Le Courage Management
Le Courage Management
Le Courage Management
des leaders
Winston Churchill
Q
u’ont en commun Platon, Aristote, Jean XXIII,
George W. Bush, Bill Clinton, John F. Kennedy et,
plus près de nous, Stephen Jarislowsky? En fait,
tous accordent au courage une importance majeure
dans la prise de décision risquée ou difficile, mais
avec des visions différentes : courage des nations, courage
des dirigeants, courage de s’opposer, courage d’avoir un com-
portement éthique. À travers les époques, le courage a tou-
jours été un mot clé dans les discours et les écrits pour mettre
en exergue les attentes envers les décideurs. Or, le courage
n’est pas l’apanage des décideurs. Il est utilisé à toutes les
sauces, que ce soit le courage politique, le courage amoureux,
le courage de diriger, le courage d’être soi, le courage héroï-
que, le courage de ses idées, le courage de dire, le courage
d’affronter la douleur, la maladie, etc.
À la fois concept flou et concept fétiche en communica-
tion, le courage dans le domaine de la gestion s’inscrit dans un
contexte où l’incertitude est décuplée par l’impact qu’exer-
cent les technologies de l’information. Le leader d’aujourd’hui
doit donc composer avec davantage de risques qu’auparavant.
I Le courage : ce qu’on en dit les comportements qui requièrent du courage. Il peut s’agir,
par exemple, de s’opposer ouvertement à des croyances bien
Courage et trait de personnalité ancrées ou encore au statu quo. Plusieurs mentionnent le cou-
Le mot «courage» vient du latin cor, qui signifie «cœur». rage de parler, de donner son opinion, de défier le point de vue
Une personne courageuse est donc quelqu’un qui possède de de la majorité, évitant ainsi la «spirale destructrice du silence»
l’esprit, de la vitalité, de la vigueur, de l’énergie, de la passion, (Perlow et Williams, 2003; Fifer, 2006). En d’autres mots, être
caractéristiques généralement associées, dans notre imaginaire, courageux consiste à être ouvert, à avoir des opinions impo
aux leaders et au leadership. La littérature sur le leadership pulaires et à agir en conséquence. Le leader courageux se
destinée au grand public confirme ce lien entre le courage et positionne non seulement comme quelqu’un de différent, mais
le leadership. Elle nous offre toutefois plusieurs conceptions également comme une cible potentielle d’hostilité et de repré-
du courage, présenté souvent comme un trait ou une caracté- sailles. La volonté de défier les normes ou les relations de
ristique d’un bon leader, intégré dans un ensemble de traits pouvoir établies (où l’individu est en zone connue, sécuritaire
et confortable) est aussi envisagée comme étant du courage
désirables, comme l’honnêteté et la crédibilité. Il est égale-
(Heifetz, 2004; Katzenbach, 1996).
ment lié à la candeur, aux buts clairs, à la rigueur et à la disci-
pline (Klein et Napier, 2003). Les leaders doivent avoir un courage de conviction; la notion
selon laquelle le courage est nécessaire si on veut poursuivre
Courage et prise de décision sa propre vision est intimement liée au leadership. Le courage
Fortement associé à la prise de décision, en particulier aux du leader est ainsi associé à son habileté à prendre énergique-
décisions les plus difficiles, le courage est fréquemment perçu ment en charge les événements difficiles et à donner une direc
comme la volonté de faire ce qui doit être fait en ce qui a trait tion claire (Lapierre, 2003). Par ailleurs, d’autres voient dans le
aux risques et aux difficultés, et ce, malgré la possibilité d’un courage la reconnaissance des habiletés ou des comportements
résultat désagréable (Van Eynde, 1998). L’habileté à agir selon requérant de la souplesse, comme le fait de reconnaître les
ses convictions face à la peur, à la douleur, au danger, au forces des autres, de partager les bons coups ou d’admettre que
doute, à l’incertitude, et même face au désespoir, caractérise son propre point de vue n’est peut-être pas le meilleur, voire
les conceptions du courage trouvées dans la littérature (Jablin, admettre ses erreurs. Le courage peut être parfois offensif,
2006; Quick et al., 2007). Un contexte de peur, d’incertitude et parfois défensif, et le même leader peut exercer ces deux
de risque semble alors essentiel pour qu’une décision soit formes à des moments différents (Jablin, 2006). Ces vues
considérée comme courageuse, ce qui met l’accent sur les contradictoires concernant ce qui constitue l’action courageuse
composantes émotionnelles de la prise de décision courageuse. indiquent que le contexte peut jouer un rôle important dans la
conception de ce qui est courageux.
