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Alain Touraine, "Identité Et Modernité." (1996)

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Alain TOURAINE

Sociologue, directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales

(1996)

“Identité et modernité.”

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jean-marie_tremblay@uqac.ca
Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"


Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 2

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teurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bé-


névole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Alain TOURAINE

“Identité et modernité.”

Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ,


Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ.
Modernité et postmodernité au Québec, pp. 11-19. Québec: Les Pres-
ses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp.

[Autorisation formelle accordée le 2 novembre 2010, par le direc-


teur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de dif-
fuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriel : denis.dion@pul.ulaval.ca
PUL : http://www.pulaval.com/
touraine@ehess.fr

Polices de caractères utilisée : Comic Sans, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Micro-


soft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée le 6 janvier 2011 à Chicoutimi, Ville de Saguenay,


Québec.
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 4

REMERCIEMENTS

Nous sommes infiniment reconnaissants à la direction des


Presses de l’Université Laval, notamment à M. Denis DION,
directeur général, pour la confiance qu’on nous accorde en
nous autorisant la diffusion de ce livre, — LES FRONTIÈRES
DE L’IDENTITÉ. Modernité et posmodernisme au Québec.
Québec : PUL; Paris : L’Harmattan, 1996, 374 pp.— dans Les
Classiques des sciences sociales.

Courriel : denis.dion@pul.ulaval.ca
PUL : http://www.pulaval.com/

Jean-Marie Tremblay,
Sociologue,
Fondateur, Les Classiques des sciences sociales.
6 janvier 2011.
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 5

Alain TOURAINE
directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

“Identité et modernité.”

Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ,


Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ.
Modernité et postmodernité au Québec, pp. 11-19. Québec: Les Pres-
ses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp.
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 6

[11]

Alain TOURAINE

“Identité et modernité.”

Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ,


Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ.
Modernité et postmodernité au Québec, pp. 11-19. Québec: Les Pres-
ses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp.

Je voudrais, reprenant le titre du colloque « Identité et moderni-


té », me limiter, puisque c'est une introduction, à une interrogation
sur une démarche à laquelle nous sommes habitués, mais dont je viens
d'entendre à l'instant que certains la remettaient en cause, ce qui me
semble tout à fait pertinent, je veux dire la construction de couples
d'opposition et plus précisément sur notre manière de définir un fait
social en le plaçant sur l'axe. « tradition-modernité » (que chacun re-
formule à sa façon). Ce qui suppose que nous vivons l'inversion d'une
dimension considérée comme fondamentale, le passage d'une société
d'ordre, hiérarchisée et intégrée à un réseau d'échanges entre indivi-
dus libres. L'idée de modernité, plus encore que l'opposition de deux
types de sociétés, est ou a été la jubilation de la destruction de l'or-
dre. Elle fut pensée comme le passage d'une société de reproduction à
une société de production, de l'immobilité à la mobilité, de l'ordre au
mouvement, comme on disait au XIVe siècle. C'est ce que suggère Du-
mont lorsqu'il oppose le holisme et l'individualisme, même si, comme
Weber, il s'inquiète de cette modernité. Sa formule est plus extrême
que l'idée de passage du statut au contrat, de l'ascription à l'achieve-
ment ou que les patterns variables de Talcott Parsons. Ce qui me sem-
ble l'expression pratique la plus typique de cet individualisme, c'est le
suffrage universel. Il n'y a pas beaucoup de traits de nos sociétés mo-
dernes qui soient aussi généralement acceptés : plus personne n'ose,
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 7

