Émile Bréhier - La Philosophie de Plotin-Vrin (1968) PDF
Émile Bréhier - La Philosophie de Plotin-Vrin (1968) PDF
Émile Bréhier - La Philosophie de Plotin-Vrin (1968) PDF
LA PHILOSOPHIE
DE
PLOTIN
PAR
Émile BRÉHIER
MEMBRE DE L ’INSTITUT
PROFESSEUR A LA SO R B O N N E
693
.Z7B7
1968
- *------- P A R IS
L IB R A IR IE P H IL O SO P H IQ U E J . V R IN
6, P l a c e de la S orbonne, ye
1968
L I3 R A IR IE J. VRIN, 6, PLACE DE LA SORBONNE, P A R IS V*
PLOTIN
TRENT UNIVERSITY
LIBRARY
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Kahle/Austin Foundation
https://archive.org/details/laphilosophiedepOOOObreh
BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
PLOTIN
PAR
Émile BRÉHIER
MEMBRE DE L ’INSTITUT
PROFESSEUR A LA S O R B O N N E
P A R IS
L IB R A IR IE P H ILO SO P H IQ U E J . V RIN
6, P l a c e d e l a S o r b o n n e , Ve
1968
DU MEME AUTEUR
CHAPITRE PREMIER
* **
LE S « E N N É A D E S »
* **
(1) Cf. sur ce point Cari Schmidt, Plolins Slellung zum Gnoslicismus und
kirchlichen Chrislenlhum (Texte und Untersuchungen de Harnack, 5e vol.,
année 1901).
(2) Vie de Plolin, ch. i, 1. 13, éd. Guill. Budé.
(3) Ibid., ch. xn.
(4) Cf. par exemple le portrait que Lucien a laissé de Demonax, dans l’é
crit de ce nom.
(5) Vie de Plolin, ch. ix, 1. 5-9.
(6) Ibid., ch. xi.
12 LA P H I L O S O P H I E DE P LO TIN
des amis (1) des chrétiens gnostiques. Ses deux disciples les plus
chers étaient Améliusqui sortait de l’école du stoïcien Lysimaque
et Porphyre, un Asiatique de Tyr, qui ne le connut qu’à l’âge de
32 ans, après avoir lui-même publié un important ouvrage de
philosophie religieuse, La philosophie des Oracles.
Aussi la plupart de ses cours se passaient-ils en discussions,
t II permettait, nous raconte Porphyre, qu’on lui fît des ques
tions ; et il arrivait souvent que l’ordre manquait dans son école
et qu’il y avait des discussions oiseuses. »
Cette manière libre n’était pas sans étonner ni scandaliser des
auditeurs de passage, habitués aux discours bien réglés. Une
fois, Porphyre interrogea Plotin pendant trois jours pour appren
dre de lui l’union du corps avec lame. Cette manière de procéder
déplut à un certain Thaumasius, auditeur étranger à l’école, qui
« disait qu’il voulait consigner par écrit les arguments généraux
développés dans la discussion et entendre parler Plotin lui-même ;
mais il ne pouvait consentir à ce que Porphyre fît des réponses
et adressât des questions ». « Cependant, répondit Plotin, si Por
phyre n'indique point par ses questions les difficultés que nous
avons à résoudre, nous n’aurons rien à écrire (2). »
La pensée de Plotin ne s’excite et ne s’éveille qu’à la discus
sion. Aussi, en général, le cours commençait par une lecture.
« On lisait dans ses conférences les commentaires de Sévère, de
Gronius, de Numénius. de Gaïus et d’Atticus ; on lisait aussi
des ouvrages des Péripatétieiens, ceux d’Aspasius, d’Alexandre
»* *
doivent être tirées au clair ; et, même si nous restons dans l’em
barras, nous aurons au moins le profit de connaître la difficulté
de ces questions. » Il y a là une allusion évidente à une longue
série de difficultés accumulées peu à peu : ces traités marquent
la clôture d’un débat. Dans le premier d’entre eux d’ailleurs
(§ là 6 ), il combat nettement, au sujet de l’origine des âmes,
une thèse de nature stoïcienne, mais qui cherchait à s’appuyer
sur les textes de Platon, comme si cette opinion était soutenue
par quelqu’un de ses disciples.
De là vient que la doctrine de Plotin ne s’est pas développée
partie par partie dans une suite de traités, mais que, un peu à
la manière de Leibniz, il expose presque dans chaque traité sa
doctrine tout entière sous le point de vue particulier du sujet
qu’il a à examiner.
De là aussi ses procédés particuliers de composition. L’on
sent toujours l’auditeur tout près. Il y est même présent parfois
et vient demander au maître des explications. Ainsi en un passage
(IV, 5, 8), Plotin vient de clore une discussion sur la vision des
objets à distance ; puis il ajoute : « Est ce suffisant ? Alors la dé
monstration est faite. Non ? Cherchons donc d’autres preuves. »
Ces mouvements d’auditoire sont fréquents : ainsi, une longue di
gression sur les nombres (l)est suivie de cette réflexion :« Mais on
nous prie de revenir à notre sujet », qui sonne comme un avertis
sement charitable de l’auditoire au professeur qui s’éloigne.
Quelquefois même, on voit l’auditeur un peu impatienté de l’idéa
lisme transcendant du maître et cherchant à le rappeler du ciel
[1) Enn., V, 5, 5.
LES « ENNÉADES » 17
sur la terre : « Vous mettez tout sens dessous dessous avec vos
termes pompeux ! Vous dites : la vie est un bien, l’intelligence est
un bien Et pourquoi 1 intelligence serait-elle un bien ? En quoi
celui qui pense les idées possède-t-il le bien par cette contempla
tion ? Séduit par le plaisir de cette contemplation, il se trompe
en disant qu elle est un bien, comme il se tromperait en disant
que la vie est un bien. Elle n’est un bien que si elle est agréable. »
Ce sont des passages comme ceux-là qui donnent aux Ennêades
une physionomie si vivante et qui nous font entendre l’écho de
l’enseignement même de Plotin.
Réduit à son schéma le plus simple, un traité de Plotin se di
vise ordinairement ainsi : l’aporie où la question à résoudre est
posée ; la démonstration qui procède par la dialectique ; la per
suasion qui s’efforce d’entraîner la conviction ; enfin, pour con
clure, une sorte d’élévation ou d’hymne qui proclame le bonheur
d’avoir accès au monde intelligible. Il n’y a d’ailleurs dans ce
plan rien de systématique, rien d’arrêté une fois pour toutes.
L’aporie est la plupart du temps une question traditionnelle
dans les écoles philosophiques, par exemple : Qu’est-ce que
l'homme (I, 1) ? ou le vieux paradoxe stoïcien : Si le bonheur
s’accroît avec le temps fl, 5) ? ou encore une question physique
rebattue : Comment voit-on à distance (IV, 5) ? L’aporie peut
être aussi une difficulté sur le sens d’un passage de Platon ou
d’Aristote. Par exemple, le traité sur les vertus (I, 2) est l’inter
prétation de la formule de Platon : « La vertu est une ressem
blance avec Dieu. » Le traité sur le mal (I, 8) est avant tout
l’exégèse d’un texte difficile du Théétète. D’autres traités étudient
le sens de notions aristotéliciennes devenues courantes dans la
18 LA P H ILO SO P H IE DE P LO TIN
* **
Ces pensées sont exprimées en un style dont on a beaucoup
médit, et qui est, en effet, parfois négligé, obscur et incorrect
(on sait d'ailleurs que Porphyre était chargé de corriger les négli
gences de ces œuvres, écrites très vite et d’un seul jet). Il n’en
est pas moins vrai, avec tous ces défauts, que le style de Plotin
est un des plus beaux qui soient, parce qu’il rend toujours le
mouvement d’une pensée vivante. Son développement s’épanouit
souvent en des images brillantes. L’image, chez Plotin, n’est
point un ornement extérieur, mais un élément intégrant de la
pensée. Il vise, en effet, comme il le remarque souvent, à expri
mer des réalités que le langage est impuissant à rendre. Il reste
à les suggérer par analogie.
