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Plotin - Jean François Pradeau - Luc Brisson Traités 7 21. 2 Flammarion - 2003

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Plotin

Traités 7-21

GF Flammarion

www.centrenationaldulivre.fr

© Éditions Flammarion, Paris, 2003.


Dépôt légal : février 2003
ISBN Epub : 9782081372085

ISBN PDF Web : 9782081372092

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 9782080711649

Ouvrage composé et converti par Meta-systems (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur

Né en Égypte au début du IIIe siècle apr. J.-C., Plotin s’installe à Rome en


246, en terre stoïcienne, pour y enseigner les principes d’une philosophie
platonicienne et y inaugurer la tradition qu’on dit aujourd’hui
« néoplatonicienne ». De 254 jusqu’à la veille de sa mort, en 270, Plotin
rédige un ensemble de textes que son disciple Porphyre éditera vers
l’année 300 en les distribuant en cinquante-quatre traités, regroupés en six
« neuvaines » : les Ennéades. Dans ces traités, Plotin se propose de guider
l’âme de son lecteur sur le chemin d’une ascèse qui doit la conduire vers
son principe, « l’Intellect » et lui permettre alors de percevoir, pour s’y
unir, le principe de toutes choses qu’est « l’Un ». La présente collection
regroupe, en neuf volumes, les cinquante-quatre traités de Plotin, traduits
et présentés dans l’ordre chronologique qui fut celui de leur rédaction.

Ce volume contient les Traités


7. COMMENT VIENT DU PREMIER CE QUI EST APRÈS LE
PREMIER
8. SI TOUTES LES ÂMES N'EN SONT QU'UNE
9. SUR LE BIEN OU L'UN
10. SUR LES TROIS HYPOSTASES QUI ONT RANG DE PRINCIPE
11. SUR LA GÉNÉRATION ET LE RANG DES CHOSES QUI SONT
APRÈS LE PREMIER
12. SUR LES DEUX MATIÈRES
13. CONSIDÉRATIONS DIVERSES
14. SUR LE MOUVEMENT CIRCULAIRE
15. SUR LE DÉMON QUI NOUS A REÇUS EN PARTAGE
16. SUR LE SUICIDE RAISONNABLE
17. SUR LA RÉALITÉ OU SUR LA QUALITÉ
18. S'IL Y A DES IDÉES MÊME DES ÊTRES INDIVIDUELS
19. SUR LES VERTUS
20. SUR LA DIALECTIQUE
21. COMMENT L'ON DIT QUE L'ÂME EST INTERMÉDIAIRE ENTRE
LA RÉALITÉ INDIVISIBLE ET LA RÉALITÉ DIVISIBLE (SUR LA
RÉALITÉ DE L'ÂME II)
La philosophie de l'Antiquité
dans la même collection

ARISTOTE, De l'âme (nouvelle traduction de Richard Bodéüs). – Éthique de


Nicomaque. – Parties des animaux, livre I. – Petits traités d'histoire
naturelle (nouvelle traduction de Pierre-Marie Morel). – Physique (nouvelle
traduction de Pierre Pellegrin) – Les Politiques (nouvelle traduction de
Pierre Pellegrin).
DIOGÈNE LAËRCE, Vie, Doctrines et sentences des philosophes illustres
(deux volumes).
ÉPICTÈTE, Manuel (nouvelle traduction d'Emmanuel Cattin).
GALIEN, Traités philosophiques et logiques (nouvelle traduction de
Catherine Dalimier, Jean-Pierre Levet et Pierre Pellegrin).
HÉRACLITE, Fragments (nouvelle traduction de Jean-François Pradeau)
LONG et SEDLEY, Les Philosophes hellénistiques (I-Pyrrhon – L'épicurisme ;
II-Les Stoïciens ; III-Les Académiciens – La renaissance du pyrrhonisme.
Édition française établie par Jacques Brunschwig et Pierre Pellegrin).
LUCRÈCE, De la nature (édition bilingue) (nouvelle traduction de José
Kany-Turpin).
MARC AURÈLE, Pensées pour moi-même, suivies du Manuel d'Épictète.
PENSEURS GRECS AVANT SOCRATE. DE THALÈS DE MILET À PRODICOS.
PLATON, Alcibiade (nouvelle traduction de Chantal Marbœuf et Jean-
François Pradeau). – Apologie de Socrate. Criton (nouvelle traduction de
Luc Brisson). – Le Banquet (nouvelle traduction de Luc Brisson). – Le
Banquet. Phèdre. – Cratyle (nouvelle traduction de Catherine Dalimier). –
Euthydème (nouvelle traduction de Monique Canto). – Gorgias (nouvelle
traduction de Monique Canto). – Ion (nouvelle traduction de Monique
Canto). – Lachès. Euthyphron (nouvelles traductions de Louis-André
Dorion). – Lettres (nouvelle traduction de Luc Brisson). – Ménon (nouvelle
traduction de Monique Canto). – Parménide (nouvelle traduction de Luc
Brisson). – Philèbe (nouvelle traduction de Jean-François Pradeau) –
Phédon (nouvelle traduction de Monique Dixsaut). – Phèdre (nouvelle
traduction de Luc Brisson). – Platon par lui-même (textes choisis et traduits
par Louis Guillermit). – Politique (nouvelle traduction de Luc Brisson et
Jean-François Pradeau) – Protagoras (nouvelle traduction de Frédérique
Ildefonse). – Protagoras. Euthydème. Gorgias. Ménexène. Ménon. Cratyle.
– La République (nouvelle traduction de Georges Leroux). – Second
Alcibiade. Hippias mineur. Premier Alcibiade. Euthyphron. Lachès.
Charmide. Lysis. Hippias majeur. Ion. – Sophiste (nouvelle traduction de
Nestor L. Cordero). – Sophiste. Politique. Philèbe. Timée. Critias. –
Théétète (nouvelle traduction de Michel Narcy). – Théétète. Parménide. –
Timée. Critias (nouvelles traductions de Luc Brisson).
SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius. Livres I à III (nouvelle traduction de Marie-
Ange Jourdan-Gueyer).
Traités 7-21

7. Comment vient du premierce qui est après le premier, et sur l'Un


8. Si toutes les âmes n'en sont qu'une
9. Sur le Bien ou l'Un
10. Sur les trois hypostases qui ont rang de principes
11. Sur la génération et le rang des chosesqui sont après le premier
12. Sur les deux matières
13. Considérations diverses
14. Sur le mouvement circulaire
15. Sur le démon qui nous a reçus en partage
16. Sur le suicide raisonnable
17. Sur la réalité ou sur la qualité
18. S'il y a des idées même des êtres individuels
19. Sur les vertus
20. Sur la dialectique
21. Comment l'on dit que l'âmeest intermédiaire entre la réalité
indivisible
et la réalité divisible(Sur la réalité de l'âme II)
REMARQUES
SUR LA PRÉSENTE TRADUCTION

Ce deuxième volume poursuit la traduction collective des traités de


Plotin, dans l'ordre chronologique de leur rédaction. Comme c'était le cas
du premier volume (Plotin, Traités 1-6, GF-Flammarion, 2002), le texte de
Plotin ici traduit est celui qu'ont établi et édité P. Henry et H.R. Schwyzer
dans les trois volumes des Plotini Opera parus à Oxford, Clarendon Press,
de 1964 à 1982. Il s'agit de la seconde édition (dite minor et que nous
abrégeons H.-S.) des Plotini Opera : les mêmes éditeurs avaient en effet
publié une édition, dite maior, de 1951 à 1973, Paris et Bruxelles, Museum
Lessianum. Les leçons et l'apparat critique de cette Editio maior font encore
autorité ; nous y avons eu parfois recours, tout comme nous mentionnons en
note les variantes textuelles empruntées aux travaux d'autres éditeurs ou
traducteurs contemporains.
Traduisant les traités 7 à 21, nous ne nous sommes écartés du texte de la
seconde édition de Henry et de Schwyzer que sur les points suivants :
Dans le traité 7 (V, 4), au chapitre 1, ligne 7, en traduisant non pas τοι̑ς
ἄλλος, mais τοι̑ς ἄλλοις comme dans les Addenda par H.-S., tome III,
p. 325.
Dans le traité 9 (VI, 9), au chapitre 5, ligne 30, en retenant τὸ ἕν (du
manuscrit A3) au lieu de τον̑ ἕν.
Dans le traité 9 (VI, 9), au chapitre 6, ligne 17, en ne traduisant pas le ὂν
(introduit par Harder et accepté par H.-S.).
Dans le traité 10 (V, 1), au chapitre 2, ligne 35, en traduisant ἕκαστον
(suivant Schwyzer, 1987, p. 200) au lieu de ἑκάστῳ.
Dans le traité 10 (V, 1), au chapitre 4, ligne 18, en ne traduisant pas le
mot ψυχὴν (suivant Schwyzer, 1987, p. 200).
Dans le traité 10 (V, 1), au chapitre 5, ligne 3, en retenant ζητει̑ (avec les
manuscrits et suivant Schwyzer, 1987, p. 200) au lieu de ζῃ̑ ἀεί.
Dans le traité 10 (V, 1), au chapitre 5, ligne 16, en traduisant ἕκαστον au
lieu de ἕκαστος, à la suite de Sleeman, 1928.
Dans le traité 10 (V, 1), au chapitre 6, ligne 18, en retenant αὐτὸ (suivant
Atkinson, 1983, p. 135-140) au lieu de αὑτὸ.
Dans le traité 10 (V, 1), au chapitre 6, lignes 21-22, en traduisant αἰτίας
<τι> καὶ τάξεως αὐτοι̑ς ἀποδώσειν (suivant Atkinson, 1983, p. 141) au lieu
de αἰτίας καὶ τάξεως αὐτοι̑ς ἀποδώσειν.
Dans le traité 10 (V, 1), au chapitre 7, ligne 6, en traduisant πρὸς αὐτό au
lieu de πρὸς αὑτό.
Dans le traité 12 (II, 4), au chapitre 12, ligne 10, en retenant δει̑ται δὲ
ὅμως (sans omettre le ὅμως).
Dans le traité 12 (II, 4), au chapitre 16, ligne 8, en retenant πω̑ς οὐ̑ν οὐκ
(sans omettre le οὐκ).
Dans le traité 12 (II, 4), au chapitre 16, ligne 14, en retenant θη̑ λυ ὑπὸ
του̑ ἅρρενος (avec R.G. Bury, 1944), au lieu de θη̑ λυ του̑ ἅρρενος.
Dans le traité 14 (II, 2), au chapitre 1, ligne 44, lire πα̑σά ἐστιυ, αὐτη̑ς
πάντη comme dans les Addenda par H.-S., tome III, p. 308.
Dans le traité 15 (III, 4), au chapitre 6, ligne 44, en retenant le τὴν qui est
donné par tous les manuscrits (et que donnait l'editio maior), mais que H.-
S.2 supprime.
Dans le traité 17 (II, 6), au chapitre 1, ligne 35, en retenant πυρότης que
supprime H.-S.2.
Dans le traité 19 (I, 2), au chapitre 2, ligne 18, en retenant κατὰ τὸ
μεμετρημένον comme dans les Addenda par H.-S., III, p. 305, au lieu de καὶ
τὸ μεμετρημένον.

Dans les notes, nous avons eu recours aux abréviations suivantes :


« DK » désigne l'édition de référence des fragments attribués aux auteurs
présocratiques, établie par H. Diels puis W. Kranz : Die Fragmente der
Vorsokratiker, édition des témoignages et fragments (et traduction
allemande de ces derniers), Zurich et Berlin, Weidmann, 3 volumes, 1951-
19526. Les numéros des témoignages sont précédés de la lettre A, ceux des
fragments de la lettre B.
« SVF » désigne l'édition des fragments attribués aux auteurs stoïciens,
établie par H. von Arnim : Stoicorum Veterum Fragmenta, Leipzig,
Teubner, 3 volumes et 1 volume d'Index, 1903-1905.
« Long et Sedley » désigne le recueil Les Philosophes hellénistiques,
recueil de A.A. Long et D.N. Sedley (paru en 1986), traduit par
J. Brunschwig et P. Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 3 volumes, 2001.
La mention du « premier volume » désigne, dans cette même collection,
la traduction des six premiers traités : Plotin, Traités 1-6, GF-Flammarion,
2002.

En fin de volume, la Bibliographie répertorie l'ensemble des éditions


contemporaines des Ennéades, puis rassemble la totalité des études
plotiniennes mentionnées dans ce deuxième volume.

Luc BRISSON, Jean-François PRADEAU.


TRAITÉ 7 (V, 4)

