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Driss Chraibi - Vu-Lu-Entendu

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COLLECTION

FOLIO
Driss Chraïbi

Vu, lu, entendu

Denoël
© Éditions Denoël, 1998.
Driss Chraïbi est né en 1926 à El-Jadida. Après des études
secondaires à Casablanca, il étudie la chimie en France, où il s’installe en
1945. À l’âge de vingt-huit ans, il publie Le passé simple qui fait l’effet
d’une véritable bombe. Avec une rare violence, il projetait le roman
maghrébin d’expression française vers des thèmes majeurs : poids de
l’islam, condition féminine dans la société arabe, identité culturelle,
conflit des civilisations. Enseignant, producteur à la radio, l’écrivain
devient peu à peu un « classique ». Son œuvre, abondante et variée
(romans historiques, policiers, etc.), est marquée par un humour féroce et
une grande liberté de ton.
Driss Chraïbi est mort le 1er avril 2007.
Je dédie ce livre à Lhoussaîn El-Mhammedi,
mon compatriote du Rif.

D.C.
1

Je remercie la vie. Elle m’a comblé. En regard d’elle, tout le reste est
littérature, pour ne pas dire solitude. À mon âge – soixante et onze ans
déjà – je remonte à pas paisibles le chemin parcouru, sans notion de
temps ou d’espace. Je me tourne vers mon passé. J’essaie tout au moins.
À George Bernard Shaw, mon regretté confrère d’outre-Manche, une
dame d’un âge certain avouait, le rose aux joues, qu’elle avait trente ans.
Ah bon ! répondit le vieux pince-sans-rire, mais à quel âge êtes-vous
née ? » Toutes proportions gardées, c’est la question qu’il aurait pu me
poser. Non que je sois une femme : vous me connaissez. Mais il subsiste
un léger doute quant à la date de ma naissance, un certain décalage entre
l’oral et l’écrit. On ne récuse pas l’écrit, surtout s’il est officiel. Quant à
l’oral…
Considérons la version officielle. J’ai vu le jour au Maroc, à El-Jadida
(Mazagan à l’époque du Protectorat), au bord de la mer. Le lieu de
naissance ainsi précisé, reste à déterminer la date. Chez nous, les
« indigènes », il n’y avait pas d’état civil. Et, comme on l’a écrit et affirmé
souvent depuis les Croisades, dans le monde arabo-musulman le temps
ne compte guère, en dépit de la passion des Marocains pour les montres
de haute précision. Mais il nous fallait nous « civiliser », selon le manuel
français d’Histoire, celui-là même qui vantait mes ancêtres gaulois. Pour
entrer au lycée Lyautey de Casablanca, je devais avoir une carte d’identité
– et donc un âge légal. Vêtu d’une djellaba blanche et accompagné de
deux témoins dignes de foi qui lui devaient de l’argent, mon père me
conduisit par la main au commissariat de police. C’était un après-midi
torride, au début de la Seconde Guerre mondiale. Gravement, il déclara
au commissaire que je m’appelais Driss avec deux « s » s’il vous plaît,
Idriss en arabe mais on prononce Driss, que j’étais bien son fils et qu’il
était content de moi, oui, monsieur, sage, obéissant, studieux…
— Son âge, dites-vous ? Oh ! c’était l’époque des moissons quand, avec
l’aide de Dieu, il est venu au monde.
— Quelles moissons ? demanda le commissaire qui transpirait à
grosses gouttes. Orge, avoine, maïs, blé dur ?
— Blé dur, dit mon père.
— Parfaitement, renchérirent les deux témoins d’une seule et même
voix. Nous étions avec lui.
— En juillet alors ?
— C’est ça, répondit mon père. En juillet.
— C’est ça, répétèrent les témoins. En juillet.
— Au milieu de juillet ? proposa le commissaire. (Il s’épongeait la
face, la nuque.) Le 15 ?
— Pourquoi pas le 15 ? dit mon père.
Les yeux du policier me jaugèrent des pieds à la tête et d’une épaule à
l’autre. Si j’ai toujours été maigre – disons svelte –, ce jour-là, dans ce
commissariat, à vue d’œil, je devais mesurer un mètre soixante
centimètres. Après de rapides calculs opérés sur un buvard avec une
plume Sergent-major, on me nantit d’une date de naissance officielle,
certifiée et tamponnée par un officier de police : 15 juillet 1926. J’ai donc
soixante et onze ans à l’heure où je commence la rédaction de ces
Mémoires. La preuve par 9, c’est que mon frère Abdel Hak, mon cadet de
quatre ans, en a soixante-quinze. Je ne sais pas s’il s’est adressé au même
commissaire, avec les mêmes témoins dignes de foi. Il n’a jamais
fréquenté que la contre-école de la rue, mais il avait besoin d’un permis
de conduire. Il mesure deux mètres. L’habit fait le moine, il existe une
montre humoristique dont les aiguilles avancent à reculons, d’après un
conte de Mark Twain, la taille fait l’âge – et les paperasses la civilisation.
J’en sais quelque chose : je suis écrivain.
Considérons la version de ma mère (elle est morte, la chère âme, mais
sa parole demeure) : la pâte à pain venait de lever quand elle avait
ressenti les premières douleurs, il était donc entre huit heures et dix
heures du matin ; le citronnier du patio était en fleur, c’était
indiscutablement le printemps : mars, avril ou mai ; sa cousine Meryem
était en pèlerinage à Moulay Yacoub, elle s’en souvenait avec sa mémoire
émotive et associative. Je serais par conséquent né en mai, avril ou mars
1930, 31 ou 29, au choix selon la concordance élastique de l’ère
chrétienne et de l’ère hégirienne, une équation algébrique à deux
inconnues en quelque sorte. « Mais comme cela est loin maintenant, mon
fils ! » disait ma mère en éclatant de rire.
Venons-en pour conclure à la déclaration officielle et péremptoire de
l’officier marocain d’état civil auquel j’avais réclamé un extrait de
naissance à El-Jadida, ma ville natale, et qui trois jours durant avait sué
sang et eau pour déterrer les archives :
— Rien, cher ami. Rien de rien. Aucune trace. Vous n’existez pas.
Ce qui revient à dire que je suis un écrivain fantôme. Et qui résout la
question.

J’aime mon pays. Si loin que j’en sois de par le monde, je n’ai qu’à
fermer les yeux pour le voir et l’entendre, le sentir et le ressentir. Ici, on
l’appelle « le Maroc » ; sur l’autre rive de la Méditerranée, nous le
nommons « Al Maghrib Al Aqsa », l’Extrême-Occident.
Je suis aussi curieux que l’inspecteur Ali, mon personnage fétiche. Il
m’est souvent arrivé de poser une petite question identitaire aux citoyens
du pays voisin. Réponses, au choix : « Je suis kabyle », « Je suis arabe »,
« islamiste », « oranais », « anti-islamiste », « fichez-moi la paix, je ne
fais pas de politique »… Interrogez un bourgeois de Fès, un paysan des
Doukkala, un montagnard du Rif, un juif comme l’écrivain Edmond
Amran el-Maleh. Ils vous répondront sans l’ombre d’une hésitation : « Je
suis marocain. » Interrogez-moi. Le Maroc est mon rêve éveillé, mon
foie, ma demeure. On peut renoncer à tout, sauf à l’enfance. Le chemin
qui mène vers l’espace affectif rejoint celui du temps.
L’espace. Au Moyen Atlas, à quelque distance de la ville de Khénifra,
une route étroite, escarpée et tout en lacets, mène vers la montagne. Le
djebel Roumyat culmine à quelque deux mille mètres d’altitude. Mais,
avant de le voir, à deux ou trois kilomètres de là, vous entendez un orage
continu, assourdissant. Pourtant, il n’y a aucun nuage au-dessus de votre
tête. Et ce que vous voyez bientôt, ce que vous entendez de plus en plus
cataractant, ce qui va vous emporter la vue et l’intellect, vous ramener
instantanément vers l’aube de la création, c’est ça : le djebel calcaire et
nu, sans un arbre ni un arbuste, hormis quelques buissons de buis d’où
fusent, tels des projectiles, des écureuils de roche ludiques ; de roche en
roche, des mouflons se poursuivent en amour et en bonds aériens ; à
main gauche, par-delà le ravin, un piton avec juste un œuf blanc, gros
comme un melon de Cavaillon, qui va devenir dans quelques saisons un
gypaète emplissant le ciel de ses ailes déployées ; les ors, les ocres, les
améthystes et les Sienne du soleil levant ; et, en bas de la falaise tombant
à la verticale, l’abîme à mille voix : des lombes de la montagne en rut,
avec toute la force de l’âge, jaillit sa semence puissante et grondante, les
quarante sources de l’Oum-Er-Bia. Ici, nulle trace de pollution, nul signe
de ratiocination. On se sent renaître, naître, débarrassé des gangues de la
civilisation technicienne et déshumanisante. Il n’y a plus de fossé entre
l’homme et son instinct. La première aube est là, tangible. Tout est à
découvrir, à aimer. Et d’abord soi-même.
C’est ici qu’avec un peu d’imagination j’ai conçu la trame de mon
roman La Mère du printemps : le général Oqba ibn Nafi à la tête de ses
cavaliers, en l’an 680 de l’ère chrétienne, au moment même où les
croyants se massacraient là-bas, à Kerbala, au nom de la nouvelle religion
de tolérance. Il avait tourné le dos à l’Orient, voulait fonder une
communauté nouvelle. Il était certain, de science certaine, qu’un jour le
soleil se lèverait à l’ouest, en Occident.
Franchis les hauts plateaux, les vallées et les plaines, voici l’estuaire
du fleuve Oum-Er-Bia, à Azemmour, là même où Oqba ibn Nafi était
parvenu au « bout de la terre ». Sanglotant, il était entré dans l’océan
jusqu’à ce que les flots eussent baigné les flancs de son cheval. Il avait
rendu grâces à Dieu, avait proclamé d’une voix enrouée : « La guerre est
terminée. Il ne nous reste que celle de l’esprit. » Comme lui, l’Atlantique
toussait, perplexe devant l’immensité de la vie.
D’Azemmour à El-Jadida, la rade me saute à la gorge chaque fois que
je longe sa frange d’écume. Elle a une présence charnelle sur une distance
de douze kilomètres, de l’estuaire du fleuve aux remparts ocre du vieux
château portugais, une voix bien à elle qui m’interpelle du fond de ma
lointaine enfance. Ce gamin qui plonge tout habillé dans les eaux du port,
est-ce moi ? Que rêvais-je alors ? Et peut-on quitter son pays, un jour, au
nom d’une autre civilisation et au nom de la littérature – et puis… et puis
y revenir longtemps plus tard comme si rien ne s’y était passé en ton
absence, comme s’il n’avait pas eu besoin de toi ? De l’horizon pers
comme les yeux d’Aphrodite, cette vieille déesse de l’Amour, monte une
vague dandinante, puissante. Déferle. Une autre vague vient par-dessus
la première et la recouvre. Une autre encore. Chacune d’elles ajoute sa vie
à la vie. Toutes ont la même voix, répètent le même mot : paix, paix, paix.
Et ces voix-là, multiples et semblables, je les ressens comme celles des
hommes de l’autrefois, des hommes des générations qui ont précédé la
mienne et qui ont déposé dans mon sang leurs peines, leurs joies, leurs
espoirs, goutte à goutte.
El-Jadida. C’est à l’heure du laitier que j’aime le plus ma ville natale,
peuplée uniquement et pour quelques instants encore de besogneux lève-
tôt par nécessité : éboueurs, marins-pêcheurs, marchands de beignets,
dévots, maraîchers, gardiens de fours publics. L’un après l’autre, ils me
souhaitent une « journée de lumière » tandis que je déambule dans les
rues et les ruelles. Entrez avec moi, je vous prie, dans la cité portugaise où
le passé a été restauré dans les moindres détails. Regardez : sur cette aire
pas plus vaste qu’une esplanade, côte à côte voisinent une mosquée, une
église, une synagogue.
Tanger, au confluent des deux mers, à la frontière de l’Afrique et de
l’Europe. C’est de cette ville qu’en l’an 711 s’était embarqué Tariq ibn
Ziyad, avec quelques centaines de partisans, pour la conquête de
l’Espagne. C’était un Marocain. Son rêve fou, il l’avait réalisé pour des
siècles : l’Andalousie multiethnique, multiconfessionnelle, une société
ouverte, florissante en arts et en sciences, à un degré tel que la majorité
des musulmans des temps présents s’en souviennent en leur mémoire
collective en tant que notre âge d’or. Je suis un descendant de ces
Andalous-là. J’ai hérité d’eux ma première culture. Et l’un de mes
enfants, né en Vendée, se prénomme Tariq. Une question me hante
lorsque je considère l’ensemble du monde musulman de cette fin de
siècle : aurons-nous un jour un autre avenir que notre passé ?
Le Sahara. Savez-vous ce qu’est le désert ? Et qui vous dira jamais ce
qu’est le désert ? L’avez-vous entendu chanter ? Il chante, réellement,
quelques instants avant l’aurore, pour peu qu’on lui prête l’oreille. Grains
de sable par myriades chauffés à blanc toute une journée par un soleil de
fournaise, puis frigorifiés brutalement au cours de la nuit. Poussière
impalpable soulevée à hauteur de ciel et hésitant à retomber sur le sol.
Gouttes de lumière tombant dru des étoiles et se transformant en gouttes
de rosée. Congélation de la rosée. Gelure des pierres. Racines des dattiers
puisant l’âme liquide de la terre. Respiration lente de la terre, comme
celle d’une femme qui allaite. Sève circulant de méat en méat le long des
troncs durcis par des générations de sécheresse. Souffle des vents
anciens, frais et bénis. Caravanes, voyageurs qui avaient traversé le désert
et dont les rumeurs avaient laissé derrière eux des résonances d’échos :
joies, peines, espoirs. Méharis si chargés d’expérience qu’ils ne pouvaient
plus dire un mot. Poètes disparus. Leur souvenir vivace dans les
mémoires, leur parole transmise de bouche à oreille au fil des âges. Et le
silence – ce silence plein de toutes les existences du temps. Lumière et
obscurité, minéral, humain, végétal, passé et présent, langage, chaque
particule émet une note infime, un signe infinitésimal : le suprême avenir
étendu sur tout l’écoumène de sable et de reg. Avez-vous entendu chanter
le désert ?

Au cours d’une enquête en Grande-Bretagne, ce farfelu d’inspecteur


Ali, de la police marocaine, avait fait la connaissance d’une jeune
compatriote, employée dans un grand hôtel londonien. Elle n’avait pas
oublié sa langue maternelle, mais elle avait un accent britannique. C’était
délicieux. L’inspecteur ne posa pas de questions – aucune. Il se contenta
de parler de Fès, sa ville natale, telle qu’elle l’avait connue dix ou quinze
ans auparavant. Il se garda bien de parler de l’essor économique qui avait
modernisé, bouleversé la cité, comme presque toutes celles du pays – on
avait même pavé les ruelles de la vieille médina… Il fit un double nœud à
sa langue pour ne pas faire mention des Marocaines de cette fin de siècle :
conseils en communication, physiciennes, avocates, journalistes,
médecins, architectes, biologistes, informaticiennes. L’inspecteur Ali
parlait-il en mon nom ? Certainement ! Il ne fallait pas étrangler la
nostalgie. Il ne fallait surtout pas nager à contre-courant des idées reçues,
déschématiser les médias d’Europe ou d’Amérique. Les volées d’écolières
qui se dirigent au petit matin vers leur établissement scolaire me
rajeunissent.
La créatrice de mes jours vient de mourir. Un beau jour, elle a fait sa
sieste quotidienne et ne s’est pas réveillée. Elle était analphabète, en
arabe et en français. Elle a eu une vie heureuse (quatre-vingt-cinq ans),
en ce sens qu’il n’est venu à l’idée d’aucun de ses descendants de la placer
dans un foyer pour personnes âgées, cette espèce de mouroir. Chez nous,
dans toutes les classes sociales, la tradition demeure : ceux qui ont donné
la vie doivent être pris en charge jusqu’à la fin de leur existence par leurs
enfants et leurs petits-enfants. Elle avait beaucoup voyagé de par le
monde. Elle a été enterrée dans notre ancienne ferme d’Aïn Kaddid, au
bord de l’océan Atlantique, comme elle l’avait souhaité.
Si notre passé est intensément présent dans nos actes quotidiens,
pourrait-il rejoindre l’avenir, en tracer la voie tout au moins ? Dans la
modernisation galopante du Maroc, pourra-t-on comme autrefois faire
une place digne aux pauvres – et sauvegarder les témoins des temps
anciens ? Je pense aux Gnaoua en particulier, ces Noirs marocains qui
rythment les saisons au son de leurs claquettes et de leurs tambours
depuis le fond des âges. Leur nombre s’amenuise de décennie en
décennie. Et la plupart de ceux qui subsistent, on les a édulcorés pour
amuser les touristes sur la place Jama’El-Fna à Marrakech. Je pense à ces
légions d’exclus par voie d’audimat économique et qui ne font même pas
de politique. Je pense à l’argent souverain des temps modernes. Je pense
à ces virtuoses de la musique andalouse, Abdel Krim Raïs entre autres,
dont les orchestres ancestraux réunissaient en convivialité parents et
amis autour d’une table, avant le repas. J’espère bien qu’on ne va pas les
remplacer par une bouteille de whisky, afin de délier les cœurs. La
gastronomie (oh ! le couscous n’est qu’un plat ordinaire) restera encore
l’un des purs fleurons de notre culture, j’en suis persuadé. Mais
l’inspecteur Ali et moi-même avons constaté l’intrusion de quelques
MacDonalds ici ou là. Le livre, cet autre fleuron, pourrait-il échapper au
danger qui le guette : devenir un jour un produit exotique, sinon un
produit de marché ? Loin dans le temps, avec un peu d’imagination je
revois Badruddin ibn Zoubaïr, l’émir de Cordoue. Il campe dans un
hameau de tentes sous les remparts de la ville, au milieu de son clan et de
sa garde prétorienne. Il est assis en tailleur au centre d’un cercle de livres.
Quand il en a terminé un, il le referme et le remet en place, ouvre le
suivant en poussant un soupir d’aise. Il a fait le serment de ne sortir de ce
cercle qu’en cas de nécessité absolue. Autour de lui, à portée de vue et
d’ouïe, l’Andalousie musulmane est en train de s’édifier pierre à pierre,
entreprise des hommes. Lui, l’émir Badruddin, désire embrasser toute la
science des hommes. C’est sa seule subsistance terrestre, jour et nuit,
même dans ses rêves. « Si tu ne sais pas ce qui s’est passé avant ta
naissance, tu resteras toujours un enfant… » Calligraphié en caractères
araméens, le traité qu’il tient sur ses genoux emporte la vue et la raison.
Pour s’en pénétrer, il faut une concentration totale, ce même
recueillement absolu dont l’auteur l’a conçu au terme de sa vie. Il est mort
voici très longtemps, avant l’avènement de l’Islam. Mais son esprit
demeure, plus fertile que jamais. « Si tu ne sais pas ce qui s’est passé
avant ta naissance, tu resteras toujours un enfant… » Se peut-il qu’un
homme qui a vécu des siècles auparavant ait eu connaissance de ces traits
de lumière sur lesquels les exégètes du Coran se cassent le cerveau, les
dents et la foi ?… Mais alors, la religion ne serait qu’un reflet, une pâle
lueur du fleuve Vérité ?… Comme des phares dans la longue nuit de
l’humanité, de tels êtres, musulmans ou non, relient la terre au ciel et le
passé au présent. Donnez-moi des livres et laissez-moi rêver.
2

Je suis né dans une famille bourgeoise, originaire de Fès. Argent et


culture. Culture arabe, bien entendu. S’il y avait le régime du Protectorat,
nous l’ignorions totalement. C’était un autre monde dont pas un
représentant n’était visible dans notre environnement, sous quelque
forme que ce soit. Même la plage, à hauteur du casino sur pilotis, était
délimitée par un grillage en deux zones : d’un côté, les Européens et ce
qu’ils appelaient Mazagan ; de l’autre, El-Jadida, c’est-à-dire la Ville
Nouvelle qu’ils persistaient à dénommer « la Médina ». Le quartier juif
qui était le centre historique des quartiers arabes, la cité portugaise, le
vieux port, les remparts, les échoppes où l’on trouvait de tout, y compris
les premières machines à coudre Singer, les ateliers de filature, de tapis et
de broderie sur soie, les galeries de troc, les places publiques avec des
carrioles, des ânes et des chevaux, les édifices religieux, le cimetière où
l’on se promenait comme dans un jardin.
Orphelin à quinze ans, mon père se devait d’élever ses frères et sœurs.
Il était l’aîné. Il exerça divers métiers : menuisier, ébéniste, distilleur
d’essence de rose, enseignant, calligraphe, généalogiste… Puis, la bourse
pleine, il descendit à El-Jadida en dépit des objurgations de ses proches
et de ses amis. En regard de Fès, El-Jadida était considérée comme une
ville de paysans illettrés, sinon de roturiers. Il acheta une maison,
quelques terrains jonchés de cailloux et un entrepôt route de Marrakech,
le nouveau quartier des affaires. Et il se lança dans le négoce du thé, se
lança sur les routes et les pistes à bord d’une charrette tirée par un mulet
et surchargée de caisses de thé de Chine. Entre ses pieds, une balance à
trébuchet. Il vendait en gros, parfois en demi-gros, selon l’importance des
villages où il plantait sa tente : Tnine Chtouka, Had Soualem, Souk
Larbaâ et d’autres bourgades qui ont disparu depuis pour laisser place
nette aux routes nationales et aux grandes exploitations agricoles des
parvenus. On le respectait autant pour sa probité en affaires que pour la
qualité de son thé garanti d’origine : directement de l’Empire du Milieu
au consommateur, sans conditionnement, en vrac et à l’air libre. Mee Lee,
Sow Mee, « demi-cheveu », tant d’appellations dont je garde la nostalgie.
L’un des intimes de mon père était consul de Grande-Bretagne à El-
Jadida. Durant les heures creuses, ils jouaient aux échecs – une invention
d’un Persan du nom de Santraj, affirmait mon père. La trentaine passée,
il prit femme, une descendante d’une illustre famille désargentée de Fès,
les Zwitten. Elle avait la moitié de son âge.
Ces quelques renseignements, je ne les ai obtenus que longtemps plus
tard, lorsque j’eus du poil au menton et que, mon père et moi, nous avons
pris l’habitude de converser des soirées entières, d’homme à homme. À
grand-peine et en usant de subterfuges, tels ces syllogismes de Platon
dont il était si friand. S’il écoutait les autres avec la plus grande attention,
il n’aimait guère parler de lui. Et, durant mon enfance et la moitié de mon
adolescence, je n’ai rien su de lui ni de ses occupations qui remplissaient
notre maisonnée d’abondance. Et je ne m’interrogeais nullement sur ces
va-nu-pieds qui peuplaient les rues et y dormaient par légions et sur les
mendiants qui assiégeaient notre demeure et que ma mère nourrissait
avec les restes des tagines et des chaudrons. C’était ainsi, socialement et
philosophiquement.
Des denrées étaient régulièrement livrées à domicile : jarres d’huile et
de miel, sacs de farine et de semoule, paniers de fruits secs et régimes de
dattes, pains de sucre, bouquets de menthe, de coriandre et de persil, gros
sel, viandes et poissons au gré des ventes à la criée au marché du port. Ma
mère n’avait par conséquent nul besoin de sortir, je trouvais cela tout
naturel. Et il y avait un gamin âgé d’une dizaine d’années qui était assis
toute la journée devant notre porte et qui se chargeait d’apporter au four
public les pains ronds qu’elle confectionnait à l’aube, fleurant bon le
levain. Elle lui donnait un sou en cuivre, percé d’un trou. Il était tout
content. Il s’appelait Laarej. Je devais avoir quarante ans quand je suis
entré un jour dans un restaurant marocain, dans le cinquième
arrondissement de Paris. Un vieux monsieur en tablier et toque blanche
s’est précipité vers moi, m’a serré dans ses bras. « Driss ! » J’ai interrogé
mes souvenirs, vainement. « Laarej. Tu me remets ?
— Non. »
L’eau était puisée du puits, dans un recoin du patio, juste devant la
cuisine. Elle était un peu « dure » à avaler, disons saumâtre, chargée
d’oligo-éléments peut-être bien. Mais elle était bien fraîche, et c’était
notre eau. Elle servait à tout : pour cuire les aliments, pour la lessive et le
lavage, pour nos ablutions. Un Gnaoua livrait de l’eau de pluie, contenue
dans une outre, exclusivement pour le thé. Je n’en ai jamais goûté. Des
années plus tard, j’ai bu de l’eau du robinet, chez l’un de mes copains du
lycée : elle m’a semblé assez curieuse.
Hormis la table ronde des repas, il n’y avait pas de meubles. Coussins
et poufs à profusion, tapis que l’on descendait ensoleillés de la terrasse.
Dans les chambres, des coffres. Comme ils étaient en bois d’arar, les
vêtements sentaient fort bon, un mélange de santal et de résine. En tout
cas, ils échappaient à la curiosité des mites. Les fenêtres étaient munies
de barreaux à l’extérieur ; à l’intérieur, un double jeu de vitres montées
sur des châssis qui pivotaient sur des gonds : verre transparent par temps
maussade, verre cathédrale bleu, rouge et vert par grand soleil ou la nuit.
La cuisine était un domaine où je ne devais pas mettre les pieds, une sorte
de jardin secret, agrémenté de pots de plantes odoriférantes : basilic,
estragon, romarin, thym… Par-ci par-là, de petites corbeilles chargées
d’épices. Aux murs étaient suspendues des tresses d’oignons. Et, là-haut,
le « maître de la maison » veillait sur sa progéniture et sur nous, un gros
pigeon blanc sans âge. Nombre de ses descendants avaient achevé leur
existence accommodés de petits pois ou dans la confection d’une pastilla.
Lui était toujours vivant, telle une baraka de Dieu. Ma mère le protégeait
comme la prunelle de ses yeux. Parfois elle lui parlait.
Je n’étais qu’un bambin lorsque je suis entré à l’école coranique, selon
la coutume. J’y ai appris quelques sourates du Coran et les bases de
l’arabe classique, une langue qui ressemblait vaguement à la nôtre. Trois
années assez éprouvantes dans ma vie. Le maître ne souriait jamais et,
moi, je pleurais. C’est comme si l’on avait voulu mon bonheur et par voie
de conséquence mon salut à coups de bâton. Encore maintenant, je
ressens ce que je ressentais alors : une sorte de sevrage par rapport à la
parole de Dieu. Au terme de mes études, un jury de barbus me déclara
savant. Autant dire croyant. Ne récitais-je pas par cœur des chapitres
coraniques comme ceux du « Trône » ou de la « Lumière » ? On m’acheta
des habits neufs, on me fêta, je me gavai de gâteaux, on me promena par
toute la ville à dos d’un cheval d’apparat. Des nuits durant, je fis des rêves
dont je me réveillais en sursaut : j’étais un ange tout nu, mais avec des
ailes et une barbe. Je ne sais ce qu’en aurait conclu Daniel Bordigoni, un
ami psychanalyste, si je lui en avais parlé. Mais ceci est une autre histoire,
comme disait Rudyard Kipling.
À l’âge de six ans, mon père m’envoya comme interne à l’institut
Guessous, une école privée à Rabat. Le directeur était Ahmed Balafrej,
l’un des artisans de l’indépendance. Au cours des négociations qui
devaient se dérouler des décennies plus tard avec le gouvernement Edgar
Faure, il s’était constamment tenu dans l’ombre, alors que tant d’autres
se projetaient sur le devant de la scène. Mohammed V l’avait nommé par
la suite ministre des Affaires étrangères. Pour quelques mois. Et c’est
ainsi qu’Allah est le plus grand. J’y reviendrai en temps voulu.
À l’institut Guessous, j’appris le français par le commencement :
l’alphabet. Il était sous-développé. Comparé à notre alphabet à nous, il lui
manquait plusieurs lettres, les sons « gh », « ts », « th », « dz », « a’ », et
j’en passe. Notre professeur était très patient avec moi, répétait en
souriant : « Ce n’est pas une traduction de l’arabe. C’est une autre
langue. » Lorsqu’il me fallut allier des consonnes et des voyelles pour
former des mots, ce fut l’incompréhension totale. Habitué à écrire de
droite à gauche, j’écrivis de droite à gauche, en toute logique. Quelque
chose comme : ssirD tse mon noM. Le professeur se montra habile devant
ce cas de figure. Il se saisit d’un miroir et rétablit la phrase dans le bon
sens : Mon nom est Driss. C’était simple. Le monde des Européens, à
commencer par leur langage, était l’inverse du nôtre. La preuve, c’est que
le planisphère accroché près du tableau représentait le globe terrestre à
l’envers de la carte géographique d’Al-Idrissi : l’Europe en haut et
l’Afrique en bas alors que ce devrait être le contraire, l’Orient à droite et
l’océan Atlantique à gauche ! C’était insensé, mais c’était ainsi. Je devins
gaucher du jour au lendemain. Et je crois bien que c’est à cette époque
que ma tête a commencé à tourner.
Il y avait deux cours parallèles et simultanés, en arabe et en français,
assurés par le même professeur – M. El-Manjra, autant que je m’en
souvienne. Il nous apprit jour après jour à identifier les objets concrets
qui nous entouraient et à leur donner leur équivalent dans le vocabulaire
de nos « protecteurs » d’outre-Méditerranée : madrasa = école, koursille
= chaise, calame = plume, midad = encre… et ainsi de suite. Certains
mots hésitaient à franchir la frontière culturelle, se braquaient tel un âne
entêté. « Oiseau » par exemple. Invariablement, je prononçais et écrivais
ce terme dans ma langue maternelle : asfour. Peut-être pensais-je à ma
maison natale et au pigeon blanc. De toute évidence, il était de la famille
des oiseaux. El-Manjra décapuchonnait son stylo, faisait mine de le
remplir avec « l’encre verte de mes yeux ». J’éclatais de rire, lui aussi.
Les équivalences s’établirent d’elles-mêmes lorsque nous abordâmes
les textes des récitations. Ce Jean de La Fontaine était l’un de nos cousins
et ses fables rajeunissaient celles de Kalima wa Dimna, la plupart d’entre
elles tout au moins. Je retrouvais mes animaux familiers : le lion qui ne
pouvait être que roi (père, pater familias), le singe auquel je m’identifiais,
la gent trotte-menu… Je n’étais pas tout à fait d’accord avec le fabuliste
français quant à sa façon de traiter l’âne, « ce pelé, ce galeux ». Chez
nous, ce solipède était prisé comme un être plein de sagesse et de
patience – les deux vertus essentielles prônées par l’Islam. La preuve,
c’est qu’il supportait les brimades de la vie. À lui aussi je m’identifiais. Il
lui arrivait parfois de ruer dans les brancards. Le reste du temps, il riait
avec ses grandes dents. Bref, mon horizon s’ouvrait, non pas
mentalement, mais sur le plan affectif. Le monde des Européens ne me
faisait plus peur. Ses écrivains conversaient avec les nôtres depuis des
siècles. Ils n’avaient pas grand-chose en commun avec ces colonialistes
qui nous gouvernaient depuis Rabat ou Paris – et que ma mère qualifiait
de suppôts de Satan, sans avoir jamais vu un seul d’entre eux.
Leur jour férié était le dimanche. Ils l’appelaient le « jour du
Seigneur ». Pourtant, Jésus-Christ avait vécu ici-bas bien avant le
Prophète. Et notre jour férié à nous était le vendredi. Ce n’était pas très
logique. À moins qu’il n’y ait une explication évidente…
— Nous sommes en avance sur eux, m’sieur.
— Comment cela ? demandait El-Manjra.
— Ils ont quarante-huit heures de retard sur nous.
— Peut-être bien, dans l’ancien temps. Mais ils nous ont rattrapés. Et
même dépassés. As-tu fini ta soustraction ?
— Presque, m’sieur.
L’arithmétique ne posait pas de problème. C’étaient les mêmes
chiffres, arabes, y compris le zéro. Et puis, la quatrième de couverture de
nos cahiers donnait le corrigé des opérations, de 1 à 10, et des additions
aux divisions. Il suffisait d’apprendre les tables. Mais l’arithmétique
devenait absconse lorsqu’on l’appliquait à la vie réelle, des cheveux
coupés en quatre par les Français. Ils poussaient le pointillisme jusqu’à
l’abstrait. Avait-on jamais vu un centimètre de pain ou un millilitre
d’eau ? Cela ne pouvait nourrir ni désaltérer personne, fût-ce un saint.
Quant au temps, pourquoi fallait-il le diviser en secondes, voire en
dixièmes de seconde ?
— Pourquoi, pourquoi… Arrête de poser la même question, me disait
M. El-Manjra. Poses-en d’autres.
— Lesquelles ?
— Quand ? Comment ? Tu pourrais ainsi comprendre le monde.
Deux ou trois fois par an, un inspecteur de l’instruction publique
venait contrôler nos connaissances. Ce n’était jamais le même, mais il
avait un chapeau. Il posait son chapeau sur le bureau du maître et celui-
ci, d’une chiquenaude, l’envoyait rouler sur le plancher. Et alors de deux
choses l’une : si le visiteur (l’hôte) ramassait son couvre-chef et le posait
ailleurs, nous coopérions gentiment avec lui, dans sa langue maternelle ;
nous levions tous le doigt et récitions avec ensemble « chou, pou, genou,
caillou » ou une fable de son choix. S’il remettait le bitos sur le bureau,
nous lui parlions uniquement en arabe, M. El-Manjra aussi.