Certaines de ces images sont seulement ingénieuses et belles.
Ainsi la parabole du maître de maison, dans laquelle il exprime
l’état de l’âme qui laisse l’intelligence pour contempler le prin
cipe suprême: « Ainsi, un homme entré dans une maison riche
ment ornée regarde et admire toutes ces richesses avant d’avoir
vu le maître de la maison ; mais, dès qu’il le voit, dès qu’il l’aime,
ce maître qui n’est point une froide statue, il laisse tout le reste
pour le regarder uniquement (2). »
Ainsi encore la parabole du grand roi, où sont dépeints les
(1) Enn., V, 5, 3.
22 LA PHILOSOPHIE DE PLOTIN
L’âme est comme un morceau d’or pur sali par la boue. « Impure,
emportée de tous côtés par l’attrait des objets sensibles,...
ayant en elle beaucoup de matière,... elle se modifie par ce
mélange avec une chose inférieure à elle ; c’est comme si un
homme plongé dans un bourbier ne montrait plus la beauté qu’il
possédait, et comme si l’on ne voyait de lui que la boue dont il
est enduit ; sa laideur est due à l’addition d’un élément étranger ;
s’il doit redevenir beau, c'est tout un travail pour lui de se laver
et de se nettoyer pour redevenir ce qu’il était ».
Comment donc est possible une pareille déchéance puisqu’elle
n’est pas due à la nature même de l’être déchu ? t Souvent, dit
Plotin, je m’échappe démon corps, et je m’éveille à moi-même ;
étranger à tout autre chose, dans l’intimité de moi-même, je vois
une beauté merveilleuse et si grande 1 Je suis convaincu que j ’ai
alors la meilleure part... Mais, après ce repos dans l’être divin,
je redescends de l’intelligence à la pensée réfléchie, et je me de
mande comment s’opère actuellement cette descente, et com
menta pu venir dans le corps un être tel que l’âme, qui paraît
être en elle même, bien qu’elle soit en un corps (1). »
Ainsi l’âme peut être animée d’un double mouvement, un
mouvement ascensionnel, qui est en même temps un recueille
ment intérieur, une reprise de soi, une évasion du corps, et un
mouvement de descente, qui la plonge dans le corps, dans la vie
et dans l’oubli de sa propre nature.
Pour bien comprendre la nature de ce sentiment et les consé
quences qu’il a eues dans l’élaboration d’un système du monde,
(1) Nous avions écrit ces lignes avant de lire le curieux ouvrage de Paul
Elmer More, The Religion of Plato, Princeton University Press, 1922, qui
donne aux mythes une importance toute nouvelle.
(2) Cf. Proclus, In Rempublicam, éd. Kroll, II, 96, 11.
PROBLÈM E FONDAM ENTAL DE LA P H ILO SO P H IE D E PLO TIN 29
*
* 4e
LA PROCESSION
* **
Cette thèse peut être illustrée par l’étude de la théorie de la
procession des hypostases chez Plotin. Le terme procession in
dique la manière dont les formes de la réalité dépendent les unes
des autres ; l’idée qu’il évoque est comparable, pour sa généralité
et son importance historique, à l’idée actuelle d’évolution ; les
hommes de la fin de l'Antiquité et du Moyen Age pensent les
choses sous la catégorie de procession, comme ceux du xix® et
xx* siècle les pensent sous la catégorie d’évolution.
36 LA P H ILO SO P H IE DE PLO TIN
Si tout est nécessaire, il en résulte aussi que tous les effets pos
sibles seront réalisés, et que chez Plotin, tout comme chez
Spinoza, le réel sera identique au possible. « Le terme antérieur
ne doit pas immobiliser sa puissance et, par jalousie, en borner
les effets ; cette puissance doit avancer toujours, jusqu'à ce que
tous ses effets, dans toute l’étendue du possible, parviennent
au dernier des êtres. » (IV, 8, 6.)
* **
Tel est dans son dessin d’ensemble, le système des trois hypos-
tases. J ’ai maintenant à le considérer sous un tout autre aspect.
Tel que je l’ai exposé, il laisse, sans la résoudre, une qaaestio
vexata posée avec une singulière précision dès le v* siècle par la
philosophie grecque, et que Plotin a l’ambition de reprendre et,
cette fois, de résoudre. A supposer que le monde sensible existe,
il trouve, en effet, son explication dans le monde intelligible ; et
le monde intelligible, à son tour, à supposer qu’il existe, s’ex
plique par l’Un. Mais pourquoi les degrés inférieurs de la réalité
existeraient-ils ? Pourquoi l’Un n’est-il pas resté dans sa solitude
et a-t-il donné naissance à un monde intelligible, et le monde
intelligible à une âme ? Pourquoi, en un mot, le multiple
vient-il de l’Un ? Telle est la question que s’étaient posée les
« anciens philosophes », toujours hantés par le paradoxe du
père du rationalisme grec, de Parménide, qui supprimait pure
ment et simplement le multiple.
Pour la solution de cette question, Plotin ne trouvait chez Pla
ton que très peu de suggestions. La synthèse progressive de la
LA PR O C ESSIO N 41
réalité, chez Platon tel qu’il nous est connu et tel qu’il était connu
de Plotin, n’est décrite que d’une manière mythique. « Pourquoi,
se demande Platon, l’être qui a constitué ce monde l’a-t-il cons
titué ? C’est qu il était bon, et un être bon n’éprouve jamais
de jalousie (1). » Cet appel au sentiment est loin d’une explica
tion rationnelle, et Plotin n’en trouvait aucune autre.
Aussi bien, la solution qu’il en donne lui-même n’est expri
mée que sous forme d’images, dont la beauté et la variété même
nous font sentir que la réalité qu’il voulait saisir échappe à toute
formule conceptuelle.
Ces images sont des plus célèbres : « S’il y a un second terme
après l’Un,... de quelle manière vient-il de lui ? C’est un rayon
nement qui vient de lui, de lui qui reste immobile, comme la
lumière resplendissante qui entoure le soleil naît de lui, bien qu'il
soit toujours immobile. Tous les êtres, d’ailleurs, tant qu’ils
existent, produisent nécessairement autour d’eux, de leur propre
essence, une réalité qui tend vers l’extérieur et dépend de leur
pouvoir ; cette réalité est comme une image des êtres dont elle
est née ; ainsi le feu fait naître de lui la chaleur, et la neige ne
garde pas tout son froid. Les objets odorants surtout en sont la
preuve ;... il vient d’eux tout alentour une émanation, réalité
véritable dont jouit le voisinage. » (V, 1, 6.)
Ou encore, le Premier engendre, comme tout être arrivé à
son état adulte, t Dès qu’un être arrive à son point de perfec
tion, nous voyons qu’il engendre ; il ne supporte point de res
ter en lui-même ; mais il crée un autre être. Et ceci est vrai non
seulement des êtres qui cftit une volonté réfléchie, mais encore
de ceux qui végètent ou des êtres inanimés qui communiquent
tout ce qu’ils peuvent de leur être. Par exemple le feu réchauffe,
la neige refroidit ; le poison agit sur un autre être ; enfin toutes
les choses, autant qu’elles peuvent, imitent le principe en éter
nité et en bonté. Comment donc l’être le plus parfait, le Bien,
resterait-il immobile en lui-même ? Est-ce par envie ? Est-ce
par impuissance, lui qui est la puissance de toutes choses ? Et
comment alors serait-il le principe ? Il faut donc que quelque
chose vienne de lui. » (V. 4, 1.)
Enfin Plotin emploie, entre beaucoup d’autres, l’image de
l’émanation, qui est, de toutes, la plus connue : «Imaginez une
source qui n’ait point d’origine ; elle donne son eau à tous les
fleuves ; mais elle ne s’épuise pas pour cela ; elle reste, paisible,
au même niveau ; les fleuves issus d’elle confondent d’abord
leurs eaux, avant que chacun d’eux prenne son cours particulier. »
(III, 8, 10.)
