ne croyait plus le revoir.
11. Ibid., p. 129-130.
12. Jean-Baptiste Picquenard, Adonis suivi de Zoflora et de documents indits.
Prsentation de Chris Bongie, Paris, LHarmattan, Autrement mmes , 2006,
p. 225-226.
13. Jean-Pierre-Louis de Luchet, La Reine de Benni, Amsterdam et Paris, chez
Grange, 1766, p. 52.
14. Ibid., p. 93.
15. Une histoire analogue, mais avec des conclusions plus positives pour le rle
jou par la femme, est raconte dans le roman anonyme La Ngresse couronne ou
les murs des peuples mises en action. Histoire remplie dvnemens singuliers,
amusans et curieux. Le lieu ddition est indiqu ainsi : Tombut et Paris , vol.
I, 1777, vol. II, 1776 [sic]. Comme celui de Luchet, le roman a des traits ironiques,
mais dans lensemble, son message est important. Lpitre ddicatoire aux Noirs se
veut un acte de justice lgard dhommes injustement traits par les Europens :
On est las de ne voir que des noms pompeux la tte des Ouvrages ; eh ! pourquoi
des hommes qui, par leurs sueurs, font clore le sucre et lindigo, nauroient-ils point
de part notre reconnoissance !/En fait de mrite, la couleur ny fait rien. Byty y
est prsente comme une reine sage, convaincue que les Royaumes gouverns par
des femmes, nprouvoient point la tyrannie et la cruaut (t. II, p. 181).
16. Jean-Louis Casthilon, Zingha, reine dAngola. Histoire en deux parties,
38 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Bouillon, Lacombe, 1769. Lhistoire de Zingha tait bien connue en France car le
pre Labat avait traduit, en 1732, sous le titre de Relation historique de lEthiopie, la
relation du pre Giovanni Antonio Cavazzi, Istorica descrizione detr regni Congo,
Matamba, et Angola situati nellEtiopia inferiore occidentale e delle Missioni apos -
toliche esercitateui da Religiosi Capuccini (Bologne, 1687). La partie concernant
lhistoire de Zingha en est une traduction presque littrale.
17. Sade fait une allusion directe Zingha dans Les Prosprits du vice :
Singha, reine dAngola, avait fait une loi qui tablissait la vulgivaguibilit des
femmes. Cette mme loi leur enjoignait de se garantir des grossesses, sous peine
dtre piles dans un mortier , Paris, 10/18, 1969, p. 47.
18. Jean-Louis Castilhon, op. cit., t. I, p. 40.
19. Ibid., p. 39.
20. Voir Awa Thiam, La Parole aux ngresses, Paris, Denol, 1978. Voici un
passage de la ddicace :
mes surs et frres qui de par/le monde luttent pour labolition/du
sexisme, du patriarcat/et de toute/forme de domination de lhomme par
lhomme./Aux amazones dAfrique, dAmrique,/de Bohme./Aux guerrires anti-
sexistes de tout/temps./ Zingh. Dans lIntroduction, Awa Thiam prcise le motif
de la ddicace : Jadis, des Ngro-Africaines ont eu leur mot dire quand il fallait
prendre des dcisions de grande importance. Que lon se souvienne de Zingha,
amazone et guerrire, premire rsistante la colonisation portugaise de lAngola au
XVIIe sicle. La note renvoie luvre de Kake Ibrahima Baba, Anne Zingha,
Paris, Dakar, Abidjan, Yaound, ABC, NEA, CLE, 1975, p., 17.
21. Voir Carminella Biondi, Lemarginazione razziale nella narrativa femmini-
le francese del primo Ottocento : attenzione per il diverso e/o rispecchiamento di
s ? , dans La Questione romantica, numro spcial sur Imperialismo/coloniali-
smo , n 18-19, Naples, printemps-automne 2005 (mais 2008), p. 75-89.
22. Le texte est reproduit, en appendice (B), dans lanthologie de traductions
anglaises dite par Doris Y. Kadish et Franoise Massardier-Kenney, Translating
Slavery. Gender & Race in French Womens Writing, 1783-1823, Kent et London,
The Kent State University Press, 1994. Le texte en version originale occupe les
pages 271-281, la citation est tire de la p. 274.
QUENTEND-ON PAR ESCLAVAGE AU XVIIIe SICLE ?
VOLTAIRE, ROUSSEAU, DIDEROT

MICHAEL ODEA

premire vue, les mots esclave et esclavage ninvitent pas une


tude de type lexicographique ou smantique. La premire dfinition
de ces mots a relativement peu volu depuis lpoque des Lumires.
Nous verrons, il est vrai, que quelques usages mtaphoriques ou
hyperboliques on est souvent, au XVIIIe sicle, lesclave de sa
matresse sont plus rpandus alors que de nos jours. Nanmoins, le
mot esclavage dsigne incontestablement, hier comme aujourdhui,
lasservissement dun tre humain ou dun groupe humain par un
autre tre humain ou un autre groupe humain. Lintrt possible de
lexercice que nous proposons est ailleurs: il sagit, travers un recen-
sement des occurrences de ces mots, de voir quelles ralits ils
taient principalement appliqus, et cest l quun cart se creuse entre
le XVIIIe sicle et le XXIe, car les rfrences ne sont pas les mmes.
Alors que pour nous le mot esclavage dsigne avant tout une ralit
lie la traite des Noirs et au commerce triangulaire, tel nest pas le
cas pour les auteurs dont il sera question. Le mot renvoie chez eux,
des rfrents diffrents, dont la traite ne semble gure tre toujours le
plus important. Il sagira donc dabord de passer en revue quelques
ralits dsignes par le terme esclavage chez trois grands auteurs. On
essaiera ensuite de comprendre pourquoi, une poque o la traite bat
son plein, plusieurs grandes figures des Lumires franaises, tout en
voquant souvent lesclavage au sens le plus large, parlent peu dun
commerce florissant o la France tait profondment implique.
Enfin, il sera question de la prise de conscience qui semble avoir lieu
vers 1780 et qui fait que la traite et ses consquences sont clairement
condamnes par Diderot et dautres dans lH i s t o i re des Deux Indes1.
Examinons dabord rapidement les usages mtaphoriques ou
hyperboliques du mot esclavage. Dans la correspondance de
Rousseau, o les mots esclave et esclavage apparaissent peu
souvent, ces mots ont toujours un sens mtaphorique et ne dsignent
jamais lesclavage proprement dit. Lexploitation est plus varie
chez Voltaire, o, dans une correspondance plus volumineuse, les
deux mots apparaissent une quarantaine de fois. Si on les trouve
40 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

dans des lettres bien tournes adresses des dames (D1766,


D1957, D2900)2, et dans des lettres de philosophie (Dieu est peut-
tre esclave du destin D1486 , Voltaire est lui-mme esclave de
la Nature D17409), ils dsignent plus souvent des situations
d i fficiles ou humiliantes. crivant Frdric de Prusse, il se dit
votre esclave fugitif (D4458), et dans des lettres des tiers il
a ffirme plusieurs fois refuser lesclavage que le roi tente de lui
imposer. Dailleurs, il ne sagit pas dune pure mtaphore ;
Voltaire distingue clairement entre les rgimes absolus et ceux qui
incorporent au moins des lments de dmocratie. Il ny a pas
desclave en Grande-Bretagne, affirme-t-il en 1760 (D8814).
LItalie en revanche est un pays esclave (D12082), les Polonais
sont un peuple esclave (D18454), et dans une lettre Moultou,
citoyen de Genve, le Franais Voltaire dclare sobrement, Vous
tes n libre et moi esclave (D13557). On le voit, les mots e s c l a -
vage et esclave ont couramment une relation antonymique simple
avec l i b e rt et libre : un esclave, pour le XVIIIe sicle, cest
quelquun qui est priv de sa libert, quelles que soient la forme
ou la cause de cette privation3.
Quand on cherche des occurrences o le mot esclavage naurait
pas de valeur mtaphorique, il est clair que lesclavage, sil nest pas
un phnomne antique, est surtout une ralit orientale. Le jugement
implicite port sur lesclavage varie : celui-ci peut simplement
apporter de la couleur locale, comme dans les innombrables contes
orientaux sinspirant de prs ou de loin des Mille et Une Nuits, ou
bien il peut tre lune des manifestations les plus choquantes du
despotisme. dfaut de donner une vritable vision synthtique de
cette vaste question, je mattarde quelques instants sur une seule
pice, Zare de Voltaire (1732). Zare est lesclave franaise du
soudan de Jrusalem, Orosmane. Ne en Terre Sainte, elle na aucun
souvenir de ses origines franaises, et nattache gure dimportance
une croix quelle porte, cache sous un bijou, autour du cou.
Aime dOrosmane, amoureuse de lui, elle adhre sans difficult
la religion de son matre. On cite souvent ces vers :
Jeusse t prs du Gange esclave des faux dieux,
Chrtienne dans Paris, musulmane en ces lieux. (I, i)

Cette tranquillit, cette assurance, sont cependant rcentes et


lies la passion quelle prouve dsormais pour son matre.
Laction de la pice se noue autour du conflit entre lamour libre-
ment consenti, et le rgime du srail. Au-del du sort de Zare, cest
mme le statut de la femme en gnral qui est en cause, puisquune
VOLTAIRE, ROUSSEAU, DIDEROT 41

Zare prisonnire connat les mmes conditions ordinaires de la vie


au srail. Et quand Orosmane devient tort jaloux, sa premire
pense est de refermer le srail :
Que tout ressente ici le frein de lesclavage.
Des rois de lOrient suivons lantique usage.
On peut, pour son esclave oubliant sa fiert,
Laisser tomber sur elle un regard de bont ;
Mais il est trop honteux de craindre une matresse ;
Aux murs de lOccident laissons cette bassesse.
Ce sexe dangereux, qui veut tout asservir,
Sil rgne dans lEurope, ici doit obir. (III, vii)

Ces oppositions faciles (il faut asservir les femmes ou tre asservi
par elles) peuvent faire penser quon a affaire un Orient o l e s c l a-
vage, tantt relve du pittoresque, tantt sert renforcer le sentiment
de supriorit des Europens. Pourtant, travers lesprit relativiste des
vers dj cits sur la religion, ainsi que par dautres dtails, Voltaire
montre une symtrie partielle dans les pratiques des deux partis. Du
ct masculin, en tout cas, les chrtiens font comme les musulmans :
le prisonnier de guerre, les thologiens sont quasiment unanimes l-
dessus, peut lgitimement tre condamn lesclavage ou la prison
perptuelle. Et Orosmane, qui tue Zare par jalousie, se rachte mora-
lement en se suicidant : Nrestan, le frre de Zare, se sent contraint
ladmiration et la piti. Les lignes de partage dans la pice ne sont
donc pas simples: il sagit de montrer des tres dignes qui tentent d a f-
firmer leur libert dans une situation peu propice lpanouissement
personnel. En dernire analyse, la question pose par Zare est de
savoir si lhomme, en loccurrence lhomme musulman, mais il nest
pas certain que la question ne concerne que lui, est capable de fonder
des relations damour sur autre chose que la soumission, que l e s c l a-
vage. La rponse est nuance mais ngative : Orosmane est un homme
vertueux, mais Zare meurt de sa main parce quil croit, tort, quelle
exerce une libert quil juge insupportable.
La piraterie barbaresque est la forme la plus menaante de l e s c l a-
vage oriental pour le lecteur europen. Chez Rousseau, la vie d e s-
clave Alger donne lieu une rflexion de tendance stocienne dans
mile et Sophie ou Les Solitaires, la suite romance de l m i l e.
Lessentiel est de connatre et dexercer une libert tout intrieure dont
on ne peut pas nous priver : Jamais [dit mile] je neus tant d a u t o-
rit sur moi que quand je portai les fers des barbares. 4 Visiblement,
le but est de montrer comment le narrateur sait saffirmer moralement
dans une situation extrme, plutt que de stendre sur limmoralit de
42 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

lesclavage. Rousseau ne manque pas pour autant de rappeler un prin-


cipe qui est prsent comme une vidence:
Je changeai plusieurs fois de patron : lon appelloit cela me
vendre ; comme si on pouvoit vendre un homme. On vendoit le
travail de mes mains ; mais ma volont, mon entendement, mon tre,
tout ce par quoi jtois moi et non pas un autre ne se vendoit assu-
rment pas. (OC, IV, p. 918)

Cette condamnation est fonde sur lexprience intime, non pas


parce que Rousseau est insensible des considrations de droit (le
Contrat social montre le contraire) mais parce que la vritable loi
naturelle est inscrite dans le cur de lhomme, en dehors de toute
structure politique. Homre disait que lesclave est priv de la moiti
de son tre ; Rousseau affirme que ltre humain peut rester intact,
mme dans les fers.
LAfrique noire est peu prsente chez Rousseau. Aprs sa leon
de stocisme, Rousseau tirera une autre leon de lexprience
dmile, presque toujours bien trait Alger. Il crit au sujet de ses
anciens matres quils ne punissent jamais limpuissance, mais
seulement la mauvaise volont :
Les Ngres seroient trop heureux en Amrique si lEuropen les
traitoit avec la mme quit ; mais comme il ne voit dans ces
malheureux que des instruments de travail, sa conduite envers eux
dpend uniquement de lutilit quil en tire ; il mesure sa justice
son profit. (OC, IV, p. 918)
Cest lun des deux seuls passages que je connaisse o Rousseau
voque spcifiquement la traite. Il faut le verser dabord au dossier
des relations complexes quil entretient avec les notions dintrt et
dutilit : il oppose ici une socit juge archaque, honnie par les
Europens, et qui nanmoins voit en lesclave un autre tre humain,
la modernit du Nord, o lexploitation pour le gain individuel a
cart toute autre considration. Cest cependant une rflexion
passagre, de type paradoxal, destine branler la superbe des
Europens, et qui ne connatra pas de dveloppement.
La traite est voque aussi dans La Nouvelle Hlose, mais
nouveau de faon passagre. Saint Preux , racontant son voyage
autour du monde, crit ceci :
Jai vu ces vastes et malheureuses contres qui ne semblent
destines qu couvrir la terre de troupeaux desclaves. leur vil
aspect jai dtourn les yeux de ddain, dhorreur et de piti, et
voyant la quatrime partie de mes semblables change en btes pour
le service des autres, jai gmi dtre homme. (OC, II, p. 414)
VOLTAIRE, ROUSSEAU, DIDEROT 43

La lettre est construite sur lenchanement anaphorique jai vu, jai


vu, qui ne peut se comprendre sans le dernier paragraphe, o Saint Preux
dit son espoir de revoir Julie aprs quatre ans dabsence. Je la verrai,
elle y consentira (p. 416). Le passage sur les malheureuses
contres prend sa place dans une srie de choses vues disparates, qui
sont louables, indiffrentes ou honteuses selon les cas. Peut-on parler
dune condamnation de lesclavage? Oui, certainement. Elle nempche
pas Saint Preux de rendre tout de suite hommage un peuple trs impli-
qu dans la traite, les Anglais, ses compagnons de voyage, peuple
intrpide et fier dont lexemple et la libert rtablissoient mes yeux
lhonneur de mon espece . Et la suggestion que lAfrique aurait pour
seul destin de produire des esclaves, mme avec la nuance apporte par
le verbe sembler, risque de troubler le lecteur moderne. La lecture du
passage est seme dembches; il est peut-tre prudent dy noter
simplement la condamnation de la traite, sans le soumettre une pres-
sion interprtative trop forte.
quoi correspond alors lesclavage dans lesprit de Rousseau
philosophe politique ? Le dbat remonte loin, car Aristote avait clai-
rement affirm dans sa Politique la lgitimit de lesclavage ;
certains taient ns pour tre matres, dautres pour tre esclaves.
Contre Aristote, Rousseau dfend un principe clair. Renoncer sa
libert, cest renoncer sa qualit dhomme, ce qui est impossible5.
On peut aliner des biens acquis, mais non ce qui est constitutif de
son tre. Mais de quelle libert, de quel esclavage est-il question ?
En rpondant, on voit un abme souvrir entre le XVIIIe sicle et
nous, car il sagit surtout dun peuple vivant sous la tyrannie. La
question de lesclavage, telle que Rousseau la traite dans le Contrat
social, peut tre reformule en des termes strictement politiques : un
gouvernement tyrannique peut-il tre lgitime ? quoi Rousseau
rpond vigoureusement par la ngative. Lhomme na pas le droit de
cder sa libert, un tel gouvernement est par sa nature illgitime.
Est-ce dire que Rousseau serait prt tolrer lesclavage des indi-
vidus ? Non, car il nonce un principe qui lexclut. quoi il faut
ajouter que le Contrat social est un trait politique o il est normal
de vouloir dterminer les caractristiques dun tat lgitime, au
dtriment dautres considrations de moralit et de relations entre les
hommes. Il nen reste pas moins vrai que lesclavage en tant quas-
servissement dhommes et de femmes lintrieur de la socit,
donnant lieu ventuellement un commerce, tout en tant
condamn, ne fait pas lobjet dune rflexion dveloppe.
Comment expliquer cela? On peut se demander si la prsence de
lesclavage dans les socits antiques quil admirait nattnue pas la
44 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

force de sa condamnation. En tout cas, lorsquil condamne linstitution


moderne de la dmocratie indirecte, avec lection de reprsentants,
systme quil oppose la dmocratie directe et aux assembles popu-
laires de lantiquit, il propose une trange conomie de la libert:
Quoi ! la libert ne se maintient qu lappui de la servitude ?
Peut-tre. Les deux excs se touchent. Tout ce qui nest pas dans la
nature a ses inconvniens, et la socit civile plus que tout le reste.
Il y a de telles positions malheureuses o lon ne peut conserver sa
libert quaux dpends de celle dautrui, et o le Citoyen ne peut
tre parfaitement libre que lesclave ne soit extrmement esclave.
Telle toit la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous
navez point desclaves, mais vous ltes ; vous payez leur libert de
la votre. Vous avez beau vanter cette prfrence ; jy trouve plus de
lchet que dhumanit.
Je nentens point par tout cela quil faille avoir des esclaves ni
que le droit desclavage soit lgitime, puisque jai prouv le
contraire. Je dis seulement les raisons pourquoi les peuples moder-
nes qui se croyent libres ont des Reprsentans, et pourquoi les
peuples anciens nen avoient pas. (OC, III, p. 431)

Est-il souhaitable, pour tre citoyen, davoir une disponibilit,


des loisirs, que seule lexistence dune classe dilotes (par exemple)
peut garantir ? Telle est lide que Rousseau prsente dans le chapi-
tre Des dputs ou reprsentans du Contrat social, non sans
manifester une certaine gne6. En dehors de ltat de nature, semble-
t-il, seuls des compromis et des solutions partielles sont possibles.
On voit ici le profond pessimisme politique de Rousseau : la perfec-
tibilit de lhomme le dote dune mallabilit souvent nocive7.
Rpondant Aristote, a qui il reproche davoir fait dun effet de les-
clavage sa cause, Rousseau crit :
Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusquau dsir den sortir;
ils aiment leur servitude comme les compagnons dUlysse aimoient leur
abrutissement. Sil y a donc des esclaves par nature, cest parce quil y a
eu des esclaves contre nature. (Contrat social, OC, III, p. 353) 8

La rapide lecture de Rousseau qui est propose ici montre l e x-


trme complexit des positions adoptes pendant les Lumires.
Rousseau rejette le principe de lesclavage. Il condamne la traite afri-
caine, mais sans jamais sattarder sur elle. Son sujet de prdilection est
plutt le gouvernement tyrannique. Il ne distingue pas clairement les
deux types desclavage (cest un reproche que Christopher L. Miller
lui fait), alors que Montesquieu marque bien la distinction entre escla-
vage politique et esclavage civil9. On se rappellera, cependant, que
VOLTAIRE, ROUSSEAU, DIDEROT 45

dans le Discours sur lorigine de lingalit, les mots desclavage et


dasservissement reviennent souvent. La proprit prive, une fois
inaugure, mne selon Rousseau des dsordres affreux : Les riches
[] connurent peine le plaisir de dominer, quils ddaignerent
bientt tous les autres, et se servant de leurs anciens Esclaves pour en
soumettre de nouveaux, ils ne songerent qu subjuguer et asservir
leurs voisins (OC, III, p. 175). Vers la fin du Discours, en rsumant
le progrs de lingalit dans les diffrentes rvolutions quil a
voques, Rousseau dcrit le pouvoir arbitraire, ce troisime et dernier
temps qui autorise ltat de Matre et dEsclave, qui est le dernier
dgr de lingalit, et le terme auquel aboutissent enfin tous les
autres (p. 187). Dans le schma du Discours, alors, on peut sugg-
rer que lassimilation des deux types desclavage correspond une
continuit : lun mne lautre. En revanche, dans le Contrat social, il
nest pas exclu que la libert des uns dpende de lasservissement des
autres. Comment conclure sur un cas aussi complexe ? Il faut sans
doute souligner la charge libratrice de la pense de Rousseau, dont
tous les peuples et groupes asservis devaient, terme, profiter, mais il
faudra une pense du colonialisme pour rendre compte de la traite, et
cette pense commencera prendre forme plutt chez Diderot que
chez lui, mme si le Discours sur lorigine de lingalit en est une
condition de possibilit10.
Entre 1760 et 1780, Diderot apporte une contribution importante
lHistoire des Deux Indes de labb Raynal; il y dnonce linjustice
avec la plus grande force11. Rappelons deux passages. Le premier est
clbre. Cest lavertissement adress aux Kho dAfrique mridio-
nale, connus sous le nom hollandais de Hottentots. Dans une longue
apostrophe, souvent dsigne par ses premiers mots, Fuyez, malheu-
reux Hottentots, fuyez ! , Diderot les met en garde contre les gestes
de douceur et de bienfaisance des voyageurs europens. Le conseil
donn ce peuple est sans ambigut : Htez-vous donc, embusquez-
vous ; et lorsquils se courberont dune manire suppliante et perfide,
percez-leur la poitrine. 12 Le passage fait entendre de nombreux
chos : il est proche du Supplment au voyage de Bougainville de
Diderot lui-mme, mais Rousseau est aussi prsent en creux dans
lapostrophe de Diderot. Cest dans une note du Discours sur lorigine
de lingalit que Rousseau affirme quaucun sauvage na jamais
voulu adopter les murs europennes, et quil cite un long passage de
lHistoire gnrale des voyages dans lequel un Hottentot dclare sa
volont de retourner chez les siens, dposant aux pieds des colonisa-
teurs les hardes de la civilisation. Sous le titre Il retourne chez ses
gaux , cette scne inspirera le frontispice de la premire dition du
46 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Discours. Curieuse et paradoxale reprise : Rousseau crit en philoso-


phe et moraliste, comme si le rapport de forces laissait aux peuples
indignes un vritable choix, et cest Diderot qui bien plus tard dnon-
cera lappt du gain et la volont de conqute qui caractrisent les
voyageurs venus dEurope. Rousseau, qui a si bien pens les rapports
de force lintrieur des tats, ne semble pas disposer dun schma lui
permettant de dvelopper une pense aussi rigoureuse sur la colonisa-
tion13.
Diderot est aussi lauteur du chapitre Sur lesclavage des
ngres de lHistoire des Deux Indes. Cest l que nous trouvons ce
qui est absent chez Rousseau et peut-tre chez Voltaire aussi : une
condamnation sans appel de la traite, une dnonciation de lindiff-
rence des Europens son gard. Le rquisitoire est situ dune
manire prcise dans le double contexte des Lumires et de la
nouvelle sensibilit de lpoque :
LEurope retentit depuis un sicle des plus saines, des plus subli-
mes maximes de la morale. La fraternit de tous les hommes est
tablie de la manire la plus touchante dans dimmortels crits. On
sindigne des cruauts civiles ou religieuses de nos froces anctres,
et lon dtourne les regards de ces sicles dhorreur et de sang. Ceux
de nos voisins que les Barbaresques ont chargs de chanes obtien-
nent nos secours et notre piti. Des malheurs mme imaginaires
nous arrachent des larmes dans le silence du cabinet et surtout au
thtre. Il ny a que la fatale destine des malheureux ngres qui ne
nous intresse pas. On les tyrannise, on les mutile, on les brle, on
les poignarde ; et nous lentendons dire froidement et sans motion.
Les tourments dun peuple qui nous devons nos dlices ne vont
jamais jusqu notre cur. (uvres, d. Versini, III, p. 767)

Ce paragraphe voit le jour en 1780. En 1777, le Vermont tait


devenu le premier territoire des Amriques interdire lesclavage,
en 1791 commence le soulvement des esclaves dHati, qui abou-
tira la proclamation dindpendance de 1804, en 1794 la
Convention nationale interdira lesclavage dans les colonies franai-
ses, en 1807 le parlement anglais abolit le commerce des esclaves.
LHistoire des Deux Indes, lue partout en Europe au mme titre que
lEncyclopdie, sassocie un mouvement de fond. Produit de
plusieurs mains, faisant souvent lloge du commerce comme
facteur dentente et de paix entre les peuples, vaste magasin de
renseignements pour ceux qui esprent senrichir dans les colonies,
ce recueil est aussi lun des lieux o le caractre scandaleux de la
colonisation contemporaine et ses liens troits avec la traite, sont
remis en question. Ajoutons que, pour en arriver l, Diderot a non
VOLTAIRE, ROUSSEAU, DIDEROT 47

seulement rompre le silence qui entoure souvent encore la traite


(silence quil interroge) mais dabord rompre avec le prjug favo-
rable qui entoure la notion de colonisation, vue par des gnrations
imbues de culture classique comme une action mritoire et civilisa-
trice.
Quelle est la nature de ce changement ? La traite, et plus gnra-
lement lesclavage des Africains dans les colonies europennes,
commencent peut-tre tre perus comme une question morale et
politique de grande importance grce une premire mondialisation
des esprits : jentends par l une nouvelle conscience des effets loin-
tains dactions entreprises dans telle ou telle rgion du globe. Une
phrase dj cite de La Nouvelle Hlose donne des signes de cette
volution : quand Saint Preux voque lasservissement dun quart de
lhumanit, Rousseau invite implicitement ses lecteurs penser le
destin de lensemble des hommes comme un tout ( jai gmi dtre
homme ). Mais cest une phrase clbre de Candide qui rsume le
mieux ce tournant. Cest ce prix que vous mangez du sucre en
Europe , dit lesclave mutil de Surinam Candide14. La scne sera
grave et sa rception ira peut-tre au-del de lintention de
Voltaire, partisan, selon les analyses de Michle Duchet, de rformes
mais non pas de labolition, adversaire du Code noir sans tre hostile
au principe mme de lesclavage15. Cette phrase annonce une
nouvelle vision des relations entre les continents, dans une conomie
qui commence dj tre mondialise16. Les gravures en frontispice
de lHistoire des Deux Indes rsument presque navement une
pense avance mais prudente. Tome IV : la Nature donne le sein, un
enfant noir est une mamelle, un enfant blanc lautre : refus du
racisme. Elle regarde avec compassion des esclaves noirs travaillant
dans une sucrerie : refus de la traite. Tome VI : lIndustrie appelle des
Sauvages qui elle montre une charrue, un mtier, un levier et des
poulies. Ces sauvages se rassemblent pour faire usage des
nouveaux bienfaits qui leur sont offerts. Le message relay est
clair : non seulement lesclavage est un mal, mais le commerce nen
a pas besoin17. Labondance dont jouissent les Europens peut tre
assure sans lesclavage, et le Noir peut connatre les bienfaits de la
civilisation travers un travail librement accompli sur des outils
modernes. Un tournant est pris ; dans les pages de lHistoire des
Deux Indes les arguments des esclavagistes sont rejets, et aprs le
surprenant silence relatif des dcennies prcdentes une voix slve
pour dnoncer clairement la traite.
Lesclavage suscite une trange pudeur. On sait que dans le Sud
des tats-Unis on prfrait autrefois (chez les Blancs) lappeler
48 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

linstitution particulire . Nous avons vu au XVIIIe sicle deux


temps diffrents, celui dun quasi-silence, celui de la dnonciation.
Il sagit dune version simplifie de lhistoire ; il faudrait y ajouter le
Montesquieu de lEsprit des lois, dautres figures importantes
comme Condorcet, ainsi que des crivains moins lus, labb Pluche
ou Olympe de Gouges18. Un article de recensement comme celui-ci
est largement tributaire de la richesse et de labondance des recher-
ches sur lesclavage des cinquante dernires annes. Ce corpus
imposant tmoigne de la douloureuse rinscription du commerce
esclavagiste non seulement dans lhistoire des lAfrique et des
Amriques mais aussi dans celle des pays europens. Le travail nest
pas encore termin.

Michael ODEA
Universit Lyon 2, UMR LIRE

NOTES

1. Ltude correspond quelques forages et naura rien dexhaustif. On consul-


tera sur les questions traites ici Jean Ehrard, Lumires et esclavage. Lesclavage
colonial et lopinion publique en France au XVIIIe sicle (Bruxelles, Andr
Versaille, 2008) et Christopher L. Miller, The French Atlantic Triangle. Literature
and Culture of the Slave Trade (Durham, NC, Duke University Press, 2008), ouvrage
quon espre voir rapidement traduit en franais. Pour la bibliographie jusquaux
annes 1970 de tous les aspects de lesclavage depuis lAntiquit, voir Orlando
Patterson, Slavery , Annual Review of Sociology, t. 3 (1977), p. 407-449.
2. La numrotation est celle de Voltaire, Correspondence and Related
Documents, d. Th. Besterman. Voir note suivante.
3. Recherches dans la C o rrespondance complte de Rousseau, d. Ralph
A. Leigh (Genve, Oxford, etc., Voltaire Foundation, 52 vol., 1965-1989), et la
Correspondence and Related Documents, d. Thodore Besterman, dans les uvres
compltes de Voltaire, t. 85-135 (Genve, Oxford, etc., Voltaire Foundation, 1968-
1977) par Electronic Enlightenment.
4. Rousseau, uvres compltes, d. Marcel Raymond et Bernard Gagnebin,
Paris, Gallimard, Bibl. de la Pliade , 1959-1995, IV, p. 917. Dsormais OC.
5. Contrat social, I, 4, De lesclavage , OC, III, p. 356.
6. Bertrand de Jouvenel rsume et commente ainsi la pense de Rousseau
concernant la libert du peuple : Donc pour quil soit libre, il ne faut point de
Reprsentans, et pour quil ny ait point de reprsentans, il faut quil y ait des escla-
ves. Il semble que Rousseau se soit enferm dans un dilemme (Du contrat social,
d. B. de Jouvenel, Genve, Cheval ail, 1947, p. 310). Mais, selon B. de Jouvenel,
Rousseau sortirait un peu plus loin du dilemme en affirmant que le Souverain peut
encore exercer ses droits si la cit est trs petite (p. 311).
Cf. dans la Lettre sur les spectacles, le passage sur la laborieuse oisivet des
Spatiates. Cest l que les citoyens continuellement assembls consacroient la vie
VOLTAIRE, ROUSSEAU, DIDEROT 49

entire des amusemens qui faisoient la grande affaire de ltat, et des jeux dont
on ne se dlassoit qu la guerre (OC, V, p. 122).
7. Voir ce sujet Roger D. Masters, The Political Philosophy of Rousseau,
Princeton, Princeton University Press, 1968, p. 295 et suiv.
8. Comprenons bien le propos de Rousseau : si lesclave est abruti, cest son
statut desclave qui le rduit cet tat. Il nest pas devenu esclave parce quabruti, il
est abruti parce que devenu esclave. Le vil aspect des esclaves vus par Saint
Preux, le ddain qui accompagne chez lui lhorreur et la piti, sont situer dans ce
contexte.
9. Montesquieu, De lEsprit des lois, livre XV. Ch. Miller, The French Atlantic
Triangle, op. cit., p. 69.
10. Comme on le voit dans le Supplment au voyage de Bougainville. On consul-
tera ce sujet John T. Scott, Another Dangerous Supplement : Diderots Dialogue
with Rousseau in the Supplment au voyage de Bougainville , paratre dans
Rousseau et les philosophes, d. M. ODea, SVEC, 2010.
11. Sur lvolution politique de Diderot, voir Yves Benot, Diderot, de lathisme
lanticolonialisme, Paris, Maspero, 1970, chapitre Les chemins de la politique ,
p. 138-155.
12. Diderot, uvres, d. L. Versini, Paris, Laffont, 1994-1997, t. III, p. 680.
13. Prcisons nanmoins quil rcuse toute notion dun droit dcoulant de la
conqute. Voir Discours sur lorigine de lingalit, OC, III, p. 179 : Le Droit de
conqute ntant pas un Droit nen a pu fonder aucun autre.
14. Dans une remarquable note De lEsprit, Helvtius avait dj crit (Yves
Benot le rappelle) un an plus tt : On conviendra quil narrive point de barrique de
sucre en Europe qui ne soit teinte de sang humain . Voir Helvtius, De lesprit,
Paris, Durand, 1758, I, iii, p. 36-37, et Yves Benot, Diderot, de lathisme lanti -
colonialisme, op. cit., p. 140. Helvtius voquera le mme geste que Saint Preux
(aurait-il inspir Rousseau le passage cit ci-dessus ?) : Dtournons nos regards
dun spectacle si funeste, & qui fait tant de honte & dhorreur lhumanit.
15. Michle Duchet, Anthropologie et histoire au sicle des Lumires, Paris,
Albin Michel, 1995, p. 320. La question est trs complexe ; certains passages de
lEssai sur les murs semblent confirmer un refus de principe, tout en mlant lin-
dignation que provoque lesclavage une espce de rsignation. Voir dans lEssai sur
les murs le chapitre CXLVIII, De la conqute du Prou , et surtout la fin du
chapitre CLII, Des les franaises et des flibustiers , o le Code noir est dnonc
mais o, en mme temps, Voltaire souligne limportance conomique des Antilles
franaises. Voir aussi larticle Esclaves du Dictionnaire philosophique. Christopher
L. Miller, dans The French Atlantic Triangle, suit Michle Duchet sur la question,
mais le dernier mot na peut-tre pas encore t dit.
16. Les multiples thtres de la Guerre de Sept Ans en sont un signe loquent.
17. Selon Adam Smith, le travail de lesclave est plus coteux pour son matre
que celui dun homme libre. Voir An Inquiry into the Nature and Causes of the
Wealth of Nations, d. R.S. Campbell, A.S. Skinner, W.B. Todd (Indianapolis, 2 vol.,
Liberty Fund, 1981), p. 99 et 388-389.
18. Pour la subtilit de la pense du jeune Montesquieu dans les Lettres persa -
nes, voir ici mme la contribution de Sarga Moussa.
LA CHANE DE LESCLAVAGE
DANS LES LETTRES PERSANES

SARGA MOUSSA

Pour ma mre

Avant mme dtre trait comme sujet part entire dans lEsprit
des lois (1748), o il fait lobjet dune critique connue (en particu-
lier au chapitre 5 du livre XV), lesclavage, rel ou mtaphorique,
apparat comme lun des fils rouges des Lettres persanes (1721). Les
rapports de domination entre les diffrents protagonistes, mais aussi
les renversements hirarchiques, sont prsents ds la deuxime lettre
: Tu leur commandes, et leur obis , crit Usbek au premier
eunuque noir, propos des femmes du srail ; tu les sers comme
lesclave de leurs esclaves. Mais, par un retour dempire, tu
commandes en matre comme moi-mme, quand tu crains le rel-
chement des lois de la pudeur et de la modestie1. Tout se tient, et
tous se tiennent, donc, comme sils taient lis par une chane
secrte2 . Il nest pas interdit dentendre aussi, dans cette mtaphore
de la chane, dhabitude interprte en un autre sens, tout le champ
smantique de la contrainte et de lemprisonnement : les fers de les-
clave ne sont pas loin
Si le mot esclavage est trs rare dans les Lettres persanes (on
trouve en revanche plus frquemment s e rv i t u d e, associ des
personnes et des peuples), le terme desclave apparat 56 repri-
ses soit, en moyenne, une fois toutes les trois lettres. La grande
question des Lumires, celle de la libert, est ici centrale, traite de
manire particulirement virtuose, travers une multiplicit de
points de vue, qui se traduisent par un va-et-vient entre Orient et
Occident, entre hommes et femmes, entre matres et esclaves, sans
que les relations de pouvoir qui stablissent soient jamais totale-
ment stables. Si les eunuques sont dfinitivement des tres dimi-
nus, si les esclaves ne sont pas librs, et si les pouses restent
enfermes dans le harem, ces hommes et ces femmes prennent la
parole, et disent parfois linjustice de leur situation, cest l, sans
doute, lune des grandes nouveauts quintroduit Montesquieu, et
quon ne saurait sous-estimer3.
LESCALAVAGE DANS LES LETTRES PERSANES 51

Ce que Montesquieu et la plupart de ses contemporains appellent


tort le srail (mot qui dsigne dabord le palais du sultan
Constantinople), et qui est en ralit, dans les Lettres persanes, le
harem dun particulier, le gynce, donc, nest accessible, de lext-
rieur, quau matre des lieux, ou des femmes (y compris chrtien-
nes), telle Lady Montagu, qui donna une image nouvelle (et plutt
idalisante) des harems de la haute socit turque, mais ses lettres
de Constantinople, bien qucrites en 1717 et 1718, ne seront
publies quaprs sa mort, en 1763 : elles ne sont donc pas connues
de Montesquieu, qui se base plutt sur les crits des voyageurs du
sicle prcdent, en particulier Chardin et Tavernier. Le harem,
espace sacr, selon ltymologie arabe du mot, est un espace essen-
tiellement fminin (il abrite les pouses et leurs esclaves), lexcep-
tion des eunuques, hommes dviriliss , mais tous sont, dans les
Lettres persanes, dsigns un moment ou un autre comme des
esclaves, ou se considrent comme tant en situation desclavage.
Les esclaves au sens propre, celles qui servent les pouses
dUsbek, dans leur srail dIspahan, apparaissent tout au long du
roman, mais elles nont jamais la parole : ce sont les grandes
muettes, cest--dire, dune certaine faon, le degr zro de lescla-
vage. Pour autant, elles ne sont pas absentes des Lettres persanes, et
leur condition est value de manire variable, selon qui en parle.
Zphis, lune des pouses dUsbek, se plaint auprs de lui quon lui
ait arrach son esclave Zlide, qui la sert avec tant daffection, et
dont les adroites mains portent partout les ornements et les grces ,
crit-elle4. Zlide est la fois le prototype de la bonne ngresse ,
totalement dvoue sa matresse, et beaucoup plus que cela. Jai
trouv Zachi couche avec une de ses esclaves , dira crment le
grand eunuque Usbek, lorsque celui-ci aura totalement perdu le
contrle de son harem5. Bien que proscrites, les relations homo-
sexuelles sont sans doute une consquence invitable du systme de
la polygamie, aggrave, ici, par labsence prolonge du matre.
Si les femmes esclaves sont dabord un corps sans voix, dans les
Lettres persanes, il nen va pas tout fait de mme pour les esclaves
mles, dont la prise de parole est cependant rduite. Citons surtout
la lettre de lesclave Pharan Usbek, qui il se plaint du sort que lui
rservait le chef des eunuques noirs, savoir la castration, ncessaire
pour quil remplace, dans le harem, un eunuque noir qui venait de
mourir : Ceux qui, en naissant, ont eu le malheur de recevoir de
leurs parents un traitement pareil se consolent peut-tre sur ce quils
nont jamais connu dautre tat que le leur ; mais quon me fasse
descendre de lhumanit, et quon men prive, je mourrais de
52 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

douleur, si je ne mourais pas de cette barbarie6. Notons ici que


cette superbe dclaration humaniste sur lintgrit du corps
humain nest connue dUsbek que parce quil y a eu protestation de
la part de lesclave. Lhistoire des vaincus, comme on sait, est
souvent inaudible, et pour cause. Mais grce au choix du genre pis-
tolaire, qui permet de dmultiplier les voix narratives et les points de
vue nonciatifs, Montesquieu fait entendre, ft-ce de manire ph-
mre, ceux que lon appellerait aujourdhui des subalternes. Cest
tout lintrt de ce texte de fiction que davoir donn la parole, en
1721, une catgorie sociale qui, cette date, aurait t bien inca-
pable de la prendre, les premiers tmoignages daffranchis, publis
dabord en anglais, datent de la fin du XVIIIe sicle.
Les eunuques, quant eux, sont beaucoup plus prsents comme
sujets parlant et crivant dans les Lettres persanes. Montesquieu leur
donne la parole plusieurs reprises, y compris aux Noirs, ceux dont
la mission est de garder le lit , selon ltymologie grecque du mot
e u n u q u e. Ils sont donc lintrieur du harem, et, contrairement aux
eunuques blancs qui en gardent lentre ou qui sont affects au
service du matre, ils semblent quils aient t entirement castrs
(ablation des testicules et du pnis), du moins en Perse, ce qui ne
supprime pas forcment le dsir sexuel : si le premier eunuque noir,
la lettre IX, dit regarder les femmes avec indiffrence , cest
uniquement parce que les feux de la jeunesse ont pass7 . Quoi
quil en soit, les plaintes quexprime cet eunuque sur son sort
seraient, daprs Jean Ehrard, la premire fois dans notre littrature
quun Noir prend la parole pour son propre compte8 . Enferm dans
une prison affreuse9 , le premier eunuque a beau se consoler en
considrant quil se trouve dans un petit empire quil contribue
rgir, il admet lui-mme quil est une victime de ce systme de domi-
nation, au mme titre, dailleurs, que les femmes dont il veut bien
prendre en charge la haine , comme il dit10. Ce nest pas qu
mon tour je naie un nombre infini de dsagrments, et que tous les
jours ces femmes vindicatives ne cherchent renchrir sur ceux que
je leur donne : elles ont des revers terribles. Il y a entre nous un flux
et un reflux dempire et de soumission. Elles font toujours tomber sur
moi les emplois les plus humiliants ; elles affectent un mpris qui na
point dexemple ; et, sans gards pour ma vieillesse, elles me font
lever la nuit dix fois pour la moindre bagatelle11. Ces chicaneries
constantes relvent dj dune forme de perscution. Mais lorsquon
en vient des exemples plus prcis, le tableau vire carrment au
cauchemar sadique : Une autre fois elles mattachent derrire leur
porte et my e n c h a n e n t nuit et jour12. On est ici au cur de ce que
LESCALAVAGE DANS LES LETTRES PERSANES 53

lon pourrait appeler la chane de lesclavage, chaque protagoniste du


harem tant la fois enchan et enchanant. Sommes-nous dans une
reprsentation fantasmatique ? Leunuque, en tout cas, vit et dcrit ces
humiliations comme une forme de torture, quil doit subir sans se
plaindre, si ce nest dans une lettre adresse un ancien domesti-
que dUsbek. Tout renvoie videmment un trauma initial, que la
victime explique elle-mme, dans une magnifique formule : Mon
premier matre [mobligea] me sparer pour jamais de moi-
mme13 , cest bien l le comble de lalination, qui redouble en
quelque sorte le statut desclave, lequel, littralement, ne sappartient
p a s. Du reste, le chef des eunuques noirs fait lui-mme cette compa-
raison plusieurs reprises, comme la lettre XV ou la lettre LXIV.
Certes, il sagit dune forme particulire desclavage, puisque l e u n u-
que est, vis--vis des femmes du harem, le relai de lautorit du matre.
Mais il sait bien que sa position est fondamentalement servile14. Quant
celui qui rgente le harem dUsbek en labsence de celui-ci, il rpte
leunuque Solim, son confident qui le transmet aussitt son matre,
quel point il est soumis lautorit de celui-ci15.
Quen est-il maintenant des pouses ? Certes, elles sont de condi-
tion libre, mais que vaut cette libert dans le harem ? Ainsi, Usbek
se croit-il oblilg de dvelopper des trsors de rhtorique pour
persuader son pouse Zachi (jalouse de larrive de Roxane) quelle
doit tre svrement garde pour son propre bien : Vous devez me
rendre grce de la gne o je vous fais vivre, puisque ce nest que
par l que vous mritez encore de vivre , lui explique-t-il sans sour-
ciller16. Car les drglements sexuels ne sont rien de moins que le
prlude lanarchie, qui risque de se propager de lintrieur vers
lextrieur : cest bien lordre du Monde qui est menac par les
frquentations incontrles des femmes ft-ce la simple prsence
dun eunuque blanc dans la chambre dune pouse , dans la pers-
pective despotique qui est celle dUsbek. Ce dernier, peine
arriv Paris, crit dailleurs sa nouvelle pouse pour lui prsen-
ter cette ville comme le contre-modle absolu : Que vous tes
heureuse, Roxane, dtre dans le doux pays de Perse, et non pas dans
ces climats empoisonns o lon ne connat ni la pudeur ni la la
vertu17 ! Il nempche que le doux pays en question est surtout,
pour Roxane, une prison, au nom de lexigence absolue de fidlit
fminine, laquelle fait pourtant lobjet dune dngation hypocrite
de la part dUsbek : Ainsi, quand nous vous enfermons si troite-
ment ; que nous vous faisons garder par tant desclaves, que nous
gnons si fort vos dsirs lorsquils volent trop loin : ce nest pas que
nous craignions la dernire infidlit ; mais cest que nous savons
54 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

que la puret ne saurait tre trop grande, et que la moindre tache peut
la corrompre18 , explique-t-il doctement sa nouvelle conqute.
Quant aux pouses, mme lorsquelles donnent tous les gages possi-
bles de loyaut au matre, elles ne peuvent sempcher de trahir la
ralit de leur condition. Ainsi Zachi, crivant Usbek, lui raconte-
t-elle une excursion la campagne sur un mode faussement humo-
ristique, qui permet de dnoncer son statut de prisonnire relle
( nous esprions tre plus libres , confie-t-elle) : Chacune de
nous se mit, selon la coutume, dans une bote et se fit porter dans le
bateau ; lorsquun orage clata, une partie des eunuques voulut
tirer les femmes de leur prison , mais leur chef sy opposa ; lin-
tervention dune esclave pour sauver sa matresse fut de mme
brutalement stoppe ; enfin, Zachi svanouit, comme si lon attei-
gnait un point limite du supportable et du dicible, la terreur du pril
extrieur tant redouble par la situation denfermement19. Lpouse
na finalement pas plus de libert que sa propre esclave, dont elle
partage le sort, y compris lextrieur du harem.
Pourtant, si lon met part Roxane (on reviendra sur sa dernire
lettre), les femmes ne semblent pas prtes se rvolter contre lop-
pression dont elles sont victimes. Elles disent parfois linjustice (et
cette prise de conscience est dj trs importante), mais elles ne
mettent pas fondamentalement en cause le systme carcral du
harem. Certaines, comme Zlis, vont mme jusqu prtendre en
acclrer la logique de contrainte fminine : Ta fille ayant atteint
sa septime anne , crit-elle Usbek, jai cru quil tait temps
de la faire passer dans les appartements intrieurs du srail et de ne
point attendre quelle ait dix ans pour la confier aux eunuques noirs.
On ne saurait de trop bonne heure priver une jeune personne des
liberts de lenfance et lui donner une ducation sainte dans les
sacrs murs o la pudeur habite20. Quant Usbek, sil veut bien
critiquer le modle social et familial quil incarne, ce nest nullement
en fonction de considrations morales (linjustice et la souffrance
imposes aux habitantes de son harem), mais au nom de lefficacit
conomique. Car en observant le nombre considrable deunuques
quil faut pour garder les concubines, sans compter les filles descla-
ves qui vieillissent presque toujours dans une affligeante virgi-
nit21 , il en vient considrer, comme Montesquieu lui-mme, qui
associe la prosprit des tats la croissance de leur population,
quil sagit l dune grande perte pour la Socit22 . (Usbek dve-
loppe dailleurs, dans la lettre CXV, une comparaison lavantage
des Romains, qui avaient su intgrer leurs esclaves au monde du
travail et qui ils ninterdisaient pas de se marier.)
LESCALAVAGE DANS LES LETTRES PERSANES 55

Du coup, linstitution du harem nest pas si inbranlable quil y


parat au premier abord, dans les Lettres persanes. On insiste dha-
bitude sur la faon dont lauteur, travers le regard des Persans,
donne une vision critique de la socit franaise de son temps. Ce
renversement sociologique (Roger Caillois) nest plus dmon-
trer, ce qui nempche pas que la confrontation issue du voyage en
France de Rica et Usbek produit aussi, en retour, des effets sur
lOrient, que les deux protagonistes principaux regardent parfois
avec une distance critique. Dans la lettre XXXVIII, Rica pose la
question de savoir si la Loi naturelle soumet les femmes aux
hommes : Non, me disait lautre jour un philosophe trs galant
[derrire lequel on peut deviner le jeune Montesquieu, ou du moins
une image quil projette de lui-mme] : la Nature na jamais dict
une telle loi. Lempire que nous avons sur elles est une vritable
tyrannie ; elles ne nous lont laiss prendre que parce quelles ont
plus de douceur que nous, et par consquent, plus dhumanit et de
raison. []. Or, sil est vrai que nous navons sur les femmes quun
pouvoir tyrannique, il ne lest pas moins quelles ont sur nous un
empire naturel : celui de la beaut, qui rien ne rsiste23. Et Rica
dajouter : Tu vois, mon cher Ibben, que jai pris got de ce pays-
ci, o lon aime soutenir des opinions extraordinaires et rduire
tout en paradoxe24. Il y a donc place, dans les Lettres persanes, non
seulement pour une critique de lesclavage mais aussi pour une mise
en cause des rapports de domination entre hommes et femmes, en
Perse, bien sr, mais peut-tre aussi en France, comme le suggre la
notion de loi naturelle , qui, par dfinition, ne saurait se limiter
un seul continent.
Dautre part, dans la mesure o les femmes ont un empire
naturel sur les hommes, elles ont elles-mmes une capacit de rsis -
tance face la tyrannie masculine. Mieux, elles incarnent une
supriorit esthtique qui nexclut nullement des qualits morales et
intellectuelles. Et le philosophe de conclure par cette dclaration fmi-
niste avant lheure : Nous [les hommes] employons toutes sortes de
moyens pour leur abattre le courage [celui des femmes] ; les forces
seraient gales si lducation ltait aussi25. Or, ce qui est frappant,
cest de voir que ce type de destabilisation du pouvoir masculin se
retrouve aussi, du ct persan, sans quil soit ncessaire de passer par
la mdiation dun interlocuteur franais. Ainsi Zlis, celle-l mme
qui semblait intrioriser la contrainte du harem au point de vouloir
confier la fille dUsbek, encore enfant, aux eunuques noirs, nhsite
pas tenir son poux un discours provocateur : Dans la prison
mme o tu me retiens, je suis plus libre que toi : tu ne saurais redou-
56 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

bler tes attentions pour me faire garder, que je ne jouisse de tes inqui-
tudes; et tes soupons, ta jalousie, tes chagrins sont autant de marques
de ta dpendance26. Il sagit bien sr, dans un premier temps, de
rassurer la mari jaloux : je taime et je tattends, ne crains rien. Mais
en avanant lide selon laquelle la dpendance psychologique serait
plus contraignante que les murs du harem, Zlis instille chez Usbek le
soupon que les rapports hirarchiques entre elle et lui seraient peut-
tre inverss. Du coup, Montesquieu suggre que la France des
Lumires na pas lapanage de lesprit critique, lequel semble se dve-
lopper, chez les Orientales, proportion mme de la tyrannie domes-
tique instaure par le systme du harem, dont les premires victimes
sont les femmes. Si celles-ci sexpriment peu dans les Lettres persa -
n e s, lorsquelles le font, leur parole peut donc tre le ferment dune
contestation forte.
Voyons, pour terminer, si lon peut mettre lpreuve cette hypo-
thse, et quelles en sont les limites. Pour ce faire, on examinera bri-
vement la dernire lettre de Roxane Usbek. Celle-ci apparat, la
toute fin de louvrage, la fois comme laboutissement dun proces-
sus et comme le basculement dans une autre ralit. De prime abord,
il semblerait que tout le roman de Montesquieu puisse se lire comme
le renversement dune trs ancienne topique, celle de la prison
damour. Remontant Ovide, cette mtaphore gnre toute une tradi-
tion, exalte surtout par les Provenaux, qui font de lamant un tre
soumis, se plaignant de la violence dun dsir toujours insatisfait tout
en recherchant paradoxalement la souffrance quimpose lamour
distant. Or, cest exactement la relation inverse qui semble prdomi-
ner dans les Lettres persanes, puisque chacune des pouses, enferme
dans le harem, ne cesse de supplier le mari absent de revenir
Ispahan. Emprisonnes physiquement et moralement, Fatm, Roxane,
Zachi, Zlis et Zphis disent tout la fois (du moins le croit-on au
dbut) le dsir et lobissance, la passion et son contrle, jusquau
moment o il apparat que cette tension discursive est le produit dune
situation insupportable qui conduit la rvolte dans le harem, annon-
ce Usbek par le grand eunuque (lettre CLXVII), puis par leunuque
Solim (lettre CLIX), avant dtre pleinement assume par Roxane,
dans une lettre admirable dont on peut relire le dbut :
Oui, je tai tromp ; jai sduit tes eunuques, je me suis joue de
ta jalousie, et jai su, de ton affreux srail, faire un lieu de dlices et
de plaisirs.
Je vais mourir : le poison va couler dans mes veines. Car que
ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait la vie nest
plus ? []
LESCALAVAGE DANS LES LETTRES PERSANES 57

Comment as-tu pens que je fusse assez crdule pour mimagi-


ner que je ne fusse dans le Monde que pour adorer tes caprices ? que,
pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit daffliger tous mes
dsirs ? Non ! Jai pu vivre dans la servitude, mais jai toujours t
libre : jai rform tes lois sur celles de la Nature, et mon esprit sest
toujours tenu dans lindpendance27.
Tout se renverse donc, ou plus exactement, dans cet aveu final en
forme de coup de tonnerre, tout ce que croyait Usbek (et, peut-tre,
le lecteur avec lui) savre faux. Il faut donc relire les Lettres persa -
nes en sachant que la hirarchie instaure dans le harem est en ralit
conteste beaucoup plus tt quon ne le croit. Jai pu vivre dans la
servitude, mais jai toujours t libre , dit Roxane, qui exprime ici,
par avance, le paradoxe rousseauiste, dorigine stocienne, du primat
de la libert intrieure sur les contraintes mondaines, ce sera la
morale dmile et Sophie, qui place les hros, littralement, en situa-
tion desclavage.
Jean Starobinski avait dj relev, dans son Montesquieu par lui-
mme, la revendication libertaire contenue dans le suicide de
Roxane28. En tout cas, on ne saurait nier la force transgressive de son
acte : refusant dtre soumise un poux qui semble avant tout dsi-
reux daffirmer son autorit de manire lointaine, Roxane se donne
celui quelle aime damour, et qui finit dailleurs par se faire tuer
pour elle (voir la lettre CLIX) , un jeune homme qui tait la seule
personne la retenir la vie, dit lhrone. Lironie de lhistoire veut
que le geste fatal de celle-ci, qui est aussi, malgr la note dappaise-
ment final ( je sens affaiblir jusqu ma haine ), une manire de
punir son poux despotique, ait t justifi davance par Usbek
lui-mme, dans la lettre LXXVI sur la lgitimit du suicide29. Du
coup, on peut dire que Roxane incarne peut-tre moins le triomphe
(ou la vengeance) de la femme sur lhomme, que, dune manire
plus gnrale, la victoire de la libert sur lesclavage. Mais cette
victoire est ambigu, non seulement parce quelle est obtenue au
prix de la mort de celle-l mme qui revendique la fois une autre
vie et un autre type de relation entre les sexes, mais aussi parce que
Roxane est seule se suicider. Jai pris mon parti : tous les
malheurs vont disparatre ; je vais punir , annonce leunuque Solim
son matre en se vantant de tout le sang quil va rpandre30.
Autrement dit, le harem dUsbek va sans doute rester ce quil est,
moyennant une rpression froce : une prison dshumanisante, un
lieu de violence, de frustration et de haine. Il nen reste pas moins
quil revient une femme davoir montr de manire clatante que
lesclavage ne concernait pas seulement les esclaves, et quil ntait
58 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

que la forme exacerbe dun problme beaucoup plus gnral, celui


des rapports de domination et de subordination entre les tres
humains. En ce sens, on peut dire quaprs la mort de Roxane, plus
rien ne sera vraiment comme avant. Cest du moins ce que le lecteur
peut tre conduit imaginer, dans cette fin dont le caractre radical
a en mme temps quelque chose de programmatique.

Les Lettres persanes sont un texte la fois trs classique par le


style, et dj tourn vers lavenir par le dramatisme de la passion
amoureuse quil met en scne. Il nest certes pas dpourvu de prc-
dents, et on a pu, par exemple, mettre en relation Roxane avec le
personnage du mme nom dans le Bajazet de Racine. Mais lorigi-
nalit de Montesquieu consiste donner la parole une femme qui
ne se contente pas de dfendre son intrt personnel, ft-ce au
service dune intrigue de palais, mais qui incarne aussi un idal de
justice et de libert. De surcrot, en dnonant linjustice dont sont
victimes aussi bien les pouses dUsbek que les esclaves et les eunu-
ques du harem, le narrateur suggre que, malgr leurs conflits inter-
nes, ils sont en ralit tous dans la mme situation de dpendance et
de souffrance face au matre des lieux, un homme qui est cens
dcouvrir, en Occident, les valeurs que prnent les Lumires, mais
qui savre bien incapable des les appliquer chez lui. Or, la France
de la Rgence, celle qui correspond la priode o les deux Persans
sjournent Paris, peut-elle vraiment se targuer dtre un exemple ?
Le mensonge, linfidlit, la corruption qui sont luvre dans le
harem, ne trouvent-ils pas un cho dans le monde franais de la cour,
avec sa noblesse entre en dcadence ? On sait quune telle lecture
est parfaitement lgitime, et quil est possible dinterprter le
srail comme une image de Versailles, avec ses courtisans en
situation de dpendance face aux prbendes et avantages divers
distribus par le Roi31. Mais il me semble que la rflexion de
Montesquieu se situe sur un plan plus gnral. Ou plus exactement,
si cest bien l Orient , travers la reprsentation plus ou moins
fantasme du harem comme illustration dun despotisme domes-
tique, qui est pris comme exemple ne pas suivre, cette critique peut
lvidence sappliquer aussi toute forme dinjustice, y compris en
France. Celle-ci a certes aboli lesclavage sur son propre territoire,
mais ny a-t-il pas, outre la perptuation de lesclavage dans les
colonies, des manifestations caches d esclavage rappelons
simplement la rponse du philosophe trs galant la question
que lui posait Rica de savoir si la Loi naturelle soumet les femmes
aux hommes : les forces seraient gales si lducation ltait
LESCALAVAGE DANS LES LETTRES PERSANES 59

aussi32 . Oui, il y a encore des chanes lintrieur mme de


lEurope du XVIIIe sicle, et Montesquieu, avec la clairvoyance qui
est la sienne, sattache les montrer, ft-ce par un dtour orienta-
liste. Le seul esclavage quil accepte, et mme quil loue indirec-
tement, dans les Lettres persanes, est celui qui est fond sur un
attachement rciproque et volontaire : cest la conclusion de lhis-
toire dAsphridon et dAstart, o les deux hros acceptent les
travaux de la servitude33 au nom de lamour quils prouvent lun
pour lautre, et avec une perspective de libration court terme. Ce
nest sans doute pas un hasard si cette histoire gubre (qui
renvoie au culte zoroastrien de ceux qui refusrent, en Perse, la
conversion lislam), est cite par un ami dUsbek rest Smyrne,
ville portuaire dAsie Mineure comportant une forte composante
grecque, cit multiculturelle destine assurer, pendant deux
sicles encore, le rle de terrain de rencontre entre lOrient et
lOccident.

Sarga MOUSSA
CNRS, UMR LIRE

NOTES

1. Montesquieu, Lettres persanes, d. Jacques Roger, Paris, GF, 1964, p. 26.


2. Ibid., p. 21 ( Quelques rflexions sur les Lettres persanes ). On a en gnral
interprt cette mtaphore de la chane comme une image du lien implicite entre les
diffrentes lettres du recueil, considr ou non comme un roman (voir lIntroduction
de Catherine Volpilhac-Auger et Philippe Stewart aux Lettres persanes, dans ldi-
tion des uvres compltes de Montesquieu, sous la direction de Jean Ehrard et
Catherine Volpilhac-Auger, Oxford, Voltaire Foundation, t. 1 [2004], p. 50-51 et 67-
68).
3. En ce sens, je trouve svre le jugement de C. Volpilhac-Auger et Ph. Stewart :
Tous les rapports dans le srail sont donc dicts par une loi qui est rduite au
pouvoir absolu du matre. []. On mesure ainsi combien est hasardeuse toute
analyse fonde sur le discours des personnages : le matre ne peut que parler en
matre, mme sil est peu enclin svir [], lpouse en femme passionne, quels
que soient ses sentiments (Introduction aux Lettres persanes, dans uvres compl -
tes de Montesquieu, op. cit., t. I, p. 57).
4. Montesquieu, Lettres persanes, d. J. Roger, p. 28 (lettre IV).
5. Ibid., p. 243 (lettre CXLVII).
6. Ibid., p. 79 (lettre XLII).
7. Ibid., p. 32 (lettre IX).
8. Jean Ehrard, Lumires et esclavage, Bruxelles, Andr Versailles diteur, 2008, p. 81.
9. Montesquieu, Lettres persanes, d. J. Roger, op. cit., p. 33 (lettre IX).
10. Ibid., p. 34 (lettre IX).
60 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

11. Ibid., p. 35 (lettre IX).


12. Ibid. ; je souligne.
13. Ibid., p. 35 (lettre IX).
14. Je suis [] esclave , reconnaissait le premier eunuque noir dans le srail
duquel le chef des eunuques noirs dUsbek tait entr tant jeune (ibid, p. 111, lettre
LXIV).
15. Ibid., p. 245 (lettre CLI).
16. Ibid., p. 52 (lettre XX).
17. Ibid., p. 58 (lettre XXVI).
18. Ibid., p. 60 (lettre XXVI).
19. Ibid., p. 84 (lettre XLVII).
20. Ibid., p. 108 (lettre LXII).
21. Ibid., p. 183 (lettre CXIV).
22. Ibid.
23. Ibid., p. 74-75.
24. Ibid., p. 75.
25. Ibid.
26. Ibid., p. 109 (lettre LXII).
27. Ibid., p. 252 (lettre CLXI). Je ne partage pas les rserves de Jeannette
Geffriand Rosso, qui voit dans la fin des Lettres persanes un ton de mlodrame peu
convaincant et une ironie constante de la part du narrateur lgard des dcla-
rations heurtes de Roxane (Montesquieu et la fminit, Pise, Lebreria Golardica,
1977, P. 336). Lauteur reconnat par ailleurs le caractre subversif de ce scnario
imagin par Montesquieu.
28. Jean Starobinski, Montesquieu par lui-mme, Paris, Seuil, 1953, p. 68-69.
29. Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mmes [].
Il me parat, Ibben, que ces lois sont bien injustes (Montesquieu, Lettres persanes,
d. J. Roger, op. cit., p. 131).
30. Ibid., p. 252 (lettre CLX).
31. Cest par exemple la lecture que propose Cline Spector, qui sappuie notam-
ment sur la lettre XCVI pour illustrer ce parallle entre Versailles et le srail
(Montesquieu et les Lettres persanes , Paris, PUF, 1997, p. 77). Voir galement,
pour une interprtation de leunuque comme mtaphore du courtisan, Allan
Singerman, Rlexions sur une mtaphore : le srail des Lettres persanes , dans
Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, n 185, 1980, p. 184 et suiv. Dans
son ouvrage Structure du srail, Alain Grosrichard voyait de son ct dans le paral-
lle entre deux catastrophes , celle de la Rgence et celle du harem, la chane
secrte des Lettres persanes (Paris, Seuil, 1979, p. 34 et suiv.).
32. Montesquieu, Lettres persanes, d. J. Roger, op. cit., p. 122 (lettre LXVII).
33. Ibid. p. 122 (lettre LXVII).
LES TENSIONS DANS ZIMO DE SAINT-LAMBERT :
APOLOGIE DU DROIT DE RSISTANCE
OU DUN ESCLAVAGE VISAGE HUMAIN ?

RACHEL DANON

Cette tude porte sur un bref conte de Saint-Lambert publi en


1769 sous le titre de Zimo. Ce qui mintresse dans ce rcit, ce sont
les tensions multiples qui le traversent entre, dune part, une claire
condamnation thorique de lesclavagisme et, dautre part, la mise
en scne dune plantation idyllique qui tend rendre lesclavage
tolrable, voire dsirable. On verra que les ambivalences qui
marquent la position et le discours des Europens se retrouvent dans
la peinture qui est donne du grand marronnage mis en scne
travers lesclave rebelle Zimo.

SAINT LAMBERT ET ZIMO

Jean Franois de Saint-Lambert est n Nancy en 1716 dune


famille noble mais sans fortune. Il est introduit dans le salon de Mme
de Grafigny o il rencontre Marmontel, Helvtius, dAlembert,
Diderot, tandis que sa frquentation de la coterie holbachique lui
permet de rencontrer Raynal et Jean-Jacques Rousseau. En 1756, il
obtient le titre de chevalier et collabore lEncyclopdie. En 1769
paraissent ses Saisons dans un volume qui regroupe dautres textes
narratifs, dont Zimo. Cette publication connut beaucoup de succs,
ce qui suggre que Zimo connut lui aussi une norme diffusion.
Lanne 1770 est marque par sa collaboration lHistoire des deux
Indes de labb Raynal ainsi que par son lection lAcadmie
Franaise. En 1787, il participe llaboration des projets de
reforme du comit de lgislation concernant les hommes de
couleur de Saint-Domingue et adhre la Socit des Amis des
Noirs. Il meurt Paris en 1803.
Le texte qui mintresse ici est form de deux parties dont la
premire, narrative et fictionnelle, nous raconte lhistoire de Zimo,
un esclave marron. La seconde partie ajoute ce conte une dimen-
sion spculative proposant quelques rflexions sur les ngres1 .
Zimo est donc un rcit philosophique structur par le couplage
62 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

dune fiction et dune prise de position morale qui condamne expli-


citement linjustice europenne et le systme politique esclavagiste,
au nom des principes universels de la justice et du droit naturel. Les
derniers mots du texte sont, de ce point de vue, on ne peut plus clairs
dans leur adresse aux Europens : votre argent ne peut vous donner
le droit de tenir un seul homme dans lesclavage . Les rflexions
sur les ngres posent ainsi clairement labolition de lesclavage
comme la condition ncessaire au progrs de lhumanit.
La premire partie, narrative, de Zimo est assure par un narrateur
principal, Georges Filmer, un quaker originaire de Philadelphie qui
rend visite son ami Paul Wilmouth, lui aussi quaker, install dans
une le jamacaine o il dtient une plantation et des esclaves2.
Quelques jours aprs son arrive dans lle, le narrateur est tmoin
dune rvolte desclaves, prsente comme la consquence directe (et
justifie) des mauvais traitements subis par les esclaves des planta-
tions environnantes. Lintrigue repose donc sur un pisode de grand
m a rronnage men par Zimo, le personnage principal du rcit. Ce
personnage est un prince du Benin qui a t enlev son pays par des
ngociants portugais et fait esclave dans cette contre lointaine avec
dautres Africains. Son charisme lui permet de prendre la tte de cette
rvolte pour se venger et pour venger les siens.
Les insurgs massacrent et dtruisent les plantations des mauvais
matres, mais pargnent la vie et les intrts du narrateur et de son
ami Paul Wilmouth, qui incarnent les figures des bons matres. Le
dnouement de la rvolte, quoique quelque peu incertain, dbouche
globalement sur la victoire des esclaves marrons, qui peuvent sins-
taller dans une zone libre dans les montagnes :
ils nous conjuraient de les suivre dans la montagne : nous leur
prommes de les aller voir, aussitt que la paix serait conclue entre
les ngres-marons et notre colonie3.

ce programme narratif dmancipation de lesclavage dont


Zimo est le protagoniste se superpose un second programme dont
le narrateur et son ami sont le centre. Pris dans une rbellion cause
par des mauvais traitements dont ils ne sont pas responsables et
quils dsapprouvent, ils se trouvent cartels entre les deux camps
en lutte. Leur statut dEuropens la tte dune plantation esclava-
giste les place du ct des matres, tandis que leur sympathie pour la
cause des esclaves les rapproche de ces derniers. Alors que les
rapports entre matres et esclaves dans le reste de lle se droulent
sur le registre de la confrontation, du dchirement et de la lutte, les
rapports lintrieur de la plantation de Wilmouth sont caractriss
LES TENSIONS DANS ZIMO DE SAINT-LAMBERT 63

par la solidarit et lharmonie, comme en tmoignaient les propos du


narrateur, au moment de lannonce du grand marronnage qui se
rpand dans lle. Par un geste des plus surprenants et des plus spec-
taculaires, le bon matre distribue en effet des armes ses esclaves
au moment mme o lle est mise feu et sang par linsurrection :
Nous allmes rassembler nos ngres, et nous leur portmes des
pes et quelques fusils. Mes amis, leur dit Wilmouth, voil des
armes ; si jai t pour vous un matre dur, donnez-moi la mort, je
lai mrite ; si je nai t pour vous quun bon pre, venez dfen-
dre, avec moi, ma femme et mes enfants4.

Ce sera ds lors aux cts de Zimo que les deux hommes


permettront au lecteur de dcouvrir un acte de grand marronnage du
point de vue des marrons.
Notre propos tant dexposer quelques-unes des tensions qui
informent le texte Zimo, nous nous proposons ici de relever
sommairement quelques contrastes apparents au sein de la partie
fictionnelle que nous allons dtailler dans les parties suivantes. Mais
avant, il faut faire quelques remarques mettant en relief le lien qui
existe entre les deux parties du conte.
Lunit du texte nest pas immdiatement apparente au premier
regard. La partie narrative semble se rserver, comme le souligne
Youmna Charara, une part dautonomie qui ne saurait constituer la
figuration anticipe dun enseignement philosophique. Louvrage ne
cherche donc pas lhomognit des textes didactiques tels que la
fable, fonde idalement sur la concordance entre la narration vne-
mentielle et la moralit ; il laisse ouvertement subsister la multiplicit
des orientations idologiques lintrieur du rcit, ainsi quune
discontinuit entre le rcit et les rflexions philosophiques5.
On peut cependant relever une convergence forte entre ces deux
parties : le rcit nous montre la rbellion justifie dun esclave contre
linhumanit de lesclavage ; le texte thorique indique, dans la
mme veine, que lesclavage pratiqu par les Europens va contre le
droit naturel. On pourrait en tirer la leon que lesclavage doit tre
aboli. Or, le mme rcit, de par le rle dintermdiaire quil attribue
Filmer et Willmouth, suggre galement que si lon arrive
adoucir le rgime esclavagiste, il pourra tre acceptable et accept
par les esclaves eux-mmes, comme lindique le comportement de
ceux de Wilmouth. Le message de Zimo est-il donc contre le
mauvais esclavage ou pour un meilleur esclavage ? La rponse est
complexe. Je vais essayer de larticuler sans trop simplifier les
problmes poss par le rcit.
64 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

UN ESCLAVAGE VISAGE HUMAIN

La peinture principale que Saint Lambert propose de lesclavage


travers les protagonistes de son rcit, cest limage dune douce
servitude , cest--dire dun esclavage dans lequel les intrts du
matre convergent naturellement avec ceux des esclaves, comme
en tmoignent les propos du narrateur quand il indique :
Il y avait rarement des maladies parmi ces esclaves [de
Wilmouth], peu de paresse, point de vol, ni suicide, ni complots, et
aucun de ces crimes que fait commettre le dsespoir, et qui ruinent
quelquefois nos colonies6.

Cest en paraissant avoir en tte le type didyllisation esquisse


par la figure de Willmouth que Condorcet relvera les faiblesses du
type dargumentaire dont pourrait participer la peinture dun escla-
vage visage humain :
Aprs tout, dit-on, les Ngres ne sont pas si maltraits que lont
prtendu nos dclamateurs philosophes ; la perte de la libert nest
rien pour eux. Au fond, ils sont mme plus heureux que les paysans
libres de lEurope. Enfin, leurs matres tant intresss les conser-
ver, ils doivent les mnager du moins comme nous mnageons les
btes de somme7.

De ce point de vue, Saint-Lambert parat tre en phase avec les


ides des propritaires desclaves qui pointaient la cruaut des
matres comme une des causes du marronnage, et comme une des
causes du mauvais fonctionnement de lconomie esclavagiste.
Cest cette contre-productivit dun esclavage trop cruel et cette
profitabilit du doux esclavage quindique Csar de Rochefort :
Si ces pauvres esclaves tombent entre les mains dun bon matre,
ils prfrent leur servitude leur premire libert Ils sont si
timides quon les dompte facilement8.

Moreau de Saint-Mery, dont on disait quil tait un homme


clair, nchappe pas non plus cette mentalit quand il dclare que
la conviction de limpossibilit de faire cesser lesclavage et
exig quon ne songet qu ladoucir9 .
Mme sil nest pas toujours doux, lesclavage prsent dans la
partie narrative de Zimo est sous-tendu par un autre discours justi-
ficateur, discrtement mais fermement ancr dans largumentaire
pro-esclavagiste. Lorsque, dans le rcit de Zimo lui-mme, les
Portugais arrivent sur les ctes africaines pour acheter des escla-
LES TENSIONS DANS ZIMO DE SAINT-LAMBERT 65

ves, ils se rendent comptent qu on ne vend au Benin que les


criminels , mais qu il ne sen trouve pas dans le canton
dOnbo10 . dfaut de criminels , donc, ce sont Zimo et les
siens qui feront lobjet de la rafle.
On voit affleurer ici un argument frquent des partisans du
systme esclavagiste : si lesclavage pratiqu par les Europens ne
consiste qu aller arracher des condamns mort que lon rachte
leurs bourreaux africains, cet esclavage ne peut qutre salutaire
pour ceux que le subissent puisquil leur sauve la vie et par
consquent il ne peut qutre encourag au nom mme dun souci
dhumanit. Le cas de Zimo et des siens montre certes que quicon-
que criminel ou non peut tre victime de capture et descla-
vage, de la part de marchands sans scrupules . Mais ici aussi,
lignominie parat venir de ce que les Portugais ne respectent pas les
rgles du bon commerce esclavagiste (celui qui ramne
dAfrique des criminels condamns mort dans leur socit
dorigine). Lorsque Zimo raconte que
ces hommes qui nous avions prodigu nos richesses et notre
confiance, nous enlevaient pour nous vendre avec les criminels
quils avoient achets au Benin11,

il est difficile de dterminer prcisment sil condamne la traite


dans son ensemble ou le fait que de bons citoyens aient t
(injustement) soumis au (juste) traitement des criminels On peut
y entendre quil ny a pas sembarrasser dtats dme lorsquil
sagit de dbarrasser les rgions africaines de leurs indsirables .
Dans cette perspective, Saint-Lambert parat ne faire que broder sur
les arguments des esclavagistes qui entendaient bien partager la
responsabilit de lesclavage avec les Africains.
Il faut toutefois relever que Saint-Lambert prendra lui-mme le
contre-pied des insinuations faites par son personnage de Zimo
(lui-mme esclave marron) dans la seconde partie (thorique) de
son texte : Vous saurez quil nest pas permis aux Africains de
vous vendre des prisonniers de guerre12 . Ce retournement
renforce bien lide selon laquelle Z i m o, avec ses deux parties
htrognes, est un texte construit sur de fortes tensions, voire sur
certaines contradictions. Ces mmes tensions, et ces mmes ambi-
guts se retrouvent dans la figure de bon pre que joue
Wilmouth envers ses esclaves.
66 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

LE MATRE ATTACHANT

Plus quun propritaire ou un matre, Wilmouth simpose surtout


comme un pre. Cest dailleurs par un discours pathtique quil russit
attendrir ses esclaves pour les amener se sacrifier pour lui et sa famille.
Si je nai t pour vous quun bon pre, venez dfendre, avec
moi, ma femme et mes enfants, leur lance-t-il13.

Un appel qui semble avoir t entendu et accept par les esclaves,


comme le laissent entendre clairement ces propos lorsquil sagit de
vanter son humanit auprs de Zimo: Des perfides nous ont
enlevs nos parents, mais Wilmouth est notre pre , dclarent-ils14.
Wilmouth se prsente ici comme un pre de substitution, capable
de faire oublier aux esclaves la douloureuse exprience de la traite.
Sa famille idale, compose dune femme vertueuse et de trois
jeunes enfants , tend non seulement reconstituer cet univers fami-
lial perdu par les esclaves, mais reste aussi la famille de rfrence
qui servira de modle ses captifs. Sous Wilmouth, les rapports
matres-esclaves se muent successivement en rapports dabord
paternels, puis amicaux15.
Cest sans doute cette amiti qui explique le geste pour le
moins inattendu de la part dun chef de rvolts, qui pousse Zimo
sen remettre des matres blancs (Wilmouth et Filmer), quil
prend pour guides dans la phase critique de sa rbellion : Mon sort
est entre vos mains16 , vous pouvez le conduire17 ; Zimo
embrassait tour tour Matomba, Wilmouth et moi, en rptant avec
vitesse et une sorte dgarement : conduis-moi conduis-moi18 .
En se plaant ainsi volontiers sur la houlette de ces deux matres,
Zimo lgitime davantage la figure tutlaire et protectrice de
Wilmouth. Ces hommes reconnaissants, ces vrais hommes19 ,
Hommes de paix : cest ainsi que Zimo dsigne ces deux hommes
qui seuls sont capables de lmouvoir, de forcer sa sympathie et son
respect. Jaimerai deux blancs, dit-il, oui, jaimerai deux blancs20.
Cet amour du rebelle marron pour ce vrai pre quest le
bon matre esclavagiste conduit le rcit des scnes qui sont
elles aussi assez improbables, o les fils-esclaves sont prts mourir
pour dfendre la vie de leur possesseur paternaliste
Les ngres jetrent de grands cris ; ils jurrent, en montrant le
ciel et mettant ensuite la main sur la terre, quils priraient tous pour
nous dfendre ; il y en eut qui se donnrent de grands coups de
couteau dans les chairs, pour nous prouver combien il leur en cotait
peu de rpandre leur sang pour nous21.:
LES TENSIONS DANS ZIMO DE SAINT-LAMBERT 67

Si la prsence de tels morceaux dans Zimo ont pouss certains


analystes littraires qualifier Saint-Lambert de pitre conteur, il
nen demeure pas moins que ces propos donnent une illustration
frappante du rapport familial qui est projet sur la bonne
plantation esclavagiste.
Il faudrait montrer ici qu la paternalisation du matre corres-
pond symtriquement linfantilisation de lesclave. Faute de pouvoir
dvelopper ce point, je conclurai cette premire partie en soulignant
quel point Wilmouth est galement dpeint comme un matre
clair, comme un bon conome et comme un vertueux conomiste.
Lorsquil instaure qu un esclave qui pendant dix annes se condui-
sait en homme de bien, tait sr de sa libert22 , il saligne sur un
type de calcul promu alors par les amis physiocrates de Saint-
Lambert. Cest en effet entre autres choses peut-tre la non-
rentabilit de lexploitation des esclaves qui pousse le bon matre
les affranchir aprs 10 ans. ct de proccupations humanistes,
cette logique de calcul conomique pourrait du reste expliquer le fait
que Wilmouth nexigeait de ses esclaves quun travail modr ; ils
travaillaient pour leur compte deux jours de chaque semaine ; on
abandonnait chacun deux un terrain quil cultivait son gr, et
dont il pouvait vendre les productions23 .
Wilmouth semble pouser de la sorte les propos du narrateur
quand il dclare qu
il nest pas plus vrai que les ngres en gnral soient paresseux,
fripons, menteurs, dissimuls ; ces qualits sont de lesclavage et non
de la nature. Oui, ce sont les circonstances et non pas la nature de
lespce qui ont dcid de la supriorit des blancs sur les ngres24.

Des propos qui corroborent le portrait que le physiocrate Dupond


de Nemours dressait de lesclave en ces termes :
Lesclave est paresseux parce que la paresse est son unique
jouissance, et le seul moyen de reprendre en dtail son matre une
partie de sa personne, que le matre a vole en gros. Lesclave est
inapte, parce quil na aucun intrt de perfectionner son intelli-
gence. Lesclave est mal intentionn, parce quil est dans un vrita-
ble tat de guerre toujours subsistant avec son matre25.

De ce point de vue, la bont de Wilmouth rime avec bonne


gestion et bon matre devient synonyme de bon gestion-
naire. Le matre se rapproche alors de cet esclavagisme utilitaire et
saccorde bien avec les thses physiocratiques de son poque, selon
lesquelles une bonne productivit ne peut sobtenir quavec de la
68 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

main duvre libre, main duvre que la libert rend plus efficace
et finalement moins coteuse.
Les liens multiples (dordre paternaliste, amical, conomique)
que dpeint Saint Lambert entre les esclaves et le bon matre en
arrivent naturellement sexprimer travers un vocabulaire remar-
quablement ambigu de lattachement. Le narrateur relve en effet
que ces affranchis restaient attachs [s] on ami ; leur exemple
donnait de lesprance aux autres et leur inspirait des murs26.
Toute la tension du rcit se retrouve bien dans cet attachement
qui unit les (ex-) esclaves leur matre : aux chanes de la violence
ouverte, clairement dnonce par le texte, succde un attachement
affectif ainsi quun lien conomique relevant dun intrt prsent
comme commun. Quel rle pouvait jouer dans le monde de Saint-
Lambert cette image dun matre esclavagiste attachant ? Laissons la
question en suspens, et observons les tensions qui travaillent la pein-
ture que fait le rcit de lacte de marronnage lui-mme.

LES AMBIVALENCES DE LA RBELLION ANTI-ESCLAVAGISTE

De mme que lesclavage, comme institution, fait lobjet dun


double discours dont les diffrents horizons paraissent difficilement
compatibles entre eux, de mme le marronnage parat-il faire lui aussi
lobjet dun double discours dans la peinture qui est propose des
violences que les esclaves rvolts oprent lencontre de leurs oppres-
seurs. Cest bien entendu le personnage de Zimo, en sa qualit de
meneur des opprims en rbellion, qui incarne le mieux la rsistance
non seulement anti-esclavagiste mais insurrectionnelle autour de
laquelle lauteur semble construire une apologie de la rvolte qui
traverse le texte. Cest ici un des points les plus originaux du texte de
Saint-Lambert, quil nous faut analyser en dtail dans toutes ses ambi-
guts.
Carminella Biondi souligne que le personnage principal
dO roonoko dAphra Behn qui reste le texte inspirateur de Zimo
possde des caractristiques qui, avec peu de changements, seront
reproduites par tous les pigones qui vont suivre jusqu la veille de la
Rvolution27. Ainsi, Zimo est un hros de la diaspora, car il appar-
tient la masse des esclaves arrachs lAfrique pour assurer une
force-travail aux colonies des Europens en Amrique, mais sa
beaut, ses nobles origines, son port royal lui permettent de sen
distinguer. Certains analystes comme Roger Little ont par ailleurs vu
dans le nom de Zimo lanagramme de Mose, qui est larchtype
mme du leader dun peuple opprim (les Juifs sortis de lesclavage
LES TENSIONS DANS ZIMO DE SAINT-LAMBERT 69

gyptien) et qui se rebelle contre la cour du matre Pharaon qui l a


lev. La forme anglaise de ce mme Mose avait servi de nom au
rvolt jamaquain Moses Bom Sam dans le Pour et contre de
Prvost qui servira galement de modle au texte de Saint-Lambert28.
Fils de prince naturellement fait pour rgner sur les hommes,
dot dun physique et dun charisme inns, Zimo est dcrit comme
un personnage n pour commander aux autres et dot dune
noblesse morale dignes dun caractre suprieur : en nous abor-
dant, ses yeux exprimaient la bienveillance et la bont , dit le
texte29. Zimo est non seulement dot de toutes les passions nobles,
il est aussi dpeint comme un passionn remarquablement lucide.
Mme dans le feu de la passion vengeresse, il sait tre reconnaissant
envers ses bienfaiteurs europens et faire la part des choses, tant
prt aimer deux blancs30 ds lors que ceux-ci le mritent.
On peut ici aussi reprendre les propos de Carminella Biondi:
comme son modle Oroonoko, Zimo sait respecter les bonnes
manires des Europens, et a les mmes valeurs queux, mais l h i s-
toire insiste sur le fait que, lui, respecte ces valeurs tandis que pour les
Europens, il ne sagit, le plus souvent, que de formules vides. La
dcouverte de cet cart constant entre les mots et les actes de lhomme
blanc, amnera enfin Oronoko la rvolte31 . Cette insistance sur le
raffinement du protagoniste noir, qui fait ici figure dhomme civilis,
renforce lopposition entre Zimo et les ngriers blancs qui sont quali-
fis de barbares , de perfides , de montres , auteurs de t o u r-
ments que des blancs seuls peuvent inventer32 .
Aprs avoir ainsi prsent le Spartacus nouveau , comme len-
visageait labb Raynal dans son Histoire philosophique et politique
des deux Indes, ou le vengeur du nouveau monde , comme lavait
imagin Louis-Sbastien Mercier dans LAn deux mille quatre cent
quarante, il nous faut maintenant observer comment ce personnage
entre en action, et quelles sont prcisment les actions auxquelles se
livre un caractre aussi suprieur . Le rcit prsente Zimo
couvert du sang des blancs qui avoue une jouissance propre au
massacre et lgorgement indiscrimin :
Jai veng ma race et moi, dit-il [] Nayez point dhorreur du
sang qui me couvre, cest celui du mchant ; cest pour pouvanter
le mchant que je ne donne point de bornes ma vengeance ; []
aprs avoir vers des larmes, souvent je me sens un besoin de rpan-
dre du sang, dentendre les cris des blancs gorgs. Eh bien ! je viens
de le satisfaire, cet affreux besoin et ce sang, ces cris aigrissent
encore mon dsespoir 33
70 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Un autre passage est encore plus explicite :


Nous apprmes que John gorgeait sans piti les hommes, les
femmes et les enfants, dans les habitations o les ngres avoient
reus de mauvais traitements, que dans les autres il se contentait de
donner la libert aux esclaves ; mais quil mettait le feu toutes les
maisons dont les matres staient loigns34.
Le regret rtrospectif devant le carnage est ici moins frappant que
laveu dune pulsion de vengeance qui parat proprement irrsistible
et difficilement justifiable ds lors quelle inclut parmi ses victimes
des femmes et des enfants innocents de tout autre crime que dtre euro-
pens. On a rarement t plus loin dans la peinture de la violence: le
personnage de Zimo, qui a t dment glorifi comme dot des plus
hautes valeurs morales, et auquel le lecteur est donc invit sidentifier
positivement, nous fait ressentir de lintrieur un besoin de rpan-
dre du sang et dentendre les cris des blancs gorgs35 !
La fin du rcit tmoigne elle aussi de lambivalence de Zimo
dune faon saisissante. Du point de vue de lhistoire raconte,
Zimo montre un grand marronnage couronn de succs : le rvolt
se libre avec ses amis et ils partent fonder ensemble une commu-
naut libre. Narrativement, cependant, la rbellion ne produit rien.
Le rcit sarrte sur le seuil de cette nouvelle communaut
marronne, dont il ne nous est propos aucune description.
Cette ambivalence conclusive se manifeste discrtement mais
symptomatiquement dans le jeu des noms, sur lequel je conclurai
mon analyse. Comme ctait gnralement le cas, en devenant
esclave, Zimo stait vu dpouill de son nom africain pour tre
renomm leuropenne, en loccurrence John. Cest ainsi quil
apparat originellement dans le rcit :
Il y a trois mois que jtais la Jamaque, lorsquun ngre du
Bnin, connu sous le nom de John, fit rvolter les ngres de deux
riches habitations36.

Roger Little indique que dbaptiser Zimo pour lappeler John,


cest dj pressentir la crise didentit dont le Noir a si souvent
conscience37 . Il nest donc pas tonnant que le ngre-marron, qui
par dfinition est un rvolt en qute non seulement de libert, mais
aussi didentit, cherche dabord retrouver son nom dorigine. Il
est significatif aussi que le narrateur prenne son parti en choisissant
explicitement de prfrer ds le titre le nom africain de lhomme
libre au nom christianis de lesclave. Ds son titre, le rcit exprime
donc une prise de position qui situe lauteur, le narrateur et le
lecteur du ct dun travail de restitution38.
LES TENSIONS DANS ZIMO DE SAINT-LAMBERT 71

la fin des combats, qui consacrent la victoire au moins tempo-


raire des marrons et qui ouvrent la perspective dune paix qui
serait conclue entre les ngres-marrons et notre colonie , on dcou-
vre toutefois une dclaration pour le moins inattendue au moment o
les bon matres se sparent des esclaves rvolts :
Ellaro et Matomba fondaient en larmes en nous quittant ; ils
voulaient porter toute leur vie le nom de nos esclaves39.

Ce dtail dordre onomastique permet en ralit de saisir ici toute


lambivalence du texte de Saint-Lambert. En mme temps que
luvre affiche par son titre un alignement sur le point de vue du
marron, en lui restituant son nom africain quil recouvrera par la force
travers un pisode de grand marronnage, la convergence mise en
scne avec le point de vue du bon matre le fait conclure sur
limage de marrons librs souhaitant p o rter toute leur vie leur nom
d e s c l a v e s
On le voit, le rcit de Saint-Lambert est anim dune tension trs
riche entre des mouvements qui semblent difficilement compatibles
entre eux. Dun ct, il met en scne un geste dauto-mancipation
par grand marronnage dpeint dans toute sa radicalit et avec une
grande sympathie, jusque dans des extrmits les moins dfenda-
bles. Dun autre ct, il esquisse la possibilit dun bon escla-
vage qui parat trs en retrait lgard de condamnations explicites
portes par Condorcet ou par Saint-Lambert lui-mme dans la partie
thorique qui conclut le rcit lui-mme.
Faut-il y voir une contradiction dans la position politico-
philosophique dfendue par Saint-Lambert ? Faut-il y voir une vertu
propre lexpression littraire et au dispositif narratif, qui permet
doffrir une vision strophonique de la ralit esclavagiste en entre-
mlant le point de vue dun (bon) matre avec celui dun (noble)
marron ? Je laisserai ces questions en suspens, en me contentant de
demander dans quelle mesure ces points de vue sont forcment
incompatibles entre eux : rtrospectivement, il nous parat peut-tre
vident que la notion mme dun bon esclavage est une contra-
diction dans les termes. On peut toutefois se demander quoi
pouvait correspondre, pour Saint-Lambert et pour ses contempo-
rains, la possibilit dune convergence entre une condamnation tho-
rique de lesclavage et un loge pratique du bon matre.

Rachel DANON
Universit Grenoble 3, UMR LIRE
72 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

NOTES

1. Nous utiliserons dans la prsente tude la version du texte de Zimo dite par
par Youmna Charara dans Fictions coloniales du XVIIIe sicle : Zimo , Lettres
africaines , Adonis, ou le bon ngre, anecdote coloniale , Paris, lHarmattan,
2005, p. 54-55.
2. Ibid., p. 50.
3. Ibid., p. 60.
4. Ibid., p. 51.
5. Ibid., p. 39.
6. Ibid., p. 49.
7. Condorcet, Rflexion sur lesclavage des Ngres, Paris, ditions mille et une
nuits/Fayard, 2001, p. 58.
8. Csar de Rochefort, Histoire naturelle et morale des les Antilles de
lAmrique, Rotterdam, chez Reiner Leers 1681, p.130.
9. Moreau de Saint-Mry Description de la partie franaise de lisle de Saint-
Domingue, Paris, dition Maurel et Taillemite, 1958, p.46-65.
10. Youmna Charara, Fictions coloniales, op. cit., p.55.
11. Ibid., p. 56.
12. Ibid., p. 63.
13. Ibid., p. 50.
14. Ibid., p. 54.
15. Cest parfois Wilmouth lui-mme qui dsigne par amis ses esclaves :
Mes amis, leur dit Wilmouth, voil des armes . Plus tard, ce sera Zimo, le chef
des Noirs , lesclave marron, qui appellera Wilmouth et le narrateur ses amis
(ibid., p. 50 et 54).
16. Ibid., p. 53.
17. Ibid., p. 54.
18. Ibid., p. 60.
19. Ibid., p. 53.
20. Ibid., p.51.
21. Ibid., p. 50.
22. Ibid., p. 50.
23. Ibid., p. 50.
24. Ibid., p. 61.
25. Cit dans Michle Duchet, Anthropologie et histoire au sicle des Lumires,
Paris, Maspero, 1971, p. 139.
26. Zimo, dans Fictions coloniales, op. cit.., p. 49.
27. Carminella Biondi, Le personnage noir dans la littrature franaise, essai de
synthse minimale dune aventure humaine et littraire , in Mmoire spiritaine, n
9, premier semestre 1999, p.89-101.
28. Jean-Franois de Saint-Lambert, Contes Amricains, d. Roger Little, Exeter,
University of Exeter Press, 1997, p. xiv.
29. Ibid., p. 53.
30. Ibid.
31. Carminella Biondi, Le personnage noir dans la littrature franaise, op. cit.,
p. 89-101.
32. Youmna Charara, Fictions coloniales, op. cit., p. 59.
33. Ibid., p. 53 et 54.
LES TENSIONS DANS ZIMO DE SAINT-LAMBERT 73

34. Ibid., p. 52.


35. Face ces paroles particulirement violentes, les propos de Carminella Bondi
concernant Aphra Behn et Oroonoko pourraient aussi sappliquer Saint-Lambert
quand elle dclare que tous ceux qui ont un peu frquent la littrature coloniale
savent bien quun crivain de sympathies esclavagistes naurait jamais crit, du
moins sans introduire des correctifs, une incitation la rvolte, motive par une si
nette condamnation de lesclavage des noirs dans les colonies amricaines et une si
virulente dprciation de la race des matres (Carminella Biondi, Aphra Behn. La
premire narratrice antiesclavagiste de la littrature moderne ? , in Aphra Behn
(1640-1689). Identity, Alterity, Ambiguity, atti del Convegno di Parigi, 8-10 luglio
1999, a cura di M. A. ODonnel, B. Dhuicq, G. Leduc, Paris, LHarmattan, 2000,
p. 125-130 ; page consulte le 1er septembre 2007 : http://www.lingue.unibo.it/fran-
cofone/paginabehn.htm).
36. Youmna Charara, Fictions coloniales, op. cit., p. 50.
37. Roger Little, Contes amricains, op. cit., p. xxiii.
38. Cest ce que suggre Michle Duchet en indiquant que lusage tant dim-
poser aux esclaves des noms chrtiens, le ngre rvolt reprend, avec sa libert, un
nom africain (Michle Duchet, Anthropologie et histoire au sicle des Lumires,
op. cit., p. 141
39. Zimo, dans, Fictions coloniales, op.cit. p. 60.
II

LESCLAVAGE ENTRE ENSCNE


LAUTRE REGARD SUR LESCLAVAGE :
LES CAPTIFS BLANCS CHRTIENS EN TERRE DISLAM
DANS LE THTRE FRANAIS (XVIIe-XVIIIe SICLES)

MARTIAL POIRSON

Si les textes dnonant explicitement lesclavage des Noirs dans


les colonies par le systme du commerce triangulaire sont relative-
ment rares au XVIIIe sicle et relvent souvent dune condamnation
timide au positionnement ambigu1, celui, quantitativement beaucoup
plus marginal, des esclaves blancs chrtiens suscite lindignation
unanime de lEurope des Lumires. Une telle mobilisation politique
est savamment entretenue par les organismes rdempteurs, les
congrgations chrtiennes de rachat desclaves et les familles faisant
lobjet de demandes de ranon, souvent influentes en Cour. Pourtant,
une telle situation est la consquence directe de la course mditerra-
nenne, accrdite par les lettres de course accordes par les diff-
rents tats dEurope aux corsaires, qui trouve son pendant dans la
contre-course prsente sur les marchs desclaves du nord de la
Mditerrane (Libourne, Gnes, Malte, Toulon, Marseille,
Florence). Cette dernire, symtrique de la prcdente, ne suscite
pas la mme indignation de la part des Europens. De mme, le
systme esclavagiste interne lOrient, entre Afrique noire et
Afrique du Nord, quon a parfois qualifi de petit commerce trian-
gulaire et qui alimente partir du XVIIe sicle la traite atlantique2,
ne sera dbattu et mis en examen que beaucoup plus tard3. En dpla-
ant ainsi la question de lesclavage de la traite atlantique vers la le
trafic de captifs mditerranens, quils soient maures, turcs, persans,
ou europens, surtout, en dcalant la perspective de lesclavage des
Noirs vers celui des Blancs, et en interrogeant les formes de mdia-
tion symbolique proposes par la reprsentation littraire dun tel
phnomne, on voit merger un systme idologique profondment
cliv, rvlateur des contradictions structurantes dun humanisme
moderne, mergeant lge classique, mais qui est encore dans une
large mesure le ntre.
Razzias dans les zones littorales de lEurope du Nord et fortu-
nes de mer en Mditerrane alimentant en esclaves occidentaux les
rgences barbaresques de Tripoli, Tanger, Sal, Alger, Tunis, le
78 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

royaume de Maroc ou encore lempire ottoman, fondent l p o q u e


lune des grandes peurs de lOccident4 : elles sont la cible
constante dune intense littrature de propagande qui puise larg e-
ment dans les codes des rcits hagiographiques et des parcours de
rdemption pour faire des esclaves blancs chrtiens maintenus
captifs en Afrique du Nord et dans lempire ottoman par les
peuples arabo-musulmans et des rengats, convertis lislam sous
la contrainte, de vritables martyres modernes, ultime avatar de
lintense ressentiment n pendant les Croisades et raviv par la
re c o n q u e s t a. Cette entreprise barbare nourrit une vritable
lgende barbaresque 5 et contribue activement forger un
strotype orientaliste des peuples maures, persans et turcs
supposs despotiques et violents. Elle se cristallise dans des scnes
emblmatiques qui sont autant de figures imposes par la littra-
ture de propagande : cruaut de la capture, duret de la captivit,
tentation de la conversion susceptible dadoucir le traitement,
preuves diverses de la foi et de la vertu, intervention divine
rdemptrice Paradoxalement, cette obsession met distance la
ralit anthropologique et historique de cet ailleurs fantasm pour-
tant si proche gographiquement6, et contribuera justifier, partir
du XIXe sicle, la brutale conqute coloniale dune grande part de
lAfrique du Nord.
Cependant, au sein de la dploration quasi unanime des victimes
europennes de lesclavage slvent quelques voix discordantes.
Les esclaves blancs chrtiens veillent indirectement, parmi les
hommes de lettres clairs, une certaine prise de conscience anties-
clavagiste plus globale qui pose les bases dune future revendication
abolitionniste dont il faudra attendre le sicle suivant pour mesurer
toute la porte politique, et dont les contradictions se font sentir
jusqu nos jours au sein des positions postcoloniales. Par ce double
dcentrement, voire cette dterritorialisation de la question esclava-
giste, les Occidentaux font ainsi lexprience dun certain devenir
minoritaire : eux-mmes soumis lexil et placs en situation de
monnaie dchange et de marchandise humaine (traite des femmes
et esclavage sexuel au sein des harems ; alination des hommes par
le travail forc dans les galres, les grands travaux publics ou le
service domestique des riches familles arabo-musulmanes), ils
sont confronts non seulement une position domine dont ils igno-
rent tout, au moment mme o simpose dans le monde limpria-
lisme culturel de lidologie coloniale, mais encore la capacit
dagir et, surtout, de contraindre des peuples considrs lpoque
comme subalternes.
LAUTRE REGARD SUR LESCLAVAGE 79

Le thtre est la fois moins influenc par la propagande offi-


cielle ou les canons de la littrature de tmoignage7 et mieux dispos
exhiber ses contradictions aussi bien esthtiques quidologiques.
En tant quespace public dlibratif, il apparat comme un poste
dobservation privilgi des ambivalences de lOccident concernant
lesclavage, au moyen dun corpus comique et pathtique dune
grande diversit aux XVIIe et surtout XVIIIe sicles. On ne peut le
rduire ni une forme dexorcisation de la peur par le travestisse-
ment burlesque de la littrature viatique ou de tmoignage, ni une
forme de compensation symbolique de lhumiliation culturelle ne
dune telle situation historique : cest aussi parfois un vritable
thtre de combat, porteur, mme implicitement, dune vision alter-
native de lesclavage la fonction matricielle pour un faisceau de
dbats du temps. Face la prolifration des textes orientalistes ,
installant durablement en Europe une vision rductrice et fantasma-
tique des cultures arabo-musulmanes, considres comme lenvers
des peuples civiliss, dont les prsupposs idologiques sont dsor-
mais bien connus8, mais surtout des textes de propagande dnonant
les pratiques inhumaines desclavage des Blancs en terre dIslam, le
lecteur attentif peut subsumer un corpus alternatif : celui-ci utilise la
valeur consensuelle de cette dnonciation virulente de la situation de
captivit pour lappliquer la traite des Ngres , menant ainsi une
critique couvert de lesclavagisme sous toutes ses formes, par un
processus de lgitimation croise entre revendications des esclaves
noirs et blancs. Une telle stratgie spculaire propose certes un autre
regard sur lesclavage, mais elle est loin dtre univoque et entire-
ment conforme son projet : prisonnires de constructions esthtico-
idologiques prtablies, les pices de thtre vhiculent souvent
certains strotypes rvlateurs des contradictions de leur temps.
Tout en sancrant dans une ralit avre9, la reprsentation de
lesclavage mditerranen au thtre se situe souvent aux limites du
vraisemblable et ne se prive pas de travestir les faits pour les besoins
de lefficacit dramaturgique et idologique. Cest prcisment dans
cet cart que rside lintrt des effets de dformation et de projec-
tion de la question esclavagiste. On le comprend la lecture du
Marchand de Smyrne (1770) de Chamfort, grand et durable succs
la Comdie-Franaise, qui exploite le procd dinversion de situa-
tion entre les peuples, et dEmpsal et Zorade ou Les Blancs escla -
ves des Noirs Maroc (1771-1797) de Bernardin de Saint-Pierre,
demeur ltat de manuscrit, mais qui reste aujourdhui lune des
plus radicales mise en cause de toute forme desclavage.
80 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

DU MOTIF ORNEMENTAL AU THTRE DLIBRATIF

Si la question de la reprsentation par le spectacle de la traite et


de lesclavage des Noirs dans les colonies a fait lobjet dtudes
convaincantes10, celle de lesclavage mditerranen reste encore
relativement mconnue, de mme que celle de lOrient thtral, pour
des raisons davantage idologiques que rellement pistmologi-
ques. Elle est pourtant essentielle pour entreprendre lhistoire cultu-
relle de la question esclavagiste en y intgrant la contribution de
premier plan du thtre au dbat public. Moins tributaire que le
roman de la tradition hagiographique, moins vulnrable aux strat-
gies de propagande des congrgations et surtout, moins poreuse la
rhtorique du tmoignage11, la scne thtrale se constitue en effet
progressivement au cours du XVIIIe sicle en espace dlibratif pour
lopinion publique : elle se saisit des esclaves blancs comme dun
enjeu relatif lalination sous toutes ses formes. Lintense produc-
tion publie, en accompagnement des listes de captifs dlivrs, par
la presse et par les libraires-imprimeurs, financs parfois directe-
ment par les ordres rdempteurs et caritatifs, demeure donc, pour le
thtre franais, une matire premire historique et ethnographique
au sein de laquelle elle puise, mais avec distance, une source dins-
piration, elle-mme demble thtralise par la littrature ddifica-
tion, aussi bien pour les scnes officielles que les thtres forains.
Lesclavage nourrit en outre une dmarche mtathtrale valeur
autorflexive sur laquelle il y aurait lieu de revenir, comme dans Les
Comdiens esclaves (1726) et sa suite, deux ans plus tard, par
Biancolelli, Riccoboni et Romagnesi, ou encore dans Les Comdiens
corsaires (1726), par dOrneval, Lesage, Fuzelier et Gilliers.
La matire orientale, en particulier les arrives, dfils et enfer-
mements desclaves font ds le XVIIe sicle les dlices des masca-
rades, ballets, intermdes, divertissements, turqueries en musique,
danses et chants, souvent avec forte figuration : entre galanterie et
gaillardise, ce motif ornemental de convention, souvent destin aux
spectacles de Cour, traverse le thtre en musique tout au long de
lge classique, charriant son cortge de prjugs idologiques et de
prsupposs culturels. Cest dautant plus curieux que le motif de
larrive au port correspond, sur le plan historique, lune des exp-
riences les plus violentes de la ralit esclavagiste en Orient : la
procession desclaves est loccasion dune dmonstration de force
de la part des barbares , reposant sur lexhibition publique des
prises de guerre, entranant un certain nombre de rites dhumiliation
(tonte, mise nu, flagellation, enchanement) ; cependant que les
LAUTRE REGARD SUR LESCLAVAGE 81

conditions de dtention dans les bagnes et harems sont souvent les


plus pnibles.
Ce motif ornemental, aliment partir de 1704 par la traduction
par Antoine Galland des Mille et Une Nuits et la vogue exotique qui
en dcoule, puise souvent sa source dans une libre interprtation de
la culture orientale et de ses traditions de spectacle :
Les Persans ont, en gnral, un got trs dcid pour les specta-
cles. Il nest pas de Gouverneur un peu considrable, qui nait ses
lutteurs, ses danseurs. []. La danse est lapanage des danseuses.
[]. Les drames asiatiques ne consistent que dans des peintures
lascives de lamour et de ses plaisirs les plus immodrs. Les actri-
ces, pour lordinaire, se surpassent dans ces descriptions. Leur danse
nest ni moins expressive, ni moins indcente ; [] on y regarde cet
exercice comme infme12.
On ne compte plus les scnes de divertissement insres dans les
comdies sujet oriental, dont le dnouement impos est de faon
assez systmatique un ballet desclaves, parfois accompagns de
matelots, de pirates, de flibustiers ou de voleurs, sur des timbres aux
noms vocateurs (le clbre Et vogue la galre ), comme dans
Arlequin sultane favorite (1715) de Letellier, sur une musique de
Gilliers, o les esclaves forment des danses qui finissent la pice
(acte III, scne 11).
Lesclavage blanc est aussi souvent le thme principal de pices.
Plaute, sans pour autant recourir au motif amoureux (les esclaves
sont presque exclusivement des hommes), avait donn le modle
dune telle situation dramatique dans Les Captifs, repris dans Les
Captifs ou Les Esclaves (1638) de Rotrou, o un pre achte tous les
esclaves dAetolie, y compris ses propres fils. Ce modle antique,
qui transite par la commedia de la Renaissance et les dramaturges
italiens, fconde le thtre franais du XVIIe sicle, notamment
Rotrou. Ainsi de Clarice (1642), daprs LErotofilomachia de
Sforza dOddi, o le hros, rachet des pirates, devient serviteur de
sa propre matresse qui ne le reconnat que tardivement, ou de La
Sur (1647), daprs La Sorella de Della Porta, o Llio part dli-
vrer sa mre et sa sur des Turcs et rencontre en chemin Aurlie,
jeune captive dont il tombe amoureux et quil fait passer pour sa
sur. Il existe ainsi toute une srie de comdies esclaves, comme
La Belle esclave (1643), tragi-comdie de Ltoile, sur fond de prise
de Mgare ; Arlequin corsaire africain (1718) de Coustelier et Llio ;
Les Captifs dAlger (1724) de Lesage et dOrneval ; Le Corsaire de
Sal (1729) de Lesage et dOrneval ; La Fausse gyptienne (1733)
de Pannard ; Le Franais au srail (1736) de Carolet ; Le Bacha
82 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

dAlger (1741) de Favart ; Le Faux dervis (1757) de Poinsinet ; La


Fausse aventurire (1757) dAnseaume et La Ruette ; ou encore La
Fausse Turque (1762).
Ces pices donnent parfois lieu des scnes clbres, comme
chez Molire dans LAvare (1668), o Marianne connat dix ans
desclavage la suite dun triste naufrage qui la livre aux
mains des corsaires, cependant que son frre Valre est sauv par un
vaisseau espagnol. Il en est de mme dans Les Fourberies de Scapin
(1671), o Zerbinette, crue gyptienne (le terme signifie lpo-
que Bohmienne ou Tsigane), a t drobe lge de quatre ans ,
et o Gronte se lamente de devoir payer une ranon de 50 cus pour
sauver son fils des galres censes lemporter Alger. La pice
sinspire librement des pripties impliquant Turcs, galres et enl-
vements du Pdant jou (1645) de Cyrano de Bergerac (notamment
acte II, scne 4).
De faon gnrale, on observe une asymtrie de traitement entre
le motif de lesclave maure en terre chrtienne et de lesclave blanc
en terre dIslam, qui tend cependant se rsorber au cours du XVIIIe
sicle : l o lesclave noir donne matire un traitement burlesque13
propice la comdie lgre ou la parodie, lesclave blanc jouit des
honneurs du registre pathtique propre au drame naissant. Lesclave
maure est ainsi souvent relgu aux rles secondaires dhistrion, de
simple adjuvant ou de personnage pisodique, porteur dun exotisme
de fantaisie. Il apparat le plus souvent comme une entit collective
diffuse, un agrgat, travers lintervention des ballets desclaves
qui fournissent dutiles intermdes chorgraphiques et defficaces
dnouements lyriques. Au XVIIIe sicle, on assiste lindividuation
progressive de la figure de lesclave noir, cependant quil est investi
dun poids dramaturgique mesurable par son temps de prsence en
scne et le nombre croissant de rpliques qui lui sont concdes.
Dans la seconde moiti du sicle, il est devenu un personnage part
entire, parfois mme le personnage principal de la pice, comme
Hassan dans Le Marchand de Smyrne ou Empsal dans Empsal et
Zorade, tous deux anciens esclaves. Dans le mme temps, lesclave
blanc, qui pourtant est plac dans une situation similaire, sinon iden-
tique, est en revanche abord selon un registre pathtique qui ne
cesse de saccentuer au cours du sicle, alimentant le got grandis-
sant pour le genre dramatique srieux, et fournissant matire de
nombreux drames sensibles ou comdies larmoyantes. Le drame
exploite les effets pathtiques dintrigues sentimentales o les
amants partis laventure sont systmatiquement spars par les
pirates, les belles vendues sur les marchs destination des srails,
LAUTRE REGARD SUR LESCLAVAGE 83

les amants exploits dans les galres ou les bagnes, tous finalement
rachets leurs ravisseurs ou, au moins, runis dans linfortune.