quitte même à organiser les élections ou à bourrer les urnes, ne plus


faire voter tout le monde. C'est donc que cela a une valeur plus que
symbolique, très essentielle. Et qu'est-ce que c'est que le suffrage
universel ? Je m'appuie sur cet exemple parce que Pierre Rosanvallon
vient de publier un livre intéressant sur l'histoire du suffrage univer-
sel, [12] Le sacre du citoyen où il montre très bien comment, au-delà
de cette espèce de fausse route qu'a été le citoyen-propriétaire, la
grande réalité fut bien de définir un individu politique, un être politi-
que, déshabillé de toutes ses caractéristiques sociales et culturelles
particulières 1 . C'est cet individu absolu, désocialisé, décommunautari-
sé, qui fut le principe de construction d'un social totalement nouveau,
que les Français et les Américains ont appelé la nation ou encore la
République, la société créée par les hommes à partir de rien, au sens
de Hobbes et évidemment de Rousseau, construction d'un ordre repo-
sant sur la souveraineté de cette abstraction sans contenu qu'on ap-
pelle le peuple, ou mieux la nation, où les droits civils sont renforcés
par les droits politiques, ce qui constitue un ordre, qui est celui de la
volonté et celui de la raison.

Pourtant, au moment même où les choses ont l'air de se figer dans


un jacobinisme postrousseauiste, on est déjà engagé dans la voie qui va
faire de la modernité le monde de la variété, de la liberté, de la diver-
sité ou, pour me référer à celui qui, le premier, utilisa vraiment le
thème de la modernité, Baudelaire, le monde où l'éternel est dans
l'instant.

Aujourd'hui, parler de modernité signifie qu'on sort du monde


congelé des régimes autoritaires : ça se remet à bouger, les gens, les
capitaux, les idées bougent. L’idée d'une société rationnelle est une
utopie relativement pauvre par rapport à l'inspiration fondamentale de
l'idéologie de la modernité qui est le mouvement, la destruction créa-
trice (à la Schumpeter). La démocratie consiste à pouvoir tout remet-
tre en cause : rien n'y est joué une fois pour toutes, et dans les défi-

1 Rosanvallon, Pierre (1992), Le sacre du citoyen : histoire du suffra-


ge universel en France, Paris : Gallimard.
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nitions classiques de la démocratie, la chose importante, ce n'est pas


seulement l'élection des gouvernants par les gouvernés, c'est l'élec-
tion pour des périodes limitées de ces gouvernants : on remet tout sur
la table tout le temps. Telle est la quintessence de l'idée spontanée de
la modernité.

De l'image d'un ordre qui repose sur la tradition et sur la parole di-
vine, on passe à cet individualisme qui est, je le répète, la destruction
de tout principe d'ordre et la porte d'entrée dans le monde de la vo-
lonté, de la liberté. On pourrait presque dire, mais ceci m'écarterait
pour l'instant de mon propos, que la modernité a été conçue comme le
passage de l'ordre du social à l'ordre du politique.

Je voudrais présenter trois propositions qui s'écartent de cette


vision.

La première proposition est que la modernité n'est pas le rempla-


cement de la communauté par l'individu, mais la dissociation du monde
de l'individu et de la subjectivité et du monde de la société. Il ne
s'agit pas du passage de A à B, mais du passage de la fusion de A et de
B à la séparation de A et de B.

La deuxième proposition est que le grand modèle classique de la


modernité, tel que je viens de l'évoquer, appartient encore pour l'es-
sentiel au modèle ancien, je veux dire au modèle dominé par la corres-
pondance entre l'individu et la société, au sens où je dirais, en parlant
comme Benjamin Constant ou comme Auguste Comte, que la Révolution
française appartient encore au monde de la liberté des Anciens et non
pas au monde de la liberté des Modernes. Cette dissociation, cette
rupture dont je parle et qui m'apparaît comme la charnière [13] essen-
tielle dans notre histoire, ne se produit pas au début des temps mo-
dernes, mais plutôt à la fin du XIXe siècle.
Je tire de ces deux propositions une troisième, qui concerne notre
tâche intellectuelle et pratique. Si nous admettons que ce qui caracté-
rise notre Modernité, notre contemporanéité, c'est la séparation de
l'individu et de la société, je pense que la grande affaire aujourd'hui
n'est pas d'ajouter à cette séparation, mais au contraire de rappro-
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 9

cher ce qui a été séparé, et si je le dis, ce n'est pas seulement comme


une opinion personnelle, c'est parce que je crois que c'est le thème
central de la sociologie contemporaine. Il me semble que – je cite au
hasard – Alexander, Giddens, Habermas, comme moi-même et beau-
coup d'autres, nous réfléchissons tous sur la manière de rétablir des
liens entre le système et les acteurs.