Toutes ces images impliquent l’intuition, certainement impos
sible à formuler en concept, d’un certain courant dynamique,
d’une « vie » partie d’une source inépuisable et qui va s’affai
blissant à partir de son centre. Chaque terme inférieur tire du
terme supérieur toute la puissance qu’il possède et dont il com
munique à son tour quelque chose. Cette puissance est une imi
tation affaiblie du terme supérieur ; la puissance va en se divi
sant et en se diluant L’Un est avant tout la « puissance de toutes
choses » ; mais il n’est aucune de ces choses. Dans l’Intelligence
se réalise la multiplicité des choses intelligibles, êtres véritables
dont 1 Un est la puissance ; tout au bas, le monde sensible ne
L A P R O C E S S IO N 43
contient plus que des reflets des êtres, disséminés dans l’espace
et localement séparés les uns des autres.
Le moteur de la procession, c’est donc une vie spirituelle qui
s’épand d’une manière continue ; la conception de la réalité méta
physique vient rejoindre l’expérience intime de la vie spirituelle.
La série des hypostases est moins une série de formes distinctes,
discontinues, séparées les unes des autres que le mouvement con
tinu d’expansion de la vie spirituelle Plotin insiste beaucoup
sur cette continuité. «Toutes les choses, dit-il, sont comme une
vie unique qui s’étend en ligne droite ; chacun des points suc
cessifs de la ligne est différent ; mais la ligne entière est conti
nue ; elle a des points sans cesse différent; ; mais le point anté
rieur ne périt pas dans celui qui le suit. » (V, 2, fin.)
La réalité métaphysique est donc la vie spirituelle considérée
comme existant en elle-même et par elle-même. Dans le courant
émané de l’Un, chaque hypostase s’isole et s’affirme par l’attitude
spirituelle qu’elle a à l’égard de l’hypostase précédente. Bien plus,
elle est cette attitude spirituelle même. L’hypostase naît quand
la puissance émanée de l’Un qui tend d’abord à se perdre en une
multiplicité indéfinie, se recueille en quelque sorte sur elle-même,
« se convertit », et ainsi, se fixe ; la vie spirituelle consiste en
une concentration. Si l’Intelligence vient de l’Un, c’est que « le
multiple (émané de l’Un) se cherche lui-même ; il vient se con
centrer (auwE'jtiv) et prendre conscience de lui-même... L’acte
intellectuel vient de ce que le Bien existe et meut vers lui l’in
telligence, et de ce que, dans ce mouvement, elle voit ; penser,
c’est se mouvoir vers le Bien, en le désirant ; le désir engendre
l’Intelligence. » (V, 6, 5.)
44 L A P H IL O S O P H IE DE P L O T IN
5
CHAPITRE V
L’AME
fin des choses. » (1,8, 14.) Etant à un niveau donné, elle est
donc toujours capable de monter à un niveau supérieur de la vie
spirituelle ; ce niveau est pour elle un idéal ou, comme le dit
Plotin en sa langue imagée, un démon. « Si nous pouvons suivre
le démon qui est au-dessus de nous, nous nous élevons nous-
mêmes en vivant de sa vie ; ce démon, vers qui nous sommes
conduits, devient la partie la meilleure de nous-mêmes... ; après
lui, nous prenons pour guide un autre démon, et ainsi, jusqu’au
plus élevé. Car l’âme est plusieurs choses ; elle est toutes choses,
les choses supérieures et les choses inférieures, et elle s’étend
dans tout le domaine delà vie. Chacun de nous est un monde in
telligible; liés aux choses inférieures par le corps, nous touchons
aux choses supérieures par l’essence intelligible de notre être. »
(III, 4, 3.)
L ’âme est donc, comme le dit Inge, la grande voyageuse au
pays métaphysique. Elle est, pour l’imagination réaliste de
l ’ame 49
♦ **
ainsi que l’âme de chacun de nous, afin que l’univers fût parfait. »
(IV, 8, 1. )
Mais ce contraste ne résultait pas seulement pour Plotin d'un
conflit de traditions ; il en avait un vif sentiment intérieur.
Comment l’âme, cet être vil, qui, en admirant les choses sensibles
« se reconnaît inférieure à elles, se place plus bas que les choses
sujettes à naître et à périr, et se croit la plus méprisable et la plus
mortelle des choses qu’elle honore », peut-elle être ce même être
« qui a créé tous les animaux en leur insufflant la vie, qui a créé
le soleil et le ciel immense et y a mis l’ordre en lui donnant un
mouvement de rotation régulier ? » (V, 1, 2.)
Ce conflit n’est qu’une expression particulière du grand conflit
que j ’ai signalé dans la pensée de Plotin entre la représentation
de l’univers comme un ordre rationnel, et celle de l’univers
comme lieu de la destinée. Il se résort par une double élaboration ;
d’une part, par une transformation de la physique animiste en
un sens favorable à sa conception de la destinée ; d’autre part, par
un essai d’accord entre l’ordre universel et la destinée particu
lière des âmes. J ’étudierai d’abord ce qu’a été cette physique
animiste.
***
** *
(1) Cumont, Aslrology and Religion among lhe Greeks, and Romans, New-
York London, 1912, p. 131 et 188.
l ’ame 59
monde. » (V. 1,2.) C’est que chaque âme est en puissance dans tous
les êtres, et c’est par là qu’elle a de l’unité avec les autres âmes.
Car «comme d’autres, tout aussi bien que nous, sont alors les
êtres, nous sommes tous, eux et nous, les êtres ; tous ensemble
nous sommes les êtres ; donc, à nous tous, nous ne faisons
qu’un ». Cette unité n’est donc point commme l’unité abstraite
d’un point ; elle est plutôt l’union d’âmes qui, par leur sommet,
participent toutes à la même contemplation intelligible. Mais
nous ignorons notre unité, parce que nous regardons hors de
l’être dont nous dépendons. Nous sommes tous comme une tête
à plusieurs visages tournés vers le dehors, tandis qu’elle se ter
mine vers le dedans par un sommet unique. Si l’on pouvait se
retourner spontanément, ou bien si l’on avait la chance « d’avoir
les cheveux tirés par Athéna », on verrait à la fois Dieu soi-même
et l’être universel... Comme il n’y a pas un point où l’on peut fixer
ses propres limites, de manière à dire : jusque-là, c’est moi, on
renonce à se séparer de l’être universel ». (VI, 5, 7.)
Il ne faut donc pas parler chez Plotin d’une âme une qui se
fragmente en âmes multiples. Le problème de la multiplicité
des âmes se résout par un appel à la vie spirituelle. Il y a, au plus
haut degré de cette vie pour les âmes, un état d’union telle que
l’on ne peut plus parler de plusieurs âmes ; c'est un état d’union
qui est hypostasié en une âme unique, qui précède toutes les
autres. Ou, si l’on veut, cette âme unique est comme un système
dont l’unité correspond à celle du système intelligible des idées
qu’elle contemple. « Les âmes ont chacuneun lien de dépendance
avec une intelligence et sont les raisons des intelligences ;...
correspondant chacune à un intelligible moins divisé qu’elles-
l ’ame 63
est plus parfaite et plus puissante, bien que rien n’empêche que
les autres âmes soient de même nature qu’elle. » Ou encore :
« D'une âme unique proviennent des âmes multiples et différentes,
comme d’un genre unique proviennent les espèces supérieures
et inférieures. » (IV, 8, 3.)
Par cette théorie, le monde des âmes était soustrait à l’empire
d’un destin intérieur au monde et rattaché directement à l’ordre
intelligible.
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L ’INT ELLIGENCE
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* *
qu’elle soit le reflet d’une Idée, qui fait de cet être ce qu’il est.
Valeur esthétique et valeur intellectuelle coïncident.