Notre nouveau professeur d’arabe s’appelait Othman Jorio, l’un des


premiers Résistants comme je l’appris par la suite. C’était un homme
souriant et rigoureux. Il était convaincu que la langue du Coran était la
mère de toutes les langues, la plus belle et la plus claire, inégalée,
indépassable. Partant d’un exercice de conjugaison ou d’un extrait de
Kalima Wa Dimna, il remontait invariablement vers la racine des mots,
c’est-à-dire la foi. C’était ardu de le suivre dans ses développements, mais
il dialoguait avec nous. Je commençais à comprendre – et non plus à
subir passivement – cette religion qu’on avait essayé de m’inculquer à
l’école coranique comme un ensemble de dogmes et de mystères. Un jour,
des soldats en armes vinrent le chercher en plein cours et l’emmenèrent
avec eux. Un voile noir tomba aussitôt dans ma mémoire. Je refusai la
réalité.

Je retournais chez moi pour les vacances. Pour aller à El-Jadida en


passant par Casablanca, j’avais le choix entre trois compagnies de cars :
les cars Laghzaoui, la C.T.M. et la Valéna. Les trois engins partaient à la
même heure, chargeaient en cours de route les voyageurs des bourgades
et des hameaux, eux et leurs volailles et leurs ballots et jusque sur le toit,
mais les chauffeurs avaient à cœur de coiffer leurs concurrents sur le
poteau, de sorte que les cars arrivaient à El-Jadida de front, ou peu s’en
fallait. Cela était ainsi : le graisseur (personnage important) tournait la
manivelle à la force du poignet, lançait le moteur dans un nuage de
fumée, s’installait à côté du chauffeur et, durant tout le trajet, surveillait
attentivement les bas-côtés de la route.
— En voici un, lançait-il. Freine.
— C’est impossible. Il n’y a plus de place, répondait le chauffeur. C’est
complet.
— On va tasser, disait le graisseur. Stoppe !
Tout le monde parlait à bord. J’écoutais, je m’instruisais. Certaines
expressions rurales me faisaient dresser les cheveux sur la tête. « Tu
voyages tout seul, petit ? » s’inquiétait mon voisin de siège. Je lui livrais
tout, en vrac, en arabe et en français : l’institut Guessous où j’étais
interne, les notes que j’avais obtenues, mon patronyme… « Tu es le fils de
Haj Fatmi Chraïbi ? Écoutez, vous autres. » À El-Jadida, on me
raccompagnait en procession. Tout le monde connaissait mon père de
nom. Je pavanais tel un paon, moins la queue…

J’obtins le certificat d’études primaires, qui était à l’époque le diplôme


nec plus ultra. Je croyais que j’étais parvenu au faîte du savoir. Mais mon
père en avait décidé autrement. Il fit plusieurs choses à la fois : il
transplanta son négoce à Casablanca, la nouvelle capitale économique ; il
nomma un gérant pour son commerce à El-Jadida ; il me fit entrer au
lycée Lyautey, c’est-à-dire dans le « monde européen » ; il fonda le
monopole des importateurs de thé de Chine, avec M. Tber et deux
compatriotes de confession juive, M. Tolédano et M. Pinto. C’étaient
quatre amis à toute épreuve dont la parole donnée valait n’importe quel
acte notarié. Ils se rendaient à tour de rôle à Londres, siège des affaires
internationales, y passaient leurs commandes. De retour à Casablanca, ils
prenaient livraison de la marchandise sur le port, la chargeaient sur des
camions Fargo, en fixaient de concert le prix au demi-gros. Je me
souviens d’un immense cargo, le Durban Maru, battant pavillon
britannique. En 1958, les autorités jetèrent leur dévolu sur cette affaire
juteuse. Elles en firent un monopole d’État.

(Varsovie, 19 juin 1997, colloque sur la francophonie. Dix-sept


officiels venus de Paris et même du Québec, vingt-trois professeurs
spécialistes de la chose francophone, deux écrivains, dont moi. J’ai
subi. L’ambassadeur du Maroc en Pologne a sans doute eu pitié de
moi. Il m’a invité dans sa résidence. Il s’appelle Abdel Adim Tber.
C’est le fils du défunt associé de mon père. Le déjeuner a été à la
hauteur des temps anciens : tajine de pieds de veau au blé et aux pois
chiches, suivi d’un autre de viande séchée au soleil, du thé Sow Mee,
musique andalouse. Nous avons évoqué le passé. C’était au tour de
Pinto et Tolédano de partir pour Londres, munis de cinq millions de
dirhams que leur avaient confiés leurs deux amis, Tber et mon père.
Ils sont allés en Israël et n’en sont jamais revenus. C’était en 1956. En
me livrant ces informations que j’ignorais totalement, l’ambassadeur
n’avait nulle amertume dans la voix. Je ressens une certaine gêne en
les couchant noir sur blanc. Mais les mots sont les mots.)
3

Mai 1997. Je revenais des États-Unis d’Amérique, cette démocratie


politiquement correcte. Impossible de regarder une jolie fille sans être
aussitôt accusé de harcèlement sexuel. Impossible d’allumer une
cigarette, même à bord de l’avion. Arrivé à l’aéroport Mohammed V de
Casablanca, j’ai vu un flic devant l’entrée de l’aérogare : il fumait
tranquillement. Je lui ai donné l’accolade et nous avons fumé tout un
paquet. Du coup, mes poumons se sont encrassés, mais mon regard est
redevenu droit, les vannes de ma sensibilité se sont ouvertes. C’était
comme si ma longue absence n’avait constitué qu’une brève parenthèse
dans mon univers affectif.
Dans la rangée de taxis, j’en ai repéré un, pas trop civilisé, âgé en
quelque sorte. J’ai jeté mon sac de voyage sur la banquette.
— Derb Soltane !
Le chauffeur m’a examiné d’un œil perplexe : étais-je ou n’étais-je pas
un touriste ? Là était la question.
— Je peux te conduire vers la Corniche. Il y a des hôtels numéro un là-
bas.
— Je vais au Derb Soltane. Tu connais ?
— Hay Laayoune, tu veux dire ? Il a changé de nom, moi pas.
— Moi non plus. Allons-y !
— On est partis. Bismillah !
Et il a comme décollé. Les roues tournaient, la route défilait. Ai-je
fermé les yeux comme nous entrions dans la ville ? Je n’en sais rien. Ces
larges avenues, ces immeubles modernes plus vrais que nature ne
réveillaient aucun écho dans ma mémoire. Je n’avais pas parcouru le
monde pour me retrouver dans cette métropole en plein essor
économique. J’étais à la recherche de mon passé.
Angle rue d’Angora et rue Ait Yafelman, la demeure familiale
construite en 1938, haute de deux étages, façade passée au lait de chaux
une fois l’an. Pour nous tous qui y avions vécu, pour les voisins comme
pour mes copains du lycée, c’était Dar el-Beïda, la « maison blanche ».
C’est un maçon espagnol du nom de Sagarul – Jose-Luis Sagarul – qui
l’avait construite, tout seul, pierre de taille après pierre de taille. Dans les
fondations, j’avais mis un sou en argent pour appeler la baraka de Dieu –
et ma mère un noyau d’olive. L’olivier n’a jamais poussé et, toute ma vie,
j’ai été en butte aux basses contingences terrestres. C’est dans cette
maison que, par défi autant que par amour, j’ai situé l’action du Passé
simple, celle aussi de La Civilisation, ma mère, deux livres écrits sous les
frimas. C’est ici que trôna le premier poste de T.S.F. de tout le quartier,
une espèce de bahut pesant et trapu. D’une lieue à la ronde, les
mélomanes de Casablanca venaient écouter ce qu’il diffusait à plein
volume du matin au soir : les chansons romantiques d’Oum Kalthoum et
de Mohammed Abdel Wahab et, au-delà de la musique, la magnificence
des poèmes d’Ahmed Shawqi ou d’Ahmed Rami. Les écoutant, j’ai appris
l’arabe classique, parallèlement au grec et au latin qu’on m’enseignait par
ailleurs. Mentalement ou à mi-voix, je comparais les sonorités des deux
poésies, l’une française, l’autre égyptienne. J’essayais de traduire en
arabe « Le dormeur du val » d’Arthur Rimbaud, par exemple, et « La
jeunesse, la beauté et l’espoir » de Shawqi en français. C’était d’autant
plus difficile que l’une et l’autre s’ignoraient. Elles s’ignorent encore de
nos jours, souverainement. Peut-être finiront-elles par se rencontrer sur
Internet – dont les voies sont aussi insondables que celles de la
Providence…
Quelques-uns de mes professeurs du lycée Lyautey étaient reçus chez
nous en imités de marque : ils me donnaient des leçons particulières à
domicile. Ils repartaient en fiacre, béats, repus des bonnes choses de la
vie. (Je crois bien que la France était alors occupée par les armées
allemandes.) Les dialogues qu’ils avaient avec mes parents, avec ma mère
surtout, étaient à la fois enrichissants et jubilatoires. Dois-je dire que M.
Bechlein, mon prof d’allemand, se croyait obligé de parler à table dans la
langue de Goethe ? Son accent guttural n’avait rien à envier aux âniers de
la médina. « C’est peut-être trop épicé pour son goût, hasardait la
créatrice de mes jours. Un pot de miel lui adoucirait le gosier, je crois
bien… Va chercher la bassine des ablutions : il a envie de cracher mais il
n’ose pas… »
Tout était dans la rue, à l’air libre : les éclanches de viande, les poules
attachées patte à patte, des paniers de fruits secs et d’épices multicolores,
l’apothicaire sous une tente, le coiffeur avec juste une chaise en guise de
salon, le conteur public, la pythonisse, les joueurs de cartes
professionnels qu’on appelait les « maîtres de la main », les braseros sur
lesquels rôtissaient les brochettes enrobées de crépinette, le quatuor des
Gnaouas, le porteur d’eau avec son gobelet en cuivre et son outre en peau
de bouc en travers du ventre à la manière des sacs-bananes des temps
présents, le courtier qui proposait à voix de stentor le troc de n’importe
quoi contre n’importe quoi, le rabbin de la médina qui tapait le carton
avec le passementier en attendant la fin du sabbat, des gamins en train de
jouer au foot entre les étals, voix, cris, rires enchaînés les uns aux autres
comme une succession de marées montantes et descendantes, toute une
humanité mêlée, mélangée dans le quotidien. Tout le monde se
connaissait, depuis les ancêtres jusqu’aux cousins au quatrième degré,
ceux qui avaient quitté la vie, ceux qui allaient bientôt naître. Zineb, la
sage-femme, était chez elle dans toutes les maisons. Et il y avait toujours
des femmes qui attendaient un heureux événement et qu’on nommait les
« goûteuses » : oui, à six ou sept mois de gestation leur goût est si fin
dans l’appréciation des mets à mi-cuisson. (Ajoute une gousse d’ail rose
au tajine, ma fille ! juste le temps de frémir…) Quand une maîtresse de
maison confectionnait du couscous ou de la soupe marocaine, c’était à
plusieurs mains, depuis la cuisine jusqu’au seuil en passant par le patio.
C’était aussi pour les autres, pour les pauvres surtout. Le vendredi, on
étalait des tapis et des nattes dans la rue. Parfois, le sultan Mohammed
ben Youssef survenait à cheval, mettait pied à terre et se prosternait avec
nous.
Il ne me fallait pas aller bien loin pour acheter une cigarette, une seule
cigarette, vendue au détail comme le thé ou le sucre. Et, au coin de la rue,
dans une échoppe, je me procurais rame par rame les aventures de
Fantômas, les tout premiers livres policiers de la collection « Le
Masque ». Mais c’étaient surtout les vieux papiers qui enveloppaient les
graines de citrouille dont j’étais friand : j’y découvrais des trésors de faits
divers et de culture – et même de mathématiques appliquées. Le plus
souvent, ces renseignements étaient incomplets, coupés en bas de page,
mais j’y suppléais par l’imagination. Et il y avait des bouts de publicité
arrachés à la hâte dans les catalogues Manufrance ou Lanoma, une robe
dont il manquait le haut ou le bas, un costume trois-pièces qui ne
comportait plus qu’une pièce et demie, ou peu s’en fallait. Dans les
feuilles volantes de l’almanach Vermot, j’appris à tout vent quelques
morceaux choisis – et déchiquetés – des éphémérides dont je n’ai jamais
su la fin.
Périodiquement, on nous livrait trois ou quatre quintaux de blé dur.
J’en prélevais le contenu d’un baquet pour les pigeons ; et le reste, sac
après sac, je les apportais à la minoterie, une sorte de cave presque
entièrement occupée par un moteur Diesel. La farine, ma mère la tamisait
à l’aide d’un chinois, récoltait le son qu’elle allait vendre au volailler :
autant d’argent de poche au gré de son humeur et de nos résultats
scolaires. Ces jours-là, ses cheveux étaient tout blancs, ses cils aussi. Et
elle toussait en riant, va savoir pourquoi.
Le dimanche, j’endossais un veston noir, chaussais des lunettes
d’intellectuel pour être à la hauteur de ma tâche : écrivain public.
J’officiais chez le marchand de beignets, cerné de quémandeurs,
enveloppé d’odeurs de friture. La machine à écrire sur laquelle j’assenais
les lettres de plomb avait les dimensions d’une salamandre, la forme
aussi peut-être bien. Tel litige à mettre noir sur blanc à l’intention du
caïd, des doléances à transmettre à tel petit chef du Protectorat (autant
dire dans l’autre monde), la traduction écrite d’un accord oral entre deux
parties (mais il fallait des mots dactylographiés en langue française), des
salamalecs aux cousins et amis immigrés chez les Nazaréens… Le plus
épistolaire de tous était un certain Bendegha, gérant du petit cinéma tout
proche. C’est ainsi que je découvris d’autres chevaux, ceux des cow-boys,
bien nourris, bien gras. Basil Rathbone était mon héros, Conan Doyle me
vengeait de cet insipide Boswell dont on me bassinait au lycée. À l’âge de
treize ans, j’étais amoureux fou de Ginger Rogers. J’écrivais des lettres
enflammées à Mireille Balin, mon autre « fiancée », et je les postais dans
mon tiroir…

La maison est grise, le Derb Soltane est délabré, le soir tombe, les
gens rentrent chez eux. Seul le ciel est rayonnant au coucher du soleil.
Glanant quelques informations, je me suis laissé dire que des promoteurs
n’allaient pas tarder à moderniser ce quartier : immeubles de bureaux,
logements sociaux à des prix à faire fuir les habitants à l’intérieur des
terres, eux et leurs bardas. J’ai poussé la porte de la demeure familiale et
je suis entré.
Je suis entré et un homme m’a accueilli sur les marches de l’escalier
qui mène au premier étage. Mon frère Abdel Hak. L’escalier était sombre.
Mon frère aussi. On venait de lui couper le courant. Et il devait une note
vertigineuse à l’administration du téléphone. Il m’a montré son costume
du dimanche qui pendait triste dans une armoire déglinguée. Et une paire
de souliers noirs, qu’il chaussait lorsqu’il lui arrivait de sortir. Dans ce qui
fut ma chambre, il n’y avait rien. Rien. Et dans ce qui fut la chambre de
nos parents, deux matelas se faisaient face, nus. J’étais tombé sur une
période de malchance. Il n’avait à m’offrir qu’un verre d’eau. Je n’ai pas
prononcé un mot. Il avait tout vendu, tout ce qui pouvait se vendre. Et la
maison était hypothéquée jusqu’aux fondations. Je ne pensais pas à lui,
mais à mon père défunt, chevalier d’industrie s’il en fut. Je pensais au
destin du monde arabe dans son ensemble…
4

Les ombres s’en vont les premières, suivies du chagrin et de ses


résonances. Le temps chevauche le temps et je me retrouve âgé de dix ans
dans cette maison toute neuve, blanche et baignée de soleil. Elle sent le
crépi encore frais et l’huile de lin dont on a nourri les volets à l’état brut.
Ma mère prend possession de sa nouvelle demeure, organise, agence avec
des éclats de rire et de voix, monte et descend à la découverte, suivie par
mes trois frères qui étaient nés en mon absence. Parfois, elle fait une
halte dans l’escalier, s’assoit sur une marche pour allaiter le puîné, sans
cesser de parler et de chanter. Là-haut, sur la terrasse, roucoule d’un
gosier éraillé le vieux pigeon blanc, compagnon de ma prime enfance. La
semaine dernière, il s’est sauvé à tire-d’aile. Je suis allé le chercher à El-
Jadida, sa ville natale, distante de quelque quatre-vingt-dix kilomètres.
Dix heures durant, j’ai longé la côte de l’océan Atlantique. Je ne pouvais
pas me perdre. Au retour, j’ai pris le car de nuit. Le chauffeur m’a
embrassé, m’a attaché sur mon siège avec son turban et a foncé à
tombeau ouvert. Mon père m’attendait à la gare routière, place de
l’Horloge, entouré de policiers. Il avait les yeux secs. Je lui ai montré le
volatile blotti dans mon couffin.
— Je l’ai retrouvé, lui ai-je dit triomphant. Je lui ai arraché les pennes.
Il ne risque plus de s’envoler.
Il m’a donné une gifle qui m’a renversé par terre. Puis il m’a relevé,
soulevé, m’a serré dans ses bras. Fort, très fort, sans dire un seul mot. Ce
fut la seule fois de sa vie où il m’a frappé. La seule aussi où il m’a étreint.
Par la suite, les témoignages d’affection ou de réprimande ne se sont
manifestés de sa part que par la parole, à travers des dissertations à deux
voix nourries d’aphorismes et de maximes de deux cultures.
Suis-je un « grand » à présent ? Je le crois sans peine. J’ai ma
chambre et mon bureau au premier étage. Les rayons de ma bibliothèque
se meublent peu à peu de livres : manuels scolaires et romans. Les
premiers étaient écrits par un auteur et son inséparable acolyte, pour
chaque discipline : Michard et Lagarde, Malet et Isaac, Chevassus et
Fialip, pour ne citer que ceux dont je me souviens encore. Leur tenaient
compagnie des œuvres de fiction, rares au début, puis de plus en plus
nombreuses au fil des semaines et des mois : S.S. Van Dine, Claude
Farrère, Roger Martin du Gard, Maurice Leblanc, quantité d’écrivains qui
sont encore chers à mon âme. En guise de serre-livres, j’encadrais les
volumes à l’aide du Petit Larousse illustré et de son homologue arabe, le
Qamous. Deux ans plus tard, la littérature jonchait le sol.
J’eus droit à une paire de lunettes et à un costume deux-pièces fait sur
mesure par un tailleur arménien de la ville européenne. Aux pieds, des
chaussures Bata à semelle de crêpe comme devait en être chaussé
Sherlock Holmes ; elles ne faisaient aucun bruit. C’est dans cet
accoutrement que mon père m’emmena un jour au lycée Lyautey. Lui
était entièrement vêtu de blanc, avec des babouches blanches. Il fleurait
bon l’eau de Cologne. Mes cheveux étaient plaqués sur le crâne, bien
gominés. Le proviseur nous a reçus dans son bureau, tous stores baissés.
Il s’appelait M. Roby, un homme très vieille France. Il m’a caressé la joue,
a souri lorsque mon père dans un français approximatif lui a déclaré tout
de go qu’il ne voyait pas grande différence entre un Marocain et un
Métropolitain et que la civilisation n’avait pas de frontière – car, n’est-ce
pas, on étudiait Platon dans toutes les langues, tant et si bien que ce vieux
philosophe avait fini par perdre sa nationalité grecque et m’est avis qu’il
en sera de même pour Jean-Jacques Rousseau ou Montaigne dans
quelques siècles… C’est pourquoi il dépêchait son fils que voilà dans le
monde nouveau, de quoi régénérer un tant soit peu notre monde
d’origine, et loin de la politique qui divisait les hommes et les nations !
Parlant de la sorte, il avait les yeux pleins de bonté et d’honneur.
L’écoutant, M. Roby était de plus en plus ravi. Il accepta volontiers
l’invitation qui lui était faite de venir souper un soir chez nous. Il ne fut
nullement question d’inviter Mme Roby, si du moins celle-ci existait. Ils
se serrèrent longuement la main. Je n’osais pas trop les regarder. Je
comptais mentalement les jouets neufs qu’ils venaient de m’offrir de
concert : le français, les mathématiques, l’histoire et la géographie, les
sciences naturelles, le latin et l’anglais. Et tout cela dès la rentrée scolaire.
Sans compter le grec et l’allemand que j’allais étudier dans deux ou trois
ans.
Sur le chemin du retour, mon père me dit avec un sourire qui lui
plissait le nez :
— J’ai lancé dans la conversation des noms d’oiseaux dont j’ignore à
peu près tout. Mais tu vas bientôt m’apprendre qui sont ce Rousseau et ce
Montaigne, hein, mon grand ?
On était à la mi-août. Dans les jours qui suivirent, il fit fonctionner le
téléphone arabe à plein rendement (le laitier connaissait le teinturier qui
connaissait la bonne, etc.). Il obtint des renseignements détaillés sur mes
futurs professeurs, leur honorabilité, leurs opinions politiques sur les
Arabes, leur situation financière. Il leur rendit visite. Quelques-uns
acceptèrent avec joie de me donner des leçons particulières à domicile. Ce
n’était pas la question des honoraires qui entrait dans la ligne de leurs
références, mais le devoir, une sorte de mission sacrée qu’ils allaient
assumer auprès du jeune adolescent que j’étais, ainsi que le leur avait
expliqué mon père. Cet Adolf Hitler cherchait la bagarre, et ce
Chamberlain et ce Daladier ne lui inspiraient pas confiance. Il était
presque persuadé que la guerre n’allait pas tarder à éclater aux quatre
horizons, avec pour conséquence la régression de l’humanité. Les
enseignants qu’ils étaient se devaient de préparer l’avenir, n’est-ce pas ?
C’était leur honneur de Français. Si son vocabulaire était plus que pauvre
dans la langue de ses interlocuteurs, il savait trouver un accent ouvert
pour envelopper les mots.