Revenons un instant à la société traditionnelle : c'est une société


qui confond l'ordre impersonnel du monde et une intention personnelle,
que ce soit celle d'un dieu créateur ou celle d'un daimon individualisé.
Si je prends des formes élémentaires de vie sociale, une société com-
munautaire, une tribu, une ethnie, elles se définissent par une histoire
particulière, des ancêtres, des mythes de création, des dieux particu-
liers, des canaux personnalisés de rapports avec le sacré, mais c'est
en même temps une communauté hiérarchisée que j'aurais aimé que
Durkheim appelle une solidarité organique. La pensée, la culture de ces
sociétés reposent sur l'enchantement d'un monde rationnel. Nous ne
sommes pas passés d'un monde religieux irrationnel à un monde désen-
chanté rationnel. Le monde religieux a toujours été un monde rationnel
et le dieu auquel on recourait avait créé un ordre que la science décou-
vre. La création de la politique moderne, c'est aussi la création d'un
ordre rationnel, un rational choice des individus qui vont décider de
donner le pouvoir à Léviathan et c'est, d'autre part, un monde indivi-
dualiste. C'est à la fois la société absolue, l'ordre absolu, le Contrat
social, c'est l'identification de la rationalité du choix individuel et de
la volonté générale, c'est l'identification de l'individuel et du général.
L’expérience culturelle qui nous a le plus unis, c'est la peinture floren-
tine, c'est la juxtaposition, c'est la parenté de l'architecte mathéma-
ticien Brunelleschi et de Botticelli, c'est-à-dire que la beauté, que
nous retrouvons chez Michel-Ange ou chez Léonard, est la valeur cen-
trale comme lieu de fusion de la subjectivité, du goût, de la raison et
de l'ordre : je prends plaisir à l'ordre, et j'y trouve le plaisir de ma
libération. Telle a été conçue la société moderne. Les grandes pensées
historiques ou de philosophie de l'histoire du XIXe siècle reposent sur
cette notion du Sujet historique. Tout l'intérêt de Comte, par exem-
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 10

ple, est l'identification de cette vision positiviste avec la religion de


l'humanité, et la séduction de Michelet vient de ce qu'il a eu une vision
rationaliste d'un personnage qui est la France ; on peut évoquer aussi
Herder. Pourquoi est-ce que le marxisme a été important et pourquoi
les théories du développement ont-elles été importantes ? Pour cette
raison fondamentale que nous avons presque tous cru que le mouve-
ment pour la justice et pour les droits – au niveau social, de classe,
national ou autre – et les lois du développement [14] historique, le
monde de l'action et le monde de la nature des choses, étaient les
deux phases d'une même réalité. La pensée traditionnelle, c'est cette
pensée de la fondamentale correspondance de l'homme intérieur et du
monde extérieur. Ce qu'on traduit en sociologie par la correspondance
de l'institution et de la motivation, qui permet la socialisation et, par
là même, l'individuation. C'est ça, la société traditionnelle, et la diffé-
rence entre les Grecs, les Chrétiens et le monde moderne ou le monde
des révolutions politiques du XVIIe au XIXe siècle, est faible. Il s'agit
du même monde.