C’est pour les mêmes raisons que l’élévation morale, comme la
contemplation esthétique, nous amène à l’intelligence. Les vertus,
au sens le plus élevé, celles qui ne consistent pas en des actions
pratiques, mais en des « purifications », sont des imitations, dans
l’âme, de propriétés inhérentes à l’Intelligence. Il y a dans l’In
telligence une justice en soi vers laquelle nous élèvent la justice
qui est dans l’âme et celle qui est dans la cité. « La justice consiste
en ce que chaque être remplit sa fonction propre ; mais suppose-
t-elle toujours une multiplicité de parties ? Oui, la justice qui
est dans les êtres, âme ou cité, qui ont plusieurs parties distinctes ;
non, la justice prise en elle-même, puisqu’il peut y avoir en un
être simple accomplissement de sa fonction. La Justice en sa
vérité, la Justice en soi est dans le rapport à lui-même de cet être
qui n’a pas de parties distinctes. » (I, 1, 6.)
Ainsi, tous les modèles des vertus ne sont que des aspects de
l’Intelligence. « En elle, la science ou sagesse, c’est la pensée ;
la tempérance, c’est son rapport avec elle-même ; la justice, c’est
la réalisation de l’activité qui lui est propre ; l’analogue du
courage, c’est son identité avec elle-même et la persistance de
son état de pureté. » (Ibid., 7.) « Dans l’âme, les vertus sont des
imitations de ces modèles ; la justice est une activité tendue
seulement vers l’Intelligence ; la tempérance, un retrait intérieur
dans l’Intelligence ; le courage, une impassibilité qui imite l’impas
sibilité naturelle de l’Intelligence. » (Ibid ., 6.)
Les valeurs intellectuelles sont donc des valeurs morales,
comme elles sont des valeurs esthétiques. Ce n’est qu’abstrai-
l ’in t e llig e n c e 87
* **
4c
4« *
***
(1) Il est vrai que Heinemann, Plolin, Leipzig, 1921, p. 19 sq., a contesté
l’authenticité de ce traité. Mais la raison principale qu’il en donne, c’est quo
le passage que j ’ai cité, et qui est au début, expose une opinion directement
contraire à la doctrine de Plotin. Or, c’est bien naturel, puisque, ici, comme
bien des fois, suivant son procédé ordinaire d’enseignement, Plotin expose
d’abord l’exégèse qu’il va réfuter ensuite.
100 L A P H IL O S O P H IE DE P L O T IN
♦ **
L’ORIENTALISME DE PLOTIN
S a n s d o u t e , c e s p r o b l è m e s s o n t , e n u n s e n s , d e s p r o b l è m e s d e la
p h i l o s o p h i e g r e c q u e . Il e s t c e r t a i n q u e la q u e s t i o n d e s r a p p o r t s
du p a r t i c u l i e r à l ’u n i v e r s e l e st un d e s o b j e t s le s p l u s i m p o r t a n t s
de la s p é c u l a t i o n d e P l a t o n , d ’A r i s t o t e et d e s s t o ï c i e n s .
M a i s , c h e z P l o t i n , e l l e s o n t un s e n s qui n ’e s t p a s ce lu i d a n s l e
q u e l les p r e n n e n t c e s philosoph es. C o n sidéron s, p a r exem ple,
la c o n c e p t i o n d u d e s t i n ch e z l e s s t o ï c i e n s : le d e s t i n e s t la loi
u n i v e r s e l l e q u i lie t o u s les ê t r e s p a r t i c u l i e r s . C ’e st u n e c o n c e p t i o n
q u i s a t i s f a i t à la r a i s o n et à la m o r a l i t é : d ’u n e p a r t , c ’e s t un o r
d r e r a t i o n n e l d u m o n d e et, d ’a u t r e p a r t , c ’e s t le p r i n c i p e d e la
c o n d u i t e d u s a g e et d e s a s o u m i s s i o n v o l o n t a i r e à l ’o r d r e d e s c h o
ses, s o u m i s s i o n q u i n o u s a f f r a n c h i t . T o u t a u t r e e s t la c o n c e p
tion p l o t i n i e n n e d u r a p p o r t d e l ’i n d i v i d u a v e c l ’ê tre u n i v e r s e l ;
ce n ’e s t p l u s u n e u n ité r a t i o n n e l l e q u ’il c h e r c h e ; c ’e s t u n e unifi-
fication m y s t i q u e , où la c o n s c i e n c e i n d i v i d u e l l e d o i t d i s p a r a î t r e .
L a c o n s c i e n c e i n d i v i d u e l l e n a ît d ’une lim ite , et, c o m m e le d it
P l o t i n ( V I , 5, 12), d u non être. « C ’e s t p a r le n o n - ê t r e q u e v o u s
ê t e s d e v e n u q u e l q u ’un. » M a i s , en p r e n a n t c o n s c i e n c e d e ce q u e
n o u s s o m m e s r é e l l e m e n t , cette con scien ce individuelle d isp a
raîtra, et n o u s n o u s t r o u v e r o n s i d e n t i q u e s à l ’être u n i v e r s e l .
D é b a r r a s s é d e tou te i n d i v i d u a l i t é , <( v o u s ne d i t e s p l u s d e v o u s
m êm e : voilà quel je s u i s ; vou s laissez toutes lim ites p o u r d even ir
l ’ê tr e universel. E t pourtant vous l ’étiez d è s l’a b o r d ; m a i s ,
c o m m e v o u s é tiez q u e l q u e c h o s e en o u t r e , ce s u r p l u s v o u s a m o i n
d r i s s a i t ; c a r c e s u r p l u s ne v e n a i i p a s d e l ’ê tr e , p u i s q u e l ’on
n ’a j o u t e rie n à l ’ê tre , m a i s d u n o n - ê t r e . »
Il e s t v i s i b l e q u ’il ne s ’a g i t p l u s ici, à a u c u n d e g r é , d ’u n e e x p l i
c a t i o n r a t i o n n e l l e , m a i s d ’u n e expérience. L a « vraie science »
112 LA P H IL O SO P H IE DE PLO T IN
* **
C e n 'e s t p a s u n e r é p o n s e su ffisan te de p a r l e r en t e r m e s g é n é
raux du c o u r a n t d e m y s t i c i s m e q u i, d e p u i s d e u x s i è c l e s d é jà ,
a v a i t p é n é t r é d a n s le m o n d e g r é c o - r o m a i n . L e m y s t i c i s m e de
P l o t i n a, en effet, u n e n u a n c e tou te p a r t i c u l i è r e q u i le d i s t i n g u e
p r o f o n d é m e n t d e c e lu i d e s r e l i g i o n s o r i e n t a l e s à la m o d e d e son
t e m p s . Il fa u t s o n g e r , m a l g r é l ’a c c u s a t i o n d e p l a g i a t q u ’il a s u b i e
d e c e r t a i n s a d v e r s a i r e s , à l’i m p r e s s i o n de n o u v e a u t é et p a r f o i s
d ’é t r a n g e t é q u e c a u s a i e n t s e s i d é e s . P a r e x e m p l e , c o n t r e le n é o
p l a t o n i s m e c o u r a n t d e s o n é p o q u e , c e lu i d ’A p u l é e ou d ’A l b i n u s ,
q ui p l a ç a i t e n t r e l ’â m e et le D i e u s u p r ê m e u n e a r m é e i n n o m b r a b l e
d e d i e u x et d e d é m o n s , P l o t i n affirm ait : « R e c h e r c h e z D i e u a v e c
a s s u r a n c e ; il n ’e s t p a s loin d u tou t, et v o u s y p a r v i e n d r e z ; l e s
i n t e r m é d i a i r e s ne s o n t p a s n o m b r e u x . Il suffit d e p r e n d r e d a n s
l ’â m e q u i e s t d i v i n e la p a r t i e la p l u s d i v i n e . » (V, 1, 3.)
