Outre 1631-0438 2001 Num 88 332 3895
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Résumé
Aujourd'hui largement méconnu, Désiré Charnay (1828-1915) fut un photographe célèbre en son temps pour les nombreux
clichés qu'il rapporta de ses expéditions au Mexique principalement. Cependant, prétendant servir plusieurs disciplines à la fois,
il fut aussi explorateur, anthropologue, écrivain et surtout archéologue. Ses travaux sur le passé précolombien du Mexique ont
été, durant le dernier quart du XIXe siècle, amplement commentés. Certes obsolètes aujourd'hui, ils sont, avec les importantes
collections d'objets et de moulages qu'il laissa, le témoignage de l'évolution de l'américanisme et de la vision des Amériques par
la vieille Europe.
Abstract
Although Désiré Charnay (1828-1915) is largely unknown at the present day, he was a famous photographer at his time due to
the numerous photos he brought back from his expéditions, mainly to Mexico. Infact, he devoted himself to several disciplines at
a time, he was also an explorer, an anthropologist, a writer and an above all an archaeologist. His works on the pre-Columbian
past of Mexico were largely commented during the last quarter of the XIXth century. Even though these works are today
undoubtedly out-of-date, they represent, together with the numerous objects and casts left by Charnay, a testimony to the
evolution of Americanism and the Old World's vision of America.
Mongne Pascal. Désiré Charney ou les vestiges d'une œuvre. In: Outre-mers, tome 88, n°332-333, 2e semestre 2001.
collectes et collections ethnologiques : une histoire d'hommes et d'institutions. pp. 259-276;
doi : 10.3406/outre.2001.3895
http://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2001_num_88_332_3895
Pascal MONGNE
Historien d'Art, Paris
Un américaniste oublié
Fig.1 aspect
1. — du
Désiré
scientifique,
Charney,inbientôt
: Les anciennes
cinquantevilles
ans. du
Cette
Nouveau
gravure
Monde
représente
(1885).l'explorateur sous
VESTIGES D'UNE ŒUVRE SCIENTIFIQUE 261
Repères biographiques.
1. Désiré Charnay a laissé une production impressionnante d'au moins un millier de clichés,
dont la plus grande partie est conservée à la photothèque du Musée de l'Homme de Paris.
D'autres institutions parisiennes abritent des épreuves et des vues de projections : Bibliothèque
nationale (Estampes) et Société de Géographie (Davis 1981 ; Mongne 1990 et 2000 c ; voir aussi
Jammes 1985, Laissus 1985, Roussin 1984)
Plus récemment des photographies de l'explorateur ont été localisées à la Bibliothèque
Sainte-Geneviève et à l'Institut.
2. Publié à New York en 1841 Incidents of Travel in Central America, Chiapas and Yucatan,
a été suivi en 1843 de Incidents of Travel in Yucatân. Signés par John Stephens, les deux récits
étaient illustrés de gravures réalisées par l'architecte Frederick Catherwood. Les quatre volumes
publiés du voyage connurent un immense succès en Amérique et en Europe. Sachons que les
deux explorateurs étaient déjà célèbres pour leurs récits et dessins respectifs du Proche-Orient.
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Charnay connaît alors son « apogée » scientifique. Son œuvre majeure Les
anciennes villes du Nouveau monde est publiée en 1885. À la fois
de ses travaux sur le Mexique, exposé de ses théories et récit anecdoti-
que, l'ouvrage fut en France la synthèse d'archéologie mexicaine la plus
connue de la seconde moitié du xixe siècle. L'année suivante, Charnay
de nouveau au Yucatân afin de compléter ses travaux. Cette mission
devait être la dernière dans le Nouveau monde.
La fin du siècle verra le retrait progressif de l'explorateur de la scène
scientifique, malgré une ultime expédition au Yémen, en 1895 4, et peu à
peu, le « doyen des explorateurs français » tombera dans l'oubli. Le 24 avril
3. La présence de Charnay au Mexique durant la guerre est sujette à discussion de la part des
historiographes. Bien que nous ne trouvions aucune trace de son passage dans le pays à cette
époque, il est cité à plusieurs reprises en archives, à la fois au sein de la commission scientifique
du Mexique (comme photographe auxiliaire), et envoyé par l'Empereur Maximilien au Yucatân
pour y « réaliser des photographies sous bonne escorte ». Ses véritables activités sont beaucoup
moins claires : il pourrait avoir joué un rôle plus discret « d'honorable correspondant ». Aucun
document ne permet cependant de confirmer cette hypothèse.