Comment vient du premierce qui est après le premier,


et sur l'Un

Présentation et traduction
par
Jean-François PRADEAU
NOTICE

Dans le bref traité 7 (V, 4) qui ne compte que deux chapitres, Plotin se
consacre à une difficulté qui à ses yeux est véritablement première : si
toutes choses sont bien issues du premier principe que l'on nomme « Un »
ou « Premier », comment viennent-elles de lui ? Les précédents traités ont
rencontré à deux reprises cette difficulté, en 5 (V, 9), 14, puis en 6 (IV, 8), 6,
en demandant une explication de la manière dont l'Un parvient à engendrer
toutes choses alors même qu'il reste toujours « en lui-même ». Le dernier
chapitre du traité 5 (chap. 14, 4-5) en appelait ainsi à un examen qui
prendrait « un autre point de départ » que celui qu'on adoptait en partant des
effets ou des produits de l'Un pour remonter à leur principe : il faut
désormais partir de ce qui est premier. C'est bien à cet examen que
s'emploie le traité 7, qui donne ainsi à Plotin une première occasion de
préciser comment quelque chose provient de l'Un et, plus exactement,
comment l'Intellect en est issu. La question de la procession est posée ici
sous sa forme la plus simple : on ne peut, affirme Plotin, multiplier à l'infini
les hypothèses relatives à la manière dont quelque chose provient de l'Un.
Soit ce qui vient de lui en provient via des intermédiaires, et il faut alors les
définir et les reconnaître comme autant de réalités possédant une existence,
une « hypostase » ; soit ce qui vient de lui en provient immédiatement, et il
faut alors expliquer comment. C'est cette seconde possibilité que Plotin
défend, en expliquant que l'Intellect provient de l'Un. Plotin consacrera à
cette première procession bon nombre de développements, en y revenant
notamment dès le traité 10 (V, 1), mais il ne corrigera jamais la manière
dont la question du « comment ? » est ici posée. Le traité 7 ne demande pas
s'il existe ou non d'autres choses que l'Un, cela va de soi, mais bien
comment toutes choses proviennent de l'Un. Et si cette question est difficile,
c'est parce que Plotin entend la résoudre en défendant une proposition qui
paraît pourtant contredire la possibilité d'une telle provenance : l'Un « reste
en lui-même ». Ainsi, au moment même où Plotin remet en cause la
représentation des principes que défendaient ses prédécesseurs
médioplatoniciens et soutient qu'il y a quelque chose au-delà de l'Intellect,
ce premier principe que l'on nomme l'Un, il entend démontrer que tout ce
qui existe procède de ce principe sans que ce dernier « sorte » en aucune
façon de lui-même. Les deux chapitres du traité 7 établissent ainsi la
primauté de l'Un, avant d'expliquer en quoi consiste l'activité à la faveur de
laquelle quelque chose provient de lui sans qu'il en soit affecté.
L'Un, à la différence de l'Intellect qui en procède et qui est composé, est
simple. Il est unique, parfait, principe de toutes choses et il reste immobile
en lui-même. Il se maintient (ménei) toujours en lui-même, insiste Plotin à
plusieurs reprises, comme pour mieux signaler qu'il s'agit là de la
particularité, sinon de la qualité, qu'aucun propos sur l'Un, si approximatif
ou métaphorique soit-il, ne pourra mettre en cause. La question du premier
chapitre n'est du reste pas celle de la nature de l'Un. Plotin paraît chercher à
éviter de la poser, tout comme il montre de la réticence à nommer ce
« premier » principe. En lieu et place, comme c'est une habitude dans ses
traités, Plotin préfère employer des formes pronominales (« il », « celui-
là ») qui désignent plutôt qu'elles ne nomment ce qui, en toute rigueur, ne
peut l'être. Ainsi, le nom comme la nature qu'on peut lui reconnaître par
commodité sont plutôt relatifs à ce qu'il n'est pas mais qui vient de lui :
l'Intellect. Le « Premier » est alors nommé « intelligible », d'après l'Intellect
qui le conçoit. Quant à ce qu'il peut bien être par lui-même,
indépendamment de ce qui l'intellige, cela reste ineffable. Le « Premier »
n'est « intelligible » (noētón) que dans la mesure où il est l'objet de
l'intellection (nóēsis) du second principe. Cette proposition est l'un des
ressorts doctrinaux majeurs de l'œuvre plotinienne : de l'Un qui n'est pas
susceptible d'être un objet de pensée, auquel on ne peut rien attribuer sans le
dénaturer, il n'est possible d'avoir qu'une connaissance relative. Ce que l'on
peut savoir et dire de lui, c'est la manière dont ce qui n'est pas lui se
rapporte à lui. Aussi l'Un est-il toujours connu, ou plutôt perçu par autre
chose que lui et, surtout, en autre chose que lui : il est l'« intelligible »
qu'intellige l'Intellect, l'« Un » que conçoit le multiple issu de lui, le
« bien » pour tout ce qui, après lui, est susceptible d'être bon. Mais le traité
7 se contente de le noter, sans poursuivre plus avant une réflexion qu'il
reviendra à d'autres traités de mener, et notamment au traité 9 (VI, 9). Ici,
Plotin souligne que le Premier est bien la cause d'un « second », sans pour
autant être aucunement affecté, modifié ou altéré par la production de cet
effet. C'est la raison de l'insistance sur le motif à la fois dynamique et local
du maintien de l'Un dans sa « demeure ». « Demeurer », c'est à la fois ne
pas changer, rester identique à soi-même, et ne pas se mouvoir, ne pas plus
quitter son lieu que son mode d'être. Afin de défendre cette permanence
sans réserve du premier principe, Plotin convoque l'une des phrases que le
Timée de Platon prononce sur le repos du dieu artisan du monde, le
« démiurge » ; ce dernier, après avoir accompli son ouvrage, « demeure
dans son propre caractère » (ou aussi bien, « dans son propre séjour »,
Timée, 42e5-6). Plotin applique cette formule à l'Un, afin d'indiquer qu'il ne
change ni ne se quitte lui-même, mais qu'il engendre toutes choses en
restant en lui-même, immobile. Une fois cette thèse établie, le traité 7 en
vient à son second argument : en dépit de ce maintien en lui-même de l'Un,
quelque chose provient bien de lui. Et c'est à partir de ce qui provient de
l'Un que l'on peut, à la fois par défaut mais aussi par analogie, approcher la
nature de l'Un. Plotin s'y emploie en s'appuyant, pour l'essentiel, sur une
terminologie aristotélicienne considérablement revue ; il trouve alors
l'occasion d'un certain nombre de définitions dont les traités ultérieurs
feront usage.
Les dernières propositions du premier chapitre et celles qui introduisent
le second développent un argument dont le cours est aisé. L'Intellect y est
défini comme une pensée intellective de l'Un (une nóēsis) ; cette intellection
est une activité qui définit la réalité en quoi consiste l'Intellect : l'Intellect
existe comme pensée de l'Un. Cet argument a pour mérite de dissiper par
avance certaines des difficultés liées à la procession, et notamment celle qui
tient au fait que l'Intellect ne peut être conçu comme étant séparé de l'Un.
Plotin refuse, en dépit de ce que pourrait laisser accroire la représentation
de réalités extérieures les unes aux autres, que l'on considère l'Intellect
comme existant en dehors de l'Un. Il est certes nécessaire de distinguer ces
deux réalités, puisqu'elles ne sont pas identiques, mais il serait fallacieux de
les séparer. Comme Plotin le soutient ici, l'Intellect est en effet quelque
chose de ce dont il procède. Et cela au sens fort, puisqu'il ne s'agit pas
même de dire que l'Intellect, né de l'Un, regarderait ou intelligerait le
premier dont il est issu, mais bien de définir l'Intellect comme ce regard que
l'Un porte sur lui-même. Avec cette précision remarquable que l'Un n'est
pas lui-même le sujet de ce regard sur soi.
Le regard sur l'Un qui est issu de l'Un a un sujet : l'Intellect. Cette
réponse n'écarte toutefois pas l'obstacle qui vient d'apparaître. On peut
certes admettre que l'activité noétique, l'intellection, ait l'Intellect pour sujet,
mais il faut encore expliquer comment cette nouvelle activité, comme toutes
choses, peut avoir l'Un pour cause et principe. Comment l'Un peut-il agir
au-dehors de lui et en autre chose que lui-même ? C'est cette difficulté qui
occupe Plotin et le contraint à affirmer, au risque d'une contradiction, que,
d'une certaine manière, l'Un ne se tient pas en lui-même (chap. 1, 35).
L'explication en est la suivante : l'acte que l'on nomme « intellection », et
qui est accompli par une sorte de retour de l'Intellect sur ce dont il est issu,
est bien l'acte de l'Un, sans être toutefois l'acte spécifique ou propre de l'Un.
Il faut alors distinguer deux actes : celui qu'accomplit la réalité et qui la
définit (2, 27-36, qui retrouve ainsi une remarque déjà faite dans le traité 3
(III, 1), 1, 13), et l'acte qui provient d'elle et fait ainsi exister quelque chose
après elle. Aussi chaque réalité véritable accomplit-elle un acte qui est son
activité propre, « essentielle » pourrait-on dire, mais elle accomplit encore
un acte « second », qui donne ainsi son existence à autre chose qu'elle-
même. L'Un a un acte qui lui est propre et qui le maintient en lui-même
toujours semblable à lui-même, et l'intellect est encore un acte de l'Un, mais
cette fois, en quelque sorte, en dehors de lui. Comme il le fera souvent,
Plotin en donne pour meilleur exemple le cas du feu, dont l'acte premier est
la chaleur qui lui est propre et le définit, et dont l'acte second est la chaleur
qu'il procure à d'autres choses que lui-même, sans que cela l'affecte. Afin de
définir cette double activité du principe, Plotin emprunte à la terminologie
d'Aristote l'identité de la réalité et de l'acte (ou de l'activité, enérgeia), mais
il modifie la distinction qu'Aristote avait introduite entre l'acte et la
puissance : selon Plotin, si l'on peut accorder qu'il y a de la « puissance » au
niveau du premier, c'est en ce sens que l'Un est une puissance qui s'exerce
sans réserve et dont l'activité surabonde sans cesse et sans limites.
La thèse des deux actes a un sens causal particulier, puisqu'elle implique
que l'acte d'une chose quelconque, après le premier, sera toujours défini par
rapport à l'acte premier de ce qui lui a donné naissance. Si l'Un est la cause
de l'Intellect, c'est bien en ce sens que l'acte de l'Intellect provient de l'acte
de l'Un ; et de même Plotin pourra dire que l'âme est l'acte second de
l'Intellect. Il s'agit d'un rapport causal, puisque l'acte de l'Intellect est la
conséquence (ressemblante) de l'acte de l'Un, tout comme l'acte de l'âme (la
diánoia) sera défini comme l'acte second de l'Intellect.
À la faveur de cette brève mise au point, on le voit, Plotin présente l'un
des principaux ressorts du processus d'engendrement de toutes choses à
partir du « premier » en quoi consiste la procession. La thèse des deux actes
est introduite ici à la faveur d'une succession de propositions qui ont l'aspect
de rappels doctrinaux ; ainsi et sans plus de précision, Plotin note
successivement que l'Un est cause de toutes choses, qu'il est la première
puissance et le premier acte, que ce qui est engendré par un principe l'imite
afin de se constituer soi-même, ou encore que l'Intellect est une dualité qui
existe dès lors qu'elle saisit l'Un. Si déterminants soient-ils, aucun de ces
points de doctrine n'est pourtant examiné ou expliqué dans ces deux
chapitres. Seule paraît importer ici la thèse des deux actes, dont on voit en
effet qu'elle est la première occasion de soutenir que toutes choses viennent
d'un premier principe qui n'est aucunement affecté par l'existence de ce qu'il
engendre. C'est aussi bien l'occasion, pour le lecteur des traités, d'apercevoir
que les principales thèses des traités ultérieurs sont déjà fermement établies.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : De l'Un, qui est le Premier, naît quelque chose.


1-23. S'il y a quelque chose après le Premier, il faut que ce Premier soit
Un, simple et parfait.
23-41. Si l'Un est parfait, il doit nécessairement produire quelque chose.

Chapitre 2 : Comment l'Intellect naît-il de l'Un ?


1-12. La dualité de l'Intellect : intellection et Formes intelligibles.
12-22. L'intelligible.
22-27. La naissance de l'Intellect.
27-36. Les deux actes.
36-43. Un est au-delà de la réalité, et donc de l'Intellect.
43-48. L'Intellect est identique à ses objets.
Comment vient du premier
ce qui est après le premier,
et sur l'Un

1. S'il y a quelque chose après le Premier 1, il est nécessaire ou bien que


cette chose en soit issue immédiatement, ou bien qu'elle y remonte par des
intermédiaires, et il doit y avoir un ordre entre les choses qui viennent en
deuxième et celles qui viennent en troisième, ce qui vient en deuxième
remontant à ce qui vient en premier et ce qui vient en troisième à ce qui
vient en deuxième 2. [5] Il faut en effet qu'il y ait quelque chose de simple
avant toutes choses ; il faut aussi que cette chose soit différente de tout ce
qui vient après elle, qu'elle existe par elle-même, qu'elle ne soit pas
mélangée aux choses qui viennent d'elle, tout en possédant par ailleurs,
d'une autre manière, la puissance de leur être présente 3. Parce qu'elle est
réellement une 4, elle n'est pas autre chose, puis une. Il est même faux de
dire d'elle qu'elle est une : il n'y a d'elle « ni discours ni science », [10] et de
surcroît, on dit d'elle qu'elle est « au-delà de la réalité 5 ». Car si elle n'est
pas simple, si elle n'est pas indépendante de toute combinaison et de toute
composition, et si elle n'est pas réellement une, alors elle ne saurait être
principe 6. Parce qu'elle est simple et qu'elle est la première de toutes les
choses, elle est ce qui se suffit le plus à soi-même ; car ce qui n'est pas
premier 7 a besoin de ce qui est avant lui, et ce qui n'est pas simple a besoin
des éléments simples qui sont en lui [15] pour exister à partir d'eux 8. Une
chose de ce genre doit bien sûr être unique 9, car s'il y en avait une autre du
même genre, les deux ne feraient qu'une. Oui, et nous ne parlons
certainement pas de deux corps, ni ne disons que l'Un est le premier corps.
En effet, aucun corps n'est simple 10 : le corps est engendré, mais il n'est pas
principe, car « le principe est inengendré 11 ». Et si le principe est non pas
corporel, mais réellement un, [20] alors cette chose-là sera le Premier. De
sorte que, s'il existait quelque chose d'autre après le Premier, ce ne pourrait
être quelque chose de simple, mais ce serait quelque chose d'« un-
multiple 12 ».
– Mais alors, d'où viendrait cette chose ?
– Du Premier. Elle ne peut bien entendu être le fait du hasard 13, car dans
ce cas le Premier ne serait même plus le principe de toutes choses.
– Mais alors, comment vient-elle du Premier ?
– Si le Premier est parfait 14, qu'il est la plus parfaite de toutes les choses
et qu'il est la première [25] puissance 15, il doit être la chose la plus
puissante de toutes celles qui existent, et les autres puissances doivent
l'imiter autant qu'elles le peuvent 16. Or, dès que n'importe laquelle des
autres choses atteint sa perfection, nous constatons qu'elle engendre 17, c'est-
à-dire qu'elle ne supporte plus de demeurer en elle-même, mais qu'elle
produit une chose différente 18. Et cela vaut non seulement pour ce qui a la
capacité de choisir 19, mais aussi pour toutes les choses qui croissent [30]
sans en avoir le choix, et même pour les choses dépourvues d'âme, qui
donnent d'elles-mêmes tout ce qu'elles peuvent : comme le feu qui
réchauffe, la neige qui refroidit, les remèdes qui agissent sur une autre
chose 20 et comme toutes choses imitent le principe, autant qu'elles le
peuvent, en tendant vers l'éternité et la bonté. Comment alors ce qui est le
plus parfait, le bien premier 21, [35] demeurerait-il en lui-même, comme s'il
était avare de lui-même 22 et comme s'il était dépourvu de puissance ? Et
comment pourrait-il être dépourvu de puissance, alors qu'il est puissance de
toutes choses 23 ? Et comment pourrait-il être encore principe ? Il faut
absolument aussi que quelque chose naisse de lui 24, s'il doit exister quelque
chose, puisque c'est précisément de lui que les autres choses tirent leur
existence ; c'est une nécessité, en effet, dès lors qu'elles viennent de lui. [40]
Ce qui est alors engendré par lui et qui vient en second après lui doit
forcément être la chose la plus vénérable et la meilleure de toutes les
autres 25.

2. Et si ce qui engendre était lui-même l'Intellect, ce qui est engendré


devrait être inférieur à l'Intellect, mais tout proche de l'Intellect et semblable
à lui 26. Mais puisque celui qui engendre est au-delà de l'Intellect, ce qui est
engendré est nécessairement l'Intellect.
– Mais pourquoi celui qui engendre n'est-il pas l'Intellect dont l'acte est
l'intellection 27 ?
– L'intellection, qui est vision de l'intelligible, qui se retourne [5] vers lui,
et qui reçoit en quelque sorte de lui sa perfection 28, est elle-même indéfinie,
tout comme l'est la vue, même si elle est définie par l'intelligible. C'est
pourquoi l'on dit que viennent « de la dyade indéfinie et de l'un », les
formes intelligibles c'est-à-dire les nombres 29 ; cela, en effet, c'est
l'Intellect 30. Et voilà pourquoi l'Intellect est non pas simple, mais plusieurs,
et pourquoi il manifeste une composition (une composition [10] intelligible
toutefois) et voit d'emblée plusieurs choses 31. Il est certes lui-même aussi
un intelligible, mais il intellige aussi : c'est pourquoi, d'emblée, il est deux.
Et il est aussi un autre intelligible, du fait qu'il vient après le Premier 32.
– Mais comment l'Intellect vient-il de l'intelligible ?
– L'intelligible demeure auprès de lui-même 33 et il n'a besoin de rien, à la
différence de ce qui voit et de ce qui intellige ; je veux dire que ce qui
intellige est dans le besoin par rapport à l'intelligible. [15] Mais il n'est pas
privé d'une certaine forme de sensation, car toutes choses lui appartiennent,
toutes sont en lui et avec lui 34. Il a un total discernement de lui-même ; il a
la vie en lui et toutes choses sont en lui ; il est lui-même la compréhension
de lui-même, par une sorte de perception de lui-même 35, dans un éternel
repos et dans un mode d'intellection différent de celui de l'Intellect 36. Ainsi,
si quelque chose naît de lui 37[20] alors qu'il demeure auprès de lui-même,
cette chose naît alors qu'il est au plus haut point ce qu'il est 38. C'est quand il
demeure « dans son état habituel 39 » que naît de lui ce qui naît, et cela alors
qu'il demeure auprès de lui-même. Puisqu'il demeure intelligible, ce qui naît
de lui devient intellection ; et comme ce qui naît est intellection et intellige
ce dont il provient (car il ne possède rien d'autre), [25] il devient Intellect,
comme un autre intelligible, comme le Premier dont il est une imitation et
une image 40.
– Mais comment naît-il alors que celui-ci 41 demeure inchangé ?
– En chaque chose, il y a un acte qui appartient à la réalité et un acte qui
provient de la réalité ; l'acte qui appartient à la réalité est la chose elle-
même, et l'acte qui provient de la réalité doit à tous égards en être la
conséquence nécessaire, [30] tout en étant différent de la chose elle-même.
Ainsi en va-t-il du feu, pour lequel il y a la chaleur qui constitue sa réalité,
et une autre chaleur qui naît de la première puisque le feu exerce l'acte qui
est naturellement inhérent à sa réalité tout en restant du feu 42. Il en va bien
de même pour l'intelligible ; et même davantage encore, car, lorsqu'il
demeure « dans son état habituel », l'acte engendré par la perfection [35] et
par l'acte qui sont en lui acquiert l'existence 43. Dans la mesure où il provient
d'une grande puissance, et même de la plus grande de toutes les puissances,
il atteint l'être et la réalité. Car le Premier est « au-delà de la réalité » ; il est
puissance de toutes choses, et il est d'emblée toutes les choses. Si l'Intellect
est toutes choses, l'Un est au-delà [40] de toutes les choses. Il est par
conséquent au-delà de la réalité. Mais si l'Intellect est toutes choses et si
l'Un n'est pas sur un pied d'égalité avec toutes choses, mais antérieur à elles,
alors il faut encore, pour cette raison, qu'il soit au-delà de la réalité, c'est-à-
dire au-delà de l'Intellect ; de là suit qu'il y a quelque chose au-delà de
l'Intellect. Car ce qui est n'est point un cadavre, ce n'est pas non plus
quelque chose privé de vie ou quelque chose qui ne fait pas acte
d'intellection 44 : l'Intellect et l'être sont vraiment une seule et même
chose 45. À la différence en effet de [45] la sensation qui porte sur des objets
sensibles, l'Intellect ne porte pas sur des objets qui existent avant lui 46 ;
l'Intellect est lui-même ses objets (si toutefois il est vrai qu'il ne reçoit pas
leurs Formes d'ailleurs ; d'où viendraient-elles en effet ? 47). En réalité,
l'Intellect est ici avec ses objets, il est identique à eux, il ne fait qu'un avec
eux ; aussi la science des objets immatériels est-elle identique à ses objets 48.
NOTES DU TRAITÉ 7

