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Outre 1631-0438 2001 Num 88 332 3895

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Outre-mers

Désiré Charney ou les vestiges d'une œuvre


Pascal Mongne

Résumé
Aujourd'hui largement méconnu, Désiré Charnay (1828-1915) fut un photographe célèbre en son temps pour les nombreux
clichés qu'il rapporta de ses expéditions au Mexique principalement. Cependant, prétendant servir plusieurs disciplines à la fois,
il fut aussi explorateur, anthropologue, écrivain et surtout archéologue. Ses travaux sur le passé précolombien du Mexique ont
été, durant le dernier quart du XIXe siècle, amplement commentés. Certes obsolètes aujourd'hui, ils sont, avec les importantes
collections d'objets et de moulages qu'il laissa, le témoignage de l'évolution de l'américanisme et de la vision des Amériques par
la vieille Europe.

Abstract
Although Désiré Charnay (1828-1915) is largely unknown at the present day, he was a famous photographer at his time due to
the numerous photos he brought back from his expéditions, mainly to Mexico. Infact, he devoted himself to several disciplines at
a time, he was also an explorer, an anthropologist, a writer and an above all an archaeologist. His works on the pre-Columbian
past of Mexico were largely commented during the last quarter of the XIXth century. Even though these works are today
undoubtedly out-of-date, they represent, together with the numerous objects and casts left by Charnay, a testimony to the
evolution of Americanism and the Old World's vision of America.

Citer ce document / Cite this document :

Mongne Pascal. Désiré Charney ou les vestiges d'une œuvre. In: Outre-mers, tome 88, n°332-333, 2e semestre 2001.
collectes et collections ethnologiques : une histoire d'hommes et d'institutions. pp. 259-276;

doi : 10.3406/outre.2001.3895

http://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2001_num_88_332_3895

Document généré le 14/04/2016


Désiré Charnay,
ou les vestiges d'une œuvre scientifique

Pascal MONGNE
Historien d'Art, Paris

Résumé : Aujourd'hui largement méconnu, Désiré Charnay (1828-1915) fut un


photographe célèbre en son temps pour les nombreux clichés qu'il rapporta de ses
au Mexique principalement. Cependant, prétendant servir plusieurs
à la fois, il fut aussi explorateur, anthropologue, écrivain et surtout archéologue.
Ses
XIXetravaux
siècle,sur
amplement
le passé précolombien
commentés. Certes
du Mexique
obsolètes
ont aujourd'hui,
été, durant le ils
dernier
sont, quart
avec les
du
importantes collections d'objets et de moulages qu'il laissa, le témoignage de
de l'américanisme et de la vision des Amériques par la vieille Europe.
Mots-clefs : Américanisme, Charnay, Collections, Explorations, Mexique,
Photographie.

Abstract : Although Désiré Charnay (1828-1915) is largely unknown at the


présent day, he was a famous photographer at his time due to the numerous photos
he brought backfrom his expéditions, mainly to Mexico. Infact, he devoted himself
to several disciplines at a time, he was also an explorer, an anthropologist, a writer
and an above ail an archaeologist. His works on the pre-Columbian past of Mexico
were largely commented during the last quarter of the XIXth century. Even though
thèse works are today undoubtedly out-of-date, they represent, together with the
numerous objects and casts left by Charnay, a testimony to the évolution of Ameri-
canism and the Old World's vision of America.
Key words : Americanism, Charnay, Collections, Explorations, Mexico, Casts,
Photography.

Un américaniste oublié

II n'est pas certain, aujourd'hui, que le nom de Désiré Charnay évoque


pour le plus grand nombre un quelconque souvenir. Explorateur,
archéologue et écrivain, l'homme fut cependant à son époque
connu, tant du grand public que des américanistes français (Bernai,
1980 ; Duviols, 1978 ; Kirchheimer et alli, 1986, Mongne 2001).
Personnage fort complexe, il anima de plusieurs facettes, une vie fort riche
et active, dont les aspects privés sont encore obscurs. Catholique fervent puis
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Fig.1 aspect
1. — du
Désiré
scientifique,
Charney,inbientôt
: Les anciennes
cinquantevilles
ans. du
Cette
Nouveau
gravure
Monde
représente
(1885).l'explorateur sous
VESTIGES D'UNE ŒUVRE SCIENTIFIQUE 261

franc-maçon anticlérical, romantique hugolien devenu positiviste, amateur


du beau sexe et ombrageux vieillard, Charnay déploya tout au long d'une vie
fort longue (1828-1915) une activité impressionnante et une volonté plus que
farouche.
Oublié il y a encore vingt ans, Charnay est aujourd'hui reconnu pour son
œuvre photographique, d'une exceptionnelle qualité et d'une très grande
importance pour l'histoire de la vision européenne des Amériques. Ce travail
qui a fait l'objet de plusieurs études récentes, n'est cependant qu'un des
aspects d'un personnage qui servit, ou prétendit servir plusieurs
1.
L'étude du passé précolombien du Mexique est l'une d'elles. Ignorée
jusqu'alors, elle joua cependant un rôle primordial dans sa vie
Elle fait l'objet de la présente communication.

Repères biographiques.

Né le 2 mai 1828 et issue d'une famille aisée bourguignonne, Désiré


Charnay traversera pour la première fois l'Atlantique en 1850 pour séjourner
aux États-Unis et enseigner le français dans les collèges de la Nouvelle-
Orléans. C'est en ce lieu qu'il prendra connaissance des récits d'explorations
de John Stephens et Frederick Catherwood, entreprises quelques années plus
tôt en Amérique centrale et dont la publication avait connu un énorme succès
aux Etats-Unis et en Angleterre. Elle avait profondément impressionné
et lui avait révélé l'existence des civilisations précolombiennes. C'est
probablement à cette lecture qu'il s'était promis d'en visiter les ruines à son
tour 2.
Revenu en France, en 1853, Charnay s'installe à Paris et découvre la
photographie. Il réalise ainsi entre 1853 et 1856, ses premiers essais dans la
capitale, dont plusieurs vues stéréoscopiques, malheureusement disparues.
C'est durant cette époque que germe dans son esprit un spectaculaire projet
d'expédition photographique autour du monde, dont seule en fait la
partie sera réalisée : le Mexique.
Accomplissant la promesse qu'il s'était faite quelques années plus tôt,
Charnay voyagera durant trois ans (1858-1860) dans la moitié sud du pays,
alors déchiré par un violent conflit civil (guerre de la Réforme). Visitant les