4. L'ultime mission de Désiré Charnay sera en fait un échec. Un manque certain de
et surtout la situation politique confuse de la région, sur laquelle l'autorité ottomane ne
s'exerçait plus, en sont les principales causes.
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5. Durant le mois de juillet 1880, Charnay installé sur les pentes du Popocatépetl, mènera des
fouilles aux lieux-dits Tenenepanco et Apatlatepitonco, puis à Mispayantla site localisé dans un
ravin au pied du volcan, et enfin à Nahualac sur les pentes de l'Iztaccihuatl, sommet voisin.
6. L'ouverture de l'Amérique latine à l'Europe, après les conflits d'émancipation, avait
favorisé la venue des voyageurs autant que des commerçants. Voyageurs-peintres et voyageurs-
collectionneurs rapporteront dans le Vieux monde objets et illustrations dès la fin des années
1820. C'est à cette époque que sont réunies tant au Mexique qu'en Europe, les premières
collections, prémices de la grande vague collectionniste du XIX° siècle. Bien que limitées en
ampleur et en nombre, pour cause d'insécurité des campagnes, des fouilles (en fait dégagement
et ramassage d'objets) ont très certainement eu lieu. Il faudra cependant attendre les travaux de
la Commission scientifique du Mexique, créée lors de l'Intervention française (1862-1867), pour
voir le développement d'une archéologie de terrain (Mongne, à paraître ; Riviale 1999).
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7. Soixante ans plus tard, l'archéologie moderne reconnaissait Tula, non seulement comme
un site effectivement toltèque, mais comme la capitale de cette culture. Charnay y fouillera deux
installations résidentielles dont il publiera la description et les plans dans Les anciennes villes
du Nouveau monde. Il s'agit très probablement des premières fouilles sur le site.
8. Une description succincte de ses fouilles a été publiée dans Les anciennes villes du
Nouveau monde. Il mènera aussi quelques sondages dans le village voisin de San Juan, et
signalera la visite de « souterrains » à environ 1,5 km à l'ouest de la pyramide de la Lune.
9. Ce n'est que bien plus tard que la reconnaissance de ces jouets, dans des niveaux stratigra-
phiques scellés, fera admettre la découverte de Charnay.
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Objets et collections.
10. Les peintures disparaissant aussitôt dégagées, Charnay aura recours à une technique
particulière d'anastylose : « ... J'avais des pinceaux ; j'envoyai immédiatement chercher des
couleurs... et pendant qu'avec une éponge j'humectais la muraille, Menendez recouvrait de
couleur les figures géométriques dont se composait la décoration... ».
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Fig. 2. — « Aguador », porteur d'eau de Mexico. Vue probablement tirée d'une photographie de
l'explorateur. Cette gravure illustre l'éclectisme de l'ouvrage « Les Anciennes villes du
Monde », dans lequel elle parut, et qui était consacré primitivement à l'archéologie.
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Les moulages.
11. « ...Le directeur qui est fou s'inquiète de mes moindres démarches et prétend que j'ai déjà
fait partir une foule de choses dans des balles de henequen, balles qui ont à la presse hydraulique
subi une pression de plus de 100 000 kg !... » (1881, archives nationales). En fort mauvais termes
avec certains membres de l'administration mexicaine, Charnay connaîtra de grandes difficultés à
récupérer les produits de ses fouilles. Plusieurs centaines de pièces provenant des campagnes de
1880-1882 furent ainsi bloquées durant vingt ans, et ne regagnèrent Paris qu'en 1900.
12. Aux belles pièces aztèques (statuaire et bas-relief) qui avaient séduit les collectionneurs et
les amateurs de la période romantique, avaient succédé les petits objets, utilitaires en grande
partie. Par leur nature et leur fonction supposée, ils marquaient le caractère « primitif » des
sociétés qui les avaient fabriqués, et alimentaient ainsi la vision ethnocentriste et anti-indigéniste
du siècle finissant (Mongne 2000 b).