J e p u i s g é n é r a l i s e r cette r e m a r q u e . D ’u n e m a n i è r e g é n é r a l e ,
le s y s t è m e d e P l o t i n se d i s t i n g u e d e t o u s les s y s t è m e s p h i l o s o
p h i q u e s et d e t o u t e s l e s r e l i g i o n s d e s o n é p o q u e p a r l ’a b s e n c e à
p e u p r è s c o m p l è t e d e l ’id é e d ’un m é d i a t e u r ou d ’un s a u v e u r d e s -
114 LA P H I L O S O P H I E DE PLO TIN
tiné à m c t l r c l 'h o m m e en r e la t io n a v e c D i e u . « L e d o n i n t e l l e c
tuel, r e m a r q u e - t - i l , n ’e s t p a s com me un cadeau q u ’on t r a n s
porte. » C ’e st l a m e e l l c - m é m c q u i , d a n s s o n p r o g r è s , d e v i e n t
l’I n t e l l i g e n c e et, a r r i v é e au b u t d u v o y a g e , n’e s t p l u s s é p a r é e d e
lTTn. Il n ’y a, d e la p a r t d e s ê t r e s d i v i n s v e r s l e s q u e l s e lle t e n d ,
a u c u n e v o l o n t é , s p o n t a n é e ou r é flé c h ie , d e la r a m e n e r v e r s e u x .
L ’ id ée p r o p r e d e s a l u t , q u i s u p p o s e un m é d i a t e u r e n v o y é p a r
D i e u à l ’h o m m e , lui e s t é t r a n g è r e (1).
P a r là , la r e l i g i o s i t é d e P l o t i n s e d i s t i n g u e r a d i c a l e m e n t d e
ce lle d ’un p e n s e u r à q u i on a v o u l u le r a t t a c h e r , d e c e ll e d e P h i -
Ion d ’A l e x a n d r i e . P e u i m p o r t e n t ici les nom breuses ressem
b l a n c e s d e d é t a il q u e Ton p e u t d é c o u v r i r e n t r e l e u r s œ uvres.
L ’ id é e d o m i n a n t e d e la d o c t r i n e d e Philon, c ’e s t c e l l e d ’u n
L o g o s , d ’un V e r b e s a u v e u r , d o n t la m i s s i o n e s t d e d i r i g e r l ' h o m m e
d a n s s e s e fforts v e r s le b ie n . A ce tte id é e c o r r e s p o n d u n e d é v o
tion faite d ’e f f u s i o n s l y r i q u e s , d e p r i è r e s , d ’a c t i o n s d e g r â c e s , et
q ui m e t s a n s c e s s e en l u m i è r e le n é a n t d e l ’h o m m e l i v r é à s e s
p r o p r e s forces.
R i e n d e p a r e i l ch e z P l o t i n . L a p i é t é , a u s e n s h a b i t u e l d u m o t ,
y est p re sq u e absente. L a prière, qui a p p a ra ît à peine d a n s
q u e l q u e s te x te s i s o l é s , a l o r s q u ' e l l e e s t si f r é q u e n t e n o n s e u l e -
(l) Cos pages étaient écrites avant la très belle publication des Iiermelica
par W. Scott, Oxford, 3 vol., 1925-192G ; cette édition et les commentaires
(pii raccompagnent donnent, pour la première fois, une idée du mouvement
religieux d’où est venue cette foule de petits traités anonymes, dont la plu
part datent des temps d’Ammonius Sakkas et de Plotin ; bien qu’il n’y ait
pas, comme le montre l’éditeur, une parfaite unité de doctrine dans tous
ces traités, on est frappé d’y trouver le meme caractère qui éloigne Plotin
de toutes les religions du salut, à savoir l’union à Dieu par la simple con
templation ou intuition; et l’absence de tout intermédiaire qui se charge
rait de cette union. ®
l ’o r ie n t a l ism e de p lo t in 115
***
L e s a r g u m e n t s q u i o n t été r a s s e m b l é s p a r K . - H . M ü l l e r (1)
c o n t r e la t h è s e q u i a d m e t d e s i n f lu e n c e s o r i e n t a l e s d a n s le s y s
tè m e d e P l o t i n s o n t t r è s e x a c t s , m a i s ne p o r t e n t p a s d u tou t
c o n t r e la t h è s e q u e j ’ai l ’in te n tio n d e s o u t e n i r . M ü l l e r a t r è s b ie n
m o n t r é q u e la p e n s é e d e P l o t i n s e m o u v a i t tou t à fait en d e h o r s
d e s i d é e s r e l i g i e u s e s d e s c u l t e s o r i e n t a u x r é p a n d u s à so n é p o q u e
d a n s l ’e m p i r e r o m a i n ; il a m ê m e u n e h o s t i l i t é i m p l i c i t e c o n t r e
c e s c u l t e s : l ’i d é e d u s a l u t et l ’id é e d e m é d i a t e u r , a v e c le g e n r e
d e p i é t é q u i en é t a it i n s é p a r a b l e , s o n t d e s i d é e s p o u r l e s q u e l l e s
P l o t i n t é m o i g n e d e l ’a n t i p a t h i e .
M a i s c e s e n t i m e n t d é r iv e - t - il, c o m m e le c o n c l u t M ü l l e r , d u
p r o f o n d a t t a c h e m e n t au v ie il i d é a l d u r a t i o n a l i s m e h e l l é n i q u e ?
C ’e s t c e q u e j e ne c r o i s p a s d e v o i r a d m e t t r e . Il y a tout un côté
d e la s p é c u l a t i o n d e P l o t i n q u i n ’e s t p a s m o i n s é t r a n g e r à l ’h e l
l é n i s m e q u ’a u x r e l i g i o n s d u s a l u t . Et ce n ’e s t p o i n t , c h e z lu i,
l ’H e l l è n e q u i p r o t e s t e c o n t r e l 'i d é e d ’une a c t i v i t é d i v i n e p r o v i
d e n t i e l l e q u i s ’e x e r c e r a i t a v e c in te n tio n en f a v e u r d e l’h o m m e ;
1 hellénism e p e u t s ’a r r a n g e r fort b ie n d e cette p i é t é et s ’en
a r r a n g e , p a r e x e m p l e , ch e z le s s t o ï c i e n s . C ’e s t a u n o m d ’un id é a l
r e l i g i e u x to u t d iffé re n t q u ’il p r o t e s t e .
N o u s s e n t o n s ch e z P l o t i n la m ê m e r é s i s t a n c e a a c c e p t e r cette
id é e q u e l’on s e n t c h e z S p i n o z a ou S c l i e l l i n g , qui r e p o u s s e n t ,
c o m m e lui et p o u r d e s r a i s o n s a n a l o g u e s , le s id é e s d e v e n u e s t r a
d i t i o n n e l l e s , d e l à r e l i g i o n d u s a lu t . L a r é s i s t a n c e p r o v i e n t d e la
* +*
a p p u y a n t d e s i n d i c a t i o n s d o n n é e s p a r R i t t e r , d a n s so n Histoire de
la philosophie, fait r e s s o r t i r un g r a n d n o m b r e d e r e s s e m b l a n c e s .
Il a le s e n t i m e n t t r è s net q u e le p l o t i n i s m e c o n tie n t tr o p de n o u
v e a u t é s p o u r p o u v o i r c tre a t t r i b u é à un d é v e l o p p e m e n t in t e r n e
d e l à p h i l o s o p h i e g r e c q u e , et il s u p p o s e u n e in flu e n c e h i s t o r i q u e
d e l ’I n d e s u r P l o t i n . M a i s l’a n t é r i o r i t é c h r o n o l o g i q u e d e s s y s t è m e s
i n d i e n s , a u x q u e l s il c o m p a r e la p h i l o s o p h i e de P l o t i n , n ’e s t p a s
a s s e z b ie n é t a b lie p o u r q u ’on p u i s s e fa ir e fon d s u r sa d ém o n s
t r a t io n .
