Cours N°04
Cours N°04
Cours N°04
La notion d’implicitation
Le philosophe britannique Herbert Paul Grice (1913-1988) illustre en 1967 – comme Austin en 1955 – le
cycle des William James Lectures de Harvard ; la teneur de ces conférences est résumée dans un article de 1975
intitulé « Logic and Conversation » (traduction française « Logique et conversation », 1979). Grice publie ensuite
l'ouvrage Studies in the Way of Words (1989). Si Grice, comme Austin, fait partie des philosophes de l'École
d'Oxford, cependant il oriente nettement l'étude du langage vers les sciences cognitives. En effet, il intègre dans
le processus d'interprétation des phrases deux notions essentielles : l'état mental, c'est-à-dire les intentions des
interlocuteurs au moment de la communication, et l'inférence, c'est-à-dire le raisonnement déductif que les
interlocuteurs sont capables d'élaborer. Grice va en outre rendre compte de l'importance du contexte et de la
situation de communication – autant d'éléments négligés par les modèles d'Austin et de Searle.
Exemples
Mon amie est italienne.
Cette phrase peut être prononcée par des locuteurs différents et à des moments différents : la phrase reste la
même, mais elle correspond à des énoncés différents (les amies sont des personnes différentes, etc.
Le surveillant d'un examen écrit qui se déroule de dix heures à midi consulte sa montre et signale aux étudiants
: Il est midi.
Ce que dit la phrase est « Il est midi » (annonce de l'heure) ; ce que communique l'énoncé est « Il est temps de
rendre vos copies ». Bien entendu, dans d'autres circonstances, la phrase pourrait donner lieu à des énoncés
différents : « Il est temps de finir votre cours » (suggèrent les étudiants au professeur), « Tu es en retard » (si le
rendez-vous était fixé à onze heures et demie), « J'ai faim », etc.
Cette vision que Grice a du langage inaugure véritablement une des options fondamentales des
développements ultérieurs de la pragmatique, à savoir la pragmatique cognitive de Sperber et Wilson : les
principes de la pragmatique ne concernent pas la compétence linguistique (c’est-à-dire la connaissance du
locuteur quant au le fonctionnement de sa langue), mais un ensemble de connaissances et de capacités à utiliser
la langue en situation.
2. LA NOTION D'IMPLICITATION
Lorsqu'un locuteur s'exprime, il peut bien entendu dire tout bonnement ce qu'il veut communiquer.
Exemple
Le locuteur qui veut communiquer que « Les Français sont chauvins » peut dire : Les Français sont chauvins,
et la signification de l'énoncé (ce qui est communiqué) sera ici équivalente à celle de la phrase (ce qui est
dit).
Page 1 sur 7
2ème Année Master – Sémiopragmatique
- Quelle heure est-il ?
- Il est midi.
Dans le cas où il est effectivement midi, la réponse dit (par la phrase) et communique (par l'énoncé) la
même chose : l'annonce de l'heure.
Mais il est également possible de communiquer, par l'énoncé, au-delà de ce qui est dit par la phrase, au-
delà de la signification linguistique conventionnelle de la phrase : il y a alors implicitation.
Exemple
Il est midi.
Dans le cas où le locuteur est un surveillant qui désire reprendre les copies, la phrase dit « Il est midi » mais
communique « Il est temps de rendre vos copies ».
Donc, ce qui est communiqué par un énoncé, c'est ce qui est dit plus ce qui est implicité. L’interprétation
correcte d'un énoncé exige évidemment que l'interlocuteur récupère le contenu implicite (appelé aussi implicat
ou implicatitm)
Grice distingue différents types d'implicitations : les implicitations conventionnelles et les implicitations
non conventionnelles, ces dernières pouvant être conversationnelles ou non conversationnelles.
Exemples
Pierre est français, il est donc chauvin.
La convention utilisée est une conclusion (signalée par donc), et l'implicitation conventionnelle est « Les
Français sont chauvins ».
Exemples
Peux-tu / Veux-tu fermer la fenêtre ?
Dans le cas où il s'agit d'une requête formulée de façon détournée, l'implicitation conversationnelle
généralisée est « Ferme la fenêtre ».