Il allait au-delà de mes désirs, me traçait la voie. Pour un peu, il l’eût


empruntée lui-même. Mais j’étais fier de lui, parce que j’étais fier de moi.
Je n’ambitionnais rien d’autre que de lui faire plaisir, mériter sa
confiance. Le reste de l’été, je le passai à apprendre mes manuels
scolaires par cœur, ou peu s’en fallait. Le jour de la rentrée, le prof
d’anglais posa cette question :
— Y a-t-il quelqu’un parmi vous qui parle anglais ?
Je levai le doigt.
— Moi, m’sieur.
Et je récitai tout à trac, la main sur le cœur, avec la prononciation
française :
Thé ski is blu (The sky is blue)… i âme Driss (I am Driss) Je sais aussi
compter : aune, tvo, très, four, five…
On m’appela longtemps « l’Angliche », surtout ceux qui allaient
devenir des amis très chers au fil des trimestres : By, Lucien Averseng,
Frioux, André Doudot, Pérez, Corraze, François Patrimonio. Une vie
d’adulte plus tard, que sont-ils devenus ? Ils sont rentrés en France. La
plupart d’entre eux, je les ai perdus de vue, mais non en souvenir. Corraze
était devenu professeur de philosophie, discipline à laquelle rien ne le
destinait ; Lucien Averseng juge à la Cour de cassation (il était féru
d’Arthur Rimbaud) ; Pérez a fait de l’import-export, je crois ; Frioux a
servi dans la marine nationale, vice-amiral ; François Patrimonio, avocat
à la Cour de Paris, est mort récemment à l’île d’Yeu, Vendée, au cours
d’une randonnée en V.T.T., crise cardiaque, telle qu’elle me guette selon
mon cardiologue. Quant à André Doudot, Dédé pour les intimes, je l’ai
revu voici peu, en Suisse où je faisais une tournée de conférences. Ma
visite avait été annoncée dans les journaux et il m’a rejoint un soir dans
un restaurant où je me régalais de viande des Grisons. Râblé, courtaud, le
cheveu rare, sanglé dans un costume-cravate gris, attaché-case de
banquier. Je me souvenais d’un adolescent filiforme, avec des yeux
rêveurs de poète et une mèche blonde qui lui tombait sur le front.
Comment relier le présent au passé ? Toute ma vie et toute mon œuvre
n’ont eu qu’un seul et même thème : la trajectoire du destin. Le destin des
êtres et des peuples.
Ils venaient souvent chez moi, deux par deux, par trios ou tous
ensemble – et alors, du patio à la terrasse, toute la maison fleurait bon la
menthe, le miel chaud et les petits pains à l’anis. François Patrimonio
était le préféré de ma mère parce qu’il lui embrassait la main en
l’appelant Lalla (Madame) et la vouvoyait en arabe, ce qui l’obligeait à
reprendre sa salive tandis qu’il s’empêtrait dans ses conjugaisons, surtout
au futur et au passé composé : le vouvoiement est inconnu dans ma
langue maternelle. Mais François avait été habitué à vouvoyer ses parents
dès sa prime enfance. Ce fut la créatrice de mes jours qui l’avait
surnommé Tchitcho, eu égard à Cicéron qui avait un grain de beauté en
forme de petit pois sur le nez, tout comme mon camarade. Oui, elle nous
avait entendus un jour réviser à haute voix un extrait des Catilinaires et
comparer nos points de vue sur cet orateur des temps antiques. Ce fut le
seul mot latin, tchitcho, qu’elle emmagasina dans sa tête. Elle aussi
voulait s’instruire. « Au revoir, Tchitcho, lui disait-elle en le
raccompagnant jusqu’à la porte. À demain, Tchitcho ! » Il se cassait en
deux, lui faisait un baise-main, le feu aux joues, reprenait son vélo après
en avoir regonflé les pneus. C’était invariablement ainsi : peut-être par
jeu, peut-être par jalousie (mais je n’en croyais rien), l’un de mes frères
dégonflait les pneus dès que l’occasion s’en présentait. Aucun d’eux
n’allait au lycée. Mohammed, l’aîné, fréquentait l’école primaire des fils
de notables.
Nous n’étions que trois indigènes au lycée Lyautey, sur un effectif de
près de mille élèves : le fils d’un pacha, Ali Yata et moi. Ali Yata
redoublait sa sixième, comme il devait redoubler la plupart des classes
supérieures. Il se présenta trois ou quatre fois au baccalauréat, sans
résultat. On finit par lui faire cadeau de ce diplôme tant convoité. Et, par
la suite, il devint secrétaire général du Parti communiste marocain. Je le
revis dans les années cinquante. C’était à Paris, dans un bureau du
journal L’Humanité. Il ne se souvenait nullement de moi, mais il avait
entendu parler de mes œuvres. Quant au fils du pacha, il a hérité de son
père, les fonctions y comprises. Si je me suis lié d’amitié avec eux, ou tout
au moins avec l’un d’eux ? J’ai essayé. Eux aussi. Je n’y suis pas parvenu.
Eux non plus. Nous étions trois adolescents arabes, du même milieu. Et
c’était comme si nous nous connaissions depuis notre naissance et
n’avions plus rien à apprendre mutuellement. Et il y avait cette non-
transparence dans nos relations, quelque chose de flou qui engendrait le
double langage. À un certain moment, je me suis même demandé si
chacun d’entre nous n’attendait pas l’autre au tournant. À quel âge
commence le discernement ?
Presque en même temps que mes copains, entrèrent dans la maison
les représentants emblématiques de la civilisation occidentale. Ce fut
d’abord une cuisinière à bois. Ma mère ne lui adressa pas la parole. Elle la
recouvrit pudiquement d’une nappe brodée. Le four, elle y rangea ses
bagues et ses bracelets qui traînaient un peu partout, sa ceinture tissée de
fils d’or, son peigne en corne et ses ciseaux japonais avec lesquels elle
prétendait me couper un bout de langue quand je disais des gros mots.
Quant au tuyau de la cuisinière qui faisait des arcs et des arabesques, elle
y suspendit des bottes d’oignon et d’ail, des bouquets de menthe et
d’aromates. Et elle retourna à son brasero familier. Restaient les bûches
qu’on lui avait livrées. Oh ! ce fut un problème de courte durée, un simple
détail : elle les assembla en un banc de sa composition, posa dessus une
peau de mouton et s’assit.
Ce fut ensuite le téléphone mural, qu’un spécialiste en djellaba vissa
dans le vestibule – probablement par manque de câble. Ma mère avait les
jambes vives et une langue très communicative. Elle se mit donc à
téléphoner du matin au soir, surtout à Fès pour s’enquérir des nouvelles
de ses cousines à n’importe quel degré. Elle appelait la demoiselle de
l’inter par son prénom (« Moi, c’est Habiba »), lui posait quelques
questions en attendant la communication. Ai-je dit qu’elle avait l’odorat
très fin ? Elle lançait à brûle-pourpoint à sa correspondante : « Quitte
pas, je reviens tout de suite », se ruait en direction de la cuisine où le
tajine était sur le point de cramer, revenait au pas de charge, reprenait
l’écouteur : « Qu’est-ce que je disais… »
À quelque temps de là, on installa deux carillons dans le patio, à
hauteur d’homme, face à face. S’ils étaient du même modèle
(Westminster) et du même millésime, et s’ils sonnaient le quart, la demie,
les trois quarts et l’heure avec une musiquette allègre, ce n’était jamais en
même temps. Il s’en fallait de quelques secondes de réflexion, disons
d’écho. Mais ils apportaient une note d’exotisme dans le concert
ambiant : les cinq appels quotidiens du muezzin, la rumeur du souk tout
proche, les litanies des mendiants, le roucoulement des pigeons sur la
terrasse, le boniment des marchands ambulants. Ce fut bien simple : la
créatrice de mes jours bloqua un jour les carillons à l’aide d’une allumette
et se frotta les mains comme si elle les lavait au savon. « On ne pouvait
plus s’entendre dans cette maison. Et d’abord, qu’ai-je besoin de savoir
l’heure ? »
Elle accueillit avec faste et honneur le poste de T.S.F., un mastodonte
Blaupunkt couleur de teck qu’elle appela familièrement Monsieur Kteu.
Elle l’installa dans la chambre des parents, nous interdit d’y toucher.
C’était son ami, avec trois boutons : l’un pour le volume du son, l’autre
pour la recherche des stations, le troisième pour les ondes. C’étaient
surtout les ondes courtes qui l’intéressaient. Londres, Berlin, Hilversum,
Le Caire… Ah ! Le Caire ! C’est de cette ville lointaine et mythique, par le
truchement de cette boîte magique, que d’un seul coup et durant toutes
les soirées de mon adolescence s’est déversé le romantisme le plus pur, à
flots, celui qui m’a nourri comme nul feu au monde : les poèmes
classiques d’Ahmed Shawqi, mis en musique et chantés par Mohammed
Abdel Wahab…

(Le temps a chevauché le temps. Soixante ans plus tard, je me


suis retrouvé à Tanger, face à un monsieur de mon âge. Il souriait.
Moi aussi. Je ne pouvais pas entrer dans son échoppe : il pouvait à
peine s’y tenir debout. Je me suis adressé à lui en ces termes :
— Je suis un vieux ringard et je suis fier de l’être. Heureux de
l’être. Le rock a envahi la planète entière, d’ici à Djakarta, en passant
par l’Europe et des îles que j’ai visitées naguère. J’imagine qu’on
l’entend également à La Mecque, mais je ne suis jamais allé en
pèlerinage ; allez savoir pourquoi. J’ai essayé de comprendre le rock,
sur le conseil de mes enfants. Ma tension artérielle a atteint un chiffre
alarmant, en raison du bruit et de la violence qu’on qualifie de
musique. Et je ne vous parle pas du raï et des trémolos de misère. Je
suis un homme du passé et, si je suis encore en vie avec toutes mes
dents et tous mes cheveux dont pas un n’a encore grisonné, c’est
parce que j’aime mon passé, la culture de mon passé et sa musique
pour l’exécution de laquelle il ne fallait ni synthétiseur ni sono. Pas
même un micro. Juste une voix d’or et des notes de guitare. Et un
poème. Je suis à la recherche de la simplicité la plus élémentaire et de
l’émotion la plus pure, telles que les diffusait Radio Le Caire sur
ondes courtes, par la voix de Mohammed Abdel Wahab. La Chanson
du blé, par exemple, Les Riverains du fleuve, La Patience et la foi, Sa
poitrine en remontrerait en beauté aux gazelles, si possible. Je les
sais par cœur, mot pour mot, note par note. J’ai vainement essayé
d’intéresser mes éditeurs français à la traduction de ces joyaux de la
langue arabe que sont les poèmes d’Ahmed Shawqi, d’Ahmed Rami
ou de Beram Tounsi. Aucun d’entre eux n’a dressé l’oreille, allez
savoir pourquoi. Auriez-vous par hasard dans votre boutique une ou
deux cassettes de ce temps-là ?… Pourquoi pleurez-vous ?
Il s’est mouché. Il s’est essuyé les yeux. Il m’a dit :
— Allez faire un tour dans la vieille ville. On n’a pas encore tout
démoli. Et revenez me voir d’ici une petite heure, mettons deux
heures. Trois pour ne pas nous presser. J’ai bien quelques disques
78-tours qui traînent par-ci par-là. Ils sont couverts de poussière,
mais je vais les essuyer avec une peau de chamois.
Il n’a jamais voulu accepter le moindre dirham. Il m’a expliqué
pourquoi :
— Les disques sont toujours là. Je n’ai fait que les copier sur des
cassettes de Michael Jackson et autres Cheb Khaled…)

(CONTREPOINT.
20 octobre 1997. Je viens de recevoir un coup de téléphone de
l’université d’Alexandrie. On y étudie La Mère du printemps, au
département de français. Le livre, exemplaire unique, est polycopié (à
domicile) pour la dizaine d’étudiants qui s’y intéressent. On m’invite
en Égypte, mais à titre privé. Les étudiants et leur professeur se
cotiseraient pour le billet d’avion. Pourquoi ce luxe de précautions ?
La censure, tant au niveau du gouvernement que des intégristes. Bien
qu’il s’agisse d’un ouvrage de fiction, La Mère du printemps leur
apparaît comme une voix personnelle, hors des normes officielles,
d’autant que je n’y ménage guère l’Islam et que je mets en scène un
personnage historique, Oqba ibn Nafi, conquérant arabe de l’Afrique
du Nord. Ce sont ces « singularités » qui ont touché mes jeunes
lecteurs égyptiens. Bien entendu, il est hors de question de traduire
ce roman en arabe. Je suis tombé des nues. L’Égypte de mes jeunes
années (1940) n’était-elle qu’un rêve culturel ? Mon correspondant
m’a dit qu’il n’y a aucune commune mesure avec les pays de la liberté
que sont la France et… le Maroc.)

Dans mon bureau, deux fauteuils en cuir blanc se font face. Mon père
est assis dans l’un d’eux. Il ne parle pas, ne me regarde même pas. Sa
présence est à la fois rassurante et gênante. Je suis à ma table de travail.
Je bûche sur une version latine. Cette langue n’est pas si morte qu’on le
prétend. Il suffit d’appliquer ses règles grammaticales pour la rendre
vivante. C’est ce que nous a expliqué notre prof. Il nous a dit : « Vous avez
un texte d’Ovide à traduire, n’est-ce pas ? Une fois la traduction terminée,
vous la relisez. Très souvent, vous n’y comprenez rien. Et vous en
concluez que cet Ovide est un idiot, n’est-ce pas ? Mais c’est vous qui
l’êtes, idiots. Vous n’avez pas tenu compte des règles. » Mordillant un
crayon, je me demande pourquoi elle est morte, alors que l’Empire
romain rayonnait de par le monde. Et ses dieux n’étaient-ils que des
mythes ?…

(Le temps a chevauché le temps. Et le passé a rejoint le présent.


Crest, Drôme. 6 octobre 1997. Je viens de feuilleter le nouveau
dictionnaire de latin publié par le Vatican, enrichi de 15 000
néologismes. Vie moderne oblige, j’y apprends, entre autres, que les
toilettes sont une cella intima, qu’une cassette vidéo est un
instrumentum telehornamentis exceptorium et qu’un spray se définit
en latin comme un liquor nibilogenus. Quant aux play-boys, ce sont
des juvenes voluptarii qui boivent du vischium (whisky) et
fréquentent des boîtes de nuit pour assister à des spectacles de sui
ipsius nudatores (strip-teaseuses).)

Mon père ne s’anime que lorsque je fais mes exercices d’algèbre. Alors
que je me débats avec les inconnues, lui, tranquillement, il lâche « x =
0 », après avoir jeté un vague coup d’œil sur l’énoncé du problème. Et
c’est la solution exacte. Encore faut-il la démontrer. Mais pourquoi
démontrer l’évidence ? S’instaure alors entre lui et moi une sorte de
dialogue civil, qui part de la science des nombres pour aboutir dans le
cul-de-sac des mots. C’est surtout moi qui parle, vert comme du raisin
vert. Lui, il écoute. Puis, sans placer un mot plus haut que l’autre, il pose
une question lapidaire, de quoi renverser les certitudes imprimées dans
mes manuels scolaires et, partant, toute la civilisation occidentale. Ce
n’est pas pernicieux de sa part, mais judicieux. Je m’instruis auprès de
lui, même si je m’énerve. Exemple : « Si ton livre d’histoire enseigne que
la France est une démocratie, alors c’est une démocratie fermée. Si elle
était ouverte, elle ne serait pas venue nous coloniser. Qu’en pense ton
dictionnaire encyclopédique ? » Comme je ne trouve pas de réponse, je
m’énerve de plus en plus.
Il me dit un jour :
— Si l’occasion s’en présente, soumets donc ce problème à ton
professeur de mathématiques. Écoute bien. Un cheikh arabe quitte la vie.
Il laisse 17 chevaux à ses trois héritiers. L’aîné doit avoir la moitié de ces
17 chevaux, le second le sixième de ces 17 chevaux et le troisième le
neuvième de ces 17 chevaux. Les savants consultés leur ont dit : « C’est
impossible. On ne peut pas couper un cheval. » Et puis un ermite a fait le
partage, selon les termes mêmes du défunt, mathématiquement.
Comment a-t-il fait ? Renseigne-toi auprès de ton professeur et
transmets-lui mes salutations distinguées.
Ce casse-tête arabe m’a tenu éveillé presque toute la nuit. Au terme
d’une semaine de cogitations à hue et à dia, j’ai fini par l’exposer à qui de
droit, par écrit. Le prof y a jeté un coup d’œil, a froncé le sourcil, a assumé
son cours d’un air distrait. Quand la cloche a retenti pour la récréation, il
n’est pas sorti avec nous. Pourtant, il aime bien griller une cigarette dans
les toilettes du corps enseignant. Je l’ai revu deux jours plus tard. Il ne
s’était pas rasé. Ses formules sur le losange et le parallélépipède
s’enchevêtraient quelque peu sur le tableau noir. À un certain moment, il
a saisi un bâton de craie et il a tracé une opération, quelque chose
comme : … Il a tout effacé d’un geste nerveux. C’était un
monsieur très gentil. Au pied de l’estrade, la corbeille était pleine de
bouts de papier roulés en boule. Il était gentil et consciencieux. Le
vendredi soir, j’ai attendu qu’il ferme son cartable pour lui souhaiter une
bonne fin de semaine. Il m’a dit : « Forte tête, hein ? » Pourquoi me
parlait-il sur ce ton ? N’étais-je plus son chouchou ?
De retour chez moi, j’ai fait une halte dans la cuisine, le temps
d’embrasser la main de ma mère et de tremper un morceau de pain dans
le jus de la marmite qui mijotait sur le brasero. C’était le goûter, au sens
littéral du terme. « L’assaisonnement te convient ? » m’a-t-elle demandé.
« Il n’y a rien à rectifier. Le dîner s’annonce succulent, ai-je répondu.
Mon père est là ? – Sur la terrasse, je crois. Attends un peu avant de
monter le rejoindre. » Il venait de jeter son mégot dans la rue. À lui aussi,
j’ai embrassé la main. Il n’aimait pas fumer en notre présence. Où
cachait-il ses cigarettes Abdullah ? Je lui ai dit :
— Il est malade.
— Qui est malade ?
— Le prof.
— Pourquoi ?
— Il n’a pas encore trouvé la solution des chevaux.
— Forcément. C’est un Français et le problème est de conception
arabe. Mais, toi qui es arabe, tu dois trouver aisément, n’est-ce pas ?
Oublie que tu fréquentes le lycée et la solution s’imposera à toi.
Et elle s’est imposée quelques heures plus tard. C’était la simplicité
même. L’ermite a dit aux héritiers du cheikh : « On ne peut pas couper un
cheval pour faire le partage. J’ai un cheval, je vous le prête. 17 chevaux
plus le mien = 18. La moitié de 18 = 9. Toi l’aîné, voici ta part, 9 chevaux.
Et toi, le second fils, tu auras le tiers de ces 18 chevaux, c’est-à-dire 6. Et
toi, le puîné, tu auras le neuvième, c’est-à-dire 2 chevaux. Récapitulons :
9 + 6 + 2 = 17 chevaux, comme à l’origine. Je reprends le mien et le
compte est bon. »
Mon père m’a donné un billet de banque.
— C’est ta récompense. Et, chaque fois que tu obtiendras de bonnes
notes au lycée, tu en seras gratifié. C’est un contrat verbal entre toi et moi.
Entre toi et toi-même surtout. À propos : évite d’acheter des cigarettes.
Par esprit d’émulation, par défi ou tout simplement parce que mes
professeurs me stimulaient à qui mieux mieux, je décrochais souvent le
« tableau d’honneur » (avec accessit, encouragements, félicitations), ce
qui se traduisait par de l’argent de poche. Beaucoup d’argent. Je le
dépensais sans compter, en séances de cinéma et en achats de livres. Au
Vox et au Colisée, dans la ville européenne, le spectacle était permanent.
Je me repaissais de trois ou quatre films par semaine. Dans les salles
obscures, je découvris le pouvoir des ombres. La plupart du temps,
c’étaient des copies de copies, hachurées de blanc et tremblotantes sur
l’écran. Mais je riais à gorge déployée face à l’air ahuri de Bud Abott et
Lou Costello, apprenais l’argot avec Pépé le Moko, perdais la raison dès
qu’apparaissaient ces zigotos nommés Laurel et Hardy : ils figuraient si
bien le chef et le sous-chef de chez nous. Charlot ne déclenchait aucune
réaction chez les spectateurs, habitués qu’ils étaient au comique
élémentaire des conteurs publics. Sir Basil Rathbone, qui interprétait le
rôle de Sherlock Holmes, me ressemblait trait pour trait. Je voulais
fonder une agence de détectives pour mener des enquêtes de par le
monde. Mais il fumait la pipe en vieil habitué, alors que moi, je venais de
goûter ma première cigarette, une Job. Ann Baxter, Viviane Romance,
Dany Robin, Ginger Rogers, que de femmes j’ai aimées ! Oh la la ! comme
disait Arthur Rimbaud. Apercevant un bout de sein dans le feu de
l’action, je me remémorais un bout de poème appris en classe :

Et c’est pourtant pour ces éclanches


Que j’ai rimé !…

Le con ! Lui était-il arrivé d’aller au ciné ? Il écrivait ce qu’il ne


pouvait pas vivre. Et Jacqueline Delubac, pourquoi s’était-elle mariée
avec ce vieux saltimbanque, le dénommé Sacha Guitry ? Décidément, la
nature profonde des femmes était un mystère pour moi. J’avais pourtant
douze ans d’âge. Je lui avais écrit, un poème venu du fond du cœur –
quelque chose comme : « Je vous aime comme la rose, la rose pour un
jour, et vous pour toujours. » Mais bah ! une de perdue, dix de
retrouvées. Je tombai raide amoureux de Veronica Lake. Sa chevelure
blonde lui cachait la moitié du visage. Je rêvais d’écarter ces cheveux-là,
un à un, pour découvrir son jardin secret, très exactement comme on
épluche un artichaut, feuille par feuille, tendrement, délicatement ; et
puis, on arrive aux poils, que l’on écarte soigneusement à leur tour, pour
enfin se trouver face à face avec la pulpe intime. Hormis les ombres des
actrices, je n’avais jamais vu de femmes. De quoi nourrir mon
imagination. Ai-je eu des accès de fièvre de cheval ? Consulté, le Dr
Philippe Kasseb, notre médecin de famille, parla de crise de croissance et
me prescrivit des fortifiants.
J’achetais les livres au jugé : neufs, à la « Lanterne Bleue », tout près
de chez Tchitcho, boulevard de la Liberté ; d’occasion le plus souvent,
chez un bouquiniste au marché de gros, là où l’on vendait aussi bien du
bétail sur pied que des céréales au quintal. Peut-être était-ce pour cette
raison que le libraire en djellaba me consentait de temps à autre une
remise. Paul Féval, Pierre Souvestre et Marcel Allain qui écrivaient à
quatre mains tout comme Erckmann et Chatrian (Ah ! L’Histoire d’un
paysan !), Joseph Peyré, tous les romans de George Sand ou peu s’en
fallait (Tchitcho me soutenait mordicus qu’il s’agissait d’un homme et je
ricanais en guise de réponse), Maurice Leblanc, Journal d’une femme de
chambre et Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau, Pierre Louÿs
naturellement, le merveilleux Romain Rolland, Stéphane Mallarmé, livre
de chevet s’il en fut, Drieu La Rochelle qui était le maître à penser à
l’époque, quantité d’autres œuvres qui se sont effacées de ma mémoire,
j’ignore pourquoi. Et, pour faire bonne mesure – pour ne pas m’écarter
de la norme, comme disait mon père –, des biographies des auteurs
étudiés en classe : de Molière, de Victor Hugo, de cet abscons de Racine,
de l’innommable Rousseau et même d’un certain Boswell dont notre
professeur d’anglais nous détaillait le style et la profondeur de pensée.
Quel style ? Quant à la pensée, elle atteignait une telle profondeur qu’elle
n’arrivait pas à en émerger. (Pour le bac, j’optai pour l’arabe classique,
comme langue étrangère.) Et je découvris un beau jour la collection « Le
Masque ». J’en dévorais les titres, au fur et à mesure de leur parution.
Comparés aux classiques compassés, ces polars sollicitaient le lecteur dès
la première page, l’aiguillaient vers la solution de l’énigme et le piégeaient
de chapitre en chapitre. Il y avait de l’action, des dialogues en français
courant, du suspense. Je haletais en les lisant – et comment pouvais-je
haleter devant ce « Rodrigue, as-tu du cœur ? » et autres « Pour qui sont
ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » ? « Admirez ces s à répétition »,
nous disait M. Loichot, notre professeur de français. Ouais, comme
« Persienne, persienne, persienne… », ce poème avec un seul et même
mot qui faisait se pâmer mes camarades.
Bien sûr, il y avait mon père. Il surveillait mes études d’autant plus
qu’il ne disait rien. Il ne fallait pas qu’il tombe sur ces ouvrages de fiction
qu’il qualifiait de chimères et de sornettes. Bien sûr, son français était à
peu près nul, mais il avait une bonne vue. Il pouvait reconnaître un livre à
couverture jaune, écrit par un certain W. Holt par exemple, et me
demander ce qu’il faisait là, entre les Contemplations de Victor Hugo et
un tome du Littré. Les séances de cinéma et les polars aidant, je
munissais ces romans suspects d’un protège-livre en papier bleu nuit,
avec une étiquette : « Explication de texte », « Vie de Lamartine »,
« Corrigé du brevet, académie de Paris »… et autres joyeusetés. Je les
lisais la nuit, à imagination abattue. Mon père éteignait dans ma
chambre. « Tu lis trop. Cela va t’abîmer les yeux. » J’ouvrais grande ma
fenêtre et lisais tranquillement à la lumière du réverbère, dehors. Il surgit
une nuit, m’arracha des mains L’Arrestation de Jack Yenmeurde, un
policier passionnant. Encore maintenant, en 1997, j’ignore qui était
l’assassin, malgré toutes mes recherches. Y compris chez l’éditeur.
Ouvrage épuisé.
5

La porte d’entrée est ouverte. Les fenêtres aussi. J’ai grand-peine à


me frayer un chemin à travers la foule massée devant notre maison,
oreilles tendues, bouche bée. Lancée à plein volume, une voix presque
sans accent clame dans notre langue maternelle, sur ambiance de
canonnades et de vrombissements d’avion :
— Ici Berlin. D.N.B. Le Docteur Funk vous parle. La Kriegsmarine a
envoyé par le fond douze bâtiments ennemis. Les armées franco-
anglaises sont encerclées à Dunkerque. La Wehrmacht se dirige vers
Paris. Tels sont les titres de votre journal. Avant de vous en donner les
détails, je vous invite à écouter avec moi un extrait du Coran chanté par
le cheikh Aboul Inan Sha-i-shaa. Et vive l’Islam ! Vivent les Arabes !
Des youyous fusent dans tout le quartier, des voix reprennent à
l’unisson la sourate de « L’Ouverture », des pétards éclatent jusque tard
dans la nuit. Au-dessus de ma tête, l’étoilée est un abîme.
Pourquoi, dans la ville européenne, les gens sont-ils devenus comme
furtifs du jour au lendemain ? Les terrasses des cafés se sont clairsemées,
et pourtant c’est dimanche. Ceux qui y sont attablés ne s’adressent
presque pas la parole, séparés les uns des autres par leur journal qu’ils
lisent lentement, La Vigie ou Le Petit Marocain. Devant eux moussent
des chopes de bière dans le soleil radieux. Ils les ont commandées très
civilement : « S’il vous plaît, monsieur », « Merci beaucoup, monsieur.
Gardez la monnaie. » C’est ce que j’ai entendu de mes deux oreilles. Je
croyais que tous les barmen de chez nous s’appelaient Ahmed. Et d’où
sortent ces bérets qui ont remplacé les casquettes et les chapeaux
familiers ? Est-ce la nouvelle mode en France et, par voie de conséquence,
dans notre pays ? Je n’ai vu aucun petit cireur dans les parages.
D’habitude, ils sont légion.
Le soir, je suis allé à un concert de variétés. Mon ami Tchitcho m’y
avait invité. Il portait un crêpe noir sur la manche gauche de sa veste. Je
lui ai demandé s’il venait de perdre un de ses proches. Il s’est jeté dans
mes bras en sanglotant. J’étais gêné. Sur scène, les cheveux bouclés et les
yeux exorbités, un certain Charles Trenet se trémoussait et chantait à tue-
tête : « Y a de la joie !… »
Le nom d’un autre Charles fut mentionné le lendemain par notre
professeur de français, M. Loichot (des garnements, dont j’étais, le
surnommaient « le canard froid »), celui-là même qui, des décennies plus
tard, devait être l’un des rédacteurs de la Constitution de la cinquième
République française. Ce mot « Charles » glissa en quelque sorte de sa
bouche, incidemment, au milieu d’un exposé sur Sainte-Beuve. Et puis M.
Loichot alla ouvrir la porte, jeta un coup d’œil de part et d’autre du
couloir, referma la porte et reprit son cours comme si de rien n’était. M.
Bechlein, le prof d’allemand, germanisa nos noms – afin d’être dans
l’ambiance, dit-il. Certains de mes camarades comme Paul, Gaston ou
Henri devinrent Paulus, Gaëtan, Heinrich. Salomon resta Salomon, je ne
sais pourquoi. Moi, je fus Dritz, Dritz Schreiber. M. Bechlein était un
homme très vieille France, Alsacien jusqu’au bout des ongles. De retour
chez moi, j’annonçai fièrement ma nouvelle appellation.
— Tu entres dans la modernité, m’expliqua mon père. Tu passeras
peut-être à la postérité, qui sait ? En tout cas, tu fais honneur à nos
grands penseurs de l’Andalousie musulmane. Oui, de l’autre côté de la
Méditerranée, on ne connaît pas Ibn Rushd. Averroès, si. Et pourtant
c’est le même homme. Il en est ainsi d’Ibn Tufayl, nommé Abu Bacer ;
d’Ibn Bajja, dit Avempace, ou d’Ibn Sina, connu en tant qu’Avicenne. Tu
diras à ton ami Salomon que son lointain ancêtre philosophe a gardé son
identité : Isaac Albalag. Apprends tout ce que tu peux, Dritz.
Je fis tant de progrès dans la langue de Goethe (Ah ! ce terrible « Ich
auch » qu’il avait prononcé pour la condamnation à mort d’une jeune
paysanne infanticide…) que tout ce qui en est resté dans ma mémoire à
l’heure qu’il est, ce sont deux vers d’une chanson qui faisait fureur à
l’époque. Les voici :
Ich hatten Kameraden,
En bessern findst du nicht…
Éducation physique et sportive, culte du corps, mens sana in corpore
sano, amitié virile et dieux du stade, salut au drapeau le matin, dans la
cour du lycée. J’avais honte de montrer mes jambes où commençaient à
pousser quelques poils. Tout comme mes condisciples, je devais porter un
short et une espèce de petit foulard kaki noué autour du cou. Mon père
me dit : « Viens avec moi. » Avec un demi-sourire, il fit valoir au
proviseur que l’Islam s’opposait à toute représentation emblématique,
fût-ce un drapeau tricolore. Et c’est ce qu’avait fait le maréchal Lyautey,
le premier Résident : respecter nos croyances pour établir un bon
Protectorat, n’est-ce pas ? Peut-être mon père plaisantait-il devant ce cas
de figure ? Je fus dispensé de patriotisme – et de gymnastique – jusqu’à
la fin de mes études.
Quelques-uns de mes professeurs, le censeur, les pions, le surveillant
général, le chaouch arabe (ancien militaire de l’armée française), mes
copains et leurs parents étaient presque du même avis : Pétain était un
roublard de première force. Ne l’avait-il pas montré à Verdun ? Il gagnait
du temps, qui était le meilleur allié d’un stratège comme lui ; son premier
objectif était de libérer les prisonniers de guerre ; ensuite ce vieux de la
vieille allait rouler proprement dans la farine ce péquenot d’Adolf Hitler.
La preuve, c’est que son subordonné, le général Noguès, tenait
fermement les rênes à Rabat, comme Résident. Et l’Empire était sauf,
sous la direction de fer de gouverneurs qui suivaient les directives du
Maréchal. « Maréchal, nous voilà ! », chantaient les patriotes sur les
places publiques. Qu’ils viennent, ces Boches ! Ah oui, qu’ils viennent
donc ! On va leur montrer de quel bois on se chauffe… Ils retrouvaient
leur suprématie envers les indigènes, à ceci près que leur arrogance de
jadis n’était plus franche. Elle était comme déviée par une certaine
ambiguïté.