1. La majuscule du « Premier » est de convention : elle indique que Plotin


nomme ainsi, tò prō̂ton, le premier principe (que ce traité 7 nommera encore
« Un », « Bien premier » et « intelligible »). C'est la première fois que l'Un
se trouve désigné ainsi comme « le Premier ». Les traités précédents avaient
déjà signalé que le premier principe est le bien « qui est au-delà du beau » (1
(I, 6), 9, 39-40), ou encore qu'en étant « premier », il est « ce qui est beau
par lui-même » (5 (V, 9), 2, 9). La caractérisation de l'Un comme
« Premier » fera l'objet des développements autrement plus précis du traité 9
(VI, 9), plus particulièrement aux chapitres 2 et 3.
2. La précision présuppose sans ambiguïté qu'il n'y a que deux choses, ou
deux sortes de choses, après le Premier (l'Intellect, qui est la deuxième, et
l'Âme, la troisième). La formule est empruntée au pseudo-Platon auteur de la
Lettre II, 312e3-4 ; le traité 10 (V, 1), 8, 1-4 la reprend.
3. Plotin juxtapose ici les principales « caractéristiques » du premier
principe : il est simple, cause de soi, séparé de ce qui n'est pas lui, mais aussi
et en même temps cause de toutes choses. La double hypothèse, d'apparence
paradoxale, que Plotin entend défendre est celle selon laquelle l'Un n'est
aucune des choses qui viennent après lui, tout en étant leur cause. La
question de la « présence » de l'Un en toutes choses devient ainsi le
problème majeur de toute réflexion sur l'Un. Dans la littérature abondante
sur ces questions, on peut se reporter à la présentation générale que
D.J. O'Meara, Plotin. Une introduction aux Ennéades, donne du « principe
d'antériorité du simple », p. 59-70, ainsi qu'à la notice « Causa sui » de
P. Hadot. La difficulté ainsi rencontrée est d'ordre étiologique, et elle est
relative à la manière dont Plotin conçoit la « participation » d'une réalité à
son principe, en l'espèce d'une certaine forme de « présence » du second
dans la première. Par ailleurs et dans cette même phrase, nous traduisons, à
la ligne 7, állois et non állos, en suivant la correction de l'édition H.-S. (III,
Addenda, p. 325).
4. L'unité du Premier, comme y reviendront les deux premiers chapitres du
traité 9 (VI, 9), est la seule unité dont on puisse dire qu'elle soit réelle. Une
chose quelconque n'existe selon Plotin qu'à la condition d'être une. Mais
cette unité est toujours relative à l'unité réelle (à ce qui est réellement un, tò
óntōs hén) qui est sa cause ultime.
5. Plotin cite Platon : Parménide, 142a3-4, puis République, VI, 509b9. Ces
deux citations signalent au lecteur, de façon elliptique, un thème devenu
classique dans la tradition platonicienne, celui du caractère proprement
inaccessible à la connaissance rationnelle du premier principe. Le
médioplatonisme, en s'appuyant également sur les remarques que le
Parménide consacre à sa première série de déductions (à partir de
l'hypothèse selon laquelle l'objet de l'entretien « est un », dépourvu de partie,
de lieu, de mouvement, etc., et qui s'achève sur le constat qu'on ne peut le
connaître) et sur celles que la République consacre pour sa part au bien, avait
établi en des termes identiques l'éminence de son premier principe. Chez les
médioplatoniciens, ce premier principe est l'Intellect divin parfaitement actif
(voir par exemple Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon,
chapitre X). Plotin, en plaçant l'Un avant l'Intellect des médioplatoniciens,
n'en retient pas moins les formules platoniciennes consacrées, en disant à
son tour que le premier principe est « au-delà de la réalité » (epékeina (tē̂s)
ousías). Il adopte ce faisant une formule qui est abstraite de son contexte
platonicien, puisque la République ajoutait que le bien est au-delà de la
réalité « en dignité et en puissance ». L'histoire platonicienne de cette
formule est décrite et commentée par M. Baltes, « Is the idea of the good in
Plato's Republic beyond being ? ». Dans les traités antérieurs au traité 7,
l'antériorité de l'Un est évoquée en des termes semblables par les traités 1 (I,
6), 9, 37 (voir la note 88, p. 92 du premier volume de cette collection), puis
3 (III, 1), 2, 3, et 6 (IV, 8), 7, 18 (voir cette fois, dans premier volume
également, la note 102, p. 267). Parmi les traités ultérieurs, il revient au
traité 49 (V, 3), notamment aux chapitres 12-13, d'évoquer de nouveau cette
supériorité du Premier sur l'Intellect. Que le Premier ne puisse être objet de
science est la conséquence nécessaire de son éminence et du fait qu'il est au-
delà de ce que peut concevoir une pensée intellective qui, par définition, ne
peut porter que sur l'intelligible. Le traité 9 (VI, 9), 4 précisera ainsi que la
perception du Premier n'est pas de type contemplatif, mais qu'elle consiste
en une vision d'un type particulier ; voir, infra, la note 58, p. 108.
6. Ces précisions ont valeur de définition. Plotin ne donne le rang de
principe qu'à une réalité susceptible d'atteindre l'unité. Une chose qui, par
elle-même, ne peut s'unifier n'a pas d'existence au sens strict (c'est le cas des
produits corporels de l'âme, qui sont unifiés par cette dernière). Seuls
l'Intellect et l'Âme atteignent à l'unité ; ils sont donc les deux principes ou
« réalités véritables » issus de l'Un et participant de l'unité.
7. Ici, ligne 13, J. Igal lit toi mḗ au lieu de tò mḗ (même correction chez H.-
S., vol. III, p. 325) ; au prix de cette correction, la compréhension de la
phrase originale est en effet plus aisée ; on l'a donc adoptée.
8. On a là de nouveau un axiome dont la portée est générale : toute réalité
composée existe en vertu de ce qui la compose. Plotin entend rappeler ainsi
que l'Intellect, qui comporte de l'unité et de la multiplicité, atteint l'unité
dont il est capable du fait de ce qui, unique et antérieur à lui, est en lui. Mais
comme c'est le cas des autres axiomes, Plotin se contente de le mentionner
sans l'expliquer. Le traité 32 (V, 5), 5 y revient, en expliquant comment
l'Intellect (l'être) provient de l'Un et existe lorsqu'il le conçoit.
9. On trouve ici l'un des exemples de la manière dont Plotin, plutôt que de
nommer l'Un (qui ne peut être ainsi nommé que par défaut), préfère
employer le pronom réflexif ekeînos ou l'indéfini ti.
10. Plotin écarte l'hypothèse qui voudrait faire d'un élément matériel le
constituant ultime de toutes choses. La simplicité du principe ne saurait être
celle d'un corps simple, c'est-à-dire de l'un des quatre éléments traditionnels
de la physique. C'est un point qu'avait déjà signalé le traité 2 (IV, 7), 1-2, en
insistant sur le fait qu'un élément corporel n'est jamais simple au sens strict,
mais toujours composé en dernière instance d'une forme et d'une matière (ce
qui fait de lui le produit d'une âme). Voir encore, dans ce même volume, les
précisions du chapitre 6 du traité 12 (II, 4).
11. Phèdre, 245d : c'est la définition du principe que retient toute la tradition
platonicienne.
12. L'expression est empruntée au Parménide, 144e5 (mais on la retrouve
aussi bien, présentée comme une difficulté merveilleuse, en Philèbe, 14c8,
où Socrate soutient que l'une des questions les plus importantes et les plus
difficiles est précisément celle de savoir comment des choses multiples
peuvent être une). C'est à sa propre lecture du Parménide de Platon que
Plotin emprunte ici la distinction entre ce qui est « un-multiple » (hèn pollá),
à savoir l'Intellect (qui comporte en lui-même une multiplicité, puisqu'il est
la totalité multiple des intelligibles), et ce qui est « un et multiple » (hèn kaì
pollá), à savoir l'âme (voir avant tout le chapitre 8 du traité 10 (V, 1), et,
infra, la note 144, p. 200-201, puis 49 (V, 3), 15, 11). L'unité de l'Un, ici
comme ailleurs, a une double signification : quantitative, dans la mesure où
l'un se distingue de ce qui est multiple, mais aussi et surtout qualitative,
puisque ce qui est un est identique à soi, là où le multiple diffère de soi.
13. Plotin affirme que la naissance de l'Intellect ne peut être fortuite, et
qu'elle ne peut relever d'une cause extérieure ou fortuite ; c'est le sens que
porte le terme suntukhía, rendu ici par « hasard » et qui désigne les
circonstances fortuites d'un événement, son caractère hasardeux (voir 12 (II,
4), 2, 11, et la note 14, p. 263-264, de R. Dufour). Plotin l'avait employé
pour dénoncer la manière dont certains prédécesseurs stoïciens ou
pythagoriciens font de l'existence de l'âme le résultat de telles circonstances
(dans le traité 2 (IV, 7), aux chapitres 83, 6, puis 84, 24), ou encore pour
insister, comme ici, sur le fait que le hasard des circonstances ne pouvait
expliquer que l'Intellect pense l'intelligible (5 (V, 9), 7, 18). Dans tous ces
cas de figure, l'activité d'une réalité quelconque doit être rapportée selon une
causalité nécessaire à ce dont elle provient et qu'elle conçoit.
14. « Parfait » rend téléon, qui désigne la fin, l'achèvement atteint par une
chose. Plotin reste fidèle ici à l'enseignement des dialogues de Platon, qui
disent du Bien qu'il est la cause de toutes choses sans que rien ne soit cause
de sa propre existence et de sa propre perfection. Outre les pages du livre VI
de la République que cite Plotin, c'est dans le Philèbe que Platon dit du Bien
qu'il est seul véritablement suffisant « hikanós » (20b-c, puis 67a).
15. Cette nouvelle qualité du Premier, qui est la « première puissance », est à
son tour désignée allusivement. Elle doit être rapportée à la double
caractéristique qui précède et qui dit de l'Un qu'il est principe et parfait. La
puissance (dúnamis) de l'Un est ainsi définie comme le pouvoir d'être la
cause parfaite de toutes choses. Plotin emploie ici, en le subvertissant, un
vocabulaire aristotélicien. Au terme de puissance, il va en effet ajouter celui
d'acte (enérgeia), pour dire de l'Un qu'il est à la fois la puissance première et
l'acte premier. Dans la perspective d'Aristote, une telle identité
terminologique eût été inconcevable, puisque la puissance est précisément ce
qui se distingue de l'acte, comme une possibilité ou une potentialité (en
puissance) se distingue d'une réalisation (en acte ; la note 23, infra, y
revient, et Plotin s'en explique plus abondamment dans le traité 25 (II, 5)).
Afin de défendre cette synonymie hétérodoxe, Plotin doit soustraire du
concept de puissance ce qu'il comporte donc d'indétermination ou de
potentialité. Il le fait ici en associant la puissance de l'Un à son pouvoir
causal comme à sa perfection.
16. Cet axiome est l'une des formules privilégiées de la procession
plotinienne, qui enseigne que toute chose reçoit de son principe ce qu'elle est
capable de recevoir et autant qu'elle en est capable. Le recours à la catégorie
platonicienne de l'imitation (mímēsis) permet à Plotin de soutenir que ce qui
est engendré ou produit par un principe se constitue soi-même selon sa
capacité, sa puissance à imiter le principe dont il est issu. Plotin y avait
insisté déjà dans le traité 6 (IV, 8), 6. Il va préciser dans le chapitre suivant
que cette imitation du principe se traduit dans l'aptitude de ce qui est
engendré à exercer un acte semblable à celui du principe. Voir J.-F. Pradeau,
L'Imitation du principe. Plotin et la procession, chapitre III.
17. Nouvel axiome plotinien, dont l'importance est considérable dans les
traités, puisqu'elle permet d'expliquer que la production (poíēsis), loin d'être
le signe d'un défaut ou d'une nécessité contrainte, est synonyme de
perfection. Comme il ne l'indique aucunement ici, Plotin tient que la
production est identique à la contemplation (theōría) : c'est parce qu'une
réalité contemple le principe dont elle est issue qu'elle en produit à son tour
une image et qu'elle engendre. Les précisions indispensables sont
notamment données dans les traités 10 (V, 1), 6, 6-53, et surtout 30 (III, 8),
3-4.
18. Il y a là, désignée de nouveau de façon très allusive, une difficulté
majeure. Plotin qualifie en termes affectifs l'état d'insuffisance dans lequel se
trouve ce qui est produit par un principe. Les raisons du caractère
« insupportable » de la situation de la chose engendrée sont loin d'être
claires (pour un emploi semblable de la même formule, voir 12 (II, 4), 10,
35, et surtout 26 (III, 6), 18, 27). Plotin s'en expliquera en distinguant entre
le fait de demeurer (ménein) en soi-même et celui de laisser quelque chose
advenir hors de soi (dans le traité 38 (VI, 7), il parlera ainsi d'une
« puissance susceptible de demeurer comme de procéder » (ménein te kaì
proïénai ; chapitre 8, 14)).
19. Le choix volontaire dont il est question ici est la proaíresis ; voir, dans le
traité 2 (IV, 7), les précisions du chapitre 5, puis les remarques générales de
la Notice au traité 3 (III, 1).
20. L'exemple des remèdes a le mérite d'insister encore plus explicitement
que les deux premiers sur le fait que les effets sont produits dans une réalité
distincte de l'agent : à la fois séparée de lui et autre que lui. C'est encore là
un axiome qui gouverne les rapports que chacune des trois réalités véritables
entretient avec ce qu'elle engendre.
21. Sur la perfection et la primauté du Bien, voir, supra, la note 14.
22. L'impossibilité pour une réalité divine d'éprouver de la jalousie comme
de ne pas dispenser sa bonté est établie par Platon (voir le Phèdre, 247a7,
puis le Timée, 29c1-2, et enfin l'étude de L. Brisson, « La notion de phtónos
chez Platon »). Plotin y revient dans le traité 33 (II, 9), 17, 17, pour objecter
sur ce point aux hypothèses gnostiques.
23. C'est ici que la modification des catégories aristotéliciennes est la plus
suggestive. Plotin entend la puissance comme l'exercice entier et immédiat
d'une activité. Dans les deux principaux exposés pertinents qu'on trouve au
livre III de la Physique, puis au livre Θ de la Métaphysique, Aristote avait
choisi de distinguer entre deux modes d'être, l'être en puissance et l'être en
acte, en accordant au second d'être la réalisation, antérieure en droit et
finalement même en fait, de ce que le premier n'est ou ne contient qu'à titre
potentiel. Chez Aristote, cette distinction doit permettre de rendre compte de
l'aptitude qu'ont les choses à changer (en fondant la réalisation d'un
changement dans la nature potentielle de la réalité concernée), mais aussi
d'établir que l'acte est antérieur à la puissance comme la détermination
formelle est antérieure à la potentialité matérielle. Aristote tient en effet que
la matière est puissance, et que toutes les choses sensibles comportent une
part d'indétermination du fait qu'elles sont un composé de matière et de
forme, ou aussi bien d'indétermination et de détermination. En ce sens,
passer de la puissance à l'acte, c'est recevoir une détermination (formelle)
supplémentaire. C'est ce qu'indique mieux que tout autre l'exemple
aristotélicien courant de la fabrication technique de la statue sculptée dans
l'airain : l'airain est un matériau indéterminé, doté de certaines qualités
plastiques, qui va recevoir une forme particulière à la faveur de l'intervention
technique. L'airain, dit Aristote, est en puissance la statue que réalise le
sculpteur. Ce qui est vrai de l'airain dans cet exemple l'est de la matière en
général, qui est l'indétermination même, ce qu'il y a de plus « en puissance »,
susceptible qu'elle est de recevoir toutes les formes possibles, de donner lieu
à tous les mouvements et à toutes les réalisations. En Métaphysique, Λ, 5,
alors qu'il identifie la matière à la puissance, Aristote ajoute que l'acte est
pour sa part du côté de la forme. Il établit ainsi une certaine continuité entre
ce qui est indéterminé (la puissance) et la détermination proprement dite
(l'acte), et il suggère que toute chose, à l'exception de l'acte pur qui est au
principe de tout, est un composé d'indétermination matérielle et de
détermination formelle. Selon Plotin, une telle hypothèse a pour
conséquence que tous les actes, à l'exception de celui du premier moteur,
comportent une part d'indétermination matérielle. Et cette conséquence est
inacceptable pour Plotin qui soutient au contraire que les trois principes sont
des actes qui ne sont en rien en attente d'une « actualisation ». Selon
Aristote, la puissance s'actualise à la faveur d'une action (l'homme éduqué
que je suis en puissance devient éduqué en acte via l'action du tiers
pédagogue ; l'airain devient statue quand le sculpteur l'informe). C'est dire
que la puissance est sous condition d'un acte, ce qui n'est pas non plus
admissible selon Plotin, qui veut au contraire établir que la puissance des
réalités véritables s'exerce toujours entièrement : elle est un pouvoir d'action
et de production qui n'est jamais en attente de sa réalisation. Le traité 25 (II,
5) reprendra cet argument avec davantage de précision et de complexité.
24. La remarque comporte une nuance : Plotin ne dit pas, en effet, que le
Premier « engendre quelque chose », mais bien que quelque chose naît de
lui. Cette nuance, préparée par ce qui précède, dit bien que la constitution de
ce qui est engendré est l'œuvre, pour surprenant que cela puisse paraître, du
rejeton lui-même, qui existe à la mesure de l'imitation qu'il parvient à
réaliser de son principe.