1. Désiré Charnay a laissé une production impressionnante d'au moins un millier de clichés,
dont la plus grande partie est conservée à la photothèque du Musée de l'Homme de Paris.
D'autres institutions parisiennes abritent des épreuves et des vues de projections : Bibliothèque
nationale (Estampes) et Société de Géographie (Davis 1981 ; Mongne 1990 et 2000 c ; voir aussi
Jammes 1985, Laissus 1985, Roussin 1984)
Plus récemment des photographies de l'explorateur ont été localisées à la Bibliothèque
Sainte-Geneviève et à l'Institut.
2. Publié à New York en 1841 Incidents of Travel in Central America, Chiapas and Yucatan,
a été suivi en 1843 de Incidents of Travel in Yucatân. Signés par John Stephens, les deux récits
étaient illustrés de gravures réalisées par l'architecte Frederick Catherwood. Les quatre volumes
publiés du voyage connurent un immense succès en Amérique et en Europe. Sachons que les
deux explorateurs étaient déjà célèbres pour leurs récits et dessins respectifs du Proche-Orient.
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principales ruines alors connues, il en réalisera de spectaculaires vues


parmi les premières du genre dans cette région du monde.
À son retour en Europe, il expose à Paris et à Londres une partie de ses
clichés qui reçoit du public un accueil enthousiaste. Ce succès l'encouragera
probablement à publier en 1863 ses souvenirs de voyage sous le titre Cités et
ruines américaines. L'ouvrage parut accompagné d'un recueil de 49
photographiques présentant les meilleures vues de monuments. Il
à son auteur la célébrité et le consacrera comme explorateur et
C'est d'ailleurs à ce double titre qu'il participera la même année à la
mission de l'escadre française dans l'Océan Indien (La Réunion, Madagascar,
Comores).
À partir de 1864 commence une période mal connue de la vie de Charnay.
Il est possible qu'il séjourne à nouveau au Mexique durant la Guerre
Ses fonctions d'alors sont mal connues 3. Après un passage par les
États-Unis, de 1867 à 1870, il semble s'installer à Paris dans un anonymat qui
ne prendra fin qu'en 1876 ; année au cours de laquelle il entreprend un
voyage en Amérique australe (Argentine, Chili) d'où il rapporte des clichés
(malheureusement perdus).
L'année 1877 voit le retour scientifique de l'explorateur qui effectue une
mission officielle d'un an, à Java et en Australie. Outre les nombreuses prises
de vue, il en rapportera sa première grande récolte d'objets ethnographiques
et de produits de la nature. Cependant l'expédition la plus importante de sa
vie, du point de vue scientifique, aura lieu au Mexique entre 1880 et 1882.
Pendant deux ans Charnay mènera plusieurs fouilles archéologiques,
plusieurs milliers d'objets et effectuera un grand nombre d'estampages
de bas-reliefs. Il réalisera aussi durant cette mission plus de 300

Charnay connaît alors son « apogée » scientifique. Son œuvre majeure Les
anciennes villes du Nouveau monde est publiée en 1885. À la fois
de ses travaux sur le Mexique, exposé de ses théories et récit anecdoti-
que, l'ouvrage fut en France la synthèse d'archéologie mexicaine la plus
connue de la seconde moitié du xixe siècle. L'année suivante, Charnay
de nouveau au Yucatân afin de compléter ses travaux. Cette mission
devait être la dernière dans le Nouveau monde.
La fin du siècle verra le retrait progressif de l'explorateur de la scène
scientifique, malgré une ultime expédition au Yémen, en 1895 4, et peu à
peu, le « doyen des explorateurs français » tombera dans l'oubli. Le 24 avril

3. La présence de Charnay au Mexique durant la guerre est sujette à discussion de la part des
historiographes. Bien que nous ne trouvions aucune trace de son passage dans le pays à cette
époque, il est cité à plusieurs reprises en archives, à la fois au sein de la commission scientifique
du Mexique (comme photographe auxiliaire), et envoyé par l'Empereur Maximilien au Yucatân
pour y « réaliser des photographies sous bonne escorte ». Ses véritables activités sont beaucoup
moins claires : il pourrait avoir joué un rôle plus discret « d'honorable correspondant ». Aucun
document ne permet cependant de confirmer cette hypothèse.
4. L'ultime mission de Désiré Charnay sera en fait un échec. Un manque certain de
et surtout la situation politique confuse de la région, sur laquelle l'autorité ottomane ne
s'exerçait plus, en sont les principales causes.
VESTIGES D'UNE ŒUVRE SCIENTIFIQUE 263

1915, Désiré Charnay, aveugle depuis plusieurs mois, succombait à une


pneumonie. Il est enterré au cimetière du Père Lachaise, à Paris.