Dans la ville arabe, c’étaient des commentaires sans fin, des voix
enchaînées les unes aux autres du Derb Ghalef au Derb Omar, en passant
par le port – dans les cafés, les tramways, les échoppes, au coin de
n’importe quelle rue où s’attardaient des groupes d’hommes jusqu’au soir
tombant, debout, gesticulant et parlant tous à la fois. J’allais au lycée,
proche de Mers-Sultan, j’en revenais après les cours et je ralentissais le
pas, ramassais quelques bribes de paroles. Quelque chose comme :
« … Écoute voir… Les chefs de l’armée française ont été battus à plate
couture, la déroute et la chiasse sauf ton respect… Les élus du peuple sont
allés tirer de son lit le maréchal que voilà là-bas pour redresser la
situation et le maréchal que voilà pas du tout l’a eu dans l’os… Aux
dernières nouvelles, il s’est rendu dans une petite gare appelée comme ça
Montoire et il a demandé l’aman, le pardon si tu préfères, à “notre oncle
Haj” Adolf Hitler. Une toute petite gare de chemin de fer pas plus grande
que celle de Settat, parce que “notre oncle” Hitler n’a pas voulu le recevoir
à Berlin, ni même à Paris. Mais le maréchal que voilà la queue entre les
jambes a gardé son képi sur la tête : peut-être qu’il y est vissé depuis le
temps, hey ? Et c’est ce même type qui naguère, dans les années 20, a
trahi l’émir Abdel Krim… Que je te rafraîchisse la mémoire, parce que
l’Histoire n’est pas à sens unique, glorieuse pour les Français et dérisoire
pour nous autres. Donc, Abdel Krim, le chef rifain, avait flanqué une belle
dérouillée à l’armée espagnole de Franco. Et Franco a appelé à la
rescousse son cousin Pétain, même politique, mêmes intérêts : écraser le
patriotisme et la révolte d’où qu’ils viennent. On a lâché des bombes
incendiaires et des bombes à gaz sur les montagnes du Rif. Que voulais-tu
qu’il fasse, Abdel Krim, malgré sa bravoure légendaire et ses sept ou huit
cents partisans ? Il est sorti de sa caverne, il a demandé l’aman, il a signé
le traité de paix. Pétain lui a juré sur l’honneur qu’il aurait la vie sauve et
digne d’un soldat. Total chez l’épicier : Abdel Krim a été garrotté et
engeôlé dans une forteresse… Je crois bien qu’il y est mort, le pauvre !…
Mais Allah est grand ! Voilà ce traître de Pétain engeôlé à son tour, dans
son propre pays !… Dis donc, ce chef allemand, Guderian qu’il s’appelle, il
ne serait pas un de nos cousins berbères ? Quatre jours, il ne lui a fallu
que quatre jours pour conquérir le pays de nos maîtres… Ils avaient
dressé à la frontière un mur de canons. Alors lui, il a fait le tour,
tranquillement, à moto !… Peut-être nos frères va-nu-pieds qui se sont
engagés dans l’armée française et qui sont tombés entre les mains des
Allemands, peut-être qu’ils seront bien traités ? Incha Allah ! Ils n’ont
rien fait, eux, ils n’ont pas déclaré la guerre à Hitler. C’était rien que du
bétail à deux pattes, ils ne savent ni lire ni écrire, ils n’avaient plus de
terre, plus rien – expropriés ! Alors ils se sont engagés pour la bouffe, les
cons ! “Oui, sergent, oui, capitaine”, en première ligne pour protéger leurs
compagnons d’armes français… Mais va pas croire que ce Pétain est
vaincu pour nous autres. Il a son représentant à Rabat, à la Résidence, le
général Noguès. Et partout ailleurs, les gouverneurs à sa dévotion
tiennent l’Empire. Conclusion : rien n’a changé dans notre pays… Ça
marche bien, le commerce, mon frère ? Moi, j’ai déjà tout écoulé en une
semaine. Les Français n’arrêtent pas de stocker les denrées : farine, sucre,
riz, patates, boîtes de sardines… Évidemment que j’ai doublé les prix ! Ils
râlent, chipotent, mais ils finissent par payer. S’ils ne sont pas contents,
ils n’ont qu’à rentrer chez eux. C’est pas à nous de les nourrir, en plus de
les consoler… C’est ce que j’ai dit pas plus tard que ce matin à un
colonialiste accompagné de sa bande de chiens. Je lui ai dit : Qu’est-ce
que tu attends donc pour aller défendre la terre de tes ancêtres ?
Pourquoi tu restes ici ?… Quoi ? pour nous civiliser ? On n’a pas envie
d’être civilisés, nous autres. Commence par te civiliser toi-même et
ramène plus tes clébards dans ma boutique… »
Les oreilles toutes chaudes et l’âme en point d’interrogation, je suis
rentré chez moi et j’ai consulté le Petit Larousse illustré. Rien sur ce
dénommé Abdel Krim, pas un mot. L’orthographe étant sujette à
variations d’une langue à l’autre, j’ai tourné les pages du dictionnaire.
Rien non plus sur Abdul Krim, Abdulkarim, Abd Al Karim… Il y avait
une photographie de Pétain Philippe, moustache en guidon de vélo, képi
avec des feuilles de chêne, médailles et chamarrures, grand pacificateur
s’il en fut. Il avait débarrassé sa patrie des hordes teutonnes. Puis il avait
débarrassé la nôtre de cet Abdel Krim jusqu’à rayer son nom de
l’Histoire…

(C’était un soir d’été. Fenêtres ouvertes, je dégustais Consuelo de


George Sand. Et resurgit brusquement dans ma mémoire ce que
j’avais occulté depuis ma prime enfance. Rabat, institut Guessous où
je faisais mes classes primaires. Des soldats ont fait irruption en plein
cours d’arabe, ont menotté M. Othman Jorio, notre professeur. Ils
l’ont fait sortir à coups de crosse. Comme il se débattait, ils l’ont
encapuchonné à l’aide d’un sac en jute. Ils l’ont jeté en travers de la
plate-forme d’un camion. Le camion a démarré en trombe. Ce jour-là,
mon vocabulaire s’est enrichi d’un mot nouveau : « Nationaliste. »)

Sur les quais du port s’élèvent des montagnes de céréales et


d’agrumes, en vrac. Nu-pieds, vêtus de sarraus, les dockers les enfournent
à fond de cales. Sirène hurlante, un cargo demande l’entrée au port, un
autre s’apprête à partir, un autre encore… Je n’en ai jamais vu autant. Je
rêve d’horizons lointains, de sternes et de rieuses qui accompagnent les
poèmes. Le drapeau tricolore flotte au vent avec l’allégresse d’un Te
Deum.
On a institué les cartes de rationnement. À l’usage des Européens. Les
indigènes n’y avaient pas droit, au motif qu’ils n’étaient pas inscrits à
l’état civil des services municipaux, à de rares exceptions près. On
découvrait fort à propos qu’ils avaient une juridiction à eux, coutumière :
les caïds, les pachas, les vice-pachas et autres chefs de clan ou de quartier.
Avec ses contrôleurs civils et ses commandants de cercle, l’administration
du Protectorat se révélait une simple teinture, facile à délaver à la
moindre occasion – le rationnement par exemple.
Mais rationner quoi au juste ? On ne manqua de rien, surtout dans
notre maisonnée. Les jarres étaient pleines d’huile d’olive, de farine de
blé dur et de miel. Les poules continuaient de pondre comme par le passé
et il y avait autant de poissons aux étalages, de viande de mouton, des
oranges, des fruits secs et des légumes à la baraka d’Allah. Si l’on rationna
les pommes de terre, les pâtes, le riz, le chocolat et les saucissons, ce fut
un coup d’épée dans l’eau : ces articles n’entraient pas dans la ligne de
références des Arabes. Ils ne connaissaient pas. Les épiciers de chez nous
proposèrent à leurs clients français des produits du terroir, cent pour cent
marocains : pois chiches, fèves, figues de Barbarie bien garnies de leurs
piquants, têtes de mouton à l’état brut, fenugrec, beurre rance du bled, kif
pour remplacer le tabac, piments, graines de sésame. Ils ne connaissaient
pas. Nous étions donc à égalité. Pas tout à fait cependant…
Le cuir et le textile se raréfièrent au fil des mois, puis disparurent de
notre environnement. Passe encore pour les chaussures : les babouches
perduraient en tout bien tout honneur, même si les semelles étaient à
présent découpées dans un morceau de pneu. Mais le textile était une
autre histoire. À l’exception des djellabas, tout ce qui concernait
l’habillement et le linge de maison était en provenance de France,
Roubaix-Tourcoing, Vosges, Lyon, Cholet. Notre professeur d’histoire-
géo nous avait fait un exposé détaillé sur les filatures et l’essor
économique de la métropole, dont les débouchés naturels étaient ses
possessions d’outre-mer. Comme il n’y avait rien de semblable chez nous,
les vêtements en laine tissés main montrèrent progressivement leur
trame, jusqu’à devenir des loques.
Je me souviens d’un printemps particulièrement pluvieux. Il fut suivi
par un été précoce, torride à l’extrême. Les gens pris de rhume toussaient,
se mouchaient sans mouchoir, avec leur pouce et leur index de part et
d’autre de leur nez. En carrioles, en camions, à dos d’âne, les ruraux
débarquaient en masse à Casablanca, mendiaient le jour, dormaient la
nuit dans leurs guenilles en plein air. Un matin en me rendant au lycée,
j’ai vu deux morts rigides sur le trottoir. Longuement vu. J’étais vêtu d’un
complet-veston en tweed fait sur mesure par un tailleur grec. Une petite
fille d’une dizaine d’années me demanda timidement l’aumône. Je
déversai dans ses mains réunies en coupe le contenu de mes poches. Elle
avait un corps décharné et des yeux immenses. Des nuits entières, j’ai
rêvé, fiévreux. J’étais à la place de mon père. Cette gamine était la
princesse au bois dormant. Je lui faisais couler un bain chaud, je la lavais,
la coiffais, je la faisais sourire puis rire à gorge déployée. Et je m’enfuyais
avec elle au bout du monde, dans une île déserte, là où Allah était le dieu
du bonheur et de la joie. Comparées à elle, les actrices de cinéma qui
m’avaient enflammé n’étaient somme toute que des ombres.
C’est à cette époque que mon père a acheté à Ain Kaddid des hectares
de terrains vagues jonchés de ronces et de pierres, sur la route côtière
d’El-Jadida, à treize kilomètres de Casablanca. Deux ans plus tard, c’était
un paradis de verdure, des tomatiers à perte de vue. L’image est toujours
là, vivante dans ma mémoire : mon père est assis en tailleur sur le sol ;
ses babouches sont emboîtées l’une dans l’autre près de lui, à main
droite ; il regarde l’eau ; l’eau monte de la terre, puisée à trente-deux
mètres de profondeur par un moteur Diesel et une pompe aspirante et
refoulante ; elle se déverse dans une citerne à ciel ouvert et, à partir de
cette réserve sans cesse renouvelée, elle s’écoule bouillonnante dans les
rigoles de terre rouge que des ouvriers creusent à mesure entre les plants
de tomates ; il regarde l’eau qui abreuve les tiges, les feuilles, les fleurs et
les fruits embryonnaires. Tout revit, même les tuteurs en roseau. Son
buste est droit, son regard aussi. Lentement, doucement, il sourit. Très
lentement, très doucement, il me dit :
— La lumière n’est pas à la surface de la civilisation, mais au fond. Où
que l’on se trouve, il y a de l’eau. Il suffit de creuser. Creuse, Driss,
creuse !

(25 novembre 1997. C’est là, dans cette ancienne ferme devenue
parcours de golf ceinturé d’un grillage, que j’ai fait halte par cet
après-midi de vent et de houle océane. Mon fils Yassin, 16 ans,
m’accompagnait depuis Tanger. M. Retnani, mon éditeur marocain,
avait mis à notre disposition une voiture avec chauffeur. Le chauffeur
avait nom Mustapha. Mustapha a écouté mes vieux souvenirs. Il a
interrogé ses repères. Il s’est arrêté. Il m’a dit :
— C’est ici.
Ici, à l’entrée du parcours de golf, c’est un petit mausolée aux
murs échaulés, avec un toit de tuiles vertes. C’est ici que ma mère
repose en éternité. Par-delà le mausolée et la voiture dont je ne suis
pas descendu, des paquets de mer s’écrasent sur la chaussée. J’ai
gardé mes émotions dans mon silence intérieur. Yassin m’a dit :
— Mon âme s’est ouverte.)

C’est un salon de coiffure, à mi-chemin de la ville européenne et de la


médina, un local assez vaste avec un miroir ovale, des étagères en verre
garnies de flacons de parfum, d’un jeu de ciseaux, d’une boîte à poudre de
riz, d’un blaireau et d’une tondeuse à main. Dans un coin, il y a un balai.
Derrière le balai, un monceau de cheveux. Il y a aussi une chaise. J’y suis
assis. Les autres sont debout, une dizaine d’hommes (clients, amis,
curieux) en demi-cercle derrière un paysan installé dans un fauteuil avec
une serviette autour du cou. Le coiffeur vient de lui savonner le crâne à
l’aide d’un cube de savon de Marseille. La coupe doit être rase selon la
tradition, la boule à zéro. Et maintenant il affûte son coupe-chou sur une
lanière en cuir dont une extrémité est clouée au mur. Il n’en finit pas de
l’affûter.
On se passe la pipe de kif de bouche en bouche pour une brève
bouffée, on rit, on commente les événements. Quelqu’un pose une
question :
— Où se trouve donc cette Libye ?
— Va savoir ! répond le maître des lieux.
Et tout à coup il découvre ma présence. Le rasoir brandi, il me
demande à brûle-pourpoint :
— Tu vas à l’école, toi ?
— Oui, monsieur. Au lycée français. Je suis en cinquième.
— Dieu te garde, fils ! Dieu allonge ta vie ! Et où est-ce qu’elle est,
cette Libye ?
— Entre la Tunisie et l’Égypte.
— Dessine-moi ça.
Il me tend un bout de papier et un crayon. Je m’exécute.
— Parfait. Excellent. Tu es l’avenir de la science. Suivez-moi bien,
vous autres. Approchez. Je vais vous montrer le champ de bataille comme
si vous y étiez.
Et, avec son coupe-chou, il se met à reproduire sur le crâne du paysan
la carte géographique des pays méditerranéens que je viens d’esquisser. Il
a un œil sur le crâne, l’autre sur le morceau de papier. Des pans de
cheveux sont rasés au pas de charge. Du plat de la main, il les fait tomber
afin que les spectateurs aient un aperçu clair et net de la configuration du
terrain. Si l’homme de la campagne ne réagit guère, c’est probablement
par flegme. Il en a vu d’autres. Les coiffeurs du bled, là-bas dans son
douar, sous la tente, n’ont même pas de savon. Et s’il apparaît soudain
une estafilade sur sa tempe, il ne s’en émeut pas non plus. Mais, pour le
figaro, c’est la mer Rouge. Il ne l’a pas fait exprès, son rasoir a quelque
peu déraillé. Volubile et hilare, il explique à l’assistance :
— Alors le maréchal Rommel a pris les Alliés à revers. Il a débarqué
ici avec l’Afrika Korps. Ici, en Tunisie. Ils l’attendaient en Syrie ou à
Bagdad peut-être bien. Mais il s’est pointé là.
Et, du pouce, il appuie sur le pariétal du paysan. Celui-ci ne dit rien.
Seules, ses oreilles commencent à bouger. Quelqu’un demande :
— Comment ça, il a débarqué ? Et la marine anglaise, qu’est-ce que
t’en fais ? Elle contrôle toute la Méditerranée, de Gibraltar à Suez.
— Pfff ! fait le coiffeur. La Méditerranée ? Il l’a ignorée, comme si elle
n’existait pas. Regardez !
La nuque du paysan est ratiboisée suivant une ligne échancrée.
— Et alors, comment il est venu ?
— En avion. Hommes, matériel et tout le barda.
— Les chars aussi ? lance une voix forte. Les Anglais en ont plein dans
le secteur. Il n’a pas pu les transporter par la voie des airs. Ça pèse lourd,
comme tu sais.
Le coiffeur émet une sorte de hennissement. C’est sa façon de rire. Il
dit :
— Il en a fabriqué sur place. En bois. Des faux chars, si vous préférez.
Et il s’est mis à remuer le sable du désert pour faire croire à l’ennemi qu’il
avait toute une division blindée. Comme ça…
Il saisit une paire de ciseaux, à toute vitesse coupe les cheveux sur
l’occiput. Il souffle dessus. Les cheveux voltigent. Du fond de son gosier
fuse une suite discontinue d’onomatopées.
— Vroum-vroum-vroum ! Il dit à ses alliés italiens d’aller se rhabiller,
que c’est une guerre pour de vrai. Et le voilà tout seul avec sa ruse et ses
coriaces de soldats de l’Afrika Korps, tak-tak-vroum-bzzz ! Il gagne la
bataille de Bizerte, fastoche. (Du pouce, il montre Bizerte, rasée quelque
part sur l’occiput.) Bouge pas, toi, arrête de gigoter. Relève la tête, un
chouia à droite… Et voilà ce brave général Alexander qui tombe dans le
panneau avec ses Anglais, là où ce renard de Rommel remue le sable et
du vent. Total : les Allemands foncent vers Alexandrie, haha !
Et il donne joyeusement un bon coup de poing sur le crâne du client.
L’homme de la campagne jaillit debout, les yeux exorbités, sort en
courant avec sa serviette autour du cou. Ses imprécations résonnent dans
tout le quartier. Je me lève à mon tour et m’éclipse sans dire un mot.

(Août 1978. Je me trouvais à Harris, dans les Hébrides, Écosse. La


date de mon mariage approchait, ma tignasse avait besoin d’un
« rafraîchissement ». Je suis entré dans le salon d’un hair dresser.
C’était un tondeur de moutons, avec des flocons de laine épars sur le
sol. Il ne m’a pas tondu tout à fait. J’ai retardé de deux mois la
cérémonie des noces.)

Le thème était : « À la manière de François Villon. » M. Rousseau a


gardé ma copie pour la fin. Je me tasse sur mon siège. Il réclame notre
attention, s’éclaircit la voix. Puis il se met à déclamer :

Je fus jadis amoureux


D’une dame jeune et jolie.
Lors lui donnai sur les lieux
Où elle faisait l’endormie
Quatre venues de reins joyeux.
Elle me dit d’une voix esbaubie :
— Encore un coup, le cœur le veut !
— Encore un coup ? Bon gré, ma mie !
Mais, par sainte Marie,
Il ne fait pas toujours qui peut.

Il marque une pause, puis reprend de plus belle :


Envoi
Prince d’amour, je t’en supplie,
Si plus ainsi qu’elle m’accueille,
Fais que ma lance jamais ne plie !
Mais, par sainte Marie,
Il ne fait pas toujours qui peut.

Il relève ses lunettes sur son front, me regarde pensivement. Même


son sourire est pensif. Tout le monde me regarde. Il y a quelques
ricanements, des rires francs ou gênés. Je ne suis pas le seul à être rouge
de confusion.
— J’ai fort prisé votre prosodie, jeune homme, jusqu’aux tournures en
vieux français. Villon doit en frémir d’aise dans sa tombe, il me semble.
Ah ! ce cœur le veut ! Quant au fond…
Après le cours, il m’a pris à part, a quelque peu tourné autour du pot,
le nez dans sa cravate.
— Si je puis me permettre… hmmm !… je ne voudrais pas être
indiscret, mais hmmm !… la curiosité est un vilain défaut… hmmm ! quel
âge avez-vous, mon garçon ?
— Quatorze ans, m’sieur.
— C’est bien ce qu’il me semblait. Je vous dirais que le ministère de
l’instruction publique m’a nommé dans ce pays de lumière et de soleil
voici une dizaine d’années. Mais je vous avoue que je ne suis pas encore
arrivé à appréhender la mentalité profonde des Arabes, en particulier leur
développement, vous saisissez ?
— Oui, m’sieur. (Je ne comprenais rien à ces circonlocutions.)
— Je suis un fervent admirateur de Madame de Staël, 1766-1827. Elle
disait : « En apprenant la prosodie d’une langue, on entre plus
intimement dans l’esprit de la nation qui la parle. » Néanmoins, l’esprit
arabe m’échappe tout à fait. Voudriez-vous éclairer ma lanterne ? Rien ne
vous oblige à me répondre, naturellement.
— Oui, m’sieur, avec plaisir. (Non seulement je nageais pour de bon,
mais je ne savais pas nager.)
— Vous êtes un bon garçon. Hmmm ! voilà… Sans vouloir le moins du
monde heurter votre pudeur d’adolescent ou votre… comment dirais-
je ?… votre sensibilité de musulman, j’aimerais vous poser une petite
question : votre religion a pour objet, pour finalité, l’éducation, n’est-ce
pas ?
— Oui, monsieur. L’éducation.
— Physique ?
— Oui, monsieur. La patience, l’endurance. C’est le principe du jeûne
du mois de ramadan.
— Ah ! je me disais aussi. Car, voyez-vous, à la lecture de votre texte,
j’en ai conclu que vous étiez bien en avance sur vos condisciples
européens. Je vous félicite, jeune homme.
Il a relevé la tête, m’a adressé un sourire entendu. Je l’ai regardé
fixement. Et puis j’ai éclaté de rire. Je venais enfin de comprendre le
contexte particulier qui avait conduit son raisonnement alambiqué.
Comment le détromper ? Et que lui dire en vérité, sinon que ces choses-là
personne, jamais, n’en parlait dans mon monde, et surtout pas mon
père ?… et que moi, quatorze ans, j’ignorais absolument comment était
constituée une femme, hormis ces deux renflements au niveau du buste
qu’Allah gonflait de lait lors de la naissance d’un enfant ? Je riais de plus
belle et le prof se mit à rire à l’unisson. Il était content de sa perspicacité.
Il me serra longuement la main, d’homme à homme.
Bien sûr, cela me travaillait, en perte sèche. L’imagination galopait à
bride abattue, précisément parce que je vivais dans l’inconnu le plus total.
Je rêvais de prénoms – Aphrodite, Pénélope, Juliette, Yseult, Houriya,
Abla, Diane, Ginger, Moira, Tiffany, Tess… –, de participes passés au
féminin comme « émue », « enamourée », « éprise », de chevelures
chatoyantes, de longs cils frémissants, d’aveux doux à mi-voix, de mains
entrelacées, d’attentes de la fin de l’attente.

(Le rêve et la réalité peuvent-ils être vécus au même instant ?


L’âge venu, je n’ai pas changé. Et, tout au long de mon existence, en
Europe comme en Amérique, on m’a expliqué les Arabes, et plus
particulièrement les Marocains dont l’ancêtre biologique serait un
âne ou tout comme : bien montés, luxurieux et traitant leur épouse
comme un objet sexuel ou au mieux comme une reproductrice. La
preuve, c’est que l’Islam autorisait, recommandait la polygamie. Et, si
ces gens-là voilaient le sexe faible, c’est parce qu’il était faible,
C.Q.F.D. Ces étiquettes différentielles étaient le fait des hommes, de
mâles constitués comme moi. Aucune des femmes que j’ai connues ne
m’a jamais fait sentir ma différence d’Arabe, sous quelque latitude où
je me sois trouvé. Et que n’ai-je fait pour affirmer mon identité en
tous lieux et en toutes circonstances ! Mais loin de la connotation
sexuelle, affirmation issue du doute ! La méconnaissance de tout un
monde remontait loin dans le temps, jusque dans l’expression
artistique. Et l’art n’a pas de frontières, n’est-ce pas ? En 1995, un
mensuel m’a demandé un article pour le centenaire d’Eugène
Delacroix. J’ai imaginé un dîner en tête à tête entre ce peintre
« orientaliste » et un dénommé Fleun (« Untel » en français), censé
être le conseiller culturel du sultan Moulay Abdel ar-Rahman, c’est-à-
dire bien avant l’établissement du Protectorat. Voici l’article :
J’avais rédigé un long rapport à mon maître, le souverain de
l’Empire chérifien, que Dieu le glorifie ! Et puis, réflexion faite, je l’ai
brûlé dans l’encensoir qui avait parfumé de benjoin et d’aloès le
sieur Eugène Delacroix en signe de bienvenue dans ma demeure.
Peut-être, en même temps que ses toiles, emporterait-il dans son
pays la fumée de ses idées. Quant au roi, je lui ferai part de mes
impressions lors d’un prochain conseil, oralement, en quelques mots.
Ses responsabilités à la tête de la nation ne lui laissent pas souvent
l’occasion de se distraire.
J’étais dans le salon, au centre d’un cercle de livres. Quand j’en
terminais un, je le remettais là où je l’avais pris, en ouvrais un autre.
L’après-midi touchait à sa fin ; par couples, des pigeons
descendaient de la terrasse, se désaltéraient dans la vasque du
patio, roucoulaient, remontaient vers l’azur à tire-d’aile. De là-haut,
avec la grâce de Dieu, ils pouvaient sans doute voir cette France où
l’on s’était battu naguère dans un théâtre pour le principe de la
liberté dans l’art et qui, à présent, envoyait sur nos côtes une
escadre de guerre. Je venais d’achever La Préface des Orientales et
j’attaquais le premier acte d’Hernani, quand un léger bruit me fit
lever les yeux : mon alguazil était en train de se déchausser, debout
sur le seuil. Je fis « non » de la tête, de droite à gauche. Il reprit ses
babouches et entraîna à sa suite l’artiste peintre que j’avais envoyé
quérir. Il connaissait mes habitudes, mon ardent besoin de solitude
lorsque j’avais un livre ouvert sur mes genoux. Je pus par
conséquent lire à loisir ce drame romantique qui se concluait par
trois cadavres. Je pensais à Shakespeare, à l’honneur, au respect de
la parole donnée. Retentit l’appel à la prière du soir. Je la fis,
oubliant toute contingence terrestre.
La nuit tombait ; çà et là, des serviteurs allumaient les lampes à
huile. Je me levai et allai à la rencontre de mon hôte. Il fut surpris,
agréablement, de m’entendre lui adresser la parole en français. Moi
aussi, désagréablement : il n’entendait goutte à la langue arabe. Je
remisai donc dans un coin de mon cœur le Poème de l’hospitalité
d’Al-Hariri que je m’apprêtais à déclamer et, tandis qu’une servante
lui présentait la bouilloire et la bassine en cuivre pour ses ablutions,
je m’enquis de sa famille et de ses amis – et est-ce que le grand
Victor Hugo était l’un de ses amis ? C’était insensé, ces attaques dont
il était l’objet de la part des beaux esprits.
— Rendez-vous compte, dis-je, même Honoré de Balzac y est allé
de son fiel. Si ma mémoire est bonne, il a écrit ceci : « Victor Hugo
ne rencontrera jamais un trait naturel que par hasard ; et à moins
de travaux consciencieux, d’une grande docilité aux conseils d’amis
sévères, la scène lui est interdite. » Qu’en pensez-vous, cher
Monsieur Delacroix ?
S’il s’était montré évasif sur ses parents, sa tribu et son clan, il
s’étendit longuement sur ses confrères qui n’avaient que leur plume
pour exprimer leur art. Non, il n’aimait pas Victor Hugo, ni
Lamartine, ni George Sand d’ailleurs. « Nous voulons inaugurer et
sanctifier l’amour, disait l’auteur d’Indiana, cet amour perdu et
profané dans le monde. » Le tajine de mouton aux olives concassées
et au citron confit vint relever la culture, fort à propos. La
« pastilla » la porta vers les plus hauts sommets d’un monologue de
pensées qui, toutes ou presque toutes, convergeaient en fin de
compte vers son art à lui : la peinture – la sienne d’abord. Il ne
savait que faire de ses jambes. La table était ronde et basse, en bois
d’arar incrusté de nacre. Il ne pouvait pas les glisser par en dessous.
Et comme il ne s’était pas déchaussé, il ne pouvait pas les allonger
sur le divan. Il était bien élevé. Au lieu de lui rafraîchir les idées, les
sorbets qui clorent le souper eurent le don d’attiser l’inspiration de
mon hôte. Il se mit à me parler du Maroc.
Pour la deuxième fois de la soirée, je fis « non » de la tête, de
gauche à droite. L’alguazil qui se tenait sur le seuil dut transmettre
mon message à l’orchestre que j’avais mandé dès l’aube. C’était
pourtant la plus belle formation de musique andalouse.
— Oui ? demandai-je, la tête penchée de côté comme un oiseau à
l’écoute du printemps.
— Oui, affirma-t-il avec passion. Quelle chance vous avez de
vivre ici, en Barbarie ! Le naturel y est vrai, dépasse de très loin le
pittoresque. L’ignorance des indigènes fait leur calme et leur
bonheur Ils sont plus près de la nature de mille manières… la beauté
s’unit à tout ce qu’ils font. Nous autres Européens, dans nos corsets,
nos souliers étroits, nos gaines ridicules, nous faisons pitié. La grâce
se venge de la science…
Il disserta longtemps, emporté par un enthousiasme juvénile.
J’écoutais, je méditais. Je ne lui fis pas l’injure de lui demander pour
quelle raison précise la délégation française était venue nous rendre
visite. Ce n’était pas dans la ligne de mes références. Et puis le roi
n’avait-il pas ses conseillers politiques, de fins renards ?
— … La supériorité, poursuivait-il, est du côté de la simplicité, de
la résignation, de la majesté naturelle, du respect des traditions…
Ici, je faillis me lever et lui offrir une robe d’honneur. Je n’en fis
rien : je pensais aux méandres de l’Histoire. Et si par hasard – qu’à
Dieu ne plaise ! – les compatriotes de ce peintre débarquaient un
jour chez nous pour consolider leur possession à l’Est et… pour nous
« protéger », seraient-ils tous des artistes ? L’avenir ne me disait
rien de bon. Je conclus :
— J’ai été ravi de passer ces quelques moments en votre
compagnie.
Je lui donnai l’accolade et le reconduisis jusqu’à la porte d’entrée.
Deux serviteurs nous précédaient avec des bougeoirs. Dans le
vestibule, il y avait un tableau. L’art était-il une étude de la réalité –
ou bien une recherche de la vérité ? Et, dans ce cas, quelle vérité ?
L’homme qui était représenté sur cette toile, je le connaissais. Mais
qui donc l’avait enturbanné à l’algérienne, à l’orientalomania, et
attifé de vagues voilages de femme, rouges, ocre, jaunes et verts ? Et
pourquoi ? Pourquoi avait-il ce visage de terre morte, l’air si
apeuré ? Ce brave homme était un joyeux luron dans la vie de tous
les jours – cette vie « primitive » que Delacroix portait aux nues. On
m’avait rapporté que des passants inoffensifs avaient bombardé à
jets de pierres l’invité qui s’apprêtait à prendre congé de moi.
À toute force, pour l’amitié entre gens raffinés, pour la bonne
entente entre nos deux peuples, pour l’honneur, il tenait à me faire
don de son tableau. Je ne savais que répondre – répondre pour
refuser sans le vexer. Ce fut Allah qui me sauva : juste à cet instant-
là s’éleva l’appel à la prière de la nuit. Je tombai à genoux. La porte
s’ouvrit et se referma. Gloire à Toi, Seigneur de l’univers !