25. Défini comme perfection, le Premier est ainsi la norme qui permet de
juger de la valeur de ce qui vient après lui. Voir, supra, la note 14.
26. L'argument est désormais admis (il est du moins présupposé) que ce qui
provient d'une réalité est inférieur à elle, mais lui est aussi semblable. C'est
la leçon du rapport mimétique évoqué plus haut. La distance qui sépare la
réalité de ce qui provient d'elle est qualifiée en termes spatiaux, mais Plotin
prend soin de noter que le produit ou l'effet est immédiatement adjacent, ou
attenant (prosekhḗs) à ce dont il est issu, et lui ressemble. La remarque est
importante, car Plotin entend également défendre que le produit ne quitte pas
véritablement ce dont il est issu, mais qu'il y est comme attaché et peut donc
s'unir à lui. Comme l'avait expliqué le traité 2 (IV, 7), 13, 3-4, c'est un point
de doctrine que vérifie aussi bien l'âme, dont la puissance intellective ne
« quitte pas » l'Intellect, mais lui reste comme attachée (voir encore, en 6
(IV, 8), 8, 2-3, la remarque sur l'âme : « Quelque chose d'elle reste toujours
dans l'intelligible »).
27. L'axiome qui établit que la réalité d'une chose est son acte (premier) est
ici appliqué à l'Intellect (noûs), dont l'acte, qui définit et nomme le produit
de l'Un comme « Intellect », est la nóēsis.
28. La réserve que marque le hoîon (« en quelque sorte ») indique que
l'Intellect ne reçoit pas de l'Un un bien que celui-ci posséderait et qu'il lui
transmettrait. Ce n'est pas la perfection de l'Un que l'Intellect reçoit, mais
c'est la perfection dont il est lui-même capable qu'il acquiert en contemplant
l'Un. Dans le traité 38 (VI, 7), 15, 19-20, Plotin aura ce mot fameux, disant
de l'Un qu'il « donne ce qu'il n'a pas lui-même » (et comment le pourrait-il,
puisqu'il n'a aucun attribut ?). Ainsi le principe (et l'on pourrait dire la même
chose des rapports que l'Intellect entretient avec l'Âme qui vient de lui) ne
« donne » à son produit que ce que ce dernier est capable de recevoir (ou
autant, puisque c'est une seule et même chose, que ce dernier est capable de
l'imiter). L'« intelligible » (qu'on écrit sans la majuscule portée à
« Intellect ») est le premier principe, l'Un que pense (« intellige ») l'Intellect.
29. Le kaí a ici une valeur épexégétique, explicative, et Plotin affirme bien
que les Formes sont des nombres, c'est-à-dire selon lui des réalités
intelligibles (voir également les remarques de 38 (VI, 7), 8-10). C'est un
point de doctrine sur lequel reviendra longuement le traité 34 (VI, 6), Sur les
nombres, mais qui fait déjà l'objet des remarques du traité 9 (VI, 9), dès le
chapitre 2 (voir, infra, les notes 33-35, p. 103-104). Voir la note suivante.
30. Plotin s'en remet au témoignage d'Aristote, qui attribuait à Platon (et à
ses successeurs immédiats) la doctrine selon laquelle les formes intelligibles,
eídē, étaient des nombres. Plotin y revient donc au traité 9 (voir la note
précédente) mais aussi 10 (V, 1), 5, et 12 (II, 4), 1, 15, puis chapitre 5, 30.
P. Merlan examine la manière dont le traité 7 lit Aristote, dans « Aristotle,
Met. A6, 987b20-25 and Plotinus, Enn. V, 4, 2, 8-9 ». Dans le commentaire
précis qu'il donne de ce second chapitre du traité 7, J. Bussanich propose
quelques éclaircissements supplémentaires : The One and its Relation to
Intellect in Plotinus. A Commentary on Selected Texts, p. 7-33, ici, p. 15-17.
L. Brisson commente les sources aristotéliciennes de cette tradition
platonicienne dans « Le rôle des mathématiques dans le Timée selon les
interprétations contemporaines » (le témoignage d'Aristote est avant tout
celui de Métaphysique, A, 6, 987b21-22 et M, 7, 1081a13-15). Il est enfin
remarquable que Plotin choisisse ici de définir l'Intellect comme la réunion
des deux principes que la tradition platonicienne avait pourtant fermement
distingués, en l'espèce de l'« un » et de la « dyade ». La « dyade » (ou
« dualité ») est le terme que les successeurs immédiats de Platon retenaient
afin de désigner l'ensemble des choses sensibles, indéterminées parce que
susceptibles de variations selon le plus et le moins, l'excès et le défaut. De
cette dyade indéfinie, on distinguait les unités véritables, les « monades »
que sont les réalités intelligibles. Plotin réunit donc pour sa part ces deux
principes, en suggérant que l'Intellect les comprend tous deux. Il suggère
ainsi, sans s'en expliquer aucunement, que la multiplicité des choses
sensibles est par avance comprise par la multiplicité intelligible qui est son
origine et sa cause.
31. Ici comme dans la phrase suivante, « d'emblée » rend ḗdē. Cette
remarque est aussi bien une réponse donnée à la question initiale du traité
qui demandait si ce qui provient de l'Un en provient immédiatement ou non.
Plotin répond que l'Intellect, issu de l'Un, perçoit immédiatement ce dernier
sur le mode de la multiplicité. Il ne parvient pas à le saisir comme « Un ».
32. La dualité de l'intellect est sa caractéristique principale : il est un sujet de
connaissance, mais il est aussi son propre objet de connaissance. Le
chapitre 2 du traité 9 (VI, 9) y revient. Ici, une distinction délicate est faite
entre deux sortes d'« intelligibles ». L'intelligible que pense l'Intellect et qu'il
est lui-même, mais aussi et déjà l'Intelligible qu'est l'Un. Dire de l'Un qu'il
est intelligible est pour le moins équivoque, dans la mesure où le premier
principe est au-delà de l'Intellect comme de l'être. L'ambiguïté de cette
expression sera dissipée dans un traité qui, comme le titre que lui a donné
Porphyre l'indique, est tout entier consacré à la démonstration que le Premier
ne pense pas : Sur le fait que l'au-delà de l'Être ne pense pas ; qui est le
pensant de premier rang et qui celui de second rang, 24 (V, 6). La question
de savoir si l'on peut ou doit reconnaître à l'Un une activité de type
intellectif, noétique, occupe les commentateurs. Il est manifeste ici que l'Un
n'est qualifié d'« intelligible » que dans la seule mesure où il est l'objet de
l'intellection de l'Intellect. C'est bien ce qu'expliqué le traité 24, lorsqu'il
précise que le nom « intelligible » n'est attribué au Premier qu'en tant qu'il
est l'objet de l'Intellect (chapitre 2, 4-16,. Mais cela ne dissipe pas encore
suffisamment la difficulté inhérente à l'attribution d'une intellection à l'Un
(voir, infra, la note 36). C'est bien cette ambiguïté que Plotin voudra dissiper
définitivement : dans la remarque lapidaire qu'on trouve dans le « recueil »
de notes en quoi consiste le traité 13 (III, 9), dont le chapitre 7 affirme :
« l'Un ne possède aucune intellection », ligne 4 (et voir encore, dans le
même traité, la première phrase du chapitre 9, qui reprend à sa façon les
remarques de 9 (VI, 9), 6, 42-57). Enfin et toujours dans le traité 24 (V, 6), 2,
16, pour le même constat : ouk ára noḗsei (« il ne pense donc pas »).
33. Voir, supra, la note 18 : Plotin explique comment il convient de
comprendre la phrase du Timée qui dit du démiurge qu'il « demeure dans son
propre caractère » (ou « dans son propre séjour », Timée, 42e5-6) ;
« demeurer » (ménein) ou rester en soi-même, c'est selon Plotin à la fois
rester auprès de soi-même (eph'heautoû) et ne pas changer. Le terme a une
signification aussi bien locale (le principe ne s'avance pas lui-même, il ne
procède pas hors de lui-même) que qualitative (il ne change pas).
34. Plotin répond ainsi à la question initiale du traité, en affirmant que le
Premier est bien toutes les choses (il est leur cause immanente comme il est
la cause de l'acte qui les définit), sans être aucune d'entre elles (puisque son
acte, qui le définit, lui est propre).
35. On rend ainsi très littéralement une notion dont Plotin fait un usage
abondant, celle de sunaísthēsis, qui désigne une perception de soi qu'on
appellerait volontiers une « conscience de soi » si l'expression n'avait pas un
sens moderne par trop chargé et ambigu. Le terme est inconnu des dialogues
platoniciens, mais il est en revanche consacré par Aristote, à qui Plotin
l'emprunte, pour désigner ainsi le caractère parfaitement suffisant de l'Un.
On peut en la matière se rapporter à l'Éthique à Eudème, VII, 12, 1244b26 et
1245b24, où Aristote affirme que ce qu'il y a de plus estimable pour une vie
en acte, c'est de se percevoir soi-même. La vie étant à ses yeux une forme de
connaissance, la vie parfaite est celle qui connaît toutes choses et se connaît
elle-même ; Plotin s'approprie le constat. Voir encore l'usage aristotélicien
du verbe aisthánesthai, dans l'Éthique à Nicomaque, IX, 9, 1170a25-b14.
L'originalité de l'usage proprement plotinien du terme sunaísthēsis,
notamment par rapport à l'emploi que semblent en avoir fait certains
stoïciens, est l'objet du chapitre VII de l'étude de H.J. Blumenthal, Plotinus'
Psychology. His Doctrines of the Embodied Soul, p. 126-137, qui examine
les occurrences plotiniennes (dont les pages du traité 49 (V, 3), 5-6 et 13 qui
évoquent la perception de soi de l'Intellect) et renvoie à la littérature critique
pertinente. Voir encore l'étude de R. Violette, « Les formes de la conscience
chez Plotin », puis l'ouvrage de F.M. Schroeder, Form and Transformation :
a Study in the Philosophy of Plotinus.
36. On retrouve ici la difficulté notée plus haut (note 32). Afin de démontrer
la puissance du Premier, mais aussi bien de le distinguer de ce qui vient
après lui, Plotin lui concède par analogie ce qu'il ne peut pourtant posséder
par définition : une perception de type intellectif, une forme de
connaissance. Ce qu'il vient de dire dans ce seul traité suffit à rendre la
contradiction patente, puisqu'on trouve ici même affirmé que la
connaissance implique une forme de multiplicité, et que Plotin n'attribue par
ailleurs de katanóēsis qu'à l'Intellect (voir notamment 2 (IV, 7), 10, 45 et 49
(V, 3), 1, 13). La difficulté tient sans doute à ce que Plotin entend préserver
ici l'éminence de l'Un par rapport à l'Intellect, en soutenant à la fois que l'Un
n'exerce aucune sorte d'activité cognitive, mais qu'il n'en possède pas moins
un rapport à soi absolument parfait et de ce fait supérieur à la connaissance
ou compréhension de soi dont l'Intellect est capable. Et c'est bien cela qu'il
désigne ici, par analogie et en y portant bon nombre de précautions (« une
sorte »), sur le mode de la réflexivité. Dans le traité 39 (VI, 8), 16, Plotin
parlera de la « veille » de l'Un qui est « au-delà de la pensée » (son acte est
une hupernóēsis), qualifiant alors de nouveau de façon noétique, mais sur le
mode de l'excès, la forme particulière de présence immédiate et absolue à soi
qui est celle de l'Intellect. De sorte que, de la katanóēsis qu'on trouve ici,
dans le traité 7, à l'hupernóēsis du traité 39, c'est une même analogie qui est
conduite par Plotin entre l'activité de perception de soi qui définit l'Intellect,
acte second de l'Un, et une activité ineffable qui est désignée
approximativement au moyen des comparaisons ou des superlatifs qui
servent à nommer l'activité de l'Un.
37. Et non pas, de nouveau, « s'il engendre » ; voir, supra, la note 24.
38. Les caractéristiques ici reconnues au Premier le sont dans les termes du
Sophiste de Platon, auquel Plotin emprunte les « cinq genres » intelligibles,
lorsqu'il affirme successivement que le Premier possède en lui-même la vie
(c'est-à-dire aussi bien le mouvement) et le repos, qu'il est identique à lui-
même (le même), qu'il est (l'être), et enfin qu'il devient autre chose que lui-
même en engendrant l'Intellect (l'autre). Plotin proposera une analyse du
Sophiste et de ses « genres » dans le triple traité Sur les genres de l'être : 42
à 44 (VI, 1 à 3). Voir les explications de L. Brisson, « De quelle façon Plotin
interprète-t-il les cinq genres du Sophiste ? (Ennéades, VI 2 [43] 8) ».
39. Timée, 42e5-6 (où Timée évoque donc le retrait du divin démiurge, qui
vient d'achever la fabrication du monde ; voyez, dans cette même collection,
la note 257, p. 241, de L. Brisson à sa traduction du Timée). La même phrase
est citée plus loin, ligne 35.
40. Le principe engendre ainsi une imitation ou une image de lui-même. On
retrouve cette même formule en 49 (V,3), 16, 40, et Plotin paraît distinguer
ainsi deux formes de ressemblance entre le produit et ce dont il est issu. Le
premier est certes une image du second (en un sens passif), mais il en est
aussi une imitation lorsqu'il se rend semblable à lui en exerçant l'acte second
de son principe.
41. Après l'avoir nommé « intelligible » de façon équivoque, Plotin a donc
renoncé à nommer l'Un autrement qu'au moyen de rappels pronominaux ;
voir, supra, la note 9.
42. L'exemple du feu est emprunté à Aristote, qui l'emploie en
Métaphysique, α, 1, 993b25-26, afin de montrer qu'on ne peut connaître quoi
que ce soit en vérité sans en connaître la cause (aussi le feu est-il la chaleur
véritable, note Aristote, « car il est la cause de la chaleur dans les autres
choses »).
43. « Acquiert l'existence » rend hupóstasin laboûsa. Le constat a valeur
générale : une réalité reçoit une existence (une « hypostase ») lorsqu'elle
accomplit un acte qui lui est propre (tout en étant l'acte second de son
principe). Sur cette thèse des deux actes, voir encore les éclaircissements des
traités 10 (V, 1), 3, 10-12, puis chapitre 6, 30-39 ; et 49 (V, 3), 7, 21-25.
C. Rutten a consacré une brève étude à cette question plotinienne : « La
doctrine des deux actes dans la philosophie de Plotin ».
44. Plotin fait ainsi allusion au fameux texte du Sophiste (248e7-249a2) où
Platon évoque un « être total » (tò pantelôs ón), qui réunirait en quelque
sorte tout ce qui est, qui ne saurait être privé de vie et d'intellect : « Mais
alors, par Zeus ! nous laisserons-nous si facilement convaincre que le
mouvement, la vie, l'âme et l'intelligence ne sont pas véritablement présents
chez l'être total, que celui-ci ne vit ni ne pense et que, en revanche, solennel
et sacré, dénué d'intellect, il se dresse immobile ? » (trad. N. Cordero, dans
cette même collection). Cet « être total », qui est vie et intellect, c'est selon
Plotin l'Intellect lui-même, dont le traité 38 (VI, 7), 9, redira qu'il est la
« dyade » issue de l'Un, le vivant total comprenant tous les vivants
intelligibles et de ce fait cause de tous les vivants sensibles.
45. C'est la première fois que Plotin reprend à son propre compte la formule
de l'identité de l'être et de la pensée qu'il avait imputée à Parménide dans le
traité 5 (V, 9), 5, 30 (et qu'il citera de nouveau en 10 (V, 1), 8, 15-25). Elle
est toutefois traduite dans le vocabulaire qui lui est propre, ainsi spécifiée
comme identité de l'Intellect lui-même et de l'être (c'est-à-dire, selon Plotin,
de la réalité intelligible). Ici, Plotin redit que l'Intellect, puisqu'il pense la
multiplicité intelligible (les Formes), ne pense rien d'autre que lui-même. Il
retient d'Aristote (voir la note suivante) la thèse selon laquelle l'Intellect ne
pense pas autre chose que lui-même, et plus particulièrement ne pense pas
les choses sensibles. Si ce point de doctrine majeur est ici rappelé, c'est aussi
bien pour compléter ce que le traité disait plus haut de la manière dont
l'Intellect reçoit de l'Un, « d'une certaine manière », la perfection qui est la
sienne. Les Formes, pas plus qu'elles ne sont sensibles, ne se trouvent en
l'Un : elles sont en l'Intellect ou mieux, elles sont l'Intellect en tant qu'il
intellige l'Un dont il est issu. Sur l'identité de l'être et de la pensée
intellective, voir P. Hadot : « Être, vie, pensée chez Plotin et avant Plotin. »
46. Plotin s'appuie ici sur l'autorité d'Aristote, qui soutenait que l'intellect est
à lui-même son propre objet de connaissance et « qu'il s'identifie d'une
certaine manière aux intelligibles » ; voir Catégories, 7, 8a11, puis De l'âme,
III, 4, 430a2-5 et 7, 431b17. L'usage plotinien des textes qu'Aristote
consacre à sa propre définition de l'intellect est examiné par P. Hadot, dans
« La conception plotinienne de l'identité entre l'intellect et son objet. Plotin
et le De anima d'Aristote », et par T.A. Szlezák, Platon und Aristoteles in
der Nuslehre Plotins.
47. La proposition selon laquelle les réalités intelligibles ne sont pas en
dehors de l'Intellect qui les conçoit est typiquement médioplatonicienne
(l'exposé le plus suggestif est celui qu'on trouve dans l'Enseignement des
doctrines de Platon d'Alcinoos, chapitre X). Les médioplatoniciens corrigent
le récit démiurgique du Timée de Platon en affirmant que les modèles
intelligibles que contemple l'Intellect divin ne sont pas, comme ce récit
pouvait le laisser entendre, extérieur à cet Intellect, mais sont en lui (ou bien
même, sont ses propres pensées, comme le soutient Philon d'Alexandrie
dans son De opificio mundi, § 19, en disant des formes intelligibles
platoniciennes qu'elles sont comme les pensées ou les paroles (les lógoi) du
Dieu biblique). Plotin reste fidèle à ce principe médioplatonicien, en
affirmant pour sa part que les Formes ne sont pas extérieures à l'Intellect ;
voir encore 24 (V, 6), 6, 14-15.
48. Là encore, Plotin suit le traité De l'âme, III, 7, 431b17 d'Aristote ; voir,
supra, la note 46.
TRAITÉ 8 (IV, 9)