13. Les collections américaines de Charnay au Musée de l'Homme portent les numéros
d'inventaire 82.17, 82.18 et 86.96.
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L'œuvre écrite.
22. Le célèbre et hardi restaurateur de monuments français sous le Second empire, Viollet-le-
Duc signa la préface de Cités et ruines américaines, apportant ainsi la caution du scientifique
en vue, au récit du jeune explorateur. Affirmant que « l'Aryan », dont la race blanche est issue,
eut seul le pouvoir de fonder la civilisation en se mêlant aux races inférieures, il élaborera
une spectaculaire théorie sur l'origine des cultures amérindiennes. Ces « Aryans » trop peu
nombreux pour s'imposer lors de leur venue en Amérique se diluèrent rapidement parmi les
peuples indigènes : ainsi Viollet-le-Duc expliquait-il le caractère imparfait du monde
23. Cette question semble avoir été d'ailleurs la cause principale de sa mission en Asie
(1878-1879) : il y avait voulu noter un certain nombre de ressemblances matérielles et
entre les civilisations javanaises et indochinoises et le Monde précocombien. Ce sujet
particulier fera l'objet de recherches approfondies, au milieu du xxe siècle, par plusieurs
chercheurs américanistes (Gordon Ekholm notamment). Malgré la prudence de leurs travaux, le
diffusionnisme « tous azimuts » fera preuve d'une belle longévité, puisqu'on le retrouve dans les
actes du Congrès internationnal des américanistes de Séville en 1964 (deux symposia parallèles y
furent consacrés, l'un dirigé par Ekholm, l'autre par T. Heyerdahl).
24. Charnay avait établi vers 1886, une chronologie du Mexique précolombien en trois volets
(Archives
— Toltèques
nationales)
: 650-1050.
— Chichimèques : 1100-1321.
— Aztèques : 1325-1519 (Conquête).
Certes erronée, cette chronologie n'était pas excessivement éloignée de celle couramment
admise de nos jours. Cependant, Charnay ne fut pas à l'abri de quelques belles « perles »
scientifiques, telle cette intéressante chronologie du Yucatân {A.V.N.M., p. 255.) :
— Phase Ciment : sites d'Ake et Itzamal ;
début de l'occupation toltèque au Yucatân.
— Phase Pierre taillée et Ciment :
correspondant à la majorité des sites locaux.
— Phase Pierre taillée : la plus récente ;
sites d'Uxmal, Kabah et Chichen-Itza.
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25. Ce n'est qu'à partir des années 1920, et la mise en place des méthodes stratigraphiques,
que les périodes anciennes de la chronologie mexicaine seront mises au jour. Bien des chercheurs
jusqu'à cette date, auront cru à la paternité toltèque, dont Charnay ne fut pas le seul avocat.
26. Selon Charnay, après la destruction de Tula leur capitale, les Toltèques s'étaient répandus
vers le sud et avaient colonisé le Yucatân, en fondant les grands sites aujourd'hui connus. Très
fidèle aux chroniques anciennes, la théorie de Charnay imposait cependant à presque tous les
sites archéologiques visités, une paternité toltèque. Faisant feu de tout bois, Charnay en chercha
la preuve dans tous les éléments (notamment architecturaux et iconographiques) que ses
connaissances et ses explorations mettaient à sa disposition. Sans le savoir il rassemblera ainsi les
caractères communs des cultures précolombiennes de cette région des Amériques, que soixante
ans plus tard Paul Kirchhoff devait définir sous le nom de Mésoamérique (Kirchhoff, 1943).
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L'homme et l'époque.
27. Le diplomate, écrivain et voyageur Joseph Arthur Gobineau avait fait publier quelques
années plus tôt son Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-55).
28. Pratiquement aucun auteur de voyages authentiques ou d'aventures-fiction, ne semble
avoir été épargné par cet ethnocentrisme militant. Les plus célèbres y ont souscrit : Cinq
semaines en ballon ou Nord contre sud de l'incontournable Jules Verne, ne laissent à ce sujet
aucun doute.
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