CHERIF FLEUN,
CONSEILLER CULTUREL DE
S.M. MOULAY ABD AR-RAHMAN
p.c.c. Driss Chraïbi.
6

J’avais la tête farcie de rimes, d’iambes et de rejets, de mots désuets


que je débusquais dans le Littré et surtout dans l’Histoire de la langue
française de Brunot. Il m’est arrivé quelquefois de rédiger mes
dissertations en alexandrins, ce qui faisait rosir mes professeurs de fierté
et d’honneur. En dépit de la servitude et de la ruine morale de leur pays,
ils n’avaient de cesse d’aller à contre-courant de l’Histoire et de nous
enseigner avec de plus en plus de foi que la culture de la Métropole
prenait racine dans le terroir du temps et que son souffle ne s’éteindrait
jamais. Et moi, sans en avoir conscience, je leur renvoyais l’ascenseur.
Mon père prenait connaissance des notes et des appréciations dans mon
carnet scolaire. Il hochait la tête, ne faisait pas de commentaire.
J’écrivais des poèmes à tout va, surtout en cours de mathématiques,
pendant que le prof couvrait le tableau noir de charabia à base de sinus et
de cosinus. Et c’est au parc Murdoch, juste en face du lycée, que j’en
donnais la primeur à mes copains, après avoir offert à chacun d’eux une
cigarette Job. By, Rogard, Lucien Averseng, Tchitcho, Corraze,
Tordjmann, Frioux, ils étaient presque tous des forts en thème et
constituaient une sorte de cour. Ces sonnets et ces stances de mon
adolescence, je ne les ai jamais relus par la suite. Averseng les recueillait
au fur et à mesure et j’ai perdu Lucien de vue dans les années 40. Je ne
sais si lui-même les a relus, devenu plus tard magistrat à la Cour de
cassation. Ah la la ! ce que j’ai romantisé !…
— Pourrais-tu m’expliquer ce problème minime ? me demandait mon
père. Comment se fait-il qu’il n’apparaît aucune note dans ton bulletin à
propos des mathématiques ?
— C’est oral.
— Quoi ?
— On nous les enseigne oralement.
— Ah ?…
Je lisais aussi à tout va, jusqu’aux catalogues de Lanoma et des
Manufactures de France, l’éphéméride dont je détachais
quotidiennement un feuillet qui contenait un dessin humoristique (le
professeur Nimbus) et une notice nécrologique (le saint ou la sainte du
jour). Tchitcho était un catholique fervent. Et, au-delà de toute
littérature, j’essayais d’appréhender l’âme des Français.
— Dis-moi, Tchitcho. Voici ce que j’ai lu ce matin : Sainte-Eugénie
Smet. Née à Lille en 1825, morte à Paris le 7 février 1871, fonde la
congrégation des auxiliatrices des âmes du purgatoire. Je n’y
comprends rien. Peux-tu m’expliquer ?
Il levait les yeux au ciel, laissait tomber :
— C’est un mystère.
La Trinité aussi était un mystère, et le Saint-Esprit, l’Assomption, la
multiplication des pains, l’immaculée Conception. Cela ne m’avançait
guère dans mon désir sincère de compréhension. Et pourquoi donc
s’obstinait-on à nous enseigner des « sciences exactes » au lycée, dans la
langue de Voltaire ? N’étaient-elles que des teintures propres à masquer
la connaissance et à maintenir les jeunes indigènes comme moi à l’écart
de tout débat de fond – avec ce corollaire pris à titre d’exemple : ce
christianisme nourri de l’amour du prochain sous-entendait-il le
colonialisme ? J’aimais beaucoup Tchitcho. À chaque fois, il ajoutait :
— Il n’y a donc pas de mystère en Islam ?
— Non, répondais-je.
Juvénilement, nous nous lancions dans des discussions à l’emporte-
pièce, avec l’aide de nos philosophes respectifs qui, avec un bel ensemble,
tendaient à l’universalité de l’homme… tout en levant le lièvre qui se
terrait sous les boisseaux de la foi. C’est à cette époque que j’ai commencé
à pressentir – oh ! très confusément – l’existence du double langage,
aussi bien dans le monde des Européens que dans le mien. Je rêvais
d’écrire un roman policier, avec un détective sans foi ni loi.

Ma mère ferma le poing à moitié, porta à son œil cette espèce de


lorgnette improvisée, me jaugea. Elle dit :
— L’un de tes bras ne cesse de s’allonger par rapport à l’autre. Le
gauche, je crois bien, puisque tu es gaucher. Forcément ! Depuis tantôt
trois ans, tu portes ton cartable à l’école, aller-retour qui plus est. Et il
s’alourdit au fil des semaines et des mois. Tu as vraiment besoin de tous
ces livres ? Tu ne retiens rien dans ta tête ? Elle est criblée comme un
tamis ou quoi ?
J’eus droit à une bicyclette. (On ne disait pas « vélo », pas plus que
l’on ne disait « voiture » pour « automobile » : c’était inconvenant. On
qualifiait de « nationaliste » un patriote marocain ; le mot « résistant »
n’avait de signification que de l’autre côté de la Méditerranée.) Ma
bicyclette était un engin pesant, haut sur roues, pneus pleins, avec un
porte-bagages, une plaque d’immatriculation, un petit miroir fixé sur le
guidon, une trompe en guise de sonnette et des patins de frein en bois. Le
problème était de m’y jucher, de le mettre en mouvement, puis de m’y
maintenir en équilibre. Un ânier m’a aidé dans mes débuts, mes jambes
pendant de tout leur long et faisant office de balanciers. Du Derb Spagnol
à la ville européenne, le champ d’observation croissait et multipliait à vue
d’œil, au rythme des événements.
Des réfugiés frais émoulus de France prenaient le frais à la terrasse
des cafés, commandaient des consommations (Ambassadeur, Dubonnet,
Noilly Prat, Bitter Campari) qui avaient le don de laisser pantois les
serveurs, regard vague et bouche ouverte. « Tout de suite, m’sieur »,
disaient-ils, et ils leur apportaient une pleine chopine de bière La
Cigogne, avec une soucoupe de sprats. Les petits cireurs ne comprenaient
pas que des godasses qui avaient tant voyagé depuis l’autre continent
n’aient pas besoin d’un petit coup de brosse. « Ce sera vite fait, m’sieur,
elles vont briller comme la joie, et ton visage du même coup. » Ils
essayaient d’engager la conversation afin de les mettre à l’aise, et surtout
pour obtenir les dernières nouvelles de première main sur l’état de la
guerre. « Dis, m’sieur, Moscou c’est loin de Paris ? Ils galopent vite, ces
Allemands ! » Je garais ma bicyclette le long du trottoir, posais des
questions polies. Le visage de ces nouveaux venus restait fermé en dépit
de ma bonne mine et de mon emploi de l’imparfait du subjonctif.
Les réfugiées étaient repérables de très loin, sans commune mesure
avec les Françaises installées ou nées dans notre pays. Elles portaient un
petit chapeau à voilette, un renard autour du cou, des bottines à boutons,
un manteau de fourrure. Le ciel était limpide, le soleil éclatant. Peut-être
transportaient-elles sur elles toute leur garde-robe. Miloud, le boucher du
quartier Maarif, avait une autre version, qu’il tenait de son cousin établi
dans une ville appelée comme ça « Düsseldorf ». Il expliquait à qui
voulait l’entendre que les Allemands avaient fait main basse sur les
bonnes choses de la vie (forcément, ils étaient vainqueurs) et qu’ils
n’avaient laissé aux Français que les bas morceaux pour se nourrir : les
rats musqués, les loups, les renards et autres bêtes féroces des bois. La
preuve, c’est que les femmes affichaient leurs dépouilles sur le dos. Se
proposent-elles de les vendre au souk, je vous le demande. Nous avons
des tapis et des peaux de mouton.

Vint le printemps des rumeurs, corroborées par des témoignages du


nord au sud du Royaume. Fès était en émeute, Allal el-Fassi et les grands
bourgeois voulaient secouer le cocotier du Protectorat. La répression était
sanglante. Sous les ordres d’officiers de la coloniale, les tirailleurs
algériens nettoyaient la vieille médina à la baïonnette. Musulmans, ils
pouvaient se permettre d’entrer dans les sanctuaires. Ils se considéraient
comme des Français de par la législation, un grade supérieur en regard
des Arabes de chez nous. Leurs maîtres les surnommaient « les dogues de
l’Empire ». Nous, on les appelait les whouch (les sauvages). Les ruelles de
la cité millénaire étaient très étroites, un véritable labyrinthe. De quartier
en quartier, les lourdes portes s’étaient fermées l’une après l’autre sur
eux. Et, des terrasses, on lançait droit sur leurs têtes des braseros garnis
de charbon incandescent. Le quartier des Attarine (les parfumeurs)
flambait. Des volutes d’encens, d’aloès et de benjoin couraient jusqu’au
Rif. Des émeutiers étaient acheminés vers le camp de concentration de
Boudnib, celui-là même qui avait accueilli les ressortissants italiens avant
l’Armistice. Mes camarades de lycée n’étaient pas au courant de ces
bavures. Les journaux n’en faisaient pas mention. Ce n’était donc que des
bobards. J’étais très perplexe. Que devais-je croire : l’oral ou l’écrit ?
Des collaborateurs (autant dire des délateurs), il n’en y eut pas
beaucoup au Maroc à cette époque-là. Mais il y en eut. Le nom d’un
certain Boniface, le nouveau contrôleur civil, était sur toutes les lèvres. Il
avait un réseau d’agents, la haute main sur la police. La suprême insulte
qu’on pouvait faire à quelqu’un était de lui jeter à la face : « Revêts une
djellaba blanche et monte voir Boniface pour vendre tes frères. » Mais le
téléphone arabe fonctionnait à plein rendement : les patriotes étaient
souvent renseignés bien avant ceux qui se proposaient de les dénoncer.
Considéré jusqu’alors comme un jurisconsulte versé dans les sciences
religieuses, un imam eut la tête tranchée d’un coup de cimeterre, en
pleine mosquée. On récita à l’unisson « La Prière de l’Absent ». Dans sa
miséricorde infinie, Allah pardonnerait peut-être à ce traître, né au sein
de l’Islam et professant l’Islam. La Vigie et Le Petit Marocain ne
soufflèrent mot de cette mort d’homme, tout occupés qu’ils étaient à
détailler la nomenclature des professions interdites désormais aux juifs
de notre pays.
Elalej occupait la maison voisine de la nôtre. J’allais de temps en
temps chez lui, fasciné par ses tours de prestidigitation. C’était un
quadragénaire très serviable, au-dessus de tout soupçon.
Jusqu’à l’indépendance, il glissa entre les filets de l’organisation La
Main Noire, bras armé de la Résistance.

(1957. Je faisais mes débuts de producteur à l’O.R.T.F. À la


recherche d’un disque, j’ai pris un jour l’ascenseur et je me suis arrêté
au dixième étage de la tour centrale. Le directeur de la discothèque
arabe m’a accueilli dans son bureau avec un grand sourire. Elalej.)

Réfugiées de France, une jeune femme et une adolescente firent leur


apparition au lycée à quelques jours d’intervalle. La première était notre
nouvelle prof de physique. Rouge pivoine au bout de cinq minutes de
cours, elle m’envoya avec un mot chez le censeur en me traitant de
malotru. Je n’y comprenais rien. Qu’avais-je donc fait, sinon d’attacher
mon regard à son aisselle dès qu’elle avait levé le bras pour écrire au
tableau ? J’étais éberlué, pantois devant cet attribut féminin que je
découvrais pour la première fois : une petite fourrure. Dès le lendemain
et jusqu’à la fin de l’année scolaire, elle s’arrangea pour porter une robe
ou un chemisier à manches longues, malgré la température ambiante. Ses
yeux n’ont plus jamais rencontré les miens.
La gamine était de mon âge, très blonde avec une natte dans le dos. Le
teint pâle, les yeux cernés. Elle portait un corsage à pois, une jupe plissée
bleu marine et des chaussettes tirées jusqu’aux genoux. Elle ne me fit ni
chaud ni froid. Les filles ne m’intéressaient pas. Je n’en connaissais
aucune. Elle s’assit à côté de moi et ce fut bien autre chose. Une onde
courut soudain le long de mon dos, une sorte de picotement glacé et
brûlant à la fois. Mon cerveau se vidait tandis que gonflaient mes lombes.
Ce fut juste à cet instant-là que le professeur de géographie m’appela au
tableau.
— Je n’ai pas appris ma leçon, monsieur.
La jeune fille n’était pas spécialement belle, ne me regardait pas. Rien
en elle, absolument rien, ne suscitait l’excitation. Mais elle se trouvait à
quelques centimètres de mon corps et mon corps répondait au-delà de
l’expression.
— Chraïbi, je vous ai demandé de venir au tableau. Levez-vous !
J’en étais bien incapable. Mentalement, je récitais à la volée le
chapitre coranique du « Trône », je priais Allah de me refroidir.
— Je n’ai pas appris ma leçon, répétai-je. Mettez-moi zéro.
— Je vous ai dit de vous lever.
Comment aurais-je pu le faire ? En désespoir de cause, je m’adressai
au responsable de mon désarroi. En marocain, à haute voix. Quelque
chose comme :
— Couché, fils de bourricot ! Plie-toi, voyou, rentre dans ta coquille !
Fissa !
— Plaît-il ? demanda le prof.
— Une bouffée de chaleur, monsieur. Je faisais ma prière pour
l’apaiser.
— Je vais vous conduire à l’infirmerie, proposa-t-il, inquiet.
— Ce n’est pas la peine, monsieur, ça va passer.
Et cela passa, un petit quart d’heure de marchandage entre Allah et la
nature durant lequel je respirai calmement, lentement, tout en
énumérant à voix haute les départements français. À partir de ce jour-là,
je pris l’habitude d’arriver le dernier. Je repérais la petite blonde et je
m’installais loin d’elle, le plus loin possible. Longtemps je me suis
demandé si elle aussi avait le dessous des bras garni. Mes poèmes de cette
époque célébraient la chevelure, l’une des splendeurs de la femme.

(Le regretté François-Régis Bastide, écrivain, ambassadeur de


France, avait un jour fait allusion – avec comme des pincettes dans la
voix – à cet « ornement » dont était munie l’aisselle de la violoniste
Ginette Neveu. Il avait assisté à l’un de ses concerts et elle était vêtue
d’une robe du soir à manches courtes. J’ai connu Ginette Neveu,
quelques semaines avant sa mort dans un accident d’avion. Si son
violon était magique, tout en elle était musique. Tout.)

Une jeune fille de France souhaitait avoir un correspondant marocain


de son âge. Le rôle m’échut, j’étais le seul Marocain de la classe. Elle
habitait en Haute-Savoie. Elle avait seize ans, moi aussi. Son père était
mort au début de la guerre. Elle était l’aînée d’une famille de trois enfants
– trois filles. Elle aimait beaucoup sa grand-mère, elle l’appelait
« nounou ». Elle ne parlait pas de sa mère. Sa lettre me parvint dans une
enveloppe recollée avec une bande adhésive. Son prénom était Sabine.
Je remplis d’encre verte le réservoir de mon stylo et j’écrivis des pages
et des pages. Je lui décrivis la médina de long en large, par la vue et
l’odorat : le blanc des façades ; l’ocre des trottoirs en terre battue ; le roux
des pelages d’ânes, les écheveaux de laine tendus dans les échoppes
comme des tentures ; l’or, le safran, le carmin, l’orange soutenu, les tons
et les reflets des rayons de soleil dansant sur les épices en vrac dans les
corbeilles ; les senteurs de musc, de pétales de rose, de benjoin ; le fumet
si enivrant des brochettes en train de grésiller sur un feu de charbon de
bois sur des braseros, à l’air libre. Je gardai la description par l’ouïe pour
une prochaine correspondance. De moi personnellement, je ne dis rien –
excepté mon nom et mon adresse.
Sabine ne répondit pas à ma lettre. Ni aux suivantes – trois ou quatre,
je crois bien. Elle avait sans doute trouvé un autre correspondant.

Ma mère se mit à me prêter de plus en plus d’attention, à m’entourer


de soins comme si j’étais encore un petit gamin. Elle glissait un coussin
brodé derrière mon dos, me coiffait à l’aide de son peigne en corne, me
bordait au lit. Ce faisant, elle n’arrêtait pas de parler, de tout et de rien,
simplement pour le plaisir des mots. Souvent, elle partait d’un éclat de
rire, frais et cristallin comme une source de montagne. Je m’associais à
son rire, sans comprendre ce qui avait provoqué son hilarité subite – et la
mienne par voie de conséquence. D’elle, je pouvais tout accepter, je ne
demandais qu’à accepter. Elle était elle, sans fioritures ni salamalecs.
Elle était persuadée que de tous les organes qu’Allah avait mis dans le
corps de l’homme, c’était le foie qui était le plus essentiel, le siège de la
bonne humeur et de l’équilibre physiologique. (Psychologique ? elle ne
connaissait pas ce terme, mais elle employait des périphrases qui le
cernaient de près.) Elle me gava du jour au lendemain de foie : de
mouton, de coq, de lapin. Elle accommodait ce viscère de trente-six
manières, au jugé, au gré de son inspiration. Sa recette préférée
nécessitait trois ou quatre heures de temps : une marinade à base d’huile
d’olive, de cumin et d’oignon rouge pilé au mortier ; puis une cuisson à
l’étuvée dans le haut du couscoussier ; et, quand le foie était à point, elle
le grillait sur le brasero. « Mange, mon grand ! ça développe l’intelligence
et la quiétude, ça libère le cerveau des ombres des pensées inutiles. À ta
santé ! la vie est belle. »
Elle se levait à l’aube, réduisait en poudre une herbe connue des
seules femmes de sa génération, la mélangeait à la farine, pétrissait
longuement la pâte. Et elle m’apportait des petits pains tout chauds au
saut du lit. « Mange, mon grand, et que la paix d’Allah descende en toi ! »
Je dois reconnaître que c’était délicieux, quoiqu’un peu âcre – disons :
amer. Je reconnais aussi, intimement, que durant le jour je n’avais plus
de bouffées de chaleur et que, la nuit, des rêves de Paradis remplaçaient
de plus en plus souvent les rêves lubriques. Je ne posais aucune question
à ma mère : elle était sacrée. Mais elle allait au-devant de mes questions
informulées, y répondait sans répondre. Quelque chose comme : « Tu as
le temps, tu as tout le temps du temps. »
Elle s’asseyait en face de moi dans mon bureau, joignait les mains sur
ses genoux et me regardait faire mes devoirs, m’écoutait réviser mes
leçons à mi-voix. Et c’était cela le plus dur pour elle, contre sa nature :
retenir sa langue tant que je n’avais pas terminé. Parfois, elle levait le
doigt, laissait échapper un « Hmmm » dubitatif, prenait son courage à
deux mains pour dire : « Ça va prendre encore longtemps ? » Elle ajoutait
aussitôt : « Oh ! Excuse-moi. » Je refermais enfin mes livres et mes
cahiers et elle battait des mains. « Je suis bien contente pour toi » – et,
sans transition aucune, elle reprenait la parole, là où elle l’avait
interrompue une ou deux heures auparavant, telle une voiture en
stationnement moteur tournant au ralenti.
Que me racontait-elle donc au fil des jours, chaque fois que je
revenais du lycée ? Rien et tout à la fois, des bribes de phrases
apparemment sans importance, enchaînées les unes aux autres dans le
temps et dans l’espace, une sorte d’écheveau de laines diverses et de
différentes couleurs, très compliqué, très emmêlé, mais dont elle
connaissait de science certaine le fil conducteur. À ses sautes
intempestives du coq à l’âne et d’un sujet à l’autre, d’une énumération
d’une infinitude de détails à l’absence totale de toute conclusion, j’avoue
que je ne comprenais pas grand-chose ni par mes oreilles ni par la
pensée. Où voulait-elle en venir ? Et d’où était-elle donc partie, d’où ? Et
comment faisait-elle pour retomber à chaque fois sur ses pattes, avec le
sourire et cet éclat espiègle dans les yeux ? Connaissait-elle le lien
mystérieux qui pouvait exister entre l’une et l’autre de ses paroles ? Par
exemple : que venait faire ma moustache naissante dans l’épisode (en
plein milieu) de son voyage de noces à dos de jument ?
— Exactement, dit-elle. Nous changions de monture à chaque étape,
mais c’étaient des bêtes de selle de chez nous. Aucune commune mesure
avec une jument de France, qui ne sait hennir qu’en français.
— Quoi ? demandai-je, les yeux ronds.
— Évidemment, répondit-elle. Cela tombe sous le sens. Tu ne vois
pas ?
Je ne voyais pas. Rien. Rien de rien.
Un après-midi de juillet, elle me demanda de l’aider à étendre le linge.
Je montai la rejoindre sur la terrasse. Il n’y avait que trois serviettes et
deux taies d’oreiller dans le baquet en bois, si je me souviens bien. (Ce
n’était pas le jour de la lessive.) Nous saisissions à quatre mains la pièce
essorée et nous tirions de toutes nos forces afin de faire disparaître les
plis. Elle se hissait sur la pointe des pieds pour essayer de se mettre à ma
hauteur, et je me baissais quelque peu en voûtant le dos. Je la dépassais
d’une vingtaine de centimètres. Puis, d’un commun accord, nous
suspendions la serviette ou la taie sur la corde. Le soleil était blanc, le
linge se mettait presque aussitôt à fumer. Quand il n’y eut plus rien à
suspendre, ma mère Regarda de tous ses yeux ce qui se passait sur la
terrasse de la maison voisine, de l’autre côté de la rue. Elle dit :
— Tiens ! Elles répartissent le blé dur sur un drap pour l’ensoleiller
avant de l’envoyer au moulin. Ce n’est pas une mauvaise idée, je devrais
en faire autant. C’est la mère et la fille, elles s’entendent à merveille. Les
Saadani, une bonne famille de Tétouan. Je suis sûre que Thouriya ne se
teint pas les cheveux au henné, elle n’en a pas besoin. Je l’ai toujours
connue ainsi, avec sa chevelure flamboyante. Bien sûr, elle a des taches de
son sur le visage, mais cela fait joli, tu ne trouves pas ? Surtout avec ses
yeux couleur écureuil… à moins qu’ils ne soient bruns tout bonnement ?
Ma vue décline. Elle baissait constamment les yeux quand je suis allé
prendre le thé chez sa mère, prendre le thé et parler de choses et d’autres.
Qu’est-ce que je te disais ? Ah oui ! Elle s’appelle Thouriya, elle va avoir
treize ans, une perle de beauté et de douceur. Mon foie s’est gorgé
d’émotion rien qu’en la regardant. Je n’ai pas hésité une seconde : je la
considère désormais comme ma fille. J’en ai touché un mot à ton père,
mais tu connais ton père. Il a simplement dit : « Aha ? » Ce qui signifie
qu’il serait tout à fait d’accord… À condition que tu termines avec
honneur ces satanées études que tu suis chez les Français depuis le temps
des temps. Dépêche-toi, mon grand, elle t’attend.
7