LE RACHAT DES ESCLAVES COMME SCNE PRIMITIVE

Lune des configurations dramaturgiques les plus frquentes dans


labondant thtre consacr lesclavage mditerranen est la scne
de rachat desclaves, occasion dune glorification des qualits
morales de modration de lOccident, mais aussi, plus rarement, de
leur mise en cause. Au sein de ce mouvement gnral de la pense
et des reprsentations, deux pices font figure de contre-modles : Le
Marchand de Smyrne de Chamfort14 et Empsal et Zorade de
Bernardin de Saint-Pierre15 participent de deux stratgies distinctes
de rconciliation entre les peuples et de dsappropriation de la scne
type du rachat desclaves par un gnreux Occidental : la premire,
travers la situation de laffranchissement rciproque et la figure du
gnreux musulman (scne X, p. 154) ; la seconde, travers celle
du pardon pour les offenses, de la clmence du magnanime musul-
man (acte V, scne 6, p. 147), qui sait slever au-dessus du juste
ressentiment. Dans les deux cas, le dispositif dramaturgique, mettant
en vidence le fait que les Europens nont pas le monopole du cur,
rompt nettement avec la logique asymtrique du modle compas-
sionnel au fondement de lostentation de la scne de rachat qui
concourt efficacement la clbration des valeurs chrtiennes.
Le Magnifique (1773), transposition comique par Sedaine dun
conte de La Fontaine, sur une musique de Grtry16, est emblmati-
que de la stratgie dexhibition du gnreux Occidental. La scne se
droule sur le march des captifs Florence. Au moment du spec-
tacle du cortge (acte I, scne 7) des esclaves sur la place publi-
que, Clmentine, pupille du seigneur Aldobrandin, qui souhaite
lpouser malgr sa rticence, reconnat son pre Horatio, et Alix
son mari Laurence, domestique du premier, tous deux enlevs par les
corsaires et crus morts. la suite de pripties et dintrigues galan-
tes sur fond damour empch, cest finalement Octave, surnomm
pour ses largesses le magnifique , amant de Clmentine, qui
libre les captifs et permet de dmasquer Aldobrandin, commandi-
taire de leur enlvement.
La pice nvite aucun des poncifs rcurrents de la comdie des-
claves : ainsi de la mise en scne dune marche de captifs (didas-
calie initiale de lacte I, scne 1), au son des trompettes et des
tambours, des fanfares de la course au rythme de la haquene
(acte II, scne 11), assimilant le dfil des esclaves un spectacle
84 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

part entire ; mais aussi des facilits dun exotisme de pacotille,


comme lorsque le valet Laurence sadresse la Gouvernante dans un
turc de fantaisie (acte III, scne 3) ; ou encore des nombreuses allu-
sions, souvent sous forme dariettes, la situation de captivit :
Dans ces pays malheureux,/Dans ces pays desclavage,/Toute
femme est mise en cage,/Tout homme est dhumeur sauvage (acte
III, scne 8). Il ne manque rien ici de la topique habituelle, depuis
lvocation de la capture en mer par la piraterie barbaresque (acte I,
scne 1), jusqu la demande de ranon (acte III, scne 13), en
passant par le rcit de linterminable priple des captifs :
Oui, cest par moi que dans Tunis
On vous a mis tous deux prix ;
Cest moi qui vous revendis
ce monarque de Candie
Qui vous menait en Asie ;
Mais dans tout ce que je fis
La censure ne peut mordre ;
(Acte III, scne 13)
La scne finale, o les captifs viennent tmoigner leur recon -
naissance au Magnifique , juste avant le traditionnel ballet et la
contredanse desclaves, est loccasion dun vritable rituel de glori-
fication du gnreux librateur, libertin frachement reconverti aux
vertus de la bienfaisance, sur fond de mtaphore galante de conven-
tion :

LES CAPTIFS.
Nous gmissons sous les peines
Du sort le plus rigoureux :
Vous avez bris nos chanes,
Vous avez fait des heureux.
LE MAGNIFIQUE, Clmentine.
Si jai soulag leurs peines,
Ah ! que mon sort est heureux !
Je vais goter dans vos chanes
Mille instants dlicieux.
(Acte III, scne 14)
Mme si laction dOctave nest pas rellement dsintresse
(son geste lui permet dobtenir la main de son amante), la vocation
difiante de la scne est dune particulire efficacit dramaturgique
et symbolique : elle entrane la clbration consensuelle des vertus
du pardon et, travers elles, de la magnanimit occidentale ; mais
surtout, elle place la question esclavagiste sur le terrain de la charit
LAUTRE REGARD SUR LESCLAVAGE 85

chrtienne individuelle, consacrant implicitement lexcellence du


systme axiologique europen en le ddouanant de toute responsabi-
lit dans la traite et en vacuant toute considration politique vise
abolitionniste. Une telle stratgie est donc la fois une faon deu-
phmiser la violence de la ralit socio-historique de la captivit et
den dsamorcer toute prise de conscience critique, par la commu-
nion dissolvante dans les valeurs partages dune scne primitive
lnifiante fonction de propagande.
Le Marchand de Smyrne de Chamfort propose un tout autre
dispositif dramaturgique. En faisant cette fois du bon musulman
le personnage principal de sa comdie, qui entre en cho avec la
figure du Turc gnreux , depuis Les Indes galantes (1735) de
Fuzelier et Rameau jusqu LEnlvement au srail (1781) de
Mozart, sur un livret de Gottlieb Stephanie (adapt de la pice de
Bretzner), lauteur inflchit nettement la reprsentation de la scne
de rachat en la dterritorialisant. Cest en effet Smyrne, cur dun
des plus rputs marchs desclaves de lempire ottoman, port de
mouillage des corsaires ayant pour habitude dy monnayer les prises
de guerre de la course, quil place laction dclat de Hassan. Ce
marchand rput, prsent comme un honnte homme soucieux de
paix entre les nations (seule vritable garantie du doux
commerce ) et respectueux des spcificits socioculturelles de tous
les peuples, comme il sen explique dans de bavardes dclarations de
principe, est un ancien captif des Franais vendu Marseille : dlivr
par la gnrosit dun aristocrate chrtien rest anonyme, il a fait le
serment den affranchir un pris au hasard chaque anne pour sac-
quitter de sa dette morale. La comdie met plaisamment en scne la
succession dheureux hasards qui le conduisent sauver prcisment
son ancien librateur Dornal, cependant que son pouse Zayde
rachte la libert de lamante du jeune homme au marchand juif
armnien Kaled.
Au-del de largumentaire sans quivoque de lauteur, qui milite
en faveur de lassistance mutuelle des peuples et de la solidarit
entre les hommes en dpit des diffrences sociales, culturelles et
religieuses, la structure dramaturgique de la pice est ambivalente.
Celle-ci place opportunment dans la bouche du trafiquant descla-
ves la dnonciation sans appel de lhypocrisie occidentale en mettant
sur le mme plan, 29 ans avant LEsclavage des ngres dOlympe de
Gouges, traites atlantique et mditerranenne : Ne vendez-vous pas
des Ngres ? Eh bien ! moi, je vous vends Nest-ce pas la mme
chose ? Il ny a jamais que la diffrence du blanc au noir (scne 8,
p. 149). La comdie procde galement un glissement mtaphori-
86 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

que de la part de lauteur des Produits de la socit perfection-


ne , o on peut lire que les pauvres sont les ngres de
lEurope17 , lorsquil se plat un dcliner lutilit sociale des captifs
europens, inversement proportionnelle leur prestige social :
Pouvais-je deviner que ceux qui me cotent le plus sont les plus
inutiles (scne 6, p. 142). Cest ainsi que lexploitation ne de la
situation desclavage devient lemblme de toute forme dalination,
depuis celle du peuple jusqu celle des femmes en Occident. Si
Kaled se montre dispos racheter Nbi, courtier de Hassan, nim-
porte quel ouvrier, laboureur ou mme marchand, qu il ny a qu
[] bien nourrir, et [] faire travailler , dont la valeur ngociable
est avre et certifie, il se refuse pourtant reprendre un mdecin
vers dans lagronomie (scne 6) et se plaint constamment de la
charge que reprsentent pour son petit commerce la captivit dun
vieux gnalogiste (scne 5), dun baron allemand (scnes 6 et 10),
dun Anglais spleentique, dun procureur, de trois abbs (scne 6),
dun gentilhomme espagnol ou encore dun homme de loi italien
(scne 10) Lorsquil est question de dlivrer Dornal, gentilhomme
franais, son serviteur Andr se jette aux pieds du marchand en invo-
quant son habitude du malheur, tablissant explicitement le parallle
entre sa condition de domestique et sa situation desclave : si cest
un Franais que vous voulez dlivrer, choisissez quelquautre que
moi. Je nai ni pre, ni mre, ni femme, ni enfants. Jai lhabitude du
malheur ; ce nest pas moi, qui suis le plus plaindre. Dlivrez plutt
mon pauvre matre (scne 10, p. 154). Le discours mancipateur
valeur gnrale prend donc le pas sur la condamnation de lescla-
vage, et la dnonciation de la position subalterne se veut globale,
bien quelle naille pas jusqu inclure dans sa revendication la
condition des femmes, pourtant pointe du doigt. Cette dernire
donne mme lieu des tirades dune particulire misogynie, comme
lorsque Hassan explique son pouse, pour se justifier de dlivrer
un homme du caractre moins pnible de la captivit des femmes,
cautionnant implicitement lesclavage sexuel des Occidentales dans
les harems ou les grandes maisons : Un pauvre homme en escla-
vage est bien malheureux ; au lieu quune femme Smyrne,
Constantinople, Tunis, en Alger, nest jamais plaindre. La beaut
est toujours dans sa patrie (scne 3, 137).
Le tour de force de Chamfort consiste galement faire de
Kaled le personnage principal de la pice, au point quon ne sait si
le personnage ponyme est Hassan, riche ngociant, ou Kaled, trafi-
quant dtres humains. Quoi quil en soit, le marchand desclaves
apparat comme le personnage porte-parole dune critique, mme
LAUTRE REGARD SUR LESCLAVAGE 87

par la bande, du systme qui conditionne lexercice de son mtier,


refusant dassumer seul la responsabilit de son ngoce, renvoyant
ainsi une culpabilit collective qui englobe jusquau spectateur et
soulevant le voile dignorance sur lesclavagisme : Jamais on ne
sest tant press dacheter ma marchandise. On voit bien quil y a
longtemps quon navait fait desclaves. Il fallait quon ft en paix.
[]. On dit quil y a des pays o lon ne connat point lescla-
vage Mauvais pays ! Aurais-je fait fortune l ? (scne 5, p. 138-
139). Mais lauteur fait surtout de Kaled un personnage finalement
sensible et pathtique, bien quanim par lappt du gain, capable
de compassion, et luttant de tout son ethos professionnel contre la
piti que lui inspirent les captifs : Jen suis bien heureux d a v o i r
un cur dur, jaurais succomb. Ma foi, sans son argent comptant,
il ne laurait jamais emmene, tant je me sentais mu. Diable, si je
mtais attendri, jaurais perdu quatre cents sequins (scne 9,
p. 150-151). voluant dans un systme de valeurs relatives ngocia-
bles ou tout se monnaye, o tout schange, depuis les biens
jusquaux tres, valuant lhumain laune des sentiments quon
lui porte, Kaled est presquun personnage-parabole : comme tel, il
assume seul, jusque dans ses dernires consquences, lconomie
politique nouvelle fonde sur lintrt priv souverain qui marque
le passage la modernit, que personne, en-dehors de lui, ne songe-
rait alors mettre en cause, et encore moins rendre responsable de
la marchandisation de toute chose. Tel est le sens de ses aparts,
dans la scne de reconnaissance entre Hassan et Dornal : Comme
ils sembrassent. Il laime, bon ! il le payera. []. Peste ! un ami, un
bienfaiteur ! Cela doit bien se vendre (scne 10, p. 155). Au-del
du principe dironie et de la satire mordante dont il est la cible privi-
lgie, Kaled est donc aussi celui par lequel snoncent de vrita-
bles maximes politiques vocation critique. Ainsi lorsque Hassan
se rsout finalement acheter le valet de son ami, mais au rabais,
Kaled en profite pour le prendre contre-pied en lui rappelant les
consquences conomiques de lgalit entre les hommes : Eh !
mais un domestique Aprs tout, cest un homme comme un
autre. []. Eh puis, un valet fidle, qui a un cur sensible, qui
travaille, qui laboure la terre, qui nest pas gentilhomme en
conscience (scne 10, p. 158). Par le nivellement de toutes les
formes desclavage et la dconstruction systmatique de ses
spcieux principes de justification, Kaled dnonce les contradic-
tions internes de lOccident. Il agit comme le rvlateur de l i n-
conscient culturel au fondement de la tolrance relative des
Lumires envers lesclavagisme, rendue compatible, au prix d u n
88 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

tour de passe-passe philosophique, avec luniversalit bientt


dclare des droits naturels de lhomme.
Cependant, aussi audacieuse que puisse tre cette comdie
srieuse exhibant la figure du gnreux musulman qui trouve son
plaisir en affranchissant des esclaves blancs chrtiens, elle
nchappe pas un dispositif dramaturgique fond sur la rciprocit
de lacte de bienfaisance : substituant au systme montaire esclava-
giste de marchandisation gnralise des tres humains le systme
non lucratif du don et du contre-don, sacrifiant aux ncessits esth-
tiques du traitement pathtique et sensible du sujet, elle dsamorce
une part de sa porte idologique et de sa vise politique. La contre-
partie, bien que diffre, nen demeure pas moins le mobile de lac-
tion : Hassan naccomplit pas un acte rellement dsintress
puisquil sacquitte dune dette morale contracte envers Dornal son
librateur, rtablissant la symtrie des conditions par devoir plutt
que par conviction personnelle. Ce faisant, il suit lexemple chrtien
en se pliant aux vertus thologales (la charit) plutt quil ne forge
rellement un modle autonome et alternatif. Cest ainsi que
Chamfort rtablit, malgr lui, une relation de dpendance culturelle
jusquau cur de laction gnreuse de libration par le musulman,
comme en atteste le rsum quil donne de sa propre pice : Un
Franais, tmoin de sa douleur, linterroge, sattendrit, le dlivre, et
nexige de lui, pour toute reconnaissance, que de ne pas har les
Chrtiens18. En perdant linitiative et le mobile de son action, le
musulman retombe ainsi dans une forme dassujettissement, dabord
aux circonstances alatoires et hasardeuses qui lont mis en situation
de rembourser sa dette (intervention de la Providence), ensuite au
comportement dimitation de la clmence du gentilhomme franais
qui lui a ouvert la voie de la vertu. Il la ainsi model son image,
par un curieux transfert de valeurs culturelles dont nous sommes
rendus tmoins ds la scne douverture, o Hassan vante avec
conviction, dans un long monologue, les mrites de la culture euro-
penne, de son mode de vie et, notamment, de la monogamie, mani-
festant une forme de bonne volont dans lacculturation
programmatique pour lintrigue. Ce nest donc pas le moindre des
paradoxes de Chamfort que de manifester, par le truchement du
gnreux musulman , lune des valeurs fondamentales de la tho-
logie morale occidentale et, tout particulirement, de lanthropologie
catholique de lconomie moderne, savoir lantidora, rtribution
du prt justifie par le dsir dactualiser auprs du crancier la rela-
tion damour que la dette instaure entre partenaires19. Le principe de
rciprocit entre esclavages chrtien et musulman, blanc et noir, est
LAUTRE REGARD SUR LESCLAVAGE 89

ainsi biais par un dispositif dramaturgique qui en dsactive en


partie la charge subversive.
La situation dramatique sur laquelle Bernardin de Saint-Pierre
construit Empsal et Zorade ou Les Blancs esclaves des Noirs
Maroc est plus audacieuse. Il en entreprend lcriture en 1771, peu
aprs sa rencontre avec Rousseau, mais ne lachve quen 1792-
1793, sans la faire reprsenter ni la publier. Il y songe cependant en
1797, en accompagnement de la rdition du Voyage lle de
France, quil considre comme le second volet du diptyque : Jai
cru convenable de reprsenter leur tour les Europens sous lescla-
vage des noirs, afin de mieux convaincre de notre injustice leur
gard, et de la raction dune Providence (p. vii). Lassimilation
entre toutes les formes desclavage est demble postule sans qui-
voque ds les premires lignes de l Avant-propos rajout au
manuscrit de 1793 : Jai cru que rien ntait plus propre faire
sentir les faiblesses des raisons dont les habitants blancs des les de
lAmrique justifient lesclavage des noirs quen mettant ces mmes
raisons dans la bouche dun noir de la ct de Barbarie lgard de
quelque habitant de nos les tomb lui-mme dans lesclavage en
Afrique . Cette stricte quivalence dans les exactions des peuples
sapplique plus largement la comparaison entre les cultures euro-
penne et africaine, envisages cette fois dans leurs aspects positifs :
Quoi quils portent lancien nom de Barbarie, il ne faut pas croire
quils soient barbares. Les Arabes y ont apport les sciences, les arts
et la religion (p. 3). Un tel principe dquivalence rompt avec lha-
bituelle asymtrie de traitement des pices consacres lesclavage
mditerranen, mais aussi avec le principe de rciprocit des actions
de bienfaisance mis en place dans Le Marchand de Smyrne : il est
sans cesse raffirm ensuite tout au long du drame, qui joue sur les
coups de thtre et revirements de situation autoriss par cette sym-
trie indite des situations.

AMBIVALENCES DE LA FIGURE DU GNREUX MUSULMAN

Cette fois, le personnage ponyme est prsent sous les traits du


grand amiral et premier ministre du roi du Maroc , Moulay
Ismal. Cest un chef de guerre musulman reconnu pour ses actions
hroques, tribun politique incontest pour son intransigeance envers
les esclaves europens chrtiens. On apprend lacte III quil est lui-
mme ancien esclave noir, victime de la traite ngrire, arrach son
village dAfrique noire par des missionnaires chrtiens, converti de
force par les Jsuites espagnols, achemin par les galres et exploit
90 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

dans les colonies franaises de Saint Domingue dont il parvient


miraculeusement schapper grce sa valeur exceptionnelle et
sa bravoure. Dans ce drame, la circularit de lintrigue, qui place
opportunment lancien esclavagiste repenti Don Ozario, mission-
naire jsuite espagnol, sous sa domination, plaide en faveur de la
vengeance et non plus du contre-don, comme chez Chamfort, ce qui
donne plus de poids encore au pardon de la scne finale o Empsal,
sous linfluence de Zorade, lune de ses pouses, blanche de confes-
sion chrtienne dont il est perdument amoureux, affranchit finale-
ment son ancien oppresseur.
On mesure demble laudace de largumentaire : dabord, en
prsentant un couple mixte anim par un mutuel amour qui triomphe
finalement du dsir de vengeance ; ensuite, en plaant le hros sous
les traits dun Noir dAfrique converti lIslam, assumant toutes les
caractristiques propres de la culture musulmane, ou plus gnrale-
ment, en utilisant la potique du sentiment de la nature pour dpla-
cer le dbat entre nature et culture et porter nouvel examen la
qualification de barbares ou de sauvages habituellement
associe aux civilisations orientales dans la littrature viatique de
lpoque ; enfin, en articulant les questions, souvent prsentes
comme disjointes par la littrature de lpoque, de lesclavage, de la
traite et du colonialisme. Cest ainsi quEmpsal multiplie les plai-
doyers africanistes : il dmontre longuement en quoi la politi-
que de lAfrique doit tre oppose celle de lEurope (acte IV,
scne 5, p. 109), dnonce en termes modernes le pillage des riches-
ses naturelles africaines et condamne la soumission des populations
autochtones depuis la plus lointaine Antiquit, comme lorsquil
rpond Don Ozorio, qui lui objecte que les noirs ne travaillent
pas sils ny sont contraints :
Les noirs nont-ils pas des arts qui suffisent leurs besoins ?
Meurent-ils de faim dans leur pays ? Vont-ils chercher les Europens
pour les cultiver ? Qui sont les plus paresseux, des blancs qui ont
besoin des noirs pour cultiver leurs colonies, ou des noirs qui tirent
assez de superflu de leurs cultures pour en charger les flottes euro-
pennes qui viennent commercer sur leurs ctes ? (Acte V, scne 6,
p. 138)
La critique de lesclavage nourrit en outre, de la part dEmpsal,
la dnonciation de l imprialisme europen et lexhortation
demander rparation :
Perfides Europens, Dieu est juste : il se sert de lAfrique pour
venger les Africains. La plupart des Europens qui sont esclaves ici
sont des navigateurs qui vont aux les de lAmrique ou sur la cte
LAUTRE REGARD SUR LESCLAVAGE 91

dAfrique faire le malheur des noirs. Vous avez port le crime de


lesclavage sur les ctes de la Guine, et Dieu en a mis la vengeance
sur celles de Maroc. (Acte V, scne 6, p. 138)
Radicalisant lassociation entre toutes les formes de lesclavage,
blanc comme noir, le drame de Bernardin de Saint-Pierre est gale-
ment en son temps luvre qui pousse le plus loin la rhabilitation
des peuples africains, placs sur un pied dgalit avec ceux
dOccident, dans une relation qui nest plus celle de la rciprocit,
symbolise par le don et contre-don, mais de lquivalence. Celle-ci
sexprime dabord dans la pice par la surenchre dans la cruaut
dEmpsal, vritable terreur des blancs (p. 6), soucieux avant
tout de vengeance lgard des captifs chrtiens ; puis par son revi-
rement final, sous linfluence de son pouse, dautant plus spectacu-
laire que le personnage, enfin confront son ancien bourreau, a
toutes les bonnes raisons de lgitimement demander rparation pour
les mauvais traitements multiples et rpts dont il a fait lobjet
(arrachement la terre natale en Afrique noire, sparation avec son
frre, enrlement forc dans les galres et le systme de la traite,
conversion impose au christianisme, exploitation dans les planta-
tions coloniales, svices corporels). Mis sur un pied dgalit qui
va bien au-del des seuls bons sentiments affichs par La Marchand
de Smyrne, blancs et noirs sont ici prsents comme capables de la
mme barbarie. Captivit et trafic desclaves sont dsigns comme
les deux revers dune mme mdaille : l o Hassan cherchait chez
Chamfort sacquitter dune dette morale envers son noble libra-
teur franais, Empsal naspire qu solder ses comptes et demander
rparation son ancien matre le noble jsuite espagnol Don Ozorio,
colon de Saint Domingue, en rendant offense pour offense. La
logique implacable des reprsailles prend ainsi le pas sur la dialecti-
que du pardon, refusant les facilits dun dnouement de complai-
sance au profit dun affrontement armes gales renvoyant les
peuples dos dos. Un tel changement de paradigme engage une
conception nouvelle des relations de pouvoir et de domination, hori-
zontales et non plus pyramidales, substituant un champ de force en
interaction en lieu et place de lancien rapport de forces unilatral et
ingalitaire entre Occident et Orient. Il en dcoule une vision
mondialiste de la question esclavagiste qui sexprime nettement
dans Les tombeaux , variante autographe de l Avant propos
rest ltat de manuscrit, plaidoyer en faveur de lassistance
mutuelle des peuples placs en situation dinterdpendance globale
et non plus doppression :
92 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Il y avait un voyageur qui passait sa vie parcourir le monde. Il


regardait toute la terre comme sa patrie et tous les hommes comme
ses compatriotes. Il disait que le genre humain ne ferait quune seule
famille sans les prjugs de tributs, de nations et de religions. Il
prtendait que malgr les divisions politiques la nature nous obli-
geait dun bout de la terre lautre dans tous les lieux et en tous les
temps nous rendre service jusque dans les plus petites choses [].
Si, par exemple, disait-il, un homme prend du caf grain, il se trou-
vera bien souvent que ce sont les Chinois qui ont fabriqu la tasse ;
des Mexicains extrait de leurs mines largent dont sa cuillre est
faite ; des Arabes recueilli son caf Moka ; des noirs dAfrique
fabriqu son sucre aux Antilles ; des Franais, des Anglais, ou des
Hollandais import par mer ces divers objets ; des Allemands, des
Sudois, des Russes, des Norvgiens et mme des Lapons, fourni le
bois de chne, le cuivre, le fer, le chanvre, les matures, la rsine et
lhuile de baleines ncessaires sa construction du vaisseau. []
do il concluait que toutes les nations prsentes et passes, depuis
nos jours jusquaux poques voisines de lorigine du monde avaient
travaill pour le djeuner des bourgeois de Paris20.
Lauteur pousse jusqu ses dernires consquences lexigence
dgalit de traitement entre les peuples, au nom de luniverselle
libert physique et religieuse du genre humain (p. 7), jusqu
endosser lidentit du barbare en terre chrtienne. Cest ainsi quil
fait sienne la revendication dun got barbare et dune margina-
lisation volontaire par rapport au systme de reprsentation occiden-
tal, posant ltranger comme spectateur idal et interlocuteur
privilgi : Je ne sais pas si aprs toutes ces considrations on ne
mestimera pas un peu barbare Paris, mais je mestimerais fort
heureux si par cette raison mme on le jouait un jour sur la cte de
Barbarie, Maroc (p. 8).
Cependant, dans son souci affich de nouer des relations de
concorde avec les peuples vivants plutt quavec les
peuples morts (grecs et romains), le drame, invoquant largu-
ment de lutilit , nest pas exempt de contradictions. Il risque
mme ds son avant propos des formulations ambivalentes :
Nous devons gnraliser notre humanit. En tendant notre
bienfaisance, nous tendons nos plaisirs. []. Intressons-nous aux
destins de tous les hommes, si nous voulons que tous les hommes
sintressent aux ntres. []. Tout ragit dans la nature, et je suis
convaincu que si lesclavage des noirs tait aboli dans nos les, celui
des Europens cesserait sur la cte de Barbarie. Cest dans cette
intention que jai hasard ce drame. (p. 7)
LAUTRE REGARD SUR LESCLAVAGE 93

On peroit bien ds lors ce que peut avoir dambigu une telle


position qui, sous couvert de militer activement en faveur de
lmancipation des peuples et de soulever le voile dignorance sur
les pratiques esclavagistes, prenant sans doute avec sincrit le parti
des peuples subalternes , chappe en partie seulement la
logique implacable de lintrt bien compris et du monopole des
reprsentations dune histoire mditerranenne pourtant commune :
cest pour lutter efficacement en faveur de labolition de lescla-
vage des blancs quest justifie la critique de lesclavage des noirs,
mme si cela conduit postuler lgalit des peuples ; et surtout,
cest au nom des peuples opprims que sexprime le dramaturg e ,
par captation du pouvoir symbolique des paroles mancipatrices.
En effet, en dpit de la nette prdominance dEmpsal sur le plan
dramaturgique, le drame nchappe pas au pige rhtorique de la
parole dlgue : objet de tous les discours, lorsquil nest pas direc-
tement prsent sur scne, grand favori de la distribution de la parole
puisquil se voit attribuer les plus longues tirades, personnage
ponyme constitu en porte-parole indirect de lauteur par ses
violentes diatribes antiesclavagistes et anticoloniales, Empsal nen
demeure pas moins une construction culturelle occidentale, un arte-
fact du noir combatif et finalement magnanime qui met en chec le
systme esclavagiste pour mieux le ddouaner de toute forme de
culpabilit au regard de lhistoire. Lmancipation des peuples
dAfrique fonctionne donc ici comme une ide rgulatrice, invrai-
semblable au regard des dterminismes historiques, mais suscepti-
ble de fournir des circonstances attnuantes dans le procs charg e
de lidologie coloniale europenne. Tout comme celle de lempire
ottoman, lvocation thtralise de la puissance conqurante du
royaume de Maroc entre donc dans une stratgie consistant jouer
un imprialisme contre un autre pour rquilibrer le jugement histo-
rique. De la mme faon, lexhibition ostentatoire du processus
d encapacitation (empowerment) de lancien captif noir devenu
le plus gros propritaire desclaves dAfrique du Nord, qui peine
affranchi du systme dexploitation na dautre ambition que de le
reproduire son profit, par pur ressentiment, illustre une sorte de
dialectique perverse du matre et de lesclave conduisant excuser,
sinon justifier limprialisme colonial en montrant, dune part,
que ses victimes peuvent toujours y chapper individuellement, et
sont donc responsables de leur servitude volontaire , d a u t r e
part, quon nen sort jamais vraiment, les victimes dhier tendant
inluctablement devenir les tyrans de demain, et quil ny a donc
pas lieu den abolir le systme.
94 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Ainsi, lexemplarit apparente du parcours dEmpsal dissimule


un modle projectif reposant sur une rappropriation de la parole
subalterne , par captation de son pouvoir symbolique, et un
rapport en dfinitive spculaire aux peuples dAfrique, qui ne sont
convoqus sur scne que pour mieux illustrer le questionnement de
lOccident sur ses propres systmes axiologiques antinomiques. En
dpit de sa valeur de contre-modle ou de texte tiers, le drame de
Bernardin de Saint-Pierre, envisag dans une perspective dcons-
tructiviste, selon des grilles de lecture librement inspire des para-
digmes critiques des Postcolonial et Subaltern Studies21, rend
apparentes les apories qui sont encore les ntres aujourdhui : hg-
monie dun discours historiographique occidental sur lhistoire
commune de lesclavage et du colonialisme ; monopole des syst-
mes dinterprtation et de reprsentation dominants occidentaux,
gnrateurs de mythes et dun processus de falsification de la ralit
historique ; difficile mergence dun contre-discours ou de reprsen-
tations rellement alternatives manant des peuples subalternes
mergeants, condition de possibilit dune rappropriation de lhis-
toire et du rexamen de la question coloniale22
Transcendant les logiques de dpendance ou de rciprocit
propres la scne de rachat dans le thtre des Lumires, au profit
dun principe dquivalence et dun rquilibrage apparent des
rapports de domination, Empsal et Zorade est donc une pice parti-
culirement rvlatrice, la fois des audaces et des impasses esth-
tiques et idologiques de la question de la reprsentation littraire de
lesclavage et de son indpassable spcularit.

HOMME POUR HOMME

Il est courant de dnoncer la ccit, voire lindiffrence de la


philosophie des Lumires vis--vis de lesclavage, quelques
exceptions prs, suffisamment rares pour tre signales23 : cette ide
reue crdite la thse dune certaine schizophrnie de lOccident ,
prnant le culte de la libert, tout en favorisant lexploitation de
lhomme par lhomme travers le systme colonial. On a moins
coutume dvoquer lintolrance envers lesclavage des Blancs, en
dpit de travaux rcents dhistoriens. Or cette indignation quasi
unanime, qui nest jamais aussi visible que dans la littrature, est
moins rvlatrice pour elle-mme que pour la critique plus globale
de lesclavage quelle nourrit parfois par la bande travers un dispo-
sitif dinversion axiologique. Victime dun autre prjug tenace,
celui du dsintrt suppos des Lumires envers le continent afri-
LAUTRE REGARD SUR LESCLAVAGE 95

cain24, ce contre-discours na pas retenu toute lattention quil


mrite.
Lhypothse dfendue est donc triple : dabord, en postulant
lexistence dun corpus dramatique alternatif qui ne correspond pas
au paradigme dsign usuellement comme orientaliste ; ensuite,
en dmontrant que la dramatisation de la situation des esclaves
blancs chrtiens nourrit un discours clairement anticolonialiste et
abolitionniste couvert, irrductible la simple indignation philoso-
phique humaniste devant les conditions de traitement des esclaves,
et surtout de la simple dploration de lesclavage des blancs ; enfin,
en affirmant que la rvlation de ce fond commun dhumanit entre
captifs blancs et noirs, et partant, dinhumanit entre les marchands
desclaves des deux aires culturelles, constitue le plus efficace
moyen de rhabilitation des peuples dOrient. merge ainsi un
contre-modle culturel, condition de possibilit dune rception non
biaise des discours dmancipation des peuples considrs comme
subalternes et de leur rappropriation dune histoire commune qui
scrit de part et dautre de la Mditerrane.
Cependant cette parenthse est de courte dure. La reconfigura-
tion en profondeur de la situation ne de lentreprise coloniale en
Afrique du Nord, partir de la conqute de lAlgrie en 1830,
modifie radicalement les rapports de force en supprimant la traite
des Blancs, faussant ainsi durablement le renvoi dos dos des deux
systmes. La dnonciation de lesclavage des chrtiens en
Mditerrane ne peut faire lconomie dun systme argumentatif
postulant lgalit de dignit, de condition et, partant, de traitement
entre Blancs et Noirs, ce qui, par un retour critique, met mal le
systme esclavagiste et ses prsupposs idologiques. Cest donc la
pierre de touche dune posture antiesclavagiste impliquant non
seulement la traite mditerranenne, et indissociablement atlantique,
qui passe par la revendication de lautodtermination des peuples,
mais encore la reconnaissance du relativisme culturel et du respect
de laltrit en tant que telle.
Les auteurs qui abordent ces questions par le biais du thtre,
espace dlibratif de configuration de lopinion publique par excel-
lente, sont donc confronts un vritable pige hermneutique les
assignant dbrouiller lcheveau de lidologie coloniale. De ces
contradictions, dplaces sur un autre terrain, nous ne sommes
jamais sortis : cest cette mme partialit qui aujourdhui encore
mesure le poids des vies humaines sacrifies dans les grands conflits
de la plante laune de leur origine gographique, religieuse ou
ethnique, comme si la vie dun civil irakien ou afghan et celle dun
96 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

cadre du World Trade Center, dun militaire amricain ou franais,


ntaient pas investies de la mme valeur et leur mort justiciables
dune mme indignation morale. Ds lors, lactualit dune rflexion
sur la gnalogie de ce quil faut bien qualifier de schizophrnie
culturelle de lOccident ne fait aucun doute. Elle est dj stigmatise
par Mercier dnonant la compensation symbolique de la reprsen-
tation thtrale : le ngricide pleure Othello, parle dhumanit
et de philosophie, est fanatique partisan Londres de la libert, []
ne porte jamais sa pense ni sa rflexion sur la source de ses riches-
ses, [] a pour lui la loi europenne [], dort en paix25 . Quest
devenu le thtre, susceptible, par sa valeur despace public opposi-
tionnel et sa lucidit (auto-) critique, de contrebalancer les dogmes
dominants, de nous empcher de penser en rond ou de dormir en
paix ?

Martial POIRSON
Universit Stendhal-Grenoble III
UMR LIRE

NOTES

1. Loin de tout procs rtrospectif intent aux Lumires, Jean Erhard, Lumires
et esclavage. Lesclavage colonial et lopinion publique en France au XVIIIe sicle,
Bruxelles, Andr Versaille, 2008.
2. Olivier Ptr-Grenouilleau, Traites ngrires, Paris, Gallimard, 2004 ; Les
traites ngrires : essai dhistoire globale, Paris, Gallimard, 2006. Lhistorien situe
dans un mme mouvement lesclavage mditerranen depuis lgypte pharaonique
jusqu la traite atlantique, pour uvrer une dcentralisation de lhistoire du
monde . Voir aussi Jacques Heers, Les Ngriers en terre dIslam. La premire traite
des noirs (VIIe-XVIe sicles), Paris, Perrin, 2008 et Murray Gordon, LEsclavage
dans le monde arabe (VIIe-XXe sicles), Paris, Tallandier, 2009.
3. Bernard Lewis, Race et esclavage au Proche-Orient, Paris, Gallimard, 1993 ;
Malek Chebel, LEsclavage en terre dIslam. Un tabou bien gard, Paris, Fayard,
2007 : lanthropologue du monde arabe prsente lesclavage comme la pratique la
mieux partage de la plante , un fait humain universel . Il montre, partir de
linterprtation de trois codes blancs , des contes des Mille et Une Nuits et de
nombreux rcits de voyage, comment lidologie esclavagiste sest greffe sur la
religion musulmane, en exploitant lambigut du Coran, qui voque la question
dans au moins 25 versets, laissant labolition linitiative personnelle du matre, et
surtout reprenant son compte lhritage esclavagiste gyptien et grco-romain en
Mditerrane.
4. Jean Delumeau, La Peur en Occident, XIVe-XVIIIe sicles, Paris, Fayard,
1978 ; Franois Moureau, Le Thtre des voyages. Une scnographie de lge clas -
sique, Paris, PUPS, 2005, section IV, chap. II : Pirates barbaresques, rcits de
voyage et littrature : une peur de lge classique , p. 307-321.
LAUTRE REGARD SUR LESCLAVAGE 97

5. Godfrey Fisher, Lgendes barbaresques : guerre, commerce et piraterie en


Afrique du Nord de 1415 1830, Alger, Office des publications universitaires, 1991
[trad. de ldition anglaise de 1957].
6. Guy Turbet-Delof, LAfrique barbaresque dans la littrature franaise aux
XVIIe et XVIIIe sicles, Genve, Droz, 1973.
7. Franois Moureau (dir.), Captifs en mditerrane (XVI-XVIIIe sicles).
Histoires, rcits et lgendes, Paris, PUPS, 2008, en particulier Premire course :
captifs en terre chrtienne , p. 37-91.
8. En particulier grce Edward Sad, LOrientalisme. LOrient cr par
lOccident [1978], trad. fr., Paris, Seuil, 2003, et aux dbats quil a inspir au sein
des tudes postcoloniales.
9. Serge Bil, Quand les noirs avaient des esclaves blancs, Paris, Pascal Galod,
2008 ; Robert C. Davis, Esclaves chrtiens, matres musulmans. Lesclavage blanc
en Mditerrane (1500-1800) [2003], Cahors, ditions Jacqueline Chambon, 2006.
10. Sylvie Chalaye, Ngres en images, Paris, LHarmattan, 2002. Voir aussi les
ditions critiques publies par lHarmattan dans la collection Autrement mmes ,
depuis LEsclavage des ngres dOlympe de Gouges jusquau Docteur noir
dAnicet-Bourgeois et Dumanoir, en passant par La Traite des noirs de Desnoyer et
Alboize du Pujol.
11. Christine Noaille-Clauzade, Corsaires et rhtoriciens : les stratgies rhtori-
ques de tmoignage de captivit (1589-1690) , confrence prsente le 15 mai 2009
dans le sminaire Fiction et narration. Rcits de captifs en Mditerrane (XVIe-
XVIIIe sicle) , Universit Paris IV-Sorbonne, groupe de recherches
Orient/Occident (CRLC), 2008-2009.
12. La Porte et Chamfort, Dictionnaire dramatique, Paris, Lacombe, 1776,
volume III, p. 260, notice Thtre persan .
13. Lot commun la plupart des personnages noirs sur scne jusquau XIXe
sicle, selon Sylvie Chalaye dans Ngres en image, op. cit.
14. Thtre de Chamfort, Vijon, Lampsaque, Studiolo thtre , 2009, d.
Martial Poirson et Jacqueline Razgonnikoff. dition cite dans lensemble de larti-
cle.
15. Bernardin de Saint Pierre, Empsal et Zorade ou les Blancs esclaves des
Noirs Maroc, d. Roger Little, Exceter, University Press of Exceter, 1995. dition
cite dans lensemble de larticle.
16. Michel-Jean Sedaine, Le Magnifique, Paris, Hrissant, 1773.
17. Chamfort, des Maximes, penses, caractres et anecdotes, d. Jean Dagen,
Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 168, maxime 519.
18. Dictionnaire dramatique, op. cit., volume II, p. 262.
19. Bartolom Clavero, La Grce du don. Anthropologie catholique de lcono -
mie moderne, Paris, Albin Michel, 1996.
20. Bernardin de Saint-Pierre, Empsal et Zorade, Les tombeaux , manuscrit
conserv la Bibliothque de la ville du Havre, Ms 101.
21. Neil Lazarus (dir.), Penser le postcolonial. Une introduction critique, trad. fr.,
Paris, ditions Amsterdam, 2006, notamment Introduire les tudes postcolonia-
les , p. 59-78.
22. Voir notamment Homi K. Bhabba, Les Lieux de la culture. Une thorie post -
coloniale [1990], trad. fr., Paris, Payot, 2007 ; Gayatri Chakravorty Spivak, Les
subalternes peuvent-elles parler ? [1988], trad. fr., Paris, ditions Amsterdam, 2009 ;
Edward Sad, LOrientalisme, op. cit.
98 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

23. Outre Jean Ehrard, dj mentionn, Yves Benot, Les Lumires, lesclavage, la
colonisation, Paris, La Dcouverte, 2005 et Florence Gauthier, LAristocratie de
lpiderme. Le combat de la Socit des Citoyens de Couleur (1789-1791), Paris,
CNRS ditions, 2007.
24. Jean Goulemot, notice Afrique , dans Jean Goulemot, Andr Magnan,
Didier Masseau (dir.), Inventaire Voltaire, Paris, Gallimard, 1995, p. 32. Certaines
publications rcentes renouvellent les approches : Anny Wynchank et Philippe-
Joseph Salazar, Afriques imaginaires. Regards rciproques et discours littraires
(XVIIIe-XXe sicles), Paris, LHarmattan, 2005 ; Catherine Gallout, David Diop,
Michle Bocquillon et Grard Lahouati (dir.), LAfrique au sicle des Lumires :
savoirs et reprsentations, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2009 : 6.
25. Louis-Sbastien Mercier, La Nologie [1801], d. Jean-Claude Bonnet, Paris,
Belin, 2009, p. 471, Partie supplmentaire , notice Ngricide . Voir aussi,
mme page, lallusion Candide dans la notice Ngrier : Mangez du sucre,
Europens ! mais point de thse justificative.
LA REPRSENTATION DU COMMERCE TRIANGULAIRE
DANS LA TRAITE DES NOIRS, DRAME DE 1835

BARBARA T. COOPER

Comment peut-on reprsenter le commerce triangulaire au


thtre ? Montrer lachat, le transport et la revente des Africains par-
del des mers naurait gure t concevable dans le cadre dune
pice classique o les limites prescrites par les units de temps, de
lieu et daction et les notions de biensance ncessiteraient le
recours des rcits potiques et loccultation de la violence, rel-
gue aux coulisses. Avec labstraction langagire typique de telles
pices, le refus de toute particularisation des murs et des paysages,
labsence dun cadre matriellement prsent et praticable consti-
tuerait un autre obstacle une vocation raliste du trafic de
lhomme par lhomme1. Il fallut donc attendre le dix-neuvime
sicle, avec sa libralisation du langage et de lesthtique dramati-
que (introduction de la couleur locale, abandon des units de temps
et de lieu) et ses innovations scnographiques (nouvelles pratiques
de mise en scne et de kinsique, nouvelles techniques de dcora-
tion) pour que lon puisse songer dvelopper le sujet de lesclavage
des Noirs de manire concrte.
Aussi, en 1835, quand Charles Desnoyer et Jules-douard
Alboize du Pujol se mettent crire leur drame intitul La Traite des
Noirs, bnficieront-ils dun concours de circonstances qui leur
permettra daborder matriellement et directement ce sujet li lac-
tualit conomique, politique et philosophique de leur temps2.
Certes, officiellement la traite avait t abolie en 1815, mais tout le
monde savait quelle continuait, de manire clandestine, enrichir
des armateurs mtropolitains et soutenir une conomie coloniale
dont les produits taient destins aux marchs europens. Ainsi, au
Salon de 1835, Franois-Auguste Biard a-t-il choisi dexposer un
tableau intitul La Traite des Noirs qui montre des Africains
captifs sur le point dtre enlevs leur pays3. Par ailleurs, la presse
rapporte rgulirement les dbats parlementaires sur ladministra-
tion coloniale et lesclavage, publie des articles sur le prix des
denres exotiques (dont le sucre) et prsente ses lecteurs des
descriptions de voyages et des murs dans les les ou sur des conti-
100 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

nents lointains4. De leur ct, les diteurs de la capitale diffusent une


littrature maritime due la plume ddouard Corbire, dEugne
Sue et dAuguste Jal o il est parfois question de Noirs livrs des
capitaines ngriers pour tre expdis vers des colonies loignes5.
Enfin, lamnagement, au Thtre du Cirque-Olympique, dun
bassin qui permet de reprsenter des batailles navales, des naufrages
et autres pripties en mer offre aux machinistes, dcorateurs et
metteurs en scne de cette salle le moyen dblouir les spectateurs
par des effets spciaux. Aussi, lannonce de la future cration de La
Traite des Noirs ce thtre sera-t-elle signale dans la presse ds le
mois de janvier 1835 en des termes qui privilgient les lments
visuels de la pice au dtriment de son message humaniste6. Trois
mois aprs, la plupart des comptes rendus du drame mettront
toujours laccent sur laspect matriel de louvrage au lieu dinsister
sur les horreurs du commerce et du transport involontaire des
Africains rduits en esclavage7.
Jai dj examin ailleurs le ct spectaculaire de la pice de
Desnoyer et Alboize et ne reviendrai donc pas sur ce sujet ici8. Dans
cet essai, je voudrais plutt tudier la faon dont La Traite des Noirs
reprsente le trafic des hommes tout en sachant que cela ne consti-
tue pas la totalit des transactions comprises dans le commerce trian-
gulaire. Prcisons tout de suite que ni les auteurs ni le public de ce
drame ne recherchaient une image exacte, une authenticit absolue
dans la description de la traite au thtre, mme si lun des rdac-
teurs de la pice, Alboize, tait trs bien renseign sur ce sujet9. Bien
au contraire, pour russir auprs des spectateurs, lvocation du
monde colonial et de lesclavage propose par les dramaturges
devait se conformer aux pratiques dramaturgiques et scnographi-
ques en vigueur au thtre et tenir compte du portrait de lesclave et
de la servitude propos dans des textes littraires, artistiques, philo-
sophiques et scientifiques rcents. Aussi est-ce peut-tre pour
rpondre aux attentes du public dans le domaine du pittoresque, de
lanecdotique et du spectaculaire que les auteurs ont choisi de
commencer leur pice par une scne de vente des esclaves.
Cette scne initiale du commerce que lon fait des Africains
lle Bourbon (aujourdhui la Runion) illustre immdiatement le
sujet annonc par le titre du drame. Elle donne voir des hommes et
femmes noirs rduits ltat dune marchandise par un rgime colo-
nial qui soutient, sans toujours lautoriser officiellement, un tel tat
des choses. Elle signale aussi la violence et linhumanit (coups de
fouet, marquage et exhibition humiliante des corps, expatriation et
baptme involontaires, travail abrutissant et incessant, etc.) dont
LA REPRSENTATION DU COMMERCE TRIANGULAIRE 101

sont victimes les Noirs qui peuplent cet espace exotique la fois
distant (par sa gographie) et rapproch (par sa reprsentation sur
scne). Toutefois, il faut bien le reconnatre , cette scne en
rappelle dautres du mme genre que lon pouvait dcouvrir tant
dans des romans ou rcits de voyage que dans des crits abolition-
nistes de lpoque10. Le spectateur y retrouve donc un aspect
connu de la vie coloniale qui correspond ses attentes.
Lindignation morale quil devait ressentir devant un tel tableau
tait-elle attnue par cette familiarit ? tait-elle au contraire
renforce par la prsence sur scne des victimes de la traite incar-
nes par des acteurs grims en noir ? Il est impossible de rpondre
ces questions. Ce que lon peut nanmoins affirmer, cest que
Desnoyer et Alboize comprenaient que, pour amener leur public
condamner ce trafic infme, il fallait reprendre et perptuer certains
lieux communs tout en les rendant touchants et concrets. Ici donc,
comme ailleurs dans leur pice, ils ont choisi demployer le specta-
cle au service de leur message.
Avec la vente des Africains en esclavage, la premire et la
deuxime scnes de la pice portent aussi la connaissance du
public les alas de la traite du point de vue de larmateur. Comme
tout autre commerant, Niquelet, larmateur-marchand de chaire
humaine qui figure dans ces scnes, affirme avoir des frais (de trans-
port et dapprentissage, par exemple) couvrir et des pertes rcu-
prer (il y a des esclaves qui se laissent mourir ou qui partent
marron), des problmes lis lapprovisionnement et lcoulement
de sa marchandise et une rputation commerciale maintenir. Aussi
parle-t-il des caractristiques et de la raret de certaines espces
africaines, de lvolution de leur cours en bourse, etc., comme sil
sagissait non pas dtres humains quil vendait en esclavage mais
du dbit dun produit commercial ordinaire. Les remarques de
Niquelet, qui voudrait persuader son interlocuteur de le plaindre
cause des difficults lies son commerce, sont dautant plus
choquantes quelles sont nonces entre deux scnes qui traduisent,
de manire visible, laccablement moral et les souffrances physiques
des esclaves : celle de la vente des Noirs que nous venons dvoquer
(I, i) et celle dune danse impose coups de fouet des Africains
puiss et dmoraliss (I, iii).
Les trois premires scnes de la pice nous offrent donc des
lments types de la reprsentation de la traite : une vente des-
claves, les plaintes dun armateur-marchand engag dans le
commerce des hommes et une danse destine ranimer des esclaves
fatigus et moroses. Mais si ces pisodes font cho des topoi que
102 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

lon retrouve dans dautres textes, il nen est pas moins vrai que le
choix quont fait les dramaturges de situer laction de leur pice dans
locan Indien (par opposition au monde Atlantique) confre ces
scnes un caractre peu habituel11. En effet, le cadre gographique
choisi par les dramaturges leur permet de rapprocher le pays dori-
gine des esclaves de lendroit o ils se verront asservis. Par cons-
quent, Desnoyer et Alboize pourront doter leur drame de toute une
srie dincidents qui sont rarement reprsentes dans une seule et
mme pice, savoir : des conflits entre diffrentes ethnies africai-
nes ; des ngociations entre chefs africains et ngriers franais ; et le
voyage des esclaves vers le pays o ils seront vendus des colons.
Il sera aussi question, dans La Traite des Noirs, dune rvolte bord
dun navire ngrier, dune tentative de retour au pays natal et de
dtails sur les danses et la religion indignes .
Considrons, par exemple, cet change entre larmateur Niquelet
et le commandeur de ses esclaves o les deux hommes parlent non
seulement de lorigine et du comportement des malheureux soumis
leurs ordres et volonts, mais aussi de larrivage dautres Africains
destins au mme sort :
LE COMMANDEUR.
Matre, ils sont tous des Mozambiques, et de la mme tribu.
NIQUELET.
Cest un grand malheur !. quand ils parlent tous le mme
langage, quand ils sont compatriotes, ils sentretiennent de leur
patrie, ils pleurent ou ils forment des complots dvasion
Heureusement, ma nouvelle cargaison ne peut tarder arriver ; jes-
pre quil y aura des esclaves de toutes les tribus ; on les mlan-
gera (I, iii, 12)

Or, mme si nous savons, grce aux voyageurs et aux historiens,


que le plus grand nombre des esclaves transports lle Bourbon
la fin des XVIIIe et au dbut du XIXe sicles venait de Madagascar
tout comme la nouvelle cargaison attendue par Niquelet et de
Mozambique, ce nest sans doute pas lexactitude des faits qui
importe dans ces rpliques12. Bien videmment, cette allusion
lorigine gographique de ses esclaves permet larmateur de
mentionner, peu aprs, la chga, une danse mozambique13, et aux
dramaturges dajouter une touche de couleur locale et un lment
spectaculaire leur pice. Mais le plus important, pour la reprsen-
tation de la traite, rside dans les prcisions que lon trouve ici sur la
ncessit de sparer des esclaves dune mme patrie et dune mme
LA REPRSENTATION DU COMMERCE TRIANGULAIRE 103

langue pour minimiser la propagation de tout sentiment de nostalgie


(le mal du pays pourrait ramollir les Noirs et les rendre inaptes
au travail) ou de toute concertation de fuite ou de rvolte. Permettre
aux Africains asservis de partager leurs peines, de parler du pays
quils ne reverront peut-tre jamais est ainsi prsent comme une
consolation trop dangereuse accorder des gens que lon voudrait
subjuguer et dshumaniser. Il vaudrait mieux les rduire au silence,
aux gmissements et aux larmes14.
La pertinence du raisonnement de Niquelet ce sujet est confir-
me peu aprs quand larmateur apprend dans une lettre quil y a eu
une rvolte bord du navire quil avait affrt pour acheminer de
nouveaux esclaves de Madagascar Bourbon (I, viii, 19-20). Sans
que la lettre ne le prcise, on comprend que cest la capacit de
communiquer entre eux et la proximit de leur pays dorigine qui ont
permis ces Noirs denvisager leur vasion15. Dans un premier
temps ces hommes vont donc sen prendre au capitaine et lqui-
page du navire qui les transporte. Mais leur rvolte sera vite dompte
par larrive inopine dun vaisseau de la marine franaise qui rta-
blira la domination des Blancs sur les Noirs et remettra le bateau
ngrier en route vers Bourbon sous les ordres du lieutenant Lonard.
Au cours de la traverse, les esclaves vont supplier Lonard de ne
pas les livrer leurs nouveaux matres. Ils vont aussi appeler la
tempte et la mort venir leur secours. Touch par leurs plaintes,
persuad que ces Noirs sont des hommes comme les autres et
convaincu quil souille son uniforme en participant la traite,
Lonard finira par faire chouer son vaisseau juste avant de toucher
au port. Les Noirs se sauveront la nage et fuiront dans les collines.
Cependant, on apprendra lacte II que leur libert naura gure
dur et quaprs avoir t traqus et chasss comme des btes, les
esclaves qui ne se sont pas tus pour chapper la servitude se
retrouveront en prison en attendant de tomber sous lautorit de leurs
matres (II, iii, 37).
Cest dailleurs dans les scnes de prison que les spectateurs de
la pice dcouvriront cette autre vrit lie lobservation de
Niquelet sur lavantage quil y aurait mlanger des esclaves de
diffrentes tribus : la dissension et la guerre entre ethnies peut profi-
ter aux matres. En effet, on dcouvrira lacte II que parmi les
esclaves repris par les autorits coloniales, il y a un dnomm
Mafouc, Malgache dorigine tamatave, qui est dune autre tribu que
Barckam et ses amis qui, eux, sont des Hovas. Or, comme il le dit
lui-mme, lanimosit de Mafouc vis--vis des Hovas le dsolidarise
de ses frres noirs16 et il finira par rvler leur projet dvasion de
104 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

prison au gouverneur de lle en change de lor et sa libert17. Plus


tard encore, lacte IV, quand Barckam aura recouvr sa libert et
sera rentr chez lui, il retrouvera son ennemi Mafouc qui, agissant
sous lautorit du roi des Hovas, vendra non seulement des
Mozambiques captifs un ngrier franais travaillant pour le compte
de Niquelet, mais aussi, pour faire le chiffre promis, lui livrera les
sujets mme du roi, dont Barckam (IV, viii, 87-88 et IV, ix, 89-90).
Ces prcisions sur les consquences des conflits entre diffrentes
populations africaines et sur la participation dans la traite des chefs
en guerre contre leurs voisins sont bases en partie sur la ralit
historique. On sait, par exemple, que Radama Ier, le roi des Hovas,
cherchait agrandir ses tats et se battait contre les peuples voisins
qui, une fois tombs sous son pouvoir, devenaient esclaves18. On sait
aussi, plus gnralement, que des souverains africains livraient leurs
prisonniers ennemis et mme, loccasion, leurs sujets des
ngriers europens en change darmements et dautres marchandi-
ses. Ces aspects afrocentriques du commerce triangulaire sont bien
documents dans des rcits de voyage et des textes historiques ou
abolitionnistes ainsi que dans des fictions narratives, mais sont rare-
ment montrs dans des pices de thtre. Le fait que Madagascar soit
proche de lle Bourbon permet Desnoyer et Alboize de signaler
cette autre dimension de la traite des Noirs leur public, de dnon-
cer la complicit des Africains dans ce trafic infme sans pour autant
disculper les Europens et les colons qui y prenaient part. Le but des
dramaturges tait-il de faire comprendre aux spectateurs les multi-
ples dimensions de la traite, dillustrer non seulement lenlvement
des Africains leurs pays et familles mais aussi dlucider les rper-
cussions de la traite sur le continent africain et dans les les de
locan Indien (aggravation et perptuation de conflits, cration de
besoins illusoires) ? Cest bien possible, mais il est tout aussi proba-
ble quils apprciaient le paralllisme quils pouvaient tablir entre
la philanthropie qui spare Lonard de ses chefs militaires franais
trs cheval sur une obissance sans faille aux ordres donns et la
passion pour la libert qui distingue Barckam de Mafouc et de
Radama, reprsentants dun gouvernement africain autoritaire et
belliqueux.
Dans La Traite des Noirs, Desnoyer et Alboize font aussi allu-
sion un autre aspect du commerce des Africains : pour mieux les
sparer de leur patrie et leur famille, on baptisait les esclaves et leur
donnait de nouveaux noms. Dans la scne de vente des esclaves qui
ouvre la pice, cette alination identitaire ( la fois personnelle, reli-
gieuse et culturelle) est prsente comme une garantie de la qualit
LA REPRSENTATION DU COMMERCE TRIANGULAIRE 105

de la marchandise propose, une preuve (tacite) de lapprobation


divine du commerce des Noirs et de la connivence de lglise dans
ce trafic.
NIQUELET.
[] Depuis quinze ans que je fais faire la traite, je nai pas reu
un seul reproche sur ma marchandise, informez-vous plutt. Les
ngres marqus mon coin nont jamais failli.
[]

LACHETEUR.
Il est baptis au moins ?

NIQUELET.
Certainement est-ce que jaurais manqu cette formalit ?
Dieu maudirait mon commerce Voici son extrait de baptme : il
sappelle Jacques. Allons, Jacques, voici ton nouveau matre.

LE COMMANDEUR
Tu nentends donc pas : voil ton nouveau matre. genoux
donc !
(Le commandeur fait mettre le ngre genoux.) (I, i, 9)

Cette allusion rapide au rle jou par la religion dans la traite


rle attest par lhistoire naurait peut-tre pas retenu notre atten-
tion si les auteurs navaient pas ajout leur pice une autre scne
o il est question de rituels religieux. Cest tout au dbut de lacte IV
que nous voyons des Malgaches prosterns devant lidole dun de
leurs dieux, Yankar, le suppliant de les prserver de lesclavage. Or,
dans cette scne, non seulement les Noirs adressent Yankar une
prire lui implorant de les protger des Blancs et de leur permettre
de mourir dans leur pays (IV, i, 73), mais on voit aussi, reprsentes
de manire concrte, la ralit et limmdiatet du danger qui les
menace. En effet, les indications scniques au dbut de lacte IV
prcisent : Des deux cts, des poteaux avec des anneaux de fer ;
[] on voit dans le lointain un brick trois mts qui est lancre
dans la baie de Sainte-Marie (p. 73). Comme nous lapprendrons
peu aprs, ce brick, affrt par Niquelet, est venu acheter des escla-
ves au roi Radama et ces poteaux serviront enchaner ceux qui sont
destins monter bord du bateau ngrier le lendemain matin. Voil
donc que, linstar du baptme qui a t dtourn de sa vritable
fonction spirituelle pour servir de caution de la valeur commer-
106 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

ciale des Noirs asservis, les prires des Malgaches leur bon
gnie ne les prserveront pas de lesclavage. Faut-il lire ces scnes
comme une illustration de lincapacit de toute religion raliser un
monde meilleur face aux forces du capitalisme et de lexpansion-
nisme colonial ou nationaliste ? tant donn ladmiration dAlboize
pour les abolitionnistes anglais et franais qui, le plus souvent,
citaient leur foi (protestante ou catholique) comme source de leur
opposition lesclavage, une telle interprtation ne semblerait pas
correspondre une intention dlibre. Nanmoins, il est difficile de
lire ces passages aujourdhui sans se poser cette question, dautant
plus que ceux des Noirs qui finissent par tre embarqus sur le
bateau ngrier sont, dans lavant-dernire scne de la pice, victimes
dune mise mort qui rappelle (symboliquement) la crucifixion du
Christ.
LE NEGRE.
Ciel ! en haut des mts ! des cadavres suspendus des cada-
vres de ngres ! (V, vii, 106)
Il semblerait donc que, mme si Desnoyer et Alboize ne
montrent pas le troisime volet du commerce triangulaire dans leur
pice lenvoi en Europe de produits coloniaux qui dpendent dune
main-duvre servile , leur reprsentation des transactions entre le
vieux continent (incarn par Niquelet, la hirarchie militaire fran-
aise et le gouverneur colonial de lle Bourbon) et les chefs afri-
cains (personnifis par Radama) dans La Traite des Noirs constitue
lune des illustrations les plus compltes que nous ayons au thtre
du trafic qui faisait des populations africaines une marchandise
monnayable, une source de richesse et de pouvoir. En dnonant la
participation officieuse de lglise et des autorits coloniales et mili-
taires dans ce commerce infme, en soulignant la fraternit de tous
les hommes quelle que soit leur couleur, en condamnant la violence
(morale et physique) sans laquelle la traite et le colonialisme ne
pouvaient apparemment pas prosprer, Desnoyer et Alboize ont sans
doute espr faire tomber les cailles des yeux de leur public, leur
faire comprendre le vrai prix des denres exotiques quils consom-
maient et des colonies quils tablissaient ou maintenaient par-del
des mers.
La Traite des Noirs, qui a connu un succs certain en son temps,
montre sans ambages que le commerce triangulaire (dont le trafic
des Africains constituait une partie intgrante) avilit tous ceux qui
sy engagent, que la fortune ou le pouvoir que lon gagne partici-
per ce trafic dhommes, darmes et de produits exotiques nest pas
LA REPRSENTATION DU COMMERCE TRIANGULAIRE 107

sans consquences pour les individus et les institutions. Aujourdhui


encore, une socit qui ne songe calculer ses valeurs quen des
termes montaires ou qui limite ses liberts et sa protection ceux
qui correspondent un certain profil racial, religieux, ethnique ou
conomique sappauvrit moralement et politiquement, mais y a-t-il
des auteurs dramatiques populaires qui tiennent nous le faire voir
et comprendre19 ?

Barbara T. COOPER
Universit du New Hampshire (USA)

NOTES

1. Mme une pice qui parle explicitement de la traite des Noirs, comme Les
Africains ou le triomphe de lhumanit, de Larivallire (Paris, chez Meurant, an 3),
et dont laction se passe la veille de la premire abolition de lesclavage noffre pas
de reprsentation raliste du commerce des esclaves. Elle insiste plutt sur des
sentiments humanistes, comme lindique son sous-titre.
2. Charles Desnoyer et Jules-douard Alboize du Pujol, La Traite des Noirs, d.
Barbara T. Cooper, Paris, LHarmattan, coll. Autrement mmes , 2008. Ldition
originale fut publie dans la collection du Magasin thtral, Paris, Marchant, 1835.
Toute citation de cette pice renvoie mon rdition et sera suivie de lindication,
entre parenthses, de lacte, de la scne et de la page o elle se trouve.
3. Sur cet artiste, voir la thse de doctorat de Pedro de Andrade Alvim, Le Monde
comme spectacle : luvre du peintre Franois-Auguste Biard (1798-1882), Lille,
Atelier national de Reproduction des Thses, 2003.
4. Voir, par exemple, la nouvelle dtienne Huard, La Jeune Malgache ,
Journal des Artistes : Revue pittoresque consacre aux artistes et aux gens du
monde, XIIe anne, 2e vol. (aot-sept. 1835) et larticle de S [bastien] Berteaut,
Murs des ngriers , La France maritime, t. 2 (1837), p. 117-120, p. 128-130.
Une lithographie du tableau Le Ngrier , de Morel-Fatio, figure entre les p. 116-
117 de cette revue.
5. Eugne Sue, Atar-Gull, Paris, Vimont, 1831 ; douard Corbire, Le Ngrier,
Paris, Denain, 1832 ; Auguste Jal, Un Ngrier, dans Scnes de la vie maritime, Paris,
C. Gosselin, 1832, t. III, p. 3-51.
6. La premire grande pice qui sera donne [en 1835] au Cirque-Olympique,
et pour laquelle ladministration fait dnormes dpenses en dcorations et en costu-
mes, a pour titre : la Traite des Noirs. Cet ouvrage est, dit-on, de MM. Alboize et
Desnoyers [sic] . Varits , La Romance, 2e anne, no 2 (10 janv. 1835), p. 8. La
pice fut cre au Cirque-Olympique le 24 avril 1835.
7. Voir les comptes rendus publis en annexe de mon dition et aussi cette remar-
que publie dans La Chronique thtrale de La Gazette des salons, t. 1 ([30 ?]
avril 1835), p. 283 : Toutes les notabilits artistiques et littraires, tous les direc-
teurs de thtres, tous les vrais amis du nouveau et du grandiose assistaient cette
brillante reprsentation. Lattente la plus vive dominait les spectateurs, elle na pas
t trompe, et de mmoire de machiniste on naura vu un spectacle pareil au tableau
108 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

final de cette pice remarquable. La conclusion de larticle, toujours dans le mme


esprit, ne cite mme pas le nom des auteurs (p. 285). Si F. V., dans son analyse de la
pice publie dans LAgent dramatique. Bulletin de Paris, des dpartements et de
ltranger, 1ere anne, no 3 (21 mai 1835), [p. 2-3], fait bien allusion aux Noirs qui
cherchent se librer de lesclavage au dbut de son article, il y parle surtout des
lments spectaculaires de la mise en scne.
8. Voir mon article Naufrage, abordage et abolition : criture scnique et mise
en scne dans La Traite des Noirs (1835) dans Thtre et voyage, ds. Loc Guyon
et Sylvie Requemora-Gros, Paris, PUPS, paratre en 2010.
9. Alboize a publi quatre articles sous le titre La Traite des Noirs dans La
France maritime, (1837) ; ils sont reproduits en annexe de mon dition de la pice.
10. Je renvoie larticle de Carminella Biondi dans ce volume.
11. Dans les premires dcennies du XIXe sicle, trs peu de pices ont cette
rgion pour cadre. La seule exception notable, Le Docteur noir, drame dAuguste
Anicet-Bourgeois et Philippe-Franois Pinel (dit Ph. Dumanoir), fut cre au Thtre
de la Porte-Saint-Martin en aot 1846. Les quatre premiers actes de ce drame se
droulent lle Bourbon. Pour lanalyse de cette uvre, je me permets de renvoyer
mon article, Le Docteur noir : A French Romantic Drama in Blackface , French
Forum, t. 28, no 1 (2003), p. 77-90. On peut citer aussi Amlie, ou le Protecteur
mystrieux, par Madame *** [A. Friedelle], Paris, Hne et Dumas, 1807, dont lac-
tion se passe lIle de France (aujourdhui le Maurice) et Pyracmond ou les
Croles, opra-comique de Louis Lacour jou en oct. 1826 lOpra-Comique.
Laction de cette uvre devait lorigine se passer Saint-Domingue mais, par ordre
des censeurs dramatiques, se passe plutt Madagascar et le personnage ponyme
transform, de multre quil tait, en Arabe. Michelle Cheyne prpare une dition de
cette pice pour la collection Autrement mmes . LHarmattan (Paris).
12. Sur lorigine des nouveaux esclaves de Niquelet, voir I. vi.16 et, pour une
analyse des pays fournisseurs desclaves, voir Richard B. Allen, The Constant
Demand of the French : The Mascarene Slave Trade and the Worlds of the Indian
Ocean and the Atlantic during the Eighteenth and Nineteenth Centuries , Journal of
African History, t. 49 (2008), p. 43-72. Cet article renvoie de nombreuses autres
tudes ce sujet.
13. Voir sur cette danse Louis de Freycinet, Voyage autour du monde sur les
corvettes lUranie et la Physicienne pendant les annes 1817, 1818, 1819 et 1820,
Paris, Pillet an, 1825, t. I, p. 405. Il est nanmoins peu probable que la chorgra-
phie faite par M. Jolibois reproduise cette danse de manire exacte.
14. Bon nombre de textes compris dans ce volume insistent sur le mutisme des
esclaves dans diffrents crits.
15. Arriv Bourbon, Barckam, un des esclaves bord, dira : Lamour du pays
ne sapprend pas, il touffe lhomme sous un ciel tranger, et dans lesclavage,
lamour du pays rend libre et Lorsquon ma enlev de force de ma pauvre
hutte pour me conduire ici, jai laiss ma belle Frada, ma femme, et mon fils, que
jaime de toutes les forces de mon me, et qui maiment et mattendent, jen suis
sr je saurai les rejoindre ou mourir, car pour moi la vie est auprs deux, la vie
est sous le ciel de ma patrie [] (II, iv, 41).
16. Voir II. iv.39 : MAFOUC. Plus que toi je le hais, cet esclavage, auquel ton
roi ma condamn, car je ne suis pas sujet de ton roi des Hovas ; je suis Tamatave, et
le roi des Hovas ma vendu et II, iv, 40 : MAFOUC. Un vrai Tamatave na pas
une haine dun jour : elle stend sur toute sa vie, pour lui donner un but, et il se
LA REPRSENTATION DU COMMERCE TRIANGIULAIRE 109

venge dans lesclavage comme au fate de la puissance La vengeance contre les


Hovas est douce, mme dans la prison des Blancs .
17. MAFOUC. Eh bien, oui, cest moi qui suis all tout dvoiler au gouverneur,
moi qui ai voulu tre libre tout prix, moi le Tamatave qui nai pas cru trahir mes
frres en trahissant les Hovas, mes ennemis, moi qui conserve ma haine jusque dans
les fers, je vous lai dit, et qui me venge dans les prisons (II, ix., 51).
18. Jean Vallette, Radama I, the Uni ? cation of Madagascar and the
Modernization of Imerina (1810-1828) dans Madagascar in History : Essays from
the 1970s, d. Raymond K. Kent, Albany, NY, The Foundation for Malagasy Studies,
1979, p. 168-196.
19. Je tiens remercier le Center for the Humanities lUniversit du New
Hampshire et son directeur, M. Burt Feintuch, pour une subvention qui ma permis
de participer au colloque Littrature et esclavage . Je remercie aussi mon mari,
Wallace Cooper, et ma collgue, Juliette Rogers, de leur lecture de mon texte avant
sa prsentation au colloque.
FIGURES DESCLAVES LOPRA.
DU CODE NOIR LAFRICAINE
DEUGNE SCRIBE (1842-1865),
LES CONTRADICTIONS DE LIMAGINAIRE LIBRAL

OLIVIER BARA

Le corpus ici retenu est form de deux opras franais, tous deux
crits par Eugne Scribe : Le Code noir, opra-comique en 3 actes
cr le 9 juin 1842 au Thtre Favart, avec une musique dAntoine-
Louis Clapisson, et LAfricaine, grand opra en cinq actes sur une
musique de Giacomo Meyerbeer, cr lOpra de Paris le 28 avril
1865. Ces deux ouvrages forment un diptyque, regroupant les deux
genres majeurs de lart lyrique franais au XIXe sicle, lopra-
comique et le grand opra, sous la plume dun mme librettiste,
figure centrale de lart lyrique franais : Scribe. Les deux opras se
placent chronologiquement, pour leur cration scnique, de part et
dautre de la deuxime Rpublique et de labolition de lesclavage.
Toutefois, le livret de lAfricaine fut compos par Scribe ds 1838,
avant celui du Code noir donc, dans le mme contexte de lutte en
faveur de labolition couvrant les annes 1834-1840. Scribe dcline
ainsi de deux manires distinctes deux figures desclaves, selon la
diffrence des sources exploites, mais aussi des genres, des scnes
lyriques et des publics viss. Les questions poses, face ces deux
opras, sont les suivantes : quel statut hroque lesclave peut-il
accder dans un ouvrage lyrique au milieu du XIXe sicle ? De quel
discours lopra peut-il tre porteur face au sujet de lesclavage ? Et
comment lire, en croisant dramaturgie, esthtique et idologie, selon
une perspective sociocritique, un livret dopra ?

LE CODE NOIR

La source littraire de lopra-comique de Scribe est une nouvelle


de Fanny Reybaud, dite Mme Charles Reybaud, publie pour la
premire fois dans la Revue de Paris en fvrier 1838 sous le titre Les
paves paves est le nom donn aux esclaves sans matre connu.
Fanny Reybaud, pouse de Charles Reybaud, grant du journal Le
Constitutionnel et proche des saint-simoniens, fait de cette nouvelle
FIGURES DESCLAVES LOPRA 111

un plaidoyer pour lmancipation des esclaves. Laction se situe vers


1720. Donatien, multre, a t duqu en France et rentre libre en
Martinique, o il est n. Il sauve la vie de Ccile de Kerbran, une riche
et jeune hritire (rcemment arrive de France o elle a t duque
Saint-Cyr), quil sduit. Mais il trouble galement le cur d l o-
nore, lpouse du tuteur de Ccile, M. de la Rebelire, gouverneur de
lle. Par haine jalouse, ce dernier trahit le secret des origines de
Donatien: il le fait reconnatre comme fils dune esclave noire et dun
pre europen inconnu ; il le dclare esclave, pave mme, et le
conduit au march pour quil y soit vendu :
Le malheureux Donatien tait courb sur son banc, le visage
cach dans ses mains ; une casaque de grosse toile lui couvrait les
paules, il avait les pieds nus la mode des esclaves.
- Voil lpave que vous allez acheter ; cest le plus bel homme
que jaie vu de ma vie !
- Jen ferai mon porteur de hamac, rpond M. de la Rebelire.
La rue tait pleine dun monde fort ml. Les acheteurs dispu-
taient le terrain aux dsuvrs qui venaient seulement se donner le
spectacle de la vente. M. et Mme de la Rebelire savancrent, suivis
de deux ngres qui portaient de larges parasols. Le cercle souvrit
pour les laisser passer, et lhuissier leur fit apporter des siges prs
de la table. Ce fut un vieux ngre qui mont le premier sur le trteau
tandis quon poussait faiblement lenchre, M. de la Rebelire sap-
procha du banc et passa les esclaves en revue ; quand il fut devant
Donatien il lui dit :
- Lve-toi, que je te voie un peu marcher.
Lpave ne bougea pas.
- Lve-toi, reprit plus haut M. de la Rebelire, sinon tu sauras
ce que cest quune lanire neuve au bout dun bambou.
- Voil une lche et cruelle menace, monsieur, scria Donatien,
le regard tincelant, la voix creuse et tremblante ; vous abusez de
votre position !
- Tais-toi, et considre la bassesse et linfamie de la tienne : un
misrable esclave !
Donatien stait lev :
- Oui, scria-t-il, je suis esclave ; mais cest au mpris de la
justice et des lois. Vous tez un homme qui vaut mieux que vous
sa position, sa libert, sa vie et cest vous qui osez parler de
bassesse et dinfamie ! vous, le fils dun commandeur ; vous qui,
devenu riche force diniquits avez reni jusques au nom de votre
pre : il sappelait Rebel le tonnelier, vous tes M. de la Rebelire.
trange noblesse dont tout le monde ici peut vrifier les titres ! mon
origine vaut la vtre, je pense ; il est plus honorable dtre esclave
comme moi que noble comme vous, monsieur ! 1
112 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

La violence atteint ensuite son paroxysme : M. de la Rebelire lve


sa canne sur Donatien qui sen empare et la brise. La vente est ordon-
ne. Coup de thtre: la jeune Ccile interrompt les enchres et
dclare quelle souhaite affranchir Donatien. M. de la Rebelire
invoque alors le Code noir en dclarant que Ccile peut bien le rendre
libre de fait mais non de droit. [] nous marchons le code noir la
main, il est bon de le faire valoir jusquau bout pour le maintien de nos
droits et privilges prononce le Matre. Second coup de thtre :
Ccile de Kerbran se rfre un autre article du Code noir, selon
lequel tout esclave qui pouse une femme libre est libre de droit ,
et annonce quelle veut se marier avec Donatien : La vue dun
prodige inou, dun miracle comme celui des noces de Cana, neut pas
produit plus deffet sur la foule attentive et muette que ces paroles
dune femme libre, dune femme blanche, dune femme noble, adres-
se un homme de couleur, un esclave. Chacun demeura comme
ptrifi.2 Ce prodige constitue le clou de la nouvelle.
Luvre est ainsi fonde sur la double passion prouve par des
femmes blanches et nobles, Ccile et lonore, pour Donatien, de
sang ml, fils dune mre esclave (nomme Bcouya dans la
nouvelle) et donc esclave lui-mme selon larticle 13 du Code noir
invoqu dans le texte : Voulons que [], si le pre est libre et la
mre esclave, les enfants soient esclaves pareillement.3 La roman-
cire imagine une relation triangulaire interraciale , selon lex-
pression de Werner Sollors, dans son analyse du roman intgre
son essai Neither Black Nor White Yet Both (Ni blanc ni noir, les
deux) 4. La force de la nouvelle rside dans linversion du parcours
suivi par le hros, dhomme libre, ou qui se croit libre, esclave, et
mme pave, condition infrieure dans ltat infrieur desclave.
Lducation reue par Donatien Paris, son got des arts, tmoigne
a contrario de lgalit naturelle entre blancs, multres et noirs,
galit dont le mariage mixte entre Ccile et Donatien est la cons-
quence logique dans lordre dmonstratif de la fiction. Avant ce
dnouement, Donatien traverse la dchirure identitaire propre au
hros romantique des annes 1830 : il souffre de voir ses qualits
naturelles et ses talents acquis mconnus par la socit ingalitaire
et esclavagiste contre laquelle il se rvolte. Quant Ccile, elle est
la figure de la femme blanche, rvolte par lesclavage et agissant
rsolument pour son abolition : elle constitue un double de la roman-
cire, assurment.
Il peut paratre tonnant de voir Eugne Scribe semparer en
1842 de cette nouvelle pour en faire une uvre dramatique, qui plus
est un livret dopra-comique en une priode o le genre a retrouv,
FIGURES DESCLAVES LOPRA 113

avec les compositeurs Auber ou Adam, son aimable gaiet, loin du


drame exploit sous la Rvolution ou, dans une moindre mesure,
sous la Restauration. Le Code noir sintercale, en 1842 lOpra-
Comique, entre des productions fantaisistes ou aimablement
fantastiques de Scribe5 comme Les Diamants de la couronne et La
Part du diable dAuber. Le livret du Code noir a en outre t crit
seul par Scribe, sans ses collaborateurs habituels, signe dun intrt
particulier pour le sujet il faut rappeler que seul le quart des 425
uvres dramatiques de Scribe a t rdig dune seule main6. On
retient pourtant de Scribe son loignement rsolu vis--vis de toute
orientation sociale ou morale de la comdie, sa prdilection pour la
comdie dintrigue hrite de Beaumarchais et de Picard. La compo-
sition de pices bien faites peut tre perue comme lexpression
indirecte de son profond scepticisme, lequel lempche davoir des
convictions bien arrtes7 . Le biographe de Scribe, Jean-Claude
Yon, ajoute : Les quelques leons de morale que Scribe donne sont
plutt des leons de bon sens.8 On ne saurait oublier toutefois que
luvre de Scribe, dans sa dramaturgie mme, est au XIXe sicle
constitutive de la pense bourgeoise et dune vision librale du
monde et de la socit, teint de voltairianisme. Dans son discours
prononc lors des obsques de ce matre absolu de la scne franaise
en 1861, Augustin Thierry dclare : Il cra la jeune bourgeoisie,
pour la lui montrer elle-mme, et elle se reconnut en sapplaudis-
sant.9 Si le scepticisme politique de Scribe sexprime merveille
dans une comdie comme Bertrand et Raton ou lart de conspirer,
ses grands opras crits pour Halvy (La Juive) ou Meyerbeer (Les
Huguenots, Le Prophte, et en particulier LAfricaine), reposent sur
une dnonciation virulente du fanatisme religieux et en appellent
une concorde civile fonde sur lexercice de la raison et la pratique
de la tolrance10.
En labsence de traces documentaires prcises permettant de
retracer les tapes de la dcouverte par Scribe de la nouvelle Les
paves de Fanny Reybaud (Le Code noir nest gure voqu dans la
correspondance de Scribe partiellement publie11), force est dmet-
tre une srie dhypothses issues de la lecture du livret. Il faut tout
dabord reconnatre les vertus dramatiques de la nouvelle originelle,
sa qualit thtrale qua su saisir juste avant Scribe, au Danemark,
Andersen : ce dernier a donn au Thtre Royal Danois en 1840 un
drame en cinq actes intitul Mulatten, daprs Fanny Reybaud12. Le
roman sera encore adopt en 1854, sous son titre original des
paves, ml aux souvenirs de luvre de Beecher Stowe par Mme
Massart13. Sans doute laccs de Scribe la nouvelle originale sest-
114 LITTRATURE
AVANT-PROPOS
ET ESCLAVAGE 114

il fait par lintermdiaire de la premire adaptation thtrale fran-


aise, Le March de Saint-Pierre de Benjamin Antier et Alexis
Decomberousse, donn au thtre de la Gat le 20 juillet 183914. Le
noyau dramatique de la nouvelle, susceptible dattirer les dramatur-
ges, est assurment la scne de la vente aux enchres des esclaves
que Scribe tend et prolonge lacte III, scne 4, de manire en
faire un morceau densemble entirement fil en musique, sur le
modle, quil avait lui-mme forg en 1825, de la scne de la vente
aux enchres du chteau dans La Dame blanche, modle accompli
de la scne densemble dans la dramaturgie musicale de lopra fran-
ais au XIXe sicle. Une autre raison du choix de la nouvelle tient
lexotisme du sujet, qui permet Scribe de sinscrire dune autre
manire, sur les plans thmatique et esthtique cette fois, dans lhis-
toire de lopra-comique franais : lexotisme des dcorations et des
costumes a assur le succs dlisca ou lamour maternel d e
Favires et Grtry en 1799, et des esclaves peuplent la scne de
lOpra-Comique depuis la fin du XVIII e sicle, dans Paul et
Virginie de Favires et Kreutzer, daprs Bernardin de Saint-Pierre,
en 1791, ou encore dans Les Croles de Lacour et Berton en 1826.
Loccasion de sduire les yeux et limagination du public a t saisie
par le librettiste, bien second par les dcorateurs si lon en croit
Hector Berlioz dans son compte rendu de louvrage paru dans le
Journal des Dbats : Scne de vente. Magnifique dcoration repr-
sentant le jardin du gouverneur, couvert de lblouissante vgtation
tropicale.15 Une autre raison de lintrt de Scribe pour Les paves
tient encore la dimension dramatique du roman, plus exactement
ses emprunts au drame ou au mlodrame : un hros lidentit incer-
taine, enfant abandonn en qute de ses origines, Donatien, la tenta-
tion de ladultre chez lonore, la figure de mre pathtique,
lesclave Bcouya cherchant affranchir son enfant, plus gnrale-
ment la confrontation dun sujet opprim avec un ordre socio-politi-
que constituent autant dlments fondamentaux du drame dit
bourgeois tel quil se forme au XVIIIe sicle et tel quil nourrit
lopra-comique depuis ses origines. Enfin, le choix du Code noir en
1842 devait galement permettre Scribe de sinscrire dans la vogue
thtrale du moment, sur fond de campagne active, en France, pour
labolition de lesclavage, et dabolition de lesclavage dans les
colonies britanniques : le drame La Traite des noirs donn au
Cirque-Olympique date de 183516, et Le Code noir de Scribe et
Clapisson sera suivi lOpra-Comique, le 1er dcembre 1843, par
LEsclave du Camons de Saint-Georges et Flotow, daprs une
tragdie de Paul Foucher.
115 LITTRATURE
AVANT-PROPOS
ET ESCLAVAGE 115

Si louvrage de Scribe participe dun contexte, dont il est pour


partie le produit, tait-il capable dengendrer ce contexte et de trans-
former les reprsentations symboliques dominantes en son temps :
de faire sa manire lhistoire ? La rponse se trouve dans une
approche, synthtique, de ladaptation du roman, de son passage des
colonnes de la Revue de Paris la scne du Thtre Favart.
Scribe maintient la dimension rfrentielle de la fiction romanes-
que, devenue scnique, comme lannonce le titre mme de lopra-
comique : Le Code noir il ne sera pas prcis de quel Code noir il
sagit, laction tant maintenue dans un relatif flou historique, situe
comme la nouvelle au XVIIIe sicle. Le gouverneur, renomm
Marquis de Feuquire, concentre en lui toute la violence du systme
colonial et esclavagiste, directement dnonce dans lopra-comique :
le marquis, avatar du Comte Almaviva de Beaumarchais, est non
seulement jaloux, mais brutal et inflexible face ses esclaves: lacte
I, scne IX, il refuse ainsi la proposition candide de Donatien, qui se
croit encore libre ce moment, dinviter lesclave Zo sa table: Y
pensez-vous? Jamais une esclave ne sest assise ma table ni
celle daucun blanc Un svre chtiment punirait cette audace 17
Un peu plus loin, il dfend la puret raciale du blanc et condamne
le mtissage: [] il y a dans toutes ces races une telle confusion,
que le diable lui-mme ny reconnatrait pas ses enfants . Le tableau
de cette violence, comme celui du sort rserv au Premier Amoureux
(selon la catgorie des emplois en vigueur), Donatien tomb au rang
desclave alors quil se croyait libre, ont suscit une vive motion dans
le public du Thtre Favart. Le critique Berlioz en tmoigne lorsquil
crit : Ce livret, riche de situations musicales, a toujours intress et
souvent mu le public18.
On ne peut toutefois passer sous silence les attnuations ou les
dulcorations imposes par Scribe au roman-source. Soucieux d a d a p-
ter les personnages de Fanny Reybaud aux emplois-types et aux situa-
tions topiques de lopra-comique, le librettiste modifie le statut des
hros de la fiction et complexifie la donne sentimentale. Les deux
femmes blanches attires par Donatien, dans la nouvelle, Ccile et
lonore, respectivement pupille et pouse du gouverneur, deviennent
Zo, jeune esclave qui a sauv Donatien de la mort, et Gabrielle,
marie au gouverneur. Toutes deux sont bien sduites par le multre,
mais lintrigue se ramifie. Zo est amoureuse de Donatien, mais elle
est courtise la fois par un autre esclave, Palme, un emploi comique
(indispensable au genre), et par le riche colon Denambuc. Le drame
de lpave vendu accueille ainsi une comdie dintrigue sentimentale,
fonde sur un chass-crois amoureux : une sorte de marivaudage
116 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

martiniquais. Surtout, la figure du gouverneur, en position fonction-


nelle et symbolique de Tyran ou de Tratre (emploi issu du mlo-
drame), est quilibre par la figure dbonnaire de Denambuc, le colon,
qui se rvle tre le pre de Donatien, ce fils perdu quil avait eu avec
son esclave Zamba. Le dnouement nest plus amen par le geste
rvolutionnaire de la femme blanche pousant un pave pour le sauver
de la vente; et la rvolte de Donatien face au gouverneur se trouve
totalement efface. La logique comique lemporte dans un finale
domin par lheureuse Providence, identifie au paternalisme du bon
colon. Bien plus, le Code noir, aprs avoir t la cause des violences,
des sparations et des dchirements identitaires se fait linstrument de
la rconciliation gnrale lorsque Denambuc linvoque pour reprendre
son fils et lui faire pouser Zo :
DENAMBUC :
Daprs le Code noir, que vous connaissez mieux que moi, la
vente dun pave est nulle, quand le matre se prsente et le
matre, cest moi !
LE MARQUIS
Monsieur
DENAMBUC
Fils de mon esclave, cest vous qui lattestez ! il est mon esclave
aussi Et quant sa mre, je suis seul juge de ses torts
(Svrement) Elle en a de trs grands !
ZAMBA, sinclinant
Matre
DENAMBUC
Celui de senfuir et de quitter notre le Sans cela elle aurait
depuis longtemps ce quelle a aujourdhui sa grce et sa libert
[] (Le morceau de musique reprend) []
DENAMBUC
Nous, demain, mes amis, nous partons pour la France !
DONATIEN
Vous, qui je dois tout !
ZO
Vous, mon Dieu tutlaire !
Comment donc vous nommer ?
DENAMBUC leur prenant la main tous deux
Nommez-moi votre pre,
Car tous deux, dsormais, vous serez mes enfants !
FIGURES DESCLAVES LOPRA 117

CHUR
Guids par lesprance,
Embarquons-nous
Embarquez-vous gament !
Au rivage de la France,
Le bonheur nous/vous attend ! (FIN) 19.

Une dernire torsion est impose par Scribe au roman originel,


souligne dans son ouvrage par Werner Sollors : le mariage final unit
deux anciens esclaves, le mtis Donatien et la noire Zo, et ne
possde plus la charge dstabilisante ou provocatrice de lunion
finale, imagine par Fanny Reybaud, entre la blanche Ccile et le
multre Donatien, entre la femme libre et lpave.
Dans son compte rendu dj cit, Berlioz rsume lintrigue de
Scribe sur le mode de la drision, signe du peu dimportance accor-
de au contenu thique et politique de lopra-comique. Son analyse
du livret et de la partition souvre sur cette phrase : Dans cette
pice lhomme libre devient esclave, lesclave devient libre, le noir
achte le blanc. La logique spectaculaire du monde renvers retient
lattention, sans que ces jeux dinversion ou de perversion nentrane
visiblement le trouble idologique ou moral chez ce spectateur privi-
lgi. Berlioz commente encore, dans le cours de son feuilleton,
propos de lintrigue sentimentale : Voil un assez bon nombre
damours et de contre-amours ; il est probable quils vont sentre-
dvorer ; car rien nest froce surtout comme ces amours de noire
blanc ; jaimerais mieux inspirer une passion dlirante trois blan-
ches les plus blanches du monde, quun tide amour une seule
ngresse, voire mme une multresse20. Ces considrations, dans
leur trivialit mme, tmoignent du caractre inoffensif, ou faible-
ment offensif, du livret de Scribe, peu susceptible de bouleverser les
habitudes de pense. Le Noir et lEsclave constituent assurment des
objets de spectacle, si jose dire de consommation visuelle et imagi-
naire. Le principe de srialit prside, pour une part essentielle, la
cration dramatique du XIXe sicle, o chaque sujet neuf, par dpla-
cement kalidoscopique des situations et des types, en engendre
deux ou trois autres. Ce mouvement mme alimente une forme de
scepticisme inconsquent chez le public des thtres. Le confor-
misme lemporte alors sur la puissance dbranlement de luvre
capable non seulement de reflter les mentalits mais de nourrir des
reprsentations autres. Le Code noir de Scribe et Clapisson est une
variation dramatique et finalement comique sur des figures types,
simplement renouveles par le statut dpave, originalit offerte par
118 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

le roman source, devenu roman prtexte au dport des imaginaires


et au frisson sentimental.

LAFRICAINE

Il convient parfois de dpasser lanecdote dramatique pour saisir


la puissance de symbolisation de quelques uvres majeures, reues
en leur temps comme faisant date, et concentrant en elle les motifs
imaginaires par lesquels se dit un moment de lhistoire. Invite
oprer un tel dplacement le second opra retenu pour cette
rflexion : LAfricaine, grand opra en cinq actes de Scribe et
Meyerbeer. Si Le Code noir na connu quune carrire modeste
lOpra-Comique, avec un total de 32 reprsentations21, LAfricaine
atteignit les cent reprsentations en moins dun an, et appartient
toujours, depuis sa cration lOpra de Paris en 1865, au rpertoire
des scnes lyriques du monde surtout dAmrique du Nord22.
Louvrage tmoigne dun effort de profond renouvellement du
genre du grand opra historique la franaise, illustr entre 1829 et
1849 par Guillaume Tell, La Juive, Les Huguenots ou Le Prophte.
Ce renouvellement passe par lexploitation de llment exotique au
sein mme dun sujet historique : le spectacle du pass se double des
reprsentations de lailleurs23. Un rsum de lopra est ici nces-
saire. Il met en scne lexplorateur Vasco de Gama la recherche
dune nouvelle voie maritime, la route des Indes, vers un nouveau
monde . Gama a chou dans son premier voyage, la suite dune
tempte, mais a ramen Lisbonne deux preuves de lexistence de
ce continent inconnu ; ce sont deux esclaves, Slika (lAfricaine du
titre) et Nlusko : Deux esclaves, qui sont dune race inconnue,/Sur
le march des noirs, avaient frapp ma vue,/En Afrique. [] De
peuples ignors ils prouvent lexistence/Sous le soleil dAfrique ils
nont pas pris naissance,/Ni dans ce monde nouveau aux Espagnols
soumis [] 24. Mais Vasco de Gama se heurte au Conseil de lami-
raut et aux Inquisiteurs, ainsi qu Don Pedro, son rival, qui
convoite sa gloire et sa fiance, la belle Ins. Don Pedro parvient
faire emprisonner Gama par lInquisition. Dans son cachot, lexplo-
rateur est enferm en compagnie de ses deux esclaves. Slika,
sduite par son matre, lui confie de prcieux renseignements sur la
route maritime des Indes. Ins, la fiance de Gama, parvient le
faire librer, mais en change de son mariage avec Don Pedro. Ce
dernier lance lexpdition, prenant pour guide lautre esclave de
Gama, Nlusko. Cet esclave se venge des matres portugais en
lanant le navire sur les cueils, tout prs du continent inconnu qui
FIGURES DESCLAVES LOPRA 119

semble tre, dans limaginaire du livret, un mlange entre


Madagascar et lInde. Gama avait de son ct lanc sa propre exp-
dition, aid par lesclave Slika ; il rejoint son rival mais se fait
capturer comme lui par les populations indignes. Alors que les
Portugais sont menacs dtre massacrs, Slika se rvle tre la
reine de la contre ; pour sauver Vasco de Gama, elle prtend quelle
la pous. Troubl, lexplorateur est tent de rester auprs de son
esclave devenue reine, mais le souci de sa propre gloire lemporte :
il retourne au Portugal tandis que Slika se laisse mourir face la
mer, en sallongeant lombre dun mancenillier rpute mortifre
Scribe avait dj fait usage de cet arbre lgendaire, signe dun
ailleurs lointain et prilleux, dans Le Code noir, o Zo sauvait
Donatien de la mort en lloignant dun mancenillier des Carabes
(transplant Madagascar dans LAfricaine).
Ce grand opra relve lvidence de la fantaisie historique et
exotique : la spectatrice George Sand crit ainsi son fils le 20
octobre 1865 : Jarrive de lOpra o jai entendu lAfricaine. []
LAfricaine nest pas un chef-duvre, il sen faut, a a tout lair
dune chose inacheve, des passages indignes de Meyerbeer, mais
des morceaux o il se surpasse lui-mme et donne le dernier grand
mot de son gnie. [] Le pome est un vrai drame de marionnettes,
mais a ne fait rien. Cest romanesque et fou25. Linvraisemblance
mme du livret, son indcision gographique et sa libre interprta-
tion thtrale, verbale et musicale du monde africain ou indien en
renforcent paradoxalement le pouvoir potique dvocation. Dans
son uvre intitule Le Mariage de Loti, en 1880, Pierre Loti se
reprsente Tahiti, en 1872, install au piano devant la partition de
LAfricaine de Meyerbeer ; il voque le grand air de Vasco de Gama
morceau o le matre a si parfaitement peint ce quil savait din-
tuition, les splendeurs lointaines de ces pays de verdure et de
lumire26. Le lointain, lailleurs et laltrit, satteignent aussi par
des moyens purement musicaux, librs par la fantaisie gographi-
que et historique du livret. Le critique Lagenevais, dans la Revue des
Deux Mondes, consent, lors de la cration de LAfricaine, quon ne
saurait discuter un point dhistoire avec Scribe, lequel ne se soucie
gure dexactitude. Le chroniqueur cerne bien lart du librettiste :
Chez Scribe [], cest la situation qui domine, la forme ne compte
pas, luvre ne vaut ni par le style ni par la couleur ; mais comme
matire contrastes, comme programme musical, cest quelquefois
admirable. Vous y retrouverez jusquaux tendances politiques du
moment27. Ajoutons que les jeux contrastifs, lpure dramatique,
les creux ou les vides mmes du texte offert par Scribe au composi-
120 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

teur laissent nu quelques structures lmentaires de limaginaire du


temps, en loccurrence de limaginaire colonial du milieu du XIXe
sicle, partag entre la mauvaise conscience de lesclavage, le mythe
de la mission civilisatrice de lEurope et lidologie du progrs,
hrits des Lumires. Cet imaginaire de la possession transparat
dans le grand air de Vasco de Gama, cheval de bataille de tout tnor
hroque qui se respecte, entonn lorsque le navigateur pose le pied
sur lle inconnue : nous, tes trsors et tes biens !/Beau paradis
sorti de londe,/Dsormais tu nous appartiens28.
Dans LAfricaine, le dchirement amoureux de Vasco de Gama
entre deux femmes, Ins la Portugaise et Slika, lesclave redevenue
princesse en son pays, rend lisible lHistoire sur un mode mtapho-
rique et symbolique. Lesclavage est non seulement prsent comme
un fait historique, mais il est justifi dans la structure mme de lin-
trigue. Si lesclave Nlusko reprsente lInassimilable, laltrit
absolue, Slika se fait ladjuvante de Vasco de Gama, celle qui
indique le chemin, suggre les voies maritimes, sauve de la mort en
se proclamant lpouse du Blanc. Llan rsolu du grand homme
vers laccomplissement de son destin et vers limmortalit de son
nom, sil est dabord contrari par lordre religieux de lInquisition
(critique caractristique de lesprit libral, anticlrical), est renforc
par lamour secret de lesclave pour son matre. Le grand duo amou-
reux de Slika et Vasco de Gama laisse mme miroiter, dans un
moment de grce lyrique, lutopie dune union entre les civilisations
ce numro musical, pice matresse de la partition, a dailleurs t
compar par la presse au grand duo de Raoul le Huguenot et
Valentine la Catholique, dans Les Huguenots des mmes Scribe et
Meyerbeer (1836) : le grand opra exploite dramatiquement les
dchirures culturelles et historiques, non sans rver quelque annu-
lation de lHistoire dans la rsolution fantasme des conflits. Mais
lirrsolution amoureuse de Vasco de Gama, juge invraisemblable
la cration (le public nayant sans doute pas saisi sa valeur symbo-
lique), prend fin avec la dcision de rejoindre Ins, son navire et
lEurope, et daller y recueillir les lauriers de sa gloire : lHistoire se
remet en marche et lAfricaine en est la victime ncessaire.
Lesclave Slika devient certes hrone ponyme du grand opra,
comme aprs elle lthiopienne Ada dans lopra de Verdi29, elle
accde au statut de protagoniste qui sont offertes lloquence et la
plnitude du chant lyrique, mais en temps que figure sacrificielle
comme Ada mourant dans le tombeau scell, avec son amant gyp-
tien Radams. Laccs compensatoire de Slika leffusion lyrique
et llvation au sublime par la grce du sacrifice consenti (rappelant
FIGURES DESCLAVES LOPRA 121

la Didon de Berlioz dans Les Troyens) lui permettent simplement de


dire Vasco de Gama sur le dpart : Tu nas jamais compris/Quon
puisse aimer, souffrir et mourir de sa peine30. Ultime fantaisie du
librettiste et autre ngation de laltrit : lAfricaine Slika, arabe par
son nom, malgache ou indienne dorigine, on ne sait vraiment, meurt
certes sous le Mancenillier de son le, mais elle disparat en chr-
tienne, dans livresse du martyr et du don de son ternel amour :
NLUSKO
Dj sa main est froide et glace ! terreur !
Cest la mort !
SLIKA
Non ! cest le bonheur !
(Elle expire les yeux tourns vers le ciel ; dans le lointain, le
chur arien reprend et semble accompagner son me vers les
cieux. Dans ce moment, une foule de peuple se prcipite sur le
thtre, mais elle sarrte effraye, nosant avancer sous lombrage
du mancenillier. Nlusko reste seul genoux prs de Slika quil
soutient dans ses bras).
ENSEMBLE
CHUR DU PEUPLE, avec effroi
Napprochez pas ! napprochez pas !
Ces rameaux donnent le trpas !
NLUSKO, avec amour et exaltation
Auprs de toi je reste, hlas !
Je veux partager ton trpas !
CHUR ARIEN
Pour elle souvre le sjour
O rgne un ternel amour !
(Nlusko tombe expirant aux pieds de Slika. Le navire parat
encore lhorizon) 31.
Dernire ambigut rvlatrice : lesclavage est, dans la lettre du
livret, dnonc avec virulence par Nlusko qui on demande son
origine : Que vous importe donc do peut venir un homme,/Qui
nest pour vous quune bte de somme ? 32 propos de Vasco de
Gama, il dclare encore Slika : Nous lui fmes vendus Voil
tous ses bienfaits,/ prix d o r, au march ! pour lacheteur
jamais/Lobjet vendu neut de reconnaissance33. Mais lesclavage
en tant que pratique et ralit conomique, juridique et humaine,
sefface peu peu du dialogue pour se faire mtaphore lintrieur
des rpliques de Vasco de Gama : le navigateur, empch de partir
par le pouvoir politique et religieux portugais, rve, dit-il, de briser
[son] esclavage34 ; et il voque la Vieille Europe dont la route
nouvelle aura bris les fers35 (selon lidologie librale et
122 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

expansionniste dominante). Vasco de Gama sauve donc lEurope de


lesclavage de ses frontires et de sa religion ! Par ce travestisse-
ment potique et cette inversion logique, le livret de Scribe trahit la
mauvaise conscience historique de lesclavage et esquisse dans le
mme mouvement sa justification philosophique par la vision
progressiste et tlologique de lHistoire europenne, ncessaire -
ment conqurante.

Olivier BARA
Universit Lyon 2, UMR LIRE

NOTES

1. Mme Charles Reybaud (ne Henriette-tiennette-Fanny Arnaud), Les paves,


Revue de Paris, t. 50 (fvrier 1838), p. 37-62 (Premire Partie), p. 73-101 (Seconde
Partie). La nouvelle est reprise dans le recueil en deux volumes Valdepeiras (1839).
2. Ibid.
3. Il sagit de larticle 13 du Code noir. Recueil ddits, dclarations et arrts
concernant les esclaves ngres de lAmrique, publi en 1743
4. Werner Sollors, Neither Black Nor White Yet Both : Thematic Explorations of
Interracial Literature, New York, Oxford University Press, 1997.
5. Je me permets de renvoyer ici aux analyses du fantastique aimable propre
au genre moyen de lopra-comique franais, notamment propos de La Dame
Blanche de Scribe et Boieldieu, prsentes dans mon ouvrage Le Thtre de lOpra-
Comique sous la Restauration. Enqute autour dun genre moyen, Hildesheim,
Zurich, New York, Georg Olms Verlag, 2001.
6. Voir Jean-Claude Yon, Eugne Scribe. La fortune et la libert, Saint-Genouph,
Nizet, 2000.
7. Ibid., p. 76.
8. Ibid., p. 319.
9. Discours cit par Jean-Claude Yon, ibid., p. 73.
10. Jai tent de cerner cette philosophie librale du grand opra romantique fran-
ais dans mon article La Juive de Scribe et Halvy : un opra juif ? , dans Juifs,
judit Paris au dbut du XIXe sicle, sous la direction de Roland Chollet,
Romantisme, 2004, 3e trimestre, n 125, p. 75-89.
11. Eugne Scribe, Daniel-Franois-Esprit Auber, Correspondance, publie par
Herbert Schneider, Lige, Mardaga, 1998. Nicole Wild et David Charlton donnent la
nouvelle de Mme Reybaud comme source directe du livret de Scribe dans leur
Rpertoire du Thtre de lOpra-Comique, Lige, Mardaga, 2005, p. 195 (notice
413).
12. Hans Christian Andersen, Mulatten : originalt romantik drama i fem akter,
Kjbenhavn, C. A. Reitzel, 1840.
13. Mme Massart, Lpave, drame en sept actes, en prose, daprs Mme Charles
Reybaud, Mme Beecher Stowe, etc, Bruxelles, J.-A. Lelong, 1854.
14. La pice est publie chez Marchant, dans la collection Magasin thtral ,
en 1839 ; elle est reprise dans le Thtre dAlexis Decomberousse, Paris, Hachette,
FIGURES DESCLAVES LOPRA 123

1864, t. II, p. 369-403. Sur cette pice et les transformations opres par ses auteurs
sur la nouvelle de Mme Reybaud, voir larticle de Barbara T. Cooper, Purloined
Property : A Study of Madame Reybauds Les paves and Its Theatrical Adaptation,
Le March de Saint-Pierre ( paratre). Je remercie vivement Barbara T. Cooper de
mavoir communiqu cet article.
15. Hector Berlioz, Critique musicale, 1823-1863, dition critique dAnne
Bongrain et Marie-Hlne Coudroy-Sagha, Paris, Buchet/Chastel, t. V, 2004, p. 131.
16. Voir larticle de Barbara T. Cooper dans le prsent volume.
17. Eugne Scribe, Le Code noir, Paris, Beck, collection Rpertoire dramatique
des auteurs contemporains , 1842.
18. Hector Berlioz, article cit, p. 132.
19. Eugne Scribe, Le Code noir, d. cite, acte III, scne VII.
20. Hector Berlioz, article cit, p. 131-132.
21. Daprs Nicole Wild et David Charlton, Rpertoire du Thtre de lOpra-
Comique, op. cit., p. 195.
22. Cet opra et son rle ponyme sont devenus au XXe sicle un cheval de
bataille pour les grandes cantatrices noires, telle limmense Shirley Verrett.
23. Et la noblesse tragique propre au grand opra, la diffrence de la lgret de
lopra-comique, permet seule lexpression littraire, dramatique et musical de
lexotisme : Dans un grand opra tel que LAfricaine (1865) de Meyerbeer, le tragi-
que du sujet confre luvre un srieux ncessaire lpanouissement de lexpres-
sion exotique, alors que lironie ou toute forme de comique apportent une
distanciation peu propice la cration dune posie. Herv Lacombe, Les Voies de
lopra franais au XIXe sicle, Paris, Fayard, collection Les chemins de la
musique , 1997 p. 194.
24. Eugne Scribe, LAfricaine, opra en cinq actes, musique de Giacomo
Meyerbeer, Paris, Librairie internationale, G. Brandus et S. Dufour, sans date, acte
I, scne IV, p. 14.
25. George Sand, Correspondance, dition de Georges Lubin, Paris, Garnier,
t. XIX, 1985, p. 469.
26. Cit par Herv Lacombe, Les Voies de lopra franais au XIXe sicle, op. cit.,
p. 208.
27. Revue des Deux Mondes, 15 mai 1865, seconde priode, t. LVII, p. 425.
28. Eugne Scribe, LAfricaine, d. cite, acte IV, scne II, p. 53.
29. Ada, sur un livret de Ghislanzoni daprs un canevas franais de Camille du
Locle et une intrigue imagine par Auguste Mariette, a t cr au Caire en 1871.
30. LAfricaine, d. cite, acte IV, scne V, p. 60.
31. Ibid., acte V, scne IV, p. 72.
32. Ibid., acte I, scne V, p. 16.
33. Ibid., acte II, scne II, p. 24.
34. Ibid., acte II, scne III, p. 27.
35. Ibid., acte IV, scne III, p. 53.
III

LA VOIX DES ESCLAVES


POLYPHONIE EN ABSENCE :
LA VOIX DES ESCLAVES AFRICAINS DGYPTE

DANIEL LANON

Caravanes desclaves noir(e) s dans les dserts soudanais et


gyptiens, bateaux ngriers sur le Nil, marchs aux esclaves
dAlexandrie et du Caire et harems nobiliaires sont autant de possi-
bles sujets de reprsentation pour les crivains en voyage comme
pour les lettrs occidentaux rsidant en Orient. Mais quen est-il de
la prsence des sujets rduits en esclavage1 ? Les intellectuels huma-
nistes furent-ils vritablement leur porte-parole en Europe et en
gypte dans leurs rcits de voyage et leurs essais ? Comment les
gyptiens prirent-ils eux-mmes la parole sur ce dlicat sujet au
cours du XIXe sicle ?