Cet ordre à la fois rationnel et finalisé s'est rompu et c'est de cela


qu'il faut parler maintenant. Permettez-moi de redire en deux phrases
ce sur quoi nous avons tous réfléchi à la suite de l'école de Francfort.
C'est d'abord que la raison est devenue pouvoir, avec l'industrialisa-
tion, avec ce qu'on a appelé la rationalisation. Et, d'autre part, que le
gouvernement, la politique, sont devenus volontaristes depuis cette fin
du XIXe siècle que j'évoquais. Aujourd'hui, la politique, le développe-
ment, c'est faire du neuf avec du vieux, ce n'est pas casser le vieux
pour laisser passer le neuf, ouvrir les marchés et faire un Zollverein
qui entraîne l'union politique : ce qui a entraîné le renversement de
l'idée de nation, que j'évoquais comme étant la modernité politique et
qui se renverse contre la modernité à partir de la fin du XIXe siècle. Il
est vrai qu'elle s'était un peu retournée à certains moments contre
elle, mais quand même, en Bohême, en Hongrie ou dans l'ensemble des
pays danubiens et naturellement en Amérique latine où on était dans le
droit fil de la révolution américaine et de la Révolution française, la
nation était bien l'agent de la modernité ; tandis qu'à partir de l'évo-
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 11

lution et de la naissance du nationalisme en Allemagne, en France et


ailleurs à la fin du XIXe siècle, on voit cette subjectivité politique en
appeler au particulier contre le général et, très rapidement, en parti-
culier, dans le cas européen – et c'est évidemment ce qui nous a le plus
impressionnés –, devenir antisémite, dans la mesure où le Juif était
universel. Étant donné la transformation de la condition des Juifs en
Allemagne et dans l'empire austro-hongrois, le nationalisme des vieil-
les catégories germaniques ou hongroises tout comme françaises se
porta contre la modernité maudite du Juif.

Pour un historien sociologue, ce qui a été le plus impressionnant,


c'est la rupture de cette alliance de la subjectivité d'une nation, d'une
catégorie sociale et de la modernité. Le marxisme-léninisme a été le
plus grand phénomène politique du XXe siècle parce qu'il a été le som-
met de la fusion moderniste de la volonté d'un être national ou social
et du mouvement de l'histoire, union qui s'est cassée : d'un côté, cer-
tains sont devenus kroutchéviens, social-démocrates ou capitalistes et
d'autres sont devenus nationalistes ou d'un intégrisme national ex-
trême. Vous pouvez suivre cette ligne de fracture, qui part de l'Amé-
rique du Sud, traverse l'Afrique et monte en Asie, entre un nationa-
lisme extrême devenu culturel et un modernisme ou une modernisation
autoritaires. Là encore, je ne m'étends pas, j'ai voulu simplement vous
donner en quelques mots une image de ce que je crois être la situation
que nous vivons : cette extrême rupture, cette dissociation, qui fait
que nous avons, d'un côté, le monde [15] des échanges et, de l'autre, le
monde des essences, d'un côté, le monde des signes et, de l'autre, le
monde du sens, d'un côté, le monde de l'économie, de l'autre, le monde
des cultures, c'est-à-dire des identités. C'est fini : la grande alliance
de l'identité-modernité est rompue, c'est l'une contre l'autre. Ce fut
le moment, pour des raisons bien superficielles, où F. Fukuyama et
d'autres ont développé l'idée que le monde s'unissait autour d'un mo-
dèle général qui était le modèle occidental – comme il se doit, car habi-
tuellement, les modèles à valeur universelle sont ceux de la nation à
laquelle appartient celui qui écrit –, que l'économie de marché, la dé-
mocratie libérale, la sécularisation et la tolérance triomphaient par-
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 12

tout. De manière directement opposée, je dirai que ce qui domine, ce


qui définit le monde d'aujourd'hui, c'est la rupture, la dualisation, et
ce n'est pas par hasard que j'emploie des termes qui ont d'abord été
élaborés par des Latino-Américains, qui, peut-être parce qu'ils sont un
peu la classe moyenne du monde, pensent plutôt mieux que les autres
l'ensemble des changements du monde. Notre monde est en voie de
dualisation, pas seulement entre riches et pauvres, entre in et out,
mais aussi entre les signes de la participation au monde des échanges
de biens, de services ou d'information et, d'autre part, le repli sur
l'identité menacée. Nous vivons tous, à tous les niveaux, individuel, ur-
bain, national, planétaire, dans ce monde de l'extrême rupture. La
grande affaire, c'est, pour prendre la phrase cent fois répétée sur la
fin des grands récits, des narratives, la dissociation de l'action, la dis-
sociation de la culture et de l'histoire, qui va bien au-delà de la criti-
que de l'historicisme. Si l'on entend modernité au sens que j'ai indi-
qué, je crois que les postmodernes ont raison de dire que, eux, se pla-
cent vraiment dans la rupture avec cette tradition millénaire.