Les fouilles archéologiques

Bien que le personnage apparaisse comme un archéologue dans les annales


de l'américanisme, force est de constater qu'il n'y consacra que peu de
temps. Ses travaux de fouilles sont, comparés à ses explorations et ses
photographiques, étonnamment courts. Très peu de notes ont été
retrouvées. Charnay, comme la plupart des fouilleurs de cette époque, ne
s'encombrait pas d'annotations rigoureuses et précises ; les excavations,
menées d'ailleurs sans stratigraphie, éventrant monticules et monuments,
n'ayant d'autre but que le dégagement de ruines spectaculaires et la collecte
de pièces de qualité.
C'est en 1860 que le voyageur avait découvert l'archéologie « de terrain »,
lors d'une visite au volcan Popocatépetl, dans les environs de Mexico.
le sol de sa canne, il avait mis au jour plusieurs poteries anciennes. La
surprise et l'émotion qu'il avait ressenties furent si fortes affîrma-t-il, qu'elles
le conduisirent vingt ans plus tard, au même endroit, pour dégager
ce qu'il avait nommé le « cimetière aztèque ».
C'est lors de son troisième séjour au Mexique, entre 1880 et 1882, que
Charnay réalisera donc les plus importants dégagements archéologiques de
sa vie. Hélas, le site avait été entre temps pillé abondamment. En juillet 1880,
Charnay exhumera néanmoins de ses premières fouilles plus de mille pièces,
poteries en grande majorité 5.
Dès le mois d'août il s'installait à Tula, village situé à environ 70 km au
nord de Mexico et dans les ruines voisines, il ouvrait ce qui peut être
comme l'un des premiers chantiers de fouilles archéologique au
Elles lui attireront une certaine célébrité : « ..Je suis accablé de
» (1880, Archives nationales). Certes, avant lui, amateurs locaux et
explorateurs étrangers avaient percé les murs et les sols d'un bon nombre de
sites anciens. Dès les années 1830, sous l'influence du tout nouvel intérêt
pour les Amériques que développait l'Europe, des collectionneurs avaient
procédé à des excavations dans le but de rapporter objets et souvenirs. La
Guerre d'intervention, elle-même, avait favorisé les recherches de terrain 6.

5. Durant le mois de juillet 1880, Charnay installé sur les pentes du Popocatépetl, mènera des
fouilles aux lieux-dits Tenenepanco et Apatlatepitonco, puis à Mispayantla site localisé dans un
ravin au pied du volcan, et enfin à Nahualac sur les pentes de l'Iztaccihuatl, sommet voisin.
6. L'ouverture de l'Amérique latine à l'Europe, après les conflits d'émancipation, avait
favorisé la venue des voyageurs autant que des commerçants. Voyageurs-peintres et voyageurs-
collectionneurs rapporteront dans le Vieux monde objets et illustrations dès la fin des années
1820. C'est à cette époque que sont réunies tant au Mexique qu'en Europe, les premières
collections, prémices de la grande vague collectionniste du XIX° siècle. Bien que limitées en
ampleur et en nombre, pour cause d'insécurité des campagnes, des fouilles (en fait dégagement
et ramassage d'objets) ont très certainement eu lieu. Il faudra cependant attendre les travaux de
la Commission scientifique du Mexique, créée lors de l'Intervention française (1862-1867), pour
voir le développement d'une archéologie de terrain (Mongne, à paraître ; Riviale 1999).
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Cependant aucune de ces expéditions n'avait pu jusqu'alors bénéficier des


conditions dans lesquelles Charnay entreprendra ses travaux. II faut
que celles imposées par un Mexique en perpétuelle anarchie n'avaient
pu favoriser la conception de tels projets. Or les temps avaient changé et le
pays soumis à la férule porfirienne, reposait après un demi-siècle de guerre
civile. Calme, argent et temps étaient donc à sa disposition. Durant un mois,
à la tête d'une quarantaine d'ouvriers Charnay dégageait toute une zone
résidentielle et inaugurait, à l'exemple de ce que l'on connaissait depuis
longtemps en Orient, l'ère des grandes fouilles archéologiques au Mexique.
Ces travaux devaient autoriser l'explorateur à asseoir sa fameuse théorie
« toltéquisante ». Grâce à eux, il pouvait prétendre avoir localisé Tollan, la
capitale mythique des Toltèques. « .. J'ai dans le même temps découvert les
ruines de Tula, la première capitale Toltèque et qui date du Ville siècle... je
fouille un palais qui fera l'étonnement du monde savant... » (Lettre à Quatre-
fages, 1880, Bibliothèque Nationale) 7.
Durant les mois d'octobre 1880 et 1881, Charnay séjournera à Teotihuacân
et y ouvrira plusieurs chantiers. Le plus spectaculaire fut le dégagement d'un
groupe d'habitations palatiales situé le long de l'Avenue des Morts, au nord
de la Citadelle, dans lequel il mettra au jour des restes de peintures
8. Bien que menées sans méthode (Charnay se contentant de suivre les
murs et dégager les sols), ses fouilles — une des plus anciennes sur le site —
devaient autoriser plusieurs remarques intéressantes. Bien que sans
immédiates, elles devaient se révéler beaucoup plus tard
fondées. Elles révélaient d'une part le caractère essentiellement urbain
du lieu (Charnay estima un diamètre de 6 km de ruines autour de la
du Soleil) ; et lui permettaient de noter la grande fréquence des outils
d'obsidienne répandus parmi les ruines, dont il distingua trois variétés. (On
connaît aujourd'hui le rôle prédominant que joua ce produit dans le
économique de la cité).
Cependant, et probablement la plus spectaculaire découverte de Charnay
fut l'exhumation de jouets à roulettes. Comme on l'imagine, cette trouvaille
fit sensation puisque l'Amérique précolombienne n'avait pas connu la roue.
Elle fut d'ailleurs condamnée et l'on accusera l'explorateur d'avoir confondu
les époques. Il est vrai que Charnay avait aussi trouvé des restes de ruminants
d'époques plus récentes, qu'il avait, dans sa fébrilité scientifique, associés
aux jouets en question. 9.

7. Soixante ans plus tard, l'archéologie moderne reconnaissait Tula, non seulement comme
un site effectivement toltèque, mais comme la capitale de cette culture. Charnay y fouillera deux
installations résidentielles dont il publiera la description et les plans dans Les anciennes villes
du Nouveau monde. Il s'agit très probablement des premières fouilles sur le site.
8. Une description succincte de ses fouilles a été publiée dans Les anciennes villes du
Nouveau monde. Il mènera aussi quelques sondages dans le village voisin de San Juan, et
signalera la visite de « souterrains » à environ 1,5 km à l'ouest de la pyramide de la Lune.
9. Ce n'est que bien plus tard que la reconnaissance de ces jouets, dans des niveaux stratigra-
phiques scellés, fera admettre la découverte de Charnay.
VESTIGES D'UNE ŒUVRE SCIENTIFIQUE 265