Si toutes les âmes n'en sont qu'une

Présentation et traduction
par
Luc BRISSON et Jean-François PRADEAU
NOTICE

À la suite des traités 2 (IV, 7), 4 (IV, 2) et 6 (IV, 8) qui avaient défini la
nature de l'âme et évoqué les difficultés qu'entraîné le soin qu'elle prend des
corps, Plotin examine ici de nouveau la question de l'unité de l'âme. Il s'agit
à tous égards d'une question classique et scolaire, que rencontrent toutes les
« psychologies » anciennes : doit-on dire de l'âme, qui exerce des fonctions
distinctes, qu'elle est une multiplicité ou une unité ? Et dans ce second cas,
quelle est l'unité qui la caractérise ?
Plotin, qui se propose de défendre l'unité de l'âme, mène ici,
conjointement, deux arguments : le premier est la défense de la thèse
platonicienne de l'homogénéité de l'âme, qu'elle soit celle de l'univers ou
celle des êtres vivants en son sein ; le second, bien plus ambitieux, est celui
de l'unité de toutes les âmes. Le huitième traité plotinien a en effet pour
originalité remarquable de ne pas s'en tenir au lieu commun de la tradition
platonicienne qui consiste à établir que l'âme est une réalité parfaitement
incorporelle, à rencontre de ce que soutiennent, de manière différente, les
écoles stoïcienne et aristotélicienne. Le traité 2 (IV, 7) avait déjà réfuté ces
dernières, en refusant la définition stoïcienne de l'âme comme un corps, et
en dénonçant les ambiguïtés de la définition aristotélicienne de l'âme
comme « entéléchie » du corps. Plotin s'appuie ici sur les acquis de ces
réfutations, en rappelant que l'âme n'est pas un corps, qu'elle est dépourvue
de grandeur, qu'elle est indivisible et qu'elle ne connaît la multiplicité que
dans la mesure où elle exerce ses facultés dans une multiplicité de corps
divisés et séparés les uns des autres. Mais ces rappels successifs, exposés de
manière scolaire, ne sont que des préalables à la défense d'une thèse
autrement plus audacieuse, qui distingue cette fois son auteur dans la
tradition platonicienne. En voulant montrer que toutes les âmes n'en sont
qu'une, Plotin conteste en effet que l'on puisse s'en tenir à ce qu'on pourrait
appeler l'« homogénéité » de l'âme. Là où les dialogues de Platon et leurs
interprètes anciens soutiennent que l'âme est une réalité générique qui
embrasse des individus homogènes composés à partir des mêmes
ingrédients et exerçant des fonctions identiques, à différents degrés, Plotin
objecte que la diversité et la multiplicité des âmes ne sont qu'apparentes ou
circonstancielles : elles n'en sont qu'une. C'est une seule et même âme qui
se manifeste de différentes manières. Il faut souligner l'originalité de cette
thèse. En notant certes qu'elle a des précédents philosophiques, puisqu'elle
est tributaire de la doctrine stoïcienne, qui insiste à sa façon sur l'unité et la
cohérence de l'univers, comme sur la manière dont une forme de rationalité
cosmique ordonne et associe toutes choses entre elles. Plotin retient
l'hypothèse de cette sympathie universelle, mais il choisit de la rapporter à
l'existence d'une réalité psychique unique, cause exclusive de l'existence et
de la mise en ordre de l'univers comme de tous les vivants qu'il contient. S'il
existe un monde, composé de parties, c'est parce que l'âme les produit et les
ordonne en exerçant en elles, séparément, ses diverses facultés. La diversité
des facultés de l'âme et la multiplicité des opérations qu'elle réalise sont
ainsi la cause de la multiplicité des formes de vie que contient le monde
dans son ensemble.
Afin de justifier une thèse dont il souligne lui-même le caractère
novateur, Plotin accorde dans ce traité une attention considérable aux
objections qu'elle ne manquera pas de susciter chez des auditeurs et des
lecteurs aussi bien stoïciens que platoniciens. Car s'il convient de rappeler
aux premiers que l'âme n'est pas un corps, il faut encore expliquer aux
seconds qu'elle n'est pas une multiplicité, et que l'homogénéité des âmes
n'est finalement que l'effet manifeste de l'unicité de l'âme. Cette explication,
difficile, donne son plan à l'argument du traité : Plotin expose la thèse de
l'unité de l'âme, il examine les objections qu'elle suscite, puis il en propose
enfin une justification.
Les principales objections à la thèse de l'unité de l'âme sont de deux
ordres : elles tiennent d'une part à la diversité des formes de vie, c'est-à-dire
à l'existence d'une multiplicité d'êtres vivants (et donc animés) distincts les
uns des autres, et d'autre part à la diversité des facultés ou puissances de
l'âme au sein des mêmes individus. Les difficultés relatives à la diversité
des êtres vivants sont sans doute les plus faciles à résoudre. Elles ont en
effet déjà été évoquées dans les précédents traités, et Plotin dispose en la
matière d'un argument doctrinal désormais bien établi : s'il existe une
multiplicité d'êtres animés différents les uns des autres, c'est parce que les
corps que l'âme anime les uns indépendamment des autres ne sont pas
identiques, de sorte qu'une même âme animera différemment des corps
différents. La diversité et la multiplicité sont ainsi le fait des corps, et non
de l'âme (chap. 1, 13-19, puis chap. 5, 1-7). Cet argument est proprement
fonctionnel : l'âme est un agent unique, qui exerce ses facultés
différemment dans des corps différents. La véritable difficulté tient en
revanche à la multiplicité des facultés psychiques. Lorsque Plotin rappelle
que les vivants sont des « composés » d'âme et de corps, c'est pour
démontrer que les espèces et les individus diffèrent les uns des autres non
pas du point de vue de l'âme, une et la même en chacun d'eux, mais
seulement du point de vue du corps, dont la constitution varie. Mais cette
diversité des composés vivants ne suffit pas à expliquer que l'âme n'exerce
pas les mêmes facultés dans tous les corps. Comme Plotin le voit bien, la
thèse des platoniciens qui affirment que les âmes sont toutes des réalités
incorporelles de même nature se heurte toujours à cette difficulté : toutes les
âmes n'accomplissent pas, selon les vivants, une seule et même fonction.
Les plantes sont dépourvues de la sensation, qui est une faculté psychique,
et tous les animaux n'exercent pas la raison, alors même que cette dernière
est définie comme la fonction directrice de l'âme. Plus encore, parmi les
vivants humains, dont les corps sont pourtant semblables, les facultés
rationnelles ou même sensitives ne s'exercent pas à l'identique. Comment
défendre la thèse de l'unité de l'âme dans ces conditions ? En soutenant,
explique Plotin, que cette diversité n'est aucunement le signe qu'il existe
différentes âmes exerçant des facultés différentes, mais tout au contraire la
preuve qu'une âme unique exerce ses facultés de multiples façons,
produisant ainsi autant d'individus vivants. Chaque forme de vie dans le
monde sensible correspond ainsi à une manière pour l'âme de prendre soin
de ses multiples produits corporels, et chacune des âmes individuelles n'est
donc que l'une des modalités d'exercice des facultés d'une âme unique.
Voilà ce qui permet à Plotin d'affirmer que « ce n'est pas parce que l'âme a
plusieurs puissances qu'elle n'est pas une » (chap. 3, 16-17).
L'argument du traité n'épuise pas, loin s'en faut, le traitement de toutes les
questions qu'il rencontre. Il reviendra à l'ensemble que composent les traités
27-29 (IV, 3-5) de les examiner avec plus d'attention, et d'expliquer
notamment comment les âmes individuelles atteignent, alors même qu'elles
ne sont toutes qu'une seule et même âme, un certain degré d'autonomie ou
de réflexion. Ici, Plotin se contente d'établir l'unité de toutes les âmes en
affirmant qu'elles sont autant d'empreintes et d'images, dans les corps, d'un
même sceau (chap. 4, 18-26), ou encore autant de théorèmes d'une science
unique, qui se déploie à travers chacun d'eux et que chacun d'eux suppose
tout entière (chap. 5, 7-28 ; Plotin reprendra souvent cette comparaison
déterminante dans les traités ultérieurs). Mais il soutient aussi bien, en
même temps, que les âmes individuelles sont produites par l'âme du monde
dont elles proviennent, tout comme l'âme du monde est elle-même issue de
l'Âme unique et réelle qui demeure dans l'intelligible (et que l'on appelle par
commodité l'Âme « hypostase »). De sorte que les traités ultérieurs devront
se mesurer à ce qui est, à tout le moins, l'ambiguïté de la thèse plotinienne :
comment expliquer que les âmes individuelles procèdent de l'âme du monde
sans pourtant en être distinctes ?
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : Exposé de la thèse selon laquelle toutes les âmes n'en


sont qu'une.
1-13. Chaque âme est une et toutes les âmes n'en sont qu'une.
13-fin. Difficultés et objections : quelle est cette âme unique et comment
expliquer les différences entre les âmes individuelles, puis entre les facultés
de l'âme ?

Chapitres 2 et 3 : Réponses aux difficultés et aux objections.


Chap. 2. L'âme est une et indivisible en tant qu'âme, mais elle se divise
dans la multiplicité les corps.
Chap. 3, 1-9. Explication de la sympathie universelle comme effet de
l'unité de l'âme.
Chap. 3, 10-fin. La diversité des facultés de l'âme ne contrarie pas son
unité universelle.

Chapitres 4 et 5 : Justification de la thèse.


Chap. 4. L'unité de toutes les âmes s'explique par l'unité de leur
provenance.
Chap. 5. L'âme est une réalité unique qui, comme la science, a la capacité
d'être en de multiples choses.
Si toutes les âmes n'en sont qu'une 1

1. Tout comme nous avons dit de l'âme de chaque individu qu'elle est une
parce qu'elle est tout entière présente en tout lieu du corps, et que c'est de
cette manière qu'elle est réellement une, n'ayant pas telle partie d'elle-même
dans cet endroit du corps, telle autre là-bas dans cet autre endroit 2, parce
que dans les êtres pourvus d'organes des sens l'âme est présente de cette
façon 3, [5] et qu'en tout lieu dans chaque partie des plantes elle 4 est tout
entière présente, est-il possible de soutenir, de la même manière, que mon
âme, ton âme et toutes les âmes n'en sont qu'une 5 ? Et, dans l'univers, l'âme
qui est en toutes choses n'est-elle pas unique, puisqu'elle n'est pas divisée
comme l'est une masse, mais qu'elle est la même en tout lieu ? Pour quelle
raison, en effet, l'âme qui est en moi serait-elle une, tandis que l'âme qui est
dans l'univers ne le serait pas ? Là-bas, en effet, il n'y a ni masse [10] ni
corps 6. Si donc c'est de l'âme de l'univers que viennent mon âme et la
tienne 7, et si cette âme est une, il faut aussi que ces âmes soient une. Mais
si l'âme de l'univers et mon âme viennent d'une âme qui est une 8, il faut
encore que toutes les âmes n'en soient qu'une. Eh bien ! quelle est cette âme
qui est une ?
Mais, avant de répondre à cette question, il faut dire s'il est correct de
soutenir que toutes les âmes n'en sont qu'une, comme c'est le cas de l'âme
de chaque individu. [15] N'est-il pas en effet absurde de soutenir que mon
âme et celle d'un autre individu quelconque n'en font qu'une ? À supposer,
en effet, que j'ai une sensation, un autre devra aussi la percevoir ; si je suis
bon, cet individu devra être bon ; si j'ai un désir, il devra l'avoir ; et de façon
générale, nous devons éprouver les mêmes affections l'un que l'autre et que
l'univers, de sorte que, si j'éprouve une affection, l'univers devra l'éprouver
en même temps que moi. [20] Et comment, s'il n'y a qu'une seule âme, peut-
il y avoir une âme rationnelle et une âme irrationnelle, une âme dans les
animaux et une âme dans les plantes 9 ? Pourtant, une fois de plus, si nous
n'admettons pas cette thèse, l'univers ne sera pas un et on ne pourra
découvrir le principe unique des âmes 10.

2. Tout d'abord donc, si mon âme et celle de quelqu'un d'autre n'en sont
qu'une, il n'est pas vrai pour autant que le composé soit le même pour nous
deux 11. Ce qui est le même dans un cas comme dans l'autre n'éprouvera pas
les mêmes affections dans chacun des deux cas 12. Il en va comme pour
l'homme en moi qui suis en mouvement. Car il sera en [5] moi qui suis en
mouvement et en toi qui n'es pas en mouvement 13 : il sera en moi en
mouvement, en toi au repos. Et il n'est en effet ni absurde ni même
paradoxal 14 de soutenir que la même chose est en moi qui me meus et en toi
qui ne te meus pas. Bien sûr, il n'est pas nécessaire que, lorsque j'ai une
sensation, quelqu'un d'autre éprouve en tout point la même. Car, dans un
corps unique, ce n'est pas davantage une main qui sent [10] la sensation qui
affecte l'autre, mais c'est l'âme qui est dans tout le corps. Certes, si tu devais
toi aussi connaître ce qui m'affecte, il faudrait qu'une chose existe à partir
de nous deux, un corps uni. Des âmes unies de cette façon éprouveraient
chacune la même chose. Mais par ailleurs, il faut prêter attention au fait
que, même parmi celles qui ne se produisent que dans un seul et même
corps, beaucoup de choses échappent à l'ensemble du corps ; et cela est
d'autant plus vrai [15] lorsque le corps est d'une grandeur considérable,
comme c'est le cas, dit-on, des animaux marins de grande taille chez
lesquels, quand une partie du corps éprouve une affection, aucune sensation
n'est perçue par le corps en son entier en raison du peu d'importance du
mouvement transmis 15. [20] Dès lors, il n'est pas nécessaire, lorsqu'une
seule partie éprouve une affection, que la sensation atteigne l'ensemble du
corps et chacune de ses parties, même si elle résulte d'une impression
nette 16. Il n'est toutefois pas absurde de soutenir qu'il existe une affection
commune, et il ne faut pas non plus refuser de le reconnaître, mais il n'est
pas nécessaire qu'il s'agisse d'une impression sensible. Que la vertu soit en
moi et que le vice soit en quelqu'un d'autre, cela n'est pas absurde, s'il est
vrai qu'il n'est pas impossible que la même chose soit en mouvement chez
l'un et en repos chez l'autre 17. Car nous ne voulons pas dire non plus que
l'âme est une au sens où elle n'aurait absolument pas [25] part à la pluralité
– cela en effet doit être attribué à la nature supérieure 18 –, mais qu'elle est
une et plusieurs 19 et qu'elle participe de « la nature divisible qui devient
dans les corps » et en outre de la nature « indivisible » 20, de sorte qu'il faut
dire de nouveau qu'elle est une. Mais tout comme en moi l'affection qui
survient dans telle partie [30] ne domine pas nécessairement l'ensemble,
alors que ce qui survient dans l'élément qui domine 21 provoque un effet
dans cette partie, de même les influences que l'univers exerce sur chacun
d'entre nous sont beaucoup plus évidentes, puisque des individus éprouvent
en beaucoup de lieux les mêmes affections que le tout, tandis qu'on ne voit
pas bien si les influences qui dépendent de nous ont un effet sur l'univers 22.
3. Bien entendu, la raison enseigne, à partir de faits contraires, que nous
partageons nos affections les uns avec les autres et que, en nous voyant,
nous partageons nos peines, nous sommes apaisés et naturellement conduits
à nous aimer 23. Mais si des incantations et de façon générale [5] des
procédés magiques nous rapprochent et nous font partager des affections à
distance 24, c'est sans aucun doute le fait d'une âme unique. Une formule dite
à voix basse exerce une influence à distance, et fait que l'entend celui qui se
trouve en un lieu dont l'éloignement est inconcevable. Tout cela nous
permet de comprendre que toutes les choses sont une, parce que l'âme est
une.
– [10] Mais alors comment se fait-il, si l'âme est une, qu'il y ait une âme
rationnelle, une autre irrationnelle et une autre encore, végétative ?
– C'est parce que ce qui est indivisible en elle doit être mis au rang de la
raison, car ce qui est indivisible en elle n'est pas divisé dans les corps 25,
tandis que ce qui est divisé dans les corps se trouve, même en étant un et le
même, divisé dans les corps en y procurant partout la sensation ; [15] il faut
poser que c'est là une puissance différente de l'âme, et que ce qui en elle est
en mesure de façonner et de fabriquer des corps est encore une puissance 26.
Et ce n'est pas parce que l'âme a plusieurs puissances qu'elle n'est pas une.
Car dans la semence aussi il y a plusieurs puissances, et la semence reste
une 27. Et de cette semence qui est une viennent plusieurs choses.
– Pourquoi donc toutes ces puissances ne sont-elles pas partout ?
– Eh bien, dans le cas de l'âme qui reste une, [20] même si on dit qu'elle
est partout dans le corps, la sensation n'est pas semblable dans toutes les
parties, la raison n'est pas dans l'ensemble, et la puissance végétative se
trouve aussi dans des parties qui n'ont pas la sensation. Et pourtant, elle
retourne rapidement à l'unité, lorsqu'elle se retire du corps 28. Et la puissance
nutritive, si elle vient de l'univers, tient aussi quelque chose de cette âme-là.
– Pourquoi donc la puissance nutritive ne procède-t-elle pas de notre
âme ? [25]
– Parce que la partie de l'univers qui est nourrie est aussi celle qui subit la
sensation 29, tandis que la sensation qui porte des jugements en s'aidant de
l'intellect appartient à chacun, et pour elle il n'était pas besoin de façonner
ce qui est façonné par l'univers. La puissance nutritive en effet se mettrait à
façonner même si elle n'était pas obligée d'être dans cet univers 30.

4. Eh bien, cela a été dit pour que l'on ne s'étonne pas du retour de l'âme
vers l'unité 31. Mais notre raisonnement se demande encore de quelle façon
l'âme est une. Est-ce en effet parce qu'elles viennent d'une seule âme, ou
bien parce que toutes n'en sont qu'une ? Et à supposer qu'elles viennent
d'une seule âme, est-ce que cette âme est divisée en parties ou bien est-ce
que, tout en restant entière, elle n'en produit pas moins [5] d'elle-même
plusieurs âmes ? Et comment, alors qu'elle demeure ce qu'elle est 32, saurait-
elle produire plusieurs âmes ? Appelons-en au dieu pour qu'il vienne à notre
aide 33 et disons qu'il doit y avoir une âme qui est antérieure, s'il y en a
plusieurs, et que c'est de cette âme qui est une que doivent venir les âmes
s'il est vrai qu'elles sont plusieurs. Si donc il s'agissait d'un corps 34, il serait
nécessaire que les âmes qui sont plusieurs viennent à l'existence [10]
comme des parties de ce corps, chacune étant une réalité totalement
différente 35. Et si l'âme était homéomère 36, toutes les âmes auraient une
forme semblable, parce qu'elles comporteraient dans leur ensemble une
seule et même forme, tout en étant différentes par leurs masses. Et si elles
tenaient le fait qu'elles sont des âmes des masses constituant leur substrat,
elles seraient différentes les unes des autres ; mais si elles tenaient le fait
qu'elles sont des âmes [15] de la forme, c'est par la forme qu'elles ne
seraient qu'une 37. C'est dire que c'est une seule et même âme qui subsiste
dans une pluralité de corps et que, avant cette âme unique qui se trouve
dans une pluralité de corps, il en existe encore une autre qui, elle, ne se
trouve pas dans une pluralité de corps, mais de laquelle vient l'âme unique
qui se trouve dans une pluralité de corps, et qui est comme l'image partout
répétée d'une âme unique restant dans son unité, comme si plusieurs
morceaux de cire recevaient l'empreinte d'une seule [20] bague 38. Dans le
premier cas donc, l'âme qui est une s'épuiserait en allant vers la pluralité,
alors que dans le second cas il faut dire que l'âme est un incorporel. Et
même si elle était une affection, il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'une
seule qualité soit produite dans plusieurs choses à partir d'une chose unique.
Et même si par ailleurs l'âme était un composé, [25] cela n'aurait rien de
surprenant. Mais la thèse que nous posons à présent est que l'âme est
incorporelle et qu'elle est une réalité.