SCNES DUN LONG VOYAGE : LAILLEURS MUET DE LAUTRE

Publi dans lHistoire de lgypte sous le gouvernement de


Mohammed Aly (1823) de Flix Mengin, le tmoignage dun mili-
taire franais atteste de la duret de la traite :
On dpeuple le pays de Kordofn [Darfour]. Les troupes,
envoyes en excursion, tranent au milieu des montagnes des
malheureux qui ont t forcs dabandonner leurs chaumires. La
dernire caravane, expdie au mois de mai de Kordofn, comptait
deux mille esclaves des deux sexes : en les voyant, on et dit des
spectres. Des mres, des filles succombant de lassitude, accables
par le besoin, tombaient sur le sable et terminaient leurs souffrances
en quittant la vie. Ce spectacle tait affligeant. Des Franais au
service du vice-roi, chargs par ce prince dinstruire dans lart mili-
taire les ngres caserns Syne [Assouan], ont eu le bonheur dar-
racher la mort plusieurs de ces malheureux expirant, en leur
prodiguant des secours efficaces2.
Le choc ressenti semble bousculer le rcit vocation historique
tandis que le tmoignage cherche conserver le style documentaire,
en esprant de cette distance un effet de vracit sur les lecteurs.
Lvocation du pays dorigine des malheureux , de leurs chau-
mires , installe lailleurs perdu dans limagination des lecteurs
128 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

dOccident ; nud de largumentaire de dfense des sans voix,


devenus des spectres .
Une gnration plus tard, la voyageuse genevoise Valrie de
Gasparin se demande, comme haute voix, dans son Journal dun
voyage au Levant : De quel droit ceux-l qui ont une famille, un
pays, qui se possdent eux-mmes, entranent-ils ceux-ci loin de leur
pays, assassinent-ils leur famille, sapproprient-ils ce qui nest qu
Dieu : lhomme, son indpendance, son moi3 ? Si lon carte les
deux derniers arguments, typiquement occidentaux, demeure la
lancinante vocation du pays, de la d-portation depuis plusieurs
provinces du Soudan4.
Entasss dans les bateaux sur le grand fleuve, ces mmes escla-
ves demeurent sans voix. La scne de rencontre des marchands des-
claves en Nubie qui figure dans Le Nil de Maxime Du Camp illustre
bien cette ralit : Vers trois heures, une cange charge desclaves
passe prs de la ntre, deux autres la suivirent bientt ; je fais armer
le canot et je me rends auprs de ces Djellabs afin de leur acheter
quelques curiosits du Dar-Four et du Sennaar. 5 lirruption de ce
mot tranger de Djellabs (marchands desclaves), donn sans
italiques mais avec une majuscule, sassocie le mot curiosits qui
pose demble le touriste. Aprs une rapide description des tres
transports, le voyageur insiste sur le fait quil est assis sur lhabi-
tacle avec les marchands , reprend le rcit de sa qute de verrote-
ries , puis conclut une fois sur le rivage :
Je pense au rapt de ces malheureuses jeunes filles, leur lutte
quand on les a enleves, leur tristesse, leurs regrets, au dsespoir
de ceux qui les ont aimes ; je men vais rvassant des contes ngres,
et me sentant pris dun dsir immodr de suivre ces marchands de
chair humaine dans leurs dangereuses expditions6.

Le discours dun faux humanisme larmoyant sassocie ici la


construction dun sensationnel de laventure, seulement rve,
destin frapper un certain lectorat. Dans des notes labores pour
le rcit de voyage quil na jamais publi, Gustave Flaubert crit,
alors quil est prs de Ouadi-Halfa, dans le Soudan actuel, mais prs
de la frontire avec lgypte : En allant ce matin photographier
la cataracte, Max [ime] a vu de loin un chameau qui courait, avec
quelque chose de noir qui le suivait en bas : ctait un esclave des
gellabs, qui stait enfui, et que lon ramenait ainsi attach au
chameau7. Il napporte aucun commentaire ces lignes par
lesquelles il associe le quelque chose de noir lart de la photo-
graphie de la nature, de la curiosit naturelle que reprsente la
POLYPHONIE EN ABSENCE 129

cataracte, tandis que la reprise du vocabulaire mobilier est celui-l


mme qui est utilis par les esclavagistes.
Tout autre est la posture nonciative du trappiste Marie-Joseph
de Gramb qui esquisse une scne pathtique, dans son Plerinage
en Orient, sans que lon sache par ailleurs sil a rellement assist
larrive des esclaves prs du Caire o il se trouvait en 1833 :
Les caravanes les amnent par milliers quils arrachent impi-
toyablement leur pays, leurs affections les plus chres, ne rpon-
dant que par la force et la violence leurs cris, leurs larmes, leurs
prires. Ce que souffrent ces infortunes, en traversant le dsert en
aussi grand nombre, est inimaginable : des mres, des jeunes filles,
succombant de lassitude, restent en chemin, tendues sur la pous-
sire embrase, elles y meurent en maudissant leurs bourreaux et
leurs os blanchis sont bientt fouls aux pieds par dautres barbares
conduisant au Caire dautres victimes8.
cette tape ultime avant larrive au march du Caire, Valrie
de Gasparin consacre plusieurs pages en 1848 au moment mme
o labolition de lesclavage dans les colonies franaises est vote
Paris , sattachant la cration dun effet dindignation quelle
espre dclencher dans lesprit de ses lecteurs. La scne se droule
prs des pyramides de Gizeh :
Nous descendons de nos nes les yeux blouis, le cur serr, sans
pense, crass comme on lest en face de pareils faits entours dun tel
cadre. Nous nous mlons ces groupes. Il y a des enclos qui ne renfer-
ment que des enfants; il y en a dautres o sont parqus les jeunes gens;
derrire la toile de quelques tentes on voit se dessiner la silhouette de
ngresses de choix: celles quon ne montre quaux acheteurs.

Une fois quitt le campement, le silence simpose : Nous ne


parlons pas, parce que nous sommes touffs. Lcriture motion-
nelle fait tat du choc, de la stupeur devant un spectacle insoutenable
et donc indicible. Reste donc sans voix, ressentant limpuissance de
lcrit et peut-tre le danger de figer son objet dans la reprsentation
visuelle, elle prend nanmoins la plume le lendemain:
Il y a les souffrances communes tous : la perte de la libert, la
faim, la soif, les maux du long voyage, la mort des parents tus dans
lexpdition, la mort des compagnons dans le dsert, les traitements
infmes, lternel adieu au pays, la langue native ; mais il y a des
misres spciales attaches au sort des femmes : les outrages qui les
fltrissent avant que la vente sur le march ne les soumette une
corruption lgale, lasservissement dans le fond du harem, quelque
nature jalouse et violente9.
130 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Par-del le partage des strotypes sur le lieu de destination, cet


accent plac sur la destine fminine permet lcrivain de poser la
question thique de lexil et des pertes (pays, famille, vertu), en
particulier celle de la langue native , par laquelle on pourrait
donner de la voix. Gustave Flaubert insiste de son ct sur le fait que
des Africaines bilingues sont employes sur les bateaux pour expli-
quer la situation aux jeunes femmes apeures qui vont entrer dans un
territoire de langue arabe10.

CRIS, MUTISME ET PAROLES POUR LES AUTRES :


LAFRIQUE DEMEURE

Jusque dans les annes soixante-dix du dix-neuvime sicle, lun


des seuls intellectuels arabes dgypte sexprimer incidemment
sur le sujet, voix bien isole, est al-Jabarti, dont le patronyme, le
Djiboutien, indique le caractre africain, chroniqueur du sjour des
infidles et envahisseurs franais entre 1798 et 180111. On sait
que vers la fin de sa vie, il se plaignit du comportement de
Mohammed Ali vis--vis des Soudanais et autres Abyssins, comme
lui, que le pacha rduisait en esclavage bien quils fussent musul-
mans, et ce donc contrairement la sharia12.
Avec le march aux esclaves du Caire, actif jusquau dbut des
annes 1850, nous sommes au cur de la cit des Califes, du Dar al
Islam. sa mre, Gustave Flaubert crit laconiquement le 2 dcem-
bre 1849, Le bazar des esclaves a eu nos premires visites. Il faut
voir l le mpris quon a pour la chair humaine. Le socialisme
nest pas prs de rgner en gypte13. Gramb voque en 1833 la
profonde tristesse de la vingtaine de ngresses assises terre
dont la plus ge avait peine vingt ans. Aprs stre aperu
quil y avait aussi des femmes abyssiniennes au teint jauntre
et avoir dclar que les esclaves blanches sont invisibles aux
chrtiens il sagit des Gorgiennes et des Circassiennes , et alors
quune vente aux enchres se prpare, le pre Marie-Joseph ne peut
plus retenir son indignation : En voyant les acheteurs la merci
desquels on la livrait, lui ouvrir la bouche, lui regarder les dents, le
palais, la faire marcher, etc. : Partons, partons, dis-je au vice
consul, en frmissant dindignation et dhorreur ; et, le saisissant par
le bras, je mloignai prcipitamment avec lui14. La restitution du
discours direct sinscrit dans cette stratgie du pathtique qui est
bien connue des scnes de genre, ouvrant le rcit de voyage une
sorte de fiction raliste. Les lments dune rhtorique du spectacu-
laire et du pathtique destin un public occidental sont ici bien
POLYPHONIE EN ABSENCE 131

visibles avec la prsence de termes axiologiques et des marqueurs


dnonciation.
Un autre emploi de la voix apparat dans le rcit de Gasparin.
Revenant sur son motion intense et son impuissance, elle se
souvient du campement des djellabs :
Lide dacheter la jeune fille ngre, den faire une chrtienne
autant quune chrtienne peut se faire a travers notre esprit. Nous
lavons examine devant Dieu, avec prire; il a fallu sarrter devant
des impossibilits absolues [] Ah ! je voudrais que ceux qui haus-
sent les paules aux douleurs de lesclavage, passassent par le trouble
de cur, par les tourments que nous avons prouvs hier! 15

Le rcit est comme arrt par lexcs daffects, trou de points de


suspension et dexclamation, scne de la voix intrieure de la
conscience, le tmoin immerg dans lvnement restant le centre de
gravit.
Sous la plume des rsidents franais, la description du march se
conclut parfois sur lacceptation des ralits prsentes comme non
paradoxales. Il en est ainsi dans Panorama dgypte et de Nubie
dHector Horeau en 1840 :
Le cur se serre en voyant de malheureuses cratures vendues
par leurs semblables comme des btes de somme ou de vulgaires
marchandises : le marchand barbare faisant valoir les formes, lge
et les qualits secrtes dune jeune esclave demi nue, et lacqu-
reur impassible cherchant des vices de conformation, afin de dbat-
tre avec avantage le prix de son semblable : un tel spectacle rvolte,
et pourtant il est consolant de penser que ces malheureux ne sont
point attrists de leur position, lesclavage les a le plus souvent
sauvs dune mort certaine ; et, dailleurs, la servitude, chez les
Orientaux, nest autre, suivant le Coran, quune protection accorde
par le matre lesclave16.
largument de la sauvagerie de lAfrique profonde sassocie
celui dune spcificit musulmane, la comparaison rcurrente avec
lesclavage atlantique servant bien souvent la cause dune rforme a
minima du systme esclavagiste en terre dislam.
Ainsi lit-on sous la plume de Chabrol, dans la Description de
lgypte :
Les colonies du nouveau monde et les les de la mer dAfrique,
thtre de la barbarie des peuples civiliss, offrent le spectacle dun
esclavage bien plus odieux, et bien plus attentatoire aux droits
sacrs de lhumanit ; car, il faut ici lavouer la honte de la civili-
sation, le sort des esclaves en gypte, comme dans tous les pays du
132 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Levant, est bien moins plaindre que celui des esclaves de


lAmrique [] lesclavage est souvent pour eux un premier pas
vers la fortune ou le pouvoir17.
Les antiesclavagistes convaincus slvent contre ces arguments
socitaux en remettant la traite au centre de leur argumentaire. Selon
Victor Schlcher, Mohammed Ali la pratique mme avec une
cruaut gale celle des plus barbares approvisionneurs des
Antilles ; la seule diffrence entre eux et lui, cest quil nachte pas
les noirs ; il va les voler lui-mme pour en trafiquer18 .
Marie-Joseph de Gramb et Valrie de Gasparin interpellent ainsi
la conscience morale de leurs lecteurs et lectrices :
Mais je voudrais bien que la main sur la conscience, ceux qui ne
rougissent pas dallguer de pareilles raisons, me disent si cest vrai-
ment par un mouvement de cette prtendue philanthropie dont on
fait talage, que le vendeur va arracher les malheureux ngres leur
famille, leur pays, et qu son tour lacheteur en fait lacquisition,
ou si ce nest pas videmment des deux cts de la spculation dun
intrt sordide, dune avarice hideuse, qui, ne comptant la valeur de
lhomme que comme celle du btail, le confond avec les animaux,
et laisse douter quelle se fit scrupule de lui ouvrir les entrailles si
elle tait assure dy trouver de lor19.
Venez nous dire que lesclavage est doux en Orient, quon y
regarde lesclave comme un enfant de la famille, que la libert lui
fait peur : je crois tout cela ; mais le droit, mais lhonneur, mais les
sparations, mais les assassinats qui tachent de sang lorigine de tout
esclavage ! Je voudrais bien quon ment vendre, la corde au cou,
quiconque en ose essayer lapologie20.

Singulier, le tmoignage sadresse chacun dans sa conscience


morale, au sein de lopinion publique des pays de publication. Parce
quils ont vcu ce dont ils parlent, les voyageurs peuvent ainsi
esprer dclencher lempathie.
Une forme particulire de violence ritualise demeure une
nigme pour les voyageurs et mme pour nombre de rsidents,
personne ne semblant connatre son lien intrinsque avec la traite
africaine. Il ne sagit plus ici des affres du voyage et de lieux stig-
matiss, mais dune crmonie de dlivrance de la possession. En
compagnie de Maxime Du Camp, Gustave Flaubert assiste une
sance de ce type en dcembre 1849, quil nomme zikr21, dans un
couvent de derviches du Caire. Il dclare :
[] en avoir vu un tomber en convulsions force davoir cri
Allah. Ce sont de gentils spectacles tout plein [] Moi, a ne ma
POLYPHONIE EN ABSENCE 133

pas fait rire du tout. Cela est trop occupant pour tre effrayant. Ce
quil y a de plus terrible, cest leur musique22.

Le jeune crivain, pourtant friand de spectaculaire, est mdus


devant le cri, lexcs semblant teindre son loquence ou seulement
lentraner lanti-phrase. Ce nest pas le cas dArthur Rhon qui
raconte avoir assist en 1865, lors de la foire de Tantah, un zikr
gigantesque , immense ronde dnergumnes :
Cest une fte trange et si effrayante que lon donne sa dvo-
tion et ses sens en cherchant livresse violente du santon El-
Bedawy. Cette chane de quatre cinq cents croyants qui avancent
et reculent, se tordent, baissent et relvent la tte en mme temps
avec des convulsions dlirantes, ressemble quelque monstre
norme aux mille pattes, vomi par lenfer.
Tous ces dmons poussent ensemble le cri dAllah ! qui rsonne
comme un roulement de tambour sourd et caverneux. Au centre du
cercle infernal, un tre fantastique et bestial, un fakir face de bouc,
les excite et les dirige avec une autorit redoutable ; il se tourne en
dlire vers tous les points du cercle, varie incessamment les gestes
et les exercices en les compliquant et chaque fois les poitrines pui-
ses rendent un son plus sourd, plus rauque, plus machinal ; les yeux
sinjectent et ressortent, les gestes tournent lpilepsie : le fana-
tisme sexalte, ainsi que la volupt, de toutes les fureurs qui saisit les
convulsionnaires23.

Les voyageurs ne semblent pas avoir su quil sagissait de lex-


pression dune communaut majorit soudanaise (avec, parfois,
une composante abyssinienne) issue de lesclavage africain pratiqu
par les gyptiens. La psalmodie du nom divin sy donnait en arabe
mais aussi en diverses langues africaines, les langues natives
voques par Valrie de Gasparin.
Ce rituel est certes ottomanis , syncrtique, organis par des
affranchis comme des esclaves, jusqu tre parfois confondu avec
la pratique soufie des derviches , dont parle Flaubert, dorigine
plus spcifiquement musulmane. Allgorique de ralits sociales
trs difficiles vivre, il met en place un systme de double porte-
voix. Dune part la voix des esprits, puisque les dmons malfiques
qui rendent malades sy expriment au travers dun corps-esprit en
transe, avec les danses en cercle, le gestuel, la musique, la crie ; et
dautre part, la voix de lesclave se destinant tre homme ou
femme libre, un jour, ailleurs, grce lintervention dun mdiateur
(le fakir ) entre le djinn et la malheureuse personne malade en
ralit cest tout le corps social qui est malade de lesclavage , en
134 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

vue dun apaisement. Il ne sagit pas proprement parler dun exor-


cisme puisque la communaut en cercle (de plusieurs centaines
d nergumnes ) permet seulement de dompter les dmons (qui
oppriment) en vue dune rmission toujours temporaire. Sil est vrai
quil ny eut jamais de communaut noire constitue en gypte
comme ce fut le cas aux tats-Unis24, cette parole dlirante fut une
des rares manifestations dun groupe martyris, thtre dune libra-
tion longtemps improbable.
Les femmes africaines esclaves ou affranchies pratiquaient
encore beaucoup, vers la fin du sicle, le zikr/zr, demeur une sorte
de contre-culture mdicale, indpendante de la mdecine rationaliste
introduite par lOccident. Dans une brve fiction didactique intitule
Entretien idiot , lcrivain gyptien Abd Allh Al-Nadm25 relate
en 1892 lexprience dun tmoin qui assiste une crmonie
dirige par des Soudanaises invites dans un harem mener une
sorte de sance de danse en cercle avec une esclave noire place au
milieu. Au point culminant de ladite crmonie, la plus ge des
vieilles esclaves est visite par lesprit dun cheikh qui, au travers du
corps de cette personne, se met parler aux assistants avec le dsir
de soigner leurs maladies. Le tmoin invent par al-Nadm finit, le
lendemain de la crmonie, par mettre en garde certains participants
sur cette mdecine dclare dun autre ge, fruit de coupables
superstitions combattre par lducation des femmes.
LAfrique demeure est aussi une ralit atteste dans les harems
quoique sur ce point les voyageuses en soient rduites la peinture
de figures muettes. Cette reprsentation apparat rgulirement dans
les fictions qui utilisent les ressorts de lintrigue sentimentale, des
enlvements au srail. Les exemples en sont nombreux dans la litt-
rature sujet gyptien, bien oublie, de la premire moiti du sicle.
La seule prsence vocale est celles des dames turques , en ralit
bien souvent circassiennes et gorgiennes, recluses de par linstitu-
tion mais dcrites comme possdant des esclaves abyssiniennes et
soudanaises quoique partageant la condition de ces dernires,
soumises quelles sont toutes aux matres polygames et surveilles
par des ennuques noirs. Un des aspects les plus vifs des rcits de
visite au harem, toujours lourdement descriptifs, est celui de la
parole, ouvrant implicitement celui des langues. Les rcits font
ainsi souvent apparatre des changes qui se rduisent, le plus
souvent, aux paroles rgles de la courtoisie, telles que traduites par
une drogmana26. Les langues entendues sont absentes des textes
dont nous disposons, quil sagisse du turc de llite ottomane, de
larabe dialectal gyptien, de la langue circassienne (aujourdhui
POLYPHONIE EN ABSENCE 135

tcherkesse), quant lamarhique des Abyssiniennes, au nubien des


femmes du Darfour, au swahili dautres Africaines, ces langues ne
schangeaient que dans les lieux non visits du harem. Toutes les
voyageuses insistent sur le silence que doivent garder les esclaves de
couleur qui servent le caf et les sorbets devant les dames nobles.

REPRENDRE LA PAROLE, DONNER DE LA VOIX :


DISCOURS DES ORIENTAUX

Alors que lAngleterre sest installe en gypte, slve une voix


revtue dune grande autorit morale en France, appuye sur lauc -
toritas pontificale, celle du cardinal Lavigerie, archevque dAlger,
crateur de lordre des pres blancs. Dans une confrence sur les-
clavage africain prononce dans lglise Saint-Sulpice le 1er juillet
1888, se faisant fort des nouveaux engagements antiesclavagistes
catholiques27, il explique que ses missionnaires lui ont rapport le
sort lamentable des ngres des grands lacs livrs par les
marchands esclavagistes28 , et il attaque le mahomtisme qui a
envahi la moiti de lAfrique , faisant sa proie par esclavage.
Aprs avoir longuement dcrit les modes opratoires afin dmou-
voir et de choquer son auditoire, il conclut en ces termes : Voil
comment les musulmans esclavagistes, foulant aux pieds les lois
humaines, les lois divines, les lois de la nature, non seulement crent
ces ineffables misres, mais prparent bref dlai la destruction des
hommes, des familles, des villages, des provinces de lAfrique int-
rieure, pour en faire un immense dsert29. Il propose dintervenir,
par lintermdiaire dune force pacifique issue des tats chr-
tiens , une force morale qui ngocierait avec les princes
musulmans, de qui tous ces esclavagistes africains dpendent30 .
Cette harangue parat insupportable au jeune gyptien Ahmed
Shafiq venu faire son droit Paris. Se sentant vivement interpell, il
prononce deux confrences de retour au Caire, qui donnent nais-
sance un livre, LEsclavage au point de vue musulman, Rponse
dun musulman au cardinal Lavigerie, crit en franais et publi
au Caire en 189131. La brochure est immdiatement traduite en
arabe, et publie, toujours au Caire, puis en turc Istanbul en 1896,
o elle cause un vritable moi aprs avoir entran une polmique
avec les Europens dgypte, dont le livre donne cho en annexe32.
Lauteur cherche montrer que le christianisme a toujours favoris
lesclavage, contrairement lislam qui a d composer avec lui mais
qui avait voulu en prparer labolition ds lorigine, se contentant,
provisoirement, de lois damlioration de la condition des esclaves.
136 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Shafiq sappuie sur la loi musulmane qui, prenant piti de son


malheureux sort [celui de lesclave], le considrant comme un tre
faible, recommande son matre de le traiter comme il se traite lui-
mme, de veiller son bonheur, de lui donner de lducation et de
linstruction et mme de ne pas lhumilier, de le marier ou de lpou-
ser afin de hter par cela mme son affranchissement . Il prtend
donc que cest conformment lesprit de la lgislation que
les fondements de lesclavage devaient tre saps , en accomplis-
sant ce que le Prophte na pas pu faire33. Il conclut que le meilleur
moyen de parvenir ce rsultat consiste diffuser lislam qui inter-
dit lesclavage de ses coreligionnaires et demande lappui des puis-
sances europennes afin de crer un vaste empire africain musulman
dans lequel les habitants ne pourraient plus tre esclaves puisque
musulmans ! En contexte dagression imprialiste, la vision panisla-
mique dune mission ducative des ngres africains pouvait logi-
quement apparatre comme la meilleure.
La littrature gyptienne en arabe vite soigneusement ces sujets.
Il est nanmoins une exception, de plus en plus souligne par la criti-
que anglo-saxonne, celle de lgyptien Abd Allh Al-Nadm, qui,
le premier dans lhistoire de cette littrature, cre des personnages
desclaves soudanais dans des rcits, par ailleurs rdigs en arabe
dialectal parl, choix nationaliste devant permettre lmergence de
voix jusqualors inaudibles. Dans le journal quil dirigeait, al-
Ustdh (Le Professeur), il imagine ainsi un dbat fictif entre deux
esclaves rcemment librs, un homme (Sad) et une femme
(Bakhta), discutant de leurs projets respectifs34. Le regret de la
protection dun matre qui logeait et nourrisait apparat demble
dans le propos de la femme : Jtais comme une fille pour ma
matresse ; Si mon matre essayait de me battre, elle argumentait
et criait35 , tandis que lhomme fait remarquer que les femmes
taient rgulirement battues par les matres. Bakhta lui rpond :
Nous avons t sortis de notre pays o nous vivions comme des
btes et nos matres nous ont appris lislam, la propret, nous ont
donn de la nourriture, boire, nous ont appris nous habiller et
parler correctement alors quavant personne ne pouvait nous
comprendre.

Largument de laccs une langue civilise relance la reprsen-


tation dgrade des langues natives. Sa d se souvient des tour-
ments physiques endurs et du terrible voyage avec les marchands
desclaves bien plus que de la gentillesse de ses anciens matres. Le
point sur lequel ils tombent daccord est quil tait difficile suppor-
POLYPHONIE EN ABSENCE 137

ter que les familles aient t divises en diffrentes maisonnes,


amenes travailler pour lune un mois et une autre le mois suivant.
Certes, lesclavage nest pas meilleur que la libert, finit par admet-
tre Bakhta, mais le caractre incertain de la nouvelle vie indpen-
dante est tout aussi angoissant. Daccord avec le fait que la situation
demploi prcaire des affranchis est horrible, Sad demande
Bakhta ce quelle pense de la responsabilit qui incombe dsormais
au gouvernement qui devrait donner tous les affranchis un coin de
terre dans les plantations khdiviales et des outils pour travailler. La
vision est clairement celle dune nouvelle conomie politique, qui
contourne le juridisme islamique et intgre la force de travail des
affranchis dans un systme de citoyennet plutt laque, ce dont se
moque quelque peu Bakhta qui qualifie lancien compagnon din-
fortune de rveur36 .
Ces esclaves demeurent des personnages aux caractristiques
psychologiques rudimentaires, des symboles dpendant des mani-
res dont les gyptiens de la fin du sicle voyaient les esclaves souda-
nais quil suffisait daider et dduquer. Ce ne fut certes pas l mettre
pas fin au silence des esclaves eux-mmes. Nanmoins, il faut
reconnatre quAl-Nadm donne une porte relle ce genre dcrits
rdigs en arabe populaire en les lisant en sance publique dans les
cafs dAlexandrie et du Caire, se faisant ainsi le porte-voix dune
rforme possible, mme si, en 1892, la socit gyptienne est loin de
ne plus tre esclavagiste37.
Si on carte la prose politique dal-Nadm, crivain peu suspect
par ailleurs doccidentalisation, et les essais de modernistes franci-
ss comme Ahmed Shafiq en 1891, Amin Kassem en 1894, qui ont
pris le parti de dfendre le point de vue gradualiste , en franais,
il nexiste pas duvre qui soit porte au tournant du sicle par les
ides sculires dhumanitarisme et de loi naturelle, toujours
avance comme cause dune prise de conscience. Et si les crivains
arabes en gnral ne sont pas repartis de la lettre du Livre comme ont
d le faire des religieux en charge de lcoute de la voix divine dont
il faut interprter les signes, il ne leur a pas moins fallu trouver une
rponse endogne aux discours trangers de lambigu philanthropie
europenne sur les liberts individuelles des femmes comme des
hommes.

Intresser lectrices et lecteurs aux voix entendues, (r) inventes,


crer une illusion vocale, sert un argumentaire bas sur la vrit
transcendantale de lindividu. Cette cration despaces textuels pour
la voix qui sy fait trace mais aussi moyen, demeure nanmoins
138 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

paradoxale. La trace de la voix desclaves ne dsigne proprement


parler personne lexception des personnages dal-Nadm, les
singularits subissant une abolition concrte en des pages requiem,
parfois transfigures en instances rituelles extatiques, prsences
captives, abolies aussitt que traces par le pathtique, la limite de
lindicible, en de brves scnes le plus souvent elliptiques. Il ne
semble par ailleurs exister aucune reprsentation textuelle dchange
verbal avec des esclaves africains dans les rcits viatiques comme
dans les essais en langue franaise.
La prsentation des ralits violentes de la traite a t le plus
souvent vite par les crivains francophones, la dportation occul-
te, lesclavage sexuel le plus souvent trs minor alors mme que
les convictions chrtiennes ou laques universalistes faisaient sin-
surger les voyageurs contre un esclavage soit-disant familial. La
permanence des discours sur le despotisme oriental joint au portrait
romanc des victimes sexplique par la rcurrence de ces revendica-
tions de libration des peuples associes lmergence de la notion
de droits de lHomme. La mauvaise conscience occidentale issue de
la faillite des Lumires dans le Nouveau Monde fut sans doute
apaise par la relative acceptation de cette altrit qui revendiquait,
pour les autres, un mtissage par ailleurs peu accept en Europe.
Lanti-esclavagisme thorique, fond en morale et en philosophie,
ny devint abolitionniste que dans de rares occasions cause dun
trop facile acquiescement cette ide dune nature autre de les-
clavage en terre dislam. Si lon carte le fait que plusieurs crivains
et intellectuels gyptiens, acquis la rforme, furent certainement
sensibiliss lesclavage de par leur propre situation, de lAbyssin
al-Jabarti lgypto-Circassien Ahmed Shafik, il demeure quune
des explications labsence dun tel courant abolitionniste en Orient
rside dans la divergence entre le prototype de lesclavage amricain
et les ralits ottomanes, les lites estimant que les Europens ne
connaissaient rien des situations relles dans lesquelles elles
ctoyaient des esclaves parmi leurs proches et leurs amis, en leurs
maisons mme38. La manire dont les intellectuels musulmans
dgypte se sont empars de ces questions, et parfois en langue fran-
aise, montre quil convient de sinterroger sur les formes littraires,
au sens large, qua pu prend le long chemin de la conscience orien-
tale au-del de labsence de fictions franaises aprs 1880, une fois
les veines hroques, dramatiques et satiriques puises, parfois
seulement esquisses, et sur la relative discrtion du recyclage des
topo orientalistes dans les rcits viatiques, cause de lextinction,
l aussi relative, de certaines pratiques. Ce nest cependant quentre
POLYPHONIE EN ABSENCE 139

1900 et 1930 qumergeront les tmoignages autobiographiques et


fictionnels dgyptiennes et de Franaises rsidentes, le changement
du lieu des nonciations, voire de ldition des crits, sera significa-
tif en tant que tel39.

Daniel LANON
Universit Stendhal Grenoble 3, EA Traverses 19-21.

NOTES

1. Les chiffres varient entre 10 et 15 % au minimum de population rduite en


esclavage dans les pays musulmans au XIXe sicle. Voir William Gervase Clarence-
Smith, Islam and the Abolition of Slavery, Oxford University Press, 2006, p. 12.
2. Flix Mengin, Histoire de lgypte sous le gouvernement de Mohammed Aly,
t. II, Paris, Arthus Bertrand, 1823, p. 228.
3. Valrie de Gasparin, Journal dun voyage au Levant [1848], t. II (Lgypte et
la Nubie), 2e d., Paris, Marc Ducloux et Cie, 1850, p. 90. Elle voyage avec son mari
Agnor de Gasparin, fervent abolitionniste, auteur de deux ouvrages sur la question :
Esclavage et traite (1838) et De laffranchissement des esclaves avec la politique
actuelle (1839).
4. Sdan qui veut littralement dire population noire en tant quelle soppose
bdn , la population blanche , celle des Arabes. Les thiopiens sont distin-
gus quant eux des Noirs africains par le terme Habash.
5. Maxime Du Camp, Le Nil, gypte et Nubie, Paris, Pillet, 1854, p. 131.
6. Le Nil, gypte et Nubie, op. cit., p. 131-132.
7. Gustave Flaubert, Voyage en gypte, Pierre-Marc de Biasi (d.), Paris,
Grasset, 1991, p. 325.
8. Marie-Joseph de Gramb, Plerinage Jrusalem et au Mont-Sina en 1831,
1832 et 1833 [1836], Tournay, Castermann, 1838, p. 206.
9. Valrie de Gasparin, Journal dun voyage au Levant, op. cit., t. II, p. 89-90 (je
souligne). Il nest pas impossible que la narratrice sexprime sur ce sujet en raction
aux pages publies par Grard de Nerval dans la Revue des deux mondes de mai
dcembre 1846 sous le titre : Les Femmes du Caire (scnes de la vie gyptienne) .
10. Sur tous ces bateaux, il y a, parmi les femmes, de vieilles ngresses qui font
et refont sans cesse le voyage ; cest pour consoler et encourager les nouvelles escla-
ves ; elles leur apprennent se rsigner et servent dinterprtes entre elles et le
marchand, qui est arabe , Voyage en gypte, op. cit., p. 315-316.
11. Journal dAbdurrahman Gabarti, pendant loccupation franaise, Paris,
Dondey-Dupr, 1838. Texte rdit, traduit et annot par Joseph Cuoq, sous le titre
de Journal dun notable du Caire durant lexpdition franaise, 1798-1801, Paris,
A. Michel, 1979.
12. Sur ses critiques de lesclavage des musulmans soudanais quelques annes
avant sa mort survenue en 1825, voir Gilbert Delanoue, Moralistes et Politiques
musulmans dans lgypte du XIXe sicle (1798-1882), vol. 1, Le Caire, IFAO, 1982,
p. 57. Al-Jabarti dcrit ailleurs les Abyssins comme intelligents, sincres, loyaux
et de bonnes murs , en particulier les membres de la tribu des Amhari qui se
140 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

distinguent par leur beaut, leur loquence, leur libralit, la finesse de leur peau
et la souplesse de leur taille , M e rveilles biographiques et historiques ou
Chroniques, vol. III, trad. fr., Le Caire, 1889, p. 171. Son prnom Abdurrahman
pourrait renvoyer une origine servile, Abd (abd au pluriel) tant le mot courant
dsignant lesclave en langue arabe, sur de longues priodes, en particulier les-
clave mle.
13. Gustave Flaubert, Correspondance, I (janvier 1830 juin 1851), Jean
Bruneau (d.), Paris, Gallimard, Bibl. de la Pliade, 1973, p. 545. Cette pointe vise
peut-tre lidalisme des derniers saint-simoniens rsidant en gypte. Plusieurs
voyageuses signalent en tout cas que les Europens avaient le droit dacheter des
Noirs et quainsi toutes les familles aises du Caire en avaient ordinairement leur
service.
14. Gramb, Plerinage Jrusalem et au Mont-Sina, op. cit., p. 205, p. 207.
15. Gasparin, Journal dun voyage au Levant, t. II, op. cit, p. 90-91.
16. Hector Horeau, Panorama dgypte et de Nubie, Paris, chez lAuteur, 1841-
1846 (en 12 livraisons), ill. Autre rsident franais, Antoine Clot Bey crit en 1840 :
Cest ainsi que, au milieu des murs patriarcales des Orientaux, la servitude prend
un caractre bien oppos celui que nous lui avons fait en Amrique , Aperu
gnral sur lgypte, t. I, Fortin, Masson & Cie, 1840, p. 270.
17. Chabrol de Volvic, Description de lgypte, tat moderne ( Des habitants
modernes de lgypte , Essai sur les murs ). Nous citons dans la seconde
dition (Paris, Pancoucke, tome XVIII, 1826, p. 249-250).
18. Victor Schlcher, Lgypte en 1845, Paris, Pagnerre, 1846, p. 111-112.
Lauteur avait le dsir dtudier lesclavage musulman pour le comparer
lesclavage chrtien , p. 1.
19. Marie-Joseph de Gramb, Plerinage Jrusalem et au Mont-Sina, op. cit.,
p. 207.
20. Journal dun voyage au Levant, t. II, op. cit., p. 28.
21. Pour une prsentation du phnomne voir Ren Khoury : Contribution une
bibliographie du zr , Le Caire, Annales Islamologiques, t. XVI, 1980, p. 359-
374, ill. et Ehud Toledano : The Creolization of zar in ottoman societies , As if
silent and absent : Bonds of enslavements in the Islamic Middle East, New Haven,
Londres, Yale University Press, 2007, p. 212-215. Lappellation zr finit par
lemporter sur la prcdente.
22. Italiques de Flaubert, Correspondance, t. I, op. cit., 584.
23. Arthur Rhon, Lgypte petites journes, tudes et souvenirs, Le Kaire et
ses environs, Paris, Ernest Leroux, 1877, p. 111. Lauteur publie le rcit dun sjour
crit en 1865.
24. Les historiens en donnent trois raisons : la mortalit leve, la fcondit trs
faible, lusage rgulier de lmancipation passe une certaine dure de sujtion.
25. Il avait t exil de 1882 1892 pour avoir pris le parti du nationaliste Orabi
en 1882, homme politique lui-mme banni dgypte pour cause de rbellion contre
le khdive et les Anglais. Sur la carrire littraire de cet intellectuel, voir ve
M. Troutt Powel, A different Shade of colonialism. Egypt, Great-Britain and the
Mastery of the Sudan, Berkeley, University of California Press, 2003, p. 92-95.
26. Sur le statut particulier de drogman voir Sarga Moussa, Le sabir du
drogman , Arabica, tome LIV, n 4, octobre 2007, p. 554-567.
27. Lauteur sappuie sur lencyclique In plurimis de Lon XIII. Jusque vers 1870,
les autorits catholiques taient restes gradualistes et plutt timores.
POLYPHONIE EN ABSENCE 141

28. LEsclavage africain. Confrence faite dans lglise de Saint-Sulpice Paris,


Paris, la Procure des Missions dAfrique, 1888, p. 28-40. Il publie des extraits de
rcits de voyage en annexe.
29. Ibid, p. 11.
30. Ibid, p. 19. Pour le contexte, voir Franois Renault, Antiesclavagisme et
islam , dans Lavigerie, lesclavage africain et lEurope. 1868-1892, t. II. Campagne
antiesclavagiste, Toulouse, De Boccard, 1971, p. 363-382.
31. Les confrences de Shafiq (1860-1940), prononces en novembre 1890 et
janvier 1891, paraissent galement dans le Bulletin de la Socit de Gographie de
lgypte, n 5, en 1892. Il semble bien quil ait t le fils dune esclave circassienne
affranchie par son pre.
32. Aux pages 55-59. Traduit en arabe par Ahmed Zaki sous le titre Al-Riqq fil-
Islm, Le Caire, 1892. ve M. Troutt Powel prsente louvrage dans A different
Shade of colonialism. Egypt, Great-Britain and the Mastery of the Sudan, op. cit.,
p. 137, p. 145.
33. Cit par Kassem-Amin, LEsclavage , Les gyptiens. Rponse M. le Duc
dHarcourt, Le Caire, ditions Barbier, 1894, p. 75.
34. Le rsum du rcit fictionnel est donn par ve M. Troutt Powel, The
Silence of the Salves , dans The African diaspora in the Mediterranean lands of
islam, John O. Hunwick et ve Troutt Powell (dir.), Princeton (NJ), M. Wiener
Publications, 2001, p. XXV-XXVIII.
35. Sa d wa-Bakhta , Le Caire, al-Ustdh, 13 septembre 1892. Cit en
traduction anglaise dans A different Shade of colonialism. Egypt, op. cit., p. 223.
Nous ne disposons pour le dix-neuvime sicle que dun seul rcit autobiographique
arabe dgypte publi en anglais au Caire la fin du sicle, celui de la soudanaise
Bakhta Kwashe, ne au Kordofan vers 1841, devenue chrtienne sous le nom de Sr
Fortunata Quasce.
36. The Silence of the Salves , A different Shade of colonialism, op. cit,
p. XXXII.
37. Une Seconde Convention anglo-gyptienne, prcisant celle de 1877, est
signe le 21 novembre 1895. Elle considre lesclavage comme un crime en gypte
et dans ses dpendances, y compris pour les esclaves blanches. La vente desclaves
de famille famille y est galement interdite. Des mesures demprisonnement sont
prendre contre des esclavagistes.
38. Conclusion dEhud Toledano, Slavery and Abolition in the Ottoman Middle
East, op. cit., p. 127.
39. Voir les crits de femmes ayant pous des musulmans, hommes de lois ou
politiciens, anciens tudiants des universits franaises. Niya Salima (pseud. de
Eugnie Brun-Rouchdi pacha) et Jehan dIvray (pseud. de Jeanne Puech DAllissac-
Fahmy) publient notamment un essai nourri de souvenirs pour la premire : Harems
et Musulmanes dgypte, (1902), un rcit autobiographique pour la seconde : Au
cur du harem (1910). Voir aussi deux romans de la seconde : Souvenirs dune
odalisque (1913) et Les Mmoires de lennuque Bchir Agharoman raliste publi
chez Gallimard en 1937.
PIROUETTES SUR LABME :
RFLEXIONS SUR LABSENCE EN FRANAIS
DE RCITS AUTOBIOGRAPHIQUES DESCLAVES NOIRS

ROGER LITTLE

all who study the slave trade are confronted


with one enormous problem : the relative silence
in the written record of those who were enslaved.
Christopher L. Miller1

Je mempresse dexpliciter que cest bien moi qui fais des


pirouettes sur labme : les esclaves africains transports travers
lAtlantique navaient gure le loisir de samuser de la sorte. Ils
dansaient, certes, sous le fouet et dans lintrt des ngriers, pour se
maintenir en forme et obtenir ainsi pour leurs matres un meilleur
prix malgr les conditions inhumaines dans lesquelles ils navi-
guaient. Pour citer Miller encore : Le quasi- silence des captifs
dans la soute plus prcisment labsence de leur tmoignage dans
les archives crites est un dfi pistmologique2. Une fois arrivs
destination, ces mmes esclaves, dracins, dboussols, ntaient
pas moins pleinement occups, mais ce manque de loisir bord ou
terre suffit-il pour expliquer labsence de rcits autobiographi-
ques ? Assurment non, puisquil en existe en langue anglaise. La
Vridique Histoire par lui-mme dOlaudah Equiano, africain,
esclave aux Carabes, homme libre, publie en 1789 sous le nom de
Gustavus Vassa3, nest que la plus connue de ces relations4. La part
fictive de ce rcit est difficile sinon impossible mesurer, pareil en
cela toutes les autobiographies, mais quEquiano/Vassa en soit
lauteur et que les pripties quil raconte refltent une ralit vcue,
ne font pas de doute. Dautres rcits autobiographiques suivront au
cours du 19e sicle : parmi les plus clbres celui de Mary Prince en
1831 (elle fait lobjet ici mme de la communication de Frdric
Regard), celui de Frederick Douglass en 1845, celui de Linda Brent
en 1861, celui enfin, de Hannah Crafts, rdig sans doute vers la fin
des annes 1850 et miraculeusement exhum tout rcemment par le
critique africain amricain Henry Louis Gates Jr5. Comment expli-
PIROUETTES SUR LABME 143

quer par comparaison labsence en franais de tels rcits ? There


are no real slave narratives in French ; Pourquoi ny a-t-il pas
dEquiano francophone ? crit pertinemment Miller6. Cest ce que
je propose de considrer dans les propos qui suivent.
On sait quel point il est dlicat dessayer de prouver un ngatif,
do mon impression de faire des pirouettes intellectuelles au-dessus
du vide. Car qui sait quelle archive recle encore le manuscrit dun
rcit autobiographique desclave noir ? Des bribes dcrits ou de dits
existent, recueillies au cours dun procs, par exemple, ou notes au
passage par un tiers. Les talents du ngre savant dpassent rare-
ment, selon les mauvaises langues, la capacit de rdiger un faux
papier. Franois Louis Salignac, marquis de La Mothe Fnelon,
alors gouverneur de la Martinique, crit le 11 avril 1764 au duc de
Choiseul, ministre de la Marine et des Colonies :
Linstruction est capable de donner aux ngres ici une ouverture
qui peut les conduire dautres connaissances, une espce de
raisonnement. La sret des Blancs, moins nombreux, entours sur
les habitations par ces gens-l, livrs eux, exige quon les tienne
dans la plus profonde ignorance.7

Cette conscience des dangers de linstruction est trs gnrale.


Vers la fin du 19e sicle encore, Gustave Le Bon ntait pas seul
continuer croire qu une ducation la franaise [] risquait
dabord de fabriquer des dclasss , sinon de futurs rvolts 8.
Au congrs de 1889 o il stait exprim de la sorte, le lieutenant
gouverneur du Gabon affirmait pour sa part que le Noir qui sait lire
ddaigne le labeur manuel9.
Il est vrai qu lpoque de lesclavage, le statut quivoque des
mtis, des multres, leur permettait exceptionnellement dtre alpha-
btiss, de lire, dcrire et partant, quoique rarement, de publier.
Mais je me limite ici la seule catgorie des Noirs10, et je ne connais
que de trs rares cas dvocations autobiographiques de la part dan-
ciens esclaves. Celui, par exemple, de Jean-Baptiste Belley, qui fait
montre de sa superbe dans le superbe portrait fait par Girodet11, et
qui, vers 1794, a confi quelques notes sur lui-mme dans son fasci-
cule Le Bout doreille des colons, ou le systme de lhtel Massiac
mis a jour par Gouli : Je suis n en Afrique, moi : amen dans len-
fance sur le sol de la tyrannie, jai par mon travail et mes sueurs
conquis une libert dont je jouis honorablement depuis trente ans en
chrissant ma patrie. 12 Celui, analogue, de Toussaint Louverture
qui, dans ses mmoires, crit : Jai t esclave, jose lavouer, mais
je nai jamais essuy mme des reproches de la part de mes
144 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

matres. 13 Cest peu ! Mais un pamphlet politique de huit pages, un


mmoire mettant en valeur les prouesses de lauteur, ne permettent
gure dpanchements autobiographiques sur une priode descla-
vage.
Creusons davantage cette absence quasi totale. Mon hypothse
sur les diffrences dattitude adoptes par les Anglais et les Franais,
sommairement prsente dans un premier temps un colloque tenu
Oxford en septembre 2001, a fait lobjet de brves visites depuis
lors14. Cette hypothse comporte trois aspects qui peuvent se
rsumer comme suit : 1 la diffrence de taille des plantations dans
les zones dexploitation anglophone et francophone ; 2 les diffren-
ces dattitude entre les protestants et les catholiques ; et 3 le regard
diffrent port sur leur langue par les Franais et les Anglais.
Javance donc sur un terrain min o lincertitude est le mot dordre.
Considrons dabord ltendue des plantations, car plus elle est
grande, moins le matre connat individuellement ses esclaves et plus
ils sont dconsidrs comme tres humains. Dtermine par le rapport
conomique tel quil est peru par le matre, elle est fonction de ce qui
y est plant, et ce qui y est plant dtermine son tour le nombre d e s-
claves considr comme ncessaire son bon droulement. Trs clair
ce sujet, Frdric Rgent consacre son quatrime chapitre aux
Productions coloniales et crations sociales , indiquant les varia-
tions gographiques et chronologiques. Le sucre, qui envahit massive-
ment la Martinique et la Guadeloupe partir du milieu du 17e sicle et
qui connat un essor spectaculaire Saint-Domingue au cours du 18e,
exige le plus de place et de main-duvre. Les cafiers, qui poussent
dans des terres ingrates que boude la canne sucre, ncessite [nt]
une main-duvre compose de plusieurs dizaines desclaves . La
culture du tabac, du cacao et du coton exigent moins despace et d e s-
claves que le sucre pour tre rentables. Celle de lindigo et du gingem-
bre prend nettement moins de place dans lconomie des les et se fait
petite chelle. Celle du riz participe en partie aux cultures vivrires,
chaque habitation existant dans la mesure du possible en autarcie.
cette gamme de produits correspondrait une hirarchie sociale: un
rapport de 1821 adress au ministre en tmoigne :
Celui qui plante des vivres est peu considr ; il slve en
passant la culture du caf ; il arrive au dernier degr de lhonneur
lorsquil possde une sucrerie : car un habitant sucrier se considre
lgal dun Patricien.15

tel produit, tel climat. Fort-de-France est spar de Boston de


quelque 30 de latitude. Cest la distance entre Dakar et Marseille.
PIROUETTES SUR LABME 145

Ce qui pousse sous les tropiques rpugne au climat de


Massachusetts, bien plus rude dailleurs que celui de la
Mditerrane. Cest donc aux Antilles surtout et dans la Louisiane
quon trouve dimmenses plantations de sucre et de caf. Le coton
est notamment associ aux tats du Sud ; le tabac la Virginie. Plus
au nord encore, les espaces et le nombre desclaves requis pour une
conomie rentable vont diminuant. Or les Anglais, linstar des
plerins du Mayflower arrivs dans la Nouvelle-Angleterre en 1620,
rayonnaient autour des points de chute surtout septentrionaux. La
Jamaque et quelques petites les occupes par eux dans les West
Indies taient loin davoir limportance conomique de leurs terres
continentales, mme si leur production sucrire galait celle des
Antilles franaises16. Ces dernires ont beau avoir lair de confetti
sur la carte : grce au systme esclavagiste, elles contribuaient nor-
mment la richesse de la France. La part des colonies amricaines
dans les importations du royaume de France monte jusqu 42 % en
177217. Et ce nest pas pour rien que lon considrait Saint-
Domingue comme la perle des Antilles : des fortunes personnelles
sy faisaient, tellement la mode incitait les Europens boire du caf
ou du chocolat sucr ; et cette mode, transforme en une habitude,
sinon une dpendance, devenait un besoin. On peut toutefois noter
au passage que lenrichissement de quelques individus ne doit pas
faire supposer un enrichissement de ltat : le bilan du colonialisme
franais, dun bout lautre de son histoire, montre paradoxalement
des coffres publics plutt dficitaires. En 1769, Pierre Poivre fait un
constat relatif au sucre qui a convaincu les physiocrates et qui laisse
encore rveur : Aprs ce que jai vu en Cochinchine, je ne puis
douter que des cultivateurs libres, qui on aurait partag sans
rserve les terres de lAmrique, ne leur eussent fait rapporter le
double du produit que tirent les esclaves. 18
Ce qui est impliqu par lvidence dune agriculture variable
selon le climat est une diffrence de rapports entre le matre et ses
esclaves. Certes le matre peut lui-mme tre absent, laissant un
commandeur le soin de grer la plantation sa place. Mais pour ceux
qui taient prsents, il est clair quils connaissaient mieux leurs
esclaves sils en avaient une vingtaine plutt que mille, et mieux
encore les esclaves domestiques, admis dans lintimit de la maison
pour effectuer des services dordre personnel, que ceux qui trimaient
dans les champs. Si lon admet que le centre de gravit des colons
dorigine britannique tait, jusquau dbut du 19e sicle, au Nord-
Est et lEst des tats-Unis (sans pourtant oublier limportance de
la Jamaque), et celui des colons franais nettement plus au sud, sur
146 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

le golfe du Mexique et dans les Carabes, cette tendance correspond,


au fond fortuitement, la diffrence dtendue des exploitations.
Cest donc le hasard qui a fait que celles-ci taient plus vastes chez
les Franais que chez les Anglais, mais ce phnomne entrane dau-
tres considrations.
On constate, pour passer notre deuxime point, une diffrence
confessionnelle. Du ct franais, catholique, linstruction religieuse
prconise par le Code noir de 1685 Interdisons tout exercice
public dautre religion que de la catholique, apostolique et romaine
prcise le troisime article19 et prvue par lglise pour justifier sa
participation lesclavage, ntait pas plus applique dans la prati-
que, des milliers de kilomtres de la mtropole, que dautres bien-
faits inscrits dans la loi. Il y a une loi, crit Bernardin de
Saint-Pierre, [] appele le Code noir. [] mais on ne suit pas la
loi. 20 Les habitants comptaient mme sur lillettrisme de leur
cheptel humain et faisaient eux-mmes la loi. Alors que, comme
lcrit Jean Ehrard, [l] a France de Louis XIII reconnat lescla-
vage colonial une finalit lgitime, la conversion des idoltres au
catholicisme , le 18e sicle, grand sicle de lesclavage sil en fut,
est marqu, selon Frdric Rgent par un reflux de la christianisa-
tion. Linstruction des esclaves se dgrade. 21 Qui plus est, le
rapport des catholiques la Bible est loin dtre celui des protes-
tants. Non seulement le Nouveau Testament est fortement favoris
chez eux, mais encore la ncessaire mdiation du prtre autorise une
implication moindre de lindividu dans la mise en pratique des
valeurs religieuses. Le systme pyramidal mme de lglise, avec
lautorit suprme au sommet, a des relents totalitaires. Chez les
protestants, en revanche, linitiative est davantage laisse tout un
chacun, et lthique protestante incite le matre et son pouse
travailler dur, ce qui ne peut que les rendre plus proches de leurs
esclaves22. Ils lisent la Bible dans son intgralit, ne connaissent
quun vicaire tymologiquement un mdiateur, un passeur entre
eux et leur Dieu, et participent volontiers la diffusion de cette
connaissance. Dans les familles protestantes, lapprentissage de la
lecture tait habituellement bas sur les critures saintes. La lecture
de la Bible, dont lunique traduction anglaise autorise dite du
roi Jacques faisait autorit jusqu une priode toute rcente et dont
aucun quivalent na jamais exist en France, tait dailleurs une
obligation partager, mme avec ses esclaves, peut-tre surtout avec
ses esclaves parce quon devait leur montrer le bon chemin moral.
Or, une incitation la lecture est aux antipodes de lattitude que nous
avons vu exprimer par le gouverneur de la Martinique et dont on
PIROUETTES SUR LABME 147

trouve frquemment lcho dans les colonies franaises. Lors de son


voyage aux tats-Unis, Gustave de Beaumont fait remarquer que
la loi punit de la mme peine le matre qui montre crire son
esclave et celui qui le tue ; et le pauvre ngre coupable davoir ouvert
un livre encourt le chtiment du fouet 23. Le modle dune vie sobre
sous tous les rapports saffirme et saffiche nettement parmi les puri-
tains et les primitifs (que nous connaissons mieux sous le nom
de quakers), pour lesquels lducation des ignorants est un impratif
moral. Lintimit toute relative ainsi cre nallait pas forcment
jusqu la reconnaissance dune humanit pleinement partage, car
lide de la supriorit inne des Blancs ntait pas rserve aux
seuls Franais, mais il semble que le passage de lcoute lappren-
tissage de la lecture, voire exceptionnellement celui de lcriture,
se soit effectu dans les circonstances des plantations anglophones
plus souvent que sous le rgime des exploitations diriges par un
Franais.
Il est vrai que le tableau se complique si lon considre avec
Miller que beaucoup de ngriers taient des protestants cosmopo-
lites qui formaient une lite commerciale endogame 24. Mais dune
part la rvocation de ldit de Nantes, promulgue en 1685, cest--
dire en cette mme anne dintolrance que le Code noir, dispersait
les huguenots, qui nexeraient donc plus leur mtier au profit de la
France, et dautre part, comme nous lavons vu, le Roi-Soleil ne
tolrait dans ses colonies que la pratique du catholicisme. Mais
Miller reconnat aussi que lon se battait en Angleterre pour laboli-
tion de lesclavage out of a participatory moral zeal that was
distinctly Protestant 25. Ce zle protestant atteignait les masses
anglaises alors quaucun soulvement populaire analogue ne se
faisait en France : il tait justement participatif dune manire
que ne connat pas lglise catholique26, mme sil y a des excep-
tions.
Une expression passe dans la langue amricaine courante et de
l au reste du monde anglophone exprime une menace ou une crainte
selon son emploi actif ou passif et selon loptique de celui qui la
profre, le matre ou lesclave : to sell/to be sold down the river
vendre/tre vendu en aval 27. La rivire en question est le
Mississippi-Missouri, limmense fleuve qui traverse cette vaste
Louisiane que Napolon a brade en 180328 et dont le bassin mri-
dional recouvre quelques-uns des majeurs tats esclavagistes du
pays, ceux qui se sont montrs travers lhistoire parmi les moins
aptes avec les Carolines, lAlabama et la Gorgie, voire le
Tennessee admettre lgalit entre les Blancs et les Noirs.
148 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Esclaves et matres avaient donc conscience cest mme une bana-


lit que tout le monde connat grce la guerre civile amricaine
que le traitement accord aux Noirs dans les tats du Sud tait bien
pire que celui quils connaissaient vers le Nord. Beaumont dclare
que chaque anne, les ides de libert universelle franchissent un
degr de latitude ; le vent du nord les pousse imptueusement 29.
Jusqu la vente du territoire franais de la Louisiane, le Sud, pouss
jusquaux les antillaises, tait donc associ aux Franais.
Quant aux rares Noirs qui dbarquaient en France, ils taient soit
illettrs, soit soucieux de ne pas trop sappuyer sur leur trajectoire
dancien esclave (comme cest le cas de Toussaint ou de Belley). Ils
avaient beau ne pas tre esclaves en France, avec toutes les nuances
que cela suppose selon lpoque30, ils devenaient couramment objets
exposer la foire, dans un cabinet de curiosits ou, somptueuse-
ment habills, lentre dun salon moins dtre le jouet dune
aristocrate dans son alcve. Pour un Noir engag politiquement ou
parfaitement assimil dans la socit franaise, on en compte
plusieurs en Angleterre : outre Equiano, on connat surtout Ottobah
Cugoano et Ignatius Sancho, tous les trois prsents par labb
Grgoire dans De la littrature des ngres31.
Si lon veut bien admettre une certaine justesse au cur de mes
arguments, malgr lexagration quentrane fatalement la gnrali-
sation, nous pouvons aborder le troisime aspect de mes propos,
celui qui suppose une diffrence culturelle entre Franais et Anglais
lgard de leur langue. Il faut souligner encore une fois que je ne
cherche nullement tablir une supriorit des Anglais sur les
Franais en matire desclavage et dattitudes envers leurs esclaves :
un Irlandais tant soit peu conscient du pass de son le colonise et
qui lest encore en partie ne saurait tre suspect de tendresse
envers un colonisateur. Il sagit plutt de regarder en face certains
faits et, en dpit des lacunes de toutes sortes, riger une hypothse
qui, si on ne peut laffirmer comme une certitude, ne saurait non plus
tre entirement infirme et pourrait donc orienter, complter ou
nuancer dautres lectures.
Mme si la puret de la langue franaise, tout comme la puret
de la race, nest, on le sait, quune fiction pour ainsi dire patriotique
et partant politique, elle jouit dune persistance sculaire. Leffort
lgitime des lexicographes pour fixer telle langue sest notamment
doubl en France de celui de lAcadmie franaise, penche depuis
toujours sur ses dictionnaires successifs et apte intervenir de
manire de plus en plus conservatrice pour viter la contamination
du franais. Aucune institution analogue nexiste en Angleterre. Non
PIROUETTES SUR LABME 149

que les Britanniques soient moins conscients que les Franais de la


porte politique de leur langue. Mais au lieu de vouloir en faire un
instrument de concertation nationale et de chercher limposer
outre-mer dans sa forme agre en mtropole, les Anglais, plus prag-
matiques, ont permis toutes les adaptations imaginables en faveur du
commerce et de la mainmise impriale. Pour un abb Grgoire, qui
ne peut tre suspect dtroitesse desprit, qui a voulu, pour mieux
servir lunit nationale au moment de la Rvolution, labolition des
langues rgionales de France en faveur du seul franais, il y avait, au
service de la Grande Bretagne, mille aventuriers et exploitants prts
admettre la pidginisation de leur langue maternelle pour favoriser
les changes et la colonisation. Le statut encore trs infrieur de la
langue crole dans les les franaises fait contraste avec cette accep-
tation globale dun anglais qui, aprs avoir permis une communica-
tion de base, a donn lieu de riches littratures en langue anglaise
auxquelles participent de plain pied les crivains du monde anglo-
phone : tats-Unis, Afrique du Sud, Australie, Inde, voire
lIrlande et jen passe. La ralit de la littrature dite franco-
phone est tout autre32. On admet du bout des lvres le dynamisme
de lcriture francographe : on lui attribue des prix comme on pin-
glait une mdaille sur luniforme du tirailleur sngalais au lieu de
lui payer le salaire ou la pension qui lui taient dus.
Je mloigne de mon sujet ? Non pas. Pour insaisissables que
soient les phnomnes que jai voqus, ils laissent des traces
concordantes indniables. Dans toutes les autobiographies, la fiction
se mle lhistoire. Jespre quon voudra bien me permettre une
part de fiction, ou du moins dimagination, dans lhistoire inexis-
tante que jai essay de cerner. une poque o, dans le monde
anglophone du moins, les discours postcolonialistes tiennent le haut
du pav, il est particulirement frustrant de ne pas disposer de la
matire qui soutienne et nourrisse le dbat. Selon cette approche,
the Empire writes back 33, cest--dire que lEmpire est cens
prendre linitiative de lcriture pour exprimer au centre le point de
vue de la priphrie. Mais si les critures manquent ?. On est fata-
lement amen essayer dexpliquer cette absence. Les ides expri-
mes ici ne correspondent sans doute pas aux explications que
dautres pourraient proposer, mais si elles provoquent de nouvelles
rflexions et des ides juges plus probantes, je me contenterai
davoir fait des pirouettes sur labme.

Roger LITTLE
Trinity College, Dublin (Irlande)
150 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

NOTES

1. Christopher L. Miller, The French Atlantic Triangle : Literature and Culture


of the Slave Trade, Durham & London, Duke University Press, 2008, p. 92. Tous
ceux qui sattachent ltude de la traite des esclaves font face un problme
norme : le silence relatif, dans les documents crits, de ceux qui taient rduits
en esclavage. Lexceptionnelle richesse de cet ouvrage mrite minemment que les
Franais fassent leffort de le lire en anglais et/ou quil soit traduit en franais.
2. Ibid., p. 53. The near- silence of the captives in the hold that is, more
accurately, the absence of their testimony in the written historical record is an epis-
temological challenge. Toutes les remarques ce sujet recueillies dans Esclavage
et abolitions : mmoires et systmes de reprsentation, d. Marie-Christine
Rochmann, Paris, Karthala, 2000, abondent dans le mme sens.
3. The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano, or Gustavus Vassa,
the African, Written by Himself, 1789 ; traduit sous le titre donn par Claire-Lise
Charbonnier, Paris, ditions Caribennes, 1983 ou encore, abrg, par Rgine
Mfoumou-Arthur, sous le titre: Olaudah Equiano ou Gustavus Vassa : la passion -
nante autobiographie dun esclave affranchi, Paris, LHarmattan, 2005.
4. Elle nest pas la premire : Judith Misrahi-Barak prcise ici mme que celle
de Briton Hammon (N a rrative of the Uncommon Sufferings, and Surprizing
Deliverance of Briton Hammon, a Negro Man) date de 1760 ; celle dOttobah
Cugoano (Thoughts and Sentiments on the Evil and Wicked Traffic of the Slavery and
of the Commerce of the Human Species) de 1787 (traduite en franais lanne
suivante sous le titre Rflexions sur la traite et lesclavage des Ngres).
5. Les rcits dEquiano, de Mary Prince, de Douglass et de Linda Brent se trou-
vent runis dans The Classic Slave Narratives, edited with an introduction by Henry
Louis Gates Jr., A Signet Classic, New York, New American Library, 2002. La page
de titre originale, dment reproduite en fac-simil, affirme systmatiquement que
chaque rcit est rdig by himself ou by herself . Louvrage de Hannah Crafts,
The Bondswomans Narrative, galement prsent par Henry Louis Gates Jr., a t
publi en 2002 chez Warner Books Inc., New York et la Virago Press de Londres.
Le manuscrit porte la mention, aprs le nom de lauteur : A Fugitive Slave/Recently
Escaped From North Carolina (fac-simil autographe, p. 1). Pour des traductions
franaises, voir La Vritable Histoire de Mary Prince, esclave antillaise, raconte
par elle-mme, trad. Monique Baile, rcit comment par Daniel Maragns, Paris,
Albin Michel, 2000 ; Frederick Douglass, Mes annes desclavage et de libert, trad.
Valrie de Gasparin, Paris, Plon, 1883, ou bien Mmoires dun esclave amricain,
trad. Fanchita Gonzalez Batlle, Paris, Maspero, 1980, ou encore Mmoires dun
esclave, trad. Normand Baillargeon et Chantal Santerre, Montral, Lux, 2007 ;
Hannah Crafts, Autobiographie dune esclave, trad. Isabelle Maillet, Payot-Poche,
Paris, ditions Payot et Rivages, 2007.
Sur les rcits desclaves amricains anglophones on lira en franais avec profit
Mmoires dAmrique : correspondances, journaux intimes, rcits autobiographi -
ques, dir. Ada Savin et Paule Lvy, Universit de Versailles Saint-Quentin-en-
Yvelines, Paris, Michel Houdiard, 2008 ; Franoise Charras, Le rcit desclave aux
tats-Unis , Le franais dans tous ses tats, 38 : Esclavage et abolitions : HYPER-
LINK http://www.crdp-montpellier.fr/ressources/frdtse/frdtse38b.html
www.crdp-montpellier.fr/ressources/frdtse/frdtse38b.html ; et, regroupant des tmoi-
gnages du 20e sicle (mais puis), James Mellon, trad. Helaina Pisar, Paroles des -
PIROUETTES SUR LABME 151

claves : les jours du fouet, Paris, Seuil, coll. Points virgule, 1991.
6. Miller, op. cit., p. 34 : Il nexiste pas de vrais rcits autobiographiques des -
claves en franais (en italique dans loriginal) ; et p. 33. Why is there no franco-
phone Equiano ? fait partie, entre parenthses, du titre dune section (p. 33-37) de
son Introduction quil conviendrait de lire en rapport avec notre communication.
Revenant la question dans son 14e chapitre (p. 364-384), il se concentre sur des
productions romanesques et cinmatographiques modernes.
7. Cit par Frdric Rgent, La France et ses esclaves : de la colonisation aux
abolitions (1620-1848), Paris, Grasset, 2007, p. 151. De la mme lettre, Pierre
H. Boulle (Race et esclavage dans la France de lAncien Rgime, Paris, Perrin, 2007,
p. 91) cite : je suis parvenu croire fermement quil faut mener les Ngres comme
des btes, et les laisser dans la plus complte ignorance.
8. J. P. Little, Introduction Georges Hardy, Une conqute morale : lenseigne -
ment en A.O.F., Paris, LHarmattan, 2005, p. xii. Hardy lui-mme reconnat quil faut
viter que lenseignement des indignes ne devienne un instrument de perturba -
tion sociale , intitul dune section dans son tude, op. cit., p. 19.
9. Voir Martin Deming Lewis, One Hundred Million Frenchmen : the
Assimilation Theory in French Colonial Policy , Comparative Studies in Society
and History, IV, 2 (1962), p. 140. Je remercie mon pouse, J. P. Little, pour cette rf-
rence.
10. Jcarte ainsi sciemment des cas par ailleurs trs intressants : celui dIsmal
Urbain, par exemple, que Sarga Moussa rappelle dans son texte dorientation du
colloque.
11. Ce portrait souvent reproduit orne la jaquette du 1er volume du remarquable
ouvrage de Hugh Honour, LImage du Noir dans lart occidental : de la Rvolution
amricaine la premire guerre mondiale, I : Les Trophes de lesclavage, trad.
Marie-Paule de La Coste Messelire et Yves-Pol Hmonin, Paris, Gallimard, 1989.
12. Cit par Erick Nol, tre noir en France au XVIIIe sicle, Paris, Tallandier,
2006, p. 263, n. 35.
13. Mmoires du Gnral Toussaint-LOuverture crits par lui-mme, Port-au-
Prince, Blisaire, 1951, cits en note par Miller, op. cit., p. 408, n. 137.
14. La communication faite Oxford tant demeure indite, jen donne ici le
paragraphe pertinent : Interestingly, there are no known first-person slave narrati-
ves in French equivalent to those in English, whether by Olaudah Equiano or, later,
by Frederick Douglass. It is perhaps idle to guess why this should be, but contribu-
tory factors could well include : the thrust of Quaker influence on the education of
slaves in the English- rather than the French-speaking world ; the Protestant and
specifically Puritan tradition of reading the Bible in the company of their slaves,
something Roman Catholics did not do ; the tendency in the English-speaking
American north towards small-scale farms and therefore greater intimacy between
masters and slaves rather than large sugar plantations which covered the French-
speaking islands and southern States, a tendency encapsulated in the fear of being
sold down the river, i.e. the Mississippi ; already perhaps a preparedness on the part
of the British, not shared by the French, to allow their language to be fractured and
distorted in the interest of communication, so maintaining the so-called purity of
French, however universal Rivarol argued it to be, at an unreachable distance from
the slaves (an attitude officially sanctioned by teaching petit-ngre to the Tirailleurs
sngalais who fought in World War I). Negroes brought to France in the eighteenth
century were not and did not become authors : they were invariably uneducated and
152 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

sometimes fairground exhibits or collectorsitems. Voir aussi notre tude Seeds


of Postcolonialism : Black Slavery and Cultural Difference to 1800 , in Charles
Forsdick & David Murphy d., Francophone Postcolonial Studies: A Critical
Introduction, London, Arnold, 2003, p. 17-26 ; et Les Noirs dans la fiction fran-
aise, dune abolition de lesclavage lautre , Romantisme, 139 : Le fait colonial
(1er trim. 2008), 7-18 (voir pp. 9-10).
15. Cit par Christine Oudin-Bastide, Travail, capitalisme et socit esclavagiste,
Paris, La Dcouverte, 2005, p. 103, puis par Rgent, op. cit., p. 72.
16. Jean Ehrard (Lumires et esclavage : lesclavage colonial et lopinion publi -
que en France au XVIIIe sicle, Paris, Andr Versaille, 2008, p.125), nous apprend
que si la France et lAngleterre importaient grosso modo une quantit de sucre gale,
la consommation britannique dpassait de loin celle de la France, laquelle en rex-
portait la majeure partie.
17. Voir le tableau n 18 chez Rgent, op. cit., p. 128.
18. Pierre Poivre, Voyages dun philosophe, Londres/Lyon, 1769, cit deux fois
par Ehrard, op. cit., p. 56 et 131.
19. Cit et comment par Louis Sala-Molins, Le Code noir ou le Calvaire de
Canaan, Paris, PUF, 1987 ; rd. coll. Quadrige, 2002, p. 96. Il est vrai que larticle
5 du Code, visant les protestants, a t supprim dans la version de 1724.
20. Bernardin de Saint-Pierre, Voyage lle de France : un officier du roi lle
Maurice, 1768-1770 [1773], d. Yves Benot, Paris, La Dcouverte/Maspero, 1983,
p. 117.
21. Ehrard, op. cit., p. 33 ; Rgent, op. cit., p. 149.
22. On lira avec profit ce sujet louvrage de Max Weber, Lthique protestante
et lesprit du capitalisme [1905], Paris, Gallimard, coll. Tel, 2004.
23. Gustave de Beaumont, Marie ou lEsclavage aux tats-Unis [1835], rdition
prsente par Marie-Claude Schapira, Paris, LHarmattan, coll. Autrement Mmes
53, 2009, t. I, p. 72.
24. Miller, op. cit., p. 40. Many of the ngriers were cosmopolitan Protestants,
who formed an endogamous commercial elite.
25. Ibid., p. 196 : [on tait] m par un zle moral participatif tout particulire-
ment protestant .
26. Dans Le Gnie du christianisme (Livre IV : Missions, ch. VII) le trs catholi-
que Chateaubriand brosse large aussi en affirmant que Le colon protestant, []
pour arranger sa cupidit et sa conscience, ne baptisait ses Ngres qu larticle de la
mort, souvent mme, dans la crainte quils ne revinssent de leur maladie, et quils ne
rclamassent ensuite, comme chrtiens, leur libert, il les laissait mourir dans lido-
ltrie : la religion se montre ici aussi belle que lavarice parat hideuse.
27. Gary Martin donne le sens de lexpression sur le site HYPERLINK
http://www.phrases.org.uk/meanings/326500.html
www.phrases.org.uk/meanings/326500.html : Betrayed or cheated [Trahi ou
tromp] et en explique lorigine : This phrase originated in the Mississippi region
of the USA during slave trading days. Slaves who caused trouble were sold from the
northern slave states into the much harsher conditions on plantations in the lower
Mississippi. The earliest reference I can find to the phrase in print is in The Ohio
Repository, May 1837 : One man, in Franklin County, has lately realized thirty
thousand dollars, in a speculation on slaves, which he bought in Virginia, and sold
down the river.
Lexplication propose par Bob Jackson (HYPERLINK http://www.strike-the-
PIROUETTES SUR LABME 153

root.com/4/jackson/jackson7.html www.strike-the-root.com/4/jackson/jackson7.html)
me parat par contre trs peu vraisemblable : Thoughts of chattel slavery reverbe-
rate as background noise in the minds of many Black Americans, and its homilies
seep into our daily conversation. One of my favourites is sold down the river ,
referring to the Black African who sold other Black Africans to White slave traders.
Somewhere down the river waited the ocean, the middle passage, and slavery in
the Americas.
28. La Louisiane en question dpassait de beaucoup le seul tat qui porte ce nom:
outre tout le bassin du Mississippi-Missouri, elle recouvrait ce quon nommait
communment lOuest : Arkansas, Dakota, Iowa, Kansas, Missouri, Montana,
Nebraska, Oklahoma
29. Beaumont, op. cit., t. I, p. 71. Dans sa communication, reprise ici, Michle
Fontana fait allusion une anecdote rapport par Paul Bourget selon laquelle une
jeune fille noire habitue vivre dans la meilleure socit du Nord et duque
parmi des Blanches, se serait suicide suite au dcs de son pre et lobligation
daller habiter chez son grand-pre Savannah o [i] l lui fallait frquenter unique-
ment des gens de sa race, infrieurs, grossiers, brutaux, se sachant tels, et sans
instruction, sans ducation . Merci Michle Fontana de mavoir envoy copie
de Paul Bourget, Outre-mer (Notes sur lAmrique), Paris, Alphonse Lemerre, 1895,
2 vols., t. 2, p. 217.
30. Voir notamment Sue Peabody, There are no slaves in France : The
Political Culture of Race and Slavery in the Ancien Rgime, New York & Oxford,
Oxford University Press, 1996.
31. De la littrature des Ngres ou recherches sur leurs facults intellectuelles,
leurs qualits morales et leur littrature, suivies de notices sur la vie et les ouvrages
des Ngres qui se sont distingus dans les sciences, les lettres et les arts, Paris,
Maradan, 1808, repr. in Labb Grgoire, crits sur les Noirs, I : 1789-1808, prsen-
tation de Rita Hermon-Belot, Paris, LHarmattan, coll. Autrement Mmes 49, 2009,
p. 103-226 (voir surtout p. 198-202 et 209-215).
32. Je me suis exprim ce sujet dans World Literature in French, or : Is
Francophonie Frankly Phoney ? , European Review, 9, 4 (October 2001), p. 421-
436.
33. Cette expression de Salman Rushdie a t prise pour titre dun ouvrage
marquant dans les tudes postcolonialistes : The Empire Writes Back : Theory and
Practice in Post-Colonial Literatures, par Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen
Tiffin, London, Routledge, 1989.
NOIRE ET FEMME, LA VOIX DE LA DMOCRATIE :
DE LA ZOOLOGIE LA SUBJECTIVATION POLITIQUE-
DANS THE HISTORY OF MARY PRINCE 1

FRDRIC REGARD

LHistoire de Mary Prince fut le premier rcit autobiographi-


que publi en Angleterre par une femme de couleur. Ne dans les
Bermudes aux alentours de 1788, lesclave tait devenue la proprit
de John Wood, sur lle dAntigua, o Prince se mit frquenter les
frres moraves, secte protestante non-conformiste. Elle y rencontra
galement Daniel James, charpentier-tonnelier, quelle pousa en
1826. Ayant suivi les Wood pour un sjour Londres en 1828, Prince
poussa la porte de la Socit contre lesclavage (fonde en 1823) en
novembre 1829 pour se plaindre de mauvais traitements. Elle devint
alors lemploye de Thomas Pringle, militant abolitionniste, qui dita
son autobiographie. En fvrier et mars 1833, deux procs en diff a m a-
tion mirent Pringle en cause. Prince eut ainsi loccasion de confirmer
quelle avait t victime dabus sexuels; on apprit aussi quelle avait
eu une vie sexuelle active et volontaire2.
Ces vnements se droulrent dans une atmosphre particulire.
Car si lAngleterre avait interdit la traite des esclaves ds 1807, les-
clavage lui-mme ne fut aboli dans les colonies britanniques quen
aot 1833. La situation tait dautant plus complexe que les lois
rgissant le droit de proprit entraient en conflit avec celles garan-
tissant les liberts fondamentales. Dans ses fameux Commentaires,
William Blackstone affirmait en effet que lesprit de libert tait si
profondment enracin dans le sol anglais quun esclave foulant la
terre dAngleterre tait automatiquement affranchi3. Ce principe du
Droit commun4 contredisait ainsi la clbre opinion dite de
Yorke-Talbot (1729), laquelle affirmait que les esclaves intro-
duits sur le sol anglais restaient la proprit de leur matre5. La situa-
tion de Prince tait inextricable : un retour aux Antilles signifiait de
facto un retour la servitude, comme lavait montr le prcdent de
Grace Jones, redevenue esclave ds son retour Antigua en 18256.
Le courage de Mary Prince, son affirmation dun dsir de libert
pouss jusquau sacrifice du bonheur, fait donc delle une figure
exceptionnelle de la lutte des femmes contre lesclavage, aspect pour-
NOIRE ET FEMME, LA VOIX DE LA DMOCRATIE 155

tant nglig de lhistoire hroque des rebellions desclaves7. Jentends


montrer que The History of Mary Prince construit limage de lesclave
noire comme animal politique. Ce sont les modalits rhtoriques de
cette rsistance qui mintressent, par quoi jentendrai plusieurs
choses. Dabord, que lautobiographie fonde sa stratgie de renverse-
ment du discours zoologique dominant sur un art consomm du para-
doxe, empruntant notamment au mlodrame ; ensuite, que la
subjectivation de lesclave sarticule sur une pragmatique, alimente
par la rcupration de plusieurs discours, lui permettant dtablir une
connivence avec le lecteur britannique sur le mode dun comme si ;
que la fiction autobiographique permettant cette rinvention de soi
comme porte-parole dune acceptabilit est en ralit le fruit dune
collaboration entre Prince et ses protecteurs, se rassemblant et se diff -
renciant aussi sur la scne dun intervalle dmocratique ; enfin que
cette transfiguration de lesclave en force catalysatrice, transversale
diverses catgories, est insparable dun vnement littraire, fond
sur un cart entre le corps et la voix.

Lautobiographie a pour dessein premier dhorrifier son lecteur,


en donnant lesclavage voir tel quil est : La vrit doit tre dite
[] car peu de gens savent ce quest lesclavage (p. 21). Le rcit,
puissamment raliste, se prsente ds lors comme une succession de
scnes de tortures, infliges soit Prince elle-mme, soit ses
compagnons dinfortune, les bourreaux pouvant tre des
Britanniques, mais aussi des Noirs ou des multres placs en posi-
tion de pouvoir. Ces scnes, organises comme de vritables
tableaux dramatiques, alimentent une chronique dvnements
subis, dont Prince merge certes comme le personnage central de
laction, mais surtout en tant quactant passif, caractris par des
affects (souffrances physiques ou psychologiques). La figure rhto-
rique privilgie du rcit est alors lamplification, qui peut prendre
la forme soit de la rptition, soit de lexclamation, les deux pouvant
tre combines : Ah, pauvre de moi ! mes tches nen finissaient
jamais. Malade ou bien-portante, ctait du travail et du travail
et encore du travail ! (p. 20) ; Du travail et du travail et
encore du travail oh quel endroit terrible cette le de Turks ! (p.
21).
Cette rhtorique de lexcs ou de lhyperbole est plus retorse
quil ny parat de prime abord, puisquelle a pour effet paradoxal de
construire lesclave comme un personnage enfin identifiable par le
lecteur britannique. Au risque de contredire la prtention raliste de
son propre rcit, Prince semble ne pouvoir devenir visible et audible
156 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

qu se reprsenter comme prise dans un systme manichen qui


oppose une innocente victime un ignoble exploiteur, structure qui
distribue les rles sur le modle du mlodrame, genre majeur du
thtre anglais du XIXe sicle, dont Peter Brooks a tabli quil avait
galement t adopt par le roman de manire resacraliser un
monde dsenchant par la Rvolution franaise, le redonnant lire
comme anim de concepts polaires, comme le bien et le mal ou le
salut et la damnation8. On sait que le mode mlodramatique fut
en effet largement rutilis en tant que systme de signification9
dans la rhtorique des luttes sociales et politiques, car il permettait
darticuler les positions des diffrents acteurs dans tout conflit, ainsi
que devaient le souligner les historiens de la sexualit10. Le discours
anti-esclavagiste nchappe pas la rgle, et du fait mme quelle se
reprsente comme lun des actants dun genre minemment codifi,
Prince incarne allgoriquement des valeurs qui du coup disqualifient
automatiquement ses adversaires.
Mais si les tableaux de The History sacrifient la convention du
mlodrame, cest aussi que le systme mis en jeu sordonne un
travail de diffrenciation autrement plus fondamental : le mlodrame a
pour intrt majeur de rpartir les rles sexuels de chacun11. Prince se
produit donc surtout comme la victime dun systme patriarcal12, ce
que souligne encore lnumration de ses souffrances, de ses passions
et de ses sentiments. Cette emphase redfinit Prince comme tre sensi-
ble ou sentimental , cest--dire aussi comme femme13, ce qui nal-
lait pas de soi dans la tradition de la reprsentation des esclaves,
systmatiquement masculinises de manire justifier leurs condi-
tions de travail14. Autrement dit, le statut de victime concrte du mlo-
drame permet au sujet de lnonciation de se dfinir non plus comme
objet passif dune intrigue le dpassant, mais bien comme sujet, et
donc comme tre humain, ce qui allait encore lencontre du discours
dominant, si lon veut bien se souvenir que David Hume tenait les
esclaves jamaquains dous de parole pour de simples perroquets15.
Car si Prince se dfinit comme un tre sensible, cest quelle est
dote de ce que le texte nomme plusieurs reprises un cur , a
h e a rt, par quoi il faut entendre aussi une conscience morale16. Cest ce
quillustre plus particulirement la scne du march aux esclaves,
btie sur un remarquable renversement de perspective. La jeune
femme y est traite comme le serait un veau ou un agneau par un
boucher (p. 11), figure classique de lesclave, dont la perception est
en effet prcde de telles reprsentations. Or, la force du tableau vient
de ce que Prince conteste cette zoologie en esquissant une autre scne
dnonciation, simposant comme un animal capable de dcrire les
NOIRE ET FEMME, LA VOIX DE LA DMOCRATIE 157

battements de son cur, causs notamment par les blessures infliges


son me par les mots des acheteurs, qui tombent comme du piment
de cayenne sur les blessures ouvertes de nos curs (p. 11). Les
comparaisons et les mtaphores du texte traduisent et recontextuali-
sent le discours europen du cur, donnant entendre par la mme
occasion que le processus dhumanisation que permet la focalisation
sur ce que ressentent ceux qui devraient ntre que des outils de travail
ou au mieux des btes de somme, repose bien videmment sur un
autre critre: lesclave est un tre de cur et de langage.

The History nest pas un simple tmoignage ; cest une


histoire de la venue soi-mme, relate par soi-mme, le rcit
sinscrivant ds lors dans une tradition littraire bien particulire. Il
sagit moins ici de la structuration de chaque tableau laide de
fonctions strotypes que de la profonde intertextualit de ce rcit
autobiographique. Sa structure apocalyptique est en effet
patente : si un voile est lev sur la ralit de lesclavage, un autre
lest dans le mme temps sur la vrit suprieure capable de mettre
un terme au scandale. Dans cette perspective, la confession du
contrematre noir (p. 28) est dune importance cruciale : le rcit du
driver relatant sa cruaut envers ses propres frres fait abondamment
pleurer Mary Prince, car elle lui fait prendre soudain conscience de
ses propres pchs, rvlation brutale qui la convainc de se tourner
vers lglise morave (p. 29). Si le rcit rtrospectif la premire
personne voit sa profondeur psychologique et spirituelle saffirmer
mesure que les vnements sont narrs, cest donc que le texte se
donne lire comme le rcit dune conversion, cest--dire dun itin-
raire non tant gographique que spirituel. Un dispositif de prolepses
et danalepses permet ainsi la narratrice de configurer son rcit
selon une progression dialectique qui fait alterner aveuglement et
illumination (par exemple pages 7, 10, 16, 17, 23, 25, 36-37), dans
la tradition anglaise du rcit de plerin ou de lallgorie spiri-
tuelle17.
James Olney semble ne pas reprer cette intertextualit alors
mme quil place le degr dinstruction parmi les invariants des
rcits desclaves18. Mais Olney souhaite dmontrer que, mme
inscrit dans la tradition autobiographique, le rcit desclave ne fut
jamais destin produire un soi , ce qui et suppos une travail
de reconfiguration narrative, alors que ces textes auraient toujours
eu pour seule vocation dapporter un tmoignage sans apprt19. Lire
The History comme un rcit de conversion permet toutefois de saisir
de quelle manire Prince justifie sa prise de parole en parvenant une
158 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

fois encore inverser les positions : tandis que lesclave ne se


subjective qu se reconnatre comme lobjet dune vocation irrsis-
tible ( Il fallait que jy aille , I must go, p. 29 [italiques dans le
texte]), lesclavagiste est reprsent comme stant dtourn de la
parole de Dieu, raison majeure de son manque de cur ( Il navait
pas de cur pas de crainte de Dieu , p. 22). Prince accde mme
une dimension quasi prophtique, puisquayant reu la parole de
Dieu, elle finit par la porter : cest elle en effet qui convertit Daniel
au non-conformisme (p. 30). Cette rappropriation du discours
hrtique , fondateur de lidentit de la culture anglaise20, tablit
ds lors entre la narratrice et son lecteur une connivence intellec-
tuelle qui stend bien au-del des milieux mthodistes et quakers
qui constituent alors le gros des troupes abolitionnistes21. Cette
revendication dun rapport au religieux non-mdiatis par lglise
anglicane est mme le gage le plus profond de lintgration de les-
clave noire dans la communaut nationale. Et sil est vrai que tout
culte est destin oprer une division22 , la ligne de partage que
dessine le rcit a cess de passer entre humains et animaux, Anglais
et Antillais, hommes et femmes, Noirs et Blancs, pour dplacer la
frontire vers ce qui spare les croyants des hypocrites.

La dimension pragmatique de la plupart des tableaux vient sar-


ticuler sur cette nouvelle division. Si le personnage de Mary Prince
fonctionne comme une figure intempestive, cest que mue par les
principes suprieurs dont elle est la dpositaire, elle refuse dtre un
corps muet. The History a donc pour particularit de reprsenter les-
clave comme un sujet pris dans des scnes dinteraction linguistique.
La moindre peccadille dclenchant des supplices qui peuvent entra-
ner la mort (p. 16-17, 22), vient un moment o lesclave ose prendre
la parole pour contester les mthodes de son matre, Captain I : Je
pris donc mon courage deux mains et lui dclarai que je ne pouvais
plus supporter le fouet []. Il me dit de tenir ma langue et de moc-
cuper de mon travail, sans quoi il trouverait un moyen de me calmer.
Mais il ne me fouetta pas ce jour-l (p. 18). La prise de parole est
perlocutoire, suivie de consquences (le matre mettant un terme aux
mauvais traitements), et surtout elle est illocutoire, produisant un
effet de subjectivit : Prince projette limage dun je se consti-
tuant de braver la loi du plus fort. Quelques annes plus tard, elle
dcouvre que son nouveau matre, Mr D , nhsite pas battre sa
propre fille, ce qui dcide lesclave prendre la parole une fois de
plus : Monsieur, ce nest pas lle de Turks ici (p. 24). Lintrt
de lanecdote est encore dans la force illocutoire de lnonc,
NOIRE ET FEMME, LA VOIX DE LA DMOCRATIE 159

traduite par un nouveau renversement de perspective. Non seule-


ment cest dsormais une Europenne qui est dcrite comme un
corps muet, mais encore lesclave noire simpose comme le seul
sujet thique de la scne, capable de rappeler ou mme ddicter des
principes : ce qui est possible sur lle de Turks ne lest pas partout ;
on ne peut traiter sa propre fille comme une simple esclave de
marais salants (alors abondants sur les les Turks). La figure de rsis-
tance politique qui finit de se dessiner ainsi renforce sa connivence
avec le lecteur britannique en semparant cette fois du discours des
droits absolus des individus (Blackstone), toujours li au
discours non-conformiste dans linconscient culturel britannique23.

Ce processus de subjectivation trouve son aboutissement le plus


subtil dans une rappropriation du discours de la pudeur. Lorsque
Captain I punit son esclave, ce nest pas la violence disproportion-
ne du chtiment qui retient lattention de la narratrice, mais la
nature de ses noncs : Il se rpandit en insultes [] me traitant de
tous les noms qui lui passaient par la tte (p. 16). Or, alors mme
quelle nhsite pas relater les svices corporels avec un luxe de
dtails ralistes, Prince ne cite jamais les insultes dont elle est acca-
ble. Une explication est donne au lecteur, entre parenthses et dans
un anglais approximatif : (too, too bad to speak in England) ,
(trop, trop vilains, pour dire en Angleterre) (p. 16). On retrouve
le mme principe lorsque Mr D est empch de corriger sa fille :
Je ne peux rpter sa rponse, les mots taient trop mauvais, trop
vilains dire (p. 24). Tout juste est-il prcis que le matre est inde -
cent, par quoi la narratrice entend manifestement autant une grossi-
ret langagire quune obscnit du comportement (il la force le
laver nu dans son bain). Mr D nprouve jamais la moindre
honte (shame), dit encore le texte : pas de honte pour ses
domestiques, pas de honte pour sa propre chair (p. 24). Plus tard,
lorsque Mrs Wood dverse son tour un torrent dinsultes sur son
esclave, cette dernire choisit de ne pas rapporter les propos de sa
matresse : Il nest pas possible de dire tous ses gros mots (p. 26).
La stratgie est assez remarquable. Que lpouse blanche dun
propritaire desclaves noires puisse se rendre coupable de tels
attentats la biensance langagire, dtail qui dplace lattention
porte dordinaire au comportement physique ou moral des
Europens vers ce que Bourdieu et nomm leur hexis linguisti-
que24, est bien videmment dune importance cruciale une poque
o triomphait un idal de fminit fond sur la pudeur25. En repre-
nant son compte le discours des convenances, dautant plus mis en
160 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

valeur quil sarticule dans un anglais informel, Mary Prince donne


entendre que cest bien elle qui incarne paradoxalement lAnglaise
de la classe moyenne, distinction ultime qui soustrait dfinitivement
lesclave la zoologie dans laquelle le discours esclavagiste cher-
chait lenfermer. Exciper dune hexis corporelle et linguistique qui
trahit certes les origines sociales et ethniques du sujet nonciateur,
mais qui se conforme aux rgles implicites de la respectability
britannique26, cest se couper dfinitivement de lanimalit ; cest
faire de lesclave non quelque spcimen dune race part, mais lin-
carnation presque parfaitement ralise dun tre social dont les
pratiques individuelles, en dpit de formulations imparfaites, sont en
profonde rsonance avec les dispositions qui rgissent le vivre-
ensemble de la nation britannique telle quelle simagine.
Le style de lesclave, son rapport au corps et la langue, dessine
donc bien une nouvelle frontire, non plus entre animalit et humanit,
mais entre acceptabilit et inacceptabilit: lesclave noire en vient
incarner elle-mme une adquation, non pas idale mais raliste et
concrte, entre une pratique singulire et un habitus , cet ensemble
de dispositions, non pas innes mais acquises, portant chacun agir
dune certaine manire dans un espace social commun27. Si Prince
parle non plus au nom du Common Law, mais au nom dune common
decency, cest quelle se comporte comme si elle avait intgr, sa
manire, les rgles constitutives de lidentit fminine en vigueur dans
la bourgeoisie anglaise, cette fiction tant ce qui institue lautobiogra-
phie comme uvre littraire. Mais si Prince appelle ses anciens
matres prouver de la honte, cest aussi quelle parle dsormais
partir de cette fiction, comme si lesclave noire pouvait effectivement
prendre la parole au nom de cette collectivit britannique, laquelle
son rcit lidentifie tant bien que mal, tandis que du mme geste cette
mme fiction disqualifie les propritaires desclaves : Le matre ne
fait preuve lgard de ses esclaves ni de la moindre pudeur [m o d e s t y]
ni de la moindre dcence [d e c e n c y]; hommes, femmes et enfants, tous
sont galement dnuds. Depuis que je suis arrive ici [en Angleterre]
je me suis souvent demande ce qui poussait les Anglais partis pour
les Antilles se conduire comme des btes (p. 37).

On a beaucoup insist sur la venue soi que reprsente lcriture


autobiographique des esclaves. Dans cette perspective, les premiers
mots du rcit, Je suis ne Brackish-Pond dans les Bermudes ,
seraient lire comme lacte de naissance de celle qui on a toujours
refus la possibilit dexprimer une singularit. Se subjectiver, cest
scrire, mme si scrire cest se plier aux codes linguistiques de la
NOIRE ET FEMME, LA VOIX DE LA DMOCRATIE 161

langue du matre28. Or, le rcit de Prince naffirme une identit


personnelle qu convoquer la mmoire des autres esclaves, dont
elle se fait systmatiquement la porte-parole. Ainsi, chaque scne de
torture est-elle loccasion de rappeler que les souffrances personnel-
les de la narratrice sont indissociables de celles de ses compagnons
dinfortune, hommes et femmes : Lorsque je pense mes propres
souffrances, je me souviens des leurs (p. 22). Les dernires lignes
du rcit reprennent le propos : Jai t moi-mme esclave je sais
ce que les esclaves ressentent Je peux tmoigner de leurs senti-
ments partir de ma propre exprience, et partir de ce quils mont
racont (p. 38). Lautobiographie nest donc pas ici la marque
dune relation de soi soi, mais lhistoire de la formation dun sujet
qui ne sarrache linfra-monde qu vrifier lgalit de nimporte
quelle parole avec nimporte quelle autre.
Do, caractristique essentielle de The History, cette ouverture
graduelle du je un nous bien plus transversal quon ne pour-
rait limaginer dans un premier temps, puisque Prince finit mme par
sidentifier aux proltaires anglais, quil sagisse du cireur de chaus-
sures qui lhberge lorsquelle quitte le foyer des Wood (p. 35) ou des
servantes anglaises qui viennent lui prter main forte au lavoir (p. 31-
32). Prince nhsite pas revendiquer, pour elle et ses semblables, les
droits lmentaires quelle postule chez celles et ceux des domestiques
quelle croise (p. 38), ne pouvant ignorer que les droits des travailleurs
anglais taient encore loin dtre garantis un an avant le Reform Act
de 183229. Voici donc une esclave qui parle au nom dune identit
collective qui nest pas ncessairement celle de ses semblables. Cest
que la logique de la subjectivation comporte une identification possi-
ble aux autres exclus de la reprsentation, comme si toute prise de
parole ne devait se faire quau nom de tous les laisss-pour-compte.
Autrement dit, lautobiographie ne produit pas un sujet unique, mais
un sujet dmocratique , cest--dire un un dmultipli , qui ne
parle de lui-mme que pour autant quil est tre-ensemble , ou plus
exactement tre-entre : entre les positions, les statuts, les identits,
les races, les sexes, les cultures30.
Cest dans cette jonction entre des catgories dexclus, que le
statut ambigu du texte prend tout son sens. Car lautobiographie de
Mary Prince ne fut pas crite par elle-mme ; le rcit fut dict une
amie des Pringle, Susanna Strickland. Le texte fut en outre accom-
pagn de divers Supplements , ajouts par Thomas Pringle, qui
souhaitait ainsi corroborer les dires de lesclave, susceptibles par
dfinition dtre discrdits. Le rcit lui-mme fut enrichi dun
appareil de notes, galement conu par Pringle, qui attirait latten-
162 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

tion du lecteur sur tel ou tel dtail historique, ou qui prcisait si tel
ou tel nonc tait imputable lesclave. Les critiques ont donc logi-
quement mis en doute la fiabilit du texte, rsultat dun double
cadrage, voire dune double censure (on ne trouve aucune allusion
la vie sexuelle de Prince), telle enseigne que lon a pu affirmer que
la mdiation des deux diteurs reproduisait lendroit du corpus
les manipulations infliges au corps de lesclave31. Il est vrai que le
texte souffre de brusques dcrochages nonciatifs, notamment
lorsque le tmoignage de lesclave semble implicitement pris en
charge par la narratrice, prsente demble comme une lady (p. 3),
ou lorsque la responsabilit de lnonciation est explicitement dl-
gue la seule Prince (p. 13, 37, par exemple). Reste que la prface
de la premire dition avertit le lecteur de ce truchement (p. 3), et
que Prince elle-mme introduit des remerciements Miss S (p.
38), ce qui limite la porte des attaques concernant la fiabilit du
texte. On apprend en outre dans lun des supplments que Prince
souffrait de graves problmes oculaires (p. 4), ce qui explique
quelle ait vraiment pu avoir besoin daide pour la rdaction de son
mmoire.
Gillian Whitlock a donc vu dans cette collaboration entre Prince
et Strickland un mouvement avant-coureur du lien qui devait sta-
blir la fin du XXe sicle entre fminisme et postcolonialisme. Les
marginalia du texte plaaient Prince au cur dun dialogue
tablissant un pont entre lEuropenne et lAntillaise, dont les dsirs
respectifs de libert seraient venus se croiser32. Outre que la jonction
entre fminisme et anti-esclavagisme stait dj opre bien en
amont, au point de rendre indissociables luttes abolitionnistes et
proto-fminisme ds le XVIIIe sicle en Angleterre33, je ne suis pas
persuad quil nentre pas dans la collaboration de Strickland et
Pringle avec Prince quelque condescendance, trahie par ces dcro-
chages nonciatifs comme par ces notes soulignant les diffrences
entre les locuteurs. Peut-tre serait-il plus judicieux par consquent
de maintenir le jeu de la diffrence, en noubliant aucun des trois
acteurs. Car cette double mdiation, affiche et non dissimule, a
pour mrite notable de maintenir un intervalle entre le corps de
Prince, esclave maltraite, et sa voix, telle quelle nous parvient par
le truchement de ses protecteurs, intervalle qui serait prcisment la
signature de toute parole dmocratique34. Ce qui signifie aussi que la
subjectivation de Prince ne serait envisageable sans cet vnement
proprement littraire quest llaboration de cette scne polyphoni-
que. Si Strickland peut crire comme si elle tait Prince, et non sa
place, si Pringle peut apporter toute sa caution lentreprise de
NOIRE ET FEMME, LA VOIX DE LA DMOCRATIE 163

diffusion de cette parole, cest que le travail de transcription que


sollicite Prince inscrit cet intervalle qui permet aux Anglais de dire
je tout en gardant leurs distances, de ntre donc pas le corps de
lesclave, mais de se situer sur la scne du comme si , entre
Moi et Elle , dans la fiction de cette voix dtache de son
corps, o Prince vient galement rpondre tant bien que mal
limage qui est attendue delle. Cest selon moi cette fiction para-
topique , cette scne o chacun semble dire Mon groupe nest pas
mon groupe35 , qui permet la subjectivation dmocratique de Mary
Prince, son arrachement la zoologie et sa transfiguration en animal
politique.

Frdric REGARD
Universit de Paris IV-Sorbonne

NOTES

1. The History of Mary Prince, A West Indian Slave, Related by Herself, Londres
et dimbourg, 1831. Le texte fut redcouvert et publi Londres en 1987. Ldition
utilise est celle de Sara Salih (Londres, Penguin, 2004). Les citations sont traduites
par moi-mme [F. R.].
2. Voir Jenny Sharpe, Something Akin to Freedom: The Case of Mary
Prince , Differences : A Journal of Feminist Cultural Studies, n 8.1 (1996), p. 31
56.
3. Sir William Blackstone, Of the Absolute Rights of Individuals , dans
Commentaries on the Laws of England (1765-1769), Livre I, chap. 1 (ma traduction
[F. R.]).
4. Common Law : la loi anglaise fondamentale, fonde sur le droit jurispruden-
tiel, par opposition au droit civiliste ou codifi.
5. Voir David B. Davis, The Problem of Slavery in the Age of Revolution, 1770
1823, Ithaca, Cornell University Press, 1975, p. 480 et suiv.
6. Ibid., pp. 499-500.
7. Voir Barbara Bush, Towards Emancipation : Slave Women and Resistance
to Coercive Labour Regimes in the British West Indian Colonies, 1790-1838 , dans
David Richardson (dir.), Abolition and Its Aftermath: The Historical Context, 1790-
1916, Londres, Frank Cass, 1985, p. 27-54.
8. Peter Brooks, The Melodramatic Imagination : Balzac, Henry James,
Melodrama, and the Mode of Excess, New Haven, Yale University Press, 1976,
p. 204-206.
9. Ibid., p. XIII.
10. Voir Judith Walkowitz, City of Dreadful Delight : Narratives of Sexual
Danger in Late-Victorian London, Chicago, The University of Chicago Press, 1992,
p. 85-86.
11. Voir Elaine Hadley, Melodramatic Tactics. Theatricalized Dissent in the
English Marketplace, 1800-1885, Stanford, Stanford University Press, 1995.
164 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

12. Martha Vicinus, Helpless and Unfriended: Nineteenth-Century Domestic


Melodrama , New Literary History, Vol. 13, No. 1 (automne 1981), pp. 127-143.
13. Voir Moira Ferguson, Sentiment and Amelioration , dans Subject to Others.
British Women Writers and Colonial Slavery, 1670-1834, New York, Routledge,
1992, p. 92 et suiv.
14. Voir Joyce Green MacDonald, The Disappearing African Woman : Imoinda
in Oroonokoafter Behn , ELH, vol. 66, n 1 (printemps 1999), p. 71-86.
15. David Hume, Of National Characters , 1754, Philosophical Works, T.H.
Greene et T.H. Grose (d.), Londres, 1882, t. III, p. 253.
16. Voir Sandra Pouchet Paquet, The Heartbeat of a West Indian Slave : The
History of Mary Prince , African American Review, vol. 26, Nn 1, Women Writers
Issue (printemps 1992), p. 131-146.
17. Patricia Caldwell, The Puritan Conversion Narrative, Cambridge, Cambridge
University Press, 1983, p. 45 et suiv.
18. James Olney, I Was Born: Slave Narratives, Their Status as Autobiography
and as Literature , Callaloo, n 20 (hiver 1984), p. 46-73.
19. Voir Jennifer Fleishner, Mastering Slavery : Memory, Family and Identity in
Womens Slave Narratives, New York, New York University Press, 1996, p. 14 et
suiv.
20. Valentine Cunningham, Thou Art Translated : Bible Translating, Heretic
Reading and Cultural Transformation , dans Jrgen Schlaeger (dir.),
Metamorphosis : Structures of Cultural Transformations, Tbingen, Gunter Narr
Verlag, 2005, p. 119-128.
21. Robin Blackburn, The Overthrow of Colonial Slavery 1776-1848, Londres,
Verso, 1988, p. 136 et suiv.
22. Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001,
p. 224-225.
23. Linda Colley, Britons : Forging the Nation, 1707 1837, New Haven, Yale
University Press, 1992, p. 18.
24. P. Bourdieu, Ce que parler veut dire. Lconomie des changes linguistiques,
Paris, Fayard, 1982, p. 83 et suiv.
25. Voir Mary Poovey, The Proper Lady and the Woman Writer, Chicago, The
University of Chicago Press, 1984.
26. Francis Thompson, The Rise of Respectable Society : A Social History of
Victorian Britain, 1830-1900, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1988.
27. Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. cit. p. 129-130.
28. Henry Louis Gates, The Signifying Monkey : A Theory of African-American
Literary Criticism, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1988, p. 131.
29. Clbre loi lectorale anglaise qui devait offrir un premier semblant de repr-
sentativit politique aux seuls propritaires hommes.
30. Voir Jacques Rancire, Aux bords du politique, Paris, La fabrique, 1998, p. 85-
90.
31. Voir Barbara Baumgartner, The Body as Evidence : Resistance,
Collaboration, and Appropriation in The History of Mary Prince, Callaloo, vol.
24, n 1 (hiver 2001), p. 253-275.
32. Gillian Whitlock, Autobiography and Slavery. Believing the History of
Mary Prince , dans The Intimate Empire. Reading Womens Autobiography,
Londres, Cassell, 2000, p. 8-37.
33. Voir Clare Midgley, Women against Slavery: The British Campaigns, 1780-
NOIRE ET FEMME, LA VOIX DE LA DMOCRATIE 165

1870, Londres, Routledge, 1992.


34. Rancire, op. cit., p. 90.
35. Voir Dominique Maingueneau, Le Discours littraire : paratopie et scne
dnonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 86.
RIMES DCHANES :
LUVRE POTIQUE DE JUAN FRANCISCO MANZANO
ET SON TRADUCTEUR VICTOR SCHLCHER

FRANK ESTELMANN

Juan Francisco Manzano est clbre pour avoir t le seul esclave


dans le monde hispanophone du XIXe sicle avoir laiss une auto-
biographie la postrit. Cette autobiographie a t rdige dans les
annes 1830 linstigation du promoteur de littrature le plus impor-
tant Cuba de lpoque, Domingo del Monte1. Ne pouvant paratre
Cuba sous la censure, elle a t publie pour la premire fois en
1840 dans une traduction anglaise ralise par labolitionniste
anglais Richard Madden dans le Anti Slavery Report de Londres
sous le titre de History of the Early Life of the Negro Poet2. Victor
Schlcher, de son ct, a inclus la traduction de trois pomes de
Manzano dans son ouvrage Abolition de lEsclavage ; examen criti -
que du prjug contre la couleur des Africains et des sang-mls
publi en 1840 aprs avoir t lui-mme Cuba la fin des annes
1820. Je reviendrai plus tard sur Schlcher, aprs avoir trait le rcit
autobiographique de Manzano. Ce rcit comporte notamment de
nombreuses indications sur la trajectoire du pote-esclave, utiles
pour linterprtation de son uvre. Dans la deuxime partie de cette
tude, jvoquerai dabord lensemble de luvre potique de
Manzano, avant danalyser quelques pomes exemplaires de cette
posie de lesclavage. Mais voyons dabord le pome le plus connu
de Manzano, Treinta aos .

IMITATION ET ESCLAVAGE : OBSERVATIONS SUR LES TECHNIQUES


DE VARIATIO DANS LUVRE POTIQUE DE MANZANO

Le rcit autobiographique de Manzano est considr aujourdhui


comme le texte de rfrence sur la question de lesclavage Cuba
dans les premires dcennies du XIXe sicle. De nombreuses tudes
ont analys ce tmoignage mouvant sur les souffrances de lesclave
et son ancrage dans le contexte historique de cette priode. En revan-
che, la posie de Manzano na fait lobjet que de peu danalyses. On
pourrait mme dire que luvre potique de lauteur est encore
RIMES DCHANES 167

dcouvrir, mme si les pomes de lauteur sont connus depuis long-


temps. Les quelques remarques qui leur sont consacres par la criti-
que littraire rcente sont souvent dcevantes. Ces remarques sont
en gnral conditionnes par un a priori ngatif, qui se rsume au
reproche selon lequel les pomes de lesclave-pote nexprimeraient
que de manire indirecte, car dpendant de la tradition potique clas-
sique, la rfrence la vie desclave. Ce jugement a contribu au fait
que ces pomes ne sont que rarement mentionns hors de leur cadre
biographique premier, commencer par Treinta aos . Il est vrai
que la rcitation de ce pome, au sein du cnacle littraire de Del
Monte, aurait incit le promoteur culturel lancer la souscription
pour obtenir laffranchissement de lesclave lequel eu lieu peu
aprs3. Mais doit-on pour autant sarrter ce constat ?
Parmi les indices les plus concluants qui vont lencontre de
cette dlimitation du champ de recherche, on peut mentionner le
rcit autobiographique mme de Manzano. Dans ce rcit, Manzano
ne se contente pas de donner le rsum de ses souffrances perptue-
lles en tant quesclave depuis sa jeunesse dans la maison de sa
premire matresse, la marquise Jstiz de Santa Ana. Le rcit tant
rtrospectif, et de surcrot tlologique, il a galement une tendance
totaliser le discontinu et le morcel de lexprience vcue. Parmi
les sujets quil met le plus grand soin dvelopper se trouve lhis-
toire de la vocation de pote de lauteur. Manzano, qui tait un
esclave domestique, dcouvre la posie trs jeune par le fait quon
lui accorde tacitement une certaine ducation intellectuelle. Selon
son autobiographie, son veil la posie date alors de lge de 12
ans, poque laquelle il dit avoir dict des dizains une fille appele
Serafina4. Son allgresse et la vivacit de son gnie potique lui
valent le sobriquet de Bec dor5 . Peu aprs, le caractre du jeune
esclave commence pourtant sombrer dans une certaine mlancolie
comme de nombreux passages le soulignent dans la suite du texte6.
Pendant les annes suivantes, marques par une litanie de punitions,
de coups de fouet et de dboires, il continue de composer et dim-
proviser pour se consoler des pomes de circonstance, tout
empreints de tristesse. [] Javais en mmoire tout un cahier de
pomes7 , se rappelle-t-il. Quand il entre au service dun des fils de
la marquise, Nicols Crdenas y Manzano, il apprend lire de faon
autodidacte en imitant son matre. Grce la bibliothque de
Crdenas y Manzano, le futur directeur de lAcadmie littraire
cubaine, il peut tudier de manire clandestine les manuels de rhto-
rique, dont il dit davoir mmoris des pages entires, comme un
perroquet8 . Pendant cette priode, Manzano apprend crire en
168 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

imitant lcriture de son matre. Il se perfectionne ensuite en copiant


les letrillas de Juan Bautista Arriaza (1770-1837) 9, pote no-clas-
sique espagnol et traducteur de Boileau quil imite, persuad quil
serait comme lui pote ou quil saurait versifier10.
Si son rcit autobiographique se termine avec sa fuite en 1817
la Havane, on sait par dautres sources que Manzano sest consacr
la posie amoureuse au dbut des annes 1820. Il a publi son
premier recueil de pomes Poesas lricas, aujourdhui perdu en
1821. On sait galement quil a publi un deuxime choix de pomes
en 1830 Flores pasageras, galement perdu et quil a rencontr
cette poque Domingo del Monte. Dans les annes suivantes,
celui-ci la aid publier quelques-uns de ses pomes dans des
magazines comme El Album, El Aguinaldo Habanero ou La Moda o
Recreo de las Damas11. Au moment o il rdige son rcit autobio-
graphique, au milieu des annes 1830, Manzano a donc dj gagn
la reconnaissance du public lettr. Il est le seul Noir et esclave admis
dans le cercle littraire de Del Monte, une tertulia qui a t le centre
littraire le plus rayonnant dans lle depuis la fermeture par les auto-
rits coloniales de lAcademia Cubana de Literatura en mars 1834.
Son rcit donne donc un clairage particulier sur lesclavage Cuba
au dbut du XIXe sicle. Manzano y figure comme un individu
modle12 . En soulignant son ducation intellectuelle, lauteur
marque ainsi la distance qui la toujours spar des autres esclaves,
notamment de ceux qui travaillent dans lenfer de la canne sucre.