Remarque
La notion d'implicitation conversationnelle généralisée permet de justifier la thèse d’Austin et de Searle,
selon laquelle J'affirme que la baleine est un poisson est le performatif explicite correspondant au performatif
implicite La baleine est un poisson. En effet, La baleine est un poisson a pour implicitation conversationnelle
généralisée « J'affirme que la baleine est un poisson ». En d'autres mots, J'affirme que la baleine est un poisson
(le locuteur affirme que X) et La baleine est un poisson (X) ne disent pas la même chose, mais communiquent la
même chose, à savoir X = « La baleine est un poisson ». La preuve en est que J'affirme que la baleine est un poisson
peut, tout comme La baleine est un poisson, recevoir de l'interlocuteur la réponse C'est faux, portant dans les
deux cas sur « La baleine est un poisson » (c’est-à-dire sur ce qui est communiqué), et non sur « J'affirme ».
Exemples
Il fait froid ici.
Si le locuteur souhaite que l'interlocuteur ferme la fenêtre, l'implicitation conversationnelle particulière est
« Ferme la fenêtre ».
Page 3 sur 7
2ème Année Master – Sémiopragmatique
Le cas particulier de Pierre renvoie à une vérité générale, et l'implicitation conversationnelle particulière
est « Les Français sont chauvins ».
Il est midi.
Dans le cas où le locuteur est un surveillant qui désire reprendre les copies, l'implicitation conversationnelle
particulière est « Il est temps de rendre vos copies ».
Remarque :
Tout comme Searle admet l'existence, à côté des règles constitutives de l'acte illocutionnaire, de règles
normatives d'ordre social portant sur des comportements ou des actions qui existent indépendamment d'elles,
Grice évoque une implicitation non conventionnelle et non conversationnelle, qui dépendrait d'une série de
règles esthétiques, sociales, morales... (par exemple la règle de politesse : « il faut être poli » et dont le locuteur
pourrait se servir pour exercer une influence sur l’interlocuteur.
Dans certains cas (par exemple Pierre est français... il est chauvin), il peut sembler difficile de déterminer si
l'on a affaire à une implicitation conversationnelle particulière ou à une implicitation conversationnelle
généralisée. Tout dépend en effet du degré d'évidence que revêt pour l'interlocuteur l'implicitation mise en jeu.
Dans le contexte cité, il est évident que Peux-tu / Veux-tu fermer la fenêtre ? est une requête et non une
interrogation ; en revanche, Il est midi (au sens de « Il est temps de rendre vos copies ») nécessite un raisonnement
qui de prime abord n'a rien d'évident – sauf pour le surveillant et les étudiants, pour qui la formule est au
contraire banale.
Cela revient à considérer qu'implicitations conversationnelles généralisées et implicitations
conversationnelles particulières ne relèvent pas de deux catégories bien distinctes, mais s'échelonnent plutôt
selon un continuum allant du plus conventionnel (Peux-tu / Veux-tu fermer la fenêtre ?) au moins conventionnel
(Il est midi = « Il est temps de rendre vos copies »). Dès lors, nombreux sont les énoncés (Pierre est français... il
est chauvin.) qui se situent dans la partie médiane de ce continuum et sont donc susceptibles (en fonction
notamment du contexte, de l'identité des intervenants, etc.) de répondre à l'une ou à l'autre analyse
(généralisation vs particularisation). Bien entendu, plus l'implicitation est généralisée, moins il est besoin du
contexte pour l'interpréter ; plus l'implicitation est particulière, plus le recours au contexte est nécessaire (voire
indispensable) à une interprétation satisfaisante. C'est pourquoi cette notion de continuum pourrait être élargie
aux implicitations conventionnelles ; en effet, on notera que dans l'interprétation de Valentine divorce, mais Serge
en est ravi, le contexte n'est pas complètement sans importance : il permet de déterminer si le sens de l'énoncé
est « Le locuteur ne s'attendait pas à ce que Serge en soit ravi », ou « Valentine, elle, n'en est pas ravie », ou
encore « Le locuteur, lui, n'en est pas ravi ».