En tant que sociologue, pourquoi est-ce que je ne peux pas accepter


une réponse comme celle-là ? Pour une raison brutale ; c'est que cette
séparation de l'univers des échanges et des mondes culturels, des
identités culturelles, cette séparation veut dire la domination des
identités culturelles par le monde des échanges. Et quand j'ai parlé de
dualisation, dois-je rappeler que tous ceux qui ont parlé de dualisation
ont voulu montrer les rapports de domination entre les deux sociétés,
la société du centre et la société de la périphérie : elles ne sont pas
différentes de nature, il y en a une qui commande l'autre et la fait
fonctionner dans sa logique personnelle. Si vous ne voulez pas que nous
soyons entraînés dans la barbarie, il faut refuser la dissociation abso-
lue des signes et du sens. Car à partir du moment où nous sommes dans
un monde d'échanges planétaires, globalisés, nous avons, nous, par
exemple, dans le genre de pays où nous vivons, une énorme classe
moyenne qui rassemble 70 % de la population, 10 % de riches qui profi-
tent des marchés et 20 % (qui seront probablement 25 % dans quelque
temps), qui, eux, sont des exclus. Quelle formidable régression depuis
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 13

l'époque bénie où on avait des conflits de classe, c'est-à-dire où il y


avait appartenance aux mêmes orientations culturelles de gens qui se
battaient sur l'appropriation des moyens de production : quelle inté-
gration entre eux ! Ils croyaient aux mêmes choses, ils avaient la mê-
me vision de [16] l'histoire et la même morale sexuelle, la même cultu-
re, mais ils étaient en désaccord socialement, politiquement et encore
souvent sur des problèmes socioéconomiques seulement ; tandis que
lorsqu'on dit « intégrés et exclus », c'est quand même beaucoup plus
grave que patrons et ouvriers. Être dehors, c'est plus grave qu'être en
bas.

C'est pourquoi je nous appelle, nous gens des sciences humaines, à


réfléchir sur les formes d'une recomposition du monde. Cette orienta-
tion s'oppose à deux conceptions qui m'apparaissent inadaptées au
problème que je viens de poser. La première est la conception libérale,
qui dit : la combinaison est très simple entre la spécificité et la varié-
té des demandes culturelles et les règles de fonctionnement du mar-
ché ou les règles de procédure de la vie politique. Nos sociétés, déli-
vrées de toute transcendance, de tout principe d'ordre, sont des so-
ciétés d'échanges, et la politique sociale se borne à assurer les échan-
ges. Ce que nous demandons seulement au citoyen, c'est de respecter
la Constitution. Je me demande en quoi cette conception, si importante
qu'elle soit, nous apporte un remède à la dualisation et à la désintégra-
tion dont je parlais. Il faut donc recourir à un discours plus fort que
celui-là, qui ne se borne pas à demander le respect des procédures.
Dans la grande pensée libérale britannique contemporaine en sciences
politiques, à la Isaiah Berlin, il y a prise en considération du contenu.
L’idée forte qui domine donc aujourd'hui, c'est l'idée que la combinai-
son de l'unité et de la diversité, de la majorité et des minorités, ne se
limite pas à la circulation des biens culturels et à leur diversité, à leur
autonomie, que ce que chacun doit reconnaître, ce n'est pas le contenu
d'une orientation culturelle, c'est le fait, la présence de l'orientation
culturelle, c'est la conviction, c'est l'authenticité, c'est l'engagement
et la sincérité de l'engagement moral ou social. C'est ce qui crée un
monde de communication, cette reconnaissance chez l'autre, qui reste
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 14