À Palenque, en pays maya, Charnay ne mena pas à proprement parler de


fouilles mais se contenta de dégager certains points de vue du site afin d'y
réaliser ses clichés. Son séjour au début de l'année 1881 doit cependant être
signalé puisqu'il conduisit l'explorateur à certaines hypothèses non dénuées
d'intérêt. Il nota en effet l'absence totale de motifs guerriers sur les bas-
reliefs dans les palais et les temples, et donna à la cité une fonction
: « ...Du reste pas une arme aux mains de cette foule ; pas une lance,
pas un arc, pas une flèche, pas une épée ; chez eux, pas un geste violent ; je ne
vois là, ni guerriers, ni combattants, mais seulement des prédicateurs et des
fidèles... » (Le Tour du monde, 1881-2, p. 330). Cette attribution, certes
exagérée, annonçait néanmoins les théories sur la nature essentiellement
théocratique et pacifique de la civilisation maya, qui allaient orienter la vision
de cette culture durant toute la première moitié du xxe siècle.
Enfin, pendant le mois de janvier 1882, Charnay effectuait quelques
fouilles à Chichén-Itzâ dans le Yucatân, et tenta notamment de sonder le
Grand Cenote situé au nord du site — en vain.
L'ultime campagne de fouilles de l'explorateur eut lieu en 1886, de
au Yucatân, organisée afin de confirmer l'existence d'une époque dite de
« décadence » qu'il pensait voir dans l'architecture. Malheureusement, les
graves troubles du moment (insurrections indiennes de la guerre des Castes)
l'empêcheront de circuler dans la province. Il put néanmoins conduire
fouilles sur les sites d'Izamal, Ekbalam (qu'il affirmera avoir découvert)
ainsi que dans les îles de Jaina et Piedras, en face de Campeche.
Ces quelques excavations, menées au hasard du temps et des lieux laissés
libres par la guérilla indienne, ne furent pas, on s'en doute, d'une grande
utilité scientifique. Cependant, à Izamal, elles autorisèrent le dégagement
d'importants restes de peintures murales polychromes, dont Charnay fit un
relevé 10 et au moins une photographie (Meyer, 2000).

Objets et collections.

Charnay rapporta de ses missions aux Amériques, en Asie, dans l'océan


Indien et en Arabie, un grand nombre d'objets de toute nature : archéologie,
ethnologie et histoire naturelle. Nous ne connaissons pas la teneur originelle
des collections réunies par l'explorateur. Il est malheureusement probable
qu'un grand nombre de pièces ait été perdu ou détruit ; c'est le cas de
l'ensemble rapporté de son premier voyage au Mexique et offert à
III.
Au cours de ses expéditions au Mexique, il rassembla plusieurs milliers de
pièces, dont une bonne partie est restée sur place, conformément aux lois de

10. Les peintures disparaissant aussitôt dégagées, Charnay aura recours à une technique
particulière d'anastylose : « ... J'avais des pinceaux ; j'envoyai immédiatement chercher des
couleurs... et pendant qu'avec une éponge j'humectais la muraille, Menendez recouvrait de
couleur les figures géométriques dont se composait la décoration... ».
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Fig. 2. — « Aguador », porteur d'eau de Mexico. Vue probablement tirée d'une photographie de
l'explorateur. Cette gravure illustre l'éclectisme de l'ouvrage « Les Anciennes villes du
Monde », dans lequel elle parut, et qui était consacré primitivement à l'archéologie.
VESTIGES D'UNE ŒUVRE SCIENTIFIQUE 267

l'époque. Le reste, provenant essentiellement de sa mission de 1880-1882, est


actuellement conservé au Musée de l'Homme de Paris n.
L'inventaire de sa collection n'étant pas achevé, il est impossible d'en
présenter ici le contenu. Sachons cependant que Charnay, comme la plupart
des voyageurs de cette époque rapporta une grande variété d'objets, souvent
de petite taille, marque de l'intérêt que les sciences humaines accordaient
aux Amériques en cette fin de siècle 12. Le fonds américain de Charnay peut
être estimé à plus de 1 600 objets, actuellement conservés au Musée de
l'Homme de Paris 13 : bas-reliefs, sculptures, fragments de stuc modelé,
poteries et fragments de vases, ornements variés, instruments de musique,
outillage lithique, etc. Presque tous proviennent du Mexique : Environs du
Popocatépetl (Apatlatepitonco, Nahualac, Tenenepenco, Mispayantla), Vallée
de Mexico (Tlatelolco, Tula, Teotihuacân), Cuernavaca, Puebla, Cholula,
Oaxaca, Etat du Jalisco, Etat du Tabasco (Chinai, Frontera, Jonuta, Los
Idolos), Palenque et ses environs, Ocosingo, Yaxchilân (objets Lacandons),
péninsule du Yucatân (Chichén-Itzâ, Tabi, Jaina, Cozumel, Quintana-Roo,
Ticul, Acanceh, Izamal). Plusieurs pièces du Panama sont aussi comptées
(David, Chiriqui).

Les moulages.

Parmi les nombreux objets que Charnay a rapportés de ses explorations, il


faut accorder un intérêt tout particulier aux moulages qu'il réalisa. Ces
pièces forment avec les photographies l'une des collections les plus
de son très riche fonds.
Cette technique est ancienne en France ; et bien avant Charnay, de
artistes, architectes et explorateurs ont réalisé de telles copies, à des
fins d'ailleurs essentiellement pédagogiques. Elle connut son apogée durant
la seconde moitié du xixe siècle, avec la constitution à Paris de très riches
ensembles (sculptures, architecture, peintures murales, etc.) dont le musée
des Monuments français est l'héritier. À la fin du siècle, le développement de
la photographie et de ses procédés de reproduction devait rendre obsolètes de
telles collections.