Courage et comportement
D’autres auteurs soulignent que le simple fait de prendre Courage et morale
une décision difficile n’est pas une démonstration de courage; Plusieurs soulignent la dimension morale et éthique du
c’est dans l’implantation d’une telle décision que le courage courage, où celui-ci consiste à faire la bonne chose, même au
peut s’exprimer (Harris, 2000). Le courage est donc opposé à risque de perdre son emploi, sa carrière ou ses relations inter-
la rationalisation, aux excuses pour l’inaction ou à l’action inap- personnelles. Par exemple, selon Jablin (2006), pour que l’action
propriée selon les circonstances (Van Eynde, 1998). Il est par- du leader soit considérée comme véritablement courageuse,
Encadré 1
est présentée régulièrement dans la littérature comme un
exemple d’action courageuse chez un individu qui refuse À propos de l’étude
d’appuyer ou de maquiller des fraudes ou autres actes crimi-
nels. Il n’est donc pas étonnant que le courage du leader soit
souvent lié à son intégrité personnelle, à la vertu et au fait de Pour obtenir les conceptions des directeurs généraux et rendre
posséder de «bonnes» valeurs et d’agir en fonction d’elles plus claire cette réflexion construite autour du courage, nous
(Stephano et Wasylyshyn, 2005; Harris, 2000).
avons utilisé la méthode de la carte cognitive. Une carte cogni-
tive est une représentation graphique mettant en perspective
Courage et intérêts des concepts et les liens qui les unissent. Elle illustre la pensée
de l’individu qui le guide dans la perception consciente de sa
Alors que certains auteurs voient dans le gain personnel un
réalité, et ce, sur un sujet bien précis, tout en l’épurant des
résidu acceptable du courage, courage et intérêts personnels détails inutiles à une certaine généralisation (Langfield-Smith,
sont à toutes fins utiles vus comme étant opposés. Le cou- 1992). La carte cognitive est un outil qui sert à illustrer non pas
rage est largement associé aux capacités du leader de mettre une expérience, mais la conception que l’on se fait d’un sujet
les intérêts collectifs au-dessus de ses propres intérêts. Lors- issu ou non d’une expérience particulière.
que ses motivations ne sont pas celles qu’elles devraient être Les données ont été recueillies dans le cadre d’une entrevue
(c’est-à-dire qu’elles sont trop tournées vers ses intérêts per- structurée où le point de départ consistait à déterminer, avec le
sonnels), il est perçu comme démontrant un pseudo-courage sujet, les concepts considérés comme fondamentaux du courage
et non un courage authentique. de diriger. La question de départ a été formulée comme suit :
«Quels sont les facteurs qui font qu’un haut gestionnaire d’entre-
I L’étude du courage chez les leaders prise aura ou n’aura pas de courage de diriger en contexte de
fusion et quelles sont les conséquences d’avoir ou de ne pas avoir
Malgré le fait que dans la littérature destinée au grand de courage?» Par la suite, le sujet a été amené à déterminer les
public le courage apparaît fréquemment comme une compo- explications de chacun des concepts issus de la question ainsi
sante essentielle du leadership, le concept lui-même a rare- que leurs conséquences. Les cartes cognitives ainsi obtenues se
ment fait l’objet d’études scientifiques. Le lien entre le courage présentent comme un enchevêtrement de 106 à 156 concepts
et le leadership a encore moins été étudié. D’ailleurs, à ce sujet, unis par des liens de cause et de conséquence.
Jablin (2006) souligne que, même si le courage est générale- Il est important de spécifier que le but de cette étude était explo-
ment considéré comme une qualité du leadership, il a été négligé ratoire et qu’elle n’avait pas pour objectif de déterminer si ces
dans pratiquement toutes les théories socio-scientifiques. Il gestionnaires ont manifesté ou non du courage de diriger; notre
prétend que l’une des raisons en est que le courage constitue objectif était plutôt de comprendre la conception qu’ils en ont.
une notion vague, difficile à conceptualiser et à opérationnali-
ser. En conséquence, les idées qu’on trouve relativement au
courage dans la littérature, telles qu’elles ont été présentées
précédemment, peuvent être intuitives, mais elles sont basées gue à l’étude d’Aprigliano en ce sens que l’accent est mis sur
davantage sur la spéculation que sur de solides évidences des dirigeants en exercice, mais ici dans le contexte québé-
cois. Alors que demeure l’intérêt pour les antécédents et les
empiriques. La recherche concernant la nature du courage, les
conséquences du courage, son objectif premier est de com-
formes qu’il peut prendre ou la manière dont il peut être acquis
prendre comment les personnes qui sont en position de lea-
se résume à quelques études empiriques seulement.
dership, et qui ont été placées dans un contexte qui les a
Dans une de ces rares études, Aprigliano (1999) cherche exposées à un degré élevé de risque, d’incertitude et de diffi-
les sources du courage chez des leaders transformationnels cultés, comprennent le courage et le rôle qu’il joue dans l’exer-
qui sont considérés comme des habitués de l’incertitude et du cice de leur leadership. Cette étude rend compte également
risque et qui n’hésitent pas à faire face aux défis, aux conflits des implications possibles de la conceptualisation du courage
et aux menaces. Se basant sur des entrevues en profondeur de ces leaders sur la gestion des organisations en général.