L e s savants allem ands q ui, d a n s c e s d e r n i è r e s a n n é e s , ont
s i n g u l i è r e m e n t a c c r u n o t r e c o n n a i s s a n c e d e la p h i l o s o p h i e d e
l ’I n d e p a r l e u r s t r a d u c t i o n s et l e u r s c o m m e n t a i r e s , n ’o n t p a s
m a n q u é d e fa ir e r e m a r q u e r l’affinité d e certains p en seu rs o cci
d e n t a u x a v e c la p e n s é e i n d i e n n e . A v e c le s n o m s d e S p i n o z a et
d e S c h e l l i n g , c ’e s t celui d e P l o t i n q u i r e v i e n t le p l u s souvent
d a n s l e s t r a v a u x d e D e u s s e n et d ’O l d e n b e r g . L ’id e n t it é d a n s la
p h i l o s o p h i e d e S c h e l l i n g , l’u n io n d e l ’â m e avec D ieu d a n s l ’a
m o u r in t e lle c t u e l ch ez S p i n o z a , sont des conceptions p roch es
p a r e n t e s d e l ’id e n t it é d u m o i a v e c l’être u n i v e r s e l ch ez P l o t i n ;
e l l e s s e r e t r o u v e n t d a n s le s U p a n i s h a d s .
L e th è m e c o m m u n e t a s s e z m on otom e de toutes l e s U p a n is h a d s ,
c ’e s t u n e c e r t a i n e s c i e n c e q u i a s s u r e à c e lu i q u i la p o s s è d e une
p a i x et u n b o n h e u r in d é f e c t i b l e s . Cette s c i e n c e , c ’e s t la c o n n a i s
s a n c e d e l ’id e n t it é d u m o i a v e c l ’être u n i v e r s e l .
L a d i s p o s i t i o n d ’e s p r i t q u ’i n d i q u e un p a r e i l id é a l a été c a r a c
t é r i s é e d ’u n e m a n i è r e p r é c i s e p a r O l d e n b e r g ( 1 ) : « D a n s l ’I n d e ,
(1) Die Lehre der Upanishadcn und die Anfânge des Buddhism ast Gôt-
tingen, 1915, p. 39.
10
126 LA PHILOSOPHIE DE PLOTIN
dans la certitude de son propre moi » (1). Nous touchons ici, semble
t-il, au trait propre à la théorie des Indiens. L’être universel,
Brahraan, est sujet de connaissance, acte de connaître (Olden-
berg, p. 101) ; et c’est pourquoi, d’une part, il n’est pas un objet
proposé à la connaissance, à la manière des objets limités, et
d'autre part, notre moi, l’Atman, dans ce qu’il a d’essentiel et de
plus profond, lui est absolument identique.
D’une part, il n’est pas un objet de connaissance. « Tu ne peux,
dit une Upanishad, voir le voyant de la vue, entendre ce qui en
tend dans l’âme, comprendre ce qui comprend dans l’intelli
gence, connaître ce qui connaît dans la connaissance (2). » Aussi
cette science n’est pas affaire d’entendement et d’érudition.
La connaissance du Véda est insuffisante pour y amener ; il y
faut la méditation et les exercices ascétiques. L’identité du moi
avec l’être universel n’est pas une conclusion rationnelle obtenue
par l’intelligence, mais une sorte d’intuition, due à la pratique
de la méditation.
La philosophie des Upanishads, en effet, ne dépasse pas le
moi. C’est là son trait caractéristique. Seulement, elle a la certi
tude que ce moi est sans limites et qu’il est toutes choses. Elle
utilise deux concepts fondamentaux, celui de Brahman, l’être
universel, le principe insondable de toutes les formes de la réa
lité, et celui d’Atman, qui est le principe en tant qu’il est dans
l’âme humaine, le moi pur, indépendant de toutes les fonctions
particulières de l’âme, fonction nutritive ou fonction de connais-
(1) Sechzig Upanishad's des Veda, Leipzig, 1897, traduits par Deussen.
(2) Deussen. Allgemeine Geschichte der Philosophie, tome I, partie 2,
p. 73.
128 LA PH ILO SO P H IE DE P LO TIN
* *
*
Même avant Plotin, nous avons des indices qu’il y avait chez
quelques-uns, dans le monde grec, un sentiment plus ou moins
vague de cette originalité de la pensée indienne.
Comme l’a fait remarquer M. Regnaud, cette formule d’une
Upanishad : « Celui-là obtient tout ce qu’il souhaite qui, l’ayant
cherché, acquiert la notion de l’Atman », équivaut au précepte
yvûOi seau-côv. « Mais l’identité n’est qu’apparente... Les Grecs,
en prenant pour base de leurs études la connaissance de l’homme,
donnaient un but positif à leurs investigations ; tandis que les
Indiens n’avaient en vue que la notion d’un être mystique (1). »
Or, nous trouvons, sur le même sujet, une anecdote racontée par
Aristoxène de Tarente, un contemporain d’Aristote, et qui a
exactement la même portée (2). « Socrate, raconte-t-il, rencontra
à Athènes un Indien qui lui demanda quelle philosophie il pra
tiquait ; Socrate lui ayant dit que ses recherches portaient sur
la vie humaine, il se mit à rire et dit que l’on ne pouvait pas
contempler les choses humaines, si l’on ignorait les choses
divines. »
Si fausse que soit l’anecdote, elle indique le sens très net des
différences que j ’ai mentionnées. Mais voici un texte plus probant
tiré delà Vie d'Apollonius parPhilostraste. Apollonius rencontre
un jour des sages hindous qu’il pense embarrasser en leur
demandant s’ils se connaissaient eux-mêmes. Il estimait, comme
L ’U N
***
(1) J e lis ccûto avec les mss., malgré la leçon de l’édition de Volkmann
(aùro). Cf. Arnou. Le Désir de Dieu dans la philosophie de Plotin, Paris,
1921, p. 196.
11
142 LA P H IL O S O P H IE DE P L O T IN
minée qui naît de l’Un, c’est l’autre, appelé encore dyade indé
finie, ou matière idéale. C’est le premier moment. En se retour
nant vers l’Un, c’est-à-dire en se laissant déterminer par lui, ce
qui est le second moment, elle connaît en elle-même des limites
fixes et, par là, elle se connaît elle-même.
Le troisième traité, au § 10. nous décrit à peu près de la même
manière cette genèse. L'intelligence, nous est-il dit, doit, pour
penser, avoir des objets multiples et toujours différents. Si l’esprit
« ne progresse pas vers un état différent, il s’arrêtera ; et une fois
complètement arrêté, il ne pensera pas b. En termes platoniciens
empruntés au Sophiste, il faut qu’il y ait dans chaque objet de la
pensée du même et de l’autre. «Si la pensée veut s'appliquer à un
objet un et indivisible, il n’y a plus de verbe (^<5yo<;) possible...
Il faut donc qu’un être qui pense saisisse des différences, et que
les objets qu’il pense présentent de la variété. Sans quoi, il n’y a
pas pensée, mais cette sorte de contact ou de toucher ineffable
ou inintelligent qui existe avant la naissance de l’Intelligence ;
toucher n est pas penser. »
Mais quelle est la raison de ce dynanisme ? Plotin s’attache,
au§ 11, à décrire le second des moments que j ’ai distingués :
dans le mouvement de retour de l’intelligence vers l’Un, il dis
tingue encore deux moments. A un premier moment, « il y a une
tendance vers l’Un, que l’intelligence veut saisir dans sa simpli
cité b . Alors, elle n’est pas encore intelligence, « mais une vision
qui n’a pas encore d’objet b . Elle n’a tout au plus qu une « vague
représentation », ne possède qu’une « vague esquisse ». Elle est
« désir de voir et vision sans netteté ». Elle a, en somme, le sen
timent vague de la mesure. Le résultat de son contact avec l’Un
l ’un 143
** *
9
de l’Epicurien qui ne veut voir le bien que dans le plaisir et
qui demande « ce que l’on gagne, en fait de bien, à posséder
l’intelligence », et si ce n’est pas le simple plaisir de la contem
plation intellectuelle qui fait dire qu’elle est un bien. « Peut-être,
remarque Plotin, pressent-il par son objection que le Bien est
plus haut que l’Intelligence. » (VI, 7, 29.)