l'autre, de l'engagement pour des valeurs. Mais j'ai la plus grande dif-
ficulté à comprendre à quel type de fonctionnement social une telle
position fait référence. Je prends un exemple qui concerne le statut
de la femme. La compréhension des orientations culturelles de l'autre
doit-elle conduire oui ou non à accepter légalement l'excision ou à sé-
parer garçons et filles dans les écoles ? Le débat est ouvert, des pro-
cès ont lieu, des ethnologues naturellement témoignent en faveur de
l'excision et les sociologues contre. Qui a raison ? Nous nous sommes
trouvés en France devant un problème limité, mais qui a provoqué un
débat essentiel à propos de trois filles qui voulaient garder leur hid-
jab. Des gens qui avaient travaillé ensemble (J'avais beaucoup de liens
à cette époque-là – que j'ai encore – avec une association qui s'appelle
SOS Racisme) se sont divisés et en sont quasiment venus aux mains.
Nous avons en France deux grandes associations de défense de l'école
laïque, l'une qui s'appelle la Ligue des Droits de l'Homme et l'autre la
Ligue de l'Enseignement ; elles ont pris des positions diamétralement
opposées. Donc, je dois dire qu'ici, je ne vois pas les réponses que l'on
me donne à ce problème réel qui est la combinaison d'un certain uni-
versalisme et d'une certaine diversité des cultures. Les solutions of-
fertes me semblent [17] osciller d'une démocratie procédurale à un
multiculturalisme de fait sans construire la possibilité de communica-
tions sociales.

Ce qui m'amène à introduire le thème central du Sujet. Mais en


m'exprimant de manière assez différente de celle dont je me suis ex-
primé dans mon livre. Je voudrais définir l'idée de Sujet moins comme
une des tendances, des composantes, d'une culture moderne que com-
me un recours contre la rupture, la dissociation dont je viens de parler
en des termes aussi extrêmes que j'ai pu. Je ne vois personnellement
pas d'autre réponse à ce problème de la rupture que l'idée qu'aujour-
d'hui, l'union ne se fera plus par un garant méta-social, un dieu
d'amour et de raison, une politique des droits individuels et de la na-
tion, expression politique de la modernité ; elle ne se fera plus non plus
par cette formidable association que j'évoquais tout à l'heure entre la
volonté ouvrière de justice et la libération des forces productives, des
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 15

rapports sociaux de production. La recomposition du monde ne peut se


faire qu'autour du thème du Sujet individuel, c'est-à-dire que le Sujet
n'est pas défini autrement que par le travail de recombinaison de la
rationalité instrumentale et de la mémoire culturelle, que le Sujet
n'est rien d'autre que la libération d'un territoire autonome contre à
la fois le pouvoir absolu de l'instrumentalité du marché et des techni-
ques et contre le pouvoir de la subjectivité, de la culture, devenue elle
aussi pouvoir. Autrement dit, et pour le dire en un mot très simple-
ment – le Sujet se définit par le double travail de libération de la rai-
son et d'une culture des pouvoirs qui se sont emparés d'elle. C'est
pourquoi je dis que le Sujet est le principe de tout mouvement social.
Je veux dire que, pour moi, l'affirmation de base, c'est que le Sujet
ne se constitue pas par une affirmation, mais par un double refus. Je
ne dis pas que cela est suffisant, je dis : il se constitue ainsi, il devient
possible, c'est sa condition d'existence. C'est pourquoi j'ai dit : le Su-
jet est un dissident. Et c'est à partir de là seulement qu'il peut se
donner un contenu positif que je veux très rapidement évoquer et qui a
trois aspects principaux. Le premier, auquel je crois ne pas avoir porté
une attention suffisante, malgré le recours à Freud, c'est amor sui. Je
me suis contenté de parler de narcissisme secondaire et un certain
nombre de mes interlocuteurs m'ont dit que c'est bien du narcissisme
lui-même qu'il faudrait parler ici, mais je n'en suis pas convaincu. Ce
qui est vrai, c'est que le Sujet n'est pas seulement un mouvement so-
cial, il est aussi libido, appuyé sur un territoire, un espace à partir du-
quel il va se constituer, et qui est un espace de plaisir. Et ensuite,
comme chacun le sait, dans ce monde d'instrumentalisation, il n'y a pas
de Sujet qui puisse être constitué pour lui-même s'il ne se constitue
pas à travers la reconnaissance comme Sujet d'un autre qui reconnaît
à son tour l'individu comme Sujet, c'est-à-dire à la fois, si je puis dire,
comme libération et comme libido. Mais je veux en venir à ce qui est
plus directement lié aux préoccupations abordées dans ce colloque.
L’image que je viens de donner très brièvement du Sujet, dont j'ai dit
qu'il était un travail, est qu'en lui, la logique de la rationalité instru-
mentale, celle de l'héritage ou de la mémoire culturelle, et celle de la
liberté personnelle, sont des éléments qui ne parviennent jamais à [18]
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 16