On peut considrer luvre potique de Manzano comme une


tentative de renouer avec la posie classique. Dun point de vue
formel, cette uvre se compose de sonnets, dodes, de romances et
dpitaphes, formes closes dont le pote ne se dpartit jamais. Sy
ajoute la rfrence constante aux thmes lyriques traditionnels,
allant des lieux communs de la pastorale au discours amoureux
ptrarquiste, que Manzano transgresse parfois au profit du vrisme,
cest--dire en traitant de thmes rgionaux mettant en valeur le
paysage et le vocabulaire cubains. Les jeunes auteurs du cnacle ont
t incits par Del Monte se consacrer ce type dcriture.
Manzano sest acquitt de cette tche avec des pomes comme Al
cerro de Quintana (Au mont de Quintana) et A la ciudad de
Matanzas. Despus de una larga ausencia ( la ville de Matanzas.
Aprs une longue absence) 13, qui forgent limage nostalgique dun
des paysages caractristiques de lle compos de mangles et de
raisins, de montagnards et de cabanes, de vieux ponts et dune ville
Matanzas en pleine modernisation. Ces deux pomes pleinement
RIMES DCHANES 169

inscrits dans la dcouverte du rel, selon les modles romantiques,


font partie de ceux que Victor Schlcher a traduit franais.
Conformment la destine quil sest construite dans son auto-
biographie, Manzano a russi transformer potiquement sa margi-
nalisation sociale en une valorisation de soi. Dautre part, il est clair
que sa posie est la fois lie au renouveau national des lettres
cubaines au sein duquel la voix des crivains noirs et/ou esclaves
a t habituellement mise lcart et aux formes canoniques de la
production lyrique dune culture europenne par rapport laquelle
lauteur assure la validit de sa crativit potique. Rien dtonnant,
dans ces conditions, ce que beaucoup de critiques rcents aient
prouv un malaise lgard dune cration qui parat manquer
doriginalit. Ainsi on sest demand si les vers de Manzano
ntaient que des balbutiements plus ou moins heureux attestant
de leffort surhumain de lauteur sortir de son ignorance14. On a
aussi regrett que le langage potique de Manzano soit si cod, indi-
rect et imitatif quil aurait fait disparatre les marques mmes de
lesclavage15. Si lautobiographie de Manzano est loue pour sa
narration sans rhtorique 16, pour la manire dont elle affronte
le choc de lesclavage, ou pour la faon dont elle fait entrer le
matriaux de la vie dans la prose17, sa posie, par contre, faute dou-
tils critiques de la part de linterprte, a la rputation davoir donn
du monde une vision rassurante. Il est vrai quon la loue comme
tant pleine de musicalit et de sympathie potique18 .
Nanmoins, on na affaire ici quau revers dun discours discrimi-
nant qui conteste au pote mineur19 Manzano toute originalit et
va jusqu affirmer que la posie de lesclave serait le produit dune
servilit inne. Pour ne pas avoir t moule sur lexprience
personnelle, les attitudes et les sentiments , mais sur les codes
potiques courants, elle illustrerait par l mme les dfauts de toute
la priode du romantisme hispanoamricain une priode dimita-
tion20 . On comprend donc lindiffrence mle de dception dune
grande partie de la critique universitaire quand elle voque les
contours dune uvre potique qui ne pouvait sadapter, selon elle,
la dure ralit de lesclavage21. Prcurseur de ce prsuppos, Jos
Luciano Franco navait pas hsit voquer en 1937 linfluence
funeste sur Manzano quaurait exerce Juan Bautista Arriaza,
que lesclave aurait eu tort de prendre comme modle22.
Il parat pourtant ncessaire de mettre luvre de Manzano en
rapport avec la situation de communication de ce dernier. On se voit
alors oblig de sparer le corpus des pomes en deux parties : dune
part ceux qui ont paru Cuba du vivant de lauteur, dautre part ceux
170 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

qui ont t publis ltranger (cest--dire par Madden) ou de faon


posthume. Cette diffrence est importante car elle concide avec la
manire dont est trait le sujet de lesclavage. Tandis quon trouve
dans le premier corpus des pomes qui vitent le sujet de lesclavage
ou qui le reprsentent de manire oblique, les pomes du deuxime
corpus de textes affichent parfois une hostilit explicite aux abus du
systme esclavagiste. Pourtant, jcarterai par la suite ces derniers
pomes pour plusieurs raisons. Comme lautobiographie, ils ne nous
renseignent que de manire indirecte sur les conditions relles de la
situation de communication et sur ses contraintes23 dans laquelle
se trouvait Manzano. Alors quils permettent sans doute dentrevoir
ce que lesclave-pote aurait publi dans un autre contexte que celui
de la censure qui rgnait Cuba pendant les annes 1820 et 1830,
surtout pendant le rgime de Tacn (1834-1837) quon a qualifi de
farouche en la matire24, ces pomes sont, du fait mme quils
nont pas t publis, moins riches en enseignements sur la relation
entre littrature et esclavage la priode qui nous occupe ils nont
dailleurs pas t traduits par Schlcher25.
La population de Cuba dans la premire moiti du XIXe sicle se
composait pour la majorit desclaves ou dex-esclaves, non seule-
ment pour avoir t depuis longtemps un des pays les plus marqus
par la traite, mais parce que les trafiquants desclaves et les planteurs
cubains contournaient systmatiquement, par une espce de contre-
bande officieuse, la loi qui abolissait la traite depuis le pacte anglo-
espagnol de 1817. De fait, ils dplaaient pendant les premires
dcennies du XIXe sicle de plus en plus de Noirs dans cette le de
la Carabe, la moins touche par les rvoltes desclaves et le mouve-
ment abolitionniste. On a remarqu que les annes 1830 et 1840 ont
mme marqu le point culminant de la traite Cuba, surtout parce
que la plantocratie du pays esprait profiter de la baisse de produc-
tion du sucre dans le reste des les Carabes, plus touches par la
crise de la production esclavagiste et par les mouvements abolition-
nistes. La prsence dans lle des grandes figures du combat aboli-
tionniste, tel que Richard Madden, partir des annes 1830,
sexplique justement par cette particularit cubaine dun retard en
matire dabolition de la traite malgr le deuxime pacte anglo-
espagnol en 1835, qui interdisait le dplacement dAfricains. Or,
lapproche rformatrice et librale de lesclavage largement inspi-
re par le libralisme europen et par des penseurs antiesclavagistes
mais rformateurs comme Alexander von Humboldt et l icne de
peur Hati , comme lhistorien Michael Zeuske26 appelle la peur
rpandue dans la population crole de la Carabe et notamment
RIMES DCHANES 171

Cuba dune rvolte desclaves limage de 1791, rendaient impen-


sable lide dune prise de conscience collective des esclaves qui se
trouvaient Cuba. Ni la censure coloniale, ni la censure plus subtile
des planteurs, ne permettaient dlever la voix en faveur de laffran-
chissement en masse des esclaves qui se trouvaient sur lle ; du
coup, on peut dire que la reprsentation de la souffrance de les-
clave et la capacit de celui-ci produire des uves dart ont t
extrmement rvolutionnaires du seul fait de leur existence27 . En
effet, le seul fait que Manzano ft paratre quelques-uns de ses
pomes dans des revues publies par les libraux cubains comme
Del Monte doit tre considr comme tout fait exceptionnel. Si
lon se demande pourquoi la force rhtorique du motif de lescla-
vage est attnue dans ces pomes, la rponse cette question est
donc simple : ceux-ci sont fortement dtermins par des contraintes
extrieures. Il ne faut pas oublier que les romans abolitionnistes
dcrivains comme Tanco, Villaverde, Surez y Romero ou mme
Gmez de Avellaneda qui, eux, appartenaient llite crole du
pays, nont t publis Cuba que trs tardivement, la plupart aprs
labolition de lesclavage sur lle (1880-1896) 28.

La parole oblique : El hortelano et Al cerro de Quintana

Cest notamment le cas dans des pomes comme El hortelano


(Le jardinier) ou Al cerro de Quintana (Au mont de Quintana).
Ces deux pomes publis du vivant de lauteur renvoient au lieu
commun classique de la prison damour29. En imitant les lieux
communs de la poesia amatoria ils voquent la subordination du
pote-amant la force adverse de lamour qui enchane celui qui a
t atteint par les flches de Cupidon. Toutefois, les rsonances
intertexutelles accentuent le motif topique des chanes esclaves
( esclavas cadenas30 ), elles lintensifient au plan du discours
amoureux et transposent alors la figure du servus amoris dans le
domaine de lesclavage.
Quant El hortelano , ce pome dapparence purement ludique
porte en sous-titre, ce qui nest peut-tre pas sans importance, les-
sence mme du reproche que la critique a fait au pote : Idilio
Imitacin de Arriaza31 . Or El hortelano est en effet une imitation
dun pome dArriaza intitul La impresin primera o El pescador.
Idilio32. Mme si Manzano a transpos la scnographie maritime de
son modle dans le paysage dune pastorale, lorganisation des deux
pomes est tout fait analogue. Dans les deux cas, une figure mascu-
line caractrise par sa simplicit de murs et par la vie rustique
172 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

quelle mne (il sagit dun jardinier dans le cas de Manzano et dun
pcheur chez Arriaza) lance un dfi Cupidon. Tout en soulignant
quils sont trs contents avec les trsors quils possdent dj, le jardi-
nier et le pcheur demandent au dieu de lamour de ne pas les impor-
tuner avec ses flches. Dans un refrain suggestif (estribillo en
espagnol) insr la fin de chaque strophe, ils dclarent leur amour
leur activit respective. Tandis que la barque et ses filets de pche sont
prsents comme le trsor du pcheur, lillet et la rose sont la fiert
du jardinier. Les deux hommes sont par ailleurs tout fait conscients
du vasselage quils savent que Cupidon rserve ceux quil a assujet-
tis sa loi. Ils connaissent les tourments de Nrine (dans le cas du
pcheur) et de Phillis (dans le cas du jardinier), deux figures mytholo-
giques dlaisses par leurs amants infidles dans un cadre naturel
semblable au leur. Cest l un destin quils prfrent viter. Toutefois,
la fin des deux pomes, Cupidon se venge deux laide de deux
figures de femmes puises dans la tradition lgiaque latine (Silvia,
Lesbia). Les regards de ces deux figures fminines pntrent dans les
curs de deux hommes et les rendent irrmdiablement et tragique-
ment amoureux. De cette faon, le pcheur et le jardinier sont punis
pour leur insolence et leur imprudence. Les deux pomes conjuguent
la fin limage dun rivage et dun jardin assujettis par Cupidon qui
triomphe sur lharmonie initiale du paysage et sur la fiert des
hommes.
Or, les deux romances en octosyllabes dArriaza et de Manzano
sinscrivent profondment dans la tradition classique. Artifices
potiques, cas de figure rpertoris, on retient de leur lecture dabord
les thmes classiques de la blessure irrmdiable que Cupidon perce
dans la poitrine de ceux atteints de ses flches, du giovenile
errore du dbut des Canzoniere de Ptrarque et de nombreux autres
motifs attestant de la tradition ptrarquiste et lgiaque dans laquelle
ils sinscrivent. Cependant, si lon renonce un parti pris simplifica-
teur (le reproche d pigonalit ), les pomes de Manzano se rv-
lent riches en dcouvertes intellectuelles. Tout dabord, limitation
du pome dArriaza nempche pas Manzano de marquer le sujet de
lesclavage. Bien au contraire, il lintroduit dans lintertexte en
procdant par une transformation thmatique des donnes dArriaza
qui sajoute encore la translation spatiale (passage de la mer au
jardin). Car dans la deuxime strophe du pome, El hortelano
compare le danger que la rose bourgeonnante court quand elle est
expose au soleil brlant avec le danger auquel est confront le
jardinier en face de lesclavage tyrannique ( esclavitud tirana ) de
lamour. Il sagit dun esclavage contre lequel le jardinier se croit
RIMES DCHANES 173

tort mieux protg que la rose avec laquelle il sidentifie.


Il est par ailleurs tout fait frappant que le champ lexical quem-
ploie Manzano pour caractriser lamour soit beaucoup plus violent
que celui employ par Arriaza Cupidon est trait dassassin et de
tratre, et le jardinier lui reproche explicitement sa cruaut. Lcart
que creuse Manzano entre El hortelano et La impresin
primera o El pescador est approfondi encore par la substitution du
motif du vasselage de lamour chez Arriaza avec celui de l escla-
vage tyrannique . Il est vrai que les chanes amoureuses comme
mtaphore de lobsession amoureuse et limage de la belle prison
damour dans laquelle est enferm lamant fidle appartiennent la
topique du discours amoureux. En scartant de La impresin
primera o El pescador , El hortelano ne se dtache pas de la
tradition ptrarquiste, lgiaque ou de celle des cancioneros dans
lesquels le motif de lamour esclavagiste a une certaine
influence : les lgies de Tibulle et leur rception en tmoignent33.
Le pome de Manzano reste alors dans les limites dune variatio du
discours amoureux classique, et cest la raison pourquoi il a pu tre
publi lpoque. Mais il est clair que Manzano transgresse les
donnes thmatiques de El Pescador et en remotive laction :
travers Cupido il lance un dfi lesclavage en soulignant notam-
ment la brutalit de la situation dans laquelle se trouve lamant-
esclave, lingalit de la lutte contre le dieu de lamour, la solitude
et laccablement qui en rsultent pour le pote-jardinier. Si, chez
Arriaza, on voit surgir un dsir insatisfait de libert et dharmonie du
locuteur contre la contrainte de la sphre codifie de lamour,
Manzano se sert de ce cadre pour le transformer avec une protesta-
tion contre lamour esclavagiste .
Le mme procd de transposition thmatique parat galement
dans Al cerro de Quintana34 . Sur fond de paysage cubain, le locu-
teur de ce pome voque sa relation avec sa muse Lesbia, figure
prise encore une fois chez Catulle. Le souvenir du bonheur partag
avec Lesbia sur les flancs de la colline qui, en tant que lieu topique
de lamnit, est dcrite comme gracieuse, aimable et douce, a pour-
tant t dtruit par un brouillard dense ( densa niebla ) non
spcifi qui a spar les deux amants et qui a ainsi dtruit lidylle
dans le cadre naturel de la scne voque. Ainsi a t touff le cur
du locuteur dsormais condamn la douleur, aux pleurs ternels et
produire un misrable chant ( miserable canto ). Ne serait-
ce que par linsertion du motif des chanes esclaves de lamour
dans la dernire strophe du pome, Mis amorosas penas/Mis
esclavas cadenas/Condname a dolor, a eterno llanto , donc des
174 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

chanes esclaves responsables du manque de libert du locuteur


et par consquent pour son malheur , ce pome pourrait sabstenir
de traiter de lesclavage au sens propre. Or, ce nest pas le cas. Deux
motifs de la topique amoureuse, celui des chanes de lamour et du
vasselage de lamant la Dame, sont relis et traduits dans le champ
lexical de lesclavage. En introduisant dans le discours amoureux le
thme de lesclavage, mouvement dans lequel est redouble la rhto-
rique de la subordination involontaire de lamant envers lobjet
amoureux et celle de la perte desprance devant une situation
violente, le pome intensifie dans la variatio de son modle ladver-
sit dans laquelle se trouve le locuteur. Ainsi, Al cerro de
Quintana plaint avec les effets nfastes de lamour tyrannique et le
manque de libert du locuteur ft-ce de manire oblique les
peines de lesclavage. Le lecteur se trouve alors oblig, une fois
encore, danalyser en quoi limitatio contribue non pas la mise
lcart, mais au contraire lexposition du thme de lesclavage.
Cest le moment dvoquer un des pomes antiesclavagistes de
lauteur qui nous renseigne sur la frontire entre ce quil a pu dire au
grand public de lle et ce quil devait taire : La esclava ausente35
(Lesclave absente), pome qui na pas t publi de son vivant et
dans lequel Manzano a affich une hostilit explicite lgard de les-
clavage. Ce pome associe lhostilit du locuteur sa condition un
discours sur lamour en tant que prcepte barbare ( brbaro
precepto ) qui dpouille ltre de sa douce libert ( la dulce
libertad ). la limite, les vers correspondants sinscrivent dans la
topique amoureuse dj mentionne. Mais le droit daimer y est
prsent comme un droit naturel et inviolable par principe, et reli-
gion, amour et nature sont convoqus pour sa dfense. De plus, tant
donn que lassujettissement amoureux et la servitude de lesclave
qui prend la parole sont explicitement mis en rapport, et que la
distance gographique qui spare les deux esclaves la rfrence
est ici explicite est prsente comme involontaire et contre nature,
le pome comporte une dimension ouvertement dnonciatrice de
lesclavage. Il transgresse le discours amoureux pour se diriger vers
un discours moral antiesclavagiste. ct de Visin del poeta en
un ingenio de azcar36 (Vision du pote dans une plantation de
sucre), imitation du Temple de Vnus37 dArriaza que Manzano
amplifie avec un passage dnonciateur de lenfer dantesque des
fabriques de canne sucre, La esclava ausente peut ainsi compter
parmi les rares pomes anti-esclavagistes de Manzano.
Ce corpus de pomes dmontre que lexplicitation du message
antiesclavagiste marque le seuil au-del duquel toute publication
RIMES DCHANES 175

Cuba tait exclue. Pour publier ses pomes, Manzano a d dsarti-


culer les rfrences explicites la socit esclavagiste. Ds lors quil
entrait dans la sphre publique ce qui veut dire concrtement : ds
que ses pomes quittaient la tertulia delmontine rpute pour la lib-
ralit dexpression qui y rgnait , il fallait renoncer jouer sur le
registre de lantiesclavagisme, et camoufler toute critique. Le
discours amoureux qui comprenait traditionnellement des lments
thmatiques proche de lesclavage sy prtait parfaitement.
Cest donc simplifier les choses que de poser, dans ce contexte,
les silences de Manzano en instrument de choix idologique : de ce
quil reprsente lesclavage de manire indirecte, cache, oblique ou
mme attnue, il ne sensuit pas que ses pomes ne vhiculent
aucune opinion abolitionniste, et labsence dun seul texte de lau-
teur qui prouverait le contraire ne doit pas conduire qualifier de
drisoire ses pomes publis, trs prudents sur la question de lescla-
vage. Gardons-nous alors dy voir autre chose quun effet d acco-
modation de la part dun auteur dont la production, ne serait-ce que
par la parution de quelques pomes sur le petit march littraire de
Cuba, tait un moyen efficace non seulement daffirmer sa trajec-
toire de pote, mais aussi de transcender sa condition dans une
socit esclavagiste. En face de pomes comme El hortelano ou
Al cerro de Quintana , je ne pense pas quon puisse lgitimement
dire que sa posie, parce quelle est imitative et conventionnelle,
vite le sujet de lesclavage et de labolition de celui-ci, ni mme
quelle narticule pas la diffrence dune voix autre de lesclave.

Posie de contrebande : analyse de Treinta aos

Je voudrais mattarder maintenant plus longuement sur le sonnet


Treinta aos38 que je tiens pour reprsentatif dune catgorie de
pomes de Manzano quon pourrait dsigner sous le titre peut-tre
trop moderne de la posie de contrebande . Cette catgorie est
la fois caractrise par labsence complte du motif de lesclavage
(effet de rglage) et par une lecture abolitionniste possible et mme
voulue (effet de figuration).
Mentionnons dabord les modifications entre la version manus-
crite de ce pome celle qui a t publie dans El Aguinaldo habane -
ro en 1837. Il sagit surtout de corrections stylistiques et de
modifications qui effacent le caractre oral de la version manuscrite
( mal asido devient mal nacido , pa devient para ). Ces
transformations sont certes importantes, mais elles sont analogues
au traitement qua reu le rcit autobiographique de Manzano lors de
176 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

son adaptation la langue littraire crite. On a souvent not que ces


corrections servent blanchir la voix de lesclave en linscrivant
dans les normes de la langue et du systme rhtorique espagnols.
Mais poursuivons dabord avec la lecture du pome :
Treinta aos

Cuando miro el espacio qe he corrido


Desde la cuna hasta el presente da
Tiemblo y saludo a la fortuna ma
Mas de terror qe de atencin movido.
Sorprndame la lucha qe he podido
Sostener contra suerte tan impa
Si as puede llamarse la porfa
De mi infelice ser al mal asido ;
Treinta aos hy, qe conos la tierra :
Treinta aos hy, que en gemidor estado,
Triste infortunio pr do quier me asalta.
Mas nada es pa mi la dura guerra
Qe en vano suspirar he soportado,
Si la carculo, oh Dios ! con lo que falta39.

Sonnet

Quand je considre lespace que jai parcouru


Depuis le commencement jusqu ce jour,
Je tremble et je salue ma fortune
Plus mu de terreur que de respect.
Je suis tonn de la lutte que jai pu soutenir
Contre un sort tant impie ;
Si je puis ainsi appeler les combats
De ma malheureuse existence partir de ma fatale naissance.
Il y a trente ans que je connus la terre,
Il y a trente annes quen un tat plein de larmes
Triste infortune massige de tous cts.
Mais quest-ce que la cruelle guerre
Que jai supporte en pleurant en vain.
Quand je la compare, Dieu ! celle qui mattend.
40
(Traduction de Victor Schlcher)

Ce pome en alexandrins ne fait pas de rfrence explicite les-


clavage41. Il ne critique certes pas ouvertement le systme esclava-
RIMES DCHANES 177

giste du pays ni mme ses abus , et on peut juste titre y voir une
condition ncessaire de sa publication Cuba en 1837. Le pote
regarde en arrire en tremblant et en saluant sa fortune adverse,
mu quil est par le souvenir de la lutte contre son sort quil a d
soutenir depuis sa naissance (le berceau). Cest l le thme des
quatrains du sonnet. Les tercets prolongent la mme rflexion. Le
pote voque la perscution par le malheur quil subit depuis trente
ans et spouvante lide dun avenir encore plus infortun que la
cruelle guerre quil vient de soutenir en vain.
Dans ce quon pourrait appeler une fiction oratoire qui semble
anticiper sur la situation de communication relle qua d rencontrer
Manzano dans le cnacle de Domingo del Monte, le rcitant adopte
dans ce pome lethos du perscut. Mais au lieu de demander de
laide, il porte un jugement sur sa propre existence passe, dont il
dresse le bilan dans une sorte dexamen de conscience. En dpit de
lvocation de la terreur et de lenvahissement, il ne dnonce aucune
maltraitance physique42. Le rcitant privilgie visiblement le thme
classique de la dsillusion (desengao). Selon Miller, il renvoie dans
lapostrophe Oh Dios du dernier vers au signe graphique de
lhorror vacui la lettre O 43 . Cette apostrophe est par cons-
quent le moment o culmine langoisse de claustration qui se fait
jour travers tout le pome et qui est manifeste dans tout le systme
des concepts paroxystiques caractristiques de la tradition ptrar-
quiste employe : le tremblement, la terreur, le respect, la lutte, les
combats, les larmes, le malheur, la guerre et la dsesprance.
Mais on pourrait tout aussi bien voquer le plaidoyer pro domo
du discours dmonstratif (ou pidictique) du pome. Mme forg par
le malheur, lespace du pome permet au rcitant de crier son mal en
anaphores et en allitrations, de faire bouger son dsir de communi-
cation, sortant de lindistinction insupportable et douloureuse de son
sonnet qui, en tant que forme fixe, demeure sous lemprise du code
esthtique. Si le locuteur se trouve encore au gemidor estado
( tat pleines de larmes selon la traduction de Schlcher), ses
gmissements ne constituent, par analogie, pas seulement la figura-
tion de lexprience vcue qui se dessinerait derrire la complainte
potique ; ils sont les paroles mme du pome. Si lon regarde la
versification, la combinaison phontique et musicale, la rpartition
des units syntaxiques dans le sonnet, on se rend compte que lan-
goisse montre correspond la dmonstration dune matrise souve-
raine de lexpression. Comme la fait remarquer Miller, Treinta
aos atteste la supriorit verbale du pote qui vite le parler
esclave ( hablar en bozal ) laide dune parole code et conver-
178 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

tit par ce geste lhistoire des trente ans en trajectoire de pote.


Labsence apparente deffort pour mettre en lumire la condition
desclave porte dans Treinta aos lethos de rhteur habile.
Or, Manzano dispose sans retenue du rpertoire potique en
langue espagnole qui lui tait accessible, et puise dans le rservoir
des mtaphores et des lieux communs de la tradition. Ainsi, un
certain nombre dtudes a fait allusion lintertextualit de Treinta
aos sans pour autant analyser en dtail la contribution qua appor-
te la lecture de la posie classique de langue espagnole ce pome.
Certes, il est particulirement difficile de dceler tel ou tel hypotexte
de Treinta aos , tant donn que le modle quil imite compte
parmi les plus courants du Sicle dor espagnol. Il sagit du 298e
sonnet de Ptrarque ( Quandio mi volgo indietro a miarar gli
anni/chnno fuggendo i miei penseri sparsi etc.) qui a t imit
tour tour par Garcilaso de la Vega dans le premier sonnet, par
Gaspar Gil Polo dans la Diana enoramada (1564), par Juan de
Mal Lara, Sebastin de Crdoba et Fray Luis de Len, par Lope de
Vega dans les Rimas sacras (1614) et par Francisco de Quevedo44.
videmment, lacte de lecture de Treinta aos ne peut pas spui-
ser dans le constat dune intertextualit quelconque. Il nempche
que le pome de Manzano sinscrit dans ce large pastiche de la tradi-
tion ptrarquiste du Siglo de Oro, tradition dont il faudra discerner
la topique avant de pouvoir conclure sur les divergences.
Dune manire gnrale, on note deux directions dans lesquelles
les imitations du 298e sonnet de Ptrarque se sont ramifies dans la
posie espagnole baroque : lune dbutant par le premier sonnet de
Garcilaso de la Vega partir duquel est rcrit le discours amoureux
profane du modle : il exprime lide que lamant sest livr sincre-
ment sa Dame, et que cette Dame non seulement le ddaigne, mais
que ce ddain provoque la perdition et mme la mort imminente du
locuteur ; et lautre ramification reprsente par les Rimas sacras de
Lope de Vega et les psaumes de Quevedo qui transposent le discours
damour profane en discours difiant (religieux ou moral): la
complainte amoureuse dveloppe alors laspect pnitentiel du modle
ptrarquiste et se double dune composante dexercice spirituel.
Comme le thme de lamour profane manque compltement au
pome, il est tout fait vident que Treinta aos sinscrit dans
cette deuxime ligne. Il serait donc rducteur danalyser limitatio
en termes de substitution du discours amoureux ptrarquisant par un
discours rfrentiel faisant allusion lesclavage. Manzano ne subs-
titue pas la Dame de Ptrarque ou de Garcilaso par le sort
impie de lesclavage pour transformer la complainte amoureuse en
RIMES DCHANES 179

complainte contre lesclavage, comme la propos Vera-Lon45 de


manire sans doute loquente. Car le discours amoureux ptrarqui-
sant se trouve dj totalement subverti dans le septime psaume de
Quevedo dans lequel est dj effectue la substitution de la Dame
aime par fortuna qui assujettit lhomme ( Nace el hombre sujeto a
la Fortuna46 ). Comme Quevedo avait dj transpos le langage
amoureux (en reprenant certains motifs de Ptrarque) dans le
discours moral bas sur lide de fatalit, la complainte du pote sur
son sort et sur sa fortune ( Tiemblo y saludo a la fortuna mia ,
suerte impa ), dans Treinta aos , nest pas inscrite contre-
tradition ou contre-code. Elle renvoie au septime psaume de
Quevedo. Un certain nombre de motifs supplmentaires lattestent.
ct de lincipit en phrase temporelle ( Cuando miro ) qui est
commun toutes les rcritures du 298e sonnet de Ptrarque et du
motif de fortuna sur lequel je reviendrai, le septime psaume de
Quevedo contient notamment le motif du desengao qui suit le
combat inutile entrepris du locuteur contre le destin. De plus, il
mesure par le recours de la mditation lespace entre le berceau
( cuna ) et la mort. Mme sil est vrai que la forme du sonnet de
Manzano sinvestit plutt dans le cadre gnrique des vers de
Garcilaso et de Lope de Vega et que presque tous ses motifs remon-
tent au XVIe sicle, sans doute de manire diffuse, on ne saurait nier
une proximit significative entre Treinta aos et le psaume
mentionn de Quevedo.
La russite du pome de Manzano peut-elle donc tenir seulement
un savoir-faire, rsultant de limitation de codes familiers ? Ny a-
t-il pas alors une valeur exceptionnelle de la voix de lesclave-
pote ? Question rhtorique, car dire que Treinta aos entre en
dialogue avec une ou plusieurs traditions, cest aussi engager linter-
prtation dans une analyse plus centre sur la conscience indivi-
duelle de linstance nonciatrice.
Je vais maintenant me concentrer sur la transposition du motif de
fortuna du psaume de Quevedo dans le pome de Manzano. Dans sa
mditation sur la fortune qui domine lhomme, le locuteur du
psaume de Quevedo accepte douloureusement la fatalit de la vie
humaine qui, tout en changeant constamment de figure, narrte
jamais sa course vers des destinations imprvisibles lhomme.
Pasa veloz del mundo la figura,
y la muerte los pasos apresura ;
la vida nunca para,
ni el tiempo vuelve atrs la anciana cara.
Nace el hombre sujeto a la Fortuna,
180 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

y en naciendo comienza la jornada


desde la tierna cuna
y la tumba enlutada,
y las ms veces suele un breve paso
distar aqueste oriente de su ocaso47.
Chez Quevedo, le locuteur du psaume est entr dans lge adulte
aprs avoir triomph douloureusement sur le jeune homme naf ( el
necio mancebo48 ) quil tait. Il a enfin russi se librer de la
mainmise de son destin en apprenant que fortuna en tant que
Ministra Die est de fait un instrument de lamour divin. Le pome
de Manzano en revanche voque explicitement mi suerte impa
(mon sort impie). Il contredit ainsi lide chre Quevedo dun
amour divin qui console celui qui a appris lui obir.
Cette observation nous confronte pourtant un problme inter-
prtatif : qui a caus chez Manzano le malheur du rcitant, si ce nest
fortuna en tant quinstrument divin ? Au premier abord, on pourrait
prsumer que cest par la fatale naissance ( mal nacido dans
la traduction de Schlcher) que le malheur sest rpandu dans sa vie.
Il reste pourtant une incertitude quant cette interprtation, car
mal nacido llment qui permettrait cette interprtation
pourrait se lire comme un lieu commun de la posie ptrarquiste
siginifiant le basso stato de lamant compar au alto stato de
la Dame aime. Rsultant de la transposition dun motif du discours
amoureux, fatale naissance nvoquerait alors pas plus que la
subordination du locuteur son destin.
En y regardant de plus prs, on saperoit que le rcitant de
Treinta aos procde par brouillage complet du champ rfren-
tiel qui structure son malheur. Car le pome nous confronte un
blanc rfrentiel qui rend impossible la stabilisation de la rfrence
en renvoyant lauditeur-lecteur la tche de remplir le blanc par une
rfrence omise dans lespace du pome. Il sagit alors dun de ces
silences si souvent analyss dans le rcit autobiographique de
Manzano. Tandis quau plan discursif le rcitant exclut dans linter-
texte toute rfrence pralable quil a pu trouver dans ses modles et
souligne donc par brouillage rfrentiel sa situation dsesprante
(avec larbitraire fortuna dont il a enlev llment consolateur), il
ne fait que prparer le terrain au transfert rfrentiel lesclavage
dans le processus de rception. On pourrait alors parler dune posie
de contrebande o luvre code devient une nigme dchiffrer
afin dviter la censure.
Mais finalement, quest-ce qui donne au sonnet de Manzano lac-
cent vritablement personnel quon na eu de cesse de lui reconna-
RIMES DCHANES 181

tre ? vrai dire, il parat quun seul motif dans le texte puisse assurer
la lecture biographique de Treinta aos , et cest curieusement le
seul motif vraiment perturbateur dans le rapport intertextuel quen-
tretient le pome avec ses modles mentionns. Il sagit du motif des
trente ans qui ne parat dans aucune des rcritures courantes de
Ptrarque et qui semble constituer une rfrence stable la biogra-
phie de lauteur. part le fait que la lhypothse selon laquelle
Manzano sest projett dans la figure dun rcitant entrant dans lge
adulte est tentante, mais incertaine49, lauteur a pourtant continu
parler travers des citations. Dans la variatio de ses modles, le
motif des trente ans a permis lauteur douvrir son pome vers une
dimension christologique qui marque une filiation religieuse dj
prsente chez Quevedo. Deux facteurs parlent en faveur de cette
hypothse. Une des particularits du rcit autobiographique de
Manzano est que celle-ci contient plusieurs scnes de chtiments
corporels dune violence extrme dans lesquelles le narrateur se
compare au Christ50 (Madden les a par ailleurs enleves dans sa
traduction anglaise). Lanalogie entre lesclave chti par son matre
et le Christ crucifi constitue donc un registre dont il est dmontr
quil a t utilis par Manzano. Ensuite, il existe une deuxime
source livresque de son ducation intellectuelle que Manzano
nomme dans son autobiographie ( part la posie dArriaza), qui
sont les sermons de Fray Luis de Granada51. Or cet auteur, dans sa
Vita Christi, attire lattention du lecteur sur le fait que Jsus, pendant
trente ans, a vcu une existence commune auprs de Marie et Joseph
Nazareth, et quil a ensuite commenc sa vie publique de prdica-
teur lge de trente ans (lge parfait, edad perfecta , selon Fray
Luis de Granada) 52. Sans vouloir poursuivre davantage lhistoire du
motif de l ge parfait en tant quge intermdiaire entre lado-
lescence et la vieillesse , qui est un autre des grands thmes du
discours amoureux de la posie espagnole du XVIe sicle53, on peut
constater que le motif des trente ans fait partie du discours
pidictique du pome de Manzano : trente ans, cest lge parfait
pour se tourner vers la prdication potique, pour montrer ses bles-
sures au Dieu de lapostrophe finale ( Oh Dios ! ), qui nintervient
pourtant pas afin de sauver celui qui linvoque. travers le motif de
ses trente ans, le rcitant de Treinta aos introduit ainsi une pers-
pective christologique qui ne fait que renforcer limpression dj
articule dun espace foncirement intertextuel dans lequel se
produit et se consomme le sonnet.
182 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

RIMES DCHANES : CONCLUSIONS AVEC VICTOR SCHLCHER

Il est donc juste de dire que Manzano pratique une criture poti-
que centre sur limitation. Comme tous les lments de Treinta
aos remontent au Sicle dor espagnol, il sagit mme dun
pome particulirement imitatif . Sil y a originalit dans ce
cas cest dabord dans lassemblage dun pastiche qui fait interagir
ses hypotextes. Sur ce plan, la posie sert lauteur se projeter
dans une espce dauto-fiction lettre qui lui a permis de plaider sa
cause successivement en amoureux portant les chanes esclaves
de son amour pour Lesbia, en voyageur nostalgique visitant la ville
de Matanzas, en jardinier tombant dans les mains du tyrannique
esclavage de Cupido, enfin en martyr perscut par une fatalit
indiscernable. Il est vident que lesclave vite de parler en son
propre nom, qui est chez Manzano de toute faon un nom dem-
prunt, celui de son premier matre. Pour ne pas devoir imiter il
aurait fallu une subjectivit privilgie difficilement accessible un
esclave. Un pome comme Treinta aos est ainsi condamn
vivre dans linstabilit.
En revanche, loriginalit des pomes de Manzano peut tre
envisage dune autre manire. Tout en tant un collage en miniature
sans rfrent prcis ils renvoient leur propre situation dnoncia-
tion54. Ils se plient devant lautorit dun idal culturel dont on ne
saurait dire quil est entirement le leur, et ils se nourrissent des
restes de la table culturelle du matre ( leftovers from his
masters cultural table , comme Sylvia Molloy la not 55. De fait,
une telle pratique dcriture tait insparable dune communaut
discursive de lettrs. En ce sens, lemploi de la forme du sonnet
hrite de Garcilaso et le rapport dialogique avec Quevedo sap-
puient sur les codes de biensance de llite crole de Cuba.
On observe donc une tension dans les pomes de Manzano :
certes, il y a chez lui la preuve formelle dune comptence potique
venant conforter lidal culturel quil mobilise. Il nest donc pas faux
daffirmer que Manzano a t admis et respect par llite crole
prcisment parce quil ne faisait aucune rfrence la littrature
orale des esclaves et parce quil imitait les modles potiques auto-
riss. Mais on constate un mouvement intentionnel dans cette posie
quon ne saurait attribuer Del Monte ou ceux ayant contribu
transmettre ses ouvrages.

Il est significatif que lesclave-pote, dans une lettre date du 11


dcembre 1834, ait remerci Domingo del Monte pour avoir voulu
RIMES DCHANES 183

transmettre ses pauvres rimes au public europen ; il imagine


dans cette lettre comme ils naviguent vers de si lointains climats
pour voir la lumire publique dans lempire des Lumires europen-
nes56 . Illustrant la symbolique du bateau et de la navigation analy-
se par Gilroy dans Black Atlantic57, cette image dune navigation
transatlantique des rimes potiques qui referaient le voyage du
commerce triangulaire nest pas sans implication sur linterprtation
de luvre potique de Manzano. On comprend notamment que
pour lauteur lui-mme sa posie nait pas encore trouv son lieu
Cuba. Il ne se fait pas le porte-parole dune vague identit ou dune
sorte dhumanit priphrique. Il entend envoyer ses textes un
public europen dont il attend quil incorpore lhumanit de les-
clave dans sa langue dominante.
Et cest en ce point prcis quentre en jeu Victor Schlcher avec
ses traductions des trois pomes de Manzano, parmi lesquels se
trouve Treinta aos , dans son ouvrage Abolition de lEsclavage ;
examen critique du prjug contre la couleur des Africains et des
sang-mls ouvrage inspir de lAbb Grgoire58 dans lequel il
entreprend de satisfaire deux exigences : premirement dmontrer
que la prtendue pauvret intellectuelle des Ngres est une erreur
cre, entretenue, perptue par lesclavage 59 et quil vaudrait
mieux tablir entre les ngres et nous des relations qui leur
fissent prendre un rle dans le pome sublime de lhumanit60 , et
deuximement tablir quil ny a quun seul moyen de dtruire le
prjug de couleur, cest dtruire lesclavage61 : Lducation
seule fait lhomme ; [] 62. Dans ce contexte, la traduction de
Schlcher des pomes de Manzano est significative de sa position
abolitionniste de rpublicain radical63. Quel statut donner cette
traduction ? Schlcher sexplique dans un passage qui fait suite la
brve prsentation de Manzano ( un esclave de la Havane ) et ses
traductions de Treinta aos , A la ciudad de Matanzas et Al
cerro de Quintana : Cest dans lesclavage que Juan Francisco
Manzano a crit ces vers, que nous avons tch de traduire mot par
mot, mais dont il nous est impossible de rendre la charmante
douceur espagnole64. Lessentiel est dit : de fait, si on regarde la
traduction de Schlcher de Treinta aos on se rend compte quil
a en effet traduit littralement le pome, de manire par ailleurs si
exacte quil faut prfrer sa traduction celle qui est incluse dans
ldition la plus rcente de luvre de Manzano en langue fran-
aise65. Elle dtruit videmment la prosodie de certains vers et les
rimes du pome. Toutefois elle transpose la structure du sonnet
correctement sans fausser les lments conceptuels ncessaires pour
184 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

une analyse juste et dtaille de Treinta aos . Cest notamment


le cas pour la traduction de suerte impa par sort tant impie
et pour la traduction approximative (mais qui ne fausse pas le sens)
de mal nacido par fatale naissance (par analogie avec
fortuna ). Comme il najoute pas de rfrence prcise suerte
impa ou mal nacido , Schlcher rend le blanc rfrentiel du
pome.
Or, on ne peut vritablement comprendre lethos du traducteur
Schlcher sans comparer sa traduction celle qua faite labolition-
niste libral Richard Madden en 1840 pour linsrer dans son dition
anglaise de lautobiographie de Manzano66. Quant cette traduction,
il faut noter quelle est particulirement libre et que, ce faisant elle
fausse compltement le sens du pome de Manzano :
Thirty years

When I think on the course I have run,


From my childhood itself to this day,
I tremble, and fain would I shun,
The remembrance its terror array.
I marvel at struggles endured,
With a destiny frightful as mine,
At the strength for such efforts : assured
ThoI am,tis in vaine to repine.
I have known this sad life thirty years,
And to me, thirty years it has been
Of suffring, of sorrow and tears,
Evry day of its bondage Ive seen.
Buttis nothing the past or the pains,
Hitherto I have struggled to bear,
When I think, oh, my God ! on the chains,
That I know Im yet destined to wear.67

Je me limite renvoyer aux manipulations les plus videntes :


Madden dtruit la structure du pome en supprimant la forme du
sonnet (il ajoute un vers de sa propre invention aux tercets du
pome). Il fait disparatre le renvoi du locuteur fortuna et dtruit
ainsi le rapport intertextuel de Treinta aos avec le septime
psaume de Quevedo. Dans ce mme contexte Madden remplace
suerte impa par lexpression dfigure destiny frightful as
mine en marquant ainsi par ailleurs la problmatique vocation
dun sort impie de la part du locuteur. De plus, il traduit triste
infortunio ( triste infortune selon Schlcher) par bondage
RIMES DCHANES 185

(servitude, esclavage) et remplace de manire analogue dans le


dernier tercet cruda guerra par the chains ( that I know Im
yet destined to wear = les chanes que je sais quon me rserve
encore). On a affaire une explicitation de la rfrence lesclavage
dont il est essentiel de comprendre quelle manque dans le pome de
Manzano.
Que penser de cette traduction ? I am sensible I have not done
justice to these Poems remarque Madden dans la prface de lou-
vrage, but I trust I have done enough to vindicate in some degree
the character of negro intellect, [] 68. Trs consciemment,
Madden na pas voulu rendre justice aux pomes de Manzano il
procde par leur appropriation des fins anti-esclavagistes, les
encadre par des pomes de sa propre plume et rduit le pote
Manzano afficher lidentit entre ce quil appelle negro intel-
lect et lesclavage. Curieusement, labolitionniste Madden remet
lesclave-pote dans les chanes
Ce nest pas le cas chez Schlcher. Contrairement Madden,
Schlcher transpose correctement la scnographie du pome, lais-
sant au lecteur linterprtation du blanc rfrentiel. Schlcher
rsiste donc la tentation de manipuler le texte de Manzano, ft-ce
pour les besoins du combat anti-esclavagiste, combat qui entrait vers
1840 dans une phase dcisive69. ses traductions, Schlcher ajoute
juste une lecture politique des pomes de Manzano en crivant :
Les crivains de lAguinaldo daignent associer ses lgantes
posies la leur ; mais il ne lui sera pas plus permis qu tout autre
Noir de se prsenter en voiture la promenade publique ; sil veut
aller au thtre, o peut-tre on jouerait une pice de lui, il ne pourra,
mme pour son argent, sasseoir au Patio ; il lui faudra prendre une
place loin des Blancs, pour que ce vil Ngre ne les souille pas [].
On a peine croire cela, et pourtant cela est vrai, [] 70.

Schlcher a trs bien compris la double tche qui lui tait assi-
gne par le pome de Manzano : souligner dun ct la comp-
tence formelle en rhtorique comme argument politique contre
ceux qui croyaient encore la suprmatie de lhomme blanc et
qui se servaient de cet argument pour lgitimer lesclavage, et
rendre de lautre ct la voix de lesclave sans composer avec
lesclavage71 , comme la fait remarquer Aim Csaire dans son
essai sur Schlcher. Domingo del Monte a voulu donner
luvre de Manzano une signification abolitionniste dans le sens
crole libral dune identit nationale construire construction
qui liminait par ailleurs la longue lapport de la population
186 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

noire, car loligarchie librale Cuba tait en faveur dune immi-


gration blanche qui se substituerait celle venant dAfrique ;
pour lui, lesclavage rimait avec la situation de dpendance de
Cuba vis--vis de la puissante mtropole espagnole. Schlcher,
en revanche, tait conscient de participer lui-mme un rseau
des identits relations aux dimensions globales du Tout-
monde72 dans lequel il fallait inclure la voix de lesclave-pote
mot par mot .

Frank ESTELMANN
Universit Goethe de Francfort-sur-le-Main

NOTES

1. Voir Juan Francisco Manzano, Autobiografa del esclavo y otros escritos,


edicin, introduccin y notas de William Luis [dsormais AE], Madrid/Francfort-sur-
le-Main, Iberoamericana/Vervuert, 2007, p. 16-17 (Introduction de lditeur scienti-
fique). Trad. en langue franaise par Alain Yacou, Un esclave-pote Cuba au
temps du pril noir. Autobiographie de Juan Francisco Manzano (1797-1851), Paris,
d. Kathala et CERC, 2004. Sur le mouvement abolitionniste cubain et sur la tertu -
lia de Domingo del Monte, voir Jean-Pierre Tardieu, Morir o dominar . En torno
al reglamento de esclavos de Cuba (1841-1866), Madrid/Francfort-sur-le-Main,
Iberoamericana/Vervuert, 2003 ; Manuel Moreno Fraginals, Cuba/Espaa,
Espaa/Cuba : historia comn, Barcelone, Grijalbo, 2004, p. 190-205 ; Mercedes
Rivas, Literatura y esclavitud en la novela cubana del siglo XIX, Seville, Escuela de
Estudios Hispanoamericanos/CSIC, 1990, p. 108-155.
2. Voir Poems by a Slave in the Island of Cuba, recently liberated ; translated
from the Spanish by R. R. Madden, with the History of the early life of the negro poet,
written by himself, Londres, Thomas Ward, 1840.
3. Sur les dtails de cet affranchissement, voir William Luis, Introduccin ,
dans AE, op. cit., p. 13-69.
4. Voir AE, p. 87 ( joven morena , correspondencia amorosa ).
5. AE, p. 88 ( pico de oro ).
6. AE, p. 88 ( cierta melancola ) et p. 89 ( la melancola estaba concentrada
en mi alma ).
7. AE, p. 90 ( tena un cuaderno de aquellos en la imaginacin ).
8. AE, p. 104 ( Tomaba sus libros de retrica, me pona mi leccin de memoria,
la aprenda como un papagayo, y crea yo saber algo ).
9. AE, p. 105 ( y entonces encenda mi cabito de vela, y me desquitaba a mi
gusto, copiando las ms bonitas letrillas de Arriaza ).
10. [] Arriaza, a quin imitando siempre, me figuraba que con parecerme a el
l ya era poeta, o saba hacer versos (AE, p. 105).
11. Voir William Luis, Literary Bondage. Slavery in Cuban Narrative, Austin,
University of Texas Press, 1990, p. 87-89.
12. Marilyn Miller, Rebelda narrativa, resistencia potica y expresin libre
RIMES DCHANES 187

en Juan Francisco Manzano , Revista Iberoamericana, n 211, 2005, p. 422-423.


13. Ces deux pomes ont t publis en 1837 dans lAguinaldo Habanero (AE,
p. 347 ; appendice).
14. Max Henriquez Urea, Panorama histrico de la literatura cubana, t. 1,
La Havane, Editorial Arte y Literatura, 1978, p. 228.
15. Voir Susana Draper, Voluntad de intelectual : Juan Francisco Manzano entre
las redes de un humanismo sin derechos , Chasqui, Revista de literatura latinoame -
ricana, n 31/1, 2001, p. 4, note en bas de page.
16. Henriquez Urea, Panorama, op. cit., p. 228.
17. Voir note 15.
18. Jos Lezama Lima, Antologa de la poesa cubana, t. 2, La Havane, Consejo
Nacional de Cultura, 1965, p. 374.
19. Sylvia Molloy, From Serf to Self : The Autobiography of Juan Francisco
Manzano , Modern Language Notes, n 104/2, 1989, p. 402.
20. Miriam DeCosta, Social Lyricism and the Caribbean Poe/Rebel , dans
DeCosta, Blacks in Hispanic Literature. Critical Essays, Port Washington
NY/London, Kennikat Press, 1977, p. 114-122.
21. Thomas Bremer, The Slave who wrote Poetry : Comments on the Literary
Works and the Autobiography of Juan Francisco Manzano , dans Slavery in The
Americas, Wolfgang Binder (dir.), Wrzburg, Knigshausen & Neumann, 1993,
p. 488.
22. Voir Jos Luciano Franco, Juan Francisco Manzano, el poeta esclavo y su
tiempo, La Havane, Municipio de La Habana, 1937, p. 26.
23. Voir Jorge Castellanos et Isabel Castellanos, Nuevos aportes al corpus de la
primera literatura abolicionista , Cultura Afrocubana, t. 4, Miami, Ediciones
Universal, 1994, p. 429-511. Larticle voque la forme voile et indirecte (p.
439) dans laquelle Manzano a parl de lesclavage dans ses pomes.
24. Catherine Davies : Founding-fathers and Domestic Genealogies : Situating
Gertrudis Gmez de Avellaneda , Bulletin of Latin American Research, n 22/4,
2003, p. 425.
25. Par contre, Madden en a introduit quelques-uns dans sa traduction de lauto-
biographie de Manzano en 1840. Voir note 2.
26. Michael Zeuske, Schwarze Karibik. Sklaven, Sklavenkultur und
Emanzipation, Zrich, Rotpunktverlag, 2004, p. 163-184 et p. 374-377.
27. Ibid., p. 369 (ma traduction, F. E.).
28. Rivas, Literatura y esclavitud, op. cit., p. 126.
29. Voir La Schwartz, Prisin y desengao de amor : dos topoi de la retrica
amorosa en Quevedo y en Soto de Rojas , Criticn, n 56, 1992, p. 21-39.
30. Manzano, Al cerro de Quintana , dans AE, p. 162-166 (sous le titre de
Una hora de tristeza ).
31. Manzano, El hortelano , dans ibid., p. 138-140.
32. Voir Poesas, Rimas juveniles de Juan Bautista Arriaza, t. 1, Madrid,
Imprenta Real, 4e d., 1816, p. 7-9.
33. Voir Schwartz, Prisin y desengao de amor , op. cit., p. 25-30.
34. Manzano, Al cerro de Quintana , dans AE, p. 162-166.
35. Voir Manzano, La esclava ausente , dans AE, p. 170-174.
36. Voir Manzano, Visin del poeta en un ingenio de azcar , dans AE, p. 175-
190.
37. El templo de Venus , dans Poesas, Rimas juveniles de Juan Bautista
188 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Arriaza, op. cit., p. 20-32.


38. Publi en 1837 dans lAguinaldo Habanero ; voir AE, p. 137 (note de ldi-
teur).
39. Manzano, Treinta aos , dans AE, p. 137-138.
40. Victor Schlcher, Abolition de lEsclavage ; examen critique du prjug
contre la couleur des Africains et des sang-mls, Paris, Pagnerre, 1840, p. 89-90.
41. Voir Miller, Rebelda narrativa , op. cit., p. 421.
42. Ibid., p. 421.
43. Ibid., p. 421-422.
44. Voir Nadine Ly, La reescritura del soneto primero de Garcilaso , Criticn
n 74, 1998, p. 9-29.
45. Antonio Vera-Lon, Juan Francisco Manzano : el estilo brbaro de la
nacin , Hispamrica. Revista de literatura n 60, 1991, p. 3-22.
46. Francisco de Quevedo, Lagrimas de un penitente (Psalmo VII), dans
Obras completas, t. II, Madrid, Aguilar, 1960, p. 63.
47. Ibid., p. 63.
48. Ibid.
49. De fait, on peut imaginer que Manzano dont on suppose quil est n entre
1793 et 1797 (Rivas, Literatura y esclavitud, op. cit., p. 136) ait compos ce pome
lge de 30 ans, cest--dire la fin des annes 1820. Mais il avait presque 40 ans
au moment de la rcitation du pome au sein du cnacle de Del Monte.
50. Voir p.e. AE, p. 94 ( Me atan las manos como las de Jesus Cristo ).
51. Voir AE, p. 84.
52. Obras de Fray Luis de Granada. Libro Quinto. Breve memorial y gua de lo
que debe hacer el christiano, Madrid, Don Pedro Marin, 1788, p. 171 : Despus
desto considera como llegado ya el Seor edad perfecta, comenz entender en el
officio de la predicacion y salvacion de las almas. (Chap. XLIV)
53. Voir Antonio Prieto, Poesa espaola del siglo XVI, t. 1, Madrid, Ctedra, 2e
d., 1991, p. 88.
54. Dominique Maingueneau, Le Discours littraire. Paratopie et scne dnon -
ciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 55.
55. Molloy, From Serf to Self , op. cit., p. 411.
56. Manzano, Lettre du 11 dcembre de 1834 , dans AE, p. 122 (ma traduction
[F. E.]).
57. Paul Gilroy, The Black Atlantic : Modernity and Double Consciousness,
Cambridge, Harvard Uiversity Press, 1992.
58. Voir Nelly Schmidt, Victor Schlcher et labolition de lesclavage, Paris,
Fayard, 1994, p. 53-55.
59. Victor Schlcher, Abolition de lEsclavage ; examen critique du prjug
contre la couleur des Africains et des sang-mls, Paris, Pagnerre, 1840, p. 23.
60. Ibid., p. 74.
61. Ibid., p. 14.
62. Ibid., p. 82.
63. Voir Schmidt, Victor Schlcher, op. cit., p. 60-63, Chris Bongie, Islands and
Exiles : The Creole Identities of Post/Colonial Literature, Stanford, Stanford
University Press, 1998, p. 262-347, et Bernard Mouralis : Schlcher et le schoel-
chrisme , dans Esclavage. Librations, abolitions, commmorations, Christiane
Chaulet-Achour et Romuald-Blaise Fonkoua (dir.), Paris, d. Seguier, 2001, p. 65-
90.
RIMES DCHANES 189

64. Schlcher, Abolition de lEsclavage, op. cit., p. 92.


65. Voir Yacou, Un esclave-pote Cuba au temps du pril noir, op. cit., p. 13.
66. Sur cette traduction et son contexte, voir Thomas Bremer, Juan Francisco
Manzano y su Autobiografa de un esclavo (Cuba, 1835/1840) : La repercusin en
Europa , dans Caleidoscopio caribeo (Akten der Tagung im Haus der Kulturen der
Welt Berlin), Gesine Mueller (dir.), Madrid/Frankfurt am Main, Vervuert, 2010.
67. Poems by a Slave in the Island of Cuba, op. cit., p. 101.
68. Poems by a Slave in the Island of Cuba, op. cit., p. II.
69. Voir Frdrique Beauvois, La libert pour solde de tout compte : indemnits
et abolition franaise de lesclavage , dans Olivier Ptr-Grenouilleau, Abolir les -
clavage. Un rformisme lpreuve (France, Portugal, Suisse, XVIIIe-XIXe sicles),
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 277-291. Nelly Schmidt (Victor
Schlcher, op. cit., p. 64) a soulign limportance de ce moment historique pour le
dveloppement de la pense abolitionnisme de Schlcher.
70. Schlcher, Abolition de lEsclavage, op. cit., p. 92.
71. Aim Csaire, Victor Schlcher et labolition de lesclavage , dans Victor
Schlcher, Esclavage et colonisation, Paris, PUF, 2008, p. 10.
72. douard Glissant, Mmoires des esclavages, Paris, Gallimard, 2007, p. 40-41.
IV

PERSPECTIVES POSTCOLONIALES
IMPRIALISME ET INDIVIDUALISME :
LA QUESTION DE LESCLAVAGE CHEZ DANIEL DEFOE

ANNE DROMART

On dit souvent quau dbut du XVIIIe sicle, les Anglais


dAngleterre ne se sentaient pas concerns par lexistence de lescla-
vage et quils ne voyaient pas que cette institution lointaine tait
incompatible avec leurs idaux de libert, idaux fondamentaux
dune identit britannique dfinie par les crits de Locke et la rvo-
lution de 16881. Soutenir quune telle indiffrence existait revient
pourtant nier la notorit de rcits comme celui dOronooko et
dInkle et Yarico. Cest aussi ignorer la faon complexe dont de
grands auteurs de lpoque comme Daniel Defoe traitent le sujet.
Alors que ses romans sont tous un hymne lindividualisme, une
revendication de libert individuelle et du choix personnel dun
mode de vie, son absence de condamnation de linjustice de la
condition desclave, des problmes humains, politiques et religieux
que cette institution pose laisse deviner que les nombreux pisodes
o les hros sont tour tour esclaves et esclavagistes ont un sens
mtaphorique. Entre morale, politique et commerce, les crits de
Defoe contiennent en germe les contradictions de lpoque.
Imprialiste convaincu, Daniel Defoe ne cesse dencourager ses
lecteurs participer laventure coloniale quil montre comme
source de profit individuel et national : Linda Colley considre que
Robinson Crusoe est lune des deux paraboles reprsentant lempire
britannique2. Lesclavage est prsent dans tous les romans de Defoe,
et particulirement dans Robinson Crusoe, Moll Flanders, Captain
Jack et Colonel Singleton. On aurait pu attendre de Defoe un
discours clair sur lgalit et la libert des tres humains. Mais llan
colonial fascine Defoe qui y voit la promesse de richesses, de
connaissances et dexpansion. Ses romans sont crits au lendemain
du trait dUtrecht de 1713 qui contient, en particulier, lacquisition
par lAngleterre de lAsiento espagnol. Cet homo economicus quest
Defoe sen rjouit, lui qui ne vit que pour voir la prosprit de son
pays. Sil ne fait pas directement lapologie de lesclavage, on
trouve nanmoins dans ses textes des remarques sur les terres et les
populations qui sont autant de moyens dtourns de le justifier3,
194 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

procds identiques ceux quEdward Sad a reprs dans le


discours colonialiste anglais et franais en Orient au XIXe sicle.
Dans Colonel Jack, le hros explique quun matre desclaves nuti-
lise pas le fouet par cruaut, mais pour grer le naturel obstin et
violent des esclaves et pour les garder dans un tat de peur et de
soumission afin dempcher quils ne se soulvent et tuent les blancs
en nombre infrieur4. Voil les mauvais traitements apparemment
justifis, mais en ralit la juxtaposition de ces deux prtextes laisse
apparatre une faille : la ncessit est-elle vraiment dicte par la
nature des individus en question, ou par la peur des matres de les
voir se rebeller contre un tel traitement ? Se souciant de lincompa-
tibilit entre morale et conomie, Defoe utilise, dans The Review5,
cette formule : Pas de traite humaine, pas desclaves ; pas descla-
ves, pas de sucre, de gingembre [] ; pas de sucre etc, pas dle, pas
de continent ; pas de continent, pas de commerce. Le marchand
prend-il ici indiscutablement le pas sur le moraliste, ou ne trouve-t-
on pas le mme problme quexposent Montesquieu, dans un
clbre raccourci saisissant, Le sucre serait trop cher, si lon ne
faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves6 , et
Voltaire : Cest ce prix que vous mangez du sucre en Europe7 ?
Il semble que Defoe cherche en ralit redfinir le statut des-
clave en termes nouveaux. Il a t abondamment dmontr que les
relations de Robinson et de Vendredi ne sont pas rduites aux
rapports de matre esclave : bien que Vendredi appelle Robinson
Matre , jamais dans le texte Vendredi nest appel esclave8. Si on
examine attentivement le rve de Robinson qui annonce larrive de
Vendredi, image strotype du sauvage qui accepte avec reconnais-
sance la protection de lhomme blanc comme sil en percevait dem-
ble toute la valeur, on peroit la tristesse de Robinson quand il se
rveille et comprend que ce nest quun rve, et la clart avec
laquelle il exprime son attente et son espoir, attente de service,
certes, mais aussi espoir de compagnie, de liens humains. On peut
lire aussi quel point Robinson fait confiance cet indigne qui se
rvle bel et bien digne de confiance dans le texte. Cest une relation
dautorit, quon ne peut nier, mais cest aussi une relation de rci-
procit, dentraide mutuelle, qui sinstaure. La terminologie utilise
nest pas anodine : est esclave, au XVIIIe sicle9, celui qui se soumet
passivement un pouvoir tyrannique, ou celui qui est trop faible
moralement ou psychologiquement pour rsister la tyrannie des
passions. La polysmie du terme est riche et ne recouvre pas seule-
ment lindividu priv de sa libert : il renvoie surtout lempire
dune tyrannie non combattue. Refuser dappeler Vendredi slave ,
IMPRIALISME ET INDIVIDUALISME 195

contre toute vidence, est donc une volont de donner un sens parti-
culier la relation entre ces deux hommes, de convaincre quelle est
fonde sur laffection et la bienveillance, selon le modle classique
du paternalisme qui dfinit lautorit dun tre sur un autre. Cette
affection est redite de manire insistante dans le texte, et montre en
modle au lecteur anglais10 : Defoe cherche nous persuader que
Vendredi est reconnaissant envers Robinson, non seulement parce
que Robinson lui a sauv la vie, mais aussi parce quil soccupe de
lui comme un pre de son enfant. Or, parler des sentiments des escla-
ves, cest dune part refuser de ne voir en eux que des tres de labeur
et de servitude, des (corps) comme les appelaient les Grecs.
Dautre part, cest suggrer que sils sont diffrents du Blanc civi-
lis, quils nont pas t duqus mais souhaitent ltre par les
Europens. Lun des dialogues de The Family Instructor, ouvrage
dducation morale crit par Defoe, fustige la ngligence des matres
desclaves plus soucieux de faire travailler les hommes que de les
duquer. Le jeune Toby11, esclave ramen de la Barbade, rvle que
certains matres battent les esclaves qui vont lglise car non seule-
ment pendant ce temps ils ne travaillent pas, mais aussi parce quils
y apprennent des notions de libert et dgalit qui font craindre
leurs matres quils nacceptent plus leur servitude. Le texte fustige
une telle attitude, moralement rprhensible et dangereuse car elle
fait perdurer des rapports de force qui ne seront pas toujours en
faveur du Blanc pour des raisons numriques.
Le lecteur moderne sindigne de ce mlange d a rguments
moraux et utilitaires, mais le procd est commun au XVIIIe sicle.
Cest le thme principal de Colonel Jack. Comme tous les hros de
Defoe, Jack est un dshrit, sans attaches sociales, sans ducation,
donc sans avenir, mais il aspire une vie meilleure et une existence
respectable. Captur par un homme malhonnte et vendu comme
serviteur en Amrique, Jack travaille en ralit aux cts des-
claves noirs dont il partage le quotidien. Puis il en devient le contre-
matre et, devant faire rgner lordre, il se trouve incapable dutiliser
la force envers ses anciens compagnons dont il se sent solidaire12. De
plus, sil a chang de poste dans la plantation, il ne se croit pas libre
pour autant : il appelle matre son propritaire, usant du mme
vocable que Vendredi pour Robinson, alors que Jack et le propri-
taire de la plantation sont tous deux blancs et anglais. premire
vue, il y a, dans ce roman, une volont de dissocier esclavage et
donne raciale13. Blancs et Noirs sont esclaves et partagent les
mmes caractristiques, la mme indigence, les mmes capacits14,
illustration de lide que martle Defoe dans tous ses crits : ldu-
196 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

cation fait lindividu. On sattendrait donc ce que le roman nous


montre, paralllement la promotion de Jack, lascension morale et
sociale dun esclave qui aurait reu une parfaite ducation anglaise.
Or, jamais les esclaves noirs de ces romans naccdent une situa-
tion qui les mette lgal du Blanc, et une diffrence reste inscrite
dans leur discours : bien que certains aient une vraie identit indivi-
duelle, cest--dire un prnom, des qualits, et un discours propre
qui permet de faire entendre leur voix dans le rcit, ce discours reste
trs strotyp : il nest pas anodin que jamais ni Vendredi ni
Mouchat ne parlent un bon anglais dans les textes de Defoe. Dans
Colonel Jack, en ralit, lesclavage nest pas tant lobjet du
discours quune mtaphore de linsertion dun individu dans une
collectivit. La question est autant morale quconomique, et donc,
politique. Proposant un paradoxe quil nexplicite jamais mais que
limplicite du texte laisse paratre, Defoe essaie de montrer quon
peut faire travailler de bon gr un individu qui na aucune libert. Le
texte va jusqu affirmer que les esclaves sont heureux dans la plan-
tation de Jack parce quon les traite comme des hommes, et non
comme des chiens15 : Colonel Jack, comme Robinson Crusoe, met en
avant un sentiment de gratitude16 chez les esclaves comme chez tout
tre humain, qui vite quon ne se serve de la violence pour les faire
travailler. Colant potius te quam timeat, avait dit Snque17.
Il est impossible une conscience moderne dadmettre que cette
prtendue bienveillance dclenche chez un esclave la moindre grati-
tude et la moindre acceptation de son sort. Cest pourtant bien ce
clich colonial que Defoe nous donne lire, en montrant que les Noirs
accomplissent leurs tches sans protester, et que la violence na plus
lieu dtre. Cette reconnaissance a nanmoins des limites inscrites
dans le texte : si les esclaves se conduisent bien, cest surtout parce que
leur grande peur est dtre vendus. Mais on reconnat l un des grands
tropes du XVIIIe sicle : la gratitude face la bienveillance des
matres, thme abondamment dvelopp dans les crits de philosophie
politique, saccompagne logiquement du droit de se rebeller contre
des matres iniques. Dans Captain Singleton, le hros, Bob et son
acolyte William le Quaker, devenus pirates, dcouvrent un bateau la
drive occup par six cents Africains qui ont, de toute vidence, tu
lquipage blanc coupable datrocits. Bob veut les punir, mais
William le Quaker len dissuade, en avouant quil aurait fait de mme
sil avait t leur place18. La rvolte des esclaves est ainsi justifie,
et il est remarquable que les romans, comme ici, donnent voir
comment le Blanc se met dans la peau du Noir, assimilation qui se
retrouve sous plusieurs formes, jusque dans les traverses de
IMPRIALISME ET INDIVIDUALISME 197

lAtlantique: les hros font plusieurs fois le voyage dans chacun des
romans, pas toujours de leur plein gr, parfois pour y tre vendus. En
mlangeant servitude et esclavage, esclaves noirs et esclaves blancs,
en montrant de bons matres et des esclaves heureux de leur sort,
Defoe essaie de dtourner lattention de ce que lesclavage avait
dodieux pour forcer son lecteur envisager le statut dun individu de
faon autre. Dans ses romans, comme dans lAngleterre et les
Amriques du dbut du XVIIIe sicle, la ralit de la servitude qui
prive lindividu de toute libert et qui en exige un travail est indiscu-
table19. Le indentured labourer blanc se voyait priv de libert pour
une priode dfinie, et donc limite, contrairement lesclave, mais
Defoe se contente de dsigner une mme absence de libert20 et une
mme subordination sans jamais remettre en cause lexistence de
formes de servitude : lorsque Robinson finit par vendre le jeune Xury,
compagnon desclavage, au capitaine portugais du bateau qui les
prend son bord, rien, dans la narration, ne permet de percevoir un
hiatus dsapprobateur dans lespace ironique cr par la diffrence de
voix entre auteur et narrateur. Ce jeune Turc est une monnaie
dchange, un bien comme un autre dans une conomie du commerce,
tout comme Jack est captur et vendu en Amrique par un marchand
sans scrupules. Si William le Quaker reconnat21 brivement quil est
fait aux Noirs la plus grande injustice qui soit en les vendant sans leur
consentement, lironie dramatique enlve sa force cette constatation
quand il nenvisage pas dautre option que de vendre les Noirs quils
trouvent sur le bateau la drive: cette injustice , qui arrive aux
Blancs comme aux Noirs, nest pas discute. Cest une constatation
cynique de la ralit.
Cest que les notions de libert et desclavage se rvlent relati-
ves : quand Bob Singleton, aprs sa capture par des pirates, est libr
par un navire portugais, il se retrouve dmuni, sans aucune autono-
mie, et cette libration lui pose autant de problmes que sa capti-
vit22 : ce ntait gure une dlivrance , dit-il, car il est seul, sans
revenu, sans soutien. Robinson aussi sinterroge sur les notions de
libert et de dlivrance, termes rcurrents dans son histoire. Sur son
le, il espre tre libr de ce qui nest autre quune prison, jusqu
sa prise de conscience dun ordre du monde qui repose sur la
Providence et la Parole de Dieu : cest cette rvlation qui lui apporte
une ouverture spirituelle quil assimile une libration, leitmotiv
chez Defoe, qui prend en compte la fois la misre de lhomme sans
Dieu et celle de lexclu social, paradigmes dexclusion assimils
des formes denfermement qui lui paraissent bien plus prjudiciables
que toute forme de soumission un matre bienveillant. Defoe
198 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

dessine ici un parallle entre la relation de subordination et linser-


tion dun individu dans la socit23. Un bon matre duque et donne
toutes ses chances lindividu indigent qui devient utile, honnte et
prospre. Vu sous cet angle, le lien de dpendance dun individu
envers un autre a donc une valeur positive24, et la relation de recon-
naissance et daffection que cherche nous prsenter Defoe sarti-
cule autour de la notion de devoir dans les deux sens de la hirarchie.
Ainsi, Jack a un devoir moral envers son matre autant quenvers les
esclaves. Lorsque ses mthodes innovantes de gestion des ressour-
ces humaines inquitent ses voisins qui dposent une plainte contre
lui auprs du matre, laccusant de laisser les esclaves sans gouver-
nement et dtre source de dsordre puisquil nutilise pas le fouet25,
cette accusation le mne devant une espce de tribunal : Je suis
dsol quon se plaigne de moi, car je suis votre oblig, mon matre,
ce que jadmets librement, et ce titre je suis li vos intrts26.
Cette plainte nest quun procd narratif qui permet Defoe de
dvelopper un peu plus les bases de sa politique : on nest pas sans
remarquer lassociation antinomique des termes libre/li/oblig.
Libert, autorit, gratitude, servitude semblent sarticuler sans
heurts dans le systme defoien car la vraie libert est morale : la plus
grande preuve que peut traverser un individu, selon Defoe, cest
dtre seul, dmuni, priv de toute perspective. Le dsespoir moral
et la mort sociale sont, dans les textes, pires que la privation physi-
que de libert. Jack affirme quil vaut mieux tre esclave que voleur
et, en cho, lun de ses compagnons de captivit proclame quil aime
mieux tre esclave que pcheur27. La servitude peut tre un chti-
ment rdempteur : Jack pense tre rduit en esclavage en punition
des mfaits quil a accomplis dans sa jeunesse28. Robinson aussi se
pense puni lorsque la tempte le jette sur une le dserte o il reste
28 ans : est-ce parce quil a fait du commerce desclaves hors du
cadre lgal, ce qui ne plat pas Defoe pour qui lindividualisme
conomique ne doit pas aller lencontre du bien public29 ? Cest
toute la complexit de la position de Defoe : lindividu a un droit
fondamental au respect, mais ce droit appelle le devoir de se rendre
utile en respectant le bien public et lautorit tablie, ft-elle celle
dun matre, condition quil soit digne de ce nom. Lindividu a un
devoir de rentabilit30. Celui qui travaille bien est sr duvrer son
salut social et conomique autant que moral : tu entres esclaves, et
tu ressors gentilhomme , dit le matre Jack qui sapproche de len-
trept o il va changer de vtements31 pour prendre ses fonctions de
contrematre. La promotion de Jack fait natre sa gratitude, et les
rcits laissent entendre que cette logique est appliquer toutes les
IMPRIALISME ET INDIVIDUALISME 199

relations de dpendance, quelle que soit la couleur de la peau. Dans


cette traduction mtaphorique des thories lockiennes du contrat
social, le lecteur est cens comprendre que, grce aux bons traite-
ments dun matre clair, la soumission est volontaire, et quelle
nest donc plus servitude.
La rcurrence de cette gratitude que peut et doit ressentir un
serviteur pour un bon matre peut se lire comme un traitement mta-
phorique de lhistoire politique contemporaine de lAngleterre qui
aurait deux paradigmes lis : la fiert de lAngleterre protestante, et
la dfinition de lautorit. Lesclavage chez Defoe semble servir la
cration de la geste coloniale britannique dans la mesure o chaque
texte de Defoe comporte une comparaison, implicite ou explicite,
entre le colonialisme britannique et les conqutes espagnoles et
portugaises des sicles prcdents, servant de support la cration
de lidentit britannique contre la lgende noire, vision protestante
de la cruaut hispanique32, voire contre le Code noir dict en 1685
par Louis XIV. Lenjeu est non labolition de lesclavage, mais un
traitement plus humain des esclaves. Jai trouv cet heureux
secret , dit Jack33. Le matre aussi exprime sa joie : la violence est
incompatible avec la civilisation et contraire aux caractristiques
que lAngleterre prtend avoir. La cruaut est lapanage des sauva-
ges et des puissances coloniales catholiques qui, selon Defoe, ont
une religion et un rgime politique arbitraires et totalitaires qui refu-
sent toute libert lindividu et le traitent comme un animal. Les
thmes de lobissance et du respect de la personne humaine sont
chers Defoe et, loin dtre incompatibles ses yeux, semblent
indissociablement lis. Dans The Family Instructor, Defoe montre
quil ne faut pas confondre obissance et soumission en faisant une
analogie entre enfants et esclaves. La rage et la fureur avec
lesquelles les hommes punissent les esclaves visent les briser,
leur ter toute volont propre, obtenir une obissance absolue, une
sujtion totale une autorit tyrannique, sans se proccuper de leur
me ou de leur corps, sans aimer ces individus ni se proccuper de
leur devenir ; la seule vise est que le travail soit fait et les ordres
obis. On ne peut pas traiter un enfant de cette manire34 un
esclave non plus. Tous les passages des romans o les Noirs ou les
hros sont compars des enfants entrent en rsonance avec cet
extrait qui rejette la brutalit et cherche dfinir lautorit dun
matre sur son esclave en lassimilant celle dun pre sur ses
enfants. Voir les populations indignes comme tant au stade de
lenfance est une faon de justifier leur sujtion, comme on a vu que
Robinson faisait avec Vendredi. Cest aussi raviver limage de ce
200 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

monde enfant dcrit par Montaigne. Cest chercher faire passer


lautorit dun matre desclaves pour de lautorit paternelle,
modle dautorit juste et naturelle. Le dix-huitime sicle sem-
ploie redfinir la notion dautorit lgitime, en Angleterre comme
en France. On pense par exemple ce que dit Diderot :
Aucun homme na reu de la nature le droit de commander aux
autres. La libert est un prsent du ciel, et chaque individu de la
mme espce a le droit den jouir aussitt quil jouit de la raison. Si
la nature a tabli quelque autorit, cest la puissance paternelle ;
mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans ltat de nature
elle finirait aussitt que les enfants seraient en tat de se conduire.
Toute autre autorit vient dune autre origine que la nature35.

Lorsque Filmer, dans Patriarcha, assimile lautorit hrditaire de


la monarchie de droit divin lautorit dun pre de famille, il se voit
contredit en Angleterre par ceux qui ont soutenu le renversement de
Jacques II et son remplacement par Guillaume III en 1688 et pour qui
lhrdit nest pas un critre justifiant lautorit : seul le meneur
dhommes clair et bienveillant, garant du respect de lindividu,
ennemi de la tyrannie, a une autorit lgitime, explique Defoe36.
Lidentit nationale britannique se construit lentement autour des
remparts institutionnels qui se dressent contre tout pouvoir arbitraire
et autoritaire37, et lempire britannique ne peut tre source de fiert que
sil correspond ces idaux dfendus par lAngleterre protestante. En
1702, Defoe avait crit The Reformation of Manners, pome satirique
qui sen prend des figures bien connues du monde politique et reli-
gieux la tte des Societies for the Reformation of Manners censes
viter leffondrement des valeurs morales en sanctionnant ceux qui
jurent, qui boivent, se battent, ont une conduite impudique, etc. Defoe
conteste lautorit de ces hauts personnages qui se rendent eux-mmes
coupables de ces dlits ou incivilits quils condamnent chez le bas-
peuple. Tout un passage de cette longue diatribe fait un dtour par la
colonisation pour dnoncer non lesclavage mais les hommes
brutaux38 qui exercent une autorit injuste avec force et cruaut, sans
morale ni compassion.
Les indignes inoffensifs ils emmnent par tratrise
Et ils troquent des Babioles contre les mes dtre humains
Ils amnent ces pauvres hres sous des cieux chrtiens
Et les font servir des paens pires que ceux quils servaient avant.

Labsence de morale et de religion, lexploitation violente et


honteuse du faible rvoltent Defoe :
IMPRIALISME ET INDIVIDUALISME 201

Les cruauts dont ils souffrent sont telles,


QuAmboyne nest rien, ils ont surpass les Hollandais,
Cortez, Pizarro, Guzman, Penaloe,
Qui absorbrent le sang et lor du Mexique,
Qui dtruisirent des millions dmes,
.
Et qui vidrent dun tiers la cration divine.39
Ce contre quoi Defoe mne loffensive, cest un pouvoir tyranni-
que qui nie la dignit humaine. Cette lutte fait indniablement partie
de la construction de lidentit nationale britannique : toute tyrannie
est proscrire aux yeux de lAngleterre protestante, ce que Locke
avait dvelopp dans son Second Treatise of Government40. Ainsi
Defoe, en montrant des esclaves heureux de leur sort, suggre quil
existe une sorte de contrat ducation contre travail qui permet
dexonrer lesclavage britannique de toute accusation de maltrai-
tance. Il cherche persuader son lecteur que, parce que lhomme,
quelle que soit la couleur de sa peau, est raisonnable, il nest pas
ncessaire de le contraindre par la force : si le contrat est juste, lau-
torit sera lgitime. Que ce contrat soit unilatral nentre pas en ligne
de compte car Defoe reste convaincu de toute la valeur de la civili-
sation britannique protestante que son pays a offrir. Lempire peut
ainsi tre source de fiert non seulement parce quil est signe de
puissance, mais aussi parce quil propose un modle dautorit
raisonnable et juste au reste du monde, mme dans sa faon de traiter
les esclaves : tel est limaginaire que cre Defoe par sa reprsenta-
tion de lesclavage dans ses romans41.

La forme du roman, sa structure narratologique, la mise en pers-


pective dactions et de discours vus par un personnage qui se distin-
gue de lauteur, permet lcriture dune geste britannique42. Romans
de lindividu, du pouvoir, de lautorit, de lexpansion coloniale, ce
sont des success stories, histoires de russites individuelles clatan-
tes pour des individus qui sont indigents mais refusent leur sort et se
battent pour leur libert, libert quils nobtiennent quaprs une
priode de servitude. Cest comme si Defoe cherchait nous
convaincre que la servitude, quelle que soit sa forme, est une occa-
sion pour tout dshrit, noir ou blanc, de samender et de progres-
ser socialement et spirituellement par son travail sous la conduite
dun matre clair. Linda Colley estime que les rcits de captivit
des Blancs sont emblmatiques des aventures impriales de la
Grande-Bretagne et des difficults que rencontrait cette expansion43.
Il semble que les rcits desclavage de Defoe eux aussi remplissent
plusieurs fonctions : non seulement ce sont des pisodes qui contri-
202 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

buent aux multiples rebondissements de ces romans daventures,


mais aussi ils proposent une reprsentation de la servitude comme
une vidence sociale et morale qui profite autant lindividu qu la
patrie, ce qui permet de dcrire un colonialisme anglais bien sup-
rieur celui des pays catholiques, et dasseoir la lgitimit du rgime
en redfinissant la notion dautorit. Les romans, par leurs rsonnan-
ces politiques et identitaires, mlent rvolution anglaise, commerce
transatlantique et individualisme.

Anne DROMART
Universit Lyon 3, UMR LIRE
.

NOTES

1. Steven Deyle, By farr the most Profitable Trade : Slave Trading in


British Colonial North America , in An Expanding World : Slave Trades, 1500-
1800 : Globalization of Forced Labour. Patrick Manning ed., vol. 15. Variorum,
Ashgate, Aldershot (UK) & Brookfield, 1996, p. 195-213. J. Walvin, Questioning
Slavery. Routledge 1996, p. 173. Eric Williams, Capitalism and Slavery, The
University of North Carolina Press, 1994, p. 5. C. Plasa & B. Ring (eds.) The
Discourse of Slavery : Aphra Behn to Toni Morrison. Routledge 1994.
2. Linda Colley, Captives : Britain, Empire and the World, 1600-1850, Pimlico
2002, p. 1.
3. Christopher Flynn, Nationalism, Commerce and Imperial Anxiety in
Defoes Later Works , Rocky Mountain Review of Language and Literature, vol. 54,
n 2, 2000, p. 11.
4. Daniel Defoe, Colonel Jack (1722), Oxford UP, 1989, p. 128.
5. The Review, n 9. Cit par Peter Knox-Shaw, Defoe and the Politics of
Representing the African Interior , The Modern Language Review, vol. 96, n 4
(oct. 2001), p. 948.
6. De lEsprit des Lois, livre 15, chapitre 5, dans uvres Compltes, vol. 2,
Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1951, p. 494.
7. Candide, Paris, Classiques Hachette, 1991, chapitre 19, p. 104.
8. Voir Peter Hulme, Colonial Encounters : Europe and the White Caribbean
1492-1797, New York, Routledge, 1986, p. 205, cit par George Boulukos, The
Grateful Slave : The Emergence of Race in Eighteenth-Century British and American
Culture. Cambridge, Cambridge UP, 2008, p. 2.
9. Voir John Richardson, Slavery and Augustan Literature, Londres, Routledge,
2004.
10. If the same filial affection was to be found in Christians to their parents in
our part of the world, one would be tempted to say there would hardly have been any
need of the 5th commandment , cit par Christopher Hill, Robinson Crusoe ,
History Workshop n 10 (Autumn 1980), p. 20.
11. Daniel Defoe, The Family Instructor, Part II (1718), P.N. Furbank ed., in
Religious and Didactic Writings of Daniel Defoe, general editors W.R. Owens & P.N.
IMPRIALISME ET INDIVIDUALISME 203

Furbank ed., vol. 2, Londres, Pickering & Chatto, 2006, p. 209.


12. My fellow servants, fellow creatures , Colonel Jack, op. cit., p. 133.
13. Voir Walvin, Questioning Slavery, op. cit., p. ix, Wiliams, Capitalism and
Slavery, op. cit., p. 7, et Boulukos, The Grateful Slave, op. cit., pour des vues diver-
gentes sur les rapports entre esclavage et racisme.
14. Colonel Jack, p. 145.
15. Colonel Jack, p. 150.
16. Boulakos, George E., Daniel Defoes Colonel Jack : Grateful Slaves and
Racial Difference . ELH, vol. 68, n 3, Fall 2001, p. 615-631.
17. Snque, Lettres Lucilius, V, 47, 1 : Quils te respectent plutt quils ne te
craignent.
18. Daniel Defoe, Captain Singleton, (1720), Oxford UP, 1990, p. 157.
19. The ability to buy and sell the labour of individuals and their future offspring
was an essential component of the system , Steven Deyle, By farr the most
Profitable Trade , op. cit., p. 196.
20. Don Jordan & Michael Walsh, White Cargo : The Forgotten History of
Britains White Slaves in America , New York, New York UP, 2008, p. 196. Colonel
Jack, p. 162.
21. Captain Singleton, p.157.
22. Captain Singleton, p. 3.
23. Voir aussi Robert P. Marzec, An Ecological and Postcolonial Study of
Literature : From Daniel Defoe to Salman Rushdie, Palgrave Macmillan, 2007.
24. C. Brown, Moral Capital, p 53.
25. Colonel Jack, p.129.
26. Colonel Jack, p.132.
27. Colonel Jack, p.162.
28. Captain Singleton, p. 119.
29. Le commerce des esclaves tait un monopole que de trop nombreux individus
contournrent et la compagnie fit faillite, entranant des dsordres financiers et poli-
tiques srieux. Voir Maximillian E. Novak, Colonel Jacks Thieving Roguing
Trade to Mexico and Defoes Attack on Economic Individualism , The Huntington
Library Quarterly, vol. 24, n 4 (Aug. 1961), p. 349-353 ; Eric Williams, Capitalism
and Slavery, op. cit., et William A. Pettigrew, Free to enslave : Politics and the
escalation of Britains Transatlantic Slave Trade, 1688-1714 , The William and
Mary Quarterly, vol. 64, n 1, Jan 2006, p. 3-38.
30. Max Weber, The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism (1905), New
York, Penguin, 2002.
31. Colonel Jack, p. 127.
32. Kathryn Kummed, Defoe and the Black Legend : the Spanish Stereotype in
A New Voyage Round the World . Rocky Mountain Review of Language and
Literature, vol. 52, n 2, 1998, p. 15.
33. Colonel Jack, p. 134.
34. Daniel Defoe, The Family Instructor, Part II (1718), p. 135.
35. Denis Diderot, Encyclopdie, vol. I, in u v res Compltes vol. V, Paris,
Hermann, 1976, p. 537.
36. Daniel Defoe, Jure Divino (1706), in Satire, Fantasy and Writings on the
Supernatural by Daniel Defoe, W.R. Owens & P.N. Furbank ed., Vol. 2, Londres,
Pickering & Chatto, 2003.
37. Voir C. Brown, Moral Capital, p. 47, et David Armitage, The Ideological
204 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Origins of the British Empire, Cambridge, 2000.


38. W. Pettigrew, Free to Enslave .
39. Daniel Defoe, The Reformation of Manners, (1702), in Satire, Fantasy and
Writings on the Supernatural by Daniel Defoe, general editors W.R. Owens & P.N.
Furbank, Vol. 1, Pickering & Chatto, 2003, p. 166 l.330 sqq.
40. John Locke, Deuxime trait du gouvernement civil (1689), Paris, J. Vrin,
1967, chapitre 4 : De lesclavage , p. 150, et chapitre 16 : De la conqute
p. 230.
41. The British knew their overseas empire as Protestant, commercial, maritime
and free, and that self-conception helped quiet suggestions that exploitative,
territorially aggressive, and tyrannical regimes were developing in their colonies . C .
L. Brown, Moral Capital, op. cit., p. 52.
42. Doyle, Laura. Transatlantic Seductions : Defoe, Rowson, Brown, and
Wilson. Freedoms Empire : Race and the Rise of the Novel in Atlantic Modernity,
1640-1940, Durham, Duke UP, 2008, p. 145-182
43. Linda Colley, Captives, op.cit., p. 141.
LE LANGAGE DES GESTES.
NOIRCEUR ET MODERNIT
DANS BILLY BUDD DE MELVILLE

KLAUS BENESCH

Sometimes the negro gave his master his arm, or took his
handkerchief out of his pocket for him ; performing these and
similar offices with that affectionate zeal which transmutes into
something filial or fraternal acts in themselves but menial ; and
which has gained for the negro the repute of making the most
pleasing body-servant in the world.
[Parfois le ngre donnait le bras son matre, ou prenait
son mouchoir de sa poche sa place ; il accomplissait ce genre
de services avec un zle particulier, affectueux, qui transforme
des gestes, serviles par essence, en quelque chose de filial ou de
fraternel ; ce qui a procur au ngre la rputation dtre le
serviteur le plus agrable du monde.]
Herman Melville, Benito Cereno

We are not a nation, so much as a world.


[Nous ne sommes pas tant une nation quun monde]
Melville, Redburn

Si la mer est gnralement considre comme une sparation,


une frontire, ou une limite dangereuse, elle reprsente galement,
selon Haskell Springer, le lien qui soude les tres humains et le
centre de leurs communauts (p. 1). De faon assez paradoxale,
ceci est vrai pour les Afro-amricains, qui ont t dracins de leur
terre et transports vers un nouveau monde trange, o ils se sont
retrouvs, selon lexpression de Olaudah Equiano, privs de toute
possibilit de rentrer dans [leur] pays natal (p. 56). Pour les escla-
ves exils, lAfrique tait perdue de faon irrmdiable. Le dsir de
traverser lAtlantique nouveau et de revenir sur leurs terres dori-
gine est donc devenu une caractristique essentielle de la diaspora
africaine. Relle ou imagine, pour les descendants africains,
lAfrique demeure le garant dune identit commune, une source
mythique dinspiration et de communaut. Dans cette optique, la
206 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

mer apparait souvent comme un trait dunion pour combler le foss


historique et gographique entre lAfrique et les descendants des
anciens esclaves. Comme laffirmait le pote barbadien Edward
K. Braithwaite, seul le fait de rentrer en Afrique lui a permis de
dcouvrir son origine des Carabes. Les paradigmes afrocentristes
tels que lthiopianisme, le panafricanisme ou la ngritude franco-
phone tmoignent de la notion de racines communes et dun hritage
culturel partag des deux cts de lAtlantique par la diaspora afri-
caine. Dans le sillage de ses nombreuses tentatives pour effacer la
sparation initiale et le dracinement dramatique associ lachemi-
nement forc, la mer a t relue comme un espace o les chemins se
croisent (middle passage), et o les cultures se fondent lune dans
lautre pour former un rseau qui englobe un ensemble dchanges
dun bord lautre de lAtlantique.
Tout au long de son uvre, le concept prcurseur de Paul Gilroy
de l Atlantique Noir , suggre galement que la mer a t une
force la fois sparatrice et unificatrice dans le langage imaginatif
des Africains du Nouveau Monde. Dans Black Atlantic, Gilroy
affirme : Aller et venir entre nations, traverser des frontires dans
des machines modernes qui taient elles-mmes des micro-systmes
dhybridit linguistique et politique , et la relation avec la mer
pourrait finir par devenir extrmement importante pour les prmices
de la politique et de la posie du monde de lAtlantique noir (p.
12). Selon Gilroy, lhistoire afro-britannique et lhistoire afro-amri-
caine ont t jusquici plutt nationalistes quinternationalistes,
cest--dire, quelles ne reconnaissent pas lhritage culturel
commun toute la diaspora de lAtlantique noir, mais au contraire,
mettent laccent sur le destin dun groupe spcifique dexpatris
africains. Pour remdier cette prise de position myope et nationa-
liste de la culture noire, Gilroy explique ce que reprsente lhritage
culturel de lAtlantique noir, et comment les navires sont devenus
le vecteur le plus important de la communication panafricaine
avant lapparition du 33 tours (p. 13). Pourtant, plus quun simple
lieu de contact et dchange culturel, la vie bord du navire a
souvent servi aussi darne pour mettre en scne des critiques
cinglantes des implicites raciaux de la modernit dans son ensemble.
Dans les paragraphes suivants, je mintresse tout particulire-
ment Billy Budd Marin, obscur et inachev, pour dterminer
comment ce texte que le critique cariben C. L. R. James considre
comme essentiel pour toute discussion sur Melville, mais quil na
toutefois pas inclus dans son ouvrage sur Melville, cause de ce
quil appelle son obscurit absolue , occupe le devant de la
LE LANGAGE DES GESTES 207

scne au cur du projet de Melville lorsquil veut crer une esthti-


que gestuelle totale (plutt que simplement littraire) de la noirceur.
Liconographie fascinante dun mousse noir plastronnant dans le
premier chapitre de Billy Budd sajoute, selon moi, au projet de
Melville, tout au long de sa vie, de faire la lumire sur le ct
ngatif, totalitaire et obscur , de la modernit. Dans plusieurs de
ses rcits de mer, il envisage la modernit travers des communau-
ts utopiques flottantes qui forment une sorte de tiers espace
(Bhabha), o rgne la libert transraciale et transnationale. Le
nouvel humanisme de Melville, en reprenant lexpression origi-
nale de James, est tout fait conscient du mlange complexe et
moderne entre lesclavage et ses structures corollaires et racistes de
la noirceur. Sil dcrit, dune part, lhtrotopie de lespace bord
dun navire comme lantithse de lesclavage de la division sociale,
et la racialisation en cours de la socit capitaliste moderne, dautre
part, il est vident quil tente dimaginer une contre-culture de la
diaspora et de lAtlantique noir qui se dveloppe partir dune
notion (dpourvue de sentimentali) dinterrelation et de dmocratie
interculturelles. De plus, travers sa gestualit fire et sre de soi,
limage du marin africain voque, et, en mme temps, transforme la
tradition du dix-huitime sicle qui considre lindividu noir comme
le tmoin tragique des paradoxes du sicle des Lumires. En dau-
tres termes, Melville sexprime contre le racisme dans une critique
gestuelle noire des jugements blancs sur les Noirs, position qui peut
tre lue comme annonciatrice de gestes venir plus radicaux de
fiert noire tels que les zazous, les poings levs des panthres noires,
ou le style corporel typique de la communaut hip-hop.

Parmi les nombreux crivains de la mer au cours du dix-


neuvime sicle, Herman Melville semble tre celui qui a le mieux
compris lapport symbolique et social de la vie maritime pour les
Africains-amricains. Lexprience personnelle de Melville en tant
que marin bord dun navire marchand, puis dun baleinier du
Pacifique, et ensuite dune frgate de la marine, sintgre parfaite-
ment une description dtaille de la vie bord, au cours des
premiers voyages vers les Amriques. Pourtant lintrt de Melville
pour la mer ne spuise pas dans la reprsentation prcise des offi-
ciers et des quipages des navires, dont il a une connaissance directe.
En tant quauteur de romans philosophiques, il utilise souvent des
lieux maritimes pour suggrer lide ancienne du navire-monde
et du monde-navire . Depuis ses premiers rcits de voyage
propos des les enchantes de lOcanie, jusquau sombre Billy Budd
208 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Marin, son uvre posthume, les navires de Melville sont des micro-
cosmes flottants avec des significations macrocosmiques. Pour
analyser les ides philosophiques et dcouvrir les rgions inexplo-
res de la psych humaine, Melville peuple ces navires dun qui-
page htroclite de marins issus de tous les milieux. Dans les rcits
de mer de Melville, les races demeurent un facteur prendre en
compte, comme le dmontre le personnage tragique de Benito
Cereno . Cependant, les nombreuses tches communes bord du
navire lui permettent de crer un espace utopique flottant qui va au-
del des limites de classes et de races.
Dans Moby-Dick, le travail des matelots ne reprsente pas seule-
ment une ncessit mais un mode de vie, un style dexistence tout la
fois sduisant et repoussant. Les matelots peinant au dur labeur sur le
Pequod participent dune routine rituelle qui semble effacer les divi-
sions entre les races et les classes, et qui insiste au contraire sur les
aspects dmocratiques et fraternisants du travail des marins. Comme
lont remarqu plusieurs critiques, le fait dextraire collectivement le
sperme grumeleux du cachalot en une masse onctueuse et fluide en
vue des travaux aux chaudires du navire, personnifie laffection
physique et la sensation dun lien diffus parmi les classes populaires
bord. De mme, Melville juxtapose frquemment la communion
mythique et la solidarit entre lquipage multiracial une solidarit
qui nat du partage des preuves pnibles, du danger et souvent aussi
de loppression physique et lisolement et le dsquilibre psychique
quil a observs chez les officiers, blancs pour la plupart. Par un vrai
rebondissement heglien, Melville dcrit ses officiers, ses comman-
dants et ses commodores obsds par le partage strict du travail et par
le harnachement ridicule li ltiquette de la vie de marins. Malgr
leurs pouvoirs protocolaires, cest une classe de personnes devenues
irresponsables, compltement alines et rendues esclaves de l i d o-
logie du statut social, de la routine militaire ou de la simple accumu-
lation de richesses, telle que la pche la baleine.
Cest dans ce contexte que Melville introduit limagerie de les-
clavage comme condition maudite et maladie contagieuse de la
socit moderne. Dans une des scnes les plus fascinantes de Moby
Dick, Achab chante les louanges de lisolement affreusement
douloureux de son rle :
Quand je pense ma vie, la solitude dsole quelle a t,
cette citadelle quest lisolement dun Capitaine, qui admet si peu,
en ses murs, la sympathie de la campagne verdoyante du dehors [. .
.] Esclavage de la cte de Guine dun commandement solitaire !
(chap. 132, soulign par lauteur)
LE LANGAGE DES GESTES 209

Il est assez surprenant de concevoir la position solitaire dAchab


au sommet de la hirarchie du navire comme une forme dasservis-
sement social, un rang hirarchique reprsentant la fois le pouvoir
absolu et la distance absolue par rapport au reste de lquipage.
Pensons simplement la rationalit scientifique et au savoir-faire
maritime extraordinaire qui caractrisent le commandement
dAchab. Ses comptences en navigation et pour la pche la
baleine sont bien suprieures celles de ses officiers, qui semblent
compltement secous par la duret avec laquelle Achab utilise son
pouvoir intellectuel. Fait rvlateur si ce nest paradoxal, la descrip-
tion dAchab par Melville rappelle la conception de lesclavage de
Orlando Patterson comme mort sociale , ngation ultime du
discours et de linteraction humaine ordinaire. Si Melville est tout
fait conscient des fondements totalitaires de la socit moderne, de
lesclavage et de la mort sociale qui va de pair avec le progrs de la
science et laugmentation du partage du travail, il souligne gale-
ment que la noirceur, ou, si lon prfre, la race, se tapit au plus
profond de la dialectique fatidique des Lumires.
Comme la plupart de baleiniers de Nantucket, le Pequod fonc-
tionne grce un quipage international, htroclite, qui comprend
entre autres groupes ethniques des Africains, des Asiatiques et des
Amrindiens. Melville rappelle ses lecteurs ignares que mme
pas un homme sur deux parmi les milliers de marins engags dans
lindustrie amricaine de la pche la baleine, est n amricain (p.
121). Lorsque Ismal rencontre pour la premire fois Queequeg, le
harponneur caractristique du Pequod des Mers du Sud, il est surpris
de voir un personnage aussi excentrique dans la ville soi-disant civi-
lise de New Bedford. Son tonnement est dautant plus grand
lorsque les rues se remplissent dun grand nombre de marins tran-
ges, de parfaits sauvages ; dont beaucoup ont sur les os une chair
non sanctifie. Insolite spectacle ! (p. 31).
Pourtant dans les univers flottants de Melville, la noirceur nest
pas seulement un simple ingrdient exotique indlbile ; elle sert
plutt de contre-modle politique et esthtique la complaisance
envers soi-mme, unidimensionnelle et technocratique, de la civili-
sation moderne. Un bon exemple en est ltrange relation entre
Achab et Pip, le jeune Africain qui, ayant perdu ses esprits lors dun
accident, se rvle tre une sorte de sage extra-lucide, la conscience
morale de son Capitaine qui avait t induit en erreur.
Lmancipation symbolique de la noirceur se retrouve aussi au cur
de la scne mmorable o un harponneur africain gigantesque invite
Flask, le plus petit et le plus bas en grade des officiers blancs,
210 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

monter sur ses paules bord du baleinier violemment ballot par


les vagues. Si la dextrit physique des baleiniers est toujours un
spectacle qui vaut la peine dtre admir, la vue du petit Flask perch
sur la masse muscle et inbranlable du marin noir est tout fait
stupfiante. Sur son large dos, crit Melville,
Flask, avec ses cheveux de lin, semblait un flocon de neige. La
monture avait plus de prestance que son cavalier. Vif, agit, ostenta-
toire, le petit Flask en venait parfois frapper du pied avec impa-
tience, mais la poitrine seigneuriale du ngre nen respirait pas moins
avec la mme rgularit, sans -coups. Jai vu ainsi la Passion et la
Vanit taper du pied sur la terre vivante et magnanime sans quelle
change pour autant le cours de ses mares et de ses saisons (p. 191).

Melville tire profit ici, videmment, de la force physique fabu-


leuse et du naturel prsum des Noirs. Cependant, lhabilet et la
volont suprieure des marins noirs sont l pour voquer le rle des
cultures non-occidentales en tant qulments de base et variables du
projet des Lumires dans son ensemble, plus que pour ritrer
simplement des strotypes occidentaux culs.
Dans son dernier ouvrage, Billy Budd Marin (Rcit interne), crit
entre 1885 et 1891, Melville reprend lide de la communion mythi-
que et de lharmonie qui rgnent parmi les matelots de toutes races.
La trame de ce texte nigmatique est centre sur les questions de
mutinerie, de discipline, dhomosexualit, et, surtout, sur les mca-
nismes de la loi martiale. Comme dans son roman prcdent La
Vareuse Blanche ; ou, la Vie Bord dun Navire de Guerre (1850),
le cadre est le monde des hommes , rpressif et autonome, bord
dune frgate de la marine. Dans une note personnelle, Melville fait
remonter son rcit 1797, liant ainsi lesprit de mutinerie grandis-
sant de lpoque dans la marine britannique (et la duret des mesures
prises pour le contrecarrer) et les rvolutions dmocratiques de la fin
du dix-huitime sicle. Billy Budd, enrl de force et passant dun
navire marchand un navire de guerre britannique, le Bellipotent,
reprsente lidalisation de Melville du beau marin , une figure
docile, semblable au Christ, chez qui sunissent beaut physique et
noblesse de naissance, vertu naturelle et capacit de conciliation.
Accus tort dun acte de mutinerie, il frappe du poing un des offi-
ciers pour se dfendre. Selon le code de la justice militaire, ce geste
est un crime capital, ce qui aboutira finalement lexcution haute-
ment symbolique de Billy sur la grand-vergue.
Plein dimages homo-rotiques, Billy Budd a souvent t lu en
particulier par le critique franais Michel Sarotte comme lultime
LE LANGAGE DES GESTES 211

effort de Melville pour parvenir accepter son homosexualit long-


temps souponne. Il est vrai que le thme du beau marin , qui est
le point de mire de son quipage, presque fminin par la puret de
son teint (p. 14), se prte avec force de telles interprtations.
Pourtant, la figure du marin archtypal peut galement tre lue
comme un commentaire de lespace dmocratique, voire libertaire,
des socits maritimes et de leur subversion continue sous lin-
fluence du rgime dun monde de la marine totalitaire . De faon
plus significative, Melville transmet, en introduisant Billy, une
image puissante dadmiration interculturelle et de respect, deux
sentiments inhabituels chez les marins du dix-huitime et du dix-
neuvime sicles. tant donn quil inaugure un aspect fondamental
de la structure visuelle et symbolique complexe du roman, ce
passage mrite dtre longuement cit :
Liverpool [. . .] jai vu [. . .] un simple matelot dun noir si
intense quil devait tre un indigne africain de pur sang hamite
silhouette harmonieuse dune taille trs au-dessus de la moyenne. Les
deux bouts dun mouchoir de couleur vive nou librement autour de
son cou dansaient sur lbne de sa poitrine dcouverte, de grands
cercles dor pendaient ses oreilles, et un bonnet cossais au ruban de
tartan coiffait sa tte bien faite. Ctait un chaud midi de juillet, et son
visage luisant de sueur rayonnait dune bonne humeur barbare. Jetant
des saillies joviales de droite et de gauche, montrant par clairs ses
dents blanches, il allait foltrant avec une bande de camarades de bord
dont il tait le centre. Ceux-ci composaient un tel assortiment de tribus
et de teints quils eussent t bien qualifis pour quAnacharsis Clootz
les ft dfiler la barre de la premire Assemble franaise comme
reprsentants du genre humain. chaque hommage spontan rendu
par les passants cette noire idole [. . . ] le cortge bigarr ne cachait
pas quil tirait de celui qui en tait lobjet cette sorte dorgueil que les
prtres assyriens devaient tirer de leur grand Taureau sculpt quand se
prosternaient les fidles (p. 43-44).

Comme dautres images de Billy Budd, la description du


noble marin, prince africain, renvoie un incident dans un des
premiers rcits de mer de Melville. Lorsque le jeune marin-crivain
du roman ponyme Redburn (1850), aprs un long voyage puisant,
met enfin pied terre Liverpool, il remarque immdiatement
labsence vidente de ngres (p. 201). Par contraste avec les
tats-Unis dAmrique libres , dans ces rues, on ne rencontrait
aucun Ngre (p. 202). Redburn rappelle toutefois que les matelots
noirs taient au centre dune attention particulire quand ils
marchaient le long des docks. Liverpool, le ngre marche dun
212 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

pas plus fier et lve la tte comme un homme ; car ici, aucun senti-
ment excessif nexiste envers lui comme en Amrique (p. 202). Ce
sentiment excessif envers les Afro-amricains nest autre, bien-
sr, quun euphmisme sardonique pour parler du lynchage : New
York, un couple mixte, tel que ceux que Redburn voit au moins trois
ou quatre fois Liverpool, aurait t agress en trois minutes (p.
202). Ainsi, lincident de Liverpool comme le dmontrent
plusieurs passages du Journal de Melville ouvre la voie son
tude des races, de la vie de marin et de la socit moderne, plus
tard, dans Billy Budd.
Lhommage de Melville au marin noir de Liverpool revt une
importance spciale, car il prend forme au sein dun discours sur la
dialectique ou le ct obscur et totalitaire de la modernit. Melville
se rend Paris en 1849, et lambigut historique de certains lieux
comme la Place de la Concorde, o la Rvolution franaise a atteint
son apoge en excutant Louis XVI et Marie Antoinette (et, par la
suite, des milliers dautres victimes de ce que lon appelle le Rgne
de la Terreur ), continue de hanter sa conception de lordre rpubli-
cain dans Billy Budd. Comme nous le savons daprs le tout aussi
sombre Benito Cereno , Melville tait horrifi lide de foules
rebelles prises de folie meurtrire. Sil semble avoir t conscient
des dangers de labsence de lois, il avait cependant tout aussi peur
du chtiment comme principe abstrait et vide. Donc, dans son
dernier ouvrage inachev, Melville cre un quilibre entre le bon
mais ignorant Capitaine Delano, et laustre et autoritaire Capitaine
Vere, un Robespierre amricain, conduit, en fin de compte, sa perte
par sa mfiance envers lme humaine et sa croyance en la suprma-
tie de la loi abstraite ( avec le genre humain [] les formes, les
formes mesures, sont tout [p. 128]). linverse des critiques
conservateurs des horreurs de la Rvolution franaise tels que
Edmund Burke, lantidote de Melville contre les excs rvolution-
naires nest pas du tout de nature morale ou autoritaire. Il dpeint
plutt le microcosme des navires, o les grades sont attribus selon
les capacits naviguer, le courage, et le sens des responsabilits,
comme alternative valable la socit moderne terre.
De plus, Melville sait que la question de la race guide une
bonne partie de lhistoire moderne. Dans Redburn, il souligne lab-
sence de ngres dans les rues de Liverpool. tant donn limplica-
tion conomique ancienne de la ville dans la traite atlantique des
esclaves, labsence clatante de Noirs implique un effort endmique
lintrieur de la socit capitaliste moderne pour liminer ses
fondements racistes. Les consquences catastrophiques dun tel
LE LANGAGE DES GESTES 213

passage sous silence volontaire de la vrit historique sont dj


prsentes dans Benito Cereno . Dans son dernier ouvrage, Billy
Budd Marin, Melville finit par juxtaposer la flagrante invisibilit
de lesclave africain et limage du fier marin noir, qui est au centre
des membres de lquipage, compos lui-mme dhommes de
couleurs de peau trs diffrentes. Louvrage le plus lugubre de
Melville souvre donc sur un dernier appel viter que la politique
post-rvolutionnaire (en Europe et aux tats-Unis) ne tombe en
disgrce , et inclure la race dans le concept mme dune socit
moderne et galitaire. Pour Melville, marin chevronn, le modle de
cette socit multiraciale ne pouvait driver que du modle mrito-
cratique de la vie en mer.
Il est de plus en plus vident, travers cette description du marin
noir anonyme de la Rvolution amricaine, dont la splendeur vesti-
mentaire et la vigueur physique transmettent un sentiment enjou de
rputation professionnelle, de dignit, et de fiert, que lunivers
marin noffre pas seulement une alternative la discrimination et au
racisme qui ont cours sur la terre ferme. Cela permet aussi une repr-
sentation radicalement nouvelle de la noirceur en tant que critique
gestuelle des aberrations totalitaires que Melville voyait inscrites au
plus profond du projet des Lumires. Si les images gestuelles utili-
ses par Melville sont considres comme essentielles son projet
de critique, ceci permet dexpliquer ce que Donald Pease, dans une
lecture convaincante et rcente du livre sur Melville de C. L.
R. James, publi en 1953, et la critique acerbe, ou plutt la ngli-
gence totale chez les spcialistes de Melville, identifient comme
diffrence entre le texte rel et un rcit alternatif, radicalement
subversif que Melville aurait pu vouloir avoir racont sans le
faire (166). Si Melville, comme le suppose James, avait peur de
la critique , et, par consquent, formulait en grande partie sa propre
critique en des termes symboliques ambigus, attirer lattention sur
les images visuelles et les gestes inextricablement intriqus dans son
langage symbolique, pourrait aider rexaminer lesthtique de
James et celle de Melville. En dautres termes, limportance de
Melville, crivain de la race et de la modernit, ne dpend pas nces-
sairement du fait que, comme le croyait James, il se rangeait du ct
de lquipage (cest--dire le peuple) plutt que du ct des officiers
et des dirigeants. Sa grandeur, en fin de compte, peut trs bien avoir
t sa conscience perspicace de la modernit des images et du
pouvoir de la gestualit.
Compar aux reprsentations visuelles des clbres Noirs au
cours du dix-huitime sicle, tel que le portrait, ralis par William
214 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Denton, de Olaudah Equiano (qui fut grav sur le frontispice de son


Rcit Intressant), ou le tableau de Mather Brown reprsentant le
Chevalier de Saint-Georges, fils dun planteur guadeloupen et de sa
matresse et esclave, et un des deux seuls compositeurs noirs connus
de lpoque classique en Europe, lvocation faite par Melville du
marin africain ressortit de la reprsentation sans quivoque et
enjoue de la diffrence. clectique dans ses manires propres, le
marin noir est le centre de lattention justement parce quil
reprsente en un seul et unique corps lesprit dmocratique des
masses. Tandis quil incarne la diffrence physique, il lve simul-
tanment cette diffrence en devenant le hros et le reprsentant de
ceux qui lont choisi. Comme James Baldwin la dit, ce qui lie un
esclave son matre est plus tragique que ce qui les spare .
Melville semble avoir partag le regard de Baldwin sur la
dynamique fatale de la race, et cest pour cela quil base sa reprsen-
tation visuelle et gestuelle de la noirceur sur linclusion plutt que
sur lexclusion des diffrences raciales et culturelles. Ce que James
appelle son nouvel humanisme ne tmoigne donc pas seulement
de la comprhension clairvoyante de lhumanisme de la part de
Melville, en tant que projet essentiellement transnational une ide
de plus en plus dominante dans les tudes noires et les lettres en
gnral. Comme le dmontre son insistance rcurrente sur laspect
visuel et gestuel, le mutisme rpt ou la perte de langage de ses
personnages par rapport aux aspects totalitaires de la raison et des
Lumires, ne doit pas tre ncessairement le rsultat dune peur de
la critique prouve par lauteur. Cela pourrait driver de la recon-
naissance visionnaire dans les deux sens du terme qu la fin
de la journe, le langage nest pas trs efficace pour transmettre la
signification, et que les gestes et les images visuelles fonctionnent
mieux. En reprenant les mots de Richard Blackmur, dans son tude
fascinante sur lart moderne Le Langage en tant que Geste (1954),
lorsque le langage verbal choue, nous recourons au langage des
gestes (3).

