Driss Chraibi - Vu-Lu-Entendu
Driss Chraibi - Vu-Lu-Entendu
Driss Chraibi - Vu-Lu-Entendu
FOLIO
Driss Chraïbi
Denoël
© Éditions Denoël, 1998.
Driss Chraïbi est né en 1926 à El-Jadida. Après des études
secondaires à Casablanca, il étudie la chimie en France, où il s’installe en
1945. À l’âge de vingt-huit ans, il publie Le passé simple qui fait l’effet
d’une véritable bombe. Avec une rare violence, il projetait le roman
maghrébin d’expression française vers des thèmes majeurs : poids de
l’islam, condition féminine dans la société arabe, identité culturelle,
conflit des civilisations. Enseignant, producteur à la radio, l’écrivain
devient peu à peu un « classique ». Son œuvre, abondante et variée
(romans historiques, policiers, etc.), est marquée par un humour féroce et
une grande liberté de ton.
Driss Chraïbi est mort le 1er avril 2007.
Je dédie ce livre à Lhoussaîn El-Mhammedi,
mon compatriote du Rif.
D.C.
1
Je remercie la vie. Elle m’a comblé. En regard d’elle, tout le reste est
littérature, pour ne pas dire solitude. À mon âge – soixante et onze ans
déjà – je remonte à pas paisibles le chemin parcouru, sans notion de
temps ou d’espace. Je me tourne vers mon passé. J’essaie tout au moins.
À George Bernard Shaw, mon regretté confrère d’outre-Manche, une
dame d’un âge certain avouait, le rose aux joues, qu’elle avait trente ans.
Ah bon ! répondit le vieux pince-sans-rire, mais à quel âge êtes-vous
née ? » Toutes proportions gardées, c’est la question qu’il aurait pu me
poser. Non que je sois une femme : vous me connaissez. Mais il subsiste
un léger doute quant à la date de ma naissance, un certain décalage entre
l’oral et l’écrit. On ne récuse pas l’écrit, surtout s’il est officiel. Quant à
l’oral…
Considérons la version officielle. J’ai vu le jour au Maroc, à El-Jadida
(Mazagan à l’époque du Protectorat), au bord de la mer. Le lieu de
naissance ainsi précisé, reste à déterminer la date. Chez nous, les
« indigènes », il n’y avait pas d’état civil. Et, comme on l’a écrit et affirmé
souvent depuis les Croisades, dans le monde arabo-musulman le temps
ne compte guère, en dépit de la passion des Marocains pour les montres
de haute précision. Mais il nous fallait nous « civiliser », selon le manuel
français d’Histoire, celui-là même qui vantait mes ancêtres gaulois. Pour
entrer au lycée Lyautey de Casablanca, je devais avoir une carte d’identité
– et donc un âge légal. Vêtu d’une djellaba blanche et accompagné de
deux témoins dignes de foi qui lui devaient de l’argent, mon père me
conduisit par la main au commissariat de police. C’était un après-midi
torride, au début de la Seconde Guerre mondiale. Gravement, il déclara
au commissaire que je m’appelais Driss avec deux « s » s’il vous plaît,
Idriss en arabe mais on prononce Driss, que j’étais bien son fils et qu’il
était content de moi, oui, monsieur, sage, obéissant, studieux…
— Son âge, dites-vous ? Oh ! c’était l’époque des moissons quand, avec
l’aide de Dieu, il est venu au monde.
— Quelles moissons ? demanda le commissaire qui transpirait à
grosses gouttes. Orge, avoine, maïs, blé dur ?
— Blé dur, dit mon père.
— Parfaitement, renchérirent les deux témoins d’une seule et même
voix. Nous étions avec lui.
— En juillet alors ?
— C’est ça, répondit mon père. En juillet.
— C’est ça, répétèrent les témoins. En juillet.
— Au milieu de juillet ? proposa le commissaire. (Il s’épongeait la
face, la nuque.) Le 15 ?
— Pourquoi pas le 15 ? dit mon père.
Les yeux du policier me jaugèrent des pieds à la tête et d’une épaule à
l’autre. Si j’ai toujours été maigre – disons svelte –, ce jour-là, dans ce
commissariat, à vue d’œil, je devais mesurer un mètre soixante
centimètres. Après de rapides calculs opérés sur un buvard avec une
plume Sergent-major, on me nantit d’une date de naissance officielle,
certifiée et tamponnée par un officier de police : 15 juillet 1926. J’ai donc
soixante et onze ans à l’heure où je commence la rédaction de ces
Mémoires. La preuve par 9, c’est que mon frère Abdel Hak, mon cadet de
quatre ans, en a soixante-quinze. Je ne sais pas s’il s’est adressé au même
commissaire, avec les mêmes témoins dignes de foi. Il n’a jamais
fréquenté que la contre-école de la rue, mais il avait besoin d’un permis
de conduire. Il mesure deux mètres. L’habit fait le moine, il existe une
montre humoristique dont les aiguilles avancent à reculons, d’après un
conte de Mark Twain, la taille fait l’âge – et les paperasses la civilisation.