11. « ...Le directeur qui est fou s'inquiète de mes moindres démarches et prétend que j'ai déjà
fait partir une foule de choses dans des balles de henequen, balles qui ont à la presse hydraulique
subi une pression de plus de 100 000 kg !... » (1881, archives nationales). En fort mauvais termes
avec certains membres de l'administration mexicaine, Charnay connaîtra de grandes difficultés à
récupérer les produits de ses fouilles. Plusieurs centaines de pièces provenant des campagnes de
1880-1882 furent ainsi bloquées durant vingt ans, et ne regagnèrent Paris qu'en 1900.
12. Aux belles pièces aztèques (statuaire et bas-relief) qui avaient séduit les collectionneurs et
les amateurs de la période romantique, avaient succédé les petits objets, utilitaires en grande
partie. Par leur nature et leur fonction supposée, ils marquaient le caractère « primitif » des
sociétés qui les avaient fabriqués, et alimentaient ainsi la vision ethnocentriste et anti-indigéniste
du siècle finissant (Mongne 2000 b).
13. Les collections américaines de Charnay au Musée de l'Homme portent les numéros
d'inventaire 82.17, 82.18 et 86.96.
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C'est au voyageur « Showman », William Bullock que doit être attribuée


la première utilisation du moulage d'objets mexicains en 1824 14. Cependant,
cette technique connaîtra un grand développement durant la guerre
grâce notamment aux travaux de Léon Méhédin, dessinateur
employé par la Commission scientifique française 15.
Entre 1880 et 1882, puis à nouveau en 1886, Charnay réalisa plus de 140
estampages 16. Ceux-ci étaient en général constitués de bandes superposées
de papier humidifié, appliqués avec précaution sur le modèle. Une empreinte
fidèle en négatif était alors réalisée, qu'il fallait retirer avec précaution une
fois sèche. Il est aujourd'hui malaisé d'avoir une juste idée des
difficultés rencontrées par l'explorateur, depuis l'isolement des sites et
l'absence de route ralentissant le transport du matériel, le long et fastidieux
nettoyage des monuments et la préparation des produits, l'opération délicate
de moulage puis de démoulage, l'humidité du climat interdisant le séchage
naturel des documents, jusqu'au retour et au transport précautionneux des
précieux témoins. L'incendie des estampages de Palenque, mis à sécher
près d'un feu, dans la nuit du 26 janvier 1881, laissera à Charnay de
cuisants souvenirs : « ...Heureux lecteurs qui laissez couler dans un milieu
tranquille votre vie paisible, comprenez-vous notre désespoir ? C'était à
recommencer ; nous recommençâmes... » (Les Anciennes villes du Nouveau
monde, p. 215) 17.
Néanmoins, des dizaines de stèles, bas-reliefs, panneaux sculptés,
d'architecture, statues et mêmes des poteries furent ainsi copiés. Entre
1880 et 1882, Charnay effectua des estampages dans le Musée national de
Mexico, à Tenenepanco et Apatlapetitonco (sur les pentes du volcan Popoca-
tépetl), à Tula, à Palenque et Yaxchilân, ainsi que dans le Yucatân : Acanceh,
Chichén-Itzâ, Uxmal, Ake et au Musée de Mérida. En 1883, il copiera
originaux dans les musées de Bâle et Berlin. Enfin en 1886, il
ses derniers estampages mexicains à Uxmal et Itzamal.
Les estampages étaient d'une redoutable fragilité et semble-t-il se
fort mal. Aussitôt de retour à Paris Charnay devait rapidement
au moulage des copies définitives. Malheureusement, pour des raisons
financières, près de la moitié des pièces ne fut jamais moulée et sera
perdue. Des 90 moulages effectivement réalisés, 66 sont aujourd'hui

14. Bijoutier, marchand d'art, taxidermiste, Bullock était aussi un entrepreneur de


C'est pour l'un deux qu'il séjourna au Mexique en 1824. Il y rassemblera un grand nombre
d'objets et effectuera les premiers moulages de sculptures monumentales aztèques, exposés dans
son fameux Egyptian Hall quelques mois plus tard (Bullock, 1824 ; Fane, 1993 ; Graham,
1993).
15. Ce personnage haut en couleur, et vaguement espion, réalisa entre 1865 et 1867 plus de
600 m2 d'estampages, tirés d'une centaine d'oeuvres anciennes. Malheureusement, cet énorme
travail a été presque totalement perdu. Seuls deux moulages de Méhédin sont actuellement
connus au Musée de l'Homme (Gerber et alli, 1992)
16. Formé tardivement à la technique, Charnay ne semble pas avoir réalisé des moulages
avant 1880. Les seuls connus de lui sont d'ailleurs mexicains. Cependant, il rapporta du Yemen
quelques estampages, dont le nombre et l'actuelle localisation sont ignorés.
17. L'incendie de ses moulages n'était pas accidentel dans l'esprit de Charnay. Il en accusa
plus tard l'officier mexicain qui accompagnait son expédition : «... Il mit le feu quand il jugea
que je n'aurais plus le temps, ni la force, ni le courage de les refaire. Il se trompa, je les refis... »
(1886, Archives du Musée de l'Homme).
VESTIGES D'UNE ŒUVRE SCIENTIFIQUE 269

conservés au Musée de l'Homme. Malgré les pertes et les destructions, la


collection de Charnay reste encore de nos jours la plus importante du
Amérique 18.

L'œuvre écrite.

Malgré les voyages et les travaux qu'il consacra à d'autres parties du


monde, la grande majorité de la production de Charnay est dédiée au passé
précolombien du Mexique 19. Elle est caractérisée par un curieux mélange de
notes, rapports, considérations archéologiques — ou prétendant l'être —
jetés sur le papier sans grande logique, d'anecdotes souvent savoureuses
puisées dans ses souvenirs, et de réflexions personnelles parfois
Un tel travail, certes très agréable à lire, est malheureusement peu
utilisable. Cette formule, très proche du genre littéraire de la « relation de
voyage » fut fréquemment utilisée par la plupart des scientifiques du xixe
siècle. Charnay en était spécialiste. Dès les premières publications et jusqu'à
la fin de sa vie, l'auteur décrira ainsi et de manière fort vivante, les aventures
lointaines et les découvertes qu'elles autorisaient. Ce genre lui vaudra
une renommée de vulgarisateur et de conteur dont il ne se séparera
plus.
Son œuvre scientifique est essentiellement composée d'articles publiés
soit dans des revues spécialisées, soit plus fréquemment dans les revues de
voyages. Nous noterons plus particulièrement : Le Journal de la Société des
Américanistes de Paris, Le Bulletin de la Société de géographie de Paris, la
Revue d'Ethnologie, L'Univers Illustré, Le Monde Illustré, et surtout Le
Tour du Monde, revue populaire dans laquelle Charnay fit paraître la
totalité de ses récits de voyages.
Outre Cités et ruines américaines, et Les anciennes villes du Nouveau
monde, déjà cités, Charnay publia en 1888 et 1890 Une princesse indienne
avant la conquête et A travers la forêt vierge ; aventures d'une famille en
voyage. Ces deux romans, inspirés de ses expériences mexicaines sont de
parfaits exemples de la littérature d'aventure de la fin du siècle. Enfin, en
1896 et 1906, Charnay traduisait et faisait publier les Lettres de Hernân
Cortez à Charles Quint et le Manuscrit Ramirez. Sa version des Lettres est
toujours utilisée de nos jours.