Klaus BENESCH
Universit de Munich
Traduction de langlais par Anna ZECCHINI
LE LANGAGE DES GESTES 215

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NOTES

1. Pour une discussion approfondie sur le thme de la mer dans le discours imag-
inatif afro-amricain, on consultera larticle de Pedersen (voir bibliographie en fin
darticle).
2. Dans son ouvrage sur Melville, Mariners, Renegades and Castaways (1953),
que beaucoup ont nglig, James discerne dans luvre de cet auteur la tentative
continue de crer un nouvel humanisme face aux difficults de la civilisation
moderne qui a mal tourn : Dans son uvre grandiose, les divisions, les antagonis-
mes et les folies dune civilisation puise sont dissqus sans merci et carts. La
nature, la technologie, la communaut des hommes, la science et les connaissances,
la littrature et les ides se fondent dans un nouvel humanisme, ouvrant la voie un
vaste dveloppement des capacits humaines et de la russite humaine (p. 96).
3. Pour lutilisation allgorique de la vie bord chez Melville, voir
Springer/Robillard et Allen.
4. La question raciale et le contexte historique de lesclavage dans Benito
Cereno est aborde par Welsh et, plus rcemment, chez Jones.
5. La meilleure analyse de cet aspect dans luvre de Melville et la reprsen-
218 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

tation littraire du travail dans la socit davant-guerre dans son ensemble est celle
de Bromell (voir en particulier The Erotics of Labor in Melvilles Redburn , p. 61-
79).
6. Parmi les 21 membres de lquipage de lEssex, le baleinier attaqu en 1821
par un cachalot enrag (qui a servi de modle pour la clbre scne finale de Moby-
Dick), sept taient afro-amricains. Bien quils naient pas t bien pays pour leur
service bord dun baleinier de Nantucket, [. . .] ils taient srs de ne pas tre moins
pays quun Blanc ayant les mmes qualifications (Philbrick, p. 26).
7. Pour lhistoire de la critique de ce qui est peut-tre louvrage le plus nigma-
tique de Melville, voir la prface convaincante de ldition Hayford/Sealts. Alors
que, dans le sillage de la soi-disant renaissance de Melville des annes 1920 et 1930,
les critiques tendaient souligner les aspects tragiques de lhistoire, par la suite, les
lecteurs privilgirent de plus en plus son ironie et sa trame complexe et ambigu.
8. Ceci est peut-tre vrai pour la vie de marin au dix-neuvime sicle en gnral.
Un propritaire (blanc) de quai observa ainsi, dans les annes 1830, qu en prsence
dun marin, le Ngre a limpression dtre un homme (cit dans Bolster, 1996,
p. 140).
9. Dans le journal de bord que Melville tint pendant son voyage en Angleterre
en 1849, on trouve un passage nigmatique sur le Ngre qui semble hors
contexte, et que les diteurs ont souvent reli au passage suivant dans Billy Budd
Marin, o un Ngre de Baltimore, un homme de Trafalgar communique au narra-
teur certaines irrgularits sanctionnes . Voir Journals 316 (p. 23 et 32).
10. On trouvera la critique du jacobinisme et lappel au rationalisme des lois
morales dans les Rflexions sur la Rvolution franaise (1794) de Burke. Melville
analyse les diffrentes ractions contemporaines vis--vis de la Rvolution en appe-
lant le navire marchand Common Sense, daprs le pamphlet politique de Thomas
Paine, un texte crit explicitement comme rplique lacte daccusation de la
Rvolution franaise de la part de Burke (p. 48).
11. Comme le souligne Caryl Phillips, crivain antillais, dans son valuation auto-
biographique du pass raciste de lAngleterre, The Atlantic Sound, bien que le
commerce desclaves ait t aboli officiellement en 1807 [. . .] , les relations
commerciales entre Liverpool et la cte ouest africaine, qui avaient enrichi des famil-
les comme les Ocanseys et tabli le pouvoir de Robert W. Hickson et de nombreux
autres hommes daffaires de Liverpool, prenaient naissance dans le trafic dtres
humains. Limmense richesse de Liverpool au dix-neuvime sicle tait base,
presquentirement, sur la forte implication de la ville dans la traite des Noirs de
lAtlantique (p. 28).
LA CONSTRUCTION DU PRE ABOLITIONNISTE :
ISAAC LOUVERTURE ET GERMAINE DE STAL

DORIS KADISH

La comparaison dveloppe ici met cte cte deux enfants issus


de pres abolitionnistes : Isaac Louverture, fils de Toussaint
Louverture, et Germaine de Stal, fille de Jacques Necker. On peut
faire dbuter cette comparaison avec la proximit des vnements
clefs de leurs vies ainsi que celle de leur pre clbre : Toussaint
Louverture meurt dans une prison franaise en 1803, aprs avoir t
arrt, dport, et trahi par Napolon ; cette mme date marque le
commencement des dix annes dexil que devait subir Mme de Stal
sur ordre de Napolon. Concidences notables, puisque 1804 est non
seulement la date du sacre de Napolon, mais aussi celle de la dcla-
ration dindpendance dHati, du dcs de Necker, et de la publica-
tion de Du Caractre de M. Necker, ouvrage dans lequel Germaine
de Stal sefforce de justifier la vie politique de son pre, banni
comme elle de France. Quelque dix ans plus tard, dans les premi-
res annes de la Restauration, le sujet des vnements de Saint-
Domingue reprend vie. En 1815, Isaac Louverture rdige Mmoires
dIsaac, fils de Toussaint Louverture, ouvrage apologtique, comme
lavait t Du Caractre de M. Necker, mais dans lequel laccent est
mis sur les mensonges, les fausses promesses, et les actes de tratrise
commis contre son pre et sa famille. Ayant pour cible en particulier
les dmarches clandestines des ultras et des anciens colons auprs du
nouveau gouvernement Bourbon, Isaac soutient la pousse des
abolitionnistes visant bloquer un accord qui aurait accord la
reconnaissance internationale Hati tout en mettant en pril son
indpendance aussi bien que sa libert mme. Dans ses mmoires,
Isaac Louverture recourt lexemple du traitement honteux subi par
sa famille pour mettre en garde les Franais de bonne volont contre
les trahisons militaires et politiques de leurs compatriotes conserva-
teurs. Un an plus tt, en 1814, vers la fin de sa vie, Germaine de
Stal avait repris la question de lesclavage, sujet de son premier
rcit, Mirza, en 1786. Dans deux courts textes Appel aux souve -
rains runis Paris pour en obtenir labolition de la traite des noirs
et Prface pour la traduction dun ouvrage de M. Wilberforce sur la
220 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

traite des noirs , elle sengage directement dans la cause abolition-


niste. La dernire ligne de son ouvrage posthume Considrations sur
la rvolution franaise indique quel point le sujet de la libert des
Noirs lavait proccupe : Sagit-il de labolition de la traite des
ngres, de la libert de la presse, de la tolrance religieuse, Jefferson
pense comme La Fayette, La Fayette comme Wilberforce1.
Avant de me pencher sur les diffrences dattitudes de Louverture
fils et de Stal fille envers le patriarcat et les femmes, je me permet-
trai quelques brves remarques dordre thorique. Dans son ouvrage
Culture et Imprialisme, le critique Edward Sad nous rappelle que ce
sont les conditions sociales spcifiques dune poque qui forment la
vision politique et conomique des auteurs2. Mais il insiste aussi sur le
fait que les crivains sont la fois produits et producteurs de ces
conditions. Cette tension ou, si lon veut, ce paradoxe, permet d c l a i-
rer la situation des personnes de couleur et celles des femmes, soumi-
ses un systme doppression elles aussi, ce qui expliquerait leur
sensibilit particulire lgard de lesclavage. Certes, lpoque, ni
les Noirs ni les femmes ne pouvaient se situer en dehors de lhgmo-
nie colonialiste de leur temps. Hommes et femmes, Blancs et Noirs,
partageaient ce que Sad appelle une structure dattitude et de rf-
rence qui permettait lexistence de lesclavage en tant que systme
conomique. Sad se rfre notamment lmergence, dans les
discours culturels de la littrature, de lhistoire et de lethnographie,
dun ensemble structur de localisation et de rfrences gographi-
ques, que lon retrouve, parfois allusives, parfois savamment mises en
scne, dans des uvres trs diverses qui ne sont pas lies entre elles ni
une idologie officielle de l e m p i r e3 .
Dans Culture et Imprialisme, Sad rclame aussi une mthode
danalyse en contrepoint : Nous pensons simultanment lhistoire
mtropolitaine [. . .] et ces autres histoires que le discours domi-
nant rprime (et dont il est indissociable) 4. Or, bien que souvent
ignores, ces autres histoires existent, quelles soient produites
par des femmes blanches ou par des hommes de couleur ayant reu
une instruction en franais. Ces autres histoires partagent une
structure dattitude et de rfrence qui mrite notre considration,
car en effet elles permettent au critique dadopter une perspective
globale qui dpasse les structures de rfrence auxquelles nous ont
habitus les tudes du dix-neuvime sicle. Ces histoires autres
appellent une lecture qui ne serait pas dtache des ralits politi-
ques qui les ont nourries et rendues possibles5 . Said insiste sur le
fait quil ne sagit l de distribuer ni louanges ni blme. Masculins
ou fminins, blancs ou noirs, les crivains de lpoque vhiculent les
LA CONSTRUCTION DU PRE ABOLITIONNISTE 221

valeurs sociales de leur temps tout en tant capables dy rsister.


Comme le prcise Sad, les cultures sont des mcanismes dauto-
rit et de participation crs par lhomme. Bienveillantes pour ce
quelles incluent, intgrent et glorifient, moins bienveillantes pour
ce quelles excluent et dvalorisent6 .

Comme dautres enfants de figures militaires ou politiques noires


pendant la priode coloniale, Isaac fut scolaris sur le sol franais.
La prsence en France dIsaac et de son demi-frre Placide, fils plus
g du premier lit de Mme Louverture, constituait une preuve de la
confiance prsume entre leur pre et Napolon. En 1802, Napolon
mande aux deux garons de se rendre Saint-Domingue, accompa-
gns de leur prcepteur au collge de Lamarche, M. Coasnon. Le
voyage, qui tait cens avoir lieu deux semaines avant lexpdition
mene par le beau-frre de Napolon, le Gnral Leclerc, rassurera
leur pre sur les intentions honorables des Franais son gard.
Cest une feinte, qui sera suivie par bien dautres tromperies. Les fils
se voient obligs de partir avec lexpdition de Leclerc et nauront
pas loccasion de parler leur pre. Toussaint tant absent de Saint-
Domingue au moment de leur arrive, Leclerc attaque et occupe le
pays. Le rsultat ultime de lexpdition sera larrestation, lempri-
sonnement, et la mort de Toussaint Louverture.
Lorsquil raconte son histoire, Isaac emploie une stratgie narra-
tive qui consiste intercaler lhistoire militaire de Leclerc et de
Toussaint avec de brves scnes sentimentales et familiales. Quand
Toussaint apprend que Leclerc a attaqu, il rebrousse chemin o il
avait compassion dune multitude de vieillards, de femmes et d e n-
fants rpandus sur les routes7 . Isaac se sert ici dune image patriar-
cale qui met en valeur la responsabilit du pre. Dans son ouvrage sur
la cration du patriarcat (The Creation of Patriarcy), Gerda Lerner
observe que le patriarcat institutionalise la domination des hommes
sur les pouses, les enfants, et les femmes de la socit en gnral8.
Mme le titre, Mmoires dIsaac, fils de Toussaint Louverture, met en
valeur le statut dIsaac comme fils, cest--dire comme faisant partie
dune ligne patriarcale dans laquelle la proprit et lautorit passent
de pre en fils et qui, de ce fait, ressemble lesclavage. Comme le
constate Lerner, la subordination des femmes par les hommes crait
le modle conceptuel de la cration de lesclavage ; la famille patriar-
cale lui en donnait le modle structurel9 .
Dans dautres scnes, Isaac nomme les membres de la famille
femme, sur, beau-fils, nice, oncle en faisant mention frquem-
ment dune foule qui les entoure. Ces scnes dramatisent lamour
222 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

de Toussaint pour sa famille et le danger quils encourent face aux


ennemis. En rptant ces scnes, Isaac attribue une fonction mtony-
mique la famille comme reprsentation du peuple hatien. Comme
le dit Isaac, il semblait que tout et concouru [. . .] pour faire voir
dans un seul homme, le cur dun pre, dun poux et dun guerrier
dfenseur des intrts de sa patrie et de ses compagnons darmes10 .
Notons que Mme de Stal se sert aussi des foules de cette manire,
notamment pour reprsenter la nation, pour crer et maintenir les
liens sociaux entre les citoyens11. Une scne rvle avec une clart
particulire comment la mtaphore patriarcale permet au lecteur
blanc de sidentifier avec la famille noire. Cette mtaphore met en
relief, comme dans le discours sentimental plus gnralement, les
motifs de la maternit, de lautorit paternelle, du dvouement filial,
et des liens familiaux. La scne se passe la nuit, la lueur des flam-
beaux, la maison paternelle, au milieu dune foule immense12 :
Il est plus facile de concevoir que de raconter ce que cette soire
eut dattendrissant pour toute une famille, une mre, ses enfants et
leur prcepteur qui, combl de remerciements et de soins, tait
tmoin de tant de tendresse et damour. Toute cette famille, oubliant
pour un moment, cause de cette runion inattendue, le malheur de
la patrie, se livrait la joie et aux plus doux sentiments13.

Cette scne fait appel nos motions. Nous devons admirer la


capacit de la famille noire prouver de la tendresse, de
lamour, du malheur, de la joie, des doux sentiments.
Et pour mieux permettre lidentification du lecteur avec la scne,
Isaac met laccent sur le prcepteur, tmoin oculaire des ractions
sentimentales des Noirs, qui sont comparables celles des Blancs.
Isaac insiste sur lamour que son pre ressent pour ses enfants :
I. et P. Louverture se jetrent tous les deux son cou ; il les tint
pendant long-temps serrs dans ses bras, et la sensibilit paternelle
se manifesta par des pleurs qui coulrent de ses yeux14. Pourquoi
donc Toussaint choisit-il denvoyer ses enfants comme missaires
Leclerc, mme aprs la dcouverte des intentions malveillantes de
celui-ci ? Aprs sa capitulation face Leclerc, Toussaint part,
menant avec lui son fils Isaac-Louverture15 . On ne peut semp-
cher de penser la figure biblique dIsaac, dont Dieu a ordonn que
le pre, Abraham, fasse le sacrifice. En se construisant dans ses
mmoires comme le fils prt tout abandonner pour son pre, Isaac
cherche sans doute faire preuve de sa fidlit au mme code dhon-
neur suivi par son pre, gnral franais. Quand on demande
Toussaint pourquoi il na pas cherch fuir, celui-ci rpond que
LA CONSTRUCTION DU PRE ABOLITIONNISTE 223

sexposer pour sa patrie lorsquelle tait en pril, tait un devoir


sacr ; mais que la troubler pour pargner sa vie, tait une action peu
glorieuse16 . Le mme code dirige la conduite du fils : Mais Isaac-
Louverture, qui croyait quil navait plus de pre, voulut aussi
mourir ; il resta et attendit la mort avec courage17.
Par contre, Mme Toussaint reste un objet protger, oblige de se
rfugier dans la fort avec sa sur et les nices de Toussaint. Cest
une victime qui ne pense qu ses proches et la destruction de sa
maison familiale :
Il fallait avoir un cur de rocher pour ntre pas attendri par les
pleurs et les gmissements des hommes, des femmes et des enfants
qui taient prsents et qui dploraient son sort, lorsquelle allait
quitter pour toujours son pays, une partie de sa famille et sa demeure
[. . .] Cette femme, qui tait digne de ces marques dattachement et
damour, sortit de chez elle sans rien emporter18.

Est-il possible de dire que Mme Toussaint ne possdait pas de


proprit parce quelle tait elle-mme proprit ? Depuis la Bible,
ainsi que Lerner nous le rappelle, la femme appelait son mari
matre ; [. . .] elle faisait partie de ses possessions ainsi que les servi-
teurs et les animaux ; [. . . .] le patriarche pouvait vendre sa fille19 .
Dans De La Littrature, Germaine de Stal affirme peu prs la mme
chose : Tout se ressentait, chez les anciens, mme dans les relations
de famille, de lodieuse institution de lesclavage. Le droit de vie et de
mort souvent accord lautorit paternelle [. . . .] crait entre les
humains deux classes, dont lune ne se croyait aucun devoir envers
lautre. [. . .] Les femmes pendant toute leur vie, les enfants pendant
leur jeunesse, taient soumis quelques conditions de lesclavage20.

Germaine de Stal, fille unique de Jacques Necker, abolitionniste


incontest, sinscrit paradoxalement dans le mme type de ligne
patriarcale que la famille Louverture. Lhritage de Necker stend,
travers Mme de Stal, son fils Auguste et son beau-fils le duc de
Broglie, sans doute les plus grands abolitionnistes franais du dix-
neuvime sicle. Ces hommes exeraient une influence dans la
sphre lgislative laquelle elle ne pouvait participer, en tant que
femme. Bien que son salon ft un centre dopposition librale
Napolon, Germaine de Stal ne pouvait exprimer son opposition
envers lui et ses actions esclavagistes que dans sa correspondance ou
dans des textes destins paratre de manire posthume. Lironie de
lhistoire veut que, part quelques courts textes publis au dbut et
la fin de sa vie, les opinions abolitionnistes exprimes durant son
224 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

existence par Mme de Stal se retrouvent dans des mots adresss en


priv son pre ou publis aprs sa mort par son fils.
Bien que Du Caractre de M. Necker naborde quindirectement
la question de lesclavage, les ressemblances avec les Mmoires
dIsaac mettent en lumire les fondements sur lesquels reposent la
construction du pre abolitionniste pour Germaine de Stal.
Insistons un peu sur les similarits entre les deux textes. Comme
Toussaint Louverture, le pre de Germaine prisait surtout lhonneur
et la gloire ; ce grand serviteur de ltat fut exil et trahi par la
France ; il sest senti rejet jusqu la fin de sa vie. En outre, le mme
principe mtonymique quon rencontre dans les Mmoires dIsaac
se retrouve dans la reprsentation du pre abolitionniste construit par
Mme de Stal. Quand elle dit : M. Necker tait srement le meilleur
pre qui ait jamais exist21 , elle implique quil tait le meilleur pre
de la nation franaise, par exemple en prtant la plus grande partie
de sa fortune au gouvernement lors dune crise financire. Et comme
Toussaint, Necker est un modle de compassion : Il nexiste pas
une injustice envers les opprims, pas une faute en institutions poli-
tiques, quil nait pas signale davance, et que lon nait pas recon-
nue depuis22. Dans les Considrations sur la rvolution franaise,
Germaine met en valeur, ainsi quIsaac la fait dans ses mmoires,
les ractions passionnes de la population la vue de son pre : Les
transports de tout un peuple dont je venais dtre tmoin, la voiture
de mon pre trane par les citoyens des villes que nous traversions,
les femmes genoux dans les campagnes quand elles le voyaient
passer ; la place tait remplie dune multitude [. . .] qui se prci-
pitait sur les pas dun seul homme, et cet homme tait mon pre23.
Les diffrences qui existent entre Germaine et Isaac ne doivent
pourtant pas tre passes sous silence. Considrons dabord la faon
dont Mme de Stal se prsente et prsente sa mre en tant que femme.
Dans Du Caractre de M. Necker, Germaine insiste sur le respect
que son pre manifestait pour sa femme, qui il avait accord tout
contrle financier de la famille. Germaine cite sa mre qui disait,
jai achet, vendu, afferm, bti, plac, dispos de tout mon
gr24. Pour sa part, Germaine revendique sa propre identit fmi-
nine dans Du Caractre : elle a reu non seulement lhritage intel-
lectuel et politique de son pre, mais elle croit possder un caractre
plus fort que le sien. Il a abandonn son pouvoir politique trop faci-
lement cause de sa nature dlicate et de son indcision, conclut-
elle. Elle fait preuve dune plus grande rsistance en refusant
daccepter lexil sans protester et en dfendant avec nergie la rpu-
tation de son pre et en assurant sa propre dfense.
LA CONSTRUCTION DU PRE ABOLITIONNISTE 225

Certes, Germaine faisait partie du mme systme patriarcal


quIsaac. Peu avant sa mort, elle aurait dit : Jai toujours t la
mme, vive et triste. Jai aim Dieu, mon pre et la libert. Mais
comme lobserve Gerda Lerner, tout en impliquant la subordination,
le patriarcat nimplique pas pour autant que celle-ci soit absolue25. Les
Noirs taient loin dtre totalement dpourvus de pouvoir : tout au
contraire, cest cause des russites politiques et militaires extraordi-
naires de Toussaint Louverture que Napolon se sentit oblig d e n-
voyer lexpdition fatale Saint-Domingue, une dcision quil
admettra dans ses mmoires avoir regrette par la suite. Germaine et
sa mre, salonnires influentes, ne manquaient certainement pas d a s-
cendant. Mme Toussaint non plus, peut-tre, bien que son fils ait choisi
de la peindre comme une victime. Mais en fin de compte, Germaine
envisageait le systme patriarcal diffremment dIsaac. Comme d a u-
tres auteures de textes sentimentaux de son poque, Germaine de Stal
recherchait des moyens dadoucir les rigueurs du systme patriarcal et
de lesclavage. Ces femmes cherchaient remplacer le patriarcat par
le paternalisme, une forme sentimentale lie la bienfaisance, aux
affections familiales, et la naissance du romantisme26.
Des diffrences lies au genre sexuel sparent donc Germaine et
Isaac. Isaac a suivi son pre en suivant un code dhonneur masculin
et militaire. Dans ses mmoires Toussaint sadresse Napolon quil
appelle ce grand homme dont lquit et limpartialit sont si bien
connues , pre de tous les militaires , qui il doit sa soumis-
sion et [son] entier dvouement.27 . Comme lexplique William
Reddy, le code masculin dhonneur, parfois invisible, avait une
dimension familiale aussi bien que militaire, politique, et publi-
que28 . La perspective fminine de Mme de Stal diffrait profond-
ment, puisquun tel code ne dirigeait pas sa conduite. Il est vrai
quelle ne rejetait pas lautorit paternelle. Mais son dvouement
pour le pre se limitait au bon pre abolitionniste, tel Jacques
Necker, par opposition au mauvais pre esclavagiste, Napolon. Elle
envisageait mme la possibilit quune femme remplace le pre pour
promouvoir sa vision bnvole et paternaliste. Selon linterprtation
que jai dveloppe propos de Corinne dans un ouvrage prcdent
(voir Narrating the French Revolution : The Example of
Corinne ), Mme de Stal propose une femme comme alternative aux
figures de pouvoir traditionnelles, bien que son rle se dfinisse de
manire symbolique et allgorique plus que politique29. Dans sa
propre vie, Germaine de Stal tait une figure matriarcale dans une
famille abolitionniste qui mena la lutte contre lesclavage jusqu
son abolition dfinitive en 1848. En 1814, vers la fin de sa vie, elle
226 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

crivit des textes abolitionnistes adresss des hommes, dont elle


na jamais remis en question le contrle de la sphre publique ; mais
ce sont des textes qui ont eu une importance considrable. Qui sait
quelle influence elle a rellement exerce ? John Isbell nous rappelle
que Mirza, crit en 1786, prcde lattention renouvele apporte
lesclavage par le discours de Necker aux tats-Gnraux en 1789.
Isbell va mme plus loin en signalant aussi que le plus grand des
abolitionnistes anglais, William Wilberforce, a cit ce discours de
Necker lorsquil sadressa pour la premire fois au Parlement
anglais30. Le rseau dinfluences dans lhistoire de labolitionnisme
se rvle donc peut-tre dorigine plus fminine quon na voulu le
reconnatre.
Pour conclure, Germaine et Isaac se sont acharns contre les abus
du patriarcat, mais avec des desseins et des rsultats diffrents. cri-
vaine blanche, riche, et clbre, Germaine de Stal sest servie de sa
rputation littraire et sociale pour amliorer le sort des victimes de
loppression, les Noirs et les femmes. Bien quelle ne se conforme
pas nos dfinitions modernes du fminisme, elle a dpeint des
femmes dont le courage et la force de caractre na cess dinspirer
des gnrations de femmes jusqu nos jours. Quant Isaac
Louverture, fils dun martyr de la libert hatienne, il avait un objec-
tif plus spcifique : celui dempcher la prise de contrle de Hati par
les ultras dans les annes 1820. Les vises philosophiques et esth-
tiques de Mme de Stal dpassaient donc le cadre de la mission de
Louverture. En ceci, ce dernier ressemble aux autres crivains
hatiens du dbut du dix-neuvime sicle dont les crits ressortis-
saient de circonstances locales et dont la vision du monde tait
surtout militaire, politique, nationale, et masculine. Il reste impossi-
ble de savoir quel point ces deux crivains ont influenc le cours
de lhistoire. Au moins pouvons-nous faire l e ffort de savoir
comment et quel point les diffrences de genre et de race ont
influenc lhistoire de labolitionnisme franais.

Doris KADISH
Athens, University of Georgia

NOTES

1. Germaine de Stal, Considrations sur la rvolution franaise, Paris,


Tallandier, 1983, p. 606.
2. Edward W. Sad, Culture et imprialisme, Paris, Fayard, 2000, p. xxii.
3. Ibid., p. 99
LA CONSTRUCTION DU PRE ABOLITIONNISTE 227

4. Ibid., p. 97.
5. Ibid., p. 238.
6. Ibid., p. 15.
7. Isaac Louverture, Mmoires dIsaac, fils De Toussaint Louverture, sur lex-
pdition des Franais sous le Consulat de Bonaparte, (1818), dans Histoire de lex -
pdition des Franais Saint-Domingue, sous le consulat de Napolon Bonaparte,
d. Antoine Marie Thrse Mtral, Paris, Fanjat an, 1825, p. 234.
8. Gerda Lerner, The Creation of Patriarchy, New York, Oxford University
Press, 1986, p. 239.
9. Ibid., p. 89.
10. Isaac Louverture, Mmoires dIsaac , op. cit., p. 293.
11. Suzanne Guerlac, Writing the Nation (Mme de Stal) , French Forum, 30,
3 (2005), p. 43-56.
12. Isaac Louverture, Mmoires dIsaac , op. cit., p. 238.
13. Ibid.
14. Ibid., p. 239.
15. Ib id., p. 238.
16. Ibid., p. 301.
17. Ibid., p. 304-305.
18. Ibid., p. 309.
19. Lerner, The Creation of Patriarchy, op. cit., p. 168.
20. Germaine de Stal, De la Littrature dans ses rapports avec les institutions
sociales (1800), Paris, Garnier, 1998, p. 138.
21. Germaine de Stal, Du Caractre de M. Necker et de sa vie prive (1804),
dans uvres compltes de Mme la baronne de Stal, Paris, Treuttel et Wrtz, 1820,
tome 17, p. 12.
22. Ibid., p. 68.
23. Germaine de Stal, Considrations sur la rvolution franaise, op. cit.,
p. 167-168.
24. Germaine de Stal, Du Caractre de M. Necker, op. cit., p. 16.
25. Lerner, The Creation of Patriarchy, op. cit., p. 239.
26. Philip D. Morgan, Slave Counterpoint : Black Culture in the Eighteenth-
Century Chesapeake and Lowcountry, Chapel Hill, University of North Carolina
Press, 1998, p. 259.
27. Joseph Saint-Rmy, Mmoires du Gnral Toussaint-Louverture, Paris,
Pagnerre, 1853, p. 48, 100, 63.
28. William M. Reddy, The Invisible Code : Honor and Sentiment in
Postrevolutionary France, 1814-1848, Berkeley, University of California Press,
1997, p. xi.
29. Doris Y. Kadish, Narrating the French Revolution : The Example of
Corinne , dans Germaine de Stal : Crossing the Borders, d. Madelyn Gutwirth,
New Brunswick, Rutgers University Press, 1991, p. 113-21.
30. John Isbell, Voices Lost ? Stal and Slavery, 1786 1830 , dans Slavery
in the Caribbean Francophone World : Distant Voices, Forgotten Acts, Forged
Identities, d. Doris Y. Kadish, Athens, Georgia, University of Georgia Press, 2000,
p. 39-52.
V.
UN NOUVEAU HROS ROMANTIQUE
BUG-JARGAL, ROMAN NOIR

GRARD GENGEMBRE

Les hugoliens situent Bug-Jargal dans lintrication complexe des


composantes intimes, familiales et culturelles du jeune Hugo, lequel,
dix-huit ans, en esquisse une premire version, alors quil est le
ngre littraire de Franois de Neufchteau, acadmicien et ancien
Procureur gnral prs le Conseil suprieur au Cap-Franais de
1783 1788, qui, peut-tre, la intress aux vnements de 1791.
Par ailleurs, son grand-pre maternel, tabli Nantes, avait souvent
fait le commerce avec Saint-Domingue en droiture cest--dire
sans passer par lAfrique. Lon se souvient enfin que, en 1818, son
pre, Lopold Hugo, publia, sous le nom de Genty, un Mmoire sur
les moyens de suppler la traite des ngres par des individus
libres, et dune manire qui garantisse pour lavenir la sret des
colons et la dpendance des colonies1. Nous nvoquerons que pour
mmoire ce premier Bug-Jargal, compos en avril 1819, publi en
mai 1820 dans Le Conservateur littraire, nous contentant de rappe-
ler ce quen disait Jacques Seebacher :
Il sagit dun morceau tout hroque, juvnile et viril : dans
lclatement de la rvolte des Noirs Saint-Domingue en 1791 (les
colons sopposant lapplication des dcrets dgalit), un jeune
Franais, frais moulu des Lumires et des clubs de Paris, dcouvre
la cruaut de lexploitation coloniale, et la noblesse dun esclave
exceptionnel. Au second acte, emprisonnement du Noir [],
vasion et priptie : on prend le Noir pour un assassin au beau
milieu dun incendie. Au centre de luvre, bataille entre soldats et
insurgs la Grande-Rivire, et sublimit de Bug comme chef qui,
mort ou pris, disparat, pendant que le jeune Blanc est prisonnier. Au
IV, renversement de la priptie du II, reconnaissances : Bug nest
autre que lesclave gnial, et il na pas assassin. Comme dans toute
bonne tragdie, la catastrophe dment ces espoirs de fraternit et de
bonheur, daccession la reconnaissance rciproque. La dernire
livraison laisse le destin mettre le hros mort2.

Point encore de monstrueux Habibrah ni de chaste Marie. En


revanche on trouve dj Thade et le chien Rask. Delmar (le jeune
homme ne sappelle pas alors dAuverney) voque dj les hros de
232 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Servitude et grandeur militaires de Vigny (1835), et tant lart de


prsenter le cadre que la matrise de la composition, allis une
remarquable mise en scne des rapports de classe, font de ce rcit un
texte tout fait intressant. Le plus important est bien ce choix du
lieu et de lpoque. On ne doit pas oublier que les Domingois ou
Hatiens ont eu leur Napolon noir en la personne de Toussaint-
Louverture, et que le Premier Consul lui-mme sest cass les dents
sur ce peuple danciens esclaves qui obtiennent leur indpendance
en 1804, anne de son couronnement. Quoi dtonnant ce quun
fervent royaliste contre-rvolutionnaire soit fascin par ces nobles
gueux vainqueurs de lUsurpateur ?
En 1825, Charles X reconnat enfin Hati. On escompte de fabu-
leux profits du commerce avec cette ancienne colonie sucrire, et il
faut indemniser les colons dpossds. Dbats, polmique, remise
en cause dun pouvoir royal qui brade les possessions de la
Couronne, mme si Saint-Domingue avait quitt le giron franais
depuis plus de vingt ans. Cette actualit intresse lditeur Urbain
Canel, Hugo reprend son ouvrage et le leste de nouvelles considra-
tions tout en accroissant la part des descriptions, vritables pomes
en prose, et en le compliquant de passionnantes contradictions.
Apparat alors la terrible figure dHabibrah, et sapprofondit celle de
Biassou, caricature singeant le pouvoir europen, mais rvlant du
mme coup la nature mme du pouvoir, cette violence. La nouvelle
devient ds lors un roman en cinquante-huit chapitres, avec ajout de
personnages, commentaires et notes.
Bug-Jargal peut se dfinir comme un roman daventures vision-
naire dans le cadre dun sujet historique, la rvolte des Noirs de
Saint-Domingue en 1791, lutte de gants, trois mondes intresss
dans la question, lEurope et lAfrique pour combattants,
lAmrique pour champ de bataille (Prface de 1832). Lintrigue
est assez simple : en 1791, dans une plantation de Saint-Domingue,
lesclave Pierrot est amoureux de Marie, la douce et ple fille de son
matre, fiance Lopold dAuverney. Ce dernier part la recherche
de Marie, enleve lors dune rvolte, le jour mme de son mariage.
Pierrot a cach Marie pour la sauver dune mort certaine. Pris par les
insurgs, dAuverney est sauv des mains du froce Biassou et de
laffreux Habibrah par le chef des insurgs, Bug-Jargal, qui nest
autre que Pierrot. En fait, Bug-Jargal, fait prisonnier, a t libr sur
parole pour porter secours dAuverney, qui il doit la vie. Mais le
sergent Thade, croyant que son chef a pri, fait excuter Bug-Jargal
lorsque celui-ci revient se constituer prisonnier. DAuverney
recueille Rask, le chien du chef noir. Marie, elle, a pri dans lincen-
BUG JARGAL, ROMAN NOIR 233

die du Cap. Une note finale voque le sort du capitaine dAuverney,


tu au combat lors des guerres de la Rvolution.
Amour du Noir pour la Blanche, amiti et rivalit du Noir et du
Blanc, opposition du quasi-gant Pierrot au nain Habibrah, du bien
au mal, condition servile de Bug-Jargal, fils de roi africain, tout
conspire dramatiser la fiction. Comme Jean Valjean et Javert,
dAuverney et Bug-Jargal se livrent et se sauvent lun lautre,
comme Gauvain et Lantenac les hros de Quatre-vingt treize, ils font
assaut de magnanimit. Roman du serment, de la puret (de lamour
les hros ne connaissent que les baisers, et Bug-Jargal meurt vierge
comme Jean Valjean, Enjolras ou Cimourdain), du sentiment tragi-
que de la vie (dAuverney cherche le repos de son me dans la mort
sur les champs de bataille), du manichisme o les tnbreux
mchants Biassou et Habibrah sopposent aux figures lumineuses
des hros, Bug-Jargal met dj en place des mythes hugoliens.
Lidologie luvre dans Bug Jargal a fait lobjet de dbats,
auquel on pourra se reporter en consultant Lon-Franois Hoffmann,
qui concluait ainsi son analyse :
Tout se passe comme si le texte chappait parfois son auteur.
Aucun doute, Hugo a voulu susciter la sympathie de ses lecteurs
pour dAuverney, pour Marie et pour ce Bug-Jargal qui na en fin de
compte de noir que la peau. Il a voulu susciter laversion de ses
lecteurs pour les noirs rvolts et pour leurs chefs. Et pourtant, une
srie de passages vhiculent une idologie incompatible avec celle
qui semble informer le roman. Nous pourrions presque dire quun
autre Hugo, celui dont se rclameront la rpublique dabord, le parti
communiste ensuite, tente de percer sous le jeune ractionnaire
raciste qui a compos Bug-Jargal3.

Mais il faut surtout mentionner Pierre Laforgue, auteur de la


meilleure tude sur ce roman, ainsi que la communication plus
rcente dYvette Parent, Lesclavage et Bug Jargal : Victor Hugo
entre histoire et mmoire dans le version de 1826 4 . Nous nous
rallierons aux conclusions de Pierre Laforgue : il ne saurait ici tre
question de soutenir que dans Bug-Jargal la Rvolution est attaque
au nom de la Contre-rvolution, et den faire ds lors un roman
contre-rvolutionnaire , ce quil nest pas, pas plus quil nest un
roman raciste . Est prfrable, au contraire, la lecture qui voit
dans la Note finale la volont chez Hugo doutrer la contradiction
jusqu limpossible5.
Donc, plutt que de revenir sur ces questions dont on peut
estimer quelles sont rsolues, nous aimerions poser de nouveau
234 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

celle de la monstruosit dHabibrah et la relier aux conventions du


roman noir, genre qui, on le sait, depuis le dbut du XVIIIe sicle,
privilgie aventures angoissantes, drames passionnels tout bruis-
sants dadultres, de vengeances, de jalousies morbides, dclinant le
paradigme des malheurs de la vertu et des preuves du sentiment, se
peuplant progressivement de dcors sauvages ou sinistres. Tout cela
aboutit Sade et Ducray-Duminil, lequel restitue un lectorat
populaire cette avalanche de thmes, reconfigurs sous linfluence
du roman gothique anglais, lequel connat une grande vogue en
France la fin du XVIIIe sicle. Aprs lEmpire, la vague rebondit,
et se charge de vampirisme, satanisme et frntisme. Plus tard, le
roman-feuilleton saura faire son miel de ces recettes prouves.
Comme nombre de grands, ou futurs grands auteurs de lpoque
(on pense au jeune Balzac), avec ce Bug-Jargal hatien, Victor
Hugo, du haut de ses seize ans (ou dix-sept si lon place la date de
composition de la premire mouture en 1819), contribue la sombre
floraison ds avant son Han dIslande de 1823. Bug-Jargal, cest de
lhorreur carabe
Nous pensons que cette esthtique est lenjeu premier du roman,
et non pas une facilit abusivement utilise, comme on le lit encore
parfois, preuve cette affirmation de Lon-Franois Hoffmann :
[Hugo] multipli [e] plaisir, outre des passages qui annoncent
lart de sa maturit, labus de lhyperbole, les pripties rocamboles-
ques, les invraisemblances psychologiques et les tirades pathtiques
dignes des moins bons mlodrames de lpoque.6

Cette rfrence au roman noir est bien connue, et son importance


a t bien souligne et analyse rcemment par Jack Corzani, dans
Lesclavage et son imaginaire aux sources du roman gothique
antillais 7. Rappelons quelques caractristiques du genre : aventures
terrifiantes, ambiance nocturne, mise en scne de lhorreur, de la
souffrance, de la cruaut, satanisme, frnsie Cela implique la
prsence de figures atroces ou monstrueuses incontestablement le
nain Habibrah en est une, premire bauche de ces monstres, tels
Triboulet ou Quasimodo, que lon retrouvera dans toute luvre
dHugo. De manire significative, le romancier le fait nommer un
moment par un lapsus bien rvlateur : Habitbas , cest nen pas
douter celui qui habite en bas , autrement dit Satan. Et, au chapi-
tre 53 dAuveney lui-mme fait appel limage de lEnfer :
Seul de mon espce dans cette caverne humide et noire, envi-
ronn de ces ngres pareils des dmons, balanc en quelque sorte
au penchant de cet abme sans fond, tour tour menac par ce nain
BUG JARGAL, ROMAN NOIR 235

hideux, par ce sorcier difforme, dont un jour ple laissait peine


entrevoir le vtement bariol et la mitre pointue, et protg par le
grand noir, qui mapparaissait au seul point do lon pt voir le ciel,
il me semblait tre aux portes de lenfer, attendre la perte ou le salut
de mon me, et assister une lutte opinitre entre mon bon ange et
mon mauvais gnie.8
Habibrah, ancien bouffon de loncle de Lopold, impose lclat
satanique de sa haine vengeresse dans un rcit tout de coups de
thtre, o Hugo joue ironiquement des procds mlodramatiques,
multipliant les clichs hyperboliques, dployant les prestiges du
langage, tout en privilgiant dj sa construction favorite, lanti-
thse. N dune ngresse et dun blanc , nain espagnol griffe de
couleur la tte hrisse dune laine rousse et crpue ,
chien , compar un sapajou, un singe et une guenon, il tient
aussi du chat-tigre, du perroquet, du caman et du tigre. Et surtout il
rappelle, au physique comme au moral, laraigne, dont on sait la
place dans limaginaire hugolien. En revanche, son appartenance
raciale occupe moins de place ; il nest caractris comme griffe ou
multre que quatre fois. En quelque sorte presque aussi asiatique
quafricain, il rappelle une idole de porcelaine dans une pagode
chinoise et un fakir hindou . Il vaut surtout comme nain
(vingt-cinq occurrences), et plus encore comme bouffon ou
comme fou avant la rvolte (vingt-deux fois), et comme obi
dans le camp de rebelles (soixante-deux fois, sans compter,
plusieurs reprises, sorcier , devin , jongleur , etc.). Ce sont
donc bien les attributs du grotesque qui lemportent ici sur la
couleur. Un grotesque monstrueux. La force du roman ne tient pas
seulement cette figure du grotesque terrifiant. Habibrah forme
couple avec Bug Jargal, et lon sera daccord avec Pierre Laforgue,
quand il montre que
Le lieu de leur conflit est dAuverney : alors que lun sacharne
le perdre, lautre sacharne le sauver, alors que lun tue loncle,
lautre sauve le neveu et sa fiance, et comme ils sengagent lun et
lautre tout entiers dans leur entreprise de sauvetage ou de perte, ils
acceptent dy sacrifier leur vie, que dailleurs ils sacrifient. Figures
tous deux de labsolu dans la ngritude et le mtissage, de labsolu
dans le bien et le mal, ils constituent le premier exemple de lal-
liance esthtique du sublime et du grotesque9.

la monstruosit physique et morale dHabibrah rpond celle,


idologique, de Bug-Jargal, dont le nom voque le jargon mais ce
nom napparat que trs rarement. Trois fois seulement dans le
236 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

roman la parole Je suis Bug-Jargal a une efficacit politique, et


encore convient-il de remarquer que cette parole est efficace parce
quelle est adresse aux Noirs du Morne-Rouge. Partout ailleurs
lidentit de Bug apparat comme foncirement problmatique. Chez
les Blancs il est Pierrot, et son autre nom, qui est son nom vritable,
est lui-mme scind en deux : Bug/Jargal. Il est un hybride onomas-
tique, un monstre. Roi ! noir ! esclave ! : seul un monstre
idologique peut runir en lui ces trois attributs , dit justement
Pierre Laforgue10.
Habibrah nest pas le bouffon de Bug-Jargal. Sans doute parce
quil est son envers, et non son double parodique. Cela tient aussi
ltre politique de Bug-Jargal. La royaut de Bug-Jargal est le
modle ngre idal de toute royaut. Une telle royaut est impensa-
ble, et Hugo fait tout pour lui enlever un rfrent quelconque dans la
ralit malgr ses ressemblances avec Toussaint-Louverture. La
mort hroque de Bug obit au mme genre de proccupations : il
faut le tuer pour prserver le mythe. Lidentit royale de Bug est
impensable, elle est aussi impossible.
Quant la monstruosit de Biassou, elle tient avant tout
limage grotesque et dgrade quil donne de la royaut, ainsi discr-
dite dans son apparat, alors que Bug-Jargal est un roi plus authen-
tique. Biassou incarne un despotisme dlirant, un pouvoir noir, au
sens du pouvoir tyrannique, cruel, des romans terrifiants. Se cristal-
lise en Biassou lidentit dun roi de carnaval, Jean Biassou, mar-
chal-de-camp . Roi sans royaume , ou plus prcisment apprenti
roi dfendant un hypothtique royaume venir, Biassou apparat
comme la figure transcendantale dun pouvoir royal qui ne peut se
penser que selon le mode carnavalesque. Ainsi comprendra-t-on le
rle dHabibrah ses cts. Habibrah est un bouffon, et cest parce
quil est un bouffon que Biassou apparat comme un roi. Mais en
fait, bouffon de quel roi ? Il oscille entre deux rois impossibles : le
fodal, le blanc dAuverney quil a tu on nen attendait pas moins
dun bouffon noir et Biassou en attente de sa propre royaut.
Habibrah est le premier bouffon rvant son premier roi. Pouvoir
blanc, pouvoir noir, royaut advenue, royaut venir : entre ces deux
extrmes se cherche la place improbable du bouffon, rsidu de toute
conception idologique des choses.
Ainsi lhorreur fait-elle sens autant comme sduction esthtique
que comme lment dune hirarchie des Noirs, ne de leur condi-
tion mme, mais aussi de leur origine sociale, les degrs dalination
et davilissement qui les mutilent diffremment, la force de la sauva-
gerie engendre par lexploitation et la dshumanisation. Prestiges
BUG JARGAL, ROMAN NOIR 237

exotiques, fascination de lhorreur, complaisance lgard du spec-


taculaire tumultueux vont donc de pair avec la prise en compte dune
ralit complexe.
Plus profondment, cette horreur explique en partie les prten-
dus manques du roman, qui serait historiquement sommaire, idolo-
giquement suspect, etc. On lui reproche de ne pas tenir des discours
anti-esclavagistes contemporains. Il nous semble que le roman est
plus fort que cela. Hugo ncrit pas un roman thse. On avancera
lide suivante : Hugo ncrit pas un roman sur lesclavage, il crit
un roman sur le drame de la dshumanisation et les contradictions
dune qute de la rgnration de la condition humaine. Vritable
coup de matre que ce Bug-Jargal de 1826, et non pas seulement
parce que les futures uvres de Hugo en amplifieront les aperus,
mais grce cette mise en scne dune Histoire complexe, dont la
reprsentation appelle une nouvelle esthtique. Lanne suivante, la
prface de Cromwell en tirera les consquences thoriques.

Grard GENGEMBRE
Universit de Caen

NOTES

1. Blois, Verdier imprimeur, janvier 1818


2. Notice sur Bug-Jargal, dans Victor Hugo, uvres compltes, Paris, Robert
Laffont, 1985, Romans I, p. 918.
3. Lidologie de Bug Jargal , communication au groupe Hugo, 25 mai 1989,
http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/89-05-25hofmann.htm.
Voir aussi du mme auteur, Victor Hugo, les Noirs et lesclavage , http://grou-
pugo.div.jussieu.fr/Groupugo/Textes_et_documents/Hoffmann_Les_Noirs_et_l %
27esclavage. pdf, Publication initiale dans Francofonia, Univ. Bologna, n 16, 30,
1996, p. 47-90.
4. http://groupugo.div.jussieu.fr/groupugo/doc/07-06-16Parent.doc.
5. Bug Jargal ou De la difficult dcrire en style blanc , Romantisme, n
69, 1990, p. 37-38.
6. Hugo, les Noirs et lesclavage , op. cit.
7. Esclavage et abolitions : mmoires et systmes de reprsentation, actes du
colloque international de lUniversit Paul Valry, Marie-Christine Rochmann (dir.),
Paris, Karthala, 2000.
8. Victor Hugo, Bug-Jargal, dans Victor Hugo Prosper Mrime, Histoires
desclaves rvolts, d. Grard Gengembre, Paris, Pocket, 2004, p. 184.
9. Bug Jargal ou de la difficult dcrire en style blanc , Romantisme, n
69, 1990, p. 32-33.
10.. Art. cit., p. 33.
GEORGES DALEXANDRE DUMAS.
ESCLAVAGE ET MTISSAGE ROMANTIQUES

SARAH MOMBERT

Le roman Georges dAlexandre Dumas1 pose une srie de ques-


tions intressantes tous les admirateurs de lauteur des
Mousquetaires : comment un crivain mtis, dont la propre grand-
mre tait esclave Saint-Domingue, reprsente-t-il lesclavage
dans ses uvres de fiction ? Quelle position philosophique et person-
nelle de lauteur le discours du roman exprime-t-il ? Et pourquoi
Dumas a-t-il si peu parl de lesclavage que ce roman, lun des plus
mconnus de son uvre, soit le seul le mettre au cur de lintri-
gue ? Cest ces questions que cette tude se propose dapporter des
rponses fondes sur ltude prcise des documents disponibles et
du texte du roman.
Georges parut en 1843 ; il fut publi en volumes de librairie chez
Dumont, aprs une probable prpublication dans la presse2, et passa
peu prs inaperu de la critique. Il prsente tous les signes gnri-
ques du roman exotique romantique, nourri de souvenirs de
Bernardin de Saint-Pierre, comportant des vocations des murs
coloniales, de nombreuses aventures en particulier des batail-
les navales et des scnes de rvoltes et la prsence dun
surhomme , prcurseur du personnage dEdmond Dants du
Comte de Monte-Cristo. Les ingrdients de la fiction sont similaires
ceux des romans succs de Dumas, qui commencent paratre
quelques mois plus tard3, mais le contexte dans lequel lauteur ancre
son intrigue est tout fait spcifique, puisque tout le drame se noue
autour de la question du prjug de couleur et de sa consquence
principale, lesclavage. Le discours du roman portant sur les ques-
tions du mtissage et de lesclavage savre complexe, sans doute
trop complexe pour permettre au roman, plutt bien men par
ailleurs, de rencontrer un franc succs auprs des lecteurs contempo-
rains.
mes yeux, cest prcisment dans cette complexit que rside
lintrt principal du roman, cest pourquoi je passerai peu prs
sous silence les composantes les plus topiques de la reprsentation
des esclaves, la distinction entre Noirs et multres et le ressort roma-
GEORGES DALEXANDRE DUMAS 239

nesque de la rvolte, toutes choses qui ont t rpertories depuis


longtemps, en particulier par lditeur moderne du roman, Lon-
Franois Hoffmann, dans son ouvrage Le Ngre romantique4, o
Georges est rapidement voqu. Jinsisterai donc essentiellement ici
sur les rsonances intimes lorigine de la conception de Georges,
sur leur lien avec lesthtique romantique et populaire du surhomme
et, surtout, sur lambivalence du discours du roman.

Lintrigue du roman Georges dbute lle de France (actuelle-


ment le Maurice), en 1810. Pierre Munier, riche planteur multre,
respectueux de la hirarchie de la socit coloniale qui fait de lui
linfrieur des colons blancs, se distingue dans la dfense de la capi-
tale Port-Louis contre les troupes anglaises. Aprs une querelle avec
M. de Malmdie, lun des colons blanc les plus influents de lle, il
envoie ses deux fils, Jacques et Georges, faire leur ducation en
mtropole, loin des prjugs insulaires. On retrouve Georges en
1824, sur le bateau qui le ramne dans son le natale, entretemps
passe sous domination anglaise, stant forg un physique et un
caractre dhomme suprieur, ayant affront tous les dangers et bien
dcid sattaquer la seule chose qui lui ait rsist : le prjug
raciste dont il a souffert enfant. lle de France, o il retrouve son
pre et son frre Jacques, devenu pirate et ngrier, Georges simpose
rapidement par sa force et son gnie, mais choue se faire donner
en mariage Sara, nice de M. de Malmdie. Dcid par ce revers
entrer en guerre contre les colons, Georges prend la tte dune
rvolte de ngres marrons, mene par Laza, un Anjouannais quil a
achet et affranchi. La rvolte choue, lhroque Laza, bless, se
suicide et Georges est pris et condamn mort. Sur le chemin de
lchafaud, le condamn fait tape dans une glise sur les marches
de laquelle lattend Sara de Malmdie, en costume de veuve, qui lui
demande de lpouser. Le pre et le frre de Georges parviennent
faire vader les nouveaux maris en pleine crmonie et les embar-
quent sur la frgate de Jacques, qui remporte la victoire dans une
pique bataille navale contre le navire le plus rapide de la flotte
anglaise.
Peu dtudes approfondies ont t consacres au roman
Georges5, alors mme que la critique saccorde reconnatre que ce
roman occupe une place tout fait spcifique dans la carrire de
lcrivain, parce quil est lune des uvres de fiction les plus
videmment lies lhistoire familiale de Dumas. Pourtant, depuis
la panthonisation de lcrivain en 2002, motive par le dsir du
prsident de la Rpublique franaise Jacques Chirac driger lau-
240 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

teur des Trois Mousquetaires en exemple une France multiraciale,


la question de la ngritude de Dumas semble incontournable, voire
centrale dans le discours tenu sur lui6. Mais nous avons trs peu de
preuves factuelles que son mtissage ait t vcu par Dumas comme
un problme ou un objet de revendication7. Il ne semble pas avoir t
profondment bless des attaques racistes dont il a fait lobjet, sa
correspondance nen a gure conserv de traces et, aux plus virulents
de ses dtracteurs, il rpondait par une gnrosit qui montrait quil
accordait trs peu dimportance leurs piques. Le plus acharn de
ses contemporains dnoncer le ngre en Dumas est le pamph-
ltaire Eugne de Mirecourt, collaborateur ddaign et spcialiste
des biographies malveillantes, voire diffamatoires, qui crivait :
Grattez lcorce de M. Dumas, et vous trouverez le sauvage. Il
tient du ngre et du marquis tout ensemble8. ces attaques, qui
ajoutent systmatiquement linjure raciste au portrait de Dumas en
esclavagiste littraire, voici la raction de lcrivain, daprs le
pome satirique Le Mirecourt de Thodore de Banville :
Dumas avait un jonc en bois de sycomore, []
Docile au Mirecourt, il lui laissa tout dire,
Pencha son front rveur, puis avec un sourire
Fit : As-tu djeun, Jacquot9 ?

Les mmoires de Dumas, composs au dbut des annes 1850,


ne font pas une place plus centrale son ascendance noire : deux
fois, dans le premier chapitre, il rappelle que son pre tait multre,
mentionne le nom de sa grand-mre antillaise par lintermdiaire
dun acte dtat-civil10, puis le rcit autobiographique se concentre
sur les hauts faits de son pre, le gnral Alexandre Dumas,
auxquels sont consacrs plusieurs chapitres qui intressent au plus
haut point le lecteur du roman Georges, car ils reprsentent une
variation sur le motif central du roman : le grand homme multre.
Rappelons rapidement les faits11. Le grand-pre de Dumas, le
marquis Alexandre Davy de la Pailleterie, stait install en 1738
Saint-Domingue, chez son frre planteur et trafiquant desclaves. Il
avait eu dune esclave, Marie-Csette dite Dumas, quatre enfants,
quil mit semble-t-il en gage avec leur mre pour payer son passage
sur un bateau pour la France, o il fit venir, la fin des annes 1770,
son fils Thomas-Alexandre. Celui-ci sengagea, sous le surnom de
sa mre, Dumas, dans les dragons de la Reine puis, en 1792, dans la
lgion franche des Amricains du Midi du chevalier de Saint-
Georges, autre clbre multre de lpoque. Il se distingua dans les
Alpes et fit une brillante carrire militaire dans les armes de
GEORGES DALEXANDRE DUMAS 241

Bonaparte, o il avait grade de gnral, jusqu la campagne


dgypte quil quitta pour tomber dans les geles des Bourbons de
Naples, o il fut semble-t-il empoisonn. Entretemps, son ancien
compagnon darmes devenu premier consul avait rtabli lesclavage
dans les colonies franaises, interdit les mariages mixtes et dcrt
lexclusion des officiers de couleur de larme. Le gnral Dumas ne
fut donc pas rintgr, sa veuve ne parvint jamais toucher de
pension et son fils, n en 1802, lanne mme o ces mesures de
sgrgation entraient en vigueur, se vit fermer les portes du lyce12.
Cette figure paternelle minemment romanesque inspire videm-
ment le personnage ponyme de Georges, mais elle ne constitue pas
la source unique de cette figure : Georges laisse aussi transparatre
linfluence du collaborateur de Dumas pour cette uvre, le
Mauricien Flicien Mallefille, qui avait t la fin des annes 1830
amant de George Sand et prcepteur de son fils Maurice Sand.
Ldition de Georges tablie par Lon-Franois Hoffmann prsente
dans son dossier un examen de cette question de la collaboration,
mais la conclusion se trouve, mon avis, biaise par le fait que ldi-
teur na pas eu connaissance dun article dun de ses journaux o
Dumas explique les termes de cette collaboration13. Dans larticle de
tte du Thtre-journal, le 13 dcembre 1868, Dumas rend un
vibrant hommage Mallefille, mort un mois auparavant, et en brosse
un portrait qui conviendrait parfaitement au hros du roman. La
ressemblance est dabord celle de la beaut physique car, explique
Dumas, Flicien Mallefille aurait t dune grande beaut physi-
que, si un accident ne lui et pas fait perdre un il, dans sa
jeunesse . Mais elle est surtout morale, car Mallefille a suivi
pendant les trente-cinq ans de son amiti avec Dumas une conduite
qui trace, dit-il, travers la littrature et la politique la ligne droite
la plus rigide. Une barre de fer tait plus flexible que cette
conscience svre avec les autres, mais plus svre encore envers
elle-mme14 . Dumas laisse dailleurs entendre que Mallefille avait
fait de Georges un double de lui-mme, la rude esquisse dun
homme dans lequel on le reconnaissait tout entier15 .
Lauteur de lhommage raconte ensuite leur collaboration :
comment Mallefille, alors dbutant16, lui avait apport une centaine
de pages dbauche dun roman dont il ne parvenait pas dvelop-
per le sujet, que Dumas rsume ainsi : Son sujet tait le multre, et
tout ce que lui fait souffrir, parmi ces blancs, fiers de leur sang ple,
l o rgueil des croles insolents, qui sont venus dEurope pour
occuper une terre qui ntait pas eux17. Mallefille se serait
adress Dumas, trs rput pour ses talents de carcassier de thtre,
242 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

parce quil lui supposait des affinits particulires avec ce sujet. Il


aurait dit Dumas : Cest vous, qui tes multre, de refaire cet
autre Antony, moi, je le manquerais. Vous, vous en ferez un type
magnifique, si vous avez besoin de renseignements pour les locali-
ts, je vous les donnerai18. Dumas achte le manuscrit mille francs
et dveloppe le rcit de Mallefille, tandis que celui-ci poursuit une
carrire de dramaturge et de diplomate. ma connaissance, aucune
trace manuscrite ne permet de juger de la nature des cent pages qui
ont servi de base au roman, mais il semble que Mallefille nait
jamais contest Dumas la paternit de Georges, ni quil ait t du
de ce que le romancier avait tir de son bauche.

La situation dramatique du mtis confront au mpris, linjustice


et la vexation de la part des colons blancs ne constitue pas lobjet
exclusif de lintrt de Dumas pour le sujet du roman : travers le
personnage de Georges, il voque la lutte dun homme pour faire
reconnatre que son gnie exceptionnel lui donne droit une place de
premier rang dans la socit. Comme le dit le narrateur retraant la
formation du hros, pour lui, la supriorit tait une ncessit d o r-
ganisation19. Ce parcours hroque annonce non seulement celui
dEdmond Dants, personnage conu la mme poque20, mais aussi
celui du hros des premiers chapitres des Mmoire s, le gnral
Dumas. Comme eux deux, Georges sort du nant social par la seule
force de son gnie ; comme eux, il doit sarmer contre lhumiliation et
le prjug. Par un vritable programme dauto-ducation, trs simi-
laire celui quEdmond Dants sappliquera pendant sa captivit au
chteau dIf, Georges acquiert la force physique qui complte sa
supriorit intellectuelle et morale. Il simpose lui-mme une suite
gradue dpreuves : lpreuve du jeu lui montre quil est capable de
rsister lentranement du gain; lpreuve de la chastet lui prouve
quil a dompt sa nature sensuelle ; lpreuve du duel lassure de son
sang-froid. La mondanit, le voyage et la guerre, Paris, Londres et
lOrient compltent cette auto-ducation hroque, tout entire conte-
nue dans un chapitre au titre programmatique, Transfiguration .
Aprs quoi, Georges se dit que le moment tait venu de retourner
lle de France [] Sa lutte avec la civilisation tait finie, sa lutte avec
la barbarie allait commencer21. Le programme narratif, on le voit,
suit celui dun roman du surhomme, construit selon un schma
dramatique parfaitement clair: Georges jura guerre mort un
prjug22.
Fortement ancr dans une double histoire personnelle, celle de
son premier concepteur, Flicien Mallefille, et celle du romancier
GEORGES DALEXANDRE DUMAS 243

qui le mit en forme, le roman Georges devrait donc reflter les


convictions librales et galitaristes que les deux hommes de lettres
ont toujours professes. Bien quil nait pas t un activiste de la
cause abolitionniste, Dumas avait en effet publiquement et claire-
ment exprim sa position sur la question de lesclavage. En 1838, il
dmentait ainsi, dans une lettre ouverte au directeur de la Revue des
colonies, organe abolitionniste, avoir promis sa collaboration un
journal esclavagiste : Toutes mes sympathies, au contraire, sont
instinctivement et rationnellement23 pour les adversaires des princi-
pes que dfendent Messieurs de la Revue coloniale ; cest ce que je
dsire que lon sache parfaitement, non seulement en France, mais
partout o je compte des frres de race et des amis de couleur24 . Le
lecteur qui dcouvre Georges aujourdhui sattend donc ce que le
roman illustre des positions clairement abolitionnistes, mais la
ralit du texte est beaucoup plus complexe, tel point que lon peut
y voir un compromis bien tide avec les prjugs dominants en 1843
sur linfriorit des Noirs, qui les destinerait naturellement lescla-
vage. Le risque de malentendu sexplique, mon avis, par la
tendance, vers laquelle nous poussent plusieurs dcennies de criti-
que politiquement correcte, sous-estimer la capacit du lecteur
saisir lironie qui mine le discours du roman.
On oublie souvent, en effet, que Dumas, avant de devenir lun
des plus efficaces vulgarisateurs de lhistoire de France, cest--dire
un romancier que je qualifierais volontiers dassertif, a crit de
nombreuses fictions excentriques et fantaisistes, dont certaines trai-
taient dj sur le mode ironique la question de lesclavage et de la
traite des Noirs. Cest ainsi que dans Le Capitaine Pamphile25, un
roman pour les enfants, paru dans le Muse des familles entre 1834
et 1838, Dumas met en scne un hros cynique, tour tour pirate,
escroc et ngrier, sorte dbauche antipathique du capitaine ngrier
Jacques Munier dans le roman de 1843. Au chapitre XVII du
Capitaine Pamphile, le hros prte main-forte Outaravi, chef des
Petits-Namaquois dans sa guerre contre Outaravo, chef des Cafres,
et, en paiement de ses services, embarque les vaincus dans la cale de
son bateau, qui nest pas destin accueillir du bois dbne. Les
amnagements apports la disposition de la cale fournissent loc-
casion dune description des terribles conditions dans lesquelles les
esclaves sont transports et dun commentaire : Il sagissait donc
de trouver le moyen de loger en plus, dans un navire dj passable-
ment charg, deux cent trente ngres. Heureusement, ctait des
hommes ; si cet t aussi bien des marchandises, la chose tait
physiquement impossible, mais cest une si admirable machine que
244 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

la machine humaine, elle est doue darticulations si flexibles, elle


se tient si facilement sur les pieds ou sur la tte [] quil faudrait
tre bien maladroit pour nen pas tirer parti26. Le capitaine
Pamphile planifie donc scientifiquement lentassement des esclaves,
comptant sur la mort de certains dentre eux pour faire de la place
aux autres, ce qui lui vaut de la part du narrateur ce compliment
antiphrastique davoir accompli son devoir en philanthrope27.
La mme ironie se retrouve dans lvocation de Jacques, le frre
du hros ponyme de Georges, devenu ngrier, mais, tonnamment,
il semble que Dumas ait jug son public adulte moins apte que les
jeunes lecteurs du Muse des familles apprcier son humour
cynique, puisquil mle les traits dironie un argumentaire dtaill
visant prouver lhumanit avec laquelle Jacques conoit son
affreux mtier. Jacques est certes ngrier mais, juge le narrateur dans
le chapitre ironiquement intitul Philosophie ngrire , cest un
bon ngrier : Ce ntait pas un de ces ngriers avides qui perdent
la moiti de leurs profits en voulant trop gagner, et pour qui le mal
quils font, aprs avoir pass en habitude, est devenu un plaisir. Non,
ctait un bon ngociant, faisant son commerce en conscience, ayant
pour ses Cafres, ses Hottentots, ses Sngambiens ou ses
Mozambiques presque autant de soins que si ctaient des sacs de
sucre, des caisses de riz ou des balles de coton28. Dabord, expli-
que le narrateur, lthique du bon ngrier lui impose de ne jamais
rduire lui-mme en esclavage les individus quil vend mais, se rfu-
giant devant ltat de faits que constitue lexistence du commerce
triangulaire, de nacheter que des esclaves faits par dautres que lui :
Jacques aurait regard comme une affreuse injustice, soit par force,
soit par ruse, de semparer personnellement dune crature libre
pour en faire un esclave ; mais, du moment que cette crature libre
tait devenue esclave par une circonstance indpendante de sa
volont lui, Jacques, il ne voyait aucune difficult traiter delle
avec son propritaire29. Jacques se distingue aussi de ses confrres
par son respect de la famille : On tchait, autant que possible, de
vendre les maris avec les femmes, et les enfants avec les mres, ce
qui tait une dlicatesse inoue et avait fort peu dimitateurs parmi
les confrres de Jacques30. On le voit, lironie permet Dumas de
faire coup double : la peinture des pratiques ngrires fait partie de
lhorizon dattente dun roman daventures coloniales et il ne sy
drobe pas mais, tout en comblant les attentes du lecteur sur ce
point, il lui laisse la responsabilit de son jugement.
Cette ambivalence perdure dans tout le roman, ds quil est ques-
tion de la condition servile. Le narrateur dcline systmatiquement
GEORGES DALEXANDRE DUMAS 245

la responsabilit des jugements ports sur la lgitimit de lescla-


vage, en attribuant les opinions exprimes ses personnages. Ainsi,
ce nest pas lui, mais bien Laza, le meneur anjouanais des Noirs
marrons qui juge : Je suis fils de chef []. Je suis de sang ml
arabe et zanguebar ; je ntais donc pas n pour tre esclave31. Le
narrateur se contente dune petite remarque qui anantit les fonde-
ments mme de cette lgitimation diffrentielle de lesclavage :
Georges sourit de lorgueil du ngre, sans songer que cet orgueil
tait le frre cadet du sien32. Ainsi, le hros lui-mme est prison-
nier dun systme social raciste, o lon trouve toujours plus noir ou
plus illgitime que soi-mme.
Lorsque les jugements sur le systme esclavagiste ne sont pas
noncs par la bouche des personnages, le narrateur les rapporte aux
murs propres la socit coloniale et lhistoire spcifique de lle
Maurice. Lironie se combine volontiers un discours relativiste, qui
cre une distance historique et nonciative entre lnonc, le lecteur
progressiste et lide susceptible de le choquer. Voici comment le
narrateur retrace la naissance de la vocation de ngrier chez le capi-
taine Bertrand, un actif bonapartiste qui se retrouve, aprs Waterloo,
la tte dune golette et dun quipage sans emploi : Lavenir du
capitaine Bertrand se trouvait bien compromis dans ce grand cata-
clysme qui brisa tant de choses. Il lui fallut donc se crer une
nouvelle industrie [] : il pensa tout naturellement faire la traite.
En effet, ctait un joli tat avant quon et gt le mtier avec un tas
de dclamations philosophiques auxquelles personne ne songeait
alors, et il y avait une belle fortune faire pour les premiers qui sy
remettraient33. Le flottement de lnonciation, qui tend vers le style
indirect libre, contribue instaurer un discours double rgime de
lecture : pour le lecteur conformiste, qui ne cherche pas remettre en
question les prjugs de son temps ou qui, soucieux de vrit histo-
rique, admet quun aventurier de 1815 ait pu penser cela, ces phrases
dcrivent un certain tat des murs dans une poque rvolue ; au
contraire, pour le lecteur convaincu du bien-fond des dclama-
tions philosophiques des abolitionnistes, les marques de distance
nonciative sont suffisantes pour quil suspende son adhsion et
passe en rgime de lecture ironique.
Dautres passages du roman sont moins ouvertement susceptibles
dune double lecture et l a rgument relativiste, qui explique, sinon
justifie, lesclavage par des facteurs spcifiques la socit mauri-
cienne du dbut du XIXe sicle peut bon droit tre pris au premier
degr. Ainsi au chapitre XIII, Dumas se voit oblig de nous expliquer
comment et pourquoi Georges, cet homme suprieur venu combattre
246 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

le prjug raciste au paradis de lesclavage, assume lhritage dun


planteur qui exploite des frres de couleur. La rponse est minem-
ment philanthropique : Depuis son arrive, Georges avait parcouru
plusieurs fois la magnifique habitation que son pre possdait et, avec
ses ides dindustrie europenne, il avait mis plusieurs ides d a m -
lioration que, dans sa capacit pratique, le pre avait comprises
linstant mme ; mais ces ides ncessitaient lapplication dune
augmentation de bras, et labolition de la traite publique avait telle-
ment fait renchrir les esclaves quil ny avait pas moyen, sans
dnormes sacrifices, de se procurer dans lle les cinquante ou
soixante ngres dont le pre et le fils voulaient augmenter leur
maison34. Cest donc par la perspective dune amlioration ration-
nelle et moderne de la production agricole que se trouve justifi
lachat de nouveaux esclaves.
La premire action de Georges son arrive sur lle avait dail-
leurs consist octroyer aux esclaves de son pre une belle charte de
matre paternaliste : Mes amis, je suis touch de la bienvenue que
vous me faites, et plus encore du bonheur qui brille ici sur tous les
visages : mon pre vous rend heureux, je le sais, et je len remercie ;
car cest mon devoir comme le sien de faire le bonheur de ceux qui
mobiront, je lespre, aussi religieusement quils lui obissent.
Vous tes trois cents ici, et vous navez que quatre-vingt-dix cases ;
mon pre dsire que vous en btissiez soixante autres, une pour
deux ; chaque case aura un petit jardin, il sera permis chacun dy
planter du tabac, des giromons, des patates et dy lever un cochon
avec des poules ; ceux qui voudront faire argent de tout cela liront
vendre le dimanche Port-Louis, et disposeront leur volont du
produit de la vente35. Il promet ensuite une justice quitable et finit
par une difiante proraison : Je ne prvois pas le cas o vous vous
ferez marrons, car vous tes et vous serez, je lespre, trop heureux
pour songer jamais nous quitter36.
Mais le plus intressant est sans doute le commentaire qui suit ce
discours et clt le chapitre : De nouveaux cris de joie accueillirent
ce petit discours, qui paratra sans doute bien minutieux et bien futile
aux soixante millions dEuropens qui ont le bonheur de vivre sous
le rgime constitutionnel, mais qui, l-bas, fut reu avec dautant
plus denthousiasme que ctait la premire charte de ce genre qui
et t octroye dans la colonie37. Lallusion aux rgimes constitu-
tionnels europens permet au narrateur de se moquer doucement de
son hros, sans cependant mettre en doute le bien-fond de sa
morale, quil juge parfaitement moderne, librale et adapte la
situation particulire dune colonie loigne par sa gographie ( l-
GEORGES DALEXANDRE DUMAS 247

bas ), son histoire et ses murs. On le voit, lironie nexclut nulle-


ment la posture relativiste du roman exotique.
Au contraire, la distance ironique autorise prcisment le narra-
teur assumer, voire revendiquer lartifice romanesque, produc-
teur dun imaginaire topique de lesclavage. Ainsi, lintrigue du
roman est conue de telle faon que Georges retrouve son frre
Jacques, le capitaine ngrier, prcisment alors quil est venu lle
de France acheter des esclaves. On peroit aisment la valeur drama-
tique de cette situation, dont le narrateur admet dailleurs lartifice,
comme sil reconnaissait avoir conu une sorte dexprience roma-
nesque consistant lier par le sang trois cas, reprsentatifs chacun
dune des attitudes que les multres peuvent adopter face lescla-
vage : Par une concidence trange, le hasard runissait dans la
mme famille lhomme qui avait toute sa vie pli sous le prjug de
la couleur [Pierre Munier, le pre], lhomme qui faisait sa fortune en
lexploitant [Jacques, le ngrier] et lhomme qui tait prt risquer
sa vie pour le combattre [Georges] 38. Le lecteur attach aux
valeurs humanistes se trouve-t-il choqu par la contradiction du
caractre du hros, anti-raciste mais acheteur desclaves ? Le narra-
teur vacue le problme avec une dsinvolture digne dun romancier
parodiste : Il y eut bien au premier moment, dans le cur de
Georges, grce un reste dducation europenne, un mouvement de
regret en retrouvant son frre marchand de chair humaine ; mais ce
premier mouvement fut bien vite dissip. Quant Pierre Munier, qui
navait jamais quitt lle et qui, par consquent, devait tout envisa-
ger du point de vue des colonies, il ny fit pas mme attention ; il
tait dailleurs entirement absorb, le pauvre pre, dans le bonheur
inespr de revoir ses enfants39.
Le lecteur doit donc accepter que, ds le dbut du roman, deux
modes de lecture possibles cohabitent. Au premier chapitre, le narra-
teur, qui guide le lecteur travers la nature exotique de lle de
France, lui recommande daccepter les murs coloniales : aprs
avoir rencontr une ngresse qui, reconnaissant lEuropen pour son
matre naturel, lui rpondra de sa voix gutturale et mlancolique
Mo sellave mo faire a que vous vi40 , le lecteur la suivra dans la
maison du planteur, tyran ou patriarche, selon quil est bon ou
mchant , mais, ajoute le narrateur, quil soit lun ou lautre, cela
ne vous regarde pas et vous importe peu41. Quelques pages plus
loin, quittant cette posture de narrateur relativiste, caractristique du
roman exotique, il fait exactement ce quil vient de dfendre son
lecteur, en jugeant un colon dans un portrait ironique : Ce nest pas
que M. de Malmdie ft un mauvais matre, dans lacception que
248 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

nous donnons en France ce mot ; ses esclaves ntaient pas plus


malheureux chez lui que partout ailleurs, mais ils taient malheureux
comme partout car M. de Malmdie appliquait purement et
simplement ses ngres la thorie quil et applique des machi-
nes. Quand les ngres cessaient de fonctionner [], le commandeur
les remontait coups de fouet ; la machine reprenait son mouve-
ment, et, la fin de la semaine, le produit gnral tait ce quil devait
tre42.

Comment lire Georges, ce roman apparemment contradictoire,


qui met en scne la rvolte hroque dun individu contre le prjug
de race et, dans le mme temps, reconduit ce mme prjug par le
rcit dune rvolte des esclaves venant se briser devant les instincts
dune race qui aimait mieux leau-de-vie que la libert 43 ? Dumas
na pas tranch, refusant dimposer un mode de lecture unique de
son roman sur lesclavage. Sur ce sujet qui le touchait intimement, il
a bti un roman aussi complexe que son propre mtissage : tout la
fois roman exotique conforme lhritage de Bernardin de Saint-
Pierre et roman ironique la Mrime, uvre pleine de prjugs et
dfendant une thse librale. Laboratoire des grands succs du
roman dumasien, Georges trace la voie dune littrature qui
sadresse tous, sans sacrifier la complexit du discours romanes-
que aux facilits dune littrature univoque suppose plaire au
lecteur populaire. Assumant ses contradictions, il ralise sur le plan
esthtique le projet minemment romantique dune littrature
mtisse.

Sarah MOMBERT
ENS-Lyon, UMR LIRE

NOTES

1. Toutes les rfrences de cette tude renverront ldition tablie par Lon-
Franois Hoffmann, Georges, Paris, Gallimard, Folio , 1974.
2. Dans son Dictionnaire Dumas (Paris, CNRS ditions, 2010, p. 235), Claude
Schopp argumente en faveur de la prpublication en signalant lexistence dune
dition de contrefaon. Nanmoins, le fait que les feuilletons naient pas jusquici t
localiss indique bien que le roman, sil est paru dans la presse, est rest cantonn
un priodique de trs faible diffusion.
3. Les Trois Mousquetaires parat en feuilletons dans le journal Le Sicle partir
de mars 1844.
4. Lon-Franois Hoffmann, Le Ngre romantique (1961), Paris, Payot, 1973.
5. Il est voqu rapidement dans Moiti-moiti. Psychognalogie du mtissage,
GEORGES DALEXANDRE DUMAS 249

de Franoise Gouhier, Paris, LHarmattan, 2008, dans Abolitionnistes de lesclavage


et rformateurs des colonies (1820-1851), de Nelly Schmidt, Paris, Khartala, 2000,
et dans un article gnral de Sylvie Chalaye, La face cache dAlexandre Dumas ,
http://www.africultures.com. Il est, en revanche, au cur des analyses de lhistorien
de lle Maurice, Amde Nagapen, dans Esclavage et marronnage dans le roman
Georges dAlexandre Dumas : lapport des chroniques de J. G. Milbert, University
of Mauritius, 2005 et de larticle de Jean-Michel Racault, Mimtisme et mtissage :
Georges dAlexandre Dumas , dans Mtissages, Carpanin Marimoutou et Jean-
Michel Racault (dir.), Paris, LHarmattan, 1992 (repris dans Jean-Michel Racault,
Mmoires du Grand Ocan : des relations de voyages aux littratures francophones
de locan Indien, Paris, Presses de luniversit de Paris-Sorbonne, 2007).
6. Le livre de Charles Grivel, Dumas lhomme 100 ttes, Villeneuve-dAscq,
Presses universitaires du Septentrion, 2008, fait du mtissage de Dumas la clef de
toute son uvre. Cette hypothse, qui associe mtissage et btardise, bien quextr-
mement fconde pour comprendre les configurations symboliques de limaginaire
dumasien, nest pas au cur de ma proche approche de Georges.
7. peine trouve-t-on, sous la plume de Dumas, quelques protestations de
fraternit envers les insulaires. Ainsi, propos de la gnrosit du peintre Louis-
Godefroy de Lucy-Fossarieu, qui propose de financer la tombe dHegsippe Moreau,
Dumas crit dans son journal Le Mousquetaire, le 26 dcembre 1853 : Aussi, cest
un crole !. Cest un de nos frres de la Martinique. Le Multre de Saint-
Domingue vous remercie encore une fois, monsieur Lucy-Fossarieu.
8. Fabrique de romans, maison Alexandre Dumas et Cie, Paris, Les marchands
de nouveauts, 1845, p.7.
9. Thodore de Banville, Odes funambulesques, Paris, Poulet-Malassis et de
Broise, 1857. Le pome Le Mirecourt est dat doctobre 1846, en pleine polmi-
que entre Dumas et Mirecourt (de son vrai nom Charles Jean-Baptiste Jacquot).
10. Mes Mmoires, d. Claude Schopp, Paris, Laffont, Bouquins , 1989, vol.
1, p. 5.
11. Pour les dtails, voir la biographie du gnral Dumas par Claude Ribbe, Le
Diable noir, Monaco-Paris, Alphe-J.-P. Bertrand, 2008.
12. La mauvaise fortune du gnral Dumas a dailleurs eu la vie longue puisque
sa statue, rige Paris en 1913 aprs une campagne acharne dAnatole France, a
t fondue par loccupant allemand en 1943, et vient seulement dtre remplace, en
2009, par une sculpture de Driss Sans-Arcidet qui reprsente une chane desclave et
des anneaux briss.
13. La tradition polmique fonde en 1845 par Eugne de Mirecourt produit
priodiquement de prtendues rvlations sur les collaborateurs de Dumas, dont les
auteurs sacharnent, en niant les tmoignages et le contexte contemporains ainsi que
les travaux dhistoire littraire les plus srieux, prouver que Dumas na rien
crit de ce quil a sign, ou que son seul talent tait de choisir des collaborateurs plus
dous que lui. Si lon peut aisment reprer, dans larticle de Dumas sur son colla-
borateur Mallefille, lexpression dun ego surdimensionn, il serait en revanche
mensonger de ne pas reconnatre la sincrit de lhommage. Peut-tre les dtails de
la collaboration voqus dans larticle ne sont-ils pas absolument inattaquables, mais
la chaleur de lhommage, qui fait crdit Mallefille non seulement de lbauche de
Georges, mais aussi de toute la dimension documentaire du roman, est quant elle
indiscutable.
14. Article cit, consultable sur le site des Journaux de Dumas, ladresse
250 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

http://jad.ish-lyon.cnrs.fr.
15. Ibid.
16. Dumas fait probablement erreur sur la date de leur premire rencontre:
Mallefille, n en 1813, navait certainement pas 15 18 ans lorsquil apporta
Dumas le sujet de Georges, paru en 1843, sauf penser, contre toute probabilit, que
ce dernier conserva le roman dans ses cartons pendant plus dune dcennie.
17. Ibid.
18. Ibid.
19. Georges, op. cit., p. 106.
20. Le Comte de Monte-Cristo parat en feuilletons dans le Journal des dbats
partir de 1844.
21. Georges, op. cit., p. 121.
22. Ibid., p. 106.
23. Je prends linitiative de corriger une probable coquille du premier diteur de
la lettre, qui donne nationalement , daprs le manuscrit pass en vente (vente de
la collection dautographes de Georges Leyste, 8 dcembre 1888, htel Drouot).
24. Lettre ouverte Cyrille Charles Auguste Bissette, militant anti-esclavagiste et
directeur de la Revue des colonies, dcembre 1838, dans Octave Uzanne, Le Livre,
revue du monde littraire, archives des crits de ce temps, bibliographie moderne,
Luvre potique dAlexandre Dumas , 1888, p. 77. La lettre est aussi publie
dans Georges, op. cit., Documents , p. 477.
25. Rdit par Claude Schopp, Paris, Gallimard, Folio Classique , 2003.
26. Le Capitaine Pamphile, op. cit., p. 247.
27. Ibid., p. 249.
28.Georges, op. cit., p. 231.
29. Ibid., p. 233.
30. Ibid., p. 231.
31. Ibid., p. 293.
32. Ibid.
33. Ibid., p. 227.
34. Ibid., p. 205.
35. Ibid., p. 124.
36. Ibid., p. 125.
37. Ibid.
38. Ibid., p. 217.
39. Ibid., p. 237.
40, Ibid., p. 35.
41. Ibid., p. 36.
42. Ibid., p. 125.
43. Ibid., p. 343.
LPOUSE ET LESCLAVE :
LPISODE DE ZEYNAB
DANS LE VOYAGE EN ORIENT DE NERVAL

CORINNE SAMINADAYAR-PERRIN

La proclamation de labolition de lesclavage se fit la


Guadeloupe avec solennit [] Au moment o le gouver-
neur proclamait lgalit de la race blanche, de la race
multre et de la race noire, il ny avait sur lestrade que trois
hommes reprsentant pour ainsi dire les races, un blanc, le
gouverneur, un multre qui tenait le parasol, et un ngre qui
lui portait son chapeau.
(Victor Hugo, Choses vues, 1848).

La qute de lpouse idale et lespoir dune rgnration, voire


dune rdemption par le mariage structurent le Voyage en Orient ; le
narrateur lavoue explicitement un moment-cl du rcit, entre le
sjour en gypte et le dpart pour Constantinople, alors que la pers-
pective dune union quasiment mystique avec Salma, la fille dun
cheikh druse, retient le voyageur Beyrouth : Jaime conduire
ma vie comme un roman, et je me place volontiers dans la situation
dun de ces hros actifs et rsolus qui veulent tout prix crer autour
deux le drame, le nud, lintrt, laction en un mot []. Puisquil
est convenu quil ny a que deux sortes de dnouement, le mariage
ou la mort, visons du moins lun des deux1. Cette qute orga-
nise le rcit de voyage, auquel elle donne sens et signification ; elle
articule trois pisodes distincts, dont la succession laisse penser : la
liaison du narrateur avec lesclave Zeynab, le rve du mariage mysti-
que avec Salma, enfin les deux lgendes symboliques du calife
Hakem et dAdoniram, lune et lautre centres sur une union mythi-
que et religieuse.
Cet effet de structure amne considrer lpisode de Zeynab
dans une perspective double. Si la jeune femme a indniablement le
statut desclave, le voyageur lachte parce quil est forc de se
marier pour continuer louer le logement o il habite ; cette dcision
succde de multiples tentatives pour conclure diverses unions,
252 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

dont certaines, quoique qualifies de mariages, sont trs similaires


des transactions marchandes, entre esclavage et prostitution. Par
ailleurs, la relation que le matre cherche tablir avec sa nouvelle
acquisition se rfre au modle culturel occidental du couple (
plusieurs reprises, le voyageur affirme dailleurs que la jeune femme
peut se considrer comme libre ) ; lorsquil quitte le Caire avec
son esclave, le voyageur constate que partout la matresse de maison
accueille et honore Zeynab comme sa compagne lgitime.
Autrement dit, lpisode constitue une rflexion en acte sur les rela-
tions de couple quengendre lesclavage, do un paralllisme impli-
cite autant quvident avec le mariage tel que le conoivent et le
pratiquent les contemporains en Occident.
Cette problmatisation est entirement assume par le rcit, non
sans effets de double nonciation et dauto-ironie trs retors : ainsi,
le dispositif narratif incite souvent instaurer une distance critique
entre le discours du voyageur et ses actes, ou rinterprter ses
propos la lumire dun contexte qui souvent les invalide. Lpisode
de Zeynab est bien la fois une exprience de lesclavage et du
mariage, ambigut fondatrice dont les enjeux relvent aussi bien de
lanalyse sociale que dune perspective politique.

LA FEMME, LPOUSE, LESCLAVE : INTERTEXTES CONTEMPORAINS

On ne peut saisir les implications de lpisode de Zeynab quen


replaant cet emblmatique rcit dans le contexte des discours
croiss qui, ds le dbut de la monarchie de Juillet, posent la ques-
tion du mariage en termes desclavage. Lorsque Balzac ouvre sa
Physiologie du mariage par un dialogue fictif recensant tous les
lieux communs en circulation sur un tel sujet, il interpelle lauteur en
ces termes :
Ton but est-il de nous dmontrer que le mariage unit, pour toute
la vie, deux tres qui ne se connaissent pas ? []
Que, malgr tous ses inconvnients, le mariage est la source
premire de la proprit ? []
Que la femme est traite en esclave2 ?

Cet esclavage institutionnalis sexplique, en croire la


Physiologie du mariage, par une srie de facteurs socio-conomi-
ques parfaitement identifiables, concourant dvelopper chez la
future pouse le got de la servitude volontaire, par incapacit autant
que par ignorance : Lobissance est toujours une ncessit chez
elle, si elle nest pas vertu ; car elle attend tout de nous : dabord les
LPOUSE ET LESCLAVE 253

socits consacrent lesclavage de la femme, mais elle ne forme


mme pas le souhait de saffranchir, car elle se sent faible, timide et
ignorante3. Cest trs exactement ce quobjecte Zeynab lorsque
son matre, ne sachant quen faire en quittant le Caire, lui offre la
libert (ou, pour parler autrement, se propose dabandonner une
matresse devenue singulirement encombrante) : Libre ! dit-elle,
et que voulez-vous que je fasse ? Libre ! Mais o irais-je ? Revendez-
moi plutt Abd el-Krim []. Est-ce que je puis gagner ma vie,
moi ? Est-ce que je sais faire quelque chose ? (p. 292). Rien de plus
lucide que cette nave rponse ; une fois abandonne, sans soutien et
sans appui, Zeynab na dautre perspective que la prostitution la plus
abjecte, comme le rappelle quelque temps plus tard le pre Planchet :
Il valait mieux la laisser o elle tait ; elle aurait peut-tre trouv
un bon matre, un mari Maintenant savez-vous dans quel abme
dinconduite elle peut tomber, une fois laisse elle-mme ? Elle ne
sait rien faire, elle ne veut pas servir (p. 383). La libert au
fminin na que deux visages, la domesticit ou la prostitution
moins que la femme nobtienne une pension alimentaire laquelle,
significativement, le voyageur se refuse : Je lui ai offert la libert,
elle nen a pas voulu, et cela par une raison assez simple, cest
quelle ne saurait quen faire ; de plus je ny joignais pas lassaison-
nement oblig dun si beau sacrifice, savoir une dotation propre
placer pour toujours la personne affranchie au-dessus du besoin (p.
448).
Formate pour lesclavage, lpouse est la lgitime proprit
dun mari dont elle est conomiquement dpendante. On note ainsi,
ds les annes 1830, une prfiguration des analyses proposes par le
matrialisme historique dEngels dans LOrigine de la famille, de la
proprit et de ltat (1884) : Engels [] part galement dune
conomie domestique communiste , o la femme, chassant et
cueillant avec lhomme, jouissait dune grande considration ; avec
les progrs de lagriculture, du commerce, de la proprit prive des
terres, du cheptel et des esclaves, merge, au terme de plusieurs
tapes, un type de famille restreint fond sur la monogamie histo-
rique , dans laquelle la femme est elle-mme proprit voire
esclave de lhomme, et, dagent de production sociale, devient
simple instrument de reproduction lignagire et de transmission
patrimoniale4. Servitude conjugale qui ne manque pas dindigner
les fministes contemporaines, lesquelles en appellent un lgitime
affranchissement tel est le discours, par exemple, de Claire Dmar
dans LAppel dune femme au peuple sur laffranchissement de la
femme (1833) : Pour ce qui est du gouvernement de la famille ,
254 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Dmar sirrite de cette phrase du Code civil, que la femme doit


obissance son mari , et appelle la rvolution des murs
conjugales . Lindividu social complet cest lhomme et la
femme ; cependant nous sommes les esclaves des hommes dont nous
sommes les mres, les surs et les pouses, mais dont nous ne
voulons plus tre les trs humbles servantes5. Dix ans plus tard,
dans Union ouvrire (1843), Flora Tristan revient sur la condition de
paria laquelle sont voues les femmes, avec la mme mtaphore :
La race femme a t rifie, au mme titre que ces Noirs dont
Tristan stigmatise lesclavage au Prou6.

Lpisode de Zeynab mobilise ainsi un interdiscours contempo-


rain trs prsent, dont la rvolution de Fvrier ravive la dimension
polmique ; le Voyage en Orient renverse cependant les termes de la
mtaphore dusage : cest le couple dun matre et dune esclave qui
permet de rflchir sur les rapports de pouvoir au sein de la vie
conjugale. Or, l encore, plusieurs prcdents fictionnels faonnent
lhorizon dattente des premiers lecteurs de Nerval.
On songe dabord Ourika. Le roman de Mme de Duras, qui
connut un retentissant succs en 1824, voque le triste destin dune
jeune fille noire, leve ds son enfance dans une famille aristocra-
tique qui lui dispense lducation la plus soigne ; malgr lappui et
laffection de sa protectrice, Ourika, faute de pouvoir trouver dans le
mariage panouissement personnel et intgration sociale, se voit
condamne lexclusion et une mort prmature. La peau noire
dOurika a pu apparatre comme une mtaphore de limpuissance et
de la servitude fminines, jusque dans les sphres sociales les plus
favorises : Le regard de lautre [] provoque en elle la crise
didentit, cest--dire la prise de conscience dune ngritude roma-
nesque qui est en ralit prise de conscience des limites de la condi-
tion fminine. La situation de la femme est semblable celle du
colonis7. De mme, le destin de la pauvre Zeynab (pithte de
nature) accuse de manire rvlatrice les apories auxquelles sont
confrontes bien des femmes franaises, pouses ou matresses.
Lecture fministe que corrobore le roman grce auquel George
Sand fait, en 1832, une entre trs remarque sur la scne littraire :
Indiana. Si lhrone de Sand nest pas proprement parler une
esclave, elle a connu une enfance difficile la Runion, subissant la
tyrannie paternelle dun planteur aussi impitoyable pour sa fille
quenvers ses Noirs : En voyant le continuel tableau des maux de
la servitude, en supportant les ennuis de lisolement et de la dpen-
dance, elle avait acquis une patience extrieure toute preuve8.
LPOUSE ET LESCLAVE 255

Une fois marie, Indiana subit un despotisme conjugal qui lasservit


par la violence, et se comporte, comme les pouses quvoque la
Physiologie du mariage, en reine asservie , en esclave la fois
libre et prisonnire9 : Indiana tait roide et hautaine dans sa
soumission ; elle obissait toujours en silence, mais ctaient le
silence et la soumission de lesclave qui sest fait une vertu de la
haine et un mrite de linfortune. Sa rsignation, ctait la dignit
dun roi qui accepte les fers et un cachot, plutt que dabdiquer sa
couronne et de se dpouiller dun vain titre10. La critique a bien
not lambivalence du discours romanesque sandien : lpouse asser-
vie est si gravement aline quelle ne se libre de lesclavage conju-
gal que pour se soumettre au despotisme dun amant ( cet gard, la
Crole Noun, sur de lait dIndiana et maints gards son
double narratif, met en lumire cette dimension du personnage).
Ces prcdents fictionnels insrent le personnage de Zeynab
dans une ligne littraire induisant, plus ou moins directement, un
parallle entre les maldictions de lesclavage et les destines fmi-
nines, voues lasservissement conjugal, lhumiliation amou-
reuse, ou labdication dans la mort. La biographie de lesclave,
raconte par elle-mme, enlace significativement des clichs qui
renvoient aussi bien lOdysse qu la comdie latine, au roman
grec, ou des rfrences beaucoup plus contemporaines : Je me fis
raconter en dtail les aventures de cette pauvre fille. Cela ressem-
blait toutes les histoires desclaves possibles, lAndrienne de
Trence, Mlle Ass Il est bien entendu que je ne me flattais pas
dobtenir la vrit complte. Issue de nobles parents, enleve toute
petite au bord de la mer (p. 263). Ce rcit fait sens, moins par
son contenu que par le tressage de lieux communs quil mobilise : le
flou, les gnralits, le mensonge mme insistent, au-del de lanec-
dote, sur la dimension emblmatique de lpisode.

Or, penser les rapports au sein du couple comme une relation


matre/esclave a des consquences catastrophiques pour les deux
partenaires, selon une dialectique funeste que George Sand souli-
gnait nergiquement dans sa prface de 1842 Indiana : [La cause]
de la moiti du genre humain, cest celle du genre humain tout
entier ; car le malheur de la femme entrane celui de lhomme,
comme celui de lesclave entrane celui du matre11. Ce que
dmontre clairement lpisode de Zeynab. Alors que le narrateur du
Voyage en Orient se mtamorphose peu peu en un monstreux
Arnolphe, rong de jalousie et de rage impuissante, lun de ses
doubles narratifs, le gracieux pote armnien devenu son compa-
256 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

gnon de route, transfigure la jeune femme en lui permettant


d exprimer ses ides dans la rciprocit entire dune interaction
conversationnelle fonde sur lchange (p. 363). Cette reconnais-
sance en lautre dun sujet de raison, si elle nest pas (encore)
lamour, en semble le ncessaire pralable. dfaut, lasservisse-
ment du partenaire fminin fait de lhomme le mari et le fils dune
esclave12 maldiction qui, rappelle le narrateur, accable prcis-
ment le sultan de Constantinople, pourtant (ou parce que) emblme
du despotisme oriental : Le sultan, rduit navoir pour femmes
que des esclaves, est lui-mme fils dune esclave observation que
ne lui mnagent pas les Turcs dans les poques de mcontentement
populaire (p. 575). Lecture politique de lasservissement conjugal
qui, nous le verrons, a des prolongements significatifs dans le rcit.

LE MARCH DU MARIAGE

Les Amours de Vienne , Les Femmes du Caire : de tels


intituls placent clairement le premier versant du Voyage en Orient
sous le signe de la qute fminine. Or, bien avant la visite au bazar
des esclaves, les rapports entre hommes et femmes sont prsents
comme troitement soumis des logiques conomiques. Reprenant
une comptabilit statistique inspire de la Physiologie du mariage,
le narrateur value les (attrayantes) spcificits du march viennois
du sexe : Paris les jolies femmes sont si rares quon les met
lenchre ; on les choie, on les garde et elles sentent aussi tout le prix
de leur beaut. Ici, les femmes font trs peu de cas delles-mmes et
de leurs charmes, car il est vident que cela est commun comme les
belles fleurs, les beaux animaux, les beaux oiseaux, qui, en effet,
sont trs communs si lon a soin de les cultiver ou de les bien
nourrir (p. 84). Cette loi de loffre et de la demande se traduit plus
crment sur le march de la prostitution : de pauvres paysannes de
Syra, pousses par la misre, soffrent pour quelques picettes au
voyageur (p. 141-142), cependant quau Caire, lami peintre
conseille dviter les frais dun mariage onreux en monnayant les
services dune marchande doranges ou de cannes sucre : Jen
fais venir tant que je veux. Ces marchandes doranges en tunique
bleue, avec leurs bracelets et leurs colliers dargent, sont fort belles
(p. 175). Le projet de mariage, puis lachat de lesclave viennent
sinscrire dans la continuit de ces mditations plus conomiques
quamoureuses.
Rien dtonnant dailleurs, puisquun bon mariage se dfinit
comme une affaire avantageuse pour lpoux la Physiologie du
LPOUSE ET LESCLAVE 257

mariage rappelle que, si le fianc occidental ne choisit pas sa femme


au bazar, il ne se comporte pas moins en acqureur tout-puissant :
Un jeune homme, un vieillard peut-tre, amoureux ou non, vient
dacqurir par un contrat bien et dment enregistr la Mairie, dans
le Ciel et sur les contrles du Domaine, une jeune femme longs
cheveux, aux yeux noirs et humides, aux petits pieds, aux doigts
mignon et effils, la bouche vermeille, aux dents divoire, bien
faite, frmissante, apptissante et pimpante, blanche comme un
lys 13 Ce contrat initial rend le mari possesseur de son pouse,
dans tous les sens du terme ; la Physiologie dploie sur ce point une
insistance ironique : La femme est une proprit que lon acquiert
par contrat, elle est mobilire, car la possession vaut titre ; enfin, la
femme nest, proprement parler, quune annexe de lhomme ; or,
tranchez, coupez, rognez, elle vous appartient tous les titres14.
Cest trs exactement cette attitude quadopte le voyageur, lorsque
ayant ramen chez lui Zeynab, il examine sa nouvelle acquisition
le sommeil de la jeune femme redouble son statut dobjet, quimpli-
que dj sa situation desclave : La pauvre enfant stait endormie
pendant que jexaminais sa chevelure avec cette sollicitude du
propritaire qui sinquite de ce quon a fait des coupes dans le bien
quil vient dacqurir (p. 253) 15.
Vous devez manier et remanier votre femme16 , rappelle
notamment lauteur de la Physiologie du mariage aux maris circons-
pects. De fait, le voyageur modle non seulement le corps de son
esclave (maquillage et tatouages, cheveux, coiffure, vtements),
mais entreprend aussi, quoique tardivement, de lui donner quelque
ducation. Ce qui rapproche lautorit du matre (ou de lpoux) des
droits paternels parallle fallacieux dont lironie du discours
rappelle les motivations inavouables, et lhypocrisie constitutive :
Javais cru rsoudre la question de lavenir de cette fille en lui
faisant apprendre ce quil fallait pour quelle trouvt plus tard se
placer et vivre par elle-mme ; jtais dans la position dun pre de
famille qui voit ses projets renverss par le mauvais vouloir ou la
paresse de son enfant. Dun autre ct, peut-tre mes droits
ntaient-ils pas aussi bien fonds que ceux dun pre (p. 450).
Peut-tre en effet Reste quil est tentant, pour un poux plus
encore que pour un matre, dlever jalousement sa fiance ds son
plus tendre ge, pour en faire sa crature ; stratgie moliresque
conseille par la Physiologie du mariage, et apparemment justifie
par lignorance, la faiblesse et le statut dternelle mineure de
lpouse le voyageur manque de succomber la tentation
lorsquon lui propose une petite fiance de douze ans, avant de
258 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

renoncer par un rflexe de prudence trs balzacien : Ne serait-il pas


charmant de voir grandir et se dvelopper prs de soi lpouse que
lon sest choisie, de remplacer quelque temps le pre avant dtre
lamant ?. Mais pour le mari quel danger ! (p. 192). En tout cas,
la rfrence (purement sophistique) lautorit paternelle est invo-
que dans le cas de lesclave comme dans celui du mariage lgitime,
tout comme dailleurs le lien de possession qui assujettit la femme
son partenaire.

Cette troublante similarit entre le mariage et lachat dune


esclave, toute mtaphorique dans le discours occidental, acquiert
une ralit significative pour le voyageur sjournant au Caire. Le
douaire exig du fianc apparente le contrat de mariage une vente
en bonne et due forme, dont, non sans cynisme, le narrateur recon-
nat la logique marchande : Rien nest plus juste dailleurs, mon
avis, que de reconnatre, en payant, la peine que de braves gens se
sont donne de mettre au monde et dlever pour vous une jeune
enfant, gracieuse et bien faite. Il parat que la dot, ou pour mieux dire
le douaire, dont jai indiqu plus haut le minimum, crot en raison de
la beaut de lpouse et de la position des parents (p. 193). Quant
au march matrimonial, il rappelle trangement les pratiques du
bazar aux esclaves. Parents et entremetteuses font commerce en
spculant sur le voyeurisme des candidats au mariage : Je prenais
got cette revue du beau sexe cophte, et moyennant quelques
toffes et menus bijoux lon ne se formalisait pas trop de mes incer-
titudes (p. 188). Si le client savoue intress, on exhibe volontiers
les charmes des jeunes filles lencan : La khatb les fit lever et
leur dcouvrit les paules quelle frappa de la main pour en montrer
la fermet. Un instant, je craignis que lexhibition nallt trop loin
(p. 187). Nul doute que lentremetteuse, la demande du fianc,
nait t prte aller aussi loin en effet que les marchands descla-
ves : Les marchands offraient de les faire dshabiller, ils leur
ouvraient les lvres pour que lon vt les dents, ils les faisaient
marcher, et faisaient valoir surtout llasticit de leur poitrine (p.
222).
Ces pratiques brouillent singulirement les frontires entre le
choix dune pouse et lachat dune compagne : Je comprenais dj
en outre, daprs ce que javais appris sur les mariages, quil ny
avait pas grande diffrence entre lgyptienne vendue par ses
parents et lAbyssinienne expose au bazar (p. 213). Cest
Balkis, dont lombrageuse fiert refuse le despotisme la fois conju-
gal et politique de Soliman, quil revient de tirer la morale de cette
LPOUSE ET LESCLAVE 259

inquitante confusion : Chez vous, lhomme achte la femme


comme une esclave ou une servante ; il faut mme quelle vienne
humblement soffrir la porte du fianc. Enfin, la religion nest rien
dans ce contrat tout semblable un march (p. 752). Morale
doublement dcale, en ce quelle fait partie dun rcit second de
tonalit lgendaire, l Histoire de Soliman et de la reine du Matin ,
insr longtemps aprs lpisode de Zeynab ; en loccurrence cepen-
dant, ce dcalage fait sens : la lgende des amours dAdoniram et de
Balkis joue un rle essentiel, la fois structurant et symbolique,
dans le Voyage en Orient. Chez vous, lhomme achte la femme
comme une esclave : le reproche vise non pas tant Soliman et son
peuple (les commentateurs ont remarqu que la reine du Matin fait,
dans ces lignes, une trange caricature du mariage juif) que le lecteur
franais, et les relations conjugales telles quil les conoit.
Cela dit, la porte polmique du propos reste indirecte, porte par
de discrets effets dauto-ironie. Enfin rsolu aller sacheter une
femme au bazar, le voyageur sadonise comme un fianc se rendant
chez sa promise ; cette scne parodique impose une rinterprtation
des traditionnelles visites de fianailles, fausse parade amoureuse
destine dissimuler la crudit dune transaction purement finan-
cire et sexuelle : Javais choisi un fort bel ne ray comme un
zbre, et arrang mon nouveau costume avec quelque coquetterie.
Parce quon va acheter des femmes, ce nest point une raison pour
leur faire peur. Les rires ddaigneux des ngresses mavaient donn
cette leon (p. 238). Aprs avoir fix son choix sur Zeynab, le
client dbat du prix de sa future compagne ; l encore, la logique du
texte dvoile les ruses de la bonne conscience et la ralit conomi-
que des motivations : On demanda cinq bourses (six cent vingt-
cinq francs) ; jeus lide doffrir seulement quatre bourses ; mais, en
songeant que ctait marchander une femme, ce sentiment me parut
bas. De plus, Abdallah me fit observer quun marchand turc navait
jamais deux prix (p. 244).

De fait, projet de mariage ou achat dune esclave rpondent une


logique quivalente du profit. Le voyageur voit dans lacquisition
dune compagne un investissement durable, selon une logique
doublement gagnante ; dune part, vivre en couple lui permet de
louer un logement bien meilleur march quune chambre dhtel,
dautre part, une bonne mnagre servira de domestique multifonc-
tions : Jachterai une esclave, puisquaussi bien il me faut une
femme, et jarriverai peu peu remplacer par elle le drogman, le
barbarin peut-tre, et faire mes comptes clairement avec le cuisi-
260 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

nier. En calculant les frais dun long sjour au Caire et de celui que
je puis faire encore dans dautres villes, il est clair que jatteins un
but dconomie (p. 220). Ce que faisant, le voyageur adopte le
mode de raisonnement des capitalistes gyptiens, convaincus de la
rentabilit suprieure des esclaves par rapport aux travailleurs sala-
ris (p. 213).
Sagissant de la gestion optimale du travail domestique, les
spculations sur les fonctions dvolues lesclave mettent en
vidence, par les malentendus culturels quelles gnrent, lexploi-
tation de lpouse considre comme normale, lgitime, dans le
monde occidental contemporain. Le voyageur attend de Zeynab ce
quun poux demande sa compagne :
Je chargeai Mansour de lui dire que ctait maintenant son tour
de faire la cuisine []
Dites au sidi, rpondit-elle Mansour, que je suis une cadine
(dame), et non une odaleuk (servante), et que jcrirai au pacha, sil
ne me donne pas la position qui me convient.
Au pacha ! mcriai-je ; mais que fera le pacha dans cette
affaire? Je prends une esclave, moi, pour me faire servir, et si je nai
pas les moyens de payer des domestiques, ce qui peut trs bien mar-
river, je ne vois pas pourquoi elle ne ferait pas le mnage, comme
font les femmes dans tous les pays (p. 284).

Les protestations de Zeynab, Huronne fministe, mettent nu les


mcanismes dexploitation conjugale que le voyageur entend impor-
ter dans son foyer gyptien17 ; lorsque, plus tard, lesclave refuse
dapprendre coudre, elle se montre trs logiquement rfractaire au
seul argument que son matre trouve lui opposer, en rvlant ainsi
linanit intrinsque : Les femmes des chrtiens, qui sont libres,
travaillent sans tre des servantes (p. 450). Le dplacement du
regard et le dcentrement oriental revtent indniablement une fonc-
tion polmique, en obligeant poser autrement la question des liber-
ts fminines au sein des socits occidentales18.

