Dante
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Dante
Dans une lettre à Milena, écrite de Merano en avril-mai 1920, Kafka raconte
l’histoire suivante, qui exprime bien la situation de l’exprimant littéraire
modern : « Savez-vous l’histoire du premier succès de Dostoïevski ? Elle
résume bien des choses ; je ne la cite d’ailleurs que par commodité, à cause
du grand nom de son héros, car on pourrait la trouver même ailleurs et même
tout près. Au demeurant je ne me la rappelle pas si bien, surtout les noms.
Dost. écrivait donc son premier roman, Les Pauvres Gens; il vivait avec un
ami, Grigoriev, qui écrivait aussi. Ce Grigoriev vit bien les pages
s’accumuler des mois durant sur le bureau, mais il n’eut le manuscrit que le
roman fini. Il le lut, il en fut ravi, et le porta, sans rien en dire à D., au
célèbre critique Nekrassov. Dans la nuit qui suit, à trois heures du matin, on
sonne chez Dostoïevski. Ce sont Gr. et N.; ils entrent dans la pièce, ils
étreignent D., l’embrassent, Nekrassov, qui le voyait pour la première fois,
l’appelle l’espoir de la Russie, ils passent deux heures à parler avec lui,
principalement du roman, et ils ne le quittent qu’à l’aube. D., qui a toujours
appelé cette nuit la plus belle de son existence, se penche à sa fenêtre les
quitte des yeux, ne peut se contenir et se met à pleurer. Le sentiment qui
dominait alors, et qu’il a décrit je ne sais plus où, était à peu près celui-ci:
"Quelles splendides natures! Qu’ils sont bons! Qu’ils sont nobles ! Et moi,
que je suis vil ! S’ils pouvaient voir en moi ! Et si je leur disais, ils ne me
croiraient pas !" Là-dessus, il a même voulu les rattraper en noblesse d’âme:
mais ce n’est plus là qu’une fioriture, le dernier mot de l’invincible jeunesse,
cela ne fait plus partie de mon histoire, elle finit là. Remarquez- vous, chère
Madame Milena, ce qu’elle a de mystérieux, d’insondable? Ceci, je crois:
que Gr. et Nekr., autant qu’on puisse parler de ces choses en général,
n’étaient certainement pas plus nobles que Dosto ; mais renoncez maintenant
au point de vue général, dont D. ne voulait pas non plus cette nuit-là et qui
ne sert à rien dans le cas particulier, ne voyez que Dost., et vous serez
convaincue comme lui que Gr. et N. étaient vraiment splendides, D. impur,
infiniment vil, qu’il s’en faudra toujours d’une distance infinie qu’il puisse
jamais les égaler, à plus forte raison ne sera-t-il jamais question qu’il puisse
les payer de leur bienfait immense, de leur bienfait immérité. On les voit,
littéralement, du haut de la fenêtre, s’éloigner et signifier par là qu’ils sont
inaccessibles. Malheureusement, le sens de l’histoire est effacé par le grand
nom de Dostoïevski. »