J’en sais quelque chose : je suis écrivain.
Considérons la version de ma mère (elle est morte, la chère âme, mais
sa parole demeure) : la pâte à pain venait de lever quand elle avait
ressenti les premières douleurs, il était donc entre huit heures et dix
heures du matin ; le citronnier du patio était en fleur, c’était
indiscutablement le printemps : mars, avril ou mai ; sa cousine Meryem
était en pèlerinage à Moulay Yacoub, elle s’en souvenait avec sa mémoire
émotive et associative. Je serais par conséquent né en mai, avril ou mars
1930, 31 ou 29, au choix selon la concordance élastique de l’ère
chrétienne et de l’ère hégirienne, une équation algébrique à deux
inconnues en quelque sorte. « Mais comme cela est loin maintenant, mon
fils ! » disait ma mère en éclatant de rire.
Venons-en pour conclure à la déclaration officielle et péremptoire de
l’officier marocain d’état civil auquel j’avais réclamé un extrait de
naissance à El-Jadida, ma ville natale, et qui trois jours durant avait sué
sang et eau pour déterrer les archives :
— Rien, cher ami. Rien de rien. Aucune trace. Vous n’existez pas.
Ce qui revient à dire que je suis un écrivain fantôme. Et qui résout la
question.
J’aime mon pays. Si loin que j’en sois de par le monde, je n’ai qu’à
fermer les yeux pour le voir et l’entendre, le sentir et le ressentir. Ici, on
l’appelle « le Maroc » ; sur l’autre rive de la Méditerranée, nous le
nommons « Al Maghrib Al Aqsa », l’Extrême-Occident.
Je suis aussi curieux que l’inspecteur Ali, mon personnage fétiche. Il
m’est souvent arrivé de poser une petite question identitaire aux citoyens
du pays voisin. Réponses, au choix : « Je suis kabyle », « Je suis arabe »,
« islamiste », « oranais », « anti-islamiste », « fichez-moi la paix, je ne
fais pas de politique »… Interrogez un bourgeois de Fès, un paysan des
Doukkala, un montagnard du Rif, un juif comme l’écrivain Edmond
Amran el-Maleh. Ils vous répondront sans l’ombre d’une hésitation : « Je
suis marocain. » Interrogez-moi. Le Maroc est mon rêve éveillé, mon
foie, ma demeure. On peut renoncer à tout, sauf à l’enfance. Le chemin
qui mène vers l’espace affectif rejoint celui du temps.
L’espace. Au Moyen Atlas, à quelque distance de la ville de Khénifra,
une route étroite, escarpée et tout en lacets, mène vers la montagne. Le
djebel Roumyat culmine à quelque deux mille mètres d’altitude. Mais,
avant de le voir, à deux ou trois kilomètres de là, vous entendez un orage
continu, assourdissant. Pourtant, il n’y a aucun nuage au-dessus de votre
tête. Et ce que vous voyez bientôt, ce que vous entendez de plus en plus
cataractant, ce qui va vous emporter la vue et l’intellect, vous ramener
instantanément vers l’aube de la création, c’est ça : le djebel calcaire et
nu, sans un arbre ni un arbuste, hormis quelques buissons de buis d’où
fusent, tels des projectiles, des écureuils de roche ludiques ; de roche en
roche, des mouflons se poursuivent en amour et en bonds aériens ; à
main gauche, par-delà le ravin, un piton avec juste un œuf blanc, gros
comme un melon de Cavaillon, qui va devenir dans quelques saisons un
gypaète emplissant le ciel de ses ailes déployées ; les ors, les ocres, les
améthystes et les Sienne du soleil levant ; et, en bas de la falaise tombant
à la verticale, l’abîme à mille voix : des lombes de la montagne en rut,
avec toute la force de l’âge, jaillit sa semence puissante et grondante, les
quarante sources de l’Oum-Er-Bia. Ici, nulle trace de pollution, nul signe
de ratiocination. On se sent renaître, naître, débarrassé des gangues de la
civilisation technicienne et déshumanisante. Il n’y a plus de fossé entre
l’homme et son instinct. La première aube est là, tangible. Tout est à
découvrir, à aimer. Et d’abord soi-même.