C’est reconnaître, semble-t-il, que l’Un ou le Bien a une valeur
absolue et indépendante du système intellectuel dont il est la
pièce dominante. Il n’est plus seulement, comme dans ce système,
l’inconditionné, la mesure dont la fonction est de donner leurs
limites aux êtres. Chez Platon, il ne prend de sens que dans ce
système ; il est l’idée suprême : mais il est encore une idée.
Chez Plotin, sa signification et sa valeur lui sont propres, et
indépendantes de ses effets. Ce n’est donc pas l’Intelligence,
comme telle, qui nous y amène, « Chaque intelligible est ce qu’il
est ; mais il ne devient objet de désir que si le bien le fait chatoyer...
Auparavant, l’âme n’est pas du tout entraînée vers l’Intelligence,
si belle qu’elle soit ; l’Intelligence n’a qu’une beauté inerte,
avant d’avoir reçu la lumière du Bien ; lame, d’elle-même,
s’affaisse, indolente ; elle reste inerte, et, bien que l’Intelligence
lui soit présente, elle a la paresse de penser. Mais, dès que la
chaleur de là-bas l’a gagnée, elle prend des forces, elle s’éveille,
elle a réellement des ailes, et, bien que passionnée pour ce qu’elle
voit à présent auprès d’elle, elle s’élève, légère, vers un objet
plus haut, grâce au souvenir quelle en a. Et, tant qu’il y a des
objets plus hauts que son objet actuel, elle s’élève, soulevée
spontanément par celui qui l’a douée d’amour. Elle s’élève
plus haut que l’Intelligence, et, si elle ne peut poursuivre sa
148 L A P H IL O S O P H IE D E P L O T IN
* *
*
pour ces objets d’un amour passionné, ce n'est pas parce qu'ils
sont ce qu’ils sont, c’est parce qu’il s’est adjoint à eux un autre
élément qui leur vient du Bien. » (VI. 7,21.) Aucun objet défini,
déterminé pour l’Intelligence, u’est aimable par lui-même ; il ne
devient aimable que par un élément additionnel, une chaleur, un
éclat, une vie qui ne font pas partie de son essence, mais s’ajoutent
à lui. « Quand l’activité de l’Intelligence est pure et distincte,
dit-il, un peu plus loin, quand la vie a tout son éclat, c’est alors
qu’elle est aimable et souhaitable... Cet état a sa cause en
quelque chose qui lui donne de la couleur, de la lumière, et de
l’éclat. » (Ibid. 30.)
C’est l’imagination qui ajoute aux êtres leur attrait. « Tant que
les amants s’en tiennent à l’aspect visible, ils n’aiment pas en
core ; mais, de cette forme, ils se font en eux-mêmes, dans leur
âme indivisible, une image invisible ; alors l’amour naît ; s’ils
cherchent à voir leur aimé, c’est afin de féconder cette image et
de l’empêcher de se flétrir. » (Ibid., 33.)
C’est cette théorie illusionniste de l’amour qu’il faut avoir pré
sente à l’esprit si l’on veut comprendre le mysticisme de Plotin
et la notion du Bien sous son aspect mystique. L ’amour mystique,
c’est l’amour véritable et complet, c’est-à-dire l’amour qui n’a
plus l’illusion de pouvoir s’arrêter à un objet défini et fixe. Le
Bien estla réalité indéfinie, illimitée, sans forme, qui est la contre
partie de cet amour. « L’amour qu’on a pour lui est sans mesure ;
oui, l’amour est ici sans limites, puisque l’aimé lui-même est
sans limites ; sa beauté est d’une autre espèce que la beauté :
c’est une beauté au-dessus de la beauté. » (Ibid., 32.)
L’âme « habile à découvrir son aimé » (Ibid., 31) reste consumée
156 L A P H IL O S O P H IE D E P L O T IN
(1) Cf. l ’effort vers l’immobilité de la pensée : elle ne veut pas penser
parce que la pensée est un mouvement, et qu’elle ne veut pas se mou
voir ». (§ 35.)
(2) Cf. le mot 7rapooaicc, VI, 0, 4.
12
158 LA P H IL O S O P H IE D E P L O T IN
(1) lnt?e a remarqué que, peut-être, lMotin n’utilise le mot Un que parce
que les Grecs n’avaient pas de symbole pour le zéro. 11 appelle un ce que Scot
KriiTène, dans le De divisionc nalurae, appellera nihil (Tlic philosophy of
Plotinus, 11, p. 107-HW).
162 L A P H IL O S O P H IE D E P L O T IN
qui doivent exister entre le principe et les êtres qui en sont dé
duits. L’être déduit, chez qui n’existerait aucune connaissance
intime de son lien avec le principe, se perdrait dans l’infini,
comme la matière : ce n’est pas une relation purement extérieure
et connaissable de l’extérieur qui fonde cette déduction : il n’y a
pas des choses et un esprit qui les connaît- Le travail intime de
l’esprit n’est pas différent de la réalité même : « La pensée fait
exister les êtres. » Mais cette connaissance intime du principe ne
peut être qu’une communion avec le principe. Elle ne peut être
que l’extase.
De là, la signification et la portée que Plotin donne au phé
nomène de l’extase. La forme rare, exceptionnelle, momentanée,
sous laquelle il se présente dans l’âme liée au corps n’empêche
qu’il est l’état normal et nécessaire de l’âme et de l’intelligence.
La communion avec l’Un et la pensée de multiple sont, en droit
comme en fait, inséparables. « Est-ce en un temps différent que
l’Intelligence a la vision des êtres partie par partie, et qu’elle a
cette autre vision (l’extase) ? Un exposé didactique présente ces
visions comme des événements ; mais, en réalité, l’Intelligence
possède toujours et la pensée et cet état où elle ne pense pas. mais
a de l’Un une vision différente de la pensée. Car. en voyant l’Un,
elle possède les êtres qu’il engendre ; et elle connaît par sa cons
cience ces êtres engendrés qui sont en elle. Or, les voir, c'est ce
qu’on appelle penser ; mais elle voit aussi l’Un par cette puis
sance d’elle-même, qui lui permet de penser.» (VI, 7, 35) (1).
Ainsi l’extase consomme et féconde la vie spirituelle.
(1) Cf. V, 3, 7.
l ’u n 167
CONCLUSION
elle est voisine de ce qu’il veut être, au point qu’elle ne fait plus
qu’un avec sa volonté et que sa volonté la fait exister... La pré
sence du Bien en lui ne dépend pas du hasard et n'est pas étran
gère à sa volonté ; son essence même est définie par le Bien, et,
grâce à lui, elle s’appartient à elle-même. » (VI, 8, 13).
Aussi, « dès qu’on s’élance vers lui, on ne peut dire où il est ;
il apparaît partout devant les yeux de notre âme ; où qu’elle tende
son regard, elle le voit ». (Ibid., 19).
Toute la spéculation de Plotin tend à démontrer que l’Un est
absolument libre, en ce sens qu’il n’est pas une chose, et qu’il
n’a pas d essence. L ’être intelligible est ce qu’il est en vertu de sa
propre essence ou nature, et c’est en ce sens qu’il est maître de
lui, et qu’il est libre. Mais l’Un est plus libre encore « Le
principe qui fait que l’essence est libre..., celui qu’on pourrait
appeler le créateur de la liberté, à quoi pourrait-il être asservi ?
A sa propre essence ? Mais l’essence tient de lui sa liberté ; elle
est postérieure à lui, et il n’a pas d’essence. » (Ibid., 12.) Il n’est
donc pas maître de lui au sens ordinaire du terme, puisque la
maîtrise de soi suppose une distinction au moins logique entre
une partie dominante et une partie dominée ; la liberté, au sens
le plus élevé où la morale grecque l’avait conçue, consiste à « agir
selon la nature ». Cette liberté suppose donc une nature qui est
une donnée dernière et irréductible ; ce n’est pas encore la liberté
de l’Un « qui veut être ce qu’il est, et qui est ce qu’il veut être.