Je fis la connaissance de Raymond Roche au parc Murdoch, un matin


d’avril 1942. Dix ans plus tard, je rapportais certains de ses propos en
épigraphe à mon premier livre, Le Passé simple :
« Et le pasteur noir me dit :
— Nous aussi, nous avons traduit la Bible. Nous y avons trouvé que
Dieu avait créé les premiers hommes de race noire. Un jour le Noir Caïn
tua son frère Abel. Dieu apparut à Caïn et lui dit : « Qu’as-tu fait de ton
frère ? » Et Caïn eut une telle frayeur qu’il en devint blanc. Et, depuis
lors, tous les descendants de Caïn sont des Blancs. »
Roche avait la soixantaine, une couronne de cheveux neigeux autour
d’une tonsure rose, le visage poupin, les yeux d’un bleu très clair. Sa
canne en bambou à pommeau d’argent, il ne l’utilisait pas pour marcher,
ni même pour s’asseoir ou se relever. Il la plaçait derrière son dos et,
penché ainsi en arrière, il contemplait les gens avec une espèce de recul.
Parfois, il la pointait ici ou là, principalement vers une partie anatomique,
afin d’appuyer ses propos. Le jour où nous nous rencontrâmes, je me
dirigeais vers mon banc familier. Il y était assis. Je m’arrêtai, surpris,
indécis. Nous étions à quelque vingt mètres l’un de l’autre. Il leva sa
canne, désigna mon entrejambe. Il dit :
— Les tabous de l’islam valent bien ceux du christianisme, je présume.
Le plaisir se consomme en tapinois, surtout à ton âge, jeune homme. S’il
en reste des traces, elles ne peuvent être que sèches.
Je baissai la tête, ahuri. Et puis je la relevai : je venais de comprendre.
Ma pudeur était si exacerbée – et depuis si longtemps – que j’éclatai d’un
rire libérateur. Ce fut ainsi que nous liâmes connaissance. J’allai
m’asseoir à côté de lui. Il m’ébouriffa les cheveux en m’appelant « tête de
mouton » (plus tard, je fus pour lui « tête de Boche »). Nous passâmes
une fin d’après-midi très agréable à deviser à bâtons rompus. Au moment
de nous quitter, il me dit :
— As-tu entendu parler de Freud ?
— Vaguement, répondis-je. Il n’est pas au programme.
— Avant de l’aborder, je te conseille de lire quelques romans de
science-fiction. J’en ai tout un carton chez moi, je te les prêterai
volontiers. Le personnage qui incite les autres à se confesser à lui, et qui
leur procure ainsi une sorte de catharsis, n’est évidemment pas limité au
monde de la science-fiction. Dans la vie réelle, il peut être incarné par le
psychanalyste. Ou par le curé ou l’imam dans les sociétés dites primitives,
c’est-à-dire celles qui ne connaissent pas encore ce vieux Sigmund Freud.
À demain !
Il venait de France. Plus exactement, il prit la résolution de
rebrousser chemin au moment où le navire battant pavillon panaméen, à
bord duquel il avait voyagé depuis le Tonkin, demandait l’entrée au port
de Bordeaux. Il était accoudé au bastingage et ses yeux étaient gonflés de
larmes. Un passager du nom de Dupontet lui avait entouré les épaules de
son bras, lui avait murmuré à l’oreille : « Eh oui, cher ami ! cela doit vous
faire quelque chose de revoir la patrie après une si longue absence. – Ce
n’est pas cela du tout, lui avait rétorqué Raymond Roche. Je pleure parce
que je vais bientôt revoir tous ces cons qui sont censés être mes
compatriotes. » C’est ce qu’il me dit, avec un sourire désarmant. Un autre
bateau, un céréalier marocain, partait pour Casablanca le lendemain.
Roche le prit sans même récupérer ses bagages. S’il évoqua le souvenir de
son compagnon M. Dupontet, qui l’avait bassiné avec ses problèmes de
foie durant tout le voyage, ce fut sans appuyer : il avait vingt ans de plus
que sa femme et jouissait de la réputation de posséder une belle paire de
cornes – une collection d’andouillers qui s’étaient allongés de trois à
quatre centimètres au cours de la traversée. Mais, catholique fervent, il
prenait son mal en patience dans l’espoir d’être canonisé un jour. En plus
de son mal de foie, il souffrait d’un ulcère à l’estomac. C’est ce que me dit
Roche. Rentré chez moi, j’ouvris le dictionnaire. Je connaissais la
signification du mot « corne », mais « andouiller » ? La femme en
question (« appétissante et cruche ») se faisait appeler Mona Lisa par les
intimes.
— Elle avait une tête de sainte Marie, ajouta Raymond Roche. Le
problème, c’est qu’avec son Joseph d’époux, elle n’avait pas encore trouvé
de Gabriel pour fonder une nouvelle religion.
Il était juge itinérant. Il avait beaucoup vécu, beaucoup voyagé, dans
toutes les colonies. Magistrat, il se faisait un devoir – et un malin plaisir –
d’appliquer strictement la loi… en déterrant du Code pénal certains
articles qui donnaient un éclairage inattendu à d’autres articles et les
abrogeaient légalement. Il me raconta qu’un jour, dans un pays africain, il
avait eu à juger un autochtone accusé d’avoir commis l’adultère avec dix-
sept chèvres. Il tint à me préciser que, dans le dossier, le greffier avait
pudiquement barré les mots du rapport du gendarme (« … enculé dix-
sept biques ») les avait remplacés par « … eu des rapports contre nature
avec dix-sept chèvres ». Roche avait fait comparaître l’épouse du
délictueux. Elle ne voyait pas d’inconvénient à la chose. Il prononça donc
en son âme et conscience la sentence suivante qui eut le don de rendre
verts les Blancs bien-pensants du tribunal : « De par mon pouvoir
discrétionnaire, avait-il prononcé, et suivant l’article untel, alinéa 3,
paragraphe B, ce sera dix-sept acquittements. La séance est levée. »
Ses compatriotes n’avaient de cesse qu’ils n’aient obtenu sa révocation
du lieu de juridiction où il sévissait. Et c’était exactement ce qu’il
demandait : aller rétablir la loi ailleurs. Il put ainsi parcourir les belles
possessions françaises et étudier à loisir le comportement zoologique des
civilisateurs envers les indigènes. Ce fut l’épithète qu’il employa :
zoologique. Et, sans avoir à les juger, il s’ouvrit aux autres cultures. « Une
grillade de serpent, me dit-il, vaut bien une sole meunière, sinon
davantage. » À son arrivée, il était vêtu d’un gilet tissé en raphia et d’un
pantalon annamite bouffant. Il les troqua très vite contre une djellaba
brune du Rif et se chaussa de sandales. Il tourna le dos à la ville
européenne où il ne revenait que tard le soir : il logeait chez sa sœur,
grande bourgeoise, mariée à un notaire qu’il me décrivit comme
« jaunâtre jusque dans ses convictions ». Et il partit à la découverte de la
médina. Je le voyais souvent assis en tailleur dans une échoppe, sirotant
du thé au chiba, cette herbe des amis que l’on faisait infuser en lieu et
place de la vulgaire menthe dont se délectaient à l’occasion les coloniaux
blanchis sous le harnois. Son déjeuner, il le prenait dans une gargote : un
pain d’orge qu’il fendait en deux dans le sens de l’épaisseur à la manière
des Marocains et dont il garnissait l’intérieur de brochettes de viande
hachée avec du cumin et de l’oignon piquant et qui avaient la
configuration de cigares – la nourriture de fête des gens du peuple. Il
mangeait avec les doigts, buvait du leben, au goulot d’une cruche, pour
faire descendre les bonnes choses de la vie. Il disait : « Bismillah ! » avant
de commencer son repas, « Alhamdoullah ! » quand il le terminait. Et il
riait en conversant avec les autres clients et ils riaient eux aussi. Tout le
monde était de bonne humeur avec la grâce de Dieu, à l’intérieur comme
à l’extérieur de la gargote. Oui, les passants avaient tendance à se
transformer en badauds. Il y en avait même qui ôtaient leurs babouches,
entraient, s’asseyaient près de Raymond Roche, lui serraient la main et
restaient là, à se payer une pinte de bon sang. Je fus témoin de ce
phénomène de convivialité un jour que j’empruntais par mégarde un
autre itinéraire pour me rendre au lycée. L’hilarité était générale,
s’entendait depuis le coin de la rue. Roche parlait des caleçons longs du
maréchal Lyautey et des petits « ça glisse » dont se composait sa cour. On
se tapait sur les cuisses, on hoquetait de rire. J’aurais bien voulu en savoir
davantage sur ces « ça glisse », mais j’étais pressé. C’était le jour des
examens trimestriels.
Il apprit l’arabe en quelques semaines, l’arabe de la rue aux images
hautes en couleur. Je fus presque d’accord avec lui, quoique avec une
certaine réticence, l’arabe classique qu’employaient les officiels pour
s’adresser à la nation passait par-dessus la tête du commun des mortels.
« Cela constitue donc un double langage, me dit-il. Et le double langage
est source d’hypocrisie. » Je ne sus que répondre. Il ajouta pour élargir le
débat :
— Nous avons subi le latin que les scolastiques et autres gens d’Église
ont utilisé pendant des siècles. Et le latin devenu langue morte, nous
avons cru naïvement que la langue de Voltaire était débarrassée de
l’hypocrisie. Que non ! Elle est restée hypocrite, et double, de plus en plus
double au fur et à mesure que s’est étendu l’Empire français. Mais il faut
remonter jusqu’au célèbre Connais-toi toi-même de Socrate. C’est ce
précepte qui a berné tout l’Occident et qui a déterminé sa civilisation à
base de nombrilisme. Le plus bel exemple littéraire en est Rudyard
Kipling, né en Orient.
Il me fit lire Le Journal d’une femme de chambre et Le Jardin des
supplices d’Octave Mirbeau, Bel ami de Maupassant, Les Aventures du
roi Pausole de Pierre Louÿs, quantité d’ouvrages à ne pas mettre en
toutes les mains comme King Ping Meï d’un anonyme chinois et Le Livre
de Gomorrhe, scabreux s’il en fut, dû à un canonisé catholique du nom de
saint Pierre Damien, né à Ravenne en 1007, mort à Faenza en 1072. Je
lisais, je frétillais, je me posais de plus en plus de questions. Et ces
questions constituaient peut-être des réponses. D’Émile Zola qui était à
l’honneur à l’époque et dont se repaissaient mes camarades (Tchitcho
surtout), Roche ne retenait que la lettre ouverte intitulée J’accuse, qui,
selon lui, devait être enseignée dans tous les établissements scolaires en
lieu et place de sa tonne de prose « laborieuse et balourde ». Jetais de son
avis, L’Assommoir, Nana et La Bête humaine me restant encore sur
l’estomac, en dépit d’autres lectures ultérieures plus digestes. Les
Confessions de Jean-Jacques Rousseau étaient notre lot quotidien en
classe de seconde. Passe encore pour son introspection en arabesques,
mais je n’arrivais pas à comprendre pourquoi on qualifiait son style de
musical.
— Il faudrait poser la bonne question, me dit Raymond Roche. Où est
le style ?
Mes copains ne le fréquentaient pas trop. Ils étaient comme gênés en
sa présence. Lucien Averseng prétendait qu’il avait l’œil égrillard – plus
exactement, une lueur ironique dans le regard. Corraze, l’humoriste de la
bande, aimait bien nous mettre en boîte. Comme tous les humoristes, il
fut le premier à lâcher prise le jour où il dut rire à ses propres dépens. Il
ne revint plus au parc Murdoch, ni le lendemain ni plus tard. Un à un, les
autres suivirent son exemple. La période des examens approchait. Frioux
dissertait sur l’issue de la guerre qui ne faisait aucun doute, un exposé
détaillé et quelque peu fluctuant au gré des événements. Il partit à son
tour. Roche n’avait fait que l’écouter en souriant, sans prononcer un mot.
Nous ne restâmes que deux privilégiés : Patrimonio et moi. Lorsque avec
ma langue pointue je le pressais de questions sur ses pronostics de
l’après-guerre, Roche se contentait de passer au crible les discours
politiques des belligérants et de leurs affidés, de Hitler à Staline en
passant par Churchill et Roosevelt. Il avait le talent rare de remettre les
mots ronflants à leur place et, ce faisant, de les dégonfler et de les rendre
suspects. Sa jubilation s’exerçait surtout à l’encontre du général de
Gaulle. « Il doit disposer d’un dictionnaire spécial, dit-il. À chacune de
ses harangues, il a le chic d’employer un nouveau vocable qui appelle
l’exégèse. Son combat est littéraire. » Patrimonio partit le dernier en me
donnant rendez-vous quelque part dans la ville. J’en fus affecté.
L’espace d’une semaine, je restai tout seul à deviser et à rire avec
Raymond Roche. Puis trois Marocains de mon âge vinrent se joindre à
nous : Lamrani, Mohammed Berrada et un étudiant en théologie qu’on
surnommait le Fqih. L’un d’eux eut par la suite une haute destinée. S’il
tombe par hasard sur ces lignes, qu’il sourie comme il le faisait autrefois,
heureux de vivre et libre. Je sais bien qu’on récrit l’Histoire après coup,
surtout celle des nations. Roche déambulait le long des allées du parc,
précédé de sa canne. Nous marchions à ses côtés. Il nous écoutait tour à
tour ou tous ensemble. Paisiblement, il mettait en parallèle nos idées
conscientes et nos rêves fous pour nous amener à penser par nous-
mêmes, par ce que nous voyions et ce que nous entendions, et non par ce
qu’on nous enseignait depuis l’enfance – ni même par ce qu’il disait, lui.
Nous étions comme les disciples d’un nouveau Platon, jubilant. À quelque
temps de là, le Fqih rasa sa barbe. J’eus peine à le reconnaître. Il entreprit
plus tard des études de droit. Quant à moi, je m’aperçus que je n’écrivais
plus de poèmes. Rien que de la prose. Je relus un soir des vers que j’avais
commis :

Quatre doigts dans la fourche ternaire à l’unique


Ignition du moi mal tu par des baisers…

Je n’allai pas plus loin. Qu’est-ce que ça voulait dire, nom de Dieu ? Je
déchirai tout. Un sonnet survécut à cette table rase. Même réduit en
cendres dans le brasero de ma mère, il était encore là, dans ma mémoire.
Pour m’en débarrasser, je le glissai un jour de l’an 1953 dans mon
premier roman, Le Passé simple, tel quel, sans passage à la ligne. Aucun
des nombreux chercheurs qui ont consacré des thèses à cet ouvrage n’a
découvert l’objet du délit. Il faut croire que je l’ai bien caché, sans le
cacher, comme la « lettre volée » d’Edgar Poe.
Roche avait refusé successivement sa nomination comme magistrat à
Casablanca, assesseur à Marrakech, président au tribunal de grande
instance à Meknès. Ce qu’il souhaitait était modeste, mais relevait de la
coquecigrue selon sa hiérarchie : juge au bled dans le pays des Berbères,
selon le droit coutumier. Un matin, il s’embarqua à bord d’un cargo
espagnol en partance pour les Antilles. Il ne laissa pas beaucoup de
regrets parmi ses compatriotes. Mes copains français revinrent au parc
Murdoch. Mais je n’étais plus poète. Nous étions en novembre 1942.
8

Les Américains débarquèrent chez nous le 8 novembre 1942. La date


s’imprima dans notre mémoire collective en lettres de feu – un feu
d’artifice. La sirène retentit à l’aube, couvrant la voix des muezzins qui
lançaient l’appel à la première prière de la journée. D’un seul coup, les
mosquées se vidèrent de leurs fidèles, les maisons de leurs occupants.
Tout le monde était dans la rue pour assister au spectacle. Les
commentaires allaient bon train : les cow-boys de Hollywood n’allaient
pas tarder à déloger nos protecteurs et à prendre leur place par la même
occasion. Ils apportaient avec eux l’indépendance et une notion qu’ils
avaient fini par dénicher dans les grimoires de la Grèce antique : la
démocratie. C’est ce que proclamait le rabbin du quartier Ait Yafelman à
qui voulait l’entendre. Il était muni d’un porte-voix, juché sur une
charrette. Précédé de son tambour qu’il battait à mesure, le crieur public
qui possédait ses lettres hurlait à tous vents que, dans la ville européenne,
« l’espoir changeait de camp, le combat changeait d’âme ». On prenait les
paris, les pièces de monnaie changeaient de mains à toute vitesse.
Quelques drapeaux chérifiens faisaient leur apparition aux carrefours, on
en confectionnait d’autres à la hue et à la dia dans les échoppes :
n’importe quel tissu tirant sur le rouge faisait l’affaire, il suffisait ensuite
de tracer en son centre une étoile de couleur plus ou moins verte. Mon
encrier vert fut accueilli comme une offrande par la foule, on appela la
baraka d’Allah sur ma tête. Sporadiques, des tirs de mitrailleuses
éclataient entre ciel et terre. « C’est des colts, criait le voisin, des 9
coups. » Là-bas, le canon d’El-Hank se mit à tonner. « Ils se sont enfin
réveillés, les Frankaouis. Ils commencent à se défendre avec leur
pétoire. »
Ma mère refusait obstinément de se joindre à la liesse populaire. Elle
avait bien essayé de téléphoner pour avoir des nouvelles de première
main (l’une de ses amies habitait dans le quartier du port), mais la ligne
était coupée. Chaque fois que je lui adressais la parole, elle agitait la main
pour m’imposer silence : elle était rivée au poste de T.S.F., l’oreille collée
au diaphragme d’où ne sortaient que des crachotements et une espèce de
miaulement de moulinette. Pourtant, elle tournait tous les boutons de
l’appareil, enfonçait les touches, vérifiait que la prise de terre et celle de
l’antenne se trouvaient là où il le fallait. À un certain moment, elle les
inversa – pour obtenir les mêmes bruitages. J’essayai de plaisanter. Je lui
dis :
— Le speaker n’est plus là. Il s’est sauvé. Il est à Vichy à l’heure qu’il
est.
Elle enleva de son poignet l’un de ses bracelets et me le lança à la tête.
Puis, vive, elle s’élança vers l’escalier, criant par-dessus l’épaule :
— Ça doit être la grande antenne… je vais voir sur la terrasse.
Je l’y rejoignis. Par moments, le ciel étincelait d’étoiles diurnes.
C’était beau, mais ça ne durait guère. Une douille en cuivre tomba à nos
pieds, de la dimension de mon index. Ma mère la ramassa, la considéra.
Elle dit :
— Je cherchais depuis longtemps un étui pour mon kohol. Et le voici.
Et dire que cette manne, Allah l’a confiée à des messagers qu’il est allé
chercher jusqu’en Amérique !
Dans les heures qui suivirent, d’autres mannes tombèrent du ciel au
passage d’un avion vrombissant : des tracts qui firent le bonheur des
épiciers, de quoi empaqueter pépites et cacahuètes pour des semaines et
des mois. J’en lus un, rédigé en anglais et en français, recto verso. Pas un
mot en arabe. Il est vrai que nous n’étions pas des belligérants, que nous
ne possédions pas d’armes et que nous n’avions pas à les déposer par
conséquent. Au milieu de l’après-midi, les tirs s’espacèrent,
s’estompèrent puis se turent. L’homme à la voix de stentor parcourait le
quartier en faisant résonner son tambour : « Le combat a cessé, braves
gens… Le combat a cessé faute de combattants. » Je descendis, prêtai
l’oreille à la rumeur de la rue. Les avis étaient unanimes : les Frankaouis
venaient de livrer un baroud d’honneur, pour la forme et rien de plus ; les
Américains étaient leurs cousins ; ils s’étaient reconnus, avaient pactisé ;
ils étaient en train de fêter leur victoire commune et de mettre la dernière
main au communiqué commun que lirait ce soir le speaker de service à la
radio d’État et qui figurerait en première page dans les journaux demain
matin… Les Allemands, dis-tu ? ce sont aussi des cousins, aux uns et aux
autres… Dans un an, dans dix ans, l’Allemagne va être la plus grande
alliée de l’Amérique, et de la France par-dessus le marché… Pourquoi ils
se battent entre eux depuis des années ? ben, j’en sais rien, moi… va leur
demander…
Mon père n’avait pas ouvert la bouche de la journée. Ce fut à peine s’il
prit part à notre repas de midi. Il annotait des documents, alignait des
chiffres sur un calepin. Avant le dîner, il déplia un petit tapis, fit ses cinq
prières quotidiennes, plus une surérogatoire. Il salua l’humanité à sa
droite, l’humanité à sa gauche. Puis il me dit :
— Je t’accompagne demain matin au lycée. À table !
— Mais j’ai mon vélo.
— Je t’accompagne.
De la médina au lycée Lyautey, nous fûmes arrêtés à trois barrages
successifs. Au premier, il y avait des policiers marocains, avec jambières
kaki et gourdins. Ils portèrent l’index à leur képi, « Bonjour, Si el Haj
Fatmi ! », levèrent la barrière et nous laissèrent passer. À l’entrée du
quartier Mers Sultan, nous eûmes à discuter et discutailler avec les
gardiens du second barrage, des soldats français en tenue léopard de la
brousse, leggins et fusil en bandoulière, très « service-service camarades
après ». Rien à faire, ils avaient des ordres. J’eus soudain l’idée d’ouvrir
mon cartable et de leur montrer mon carnet de correspondance avec ma
photo oblitérée par le tampon on ne peut plus officiel du lycée Lyautey.
« Qu’est-ce qu’on fait ? » demanda l’un des militaires. « Bah ! ça m’a l’air
régulier », répondit un gradé. Nous franchîmes l’obstacle. Les Américains
étaient au nombre de quatre, manches retroussées, casques avec un
treillis pardessus et deux lettres blanches en majuscules : MP. Je n’hésitai
pas une seconde : je m’adressai à eux dans un anglais des plus choisis. Il
faut dire qu’à cette époque je parlais couramment la langue de
Shakespeare. Ce qu’elle est devenue dans mon crâne par la suite… mais
ceci est une autre histoire, comme disait Rudyard Kipling. Les Américains
étaient éberlués, l’un d’eux en particulier, un capitaine du nom d’Alan
McGregor que pas un insigne ne distinguait de ses compagnons. Quand je
pus enfin libérer ma main de sa main, j’avais les poches bourrées de
paquets de cigarettes et de tablettes de chewing-gum. Dans les jours qui
suivirent, il tint à m’offrir du tabac pour la pipe marque Half & Half, une
pipe à la Sherlock Holmes, des comics Mickey Mouse, un pantalon et une
chemise de l’armée… mais ceci aussi est une autre histoire. Il était
imberbe, avec des yeux très doux.
Un char campait sur la pelouse centrale du parc Murdoch. Et, derrière
le parc, le terrain vague où les gamins désœuvrés avaient coutume de
s’adonner à leur passion du foot était en plein terrassement à coups de
pelleteuses mécaniques. Des militaires U.S. montaient une tente genre
marabout, kaki, aussi grande qu’une tente caïdale. D’autres militaires,
des Noirs, déroulaient tout autour du fil de fer barbelé, plantaient des
pieux. Ils étaient les seuls à chanter – à l’unisson. M. Soulié, le surveillant
général, me remit un laissez-passer libellé en français et en anglais. Le
revers de son veston s’ornait ce matin-là d’une petite croix à deux
branches transversales. Il souriait.
Chaque fois que je revenais du lycée ou que j’y allais, je devais
montrer mon laissez-passer pour franchir deux lignes de démarcation.
Casablanca était divisé en trois zones : la médina, la ville européenne et
les territoires échus aux ressortissants d’outre-Atlantique. Dans ces deux
cas de figure, il s’agissait plus ou moins de vases communicants. Je l’ai
vérifié de tous mes yeux, juché sur mon immense bicyclette. Bien au-delà
des quartiers arabes, des panneaux signalaient l’inconnu aux troupes U.S.
« OFF LIMITS ». Je ne vis pas d’Américains s’aventurer dans nos ruelles
exotiques. Ils étaient bien disciplinés, filtraient et faisaient bouillir l’eau
dans leurs campements. Ils étaient logés à belle enseigne : dans des
cliniques privées vidées manu militari comme celle du Dr Cohen
boulevard de la Liberté, dans les belles villas d’Anfa. Le port était leur
chasse gardée, pullulait de navires. Entre eux et la population arabe, là où
ni les uns ni les autres ne pouvaient matériellement s’éviter, il y eut
quelques accrochages plaisants. Témoin l’épisode de ce Yankee qui,
monté par mégarde dans le tramway rouge (le tramway traversait
Casablanca dans toute sa longueur), avait demandé des renseignements
pour rejoindre sa base. C’était très simple : il suffisait de lancer au
chauffeur le mot-sésame « Stop Ladinbabek ». C’est ce que lui avaient dit
des passagers jeunes et très serviables – et c’est ce que le malheureux dit
en toute innocence au conducteur. Celui-ci freina à bloc, jaillit debout et
retroussa ses manches. Si l’Américain fut éjecté du véhicule, il le fut avec
une tête modifiée à coups de poing.
Longtemps plus tard, lorsqu’ils partirent vers d’autres cieux, ils
laissèrent derrière eux des tonnes de surplus et de déchets, ainsi que la
base aérienne de Nouasseur qu’ils avaient fait construire et sur laquelle
ils gardèrent la haute main… d’anciens terrains vagues que mon père leur
avait vendus par des voies détournées. Je compris alors pourquoi il
n’avait jamais eu besoin de laissez-passer pour déambuler tranquillement
d’une zone à l’autre et se rendre à ses magasins rue de Strasbourg.
Il y eut entre-temps la sécheresse, une sécheresse de Géhenne. Il y eut
la désertification des campagnes ou gens et bétail mouraient de soif et de
faim, la ruée vers les villes, le surgissement des bidonvilles à la périphérie
de Casablanca comme au Derb Ghalef et à Ben Msik, et la résurgence des
marabouts et des confréries religieuses. Il y eut l’épidémie de typhus. Ce
que l’on entoura en premier lieu d’un cordon sanitaire, ce fut la médina.
Il fallut attendre que les cadavres s’entassent en vrac et à l’air libre pour
nous vacciner. Et, lorsqu’on le fit, ce fut de force. En blouse blanche et
calot blanc estampillé de la Croix-Rouge, le bas du visage masqué, les
infirmiers (tous des mâles) pénétraient dans les maisons, la seringue
brandie. Les femmes se voilaient la face en toute hâte, dénudaient leurs
bras en lançant des imprécations. Ma mère ne fit pas de détail : elle
appela la malédiction d’Allah sur les Frankaouis, les Américains, les
Grecs et autres suppôts de Satan qui violaient l’intimité et poussaient
l’athéisme jusqu’à piquer les avant-bras féminins après avoir tué les
paysans de chez nous… J’eus droit à un certificat de vaccination, un sauf-
conduit que je brandissais avec mon laissez-passer pour gagner le lycée.
Chemin faisant, je détournais la tête pour ne pas voir les éboueurs qui
ramassaient les cadavres. Je pensais aux nantis comme mon père, au
privilégié que j’étais. Je demandais à tous mes auteurs préférés de se
retourner dans leurs tombes. Je priais Allah de descendre de son Coran.
Ma fureur était-elle extrême ? J’étais furieux, moi ?
9

Chaque fois que j’en avais le loisir, je me promenais de par la ville,


l’oreille dressée, le regard acéré. Les devantures changeaient d’enseigne,
surtout dans la ville européenne. Tel coiffeur devenait Hair Dresser ou
Barber du jour au lendemain, le magasin d’antiquités du quartier
Bourgogne avait une nouvelle appellation, Tourist Farces & Attraps (sic),
les pharmacies étaient à présent des officines tenues par des Chemists et
des Apothekes, certaine librairie que je connaissais bien répondait au
nom de Books Shop. J’y entrai, promenai sur les rayons un coup d’œil en
biais : c’étaient les mêmes livres ou peu s’en fallait.
Dans les quartiers arabes, c’était l’imagination à l’état brut. Vu parmi
les nouveautés qui fleurissaient de jour en jour et qui appelaient une
traduction simultanée en trois langues :
— FREE STOCKS – SURPLUS AMÉRICAINS – et en caractères arabes CHAYET
LAMIRIK (les restes de l’Amérique… mais CHAYET a une autre signification)
— Station-service SHELL – CHELLE – CHILE POMPA, ESSENCE GARANTIE –
Garantee – Numéro Wahed (numéro 1)
— CLINING (sic) – Labage (resic) sec – et (je traduis) vieux vêtements
devenant comme neufs vite-fait
— MODERN’S BAR (on n’y buvait que du thé), SPLENDID COFFE (c’était
toujours du thé… et c’étaient les mêmes clients)
— BAINS-BATHROOM-HAMMAM – Lundi, mercredi, vendredi : les
hommes
mardi, jeudi, samedi : les femmes
dimanche : les autres
— EPICES orientales Bensoussan SARL-MEDICINE OF ATLAS DETAIL
GROSSIST PAS DE CREDIT
— SVP PNEUS (c’étaient les beignets en forme de pneu…)
ENGLISH SPOKEN
— FONDOUK-DINNERS SELECT-RESTAURANT
RETENEZ VOTRE TABLE (il n’y avait pas de tables, N.D.A.)
On rebâtissait la vie avec n’importe quoi, à chaux et à mots réchappés.
Un nouveau langage naissait, un langage à trois langues différentes qui la
plupart du temps demeuraient étrangères les unes aux autres. Pourtant,
ceux qui l’utilisaient et ceux qui l’entendaient le trouvaient fort logique.
Entendu : un passant s’arrête devant une boutique.
— Labès ?
— Labès, old fellow. Et toi ?
— Ça va, Allah akbar ! Et ta family, O.K. ?
— Couci-couça. Et ces oranges, how much ?
— How quoi ? les lemons, tu veux dire ?
— Oui, oukha. Combien price d’ami ?
— Goûte d’abord, c’est fabor, wallah for toi.
— Bananes too ? Hmmm !
— Pas two, même pas one, mange pas all two.
— Quoi ? (Il a la bouche pleine.) Qu’est-ce que tu dis ?
— Sir ! Va-t’en de là, son of a putana !
— Je comprends nothing à ce que tu baragouines, nib oualou.
Pour avoir employé quelques idiotismes américains dans mon devoir
d’anglais, j’eus droit à un beau zéro. Le prof avait obtenu sa licence à
Strasbourg et, juste avant le déclenchement des hostilités, il avait
participé à un voyage organisé à Cambridge. Il nous bassinait proprement
en nous parlant de l’accent B.B.C. à tout bout de champ. Selon lui, mon
accent à moi avait tendance à traînasser dans les westerns d’outre-
Atlantique. J’étais censé me familiariser avec les classiques prévictoriens,
isn’t it ? Les cinémas de quartier affichaient la crise économique – et
l’incompréhension la plus salmigondesque. Les films qui y étaient
projetés à présent étaient presque tous en V.O. Il y avait bien les sous-
titres, mais ils étaient hors du sujet, disons à contre-emploi, VU et
ENTENDU au Colisée :
Le cow-boy blanc (frais et pimpant en plein soleil dans le désert du
Colorado) : Moi y en a grand chef Cheyenne, hugh ! Moi y en a écouter
toi.
L’Indien (torse nu, suant à grosses gouttes) : Je présume que vous
feriez la paix pour une bouteille d’alcool ? Tenez !
Le cow-boy (attrapant la bouteille au vol) : Argh ! Hugh ! Y en a bon
liqueur de feu… etc.
La scène interchangeable du héros avec l’héroïne valait à elle seule le
prix du ticket d’entrée. Non pas tant pour son romantisme face au soleil
couchant que pour le caractère ésotérique de la loufoquerie.
Le jeune premier : J’ai tant attendu ce moment. (Traduction en sous-
titre : « La nuit va bientôt tomber. »)
La jeune première : Il commence à faire frais. (Traduction : « Oui. »)
Le jeune premier : Consentez-vous à devenir ma femme ?
(Traduction : « Je vais demander votre main à vos parents. »)
La jeune première : Je crois… je crois que oui. (Traduction : « C’est
mon père qui en décidera. »)… etc., etc. Certaines images étaient
carrément tronquées avec des ciseaux. Les films égyptiens inondèrent par
conséquent les salles obscures. Ils étaient peut-être sirupeux, mais ils
étaient en arabe. Pas besoin de les sucrer davantage avec des sous-titres.
C’est ainsi que des acteurs-chanteurs munis de leur luth – même dans un
autobus du Caire – crevèrent l’écran et nous firent crever de rire. Oui, le
spectacle était surtout dans la salle. C’est ainsi que des Farid al-Atrache,
des Nour al-Houda et autres Omar Sharif déversèrent une certaine image
de « l’Orient éternel » à travers tout le Maroc. Simultanément, les firmes
françaises se débarrassaient de leurs chefs-d’œuvre genre Pépé le Moko.
Il y avait concurrence et entente à la fois dans le commerce des cartes
postales. En littérature, François Bonjean et les frères Tharaud se
portaient bien. La Bataille de Claude Farrère passa inaperçu. Henry
Bordeaux était au programme de première, ainsi que Mauriac François et
une certaine Colette. Je dévorais en cachette les œuvres de Roger Martin
du Gard et de Romain Rolland.