C’est ici qu’avec un peu d’imagination j’ai conçu la trame de mon
roman La Mère du printemps : le général Oqba ibn Nafi à la tête de ses
cavaliers, en l’an 680 de l’ère chrétienne, au moment même où les
croyants se massacraient là-bas, à Kerbala, au nom de la nouvelle religion
de tolérance. Il avait tourné le dos à l’Orient, voulait fonder une
communauté nouvelle. Il était certain, de science certaine, qu’un jour le
soleil se lèverait à l’ouest, en Occident.
Franchis les hauts plateaux, les vallées et les plaines, voici l’estuaire
du fleuve Oum-Er-Bia, à Azemmour, là même où Oqba ibn Nafi était
parvenu au « bout de la terre ». Sanglotant, il était entré dans l’océan
jusqu’à ce que les flots eussent baigné les flancs de son cheval. Il avait
rendu grâces à Dieu, avait proclamé d’une voix enrouée : « La guerre est
terminée. Il ne nous reste que celle de l’esprit. » Comme lui, l’Atlantique
toussait, perplexe devant l’immensité de la vie.
D’Azemmour à El-Jadida, la rade me saute à la gorge chaque fois que
je longe sa frange d’écume. Elle a une présence charnelle sur une distance
de douze kilomètres, de l’estuaire du fleuve aux remparts ocre du vieux
château portugais, une voix bien à elle qui m’interpelle du fond de ma
lointaine enfance. Ce gamin qui plonge tout habillé dans les eaux du port,
est-ce moi ? Que rêvais-je alors ? Et peut-on quitter son pays, un jour, au
nom d’une autre civilisation et au nom de la littérature – et puis… et puis
y revenir longtemps plus tard comme si rien ne s’y était passé en ton
absence, comme s’il n’avait pas eu besoin de toi ? De l’horizon pers
comme les yeux d’Aphrodite, cette vieille déesse de l’Amour, monte une
vague dandinante, puissante. Déferle. Une autre vague vient par-dessus
la première et la recouvre. Une autre encore. Chacune d’elles ajoute sa vie
à la vie. Toutes ont la même voix, répètent le même mot : paix, paix, paix.
Et ces voix-là, multiples et semblables, je les ressens comme celles des
hommes de l’autrefois, des hommes des générations qui ont précédé la
mienne et qui ont déposé dans mon sang leurs peines, leurs joies, leurs
espoirs, goutte à goutte.
El-Jadida. C’est à l’heure du laitier que j’aime le plus ma ville natale,
peuplée uniquement et pour quelques instants encore de besogneux lève-
tôt par nécessité : éboueurs, marins-pêcheurs, marchands de beignets,
dévots, maraîchers, gardiens de fours publics. L’un après l’autre, ils me
souhaitent une « journée de lumière » tandis que je déambule dans les
rues et les ruelles. Entrez avec moi, je vous prie, dans la cité portugaise où
le passé a été restauré dans les moindres détails. Regardez : sur cette aire
pas plus vaste qu’une esplanade, côte à côte voisinent une mosquée, une
église, une synagogue.
Tanger, au confluent des deux mers, à la frontière de l’Afrique et de
l’Europe. C’est de cette ville qu’en l’an 711 s’était embarqué Tariq ibn
Ziyad, avec quelques centaines de partisans, pour la conquête de
l’Espagne. C’était un Marocain. Son rêve fou, il l’avait réalisé pour des
siècles : l’Andalousie multiethnique, multiconfessionnelle, une société
ouverte, florissante en arts et en sciences, à un degré tel que la majorité
des musulmans des temps présents s’en souviennent en leur mémoire
collective en tant que notre âge d’or. Je suis un descendant de ces
Andalous-là. J’ai hérité d’eux ma première culture. Et l’un de mes
enfants, né en Vendée, se prénomme Tariq. Une question me hante
lorsque je considère l’ensemble du monde musulman de cette fin de
siècle : aurons-nous un jour un autre avenir que notre passé ?
Le Sahara. Savez-vous ce qu’est le désert ? Et qui vous dira jamais ce
qu’est le désert ? L’avez-vous entendu chanter ? Il chante, réellement,
quelques instants avant l’aurore, pour peu qu’on lui prête l’oreille. Grains
de sable par myriades chauffés à blanc toute une journée par un soleil de
fournaise, puis frigorifiés brutalement au cours de la nuit. Poussière
impalpable soulevée à hauteur de ciel et hésitant à retomber sur le sol.