18. Le département Amérique du Musée de l'Homme abrite une imposante collection de


moulages, d'environ 250 pièces de toute nature, depuis les copies de haches polies et de poteries,
jusqu'aux reconstitutions de bas-reliefs, stèles et sculptures monumentales. La grande majorité
provient de Mésoamérique et presque tous sont datés de la seconde moitié du xixe siècle
(Mongne, 2000 a).
19. Des 78 titres laissés par Charnay de 1862 à 1906, figurent une dizaine d'ouvrages
abordant des thèmes variés : relations de voyages, archéologie, romans, traductions de
textes anciens. Seuls douze titres ne sont pas consacrés au Mexique (Madagascar, Amérique
australe, Java, Australie, Yemen) et furent publiés entre 1864 et 1881 puis en 1898 (Voir Charnay
en bibliographie).
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Une œuvre scientifique ignorée.

Totalement oubliée de nos jours, l'œuvre scientifique de Désiré Charnay


n'en reste pas moins importante. Si les théories de Fexplorateur-archéologue
sont bien évidemment obsolètes, elles furent à leur époque amplement
et jusqu'au début du xxe siècle, inspireront bien des réflexions sur
l'Amérique précolombienne. Très certainement, jusqu'à la publication du
manuel de Beuchat sur l'Amérique ancienne, en 1912, son œuvre majeure :
Les anciennes villes du Nouveau monde, publiée en 1885, servira de
aux américanistes français. Cependant et nous l'avons signalé, ce n'est
pas par l'archéologie que Charnay élaborera les théories qui le rendront
célèbres ; la recherche de terrain — la fouille proprement dite — ne tenant
qu'une place limitée, due essentiellement aux informations peu utiles et peu
nombreuses que les méthodes d'alors autorisaient.
En fait, sacrifiant à la tradition de la recherche américaniste européenne,
inaugurée en France dès les années 1830, et dont les Allemands seront les
grands représentants au début du siècle suivant 20 ; Charnay se consacrera
surtout à l'étude des textes autochtones et des chroniques de la Conquête. Il
deviendra ainsi en quelques années l'un des spécialistes français de ce que
l'on appelle aujourd'hui l'ethnohistoire. Ses connaissances en la matière
furent sans conteste importantes et les références historiques citées dans ses
publications le montrent. Il n'est pas impossible que Charnay ait étudié la
totalité des documents connus et publiés à son époque.
C'est dans le cadre de cette discipline que l'explorateur élaborera avec la
verve (et parfois l'intolérance) qu'on lui connaît ses positions scientifiques 21.
Trois d'entre-elles peuvent être notées.
C'est tout d'abord la question diffusionniste qui dans, sa réflexion, tint une
grande place. Bien que certains voyageurs (au premier rang desquels Ste-
phens et Catherwood, en 1843) aient pu admettre l'originalité des
américaines, la grande majorité des spécialistes ayant voix au chapitre
pencha en faveur du diffusionnisme. Ce diffusionnisme, souvent inavoué,
parfois revendiqué et militant était bien entendu le reflet fidèle des questions
posées durant la seconde moitié du siècle, dans un contexte particulièrement
ethnocentriste. Aussi admettait-on aisément que les descendants de Sem, les
peuples d'Egypte, de Phénicie, voire de l'Atlantide, aient pu fonder les
civilisations anciennes du Nouveau monde. Des écrits les plus autorisés ne
laissèrent à ce sujet aucun doute : celui de Viollet-le-Duc, en introduction à la

20. Si l'historiographie de la discipline retient essentiellement les imposants travaux du


Berlinois Eduar Seler et de sa rivale Zelia Nuttall, on ne peut ignorer les prémices développées
dès les années 1830 en France, par Baradère, Lenoir, Farcy et Saint-Priest (Antiquités
1834).
21. Quels qu'en furent les excès, cette orientation doit être soulignée, alors que beaucoup de
chercheurs anglo-saxons, sous l'influence des théories de Morgan, puis de Bandelier, nieront
notamment la valeur historique des chroniques espagnoles, les considérant comme apocryphes
ou exagérées.
VESTIGES D'UNE ŒUVRE SCIENTIFIQUE 271

première publication de Charnay est un modèle du genre 22. Bien qu'il


croisât le fer avec le diffusionnisme et en condamna les excès, Charnay
n'échappera pas à cette question et comme bien d'autres soulignera les
similitudes matérielles et intellectuelles qu'il voulait bien voir entre
et le reste du monde. Ainsi, à plusieurs reprises dans son ouvrage majeur,
Les Anciennes villes du Nouveau monde sacrifie-t-il à la question des
transpacifiques 23.
C'est ensuite le rejet de la tendance « antiquisante », qui à l'instar du
diffusionnisme occupait une bonne part des querelles scientifiques de
Faute d'informations chronologiques comparatives, cette réflexion
à faire remonter l'origine des civilisations américaines à des périodes
fort anciennes, voire préhistoriques. Se fondant exclusivement sur les textes
autochtones, Charnay prendra fermement position en faveur d'une
récente. «... les peuples qui élevèrent les monuments de l'Amérique
précolombienne auraient-ils moins de mérite pour les avoir construits dix
siècles plus tôt ou dix siècles plus tard ?... » (Les Anciennes villes du
monde, préface). « ...une ruine n'est-elle intéressante qu'à la condition
de se perdre dans la nuit des temps ?... » (1881, Archives nationales).
la lecture « fondamentaliste » de ses sources, dont la profondeur
était limitée ou souvent mythique, devait inévitablement le conduire à
nier toute possibilité de civilisation ancienne au Mexique 24. En cela,
pourrait être considéré comme un involontaire précurseur de l'Ecole