Je n’ai pas lu les Mémoires du général de Gaulle. Y a-t-il fait mention


de son passage parmi nous ? et en quels termes ? Tous mes condisciples
du lycée Lyautey étaient là, de la sixième à la terminale, et des filles et des
garçons venus de Rabat et d’ailleurs. Nous étions en rangs d’oignons,
debout, bien habillés, bien peignés, encadrés par les professeurs et les
pions. Au milieu de la place publique, il y avait une statue en bronze qui
représentait l’amitié franco-arabe : un soldat de la coloniale et un
Maghrébin en burnous qui se serraient la main. Ils souriaient tous deux,
d’un sourire éternel. Et tout à coup de Gaulle fut là, devant la statue, plus
hiératique qu’elle, les bras levés au ciel. Il y eut des vivats et des cris de
joie. Puis le silence reprit son empire. Et, du milieu de ce silence, monta
la voix du général de Gaulle. Il improvisa un discours. Son képi arrivait à
hauteur des mains réunies des deux soldats statufiés. Leur sourire avait
valeur d’auréole au-dessus de sa tête. Lui ne souriait pas : il nous délivrait
son message, le regard droit, planant à une brasse de nos yeux. De ce qu’il
dit ce jour-là, je ne me rappelle rien. Je vais lire ses Mémoires, si Dieu me
prête vie.

Il y eut une réunion entre lui, Churchill, Eisenhower et un autre


général à qui il battait froid. Mon copain Lucien Averseng me dit en
confidence que la conférence avait lieu chez lui, dans sa villa d’Anfa.
Pourquoi ne l’aurais-je pas cru ? La villa était isolée, vaste, splendide. Le
père de mon copain faisait le négoce de l’alfa. Je ne dis pas à Lucien que
des patriotes recherchés par les services de la Résidence venaient parfois
déjeuner à la maison, des hommes comme Hassan Ouazzani ou Ahmed
Balafrej. Ils s’enfermaient avec mon père dans le salon, parlaient à voix
basse. Ma mère avait entendu leurs noms, bien malgré elle. Elle m’avait
fait jurer de garder le secret. J’avais juré sur sa tête.

Je suis assis au fond de la salle d’examen. Devant moi, il y a un


pupitre. Sur le pupitre, une double copie blanche, vierge. Sur le côté droit
du pupitre, en haut, un trou dans lequel est encastré un encrier. Un
porte-plume trempe dans l’encrier. Mon menton repose sur mes paumes
réunies. Je désire ardemment ne pas réussir. Ne me demandez pas
pourquoi. Un disciple de Freud vous l’expliquerait sans doute. Moi, je ne
peux pas. Ce matin, pour l’épreuve de langue étrangère, j’ai choisi l’arabe
à la place de l’anglais ou de l’allemand, à la dernière minute. Le texte
proposé était classique, dense. Je l’ai lu, relu. Il présentait une faute
d’impression : deux points sous une consonne, au lieu d’un seul. Ce petit
détail changeait le sens de la phrase et, partant, de l’ensemble. Sans
l’ombre d’une hésitation, j’ai traduit le texte en deux versions différentes.
Aux examinateurs de choisir la bonne.
« Liberté, Égalité, Fraternité », telle est la devise de la République
française. Commentez. Commentez quoi ? et comment ? Je prends
connaissance de l’énoncé, d’abord de gauche à droite, puis de droite à
gauche. Cette gymnastique visuelle n’éclaircit en rien le mystère des
mots. C’est comme si je venais de lire leurs reflets dans une glace. Je
prends un certain recul et la solution s’impose soudain à moi. Et si je les
traduisais dans ma langue maternelle ? Voyons ce que cela va donner…
Au début, tout paraît simple, ensuite cela se complique sans que j’y
prenne garde. Le terme « liberté » par exemple a bien un équivalent en
arabe : houriyya. Mais houriyya a une autre signification, selon le
contexte : « la pureté ». Et Houriyya est également un prénom féminin
évoquant une « perle ». Et, dans tous les cas, houriyya interpelle le
lecteur sur la notion d’« innocence ». Lorsque j’aborde les vocables
« égalité » et « fraternité », le registre des variantes prend de l’ampleur,
tant et si bien qu’elles s’abrogent l’une l’autre dès que j’essaie de leur
donner une certaine réalité. Égalité entre qui et qui ? quant à la fraternité,
s’agirait-il de fratrie, d’amour pour ceux qui nous ressemblent et sont de
notre culture ou bien de ceux qui nous sont étrangers ? La question de la
civilisation se pose par voie de conséquence. Encore faut-il la définir par
des mots concrets. C’est un cercle vicieux. Pour m’en sortir, je traduis en
arabe la devise française. Et puis j’entreprends de traduire en français
cette traduction. Le résultat est fort curieux. J’ai ainsi la vision claire et
nette du double langage, au niveau même des mots, dans mon monde
d’origine et dans le monde vers lequel je me dirige. Je relève le menton,
saisis le porte-plume et me mets à les commenter tous deux, sans
frontière aucune. Je suis sûr d’avance que je vais avoir un beau zéro.
10

J’ai été reçu au baccalauréat avec mention, en dépit de ma note


lamentable en mathématiques. Le proviseur m’a caressé la tête. Mes
copains m’ont fêté. « La quille ! la quille ! » criaient-ils. M. Counillon, le
professeur d’arabe facultatif (une douzaine d’élèves, et un lexique à son
actif), m’a complimenté pour mon retour aux sources. « Ils ont si fière
allure en burnous juchés sur leurs chameaux », m’a-t-il dit en me serrant
longuement la main. De qui parlait-il ? Une diffa m’attendait à la
maison ; je n’ai donc pas pu me rendre à la collation à laquelle me
conviait un certain Joseph Kessel que je ne connaissais ni oralement ni
par écrit et qui, de passage au Maroc, avait eu l’idée de réunir de vieux
Marocains, métropolitains et indigènes.
On entendait l’orchestre de très loin. Ils n’étaient que cinq, cinq
Gnaoua tout noirs et de blanc vêtus. L’un d’eux avait un tambour pendu
sur le ventre, les autres des claquettes en fonte. À l’unisson, c’étaient la
danse, le chant, la musique, la même cadence, le même rythme. C’était la
danse des éléments, c’était le chant du ciel, la musique de la mère
nourricière, la terre. Emmitouflée, ma mère dansait avec eux,
éperdument. Son voile est tombé de son visage, elle ne s’en est pas
aperçue, vivante dans la joie vivante. Je suis entré dans le patio et
aussitôt les Gnaoua ont fait cercle autour de moi, m’ont entraîné hors du
temps. Ils n’étaient pas essoufflés, ils souriaient, ils me souriaient,
m’accueillaient dans l’âme du monde. Mon cœur battait la mesure. Dents
serrées, je voltigeais parmi eux, et en moi montait l’émotion, une émotion
douce et tendre et bonne, gigantesque.

J’étais couché sur le dos, je cherchais le sommeil. Ma mère est entrée


furtive dans ma chambre.
— Je ne fais que passer. Tu dors ?
Sa voix était un murmure. Elle s’est penchée, a déposé un baiser sur
mon front.
— Nuit de bonheur, mon grand ! Fais de beaux rêves. Je te laisse.
Elle s’est assise au chevet de mon lit.
— Tu dois être fatigué, très fatigué après tant d’années passées dans
ce lycée que je connais même pas. Ton crâne doit être bien plein à l’heure
qu’il est. Vide-le, c’est fini maintenant. Bon, je te laisse dormir.
Elle n’a pas bougé. Il y a eu un petit silence, un tout petit silence. Je
l’entendais reprendre sa respiration, je l’entendais sourire, littéralement.
— J’ai fait des paquets et des paquets de tes livres. L’épicier du coin
m’en donnera un bon prix. Ils ne servent plus à rien, tu les as lus, et donc
vidés. Ton cartable non plus, il n’y a plus rien dedans. Il est en cuir. Le
cordonnier va le transformer en une paire de mules. Il est très habile.
Elle a éclaté de rire. Son rire avait la fraîcheur d’une source de
montagne. Il faisait chaud dans la chambre. On était au mois de juillet.
— Il va les broder avec des fils d’or ou d’argent, mais je lui dirai
d’employer de la soie violette, c’est la couleur que je préfère, ça va faire
très joli sur mes pieds, je les vois d’ici, surtout avec mon caftan d’apparat,
violet lui aussi… Pourquoi je te raconte tout cela, alors que je tombe de
sommeil ? Tu peux dormir tant que tu voudras, plus besoin de sauter du
lit, de me demander l’heure qu’il est après avoir consulté cette montre qui
t’enserre le poignet même la nuit, plus besoin d’avaler ton petit déjeuner
debout, plus besoin de courir. C’est fini tout cela, fini ! Je vais te laisser…
Tu as tant appris au cours de ces années interminables que ta tête doit
être en bois à présent, le français, l’anglais d’Angleterre, l’allemand de
Hitler, le calcul de tous les épiciers et même le grec et le latin morts
depuis longtemps. Je comprends fort bien que tout ce tintamarre t’a
exténué à la longue. Moi, j’en aurais été incapable. Oui, je vais te laisser…
Elle a soudain battu des mains.
— Et tu sais ? Je vais mettre ma ceinture cousue de gemmes, je ne l’ai
plus portée depuis le jour de mes noces. Tu vas être fier de moi le jour de
tes noces à toi. La pauvre Thouriya t’a attendu patiemment, elle a déjà
quinze ans…
Elle s’est levée. Elle s’est dirigée vers la fenêtre. Elle l’a ouverte. Les
mains en porte-voix, elle a lancé en direction de la maison d’en face :
— Thouriya ! Thouriya ma colombe ! Tu peux dormir sur tes deux
oreilles à présent. C’est fini. Driss n’a plus rien à étudier, il a tout appris,
Allah akbar ! Nuit de bonheur et de lumière !
Je passai presque tout l’été à la ferme. Je m’endormais sur une meule
de foin en essayant de compter les étoiles. La symphonie de l’océan tout
proche me réveillait bien avant l’aube. « Sultan ! viens ici, Sultan ! »
C’était M. Louis, le propriétaire du domaine voisin, qui appelait son
chien. Nous aussi, nous avions un chien, une sorte de sloughi teigneux et
hargneux. Il répondait au nom de Louis. Lorsqu’il aboyait, on eût juré
qu’il riait. La nuit, il allait chaparder une poule sur les terres de M. Louis.
Celui-ci demandait régulièrement des comptes à mon père. La réponse
était dubitative, accompagnée d’un sourire très doux. « Ce ne serait pas
plutôt votre klebs à vous, le dénommé Sultan ? Avec un nom pareil, il se
croit tout permis. » Parfois, mon père hélait son sloughi à voix forte, sans
penser à mal : « Louis ! » Là-bas, M. Louis se retournait d’un bloc :
« Oui ? – Non, pas vous », répondait Pa.
Pieds nus, les ouvriers agricoles sarclaient la terre rouge, binaient,
creusaient des sillons entre les plants, pinçaient le haut des tiges. Au soir
tombant, c’était le déversement des eaux bouillonnantes le long des
canaux d’irrigation. Gorgées de soleil, les tomates mûrissaient plus vite
qu’on ne pouvait les cueillir. Des cageots pleins s’entassaient dans les
allées, on les chargeait à plusieurs mains sur un camion Fargo. Et,
continuellement, le moteur Diesel ronflait à quelque trente mètres de
profondeur, puisait et refoulait l’eau des entrailles de la terre. Accroupis
sur nos talons, mon père et moi mangions des galettes cuites sur une
pierre brûlante. Je me souviens du jour de paye, le vendredi : un billet de
banque vert que mon père extrayait d’une liasse et qu’il tendait au
premier de ses employés en file indienne. « Tenez, monsieur, disait-il. À
ta santé et à ta quiétude ! » L’homme lui embrassait la main, prenait
l’argent. « Que Dieu prolonge ta vie, Si el Haj Fatmi ! » répondait-il. Et
c’était le tour du suivant… Je me souviens d’un jeudi où j’avais
accompagné mon père en ville, au siège de la Société Générale où il avait
un compte. Le directeur avait jailli de son bureau, faisait courbette sur
courbette devant ce client intègre qui, au nom de l’Islam, refusait
catégoriquement les intérêts auxquels il avait droit.
De l’autre côté du chemin carrossable qui partageait la propriété en
deux moitiés presque égales, les champs de blé acquéraient au fil des
jours tous les tons de tous les miels du pays.
Et ce fut la fête de la moisson. J’aimerais vous la décrire en musique,
comme le fit autrefois le compositeur égyptien Mohammed Abdel Wahab
dans La Chanson du blé. Mais je ne dispose que de mots. Trois musiciens
précédaient les moissonneurs, marchaient à reculons. L’un d’eux faisait
résonner les cordes de son luth, l’autre jouait d’une flûte-roseau, le
troisième battait du tambour. Les faucilles fauchaient le blé en larges arcs
de cercle. À pleines brassées, les femmes recueillaient les épis, les liaient
en gerbes. Ce faisant, elles modulaient des youyous d’allégresse,
rendaient grâces au Créateur. Le tambour avait la voix de la montagne
descendue en cataracte dans la plaine ; le luth détachait du ciel des notes
de lumière ; la flûte reliait le présent au passé sans commencement sans
durée sans fin. Au soir tombant, hommes et femmes se sont mis à danser.
J’étais au milieu d’eux. Un demi-siècle plus tard, je suis encore au milieu
d’eux.

À la fin de l’été, mon père m’a dit :


— La guerre s’achève. On peut espérer que les Alliés vont la continuer
par la seule guerre qui soit : celle de l’esprit. Mais il ne faut pas trop leur
demander. Ils se contenteront sans doute de récrire l’Histoire, en y
ajoutant un chapitre nouveau. C’est ce qu’on appelle l’évolution. Nous,
voici longtemps que nous sommes sortis de l’Histoire. Il nous manque la
guerre des idées.
C’est tout ce qu’il m’a dit ce soir-là. Il a attendu huit jours pour
évoquer l’avenir. Et, lorsqu’il l’a fait, il m’a parlé d’un certain Ibn
Toumart, dont j’entendais le nom pour la première fois. Il était comme
ça, Pa. On n’en fait plus comme lui.
— Ibn Toumart est né au début du XIIIe siècle à Igilliz, un tout petit
village de l’Anti-Atlas, à la lisière du monde arabo-musulman. C’était
l’apogée de l’Empire Almoravide, c’était également sa déliquescence
interne. En plein pays berbère, Ibn Toumart élabore une doctrine dont
l’originalité s’exprime à la fois sur le plan théologique et sur le plan
juridique. En quelque sorte, il s’agit d’une prise de conscience
individuelle, en opposition totale avec l’ensemble des normes collectives
qui régissaient la société. Même la connaissance de l’unicité de Dieu, Ibn
Toumart affirmait qu’elle devait être fondée sur une nécessité purement
rationnelle. En fait, il revivifiait la pensée et demandait à tout un chacun
de réfléchir par lui-même et, partant, de faire table rase des
traditionalistes qui constituaient le pivot du régime. Au-delà de la lettre,
c’était l’esprit qui était mis en avant et faisait circuler les idées. Ibn
Toumart et ses partisans se faisaient appeler « les Almohades », c’est-à-
dire « les unionistes » purs et durs. À la mort d’Ibn Toumart, c’est son
premier disciple, Abdel Moumin, qui mena les Almohades à la conquête
du pouvoir, du Sud marocain à l’Andalousie, en moins d’une décennie. Ce
fut l’une des rares fois où l’Islam redevint vivant, comme à l’origine,
comme à sa naissance dans le désert, débarrassé de la gangue et de la
souillure du temps. Ce fut l’entreprise d’un homme qui avait tourné le dos
au troupeau sclérosé dans le confort intellectuel. De par sa seule pensée,
il y eut la floraison des Averroes, des Maïmonide, des Avicenne, des Ibn
Khaldoun, des Ibn Battouta, des Ibn Arabi. Tu vas sans doute me
demander pourquoi la réforme juridique et doctrinale d’Ibn Toumart n’a
pas été appliquée dans toute son ampleur ? Oh ! ce n’est pas faute de
volonté, mais parce que, même à l’époque des Almohades, cette réforme
qui avait constitué la base de leur essor a rencontré l’extraordinaire
résistance opposée par les formes plus anciennes de la religiosité et de la
loi. Pourquoi je te parle d’Ibn Toumart et de l’âge d’or qui n’a duré qu’un
siècle ? C’est simple : notre monde a besoin de renouveau, d’un sang neuf.
Je t’envoie à Paris la semaine prochaine afin d’y poursuivre tes études
supérieures. « Mehr Licht ! » s’écriait Goethe, ce classique que tu as
étudié au programme d’allemand. Va en France chercher « plus de
lumière ».
11

Geneviève.
Ce fut la première, sentimentalement et peut-être bibliquement. Elle
avait vingt-six ans, moi dix-huit. Son prénom était Geneviève, je
l’appelais Ginou. Si, en cet instant où j’évoque sa mémoire, il m’était
donné le pouvoir de la revoir telle qu’elle était en 1945, je dirais qu’elle
n’était pas belle. Je la trouvais réellement belle avec mes yeux d’autrefois.
Mais je m’aperçois que j’anticipe.
Un Junker 52 avait été transformé à la hâte en avion de ligne. Sept
sièges, cinq passagers, deux moteurs à hélice, un seul pilote. Nous avions
fait escale à Perpignan pour la nuit, dans un hôtel dont je ne garde que
des souvenirs mobiliers : le lit était un mastodonte style Régence,
l’édredon laissait échapper par un trou quelques duvets d’oiseau. Le
matin, on nous avait servi au comptoir un petit déjeuner : pain noir et
spongieux avec une coquille de beurre pour chacun, du café à volonté.
J’avais pris une gorgée de café et je l’avais recrachée aussitôt (Bien plus
tard, je sus qu’il s’agissait d’orge torréfiée à la décoction de laquelle on
avait ajouté une rasade de gnole du pays.) À l’aéroport du Bourget, j’avais
exhibé fièrement mon passeport tout neuf : couverture brune – disons
basanée –, avec les mentions suivantes : « Nationalité : Protégé
Français », « Profession : étudiant », « Taille : 1 m 80 », « Yeux : pers »,
« Signe particulier : néant. » En page 3 du document, un visa d’entrée en
France, valable neuf mois.
L’essence était rare en France, contrairement à chez nous. Un taxi à
gazogène sinua dans Paris, me déposa avenue Victor-Hugo chez l’oncle de
mon copain Tchitcho. Une chambre avait été retenue à mon nom dans un
hôtel bourgeois, rue de la Pompe. Tchitcho avait fait pour le mieux :
l’hôtel comportait un restaurant où, moyennant finances, je pouvais
prendre tous mes repas sans tickets de ravitaillement. Pour y avoir droit,
je devais me faire inscrire à la mairie du XVIe arrondissement. Vu ma
tranche d’âge, j’obtiendrais des tickets supplémentaires pour le chocolat
et le vin, en tant que J3. Je ne comprenais pas grand-chose à ces
explications administratives. Ce soir-là, je fis un dîner moyen : du potage,
un bifteck que je mâchai en trois bouchées et quelque chose qui s’appelait
un flan – avec pour accompagnement la quantité maximum de pain,
cinquante grammes. Pour siroter une tasse de vrai café, j’allumai une
cigarette américaine, une Raleigh. J’en tirai deux ou trois bouffées
comme à l’accoutumée, puis je l’écrasai dans le cendrier. Le maître
d’hôtel surgit, escamota le cendrier et m’en apporta un autre, tout propre.
Du coin de l’œil, je le vis glisser le mégot dans une poche de son gilet.

(Encore maintenant, à l’aube du troisième millénaire, dans tous


les restaurants où je me suis attablé, principalement dans les pays du
« politiquement correct », il s’est toujours trouvé un serveur stylé
pour changer subrepticement mon cendrier. Ont-ils encore besoin
d’aller à la pêche aux mégots ?…)

Au soir du troisième jour, je comptai la liasse de billets de banque


dans mon portefeuille. Elle avait beaucoup maigri. J’avais payé mes
nuitées et mes repas au fur et à mesure. Je bouclai ma valise et quittai
l’hôtel à pied. Si sélect qu’il fût, il était sinistre. Les autres clients que j’y
avais côtoyés m’avaient montré leurs dents dans un sourire sans sourire
en réponse à mes « bonjour » ensoleillés. Je télégraphiai à mon père de
m’envoyer un mandat urgent poste restante. Puis je descendis dans la
bouche du métro.
Ce matin-là et cet après-midi-là, je ne fis rien d’autre que visiter la
capitale, à ma manière, sans plan, au gré de la découverte. Je montais
dans une rame, descendais au prochain arrêt et remontais à l’air libre. Le
nez au vent, je me dirigeais vers la station suivante, m’engouffrais dans le
métro, remontais et ainsi de suite. Sur les murs du tunnel, des mots en
gros caractères me sautaient à la gorge : ESPÈRE – ESPÉRONS – ESPÉREZ. On
était en septembre 1945. Dehors, c’était la queue à presque tous les
magasins d’alimentation. À presque tous les carrefours, il y avait des
panneaux indicateurs cloués sur un poteau. Place de l’Opéra, à Saint-
Germain-des-Prés et à la Bastille, certains d’entre eux étaient rédigés en
allemand. Les façades étaient grises, les rares passants étaient gris,
comme s’ils avaient séjourné longtemps dans les ténèbres et en
émergeaient lentement vers la lumière humaine. J’en ressentis une
impression de désarroi, habitué que j’étais à l’exubérance de la médina et
à la santé éclatante des Français de chez nous.
L’après-midi touchait à sa fin. J’étais arrivé à la station de métro
Pelleport, dans le XXe arrondissement. Je m’engageai dans une petite rue
bordée de pavillons, la rue Taclet. Fixée à une grille, une pancarte
proposait une chambre à louer. La dame qui me reçut était entre deux
âges. Je fis affaire avec elle en quelques minutes, lui réglai un mois de
loyer. Elle me présenta sa fille, Geneviève. Geneviève me montra ma
chambre : un grand lit surmontant un sommier, une armoire à glace, une
sorte de coiffeuse avec une cuvette et un broc d’eau – les toilettes étaient
en bas, dans le jardin, derrière le poulailler. Elle avait les cheveux coupés
presque à ras, elle parlait la tête baissée. Et puis, à un certain moment,
nos regards se rencontrèrent.
Une semaine plus tard, elle me fit visiter la Ville Lumière, de nuit.
Place de l’Étoile, j’eus comme une vision – la réminiscence d’une image
précise que j’avais vue aux Actualités Pathé dans un cinéma de
Casablanca, en 1940 : devant ce même Arc de Triomphe, un cavalier
allemand, botté, casqué, soudé sur sa monture, souriant d’un demi-
sourire qui, à lui seul, valait toutes les gloires du monde. Excepté lui et
deux autres soldats, il n’y avait personne sur l’immense esplanade, par ce
lointain après-midi ensoleillé de juin. Ce soir-là, devant la flamme du
Soldat Inconnu, nous n’étions que nous deux, Geneviève et moi, perdus
dans nos pensées. Je sentis soudain sa petite main se glisser au creux de
mon bras. Jusqu’alors, nous avions marché côte à côte, à environ un
mètre l’un de l’autre. Et c’est enlacés que nous nous arrêtâmes devant un
banc au Champ-de-Mars. Nous ne nous y assîmes jamais. Debout, nous
ne faisions que nous regarder. Son visage était doux dans la lumière
douce du lampadaire. Et puis elle se hissa sur la pointe des pieds, posa
ses lèvres sur les miennes. C’était mon premier baiser. Ce fut comme si
mon cerveau s’était mis à bégayer. Et lorsqu’elle jeta les bras autour de
mon cou et que je me retrouvai avec toute sa langue frétillante dans la
bouche, ardente et frétillante, je me raccrochai à elle, à ses épaules, tant
mes genoux tremblaient ; j’essayais de m’écarter de son corps de femme
et dans le même temps je ne désirais rien d’autre que faire partie
intégrante de son corps de femme, me fondre en elle jusqu’à perdre mon
identité pour accéder à la vie immédiate, totale et immédiate. Et quelque
chose ne cessait de remuer entre nous, ne cessait de grandir et de durcir,
ne cessait d’éjaculer, à flots drus. J’en avais tout le long de ma jambe
gauche, jusqu’à la cheville. Et, vaguement, comme à travers un brouillard,
je me demandais si elle s’en était aperçue. Vous êtes en train de sourire ?
Moi non. Que ce temps-là revienne ! Oh ! oui…
Elle se détacha de moi. Elle me dit dans un souffle :
— Qu’allons-nous devenir ?
Je souris en guise de réponse. Je n’avais plus de mots. Main dans la
main, nous fîmes le chemin du retour à pied. Parfois, pris simultanément
de désir et de vertige, nous nous arrêtions, nous étreignions – et c’était à
chaque fois le même phénomène qui s’emparait de moi : mon cerveau se
vidait de plus en plus, mes lombes aussi, tant et si bien que j’avais
l’apparence d’un zombi et que mon pantalon était trempé, littéralement.
Et nous reprenions notre marche dans la nuit à travers Paris la Ville
Lumière dont je ne voyais plus rien, elle d’un pas de danseuse, moi
comme une souche creuse. C’est en titubant que je montai l’escalier qui
menait à ma chambre. Je me couchai tout habillé, sans défaire ni
couvertures ni draps. Je fis un magma de rêves cette nuit-là, mais je ne
me souvenais d’aucun à mon réveil. Pas la moindre bribe.
Une lettre m’attendait sur la coiffeuse, quatre pages d’une écriture
serrée. Au petit matin, Geneviève s’était glissée tout contre moi. Je
dormais. Elle m’avait laissé dormir. Elle m’aimait, c’était fou. Mes
chaussures étaient sur le pas de la porte, elle les avait cirées. Elle
emportait avec elle mon pantalon, « il avait besoin d’un coup de fer », je
le retrouverais en fin d’après-midi chez le teinturier du coin. Elle
penserait à moi toute la journée, dans la fabrique de clous où elle était
employée comme aide-magasinière. Dors bien, mon chéri. Ginou. J’avais
honte. J’étais heureux.
Je ne fus pas long à m’apercevoir qu’elle sautait un repas sur deux,
sinon qu’elle mourait de faim ; plus exactement, que la faim était devenue
une condition physiologique pour le commun des Français. Je dus
insister, user de diplomatie et surtout de passion pour qu’elle accepte une
invitation à dîner en ma compagnie. Et, lorsqu’elle fut là, assise en face de
moi, dans ce restaurant de la rive droite où l’on me traitait comme un
prince (le maître d’hôtel en était persuadé et me traitait en conséquence
eu égard à mes pourboires royaux), elle regarda la bougie allumée entre
nous sur la table, me regarda et me dit, les yeux pleins de larmes :
— Je n’ai pas faim, chéri. Je ne peux pas manger.
Elle mangea quatre tournedos.
Je buvais de l’eau. Elle sirotait un bordeaux d’avant-guerre. La
bouteille était à moitié vide quand les vannes s’ouvrirent tout à coup. Ce
qu’elle me raconta sur les années d’Occupation anéantissait tout ce qu’on
m’avait appris durant mes études secondaires, prosaïsait ce qui
constituait à mes yeux la noblesse d’une nation : sa culture. Ainsi donc
mon père s’était trompé en me projetant vers le monde occidental ? Je
faillis me lever, sortir en coup de vent, prendre un taxi en maraude,
m’embarquer dans le premier avion en partance pour le Maroc. Mais
Geneviève avait pris ma main, l’avait posée sur sa tête. Ses yeux couleur
écureuil étaient suppliants.
Elle rentrait d’Allemagne, elle avait travaillé dans une ferme en
Bavière, son père était mort au front dès le début des hostilités, sa mère
ne pouvait même plus faire des ménages. À Strasbourg, au pont de Kehl,
des compatriotes ivres de vin et de haine l’avaient tondue, l’avaient
déshabillée, avaient couvert son corps de crachats… « et, mon chéri…
Oh ! chéri, j’ai honte de te le dire… mais tu devines, n’est-ce pas ? » je
sortis pour de bon, au pas de course. Derrière moi, sa prière tournait dans
mon cœur tel un couteau : « Pardonne-moi… pardonne-moi… »
Je déménageai au lever du jour.
12

Je déposai ma valise à l’hôtel A.B.C. sur les Grands Boulevards, métro


Bonne-Nouvelle. C’était un hôtel très accueillant, très animé. J’en parlerai
un peu plus tard. Mon père souhaitait grandement que j’entreprenne des
études de médecine. Je m’inscrivis à l’École supérieure de chimie. Les
cours ne commençaient qu’en novembre. J’avais donc le temps de
voyager. Je me rendis à Bordeaux. Pourquoi Bordeaux ? Je n’en sais rien.
Dans un cinéma de la capitale girondine, je fis la connaissance de
Paulette, assistante dans un cabinet dentaire. Elle était en congé. Elle
était brune, avec des yeux bleus. Elle avait vingt-trois ans. Elle m’apprit
les premières chansons d’Yves Montand qu’elle fredonnait n’importe où,
n’importe quand. Elle m’apprit également à vaincre ma timidité et ma
pudeur. Je sus ainsi que j’étais puceau. Elle avait des gestes doux, une
patience béate. Vive et belle, elle riait d’un rire perlé même en amour. Elle
aimait particulièrement me mordiller le lobe de l’oreille, me faire des
suçons dans le cou. Elle fleurait bon l’ambre et le sous-bois. J’étais
délivré. J’avais retrouvé la poésie. Une flamme moqueuse dans le regard,
elle m’appelait son « puritain ».
Elle m’amena un samedi chez elle, dans un petit village sur l’Adour –
le temps de m’amuser avec son gosse et le faire sauter sur mes genoux,
un adorable bambin qui commençait à marcher. « Non, je ne porte pas
d’alliance, dit-elle. Je la remettrai la semaine prochaine, quand mon mari
sera de retour.
— Qu’est-ce que j’ai été pour toi ?
— Mais tout, chéri, tout ! Ce que tu peux être vieux jeu !
Je pensais à ma mère, à la fiancée qu’elle m’avait choisie, à la pureté.
Des nuits entières, les vêtements de Paulette me hantèrent. Je les lui ôtais
l’un après l’autre, comme les feuilles d’un artichaut : le corsage, le sous-
corsage, la jupe plissée qui lui arrivait à mi-mollet, puis un jupon en
pilou, un second jupon en batiste ajouré et bordé de dentelle, un porte-
jarretelles, des bas, puis… La découverte était très lente, suave, une sorte
d’attente de la fin de l’attente. (Rien de commun avec le jeans, ce
dénominateur commun qui révèle tout d’emblée sans rien révéler et
précipite le désir sans plus de mystère.)