Gouttes de lumière tombant dru des étoiles et se transformant en gouttes
de rosée. Congélation de la rosée. Gelure des pierres. Racines des dattiers
puisant l’âme liquide de la terre. Respiration lente de la terre, comme
celle d’une femme qui allaite. Sève circulant de méat en méat le long des
troncs durcis par des générations de sécheresse. Souffle des vents
anciens, frais et bénis. Caravanes, voyageurs qui avaient traversé le désert
et dont les rumeurs avaient laissé derrière eux des résonances d’échos :
joies, peines, espoirs. Méharis si chargés d’expérience qu’ils ne pouvaient
plus dire un mot. Poètes disparus. Leur souvenir vivace dans les
mémoires, leur parole transmise de bouche à oreille au fil des âges. Et le
silence – ce silence plein de toutes les existences du temps. Lumière et
obscurité, minéral, humain, végétal, passé et présent, langage, chaque
particule émet une note infime, un signe infinitésimal : le suprême avenir
étendu sur tout l’écoumène de sable et de reg. Avez-vous entendu chanter
le désert ?
La maison est grise, le Derb Soltane est délabré, le soir tombe, les
gens rentrent chez eux. Seul le ciel est rayonnant au coucher du soleil.
Glanant quelques informations, je me suis laissé dire que des promoteurs
n’allaient pas tarder à moderniser ce quartier : immeubles de bureaux,
logements sociaux à des prix à faire fuir les habitants à l’intérieur des
terres, eux et leurs bardas. J’ai poussé la porte de la demeure familiale et
je suis entré.
Je suis entré et un homme m’a accueilli sur les marches de l’escalier
qui mène au premier étage. Mon frère Abdel Hak. L’escalier était sombre.
Mon frère aussi. On venait de lui couper le courant. Et il devait une note
vertigineuse à l’administration du téléphone. Il m’a montré son costume
du dimanche qui pendait triste dans une armoire déglinguée. Et une paire
de souliers noirs, qu’il chaussait lorsqu’il lui arrivait de sortir. Dans ce qui
fut ma chambre, il n’y avait rien. Rien. Et dans ce qui fut la chambre de
nos parents, deux matelas se faisaient face, nus. J’étais tombé sur une
période de malchance. Il n’avait à m’offrir qu’un verre d’eau. Je n’ai pas
prononcé un mot. Il avait tout vendu, tout ce qui pouvait se vendre. Et la
maison était hypothéquée jusqu’aux fondations. Je ne pensais pas à lui,
mais à mon père défunt, chevalier d’industrie s’il en fut. Je pensais au
destin du monde arabe dans son ensemble…
4
(CONTREPOINT.
20 octobre 1997. Je viens de recevoir un coup de téléphone de
l’université d’Alexandrie. On y étudie La Mère du printemps, au
département de français. Le livre, exemplaire unique, est polycopié (à
domicile) pour la dizaine d’étudiants qui s’y intéressent. On m’invite
en Égypte, mais à titre privé. Les étudiants et leur professeur se
cotiseraient pour le billet d’avion. Pourquoi ce luxe de précautions ?
La censure, tant au niveau du gouvernement que des intégristes. Bien
qu’il s’agisse d’un ouvrage de fiction, La Mère du printemps leur
apparaît comme une voix personnelle, hors des normes officielles,
d’autant que je n’y ménage guère l’Islam et que je mets en scène un
personnage historique, Oqba ibn Nafi, conquérant arabe de l’Afrique
du Nord. Ce sont ces « singularités » qui ont touché mes jeunes
lecteurs égyptiens. Bien entendu, il est hors de question de traduire
ce roman en arabe. Je suis tombé des nues. L’Égypte de mes jeunes
années (1940) n’était-elle qu’un rêve culturel ? Mon correspondant
m’a dit qu’il n’y a aucune commune mesure avec les pays de la liberté
que sont la France et… le Maroc.)
Dans mon bureau, deux fauteuils en cuir blanc se font face. Mon père
est assis dans l’un d’eux. Il ne parle pas, ne me regarde même pas. Sa
présence est à la fois rassurante et gênante. Je suis à ma table de travail.