5. – Comment donc une réalité qui est une peut-elle se retrouver en


plusieurs ?
– Ou bien la réalité qui est une est tout entière en toutes, ou bien la
pluralité vient de la réalité qui est une et tout entière, et qui reste ce qu'elle
est. Cette réalité est donc unique, tandis que la pluralité se réduit à elle, qui
se donne elle-même sans s'abandonner à une multiplicité. Car elle est en
mesure [5] de s'offrir elle-même à toutes choses tout en restant une. Elle a le
pouvoir de s'étendre à toutes choses et en même temps elle n'est coupée
d'aucune d'entre elles, sans exception. C'est donc la même chose qui est en
plusieurs. Il faut certes se garder d'incrédulité à cet égard. La science forme
un tout et ses parties sont telles que la science reste un tout même si ses
parties en dérivent. La semence aussi est un tout et elle présente des parties
[10] qui dérivent de ce tout et entre lesquelles elle se divise naturellement ;
en outre, chaque partie est un tout et reste un tout sans que sa totalité soit
amoindrie – mais c'est la matière qui la divise – et toutes les parties forment
une unité.
– Mais dans la science, dira-t-on, la partie n'est pas le tout.
– Ici aussi la partie dont on se sert 39 parce qu'on en a besoin est en acte,
et c'est elle qui est mise en avant ; pourtant les autres parties suivent, même
si [15] elles restent en retrait puisqu'elles sont en puissance, et toutes ces
parties se trouvent dans celle dont on se sert. Et peut-être est-ce de cette
manière qu'il faut parler du tout et de la partie ? Là-bas, toutes les parties
sont pour ainsi dire en acte en même temps. Chaque partie de la science que
tu souhaites employer est donc entièrement disponible. Et ce qui est
disponible dans cette partie donne pour ainsi dire le pouvoir de s'approcher
du tout. Il ne faut pas penser qu'un théorème puisse être isolé des autres 40.
Si tel n'était pas le cas, ce théorème n'aurait plus rien à voir avec la
technique ni même [20] avec la science, mais il serait semblable aux propos
d'un enfant. Mais s'il a quelque chose à voir avec la science, il contient aussi
tous les autres sujets en puissance. En tout cas, le savant, lorsqu'il connaît
un sujet, y enchaîne tous les autres au titre de conséquences. Et le géomètre,
dans son analyse 41, fait apparaître de quelle façon cette proposition qui est
une contient en elle toutes les autres : [25] celles qui la précèdent et au
moyen desquelles il mène son analyse, et celles qui la suivent et qu'elle
engendre. En fait, si nous restons incrédules devant cela, c'est en raison de
notre faiblesse et parce que notre corps le rend obscur 42. Mais là-bas, toutes
les choses et chacune d'elles apparaissent en pleine lumière.
NOTES DU TRAITÉ 8

1. Sur le titre, voir P. Henry, Études plotiniennes. Tome I : Les états du texte
de Plotin, p. 19, qui explique que le titre original était bien « Si toutes les
âmes… » (Ei hai pâsai…) et non pas « Sur le fait que… » (Perì toû…).
2. Le même argument était exposé dans le traité 4 (IV, 2), 1, 68-76, où
Plotin, citant Timée, 35a, explique que l'âme n'est divisible que « dans les
corps », qui la reçoivent sur le mode de la division, sans qu'elle perde
toutefois son indivisibilité.
3. La faculté sensitive (aisthētikón) se manifeste dans tout le corps et ne se
trouve attachée à aucune partie du corps en particulier. Plus précisément, elle
n'est pas exclusivement attachée aux organes des sens ; sur ce point, voir les
explications de H.J. Blumenthal, Plotinus’ Psychology, p. 39-43. On voit
que Plotin n'adopte pas ici la distinction platonicienne des trois puissances
de l'âme, mais qu'il suit Aristote en distinguant quatre fonctions psychiques
(comme l'enseigne le traité aristotélicien De l'âme, II, 2, qui distingue les
facultés nutritive, sensitive, appétitive (ou motrice) et intellective).
4. Il s'agit de la faculté végétative (phutikón) de l'âme. Cette faculté assure
les fonctions de nutrition (threptikón), de croissance (auxētikón) et de
génération (gennētikón). H.J. Blumenthal en donne une présentation
détaillée dans Plotinus’ Psychology, p. 26-30.
5. La première question portait sur l'unité et l'indivisibilité de chaque âme.
La seconde porte sur l'unité qu'on pourrait dire « externe » et qui concerne
donc l'unité de toutes les âmes entre elles.
6. Le lieu que désigne ce « là-bas » est le monde intelligible, auquel l'âme
appartient et qui est dépourvu de corps. Sur la distinction entre la masse et le
corps (ógkos et sôma), voir l'article de L. Brisson, « Entre physique et
métaphysique. Le terme ógkos chez Plotin, dans ses rapports avec la matière
(húlē) et le corps (sō̂ma) ». La masse et le corps sont pourvus de grandeur
(mégethos), et cette dernière implique la divisibilité. Tel n'est pas le cas de
l'âme.
7. Dans le Timée de Platon, en 41d-42a, il est dit du divin démiurge qu'il
fabrique toutes les âmes à partir d'un même mélange. Plus exactement, les
âmes des vivants terrestres sont fabriquées à partir des restes du mélange qui
a servi à la fabrication de l'âme du monde. Plotin retient l'hypothèse d'une
unité de provenance, en soutenant à son tour que les âmes des vivants sont
issues de l'âme du monde, et qu'elles sont une seule et même chose, comme
va l'expliquer le début du chapitre 5.
8. Il s'agit de ce qu'on appelle communément « l'Âme hypostase », c'est-à-
dire de l'âme unique dont sont issues toutes les autres âmes.
9. Plotin s'adresse deux objections. La première : s'il n'y a qu'une seule âme,
pourquoi tous les vivants n'éprouvent-ils pas les mêmes sensations ? Puis la
seconde : s'il n'y a qu'une seule âme, comment expliquer alors la différence
considérable qui distingue les plantes des autres vivants, et en général, une
hiérarchie entre les vivants ? Selon Plotin, les plantes (phutá) ne connaissent
que la forme de vie la plus basse (voir le traité 46 (I, 4), 1, 18-19), et l'âme
n'exerce en elles que la faculté végétative (comme le disait le Timée, 76e-
77a). Les plantes sont dépourvues de la sensation, qui est en revanche
commune à tous les autres vivants.
10. La découverte de ce principe est le véritable enjeu des questions qui
précèdent, puisqu'elle leur offre leur commune réponse : l'unité des âmes
sera en effet démontrée lorsqu'on aura établi qu'elles procèdent toutes d'un
même principe (l'Âme unique qui fait partie de l'intelligible), et qu'aucune
des âmes ne s'en sépare véritablement.
11. Le « composé » est le vivant (composé d'une âme et d'un corps). Plotin y
revient notamment dans les traités 27 (IV, 3), 26, 1-3, et 39 (VI, 8), 2, 13.
12. L'âme est bien ce qui est identique dans tous les composés, c'est-à-dire
dans tous les vivants. L'affection (páthos) est pour sa part l'effet d'un certain
rapport de l'âme et du corps (voir les explications de H.J. Blumenthal,
Plotinus’ Psychology, chapitre 3). Dans la mesure où chaque corps comporte
des parties et parce que les corps sont différents les uns des autres, la
multiplicité des affections peut donc être établie sans qu'on nie l'unité de
l'âme.
13. On peut choisir de lire ici une allusion à la pratique scolaire de Plotin : le
maître va de long en large, parmi des disciples immobiles et probablement
assis.
14. Ces précautions apologétiques sont récurrentes dans le traité (on les
retrouve au chapitre 1, 15 (átopon), au chapitre 2, 20 (ouk átopon oudè
apognōstéon), au chapitre 4, ligne 1 (hōs mè thaumázein), puis lignes 23 et
25 (thaumastòn oudèn)). Il s'agit d'une rhétorique qui n'est certes pas
inhabituelle dans les écrits savants (ainsi, chez Lucrèce, des expressions « il
ne faut pas s'étonner », « il n'est pas étonnant » : non est mirabile, II, 308, ou
non est mirum, II, 338), mais qui souligne combien Plotin a conscience du
caractère surprenant de son propos, qui ne va en effet pas même de soi pour
un lecteur platonicien.
15. Cette théorie de la sensation est platonicienne ; elle enseigne que la
sensation n'a lieu que lorsque les impressions corporelles issues d'objets
externes produisent des modifications physiologiques qui doivent atteindre
un degré tel qu'elles puissent être perçues par l'âme (qui est alors affectée par
eux). S'agissant de Platon, voir les explications de L. Brisson, « Plato's
theory of sense perception in the Timaeus. How it works and what it
means » ; et, s'agissant de Plotin, celles de E.K. Emilson, Plotinus on Sense-
Perception. A Philosophical Study. Dans l'exemple qu'il donne, Plotin fait
probablement allusion à la baleine.
16. « Impression nette » rend diádēlon túpōi. Le terme túpos désigne
littéralement l'empreinte ou le « coup » en quoi consiste l'impression d'un
objet externe ; on le retrouve, ligne 21, avec túpōsis. Par ailleurs, diádēlon
nomme la clarté de la transmission (diádosis), qui joue un rôle indispensable
dans cette explication de la sensation comme terme de la transmission d'une
impression à travers l'ensemble du corps ; voir H.J. Blumenthal, Plotinus’
Psychology, chapitre 6.
17. C'est le cas en effet de la vertu, qui peut être en repos chez l'un, mais en
mouvement chez l'autre, selon qu'elle arrive en lui ou au contraire qu'elle le
quitte. Et l'allusion vaut bien sûr aussi pour l'exemple du marcheur, aux
lignes 4-5.
18. À l'Intellect d'abord (qui est « un-plusieurs », comme l'explique
notamment le traité 10 (V, 1), 8, 23-27), mais avant tout et surtout à l'Un (si
l'Intellect est bien « un-plusieurs », il s'agit plutôt de l'Un).
19. Voir la note précédente et la même page du traité 10, qui soutient que
l'âme est « une et plusieurs ». Plotin s'appuie pour le démontrer sur une
interprétation du Parménide dont les principaux éléments sont rappelés par
F. Fronterotta, infra, notes 56-57, p. 107-108.
20. Sur cette citation du Timée, 35a-b, très fréquente dans les traités
plotiniens, voir H. Schwyzer, « Zu Plotins Interpretation von Platon Timaeus
35a », et l'emploi qui en est fait dans le traité 4 (IV, 2), 1 (et notre note 11,
p. 181 des Traités 1-6, dans cette même collection).
21. L'expression tò kuriṓteron (la partie qui domine) désigne l'élément
rationnel, qui dirige l'âme (tò hēgemonikón) ; voir, dans le premier volume,
le traité 3 (III, 1), 2, 25-26.
22. Plotin évoque ainsi la « sympathie » (sumpátheia) universelle, qui est au
principe de l'explication stoïcienne de la réalité ; il l'a examinée avec
précision dans le traité 3 (III, 1), 5.
23. Ces exemples de bienveillance et de compassion, c'est-à-dire de
« sympathie », montrent que les individus ont des affections qui leur sont
propres avant que d'être partagées. C'est la raison pour laquelle de tels
exemples sont dits être « contraires » à ce que paraît impliquer l'unité de
toutes les âmes.
24. Dans la Vie de Plotin (10, 1-13), Porphyre rapporte l'anecdote selon
laquelle Olympius d'Alexandrie, un disciple d'Ammonius jaloux de Plotin,
cherche à attirer sur son rival l'influence maléfique des astres ; à ses dépens,
puisque, « sentant que l'entreprise se retournait contre lui-même, il
[Olympius] dit à ses familiers que si grande était la puissance de l'âme de
Plotin qu'il pouvait détourner les attaques dirigées contre lui sur ceux qui
entreprenaient de lui faire du mal ».
25. Reprise de la définition de l'âme du Timée ; voir, supra, la note 20.
26. Plotin retrouve la triple distinction platonicienne des puissances de
l'âme, ici qualifiées en d'autres termes, aristotéliciens : l'élément indivisible
est l'élément rationnel ou intellectif, dont Plotin distingue la puissance ou
faculté sensitive, puis encore la puissance végétative. Les traités 27 à 29 (IV,
3 à 5) y reviendront ; voir particulièrement 27 (IV, 3), 19.
27. Il s'agit du lógos spermatikós, de la raison séminale qui se trouve dans la
semence. Voir l'étude de L. Brisson, « Logos et logoi chez Plotin ».
28. Ce qui se produit bien sûr lors de la mort. Le sujet de la phrase est bien
l'âme, et non pas la sensation, comme le suggère H.-S.
29. Plotin songe probablement aux corps qui sont produits par l'âme
végétative (les plantes), et qui « subissent » la sensation parce qu'ils sont des
objets de sensation pour d'autres vivants, sans en être eux-mêmes des sujets.
30. La production des corps dans le monde est le fait de l'âme du monde, qui
façonne les corps en informant la matière (et c'est bien de cette âme du
monde qu'il est question ici). Plotin entend l'expliquer en refusant toutefois
le modèle démiurgique du Timée platonicien, qui conduirait à faire de l'âme
un artisan, produisant en dehors de lui un objet. Au contraire, soutient ici
Plotin, la « puissance nutritive » ou « végétative » de l'âme du monde (c'est-
à-dire la « nature ») produit de toute nécessité et sans délibération
intellectuelle.
31. Voir le traité 3 (III, 1), 1, 9-12 et le traité 30 (III, 8), 10, 20.
32. Harder a proposé de substituer mía (« unique ») à la leçon des
manuscrits, qui donnent ousía (« réalité ») ; on traduirait alors « tout en
restant unique ». Nous avons conservé le texte des manuscrits, en
comprenant que Plotin opposait cette permanence de la réalité à la sortie de
soi en quoi devrait consister une production. La ligne 3 du chapitre 5, qui
reprend la même formule, conforte ce choix.
33. Voir le traité 10 (V, 1), 7, 35-39 et, infra, la note 126, p. 198 de
F. Fronterotta ; le dieu qu'on appelle est Kronos, qui engendre Zeus tout en
l'ingurgitant et en le conservant en lui.
34. Hypothèse stoïcienne suivant laquelle l'âme est un corps. Plotin s'en
prend à cette doctrine dans le traité 2 (IV, 7), 3-83.
35. Le corps a une grandeur, ce qui le rend divisible, et un lieu ; voir la note
6.
36. Le terme « homéomère » est utilisé par Aristote pour caractériser la
doctrine d'Anaxagore (DK B1). Voir le traité 27 (IV, 3), 9.
37. Comme le vocabulaire qu'emploie Plotin l'indique, cette remarque fait
sans doute allusion à la définition aristotélicienne de l'âme qui avait été
examinée et critiquée dans le traité 2 (IV, 7), 85.
38. L'image de la bague (et plus exactement de son sceau) sur la cire est
certes un lieu commun, mais il est probable que Plotin l'emprunte au traité
De l'âme d'Aristote, II, 11, 424a19 ; on la retrouve notamment dans le traité
41 (IV, 6), 1,20.
39. Le prokheirízesthai (l'usage de ce qui est à disposition, de ce qui se
trouve « sous la main ») caractérise l'actualité, voir le traité 5 (V, 9) 7, 10, et
chapitre 6, 5.
40. Pour un usage similaire de theṓrēma, voir la Vie de Plotin (14, 8).
41. Dans la démonstration géométrique qu'est l'analyse, la fin est première,
et c'est à partir d'elle qu'on remonte à ses conditions ou antécédents (c'est-à-
dire aux moyens qu'elle implique). Aristote l'explique dans l'Éthique à
Nicomaque, III, 5, 1112b12-27.
42. Plotin fait probablement allusion ainsi au Phédon, 107a ; voir le traité 46
(I, 4), 8, 13 et 17 ; puis 15 (III, 4), 10.
TRAITÉ 9 (VI, 9)

Sur le Bien ou l'Un

Présentation et traduction
par
Francesco FRONTEROTTA
NOTICE

Dans le traité Sur le Bien ou l'Un, Plotin présente pour la première fois de
manière systématique sa théorie du premier principe, selon laquelle il faut
admettre une réalité absolument simple et rigoureusement « une » au-delà
du monde intelligible et de l'Intellect. L'introduction de ce principe
représente, comme on le sait, l'innovation philosophique fondamentale
qu'apporte Plotin à la tradition platonicienne précédente, qui établissait pour
sa part un Intellect « démiurgique » au principe de toutes choses, en lui
donnant pour fonction de « penser » les Formes intelligibles, ces
« modèles » éternels à partir desquels l'Intellect divin produit le monde
sensible. Mais c'est précisément le constat de la multiplicité et de la
pluralité des intelligibles qui conduit Plotin à poser un principe antérieur et
réellement simple, en tenant que l'unité est toujours antérieure à la
multiplicité qu'elle produit.
Le titre du traité, probablement choisi par Porphyre, établit d'emblée la
correspondance ou l'équivalence de l'Un et du Bien, en adoptant ainsi
l'usage traditionnel qui voulait qu'on désigne le principe de toutes choses au
moyen de ses attributs. Il indique encore l'exigence « éditoriale » que
voulait satisfaire Porphyre en donnant ainsi, dans l'ultime traité de la
dernière des Ennéades, un résumé complet et systématique de la doctrine du
maître, qui fût aussi, dans ses derniers chapitres, une exhortation destinée à
inviter les disciples et les lecteurs à remonter jusqu'au premier principe pour
le contempler et, enfin, s'y unir.
Dans les chapitres 1-4, Plotin propose une première description de cette
« remontée » vers le premier principe, qui repose sur une présentation
d'ensemble des niveaux dont la réalité se compose et qu'il faut
successivement franchir afin de parvenir jusqu'à lui. Cette description est
ensuite reprise avec beaucoup plus de détails dans les chapitres 5-11.
Comme l'a remarqué Pierre Hadot (dans son Introduction au Traité 9,
p. 18), ce procédé de « reprise » n'est pas inhabituel chez Plotin, car il
permet « de donner une première ébauche de solution à un problème, puis
une solution plus approfondie ». La structure du traité 9 peut donc être
divisée en deux parties inégales quant à leurs dimensions : la première, qui
comprend les chapitres 1 à 4, puis la seconde, qui comprend les chapitres 5
à 11. Ces deux parties ont un même thème de recherche et parcourent les
mêmes étapes qui doivent conduire le lecteur à la découverte et à la
contemplation de l'Un.