EN MNAGE : DIALECTIQUE (COMIQUE) DU MATRE ET DE LESCLAVE.

Le voyage entre le Caire et Beyrouth marque une nouvelle phase


dans les relations entre Zeynab et son matre. Peu peu, le narrateur,
qui a offert lesclave sa libert et la considre comme mancipe
de droit, constate une volution dans le statut de sa compagne.
Chaque fois que le couple se voit offrir lhospitalit, la jeune femme
est reue comme une gale par la matresse de maison. Cest dabord
LPOUSE ET LESCLAVE 261

le cas lors de la fte de la circoncision, non loin du Caire : Les


femmes, parentes ou amies de lpouse du res, faisaient cercle dans
la pice du fond [] Le res indiqua de loin une place prs de sa
femme lesclave qui me suivait, et celle-ci alla sans hsiter sas-
seoir sur le tapis de la khanoun (dame), aprs avoir fait les saluta-
tions dusage (p. 321). Plus tard, Damiette, Zeynab bnficie des
mmes honneurs lors de la rception chez le consul : Le djeuner
fini, la khanoun [], avertie par son mari de la prsence de lesclave
amene par moi, lui adressa la parole, lui fit des questions et ordonna
quon lui servt manger (p. 339). Enfin, sur le bateau qui les
mne Beyrouth, le narrateur autorise libralement sa jeune
femme les plaisirs de la conversation badine cest le modle du
couple bourgeois qui se trouve explicitement convoqu : Je me
comparais mentalement ces poux aimables qui, dans une soire,
sasseyent aux tables de jeu, laissant causer ou danser sans inqui-
tude les femmes et les jeunes gens (p. 354).
Or, et il ny a l ni hasard ni paradoxe, ce rquilibrage du couple
sur le modle conjugal ne saccompagne pas dun rapprochement
entre les partenaires, bien au contraire. Plus sa compagne saffirme
comme une pouse lgitime, plus le narrateur se montre despotique
et tyrannique. Lors de la fte de la circoncision, il oblige brutalement
Zeynab rester avec lui, au mpris de toutes les rgles de la courtoi-
sie : [Jeus] toutes les peines du monde empcher lesclave de
suivre les autres femmes. Il avait fallu employer le mafisch, tout-
puissant chez les gyptiens, pour lui interdire ce quelle regardait
comme un devoir de politesse et de religion (p. 324). Sur le bateau,
le galant poux se transforme, sous le coup de la colre, en mari
brutal : Pour cette fois il ny avait plus rien mnager ; je tirai
violemment lesclave par le bras, et elle alla tomber, fort mollement
il est vrai, sur un sac de riz (p. 367). Cette violence est clairement
perue comme quasi-conjugale, de mme dailleurs que la dispute
qui en est la cause ; do le parallle rvlateur quemploie le narra-
teur pour commenter ce dbut de rupture : On comprend bien quil
tait rsult de la scne violente qui stait passe sur le btiment
une sorte de froideur entre lesclave et moi. Il stait dit entre nous
un de ces mots irrparables dont a parl lauteur dAdolphe (p.
377).

Le rcit de voyage prend insensiblement des allures de mini-


comdie conjugale, dont la Physiologie du mariage a rappel lim-
muable scnario. La vie dun mari lucide, rappelle Balzac, est faite
de craintes, dalarmes et de prcautions trop souvent inutiles : Quel
262 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

mari pourra maintenant dormir tranquille ct de sa jeune et jolie


femme, en apprenant que trois clibataires, au moins, sont lafft ;
que sils nont pas encore fait de dgt dans sa petite proprit, ils
regardent la marie comme une proie qui leur est due ?.19
peine le narrateur a-t-il install lesclave dans son foyer quil se voit
tourment par une jalousie de barbon tenant sous cl sa prcieuse
conqute ; cest en disciple de la Physiologie du mariage, et en
personnage de Molire, quil ragit : Si la garde dune femme est
difficile pour un mari, que ne sera-ce pas pour un matre ! Cest la
position dArnolphe ou de George Dandin. Que faire ? leunuque et
la dugne nont rien de sr pour un tranger (p. 256). Le moindre
projet dexcursion fait surgir dinextricables difficults, si bien que
le voyageur manque de se trouver assign rsidence en mme
temps que sa prisonnire : Je me demandais ce que je ferais de mon
aimable compagne pendant une absence dun jour entier. La mener
avec moi et t indiscret ; la laisser seule avec le cuisinier et le
portier tait manquer la prudence la plus vulgaire. Cela membar-
rassa beaucoup (p. 265).
Lorsque les ncessits du voyage obligent le nouveau Bartholo
laisser sortir sa compagne, le voil condamn guetter avec suspi-
cion les moindres faits et gestes de Zeynab : Me voil comme
Arnolphe, piant de vaines apparences avec la conscience dtre
doublement ridicule, car je suis de plus un matre. Jai la chance
dtre la fois tromp et vol, et je me rpte, comme un jaloux de
comdie : Que la garde dune femme est un pesant fardeau ! (p.
378). En particulier, le gracieux pote armnien, qui charme la jeune
femme de son intarissable bavardage, semble une srieuse menace,
en croire du moins le capitaine du navire notons que le rcit, en
stricte focalisation interne, ne tranche pas clairement la question :
[Le capitaine] me prit part, et me fit tourner les yeux vers les-
clave et lArmnien, qui causaient ensemble, assis plus bas que nous
au bord de la mer. Quelques mots mls de franc et de grec me firent
comprendre son ide, et je la repoussai avec une incrdulit
marque. Il secoua la tte (p. 377).
Mais qui trompe-t-on ici ?, pourrait lgitimement se demander le
lecteur avec Dom Bazile. Le matre jaloux ne semble gure smou-
voir des conversations prolonges et des rires partags par le jeune
couple en payant libralement son voyage au pote, il la en
quelque sorte engag pour distraire son esclave : Jtais heureux,
du reste, de lui avoir procur ce plaisir. LArmnien paraissait trs
respectueux []. Jtais persuad quil ne sagissait l que dun
bavardage dnu de sens. Lexpression des physionomies et lintel-
LPOUSE ET LESCLAVE 263

ligence de quelques mots et l mindiquaient suffisamment lin-


nocence de ce dialogue (p. 353). Malheureusement, deux scnes
encadrant cette ferme dclaration jettent un doute sur la comptence
linguistique et hermneutique du voyageur : en entendant pour la
premire fois lArmnien chanter, il confond une chanson politique
avec une tendre lgie amoureuse ; inversement, une erreur lexicale
lamne faire des avances au petit mousse du navire, en croyant le
rprimander ! Bref, le lecteur a toutes les raisons de ne pas ajouter
entirement foi aux propos du narrateur sans dailleurs quaucun
indice ne permette dlucider les coulisses de cette micro-comdie
para-conjugale. Seule certitude : les rapports de pouvoir au sein du
couple entranent chez lhomme une mfiance paranoaque et, pour
le malheur des deux partenaires, transforment inluctablement le
matre en despote impuissant, quil ait affaire une esclave ou une
pouse lgitime20.

POLITIQUE(S) DU DESPOTISME CONJUGAL

Car lopposition sourde du matre et de lesclave ne fait quexa-


cerber, pour en rvler labrupte vrit, la guerre des sexes la
guerre servile ? qui svit, plus ou moins larve, au sein de
chaque couple , vouant lchec et la ruine tout projet de
bonheur conjugal fond sur la suprmatie du mari. Lachat dune
esclave, cet gard, constitue une alternative pour restaurer la
royaut de lpoux bien mise mal par les contemporains : En
Europe, o les institutions ont supprim la force matrielle, la
femme est devenue trop forte. Avec toute la puissance de sduction,
de ruse, de persvrance et de persuasion que le ciel lui a dpartie,
la femme de nos pays est socialement lgale de lhomme, cest plus
quil nen faut pour que ce dernier soit toujours coup sr vaincu.
Jespre que tu ne mopposeras pas le tableau du bonheur des
mnages parisiens (p. 446).
Dans un tel contexte, le mari, pour faire face aux tentatives de
rvolte fomentes par lpouse assujettie, doit dployer tout un
arsenal de ruses destin asseoir solidement un despotisme conju-
gal toujours menac. Ce terme de despotisme , par son tymolo-
gie (le mot despots dsigne initialement le matre de maison, qui
exerce sa toute-puissante autorit sur sa maisonne, soit sa famille
et ses esclaves), fait pivoter la rflexion et en souligne la valeur
politique. Dans la Physiologie du mariage dj, la mtaphore avait
valeur structurante : Si les mtaphores martiales se condensent si
vite en mtaphores politiques, cest que les luttes au foyer ne sont
264 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

pas sans rpondant dans la France de 1830. Les coquettes auxquel-


les sintresse exclusivement Balzac ont beau tre des privilgies,
elles sont dans la position du peuple, toujours flou par les puis-
sants, sous lAncien Rgime, sous la Convention, sous la Charte,
mme si depuis 1789 il faut prendre quelques prcautions ; les
rbellions des femmes comme les rvolutions des proltaires sont
rcupres par les pouvoirs en place, auxquels se rallient leurs
prtendus dfenseurs, amants ou dmagogues21. Do laxiome
balzacien, que le narrateur du Voyage en Orient semble reprendre
son compte : Une famille ne saurait exister sans le despotisme.
Nations, pensez-y ! 22
En matire politique comme au sein du couple, un despotisme
bien pens (clair ?) suppose une rationalisation des mthodes
quexpose pdagogiquement la Physiologie du mariage : La poli-
tique des maris ne doit-elle pas tre peu prs celle des rois ? ne les
voyons-nous pas tchant damuser le peuple pour lui drober sa
libert ; lui jetant des comestibles la tte pendant une journe, pour
lui faire oublier la misre dun an ; lui prchant de ne pas voler,
tandis quon le dpouille ; et lui disant : Il me semble que si jtais
peuple, je serais vertueux ? 23 Ce sont trs exactement les princi-
pes quapplique non sans cynisme le narrateur du Voyage en Orient.
Lorsque, dsireux de sduire son amie Salma, le matre comble de
cadeaux son esclave, pour faire bonne impression et rtablir une
entente favorable ses nouvelles amours, il choisit prcisment des
parures aussi luxueuses que dplaces, alors que la jeune femme
manque du plus strict ncessaire : Jaurais d choisir des choses
plus utiles, par exemple des babouches ; celles de la pauvre Zeynab
ne sont plus dune entire fracheur. Je remarquais mme quil et
mieux valu lui acheter une robe neuve que des broderies coudre
aux siennes (p. 458).
Le machiavlisme dun poux intelligent, selon lauteur de la
Physiologie, pourra aller jusqu accorder sa femme une charte
conjugale aussi librale en apparence que rellement coercitive : Je
rpondrai comme font et comme rpondent les gouvernements, qui
ne sont pas aussi btes que les membres de lOpposition voudraient
le persuader leurs commettants. Je commencerai par octroyer
solennellement une espce de constitution, en vertu de laquelle ma
femme sera dclare entirement libre []. Ma femme aura tous les
droits du Parlement anglais : je la laisserai parler tant quelle voudra,
discuter, proposer des mesures fortes et nergiques, mais sans
quelle puisse les mettre excution24. Programme ralis, point
par point, par le matre de Zeynab : celui-ci ne cesse de dclarer,
LPOUSE ET LESCLAVE 265

au Caire, sur le bateau ou Beyrouth, quil la considre dsormais


comme une femme libre ; mais au premier geste dmancipation, il
raffirme son autorit sans assumer directement lexercice de sa
tyrannie : [Le capitaine] fit venir le matelot hadji, que javais
dsign surtout comme malveillant, et lui parla. Quant moi, je ne
voulais rien dire lesclave, pour ne pas me donner le rle odieux
dun matre exigeant (p. 365). Belle dmonstration de diplomatie
conjugale dinspiration balzacienne.
Diplomatie dont lefficacit, cependant, ne saurait tre ternelle ;
lhabilet du matre dmultiplie les ressources de lesclave, et sa
lucidit sveille en rponse loppression. La Physiologie du
mariage notait dj que la perspicacit des opprims finit toujours
par opposer au machiavlisme du despote une rvolte ouverte, rvo-
lution domestique ou insurrection politique : Il arrive toujours un
moment o les peuples et les femmes, mme les plus stupides,
saperoivent quon abuse de leur innocence. La politique la plus
habile peut tromper bien longtemps, mais les hommes seraient trop
heureux si elle pouvait tromper toujours, il y aurait bien du sang
pargn chez les peuples et dans les mnages25. La nave Zeynab
sinsurge ainsi lorsque, sans commentaire ni justification, son matre
lui interdit des pratiques religieuses quil considre comme supersti-
tieuses et infantiles le despotisme conjugal se teinte ici de condes-
cendance coloniale ; le terme choisi par la jeune femme est
significatif, par ses rsonances politiques : Mais lesclave ne
voulait rien entendre et rptait en se tournant vers moi :
Pharan ! Mansour mapprit que cela voulait dire un tre impie
et tyrannique (p. 290).

Ainsi analys, le despotisme domestique a une indniable dimen-


sion politique : dans cette cellule sociale minimale que constitue la
famille, la tyrannie cauteleuse exerce par lpoux sur sa femme
renvoie explicitement celle dont un roi, ft-il constitutionnel,
accable son peuple ; les ruses machiavliques de limprialisme
peuvent elles-mmes tre ramenes des usages privs, comme
lexprimente le voyageur jaloux lorsquil se rsout laisser Zeynab
la maison, sous la garde de trois serviteurs : Ayant ainsi assur la
tranquillit de mon intrieur et oppos, comme les tyrans habiles,
une nation fidle deux peuples douteux qui auraient pu sentendre
contre moi (p. 267). Lopposition larve au despotisme mascu-
lin fait de lpouse rvolte un avatar du peuple revendiquant ses
droits non sans rsonances sociales qui ne font que saccentuer
aprs 1848 : Le mouvement des femmes, arriv au grand jour avec
266 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

la rvolution de Fvrier, a pris la relve, aprs le soulvement de


Juin, du mouvement ouvrier []. Lespoir de maints rformateurs
de ces annes-l reposait souvent autant sur lmancipation de la
femme que sur celle du proltariat : la femme et le proltaire consti-
tuaient le couple sacro-saint de la pense des socialistes utopis-
tes26.
Cette dimension politique, ncessairement prsente dans lhori-
zon dattente des lecteurs de 1848-1850, se trouve obliquement mais
explicitement voque dans le Voyage en Orient. A Constantinople,
linnarrable spectacle Caragueuz victime de sa chastet (!!!) offre
au voyageur une transposition bouffonne et farcesque de ses propres
aventures amoureuses ; or, la lecture qui en est propose tablit un
parallle entre la rvolte (sexuelle) fminine quvoquerait le cycle
de Caragueuz, et les protestations populaires contre loppression
politique :
Aux poques qui prcdrent lavnement du sultan Mahmoud,
on peut croire que le sexe le plus faible protestait sa manire contre
loppression du fort. Cest ce qui expliquerait la facilit des femmes
se rendre aux mrites de Caragueuz.
Dans les pices modernes, presque toujours ce personnage
appartient lopposition. Cest ou le bourgeois railleur, ou lhomme
du peuple dont le bon sens critique les actes des autorits secondai-
res (p. 622).

Cette analyse prend tout son sens en ce quelle prcde immdia-


tement l Histoire de Soliman et de la Reine du Matin . Ce rcit
lgendaire mobilise une mythologie canite dont Dolf Oehler a bien
montr les implications politiques dans les reprsentations et les
discours quarante-huitards : lartiste de gnie, Adoniram, est le
fondateur dune ligne de dshrits, de desdichados , dont le cri
de ralliement a durant des sicles ameut les peuples contre la
ligne des rois (p. 764). En se refusant au tyrannique Soliman pour
pouser secrtement Adoniram, Balkis est lorigine de cette
descendance rvolutionnaire des fils de la veuve , des enfants de
Can. Le choix de la Reine du matin est indissociablement amoureux
et politique ; ses yeux, la conception despotique du mariage quin-
carne Soliman rvle ses tendances autoritaristes, voire tyranniques :
Ce nest pas moi que vous aimez, seigneur, cest la reine [] Vous
avez procd par sommations, par menaces ; vous avez employ
avec mes serviteurs des artifices politiques, et dj vous tes leur
souverain plus que moi-mme. Jesprais un poux, un amant ; jen
suis redouter un matre (p. 750). Lunion mystique de Balkis et
LPOUSE ET LESCLAVE 267

dAdoniram, mythe fondateur et couronnement de la qute amou-


reuse du Voyage en Orient, na t rendue possible que par le refus
conjoint du despotisme conjugal et de la tyrannie politique.
Dans un Voyage en Orient tout entier orient par la qute dune
union mystique et rgnratrice, lpisode de lesclave Zeynab
permet de modliser les relations de couple lorsquelles se dfinis-
sent comme des rapports de pouvoir ; la confrontation du matre et
de lesclave, qui met nu le despotisme conjugal fondateur du
mariage occidental, a des consquences catastrophiques pour chacun
des deux partenaires : en refusant de considrer lautre comme un
sujet de parole et un tre de raison, le matre renie sa propre huma-
nit et sarnolphise inluctablement. Cette premire tentative de
fusion par appropriation savre un chec patent ; le projet de
mariage druse en tirera les leons : un idal galitaire prside dsor-
mais la rencontre avec laltrit (culturelle, religieuse et raciale),
condition indispensable la refondation de lidentit individuelle et
occidentale du voyageur. Idal qui ne pourra saccomplir que dans
lunivers du mythe, en loccurrence lhistoire de Soliman et de la
Reine du matin ; la lgende des amours de Balkis et dAdoniram (le
dplacement est rvlateur) dveloppe les prolongements esthti-
ques et politiques de la rflexion : au-del dune philosophie du
mariage, la question du couple permet dinterroger les logiques des
rapports sociaux contemporains, lesquels font lobjet de dbats
brlants autour de 1848.

Corinne SAMINADAYAR-PERRIN
Universit Montpellier 3, EA RIRRA 21

NOTES

1 Grard de Nerval, Voyage en Orient, Druses et Maronites , Paris, Gallimard,


Folio , 1998, p. 447 (toutes les rfrences cette uvre, indiques dsormais au
fil du texte, reverront cette dition).
2 Honor de Balzac, Physiologie du Mariage, La Comdie humaine, Paris,
Gallimard, Bibliothque de la Pliade , tome XI, 1980, p. 913-914.
3 Ibid., p. 978.
4 Claudie Bernard, Penser la famille au XIXe sicle, Publications de luniversit
de Saint-tienne, Le XIXme sicle en reprsentation(s) , 2007, p. 28.
5 Ibid., p. 327.
6 Ibid., p. 330.
7 Raymond Trousson, introduction dOurika, Romans de femmes du XVIIIe
sicle, Paris, Robert Laffont, Bouquins , 1996, p. 974.
8 George Sand, Indiana, Paris, Gallimard, Folio , 1984, p. 88. Le rcit
268 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

suggre un paralllisme entre le sort dIndiana et celui des esclaves de son pre :
leve au dsert, nglige par son pre, vivant au milieu des esclaves, pour qui elle
navait dautre secours, dautre consolation que sa compassion et ses larmes
(ibid., p. 89).
9 H. de Balzac, Physiologie du mariage, op. cit., p. 1003. Cette schizophrnie
hautaine et autodestructrice de lpouse, en croire Balzac, serait dorigine non pas
psychologique, mais socio-historique ; la femmes est vendue, marie contre son gr
en vertu de la puissance paternelle des Romains ; mais en mme temps quelle tomb
[e] sous le despotisme marital qui dsir [e] sa rclusion, elle se voi [t] sollicite aux
seules reprsailles qui lui fussent permises (ibid., p. 1004).
10 G. Sand, Indiana, op. cit., p. 207-208.
11 G. Sand, Indiana, op. cit., p. 46.
12 Cest ce que souligne lanarchiste Joseph Djacque, qui, auteur dune brochure
intitule La Libration des noirs amricains, publie en 1853 La Question rvolution -
naire : Abolir le mariage, cette prostitution lgale, cette traite des femmes ,
galement avilissante pour les hommes, car qui a t allait par une esclave a du
sang desclave dans les veines , qui est fianc une esclave [] est fianc les-
clavage, est possd par lesclavage . Et puis, reconnatre le travail salari de celles
que les aristocrates exhibent dans leur salon entre deux vases de Chine, dont les
boutiquiers usent comme de machines tisser ou calculer, les proltaires comme
dustensiles de cuisine ou dauges pour leurs apptits, et qui nintriorisent que trop
bien leur rle. (C. Bernard, Penser la famille au XIXe sicle, op. cit., p. 311).
13 H. de Balzac, Physiologie du mariage, op. cit., p. 918.
14 Ibid., p. 1029-1030.
15 On comparera ce passage avec la vertueuse autojustification du narrateur :
Jprouvais un sentiment dune nature pour ainsi dire familiale lgard de cette
pauvre fille, qui navait que moi pour appui. Voil certainement le seul beau ct de
lesclavage tel quil est compris en Orient. Lide de la possession, qui attache si fort
aux objets matriels et aussi aux animaux, aurait-elle sur lesprit une influence moins
noble et moins vive en se portant sur des cratures pareilles nous ? (p. 452). La
discordance entre les deux extraits et la polyphonie quelle induit obligent le lecteur
reconsidrer lensemble de la logique textuelle.
16 H. de Balzac, Physiologie du mariage, op. cit., p. 1029.
17 On notera autre effet dironie du texte que le voyageur rprouve haute-
ment cette exploitation conjugale lorsquelle se trouve pratique par les fellahs qui,
rquisitionns pour la corve, font embaucher femmes et enfants sur le chantier :
Leurs pres ou leurs maris [] aiment mieux les faire travailler sous leurs yeux
que de les laisser dans la ville. On les paye depuis vingt paras jusqu une piastre,
selon leur force (p. 200-201).
18 Do des rflexions apparemment nigmatiques ou dplaces, qui ne prennent
sens que si on les rapporte au modle conjugal franais. Ainsi de ce dialogue entre
le voyageur et son drogman : Mais, observai-je, je mettrais volontiers quelque
chose de plus ; une femme un peu jolie ne cote pas plus nourrir quune autre.
Abdallah ne paraissait pas partager mon opinion (p. 222).
19 H. de Balzac, Physiologie du mariage, op. cit., p. 944.
20 Soliman-Aga, un ami du narrateur, souligne ces consquences catastrophiques
du mariage loccidentale : La compagnie des femmes rend lhomme avide,
goste et cruel ; elle dtruit la fraternit et la charit entre nous ; elle cause les querel-
les, les injustices, et la tyrannie. Que chacun vive avec ses semblables ! (p. 167).
LPOUSE ET LESCLAVE 269

Reste que la relgation des femmes au gynce, revendique par cet apologiste du
mariage musulman, noffre pas de solution alternative aux problmes que posent les
rapports de couple.
21 C. Bernard, Penser la famille au XIXe sicle, op. cit., p. 246.
22 H. de Balzac, Physiologie du mariage, op. cit., p. 996.
23 Ibid., p. 1016.
24 Ibid., p. 1051-1052.
25 H. de Balzac, Physiologie du mariage, op. cit., p. 1081.
26 Dolf Oehler, Le Spleen contre loubli. Juin 1848, Paris, Payot, 1996, p. 114-
115. Aucune allusion, sinon oblique, au contexte insurrectionnel des annes 1832-
1834, puis 1848 dans le Voyage en Orient : Je nai encore vu de combats que dans
lintrieur de nos villes dEurope, et de tristes combats, je vous jure ! Nos montagnes,
nous, taient des groupes de maisons, et nos valles des places et des rues ! (p.
437).
BLACK IS BEAUTIFUL :
LAMARTINE ET TOUSSAINT LOUVERTURE

PIERRE MICHEL

Debout, enfants, debout, le Noir enfin est homme ! 1

Beaut du Noir ? Bug-Jargal est noir, cela est vrai , mais sa


beaut explose dans lclat de ses yeux, la blancheur de ses dents
sur le noir clatant de sa peau, la largeur de son front, surprenante
surtout chez un ngre2 . Tamango est un fort bel homme , mais
il arbore, tel un personnage de Daumier3, un vieil habit duniforme
bleu, ayant encore les galons de caporal [avec] sur chaque paule
[] deux paulettes dor attaches au mme bouton4 . Et, devenue
folle devant les horreurs de la rvolte des esclaves de lHabitation
de Saint-Domingue, Clestine demande Timur : Beau Noir, que
veux-tu ? 5 La rponse est peut-tre dans le Toussaint Louverture
de Lamartine, uvre politique plus que littraire, tragdie
moderne et cri dhumanit en cinq actes et en vers6 .

UNE UVRE POLITIQUE

Au retour de son voyage en Orient entrepris pour formuler le


nouveau symbole social de la politique vanglique7 ,
Lamartine, admis la Socit pour lmancipation des Noirs, va
rclamer une libert vritable pour lesclave , quon ne saurait
retenir dans la privation de tout ce qui constitue lhumanit8 . Et
il prcise : Il y a linfini entre le mot esclavage et le nom dhomme
libre. Il ny a pas de transition de lun lautre. Dans les mots,
sinon dans les choses, qui pourront admettre une graduation, []
mais point dajournement9 .
Entre histoire phnomnale et histoire idale10 , il situe sa
tragdie aprs la rvolte de 1791 qui fait de Toussaint le gouverneur
de lle11 et la veille de celle qui verra sa dfaite en 1802. Il en a
griffonn [] le plan et les scnes crire12 ds 1839, mais il devra
en 1842 renoncer sa reprsentation, repousse comme sa publica-
tion intgrale jusquen 185013, au prtexte que cela irait trop mal
avec [s] on rle politique14 .
BLACK IS BEAUTIFUL 271

EN CINQ ACTES ET EN VERS

Acte I : Aux Gonaves, pendant que Toussaint, invisible, veille,


des enfants noirs, multres et blancs clbrent dans la Marseillaise
noire la libert et la concorde.
Acte II : Les Franais dbarquant au son de la Marseillaise et du
a ira, Toussaint refuse de placer lindpendance des Noirs sous
lautorit de Bonaparte.
Acte III : Dguis en mendiant aveugle, il sintroduit avec sa
nice Adrienne dans le camp des Blancs. Dmasqu par le gnral
Mose, il se jette dans lOcan.
Acte IV : Emprisonne, Adrienne svade avec laide des fils de
Toussaint et du mystrieux moine Antoine.
Acte V : Aprs la mort hroque dAdrienne sous le feu des
Blancs, Toussaint confort par Antoine dans sa mission de prophte
dun vangile dhumanit, appelle les Noirs aux armes.
Moderne, le pome dramatique15 de Lamartine qui se droule
en divers lieux de lle et sur plusieurs journes, lest plus par son
sujet que par lassouplissement des rgles classiques, depuis la paix
prcaire de lexposition jusqu la catastrophe du dnouement. Le
hros des Noirs16 apparat lActe II o clate la crise,
Cette heure du destin si longtemps attendue
(Acte II, sc. 1, p. 1279),

et, aprs le coup de thtre lActe III de la trahison de Mose,


la priptie du quatrime lie tragdie politique et drame familial.
Au secours de la cause des Noirs sont convoqus les grands clas-
siques, depuis la Bible et Sophocle jusqu Corneille et Racine. Sous
son dguisement daveugle, Toussaint est un dipe noir. Et
Lamartine use dlments baroques, comme la prison dAdrienne,
ou emprunts au roman noir et au mlodrame, quand la nice de
Toussaint reconnat en Salvador le sducteur de sa mre (Acte IV, sc.
7, p. 1370-1371), ou lors de ses retrouvailles avec ses cousins :
ISAAC
Elle !
ADRIENNE
Lui !
ISAAC
Nous !
ADRIENNE
rayon du ciel dans cette fange !
(Acte IV sc. 3, p. 1359) 17
272 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

la limite du pastiche, la pice tient de la tragdie de collge,


applique parfois jusqu la maladresse, au point quelle laisse
chapper un vers sans rime18, ou clbre
DHati rvolt le hros triomphant
(Acte I, sc. 1, p. 1267).

Elle prte ironiquement au misrable Salvador des vers-maximes


de frappe cornlienne :
Quoi ! devant un remords, un grand dessein recule !
(Acte IV, sc. 6, p. 1369)

ou, parodie avant la pice,


Ma maison est partout o le nom franais brille !
(Acte III, sc. 4, p. 1321)

qui deviendra en 1841 dans la Marseillaise de la paix :


Ma patrie est partout o rayonne la France19.

Le rappel de linsurrection de 1791 propose une version noire du


combat contre les Maures :
[] Hati secouant ses entraves,
Pour ces rois dtrns ne germa plus desclaves ;
La mer qui les portait les a remports tous ;
LOcan et la mort roulent entre eux et nous !
(Acte I, sc. 2, p. 1269) 20

Et Toussaint fait cho Don Digue :


Nai-je donc quarante ans couv mon grand dessein
Que pour voir, dernire impardonnable injure !
Mes fils me rejeter ce sang la figure ?
(Acte V, sc. 7, p. 1395)

ces accents cornliens, Adrienne mle des inflexions racinien-


nes21 dans le rcit de ses amours enfantines :
Pas qui cherchent les pas, mains dans les mains gardes ;
Confidences du cur dans les yeux regardes :
[]
Une heure effaa tout. Le jour vint ; il partit.
Je restai seule au monde et tout sanantit.
(Acte I, sc. 2, p. 1272)
BLACK IS BEAUTIFUL 273

Et cest elle que Lamartine confie la plaintive lgie de lme


noire :
Le sang libre des Blancs, le sang de lesclavage,
Ainsi que dans mon cur luttent sur mon visage,
Et jy trouve vivante en instincts diffrents
La race de lesclave et celle des tyrans.
(ibid., p. 1270)

UNE TRAGDIE MODERNE

Lamartine avait dj pratiqu cette bigarrure dans Sal, dont un


acte entier [] est du Shakespeare, lautre [] du Racine, [] et
ainsi tour tour du pathtique au terrible et du terrible au lyrique22 .
Mais ds le premier titre de luvre, Les Noirs23, sa marque person-
nelle, cest le choix du noir, choix politique et potique de confier
leur dignit bafoue un genre noble. Lunit de la pice, cest sa
couleur. Au del de la couleur locale assure par les sons du fifre,
du tambourin et des castagnettes espagnoles (Acte I, sc.1, p. 1263),
en tout, le temps, les lieux, les mots, les choses, les peaux et les
drapeaux, les corps et les mes, le noir domine. Ce libretto pour
le dcorateur24 souvre sur un paysage de nuit. Le dcor, repris de
Paul et Virginie25, lun des livres majeurs de la bibliothque idale
de Lamartine26, noie dans lombre une habitation en ruine sur les
flancs levs dun morne qui domine une rade (Acte I, sc. 1,
p. 1263). Remplace une fois seulement par la rime funbres/tn -
bres (Acte IV sc. 3, p. 1361) qui fonce peu, la rime ombres/sombres
contamine tout le texte.
Au milieu de ces montagnes sombres
Que dpaisses forts revtent de leurs ombres
(Acte III, sc.1, p. 1353) 27,

la nuit envahit le paysage archtypal de Lamartine :


mornes du Limb ! vallons ! anses profondes,
O lombre des forts descend au pied des ondes,
[..]
Vos aspects les plus beaux, dont mon il est avide,
Me laissent toujours voir quelque chose de vide
(Acte I, sc. 1, p. 1268).

Le temps mme et le tempo de la pice sclairent dun jour de


soupirail, entre crpuscule du soir et premires lueurs [] lest
(Acte V, sc. 1, p. 1376). Chaque acte, le troisime except, reprend
274 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

cette scansion. Il est presque nuit au dbut de lActe I (p. 1263)


qui sachve sur une affreuse aurore (p. 1271). Le second fait de
mme sur le jour qui menace et qui va se lever (p. 1310). Le
quatrime verse un jour terne (p. 1362) dans la prison piran-
sienne dAdrienne, vaste et sombre souterrain lescalier
humide et obscur (p. 1354), et le cinquime se termine aux
premires clarts du soleil levant (p. 1399).
Ombre racinienne des forts, ombre tutlaire de Toussaint
tendue sur son peuple qui pourrait reprendre les propos
dAdrienne :
Ai-je dautre pays que lombre de tes pas ?
(Acte II, sc. 9, p. 1306),

relle ou symbolique, la nuit est traverse de vagues lueurs. Tu


seras [] la lampe de ma route (ibid., p. 1308), dit Toussaint son
Antigone. Le motif biblique28 court tout au long de la pice, ampli-
fi par celui de la marche ltoile :
La lampe de Toussaint ! Cest ltoile de lle.
(Acte I, sc. 4, p. 1276)

Elle circule de front en front, dAdrienne Albert :


Je ne sais quel instinct mattirait plus vers lui,
Comme si mon toile son front avait lui
(Acte I, sc. 2, p. 1242),

puis Toussaint dont la jeune fille est


Ltoile qui blanchit [s] es nuits daffliction
(Acte II sc. 3, p. 1286).

Et il y verra la marque de sa destine et de celle des Noirs :


[] une intime splendeur
Dun peuple sur mon front fit briller la grandeur
[]
Lclat de mon destin brilla sur mon visage
(Acte II sc. 2, p. 1284).

Comme dans lespace et le temps scniques, le Noir lemporte


dans la liste des personnages29. Alors que dans lHabitation, la
socit coloniale est tout entire prsente : planteurs blancs,
Multres, Noirs libres ou esclaves, domestiques ou ngres [et]
ngresses du jardin30 , dans Toussaint Louverture, Salvador et son
frre Serbelli excepts, les planteurs napparaissent qu travers le
BLACK IS BEAUTIFUL 275

discours des Noirs. Rien, sinon la mention parmi les utilits d Un


noir , nindique la couleur de peau des personnages. Mais loccu-
pation de la scne est lavantage des Noirs, conformment la
parabole des grains de mas disposs dans un vase en deux couches,
noire et blanche :
En remuant les grains, voyez comme tout change !
On ne voyait que blanc, on ne voit plus que noir
(Acte II, sc. 9, p. 1305).

ct dAdrienne, Pauline Bonaparte fait, si lon peut dire, ple


figure en prcieuse ridicule : trois scnes seulement lui sont dvo-
lues, contre vingt-huit la jeune Multresse (autant qu Toussaint),
alors quelle-mme rve de se voir reprsente en Vnus se mlant
aux guerriers sur une scne parisienne :
Qui laurait jamais cru ? Comme ils seront surpris
Et jaloux quand ils vont le savoir Paris !
(Acte III, sc. 5, p. 1329)

Mais elle quitte bientt la pice, laissant le premier rle fminin


la jeune fille.
Laffrontement entre le premier des Blancs et le premier des
Noirs (Acte II, sc. 6, p. 1293) se droule sur un thtre dombres.
Bonaparte,
Lhomme lil infaillible et qui plane sur tous
(Acte III, sc. 4, p. 1324),

et Toussaint, invisible et prsent comme Dieu (Acte II, sc. 9,


p. 1309) sy disputent le rle du Deus absconditus, lun derrire un
clat usurp, lautre sous le masque obscur de la faiblesse, jusqu la
victoire lumineuse de lombre :
[] laveugle mendiant
Aura lu jusquau fond au cur du clairvoyant.
(Acte III sc. 1, p. 1315).

Absent, le Consul est rduit linanit sonore de sa gloire


travers la lecture de deux lettres. La premire subordonne les princi-
pes rpublicains lesprit de conqute :
Oui, je veux conqurir, mais la libert,
La race qui mignore et qui vous a port,
Des droits quelle a rvs, oui cette race est digne,
Mais, pour quils soient sacrs, il faut que je les signe.
(Acte II, sc. 5, p. 1293)
276 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

La seconde dvoile sa haine des Noirs :


Je suis blanc, ils sont noirs : ma peau, cest ma raison !
[]
Les amis imprudents dun sang que je dteste,
Devraient senvelopper dans des crpes sanglants,
La libert des Noirs sera le deuil des Blancs !
(Acte V, sc. 7, p. 1393)

Raturant le culte de Salvador et dAlbert pour un homme


Qui na plus ici-bas de titre qui le nomme,
Devant qui les devoirs de pass, davenir
Se rsument en un : admirer et servir
(Acte III, sc. 4, p. 1326),

Lamartine coupera la reprsentation cet loge, clatant seule-


ment pour qui ne sait voir, la diffrence de Toussaint, le tyran sous
le rdempteur :
Son masque de hros ne [lui] cache plus rien
(Acte V, sc.7, p. 1394).

Lopposition, lentrecroisement et la permutation des valeurs du


Noir et du Blanc sont pousss jusquau moindre dtail. Ainsi du
vtement de bure du moine,
Dont un capuchon blanc ombrage la figure
(Acte II, sc. 3, p. 1287).

Ainsi du cheval aussi blanc que la neige et de la chevelure


noire de Pauline (Acte III, sc. 4, p. 1328), ou de la couleur des
drapeaux. Dj dploy au dessus de Bug-Jargal, le drapeau noir,
drapeau du deuil de la nature (Acte II, sc. 4, p. 1289), et
drapeau de dtresse (Acte V, sc. 6, p. 1386), se fait ltendard de
la rvolte et le noir linceul des Blancs (Acte II, sc. 8, p. 1302).
Albert est comme transverbr par lclat de Bonaparte qui
[] a fait pntrer dans [s] on obscurit
Le jour blouissant de toute vrit
(Acte III, sc. 4, p. 1327),

mais Isaac lui reproche de parle [r] comme un Blanc (p.


1317). Et son nom daube fait ironiquement cho au nom mystique
de Toussaint, dans le rcit de sa rencontre avec le Pre Antoine :
Quel est ton nom ? Toussaint Pauvre mangeur digname,
Cest le nom de ton corps ; mais le nom de ton me,
BLACK IS BEAUTIFUL 277

Cest Aurore, dit-il mon pre, et de quoi ?


Du jour que Dieu prpare et qui se lve en toi !
(Acte II, sc. 2, p. 1284)

Dans le masque daveugle de Toussaint,


[S] a prunelle, [s] on gr, rentrant sous [s] a paupire,
Nest plus quun globe blanc o steint la lumire.
(Acte II, sc. 9, p. 1309)

Il aime tour tour Albert, peau noire et me blanche,


comme sa nuit , et Isaac, brun de visage et me noire,
comme son jour (Acte III, sc. 9, p. 1347). Lui-mme,
De la haine lamour flottant irrsolu

entre respect des Franais et orgueil pour sa couleur , ne peut


que constater :
Le Noir, le citoyen, le grand homme et lesclave,
Unis dans un mme homme, en font un tel chaos
Que sa chair et son sang luttent avec ses os,
[]
Il fait jour dans votre me ainsi que sur vos fronts,
La ntre est une nuit o nous nous garons
(Acte III, sc. 9, p. 1344).

UN CRI DHUMANIT

Peaux noires, et rejet des masques blancs31. La Marseillaise


noire dfie la Marseillaise et le a ira, cette Marseillaise des
assassinats32 . Work song, elle se chante au travail , gospel, elle
se chante lglise ,
Partout o lhomme en paix sencourage ses chants
(Acte I, sc. 1, p. 1266).

Sur la musique de Rouget de Lisle, elle a remplac dans le refrain


un alexandrin par un vers de quatorze syllabes :
Offrons la Concorde, offrons les maux soufferts,
Ouvrons (ouvrons) aux blancs amis nos bras libres de fers.
(ibid., p. 1265)

Aux mots de la guerre, elle a substitu ceux de la paix :


Leur chant tait Victoire, et le ntre est Concorde !
Il jette au cur des Noirs lhymne dhumanit,
278 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Et des frissons damour et de fraternit.


(ibid., p. 1264)

trangers cette rversibilit gnralise, les Blancs en sont


rduits lusage des strotypes de laltrit. Pauline na gure
dyeux que pour son propre masque, rehauss par la prsence
dAlbert, Isaac et Adrienne :
Cest pour ces vilains Noirs que je hais, et que jaime,
Que ce front, destin peut-tre au diadme,
Va ravir des soldats dans ce simple appareil,
Et, pour comble dhorreur, se hler au soleil.
(Acte III, sc. 5, p. 1329)

Les soldats, eux, ne voient que le masque du Noir, bestial et


monstrueux. Chien de moricaud , lzard sans cailles ou
vieille araigne (Acte III, sc. 6, p. 1330-1331), Toussaint va
retourner le sens de leurs outrages :
Les haines, les mpris, les hontes, les injures,
La nudit, la faim, les sueurs, les tortures,
[]
Rappelez-vous les noms dont ils nous ont fltris,
De ces affronts des Blancs faisons-nous notre gloire !
(Acte V, sc. 2, p. 1378)

Nigra sum, sed formosa. Si la beaut noire insulte et brave


la beaut blanche (Acte I, sc. 1, p. 1268), elle est avant tout beaut
de lme, qui tincelle encor sous la nuit du visage (Acte II, sc.
7, p. 1343). Toussaint, laid mme dans lespce noire , se croyait
lhomme annonc par labb Raynal, qui doit surgir un jour pour
briser les fers des noirs33 . Et Lamartine lui fait dire :
Nul ne sait par quel nom dans un peuple il se nomme !
Mose, Romulus, Mahomet, Washington !
Qui sait si dans les Noirs il naura pas mon nom ?
(Acte II, sc. 2, p. 1283) 34

Nouvel dipe, il va rvler aux Noirs leur destine. Lamartine


rencontre ici Michelet, pour qui aux deshrits de lhistoire il []
faut un dipe, qui leur explique leurs propres nigmes dont ils nont
pas eu le sens35 . Blisaire des Noirs (Acte II, sc. 9, p. 1309),
mendiant et aveugle36 en lutte non plus contre les Barbares mais contre
la barbarie civilise, Toussaint rejoint la sainte cohorte des prophtes
et des grands fondateurs (Acte V, sc. 7, p. 1379). Second Mose
BLACK IS BEAUTIFUL 279

montant au Sina37, exhort par le Moine imiter lesclave du


Calvaire (Acte II, sc. 5, p. 1290), il trouve son Judas dans le gnral
Mose. Du prophte il aura prouv la solitude do rendre la multi-
tude la plnitude de son identit. Le Noir ntait rien, il doit tout recou-
vrer : famille, identit, libert, galit, fraternit, humanit, toutes les
entres du lexique politique lamartinien. Ces valeurs apprises des
Blancs, Toussaint les veut sans entraves. Aussi refuse-t-il le nouveau
pacte (Acte III, sc. 4, p. 1327) propos par Bonaparte :
La libert des Noirs avec leur soumission,
[]
Entre les blancs et [eux] complte galit,
Leur drapeau seulement couvrant la libert
(Acte V, sc. 6, p. 139I),

car, selon une formule de Mazulime, cest au peuple faire son


histoire (Acte II, sc. 2, p. 1283). La Chute dun ange avait prn
en 1834 :
Vous ntablirez pas ces sparations
En races, en tribus, peuples ou nations,

ainsi que le partage des biens de ce monde, afin


[] quau lit du vallon, au revers du coteau,
Chacun ait son soleil, et son arbre, et son eau38.

Lamartine le redira en 1842 : Le domaine du pre commun des


hommes [], cest linfini en espace, en droits, en facults, en dve-
loppements, cest le champ de Dieu39 , et le commun hritage
dont Toussaint a, selon Antoine, voulu [] le juste partage entre
les Blancs et les Noirs (Acte II, sc. 4, p. 1290).

UN NOUVEL VANGILE

Comme un autre Samuel (Acte II, sc. 2, p. 1284), le Juge


dIsral qui donna lonction divine Sal et David, Antoine salue
en Toussaint, rvl lui-mme par cette traverse des masques
jusquaux figures, le roi des Noirs , ces plus vils des enfants
dIsral ,
Hors la loi de tout peuple et hors la loi de Dieu
(Acte II, sc. 4, p. 1289-1290).

Il a baptis [] en [lui] la libert (Acte II, sc. 2, p. 1283), et


laccompagne dans sa monte au Calvaire :
280 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

[] Ah ! le gnie,
Rdemption dun peuple, a donc son agonie !
Pre, qui de ton fils contemples la sueur,
Soutiens-le sur sa croix !
(Acte V, sc. 2, p. 1395) 40
mesure que Toussaint avance dans sa Passion, le Moine, servi-
teur dun matre
Qui ne connat ni Blancs, ni Noirs, ni nations,
(Acte II sc. 4, p. 1289),

dveloppe le message dune thologie de la libration aux


accents pauliniens, reprise du Toast aux Gallois de 1838 :
Lhomme nest plus Franais, Anglais, Romain, Barbare,
Il est concitoyen de lempire de Dieu ! 41

Et, pour Toussaint, il nest plus de Noirs ni de Blancs, desclaves


ni de citoyens, mais des hommes dans la plnitude de leurs droits.
la diffrence dAlbert pour qui lhomme ne grandit pas en un
jour (Acte V, sc. 7, p. 1394), il passe sous silence les amnage-
ments que Lamartine apporte la ncessit dun affranchissement
immdiat. Il proclame la fin des sparations et la fusion du Blanc et
du Noir dans une commune humanit. Et le sacrifice christique du
dnouement, o il livr [e] tout saignant tout [s] on cur pour [s] es
frres (Acte V, sc. 1, p. 1377) prlude celui de Lamartine lors de
la rvolution [] sainte de 1848 : Je mengloutis, mais je vous
sauve.42

Dans un rve de Hugo, la rvolte de Saint-Domingue apparat en


1845 comme
une mascarade, un sabbat, un carnaval, un enfer, une chose bouf-
fonne et terrible. Des ngres, des ngresses, des multres, dans
toutes les postures, dans tous les travestissements, talant tous les
costumes et, ce qui est pire encore, toutes les nudits43.

Verre fum ou miroir de concentration qui, selon Rmusat,


offre dans un cercle plus resserr, mais avec des caractres plus
saillants, les mmes passions, les mmes intrts, les mmes prju-
gs44 que les rvolutions de France, elle permet, en les tenant
distance, de les conjurer, de les comprendre ou de les dpasser.
chacune ses festins de cannibales45 , depuis la Terreur, avec le
ngre Delorme, traits hideux et rire sauvage , quon retrouve
une tte coupe la main dans toutes les convulsions populaires46 ,
BLACK IS BEAUTIFUL 281

jusqu la rvolte des canuts, espce dinsurrection de Saint-


Domingue47 o se serait tristement illustr, lil en feu, la
bouche cumante, les bras ensanglants , le hideux ngre
Stanislas48. En revanche, comme lHistoire de Michelet, la tragdie
de Lamartine, pice doptique laquelle il faut la lueur du soleil,
de la lune et du canon49 , magnifie la rvolution en rvlation50 dun
vangile dhumanit51 : Je suis, proclame Antoine, de la couleur
de ceux quon perscute (Acte II, sc. 4, p. 1289).
Lors de la reprsentation de sa dlicieuse tragdie52 ,
Lamartine affectera une certaine distance par rapport au triomphe
de mauvaise monnaie53 fait selon lui moins la pice qu son
auteur54. Tragdie, drame, pome dramatique et populaire ,
dramaturgie , peu importe le nom. Destin un thtre mlo-
dramatique de boulevard55 , Toussaint Louverture est lessai, inga-
lement abouti mais intressant56 , dun thtre politique conu
pour les yeux des masses plutt que pour loreille des classes
dlite57 , Lamartine, se dfendant davoir voulu crire une pice
historique, affirme y avoir recherch la ralit de limagination58 .
Toussaint prend ainsi rang la fois dans la fiction, le mythe et
lHistoire. Et 1848 ajoute encore la vrit prophtique de la pice,
labolition de lesclavage par la Rpublique transformant la dfaite
de Toussaint en victoire. Mais, ironie suprme, au soir de la premire
en prsence du Prince-Prsident, Adrienne brandissant le drapeau
noir slance, monte sur [un] rocher, et plante le drapeau sur la
crte. Au premier feu, elle [] chancelle et tombe dans [s] es plis .
Ngatif photographique de la Libert de Delacroix, la mort hroque
de cet
Ange de la victoire et de la libert
(Acte V, sc. 7, p. 1400)

devient le prsage clatant de lassassinat de la Rpublique par


Soulouque-deux1 .

Pierre MICHEL
Universit Lyon 2, UMR LIRE

NOTES

1. Alphonse de Lamartine, Toussaint Louverture, Acte V, sc. 6, uvres poti -


ques compltes, Marius-Franois Guyard d., Paris, Gallimard, Bibl. de la Pliade,
1963, p. 1389.
2. Victor Hugo, Bug-Jargal, 2e version, 1826, uvres compltes, dition chro-
282 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

nologique , Jean Massin dir., Paris, Club Franais du Livre, 1967, t. II, p. 581 et
597.
3. Voir Carl Hermann Middelanis, Das schwartze Gesicht des Weiben
Kaisers , dans Die Rckkehr der Barbaren, Europer und Wilde in der
Karikatur Honor Daumiers, Andr Stoll d., Hamburg, Hans Christians Verlag,
1985, p. 95 et suiv.
4. Prosper Mrime, Tamango (1829), dans Romans et nouvelles, Paris, Club
franais du livre, 1957, p. 269 et 253.
5. Charles de Rmusat, LHabitation de Saint Domingue, ou lInsurrection
[1824], publi pour la premire fois en 1977 sous la direction de Jean-Ren Derr,
accompagn dtudes de Lucette Czyba, Laudyce Rtat, Ren-Pierre Colin, Jean-
Jacques Goblot, Pierre Michel et Michel Nathan, Lyon, ditions du CNRS, Acte V,
sc. 5, p. 152.
6. Lamartine, prface de Toussaint Louverture, 15 avril 1850, dans uvres
compltes, chez lauteur , 1860-, t. XXXII, p. 3 (ci-dessous : Prface).
7. Lamartine, Voyage en Orient (1835), Sarga Moussa d., Paris, Champion,
2000, p. 59.
8. Discours la Chambre des dputs, 23 avril 1835, recueilli la suite de la
pice dans De lmancipation des esclaves, uvres compltes de 1860, t. XXXII,
p. 153.
9. Discours la Chambre, 25 mai 1835, ibid., p. 159-160.
10. Selon la formule de Giambattista Vico, Principes dune science nouvelle rela -
tive la nature commune des nations (1725), Paris, Nagel, 1951, p. 11. Pierre-Simon
Ballanche les oppose dans son Essai sur les institutions sociales dans leur rapport
avec les ides nouvelles (1818), dans uvres compltes, Paris, Bureau de
lEncyclopdie des connaissances utiles, 1833, t. II, p. 179.
11. LHistoire des Girondins en donne un bref rcit qui se termine sur le nom de
Toussaint Louverture (OC 1860-, t. IX, p. 472-481).
12. Alphonse de Lamartine Marianne de Lamartine, 9 mars 1839,
Correspondance, 1e srie, Christian Croisille d., Paris, Champion, t III, 2001,
p. 200. Rmusat a renonc de mme publier ses uvres thtrales : Je naspirais
qu une vie politique (Mmoires de ma vie, t. II, p. 148, cit par Jean-Jacques
Goblot, Gense et signification de LHabitation de Saint-Domingue ; Charles de
Rmusat et la Rvolution , dans LHabitation, p. XIX.
13. Avant ldition Michel Lvy (4 mai 1850), la Revue des deux mondes en a
publi des extraits, sous le titre Les Esclaves, le 1er mars 1843.
14. Lamartine Valentine de Cessiat, 22 avril 1842, Corr., 1 e srie, t. IV, 2001,
p. 59.
15. Prface, p. 1.
16. Ibid., p. 9.
17. Ce vers, note M.-F. Guyard, p. 1928, compte treize syllabes.
18. Signal aussi par lui, cest le dernier vers de lActe III : Le gnral Leclerc
accompagne ses pas p. 1828.
19. uvres potiques compltes, p. 1175.
20. Voir aussi Acte II, sc. 8, p. 1302, la rime cornlienne voiles/toiles.
21. Pauline Bonaparte aussi, qui applique sa beaut, Acte III, sc. 5, p. 1330, sans
craindre le ridicule, les mots de Nron sur celle de Junie (Britannicus, Acte II, sc. 2).
22. Aymon de Virieu, 23 janvier 1818, Corr. 2e srie, t. II, 2004, p. 180.
23. Louis Aim-Martin, 22 novembre 1841, Corr. 1e srie, t. III, p. 697.
BLACK IS BEAUTIFUL 283

24. Lamartine Charles Labor, avril 1850, Corr., 1e srie, t. VI, 2003, p. 77.
25. Voir Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie (1787), dans
Romans du XVIIIe sicle, Robert Escarpit d., Paris, Gallimard, Bibl. de la Pliade,
1965, t. 2, p. 1229. Ctait dj le cas dans Bug-Jargal et lHabitation.
26. Lamartine, Graziella (1849), OC, t. XXIX, p. 202-203, et Prface de
Genevive (1851), OC., t. XXX, p. 168.
27. Ou encore, dans le texte des OC, ombre/nombre (Acte II, sc. 9, p. 66) :
Des marches des Franais il faut transpercer lombre !
Connatre leurs desseins, leur manuvre, leur nombre.
28. Une lampe sur mes pas, ta parole, une lumire sur ma route (loge de la
loi divine, Psaume 148/149, 105).
29. On y dnombre 11 Noirs, 4 Multres et 12 Blancs, p. 1267.
30. Rmusat, LHabitation, p. 2.
31. Pour reprendre la formule-titre du livre de Franz Fanon, Paris, Maspero, 1952.
32. Lamartine, Girondins, Livre XVI, OC, t. X, p. 209.
33. Selon les Notes du gnral Ramel cites par Lamartine dans sa Prface, p. 9-
10.
34. Pour Lamartine, une cause doit se rsumer dans un nom : ainsi le Marat des
Girondins veut-il que celle des proltaires le soit dans le sien (OC, t. XI, p. 269).
35. Michelet, Journal, 28 juillet 1838, Paul Viallaneix d., Paris, Gallimard, 1959,
t. 1, p. 263.
36. Selon la lgende reprise par Marmontel dans son Blisaire (1767).
37. Acte II, sc. 1, p. 1279-1280.
38. La Chute dun ange, uvres potiques compltes, p. 253-255.
39. Banquet donn Paris pour labolition de lesclavage, 10 mars 1842, De
lmancipation, p. 174.
40. Dans une monte au Calvaire parodique, Tamango tomba une seconde fois.
Aussitt on lui lia fortement les pieds et les mains [] Les Noirs quil a vendus vont
rire de bon cur [] Cest pour le coup quils verront bien quil y a une
Providence (Tamango, p. 267).
41. Recueillements potiques, dans uvres potiques compltes, op. cit., p. 1216.
42. Lamartine, Histoire de la rvolution de 1848 (1849), 3e dition, Paris,
Perrotin, 1852, livre XIV, VI, t. 2, p. 338 et p. 383.
43. Hugo, Carnets, albums, journaux, 25 septembre 1845, OC, op. cit., t. VII,
p. 952.
44. Le Globe, t. III, n 40, 1826, cit par J.-J. Goblot, art. cit., LHabitation,
p. XXIV-XXV.
45. Franois-Ren de Chateaubriand, Mmoires doutre-tombe, Jean-Claude
Berchet d., Paris, Livre de Poche, 2001, livre V, ch. 9, t. 1, p. 390.
46. Lamartine, Girondins, livre XXV, t. XI, p. 137.
47. Saint-Marc Girardin, Journal des Dbats, 8 dcembre 1831.
48. Jean-Baptiste Monfalcon, Histoire des insurrections de Lyon en 1831 et 1834,
Lyon, Perrin, Paris, Delaunay, Didier, 1834, p. 82.
49. Lamartine, Prface, p. 7.
50. Voir Paule Petitier, Rvolution , LEsprit crateur ( Michelet, Inventaire
critique des notions-cls , Vivian Kogan d.), Baltimore, Johns Hopkins University
Press, Fall 2006, vol. 46, n 3, p. 23.
51. Lamartine, Rvolution de 1848, livre VII, V, t. 1, p. 398.
52. Edouard de la Grange, 4 aot 1839, Corr., 1e srie, t. III, p. 278.
284 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

53. Claude-Louis-Franois Chamborre, 10 avril 1850, ibid., t. VI, p. 74.


54. Il semble que Lamartine en ait, sans trop y croire, attendu un regain de sa
carrire politique. Voir sa lettre du 12 avril 1850 Valentine de Cessiat, ibid., t. VI,
p. 75 : Une grande estime populaire me revient lentement.
55. Le Thtre de la Porte Saint-Martin (Prface, p. 7).
56. Cest intressant surtout, cest la vie ; le reste nest que forme ( Louis
Aim-Martin, 22 novembre 1841, Corr., 1e srie, t. III, p. 697). Rmusat, lui, dans
un des manuscrits de ses Mmoires, juge que ni Bug-Jargal ni Toussaint Louverture
ne sont ce que leurs auteurs ont fait de mieux (cit par J.-J. Goblot, art. cit.,
p. XX). Sur ce point, voir Grard Gengembre : De Bug-Jargal Toussaint
Louverture , dans Les abolitions de lesclavage, de L. F. Sonthonax V. Schlcher,
1793 1794 1848, Marcel Dorigny d., Paris, Presses Universitaires de Vincennes
ditions UNESCO, 1995, p. 314.
57. Prface, p. 7. Voir la lettre Franois Aubel de la Geneste, du 14 avril 1850
(Corr, 1e srie, t. VI, p. 74) : Vous avez raison de ne pas regarder Toussaint comme
un drame pour lesprit, cest une dramaturgie pour les yeux du peuple [] crite
pour cette fin.
58. Prface, p. 10.
59. Hugo, Chtiments, 1853, V, VII : Les grands corps de ltat , OC, op.
.
citmier, Soulouque est le visage noir de lEmpereur blanc (Middelanis, art. cit)
VI

LE COMBAT ABOLITIONNISTE
LES MARRONS BOURBONNAIS,
HROS DU COURANT ABOLITIONNISTE

FRANOISE SYLVOS

Il sest rencontr de faux prophtes qui ont persuad


quelques hommes que les autres taient ns pour eux [] 1

Dabord connu sous sa forme espagnole cimarron , le mot


marron , qui dsigne un esclave fugitif, transite par les Antilles
avant dtre adopt La Runion2. Laventure du mot est la mesure
de lamplitude goculturelle du marronnage, prsent dans Bug-
Jargal ds 1826, et que la Revue des colonies aborde dans sa globa-
lit. Le voyage du mot est emblmatique du double mouvement de
repli et douverture propre au marronnage et aux rcits qui en ont
retrac les preuves. Bourbon comme aux Antilles, lpope
fondatrice du marronnage a pour thtre le cur montagneux dune
le. Mais ses acteurs historiques viennent dailleurs. Les protagonis-
tes du drame runionnais dont les archives, les nouvelles de Leconte
de Lisle, les rcits de Timagne Houat, de Thodore Pavie ou
dEugne Dayot ont gard la trace, sont issus de Madagascar, de
lAfrique, de lHexagone. Les rcits du marronnage sont empreints
dune tension entre couleur locale et universalit. Pour les abolition-
nistes, les marrons incarnent la libert. Ils reprsentent pour les
dfenseurs des intrts coloniaux la sauvagerie, rsurgence animale
dune nature incontrlable3. Dans les annes 1830, Le Salazien4
brandit le spectre de la rvolte hatienne, du sang vers pour la
libert afin dtouffer dans luf linfluence du courant abolition-
niste La Runion. La Bourbon pittoresque dEugne Dayot ampli-
fie dessein la mmoire des violences issues du marronnage pour
mieux justifier les prjugs de lauteur5. Il va jusqu voquer une
guerre civile, une lutte armes gales qui aurait pour enjeu la
conqute des Hauts pouvant aller jusqu lexpulsion des colons
hors de lle. Une remarquable tude due lcrivain Jean-Franois
Samlong a t consacre la reprsentation contraste du marron
par Houat et Dayot6. Quant la prsente tude, elle portera sur les
confluences entre le courant abolitionniste de la France mtropoli-
taine dans sa composante dmocsoc et le roman de Timagne
288 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Houat, Les marrons. Ltude de ces interfrences trouve sa justifica-


tion dans la biographie de Timagne Houat et dans laffaire de
Bourbon , qui feront lobjet du premier volet de cette communica-
tion. Une fois rappele lappartenance de Timagne Houat la
mouvance humanitaire pro-abolitionniste de Flicit de Lamennais,
on voquera les circonstances de laffaire de Bourbon avant de
montrer les convergences entre Paroles dun croyant et Les
Marrons.

TIMAGNE HOUAT ET LAFFAIRE DE BOURBON

Le 12 aot 1809, dans une famille de la petite bourgeoisie de


Saint-Denis, nat Timagne Houat. Il devient professeur de musique
aprs la Rvolution de Juillet. Neveu du naturaliste Jean-Baptise
Lislet-Geoffroy, Louis-Timagne Houat est multre comme lui.
Sous prtexte quil appartient aux Libres de couleur, on lui refuse le
droit de se prsenter au concours dinstituteur. Il est emprisonn en
1836, au plus fort dune crise cause par lentre en vigueur dune
loi sur le pcule et le rachat forc7. Aprs une perquisition son
domicile, Houat, abolitionniste engag, est convaincu de possder
un exemplaire de Paroles dun croyant et de numros de la Revue
des colonies. Jug au bout de six mois demprisonnement, il est
condamn une peine dexpulsion de sept ans et quitte La Runion
en 1838, malgr lamnistie prononce en mtropole. En 1844, il
publie Paris Les marrons, qui fait pice au mythe de lesclavage
heureux propag par les esclavagistes. En cela, Houat est proche de
Louis Blanc qui avait dj mis en cause lidylle de la condition
servile dans un article de la Revue du progrs (1840). Cet article se
rfrait explicitement un ouvrage de Lamennais intitul De lescla -
vage moderne8. En 1846, Bissette cite Houat comme lun de ses
amis9. Les publications de Houat10 ayant peu de succs, il se consa-
crera la mdecine et rdigera des traits caractre scientifique.
Bourbon, ds le dbut de la dcennie 1830, un bras de fer
oppose les abolitionnistes dont font partie Auguste Lacaussade et
Timagne Houat, aux francs-croles. En 1833, le chapitre 34 du
Prcis sur la lgislation des colonies franaises attnue les peines
disciplinaires. Il nen reste pas moins que la fustigation, le confine-
ment solitaire avec ou sans travail forc, le bloc ou barre de justice,
la chane, sont des chtiments encore pratiqus et rglements. Les
colons refusent tout adoucissement la condition servile et leurs
ractions aux nouvelles lois restent vives. Daprs Le Salazien,
organe de presse fond clandestinement par ce mme Nicole-
LES MARRONS BOURBONNAIS 289

Robinet de la Serve quencensait dans lun de ses pomes Auguste


Lacaussade, le projet de lgislation coloniale procde d u n e
philanthropie imprudente pour le moins, puisquelle ne protge
lesclave quen menaant le citoyen franais . Et la feuille du 12
juin 1833, de brandir lpouvantail de Saint-Domingue, tout en
dplorant les tristes rsultats dune sorte de monomanie ngrophi-
lique anti-coloniale, que ses sectaires parent du nom de philanthro-
pie . Lauteur se demande quels sont ces imprudents aptres de
lhumanit qui voient un frre dans un noir et un ennemi dans un
homme de leur propre race, dans un compatriote du moment que
celui-ci est colon [] . Les francs-croles obtiennent la cration
dune assemble rgionale dans laquelle ils sont majoritaires. Les
exhortations de Lamennais la rvolte retentissent peu aprs la
proclamation du bill dAngleterre (1833) puis Bissette cre la
Revue des colonies, qui retrace dans un esprit satirique les dbats du
conseil colonial de Bourbon. La destine de Bissette, fondateur de la
Socit des Hommes de Couleur, a bien des points communs avec
celle de Houat11. Dans cette phase de transition vers labolition, les
colons se cramponnent leurs acquis et rpriment durement les
actions des abolitionnistes, tandis que la nouvelle de lmancipation
dans les colonies anglaises pousse les esclaves sy rfugier12.
Lemprisonnement de Houat cre des remous. Il obtient le soutien
de la Revue des colonies, qui publie de nombreux articles sur l a ffaire
de Bourbon. Houat prend lui-mme la plume pour rdiger la Lettre
dun prvenu de lle Bourbon . Il sy dsigne comme un multre
quil faut tuer ou dporter, ou bien mieux, laisser pourrir dans les
fers !. . Lui qui a souffert de la discrimination, se veut envers et
contre tout fidle au parti des opprims , et insiste sur le fait quil
continuera lire la Revue des colonies, malgr les perscutions.
Martyre dune cause juste, il adopte une posture auctoriale analogue
celle de Lamennais, attaqu par des journaux de tous bords puis
emprisonn. Lamennais est cit dans lun de ses pomes qui, ddi
Auguste Lacaussade, est insr dans la Revue des colonies13. Auguste
Lacaussade partage avec Timagne Houat le sort ingrat des mtisses.
Tous deux ont subi la sgrgation et, malgr la tristesse, esprent dans
le message unitaire des Paroles dun croyant :

Posie
mon ami, A.L.

Par un des prvenus de laffaire de Bourbon


De ce climat de posie
290 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Toi qui surgis au beau soleil !


Je te salue ton rveil,
Comme au matin dans la prairie,
Effleur des rayons naissans
Qui sur lui tombent caressans,
Loiseau, dans sa douce prire,
Sanime et bnit la lumire

ton prlude si pieux,


Je crus voir tressaillir les habitans des cieux,
Et la troupe anglique, entrouvrant le nuage
Tapplaudir, murmurer en un divin langage
Loracle qui dj commence saccomplir,
Gloire soit ton avenir !

Gloire ! car ces mornes striles,


O les torrents ont leurs berceaux,
Ces bois, ces rochers, ces coteaux,
Tont vu, sur des rives serviles,
Natre et pleurer ainsi que moi,
Quand sous linjure de la loi
Qui fit notre naissance amie,
Notre toile semblait ternie

Aussi, quand tes mles accens


Brlrent sur ta lvre un pur et digne encens,
Je crus entendre encor lauguste voix dun ange
Me crier dans les airs : Jette tes pieds la fange
Qui salissait ton front ; grandis et reconnais
Les vrits de Lamennais !
Ce pome, la Revue des colonies et Les Marrons dvoilent lhy-
pocrisie dun systme qui se voudrait bien-pensant, mais laisse
subsister des injustices criantes. Le destin commun des deux potes,
porte-paroles des mtisses, les rattache la posture du dshrit
romantique. La Revue des colonies daot 1836 souligne de faon
caustique les faux-semblants dune lite insulaire qui prtend
navoir plus qu entriner lgalit, dj admise dans les faits :
Applaudissement gnral dans la noble assemble. Ces
Messieurs, satisfaits deux-mmes, schangent mutuellement des
complimens. La sance est suspendue pendant plus dune heure,
afin de donner libre cours aux gambades de MM. Du Conseil.

Huit ans aprs cet article et quatre ans avant labolition dfini-
tive, Timagne Houat montre que les demi-mesures destines
LES MARRONS BOURBONNAIS 291

rglementer lesclavage masquent une situation terrible, en contraste


avec les mensonges des colons. Ces derniers prtendent bien traiter
des hommes quils ne respectent en ralit pas plus que des
animaux14 :
Sans doute, les rigueurs du matre nont pas augment ; mais
dites, frres, peuvent-elles tre encore plus ? Y a-t-il une place sur
notre corps o mettre le doigt, sans sentir le sillon du fouet ? je ne
dis pas le chien de la maison ; cest le camarade, lami du matre ;
mais le cheval de selle lcurie nest-il pas mille fois mieux trait
que nous ? Lui, il a des domestiques, plusieurs dentre nous, son
service, il se promne et se repose, il a de lherbe et du grain en
abondance Aussi, voyez, il est fier, altier, gras et luisant. Mais
nous frres, nayant, jour et nuit, que travail, coup et misre, cor-
chs, maigres et affams, nous baissons la tte, nous tremblons sur
nos jambes, nous avons honte de nous montrer aux autres
hommes Et cependant, lon parle chaque jour de notre bien-
tre ! Le connaissez-vous, frres ? O donc est-il ? Si, profitant du
moment qui nous reste pour le sommeil, nous avons honte de nous
montrer aux autres hommes Si, profitant du moment qui nous
reste pour le sommeil, nous voulons nous dlasser un peu, faire
quelques pas hors de latelier, le pouvons-nous ? La marchausse
nest-elle pas l qui nous guette au coin de la borne, et qui fond
aussitt sur nous comme un loup ? Elle nous attrape, nous garrotte,
nous conduit coup de plat de sabre la gele, o nous passons
dans un cachot le reste de la nuit, et demain, nous voil, de bonne
heure, au poteau du grand bazar, exposs nus, fouetts jusquau
sang, et, aprs cela, balayant les rues la chane au cou ! on nous
reproche aussi notre gourmandise ! Quelle est-elle, et quest-ce
quon nous donne manger ? Un morceau de manioc ! encore on
nous le jette comme des pourceaux ! Frres, nest-ce pas seulement
pour nous empcher de mourir ? Et nous, arross de nos sueurs, y
a-t-il dassez horribles tourments pour nous ? Si lon ne nous tue
pas, aprs nous avoir extnus de coups, on nous tord les membres,
on nous lie, on nous sangle les deux pouces avec de la ficelle quon
mouille, et lon nous suspend ainsi durant des heures et des heures
lun des arbres de lhabitation, puis on nous rive au cou dnor-
mes cercles de fer, on nous enserre la tte ou les pieds entre deux
poutres au bloc ou courbari ; enfin, ne va-t-on pas, pour nous emp-
cher de manger le fruit qui tombe de sa branche, jusqu nous placer
un billon la bouche ? jusqu nous arracher les dents ? 15
La valeur historique de ce tmoignage nest pas mettre en doute
si lon songe que certains colons singniaient faire scher des
raies pour en fustiger les corps des esclaves. Dans le domaine des
instruments de torture employs, linventivit ne connaissait pas de
292 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

limites. Exil Paris au moment o il rdige son roman, Timagne


Houat demeure sensible la cause de tous les esclaves, si bien quil
souligne en bas de page :
Ces excs paraissent incroyables : ils ne sont malheureusement
que trop vrais. On a pu voir dernirement encore, dans les journaux,
les atrocits rptes et commises Cayenne16.

Lcrivain ne se borne pas dplorer la situation de Bourbon, mais


prend en considration lensemble du problme de la colonisation et
de lesclavage, en phase avec lesprit internationaliste de la Revue des
colonies. Il devient ainsi lun des porte-paroles de lhumanitarisme
pr-quarante-huitard quil a dcouvert dans la prose de Lamennais.

INTERFRENCES ENTRE LES MARRONS ET PAROLES DUN CROYANT

Les travaux de Michel Beniamino sur la francophonie17 ont mis


en vidence les difficults dlimiter les aires culturelles et linguis-
tiques des dpartements doutremer et de leurs mtropoles. Dans le
cas qui nous proccupe, la discussion sur lexpression de premier
roman runionnais est permise. Les Marrons sont publis en exil ;
le crole ny apparat que par petites touches. Lapproche compara-
tiste entre le rcit runionnais et le sermon politico-religieux de
Lamennais se justifie par lestime que lui portent les abolitionnistes
de la Revue des colonies et que nous venons de mettre en vidence,
citation lappui. Le cas des Marrons rappelle que la littrature
romantique est un champ structur hirarchiquement. Depuis la
bataille dHernani, on sait que le courant littraire a ses gnraux et
ses aides-de-camp. Cette organisation spontane est perceptible
travers lchelle du courant saint-simonien dont certains crits ne
sont que lamplification dun aspect particulier du programme
global nonc dans Le livre nouveau18. Charles Duveyrier et Michel
Chevalier sont Prosper Enfantin ce que des excutants sont un
architecte en chef. De leur ct, les abolitionnistes runionnais ne
craignent pas de sinfoder au romantisme mtropolitain, ds lors
que cette allgeance leur permet de smanciper du climat touffant
de lle Bourbon, dont les colons veulent continuer transgresser la
loi gnrale, eux qui rangent les rformes progressistes dictes par la
mtropole parmi les caprices du bon-plaisir monarchique19.
Auguste Lacaussade ne craint pas de ddier Les Salaziennes Victor
Hugo, dans un recueil o les marrons sont compars aux Polonais
rvolts. Le comparatisme est inhrent une littrature en qute
duniversalit, par raction au huis-clos insulaire et colonial. Le
LES MARRONS BOURBONNAIS 293

rgionalisme de textes de Lacaussade et de Houat nest quapparent,


li au contexte gographique des descriptions et de laction, par
lesquels ils se distinguent. Ces abolitionnistes cherchent un souffle
nouveau qui puisse les porter au-del de la sphre hostile aux
hommes de couleur dont tous deux font partie au mme titre que
Bissette. Mais, dans son roman, Houat transforme le mtissage en
espoir utopique. Fruit dun amour interdit entre deux individus issus
de clans ennemis, le sang ml porte en lui un rve de rconci-
liation, matrice dune socit sans clivages. Lutopie amoureuse est
commune aux romantiques luttant pour lgalit sociale20 et ceux
qui militent contre lesclavage et pour les droits des Noirs. Du reste,
le parallle entre ingalits de classe et de couleur est tout entier
contenu dans les Paroles dun croyant de Flicit de Lamennais, qui
viennent tout juste dtre publies quand clate laffaire de Bourbon.
Les procds, thmes et valeurs privilgis par Lamennais nourris-
sent lintrigue des Marrons et influent sur son criture.
Limpact de la pense et de la prose mennaisienne sur Les
Marrons nest pas perceptible demble au lecteur moderne. Elle se
prcise pour le chercheur dix-neuvimiste, la lecture du songe all-
gorique dun esclave. Enchan debout, les bras en croix, le Cpre
finit par sendormir. Son rve lui procure la vision consolante dun
monde meilleur. Le personnage principal de cette vision est un
esclave affranchi qui sest enfui dans les Hauts avec sa femme
Marie, pour fuir les perscutions dont ils taient victimes en tant que
couple mixte. Car Marie est blanche :
Alors il vit Frme apparatre sur les pics salaziens.
Mais Frme avait une grandeur surhumaine, et, au lieu dune
blessure, il en portait plusieurs droite et gauche de la poitrine.
Et ces blessures taient bantes, larges et profondes, telles que
des gouffres sous-marins, et lanaient, avec la force que la baleine
souffle leau de ses narines, des colonnes de sang, qui couraient dans
lair, comme dimmenses fuses rouges, et tombaient en rejaillissant
sur tous les points de lle.
Et les habitants effrays se sauvaient, se cachaient dans la cime
des arbres et les caves des maisons et les antres des rochers. Mais
ctait en vain, car nul ne pouvait se soustraire ce cataclysme de
sang qui tombait, qui pntrait, qui sinfiltrait partout.
Et mesure quil imprgnait, quil submergeait lle, on voyait
Frme grandir, ainsi que ses blessures et les colonnes sanguinaires
quelles lanaient Bientt tout le pays ne fut plus quun immense
lac de sang agit par une multitude dhommes qui se dbattaient la
surface
Frme avait disparu comme un arc-en-ciel21.
294 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

La prose de Houat est proche du style biblique de Lamennais.


Lemploi du et constitue un cart, relativement son usage dans
un discours ordinaire ; ici, et intervient en attaque de phrase. Il
est redupliqu en lieu et place de la virgule. Le style est emphatique
et la prose parat anime dun souffle prophtique. On reconnat l
plusieurs des caractristiques de la prophtie mennaisienne. Le
cadre de la vision rappelle trait pour trait un passage des Paroles
dun croyant. Au tourment de la conscience agite par la fivre du
malheur succde le rve, opium salutaire.
Le chapitre XXXIII des Paroles dun croyant met en scne le
tourment moral dun vieillard qui a tout perdu, y compris son fils, et
auquel un plerin impose les mains sur les yeux pour laider sen-
dormir de faon inattendue :
Et, layant fait asseoir, il posa les mains sur ses yeux et le vieil-
lard tomba dans un sommeil pesant, tnbreux, plein dhorreur, qui
saisit Abraham quand Dieu lui montra les malheurs futurs de sa
race22.

Le vieillard aperoit en rve des ttes coupes qui crient


vengeance, entrevoit les tourments des princes iniques dont les victi-
mes se manifestent en leur demandant raison des injustices passes.
Lamorce du rve est similaire au seuil de la vision du Cpre, o
senchanent tourment moral, apaisement li au sommeil et vision
prophtique :
Et, tout couvert de sueur, agit dun tremblement nerveux, il
tournait et retournait ces penses tristes dans son esprit comme pour
les adoucir ; mais plus elles se reproduisaient, plus elles sassom-
brissaient, plus il se dsolait de la position de Marie et de son enfant,
quil se voyait dans limpossibilit daller secourir. Cependant ses
ides sembrouillrent, sa tte sappesantit bientt et il se rendor-
mit 23

Lhallucination relate dans Les Marrons et les visions mennai-


siennes se veulent prmonitoires. 1844. Pris entre les feux du catho-
licisme social, de Hegel et de Marx, Houat propose une philosophie
de lHistoire qui procde encore de la loi du Talion et, dj, de la
Dialectique. Lesclave perscut couvrira la terre du sang quil a lui-
mme vers, par un juste retour des choses. Mise en garde adresse
ceux qui tardent faire advenir labolition. Le troisime temps
aprs laffrontement et le retournement de la hirarchie entre les
matres et les esclaves doit tre lextinction des diffrences et le
dpassement des contradictions.
LES MARRONS BOURBONNAIS 295

Avertissement lugubre, la prophtie est aussi message despoir.


La foi en lavenir transparat dans le songe allgorique de
Lamennais et dans la vision de Houat. Leurs rveurs sont tourmen-
ts lun et lautre par un deuil suppos : quand le vieillard des
Paroles dun croyant souffre de la disparition de son fils, le Cpre
dplore la mort prsume de son ami Frme. Dans les deux cas, les
disparus vont, comme par miracle, refaire surface. Houat file une
parabole sur le principe esprance qui, sil a t revendiqu, Ernst
Bloch en tte, par les critiques marxistes de lutopie, est aussi assi-
milable lune des vertus cardinales. Les deux aspects sont typiques
de la fusion opre par Lamennais et Houat entre religion et politi-
que une synthse propre au catholicisme social24. La ncessit de
croire en la Providence est martele par Lamennais dans plusieurs
paraboles. Il cite notamment un paysan qui prouve une vive
angoisse lide de disparatre en laissant sa famille sans secours.
En observant deux nids alentour, il apprend la confiance, tant la
nature lui est signe25. Lanecdote des oiseaux solidaires est riche
denseignements sur la providence et sur le principe fraternel qui,
sous peu, viendra complter la devise rpublicaine.
La parabole ne se cantonne pas dans des rcits insrs mais
mtalepse ! contamine le roman tout entier. La narration est un
plaidoyer pour le principe dunit cher la philosophie humanitaire,
en contraste avec la maxime politique du Diviser pour mieux
rgner . Lun des motifs de la philosophie humanitaire du temps est
le droit dassociation, revendiqu entre autres par Lamennais. Au
mme moment, la littrature engage aux cts de la rpublique
sociale projette la ralisation de cet idal dans des reprsentations
nostalgiques communaux, solidarits rustiques et ouvrires telles
que le compagnonnage. La division des quatre esclaves fuyards en
deux groupes, lun pour la montagne, lautre pour la mer, est le point
de dpart des infortunes quils vont rencontrer. leur conciliabule
succde immdiatement larrestation des candidats lvasion mari-
time. Cette division fatale est emblmatique de la question de les-
clavage dont le roman rappelle quil a t entretenu par une partie
des domins eux-mmes :
Oh ! oui, frres, les noirs sont complices. Ils flattent les matres
qui les rendent si malheureux ; ils leur obissent et les soutiennent
contre eux-mmes, au lieu de sentendre comme de bons amis, de
leur refuser de lappui, de leur ter le moyen de mal faire ; au lieu de
se runir, se lever en hommes et daller tous ensemble leur dire :
Nous avons des pieds et des mains et du sang comme vous, et nous
ne voulons plus tre fouls, ptris ! 26
296 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Unitaire, le message mennaisien ntablit quant lui aucune


distinction entre les diffrentes catgories dopprims que lon peut
alors dnombrer sur la terre. Dans Paroles dun croyant, Lamennais
tient, dun bout lautre, un discours susceptible de renvoyer aux
nations victimes du despotisme dun autre peuple (la Pologne), aux
ouvriers opprims par le capital et aux rapports Nord/Sud dont lune
des consquences est lesclavage. Dans les Paroles dun croyant, les
occurrences du mot chane et de ses drivs se multiplient. La
symbolique qui simpose est la fois suffisamment puissante et
suffisamment vague pour que se dessine une communaut de destins
et dintrts entre les esclaves au sens plein et les esclaves au sens
figur Lamennais parle desclavage moderne. La qute dunit,
lnonc dun idal de fraternit sont communs aux deux textes.
Les images, la symbolique du roman et du sermon mennaisien
sont proches. Le dluge de sang prsent chez Houat convoque les
mtores et le catastrophisme climatique familier au lecteur de
la Gense et des Paroles dun croyant27. La vision est globale,
comme dans la plupart des songes allgoriques de Lamennais, que
Lacaussade comparait prcisment laigle, rput pour son point
de vue dominant. Aprs cette apocalypse entrevue en rve, la rsur-
rection du fils (Lamennais) et celle de Frme ont une dimension
christique. Traducteur de LImitation de Jsus-Christ, Lamennais a
mis laccent sur le caractre probatoire de la destine humaine. La
gravure qui reprsente Le Cpre rvant, enchan, souligne lanalo-
gie avec le supplice du Christ et force la sympathie du lecteur. Ce
processus didentification est aux antipodes du discours pro-esclava-
giste qui, fondant sur des thses racistes la domination conomique
de lOccident, souligne avec force les diffrences supposes et
dshumanise lesclave. Les stigmates de Frme toffent encore la
reprsentation christique du marron.
Le chapitre XIV des Paroles dun croyant pose la parole du
Christ comme libratrice. Il tonne par lvocation de sept ectoplas-
mes qui dplorent en cho la victoire du fils de lhomme. Sur chacun
des sept sentiers qui forment le cadre singulier de ce parcours all-
gorique, un rocher renvoie la parole des sept fantmes :
Le Christ a vaincu : maudit soit-il ! [] La foi et la pense ont
bris les chanes des peuples ; la foi et la pense ont affranchi la
terre.

Dieu et la libert , tel pourrait tre le mot dordre de Timagne


Houat comme il est celui de Lamennais. En effet, la rsurrection
inespre, pour ne pas dire miraculeuse, de Frme, reflte dans
LES MARRONS BOURBONNAIS 297

lvasion improbable du Cpre, permet aux deux rebelles de se


placer la tte dun soulvement gnral et de sauver le Sacalave
de la hache du bourreau. Les miracles de la narration ractivent deux
pisodes bibliques fameux les rsurrections de Lazare et du Christ.
Mort et rsurrection sont les signes avant-coureurs du salut de
lhomme sur la terre et par-del. Elles participent des preuves
prparatoires la rdemption. Dun point de vue historique, la
violence apparat comme une tape ncessaire au triomphe de la
libert. Au dbut du rcit, le Sacalave en appelait la rvolte tandis
que ses complices prconisaient la fuite ou la patience, lattente de
lois meilleures. Cet appel la rvolte est, avant la lettre, concrtis
par la fiction. Le marronnage nest quun faux-fuyant. Il prlude
un choc invitable. Le parallle avec Lamennais et ses sermons viru-
lents simpose encore une fois. Les Paroles dun croyant sont sans
appel. Le lche qui trane les chanes de lesclavage est infrieur
celui qui, plein de courage, porte les fers du prisonnier . La
souffrance est partout , seulement il y a des souffrances striles
et des souffrances fcondes, des souffrances infmes et des souffran-
ces glorieuses28 .
Lapologie de la libert prside linvention dune socit
nouvelle, en accord avec les harmonies de la nature. Le futur
mennaisien est construit par des rebelles, utopistes vagabonds qui
tranchent avec les murs bourgeoises. la manire de La Fontaine
( Le loup et le chien ), Lamennais enchane allgories animalires
et anecdotes humaines. Lui qui a connu la prison pour stre exprim
sans crainte, prfre le ramier libre au chapon bien engraiss,
le martyr de la libert au pleutre. Figure par excellence de lutopie,
laventurier en rupture de ban explore des terres inconnues.
Lamennais clbre le fugitif qui, de bois en bois et de rocher en
rocher, sen va le cur plein de lesprance de se crer une patrie
[] 29 . Le parallle entre Lamennais et Houat simpose, une
dernire fois. Lanalogie est frappante entre la reverdie mennai-
sienne qui fait refleurir la terre aprs les cataclysmes et la dsola-
tion30 et le royaume utopique dont rve le Cpre enchan. Aprs
la vision sanguinaire voque plus haut, il imagine Marie allaitant
son enfant. Une goutte de son lait ensemence la terre :
Et cette goutte de lait tomba et stendit sur tout le lac de sang,
qui aussitt changea de consistance, de teinte et de forme ; il devint
un sol couvert darbres et danimaux, un pays accident, riche et
fertile, pays o il ny avait plus aucune diffrence de couleur ni de
condition parmi les habitants, o tous ils taient libres, o, loin de
chercher se faire la guerre, sesclaver, sentredtruire, ils
298 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

paraissaient au contraire heureux de se rencontrer, de se voir gaux,


de saimer, de sunir et de sentraider31.

Cette goutte de lait bnfique rappelle, selon les propres mots de


Lamennais, la goutte de sang de lAgneau mystique32, dont le
sacrifice rachte les hommes.

La goutte de lait qui tombe dans le lac et se mle au sang peut


tre identifie la couleur de lenfant mtisse ; lidal social de
Houat rejoint une problmatique propre aux colonies. Mais, dans le
dernier passage cit, un mot largit cet aspect aux ralits sociales de
la France entire. Cest le mot condition . Le marron, homo viator
bourbonnais, est plus quun type local. Pris dans la configuration
symbolique de la parole mennaisienne, il incarne la libert et devient
un exemple de courage, dabngation pour tous ceux qui prparent
1848. Les deux auteurs se rejoignent travers la dimension univer-
selle de leurs fables. Houat apporte lenseignement de Lamennais
sa touche personnelle. La femme, figure mariale, ouvre lhumanit
un avenir radieux. Mais lesprance, la foi dans le pouvoir du temps,
de la nature et de lamour ne sont pas le lot de tous les partisans de
labolition. La nouvelle de Leconte de Lisle, Sacatove, contempo-
raine des Marrons, relate une histoire tragique. Lamour non rcipro-
que entre un esclave et sa matresse conduit le fugitif la mort, quil
recherche, et quil trouve en sexposant aux balles du frre de lin-
diffrente. Quimporte, pourtant, le sens prcis que peut revtir la
destine dun tel personnage ? Lidentit du hros, esclave fugitif et
noir, le caractre sublime de ses sentiments, sont propres remettre
en cause les prjugs du lecteur.

Franoise SYLVOS
Universit de La Runion

NOTES

1. Flicit de Lamennais, Paroles dun croyant, Paris, Renduel, 1834, p. 17.


2. Jean-Pierre Tardieu, Cimarrn-Marron-Marron. Note pistmologique ,
Outre-Mers, tome 94, n 350-351, 2006, p. 237-247.
3. La symbolique ngative tait premire dans lhistoire de la langue.
Cimarron a dabord dsign les animaux domestiques retourns ltat sauvage.
4. Salazie est un cirque situ lEst et lintrieur de lle Bourbon. Ces terres
recules sont peuples par des Noirs en fuite et par les petits Blancs des Hauts qui,
pendant la deuxime moiti du XVIIIe sicle, avaient fui les pressions conomiques
LES MARRONS BOURBONNAIS 299

et fiscales exerces sur les colons par le vice-roi des Indes de La Haye et par le
gouverneur de La Hure (Jean-Pierre Couevet, Prosper Eve, Albert Jauze, Claude
Wanquet, Histoire de La Runion, Paris, Hachette, 2001, p. 32). Le Salazien est
rdig par des reprsentants des francs-croles , qui veulent lindpendance de
lle Bourbon pour chapper aux pressions de la mtropole. travers toute une srie
de mesures ayant vu le jour de 1830 1848, la mtropole met en place une rglemen-
tation qui tend limiter les drives du systme esclavagiste.
5. Ltude historique du Rvrend Pre J. Barassin intitule La rvolte des
esclaves lle Bourbon (Runion) au XVIIIe sicle (in Mouvements de population
dans lOcan Indien, Paris, Champion, 1982) fait tat en tout et pour tout de 24
descentes desclaves contre les proprits des petits Blancs des Hauts sur une
priode de trente ans. Il sagissait non pas dune guerre mais dexpditions destines
lapprovisionnement des marrons en linge et en outils. Rarement des Blancs sont
tus lors de ces pisodes et les descentes de reprsailles (incendies) sont lexception.
Les marrons ont tout perdre ces expditions cest sagaie contre fusil.
6. Jean-Franois Samlong, Le Roman du marronnage lle Bourbon : Les
marrons de Timagne Houat (1844), Bourbon pittoresque dEugne Dayot (1848),
Saint-Denis (La Runion), ditions UDIR, 1990.
7. Jean-Baptiste Duvergier, Collection complte des droits, dcrets, ordonnan -
ces, rglements et avis du Conseil dEtat, Paris, sadresser au directeur de ladminis-
tration, 1845, tome XLV, p. 457-461. Voir aussi Victor Charlier, De la question
coloniale en 1838 , Revue des deux mondes, tome XV, IVe srie, 1838, p. 491-534.
8; Nelly Schmidt, Abolitionnistes de lesclavage et rformateurs des colonies,
1820-1851, Paris, Karthala, Homme et socit , 2001, p. 268.
9. Jy joins un volume crit par un de mes amis, M. Houat, de race ngre,
comme moi. Excusez-nous cette petite vanit de race. Certains abolitionnistes nous
ont si souvent dit que ctait pour nous un honteux malheur dtre n du sang afri-
cain, que nous avons accept ce malheur comme un titre de gloire . (Soulign dans
le texte. Cyrille Bissette, cit par Nelly Schmidt, ibid., p. 449.)
10. Les marrons et des pomes, runis sous le titre Un proscrit de lle Bourbon
Paris.
11. Jy joins un volume crit par un de mes amis, M. Houat, de race ngre,
comme moi. Excusez-nous cette petite vanit de race. Certains abolitionnistes nous
ont si souvent dit que ctait pour nous un honteux malheur dtre n du sang afri-
cain, que nous avons accept ce malheur comme un titre de gloire . (Soulign dans
le texte. Cyrille Bissette, cit par Nelly Schmidt, op. cit.., p. 449). Cyrille Bissette,
n libre Saint-Pierre de Martinique en 1795, a t condamn une peine infamante
pour avoir divulgu ses ides librales. Puis il a longtemps sjourn en prison avant
dtre banni pour dix ans de son le natale.
12. Victor Schlcher, Les Colonies franaises, abolition immdiate de lescla -
vage, Paris, Pagnerre, 1842, p. 114. Maurice est alors sous domination anglaise.
13. Revue des colonies, septembre 1836, p. 118.
14. Tels sont les propos de lun des marrons assembls avec les autres et nomm
le Sacalave qui porte le nom dune tribu malgache.
15. Timagne Houat, Les Marrons, d. Raoul Lucas, Piton Sainte-Rose (La
Runion), ditions AIPDES, 1998, p. 10.
16. Ibid., p. 11.
17. La Francophonie littraire, Essai pour une thorie, Paris, LHarmattan,
1999.
300 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

18. La Ville nouvelle de Charles Duveyrier dveloppe la question de lurbanisme


esquisse dans le Livre nouveau tandis que Le Systme de la Mditerrane de Michel
Chevalier approfondit la question des voies de communication en Europe et dans le
Bassin mditerranen.
19. Le Salazien, 15 mai 1833, n 9, p. 4.
20. Par exemple George Sand, dans Le Compagnon du tour de France et dans
Le Meunier dAngibault.
21. Les Marrons, op. cit., p. 133.
22. Paroles dun croyant, op. cit., p. 98.
23. Ibid., p. 132.
24. elle seule, la dnomination de lhrone, Marie, suffit nous faire
comprendre quel bord appartient Houat.
25. La mre de lun des deux nids est enleve par un oiseau de proie et les
parents de lautre nid viennent au secours des orphelins. Le paysan reprend confiance
dans la Destine (Paroles dun croyant, op. cit., p. 53).
26. Les Marrons, op. cit., p. 18.
27. Des hommes diniquit ont jet des crocs de fer sur le peuple et en ont tir
des lambeaux . Malheur ! malheur ! le sang dborde : il entoure la terre comme une
ceinture rouge . Un march souvre, on y amne les nations la corde au cou ; on
les palpe, on les pse, on les fait courir et marcher : elles valent tant. Ce ne sont plus
le tumulte et la confusion dauparavant, cest un commerce rgulier.
Heureux les oiseaux du ciel et les animaux de la terre ! nul ne les contraint
[] (Paroles dun croyant, op. cit., p. 87-89).
28. Ibid., p. 120-121.
29. Ibid., p. 120.
30. Quand vous aurez rebti la cit de Dieu la terre refleurira, et les peuples
fleuriront, parce que vous aurez vaincu les fils de Satan qui oppriment les peuples et
dsolent la terre [] (Paroles dun croyant, op. cit., p. 106).
31. Les Marrons, op. cit.., p. 134-135.
32. Paroles dun croyant, op.cit., p. 127.
LE COMBAT POUR FAIRE CESSER LA TRAITE
ET ABOLIR LESCLAVAGE :
DE LA SOCIT DE LA MORALE CHRTIENNE (1822-1834)
LA SOCIT FRANAISE
POUR LABOLITION DE LESCLAVAGE (1834-1848)

MARIE-LAURE AURENCHE

Contrairement lAngleterre qui, pour reconnatre aux Noirs leur


statut dhommes libres, a opr par tapes (interdiction de la traite
en 1807 et abolition graduelle de lesclavage en 1833), la France a
procd par -coups. Ds 1794, et avant lAngleterre, la Convention
avait aboli la fois lesclavage et la traite ; mais dun seul trait de
plume Napolon rtablissait lun et lautre en 1802. Nouveau revire-
ment en 1815, lorsque le Congrs de Vienne, sous limpulsion de
lAngleterre, impose la France labolition de la traite. Mais la loi
promulgue par Louis XVIII en 1818 nest quun simulacre : les
ngriers continuent pratiquer la traite illgalement et en toute
impunit. Un courant abolitionniste regroupe alors des amis de
lhumanit qui entament en France un long combat il faudra
attendre trente ans et la Rvolution de 1848 pour mettre fin la
servitude des Noirs. Dans cette lutte o lon va retrouver, une fois
encore, le rle de lAngleterre, la Socit de la Morale chrtienne a
occup une place peu connue, mais essentielle.

I. LE COMIT POUR LABOLITION DE LA TRAITE (1822-1827)

En dcembre 1821, la Socit de la Morale chrtienne est cre


Paris sur le modle des socits de bienfaisance anglaises. Elle
regroupe, comme lindique lpoque lpithte chrtienne ,
des personnalits des glises protestantes, mais aussi des membres
de laristocratie franaise et de la finance internationale, qui
constituent une force politique puissante, oppose la monarchie
autoritaire1. Pour mener des actions de bienfaisance, ces amis de
lhumanit crent diffrents comits et le premier, le Comit pour
labolition de la traite, ds le 8 avril 1822. Ses membres fonda-
teurs, Auguste de Stal et Victor de Broglie, respectivement fils et
gendre de Germaine de Stal qui ont hrit tous deux de ses
302 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

convictions abolitionnistes, font en ralit du Comit lmanation


directe du cercle de Coppet2.
De grandes figures du Rveil protestant se joignent eux : le
baron de Turckheim (luthrien), le pasteur Marron, prsident du
consistoire de lglise rforme, et lhistorien Charles Coquerel.
Parmi les aristocrates clairs, on compte Andr Laffon de Ladebat
(antiesclavagiste depuis 1788), le comte Charles Philibert de
Lasteyrie (membre de la Socit pour lInstruction lmentaire) et
Charles de Rmusat (ancien attach au ministre de la Marine). Le
pasteur anglican Mark Wilks (en poste Paris) et le gnral
Macaulay (ancien gouverneur de Sierra Leone) apportent au Comit
lexprience des abolitionnistes anglais. Deux correspondants en
Hati, lie et Bonnet, servent de relais entre Paris et les Antilles.
Lglise catholique officielle , traumatise par le dcret de la
Convention (1794) et les crits de labb Grgoire3, reste lcart du
mouvement abolitionniste pendant toute la Restauration, car elle
redoute les mouvements de libration dans les colonies, sources de
troubles sanglants comme Saint-Domingue en 17924.
Le Comit pour labolition de la traite sest constitu grce au
soutien politique de ses amis libraux : le 31 juillet 1821, Benjamin
Constant a rclam devant la Chambre des dputs lapplication de
la loi de 18185 et le 28 mars 1822 le duc de Broglie a dnonc la
Chambre des Pairs la pratique illgale de la traite, exemples
lappui6. Ces deux interventions publiques ont fait grand bruit dans
les milieux politiques, mais le Journal de la Socit7 annonce
prudemment que cest la demande dun reprsentant de la Socit
religieuse des Amis, Joseph Price, quaker venu de Londres8, que le
Comit sest cr.

Les liens avec les milieux antiesclavagistes anglo-saxons

Les voyages de Germaine de Stal Londres en 1812-1813,


dAuguste de Stal et de Victor de Broglie en mai 18229, les corres-
pondances changes avec des abolitionnistes anglais et amricains,
dont le Journal cite longuement des extraits, sont la preuve de la
collaboration des socits antiesclavagistes. Aussitt constitu, le
Comit franais reoit de la Socit de la paix de Londres10, fonde
en 1816, de lInstitution Africaine11, socit missionnaire fonde en
1802 ou de la Socit pour ladoucissement et labolition graduelle
de lesclavage de Liverpool (Anti-Slavery Society) cre en 182312,
des prospectus, des tracts, des publications, des extraits de journaux
qui doivent laider dans son combat contre la traite. Une collection
LE COMBAT POUR FAIRE CESSER LA TRAITE 303

du Christian Observ e r fond en 1802 et dirig par Zachary


Macaulay est offerte au Comit13.
La littrature abolitionniste anglo-saxonne (Bnezet,
Wilberforce, Clarkson, Forster, etc.) et les brochures envoyes par
les socits philanthropiques doutre-manche constituent au dpart
la bibliothque du Comit14. Deux ouvrages sont plus particulire-
ment recommands aux lecteurs : Le cri des Africains contre les
Europens, leurs oppresseurs, ou coup dil sur le commerce homi -
cide appel traite des Noirs, par Thomas Clarkson, dont
Z. Macaulay remet la Socit une centaine dexemplaires15, et le
Discours prononc la Chambres des Communes dAngleterre
lappui de la motion pour ladoucissement et lextinction graduelle
de lesclavage dans les colonies anglaises, le 1e mai 1823, prononc
par Thomas Fowell Buxton, traduit par B. Laroche et introduit par
Ch. Coquerel16.
Mais pour les membres du Comit, les socits philanthropiques
anglo-saxonnes ne constituent pas seulement des rfrences, elles
sont des modles suivre et lon peut mme se demander si le
Journal nest pas, ses dbuts, le simple relais en France des soci-
ts anglaises. En effet, les abolitionnistes de la Socit de la Morale
chrtienne vont procder en deux temps : dabord supprimer la traite
(do le nom de leur Comit), avant de lutter plus tard pour laboli-
tion de lesclavage lui-mme. Lchec de 1794 est rest dans les
mmoires : la prcipitation stait avre catastrophique.

Pour dnoncer les abus commis par les ngriers franais, le


Comit fait dabord appel aux Rapports de lInstitution A f r i c a i n e,
tel le Seizime Rapport qui dcrit le trafic du brick nantais, le
Succs, sur la cte d A f r i q u e17. Ensuite la plupart des informations
proviennent de la Gazette royale de Sierra Leone, journal off i c i e l
de la colonie anglaise de Sierra Leone. Sous le titre Faits relatifs
la continuation illicite de la traite des Noirs , saccumulent et se
rptent des listes darrestations ou de condamnations, des rcits
de batailles navales entre les croiseurs et les ngriers avec les
mises leau de leur cargaison humaine, des tmoignages de
marins arrts, des correspondances de ngriers parlant mots
couverts des livraisons de leur bois d b n e18 . Cette collabora-
tion anglaise dont se flicite le Comit est violemment critique
par les partisans de la traite qui reprochent aux Anglais de vouloir,
sous couvert de philanthropie, ruiner le commerce de la France et
tendre leur hgmonie maritime.
304 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

LE MODLE DES PTITIONS ANGLAISES

Soucieux de sensibiliser, au del des lecteurs du Journal, lopinion


publique au scandale de la traite, le Comit emprunte encore
lAngleterre la pratique des ptitions inaugure par les abolitionnistes
du XVIIIe sicle. En 1825, la suite des faits rapports par le Journal
sur le commerce des esclaves le long de la cte occidentale dAfrique,
une premire ptition rclamant une loi plus svre pour rprimer de
si rvoltants abus, allguant linsuffisance de la loi existante , signe
des plus respectables ngociants de Paris, est dpose sur le bureau de
lune et lautre Chambres avec la coopration (morale et financire)
du Comit19. Dautres ptitions nergiques suivront en 1826,
provenant de Paris, le Havre, Cette, Montpellier, Marseille, etc. 20 ,
mais aucune ne provient de Bordeaux ou de Nantes, les principaux
bnficiaires du commerce triangulaire! Cependant, comme les chif-
fres le montrent, les ptitions franaises ne touchent quun public trs
limit (quelques centaines de signatures) sans atteindre, comme en
Angleterre, les classes populaires: La ptition de Londres portait
72.000 signatures; celle de Manchester 41.000 ; celle de Glasgow
17.000 ; celle du comt de Norfolk 38.000 ; et celles des autres lieux
dans la mme proportion.21
Mais il faut rappeler que les ptitions ont fait leurs preuves outre-
manche depuis la fin du XVIIIe sicle et que lAngleterre, entre 1815
et 1830, est en avance dun combat sur la France : elle se bat pour
labolition de lesclavage, alors que la France tente encore de mettre
fin la traite.

Laction politique du Comit

Pour stigmatiser linsuffisance de la lgislation franaise, la


Socit de la Morale chrtienne ne peut agir directement sur le
gouvernement, mais elle publie dans le Journal tous les arrts,
ordonnances et lois sur la rpression de la traite, pour en dnoncer
linsuffisance, telle la Rponse du ministre de la marine au dernier
discours de Benjamin Constant la Chambre des dputs, le 31
juillet 182222 , qui sabrite derrire la loi du 15 avril 1818 pour affir-
mer lefficacit de la surveillance maritime franaise, tout en insi-
nuant lhypocrisie des pratiques anglaises : les Anglais, qui mettent
assez dactivit poursuivre la traite, surprennent rarement ceux de
leurs navires qui se livrent ce trafic23.
Larrt de la Cour de Cassation du 16 janvier 182524, qui offre
la rpression la possibilit darrter les bateaux dans les ports
LE COMBAT POUR FAIRE CESSER LA TRAITE 305

pendant leur construction et avant lappareillage, incite M. de Stal


une dmarche particulirement spectaculaire : aller Nantes pour
y visiter les bateaux ngriers et les ateliers de fers esclaves25. son
retour, il adresse, sous forme de lettre, au prsident de la Socit de
la Morale chrtienne, un rcit circonstanci de son enqute26, bientt
publi sous le titre Faits relatifs la traite des noirs, au bureau de la
Socit, illustr dun bateau ngrier et de planches dinstruments de
torture27.
Le Comit prend en outre la dcision dorganiser lexposition
d une collection de fers destins enchaner et torturer les malheu-
reuses victimes de cet abominable trafic lors de lassemble gn-
rale de la Socit en avril 1826. De plus et cest assurment
essentiel M. de Stal a eu le bonheur dintresser cette cause
sacre lhritier du trne28, et il a obtenu du ministre de la marine des
promesses positives dune rpression efficace de la traite des noirs29 .

La loi du 25 avril 1827

Leffet mdiatique de lexposition, pratique peu courante


dans le contexte social de lpoque, nest assurment pas tranger
la loi du 25 avril 1827 qui renforce la rpression de la traite,
ardemment dsire par tous les philanthropes, par tous les vrais
chrtiens30. : le vote des deux cent vingt dputs qui prennent
conscience du caractre criminel de la traite marque une tape dci-
sive, celle dune rpression plus svre et donc plus efficace :
bannissement pour ceux qui pratiquent la traite, amende gale la
valeur du bateau et de la cargaison. Cest le coup fatal pour les ports
franais et pour Nantes en particulier31.
Dans les annes suivantes, la traite se rduit peu peu et se
concentre dsormais dans la mer des Carabes : les bateaux sont
quips dans les colonies danoises ou hollandaises et changent de
pavillon pour chapper aux arrestations32.

Les concours publics

Pour mener bien sa lutte contre linfme trafic , le Comit a


recours une pratique plus spcifiquement franaise, en usage au
XVIIIe sicle, celle des concours acadmiques portant sur des sujets
politiques ou sociaux controverss.
Dans une France ignorante ou indiffrente au sujet, lAcadmie
franaise avait lanc en 1824 un concours de posie sur
LAbolition de la Traite des noirs et rcompens le pome de
306 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Victor Chauvet33. La mme anne, le Comit pour labolition de la


traite organise un concours portant sur les moyens dassurer labo-
lition complte de la traite entre la cte dAfrique et les colonies
franaises34 . Mais, faute de mmoires satisfaisants, le baron de
Stal, anticipant dj sur la deuxime tape du combat abolition-
niste, largit en 1826 le sujet du concours labolition graduelle
de lesclavage , en prenant soin dadoucir sa formulation, puisque
lesclavage nest pas interdit par la loi35. Le rsultat de ce concours
ne sera publi quen 1829 (voir infra).

II. LE COMIT POUR LABOLITION DE LA TRAITE ET DE LESCLAVAGE


(1828-1830)

La mort du baron de Stal disparu prmaturment en novembre


1827 prive le Comit de son fondateur et animateur principal. Il
sensuit une mutation dmographique et politique dans sa composi-
tion. Constitu jusque-l de personnalits respectables des glises
protestantes, de la noblesse et de la banque, le Comit accueille alors
des jeunes gens plus radicaux, pour la plupart avocats, le plus
souvent rpublicains ou gagns par le saint-simonisme, Isambert,
Dutrne, Edmond Blanc, H. Carnot, Alphonse Mahul, Edmond
Thayer etc., qui ne se rfrent plus ncessairement aux modles
anglais36 : on constate que les noms du baron de Turckheim, de
Charles Coquerel et du pasteur Marck Wilks, hautes figures protes-
tantes, napparaissent plus parmi les membres du Comit, sans quon
sache sils se sont retirs pour raison de sant ou de divergence
dopinions. En tout cas, cette volution est symbolise par la
nouvelle appellation de Comit pour labolition de la traite et de
lesclavage . Ce changement est fondamental : on passe dsormais
directement la deuxime tape de la lutte, sans prendre les gants
que la premire gnration, dans un souci de mnager la fois le
pouvoir en place et lopinion publique, avait cru bon de mettre en
avant. Mme si le changement de gnration et de mthode
semble brutal, il faut nanmoins souligner lefficacit du travail
accompli jusque-l par le Comit pour labolition de la traite, qui
verra ses efforts couronnes par la loi de 1831. La continuit est
nanmoins assure par la remise du prix aux laurats du concours
sur labolition graduelle de lesclavage .