Je bûche sur une version latine. Cette langue n’est pas si morte qu’on le
prétend. Il suffit d’appliquer ses règles grammaticales pour la rendre
vivante. C’est ce que nous a expliqué notre prof. Il nous a dit : « Vous avez
un texte d’Ovide à traduire, n’est-ce pas ? Une fois la traduction terminée,
vous la relisez. Très souvent, vous n’y comprenez rien. Et vous en
concluez que cet Ovide est un idiot, n’est-ce pas ? Mais c’est vous qui
l’êtes, idiots. Vous n’avez pas tenu compte des règles. » Mordillant un
crayon, je me demande pourquoi elle est morte, alors que l’Empire
romain rayonnait de par le monde. Et ses dieux n’étaient-ils que des
mythes ?…
Mon père ne s’anime que lorsque je fais mes exercices d’algèbre. Alors
que je me débats avec les inconnues, lui, tranquillement, il lâche « x =
0 », après avoir jeté un vague coup d’œil sur l’énoncé du problème. Et
c’est la solution exacte. Encore faut-il la démontrer. Mais pourquoi
démontrer l’évidence ? S’instaure alors entre lui et moi une sorte de
dialogue civil, qui part de la science des nombres pour aboutir dans le
cul-de-sac des mots. C’est surtout moi qui parle, vert comme du raisin
vert. Lui, il écoute. Puis, sans placer un mot plus haut que l’autre, il pose
une question lapidaire, de quoi renverser les certitudes imprimées dans
mes manuels scolaires et, partant, toute la civilisation occidentale. Ce
n’est pas pernicieux de sa part, mais judicieux. Je m’instruis auprès de
lui, même si je m’énerve. Exemple : « Si ton livre d’histoire enseigne que
la France est une démocratie, alors c’est une démocratie fermée. Si elle
était ouverte, elle ne serait pas venue nous coloniser. Qu’en pense ton
dictionnaire encyclopédique ? » Comme je ne trouve pas de réponse, je
m’énerve de plus en plus.
Il me dit un jour :
— Si l’occasion s’en présente, soumets donc ce problème à ton
professeur de mathématiques. Écoute bien. Un cheikh arabe quitte la vie.
Il laisse 17 chevaux à ses trois héritiers. L’aîné doit avoir la moitié de ces
17 chevaux, le second le sixième de ces 17 chevaux et le troisième le
neuvième de ces 17 chevaux. Les savants consultés leur ont dit : « C’est
impossible. On ne peut pas couper un cheval. » Et puis un ermite a fait le
partage, selon les termes mêmes du défunt, mathématiquement.
Comment a-t-il fait ? Renseigne-toi auprès de ton professeur et
transmets-lui mes salutations distinguées.
Ce casse-tête arabe m’a tenu éveillé presque toute la nuit. Au terme
d’une semaine de cogitations à hue et à dia, j’ai fini par l’exposer à qui de
droit, par écrit. Le prof y a jeté un coup d’œil, a froncé le sourcil, a assumé
son cours d’un air distrait. Quand la cloche a retenti pour la récréation, il
n’est pas sorti avec nous. Pourtant, il aime bien griller une cigarette dans
les toilettes du corps enseignant. Je l’ai revu deux jours plus tard. Il ne
s’était pas rasé. Ses formules sur le losange et le parallélépipède
s’enchevêtraient quelque peu sur le tableau noir. À un certain moment, il
a saisi un bâton de craie et il a tracé une opération, quelque chose
comme : … Il a tout effacé d’un geste nerveux. C’était un
monsieur très gentil. Au pied de l’estrade, la corbeille était pleine de
bouts de papier roulés en boule. Il était gentil et consciencieux. Le
vendredi soir, j’ai attendu qu’il ferme son cartable pour lui souhaiter une
bonne fin de semaine. Il m’a dit : « Forte tête, hein ? » Pourquoi me
parlait-il sur ce ton ? N’étais-je plus son chouchou ?
De retour chez moi, j’ai fait une halte dans la cuisine, le temps
d’embrasser la main de ma mère et de tremper un morceau de pain dans
le jus de la marmite qui mijotait sur le brasero. C’était le goûter, au sens
littéral du terme. « L’assaisonnement te convient ? » m’a-t-elle demandé.
« Il n’y a rien à rectifier. Le dîner s’annonce succulent, ai-je répondu.
Mon père est là ? – Sur la terrasse, je crois. Attends un peu avant de
monter le rejoindre. » Il venait de jeter son mégot dans la rue. À lui aussi,
j’ai embrassé la main. Il n’aimait pas fumer en notre présence. Où
cachait-il ses cigarettes Abdullah ? Je lui ai dit :
— Il est malade.
— Qui est malade ?
— Le prof.
— Pourquoi ?
— Il n’a pas encore trouvé la solution des chevaux.
— Forcément. C’est un Français et le problème est de conception
arabe. Mais, toi qui es arabe, tu dois trouver aisément, n’est-ce pas ?