La position de l'Un dans l'ordre du réel et l'interprétation


néoplatonicienne du Parménide de Platon

Dès le début du traité, Plotin établit une correspondance étroite entre


l'être et l'unité d'une chose. Chaque chose, pour être, doit en effet être
« une » chose, ce qui implique qu'elle participe nécessairement à l'unité.
Qu'il s'agisse des choses composées de plusieurs éléments qui restent
distincts (comme une armée ou un troupeau), des choses composées de
plusieurs parties qui forment un ensemble unique (comme un navire ou une
maison), des grandeurs « continues », du corps ou encore de l'âme : tout ce
qui existe n'existe qu'en vertu de son unité, car à la perdre il se
« fragmenterait » et ne serait plus ce qu'il est. Mais même lorsqu'on atteint
l'Âme, cette réalité qui semble manifester le plus haut degré d'unité parce
qu'elle confère leur unité aux choses qui lui sont inférieures, on n'est pas
encore parvenu à l'unité elle-même. Car s'il est vrai que l'Âme est capable
d'ordonner le monde sensible, en l'« unifiant » et en l'« animant » par sa
présence et par son action de « composition » démiurgique, on ne peut en
conclure qu'elle est l'unité absolue, et cela pour deux raisons : d'abord, tout
en étant « ce qui donne l'unité aux autres choses », l'Âme possède elle aussi
l'unité comme un attribut parmi d'autres, de sorte qu'elle n'est pas l'unité ;
quand elle confère leur unité à d'autres choses, l'Âme le fait « en
regardant » quelque chose d'autre, tout comme elle produit et façonne le
monde sensible en imitant les modèles intelligibles que sont les Formes, qui
la précèdent parce qu'elles sont dans l'Intellect qui est antérieur à l'Âme.
Mais ensuite et surtout, si elle manifeste bien un degré d'unité supérieur à
celui des autres choses, l'Âme est aussi multiple dans la mesure où elle
comprend en elle-même plusieurs « puissances », qui correspondent à ses
différentes facultés. D'où la conclusion de Plotin, qui s'oppose explicitement
à la doctrine stoïcienne selon laquelle il y a un seul principe divin qui
« anime » et qui « unifie » toute la réalité : l'Âme ne peut jouer un tel rôle,
car elle n'est une qu'« en vertu d'un autre ». Il convient donc de chercher cet
« autre » qui donne à l'Âme son unité.
C'est la raison pour laquelle, dans le chapitre 2, Plotin examine la thèse
de l'identité de l'Intellect et du monde intelligible avec l'Un. Dans la mesure
où l'Intellect et l'être sont supérieurs et antérieurs à l'Âme, c'est peut-être à
leur niveau qu'il faut situer l'unité absolue. Si l'être et l'unité d'une chose
sont indissociables, on doit admettre que l'unité est la réalité propre de
chaque chose ; et puisque l'Intellect comprend en lui-même l'être et tous les
intelligibles, on pourra en conclure que l'Intellect est ce qui donne l'être et
l'unité aux autres choses, et qu'il est donc lui-même l'Un. Cette thèse était
probablement défendue par Origène, l'un des condisciples de Plotin auprès
d'Ammonius ; Plotin la fait remonter à Aristote, qui dans sa Métaphysique
avait posé l'équivalence de l'être et de l'Un (Γ, 2, 1003b22-27 ; I, 2,
1054a13-17l'intellect divin comme le principe du tout et la source ultime de
la perfection et de l'ordre de la réalité (Λ, 7-9). Mais cette hypothèse se
heurte à son tour à des difficultés redoutables, car l'Intellect et l'être sont
tous les deux multiples – l'Intellect, parce qu'il contient en lui-même les
Formes intelligibles qui sont plusieurs ; l'être, parce qu'il comprend « vie et
pensée » et la totalité des choses qui sont –, alors que l'Un doit consister en
une unité simple et absolue, qui n'admet en elle-même aucune forme de
multiplicité. Par ailleurs, même à supposer que l'on s'en tienne à la nature
purement « intellectuelle » de l'Intellect et de la réalité intelligible, on
verrait là encore surgir une forme de multiplicité, puisque l'acte de penser
implique toujours la distinction entre un principe qui pense et un objet qui
est pensé, ce qui introduit en l'Intellect une forme de pluralité incompatible
avec l'unité absolue et simple qui doit caractériser l'Un véritable.
L'analyse a situé de la sorte le niveau supérieur auquel il convient de
s'élever pour parvenir à l'origine et au principe de l'unité du réel. Dans la
mesure où il est véritablement « premier », ce principe est nécessairement
situé au-delà de l'Âme et de l'Intellect, c'est-à-dire au-delà de toute réalité
existante et de toute réalité intelligible ; et plus encore, dans la mesure où il
est l'« Un » pur et simple, il ne possède ni forme ni figure, pas plus qu'un
prédicat ne peut être prédiqué de lui, sous peine de compromettre son unité
et sa simplicité. Voilà pourquoi il est difficile de le connaître et de parler de
lui, car, si la connaissance et le discours rationnels dépendent de
l'articulation de la pensée et du discours, qui se fondent à leur tour sur les
rapports mutuels qu'entretiennent les formes intelligibles, aucune
connaissance et aucun discours ne sont possibles lorsque leur objet est
établi au-delà des formes et de l'être lui-même. De la même façon, du point
de vue du sujet de la connaissance, si la connaissance intellectuelle n'est que
l'empreinte que l'objet connu laisse dans une âme (comme le disait déjà
Aristote, De l'âme, III, 4, 429a15-25), ce qui est par nature au-delà de toute
forme et pour cette raison « sans forme » ne laissera aucune empreinte dans
l'âme du sujet connaissant, et restera ainsi parfaitement inconnaissable. Que
telle soit la condition de l'Un, c'est ce qui apparaît encore plus clairement si
l'on rappelle qu'il est le principe dont toutes choses dérivent, et qu'il doit
pour cette raison les précéder toutes : s'il les précède, il ne peut coïncider
avec aucune d'elles. C'est à partir de ce raisonnement, développé dans les
chapitres 3-4, que l'on doit comprendre ce qu'est le statut de l'Un : situé au-
delà de toutes choses, de l'être et de la connaissance (comme la forme
platonicienne du bien dans la République, VI, 509b9), l'Un n'est aucune
chose déterminée, il n'est pas, il n'est pas connaissable et ne peut être
nommé. Aucune catégorie ne peut lui être appliquée afin de le décrire : il
n'a ni qualité, ni quantité, ni repos, ni mouvement ; il n'est ni dans l'espace,
ni dans le temps.
Cette détermination parfaitement négative du statut de l'Un doit être
rapportée aux conclusions de la première série de déductions que propose la
seconde partie du Parménide (142a) de Platon, dont Plotin donne ici une
interprétation très originale, qui sera adoptée dans les écoles
néoplatoniciennes. Selon cette interprétation, que Plotin reprendra avec plus
de détails dans le traité 10 (V, 1), notamment chapitre 8, 23-27 (voir la
Notice correspondante), Platon aurait fait allusion dans le Parménide aux
trois réalités premières, l'Un, l'Intellect et l'Âme, en leur consacrant les trois
premières séries de déductions que contient la seconde partie du
Parménide : d'abord en évoquant l'Un « au sens propre » de la première
série de déductions (137c-142a), une unité pure, simple et non composée,
dont Platon affirme qu'elle est au-delà de l'être et de toutes choses et qu'elle
ne peut pas être connue, pensée ou dite, car elle n'est même pas ; puis
l'« un-plusieurs » de la deuxième série de déductions (144e), que Plotin
associe à l'Intellect car il est ordonné comme une unité « organique » qui,
tout en étant « une », n'est cependant pas « simple » puisqu'elle admet des
distinctions et qu'elle comprend en elle-même des parties différentes (c'est-
à-dire, selon Plotin, des formes intelligibles) ; enfin, l'« un et plusieurs » de
la conclusion de la deuxième série de déductions (155e, que Plotin
considérait comme une troisième série distincte), qui correspond, selon
Plotin, à l'Âme, puisqu'il s'agit désormais d'une réalité plurielle, qui ne
conserve qu'une image de l'unité originaire.
Ainsi Plotin pensait-il avoir trouvé dans le Parménide une justification et
une explication de la condition du premier principe, inconnaissable,
indicible et, finalement, inexistant.

Le discours sur l'Un et le problème de la causalité du premier


principe

Cependant, poursuit Plotin dans les chapitres 3-4, alors même que la
condition de l'Un est telle qu'on l'a décrite, et qu'on ne devrait rien penser
ou dire de lui, nous en parlons tout de même, ne serait-ce qu'en le nommant
« Un » ou en disant par exemple qu'il est « sans forme », qu'il n'a ni qualité,
ni quantité, ni repos, ni mouvement, qu'il « précède » toutes choses et que
toutes choses « proviennent » de lui. On ne fait toutefois usage de la sorte
que d'un procédé « négatif », en disant ce qu'il n'est pas et ce que sont les
attributs qu'il ne possède pas ; ce procédé, qui est celui de la « théologie
négative », est le seul qui convienne à la supériorité absolue de l'Un. La
tradition platonicienne précédente en avait déjà fait usage, et Plotin y a déjà
brièvement recours dans le traité 7 (V, 4), 1, 4-19, lorsqu'il explique en quel
sens on peut l'appeler « Un » ; mais c'est ici, dans le traité 9, qu'il en use
comme d'une véritable méthode. Dans le traité 38 (VI, 7), 36, plus tardif,
Plotin précisera encore que cette méthode est la seule à même de « nous
instruire » sur le compte de l'Un, quand bien même elle n'est qu'une voie
« négative » qui ne permet pas plus de le décrire que de l'atteindre (voir
encore, dans les mêmes termes, les traités 32 (V, 5), 4-9 ; 49 (V, 3), 13-14).
Ce qui précède explique pourquoi, dans les dernières lignes du chapitre 3,
Plotin souligne avec insistance combien tout discours sur l'Un se révèle être
d'abord un discours sur nous-mêmes : parlant de l'Un, ce n'est pas lui que
nous désignons mais bien plutôt nos propres affections, que nous cherchons
à exprimer en paroles lorsque nous percevons les effets de son action. Il ne
s'agit donc pas d'une véritable « description » de l'Un, mais bien plutôt
d'une « exhortation » qui doit en quelque sorte conduire jusqu'à lui, d'un
« enseignement » qui doit « indiquer la route et le chemin » qui y
remontent. Voilà pourquoi, suivant cet « enseignement », notre âme
individuelle doit abandonner la connaissance sensible pour s'élever
jusqu'aux réalités supérieures, à l'Intellect et aux Formes intelligibles, en se
confiant à la connaissance intellectuelle la plus pure, parce que c'est à la
faveur de cette forme de « purification » du sensible que l'on peut « se
préparer » à la contemplation de l'Un. Mais cette contemplation, cette
« vision » de l'Un lui-même ne correspond pas à une forme de
connaissance, car l'Un est au-delà de toute forme de connaissance, y
compris la plus élevée et la plus pure ; il faut donc que, parvenue jusqu'à
l'Intellect et « purifiée » par celui-ci, l'âme « s'élance » encore au-delà de
l'Intellect et de la connaissance intellectuelle. Ce n'est qu'à cette condition
qu'elle pourra parvenir à la contemplation de l'Un, qui n'a donc pas lieu
selon la science, mais « selon une présence supérieure à la science ».
Comme Plotin le précise surtout dans le chapitre 4, l'âme doit se faire
« une », en faisant abstraction de la multiplicité qui l'entoure et dans
laquelle elle est tombée, et en retrouvant, dans son unité, l'image de l'Un qui
est en elle. La contemplation de l'Un est donc en premier lieu, pour l'âme,
une forme d'« unification » d'elle-même, une « union » avec l'Un dont elle
provient et dont elle « conserve une trace ».
Ainsi, il ne s'agit pas d'une forme de connaissance, car celle-ci, quelle
qu'elle soit, implique une distinction entre ce qui connaît et ce qui est
connu ; la vision de l'Un consiste plutôt en la « découverte » (1) de la
« présence » universelle de l'Un en toute âme et en toute chose, et, à
l'inverse, (2) de la participation à l'Un, par toute âme et par toute chose, qui
se fonde sur sa « présence » universelle et générale. C'est la raison pour
laquelle, quand elle parvient finalement au premier principe, l'âme est
d'abord confuse, car, au lieu d'un « objet » de contemplation au sens propre,
elle ne rencontre qu'elle-même, sa réalité la plus intime et la plus
authentique qui coïncide avec l'origine et la source d'où elle est née. Libérée
de tout « poids » sensible et de tout obstacle corporel, elle fait alors
l'expérience véritable de l'« omniprésence » de l'Un, qui lui est « présent »
et qui est « présent » partout et en toute chose, sauf en celles qui, en restant
dans la multiplicité et dans la dispersion du monde sensible, ne se préparent
pas à le reconnaître ; l'âme retrouve ainsi « la condition où l'on était quand
on est venu de lui », c'est-à-dire l'unité originaire, simple et absolue, du
tout. Cette expérience, qui n'est plus connaissance, peut être comparée à la
passion amoureuse de l'amant qui, « en regardant l'objet de son amour,
trouve son repos en lui ».
Mais le discours sur l'Un et l'allusion trop rapide à l'expérience de l'union
avec le premier principe doivent être repris de manière plus approfondie.
C'est ce à quoi s'attache Plotin à partir du chapitre 5, en s'adressant
justement à ceux qui pourraient « négliger nos discours ». Ainsi commence
la seconde partie du traité 9, où Plotin se propose de reprendre son enquête
sur le premier principe avec davantage de détails. Dans le chapitre 5, c'est la
structure du réel qui est de nouveau examinée. S'il existe quelque chose au-
delà des corps et du sensible, quelque chose qui ordonne et dirige les corps
et toute chose sensible, ce ne peut être que l'Âme. Mais l'Âme possède de
toute évidence la vertu et la capacité de raisonner, elle se sert, dans ses
raisonnements, des Formes intelligibles, elle parvient à articuler un discours
scientifique ; et ce n'est pas l'Âme qui produit les Formes intelligibles et les
vertus, car celles-ci sont plutôt la « condition » de l'activité rationnelle de
l'Âme. Il faut donc qu'il y ait une réalité supérieure et antérieure à l'Âme,
qui lui fournisse la « cause » de son être et l'objet de son activité : l'Intellect,
qui, comme l'a déjà expliqué le traité 5 (V, 9), notamment aux chapitres 5-9,
est en lui-même un monde intelligible qui comprend toutes les Formes dans
son unité. Or, tout en étant une réalité « unique », l'Intellect manifeste déjà
un certain degré de pluralité en raison de la multiplicité des Formes qu'il
contient en lui-même, ce qui l'empêche d'être le premier principe qui doit
être absolument simple et « un ».
C'est ainsi que se trouve encore justifiée l'hypothèse d'une réalité
supérieure et antérieure à l'Intellect, l'Un, qui est la cause et le principe de
l'Intellect, de l'Âme et de toutes choses. Comme Plotin l'a déjà dit dans les
chapitres 3-4 en se servant de la méthode qualifiée par nous de « théologie
négative », le statut de l'Un est tel qu'il ne possède aucun attribut et que le
nom même d'« Un » n'indique pas que le prédicat de l'unité lui appartienne.
Le seul moyen de le connaître, dans une certaine mesure, est de le
considérer non pas en lui-même, mais à partir de ses « produits », des
réalités qu'il engendre. Toutes les analogies auxquelles on pourrait avoir
recours afin d'évoquer sa nature parfaitement « une », en choisissant par
exemple de la comparer à l'unité de la monade ou du point géométrique, se
révéleraient insuffisantes, car, comme l'explique le chapitre 6, chacune des
unités que nous pouvons concevoir au moyen de la raison reste une unité
quantitative obtenue au moyen d'un processus de « division » et de
« soustraction » : tel ne saurait être le cas avec l'Un, dont la puissance est
illimitée, de sorte que rien ne lui manque et qu'il n'a besoin de rien.
Absolument autarcique, l'Un n'occupe aucun lieu ni ne se situe dans le
temps ; il n'a aucun désir ni aucune volonté de quoi que ce soit ; il n'y a
aucun bien pour lui, pas plus qu'il n'y a en lui de pensée ou de connaissance
de quoi que ce soit, car rien n'existe qu'il puisse penser ou connaître dans la
mesure où il n'a en lui aucune forme d'altérité ou de pluralité : toutes ces
choses lui sont postérieures et inférieures, car c'est lui qui les engendre. En
revanche, les réalités engendrées ont besoin de ce qui les a produites, elles
le désirent, justement parce qu'elles manquent de l'unité originaire dont
elles proviennent. Leur principe est donc, pour elles, le Bien suprême
qu'elles veulent connaître et auquel elles pensent, précisément parce qu'elles
en sont désormais distinctes.
Compte tenu de son statut, peut-on encore dire de l'Un qu'il est la
« cause » des autres choses et du tout qu'il engendre ? C'est là, de toute
évidence, le problème philosophique majeur qu'abordent les chapitres 5 et
6. Plotin avait déjà précisé, dans les dernières lignes du chapitre 3, que le
fait d'affirmer de l'Un qu'il est une « cause » n'implique en aucune façon
qu'on doive lui reconnaître un attribut, en l'occurrence celui d'être « cause »
de quelque chose. L'Un ne possède aucun attribut ; mais c'est en revanche
notre cas, car nous sommes « causés » par lui. Dans le chapitre 6, le même
argument est défendu par deux fois : bien que « cause » des autres choses,
l'Un ne peut pas coïncider avec les choses qu'il produit, car « ce qui est
cause n'est pas identique à ce qui est causé » (chap. 6,1. 54-55). Fidèle aux
préceptes méthodologiques de la « théologie négative », Plotin distingue
donc le point de vue qui est le nôtre, selon lequel nous pouvons bien
affirmer que nous sommes des « effets » causés par l'Un qui ainsi est
« cause » de nous, et le point de vue, pour ainsi dire, de l'Un lui-même,
selon lequel il ne saurait être une cause. L'Un, sans manifester aucun désir
ni aucune action volontaire, produit toutes choses sans subir aucune
diminution de lui-même, sans être affecté d'aucune manière par son activité
de production, mais simplement, comme le diront mieux les traités 10 (V,
1), notamment chapitre 6, et 11 (V, 2), chapitre 1, par sa « surabondance »
illimitée.
Ce double point de vue confronte le traité à une ambiguïté, qui était du
reste déjà présente dans la conception platonicienne de la « causalité » des
Formes intelligibles (voir par exemple Phédon, 100d ; Banquet, 211b ;
Parménide, 130e-131a ; 133a-135b). Les Formes platoniciennes sont, sur le
plan de la réalité sensible, les « causes » de l'être et de l'ordre sensibles
parce qu'elles possèdent les qualités qu'elles attribuent aux choses
sensibles ; mais en elles-mêmes et par elles-mêmes, elles restent
radicalement séparées et différentes de la réalité sensible qu'elles doivent
ordonner et « causer ». De la même façon, l'Un plotinien est, de notre point
de vue, une cause, puisque nous dérivons de lui et que nous lui devons tous
nos attributs et toutes nos qualités, qui doivent donc se trouver
originairement en lui, alors qu'en lui-même il n'est pas une cause et que,
dépourvu d'attribut, il reste complètement différent des « effets » qu'il
produit et auxquels il ne peut évidemment pas donner des attributs qu'il ne
possède pas. On le voit, la conception de la « causalité » du premier
principe que défend Plotin (à la suite de Platon) est telle que la « cause »
qui produit toutes choses et tous les effets possibles, si elle est bien engagée
dans son activité de production au point d'apparaître comme la cause
« directe » et « immédiate » de toutes choses, reste cependant différente et
séparée de ce qu'elle produit, parfaitement autarcique et en aucune manière
diminuée par son activité de production, comme si elle n'était que la « cause
finale » vers laquelle tendent ses « produits ». C'est ce qui permet à Plotin
de conclure le chapitre 6 en soutenant que, tout en étant dépourvu de
pensée, l'Un peut être la cause directe de la pensée dans les choses qu'il
engendre parce qu'il est leur objet de pensée, leur cause « finale » ; et
encore que, bien qu'il ne soit pas en lui-même le Bien suprême, il est la
cause immédiate de tout bien pour les choses qu'il engendre, parce qu'il est
la source et la fin ultime en laquelle elles peuvent trouver leur repos et leur
bonheur, leur cause « finale ». On retrouvera cette difficulté relative à la
nature et à la « causalité » du premier principe dans le traité 38 (VI, 7),
notamment aux chapitres 18-28 et 36-40, lorsque Plotin reviendra sur le
rôle de l'Un en tant que « cause » du bien et de la pensée pour toutes choses.
Nous sommes donc « causés » par l'Un, mais l'Un ne nous « cause » pas
à strictement parler, et c'est précisément ce principe de « non-réversibilité »
qui gouverne les rapports entre l'Un et ses « produits ». C'est à ce principe
que s'en remettra encore Plotin dans les traités 10 (V, 1) et 11 (V, 2), afin
d'expliquer avec davantage de précision comment l'Un produit l'Intellect et
toutes choses.