l'unité. C'est là que devient complète la rupture avec l'image de la mo-


dernité qui est toujours celle de la victoire finale, des lendemains qui
chantent, des lendemains de la raison ou de la nation. Je crois que s'il
y a une expression concrète de notre modernité et qui l'oppose au
monde ancien qui a dominé jusqu'à la fin du XIXe siècle, c'est bien ce-
la. Après le monde que nous avons vécu, et qui a été dominé par l'af-
frontement de la dictature, du totalitarisme communiste de l'objecti-
vité et du totalitarisme nazi, intégriste ou nationaliste de la subjecti-
vité. Et il faut admettre devant ces immenses cataclysmes sur lesquels
je reviendrai pour terminer qu'il est absurde de penser que les élé-
ments éclatés vont pouvoir se recomposer comme un puzzle et que
l'homme complet, l'homme de l'avenir, est arrivé. Chacun de nous re-
présente une tentative particulière et limitée pour recomposer le
monde, pour unir le passé et l'avenir, l'identité et la liberté. C'est
pourquoi j'aime la belle expression de Charles Taylor, défendant la
politics of recognition. Mais cette reconnaissance, si c'est la recon-
naissance de la différence, elle ne me fait pas avancer ; si c'est la re-
connaissance du fait que nous sommes tous des êtres humains ration-
nels ou des enfants de Dieu, je ne suis pas plus avancé. Ce qu'il s'agit
de reconnaître, c'est que nous jouons tous au même jeu, que toute
culture est un effort toujours un peu réussi, toujours un peu échoué,
pour intégrer rationalité instrumentale, identité culturelle et liberté
du Sujet individuel. Et, par conséquent, pour combiner la diversité des
cultures et l'unité d'une référence à la rationalité sans laquelle il n'y a
pas de résistance à la ségrégation, au racisme et à la guerre.

Cela me conduit à dire que la démocratie n'a pas, ne peut pas avoir
de principe unique. Elle est la condition institutionnelle du travail du
Sujet individuel ou collectif : en effet, lorsque nous parlons de démo-
cratie, nous rencontrons toujours trois voies principales dans la pensée
et l'action démocratique : la voie anglaise, l'américaine et la française.
Lorsque j'insiste sur la représentation, donc sur le pluralisme, et sur
le lien entre politique et social, ce qui est la voie française, j'insiste
aussi sur la rationalité instrumentale, sur les intérêts, sur les rapports
d'intérêts et la représentation des intérêts. Si je parle surtout de
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 17