Oublie que tu fréquentes le lycée et la solution s’imposera à toi.
Et elle s’est imposée quelques heures plus tard. C’était la simplicité
même. L’ermite a dit aux héritiers du cheikh : « On ne peut pas couper un
cheval pour faire le partage. J’ai un cheval, je vous le prête. 17 chevaux
plus le mien = 18. La moitié de 18 = 9. Toi l’aîné, voici ta part, 9 chevaux.
Et toi, le second fils, tu auras le tiers de ces 18 chevaux, c’est-à-dire 6. Et
toi, le puîné, tu auras le neuvième, c’est-à-dire 2 chevaux. Récapitulons :
9 + 6 + 2 = 17 chevaux, comme à l’origine. Je reprends le mien et le
compte est bon. »
Mon père m’a donné un billet de banque.
— C’est ta récompense. Et, chaque fois que tu obtiendras de bonnes
notes au lycée, tu en seras gratifié. C’est un contrat verbal entre toi et moi.
Entre toi et toi-même surtout. À propos : évite d’acheter des cigarettes.
Par esprit d’émulation, par défi ou tout simplement parce que mes
professeurs me stimulaient à qui mieux mieux, je décrochais souvent le
« tableau d’honneur » (avec accessit, encouragements, félicitations), ce
qui se traduisait par de l’argent de poche. Beaucoup d’argent. Je le
dépensais sans compter, en séances de cinéma et en achats de livres. Au
Vox et au Colisée, dans la ville européenne, le spectacle était permanent.
Je me repaissais de trois ou quatre films par semaine. Dans les salles
obscures, je découvris le pouvoir des ombres. La plupart du temps,
c’étaient des copies de copies, hachurées de blanc et tremblotantes sur
l’écran. Mais je riais à gorge déployée face à l’air ahuri de Bud Abott et
Lou Costello, apprenais l’argot avec Pépé le Moko, perdais la raison dès
qu’apparaissaient ces zigotos nommés Laurel et Hardy : ils figuraient si
bien le chef et le sous-chef de chez nous. Charlot ne déclenchait aucune
réaction chez les spectateurs, habitués qu’ils étaient au comique
élémentaire des conteurs publics. Sir Basil Rathbone, qui interprétait le
rôle de Sherlock Holmes, me ressemblait trait pour trait. Je voulais
fonder une agence de détectives pour mener des enquêtes de par le
monde. Mais il fumait la pipe en vieil habitué, alors que moi, je venais de
goûter ma première cigarette, une Job. Ann Baxter, Viviane Romance,
Dany Robin, Ginger Rogers, que de femmes j’ai aimées ! Oh la la ! comme
disait Arthur Rimbaud. Apercevant un bout de sein dans le feu de
l’action, je me remémorais un bout de poème appris en classe :
Dans la ville arabe, c’étaient des commentaires sans fin, des voix
enchaînées les unes aux autres du Derb Ghalef au Derb Omar, en passant
par le port – dans les cafés, les tramways, les échoppes, au coin de
n’importe quelle rue où s’attardaient des groupes d’hommes jusqu’au soir
tombant, debout, gesticulant et parlant tous à la fois. J’allais au lycée,
proche de Mers-Sultan, j’en revenais après les cours et je ralentissais le
pas, ramassais quelques bribes de paroles. Quelque chose comme :
« … Écoute voir… Les chefs de l’armée française ont été battus à plate
couture, la déroute et la chiasse sauf ton respect… Les élus du peuple sont
allés tirer de son lit le maréchal que voilà là-bas pour redresser la
situation et le maréchal que voilà pas du tout l’a eu dans l’os… Aux
dernières nouvelles, il s’est rendu dans une petite gare appelée comme ça
Montoire et il a demandé l’aman, le pardon si tu préfères, à “notre oncle
Haj” Adolf Hitler. Une toute petite gare de chemin de fer pas plus grande
que celle de Settat, parce que “notre oncle” Hitler n’a pas voulu le recevoir
à Berlin, ni même à Paris. Mais le maréchal que voilà la queue entre les
jambes a gardé son képi sur la tête : peut-être qu’il y est vissé depuis le
temps, hey ? Et c’est ce même type qui naguère, dans les années 20, a
trahi l’émir Abdel Krim… Que je te rafraîchisse la mémoire, parce que
l’Histoire n’est pas à sens unique, glorieuse pour les Français et dérisoire
pour nous autres. Donc, Abdel Krim, le chef rifain, avait flanqué une belle
dérouillée à l’armée espagnole de Franco. Et Franco a appelé à la