Le deuxime concours a produit, en effet, deux mmoires dont le


rapport est prsent par douard Thayer, le nouveau secrtaire du
Comit. Pierre Armand Dufau, sans avoir jamais vcu aux colonies,
LE COMBAT POUR FAIRE CESSER LA TRAITE 307

mais en sappuyant sur le Trait de lgislation (1826) de M. Comte


(membre de la Socit), a prsent un Mmoire de labolition
graduelle de lesclavage dans les colonies europennes et notam -
ment dans les colonies franaises : il propose laffranchissement
graduel de lesclavage : le ngre resterait dix ans engag au service
de quelque matre qui le nourrirait et lui donnerait le quart des
produits de son travail.
Auguste Billiard qui, au contraire, a longtemps habit lle
Bourbon et qui est revenu en Europe avec toute la confiance des
colons, a publi le second mmoire, Abolition de la traite et de les -
clavage dans les colonies franaises prsent aux deux Chambres :
ses yeux, seuls les colons encourags par la mtropole sont
habilits dtruire lesclavage et peuvent procder un affranchis-
sement graduel. Lauteur joint son mmoire un projet de Code noir
pour mettre en pratique ses thories. Lessentiel de ce mmoire est
donc dencourager la collaboration de la mtropole et des colonies37.
Le prix du concours est partag entre les deux mmoires qui, traitant
de questions conomiques et sociales, illustrent les orientations
nouvelles du Comit.
Le Journal offre galement des comptes-rendus douvrages dac-
tualit, publis par des abolitionnistes non plus anglais, mais
franais. Lun dentre eux mrite une mention particulire. Le
Journal navait pas dit mot des ptitions de J. E. Morenas, adresses
aux deux Chambres en 1820 et 1821 avec le soutien de Macaulay et
Clarkson, mais bloques par Portal, le ministre de la Marine. En
1829, il vante les qualits de son Prcis historique de la traite des
noirs et de lesclavage colonial38, ddi Jean-Pierre Boyer, le
prsident dHati, et orn des portraits des trois antiesclavagistes de
la Martinique, Bissette, Fabien et Volny. Le botaniste Morenas, au
retour de missions scientifiques aux Indes et au Sngal, puis dun
voyage en Hati, tmoigne des pratiques de lesclavage en Afrique et
dnonce sans ambigut les complicits que les ngriers et les colons
entretiennent dans les bureaux du ministre de la marine ou dans
dautres administrations de la mtropole. Aussi bien dans le Prcis
de Morenas que dans le commentaire anonyme qui en est fait, la
dnonciation des abus et la culpabilit des profiteurs clatent au
grand jour.
Des trois auteurs cits, seul Billiard deviendra un membre de la
Socit franaise pour labolition de lesclavage, Morenas meurt
peu aprs et Dufau se consacrera lInstitution des aveugles.
308 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Les difficults internes de la Socit

Dans les dernires annes de la Restauration, comme les


nouveaux membres du Comit militent dans plusieurs autres
comits, en privilgiant les actions de proximit au dtriment du
combat humanitaire en faveur des Noirs, le nombre des articles du
Journal consacrs la traite et lesclavage dans les tomes IX
(1828), X-XI (1829) et XII (1830) se rduit singulirement une
dizaine pour les quatre tomes. Dcouragement ou dissensions inter-
nes ? Toujours est-il que, si les comptes-rendus des assembles gn-
rales prsentent en 1827, 1828, 1829, des rapports au nom du Comit
pour labolition de la traite et de lesclavage, le rapport gnral de
lassemble gnrale du 22 avril 1830 prside par Guizot indique
que cest dans le Journal que la Socit continue luvre commen-
ce par plusieurs de ses comits, qui ont cess de se runir [] ; en
particulier faire cesser enfin compltement la traite des Noirs en
abolissant graduellement lesclavage dans nos colonies39 . On peut
en conclure que le Comit a cess ses activits vraisemblablement
avant et non pas cause de la Rvolution de 1830.

La loi du 28 mars 1831

Mais les ides ont continu avancer. Ds leur arrive au


pouvoir, deux membres de la Socit, le duc dOrlans devenu
Louis-Philippe et le comte dArgout, ministre de la Marine, font
voter le 4 mars 1831 la troisime loi abolitionniste franaise, atten-
due depuis le Congrs de Vienne, qui, draconienne celle-ci, met un
terme dfinitif la traite : les dputs rendent hommage lappui
tutlaire de la Socit de la Morale chrtienne qui avait prpar le
terrain pendant la Restauration (190 reprsentants sur 227 votent la
loi) 40.

Les initiatives provenant des colonies

Le combat ne se limite pas la mtropole. Des propositions vien-


nent dsormais des colonies : lmancipation des ngresses et le
statut des hommes de couleur libres. En dcembre 1831, linitia-
tive dune projet fouririste transmis par un membre de la Socit
habitant lle Maurice (alors colonie anglaise), un prospectus
annonce la cration, au sein de la Socit, du Comit pour le rachat
des ngresses esclaves dans les colonies franaises, form par dix
de ses membres (G. de La Rochefoucauld-Liancourt, Villenave, le
LE COMBAT POUR FAIRE CESSER LA TRAITE 309

marquis de Sainte-Croix, douard Thayer, Wilks, Lutteroth,


Gustave de Grando, Cook et Appert) 41. La Socit soumet ensuite
aux Chambres une ptition leur demandant une loi pour fixer les
conditions et le tarif de laffranchissement des ngresses42 . Dans le
Journal, sous le titre Rachat des ngresses , figure la rponse du
rapporteur de la Chambre des Pairs qui, aprs avoir prodigu de
grands loges la Socit, encourage les amis de lhumanit
faire le bien individuellement, sans bouleverser lordre social ! 43
Sur le statut des hommes de couleur, labb Grgoire avait publi
un Mmoire en faveur des gens de couleur ou sang-ml de Saint
Domingue ds 1789, et la Convention leur avait accord la pleine
citoyennet en 1792. Mais ce statut navait jamais t effectivement
reconnu dans les Antilles franaises. Aussi, ds septembre 1830, le
gouvernement tente-t-il de former une commission (dont font partie
Isambert et de Tracy) pour tablir la complte assimilation des
Libres de couleur aux colons de souche europenne pure : Bissette et
Fabien, mandataires des hommes de couleur en mtropole, partici-
pent aux travaux qui aboutiront la charte coloniale promulgue le
24 avril 1833 : que toute personne libre de couleur de plus de vingt-
cinq ans et rsidant depuis plus de deux ans sur le territoire dune
commune puisse lire et tre ligible. Cest l un nouveau succs
pour la Socit.

Lacte dabolition anglais

Cependant, comme le gouvernement de la monarchie de Juillet


ne fait toujours aucune proposition concernant labolition de les-
clavage, la Socit resserre autour son nouveau prsident, le
marquis de La Rochefoucauld-Liancourt, fils du premier prsident,
tourne nouveau ses regards vers lAngleterre. Le projet d a b o l i-
tion de lesclavage dans les colonies britanniques et le rle jou par
les associations religieuses anglaises suscitent nouveau la curio-
sit de la Socit ; le Journal cite le texte de lacte dabolition qui
prendra effet le 1e aot 1834 44 et ne manque de rapporter les rac-
tions des esclaves librs dans les colonies anglaises : pour la
plupart, refus de travailler ; pour dautres, organisation de ftes
traditionnelles ; pour les chrtiens enfin, crmonies dactions de
grce. Comme le souvenir des massacres de Saint-Domingue avant
et aprs labolition est encore prsent dans les esprits, le calme qui
rgne dans les colonies britanniques remplit despoir les abolition-
nistes de la S o c i t .
310 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Le projet dune nouvelle association abolitionniste

Une nouvelle fois lexemple des Anglais va jouer en incitant la


Socit de la Morale chrtienne crer non plus un simple comit,
mais une nouvelle socit indpendante, la Socit franaise pour
labolition de lesclavage45. Le Journal, la date du 8 dcembre
1834, prsente les orientations de la nouvelle Socit et donne les
noms de ses fondateurs : ils proviennent soit de la Socit de la
Morale chrtienne, comme le duc de Broglie, Victor de Tracy,
Alexandre de La Borde, La Rochefoucauld-Liancourt, Brenger,
Isambert, Eusbe Salverte, soit de la Chambre des dputs, comme
Hippolyte Passy, Odilon Barrot, Lamartine, Tocqueville,
Montalembert, Georges de Lafayette46. Cest une tape importante
la dernire , qui souvre dans lhistoire de la libration des
Noirs. La cration dune Socit consacre exclusivement au
problme, et non plus un simple comit au sein dune socit philan-
thropique qui en abritait plusieurs autres, soucieux de faire le bien
dans la mtropole, souligne le travail effectu depuis 1822 par le
Comit, sans qui la nouvelle Socit naurait pas vu le jour. La
Socit franaise pour labolition de lesclavage se dote dun organe
indpendant qui, au dpart, porte son nom, avant de paratre en 1844
sous le titre plus percutant de LAbolitionniste franais47.

III. LA SOCIT FRANAISE POUR LABOLITION DE LESCLAVAGE


(1834-1848)

Le terrain daction se situe alors la Chambre des dputs, majo-


ritairement conservatrice, o le ministre de la Marine et les dlgus
coloniaux dfendent les intrts des planteurs, sous lil embarrass
des chefs de gouvernement successifs, ex- libraux de la
Restauration : en 1835, le duc de Broglie, ancien membre du Comit,
adopte une attitude trs rserve ; de 1840 1848, Guizot, ancien
membre de la Socit de la Morale chrtienne, sert les intrts du
roi48. Le pouvoir a ses raisons
Les membres de la Socit, adoptant le principe tabli par le Bill
anglais de 1833, sont partisans de lmancipation progressive des
esclaves. Au noyau fondateur se joignent bientt des hommes
dglise tels Lacordaire, des hommes dtat tels Montalembert
Lamartine ou Tocqueville, qui participeront au mouvement aboli-
tionniste par leurs crits ou leurs discours devant les Chambres.
Enfin et surtout aprs 1840, des rpublicains radicaux prendront le
relais, tels Ledru-Rollin ou Victor Schlcher, pour convaincre les
LE COMBAT POUR FAIRE CESSER LA TRAITE 311

esprits de passer de lmancipation progressive lmancipation


immdiate.

Les interventions la Chambre en 1835

Lorsque la Socit porte le dbat devant la Chambre des dputs


au printemps 183549, Isambert, Lamartine et La Rochefoucauld-
Liancourt tiennent des propos lucides et courageux. Isambert
rclame pour les esclaves la libert, assortie dune priode dap-
prentissage et prconise la moralisation, lducation et la prpa-
ration la libert50 pour rassurer les conservateurs. Les formules
lapidaires de Lamartine chantent la libert : aucune loi ne peut
donner lhomme la proprit de lhomme , lgalit des races et
des hommes devant Dieu , enfin au nom de la fraternit, Lamartine
fait appel la conscience du lgislateur, qui pourrait reconnatre un
jour : jai eu dans la main la libert, la dignit, lamlioration de la
rdemption dune race tout entire de mes frres, et ma main est
reste ferme51 . Les dputs approuvent ces discours, mais aucun
projet de loi nest alors prsent au gouvernement pourtant prsid
par le duc de Broglie ; le ministre de la Marine Duperr et les
Dlgus coloniaux ne manquent pas den tirer parti.

Le projet de loi de 1838

Cest alors au sein de la Socit, que Passy et Tracy prparent un


projet de loi avec lappui dune dizaine de conseils gnraux favora-
bles labolition. Le 15 fvrier 1838, la Chambre des dputs entend
encore une intervention longue et chaleureuse de Lamartine qui
traite successivement de lindemnisation des colons, de lducation
et linstruction des esclaves et mme de la guerre des sucres
(indigne et colonial) et conclut en rclamant un projet dfinitif
dabolition . Les opposants parlent de prcipitation, Odilon Barrot,
Isambert et Guizot soutiennent la proposition et Guizot de conclure :
Ne vous y trompez pas, il faut quon parle de lmancipation,
quon ltudie, non pour que nous touchions au but demain, mais
pour que nous y arrivions un jour52 . Mais le gouvernement (Mol)
tombe peu aprs et le texte de loi nest pas vot. Le 23 juillet 1839,
la proposition de loi est nouveau prsente par le comte de
Tocqueville : lmancipation devient une ncessit politique ; ltat
doit devenir le tuteur des Ngres53 ; il est prvu que la loi sera
vote lors de la session de 1841.
312 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

La Commission de Broglie

Institue sur dcision royale , la Commission de Broglie se


runit 45 fois entre 1840 et 1842 (dlibrations, enqutes, atermoie-
ments de ces philanthropes ptris de bons sentiments, mais peu effica-
ces) et parvient tablir un mmoire qui reprend le projet de loi de
Passy de 1837, le rapport de Tocqueville de 1839 et propose un projet
inspir du modle anglais. Les objectifs de la Socit franaise pour
labolition de lesclavage semblent se confondre alors avec les
souhaits du gouvernement. Mais larrive de Guizot au gouvernement
en 1842 bloque nouveau le processus jusquen 1848 !

Le recours aux ptitions

La Socit tente alors de nouveaux moyens daction qui sortent


du cadre parlementaire. partir de 1844, son journal tient un
discours plus militant : Dix ans dattente sont dj longs54 , affir-
mant quil ny a plus lieu de mnager les colons, ni de cacher les
atrocits commises sur les esclaves.
Pour toucher lopinion publique, la S o c i t recourt nouveau aux
ptitions: en Angleterre avant le vote de labolition en 1833, 5 000
ptitions avaient regroup un million et demi de signatures. Le 23
janvier 1844, la ptition lance avec laccord de la Socit55 par les
journaux des ouvriers de Paris, lUnion et lA t e l i e r, pour rclamer
labolition immdiate, recueille 1 505 signatures des ouvriers du
livre. Dpose la Chambre par Isambert le 19 fvrier 1844, elle est
reproduite dans plusieurs journaux ; et dix autres ptitions, dposes
par des dputs parisiens et provinciaux sont signes par Eugne Sue,
Emmanuel Arago, Louis Blanc, Victor Schlcher, Flix Pyat,
Flocon, Cabet ou des dputs provinciaux : sur la 10e, figurent les
paraphes de Michelet et dEdgar Quinet; sur la 11e, dpose par
Ledru-Rollin, dput de la Sarthe, 1 705 ouvriers lyonnais apposent
leur nom. Ainsi prs de 10 000 signataires de toutes classes sociales
rclament labolition immdiate de lesclavage. Malgr leur nombre
et la clbrit de leurs signatures, il faut encore une fois souligner la
diffrence dchelle avec lAngleterre. Dans cette dernire ptition, il
est clairement affirm que le proltariat ouvrier dEurope est uni
au proltariat servile des Antilles; mais louvrier franais recon-
nat quil est un travailleur libre, qui peut senrichir et grimper dans la
hirarchie sociale ; cest un citoyen qui bnficie des bienfaits de la
socit civilise et librale ; lesclave, lui, est trait comme une bte de
somme, sans aucun espoir dchapper son sort.
LE COMBAT POUR FAIRE CESSER LA TRAITE 313

la Chambre, le 4 mai 1844, Agnor de Gasparin est trs clair :


si lmancipation ne se fait pas par des lois, elle se fera dans la
violence par des rvoltes desclaves ou par la guerre avec
lAngleterre ; et il menace : Chaque anne, chaque mois que vous
perdez transforme un partisan de lmancipation progressive en un
partisan de lmancipation immdiate56. Aprs lui, Ledru-Rollin
est encore plus violent : son discours radical rompt avec le ton habi-
tuel des membres de la Socit et illustre la position des rpublicains
fondateurs (H. Carnot, A. de Lamartine, G. Lafayette) ou venus peu
peu grossir les rangs de la Socit. La journe du 4 mai qui a un
grand retentissement dans la presse peut laisser croire que la victoire
est proche57.

Les lois Mackau

Mais la contre-offensive des conservateurs ne se fait pas atten-


dre : le projet de loi de Mackau (ministre de la Marine et des colo-
nies, qui a t gouverneur aux Antilles) dpos le 14 mai 1845, est
un chef duvre dhypocrisie : tout en proposant une amlioration
des conditions de travail pour les esclaves, Mackau et son adjoint
sont en ralit favorables la cause des propritaires desclaves,
dont ils partagent lhostilit ou les prjugs contre toute pense
dmancipation . Malgr leur scepticisme et faute de mieux, les
dputs abolitionnistes votent cette loi Mackau en 1845, sachant que
le gouvernement prsid par Guizot, dfenseur nagure de laboli-
tion, lajournera indfiniment.

La multiplication des ptitions

En 1847, des divisions dopinion apparaissent parmi les


membres de la Socit : aux sances de la Chambre des dputs des
24-25 avril 1847, Ledru-Rollin qui dnonce, preuves lappui, les
atrocits commises par les planteurs, suscite lindignation gnrale
et recueille lapprobation des dputs ; mais, aprs lui Paul de
Gasparin se montre moins radical et offre encore une fois une chance
aux lois Mackau !
Les ptitions se multiplient hors de la Socit. La Ptition des
dames de Paris expose longuement le sort dune Noire exploite
par ses matres, de sa jeunesse sa mort.
Dans une autre ptition diffuse dans plusieurs journaux natio-
naux, Bissette et le pasteur toulousain de Felice annoncent la fonda-
tion dune nouvelle socit et la publication d u n e Revue
314 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

abolitionniste. Lopration est dirige contre Victor Schlcher,


dsormais bien en place la Socit franaise pour labolition de
lesclavage58. Une troisime ptition, prnomme la dmarche des
diles de France, lance le 17 aot, rassemble 3 000 signatures
(membres de lInstitut, universitaires, hommes de lettres, artistes,
gardes nationaux, lecteurs, membres des glises catholique et
rforme) : elle rclame, au nom de lhonneur, de la religion et de
lhumanit, mais aussi pour la conservation de nos colonies, laboli-
tion immdiate et totale de lesclavage ; cest demander labrogation
des lois Mackau : ce que refuse encore la Chambre des Pairs.
Victor Schlcher, enfin, est lauteur de la ptition du 30 aot
1847 en faveur de labolition immdiate. Adresse aux deux
Chambres, elle rassemble cette fois-ci 16 000 signatures, venues de
toute la France et de toutes les couches de la socit. Dautres pti-
tions sont annonces pour lanne suivante ; les mouvements popu-
laires qui annoncent 1848 se multiplient en Europe ; il ne sera plus
possible de revenir en arrire. Le coup de grce, si lon ose dire, est
donn par la Rvolution de 1848, qui retrouve llan de la
Convention en 1794.

Le dcret du 4 mars 1848

Librer les Noirs de la servitude est, en effet, lune des premi-


res dcisions du Gouvernement provisoire : il proclame oralement
labolition de lesclavage ds le 25 fvrier lHtel de Ville ; ds le
3 mars, Victor Schlcher persuade Franois Arago de lurgence de
la mesure prendre pour viter les risques dinsurrection dans les
colonies et, ds le 4 mars, le dcret de labolition immdiate et
totale de lesclavage est sign par le Gouvernement provisoire. Dans
lurgence, une Commission nomme pour prparer les dcrets dfi-
nitifs du 27 avril 1848 fait appel des membres de la Socit fran -
aise pour labolition de lesclavage (Montrol, Gtine, Isambert et
mme Tocqueville) et reprend les travaux de la Commission de
Broglie : il faut aller vite car la nouvelle assemble lgislative lue
pourrait comme la Chambre des dputs de la monarchie de
Juillet retarder encore labolition de lesclavage dans les colonies
franaises des Carabes.

Dans le combat men sous la Restauration pour faire disparatre


linfme trafic, les philanthropes regroups en 1822 la Socit de
la Morale chrtienne, politiquement placs dans lopposition lib-
rale, mais forts de lappui de leurs amis anglo-saxons, ont fait uvre
LE COMBAT POUR FAIRE CESSER LA TRAITE 315

humanitaire, en aval dune lgislation existante, mais insuffisante.


Ils ont atteint leur but avec la loi de 1831.
Au contraire, sous la monarchie de Juillet, la lutte sest place en
amont sur le terrain politique, pour parvenir la loi que le Parlement
anglais a vote en 1834. Mais le combat na pas t gagn malgr
une intense activit parlementaire et des ptitions de plus en plus
nombreuses, envoyes dans la France entire, cause de la peur, des
rticences, voire de lhostilit du gouvernement et des dlgus
coloniaux. Cependant le fruit tait mr et la Deuxime Rpublique
la aussitt cueilli.

Marie-Laure AURENCHE
Universit Lyon 2, UMR LIRE

NOTES

1. Voir Catherine Duprat, La philanthropie parisienne des Lumires la monar -


chie de Juillet, Paris, ditions du CTHS, 1993.
2. Voir mon introduction la publication des articles du Journal de la Socit de
la Morale chrtienne, Paris, LHarmattan, 2010.
3. Cest en 1822 que parat louvrage de labb Grgoire, Des peines infmantes
infliger aux ngriers, Paris, Baudouin frres, 1822.
4. Voir Alphonse Quenum, Les glises chrtiennes et la traite atlantique du XVe
au XIXe sicle, Paris, Karthala, 2008.
5. Discours politiques, Genve, Slatkine Reprints, 1999, p. 548-560.
6. Chambre des Pairs. Impressions diverses. Session de 1821. T. IV, n 91.
7. Le Journal de la Socit de la Morale Chrtienne a paru ds le dbut de
lanne 1822, raison de 6 numros par an, dune soixantaine de pages. Il sera cit
dans les notes sous le sigle : JMC.
8. JMC, t. I, n 2, p. 66. Les quakers amricains, qui ont aboli lesclavage depuis
la fin du XVIIIe sicle, tentent de gagner les Europens leurs vues.
9. Victor de Pange Le sjour de Victor de Broglie et dAuguste de Stal
Londres en mai 1822 , Cahiers staliens, n 17-18, 1974.
10. JMC, t. II, n 9, p. 233.
11. JMC, t. I, n 3, p.136-139.
12. JMC, t. II, n 10, p. 233.
13. JMC, t. II, n 8, p. 114.
14. JMC, t. III, n 16, p. 224-227.
15. JMC, t. I, n 2, p. 66.
16. JMC, t. III, n 15, p. 165-174.
17. JMC, t. I, n 5, p. 296-303.
18. JMC, t. III, n 13, p. 31-45, etc.
19. JMC, t. V, n 27, p. 169.
20. JMC, t. VII, n 37, p. 42-59 et n 38, p. 114-117.
21; JMC, t. VIII, n 43, p. 32. On verra infra que la pratique des ptitions sera
316 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

reprise sous la monarchie de Juillet.


22. JMC, t. I, n 5, p. 293-296.
23. la suite mme du texte de ce discours, le Journal insre des brves
provenant du Journal du Commerce et du Moniteur, dates de lt 1822, pour
dmentir les affirmations du ministre.
24. JMC, t. VI, n 35, p. 286.
25. JMC, t. VI, n 34, p. 209-215.
26. JMC, t. VI, n 33, p. 185-192.
27. JMC, t. VII, n 38, p. 125.
28. Cependant, comme la collection prsente Louis Antoine de France, fils de
Charles X, na pas t restitue (simple oubli ou volont de cacher la ralit ?),
Auguste de Stal a d en faire venir une autre de Nantes
29. Revue encyclopdique, avril 1826, p. 257.
30. JMC, t. VIII, n 46, p. 258-260.
31. Voir Serge Daget, Rpertoire des expditions ngrires franaises la traite
illgale (1814-1850), Comit nantais dtudes en sciences humaines, Nantes, 1988,
p. 455-457.
32. JMC, t. IX, n 53, p. 260-271.
33. JMC, t. III, n 14, p. 77-89.
34. JMC, t. V, n 27, p. 169-179 ; t. VII, n 37, p. 42-59.
35. JMC, t. VII, n 41, p. 267-271.
36. JMC, t. VIII, n 45, p. 200.
37. JMC, t. XI, n 71, p. 153-170.
38. JMC, t. IX, n 52, p. 246-250.
39. JMC, 2e s., t. I, n 1, p. 9.
40. Voir Serge Daget, LAbolition de la traite des Noirs en France de 1814
1831, Paris, Mouton et Co, 1971, p. 53-57.
41. JMC, 2e s., t. I, n1, p. 3-8 et n3, p. 12-20.
42. Socit de la morale chrtienne. Comit pour le rachat des ngresses escla -
ves dans les colonies franaises, Impr. de Seligue, 1832.
43. JMC, 2e s., t. I, n 4, p. 13-18.
44. JMC, 2e s., t. IV, n 5, p. 262-265.
45. Le Journal annonce deux reprises la cration de la nouvelle socit : JMC,
2e s., t. VI, n 1, p. 49 et n 2, p. 115.
46. JMC, 2e s., t. VI, n 6, p. 294-298.
47 Cependant, la Socit de la Morale chrtienne continuera soutenir le combat
abolitionniste : en 1838, organisation dun concours littraire auquel participera
Victor Schlcher favorable une libration immdiate sans priode transitoire ;
publication dans le Journal des interventions parlementaires les plus marquantes ; en
avril 1847, campagne de ptitions qui recueilleront 11 000 signatures (dont celles de
trois vques, dix-neuf vicaires gnraux, plus de huit cent cinquante prtres, prs de
quatre-vingt-dix prsidents de consistoire ou pasteurs, six mille ngociants).
48. Voir La Socit franaise pour labolition de lesclavage , Revue des Deux
Mondes, 1837, p. 418-424.
49. Voir Patricia Motylewski, La Socit franaise pour labolition de lesclavage
(1834-1850), Paris, LHarmattan, 1998, p. 52.
50. Archives de lAssemble nationale, dbats des 22 et 23 avril 1835, p. 51-52.
51. Ibid.
52. Socit franaise pour labolition de lesclavage, n 7, p. 25.
LE COMBAT POUR FAIRE CESSER LA TRAITE 317

53. Ibid., n 14, p. 27.


54. LAbolitionniste franais, 1844, t. 1, p. 9.
55. Voir Patricia Motylevski, La Socit franaise pour labolition de lesclavage,
op. cit., p. 78-79.
56. LAbolitionniste franais, mai-juin 1844, t. 1, p. 133.
57. Cest cette date que parat larticle dH. Carnot Esclavage , dans
lEncyclopdie nouvelle.
58. Sur Victor Schlcher, voir Nelly Schmidt, Victor Schoelcher et labolition de
lesclavage, Paris, Fayard, 1994 et Labolition de lesclavage..., Paris, Fayard, 2005,
p. 184-186.
WHO AINT A SLAVE ? :
ESCLAVAGE ET RHTORIQUE DE LMANCIPATION
DANS LA LITTRATURE
DE LA RENAISSANCE AMRICAINE

FRANOIS SPECQ

La question de lesclavage dans la littrature des tats-Unis


davant la guerre de Scession (1861-1865) une priode quon
appelle encore souvent, la suite de F. O. Matthiessen, la
Renaissance amricaine est si vaste et complexe quon ne
saurait en dresser un panorama exhaustif en quelques pages. Il
sagira ici de la recentrer sur un point spcifique, en soulignant le
double paradoxe prsent par lesclavage dans lAmrique davant
la guerre de Scession.
Le premier est celui dune nation qui se voulait gouverne par les
principes les plus hauts, tels quexprims dans la dclaration
dIndpendance de 1776, et qui pourtant se livrait des actes coupa-
bles et injustifiables: le gnocide et la dportation des Indiens; les-
clavage des Noirs ; la guerre imprialiste contre le Mexique
(1846-1848), elle-mme largement une consquence du problme de
lesclavage. Cest lesclavage des Noirs, ce que Melville considrait
comme le crime le plus ignoble de lhomme1 , qui agitait au
premier chef tant la vie politique de la nation que la conscience des
crivains blancs ou noirs. Le second paradoxe est que lesclavage,
dans ces annes, est omniprsent, obsdant, et en mme temps invisi-
ble. Omniprsent, parce que les tensions politiques cres par l e s c l a-
vage entre 1820 et 1860 furent normes et allrent croissant jusqu la
guerre de Scession on ne soulignera jamais assez que ce qui tait
un problme colonial en Angleterre ou en France tait un problme
national aux tats-Unis2. Et invisible, trs largement, parce que les-
clavage fut aboli dans les tats du Nord entre les lendemains de la
Rvolution amricaine (dans les annes 1780) et les annes 1820 au
plus tard: lesclavage y tait donc peru comme quelque chose de
lointain, qui touchait les seuls tats du Sud. Cest cette invisibilit qui,
me semble-t-il, est au cur du rapport entre littrature et esclavage
dans la Renaissance amricaine. Cette invisibilit est aussi une crise
de la reprsentation, thme qui parcourt la littrature de cette poque,
hante par lide dun foss entre les mots et les choses. Le philoso-
WHO AINT A SLAVE ? 319

phe et crivain transcendantaliste Ralph Waldo Emerson dclarait


ainsi en 1856 que le langage a perdu tout son sens dans le flot
gnral de paroles hypocrites. Le Gouvernement reprsentatif donne
en ralit une reprsentation dforme de la nation (Emersons
Antislavery Writings, p. 113), soulignant ainsi en une mme phrase
que le corps politique nest pas reprsentatif parce que la ralit (de
lesclavage, de la nation) nest pas correctement reprsente.
Il sagira donc, pour de nombreux auteurs et penseurs de cette
poque, de travailler rendre visible lesclavage, den donner une
reprsentation directe ou indirecte, ou de permettre chacun de se
reprsenter sa signification collective, afin deffacer cette tache
apparemment indlibile dans lhistoire nationale son pch origi-
nel et, simultanment, de redfinir la reprsentation politique de
la nation, cest--dire la reprsentation que celle-ci avait delle-
mme. Do, dune part, les innombrables rcits desclaves, destins
mettre lesclavage sous les yeux de tous de manire extrmement
vocatrice, le rendre presque palpable : de ce vaste corpus remis
lhonneur au cours des trois dernires dcennies3, Frederick
Douglass (1818-1895) fut lexemple le plus clbre, travers son
autobiographie de 1845, Narrative of the life of Frederick Douglass,
an American slave, written by himself [La vie de Frederick
Douglass, esclave amricain, crite par lui-mme], qui fut suivie de
deux autres en 1855 et 1881. Et, dautre part, les crits visant
montrer en quoi cette ralit apparemment lointaine est en fait si
proche, au cur mme de lexistence des populations du Nord : figu-
rent notamment dans cette catgorie les crits abolitionnistes de
lcrivain transcendantaliste Henry David Thoreau (1817-1862),
rest clbre pour son essai sur la dsobissance civile ( Resistance
to Civil Government , 1849), mais galement auteur dun essai inti-
tul Lesclavage dans le Massachusetts (1854).
De ce fait, on peut avoir limpression quil y a un foss, ou tout au
moins une tension, entre les dtenteurs dune parole lgitime sur l e s-
clavage (les anciens esclaves et esclaves fugitifs), lgitime car gage
sur lexprience directe, et les auteurs attachs rendre visible le
problme de lesclavage sous des formes semi-directes la manire de
Thoreau, ou obliques la manire du Melville de Benito Cereno
(1855), sans pouvoir se prvaloir dune exprience propre. Cette
dernire approche tend dissoudre lesclavage au sens strict dans la
catgorie plus large de lasservissement : fondamentalement, larg u-
ment tait que, si lesclavage se maintenait dans le Sud, cest parce
quil tait invisible dans le Nord, et que, sil tait invisible dans le
Nord, cest parce que les populations y taient victimes de diverses
320 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

formes dasservissement quil convenait de mettre nu. Cest ce


rapport entre esclavage et rhtorique de lmancipation que je
voudrais interroger, car il a rgulirement servi condamner ou criti-
quer les auteurs de la Renaissance amricaine. Je le ferai essentielle-
ment travers les figures de Thoreau et de Melville.

ESCLAVAGE ET ASSERVISSEMENT CHEZ THOREAU

Le sens qua Thoreau de lubiquit du problme de lesclavage


linstar de lIshmal de Melville, narrateur de Moby-Dick (1851),
qui se demande Qui nest pas un esclave ? (Moby-Dick, p. 25)
sinscrit dans une proccupation plus large pour toutes les formes
dasservissement, qui le distingue assez nettement dun ancien
esclave comme Douglass. Cest le sens de sa remarque provocatrice
au dbut de Walden (1854), o il affirme quil y a plus crucial que
lesclavage dans le Sud, savoir lesclavage dans le Nord :
Je mtonne parfois quon puisse tre assez frivole, si je puis
dire, pour se proccuper de cette forme grossire mais quelque peu
trangre de servitude quon appelle lesclavage des Ngres : il y a
tant de matres cruels et subtils qui asservissent aussi bien au Nord
quau Sud. Cest dur davoir un surveillant dans le Sud ; cest pire
den avoir un dans le Nord ; mais le pire de tout, cest quand vous
vous asservissez vous-mme. (p. 7 ; ma traduction [F. S.])

Il se situait l dans une perspective comparable celle


dEmerson, qui crivait dans son Journal, en date du 1er aot 1852 :
Je me suis rveill dans la nuit, et me suis lament sur moi-
mme, parce que je ne mtais pas engag dans cette dplorable
question de lesclavage, qui semble navoir besoin de rien tant que
quelques voix rsolues. Mais ensuite, dans les heures de raison, je
me reprends, et je me dis que Dieu doit bien gouverner le monde
quil a cr, et connat le moyen de sortir de cet abme, sans que jaie
dserter mon poste, qui na personne dautre que moi pour le tenir.
Jai bien dautres esclaves librer que ces ngres, pour sr, des
esprits enchans, des penses enchanes au fin fond du cerveau
humain retires au paradis de linvention, et qui, malgr leur
importance pour la Rpublique des hommes, nont dautre gardien,
champion ou dfenseur que moi.
De telles remarques, prises isolment, ont valu Thoreau et
Emerson, de la part de certains critiques, suite Stanley Elkins4,
laccusation dirresponsabilit morale et politique. Mais cest l,
WHO AINT A SLAVE ? 321

dune part, oublier que Thoreau et Emerson ont aussi prononc des
discours abolitionnistes Thoreau, notamment, en a prononc un
fameux aux cts du clbre militant William Lloyd Garrison5,
publi ensuite sous le titre Lesclavage dans le Massachusetts , le
4 juillet 1854, cinq semaines avant la publication de Walden , et,
dautre part, se tromper sur le sens de ces remarques elles-mmes.
Avant dexaminer ce point, il convient dcarter lobjection qui
voudrait que des auteurs comme Thoreau ou Emerson aient considr
lesclavage comme un problme moral abstrait, faisant peu de place
sa ralit concrte, parce que leur proccupation aurait t davantage
leur puret personnelle que le bien social. Ce serait mconnatre ce fait
fondamental que ni Thoreau, ni Emerson (ni Melville) navaient de
connaissance directe de lesclavage, dune part, et, par ailleurs, les
conditions de dlivrance ou de publication de leurs discours et crits.
Lorsquils choisissaient de sexprimer en public, les Transcendantalistes
apparaissaient sur les mmes estrades abolitionnistes (et publiaient dans
les mmes journaux) que danciens esclaves, auxquels revenait lgiti-
mement le soin de donner un tmoignage de premire main sur lescla-
vage6. Dans son discours du 4 juillet 1854 Thoreau tmoigne dailleurs
de sa parfaite conscience de la situation de sa parole, lorsquil recourt
lironie, en lieu et place de la description directe, pour fracturer le mur
dinvisibilit dont chacun semble prisonnier:
On a dit et crit beaucoup de choses sur lesclavage en Amrique,
mais je crois que nous navons toujours pas vraiment pris conscience
de ce quest rellement lesclavage. Si je me mettais en tte de propo-
ser le plus srieusement du monde au Congrs de transformer l h u m a-
nit en saucisses, je ne doute pas que la plupart de ses membres
rpondraient ma proposition par un sourire, et sils sen trouvaient
pour me prendre au srieux, ils simagineraient que cest l une ide
bien pire que tout ce que le Congrs a jamais pu faire. Mais si lun
deux savisait de me dire que transformer un homme en saucisse
serait bien pire ou mme tant soit peu que den faire un esclave
ou davoir appliqu la loi sur les esclaves fugitifs, je ne manquerais
pas de laccuser dimbcillit, de btise, et de faire des distinctions
oiseuses. Ces deux propositions sont aussi senses lune que l a u t r e .

Il ntait pas question pour ces crivains de dcrire lesclavage


dont ils navaient pas une connaissance directe et quils nauraient
pu questhtiser. Ils taient assurment anims du dsir de ne pas
romancer lesclavage et lhistoire du pays, mais dagir avec les
moyens qui taient les leurs.
Dans lessai Lesclavage dans le Massachusetts , le dsir de
crer les conditions dune visibilit de lesclavage passe notamment
322 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

par le titre lui-mme. Limage de lesclavage dans le


Massachusetts , applique un tat ayant aboli lesclavage ds
1783, au lendemain de lIndpendance, souligne lide fort garri-
sonienne que les citoyens du Massachusetts sont devenus esclaves
dun systme politique qui nie leur existence dindividus dous de
conscience morale7. Aux yeux de Thoreau, le Massachusetts et, par
extension, les tats-Unis ont sombr dans une dvotion hobbesienne
au matrialisme mcaniste, lutilitarisme moral et au despotisme,
et il convient de sopposer cette drive par un appel au droit de
rsistance lockien, selon lequel le pacte ou contrat social nannihile
pas les droits naturels des individus8.
Lorsque Thoreau pronona ce discours, le problme le plus imm-
diatement crucial, lui semblait-il, tait de sauver lindividu, la possibi-
lit dune existence doue de sens, qui tait alors menace par
lapplication de la loi sur les esclaves fugitifs (laquelle exigeait que les
habitants du Nord prtent leur concours la reprise des fugitifs). Aux
yeux des abolitionnistes, ce ntaient pas seulement les esclaves noirs,
mais aussi les libres habitants du Nord qui se voyaient dsormais
privs de la possibilit de vivre en individus dous de sens moral
volution qui rpandait ainsi un systme doppression travers tout le
pays et dpersonnalisait la socit amricaine, accroissant la menace
dune alination gnralise. Le respect aveugle de la loi civile fait de
lhomme un bouffon prt donner son assentiment toutes les masca-
rades de procs et les parodies de vie dmocratique. LAmrique, aux
yeux de Thoreau, menace de se transformer en capharnam pandmo-
niaque, et seul un sursaut de chaque individu peut apporter le salut. La
tche qui revient lcrivain et au penseur est, ses yeux, de produire
les conditions dune prise de conscience libratrice.
La rfrence apparemment scandaleuse lesclavage au dbut de
Walden paru seulement quelques semaines aprs Lesclavage
dans le Massachusetts souligne que ce livre entendait aussi tre
un slave narrative (rcit desclave), et peut-tre le slave narrative
par excellence : clbrant le progrs de lindividu depuis les tnbres
mentales et spirituelles de multiples assujettissements jusqu la
lumire des retrouvailles avec la libert dune existence propre, cet
ouvrage, linstar des rcits desclaves, tait une ode la libration
personnelle par un pote self-made man (comme le Douglass du
Narrative, publi au moment mme o Thoreau partit sinstaller au
bord du lac de Walden en 1845). travers la comparaison entre les-
clavage des Noirs et la servitude des citoyens, Thoreau exprimait
une conception plus large de la libert, la manire de Rousseau
dclarant que lhomme est n libre et partout il est dans les fers
WHO AINT A SLAVE ? 323

(p. 46). Pour lui, assurment, laspiration lgitime de lesclave une


libration, tant mentale que physique, une fois satisfaite, ne pouvait
que se heurter dautres formes de servitude, dont il importait gale-
ment de se librer. Quoique de nature essentiellement politique,
lexercice de la libert a une dimension plus largement anthropolo-
gique, en ce quil est une lutte contre toutes les formes dalination.
Il sagissait de lutter contre la contingence en restaurant une trans-
cendance cest--dire non pas fuir dans la transcendance, mais
construire les conditions dune rnovation du contingent par un
influx de transcendance. Lambition des Transcendantalistes tait
toujours de raliser les principes dans lHistoire9.
Ainsi, la dissolution de lesclavage dans lasservissement gnra-
lis nest pas une manire den ignorer la ralit, mais au contraire de
la rapprocher : de ralit lointaine, lesclavage devient une ralit enra-
cine au cur de lexistence de chacun, mettant en relief sa responsa-
bilit personnelle autant que collective. Lorsque Thoreau ou Emerson
sexpriment, ne loublions pas, ils parlent depuis le lieu mme de nais-
sance de la nation amricaine, ils en assument lhritage, en cherchant
lui redonner une vitalit. Rappeler lAmrique sa promesse de
libert, en un geste typique de la tradition de la jrmiade, lie indisso-
lublement mancipation des Noirs et rgnration de la nation.

Dire, comme Emerson et Thoreau, quil y a bien dautres escla-


ves librer , ce nest donc pas chercher masquer ou oublier les-
clavage, mais remonter la question originelle, celle du sens de la
libert telle quentendue par la Rvolution amricaine : cest satta-
quer la racine du mal. En effet, lesclavage nest pas seulement un
problme moral dans les tats-Unis davant la guerre de Scession,
cest aussi un problme institutionnel, et il apparaissait donc impor-
tant que chacun sinterroge sur son rapport aux institutions politi-
ques et ce quil implique. En ce sens il faut voir les efforts des
abolitionnistes blancs comme complmentaires de ceux des aboli-
tionnistes noirs : une poque o paraissent quantit de rcits des-
claves, il parat vident que ce ntait pas aux Thoreau et Emerson
de se situer sur le mme terrain, et il serait injuste den dduire quils
taient indiffrents lesclavage.

MELVILLE ET LOBLIQUE

Pour Melville, limage de son Ishmal dclarant Qui nest pas


un esclave ? , lesclavage tait aussi la fois gnralis et invisible,
mais en des termes plus ambigus, plus obstinment sombres aussi,
324 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

que chez Thoreau, ainsi quon le voit dans ses deux grands textes
abordant cette question, Benito Cereno et lesquisse consacre
Oberlus dans Les les enchantes ( The Encantadas ), tous
deux parus dans le volume des Contes de la Vranda (The Piazza
Tales) en 1855. A la diffrence des crits abolitionnistes, il ne sagis-
sait pas de littrature militante mais dune approche oblique de les-
clavage. Benito Cereno est une vertigineuse mtaphore de
linvisibilit de lesclavage et des multiples formes dasservissement
(dont le classique aveuglement d aux prjugs). On ne prtendra
pas dissquer ici lextrme complexit de ce rcit texte suffisam-
ment ambigu au demeurant pour avoir engendr des lectures assez
diffrentes10.

Benito Cereno relate lhistoire dune rvolte desclaves au


large des ctes du Chili, offrant une exploration droutante de la
complexit du nud de lesclavage et des relations entre les
races , selon le terme qui continue davoir cours aux tats-Unis.
Racont travers le point de vue dun capitaine baleinier du
Massachusetts, Amasa Delano, dun naturel singulirement bon et
sans dfiance (p. 250), ce rcit entrane le lecteur dans le dchiff r e-
ment de ce qui sest pass bord du San Dominick, navire ngrier
apparemment command par le capitaine espagnol Benito Cereno,
avec son petit quipage de Blancs et un groupe dAfricains dont le
porte-parole est Babo, serviteur sngalais de Cereno. En fait le San
Dominick se fait passer pour un navire ngrier ordinaire, et Delano
accepte cette apparence comme la ralit. Lironie est que le navire est
en fait un monde invers, o chacun joue pourtant son propre rle. Car
Babo et les autres esclaves se sont rvolts et ont pris le contrle du
navire, aprs avoir tu presque tout lquipage et le propritaire des
esclaves, Alexandro Aranda, substituant la figure de proue le sque-
lette de ce dernier, maintenu couvert par un voile. Tout au long de leur
visite lautre navire Delano et son quipage du Bachelors Delight
sont confronts une mascarade : celle desclaves insurgs jouant l i n-
tolrable rle historique auquel linstitution esclavagiste les a condam-
ns, ayant dsormais la libert de mettre en scne leur propre
esclavage. Lhistoire est domine et orchestre par le double rle auto-
parodique de Babo, qui joue la comdie dune soumission obs-
quieuse un matre dont il est en ralit devenu le matre et dont il
tient chaque instant la vie entre ses mains.
Le capitaine amricain, rendu aveugle par ses prjugs et les
strotypes, savoue impuissant saisir la signification dun tel
nud (p. 285) :
WHO AINT A SLAVE ? 325

Le capitaine Delano traversa le pont dans la direction du matelot


et se tint devant lui en silence, le regard fix sur le nud, son esprit
passant, par une transition assez naturelle, de lenchevtrement de
ses penses celui du chanvre. Il navait jamais vu de nud aussi
embrouill sur un navire amricain, ni en vrit sur aucun autre. (p.
285)
Ce nest que de manire ultime, aprs que la mascarade a t
joue, que Delano a une illumination, une vritable comprhension
du spectacle dont il a t le jouet :
ce moment, un clair de rvlation traversa lesprit longtemps
entnbr du capitaine Delano, illuminant dune clart inattendue le
mystrieux comportement de Benito Cereno, ainsi que chacun des
incidents nigmatiques de la journe et toute lodysse antrieure du
San Dominick. (p. 313-314)

Cest alors que le squelette-figure de proue est dcouvert, et que


ce qui reste de lquipage de Cereno est sauv par le baleinier tats-
unien.

Cette nouvelle offre donc sa version du paradoxe central que les-


clavage tait la fois indniable et invisible pour la plupart des
Amricains. Cest une parabole de linvisibilit de lesclavage, de sa
transparence : pour Delano la situation est dabord transparente, et le
tour de force de Melville est de nous entraner dans lobscurit, l o p a-
cit de lesclavage, et la crise de la distinction que celui-ci implique11.
Mais ce nest pas tout, car la nouvelle repose sur la juxtaposition
de deux versions des vnements raconts : lhistoire raconte du
point de vue de Delano est suivie de lhistoire raconte sous serment
dans une longue dposition faite par Cereno aprs sa libration
Cereno qui meurt du choc de cette exprience peu aprs lexcution
de Babo Lima. Aucune des deux versions, bien sr, ne donne toute
la vrit de laffaire, et la force de la nouvelle repose aussi sur la
tension entre les deux types de rcit. Mais on notera en tout cas que
le lecteur na pas la version de lhistoire par les Noirs dans Benito
Cereno , omission qui figure le monopole de la parole par les
Blancs. Toute la stratgie de Melville consiste restreindre le point
de vue de sorte que le seul accs linterprtation du comportement
des esclaves rebelles se fait travers les deux figures blanches a
priori dtentrices du pouvoir, Delano et Cereno. Ce faisant, il oblige
ses lecteurs interprter le comportement des Noirs travers le
discours dominant, qui repose sur la suppression de la perspective
des esclaves. Tout au long Benito Cereno est une sorte de thtre
326 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

dombres, de clairs-obscurs, de demi-perceptions et fausses percep-


tions. Les vrits sont biaises par la vision de ceux qui lhis-
toire a donn le monopole de la parole.
Ce rcit comme ceux de The Encantadas , touche donc
la question trs amricaine de lexprience. Que signifie faire lex-
prience de lesclavage ? Delano apparat comme une figure sembla-
ble lEmerson de lessai Experience , glissant la surface des
choses, incapable dentrer en contact avec la ralit, de passer
travers le masque de transparence qui le pige. La question centrale
de la Renaissance amricaine, prcisment, tait celle du rel :
quest-ce qui est rel ?, se demandent tour tour, chacun sa
manire, Emerson, Thoreau et Melville. Cest l assurment une
mtaphore de la confusion produite par lesclavage, et du monde
confus de lAmrique davant la guerre de Scession. La diffrence
tient ce que les Transcendantalistes croient possible de r-ordonner
le monde. Melville, en revanche, tait beaucoup plus sceptique, de
sorte que le qui nest pas un esclave ? dIshmal pointe peut-tre
moins en direction de lasservissement universel peru par les
Transcendantalistes que vers la confusion gnralise : il ny a pas
de rdemption de lhistoire chez Melville.
Celui-ci donnait ainsi voir de manire plus sombre la question de
lesclavage. Plus sombre, car il ne donne de morale ni ne dessine de
solution et laisse dominer limpression de vertige et de violence.
Sombre, aussi, car, fondamentalement, cette question est celle de la
dpersonnalisation la plus profonde : Babo peut apparatre, travers la
vertigineuse ambigut du dni et de la libration de soi (comme dans
Bartleby ), comme laccusateur dun monde qui lui a vol, lui et
ses camarades, le droit de parler et dagir en leur nom propre. Cette
dimension centrale dans lesclavage est une question essentielle chez
Melville, dans la perspective mtaphysique dinterrogation sur l a l i -
nation fondamentale de lhumanit. Il nest pas tonnant que Melville
place son histoire sur un bateau: cest limage dun dracinement,
dune drive, et de traces sur leau qui se dissipent sitt formes.
Lalination est au cur de la faon dont Melville, dans Benito
Cereno , rapproche lesclavage du citoyen amricain : travers la
figure du capitaine Delano, symbole de laveuglement de la nation
amricaine face lesclavage, Melville, subtile satiriste et ironiste,
invite ses lecteurs sinterroger sur leur propre conscience aline.
Melville entendait explorer les discours et les idologies de son
temps et non militer pour telle ou telle rforme. Benito Cereno
est une fiction nigmatique, la diffrence de fictions plus ouverte-
ment militantes, telle la clbre Case de lOncle Tom de Harriet
WHO AINT A SLAVE ? 327

Beecher Stowe, publie en 1851-1852 et rapidement devenue un


best-seller. On ne trouve dans ce texte aucune attaque vidente
contre lesclavage en tant que tel. Sans doute Melville, comme
Thoreau, cherchait-il aussi une forme dmancipation des esprits,
mais sous une autre forme : en soulignant les illusions de la socit
amricaine et de lidalisme romantique.

CONCLUSION

Parmi la grande varit de textes relatifs lesclavage avant la


guerre de Scession, se dtachent deux grands types (en laissant de
ct la littrature ouvertement pro-esclavagiste) : dun ct les rcits
desclave, de lautre la littrature classique prenant pour thme
lesclavage. Lapproche immdiate tendrait les considrer comme
opposes, lune prenant en compte explicitement lesclavage, lautre
le laissant largement en retrait, ou, plus exactement, le diluant dans
une mtaphore, celle de lasservissement.
Les deux genres taient pourtant anims par une mme aspi-
ration, celle de rendre visible lesclavage, et par le dsir partag
dune refondation de la nation amricaine par son largissement
(aux Noirs), dune part, et par une rnovation morale et politique, de
lautre. Cest ce rapport dobliquit qui peut choquer aujourdhui,
mais qui avait sa raison dtre dans le contexte de lpoque. Il sagis-
sait, pour les opposants blancs lesclavage, de mettre en chec les
diverses formes dalination qui non seulement asservissaient les
hommes dits libres, mais contribuaient maintenir le systme escla-
vagiste. La question centrale tait celle de lalination ou de la
dpersonnalisation la mise en question de la personne, qui en nie
lexistence ou en empche la pleine ralisation. Ils ne cessaient de
mettre au dfi leurs auditeurs et lecteurs dassumer les responsabili-
ts quimpliquait la cration de la nation amricaine. La rhtorique
de lmancipation est ainsi un outil au service, sinon toujours de la
cause abolitionniste, en tout cas dune prise de conscience nationale
dune ralit la fois omniprsente et occulte, dans lespoir dune
refondation personnelle et collective.

Franois SPECQ
ENS de Lyon, UMR LIRE
328 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

RFRENCES

Andrews, William L. (dir.), To Tell a Free Story : The First Century of Afro-
American Autobiography, 1760-1865, Urbana, University of Illinois
Press, 1986.
Davis, Charles T. et Gates, Henry Louis, Jr. (dir.), The Slaves Narrative,
New York, Oxford University Press, 1985.
Douglass, Frederick, Autobiographies : Narrative of the life of Frederick
Douglass, an American slave, written by himself [1845] ; My bondage
and my freedom [1855] ; Life and times of Frederick Douglass [1881],
H. L. Gates, Jr. (d.), New York, The Library of America, 1994.
La vie de Frederick Douglass, esclave amricain, crite par lui-
mme. Traduction, notes et lecture accompagne par Hlne Tronc.
Paris, Gallimard, 2006.
Douglass, Frederick/Thoreau, Henry David, De lesclavage en Amrique
( Que signifie le 4 juillet pour lesclave ? / Lesclavage dans le
Massachusetts ), d. Franois Specq (traductions originales, notes,
tude critique, chronologie, bibliographie), Paris, ditions Rue dUlm,
2006.
Stanley Elkins, Slavery : A Problem in American Institutional and
Intellectual Life, Chicago, University of Chicago Press, 1959.
Emerson, Ralph Waldo, Emersons Antislavery Writings, Len Gougeon et
Joel Myerson (d.), New Haven, Yale University Press, 1995.
Matthiessen, F. O., American Renaissance : Art and Expression in the Age
of Emerson and Whitman. New York, Oxford University Press, 1941.
Melville, Herman, Benito Cereno , Philippe Jaworski (trad. et d.), dans
Bartleby le scribe, Billy Budd, marin, et autres romans, Philippe
Jaworski (d.), Paris, Gallimard Bibliothque de la Plaide , 2010.
M o b y - D i c k, Philippe Jaworski (trad. et d.), Paris, Gallimard
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Specq, Franois, Une libert en noir et blanc : Douglass, Thoreau et labo-
lition de lesclavage , postface Frederick Douglass/Henry David
Thoreau, De lesclavage en Amrique, Paris, ditions Rue dUlm, 2006,
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Thoreau, Henry David, Wa l d e n, J. Lyndon Shanley (d.), Princeton,
Princeton University Press, 1971.
Lesclavage dans le Massachusetts , Franois Specq (trad. et d),
dans De lesclavage en Amrique, Paris, ditions Rue dUlm, 2006
WHO AINT A SLAVE ? 329

NOTES

1. Misgivings , dans Battle-Pieces and Aspects of War, New York, Harper,


1866.
2. Pour les grands repres sur la place de lesclavage dans lhistoire nord-amri-
caine depuis le dbut de lexprience coloniale jusqu la guerre de Scession (le 13e
amendement la Constitution abolit lesclavage en 1865), voir Franois Specq,
Une libert en noir et blanc , p. 88-91 et 96-102 (rfrence complte en fin dar-
ticle).
3. Voir notamment Davis, Charles T. et Gates, Henry Louis, Jr. (dir.), The Slaves
Narrative, et Andrews, William L. (dir.), To Tell a Free Story.
4. Stanley Elkins, Slavery, notamment les parties Intellectuals without respon-
sibility , p. 147-157 et The Transcendentalist as abolitionist , p. 164-175.
5. William Lloyd Garrison (1805-1879), lune des principales figures du mouve-
ment abolitionniste amricain, milita inlassablement pendant des dcennies contre
lesclavage, travers son journal The Liberator notamment. Il privilgiait rsolu-
ment la persuasion morale laction politique.
6. On notera par exemple que lancienne esclave Sojourner Truth fit partie des
orateurs lors du rassemblement du 4 juillet 1854.
7. Lors du rassemblement du 4 juillet 1854 Garrison brla publiquement la
Constitution des tats-Unis, quil jugeait tre la cause mme du mal.
8. Le droit de rsistance est un aspect essentiel de la pense politique de John
Locke (1632-1704) : le mandat de gouvernement, remis par le peuple au pouvoir
civil, est rvocable, les citoyens, de manire ultime, restant juges du bien-fond de
laction politique et ntant pas tenus dobir un gouvernement qui abuse de son
pouvoir. Voir son Deuxime trait du gouvernement civil [1690], notamment les
chapitres XVI-XIX.
9. Pour une analyse plus complte de cet aspect du Transcendantalisme, voir
Franois Specq, Une libert en noir et blanc , p. 170-182.
10. Pour une excellente introduction ce rcit et une riche bibliographie, voir la
notice consacre par Ph. Jaworski Benito Cereno , dans le volume IV de son
dition des uvres de Melville dans la Pliade.
11. Je fauis ici cho Franoi Sammarcelli, La crise de la distinction .
UN ANTIESCLAVAGISME MONDAIN ?
LITTRATURE DE SOCIABILIT
ET PROSLYTISME POLITIQUE
DANS EL ABOLICIONISTA DE MADRID (1872-1876)

SARAH AL-MATARY

Dabord constitue de faon informelle en dcembre 1864 par un


groupe de notables de langue espagnole, la Sociedad Abolicionista
Espaola est officiellement cre Madrid en avril 1865. ce cercle
est alors attach un bulletin, El Abolicionista, gracieusement
dispens aux membres avant dtre plus largement distribu, par
abonnement. Dans sa configuration primitive, ce priodique de
moins dune quinzaine de pages prsente essentiellement des infor-
mations touchant lesclavage. Quelques pices littraires ctoient
des textes sur lhistoire antique et moderne du phnomne, ainsi que
des tudes savantes varies. Le bulletin rend par ailleurs compte des
dbats politiques suscits par la question de la sujtion organise de
lhomme par lhomme, ainsi que des manifestations publiques pro-
esclavagistes ou abolitionnistes. Li au pouvoir, dans la mesure o il
mane dune lite parlementaire, El Abolicionista tmoigne des
efforts conjugus des adeptes de la Sociedad Abolicionista pour
exhorter les gouvernements espagnols successifs supprimer les-
clavage dans les Antilles, au moyen dune srie de requtes.
Instrument dincitation politique, le bulletin travaille galement
informer les sympathisants de la cause, par des revues de presse et
un recensement des ouvrages rcents traitant de lesclavage. Il
diffuse ainsi auprs dun large public lettr une croyance quil rige
en idal communautaire.
Le projet port par El Abolicionista sinsre dans un contexte de
dveloppement des socits de bienfaisance, frquemment organi-
ses sur le modle anglo-saxon. Quoique la rdaction, qui regroupe
des catholiques, des protestants, aussi bien que des athes, se dise
trangre [] tout engagement religieux1 , la publication
affiche une tonalit chrtienne marque, notamment dans sa partie la
plus littraire. Elle suit en cela limpulsion donne par son fondateur,
le rpublicain Julio Vizcarrondo. Ce crole portoricain exil aux
tats-Unis, puis en Espagne, aprs avoir t inquit pour son enga-
UN ANTIESCLAVAGISME MONDAIN ? 331

gement abolitionniste, prsidait en effet le Comit Central de


lUnion vanglique Espagnole.

DES CONDITIONS DEXISTENCE PRCAIRES

Les contraintes de publication de El Abolicionista semblent peu


fixes : lorgane parat de deux six fois par mois, sous la forme de
numros simples ou extraordinaires. Nous navons pas trouv trace
de la premire srie de la publication, qui embrasserait la priode
allant de juin 1865 septembre 1872, avec quelques interruptions
suscites par des circonstances politiques2. Cest sur les sries post-
rieures au 1er octobre 1872 que nous nous pencherons donc, analy-
sant une production stendant jusqu la fin de lanne 1876. Dure
de vie plus quhonorable, pour une feuille de socit subsistant
essentiellement grce la rclame et aux subventions des mcnes :
labonnement ne suffit pas couvrir les frais dimpression et de
diffusion, et la rdaction se plaint incessamment de la ngligence des
abonns qui tardent solder leur compte ; elle en appelle mme la
gnrosit des lecteurs.
Si le corpus que nous tudions parat tardif au regard des produc-
tions analyses par ailleurs dans ce volume, cest que lEspagne est
lune des rares nations continuer dalimenter le systme esclava-
giste. Cela explique que El Abolicionista demeure fortement centr
sur les intrts espagnols, malgr une ouverture certaine linterna-
tional (nombre darticles sont consacrs aux situations doppression
dans le monde, de lAlgrie franaise la Chine, et le bulletin tmoi-
gne de lactivit des socits abolitionnistes trangres). Malgr
cela, la publication dfend une forme nouvelle de patriotisme. Au-
del du salut de milliers dtres humains, il en va de la destine poli-
tique dune nation que ses pratiques esclavagistes isolent, et dont un
ancien rayonnement colonial ne suffira pas assurer la puissance
dans le nouvel ordre politique mondial. Sous cet angle, si El
Abolicionista ninscrit pas son action contre les puissances colonia-
les rivales, prfrant sattaquer aux foyers esclavagistes locaux - le
bulletin condamne par exemple El Imparcial (1867-), le plus grand
journal dinformation du moment -, cela ne signifie pas que son
action demeure lcart des rivalits qui opposent alors les socits
impriales. Le compte rendu dune tude sur la traite des Noirs dans
le monde arabo-musulman contemporain, publie par la socit
franaise de LAlliance universelle, est ainsi bien loin de donner lieu
des jugements de valeur : [] comment parler de [la traite],
QUAND NOUS LENTRETENONS CUBA ! , peut-on lire en juin 1875.
332 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Cest bien le gouvernement espagnol qui est montr du doigt


ltranger. En effet, quoique lesclavage net plus cours sur le terri-
toire pninsulaire depuis 1837, il tait encore en vigueur dans les
colonies, o les grands propritaires croles avaient menac de
sunir aux tats-Unis si la couronne espagnole se dsolidarisait de
leurs intrts. Prises en tenaille par les tats-Unis et lAngleterre,
qui esprent la ruine dun systme qui fait la fortune dune nation
rivale, les lites politiques espagnoles sont contraintes revoir leur
position la suite de la Confrence Internationale tenue Paris en
1870. Elles laborent alors un projet de loi suggrant des modalits
partielles dabolition. Cette loi, prsente devant les Cortes par le
Ministre dOutremer Segismundo Moret, membre de la Sociedad
Abolicionista, est promulgue le 4 juillet 1870. Elle apparat comme
un moyen de contournement du problme de lesclavage, dans la
mesure o elle ne dgage, parmi les individus dj rduits la servi-
tude, que la part de la population inactive (enfants et vieillards).
Reste que cette loi fixe les formes du combat men par le bulletin de
la Socit entre 1872 et 1876, dterminant une radicalisation du
propos : la Socit veillera non seulement ce que la lgislation soit
respecte, mais encore ce que la pratique aboutisse lradication
complte de lesclavage. Le corpus tudi appartient donc la phase
de consolidation de labolitionnisme, qui sest vu renforc, au
niveau national, par la rvolution de 1868, laquelle contraint la reine
Isabelle II lexil, puis labdication. Or, pour bien des libraux, la
fin de la monarchie doit entraner lanantissement des autres formes
de tyrannies, commencer par lesclavage.
Entre octobre 1872 et dcembre 1876, les conditions de la repr-
sentation de lesclavage se modifient sous linfluence conjointe de
bouleversements politiques et dvolutions propres la production
mdiatique. Aux temps o lon proclame labolition de lesclavage
Porto Rico (21 dcembre 1872) et lavnement de la Premire
Rpublique (annonc dans le bulletin du 25 fvrier 1873), la
Sociedad Abolicionista est plus proche du pouvoir quelle ne sera
jamais, puisque le nouveau gouvernement accueille nombre de ses
dirigeants : Estanislao Figueras, dsormais Prsident du Pouvoir
Excutif, Nicols Salmern, Ministre de la Justice, Emilio Castelar,
Ministre dtat, et Francisco P y Margall, Ministre du
Gouvernement. Pour autant, la rdaction souligne quelle ne prtend
pas ngliger son action proslyte. De la mme manire, aprs le vote
de la loi du 22 mars 1873, qui entrine labolition de lesclavage
Porto Rico, lquipe engage les lecteurs ne pas considrer que le
combat abolitionniste touche sa fin. Les membres qui se sont
UN ANTIESCLAVAGISME MONDAIN ? 333

dtourns de la Socit3 auraient oubli [] quil [] restait rien de


moins que trois cents mille [esclaves espagnols] Cuba [] 4 . Le
rtablissement de la monarchie, en fvrier 1875, branle de nouveau
la production du bulletin, si bien que le deuxime numro de janvier
ne peut paratre. Une contre-offensive est malgr tout organise
contre le pouvoir conservateur la faveur dun remaniement de la
direction du priodique : Rafael Mara de Labra, abolitionniste
mrite, devient alors Prsident du Comit Excutif de la feuille. Le
13 fvrier 1880, sous couvert dun abolitionnisme progressif, le
gouvernement remplace lesclavage par un contrat de Patronato
dune dure maximale de huit ans, simple avatar du mal originel.
Cette manuvre ne trompe pas les dirigeants de la Sociedad
Abolicionista, qui continueront lutter contre lesclavage des Noirs
jusqu sa disparition.
En marge de ces incidents politiques, la physionomie du bulletin
se modifie pour des raisons inhrentes lactivit priodique, telles
que laccroissement du tirage. La progression relle de ce dernier est
rehausse par le biais de manipulations promotionnelles. Peut-on
vraiment croire, ainsi que le prtend la rdaction, quau quatrime
numro de la seconde priode (15 novembre 1872), le bulletin soit
susceptible de concurrencer la grande presse, alors que, tout en
annonant de nouveaux largissements du tirage dans lanne qui
suit, le priodique ne cesse de solliciter des subsides auprs de ses
lecteurs ? Quon affiche, le 20 janvier 1873, un tirage de 50 000
exemplaires, soit vingt fois plus quun peu plus dun mois aupara-
vant, semble dmesur. Ce renforcement du tirage, alli une rvi-
sion de la formule rdactionnelle, dcide en dpit de difficults
financires, provoque le doublement du prix de labonnement, qui
passe ainsi de deux quatre raux. Cette augmentation est stratgi-
quement justifie au moyen darguments idologiques : le numro de
novembre 1874 prcise en effet qu partir du 1er janvier suivant, le
bulletin sera vou dfendre non plus seulement la dlivrance5 de
lesclave noir , mais intresser lensemble des partisans de la
libert du travail, par lexamen et la discussion des problmes de
Droit et dconomie sociale les plus srieux . De fait, si dans les
premires annes de publication, est surtout traite la mise en escla-
vage des peuples jugs infrieurs - Africains et Indiens
dAmrique, au premier chef -, partir de la sixime anne, les
considrations sur lesclavage ouvrier investissent frquemment le
bulletin, le recentrant par l mme sur lEurope. Cette sixime
anne, o la numrotation est rinitie, marque une coupure, que
signale la prsence, sur les cahiers, du sous-titre Journal dfenseur
334 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

de la libert du travail . Ainsi, en avril et mai 1875, est-il successi-


vement question de louvrier anglais , des ouvriers en
Castille , des quartiers ouvriers en Espagne . Le numro limi-
naire davril 1876 consacre quant lui un texte aux riches
dAngleterre avant de se pencher sur la condition des serfs de
Russie .
Ces quelques exemples sinscrivent dans le cadre dune rflexion
continue sur la libert et la morale. Or cette rflexion scarte de la
question des esclavages la faveur dune srie davances. En
somme, mesure que simpose la cause abolitionniste, le combat
cde la place une mditation morale plus diffuse ; dans le mme
temps, partir de 1875, le contenu du bulletin se rapproche de celui
des revues gnralistes. Lt de cette anne-l, un double article du
juriste Francisco Lastres dfend lintroduction des maisons de
correction pour jeunes dlinquants, au nom de la prservation du
bien social6. Laffaire savre moins dtache des proccupations
abolitionnistes quil ny parat au premier abord, puisquau sein du
dbat contemporain sur la rnovation du systme pnitentiaire espa-
gnol, Francisco Lastres y Juiz a soutenu la dportation outremer des
criminels, contre Concepcin Arenal7, par ailleurs fervente aboli-
tionniste.

UN DISCOURS EUROCENTR

Le bulletin sintresse autant aux abolitionnistes blancs, dont on


peut aisment brosser le portrait, quaux esclaves, sans doute parce
que ces derniers forment une communaut anonyme. Il faut attendre
la date du 15 octobre 1875 pour que soit rendu hommage Toussaint
Louverture, grce la traduction dun discours que labolitionniste
nord-amricain Wendell Phillips avait prononc une dizaine dan-
nes plus tt, durant la guerre de Scession8. Portrait isol, au regard
des nombreux articles qui alimentent, partir de mars 1874, la rubri-
que Les abolitionnistes . Cette dernire, qui fait bonne place aux
Saxons, regroupe des portraits de Lord Wilberforce et de Thomas
Clarkson9. L nergie et le courage de lvangliste britanni-
que Granville Sharp10, ainsi que de Thomas Fowell Buxton11, se
trouvent pour leur part clbrs travers la traduction dun texte
fameux du britannique Samuel Smiles. Parmi les rares Latino-amri-
cains dont laction semble digne de louange, on compte le crole
Ramn Power (1775-1813) 12 et le Cubain Jos de la Luz y Caballero
(1800-1862). Ramn Power, militaire crole qui sest illustr dans la
lutte contre les Franais, ne sest pourtant pas strictement distingu
UN ANTIESCLAVAGISME MONDAIN ? 335

par sa ferveur abolitionniste. Le philosophe Jos de la Luz est quant


lui peint en ardent abolitionniste , alors que les observateurs
contemporains ne manquaient pas de souligner que lantiesclava-
gisme ctoyait chez lui une rpugnance thorique pour la race
noire. Cet aspect nest pas occult par la notice de El Abolicionista,
qui signale limpartialit de la biographie ddie de la Luz par un
de ses disciples , Jos Ignacio Rodrguez, texte dont elle livre
quelques extraits. Un chapeau ancre en outre lentreprise dans un
contexte polmique : il sagirait de rvler le vritable visage dun
homme calomni en raison de passions politiques . Afin de
djouer la controverse, laccent est port sur la mesure chrtienne
dun individu dsireux dviter la fois les cueils de lacceptation
volontaire du despotisme et ceux du radicalisme et [de] la rvo-
lution13 .
Sont galement rigs en exemple les matres qui ont rendu leur
libert leurs esclaves, sur le modle du fondateur de la Sociedad
Abolicionista, Julio de Vizcarrondo. Il nest ainsi pas anodin que la
une du 25 aot 1874 soit consacre l acte mritoire dune
propritaire cubaine, Dolores Garca de Fuerte, qui vient doffrir
leur lettre de libration cinq esclaves mles . cela sajoute le
rappel des noms des dputs et snateurs qui ont travaill au progrs
de labolitionnisme. Le numro de Nol 1874 salue ainsi les
hommes qui, lors des votes solennels des 20 et 21 dcembre, ont
soutenu la politique rformiste du Ministre Ruiz Zorrilla, et ainsi
dtermin le Projet dabolition du 24 dcembre14 . Ces informations
sont compltes par une srie de nouvelles mondaines : biographies,
ncrologies des membres de la socit, hommages rendus
plusieurs abolitionnistes proches du pouvoir
El Abolicionista porte bien un discours manant du centre. Celui-
ci est diffus depuis Madrid vers une double priphrie : le public
pninsulaire, dune part, comme le rappelle, au sein de chaque
numro, la mention des comits locaux runissant les lites rgiona-
les ; les abonns des colonies, de lautre. On peut donc affirmer que,
bien quil prtende toucher lopinion publique, le bulletin atteint
essentiellement les lites blanches espagnoles, lesquelles ne sont
pas directement confrontes au problme de lesclavage. La part du
public crole demeure mince. De fait, le discours abolitionniste
espagnol se dveloppe dans la pninsule et Porto Rico, o il reste
peu desclaves, alors quil peine simplanter Cuba, encore
profondment marque par la ralit de lesclavage.
336 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

USAGES MDIATIQUES DE LABOLITIONNISME LITTRAIRE

La condition mme de lesclave, intgr une communaut


anonyme, rend sa reprsentation particulirement ardue. Comment,
en effet, intgrer dans le discours une figure qui ne possde pas de
voix, qui peine se constituer en sujet ? La littrature semble
pouvoir offrir lespace de reprsentation recherch. Si elle ne tient
pas une place majeure dans El Abolicionista, elle nen est toutefois
pas absente ; les pices littraires, parmi les rares textes porter une
signature, possdent mme un statut particulier.
Bien que, depuis les annes 1840, se dveloppe au sein du roman
une production antiesclavagiste, cette dernire nest notre connais-
sance pas reprsente dans le bulletin. Le nom de Anselmo Surez y
Romero se trouve bien cit au dtour dune page15, mais son grand-
uvre romantique, Francisco. El ingenio, o las delicias del campo16,
o il dnonait le traitement accord aux esclaves, nest toutefois pas
mentionn cette occasion. De la mme manire, lvocation de Jos
de la Luz engageant ses proches lire les clbres romans de
Beaumont et de Madame Beecher Stowe17 ne trouve pas de dvelop-
pement.
L Histoire du ngre Mximo lun des seuls rcits publi
dans le bulletin est place sous le sous-titre balzacien de
scnes de la vie de lesclavage Cuba . Luvre, signe
Narciso18 , parat le 5 juillet 1873. Elle se dit un tmoignage rel
et vridique que lauteur tiendrait de Mximo en personne. Au sein
du texte, la rcurrence du prnom attribu lesclave favorise la
singularisation cense conditionner le processus d e m p a t h i e .
Curieusement prsent comme un nom chrtien impos la
victime par ses bourreaux, ce prnom participe, par son tymologie,
du processus dhrosation paradoxale dun infme, que le texte
rige en martyr , quoique personne nait jamais pris la peine de
[l] initier la doctrine ou la morale chrtiennes19 . Leffet docu-
mentaire est aliment par des interventions narratoriales et un appa-
reil critique replaant le rcit au sein de la ralit conomique et
politique du moment20. Lhistoire de Mximo celle, reprsenta-
tive, dun Africain arrach sa terre natale avant dtre envoy en
Amrique -, mle donc information critique et lieux communs
romantiques. Est ainsi peinte la destine dun esclave marron qui,
recouvrant la libert dont on la priv, renat, dans le contact harmo-
nieux avec une nature tropicale qui lui rappelle son environnement
originel. Mais cette harmonie utopique, parenthse au sein dune vie
triste et mlancolique , est rompue par lirruption dun ranchador
UN ANTIESCLAVAGISME MONDAIN ? 337

et de ses chiens. Une note destination du public mtropolitain


claire la fonction de ce chasseur de prime engag pour traquer les
esclaves fugitifs, et les ramener leur matre. Lpisode est prtexte
une double description topique, qui sera exploite jusque dans
Cecilia Valds (1886) de Cirilo Villaverde, lultime roman antiescla-
vagiste paratre avant labolition. Tout comme lesclave Pedro qui,
dans ce dernier roman, se suicide pour se soustraire au supplice des
neuf jours rserv aux fuyards, Mximo est soumis un
calvaire scrupuleusement dcrit. Le texte sachve sur une invo-
cation au gouvernement rpublicain, appel gagner sa lgitimit en
rendant leur libert trois cents mille espagnols .
La stratgie dindividualisation observe dans lhistoire de
Mximo se trouve galement luvre dans diverses compositions
potiques, telles que La mre africaine (18 avril 1875), portrait
versifi bross par lUruguayen Francisco Acua de Figueroa. La
pice, place sous une pigraphe en franais21 issue du premier chant
de Malheur et piti (1892) de Jacques Delille, offre le tableau path-
tique dune femme dpossde, selon un schma traditionnel, de tout
ce quoi elle tenait. La malheureuse se prcipite dune hauteur
lorsque sloigne le navire ngrier qui emporte les siens.
Lessentiel des pices potiques publies au sein de El
Abolicionista sont des uvres de circonstance relevant dune forme
oratoire de posie. Vecteur littraire dune idologie, les pomes
contre lesclavage prolongent les allocutions publiques des membres
de la Socit. Comme ces dernires, ils trouvent ensuite place dans
des brochures et des recueils lis au bulletin. Mode de divulgation
proche de la vulgarisation, et susceptible de toucher dans ses formes
un large public, cette posie ampoule, dinspiration romantique,
revt une fonction pragmatique. une poque o les sphres
savante et politique ne sont pas encore dissocies, elle vhicule
volontiers un discours dexaltation identitaire. Lors des commmo-
rations espagnoles du 2 mai 1808, lusage patriotique de la posie
avait par exemple permis de cimenter, au-del la socit mondaine,
la communaut nationale tout entire22. Est-ce un hasard si lon doit
le premier pome publi dans la seconde srie de El Abolicionista23
lEspagnol Ventura Ruiz Aguilera (1829-1881), rendu populaire
par ses Ecos nacionales (1849), un recueil de posies patriotiques ?
Et que dire de la prsence de lUruguayen Francisco Acua de
Figueroa, auquel on doit les paroles des hymnes nationaux de deux
des nations rioplatenses ?
La rhtorique de lmancipation mise en place au moyen de ces
pices repose sur un ensemble codifi dinvariants thmatiques et
338 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

stylistiques : lhommage aux hautes figures nationales suppose par


exemple, outre le recours la mythologie, lassociation de traits
dloquence personnelle et de marques dappartenance au groupe :
vocatifs, tournures exclamatives sont ainsi destins favoriser
ladhsion dans un contexte de dclamation publique. Cette posie
militante se veut incitative ; elle est dailleurs promue au moyen
dune structure galement incitative : les concours publics de posie,
espace acadmique de cration en vogue dans lEurope des natio-
nalits , servent lexhortation politique. De la reviviscence des Jeux
Floraux aux concours hispano-amricanistes dexaltation de la
race , qui se dveloppent aprs la perte des dernires possessions
espagnoles24, la posie contribue glorifier dcouvreurs et libra-
teurs : au prix dinsidieuses ambigits, Colomb ctoie Wilberforce.
Ds 1866, les candidats sont appels composer sur le thme de
labolitionnisme25. Le 10 juin, lcrivain Concepcin Arenal reoit le
premier prix au thtre madrilne de Jovellanos. Cette femme daction
espagnole, passe la postriorit en raison de son engagement fmi-
niste, militait depuis des annes dj pour la protection des marginaux
- esclaves, prisonniers, ouvriers. Lorsque parat luvre qui lui a valu
un prix, dix ans aprs la proclamation des rsultats, Concepcin
Arenal, qui a confi deux articles El Abolicionista26, est bien connue
de la rdaction. Son pome, Lesclavage des Noirs , est annonc le
20 janvier 1875 afin de promouvoir El cancionero del esclavo, un
luxueux volume de deux cents pages, o il a t recueilli27. Ce nest
quun mois plus tard, une fois les ventes lances, quil est donn lire
dans les colonnes de El Abolicionista. Dans cette pice de prs de cinq
cents vers, couvrant un espace de quatre pages, le mot mme descla-
vage28 apparat comme une aberration, qui atterre jusqu la bte
sauvage . Lauteur cit [e] [sa] patrie , la dernire nation soute-
nir lesclavage, au Tribunal de lhonneur et de la conscience ; elle
linvite ragir avant que ne sonne lheure du Jugement Dernier.
Arenal mobilise le sentiment patriotique traditionnellement sollicit
dans ce type de posie, rappelant sur le mode pique la majest passe
de lEspagne par lvocation de ses hros le Cid, Hernn Corts,
don Pelayo vainqueur des musulmans durant la Reconquista. Elle
oppose cette prtendue majest au prsent qui voit loppression de la
crature la plus innocente qui soit, lesclave : Quel a t ton dlit, ton
pch/si mme attach la chane servile,/ton me pure et sereine a
rvl son origine cleste. Comme dautres fragments du pome, ces
vers sont complts par une note valeur dauthentification historique,
laquelle prcise notamment qu la Martinique il a t impossible de
trouver quelque noir qui accepte dtre bourreau29 .
UN ANTIESCLAVAGISME MONDAIN ? 339

Lessentiel des pomes publis procdent dauteurs de langue


espagnole ; sont pourtant imprimes les traductions du pome de
Heine Le ngrier30 , et de Lesclave31 , une pice franaise
manant dun(e) certain(e) A. G. Lavin, que nous navons pas pu
identifier. Le pome reprend pour la subvertir la trame dune pice
du mme nom compose par Chateaubriand en 1807, laquelle
mettait en scne une esclave de harem amoureuse dun Sultan. Ici,
la captive se refuse au prince, quoiquelle reconnaisse quil est par
de tous les charmes.
Sajoutent cela plusieurs compositions hispano-amricaines,
parmi lesquelles celles du pote cubain Gabriel de la Concepcin
Valds, dit Plcido (1809-1844). Autour de la figure de ce multre
btard, excut trente-cinq ans pour raisons politiques, sest cris-
tallis un vritable mythe romantique. Pour mieux se saisir dune
figure se prtant au portrait, daucuns prtendent ainsi tort que
Plcido aurait connu lesclavage. Dsign tantt comme noir ,
tantt comme multre , Plcido figure lalination dindividus
prisonniers de deux cultures, cartels entre leur valeur relle et la
condition quon leur impose.
Autour de cet individu se construit une entreprise hagiographi-
que laquelle El Abolicionista espre bien participer. Le bulletin a
en effet tout gagner de la reproduc [tion] de certains travaux de
noirs clbres32 . Accus tort davoir particip la Conspiration
de lEscalier organise contre llite blanche, Plcido fut excut
le 29 juin 1844, aprs avoir dclam une Prire Dieu devenue
clbre. Cette prire, succinctement replace dans son contexte, est
restitue dans El Abolicionista du 28 janvier 1873. Elle contribue
convertir le jeune pote en figure difiante, cest--dire, en somme,
le blanchir (ses derniers mots sont pour le Dieu des chrtiens, sa
mre, son pouse et sa lyre).
La vie de Plcido est retrace le mois suivant par le libral cubain
Emilio de los Santos Fuentes y Betancourt (1843-1909). Larticle -
six colonnes dhommage grandiloquent - est extrait dun volume
paratre, Plcido y sus obras. Le rcit de vie propos offre une
relecture tlologique de lexistence du gnie venir, lequel est
prsent comme un nouveau Christ. Il signale, suivant ce qui devien-
dra la fois un topos scientifique et littraire, la coprsence chez le
multre de deux legs antagoniques, plaant ainsi la destine du
personnage sous le signe funeste du dchirement33. voquant les
sources sur lesquelles il sappuie, le journaliste cite la prface de
ldition barcelonaise des Poesas de Plcido (1854) 34, avant de se
rfrer un article de Jos Fornaris et Joaqun Lorenzo Luaces,
340 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

auteurs dune anthologie marquante, Cuba Potica (1861). Au sein


de El Abolicionista, Fuentes y Betancourt met en vidence la recon-
naissance gagne par Plcido ltranger35 pour mieux condamner
la distance adopte par les lites espagnoles, lesquelles semblent
camper sur les positions qui ont men lexcution du pote.
Lhommage, pris en charge par un Cubain, aurait pu amener une
condamnation ferme des lites pninsulaires. Il glisse pourtant vers
un salut aux Espagnols qui ont su reconnatre le gnie du pote
multre : le professeur Narciso Campillo y Correa, qui, dans son
manuel Retrica y Potica, o Literatura Perceptiva, rige la Prire
Dieu en modle de la dprcation , et Jos Gutirrez y
Abascal, rdacteur du journal rpublicain La Igualdad, que son
collgue flicite pour avoir rappel le sacrifice de Plcido la
mmoire collective.
Plcido est de nouveau convoqu dans le numro du 20 janvier
1875, travers lannonce de la biographie que Pedro Lasso [sic] de
los Velez vient de lui consacrer36, biographie complte dun classe-
ment comment de lessentiel de la production du pote cubain. La
rdaction du bulletin se flicite que le volume paraisse chez une
jeune maison barcelonaise, la Biblioteca Hispano-Americana. Elle
voit l en effet une occasion de rapprochement entre lEspagne et
le monde sud-amricain . On peroit par quel biais labolition-
nisme sert une forme de nationalisme qui prfigure ce quon
nommera partir des annes 1880 lhispano-amricanisme37.
Le 28 janvier 1873, le bulletin expose laffaire ayant dress
contre les dfenseurs de lesclavagisme les grands noms de la
Sociedad abolicionista, lesquels ont rclam labolition immdiate
de lesclavage Porto Rico. la demande signe que les premiers
ont envoye au Ministre doutremer Eduardo Gasset, les esclavagis-
tes ont rpondu par une lettre anonyme. Cette lettre, place sous le
titre ironique de Noble action , comporte un tract potique
conviant LA MANIFESTATION prvue le 12 janvier en faveur des
rformes dOutremer . Le sonnet patriotique, reproduit afin de
railler le manque de courage des adversaires, chante de manire
traditionnelle lindomptable effort castillan , et met en garde
contre les alliances dltres avec ltranger, qui chercherait loi-
gner lEspagne de ses possessions, pour asseoir sa propre puissance.
Des formes et des thmatiques similaires sont pourtant exploites
dans la posie abolitionniste. En tmoigne le sonnet labolition
de lesclavage ddi par le pote Vctor Caballero y Valero (1838-
1874) Fernando de Castro, Prsident de la Sociedad Abolicionista.
Une ode reprenant le titre de ce pome, qui sachevait sur lvoca-
UN ANTIESCLAVAGISME MONDAIN ? 341

tion du noir libre qui bnit lEspagne38 , paratra en avril 187439.


La pice, signe Manuel del Palacio, porte en pigraphe linjonction
christique Aimez-vous les uns les autres ; elle exalte en effet la
puissance divine plus quelle ne condamne lesclavage.
Sans remettre en question lengagement de El Abolicionista, on
constate que le projet dradication de lesclavage port par ce bulle-
tin de socit demeure assujetti des stratgies litaires : stratgies
mondaines voues valoriser laction philanthropique dun groupe
de Blancs ; stratgies parlementaires soutenant la progression des
ides librales et du rpublicanisme ; stratgies patriotiques que
le discours de soutien un abolitionnisme international ne parvient
pas masquer. Lambition humanitaire affiche par la publication
dissimule en effet la perte dinfluence politique dune nation voue
subir la domination politique de la France, de lAngleterre, mais
aussi des tats-Unis. Pour viter que lEspagne se trouve asservie
aux autres socits impriales, il simpose, lpoque o est procla-
me la loi Moret, quelle mancipe ses esclaves et engage le proces-
sus de modernisation dmocratique.
Entre 1872 et 1876, laction de la Sociedad Abolicionista tait
rendue indispensable par la persistance de lesclavage sur lle de
Cuba. Lorsque, en octobre 1886, est supprim le Patronato, elle perd
en quelque sorte sa raison dtre : la Socit se voit dissoute en 1888.
Tout compte fait, on peut considrer qu partir de labolition de
lesclavage Porto Rico, le combat abolitionniste tait vou une
gloire prissable. Malgr lattention quil porte aux dbats contem-
porains sur lesclavage, El Abolicionista se voit en effet contraint de
recycler un ensemble de publications dates : quune partie des
discours, des articles et des pices littraires prsents au public
aient t rdigs une dcennie plus tt renforce certes lanachro-
nisme de lesclavage des Noirs ; cela signale galement que, dans
des socits o la servitude ouvrire se substitue lasservissement
des Noirs, le combat sest dplac.

Sarah AL-MATARY
Universit Lyon 2, EA Passages 20-21

NOTES

1. En premire page du numro liminaire, 1er octobre 1872.


2. Larticle de Paloma Arroyo Jimnez, La Sociedad Abolicionista Espaola,
1864-1886 (Cuadernos de historia moderna y contempornea, n 3, 1982, p. 127-
342 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

150), retrace prcisment lhistoire du bulletin de la Socit, qui sappela un temps


La Propaganda.
3. Dans larticle mentionn la note prcdente, Paloma Arroyo Jimnez signale
que vers 1875 le nombre de membres avait chut au point qu certains moments
le groupe de Madrid naccueillait plus que 150 personnes (art. cit., p. 143-144).
4. ! Sursum corda ! , la une du 11 novembre 1874.
5. Le terme que nous traduisons par dlivrance est plus marqu en castillan :
redencin voque en effet immanquablement le salut de lhumanit par le sacri-
fice du Christ.
6. Francisco Lastres, Casas de correccin para los jvenes delincuentes ,
article prsent dans le n 11 de la sixime anne (sans date apparente) ainsi que
dans le suivant, dat du 31 juillet 1875.
7. Voir ce sujet lodie Richard, La dportation pnale comme alternative
la prison : un concours de lAcadmie espagnole des sciences morales et politiques
(1875) , Hypothses, n 1 de lanne 2002, p. 99-109.
8. Le texte est publi en trois livraisons successives : 15 octobre 1875, 15 novem-
bre 1875 et 15 dcembre 1875.
9. 11 novembre 1874 et 5 dcembre 1874.
10. Samuel Smiles, Los hombres de energa y coraje , 31 mai 1876.
11. Samuel Smiles, Los hombres de energa y coraje : Clarkson y Buxton , 15
aot 1876.
12. Americanos ilustres , Ramon Power (1775-1813) , par Alejandro Tapia
Rivera, 15 fvrier 1876 et 26 fvrier 1876.
13. Don Jos de la Luz y Caballero, su vida y escritos, por Jos Ignacio
Rodrguez , sign B. , 6 mars 1875, p. 41-42.
14. Los hombres de 1872 , 25 dcembre 1874, p. 2.
15. Dans larticle de Emilio de los S. Fuentes y Betancourt, Plcido. Resea
biogrfica , 25 fvrier 1873, p. 114.
16. Ce roman, rdig en 1839, est publi New York en 1880.
17. Don Jos de la Luz y Caballero, su vida y escritos, por Jos Ignacio
Rodrguez , art. cit., p. 42.
18. Ce prnom tait port par un clbre esclave dominicain fusill en 1821 pour
avoir, de lavis de ses juges, particip une conspiration. Si lon en croit Domingo
Figarola-Caneda (Diccionario cubano de seudnimos, La Habana, Imprenta El
Siglo XX , 1922) plusieurs crivains cubains crivaient sous ce pseudonyme, tel le
costumbriste Juan Francisco Valerio (1829-1878), ou Francisco Calcagno (1829-
1903), lequel signait Narciso Blanco . Ce dernier, qui militait contre lesclavage
en attribuant ses compositions potiques un esclave noir, pourrait tre lauteur du
rcit qui nous intresse.
19. Escenas de la vida de la esclavitud en Cuba. Historia del negro Mximo ,
5 juillet 1873.
20. Lauteur voque par exemple lun des effets pervers de la prohibition
partielle de lesclavage : parce que le prix des esclaves a considrablement augment,
leurs propritaires vitent dsormais de les maltraiter excessivement, afin daccro-
tre leur rentabilit.
21. Tairai-je ces enfants de la rive africaine,/Qui cultivent pour nous la terre
amricaine ? Diffrents de couleur, ils ont les mmes droits ;/ Vous-mmes contre
vous les armez de vos lois.
22. ce sujet, on lira avec profit le chapitre inaugural du livre de Christian
UN ANTIESCLAVAGISME MONDAIN 343

Demange El Dos de Mayo. Mito y fiesta nacional (1808-1958), Madrid, Marcial


Pons/Centro de estudios polticos y constitucionales, 2004.
23. A una hija de negrero , 15 octobre 1872.
24. Voir David Marcilhacy, Une histoire culturelle de lhispano-amricanisme
(1910-1930) : lEspagne la reconqute dun continent perdu, thse despagnol de
luniversit de Paris III-Sorbonne Nouvelle, sous la direction de Paul Aubert et Serge
Salan, soutenue le 9 dcembre 2006, 3 t., 1968, t..I, p. 459.
25. Sur ce sujet, on renverra larticle de Beln Pozuelo Mascaraque, Sociedad
espaola y abolicionismo en la segunda mitad del siglo XIX , Cuadernos de histo -
ria contempornea, n 10, p. 87 et suiv.
26. Moral blanca y moral negra est publi le 18 avril 1875 ; A quin apro-
vecha la esclavitud ? , le 15 aot 1875.
27. Ce volume contient un ensemble de pomes recommands par le jury du
concours de 1866.
28. Ce mot est frquemment inscrit en majuscules dans le pome.
29. Concepcin Arenal, La esclavitud de los negros , 20 fvrier 1875, p. 24-28.
30. Ce texte, extrait de la sixime section du Livre de Lazare (1854), est publi
dans le bulletin en fvrier 1874.
31. La esclava , de A. G. Lavin, traduit en franais par Mademoiselle Fanny
Collet, 15 fvrier 1876.
32. Versos de Plcido el mulato , 28 janvier 1873.
33. Emilio de los S. Fuentes y Betancourt, Plcido. Resea biogrfica , art.
cit., p. 114.
34. Nous avons pour notre part consult la seconde dition corrige et augmen-
te parue New York chez Roe Lockwood & Son (1855), avec un avertissement de
F. J. Vingut, p. VIII-IX.
35. Luvre de Plcido, publie au Mexique et aux tats-Unis, est intgralement
traduite en franais, chose indite pour un pote cubain : dans larticle de Fuentes y
Betancourt (art. cit., p. 115), une note renvoie ainsi la traduction des Posies
compltes de Plcido par Dsir Fontaine, avec une prface de Louis Jourdan (Paris,
Ferdinand Sartorius, 1863). Gabriel de la Concepcin Valds est galement clbr
en Allemagne par C. Treibitz, lauteur dun pome intitul PlcidoS Tod, plac
la fin de ldition faite Paris en 1862 .
36. Bibliografa , Plcido, su biografa, juicio crtico y anlisis de sus ms
escogidas poesas, por el Dr. D. Pedro Lasso de los Velez. Un vol. en 8, Barcelona,
1875 , p. 11.
37. Dans sa thse de doctorat, David Marcilhacy dvoile les impratifs stratgi-
ques de ce rve dunion culturelle fond sur une dmarche de solidarit affective
et matrielle entre les membres dune mme famille, inscrite dans une continuit
historique (Une histoire culturelle de lhispano-amricanisme (1910-1930), op.
cit., p. 11-12). Lhispano-amricanisme permet en effet aux lites espagnoles de
garder un pouvoir sur les territoires quelles tenaient auparavant sous domination
coloniale.
38. Vctor Caballero y Valero, A la abolicin de la esclavitud , pome dat du
15 janvier 1873 et publi le 10 fvrier 1873, p. 107.
39. A la abolicin de la esclavitud , 15 avril 1874, p. 240.
VII

VOYAGEURS FRANAIS EN AMRIQUE ET EN ORIENT


$

G. DE BEAUMONT,
MARIE OU LESCLAVAGE AUX TATS-UNIS :
LA SERVITUDE EN DMOCRATIE

MARIE-CLAUDE SCHAPIRA

Peut-tre aussi loppression qui pse sur toute une


race dhommes parat-elle plus odieuse et plus rvol -
tante mesure que le pays o elle se rencontre est rgi
par des institutions plus libres.1

Lorsquen 1831 Alexis de Tocqueville et Gustave de Beaumont


partent pour lAmrique, ils sont officiellement chargs par le
gouvernement franais dune enqute sur le systme pnitentiaire
amricain. Leur voyage durera dix mois et sera, pour eux deux, une
exprience intellectuelle sans gal. Ils ont respectivement 26 et 29
ans, sont magistrats et, depuis trois ans, lis par une amiti dont
Tocqueville dit joliment quelle est ne toute vieille . Pendant tout
le temps de leur voyage qui les conduit de New York au Canada,
puis, au retour, jusqu la Nouvelle-Orlans, ils sinforment, runis-
sent des documents, prennent des notes et changent leurs points de
vue sur un systme social nouveau, dmocratique, qui commence
intriguer fortement la vieille Europe. Leur ide premire est dcrire,
leur retour, un ouvrage deux, Tocqueville se chargeant dtudier
les institutions, tandis que Beaumont dcrirait les murs. En se
prcisant, leurs projets se sparent. En 1835 paraissent deux livres :
le premier volume de La dmocratie en Amrique de Tocqueville
appel la postrit savante que lon sait, et un roman de Beaumont,
Marie ou lesclavage aux tats-Unis qui connut cinq ditions en
sept ans, puis une carrire modeste mais constante.
Marie a les apparences dun roman sentimental mais lambition
de son auteur, qui ne sait point lart du romancier , est tout autre :
ds lavant-propos il prvient le lecteur que son premier but a t
de prsenter une suite dobservations graves et que ce sont les
impressions toutes relles reues en Amrique quil a ratta-
ches un sujet imaginaire2 . Ces impressions si fortes, qui le font
sessayer un genre quil dit ne pas matriser, concernent lescla-
vage. Cest, dit-il, un fait trange que tant de servitude au milieu
348 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

de tant de libert : mais ce qui est peut-tre plus extraordinaire


encore, cest la violence du prjug qui spare la race des esclaves
de celle des hommes libres, cest--dire les ngres des blancs3 .
Cest ce prjug, n tout la fois de la servitude et de la race des
esclaves, qui forme le principal sujet de mon livre4 . Si, dans son
contenu, ce livre est revendiqu dans sa dualit faux roman et vraie
rflexion sociale et politique , dans sa prsentation il affiche trois
parties distinctes dgale importance, sinon dgale longueur : le
roman proprement dit, les Notes du roman plus documentaires que
strictement explicatives dont certaines, trs longues, sont de vri-
tables exposs sociologiques et un Appendice, trs fourni, qui
donne toutes les informations souhaitables sur la condition des
esclaves, mais aussi sur la religion aux tats-Unis ou sur le sort cruel
fait aux Indiens. Marie est donc un livre-mosaque qui aborde, avec
passion et volubilit, un grand nombre de problmatiques et vise
rendre compte de la socit amricaine dans sa complexit et ses
contradictions.
Cest, en premier lieu, une histoire damour impossible.
Rsumons la triste histoire de Marie. Elle nous est conte au gr
dun rcit embot dans le tmoignage dun Voyageur anonyme
qui rencontre le narrateur principal. Ce Voyageur est franais, a 25
ans et, en 1831, du par une rvolution qui, en France, na pas tenu
ses promesses sociales, arrive en Amrique dans lintention de sy
fixer5 . Il se dirige vers le Nord-Ouest et parvient dans le Michigan,
prs du lac Huron, aux bords de la baie de Saginaw. L, il rencontre
un Solitaire, dont on saura bientt quil sappelle Ludovic, qui lui dit
son histoire. Arriv de France quatre ans plus tt, en 1827, il a t
accueilli Baltimore, par Daniel Nelson, commerant ais, presby-
trien, dont lascendance amricaine remonte 1631. Nelson est
veuf et vit avec son fils Georges et sa fille Marie dont Ludovic ne
tarde pas sprendre. Bien que sensible son amour, Marie, pour
une raison quil ne comprend pas, semble sinterdire dy rpondre.
Le secret de son comportement est chercher dans un lointain pass.
Elle est parfaitement belle et blanche de peau mais une bisaeule de
sa mre tait de sang noir. Victime dun prtendant repouss qui
connaissait cette tare et la rvle, Thrsa Spencer, la mre de
Marie, stigmatise par lopinion publique, est morte de honte et de
chagrin. Sous le coup du mme ostracisme, Marie ne peut prtendre
lunion avec Ludovic. Ainsi se prcise lintention de Beaumont
dans son roman : Ce sont surtout ces consquences loignes dun
mal (lesclavage) dont la cause premire a disparu, que je me suis
efforc de dvelopper6. Ludovic, que son origine europenne met
G. DE BEAUMONT 349

labri de semblables prjugs, persiste dans son dsir dpouser


Marie. Le jour de leur mariage, dans lglise mme o va se drou-
ler la crmonie, une meute sanglante empche que soit clbre
leur union, considre comme une provocation. Tous deux quittent
alors lAmrique civilise pour se rfugier au dsert. Marie ne
survit pas trois jours de marche puisante dans un milieu hostile.
Ludovic, toutes illusions perdues, poursuit, prs de son tombeau,
une vie solitaire que trouble pour un temps larrive du Voyageur.
Le titre du roman, Marie ou lesclavage aux tats-Unis, est donc
un peu spcieux. Il ny est pas question du moins dans le droule-
ment du rcit de la condition de lesclave, mais du sort de lindi-
vidu de couleur libre, victime du prjug racial. Le propos est de
traquer la discrimination jusque dans ses prolongements les plus
vanescents, puisque la couleur efface, la tache reste7 , et de
dnoncer un scandale dont la socit amricaine de 1830 commence
penser les consquences politiques et sociales long terme.
Peut-tre convient-il de sattarder un peu sur la tache de
Marie. Le scandale public a eu lieu la gnration prcdente et a
touch sa mre, orpheline pieuse dans une famille crole de la
Nouvelle-Orlans qui navait nulle connaissance de son anctre
noire. Que faut-il comprendre ? Que Thrsa Spencer, ignorante
dun secret de famille, et sre de son ascendance crole cest--
dire ne la Nouvelle-Orlans dune famille venue dEurope
marie Nelson dont larbre gnalogique remonte, peu dannes
prs, aux plerins du May Flower, se dcouvre une bisaeule noire
dans laquelle on souponne fortement une esclave sduite ou
abuse, au mieux aime, par un bisaeul blanc et que, une fois publi-
quement rvl cet accident dans sa gnalogie, elle se voit ravale
avec toute sa descendance dans la catgorie mprise des multres,
mlange de sang noir rput impur et de sang blanc. On peut ajouter
que le tmoignage des anciens du pays fait foi et quelle est
condamne par la tradition8 plus impitoyable que le plus svre
tribunal.
Ce roman sentimental qui a pour objectif principal dtudier le
prjug de race traite galement de lesclavage, mme sil se
refuse en faire son thme principal. Lappendice nous informe de
manire complte et dtaille de la condition du Ngre esclave.
Le roman lui-mme, par un artifice narratif assez habile, nous
informe sur le sujet. En effet, Nelson avis du dsir de Ludovic
dpouser Marie et convaincu quil regrettera un jour cette navet,
exige [quil passe] au moins six mois dans lobservation des
murs de ce pays9 . Les enseignements de cette mise lpreuve
350 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

occupent les quatre chapitres qui suivent son dpart. On y apprend


la dshumanisation dont lesclave est victime. Priv de tous les
droits, il ne possde rien et nest, pour celui qui le possde, quune
chose quon entretient dans les strictes limites de lusage quon veut
en faire. Il na pas le droit de se marier, ses enfants ne lui appartien-
nent pas. Tout concourt le maintenir dans son statut de sous-
homme :
La sparation des blancs et des ngres se retrouve partout : dans
les glises o lhumanit prie, dans les hpitaux o elle souffre, dans
les prisons o elle se repent, dans le cimetire o elle dort de lter-
nel sommeil10.

Outr de tant dinjustice, Ludovic laisse clater son indignation :


Voil donc le peuple objet de mes admirations et de mes sympa-
thies ! fanatique de libert et prodigue de servitude! discourant sur la
libert parmi trois millions desclaves 11 Naturellement, Beaumont
ne saurait parler de lesclavage sans aborder le deuxime forfait12
des tats-Unis, cest--dire le sort fait aux Indiens qui sont, marg i n a-
lement, partie prenante dans le roman. Beaumont et Tocqueville ont
vu peu de Noirs pendant leur voyage, en revanche quelques rencon-
tres avec les Indiens, dans des rgions encore sauvages, les ont
marqus. Sils prouvent de la compassion pour les Noirs qui on
refuse une intgration dont on les juge indignes, ils ont une admiration
peine distancie devant les restes dune race de guerriers qui refuse
de sassimiler une civilisation quils mprisent mais dont ils ne se
mfient cependant pas suffisamment. Nelson et George les aident dans
leur revendication dindpendance. Eux sont loyaux envers Marie et
Ludovic et favorisent leur installation au dsert. Dans ces moments le
roman se fait rcit de voyage et dcrit, avec une certaine grandeur, les
scnes dexode dans les paysages grandioses ou inquitants du
Michigan de ces populations lgalement expropries, dgrades par
lalcool, dcimes dans des luttes ingales et cependant, pour l e s s e n-
tiel, fidles leurs antiques coutumes.
Enfin, dernire pice de la mosaque, le texte se prsente comme
un roman dapprentissage. Ludovic, enfant du sicle avant la
lettre, explique avec clairvoyance le dplacement de la souverainet,
le changement des principes de gouvernement, leffervescence de la
conqute, lannonce du rgne des peuples et le dclin de laristocra-
tie qui se sont oprs dans les quarante dernires annes en France.
Il dnonce une poque sans caractre dtermin, plac entre la
gloire qui venait de mourir, et la libert qui allait natre13 . Sans
projet personnel, affaibli par le spleen qui terrasse sa gnration, il
G. DE BEAUMONT 351

cherche le salut dans cette Amrique quon vante pour la sagesse


de ses institutions, son amour pour la libert, les prodiges de son
industrie, la grandeur de son avenir , et qui dispose de deux
choses qui ne se rencontrent point ailleurs : une socit neuve,
quoique civilise, et une nature vierge14 . La perscution et la mort
de Marie ont raison de ses illusions. Il devient alors linitiateur du
Voyageur en lui enseignant son tour la ralit amricaine. Son
rcit, dchec et de deuil, claire le nophyte qui rentre en France.
Les derniers mots du roman : Rendu sa chre patrie, il ne la quitta
jamais15 , signent le reniement dune entreprise finalement juge
irrflchie.

La dception, du hros comme de lauteur, ne porte pas sur la


structure ni sur les ambitions qui sous-tendent le modle amricain
dmocratie, libert, esprit dentreprise, got de la richesse , mais
sur cette tare de lesclavage et, plus encore, sur le prjug de race
vou perptuer une infamie. Lanalyse de Beaumont est, sur ce
point, organise et pertinente. Elle porte sur le statut de ceux, qui
dans les tats du Nord, gagns lindustrie et au commerce, sont
majoritairement affranchis.
La force de sa dmonstration est de dnoncer lopprobre qui sat-
tache la couleur de lindividu aprs laffranchissement, par leffet
dune double confusion : celle de lindividu et de la race, celle de la
race et de la servitude. La couleur consacre irrversiblement linf-
riorit du Noir parce quelle le confine dans une race stigmatise par
un prjug sculaire. Ludovic invoque vainement les sicles dasser-
vissement qui ont affaibli les intelligences :
Comment comparer une espce dhommes levs dans lescla-
vage, et qui se transmettent de gnration en gnration labrutisse-
ment et la misre, des peuples qui comptent quinze sicles de
civilisation non interrompue.

Il se voit objecter par Nelson, qui nest cependant pas le pire des
hommes, largument de tous ceux qui justifient la sgrgation par
limpossibilit de toute perfectibilit :
Ces ngres, dont le cerveau est naturellement troit, attachent
peu de prix la libert ; pour la plupart, laffranchissement est un
don funeste. Interrogez-les, tous vous diront quesclaves ils taient
plus heureux que libres.

Ludovic sen tient laffirmation dune conviction universaliste


ferme :
352 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Nous navons point, en Europe, les prjugs de lAmrique, et


nous croyons que tous les hommes ne forment quune mme
famille, dont tous les membres sont gaux16.
Lautre confusion, qui aggrave la sgrgation, est celle de la race
et de la servitude. Rien ne saurait faire oublier quun Ngre affran-
chi a t esclave puisquil ny a pas desclave qui ne soit noir, et pas
de Noir qui ne soit venu dailleurs contre son gr, pour tre asservi,
au contraire des immigrants europens dbarqus par choix sur une
terre nouvelle pour y accomplir un destin. La stigmatisation du Noir
par sa couleur de peau est donc lgitime parce quelle est le signe
qua t exerce, dans un pass plus ou moins proche, une activit
dgradante. Nelson rappelle que le noir qui nest plus esclave le
fut, et, sil est libre, on sait que son pre ne ltait pas17 . Ludovic
constate que la mme fltrissure sattache aux gens de couleur
devenus blancs, et dont tout le crime est de compter un noir ou un
multre parmi leurs aeux18 . Tocqueville a rsum en une formule
sche le tour dcrou subi par lesclave devenu libre : Le souvenir
de lesclavage dshonore la race et la race perptue le souvenir de
lesclavage19. Quel que soit son statut social, le Noir ou le
multre est condamn rester un paria et, parce que ses anctres
ont travaill pour les autres, il ne connatra jamais le travail noble
qui procure lautonomie. Non seulement il sest us au travail auquel
on la contraint mais il la dshonor : aucun blanc naccomplira le
travail qua fait lesclave. Les planteurs du sud, entre paternalisme
et cruaut, organisent leur vie oisive. Dans le nord, o les conditions
de la richesse requirent moins de souffrances physiques, les Noirs
forment les gros bataillons de la domesticit.
Laffranchissement est donc un leurre et la servitude est bel et
bien hrditaire dans un pays neuf qui, en principe, ne reconnat
aucun privilge et o lon dit que la chance de russir est offerte
chacun selon son mrite. Cette profonde injustice est lorigine
dune nouvelle colre de Ludovic :
Si vos murs nadmettent point la transmission des honneurs
par le sang, pourquoi donc consacrent-elles lhrdit de linfamie ?
On ne nat point noble, mais on nat infme ! Ce sont, il faut
lavouer, dodieux prjugs20 !