Sa volonté ne fait qu’un avec lui ». {Ibid., 13.) On peut dire
qu’ « il se produit lui-même » (Ibid.), qu’ « il est cause de lui-
même » {Ibid., 14), mais à condition qu'on ne fasse aucune dis
tinction en lui entre l’acte producteur et le produit. « Sa produc-
178 LA P H ILO SO P H IE DE P L O T 1N
(1) « Il est tout entier tourné vers lui-même, intérieur à lui-même. » {VI,
8, 19.
180 LA P H I L O S O P H I E DE P LO TIN
* **
***
1) Vie de Plolin, 2.
APPENDICE
*
**
De ces principes vient le caractère très particulier de ce
qu'on pourrait appeler la physique plotinienne ; il ne s'agit pas
ici d'un domaine bien limité, mais de la façon dont Plotin
traite les questions placées sous cette rubrique par Aristote et
les Stoïciens, telles que la question de la nature des corps, deo
éléments, de l’action et de la passion, du mélange, des mouve
ments célestes, du temps, de la nature des corps vivants. Dans
toutes ces questions, la méthode plotinienne est toujours la
même, c’est une méthode de conversion qui consiste à exclure
de la matière et des corps et à rapporter à une action d’en
haut toute réalité positive qu'on pourrait être tenté de leur
attribuer. C'est par exemple dire quelque chose de positif de la
matière de dire qu’elle possède une grandeur; mais c’est là une.
202 LA PH ILO SO PH IE DE P L O T IN
c o r p s , et on d o it le s c o n s id é r e r co m m e d e s p u is s a n c e s in c o r p o
r e lle s (IV , 7, 8 ).
C 'e s t p a r la n a tu re d e s q u a lité s q u e s 'e x p liq u e le « m é l a n g e
to ta l » ; le s S t o ïc ie n s o n t d é sig n é so u s ce nom u n e p ré te n d u e
p é n é tr a tio n d e s c o r p s le s u n s p a r le s a u tr e s (te lle q u e la p é n é
tra tio n d ’un fer ro u g i p a r le feu ), o r c ’e st là a ttr ib u e r au x corps
eu x -m ê m e s u n e p r o p r ié té q u i n ’a p p a r tie n t q u ’à le u r s q u a lité s
in c o r p o r e lle s ( I I , 7, 3).
L e s q u a lité s d e s c o r p s m a r q u e n t d o n c su rto u t la p r é s e n c e de
l ’in c o r p o r e l d a n s le s c o r p s ; lo r sq u e Ton c la s s e p a r e x e m p le
le s é lé m e n ts ou c o r p s s im p le s en feu, a ir , eau et te rre , on le s
c la s s e en r a iso n de ce q u ’il y a d e p lu s ou m o in s c o r p o r e l
en e u x ; on m et au so m m e t le feu , q u i p a r so n a c tiv ité et sa
m o b ilité , e st le p lu s v o is in d e l’in c o r p o r e l (1, 6 , 3), et au p lu s
b a s la te r r e , q u i e s t in e r te . L e m o u v e m e n t e st co m m e la v ie d e s
c o r p s ; « il le s fa it b o u g e r , le s c h a s s e , le s é v e ille , le s p o u s s e ; il
le s fa it p a r t ic ip e r à lu i p o u r q u ’ils ne s ’e n d o rm e n t p a s c ’e st
p a r c e q u ’ils n’o n t p a s d e r e p o s et q u ’ils so n t a ffa iré s q u ’un fan
tô m e d e v ie le s s o u tie n t » (V I, 3 , 23).
S i m a in te n a n t on p re n d la s u b s ta n c e s e n s ib le d a n s sa to ta
lité , c ’e s t - à - d ir e c o m m e un e m a s s e r é s is ta n te a c c o m p a g n é e de
q u a lit é s , l ’on a ttr ib u e so u v e n t à c e s « c a u s e s c o r p o r e lle s » d e s
e ffets p o s itifs q u ’e lle s n ’on t p a s . A in s i, c e r ta in s a s tr o lo g u e s a t t r i
b u e n t l ’a c tio n d e s a s t r e s s u r l’h o m m e à d e s p r o p r ié té s p u re m e n t
p h y s iq u e s ; le fro id ou le c h a u d , le feu h u m id e ou se c , in h é r e n ts
à c h a q u e a s tr e , p r o d u ir a ie n t le s te m p é r a m e n ts p h y s iq u e s d e s
c o r p s q u i d iffè re n t e n tre e u x , se lo n la p r é d o m in a n c e du c h au d
o u d u fr o id , e t, p a r e u x , la d iffé re n c e m o ra le d e s c a r a c tè r e s ^IV,
204 LA P H IL O S O P H IE DE P L O T IN
s u je t d e la « d e sc e n te de l'â m e d a n s le c o r p s » . C ette d e sc e n te
e st in te rp ré té e ta n tô t co m m e un e fau te de l’âm e q u i a b a n d o n n e
le lie u in te llig ib le p o u r s ’u n ir au c o r p s , tan tô t co m m e u n e p a r ti
c ip a tio n au g o u v e rn e m e n t de l'u n iv e r s , un b ie n fa it d e l’âm e q u i
é c la ir e le c o r p s de sa lu m iè r e . 11 y a, d a n s to u s ce s co n flits, un
tr a it co m m u n et m êm e un tr a it g é n é ra l de la m é ta p h y siq u e
d e P lo tin ; a u c u n e ré a lité n 'e st, p o u r lu i, s t a t iq u e ; ;1 ne p eu t la
c o n c e v o ir q u e d a n s le d o u b le d y n a m ism e d e la p r o c e s s io n - c o n
v e r s io n , d e la p r o c e s s io n q u i fa it q u ’un e ré a lité s ’é g a r e lo in du
c e n tre d ’où e lle é m a n e , de la c o n v e r sio n q u i la fait se re to u rn e r
v e r s le ce n tre ; m a is la p r o c e s s io n , d a n s le s r é a lité s p o sté r ie u r e s
à l ’â m e , r é su lte d un e so rte de fa sc in a tio n m a g iq u e e x e rc é e p a r
u n e r é a lité in fé rie u re ; a in si l ’âm e e st fa sc in é e p a r le c o r p s ,
c o m m e N a r c is s e p a r so n im a g e ; la c o n v e rsio n tou t à l ’in v e rse ,
en r a m e n a n t la ré a lité à son p r in c ip e , fait a p p a r a îtr e la p r o
c e s s io n c o m m e un b ie n fa it de l’â m e p o u r le c o r p s .
L a d o u b le p e r s p e c tiv e s u r la m a tiè re p eu t se ju s tifie r en p a r
tan t d e s m ê m e s p r in c ip e s ; la m a tiè re a p p a r a ît d ’a b o rd co m m e
ce q u i a ttir e et en q u e lq u e s o r te fa sc in e le s r a is o n s et le s fo r m e s ;
p u is , l o r s q u ’on le s c o n v e rtit v e r s le u r s p r in c ip e s in te llig ib le s,
on ne v o it p lu s q u e l’illu m in a tio n q u i v ie n t d ’e lle s et q u i, en
b a ig n a n t la m a tiè re , lui d o n n e ce d e r n ie r d e g ré d ’e x iste n c e ,
tou t p ro c h e du n o n -ê tre . L ’a ttr a it v e r s le b a s e st a in si s a n s c e s s e
c o r r ig é p a r le r e to u r à l ’o r ig in e , ju s q u ’à ce q u ’on a r r iv e enfin à
la m a tiè re q u i jo u e ce d o u b le rô le , co m m e p r e m ie r m al, d ’a ttir e r
le s fo r m e s , et, co m m e d e r n iè r e h y p o s ta s e , d ’ê tre la ré a lité -lim ite
à p a r t ir d e la q u e lle n u lle p r o c e s s io n e t, p a r c o n sé q u e n t, n u lle
c o n v e r sio n ne so n t p lu s p o s s ib le s .
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