rescousse son cousin Pétain, même politique, mêmes intérêts : écraser le
patriotisme et la révolte d’où qu’ils viennent. On a lâché des bombes
incendiaires et des bombes à gaz sur les montagnes du Rif. Que voulais-tu
qu’il fasse, Abdel Krim, malgré sa bravoure légendaire et ses sept ou huit
cents partisans ? Il est sorti de sa caverne, il a demandé l’aman, il a signé
le traité de paix. Pétain lui a juré sur l’honneur qu’il aurait la vie sauve et
digne d’un soldat. Total chez l’épicier : Abdel Krim a été garrotté et
engeôlé dans une forteresse… Je crois bien qu’il y est mort, le pauvre !…
Mais Allah est grand ! Voilà ce traître de Pétain engeôlé à son tour, dans
son propre pays !… Dis donc, ce chef allemand, Guderian qu’il s’appelle, il
ne serait pas un de nos cousins berbères ? Quatre jours, il ne lui a fallu
que quatre jours pour conquérir le pays de nos maîtres… Ils avaient
dressé à la frontière un mur de canons. Alors lui, il a fait le tour,
tranquillement, à moto !… Peut-être nos frères va-nu-pieds qui se sont
engagés dans l’armée française et qui sont tombés entre les mains des
Allemands, peut-être qu’ils seront bien traités ? Incha Allah ! Ils n’ont
rien fait, eux, ils n’ont pas déclaré la guerre à Hitler. C’était rien que du
bétail à deux pattes, ils ne savent ni lire ni écrire, ils n’avaient plus de
terre, plus rien – expropriés ! Alors ils se sont engagés pour la bouffe, les
cons ! “Oui, sergent, oui, capitaine”, en première ligne pour protéger leurs
compagnons d’armes français… Mais va pas croire que ce Pétain est
vaincu pour nous autres. Il a son représentant à Rabat, à la Résidence, le
général Noguès. Et partout ailleurs, les gouverneurs à sa dévotion
tiennent l’Empire. Conclusion : rien n’a changé dans notre pays… Ça
marche bien, le commerce, mon frère ? Moi, j’ai déjà tout écoulé en une
semaine. Les Français n’arrêtent pas de stocker les denrées : farine, sucre,
riz, patates, boîtes de sardines… Évidemment que j’ai doublé les prix ! Ils
râlent, chipotent, mais ils finissent par payer. S’ils ne sont pas contents,
ils n’ont qu’à rentrer chez eux. C’est pas à nous de les nourrir, en plus de
les consoler… C’est ce que j’ai dit pas plus tard que ce matin à un
colonialiste accompagné de sa bande de chiens. Je lui ai dit : Qu’est-ce
que tu attends donc pour aller défendre la terre de tes ancêtres ?
Pourquoi tu restes ici ?… Quoi ? pour nous civiliser ? On n’a pas envie
d’être civilisés, nous autres. Commence par te civiliser toi-même et
ramène plus tes clébards dans ma boutique… »
Les oreilles toutes chaudes et l’âme en point d’interrogation, je suis
rentré chez moi et j’ai consulté le Petit Larousse illustré. Rien sur ce
dénommé Abdel Krim, pas un mot. L’orthographe étant sujette à
variations d’une langue à l’autre, j’ai tourné les pages du dictionnaire.
Rien non plus sur Abdul Krim, Abdulkarim, Abd Al Karim… Il y avait
une photographie de Pétain Philippe, moustache en guidon de vélo, képi
avec des feuilles de chêne, médailles et chamarrures, grand pacificateur
s’il en fut. Il avait débarrassé sa patrie des hordes teutonnes. Puis il avait
débarrassé la nôtre de cet Abdel Krim jusqu’à rayer son nom de
l’Histoire…
(25 novembre 1997. C’est là, dans cette ancienne ferme devenue
parcours de golf ceinturé d’un grillage, que j’ai fait halte par cet
après-midi de vent et de houle océane. Mon fils Yassin, 16 ans,
m’accompagnait depuis Tanger. M. Retnani, mon éditeur marocain,
avait mis à notre disposition une voiture avec chauffeur. Le chauffeur
avait nom Mustapha. Mustapha a écouté mes vieux souvenirs. Il a
interrogé ses repères. Il s’est arrêté. Il m’a dit :
— C’est ici.
Ici, à l’entrée du parcours de golf, c’est un petit mausolée aux
murs échaulés, avec un toit de tuiles vertes. C’est ici que ma mère
repose en éternité. Par-delà le mausolée et la voiture dont je ne suis
pas descendu, des paquets de mer s’écrasent sur la chaussée. J’ai
gardé mes émotions dans mon silence intérieur. Yassin m’a dit :
— Mon âme s’est ouverte.)