J’avais besoin d’air, de faire une sorte de bilan, « d’écouter mes os »


comme on disait dans la langue de mon pays. J’allai passer quelques
jours en Bretagne. À Rosporden, je descendis dans un petit hôtel, L’Écu
de France. À Melgven, j’échangeai quelques mots avec des prisonniers de
guerre allemands qui travaillaient aux champs. L’un d’eux avait environ
mon âge, dix-neuf ans. Ils étaient contents de leur sort. Le port de
Concarneau me rappela ma ville natale, El-Jadida. L’air vif de la mer
chassait les miasmes des semaines écoulées, chassait mes pensées mort-
nées. Les gens semblaient être dans l’expectative, leurs gestes étaient
mous, leurs paroles comme hachurées par des points de suspension. Et
on eût dit qu’ils n’arrivaient pas à réaliser que la guerre était terminée,
avaient peine à imaginer que leur pays pouvait être dans le camp des
vainqueurs. Je vis beaucoup de ruines à Nantes, moins de passants que
d’ombres.
Je bifurquai vers l’Est. Tout comme Fès, Belfort avait sa trouée. Mais
la comparaison s’arrêtait là. Ce n’était pas une ville impériale. Il n’y avait
pas de touristes. Seulement des militaires. Convois, camions bâchés, files
de prisonniers rentrant au bercail, de prisonniers d’outre-Rhin avec le
bleu des Vosges dans les yeux, gradés aboyant des ordres, sous-galonnés
répercutant des contrordres, hommes de troupe ne sachant plus où était
la frontière entre un pays et un autre, entre la guerre et la paix. Je pensais
à Montesquieu, aux Lettres persanes. Et tous avaient l’air défait et
triomphant à la fois. Pas de femmes dans la rue, aucun enfant. À bord de
leur jeep, des G.I.’s perplexes essayaient de filmer ce phénomène
mécanique propre à susciter la berlue : un tramway sur rails faisait le
trajet centre-ville-Valdoie ; un autre s’en venait en sens inverse, sur la
même paire de rails ; par quel génie antitechnique allaient-ils se croiser
sans se télescoper ?
Je rentrai à Paris, bien décidé à ne m’occuper que de mes études.
L’échelle des valeurs s’était inversée à un certain moment entre mes
acquisitions livresques et la réalité que je découvrais à contrecœur. La
chimie, science exacte ou censée l’être, allait sûrement m’aider à
retrouver mon identité.
La patronne de l’hôtel A.B.C. ressemblait à une mamma de chez nous.
Bijoutée jusqu’aux yeux, parfumée sous toutes les coutures, vêtue d’une
robe longue à ramages et chaussée de mules rouges à semelle de bois,
c’était une petite femme boulotte, avec des biceps de lutteuse de foire. Ses
lèvres étaient en forme de cœur, rose bonbon. Les clients, le livreur de
charbon, les garçons du café d’en face, le facteur, les agents de police qui
circulaient à vélo et en pèlerine, les marchands des quatre-saisons qui
poussaient leurs charrettes à bras, tout le monde l’appelait par son petit
nom, Marie-Lou. Je lui donnais du « Madame » et elle se fâchait tout
rouge. « Je suis pas une madame, me disait-elle de sa voix rauque. La
peste soit des salamalecs ! » L’instant d’après, sa poitrine généreuse était
secouée de rire. « Madame Marie-Lou », hasardais-je. « Non, Marie-Lou
tout court. J’ai jamais été mariée et c’est pas demain la veille. »
Elle se réveillait aux alentours de midi. Et la première chose qu’elle
faisait, c’était de retrousser ses jupes et de laver le trottoir avec un balai-
brosse et à grands seaux d’eau, éclaboussant les passants. Ce faisant, elle
ne cessait de pester à voix haute : « Regardez-moi ça ! D’où qu’ils sortent,
tous ces clebs ? Y en a qui font le trottoir et moi je le “lavage” ! ça te fait
rire, toi l’avocat ? » L’avocat, c’était moi. Elle m’a toujours surnommé
ainsi, probablement en raison de mon complet-veston sombre et de ma
serviette en cuir qui pendait au bout de mon bras. Ceux qui entraient ou
sortaient de l’hôtel au soir tombant étaient pour la plupart en bleu de
chauffe et pull à col roulé. Ils étaient de tous âges. Leurs femmes les
précédaient dans l’escalier d’un pas guilleret, court vêtues, avec un grand
sac à main en bandoulière. Toutes me souriaient au passage, agitaient la
main, m’envoyaient un baiser du bout des doigts. Je les aimais beaucoup.
Elles étaient très polies. Leurs maris ne restaient pas longtemps là-haut.
Et lorsqu’ils redescendaient, c’était furtivement, comme fourbus.
— À peine dix minutes, un quart d’heure, m’expliquait Marie-Lou en
touillant un ragoût sur le coin de la cuisinière, dans la pièce du fond. Et
les voilà repartis au boulot, ils sont de service de nuit. Je ne les connais
pas tous. Il en vient d’un peu partout. Les femmes, si. Ce sont de gentilles
petites. Elles prennent pension chez moi, elles se sentent en sécurité. Va
pas croire que ceux qui viennent les voir sont leurs maris, oh ! non. Des
frères, des cousins, des relations plutôt. Ils bavardent avec elles et
repartent la queue entre les jambes. Il n’y a plus d’hommes dans le
monde d’aujourd’hui. C’est dit, l’avocat : tu soupes avec nous ce soir.
— Je veux bien, madame.
— Marie-Lou !
— Marie-Lou.
— Et pense à descendre ton trousse-couillon pour que je le “lavage”.
(Elle faisait allusion à mon slip et autre linge de corps.) Sinon c’est moi
qui vais le ramasser avec un balai sous ton lit.
Gaby, Christine, Christiane, Lucie, Mireille, Francette, Françoise,
Annie, les pensionnaires s’attablaient avec nous. Les chaises étaient
paillées, à haut dossier droit comme des prie-Dieu. Marie-Lou présidait
au bout de la table oblongue en chêne massif. J’étais à l’autre bout. De la
pointe d’un couteau de cuisine, elle faisait un signe de croix sur la miche
de pain, récitait un bénédicité de sa composition :
— Nous avons gagné notre nourriture que voici à la sueur de ce que
vous savez, mon Dieu. Alors fermez les yeux dans votre mansuétude,
amen ! Et vous, les filles, je ne vais pas m’égosiller à vous le répéter soir
après soir : je ne veux pas entendre un seul gros mot. Des oreilles vierges,
ça existe, eh oui !
— On a compris, lançaient plusieurs voix en guise de réponse. On a
fait notre catéchisme. (Rires.)
— Pas de commentaires ! Et servez notre hôte… Non, pas de
mortadelle pour lui. Je nous ai gratiné un gratin dauphinois, tu vas te
régaler, l’avocat.
Elles étaient toutes sagement vêtues, une robe boutonnée jusqu’au
cou. Leurs yeux étaient baissés sur leur assiette, elles mangeaient la
bouche fermée. Sur leurs genoux, il y avait une serviette de table marquée
de leur nom respectif Certaines d’entre elles n’avaient pas vingt ans,
vingt-cinq tout au plus. C’était à qui me couperait ma viande, me
passerait avec le sourire la salière ou le poivrier. Et puis… et puis l’une
d’elles se levait le repas à peine entamé, une autre la suivait, une autre
encore. « Travail. »
— Elles travaillent le soir, m’expliquait Marie-Lou. Elles n’arrêtent
pas de travailler. Tu connais pas ça, toi qui es un homme, hein ?
— Je fais mes études.
— Bien sûr, mon grand, bien sûr ! Mais c’est pas ça que je voulais dire.
Quelqu’un s’esclaffait soudain. Mireille, je crois.
— Tu t’es étranglée avec le potage ? lançait Marie-Lou.
Du coin de l’œil, je voyais les jeunes femmes redescendre de leurs
chambres, traverser le hall et sortir dans la rue à pas dansants. Elles
étaient court vêtues, balançant leur sac à main à bout de bras. Peut-être le
travail qu’elles faisaient de nuit exigeait-il une telle tenue ? J’étais
heureux, fier d’être leur ami. Mais je ne les voyais pas souvent, même à
table. Et lorsqu’elles se réveillaient au milieu de l’après-midi, j’étais au
laboratoire de chimie.
— Elles ont quatre ou cinq jours de congé par mois, disait Marie-Lou.
Des fois, six. (Ses yeux étaient très sérieux.) Qui c’est qui a congé
aujourd’hui ?
— Moi, répondait Françoise, le doigt levé comme en classe.
— Et moi, ajoutait Mireille.
— C’est de nature, commentait Marie-Lou. Je vous défends de vous
étendre sur le sujet. Compris ?
— On est bouche cousue, Marie-Lou. Ça va durer longtemps ?
— Tant que je dirigerai cette respectable pension de famille. Et pas de
messe basse dans la chambre de qui vous savez, pendant que je suis dans
les bras de Morphée. Je dors juste au-dessus et je sais distinguer un pas
d’homme et un trottement de souris.
J’occupais la chambre sur cour, au rez-de-chaussée. Marie-Lou en
avait fait déménager la moitié des meubles, mais il en restait tout un lot
dont elle ne savait que faire : une demi-douzaine de chaises couvertes de
velours rouge et une banquette assortie qui lui venaient de sa défunte
mère et qu’elle ne s’était jamais résignée à descendre à la cave ni même à
caser dans sa chambre (« Y a pas de place, si tu voyais ! Je peux à peine
gagner mon lit à travers ce foutras, j’ai plein de bleus sur les jambes à
force de me heurter contre ces bon Dieu de… ouais, j’ai rien dit ») ; il y
avait surtout une armoire qui occupait tout un mur et qui, à en juger par
les dimensions de la porte et de la fenêtre, avait manifestement été
construite sur place par un ébéniste adroit, tenace et ludique. Impossible
de la déloger de là, à moins de la scier par petits bouts et c’était de la
ronce de noyer. Impossible aussi d’ouvrir l’une ou l’autre de ses quatre
portes. « J’ai essayé, me dit Marie-Lou, avec une pince-monseigneur. Je
n’y suis pas arrivée. Je ne sais même plus ce qu’il y a dedans. Ça te gêne
qu’elle soit là, hein, l’avocat ? Bon, écoute, voilà ce qu’on va faire. Je vais
la couvrir d’une vieille tenture qui vient de ton pays. Comme ça, tu
pourras plus voir sa sale gueule de bois. » Et c’est ce qu’elle fit. La tenture
était de Ouarzazate. Elle donnait un certain tonus aux poutres apparentes
du plafond, à la courtepointe rouge sang de mon lit et même au jour
blafard qui avait peine à se faufiler à travers les barreaux de la fenêtre. Je
me plaisais bien dans cette pièce tranquille, à l’abri du va-et-vient de
l’hôtel et des pétarades de la circulation. Dans la cour, il y avait un arbre
dont je n’ai jamais vu la cime. Des oiseaux devaient y nicher. C’était leur
concert qui me réveillait.
Françoise, Mireille, Gaby, Christiane, Francette, Christine, Annie,
Lucie, c’était d’un sentiment plus fort que l’amour que je les aimais,
moins possessif, plus durable : l’amitié. Et elles me le rendaient bien.
Neuf sœurs selon le rêve, sans jalousie entre elles, sans rivalité ni pose à
mon endroit. Elles venaient de Barr, de Pau, des Sables-d’Olonne, de
Bergerac, de Thonon-les-Bains. Chacune d’elles me racontait sa ville
natale et je lui décrivais la mienne, El-Jadida. C’étaient comme leurs
tenants et leurs aboutissants, comme si la vie qui s’était écoulée depuis
leur enfance n’avait pas existé. Je me gardais bien de les interroger sur
leur vie sentimentale ou leurs occupations présentes. C’était leur jardin
secret. Elles savaient d’instinct meubler ma solitude, tempérer ma
nostalgie du pays. Franches, très simples, elles avaient l’art de me donner
une image très simple et franche de la jeune fille française et, partant, de
la France.
— Tu es mal tombé. Tu n’étais qu’un jouvenceau.
Je leur avais confié mon aventure avec Paulette.

J’achetai un gros cahier chez Gibert, au Quartier latin. J’avais


vaguement l’idée d’écrire une sorte de journal, depuis le début de ma vie.

À l’École de chimie, je poursuivais vaillamment mes études. Ma


passion était le contrôle des réactifs, à la décimale près, avant les
expériences de laboratoire. J’en rapportais des tubes à essai emplis de
cristaux multicolores. Ah ! ce MnO4 K !… je n’avais aucun copain
véritable, comme naguère au lycée Lyautey. Deux de mes condisciples
étaient juifs de Palestine (on ne disait pas encore Israéliens). Ils
soutenaient que j’étais turc, et non arabe. Je les laissais à leurs
convictions. Ils abhorraient les Arabes. « C’est un avantage d’être loin des
imbéciles », affirmait un mystique de mon monde, Ghazali. Majid al-
Farra était syrien. Il me fit d’emblée des salamalecs et des mamours. Est-
ce que je pouvais lui présenter une fille ? Ce serait une bonne idée d’en
draguer deux, pour faire une « partie carrée ». J’ignorais ce que cela
voulait dire. Je l’ignore encore, même si j’en imagine un certain aperçu.
Dans les années 50, j’appris que M. Al-Farra était devenu ministre de la
Recherche scientifique. Solange n’adressait la parole à aucun garçon : son
fiancé le lui interdisait. Les deux israélites s’appelaient Misrahi et
Kahana. Je les vis un jour au quartier du Sentier. C’était en 1947. Israël
venait de flanquer une belle dérouillée à la coalition des armées arabes.
Le poing levé, Kahana et Misrahi hurlaient à tue-tête : « Tsahal, la plus
grande armée du monde ! » Un certain André Scémama, grand reporter,
attisait le feu sur les ondes radiophoniques. Je fis l’emplette d’une
Underwood solide, noire, pesante. Cette machine à écrire devait me tenir
compagnie pendant des années. Je ne m’en suis séparé que lorsqu’elle
n’eut plus de caractères.

C’était un après-midi d’un soleil pâle et d’arbres bourgeonnants. Je


me suis installé sur un banc au jardin du Luxembourg. Sur ce même
banc, assise près de moi à la toucher, Mireille remettait de l’argent à un
homme entre deux âges, vêtu d’un complet rayé, avec des chaussures
bicolores, un chapeau à bord étroit et une grosse chevalière au petit doigt.
Il comptait et recomptait les billets de banque. Il n’était pas content.
« C’est tout ce que t’as, bordel ? Essaie pas de me doubler… » À un certain
moment, Mireille a détourné la tête. Son visage était tendu. Et puis elle
m’a reconnu, a papilloté des paupières. Très vite, elle a ouvert son sac à
main, en a extrait deux ou trois autres billets de banque et les a fourrés
dans la poche de son compagnon. « File ! » L’homme s’est levé et s’est
éloigné sans un mot de remerciement. Le bas de sa veste moulait ses
fesses basses.
— Donne-moi une cigarette, m’a dit Mireille.
J’en ai allumé deux. L’autre était pour moi. Nous avons fumé en
silence.
— Qu’est-ce que tu penses de moi ?
— Tu es une amie, ai-je répondu.
Elle a pris ma main, l’a embrassée dans le creux de la paume. Sa
figure s’était illuminée. C’était merveilleux.
— Il faut toujours aider ces gens… je n’en verrai jamais le bout. Viens,
on rentre.
Je lui ai donné le bras et nous nous sommes mis à marcher, traînant
le pas, nous attardant devant les vitrines. Le soleil avait fini par percer les
nuages, ses rayons étaient tièdes, dansants. La main de Mireille était
chaude au creux de mon bras, frémissante parfois.
— Ce que je suis contente que tu sois là ! C’est mon jour de congé. On
prend un verre ?
— Je ne bois pas d’alcool.
— C’est vrai, j’oubliais. Je peux t’embrasser ?
Elle m’a embrassé sur les joues, quatre fois.
J’étais aux anges. Elle aussi. En cours de chemin, elle a commencé à
me raconter un pan de sa vie, par lambeaux. À dix-huit ans, elle avait été
élue reine de beauté, miss Languedoc. Un producteur de cinéma lui avait
proposé de la prendre sous contrat. Elle avait rêvé jour et nuit.
— Ça a marché ? lui ai-je demandé.
— Non. Ou plutôt si : dans l’autre sens. Ce que je suis contente de te
connaître ! Tu ne peux pas savoir. Vrai de vrai, qu’est-ce que tu penses de
moi ?
— Tu es une amie. Une amie très chère.
Elle s’est coulée dans mes bras. Elle a sangloté longtemps, là, dans
une encoignure de porte cochère. Pour un peu, je pleurais avec elle. Je
serrais les dents. Je ne comprenais pas pourquoi elle n’était pas au
firmament du septième art.
Le lendemain matin, je trouvai une grande enveloppe glissée sous ma
porte. C’était une série de clichés de Mireille en noir et blanc. Elle était en
maillot de bain. Les yeux étaient plus jeunes, plus confiants. Elle n’avait
pas cette petite ride dure à la commissure des lèvres. Le maillot ne
cachait pas grand-chose. Au contraire il suggérait, surtout au centre des
portraits. Mon imagination fit le reste. Je ne suis pas Georges Simenon,
loin de moi cette idée saugrenue. Il affirmait – il l’a même écrit – qu’il
avait connu, charnellement connu, deux mille femmes. C’est beaucoup
trop pour un homme modeste comme moi, une trop grande vantardise
qui, dans le meilleur des cas, ne serait que l’expression d’une affirmation
issue du doute. Disons que j’en ai connu quelques-unes – et que je les ai
aimées. Disons aussi que je n’ai jamais vu en soixante et onze ans
d’existence mouvementée, vu de mes yeux que voilà et vu avec mon âme,
un sexe aussi beau que celui de Mireille voilé par le maillot de bain, digne
de tout l’amour du monde. Non, je ne tombai pas amoureux d’elle, ni sur
l’instant ni plus tard. J’ignore encore pourquoi.

C’est par un échange d’invectives que je découvris le monde littéraire


pour la première fois, des prémices de ma future vie d’écrivain en quelque
sorte. C’était à la terrasse d’un café, à Montmartre. Assis de part et
d’autre d’un guéridon, il y avait deux hommes en colère. L’un d’eux
traitait l’autre de « journaleux », de « gougnafier », de « tas de merde »
qui croyait se faire un nom dans la profession en éreintant l’œuvre d’un
écrivain – mais il ignorait sans doute ce qu’était un écrivain. J’ai toujours
eu l’ouïe fine et mes oreilles étaient dressées ce jour-là. J’étais assis à
deux tables d’eux. L’homme que l’on traitait de noms d’oiseaux tentait de
se défendre, protestait de sa bonne foi – « Écoutez-moi, monsieur
Vian » –, tournait son chapeau entre ses doigts tel un volant
d’automobile. M. Vian lui jetait à la face un chapelet d’injures. Tout
rouge, il lui intimait l’ordre de manger son chapeau. « Allez, bouffe-le,
face de rat ! » Et puis, d’un seul coup, il se leva, cracha et partit à grandes
enjambées. Resté seul, l’homme au chapeau se coiffa, s’épongea le front.
Et il me vit. Il me sourit. Ce fut ainsi que nous liâmes connaissance. Il
s’appelait Jean Cathelin, critique littéraire. L’écrivain dont il n’avait pas
aimé le livre était un certain Boris Vian. Dans les semaines et les mois qui
suivirent, Cathelin me présenta à certaines de ses relations : Maurice
Joyeux, du Monde libertaire ; Bazin – « Tu as entendu parler de
Bazin ? – Non. » Plus tard, au début des années 50, je devais me
retrouver avec Hervé Bazin dans une affaire de vente de ferraille. Quant à
Boris Vian…

« C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit… », disait Jean


Racine. Il était en pleine tragédie. Moi, j’étais là, devant ma machine à
écrire dont je faisais cliqueter les touches avec mes index. Je
dactylographiais les premières pages de mon cahier. Parfois je me
relisais. Ce n’était pas de la tragédie, mais une sorte d’humour corrosif.
La pendulette sous cloche indiquait deux heures du matin. On frappa à la
porte à coups de poing.
— Ouvrez ! Police.
Deux messieurs en gabardine me firent entr’apercevoir leur insigne et
une carte tricolore. Ils me demandèrent mes papiers d’identité.
Minutieusement ils étudièrent mon passeport et ma carte d’étudiant, se
les passèrent de main en main. L’un d’eux me regarda. Il me fixa
longtemps. Puis il dit :
— Qu’est-ce que vous foutez ici ?
— Ce que je fais ?
— Oui.
— J’habite ici.
— Ici ?
— Oui, monsieur. C’est ma chambre.
— Dans cet hôtel ?
— Oui, monsieur. C’est un bon hôtel.
L’autre monsieur prit la parole. Il avait l’œil égrillard, la voix grasse. Il
dit :
— Si je comprends bien, vous êtes comme un coq en pâte. (Il rit.)
— Oui, monsieur. La pension est excellente. La patronne est très
gentille avec moi, les jeunes filles aussi.
— Gentilles ? Comment ça, gentilles ?
— Ce sont des amies.
— Des amies, voyez-vous ça. Vous vous les tapez ? Toutes ?
— Pardon ?
— Vous êtes bouché ou quoi ?
— Je ne comprends pas, monsieur. Je suis étudiant à l’École de
chimie. Je suis…
— Vous êtes mineur, me coupa le premier policier. Mineur. (Il aboya
ce mot tout en majuscules.)
— Oui, monsieur.
— Et vous logez ici ?
— Oui, monsieur.
— Dans ce « claque » ?
— Claque ? Je ne comprends pas.
— Dans ce « boxon » ?
— Ce terme n’entre pas dans la ligne de mes références.
— Vous vous fichez de moi ?
— Oh ! non, monsieur. Qu’à Dieu ne plaise !
— Je vous apprendrai, moi, à vous payer ma tête.
J’eus une inspiration. Très poliment, je leur posai une petite question.
— Que se passe-t-il, messieurs ? Je vous saurais gré de bien vouloir
éclairer ma lanterne. Je ne suis qu’un hôte de votre pays.
Ils me dévisagèrent avec stupeur. Ils s’esclaffèrent. J’émis un petit
rire, étouffé dans le creux de ma main. Il y eut un conciliabule entre eux
où il était question des « Arabes bien montés » et de la « reine des
pommes ». Ils me rendirent mes papiers, me remirent une convocation
au commissariat et s’en furent en se tapant sur les cuisses. J’étais bien
content de me retrouver seul entre mes quatre murs. Je ne comprenais
rien.

Le commissaire se chargea de me faire comprendre. Il avait servi jadis


au Maroc, ce pays de contrastes. Il connaissait quelques mots d’arabe
dialectal et il les utilisa pour mettre les points sur les « i ». Il ne doutait
pas un instant de mes bonnes mœurs. Mais que dirait monsieur votre
père s’il apprenait que son fils s’était fourvoyé, inconsciemment bien sûr,
mais fourvoyé bel et bien ? Si j’étais un fils de bonne famille comme tout
le laissait supposer, le bon sens ne me commandait-il pas de faire mes
bagages sans plus tarder et d’aller m’installer dans une pension seyante,
ne trouvez-vous pas, jeune homme ? Non, je n’allais pas figurer sur ses
listes. Pas cette fois. Il admettait fort bien que, pour moi, la leçon était
cuisante – mais n’était-elle pas salutaire ? Non, non hélas, il ne pouvait
pas fermer cet hôtel attendu que rien de délictueux ne m’y était arrivé,
incitation de mineur à la débauche par exemple. Mais il viendrait bien un
jour où les autorités prendraient leurs responsabilités et interdiraient ces
lieux de perdition. Du moins l’espérait-il. Ils donnaient une bien piètre
image de la belle France. Il avait une moustache aussi fine que du fil à
repriser. Ses yeux étaient chauds. Tristes et chauds. Je ne dis pas un mot.
Je n’avais plus de mots.

Marie-Lou m’apprit que les petites étaient consignées dans leurs


chambres. Haletante, elle me demanda si j’allais quitter son
établissement sur l’heure. Je m’enfermai à double tour. Ce n’était pas de
la désillusion. C’était une lame de fond qui venait de très loin, sans
commencement, sans durée, sans fin. Je n’avais plus d’identité.
Lentement, posément, je relus ce que j’avais écrit au fil des semaines. Je
déchirai les feuillets un à un, en deux, en quatre, en tout petits morceaux.
Puis m’endormis d’un sommeil sans rêve.
Je partis le lendemain. Marie-Lou coltinait mes bagages, les chargeait
à bord du taxi. Alignées sur deux rangs dans le hall, elles étaient toutes là,
Mireille, Gaby, Lucie, Annie, Françoise, Christine, Francette, Christiane.
Et si l’âme existe en ce monde, elles étaient chères à mon âme, oh ! oui,
telles qu’elles étaient. Je passai entre elles comme le long d’une haie
d’honneur. Aucune ne leva la tête et je ne regardai aucune d’elles. Oh !
oui, je les aimais, oh ! oui… Au moment où je franchissais le seuil, j’eus un
soubresaut, très bref, très intense. Et si j’écrivais ce que je n’avais pas
vécu, tout ce que je n’avais jamais pu vivre ni ici ni dans mon pays natal,
sinon en rêve et en mots vides ? Et si l’échelle des valeurs était située dans
l’autre sens, les idéaux en bas et les contingences terrestres tout en haut ?
C’était une entreprise insensée, sans issue, propre à changer radicalement
le cours de ma vie. Je le savais. Un titre s’imposa à moi : Le Passé simple.
Composition par CMB Graphic.
Impression CPI Bussière
à Saint-Amand (Cher), le 20 septembre 2009.
Dépôt légal : septembre 2009.
1er dépôt légal dans la collection : février 2001.
Numéro d’imprimeur : 092668/1.

ISBN 978-2-07-041689-9. / Imprimé en France.

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