22. Le célèbre et hardi restaurateur de monuments français sous le Second empire, Viollet-le-
Duc signa la préface de Cités et ruines américaines, apportant ainsi la caution du scientifique
en vue, au récit du jeune explorateur. Affirmant que « l'Aryan », dont la race blanche est issue,
eut seul le pouvoir de fonder la civilisation en se mêlant aux races inférieures, il élaborera
une spectaculaire théorie sur l'origine des cultures amérindiennes. Ces « Aryans » trop peu
nombreux pour s'imposer lors de leur venue en Amérique se diluèrent rapidement parmi les
peuples indigènes : ainsi Viollet-le-Duc expliquait-il le caractère imparfait du monde
23. Cette question semble avoir été d'ailleurs la cause principale de sa mission en Asie
(1878-1879) : il y avait voulu noter un certain nombre de ressemblances matérielles et
entre les civilisations javanaises et indochinoises et le Monde précocombien. Ce sujet
particulier fera l'objet de recherches approfondies, au milieu du xxe siècle, par plusieurs
chercheurs américanistes (Gordon Ekholm notamment). Malgré la prudence de leurs travaux, le
diffusionnisme « tous azimuts » fera preuve d'une belle longévité, puisqu'on le retrouve dans les
actes du Congrès internationnal des américanistes de Séville en 1964 (deux symposia parallèles y
furent consacrés, l'un dirigé par Ekholm, l'autre par T. Heyerdahl).
24. Charnay avait établi vers 1886, une chronologie du Mexique précolombien en trois volets
(Archives
— Toltèques
nationales)
: 650-1050.
— Chichimèques : 1100-1321.
— Aztèques : 1325-1519 (Conquête).
Certes erronée, cette chronologie n'était pas excessivement éloignée de celle couramment
admise de nos jours. Cependant, Charnay ne fut pas à l'abri de quelques belles « perles »
scientifiques, telle cette intéressante chronologie du Yucatân {A.V.N.M., p. 255.) :
— Phase Ciment : sites d'Ake et Itzamal ;
début de l'occupation toltèque au Yucatân.
— Phase Pierre taillée et Ciment :
correspondant à la majorité des sites locaux.
— Phase Pierre taillée : la plus récente ;
sites d'Uxmal, Kabah et Chichen-Itza.
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américaine d'Ales Hr dlicka, qui durant le premier tiers du xxe siècle,


combattra l'idée de l'ancienneté de l'homme américain.
Mais c'est certainement par sa théorie « toltéquisante » que Charnay
l'ensemble de son œuvre scientifique. Accordant une foi sans limite,
à la fois surprenante et exclusive, aux documents autochtones et aux
espagnoles de la Conquête, il prétendra par leur étude reconstituer
toute l'histoire du Mexique précolonial. Aussi, admettant sans réserve —
comme le prétendaient les légendes et les traditions autochtones — que les
Toltèques avaient été les ancêtres civilisateurs du Mexique, il chercha à
démontrer leur présence partout où il le put 25.
Par ses lectures, ses descriptions, ses prospections et ses fouilles, il
ainsi de noter les ressemblances entre les cultures précolombiennes du
Mexique, ressemblances qui dans son esprit devaient apporter la preuve de
cette filiation à l'ancêtre commun : « ... toutes les tribus étaient sœurs et
appartenaient au même lignage... » (1880, Archives nationales).
L'erreur du présupposé était certes de taille. Cependant, la théorie «
» de Charnay apportait une formidable innovation,
ignorée tant par son auteur que par ses contemporains. Sans que
personne ne s'en doutât, elle abordait la question de l'unité des caractères
matériels et intellectuels des cultures précolombiennes de l'Amérique
moyenne ; unicité qui autorisera bien plus tard son baptême sous le nom de
Mésoamérique 26.
Ce que l'on pourrait qualifier de découverte, ne devait cependant pas avoir
de suite. Notre homme, en vue et en place, ombrageux et volontiers
avait érigé un schéma rigide de l'histoire du Mexique précolombien.
Schéma qu'il voulait définitif : « ...Mes travaux j'ose le dire, documents
réunis au Trocadéro et ma grande publication... ont fort élucidé la question :
elle semble résolue aux yeux des savants impartiaux... » (15 nov. 1885,
nationales). Repoussant avec mépris les critiques de la communauté
scientifique, fort du prestige qu'il attribuait à ses recherches, il ne voulut plus
changer un iota de ce qu'il avait exposé dès 1885 et persistera dans sa vision
jusqu'à sa mort.
Or les temps changeaient et l'archéologie évoluait. Les fouilles, rares
jusqu'alors, devinrent au Mexique plus nombreuses à partir de 1890. Le
calme politique de la dictature de Porfirio Diaz, autorisant désormais les
chercheurs à arpenter le pays sans danger, Allemands, Anglais, Américains

25. Ce n'est qu'à partir des années 1920, et la mise en place des méthodes stratigraphiques,
que les périodes anciennes de la chronologie mexicaine seront mises au jour. Bien des chercheurs
jusqu'à cette date, auront cru à la paternité toltèque, dont Charnay ne fut pas le seul avocat.
26. Selon Charnay, après la destruction de Tula leur capitale, les Toltèques s'étaient répandus
vers le sud et avaient colonisé le Yucatân, en fondant les grands sites aujourd'hui connus. Très
fidèle aux chroniques anciennes, la théorie de Charnay imposait cependant à presque tous les
sites archéologiques visités, une paternité toltèque. Faisant feu de tout bois, Charnay en chercha
la preuve dans tous les éléments (notamment architecturaux et iconographiques) que ses
connaissances et ses explorations mettaient à sa disposition. Sans le savoir il rassemblera ainsi les
caractères communs des cultures précolombiennes de cette région des Amériques, que soixante
ans plus tard Paul Kirchhoff devait définir sous le nom de Mésoamérique (Kirchhoff, 1943).
VESTIGES D'UNE ŒUVRE SCIENTIFIQUE 273

arrivaient en force et se joignaient aux scientifiques mexicains. Les travaux se


multipliaient, les connaissances avançaient. Au début du xxe siècle, la théorie
« toltéquisante » de Charnay avait vécu.