CHERIF FLEUN,
CONSEILLER CULTUREL DE
S.M. MOULAY ABD AR-RAHMAN
p.c.c. Driss Chraïbi.
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Je n’allai pas plus loin. Qu’est-ce que ça voulait dire, nom de Dieu ? Je
déchirai tout. Un sonnet survécut à cette table rase. Même réduit en
cendres dans le brasero de ma mère, il était encore là, dans ma mémoire.
Pour m’en débarrasser, je le glissai un jour de l’an 1953 dans mon
premier roman, Le Passé simple, tel quel, sans passage à la ligne. Aucun
des nombreux chercheurs qui ont consacré des thèses à cet ouvrage n’a
découvert l’objet du délit. Il faut croire que je l’ai bien caché, sans le
cacher, comme la « lettre volée » d’Edgar Poe.
Roche avait refusé successivement sa nomination comme magistrat à
Casablanca, assesseur à Marrakech, président au tribunal de grande
instance à Meknès. Ce qu’il souhaitait était modeste, mais relevait de la
coquecigrue selon sa hiérarchie : juge au bled dans le pays des Berbères,
selon le droit coutumier. Un matin, il s’embarqua à bord d’un cargo
espagnol en partance pour les Antilles. Il ne laissa pas beaucoup de
regrets parmi ses compatriotes. Mes copains français revinrent au parc
Murdoch. Mais je n’étais plus poète. Nous étions en novembre 1942.
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Geneviève.
Ce fut la première, sentimentalement et peut-être bibliquement. Elle
avait vingt-six ans, moi dix-huit. Son prénom était Geneviève, je
l’appelais Ginou. Si, en cet instant où j’évoque sa mémoire, il m’était
donné le pouvoir de la revoir telle qu’elle était en 1945, je dirais qu’elle
n’était pas belle. Je la trouvais réellement belle avec mes yeux d’autrefois.
Mais je m’aperçois que j’anticipe.
Un Junker 52 avait été transformé à la hâte en avion de ligne. Sept
sièges, cinq passagers, deux moteurs à hélice, un seul pilote. Nous avions
fait escale à Perpignan pour la nuit, dans un hôtel dont je ne garde que
des souvenirs mobiliers : le lit était un mastodonte style Régence,
l’édredon laissait échapper par un trou quelques duvets d’oiseau. Le
matin, on nous avait servi au comptoir un petit déjeuner : pain noir et
spongieux avec une coquille de beurre pour chacun, du café à volonté.
J’avais pris une gorgée de café et je l’avais recrachée aussitôt (Bien plus
tard, je sus qu’il s’agissait d’orge torréfiée à la décoction de laquelle on
avait ajouté une rasade de gnole du pays.) À l’aéroport du Bourget, j’avais
exhibé fièrement mon passeport tout neuf : couverture brune – disons
basanée –, avec les mentions suivantes : « Nationalité : Protégé
Français », « Profession : étudiant », « Taille : 1 m 80 », « Yeux : pers »,
« Signe particulier : néant. » En page 3 du document, un visa d’entrée en
France, valable neuf mois.
L’essence était rare en France, contrairement à chez nous. Un taxi à
gazogène sinua dans Paris, me déposa avenue Victor-Hugo chez l’oncle de
mon copain Tchitcho. Une chambre avait été retenue à mon nom dans un
hôtel bourgeois, rue de la Pompe. Tchitcho avait fait pour le mieux :
l’hôtel comportait un restaurant où, moyennant finances, je pouvais
prendre tous mes repas sans tickets de ravitaillement. Pour y avoir droit,
je devais me faire inscrire à la mairie du XVIe arrondissement. Vu ma
tranche d’âge, j’obtiendrais des tickets supplémentaires pour le chocolat
et le vin, en tant que J3. Je ne comprenais pas grand-chose à ces
explications administratives. Ce soir-là, je fis un dîner moyen : du potage,
un bifteck que je mâchai en trois bouchées et quelque chose qui s’appelait
un flan – avec pour accompagnement la quantité maximum de pain,
cinquante grammes. Pour siroter une tasse de vrai café, j’allumai une
cigarette américaine, une Raleigh. J’en tirai deux ou trois bouffées
comme à l’accoutumée, puis je l’écrasai dans le cendrier. Le maître
d’hôtel surgit, escamota le cendrier et m’en apporta un autre, tout propre.
Du coin de l’œil, je le vis glisser le mégot dans une poche de son gilet.