II est impossible de substituer à l'expression qui véhicule une implicitation conventionnelle une expression
synonyme (c’est-à-dire qui ne modifie pas les conditions de vérité de l'énoncé) sans supprimer ipso facto cette
implicitation : l'implicitation conventionnelle est dite détachable. Par contre, l'implicitation conversationnelle
(généralisée ou particulière) subsiste même si on remplace l'expression qui la déclenche par une expression
synonyme : l'implicitation conversationnelle est dite non détachable.
Exemples
Implicitation conventionnelle détachable :
Martin est parvenu à te convaincre.
→ Martin a obtenu ton accord.
L'implicitation « Martin a essayé de te convaincre » disparaît.
Il est midi.
→ Il est douze heures.
L'implicitation particulière « Il est temps de rendre vos copies » se maintient.
Page 5 sur 7
2ème Année Master – Sémiopragmatique
L'implicitation conventionnelle ou implicitation lexicale est stable en ce sens qu'elle est déterminée
conventionnellement par la signification des mots et la forme de la phrase : elle ne connaît donc qu'une seule
interprétation. L'implicitation conventionnelle est déterminée. L'implicitation conversationnelle ou implicitation
discursive en revanche revêt une certaine instabilité. En effet, si l'implicitation conversationnelle généralisée est
véhiculée par une forme linguistique courante et reconnaissable (c’est-à-dire dont les interlocuteurs connaissent
le rôle discursif), et dont l'interprétation est donc peu susceptible de grandes variations, l'implicitation
conversationnelle particulière peut, elle, être véhiculée par n ' importe quelle forme linguistique, puisqu'elle est
déclenchée par la relation entre l'énoncé et certains éléments d'ordre contextuel. L'interprétation qui peut en
être donnée n'est donc pas fixée une fois pour toutes : l'implicitation conversationnelle est indéterminée.
Naturellement, plus la forme linguistique est usitée, plus grand est le degré de détermination de l'implicitation
conversationnelle ; moins la forme linguistique est usitée, plus grand est le degré d'indétermination de
l'implicitation conversationnelle.
Exemples
Implicitation conventionnelle déterminée :
Pierre est français, il est donc chauvin.
« Tous les Français sont chauvins » : indétermination nulle.
Selon Grice, les implicitations (exception faite de l'implicitation non conventionnelle et non
conversationnelle) mettent en œuvre le principe de coopération ainsi que quatre maximes, qu'il
appelle maximes conversationnelles :
1. La maxime de quantité
Chaque intervenant doit donner autant d'information que nécessaire et pas plus : un manque
d'informations est préjudiciable à la communication, mais une pléthore d'information peut faire
dévier la conversation vers des points de détail, ou amener l'interlocuteur à conclure à tort que
cet excès est dû à une raison particulière.
2. La maxime de qualité
Toute contribution doit répondre aux conditions de véridicité et de bien-fondé : chaque
intervenant doit être sincère (donc ne pas mentir), et parler à bon escient, c'est-à-dire avoir de
Page 6 sur 7
2ème Année Master – Sémiopragmatique
bonnes raisons (des preuves) pour soutenir ce qu'il affirme. Un énoncé véridique et fondé est donc
plus convaincant qu'un énoncé qui serait seulement l'un ou l'autre.
3. La maxime de relation ou de pertinence
Chaque intervenant doit être pertinent, parler à propos, c’est-à-dire émettre des énoncées
en relation avec ses propos énoncés et avec ceux des autres intervenants.
4. La maxime de manière ou de modalité
Cette dernière maxime ne concerne plus ce qui est dit, mais la manière dont les choses sont
dites : chaque intervenant doit s’exprimer clairement, sans obscurité ni ambiguïté, avec concision
en respectant l’ordre propice à la compréhension des informations fournies (par exemple l’ordre
chronologique pour rapporter une succession d’événements).
Références
Bracops, M., 2010, Introduction à la pragmatique, Éditions Duculot, Bruxelles
« La linguistique de l’énonciation », Encyclopeadia Universalis, 2006.
Page 7 sur 7
2ème Année Master – Sémiopragmatique