L'homme et l'époque.

En deçà d'une théorie scientifique, qui à l'instar de bien d'autres ne brilla


qu'un temps ; en deçà même des découvertes prétendues ou effectives dont
Désiré Charnay voulut imprimer l'Américanisme, se trouve un personnage
profondément marqué par son époque.
Si la psychologie complexe de l'homme, comme nous l'avons signalée en
introduction, joua certainement son rôle, l'évolution des idées en façonna les
aspects et l'orienta lentement. Humaniste et volontiers ouvert au monde, si
l'on en tient à ses premiers écrits, le voyageur était devenu avec l'âge et les
certitudes un de ces modèles d'assurance et d'intolérance scientifiques dont
la seconde moitié du siècle nous fournit quelques beaux exemples. Désiré
Charnay, est-il besoin de le souligner, appartenait à son temps.
Bien au-delà des querelles d'école et des rivalités personnelles, l'un des
aspects les plus aisés à relever, et bien sûr des plus spectaculaires, doit être
noté dans ses réflexions de nature « anthropologique », dont il sembla friand.
Marquées d'un très fort ethnocentrisme, voire d'un racisme dont l'époque
avait jeté les bases, les remarques dont il émailla ses textes sont à ce sujet
évocatrices ; ainsi à Madagascar : «... la supériorité du Blanc, qu'il reconnaît,
s'impose à lui comme chose naturelle... » (Le Tour du Monde, 1864-2, p.
207). Si l'influence d'un Gobineau joue un rôle certain 27, elle ne conduisit
cependant pas Charnay à en devenir le chantre. Sacrifiant aux tendances que
le Positivisme imposait peu à peu, il en utilisera les outils à l'instar de bien
d'autres, sans excès, ni retenue. La vieille Europe, investie d'une mission de
domination par le progrès mécanique, les théories nouvelles et les sciences
humaines, voyait le monde à l'aune de ses certitudes : Charnay pas moins
qu'un autre échappera à cette vision 28.
L'image des Amériques, jusqu'à aujourd'hui et depuis cinq siècles, a subi
de profondes évolutions, semblant animée d'un mouvement de balancier,
tour à tour pro ou anti indigéniste (Honour, 1975 ; Mongne, 2000). L'Europe
du xixe siècle n'a pas échappé à la règle. Tout d'abord romantique et
passionnée par les mystères supposés que les cultures
récemment redécouvertes semblaient offrir, elle s'orientera vers le
milieu du siècle vers une image scientiste, dans laquelle l'interprétation
échevelée laissait la place à la description, aux mesures et au comparatisme.

27. Le diplomate, écrivain et voyageur Joseph Arthur Gobineau avait fait publier quelques
années plus tôt son Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-55).
28. Pratiquement aucun auteur de voyages authentiques ou d'aventures-fiction, ne semble
avoir été épargné par cet ethnocentrisme militant. Les plus célèbres y ont souscrit : Cinq
semaines en ballon ou Nord contre sud de l'incontournable Jules Verne, ne laissent à ce sujet
aucun doute.
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Or Charnay, pourtant fermement ancré dans la seconde moitié de ce siècle,


appartient aux deux époques : celle du voyageur photographe (comme il y eut
les peintres voyageurs avant lui), et celle du scientifique ou prétendu tel. Sa
rencontre avec Maudslay, à Yaxchilân, en mars 1882 est l'exemple parfait de
la confrontation de deux mondes, deux visions de la même discipline.
L'Ancienne dont Charnay était l'un des derniers représentants avait
la découverte et les descriptions généralistes ; la nouvelle dont Maudslay
annonçait la venue devait encourager l'étude des faits et l'archéologie

Photographe « inventeur » d'une vision nouvelle du passé mexicain, puis


docte spécialiste de celui là, Charnay est une figure récemment reconnue de
l'histoire de l'Américanisme. Par son œuvre photographique, littéraire et
scientifique, par ses écrits, ses collectes et ses moulages, il est aussi acteur de
l'évolution de la vision des Amériques. Mais celle de Désiré Charnay était
avant tout une course aux ruines pour gagner l'honneur d'être le premier :
« ...Ce que je rapporterai, nul musée ne l'a... » (1880, Archives nationales).

Bibliographie

Antiquités Mexicaines, Relation des trois expéditions du capitaine Dupaix,


en 1805, 1806, 1807, pour la recherche des antiquités du pays, notamment
celles de Mitla et de Palenque, accompagnée de dessins de Castaneda... suivie
d'un parallèle de ces monuments avec ceux de l'Egypte... par A. Lenoir..., d'une
dissertation sur l'origine de l'ancienne population des deux Amériques... par
Warden... avec un discours préliminaire par C. Farcy... et de notes explicatives par
Baradère et de Saint-Priest. Bureau des antiquités mexicaines, Didot, Paris, 1834.
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Paris, 1863.
Cités et ruines américaines (recueil photographique en 49 planches), 1863.
Le Mexique et ses monuments anciens, Bondonneau, Paris, 1864.
Les anciennes villes du Nouveau monde, Hachette, Paris, 1885.
Une princesse indienne avant la conquête, Paris, hachette, 1888.
À travers la forêt vierge, aventures d'une famille en voyage, Hachette, Paris, 1890.
Lettres de Hernân Cortez à Charles Quint sur la découverte et la conquête du
Mexique, Hachette, Paris, 18%.
Manuscrit Ramirez. Histoire de l'origine des Indiens qui habitaient la Nouvelle
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VESTIGES D'UNE ŒUVRE SCIENTIFIQUE 275

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Le Mexique, 1858-1861, Souvenirs et impressions de voyage, Griot, Paris, 1987
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