Colre qui va jusquau rquisitoire lorsquil condamne les inco-


hrences dun peuple : proscrivant les distinctions et fier de sa
couleur blanche comme dune noblesse ; esprit fort et philosophe
pour condamner les privilges de la naissance, et stupide observa-
teur des privilges de la peau21 !
G. DE BEAUMONT 353

Par laffranchissement, le peuple amricain fait montre d h y p o-


crisie jusque dans ses bienfaits ! il convie lindpendance toute une
race malheureuse, et ces ngres quil affranchit, il leur inflige, au sortir
des fers, une perscution plus cruelle que lesclavage22 . Si les Blancs
des tats du nord consentent laffranchissement cest que, moins
dpendants que les planteurs du sud du travail des Noirs pour assurer
leur prosprit, plus volus, plus religieux, ils sont conscients de la
rprobation que suscite lesclavage hors des tats-Unis et en prouve
un vague malaise moral. En leur donnant la libert : Ils se dlivrent
dun chagrin, dune gne, dune souffrance de vanit, mais il ne
gurissent point la plaie dautrui; ils ont travaill pour eux et non pour
lesclave23. Ils leur concdent la libert, mais se gardent bien de leur
octroyer lgalit en les maintenant dans un statut infrieur o des
droits thoriques sexercent au pril de la vie.
Les Noirs sont donc bel et bien exclus de la dmocratie. Ds
lorigine, les Pres Fondateurs ont lud le problme social de les-
clavage, dans la Dclaration dIndpendance, puis dans la
Constitution. Sans doute conscients de liniquit en usage, ils ont t
plus embarrasss encore davoir trancher entre la libert des escla-
ves et le droit de proprit des matres et incapables de dfinir, dans
un projet conu pour une majorit blanche, apte prendre son destin
en main, la place dune communaut juge infrieure, donc irrespon-
sable.
Paradoxalement, cest peut-tre parce que la socit amricaine
est, par principe, profondment galitaire que les Noirs ny trouvent
pas leur place. Lgalit est un dogme pour le meilleur et pour le
pire. Assurs dune origine europenne commune, conscients que
leur russite tient aux qualits dnergie et dendurance qui les ont
amens l o ils sont, les pionniers et leurs descendants apprcient
par-dessus tout labsence de classe et de rangs [qui] fait quil
nexiste dans ce pays ni fiert aristocratique ni insolence popu-
laire24 . Celui qui gouverne nest que le reprsentant de tous et la
coutume nest pas dlever des monuments aux grands hommes :
Les tats-Unis sont peut-tre, de toutes les nations, celle dont la
direction donne le moins de gloire aux gouvernants. Nul nest charg
de la conduire ; elle a besoin de marcher seule25. La socit amri-
caine est donc fonde sur une espce duniformit qui va parfois
jusqu lennui et soude par une adhsion collective sans faille
des valeurs de responsabilit, de matrialisme et dordre :
Aux tats-Unis, les masses rgnent partout et toujours, jalouses
des supriorits qui se montrent et promptes briser celles qui se
sont leves ; car les intelligences moyennes repoussent les esprits
354 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

suprieurs, comme les yeux faibles, amis de lombre, ont horreur du


grand jour26.
On comprendra que cette masse compacte et uniforme, qui
slargit au toujours semblable, soit prompte dtecter et rejeter
ceux qui, sans appartenance, sont perus comme un risque pour sa
cohsion : les sauvages de lintrieur quil sagit de repousser
jusquau dernier au-del dune frontire qui ne sabolira quaux
rivages du Pacifique, et ceux qui sont les reprsentants tout juste
tolrs dune immigration non choisie. Lgalit nexiste donc
quentre gens dj gaux. Cest encore Nelson qui se fait le porte-
parole dune majorit sre delle-mme : Nul peuple nest plus
attach que nous ne le sommes au principe dgalit ; mais nous
nadmettons point au partage de nos droits une race infrieure la
ntre27. Le mieux que lon puisse faire pour le ngre esclave est de
lui concder laffranchissement, la condition exprs que cette lib-
ralit ne soit jamais pour lui le prtexte une revendication dga-
lit, gnratrice potentielle de graves troubles sociaux28. Cest dans
une note qui prcde la description des meutes raciales de New
York en 1834, inspiratrices de celle qui empche le mariage de
Marie et de Ludovic, que se trouve une trs claire mise au point ce
sujet :
Tant que les ngres affranchis se montrent soumis et respectueux
envers les blancs, aussi longtemps quils se tiennent vis--vis de
ceux-ci dans une position dinfriorit, ils sont srs de trouver appui
et protection. LAmricain ne voit alors en eux que des infortuns
que la religion et lhumanit lui commandent de secourir. Mais ds
quils annoncent des prtentions dgalit, lorgueil des blancs se
rvolte, et la piti quinspirait le malheur fait place la haine et au
mpris29.
Cest, pour les Amricains, une question de dignit que laffir-
mation dune identit fonde sur la continuit de la ligne euro-
penne et sur lexclusion de ce qui est susceptible dy porter atteinte.
Le plus grand danger est vhicul par les amalgamistes qui
prtendent parvenir au mlange des deux races en favorisant les
mariages mixtes. Ludovic paiera cher louverture desprit quil
manifeste lgard du mtissage de Marie et sera dfinitivement
inform de la ralit de la socit amricaine le jour o son union
provoquera le dchanement dune multitude effrne, enivre de
dsordre et avide de destruction30 , tacitement soutenue par le
maire, la police et la partie claire de la population .
honte ! Quel est donc ce peuple libre devant lequel il nest
pas permis de har lesclavage ? 31 , scrie Ludovic. Idalement, on
G. DE BEAUMONT 355

pourrait en effet sattendre ce quun systme dmocratique corrige


le parti pris sgrgationniste qui ostracise lesclave affranchi. Or,
tout au contraire, il a tendance lamplifier parce que les murs
lemportent toujours sur la loi et que le pays entier est dabord
soumis la tyrannie de la majorit . Lexpression est de
Tocqueville et elle rsume la critique majeure quil fait une dmo-
cratie que, sous bien dautres aspects, il admire32. Il supporte mal
quaux tats-Unis la toute puissance de lopinion publique dicte la
voie suivre, mousse les ambitions un peu larges, soumette sans
violence apparente lindividu la pression de la majorit et assure la
stabilit du corps social au dtriment de lexercice de lesprit criti-
que, voire de la libert. Cette tyrannie de la majorit, dont Beaumont
son tour signale les mfaits, proclame tout moment le triomphe
des murs sur la loi :
Daprs la loi le ngre est en tout point lgal du blanc ; il a les
mmes droits civils et politiques ; il peut tre prsident des tats-
Unis, mais, en fait, lexercice de tous ces droits lui est refus, et cest
peine sil peut saisir une position sociale suprieure la domesti-
cit33.

Habile maintenir dans les murs une distinction qui nest


plus dans les lois34 , chaque citoyen, parce que le pouvoir dorien-
ter le gouvernement de son pays lui est lgalement imparti, se rend,
selon Beaumont, coupable dune iniquit :
Dans un pays dgalit, tous les citoyens rpondent des injusti-
ces sociales, chacun deux en est complice. Aux tats-Unis, il y a
pour chaque fait de tyrannie, dix millions de tyrans35.

Et ces tyrans votent, ce qui lgalise leur puissance, naturellement


conservatrice :
Cette opinion publique, toute-puissante aux tats-Unis veut
loppression dune race dteste, et rien nentrave sa haine.
En gnral, il appartient la sagesse des lgislateurs de corriger
les murs par les lois, qui sont elles-mmes corriges par les murs.
Cette puissance modratrice nexiste point dans le gouvernement
amricain. Le peuple qui hait les ngres est celui qui fait les lois ; cest
lui qui nomme ses magistrats, et, pour lui tre agrable, tout fonction-
naire doit sassocier ses passions. La souverainet populaire est irr-
sistible dans ses impulsions ; ses moindres dsirs sont des
commandements ; elle ne redresse pas ses agents indociles, elle les
brise. Cest donc le peuple avec ses passions qui gouverne ; la race
noire subit en Amrique la souverainet de la haine et du mpris36.
356 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Trop noirs pour rester chez les Blancs, trop blancs pour trouver
refuge chez les Noirs, Marie et Ludovic, les fauteurs de troubles,
doivent gagner le dsert qui par un trange assemblage runit
dans son sein lEuropen exil par ses passions, lAfricain que les
prjugs de la socit ont banni, lIndien qui fuit devant une civili-
sation impitoyable .37 L, ils rencontrent les Indiens aussi cynique-
ment et cruellement traits que les Noirs. Plus le rcit se dporte
au-del des contres dites civilises, plus les Noirs sont perdus de
vue au profit des Indiens qui, dans le Michigan, incarnent la
bravoure guerrire et le fol amour de la libert sauvage38 . Quils
soient rejets par la civilisation ou quils refusent de sy intgrer, les
deux communauts appartiennent des races condamnes. Le Noir
affranchi retournera de lui-mme lesclavage tandis que, sans cesse
repouss vers lOuest, lIndien, plac entre la socit civilise et
lOcan, aura le choix entre deux destructions : lune de lhomme
qui tue ; lautre de labme qui engloutit39. Le sort des Indiens na
rien voir avec la problmatique de lesclavage, centrale dans le
roman de Beaumont. Il en est mme le contre-exemple. Sil y a
cependant sa place cest parce quil permet de comprendre comment
la dmocratie amricaine, pour fonctionner, traite ses minorits
encombrantes et dmontre que la sauvagerie non plus que la soumis-
sion ne trouvent grce devant lhomme de progrs.
Aprs la mort de Marie, le rcit pourrait se clore dans un deuil
aggrav dun sentiment de rvolte et de profonde injustice. Ce nest
pas le cas et les deux derniers chapitres sont en dissonance assez
profonde avec lensemble du roman. Aprs la mort de Marie, le
serviteur parti chercher un mdecin, revient, trop tard, avec un
prtre. Ce prtre, nomm Richard, exil de France en 1793 et bien
intgr dans la socit amricaine, entreprend dexpliquer Ludovic
quil est seul responsable de ses malheurs et loblige, pour sen
convaincre, une vigoureuse auto-critique. Il a pch par orgueil
et par ambition . Il a eu des dsirs de rforme sociales dmesurs
et hors de porte de laction individuelle. Il na pas su se contenter
du bonheur simple et commun accessible lhomme bon, pieux et
modeste. En aimant Marie, il a oubli quun amour ternel est une
chimre de limagination. Ce nest pas parce que la socit amri-
caine voue les Noirs lesclavage quil faut sen prendre Dieu. Il
nest pas non plus raisonnable didaliser le mode de vie sauvage
des Indiens. Enfin, il faut de la mesure en tout et cette mesure lui est
offerte par la socit amricaine :
Ce peuple, qui ne sduit point par lclat, est cependant un grand
peuple ; je ne sais sil existera jamais une seule nation dans laquelle
G. DE BEAUMONT 357

il se rencontre un plus grand nombre dexistences heureuses. Rien


ne vous y plat, parce que rien nest saillant aux yeux, ni lumires,
ni ombres, ni sommets, ni abmes cest pour cela que le plus
grand nombre y est bien40.
Le contre-pied de cette apologie tant soit peu ironique, se trouve
dans une lettre adresse par Beaumont sa famille : Cest, je crois,
la socit la plus heureuse mais, mon sens, ce nest pas la plus
agrable41. Il faut tre Franais pour prfrer lagrment au
bonheur ! Apparemment guri de son idalisme par ce discours si
idologiquement calibr qui met au-dessus de tout le juste milieu
dmocratique, Ludovic tente de simpliquer dans la vie sociale. Il se
joint Nelson pour civiliser les Indiens en leur exposant les avan-
tages de la vie agricole et le bien-tre que donnent les arts indus-
triels42 . Il sassocie plusieurs entreprises philanthropiques43 et
songe se crer une existence politique . Les Indiens rsistent
ses enseignements et, un temps unifis par la forte influence de
Nelson, reviennent leurs vieux dmons et reprennent leur combat
fratricide. Dans la socit il dcouvre la mesquinerie, la mdiocrit,
la corruption et en prouve ennui et dgot . Son dsenchante-
ment est absolu. Sa lucidit frachement acquise lui permet de recon-
natre dans lidalisme de sa jeunesse la source de ses dsillusions,
mais non dy renoncer : Les premiers garements de mon esprit
mavaient entran dans un monde fantastique o javais longtemps
rv mille chimres ; et depuis que le voile qui me couvrait les yeux
tait tomb, je pouvais bien juger sainement le monde rel, mais non
my plaire44. Pur produit spleentique de la France post-rvolution-
naire et post-napolonienne, en qute dun quilibre entre lindividu
et la collectivit dans une socit bouleverse, mortellement du
par une Amrique dans laquelle il a mis trop despoirs, il na plus
qu revenir au dsert : Maintenant, je prsente ltrange spectacle
dun homme qui a fui le monde sans le har, et qui, retir au dsert,
ne cesse de penser ses semblables quil aime, et loin desquels il est
forc de vivre45. Le lendemain de ce rcit, le Voyageur prend cong
de Ludovic, rejoint New-York et prend un bateau pour Le Havre. Ce
Voyageur, exil volontaire, amoureux de lAmrique, en qute dou-
verture, est un double de Ludovic jeune. Lexpos dun sombre
destin vient bout de son enthousiasme et, dans un dispositif narra-
tif circulaire, celui qui vient aux tats-Unis rencontre, son arrive,
celui quil deviendrait sil nentendait le rcit de sa tragique exp-
rience. Il ne doit son salut qu la fuite et, si Beaumont le renvoie
dans le sein de la mre patrie, cest quil choisit pour lui loxygne
du petit nombre, la vie de lesprit et des passions, au prix du dsor-
358 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

dre social qui secoue chroniquement une socit en qute dun


modle nouveau de fonctionnement, appel prendre en compte
leffacement de laristocratie devant la progression de la majorit.
Beaumont et Tocqueville sont des admirateurs critiques des
tats-Unis quils considrent moins comme un modle que comme
un formidable objet dtude. Tocqueville engage une rflexion sur
lgalit et ses rapports avec la libert en dmocratie qui devient le
centre de sa pense politique. Avec mthode et persvrance, il
labore une uvre intellectuellement exigeante qui explore les
acquis, les contradictions et les consquences du systme dmocra-
tique et galitaire vers lequel tend la modernit. Beaumont sen tient
une approche de la socit amricaine plus morale, plus affective
qui le conduit parfois tolrer, plus souvent condamner violem-
ment un systme quil choisit, dans son roman, daborder partir de
ses failles.
Tous deux condamnent sans appel lesclavage comme institution.
Pour autant, ils ne sont pas abolitionnistes. Dans les conditions du
moment, labolition aurait toutes les chances de conduire au massa-
cre des matres et la dshrence des esclaves. Ils peuvent seule-
ment constater la dangereuse situation dont a hrit un pays par
ailleurs plein de promesses et voir venir un avenir aussi inquitant
quincertain que Beaumont dcrit ainsi : On voit se former lorage,
on lentend gronder dans le lointain ; mais nul ne peut dire sur qui
tombera la foudre46.
Trente quatre ans plus tard, une guerre civile dcidera de la fin de
lesclavage. Il faudra attendre encore un sicle pour venir bout de
la sgrgation.

Marie-Claude SCHAPIRA
Universit Lyon 2, UMR LIRE

NOTES

1. Gustave de Beaumont, Marie ou lesclavage aux tats-Unis, Paris,


LHarmattan, coll. Autrement Mmes , 2 vol., 2009, t. I, p. 86.
2. Ibid. p. 3.
3. Ibid. p. 4.
4. Ibid. p. 5.
5. Ibid. p. 9.
6. Ibid. p. 5.
7. Ibid. p. 92.
8. Ibid. p. 64.
G. DE BEAUMONT 359

9. Ibid. p. 78.
10. Ibid. p. 88.
11. Ibid. p. 138.
12. Le mot est de George Sand, dans une lettre A. Barbs du 8 janvier 1862 : Il
semble que Dieu se soit retir deux pour chtier le forfait de lesclavage, non aboli
dans les prjugs et les murs. Correspondance, Paris, Garnier, t. XVI, p. 727.
Lectrice de Beaumont, elle lui crit, le 15 juin 1836 : Les malheurs de Ludovic,
et la fatale destine de Marie mont beaucoup mue, mais quelque triste que soit ce
rcit, quelque dcourageant quil soit sous le rapport philosophique, il porte avec soi
son remde. Une peinture bien vive, une fltrissure bien chaude de cette fausse et
hypocrite Dmocratie, de ces odieux prjugs sont le plus loquent plaidoyer en
faveur de la raison et de la justice. On ne peut lire ce plaidoyer sans concevoir les-
prance que de gnreux efforts seront victorieux et hteront sur la terre la rgne de
la Vrit. Correspondance, t. III, p. 437- 438.
13. Marie ou lesclavage aux tats-Unis, p. 29.
14. Ibid. p. 32.
15. Ibid. p. 213.
16. Ibid. p. 68.
17. Ibid. p. 72.
18. Ibid. p. 73.
19. A. de Tocqueville, De la dmocratie en Amrique, Paris, Flammarion, GF,
1981, t. I, p. 455.
20. Marie ou lesclavage aux tats-Unis, p. 73.
21. Ibid. p. 138.
22. Ibid. p. 138.
23. Ibid. p. 141.
24. Ibid. p. 113.
25. Ibid. p. 36.
26. Ibid. p. 123.
27. Ibid. p. 68.
28. Dans un discours du 30 mai 1845, la Chambre des dputs, Tocqueville
dnonce le danger de lingalit :
Leffet le plus funeste de lingalit des conditions, quand elle dure longtemps,
Messieurs, cest de persuader rellement au matre lui-mme que cette ingalit est
un droit, de telle sorte quil peut rester tyran et demeurer honnte homme. Tel est le
phnomne intellectuel, le phnomne moral que toutes les aristocraties ont
montr. A. de Tocqueville, Sur lesclavage, Actes Sud, Babel, 2008, p. 140.
29. Marie ou lesclavage aux tats-Unis, t. II, p. 36.
30. Marie ou lesclavage aux tats-Unis, p. 149.
31. Ibid. p. 147.
32. Voir A de Tocqueville, DA, t. I, deuxime partie, chap. VII.
33. Marie ou lesclavage aux tats-Unis, p. 84.
34. Ibid. p. 85.
35. Ibid. p. 86.
36. Ibid. p. 90.
37. Ibid. p. 199.
38. Ibid. p. 159.
39. Ibid. p. 160.
40. Ibid. p. 205.
360 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

41. G. de Beaumont, Lettres dAmrique, Paris, PUF, 1973, p. 112


42. Marie ou lesclavage aux tats-Unis, p. 208.
43. Ibid. p. 209.
44. Ibid. p. 210.
45. Ibid. p. 211.
46. Marie ou lesclavage aux tats-Unis, t. II, p. 79.
LESCLAVAGE SELON PAUL BOURGET
OU DE LUSAGE DE LA LITTRATURE
OUTRE-MER, NOTES SUR LAMRIQUE, 1895

MICHLE FONTANA

En 2006, Franoise Vergs, propos de lesclavage, engage


oprer un tournant critique, tudier le phnomne en ayant recours
tout ce qui lentoure, ses reprsentations, en puisant dans ses
sources diverses , soulignant combien lesclavage reste impens,
impensable , en France notamment. Paru en 1895, Outre-Mer, rcit
dun voyage aux tats-Unis effectu par Paul Bourget daot 1893
avril 1894, est un assez bon exemple, semble-t-il, de cette difficult.
Dans ce laboratoire que constituent les jeunes tats-Unis, lau-
teur entend trouver des rponses une question ainsi formule :
quattendre de la dmocratie, de la science, de la race1 ? Venant
dun auteur devenu proche des monarchistes, la question parat de
pure rhtorique. Les tats-Unis le rassurent pourtant sur les deux
premiers points : la dmocratie ny crase pas lindividu, mais
stimule lnergie, dans un struggle for life permanent ; la science ny
est pas en concurrence avec la religion. En revanche, le troisime
point, trente ans aprs labolition de lesclavage, renforce ses prju-
gs : la question noire se posera un de ces jours nouveau , et,
limage du conflit de 1871, il prvoit aussi un choc entre races
venues dEurope. Rien, en cette conclusion, sur linstitution de les-
clavage, alors que cette question proccupe lEurope : les confren-
ces internationales se multiplient, Paris par exemple, en 1890,
linitiative du pre Lavigerie. Labolition de lesclavage en Afrique
sert dailleurs les vises expansionnistes des grandes puissances. En
France, tout particulirement, depuis Jules Ferry, la Troisime
Rpublique en fait un axe de sa politique, notamment Madagascar.
La question est pourtant aborde dans louvrage, et cest prcis-
ment la faon dont elle circule qui sera ici examine, la fois
prsente et absente, obsdante et gomme, comme illustration de
l impens point par Franoise Vergs. Pour ce faire, nous inter-
rogerons la stratgie de lauteur, et tout particulirement la place que
Bourget rserve la littrature.
362 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

LA DESCRIPTION DE LAMRIQUE : UN GENRE LITTRAIRE ?

Les tats-Unis sont la mode, lexposition internationale de


Chicago de 1893 est dans tous les esprits : cest un voyage aux
antipodes pour un Franais2. Outre-Mer, avant sa parution en
volume, est publi en 1894 dans la presse : cest une commande de
Gordon Bennett pour le New York Herald, antenne parisienne depuis
1887 du journal de Gordon Bennett pre, clbre notamment pour
avoir lanc Stanley sur la piste du Dr Livingstone, en 1871. Ce
journal est destin la haute socit de la Belle Epoque. Tel un Loti
ou un Brunetire, Paul Bourget, disciple de Taine, critique remarqu
depuis ses Essais de psychologie contemporaine parus en 1883 et
1885, romancier succs, spcialis dans lanalyse des passions,
reu lAcadmie un an plus tt, y trouve tout naturellement sa
place. Il est mondain et mondial , comme le prestigieux journal,
et se doit de produire un texte virtuose.
Bourget joue sur plusieurs statuts. Ds lIntroduction, sous forme
de ddicace Gordon Bennett, il passe un contrat de lecture avec le
lecteur, promet simplicit et sincrit : il sagit seulement de notes de
voyage (I, I) dun simple diary (I, IV). Louvrage est organis
selon un itinraire : chaque lieu permet daborder un thme. Dabord
le monde blanc, prsent en antithse, oppose le Monde vu
Newport, ses femmes, ses hommes daffaires, ceux den bas :
ouvriers New York et Chicago, agriculteurs, cow-boys. Ensuite,
avec le Sud, peupl de Noirs, un autre pays commence (II, 202).
Des notes, donc, ou plutt des variations autour de ces notes :
causerie dun touriste en train de classer ses instantans entre
deux dparts (I, IV), tmoignage, monographie de bonne foi (I,
II). Bourget se mfie des rcits rapports, mme par un tmoin crdi-
ble, et tous, prfre les quelques scnes locales auxquelles [il] a
assist (II, 205), ou tel croquis qu[il] dtache de [s] on journal
(I, 157).
Sa mthode est aussi celle du reporter, qui joint de nombreuses
lectures prparatoires, littraires, conomiques, Je crois aux
statistiques (I, 144) lexprience du terrain : visites dusines,
interviewes, rencontres facilites par les recommandations de
Gordon Bennett et par son propre rseau. Bourget offre un document
exclusif comme la confession dun cow-boy (I, 25-69), et, pour
plaire, ne recule pas devant la facilit dune formule journalistique
il se plat citer lapothose du chque et du chic (I, 75). Si
Outre-Mer touche tous les genres journalistiques, difficiles
distinguer parfois des genres littraires3, Bourget veille toutefois
LESCLAVAGE SELON PAUL BOURGET 363

multiplier les signes de distinction citations, mentions de relations


privilgies avec Taine ou Henry James, afin dtablir une distance
face au simple journaliste qui ne produit pas de littrature pense
(I, 186). De fait, le voyageur est venu vrifier des hypothses (I,
178). Il procde un choix parmi ses notes, promet des conclu-
sions psychologiques (I, 157) et un tableau dfinitif (I, 99). Il
prtend dtruire les clichs sur la jeune fille amricaine dans le
thtre et le roman franais (I, 113).
Plus essayiste qurudit, il se veut aussi un dilettante de bonne
compagnie, qui ne renonce pas facilement des morceaux de
bravoure comme, par exemple, un portrait mtaphorique de
lAmricaine travers la description de la rose appele American
Beauty (I, 70). Cest ce quattend son public qui salue du vrai
Bourget, du Bourget clin et dlicieux . De fait, Bourget voyage
aussi en romancier, comme le traduit sa perception du monde : une
balade avec un dtective entrane une rfrence au genre du roman
policier (I, 255) ; la rencontre du chef dune association ouvrire
permet de citer Tourgueniev (I, 249). Bourget, jouant de son autorit,
conduit ainsi un rcit multiforme. Que peut dire de lesclavage le
charmant et sceptique analyste des passions mondaines4 ?

UNE NOUVELLE SUR LAMRIQUE DES ANNES 1890


COMME EXEMPLUM SUR LESCLAVAGE

La question noire, dlicate, relve essentiellement de lapproche


littraire. Certes, ds le dbut du voyage, la prsence de Noirs est
mentionne, mais la question nest pose que dans le rcit qui ouvre
les chapitres sur le Sud. Le je de lartiste possde en effet une
sensibilit particulire. Le moindre fait provoque un de ces intrts
subits que les romanciers de profession connaissent peut-tre seuls
(II, 224). Cette capacit permet lapproche la plus juste dun fait:
Cette exprience me semble jeter assez de lumire sur les murs
particulires au Sud, pour que le lecteur laccepte comme une de ces
short stories, chres aux Amricains, o tous les dtails significatifs
sont du moins strictement exacts, et copis daprs nature (II, 205).
La nouvelle, dune soixantaine de pages, veut donner voir le couple
matre/serviteur travers trois personnages : La figure du matre est
prise en charge par un pre, ancien colonel, gentleman farmer, et sa
fille, jeune, belle, handicape, tous deux idalistes, voire exalts. Celle
du serviteur noir, par leur domestique, Henry Seymour, chass pour
une faute et devenu assassin. La narration est conduite par Bourget qui
participe au dnouement dune histoire tragique.
364 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

Cest une succession de temps forts, avec une tension dramatique


croissante. Tout se droule en une semaine : Bourget rencontre le
colonel Scott et sa fille chez eux, et la conversation porte sur lint-
gration des Noirs ; il apprend lhtel lhistoire de leur domestique,
qui doit tre excut pour meurtre ; coup de thtre, quatre jours
plus tard : le prisonnier sest chapp en tuant son gardien ; Bourget
est invit participer la chasse lhomme par le colonel, qui
dirige les oprations : premier morceau de bravoure. Lhomme
captur, Bourget est ensuite invit assister la pendaison deux
jours plus tard : deuxime morceau de bravoure le serviteur,
accompagn par son ancien matre, donne le spectacle dune bonne
mort valeur exemplaire. Les personnages blancs, chrtiens
passionns , expriment leur remords lgard de leur ancien
domestique : ils lont renvoy pour une manifestation de dfiance, le
jeune homme ayant dissimul un couteau. Seymour, victime de
l hrdit de lesclavage (II, 245), est conforme jusqu ses
derniers moments au clich du XIXe sicle, entre sauvage instinctif,
sensuel, gourmand et enfant rebelle, domin toutefois in fine par
lautorit morale de son matre. La relation entre les deux hommes
est marque par laffectif. Je laimais comme un pre , dit le
colonel. Lors de la battue, chacun des deux hros, qui en a eu loc-
casion, a renonc abattre lautre. Lhistoire illustre un lien passion-
nel.
Le rcit sappuie sur des dtails significatifs : la chasse
lhomme est loccasion de prcisions techniques sur les races de
chiens, les types darmes utiliss (II, 231). Bourget assiste la
toilette du condamn, cite en amricain ses derniers mots : cest la
part du reportage sensation. La violence des caractres correspond
celle dune nature hostile. Scott est un hros qui vainc le mal :
quand Bourget arrive, il est en train de vider les crocs dun serpent
lunettes chloroform, sauvant ainsi des enfants noirs dune ven-
tuelle morsure. La crdibilit du rcit tient beaucoup larrire-plan
littraire, mais Bourget est fort discret sur ses sources. Avec la pour-
suite du fugitif, avec la description de la maison dun bon planteur
(II, 212), le romancier mise, sans jamais les citer, sur les reprsenta-
tions construites par les grands rcits amricains, La Case de lOncle
Tom, Les Aventures de Huckleberry Finn ; il tablit ainsi, en quelque
sorte, que labolition de lesclavage na rien chang, voire na pas eu
lieu : aux tats-Unis, en 1893, domestique noir, esclave, cest tout
un. Le public, selon un critique, a trouv le rcit trs beau . Mme
ellipse pour Ourika, qui semble bien avoir fourni la trame dune
anecdote raconte par Miss Scott : une jeune fille noire, instruite par
LESCLAVAGE SELON PAUL BOURGET 365

des Blancs Boston, puis revenue Savannah, trangre aux siens,


rejete par les Blancs, sans perspective de mariage, se suicide (II,
216-218). Le rcit de Mme de Duras, ici, devient un argument contre
le mtissage.

Le narrateur se met en scne et le vritable hros pourrait bien


tre Bourget lui-mme, au-dessus des passions : Je ne mattendais
aucunement me trouver, moi paisible littrateur gallo-romain, ml
cette tragique aventure dun bandit en rupture de gele (II, 229).
Dans cette position, Bourget, prend le risque de dcrdibiliser son
rcit, et procde la dvalorisation de ses hros.
Les matres sont abolitionnistes, et prnent lducation des Noirs
(II, 254). Leur conviction ne donne que plus de prix aux restrictions
quils formulent lgard dune abolition totale, non gradue.
Bourget est attentif leurs contradictions. Ils sont eux-mmes sujets
prjugs, opposs au mariage mixte (II, 225). Finalement seule
leur noblesse de cur intransigeante de passagers du Mayflower
les sauve du ridicule des apostolats chimriques (II, 256) : on ne
peut mieux, sous lloge, disqualifier leurs propos. Loptimisme de
Mgr Gibbons et de Mgr Ireland sur la question est galement jug
un peu officiel et voulu (I, 292). De plus, dans les chapitres
suivants, Bourget semble poursuivre le dialogue distance avec les
matres. Pour convaincre le lecteur, sa bonne foi et sa lucidit ne
sont-elles pas plus crdibles que les propos dune exalte ? L o
Mlle Scott voyait chez les Noirs foi nave : Il faut les entendre
chanter leurs cantiques, o ils parlent du vieux Paul et du vieux
Mose comme de gens quils auraient connus (II, 218), Bourget,
lui, entran une crmonie nocturne des Mthodistes hurleurs,
diagnostique pilepsie, rgression : ce christianisme gesticulateur,
o le nom de Jsus, celui du Old Paul, du vieux Paulet du Holy
Ghost, du Saint Espritreviennent sans cesse, se rsout dans des
crises nerveuses (II, 275). La danse des Noirs pendant loffice
devient sous la plume de Bourget danse de cannibales laquelle il
manque seulement les victimes (II, 276), Noirs dcrits plus loin
comme purils dans les concours de cake-walk (II, 283). Quant
Seymour, Bourget a-t-il voulu noncer un paradoxe brillant,
propos de son courage face la mort ? Quelle ironie, tout de mme,
quun homme de cette espce, un orang-outang capable de manier le
fusil et de parler, arrive du coup ce que la philosophie considre
comme le fruit suprme de son enseignement ! (II, 257).
On le voit : se fondant sur les notions de race et de hirarchie
entre les races, gnralement admises lpoque, et rptes par
366 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

tous les dfenseurs de la colonisation de lAfrique, Bourget ressasse


les clichs racistes, et, par lautorit de sa parole, notamment dans ce
rcit, les valide. Il procde par petites touches : ds le dbut du
voyage, la caricature raciste tient lieu de portrait physique et moral.
Dans son texte, lassimilation du Noir lesclave est immdiate en
1893 ! , Bourget relevant propos dun groom qui attend ses ordres
une familiarit dans la fourberie qui dsarmerait un ngrier (I,
31). Au fil du texte, le Noir est peru, selon son ge, comme ancien
esclave (II, 74), ou fils dune race jamais dompte (II, 268).
Certains spectacles, mentionns sans aucun recul critique, font
office darguments. Paul Bourget choisit par exemple de raconter
une pice succs, vue New York : New South (I, 51) : certes, lac-
cent est mis sur le personnage fminin, nouvelle Chimne du Sud
qui dfend, contre son pre, son fianc accus tort du meurtre de
son frre ; que le vritable assassin soit un domestique noir semble
aller de soi. Ailleurs, Bourget souligne que dans les spectacles popu-
laires, le hros comique est le policeman, le vagabond, ou le ngre
vol, (II, 161-2), non sans rappeler, propos de ce dernier type, que
si la caricature met justement laccent sur sa vanit et sa familia-
rit , elle fait trop bon march de ses vices : sensualit criminelle,
frocit dancien esclave et perfidie (II, 171).
Lauteur semble attendre beaucoup de lhistoire de son hros, de
la fascination exerce par un destin tragique. Pourtant, comme si
lhistoire tait insuffisante, les commentaires quil ajoute, notam-
ment aprs le rcit, la font valoir pour ce quelle est : un exemplum,
illustration de la thse de la race . Dans cette perspective, et sous
couvert de considrations sociales et politiques, labolition de les-
clavage est mise en cause.

BOURGET CRIVAIN THSE

Lutopie des dix acres et une mule promis aux Noirs a laiss
place un bonheur de brute et qui les dgrade encore plus que les-
clavage , fait-il dire un ancien planteur prsent pourtant comme
partisan de labolition (II, 211). Lassimilation pourrait avoir lieu si
leur croissance dmographique restait faible et si les Blancs faisaient
des efforts pour les duquer (II, 277). En tout tat de cause, le
processus ne peut tre que trs lent (II, 326).
Bourget se donne le beau rle : il raconte un New-Yorkais
quun garon dhtel noir lui a demand de lui envoyer de France
son livre en cours. LAmricain ny voit que mensonge et prtend
que le Noir ne sait pas lire. Mais le jeune homme, qui sest offert
LESCLAVAGE SELON PAUL BOURGET 367

avec son salaire un semestre de cours en collge, crit Bourget. Ce


dernier rend hommage au pays o cela est possible, et au jeune Noir :
Que penser de cet homme, de ce quil demande la vie, dune
socit tout entire o de pareils traits sont possibles ? (II, 75). On
en reste cependant lanecdote, au cas isol. Bourget ne dit rien sur
lmergence dintellectuels noirs, comme lhistorien Web Dubois,
ou Fred Douglass. Mme si les autobiographies desclaves ou les
textes de la Renaissance amricaine manquent encore en France, les
contacts amricains de Bourget ne pouvaient les ignorer.
Les derniers chapitres se distinguent dailleurs par la quasi
absence de rfrences historiques, sociologiques, culturelles. Pour
la France, aucune allusion labolition de lesclavage de 1848 ou
encore au discours officiel franais sur lAfrique. Rien sur l a c t u a-
lit plus immdiate des tats-Unis, comme la clause du grand-pre
pour tre lecteur, ou les activits du Ku Klux Klan. Les lynchages
sont mentionns comme accidents (II, 246), sans le recours aux
statistiques dIda B. Wells disponibles depuis 1892 sur le sujet.
une documentation inexistante se substitue une affirmation subjec-
tive, orne. Cest ainsi que Bourget prvoit ltablissement dans le
Sud d une vritable Afrique, (d)une tache de sauvagerie, qui ira
grandissant, dvorant tout, jusqu devenir un danger national
(II, 276-277) cette Afrique barbare qui hante Bourget est celle
des rcits des Pres Blancs. Il lui arrive de forcer ses effets, passant
de la prvision la vision prophtique, de manire symptomatique,
propos de manifestations religieuses o prcisment slabore
une culture autre. Un clergyman qui prche est assimil un
bateleur qui roule des yeux : Dans ces toilettes, dans cette reli-
gion, dans ces sourires, jusque dans ces recueillements, je sens le
sauvage tout voisin. [] LAfrique mapparat, lointaine et brle.
Je vois des huttes de feuillage sous le soleil torride, des rois pris
de sacrifices humains, toute une existence bestiale, idoltrique et
prilleuse (II, 266) .
Sil faut renoncer renvoyer les Noirs en Afrique, ou leur
rserver un tat part (II, 277), Bourget conclut la ncessit de la
sgrgation, un an avant larrt Plessy v. Ferguson, qui lautorise
effectivement. Le refus de lassimilation dans Outre-Mer, cest dj
la thse du roman Ltape (1902), o Bourget dnonce tout change-
ment de classe sociale comme dclassement menant au crime.

Le livre va plus loin, et parvient nier le scandale en soi quest


l institution particulire . Bourget nignore pas lopposition de
principe lesclavage au nom du christianisme et la dnonciation
368 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

des effets pervers de lesclavage et sur lesclave, et sur le matre, lis


par un lien affectif paradoxal. Il prfre traiter cette dialectique
comme un cas psychologique, une question damour, rciproque et
fatal ; ici, un matre a vendu un un les enfants de son esclave : Et
il les aimait, ses matres, et ses matres laimaient !.Cest inconce-
vable dinhumanit (II, 213) : linhumanit se trouve ainsi parta-
ge. L, un cocher noir avoue : il avait de bons matres et il tait
heureux. Il est heureux aussi dtre libre : Je travaille de mme,
mais si je suis mal, je peux servir ailleurs (II, 268).
Toutes choses sont ainsi gales ou peu prs. Bourget ne craint
pas de laffirmer dans ce commentaire crit en 1895 pour un album
de photographies, sous le clich intitul : Cabane de ngres,
Thomasville, Gorgie : La population de couleur y a les mmes
occupations, vit de la mme manire, travaille, chante et est en tous
points identique la souche de ses parents qui donnrent au ngre un
caractre si nettement dfini dans les anciens jours de lesclavage.
On le rencontre partout, sans souci, content de son sort, heureux
dtre au monde. Loin de lAfrique sauvage , explique-t-il aussi
dans Outre-Mer, dans cette ville amricaine, remplie de ces ngres
heureux, de ces ladies et de ces gentlemen colors comme
les appellent les Blancs , qui jouissent des chemins de fer construits
par ces Blancs, des tramways invents par ces Blancs, du tlgraphe
amnag par ces Blancs, de la justice aussi et des lois labors par
ces Blancs (II, 266). Et Bourget de confondre ngriers et abolition-
nistes : il sest trouv que ces marchands de bois dbne furent les
bienfaiteurs des misrables, ils ont cru faire des esclaves, et ils ont
fait des hommes libres (II, 267), avant de conclure que le ngrier
a accompli une uvre paradoxale dinvolontaire civilisation (II,
273).
On assiste ainsi la perte du sens des mots. Le terme esclave
est mtaphoriquement utilis pour dsigner un travailleur, (I, 264) ou
encore les Franais esclaves de ltat (II, 112) au-del de lat-
taque contre la Rpublique, cet emploi ne semble pas ici innocent. Il
banalise le terme, vid de son sens juridique premier. Le scandale de
lesclavage nest pas discut ; cest lesclavage lui-mme qui dispa-
rat, dans une dissolution des mots.

Lambigut des liens matre-serviteur/esclave, et ce que


Franoise Vergs appelle zone grise , dans cette relation ne
peuvent que sduire le dilettante. Dans ce nouveau monde quil a
plac sous le signe de lhyperbole et de lantithse, il plat Bourget
de ressentir une tension oxymorique : les tats-Unis sont une
LESCLAVAGE SELON PAUL BOURGET 369

mosaque de civilisation et dimmdiate sauvagerie (II, 263).


Pourtant, lcrivain a cherch en Amrique moins des sensations
neuves que des arguments pour une doctrine prconue . Bourget,
du scepticisme mondain, a dj vers dans le conservatisme. Il peut
se lancer dsormais dans ce qui sera dfinitivement son genre, le
roman thse. Dans cette perspective, que penser de la touche
littraire si ce nest quelle devient ici un drisoire manteau de
No ?

Michle FONTANA
Universit Lyon 2, UMR LIRE

NOTES

1. Franoise Vergs, La Mmoire enchane, questions sur lesclavage, Paris,


Albin Michel, 2006, p. 66.
2. Paul Bourget, Outre-Mer (notes sur lAmrique), Paris, Lemerre, 1995, 2 vol.
Ce sera notre rfrence. Les italiques des citations sont ceux du texte.
3. Sur cette notion, voir Lide de race dans les sciences humaines et la litt -
rature (XVIIIe et XIXe sicles), Sarga Moussa (dir.), Paris, lHarmattan, 2003.
4. Bourget prdit ce conflit entre Anglo-Saxons installs et migrs rcents,
venus dAllemagne et de Scandinavie. Le thme de l invasion des tats-Unis
depuis 1840 prend appui sur des statistiques (t. I, p. 292-294).
5. Nelly Schmidt rappelle que cest au nom de labolition de lesclavage que la
France prpare lannexion de Madagascar effective en 1896 , comme elle lavait
fait en 1884 en Cochinchine : voir LAbolition de lesclavage, Cinq sicles de
combats, XVIe-XXe sicles, Paris, Fayard, 2005, p. 287-292.
6. Gaston Deschamps, La Vie et les livres, Paris, A Colin, 6 vol., 1894-1903,
t. IV, p. 35.
7. Ibid, t. III, p. 297.
8. Un journal amricain Paris, John Gordon Bennett et le New York Herald
1887-1918, Journal dexposition, Jean-Christophe Gourvenec commissaire, M/O,
Revue des muses nationaux, 1990.
9. Bourget cite quelques-unes de ses sources : t. I, p. 245, t. II, p. 76.
10. Marie-ve Threnty, La Littrature au quotidien, potiques journalistiques
au XIXe sicle, Paris, Le Seuil, 2007.
11. Gaston Deschamps, op. cit., t. III, p. 193.
12. Todor de Wyzewa, introduction au Disciple, Paris, Nelson, 1910, p. 10.
13. Gaston Deschamps, op. cit., t. III, p. 196.
14. Aux Asiatiques aussi est refuse la capacit de sintgrer (t. I, p. 272) ; mme
affirmation vis--vis des bagnards, dont la rinsertion est un chec, et renvoie le
narrateur la notion de nature : Certains hommes naissent renards, loups et tigres ;
dautres naissent chiens de garde (I, 291). Selon Bourget, ces prjugs sont parta-
gs par les Noirs qui mprisent les crackers , ou Blancs du Sud sans esclaves (t.
I, p. 153).
370 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

15. Laccent est mis sur les dents, dans un sourire o il y a de la sensualit et de
la cruaut (t. II, p. 274), lhabilet simiesque (t. I, p. 55), une comique et
purile loquacit , une mise carnavalesque (t. II, p. 265). En mme temps, un fait
divers mis en exergue fait du Noir un violeur potentiel : crime usuel est leuph-
misme pour dsigner le viol dune femme par un Noir (t. I, p. 188).
16. Statistiques loquentes : en 1900, 106 morts par lynchage. Voir Nicole
Bacharan, Les Noirs amricains, des champs de coton la maison Blanche, Paris, d
du Panama, 2008, qui commente : pratique si courante, si populaire, si dnue de
risques que dans la Sud, le journal local en prvenait parfois ses lecteurs en qute de
distractions (p. 75).
17. Portfolio amricain, voyage pittoresque, un voyage travers lAmrique,
introduction de Paul Bourget, Paris, Greig et Cie, 1895, p. 16.
18. Gaston Deschamps, op. cit., t. III, p. 197.
19. Susan Rubin Suleiman, Le Roman thse ou lautorit fictive, Paris, PUF,
1983.
DE LESCLAVAGE SELON FLAUBERT

STPHANIE DORD-CROUSL

Pour Flaubert, la question de lesclavage1 ne se limite pas la


vision bon enfant quen prsente la vieille ferie laquelle
Frdric Moreau assiste dans Lducation sentimentale : un
march desclaves Pkin, avec clochettes, tam-tam, sultanes,
bonnets pointus et calembours2. Lesclave est dabord une figure
indissociable de lOrient antique tel quil lvoque dans plusieurs
uvres de la maturit : Salammb, La Tentation de saint Antoine,
Hrodias. Les esclaves font partie du personnel incontournable de
ces fictions : ils peuplent et animent les descriptions ; leur prsence
ancillaire est le plus souvent discrte3, mais ils prennent parfois une
part active laction (quon pense au rle jou par lancien esclave
Spendius dans le roman carthaginois). Cependant, si la pratique
effective de lesclavage antique rend ces reprsentations ncessaires,
limpratif du ralisme nest que second par rapport une autre
dimension, prioritaire et fondatrice : limaginaire du jeune Flaubert,
dont la constitution est bien antrieure la rdaction de ces textes de
la maturit. Or lesclave, au mme titre que le soleil, le dsert, les
chameaux ou les minarets, est une figure essentielle dun Orient rv
qui fascine le futur crivain. Dans son cahier intime, il se plat ainsi
recopier une description dOrientaux, issue de lItinraire de Paris
Jrusalem, qui lui fait faire un bond de jalousie : Ils portaient
de longues robes de soie, de larges turbans blancs, de superbes
armes, ils avaient un harem, des esclaves, des chevaux de race4.
Cet Orient rv, nourri de strotypes littraires, occupe lesprit des
personnages de ses premires fictions. Ainsi, dans Lducation
sentimentale de 1845, Jules est bloui par ces immenses festins qui
clairaient les tnbres o les rois chantaient avec leurs concubines
pendant que le vin coulait au bruit des instruments et que les escla-
ves criaient dans les supplices5.
Dans limaginaire flaubertien, la reprsentation de lesclave est
galement indissociable dune dimension rotique prgnante : les-
clave oriental est gnralement une esclave, figure fminine chim-
rique et accueillante, susceptible de satisfaire tous les fantasmes
masculins. Des esclaves nues dansent dans Smar ; et ce nest pas
372 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

un hasard si Hrodias fait dabord passer sa fille Salom pour une


esclave aux yeux du ttrarque Antipas. Dans Lducation sentimen -
tale, Rosanette sera souvent associe ce strotype, par exemple
lorsquelle reoit Frdric dans son boudoir : sans autre vtement
autour des reins que sa chemise de soie, elle inclinait la tte sur son
paule, avec un air desclave plein de provocations (p. 355). Le
caractre spcifiquement sexuel de la relation de domination se fait
encore plus clair dans certains textes de jeunesse qui ont lAmrique
contemporaine pour cadre. Dans Passion et vertu, Mazza imagine
Ernest allant au march acheter quelque esclave noire qui et des
bras forts et muscls, de pendantes mamelles et de la volupt pour
de lor6. Et lrotisme se mue en sadisme caractris dans lexp-
rience pseudo-scientifique de Quidquid volueris o M. Paul orches-
tre le viol dune esclave noire par un orang-outan.
LOrient, lieu dlection de Flaubert ( Jtais n pour y vivre7 ,
affirme-t-il dans son cahier intime), conjoint toutes les aspirations
fantasmatiques du jeune crivain. Symbole de lailleurs par excel-
lence, il est peupl de figures soumises, en particulier sur le plan
sexuel, qui autorisent une efficace valorisation de soi :
Il faudra quelque jour que jaille acheter quelquesclave
Constantinople, une esclave gorgienne encore, car je trouve stupide
un homme qui na pas desclaves ! Y a-t-il rien de bte comme
lgalit ? surtout pour les gens quelle entrave, et elle mentrave
furieusement. Je hais lEurope, la France, mon pays, ma succulente
patrie []. Jtais n pour tre empereur de Cochinchine, pour
fumer dans des pipes de 36 toises, pour avoir six mille femmes et 1,
400 bardaches, des cimeterres pour faire sauter les ttes des gens
dont la figure me dplat, des cavales numides, des bassins de
marbre ; et je nai rien que des dsirs immenses et insatiables, un
ennui atroce et des billements continus8.
Cette dploration exalte aux furieux accents romantiques ne se
contente pas de faire jouer ensemble les poncifs de la haine de lici
et de laspiration lailleurs. La pratique esclavagiste orientale,
relle mais rinterprte fantasmatiquement ( avoir six mille
femmes et 1, 400 bardaches ), permet dj dexprimer ce qui saf-
firmera comme une des tendances de fond de la pense politique et
sociale de Flaubert, savoir le refus de lgalit. On y reviendra.
Mais que se passe-t-il lorsque Flaubert ralise son rve et se
retrouve effectivement dans les lieux quil a si longuement et avec
autant dardeur parcourus et peupls de manire imaginaire ? Quelle
est son attitude lgard des esclaves et de la pratique de lesclavage
durant son voyage en Orient? Les esclaves apparaissent dabord
DE LESCLAVAGE SELON FLAUBERT 373

comme des lments du dcor qui permettent de rendre au mieux la


couleur locale . Kosser, Flaubert voit, amarrs sur la plage,
quatre bateaux de gellabs9 ; les esclaves descendus terre marchent
conduits par deux hommes ; ils vont par bandes de quinze vingt10 .
Le voyageur se contente de dcrire avec prcision ce quil a observ,
sans ajouter le moindre commentaire. Lesclave fait partie de la ralit
conomique et sociale orientale et son statut sapparente celui des
domestiques en Occident. Dailleurs, Flaubert tablit presque une
quivalence entre les deux catgories sociales. Peu aprs son arrive
au Caire, en dcembre 1849, il explique sa mre que les nuits sont
froides (quoique les domestiques, les esclaves plutt, dorment dans la
rue par terre, devant les portes11) . Quand il sagit didentifier Zeneb,
la compagne de Kuchiuk-Hanem, il indique que sa servante [] est
une esclave dAbyssinie12 . Et dans le Chant de la courtisane , un
pome en prose satirique que Flaubert a compos pour se moquer
gentiment de son compagnon de voyage Du Camp, lcrivain utilise
concurremment les deux termes pour voquer une seule et mme
personne, Louis Sassetti, le serviteur quils ont engag avant leur
dpart de France: Souvent tu grinces des dents lorsque tu rentres
dans ta tente o senferme avec toi ton esclave dEurope qui sait lire.
Mais de quel sultan es-tu donc n, toi qui as un domestique qui sait
lire13 ! Sous la plume du jeune bourgeois occidental, lesclave gyp-
tien apparat comme une espce locale de domestique. Sassetti, lui, sait
bien quil nen est rien et que sa situation est bien diffrente de celle
des esclaves du cru: au Caire, il se rjouit dtre trait sur le mme pied
que ses employeurs: je pourrai dire quune fois en ma vie jai eu dix
esclaves pour me servir, et un qui chassait les mouches14.
Flaubert nlude pourtant pas les lments qui distinguent radi-
calement le statut de lesclave de celui dun simple employ occi-
dental. Lorsquil traverse le poste de douane dAssouan, il voque
sans dtour les transactions financires dont ces hommes, rduits
ltat de marchandises, font lobjet, comme cette petite Nubienne
fort bien faite, dont on mesure la taille avec un bton pour tarifer la
somme que chaque marchand doit payer par tte desclave15 . Dots
dune valeur marchande, ces tres sont rattraps sils tentent de
schapper : Max a vu de loin un chameau qui courait, avec
quelque chose de noir qui le suivait en bas : ctait un esclave des
gellabs qui stait enfui et que lon ramenait ainsi attach au
chameau16. Ce mlange de prcision dans la description et de dta-
chement motionnel prside galement la visite dun des lieux
encore emblmatiques de lesclavage dans lgypte du milieu du
XIXe sicle : le march aux esclaves du Caire. Curieusement, aucune
374 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

mention de cet pisode napparat dans les carnets de notes, si ce


nest, bien plus tard, comme comparant esthtique, lorsque Flaubert
caractrise la couleur de la terre des bords du Nil, au dpart
du Caire, comme exactement celle des Nubiennes [quil a] vues au
bazar des esclaves17 . En revanche, il voque ce march dans une
lettre sa mre : Le bazar des esclaves a eu nos premires visites.
Il faut voir l le mpris quon a pour la chair humaine. Le socia-
lisme nest pas prs de rgner en gypte. Je me fonds en admiration
devant les chameaux qui traversent les rues et se couchent dans les
bazars entre les boutiques18 . Le jeune homme ne laisse gure para-
tre dmoi ; dsinvolte, il bauche une rflexion gnrale dordre
politico-social ; et la seule raction affective forte suscite en lui lest
par de placides camlids !
La visite de deux bateaux de marchands desclaves est beaucoup
plus longuement commente par Flaubert, la fois dans la corres-
pondance19 et dans les notes de voyage20. Celles-ci dcrivent, avec
prcision et sans motion particulire, les postures des femmes et
leurs occupations ; dniant aux esclaves une bonne part de leur
humanit, elles ntablissent aucune communaut entre celui qui
regarde et celles qui sont regardes : Toutes ces ttes sont tranquil-
les ; pas dirritation dans le regard cest la normalit de la brute.
Au contraire, dans la version pistolaire, le jeune homme se met en
scne ; il prend la pose : Nous avons marchand des plumes dau-
truche et une petite fille dAbyssinie, afin de rester plus longtemps
bord et de jouir de ce spectacle qui avait son chic. Tenant compte
des sentiments que son rcit va faire natre dans lesprit de sa mre,
il introduit quelques prcisions affectives : Ctait fort triste et
singulier ; et il modifie sensiblement la formulation de certains
traits. Dans son carnet de notes, la prsence de vieilles ngresses
qui font et refont sans cesse le voyage est explique de manire
pragmatique et quasiment technique : Cest pour consoler et
encourager les nouvelles esclaves, elles leur apprennent se rsigner
et servent dinterprtes entre elles et le marchand qui est arabe.
Dans la lettre, linformation est reformule pour tenir compte de la
situation dans laquelle se trouve la destinataire, elle-mme attriste
du dpart de son fils : ces femmes sont l pour encourager les
nouvelles venues, faire quelles ne se dcouragent pas trop et ne se
rendent pas malades force dtre trop tristes. Et comme dans le
rcit de la visite du bazar aux esclaves, lpistolier met brusquement
un terme son rcit en ayant de nouveau recours des figures du
bestiaire local : Sais-tu, pauvre chrie, que nous sommes un mois
de distance du pays des singes et des lphants ?
DE LESCLAVAGE SELON FLAUBERT 375

Ne tirons pas de conclusions htives : en aucun cas, Flaubert


napprouve ni ne justifie lesclavage ; il ne fait quen consigner les
manifestations. Pour la comprendre, il faut replacer cette attitude
dans lgale sympathie quil a toujours voulu accorder aux choses du
monde. Le fond de [sa] nature est la religion de la beaut
abstraction faite du sentiment , ce quil veut faire comprendre
Louise Colet en utilisant une comparaison rvlatrice : Les oiseaux
en cage me font tout autant de piti que les peuples en esclav [ag]
e21. Le trait humain nest donc pas dcisif, pas plus que la proxi-
mit spatiale ou temporelle. Flaubert refuse de sintresser ce qui
est phmre ou transitoire :
[] je sympathise tout aussi bien, peut-tre mieux, aux misres
disparues des peuples morts auxquelles personne ne pense mainte-
nant, tous les cris quils ont pousss, et quon nentend plus. Je ne
mapitoye pas davantage sur le sort des classes ouvrires actuelles
que sur les esclaves antiques qui tournaient la meule, pas plus ou
tout autant. [] Je suis le frre en Dieu de tout ce qui vit, de la
girafe et du crocodile comme de lhomme, et le concitoyen de tout
ce qui habite le grand htel garni de lunivers22.

Cette universelle sympathie stendant tous les tres anims,


elle explique le retour du bestiaire sous lespce, cette fois-ci, de la
girafe et du crocodile.
En dpit des explications que Flaubert lui fournit, Louise Colet
reste assez hermtique cette conception du monde. Rien dton-
nant donc ce que le sujet revienne souvent sous la plume des deux
amants, en particulier dans une lettre de la fin de lanne 1852, trs
connue parce quon y trouve la clbre formule : Lauteur, dans son
uvre, doit tre comme Dieu dans lunivers, prsent partout et
visible nulle part23. En revanche, on a moins souvent remarqu que
ce principe esthtique fondateur est nonc en conclusion dun long
dveloppement qui porte sur le roman abolitionniste de Harriet
Beecher Stowe, La Case de loncle Tom. Flaubert reproche la
romancire davoir crit un livre troit :
Il est fait un point de vue moral et religieux ; il fallait le faire
un point de vue humain. Je nai pas besoin, pour mattendrir sur un
esclave que lon torture, que cet esclave soit brave homme, bon
pre, bon poux et chante des hymnes et lise lvangile et pardonne
ses bourreaux, ce qui devient du sublime, de lexception, et ds
lors une chose spciale, fausse. Les qualits de sentiment, et il y [en]
a de grandes dans ce livre, eussent t mieux employes si le but et
t moins restreint. Quand il ny aura plus desclaves en Amrique,
376 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

ce roman ne sera pas plus vrai que toutes les anciennes histoires o
lon reprsentait invariablement les mahomtans comme des mons-
tres. Pas de haine ! pas de haine ! Et cest l du reste ce qui fait le
succs de ce livre, il est actuel. La vrit seule, lternel, le Beau pur
ne passionne pas les masses ce degr-l.
Pour ne pas tomber dans le travers de lactualit et atteindre au
Beau pur , luvre ne doit donc pas se fixer un but moral, ou pis,
moralisateur; seule la qualit esthtique de la reprsentation en tant
quelle parvient exprimer la vrit dun tre ou dune scne peut
prsenter de surcrot une porte morale pour lesprit du lecteur clair-
voyant.
Flaubert lui-mme na pas recul devant la difficult : il a mis en
prsence des matres et des esclaves dans une des situations les plus
cruelles qui soient, celle o un pre, grce au pouvoir absolu qua un
matre sur son esclave, sauve son propre enfant en envoyant la
mort le fils dun autre. Cet pisode se trouve dans le chapitre XIII
de Salammb : afin quil ne soit pas sacrifi pour apaiser Moloch,
Hamilcar substitue son fils Hannibal un jeune esclave dont le pre
implore vainement la grce. Cette scne a t conue au mois doc-
tobre 1861 et elle a donn lieu un change de lettres nourri entre
Flaubert et celui quil dfinissait comme sa conscience littraire ,
son ami Louis Bouilhet. Si les missives envoyes par le romancier
ne nous sont pas parvenues, celles du pote et dramaturge sont
connues et prouvent que Flaubert sest confront sans dtour la
difficult. Chaque scnario propos a t analys par Bouilhet,
discut et soupes en termes de cohrence psychologique, de vrit
historique et de russite esthtique finale :
Voil comment je comprendrais lattendrissement dHamilcar. Il
joue une douleur forcene en livrant le mme, il se tord dans son
faux dsespoir, il livre lenfant (avec joie, au fond, cest canaille et
farouche, mais cest vrai, car il se moque parfaitement du moutard
et il sauve son fils). Donc, je le ferais jouer la mme comdie,
jusquau bout, mais je lui ferais un attendrissement vrai, des larmes
mme, si tu veux, quand il va trouver son fils dans sa cachette. Il
ltreint lui faire peur. Lenfant ne comprend rien cette terrible
tendresse. Si Hamilcar a t dur vis--vis du pre esclave, sil lui a
dit que la vie dun enfant nest rien, quand il sagit du bien public,
son motion finale et secrte sera, je crois, un bon dmenti ses
thories, et cest humain, pour sr, et Carthaginois par dessus le
march24.

Lanalyse de Bouilhet est tout fait pertinente et cest, en partie,


grce ce dialogue serr qui rappelle chaque fois le but atteindre
DE LESCLAVAGE SELON FLAUBERT 377

et juge cette seule aune les moyens employer, que lpisode qui
prcde la grillade des moutards a pu viter les cueils points
par Flaubert lui-mme dans La Case de loncle Tom.
Mais hors de toute rlaboration de la question de lesclavage au
sein dune fiction, et si lon excepte le seul moment o Flaubert a t
confront directement lesclavage en acte lors de son voyage en
Orient, lesclavage, pour lui, nest pas une pratique quil sagit de
combattre : cest, beaucoup plus largement, un moment transitoire
dans lhistoire de lhumanit ou dans le dveloppement dun peuple.
La critique de La Case de loncle Tom partait de cette donne et
Flaubert sen explique plus prcisment encore dans une lettre de
1857 :
Cest parce que je crois lvolution perptuelle de lhumanit
et ses formes incessantes, que je hais tous les cadres o on veut la
fourrer de vive force, toutes les formalits dont on la dfinit, tous les
plans que lon rve pour elle. La dmocratie nest pas plus son
dernier mot que lesclavage ne la t, que la fodalit ne la t, que
la monarchie ne la t. Lhorizon peru par les yeux humains nest
jamais le rivage, parce quau del de cet horizon, il y en a un autre,
et toujours ! Ainsi chercher la meilleure des religions, ou le meilleur
des gouvernements, me semble une folie niaise. Le meilleur, pour
moi, cest celui qui agonise, parce quil va faire place un autre25.

Lesclavage seffacera de lui-mme lorsque les conditions histo-


riques de sa disparition seront runies. Point nest besoin de chercher
plus loin, ni de tenter de hter le cours des choses.
Aussi lesclavage est-il le plus souvent rinvesti dans le discours
politique et social de Flaubert comme un lment mtaphorique ou
une figure de style. Prcisons cependant que lcrivain est loin de
partager la conception quarante-huitarde selon laquelle louvrier
contemporain serait une figure moderne de lesclave, comme
Sncal laffirme dans Lducation sentimentale26, ou comme le
comte de Faverge le redoute dans Bouvard et Pcuchet27. Pour
Flaubert, la condition des ouvriers franais du XIXe sicle, aussi diffi-
cile soit-elle, na rien voir avec celle des esclaves. Aussi laisse-t-il
libre cours son indignation lorsquil annote louvrage de
Lamennais, De lesclavage moderne28. Quand lauteur, au terme
dun long dveloppement relatif la situation de complte dpen-
dance dans laquelle le proltaire se trouve vis--vis du capitaliste,
conclut par cette question rhtorique : Et qui, ne regarder que le
pur fait, sans gard au droit insolemment viol, mais reconnu, qui ne
prfrerait lesclavage ancien ? , Flaubert, dans ses notes, substitue
378 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

au point dinterrogation final un point dexclamation qui souligne


clairement son dsaccord29.
Bien plus, dans la conception politique de lcrivain, le vritable
esclave des temps modernes nest pas louvrier, mais Flaubert lui-
mme, en tant que victime de la tyrannie galitaire en gnral, et du
suffrage universel en particulier : Quest-ce donc que lgalit si ce
nest pas la ngation de toute libert, de toute supriorit et de la
Nature elle-mme ? Lgalit, cest lesclavage. Voil pourquoi
jaime lart. Cest que l, au moins, tout est libert dans ce monde
des fictions30 . Le jeune Flaubert rvait de possder mille esclaves
parce que ce pouvoir fantasm manifestait son lection et le distin-
guait de la masse. Avec lavnement de lgalit politique, les lus
(ou ce que Flaubert nomme ailleurs les mandarins, les savants ou
l aristocratie naturelle, cest--dire lgitime31 ) ne sont plus
reconnus comme tels ; leur valeur individuelle nest plus prise en
compte et chacun quelque soit ses capacits ne compte que pour un.
Or comme le dira crument Flaubert aprs la Commune : Tout
homme (selon moi), si infime quil soit, a droit une voix, la sienne.
Mais nest pas lgal de son voisin, lequel peut le valoir cent fois.
Dans une entreprise industrielle (socit anonyme), chaque action-
naire vote en raison de son apport. Il en devrait tre ainsi dans le
gouvernement dune nation. Je vaux bien 20 lecteurs de Croisset !
Largent, lesprit et la race mme doivent tre compts, bref, toutes
les forces. Or, jusqu prsent je nen vois quune : le nombre32 !
Cette profession de foi explique le retournement que Flaubert fait
subir lesclavage : en tant que membre dune aristocratie naturelle
dont la lgitimit est battue en brche par le suffrage universel, il se
pose comme victime dune oppression et se pense donc sur le
modle de lesclave sous la frule de son matre.
Plus profondment encore, lesclavage se vide concomitam-
ment de lessentiel de son contenu politique, philosophique ou
conomique. Il fait son entre dans la catgorie dsincarne des
Opinions chic (ou chiques) dont Flaubert dcline la liste non
exhaustive dans une lettre de 1866 : tre pour le catholicisme
(sans en croire un mot), tre pour lesclavage, tre pour la maison
dAutriche, []33. La question nest donc plus de savoir ce
quest lesclavage ou bien pour quelles raisons il faut ou non l a b o-
lir. Le chic consiste simplement prendre le contre-pied de
lopinion gnrale et poser en soutenant les paradoxes la
mode34 : tout est dans la posture et la jouissance de l h t r o d o x i e .
Point de surprise, donc, ce que la dfense de lesclavage
figure en bonne place dans le Catalogue des ides chic qui aurait
DE LESCLAVAGE SELON FLAUBERT 379

d accompagner le Dictionnaire des ides reues dans le second


volume de Bouvard et Pcuchet.
Plus encore, lesclavage, dornavant strictement dissoci de
toute ralit humaine vcue, se spcialise dans un domaine donn, la
religion, o il va efficacement jouer le rle de pierre dachoppement
discursive. Le Dictionnaire des ides reues sen saisit ( christia-
nisme a affranchi les esclaves35 ) et Flaubert fait de ce thme un
motif rcurrent de ses romans. En grande conversation avec labb
Bournisien lors de la veille du corps dEmma, Homais reconnat
admire [r] le christianisme parce quil a dabord affranchi les
esclaves36 . Au Club de lintelligence, dans Lducation sentimen -
tale, lun des orateurs laffirme : Lvangile conduisait tout droit
89 ! Aprs labolition de lesclavage, labolition du proltariat (p.
411). Mais cest dans son dernier roman que Flaubert pousse lex-
trme le processus de la dsincarnation de lesclavage. En effet, de
la mme manire que les hrsies dfilent devant les yeux de saint
Antoine, lesclavage devient prtexte une bataille darguments
aussi abstraits que contradictoires que se livrent le comte de Faverge
et Pcuchet dans le chapitre IX du roman posthume :
Le comte croyant voir dans cette repartie une atteinte la reli-
gion lexalta. Elle avait affranchi les esclaves.
Bouvard fit des citations, prouvant le contraire :
Saint Paul leur recommande dobir aux matres comme
Jsus. Saint Ambroise nomme la servitude un don de Dieu. Le
Lvitique, lExode et les conciles lont sanctionne. Bossuet la
classe parmi le droit des gens. Et Mgr Bouvier lapprouve. [p. 350].

Pour crire ce passage, Flaubert sest appuy sur les nombreuses


notes prise la lecture de louvrage du rpublicain anticlrical
Boutteville, La Morale de lglise et la morale naturelle (1866). On
y trouve la liste dtaille37 de tous les zlateurs du christianisme (et
plus particulirement du catholicisme) qui ont justifi lexistence ou
le maintien de lesclavage, en partant du Christ lui-mme (qui,
comme le note Flaubert, pas une fois, na protest contre )
jusqu lvque contemporain Mgr Bouvier, en passant par tous les
pres de lglise sans oublier les papes. Par exemple, Le pape
Jules II [a] invit [] tous les chrtiens rduire les Vnitiens en
esclavage , ou encore La traite & lesclavage sont rtablis par
Bonaparte quarante-deux jours aprs le rtablissement du culte
(cest--dire aprs ladoption du Concordat). Ainsi, lesclavage se
trouve dconnect de tout enjeu social ou politique effectif de
mme quil se trouve priv de toute dimension morale. Il est relgu
380 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

au simple rang dargument dans une controverse anticlricale qui le


subsume.
Certaines pages prpares en vue de la rdaction du second
volume de Bouvard et Pcuchet rvlent mme le franchissement
dune tape supplmentaire dans le processus de complet dsinves-
tissement que Flaubert fait subir lesclavage : les discours qui le
concernent ny sont plus jugs quen fonction de leurs caractristi-
ques stylistiques. Cest peut-tre dj le cas lorsque le romancier
indique sobrement dans les notes de lecture quil prend sur LEsprit
des lois, que le chapitre V du livre XV, De lesclavage des
ngres , est un morceau splendide38 . Certes, ce commentaire
aussi logieux que lapidaire nimplique videmment pas que
Flaubert ne souscrit pas la dnonciation de lesclavage opre par
Montesquieu. Mais lefficacit pragmatique du procd est certaine-
ment moins gote que la perfection stylistique de sa mise en uvre.
Et la question ne se pose plus lorsquon voit sous quelle rubrique
Flaubert range certains fragments textuels dans son sottisier en
construction. Ainsi, le romancier a pris en note dinnombrables
volumes du Dictionnaire des sciences mdicales pour prparer la
rdaction du troisime chapitre de son roman. Il sest longuement
arrt sur larticle Ngre et a pris une pleine page de notes39.
Lune dentre elles se prsente ainsi : ce fut en 1508 que les
premiers esclaves ngres furent transports dAfrique St-
Domingue, par les espagnols de sorte que lexploitation du sucre
& la traite, ou tout ce quil y a de plus doux & de plus amer au
monde commena lun avec lautre . En face de ce fragment
Flaubert a inscrit la mention : Copier . Et en effet, le fragment est
repris dans la section Rococo des pages prpares pour le second
volume, entre une vocation ampoule des sanctuaires voluptueux
de la musique , issue dun autre article du Dictionnaire des scien -
ces mdicales, et une curieuse comparaison des rues des villes avec
des canaux ariens dans lesquels se dverse le mphitisme humain
par toutes les ouvertures des habitations qui les bordent des deux
cts , une comparaison que Flaubert a releve dans un trait dhy-
gine Dans ce contexte, la question historique, sociale et politique
de lesclavage sefface compltement derrire une formulation dont
Flaubert pointe laspect grotesque et souligne la prsence pour le
moins inapproprie dans un article de dictionnaire mdical.
Entre le mirage de lesclave orientale fantasme constitutif de
limaginaire du jeune Flaubert et la rduction de la question de les-
clavage son seul traitement stylistique, bien du chemin a t
parcouru. Cela ne veut pas dire que la premire a cess dexercer sa
DE LESCLAVAGE SELON FLAUBERT 381

sduction sur lesprit du romancier dge mr, ni que lesclavage


soit un sujet vide de sens. Il appert seulement pour un Flaubert vieil-
lissant que :
Les mots Religion ou Catholicisme dune part, Progrs,
Fraternit, Dmocratie de lautre, ne rpondent plus aux exigences
spirituelles du moment. Le dogme tout nouveau de lgalit que
prne le Radicalisme, est dmenti exprimentalement par la
Physiologie et par lHistoire. Je ne vois pas le moyen dtablir,
aujourdhui, un Principe nouveau, pas plus que de respecter les
anciens. Donc je cherche, sans la trouver, cette Ide do doit dpen-
dre tout le reste.
En attendant, je me rpte le mot que le pre Littr ma dit un
jour : Ah ! mon ami, lHomme est un compos instable, et la terre
une plante bien infrieure40.

Stphanie DORD-CROUSL
CNRS, UMR LIRE

NOTES

1. Peu de travaux critiques se sont jusquici intresss au traitement flaubertien


de cette question, si ce nest peut-tre Sartre, par le truchement dune rflexion sur
les rapports de Leconte de Lisle avec lesclavage (LIdiot de la famille : Gustave
Flaubert de 1821 1857, Paris, Gallimard, 1988, t. 3, p. 356-357) Je remercie
Norioki Sugaya de mavoir indiqu cette rfrence.
2. Lducation sentimentale (I, 5), d. Stphanie Dord-Crousl, Paris,
Flammarion, GF, 2001, p. 154.
3. Lors du festin donn par Antipas, Des esclaves, alertes comme des chiens et
les orteils dans des sandales de feutre, circulaient, en portant des plateaux (Trois
Contes, d. Pierre-Marc de Biasi, Paris, LGE, Le Livre de Poche classique , 1999,
p. 160).
4. Cahier intime de 1840-1841 , d. Guy Sagnes, dans les uvres compltes,
Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , t. I, 2001, p. 749.
5. Lducation sentimentale (1845), d. Claudine Gothot-Mersch, dans les
uvres compltes, t. I, p. 957.
6. Ibid., p. 294.
7. Ibid., p. 748.
8. Lettre Ernest Chevalier du 14 novembre 1840 (Correspondance, d. Jean
Bruneau, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , t. I, 1973, p. 75).
9. Marchands desclaves.
10. Voyage en Orient, d. Claudine Gothot-Mersch et Stphanie Dord-Crousl,
Paris, Gallimard, Folio , 2006, p. 205.
11. Lettre du 2 dcembre 1849 (Correspondance, t. I, op. cit., p. 543).
12. Voyage en Orient, op. cit., p. 136.
382 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

13. Ibid., p. 607.


14. Lettre sa mre du 22 novembre 1849 (Correspondance, t. I, op. cit., p. 531).
15. Voyage en Orient, op. cit., p. 141.
16. Ibid., p. 156.
17. Ibid., p. 118.
18. Lettre du 2 dcembre 1849 (Correspondance, t. I, op. cit., p. 545).
19. Lettre du 24 mars 1850 (Ibid., p. 611-612).
20. Voyage en Orient, op. cit., p. 151-152.
21. Lettre du 6 ou 7 aot 1846 (Correspondance, t. I, op. cit., p. 278). La compa-
raison, radicalise, se trouvait dj dans Novembre : il sapitoyait plus sur les serins
en cage, battant des ailes quand il fait du soleil, que sur les peuples en esclavage
(dans les uvres compltes, op. cit., t. I, p. 823).
22. Lettre du 26 aot 1846 (Correspondance, t. I, op. cit., p. 314).
23. Lettre du 9 dcembre 1852 (Correspondance, t. II, 1980, p. 204).
24. Lettre du 5 octobre 1861 (Correspondance, t. III, 1991, p. 929).
25. Lettre Melle Leroyer de Chantepie du 18 mai 1857 (Correspondance, t. II, op.
cit., p. 718).
26. [] louvrier, vu linsuffisance des salaires, tait plus malheureux que
lilote, le ngre et le paria (p. 215).
27. Il tait plus heureux, ce pauvre peuple, quand les seigneurs et les vques
tempraient labsolutisme du roi. Les industriels maintenant lexploitent. Il va
tomber en esclavage ! (Bouvard et Pcuchet, d. Stphanie Dord-Crousl, Paris,
Flammarion, GF, 2008, p. 345).
28. Bibliothque municipale de Rouen, ms g226 (6) f176. Une dition en ligne
de ces dossiers documentaires, soutenue par lANR, est en cours de ralisation par
une quipe internationale sous la direction de Stphanie Dord-Crousl
(http://dossiers-flaubert.ish-lyon.cnrs.fr).
29. Cet extrait est recopi dans la rubrique : Excitation socialistes la haine
(ms g226 (5), f280) des pages prpares pour le second volume de Bouvard et
Pcuchet.
30. Lettre Louise Colet des 15-16 mai 1852 (Correspondance, t. II, op. cit.,
p. 91).
31. Lettre George Sand du 7 octobre 1871 (Correspondance, t. IV, 1998, p. 384).
Dans des perspectives diffrentes, voir ce sujet Antoine Compagnon, La Troisime
Rpublique des lettres. De Flaubert Proust, Paris, Le Seuil, 1983, en particulier
p. 271-282 ; et Gisle Sginger, Flaubert, une potique de lhistoire, Presses
Universitaires de Strasbourg, 2000, p. 64-79.
32. Lettre George Sand du 12 octobre 1871 (Correspondance, t. IV, op. cit.,
p. 394-395).
33. Lettre George Sand du 29 septembre 1866 (Correspondance, t. III, op. cit.,
p. 537).
34. Ms g227, f2.
35. Article barr sur le ms g227 f26.
36. Madame Bovary, d. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Garnier, 1971, p. 336.
37. Ms g226 (6) f304 verso.
38. Ms g226 (6) f143.
39. Ms g226 (7) f119 verso.
40. Lettre George Sand de la fin dcembre 1875, (Correspondance, t. IV, op.
cit., p. 1000)
VIII

APRS LESCLAVAGE
POSTRITS ANGLOPHONES ET FRANCOPHONES
DES RCITS DESCLAVES :
REGARDS VERS LE XXe ET LE XXIe SICLES

JUDITH MISRAHI-BARAK

Les travaux qui sont prsents dans ce volume sur les multiples
faons dont la littrature et la philosophie franaise ont t traver-
ses et travailles, parfois modeles, par le thme de lesclavage tout
au long du XVIIIe et XIXe sicles, prennent davantage de relief si
une comparaison est effectue entre littrature en franais et littra-
ture en anglais, de mme quentre les sicles. Des jeux de miroirs
simposent, dune part entre labondance des rcits desclaves la
premire personne slave narratives publis en Angleterre ou
aux tats-Unis entre 1760 et 1865 (Roger Little a montr pourquoi
ce type de rcit desclave tait absent en langue franaise), et dautre
part entre les XVIIIe-XIXe sicles et les XXe-XXIe sicles qui voient
natre toutes sortes de rcritures de ces rcits originels, plusieurs
gnrations aprs labolition de lesclavage. Les questions de conti-
nuit et de diversit seront au cur de ces alles et venues thmati-
ques et spatio-temporelles, celle des variations gnriques aussi
puisque ce sont en apparence de nouveaux rcits desclaves qui sont
crits et publis entre 1947 et 2009. Je voudrais dans un premier
temps rappeler brivement cette abondance de la littrature de les-
clavage en anglais, les diffrentes tapes de son volution ainsi que
ses constances formelles pour minterroger ensuite sur les raisons
esthtiques et politiques des choix littraires qui ont t faits et sur
le renouvellement des formes que prennent ces avatars contempo-
rains, principalement autour des questions de polyphonie, de genre
et de voix.

CADRES ET DFINITIONS

Quelques cadres et dfinitions tout dabord, qui montreront que


les rcits desclaves originels et les avatars contemporains de ces
rcits desclaves sont lis autant par leurs traits communs que par
leurs diffrences. Pour ce qui est des premiers, la plupart des criti-
ques et historiens saccordent penser que les deux aspects essen-
386 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

tiels sont la date de publication et le fait que la narration se droule


sous forme de rcit homodigtique. Pour Henry Louis Gates Jr., les
deux premiers rcits desclave sont le rcit de Briton Hammon,
Narrative of the Uncommon Sufferings, and Surprizing (sic)
Deliverance of Briton Hammon, a Negro Man, en 1760, et celui
de James Albert Ukawsaw Gronniosaw, A Narrative of the Most
Remarkable Particulars in the Life of James Albert Ukawsaw
Gronniosaw, An African Prince, Written by Himself, publi en 1772.
Dans lintroduction The Slaves Narrative, Gates justifie la priode
entre 1760 et 1865 comme tant opratoire pour ltude des rcits
desclaves en disant quaprs labolition de lesclavage aux tats-
Unis, la ncessit pour lesclave de scrire dans la communaut
humaine et sociale afin de pouvoir exister travers lutilisation de la
premire personne, steignait delle-mme1. Si 1760-1865 est effec-
tivement la grande priode du rcit desclave en anglais, avec
quelque six mille ouvrages rpertoris ce jour, il faut cependant
noter que des tmoignages oraux et crits danciens esclaves ont
encore t transcrits jusquen 1940, principalement aux tats-Unis.
Au milieu du XXe sicle, alors quon pensait la priode de les-
clavage rvolue, quelques romans de lesclavage revisit en franais
sont publis pendant les deux dcennies de limmdiat aprs-guerre
Bagamba, ngre marron (1947) de Ren Clarac, Dominique,
ngre esclave de Lonard Sainville (1951), DJhbo, Le Lviathan
noir de Csar Pulvar en 1957, Au Seuil dun nouveau cri de Bertne
Juminer en 1963, et enfin Le Quatrime sicle dEdouard Glissant
en 1964. Ce roman fut suivi de celui de Simone Schwartz-Bart, Un
Plat de porc aux bananes vertes en 1967, qui peut tre assimil ce
que jappellerais le roman des descendants. Dans laire anglophone,
cest le roman de Margaret Walker en 1966, Jubilee, qui secoue les
consciences et rveille les fantmes, crant un impact plus important
que celui cr par les romans en franais. Margaret Walker lance ce
que lon appellera par la suite les neo-slave narratives, ce que je me
risquerai dnommer neo-rcits desclaves ou romans de lescla-
vage de faon souligner la diffrence entre le rcit originel et la
rcriture romanesque (il est dailleurs intressant de constater lab-
sence officielle de terme en franais, comme si cela permettait de
gommer la vitalit de ce genre). Cinq ans aprs Margaret Walker,
Ernest Gaines publie The Autobiography of Miss Jane Pittman. En
1975, cest au tour de Gayl Jones de publier Corregidora, puis
Ishmael Reed Flight to Canada en 1976, la mme anne que Roots
de Alex Haley. En vingt ans donc, quatre ou cinq des crivains
considrs comme importants parmi les crivains afro-amricains,
REGARDS VERS LE XXe ET LE XXIe SICLES 387

publient ces romans dans lesquels ils se tournent vers cette priode
que beaucoup pensaient pouvoir rayer dun trait de plume. Pendant
cette mme priode, ce sont des dizaines de romans de lesclavage
qui trouvent diteur, jusque dans les annes quatre-vingts avec par
exemple Beloved, de Toni Morrison en 1987, ou Dessa Rose, de
Shirley Williams, la mme anne, ou encore Kindred, de Octavia
Butler en 1988.
Il faut attendre une vingtaine dannes aprs la parution de
Jubilee pour quune dfinition soit formule par la critique anglo-
saxonne et que ces rcits desclave dun genre nouveau prennent
vritablement place dans le canon de la littrature amricaine. Cest
Bernard Bell qui, le premier, invente le terme de neo-slave narra-
tive dans un ouvrage gnral sur The Afro-American Novel and its
Tradition publi en 1987. Ashraf H. A. Rushdy, douze ans plus tard,
dans son ouvrage Neo-Slave Narratives : Studies in the Social Logic
of a Literary Form, reprend le terme et approfondit ltude de la
dimension littraire et politique. La dfinition quil donne de ces
romans comme des romans contemporains qui adoptent la forme et
les conventions des rcits la premire personne davant 1865, est
toujours une rfrence dix ans plus tard2. Rushdy a fort bien expli-
qu comment il est ais dinterprter cette rsurgence dintrt pour
la priode de lesclavage en la resituant dans le contexte du mouve-
ment pour les droits civiques aux tats-Unis pendant les annes
soixante et les transformations qui ont eu lieu dans le domaine poli-
tique, social et institutionnel. Les relectures dans lesquelles se sont
engags les crivains dune histoire jusque-l crite selon une pers-
pective unique ont permis une rinterprtation globale de la priode
de lesclavage et surtout une mise en regard du pass et du prsent.
De la mme faon que Jubilee a lanc la deuxime vague des
rcits-romans de lesclavage, le roman de lcrivain cariben Caryl
Phillips, Cambridge, publi en 1991, remet sur le mtier ce genre
protiforme et lance la troisime vague des critures-rcritures de
lesclavage. Dans le sillage de Phillips, dautres crivains de la dias-
pora caribenne publient tour de bras dautres neo-rcits descla-
ves : Dionne Brand, Michelle Cliff, Fred DAguiar, David
Dabydeen, David Anthony Durham, Beryl Gilroy, Paule Marshall,
entre autres. Cette mergence renouvele entrane dautres publica-
tions dans le monde littraire nord-amricain, tats-Unis et Canada :
on pense aux romans de Patricia Eakins, Lawrence Hill, Valerie
Martin, Phyllis Perry, entre autres. Comme on lavait not pour les
annes cinquante et soixante, des romans desclave sont publis en
franais dans ces mmes dcennies de la deuxime moiti du XXe
388 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

sicle et du dbut du XXIe : Moi, Tituba, sorcire noire de Salem,


publi par Maryse Cond en 1986, La Multresse Solitude dAndr
Schwartz-Bart en 1996, ou encore LEsclave vieil homme et le
molosse de Patrick Chamoiseau en 1997 et Ngre Marron de
Raphal Confiant en 2006. Labondance est moindre, certes, mais la
rcriture est l. Il me semble que, outre les lments de structure
formelle, le point de convergence des romans anglophones et fran-
cophones de cette troisime vague qui vient de la Carabe, se creuse
autour de la problmatique du dtour (Edouard Glissant). Le slave
narrative est un genre quasiment inconnu la Carabe. Aucun rcit
desclave en franais dans la Carabe francophone. Presquaucun en
anglais, lexception du rcit de Mary Prince, The History of Mary
Prince, a West Indian Slave, publi en 1831. Pourtant, les crivains
contemporains caribens se lancent dans des rcritures de ce genre
jamais pratiqu en tant que rcit homodigtique la Carabe. Ils
renouvellent donc, selon leurs propres termes, un genre principale-
ment exerc par leurs confrres afro-amricains des gnrations
prcdentes, au XVIIIe et XIXe sicles, puis dans les annes
soixante. En procdant par emprunt, par dtour, et de faon indi-
recte, de faon trans-nationale, trans-gnrique et trans-textuelle, ils
parviennent accder une mise en criture jusqualors impossible
et sans doute pointer la ncessit, dans la deuxime moiti du XXe
sicle et la premire dcennie du XXIe, de remettre nouveau sur le
mtier la question de lesclavage et de son criture.

MODALITS 1 : MULTIPLICITS DIGTIQUES

Les modalits selon lesquelles ce renouvellement a lieu, en deux


vagues (annes soixante et annes quatre-vingt-dix), mritent que lon
sy attache. On peut penser dans un premier temps quil est facile
dtablir des catgories claires qui seraient opratoires pour distinguer
les rcits desclaves originels de leurs rcritures: des rcits dun ct,
des romans de lautre ; des tmoignages vcus dun ct, des recra-
tions fictionnelles de lautre ; une voix narrative homodigtique
unique dun ct, des voix narratives pas ncessairement homodig-
tiques et pas ncessairement uniques de lautre Les choses ne sont
bien sr pas si distinctes. Pour ce qui est de la sparation entre fait
historique et fiction, nous savons que lon ne peut gure sparer les
deux, quimagination et puissance cratrice simmiscent ncessaire-
ment dans la narration des faits et que les rcritures fictionnelles
contemporaines sappuient ncessairement, leur tour, sur des faits,
quils soient rapports travers des documents ou des rcits. Que
REGARDS VERS LE XXe ET LE XXIe SICLES 389

faire, par exemple, dun texte comme celui que Harriet Wilson publie
en 1859, Our Nig, premier texte qui reprend le moule du rcit d e s-
clave sans en tre un et qui est souvent considr comme le premier
roman afro-amricain? De mme, avant de considrer les avatars
contemporains de ces rcits, on peut dj se poser la question de la
voix narrative pour les premiers rcits : prsents comme des tmoi-
gnages et des rcits autobiographiques, ces textes ne sont pourtant pas
monologiques puisquils font aussi entendre, outre la voix des escla-
ves qui nont pas eu la possibilit de publier, celle des abolitionnistes
qui ont guid la plume des auteurs alors que ceux-ci taient esclaves
ou anciens esclaves3.
Si dimension collective, dualit et multiplicit sont dj des
lments sous-jacents du rcit desclave, elles sont nanmoins mises
en vidence, amplifis et thorises par les auteurs contemporains
des rcritures. La dimension dialogique y est revendique de faon
consciente et dlibre au lieu dtre simplement sous-jacente. Dans
Crossing the River de Caryl Phillips, dans The Longest Memory ou
Feeding the Ghosts de DAguiar, par exemple, le lecteur peut se
rendre compte ds la page du sommaire quil naura pas affaire une
narration monologique mais bien plutt polyphonique chaque
personnage son chapitre ou sa partie. De la mme faon que dans le
roman de Faulkner As I Lay Dying, la voix de chaque personnage se
fait entendre dans une relation dialogique avec celle des autres
personnages, jamais pour elle-mme de faon isole.
Si les voix des personnages entrent en cho les unes avec les
autres, le texte contemporain entre aussi en relation avec les textes
prcdemment crits. Le dialogisme, comme Ledent le montre bien,
est autant externe quinterne, Phillips par exemple ncrit pas sans
rfrence constante aux rcits desclaves. Cambridge repose ainsi
sur une trans-textualit fortement marque : The Interesting
Narrative of the Life of Olaudah Equiano, or Gustavus Vassa, the
African, de Olaudah Equiano, The History of Mary Prince, a West
Indian Slave, en particulier, mais aussi Journal of a West India
Proprietor de Matthew Lewis, ou le journal de Lady Nugent. Cette
structure met au premier plan le fait que lesclavage tait un systme
global lintrieur duquel les acteurs taient multiples et ne
pouvaient pas toujours tre rduits aux seuls rles de victime et
doppresseur. Cest ce qui est suggr aussi par cette polyphonie :
nous ne pouvons plus considrer lheure actuelle quune seule voix
doit tre entendue, tous les acteurs ont eu leur rle et il nous revient
de les entendre tous. Il y a donc une volont affiche de sortir de la
binarit victime-oppresseur, esclave-matre.
390 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

De plus, il ny a pas seulement des rfrences la littrature de


lesclavage The Longest Memory peut aussi tre lu comme une
rcriture de Romeo et Juliette, certaines citations faisant explicite-
ment rfrence la pice de Shakespeare ; John Donne, William
Blake font aussi partie des rfrences ; Feeding the Ghosts est en
partie une rponse au pome de Derek Walcott, The Sea is
History . Ainsi, mme si les rcits desclaves ntaient pas
proprement parler monologiques, polyphonie et dialogisme sont tout
de mme des lments qui nexistaient pas dans une aussi grande
mesure dans les textes du XVIIIe et XIXe sicles la mise en rela-
tion, ostentatoire dans sa multiplicit, est maximale, devenant vri-
table conscience dialogique. Cest une rcriture de lhistoire qui se
constitue, une histoire qui a trop longtemps t raconte sous un seul
angle et dune seule voix.
Cest cette mme conscience dialogique qui porte la narration du
roman de Phillips, Cambridge, entirement fond sur la rfrence
aux premiers rcits desclaves ou aux journaux des propritaires de
plantations, multipliant encore davantage les points de vue et les
perspectives, ne se limitant pas non plus au point de vue ni la voix
de lesclave. Comme cela a t suggr prcdemment, Olaudah
Equiano est prsent comme Matthew Lewis, Mary Prince comme
Lady Nugent. Phillips construit sa potique mnmonique sur le
palimpseste des rcits desclaves originels, entre montage (frag-
ments de textes juxtaposs) et pastiche (passages qui imitent ces
mmes textes) 4. Un questionnement autour de la mmoire, quelle
soit historique ou textuelle, merge. Il sagit aussi dcrire ce qui na
pas t crit avant, de faire entendre ce qui a t oblitr.
Si on peut comprendre ainsi la technique de montage utilise par
Phillips (donner lire un texte nouveau travers des textes anciens,
juxtaposs de telle faon quils dlivrent du non-encore lu par-del
le dj-lu), cette thique de la rcriture est aussi au centre du texte
de Patrick Chamoiseau, LEsclave vieil homme et le molosse, qui re-
prsente les critures de lesclavage et particulirement les romans
du marronnage dont quelques exemples ont t cits au dbut de
cette contribution. La lecture du roman de Chamoiseau place vrita-
blement les avatars contemporains des rcits desclaves dans une
problmatique du rapport aux textes prcdents. Marie-Christine
Rochmann dit trs bien, propos du roman de Chamoiseau, que
jamais texte sur le marronnage na t aussi ouvertement en lutte
contre le dj-dit, le dj-crit et en mme temps autant son
coute5 . Tout en faisant rfrence aux romans du marronnage des
gnrations prcdentes, popes prolixes et le plus souvent ralis-
REGARDS VERS LE XXe ET LE XXIe SICLES 391

tes, Chamoiseau condense et rduit, rcrit en supprimant (person-


nages, descriptions, contexte, etc), comme sil voulait parvenir une
forme matricielle du roman desclave. Rochmann interprte le texte
menu de Chamoiseau comme une entreprise qui trouve sa source
dans labstraction, la gnralisation, le dpouillement circonstan-
ciel le plus extrme6 , une entreprise dlagage, de raclage, de
condensation7 , ou encore de rature8 . La rfrence un autre
texte se fait aussi travers ce que Chamoiseau appelle un entre-dire,
ces citations tires de luvre de Glissant et mises en exergue au
dbut de chaque chapitre, installant les deux textes dans une co-
prsence. Que ce soit le texte de Phillips ou celui de Chamoiseau, le
texte est devenu plusieurs lui tout seul, et unique tout la fois.

MODALITS 2 : MULTIPLICITS NARRATIVES


ENTRE HISTOIRE ET FICTION

Cette problmatique de la multiplicit et du divers se retrouve de


faon tout aussi tangible dans les manipulations et les jeux auxquels
les auteurs contemporains se livrent. En premier lieu, limpossibilit
de sparer fait et fiction, histoire et mmoire, donne naissance un
texte hybride lintrieur duquel limagination refaonne le fait
historique selon une problmatique que Fred DAguiar appelle
limagination intuitive, reprenant lexpression utilise par Wilson
Harris9. Je citerai brivement quatre exemples de rcritures du rcit
desclave : Feeding the Ghosts de Fred DAguiar ; le roman The
Harlots Progress de David Dabydeen et son pome Turner , ainsi
que Cambridge de Caryl Phillips. DAguiar sinspire pour Feeding
the Ghosts dun fait historique qui a eu lieu en 1783, lorsque, bord
du ngrier le Zong, 133 esclaves mourants ou malades sont jets par-
dessus bord suite la dcision du capitaine Cunningham, version
fictionnalise du vritable capitaine du bateau, Luke Collingwood.
Pour les marchands desclaves en effet, il tait souvent plus lucratif
de rclamer largent de lassurance que de vendre un esclave mal en
point. DAguiar construit son roman autour du personnage de
Mintah, une Africaine qui remonte sur le bateau aprs avoir t jete
la mer. Les trois parties donnent toutes les trois un point de vue
diffrent et font entendre des voix diffrentes. La premire partie se
droule lintrieur dune narration omnisciente mais qui est dcou-
pe par une focalisation tantt interne, tantt externe, comme dmul-
tiplie de lintrieur. La seconde donne voir et entendre le procs
intent par les assureurs contre le capitaine, tandis que la troisime
livre enfin la voix homodigtique de Mintah racontant sa propre
392 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

histoire. Ce qui manque de faon vidente est le journal que Mintah


rdige une fois quelle est remonte sur le bateau et quelle se cache,
bnficiant de laide du cuisinier simple desprit, Simon, lui aussi
victime malheureuse de lquipage. Cet pisode du Zong est, on le
sait, ce qui a inspir le peintre J. M. W. Turner pour Slavers
Throwing Overboard the Dead and Dying Typhon Coming on ,
en 1840. Ce tableau a inspir son tour Dabydeen lorsquil a crit
son pome Turner .
Dabydeen utilise un peu de la mme manire des personnages
historiques quil place sous langle de la fiction. The Harlots
Progress dont le titre vient de la srie des six gravures de Hogarth au
sujet de la vie de la prostitue Moll Hackabout, est centr sur un
personnage tir de la deuxime gravure, un petit garon noir, servi-
teur-esclave de Moll. Dans le roman, ce petit Africain, devenu
adulte, est encourag par un certain Thomas Pringle raconter son
histoire, un peu comme les abolitionnistes qui encourageaient les
esclaves et anciens esclaves leur livrer leur rcit soit dit en
passant, les clins dil ici sont multiples, puisque le vritable
Thomas Pringle tait le secrtaire de la English Anti-Slavery Society
et quil tait aussi lemployeur de Mary Prince, lencourageant
crire son History of Mary Prince, a West Indian Slave. Dans la
fiction de Dabydeen, il sera difficile dobtenir le rsultat escompt
le rcit obtenu sera au contraire plein de contradictions et de
retournements, paradoxal, multiple et divers. La voix que lon
entend nest en tout cas pas celle qui a longtemps domin : cest celle
du petit serviteur que lon voit peine dans le coin de la gravure
(The Harlots Progress), ou encore celle de lAfricain en train dtre
dchiquet par les requins au premier plan du tableau de Turner et
qui devient la voix narrative principale du pome de Dabydeen,
Turner .

MODALITS 3 : MULTIPLICITS GNRIQUES

Une libert nouvelle est acquise par la transformation du texte,


dans le jeu gnrique auquel se livrent les crivains contemporains.
Sils empruntent le moule du rcit desclave, la rcriture en fait un
objet tout fait autre et cette esthtique de la transformation et de la
multiplicit passe aussi par la manipulation gnrique. La question
du genre a bien sr hant crivains, philosophes et lecteurs depuis
des sicles est-ce un obstacle, est-ce un outil ? De quelle faon le
genre interfre-t-il avec la lecture ? Donne-t-il un cadre lintrieur
duquel une libert peut tre fonde ? Donne-t-il une norme qui nest
REGARDS VERS LE XXe ET LE XXIe SICLES 393

faite que pour tre refuse ? Est-ce quune uvre vritable ne


renverse pas ncessairement la norme gnrique quelle tait cense
intgrer ? Dune attitude normative hrite de Platon et dAristote,
une conception essentialiste dveloppe au XVIIIe sicle, le lecteur
et le critique du XXe et XXIe sicles bnficient dune dfinition
beaucoup plus souple de ce quest un genre littraire10. lintrieur
des littratures postcoloniales, on peut se demander sil y a une
spcificit de la question gnrique. La relation est-elle la mme
entre un texte postcolonial et le cadre gnrique de rfrence quen-
tre un texte non-postcolonial et le genre auquel il appartient ? La
relation ne peut tre la mme tant donn que lhritage littraire a
t transmis de force, impos selon la tradition coloniale du texte
comme outil de colonisation. La Carabe ayant t soumise des
influences littraires et esthtiques si multiples, il est comprhensi-
ble que le rapport linstitution du genre et du canon littraire soit
extrmement complexe. La rcriture se situe dans une problmati-
que de la filiation et de laffiliation, de lhritage et du rejet de ce
mme hritage. Lmancipation ultime du descendant de lesclave
ou de lancien esclave passe aussi par le choix, et le rejet, et la mta-
morphose, de la forme.
Lorsque Phillips, DAguiar, Chamoiseau ou Dabydeen crivent
de nouveaux romans desclaves, ils ncrivent pas lintrieur du
mme genre mais crivent de faon re-lire. Cest donc aussi la
raison pour laquelle il y a autant de fluctuations gnriques autour
de ces avatars : romans htrodigtiques ou homodigtiques,
pseudo-autobiographies, romans o voix narratives et focalisations
sont multiples, il faut aussi signaler des critures qui nauraient
jamais pu prendre place au cours du XVIIIe ou du XIXe sicle. On
peut mentionner cet gard le roman en vers de DAguiar,
Bloodlines, qui relate lhistoire damour improbable entre une
esclave noire, Faith, et son violeur blanc, Christy, fils du propritaire
de la plantation o Faith travaille. Le lecteur se rend peu peu
compte que le narrateur homodigtique est en fait le fils de Faith et
Christy, et la question quil se pose est la question que posent toutes
les rcritures, celle de lhritage. Comme dans The Longest
Memory, les chapitres de Bloodlines portent le nom de personnages
diffrents presque chaque fois. Pourtant, le fait que le roman soit
crit en ottava rima pose la question de la vraisemblance aucun
esclave ou ancien esclave, mme aid par les groupes dabolitionnis-
tes, naurait pu crire et encore moins publier un roman en vers.
Lillusion de la reconstitution ou mme de la reconstruction est donc
dlibrment mise mal : le monde de la plantation nest pas recons-
394 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

truit et encore moins reproduit, il est mis distance travers lima -


gination intuitive et la cration potique de faon pouvoir scruter
et questionner le prsent travers le prisme du pass .
En se donnant une contrainte formelle forte (que ce soit ottava
rima ou le genre mme dans lequel sinscrit le texte), lcrivain
souligne si ncessaire que la visite renouvele du monde de la plan-
tation se fera dans la douleur. Lcrivain ne facilitera pas les choses
son lecteur. Cest aussi ce qui se produit dans la difficult de lcri-
ture de LEsclave vieil homme et le molosse (1997).
Deux autres romans travaillent contre la loi du genre en la trans-
gressant : Moi, Tituba sorcire noire de Salem (1986) de Maryse
Cond, une autre des rcritures en franais parmi les plus frappan-
tes car les plus dcales et les plus inclassables ; et The Polished
Hoe, roman de Austin Clarke qui a obtenu le Giller Prize en 2003.
Dans le premier, Moi, Tituba sorcire noire de Salem, cest de la
vraisemblance et de la fidlit historique que lcrivain fait fi,
forant son lecteur faire le grand cart entre la chasse aux sorci-
res Salem, Massachussets, en 1692, et lesclavage dans larchipel
de la Carabe. Tituba a bel et bien exist Salem, mais elle tait
amrindienne et non pas noire. Dans le deuxime roman cit, The
Polished Hoe, cest la structure temporelle du rcit desclave qui est
modifie de telle sorte que le rcit desclave ne soit plus reconnais-
sable en tant que tel. Roman des descendants, la confession du
personnage principal se condense en vingt-quatre heures de temps
digtique pour cinq cents pages de lecture. Roman confessionnel
qui est aussi un roman la frontire du juridique et du roman poli-
cier, The Polished Hoe brouille toutes les frontires gnriques.
En rgle gnrale et de faon paradoxale, les rcritures ne
rcrivent pas mais plutt crivent ce qui navait pas pu tre crit,
elles rvisent et rectifient. Cest sans doute la raison pour laquelle il
y a autant de variations gnriques dans ces avatars, comme sil
fallait trouver lintrieur du cadre gnral des avenues nouvelles.
ce sujet, de nombreux auteurs sessayent dautres genres que le
rcit revisit par le roman : posie et thtre sont aussi lhonneur
avec des pomes dElizabeth Alexander, de Robert Hayden, de
Clarence Major ou Dorothea Smart, ou les pices de thtre de
Robbie Mc Cauley ou Susan Lori Parks, des genres qui navaient
jamais t utiliss par les gnrations prcdentes. Mme lint-
rieur du genre romanesque, ce qui est mis au premier plan naurait
jamais pu tre crit dans les premiers rcits une scne de mastur-
bation fminine dans Moi, Tituba sorcire noire de Salem, une scne
de viol dans le mme roman ou de tentative de viol dans Feeding the
REGARDS VERS LE XXe ET LE XXIe SICLES 395

Ghosts, ou encore le choix de Lawrence Hill de consacrer les


premiers chapitres de The Book of Negroes (2007) la priode de
lenfance en Afrique, raconte par la narratrice autodigtique, puis
la longue marche que les Africains devaient faire pour rejoindre les
ctes aprs avoir t faits prisonniers. Il faut dire voix haute ce qui
a t censur par les premiers rcits desclaves.

VERS UN PRSENT AU-DEL DU TRAUMA

La mobilit gnrique, la flexibilit de lcriture, la multiplica-


tion des points de vue, la polyphonie narrative sont les lments de
lmancipation de lcriture. La trans-gnricit du neo-slave narra -
tive se fait en association lintime avec le travail sur lhistoire et la
mmoire ce que Toni Morrison appelle re-memory , mais la
dynamique se porte en fait contre un devoir de mmoire qui ne serait
que devoir de mmoire, contre une musification du pass. Le vri-
table objet de ces rcritures est en fait daccder enfin au nud du
trauma afin de pouvoir le dissoudre. Pour le prsent. Il ne sagit pas
dun trauma direct, mais bien de ce que Marianne Hirsch appelle
post-memory , cest--dire selon ses termes la rponse de la
seconde gnration au trauma de la premire11. Les rcits desclaves
du XVIIIe et XIXe sicle taient certainement une rponse imm-
diate ce trauma de la dportation dans les plantations. Mais le fait
que le moule du slave narrative ait t repris et travaill plusieurs
reprises et des priodes diffrentes est bien le signe que le trauma,
reu en hritage, est toujours vivace. Comment les deuxime, troi-
sime ou quatrime gnrations ont-elles pu surmonter ce trauma
quelles nont pas vcu directement et qui a longtemps t occult et
pass sous silence, en dominant malgr tout la vie des gnrations
suivantes ? 12
Le contrle accru de la forme du texte organis autour de moda-
lits de la multiplicit, participe de ce travail post-mmoriel
luvre dans lcriture des neo-rcits desclave. Le choix du poly-
morphisme de lcriture lintrieur de contraintes formelles, tant
dans les textes anglophones que francophones, libre lcrivain et
ses contemporains du moule de la tradition. Notre prsent dpend de
cette mancipation.

Judith MISRAHI-BARAK
Universit Montpellier 3, Cerpac, EA 741
396 LITTRATURE ET ESCLAVAGE

NOTES

1. Henry Louis Gates Jr., The Slaves Narrative, Oxford, Oxford University
Press, 1985.
2. Ashraf H. A. Rushdy, Neo-Slave Narratives : Studies in the Social Logic of a
Literary Form, New York, Oxford University Press, 1999, p. 3.
3. Bndicte Ledent examine cet aspect de la question dans Slavery Revisited
through Vocal Kaleidoscopes : Polyphony in Novels by Fred DAguiar and Caryl
Phillips , dans Revisiting Slave Narratives, Judith Misrahi-Barak (dir), Montpellier,
Service des Publications de Montpellier III, 2005, p. 281-293.
4. Lars Eckstein, Re-Membering the Black Atlantic On the Poetics and Politics
of Literary Memory, Amsterdam & New York, Rodopi, Cross-Cultures 84 ,, 2006.
5. LEsclave vieil homme et le molosse, roman de la rcriture , dans
Revisiting Slave Narratives, op. cit., p. 455-470.
6. Ibid., p. 457.
7. Ibid., p. 460-461.
8. Ibid., p. 470.
9. Fred DAguiar, How Wilson Harriss Intuitive Approach to Writing Fiction
Applies to Writing Novels about Slavery , Les Carnets du Cerpac 2, Judith Misrahi-
Barak (dir.), Montpellier, Service des Publications de Montpellier III, 2005, p. 21-35.
10. Voir Grard Genette et al. Thorie des genres, Paris, Seuil, 1986, ainsi que
Jean-Marie Schaeffer, Quest-ce quun genre littraire ? Paris, Seuil, 1989.
11. Past Lives : Postmemories in Exile , dans Exile and Creativity : Signposts,
Travelers, Outsiders, Backward Glances, Susan Rubin Suleiman (dir.), Durham et
Londres, Duke University Press, 1998, p. 418-446.
12. Surviving Images : Holocaust Photographs and the Work of Postmemory ,
Yale Journal of Criticism, n 14 -1, 2001, p. 5-37, 12.
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LISTE DES AUTEURS

Sarah AL-MATARY (Universit Lyon 2, EA Passages 20-21)


Marie-Laure AURENCHE (Univerist Lyon 2, UMR LIRE)
Olivier BARA (Univerist Lyon 2, UMR LIRE)
Klaus BENESCH (Universit de Munich)
Carminella BIONDI (Universit de Bologne, Italie)
Barbara T. COOPER (Universit de New H ampshire, tats-
Unis)
Rachel DANON (doctorante Universit Grenoble 3, UMR LIRE)
Stphanie DORD-CROUSL (CNRS, UMR LIRE)
Anne DROMART (Universit Lyon 3, UMR LIRE)
Frank ESTELMANN (Universit de Francfort-sur-le-Main,
Allemagne)
Michle FONTANA (Universit Lyon 2, UMR LIRE)
Grard GENGEMBRE (Universit de Caen)
Doris KADISH (Universit Georgia, Athens, tats-Unis)
Daniel LANON (Universit Grenoble 3, EA Traverses 19-21)
Roger LITTLE (Trinity College, Dublin, Irlande)
Pierre MICHEL (Universit Lyon 2, UMR LIRE)
Judith MISRAHI-BARAK (Universit Montpellier 3, Cerpac, EA
741)
Sarah MOMBERT (ENS de Lyon, UMR LIRE)
Sarga MOUSSA (CNRS, UMR LIRE)
Michael ODEA (Universit Lyon 2, UMR LIRE)
Martial POIRSON (Universit Grenoble 3, UMR LIRE)
Frdric REGARD (Universit Paris 4-Sorbonne)
Corinne SAMINADAYAR-PERRIN (Universit Montpellier 3, EA
RIRRA 21)
Marie-Claude SCHAPIRA (Universit Lyon 2, UMR LIRE)
Franois SPECQ (ENS de Lyon, UMR LIRE)
Franoise SYLVOS (Universit de la Runion)
L E S P R I T D E S L E T T R E S

Jean SGARD
Crbillon fils. Le libertin moraliste
Franck SALAN (d.)
Marivaux subversif ?
Franck SALAN (d.)
Diderot - Rousseau. Un entretien distance
Jean DAGEN et Philippe ROGER (d.)
Un Sicle de Deux Cents Ans?
Les XVIIe et XVIIIe sicles : Continuits et Discontinuits
Catriona SETH
Les rois aussi en mouraient
Les Lumires en lutte contre la petite vrole
Catriona SETH (d.)
Imaginaires gothiques
aux sources du roman noir franais
Michel DELON et Catriona SETH (d.)
Sade en toutes lettres. Autour dAline et Valcour
Claire JAQUIER, Florence LOTTERIE, Catriona SETH (d.)
Destins romanesques de lmigration
Jean-Franois PERRIN et Philip STEWART (d.)
Du genre libertin au XVIIIe sicle
Anne DEFRANCE et Jean-Franois PERRIN (d.)
Le conte en ses paroles
La figuration de loralit dans le conte merveilleux
du Classicisme aux Lumires
Jean-Paul SERMAIN
Le conte de fes, du classicisme aux Lumires
Jean-Paul SERMAIN (d.)
Cleveland de Prvost. Lpope du XVIIIe sicle
Jean-Paul SERMAIN
Les Mille et une nuits, entre Orient et Occident
rik LEBORGNE
Figures de limaginaire dans le Cleveland de Prvost
E. LE ROY LADURIE, J. BERCHTOLD et J.-P. SERMAIN ( d .)
Lvnement climatique et ses reprsentations
(XVIIe-XIXe sicle) - histoire, littrature, musique et peinture
Jean-Charles DARMON (d.)
Le moraliste, la politique et lhistoire
de La Rochefoucauld Derrida
Robert MAUZI
Lart de vivre dune femme au XVIIIe sicle
suivi du Discours sur le bonheur de madame du Chtelet
Martial POIRSON (d.)
Le thtre sous la Rvolution
Politique du rpertoire (1789-1799)
Frdric CHARBONNEAU
Lcole de la gourmandise
de Louis XIV la Rvolution
Rgine JOMAND-BAUDRY et Christelle BAHIER-PORTE
crire en mineur au XVIIIe sicle
Laurence SCHIFANO et Martial POIRSON
Filmer le 18 e sicle
Pierre HARTMANN
Rtif de La Bretonne. Individu et Communaut
Valerio CANTAFIO CASAMAGGI et Armelle ST-MARTIN
Sade et lItalie
Lise ANDRIES
Cartouche, Mandrin
et autres brigands du XVIIIe sicle
Catriona SETH
Imaginaires gothiques
Aux sources du roman noir franais
Mara FAZIO et Pierre FRANTZ
La Fabrique du thtre
Avant la mise en scne (1660-1880-
Martial POIRSON et Jean-Franois PERRIN (d.)
Les scnes de lenchantement
Arts du spectacle, thtralit et conte merveilleux (XVIIe-XIXe s!cles)

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