réalisées avec plusieurs gestionnaires, cette auteure conclut
I
que le courage se développe à l’intersection du soi (le carac-
tère du leader), d’un ensemble d’absolus ou de valeurs fonda-
Le courage :
mentales qui suscite la passion chez le leader, d’un ensemble
ce que les résultats montrent
d’expériences de vie liées à l’exercice du courage et de la La conception des directeurs généraux a été obtenue à
réflexivité du leader (une inclination à réfléchir sur ses actions l’aide de la construction d’une carte cognitive. Les détails de
afin d’apprendre d’elles). Elle a également trouvé qu’une fois que notre méthode sont décrits sommairement dans l’encadré 1.
les leaders étaient capables de manifester du courage, ils étaient Afin de mieux situer le lecteur, nous avons illustré dans le
davantage en mesure d’actualiser leur potentiel de leadership. schéma 1 une carte cognitive d’un directeur général, dont nous
avons retenu les principaux concepts, en excluant ceux qui
Comment les leaders eux-mêmes comprennent-ils le cou-
n’avaient qu’une importance marginale.
rage et l’action courageuse? Comment définissent-ils le courage?
Dans quelles circonstances se voient-ils agir de manière coura Ces concepts liés entre eux montrent une pensée riche et
geuse? Et d’où leur vient ce courage? L’étude présentée dans dynamique. Outre qu’il en émerge une conception similaire,
cet article tente de répondre à ces questions. Elle est analo- nous avons constaté que les principaux concepts qui structu-
Schéma 1
Confiance en Résultats
Connaissances ses capacités voulus
Sentiment
Expérience d’impuissance
de travail
Goût de
Meilleur contrôle
recommencer
des événements
Mobilisation
Avoir beaucoup
Indiquer la d’initiative
Reconnaissance voie à suivre
par ses pairs
COURAGE Développement
DE DIRIGER de la carrière
77
Capacité d’avoir
un mentor
Partage de
l’information
Partage de Leadership
Travail Alliés internes la vision
en solo et externes
Le courage, c’est de passer à l’action Or, l’acte courageux est une impulsion qui semble tribu-
taire de deux grandes motivations : le contrôle et le change-
Avec des concepts comme «mobiliser», «partager», «déve-
ment. Tout d’abord, le courage de diriger permet d’«assurer le
lopper» et «s’impliquer», l’action est omniprésente dans les
contrôle des événements et le pouvoir sur eux» et d’avoir un
cartes et dans les analyses, et ce, autant en amont qu’en aval
«sentiment d’indépendance». Écoutons l’un de ces gestion-
du courage de diriger. L’action appelle le courage de diriger :
naires :
«Avoir du courage, c’est de passer à l’action, pour le bien de
l’entreprise.» Ce courage à son tour permet de reprendre le «Je savais que c’était quelque chose qui deviendrait
contrôle dans un contexte difficile ou risqué : inévitable pour l’organisation, pour la caisse. Ou bien tu
attends, tu attends, tu attends; c’est un style, ça met à
«Je sentais que je perdais le contrôle. […] Quand tu as
l’épreuve ton caractère. [Mais] je déteste l’incertitude.
le contrôle, tu n’as jamais besoin de courage. Là, il fallait
Je me suis dit : “Si on est pour embarquer dans ce jeu-
être courageux parce que je devais régler un problème
là, on va le faire maintenant. Après, on verra ce qui va
stratégique important sans que j’aie le contrôle. […] Ça
arriver.”»
n’a pas duré longtemps, peut-être trois minutes. Mais
ça a été probablement les trois minutes les plus risquées La perspective de rester maître de sa destinée est impor-
de ma carrière! Là, j’ai eu besoin de courage, parce qu’il tante et semble constituer l’impulsion à agir. Ainsi, le courage
a fallu que j’intervienne.» de diriger apparaît pour certains comme un moyen de ne pas
être vulnérable dans un contexte difficile ou risqué. Cette
conception a été amenée de manière prépondérante par les
directeurs généraux pour qui le projet de fusion a été particu-
lièrement ardu.
Schéma 2
«[Je me suis dit :] “Il faut que je voie plus loin que mon
nombril.” Je pensais vraiment au milieu, aux clients. Je
savais que ça ferait une super belle caisse. C’est sûr, à
un moment donné, tu te dis : “Je n’ai pas de filet. Je
I
Incidences, implications
et limites pratiques
Action morale, leadership, confiance et optimisme : ainsi est
n’ai rien”, mais d’un autre côté, j’y croyais à la fusion. Je
compris le courage des leaders de projets de fusions d’entre-
m’étais dit : “Peu importe ce qui arrivera au bout de tout
prises. Mais plus encore, le courage apparaît comme un
ça, ça va être une corde de plus à mon arc, et on recon-
ensemble de qualités et de motivations dynamiques et syner-
naîtra ce que j’ai fait.”»
giques. Cette conception du courage apporte un éclairage
Cette attitude positive face aux risques relatifs à la carrière novateur sur le comportement éthique, sur l’expression du
constitue une forte motivation à s’engager dans des décisions leadership et sur la gestion des compétences, notamment
menant à des actions qui requièrent un courage de diriger. Or, quant au rôle des émotions, aspects que nous discutons dans
l’optimisme est un aspect de la psychologie de ces leaders qui cette partie.
Note
1. Voir Barnard (1938), Kets de Vries et al. (1994), Lapierre (2003)
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