citoyenneté et de participation, c'est le langage sinon de l'Amérique,


du moins de l'Amérique de Tocqueville ou du tocquevillien Robert Bel-
lah, ce qui est ici l'équivalent de ce que j'ai appelé l'identité culturelle
et, enfin, lorsque l'on revient à la limitation du pouvoir de l'État au
nom de droits fondamentaux, on est dans la tradition britannique.
C'est dire que, contrairement à mes compatriotes qui aiment parler de
l'exception française et de sa fin, je crois que la voie française n'est
pas plus exceptionnelle que la voie anglaise ou la voie américaine. Je
veux dire, au contraire, que l'action démocratique, le fonctionnement
d'une démocratie, consiste à mettre ensemble des principes qui sont
très opposés, très divergents, mais qui sont nécessairement liés les
uns aux autres. Mes compatriotes, en 1848, ont exprimé cela d'une
manière si claire que je la considère comme définitive ; ils ont dit : Li-
berté, Égalité, Fraternité. On n'est pas plus bref, on n'est pas plus
clair, c'est la définition indépassable [19] de la démocratie qui est le
système des relations entre ces trois termes, dont aucun n'est conce-
vable sans les deux autres, et qui ne peut jamais s'intégrer avec les
deux autres dans une sorte de synthèse générale ou équilibrée, ou de
démocratie idéale et de fin de l'histoire politique.

Ce qui veut dire deux choses : la première, c'est que le problème de


la pensée politique et de la pensée sociale, c'est bien aujourd'hui de
recombiner, dans ce monde dualisé où la dérive des continents s'accé-
lère, les éléments d'unité et de diversité. La politique consiste à gérer
la diversité, à combiner l'unité de la loi ou de la règle avec la multipli-
cité, la pluralité des intérêts, des valeurs et des droits. Ceci est évi-
demment une définition de notre champ de réflexion et d'action, qui
est à la fois complètement différent de la pensée qui reposait sur
l'idée d'un principe général, fondamental ou ultime, d'unité entre
l'universel et les particuliers. D'autre part, je pense que la tâche de la
réflexion, comme celle de l'action, c'est d'éviter la catastrophe,
d'éviter cette dissociation qui aboutit à ce que les oppositions et les
rapports de domination ne soient plus limités ou compensés par aucun
principe religieux, culturel, moral ou autre, d'appartenance commune,
de définition de l'humaine condition.
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 18

La réflexion que vous menez sur ces questions est importante pour
tout le monde parce que vous êtes in medias res, et que vous vivez
chaque jour le problème de la combinaison de l'identité et de la parti-
cipation à une modernité définie par l'ouverture, le changement, le
mouvement, la rationalité. Ce problème, qui est tellement vital, vous
l'avez géré au total extraordinairement bien, vous n'êtes pas tombés
dans l'intégrisme nationaliste et vous ne vous êtes pas noyés dans
l'océan du marché. Un hommage analogue pourrait être rendu à ceux
qui ont tenté de donner des réponses à notre problème commun, dans
des conditions plus difficiles, aux dirigeants et aux penseurs de l'Inde
et aussi à un certain nombre de Latino-Américains ; mais je voudrais
que vous soyez conscients que la réflexion, les idées, les débats que
vous menez ont aujourd'hui une importance intellectuelle et politique
très générale. Donc, bien que les hasards de l'ordre du jour de votre
colloque fassent que je parle un peu en introduction, en réalité, comme
je connais votre pays depuis un certain nombre de décennies, je vou-
drais que vous compreniez combien je suis convaincu que je dois être à
l'écoute de ce que vous allez dire parce que les problèmes que vous
vivez comme les vôtres sont aussi au centre des réflexions et des dé-
bats de l'ensemble du monde.

Fin du texte
Alain Touraine, “Identité et modernité.” (1996) 19

Notice biographique

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ALAIN TOURAINE

Alain Touraine est professeur à l'École des Hautes Études en


Sciences Sociales à Paris. Il est le directeur du Centre d'analyses et
d'interventions sociologiques (CADIS). Il est l'auteur d'un grand nom-
bre d'ouvrages portant sur la théorie sociologique, les mouvements
sociaux et l'Amérique latine. Parmi ses publications, on compte Criti-
que de la modernité (1992) et Qu'est-ce que la démocratie ? (1993).

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