Le parcours de l'âme à la recherche de l'Un : contemplation et


union avec le premier principe

Après avoir ainsi conclu son examen relatif au statut de l'Un et à ses
relations avec ses produits, Plotin reprend dans la suite du traité la
description du parcours qui doit conduire les âmes à la contemplation du
premier principe et à l'union avec lui, à cette expérience « unitive » dont il a
été brièvement question dans les chapitres 3-4.
D'abord, dans le chapitre 7, Plotin revient sur la préparation de l'âme qui
veut parvenir à la vision de l'Un. Il faut, en premier lieu, qu'elle se libère de
tout ce qui pourrait faire obstacle à sa remontée vers son origine ; il faut
qu'elle soit comme une matière sans forme, pure et disposée ainsi à
accueillir le premier principe, en « ignorant » toutes les choses sensibles,
mais encore les Formes intelligibles et la connaissance intellectuelle, avant
de s'oublier enfin elle-même. Car ce n'est qu'en se séparant de tout ce qui lui
est « extérieur », qu'elle pourra retrouver en elle-même l'Un qui, étant
partout, est toujours présent en toutes choses. C'est la raison pour laquelle,
dans le chapitre 8, Plotin insiste sur le fait que la contemplation de l'Un
implique surtout que l'âme se consacre à la connaissance d'elle-même,
qu'elle comprenne qu'elle est comme un cercle qui tourne toujours autour
du centre qu'est l'Un, et qu'elle s'efforce alors de faire coïncider son centre
avec le centre du cercle. Car, étant de nature intelligible, l'âme n'est pas
« localement » séparée de l'Un, comme c'est le cas pour les corps qui sont
« physiquement » séparés l'un de l'autre, mais elle en est séparée à cause de
son altérité et de sa différence avec lui ; l'Un, puisqu'il n'a pas d'altérité, est
toujours présent partout, tandis que l'âme, qui est affectée par l'altérité, ne
peut être près de lui qu'en éliminant toute altérité et toute différence, pour
retrouver son identité avec elle-même et, par conséquent, avec lui. Plus
exactement, l'âme et toutes choses sont déjà « autour » de lui, mais sans en
avoir conscience, comme un chœur qui chanterait toujours autour du
coryphée sans toujours fixer ses regards sur lui. De même, ce n'est que
lorsque l'âme porte son regard sur l'Un et se consacre entièrement à lui
qu'elle vit « la vie véritable », qu'elle existe à un degré plus élevé. Car l'Un,
comme le précise le chapitre 9, n'abandonne pas ses « produits » une fois
qu'il les a engendrés, mais il les « produit » constamment, comme le soleil
produit sans cesse la lumière, sans que son activité soit jamais interrompue
ou affaiblie par quoi que ce soit.
C'est pourquoi, quand elle est « en contact » de tout son être avec l'Un,
l'âme en est « fécondée » : elle conçoit alors les choses les plus divines, elle
jouit du bien suprême, parce qu'elle est proche de l'objet le plus digne
d'amour. Plotin évoque cette condition de l'âme au moyen de deux images :
celle d'Aphrodite qui est conduite par son amour naturel et pur vers son
principe, mais qui, si elle se perd parmi les choses d'ici-bas, devient la proie
d'un amour « vulgaire » qui la pousse vers les objets les plus bas ; et celle
de la vierge qui aime son père d'un amour pur, mais qui, si elle est
« trompée par de vaines promesses de mariage », en s'éloignant de lui,
tombe dans les violences d'ici-bas. L'âme doit donc s'en tenir à un équilibre
délicat, car la remontée vers le principe est parsemée de plusieurs obstacles
qu'il lui revient d'éviter : comme le rappelle le chapitre 10, l'âme est en effet
mélangée au corps, et elle ne peut en sortir entièrement durant la vie
mortelle ; de plus, sa nature la fait raisonner « par démonstrations et
preuves », tandis que la contemplation de l'Un se situe au-delà de toute
forme de connaissance, y compris intellectuelle. Ce sont là des difficultés
remarquables pour celui qui veut entreprendre le chemin vers son principe,
car il s'agit d'une expérience, à la fois « visuelle » et « unitive », qui
suppose l'abandon définitif de tout ce qui est sensible et corporel et la
« fuite » du monde d'ici-bas ; ce n'est qu'à ces conditions que l'on pourra se
découvrir uni à l'Un, « enflammé » par sa lumière et transformé en lumière
pure, et pour ainsi dire « transfiguré », au point de ne plus pouvoir
distinguer le sujet et l'objet de la contemplation, désormais identiques. Et
comment, dans de telles conditions, peut-on encore « parler de la
contemplation si, contemplant ainsi l'Un, on se voit devenu la même chose
que lui » ? La seule comparaison qui en donne une idée est celle de la
passion amoureuse de l'amant, qui tend à l'union avec l'objet de son amour
et qui n'aspire qu'à faire un seul être avec lui.
Voilà pourquoi seul celui qui a déjà contemplé peut comprendre les
modalités et le contenu de la contemplation ; comme dans les Mystères, les
« non-initiés » ne pourront pas découvrir ce qu'elle est vraiment, si ce n'est
à la faveur d'une expérience personnelle. Cependant, affirme Plotin dans le
chapitre 11, celui qui a contemplé garde en lui-même une « image » de ce
qu'il a vu, qui peut fournir une « trace » à ceux qui voudraient en suivre
l'exemple. Il ne s'agit que d'une « image » énigmatique, que seuls les
« savants » peuvent interpréter, puisqu'elle n'est pas même une
contemplation, mais plutôt une « transfiguration », une sortie de soi-même,
une « extase » que Plotin décrit comme une « donation de soi » à l'Un, une
« simplification de soi » qui tend au « contact », à la « coïncidence » et à
l'« union » avec le premier principe. C'est une « perte de soi » qui culmine
dans l'identification avec l'Un, dans un état de repos et d'absence de tout
besoin comme de tout désir, qui ressemble à la possession divine qui
s'empare de celui qui, entré dans un temple, parvient jusqu'à la partie la plus
intérieure et la plus sacrée, dans le sanctuaire où se trouve le dieu lui-même,
pour s'unir avec lui. Et pour que l'âme puisse vraiment parcourir ce chemin
jusqu'à la « fin du voyage », elle doit oublier les choses de ce monde et
leurs faux plaisirs, pour fuir seule vers son principe, là où elle vivra la vie
« des dieux et des hommes divins ».
C'est sur cette promesse célèbre, que Plotin reprend encore, presque à
l'identique, dans le traité 49 (V, 3), 17, que s'achèvent le traité 9 et, dans
l'édition porphyrienne, l'ensemble des Ennéades.
Le traité 9, on l'a signalé au début de cette Notice, est chronologiquement
le premier où se trouve exposée la doctrine plotinienne de l'Un-Bien, du
moins d'une manière détaillée et approfondie. Il est vrai que, dans le traité 7
(V, 4), dont le titre est justement Comment vient du premier ce qui est après
le premier et sur l'Un, Plotin avait déjà posé la question fondamentale à
laquelle la doctrine de l'Un est appelée à répondre : d'où provient la
multiplicité qui existe aussi bien dans le monde sensible que dans le monde
intelligible, et faut-il admettre qu'elle est originaire ? Le traité 7 répondait à
cette question en faisant l'hypothèse d'une unité supérieure et première d'où
découle la multiplicité des êtres, mais cette hypothèse restait pour l'essentiel
sur le plan de l'explication conceptuelle d'un phénomène « factuel » :
puisque la multiplicité existe, il faut qu'il y ait par nécessité, derrière elle,
une unité antérieure qui l'engendre et qui la produit, car on ne peut penser la
multiplicité sans concevoir la totalité des unités qui la composent. Le
traité 9 va beaucoup plus loin dans cette direction, parce que Plotin s'efforce
ici de préciser la nature et le statut de cette unité originaire qu'est l'Un, sa
position et son rôle comme fondement et comme source de toutes choses et
de l'ensemble du réel, ses relations avec les réalités qui viennent après lui et
de lui, l'Intellect et l'Âme, en essayant de montrer comment et par quels
moyens il s'avère possible de parvenir à le « contempler » et, par là, à
rétablir l'union originaire avec lui. Sur tous ces points, bien que
partiellement tributaire de la tradition platonicienne antérieure et des débats
« scolaires » de son époque, Plotin donne ici à sa réflexion une forme
systématique qui ne sera plus remise en cause dans les traités postérieurs.
En effet, tout en suggérant des précisions ou des développements sur des
aspects spécifiques, les traités 38 (VI, 7), Comment la multiplicité des idées
s'est établie et sur le Bien (notamment chap. 18-28 et 36-40), et 49 (V, 3),
Sur les hypostases qui ont la faculté de connaître et ce qui est au-delà
(notamment chap. 16), reprendront beaucoup plus tard la doctrine de l'Un-
Bien sans en modifier de manière substantielle le contenu, la forme ni le
caractère philosophiques.
Plusieurs problèmes restent évidemment sans solution dans le traité 9 :
pourquoi et comment l'Un produit-il les réalités qui lui sont inférieures ?
Comment se déroule la « procession » des trois « hypostases », l'Intellect
qui dérive de l'Un, et l'Âme qui dérive de l'Intellect ? Quelles sont les
raisons et les modalités de cette « production » de toutes choses ? Comment
concilier la « dégradation » ontologique qu'implique ce processus de
« production » de toutes choses avec le désir « naturel » qui fait que toutes
choses tendent nécessairement à récupérer l'union originaire avec leur
principe et l'unité absolue du tout ? À toutes ces questions, que le traité 9
laisse sans réponse, sont consacrés les traités 10 (V, 1) et 11 (V, 2) qui le
suivent immédiatement et qui constituent avec lui une « série » presque
unitaire, dans laquelle Plotin présente, dans une forme systématique qui
manifeste déjà les traits essentiels de sa maturité philosophique, ses
réflexions sur le premier principe, sur son activité de production des réalités
inférieures, et sur l'ordre et la continuité du réel qui est structuré selon la
succession des trois « hypostases », l'Un, l'Intellect et l'Âme.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : Tous les êtres sont des êtres en venu de l'unité.


1-17. Toute chose est dans la mesure où elle est une chose ; sans unité,
rien ne pourrait être.
17-30. L'âme donne leur unité aux autres choses, mais elle n'est pas elle-
même l'unité.
30-43. C'est en participant à l'unité que l'âme est une, car elle est en elle-
même une réalité multiple.

Chapitre 2 : L'unité est au-delà de l'être, de l'Intellect et des


formes.
1-14. L'unité peut-elle coïncider avec l'être et la réalité intelligible ?
15-25. L'unité et l'être ne sont pas la même chose, car l'être est
multiplicité.
25-47. L'unité ne peut coïncider avec l'Intellect non plus, car l'Intellect,
qui comprend les formes et « qui est toutes choses », est multiplicité.

Chapitre 3 : L'unité véritable, l'Un, est le principe qui précède


toutes choses et dont dérivent toutes choses.
1-14. Il est difficile de parler de l'Un, le principe de l'unité, et de le
connaître ; cela exige, pour les âmes, une longue remontée vers leur
principe.
14-33. Pour parvenir à la contemplation de l'Un, il faut s'en remettre à
l'Intellect pur et « devenir un ».
33-45. L'Un est plus pur et plus simple que l'Intellect ; il est donc au-delà
de l'Intellect, des formes et de ce qui est, il n'a pas de forme et il n'est même
pas ; aucun attribut ne peut se prédiquer de lui.
45-54. Si l'Un avait un ou plusieurs attributs, il ne serait plus ni
« simple » ni « un » ; voilà pourquoi rien ne lui convient, ni connaissance,
ni discours, ni langage ; quand nous parlons de lui, nous ne faisons
qu'exprimer ce que nous recevons de lui.

Chapitre 4 : L'Un est au-delà de la science et de la connaissance


intellectuelle.
1-10. La science et la connaissance impliquent la multiplicité.
10-16. On ne peut donc ni parler ni écrire à propos de l'Un.
16-35. Pour parvenir à la contemplation de l'Un, il faut aller au-delà de la
connaissance intellectuelle.

Chapitre 5 : L'Un est absolument simple et il est le principe de


toutes choses.
1-12. Il faut remonter de l'Âme à l'Intellect.
12-20. L'Intellect comprend toutes les formes dans la multiplicité.
20-38. La multiplicité des intelligibles ne peut pas coïncider avec l'Un,
car l'Un est simple ; étant au-delà de l'Intellect et des formes, l'Un en est
donc la source.
38-46. Le nom « Un » nous permet d'indiquer l'unité indivisible du
principe, qui n'est pas une unité mathématique ou géométrique.

Chapitre 6 : En quel sens faut-il entendre l'unité de l'Un ?


1-7. L'unité de l'Un n'est pas celle du point et de la monade.
7-16. L'Un est illimité quant à sa puissance.
16-30. L'Un se suffit à lui-même, les autres choses ont besoin de l'Un.
30-37. L'Un n'a pas besoin d'un lieu.
37-42. Il est au-dessus du bien, mais il est le Bien pour les autres choses.
42-57. L'Un précède la pensée et ne pense pas ; il n'y a pas d'altérité en
lui ; toutes les choses dérivent de lui.
Chapitre 7 : Pour parvenir à l'Un, l'âme doit se tourner vers elle-
même.
1-23. L'âme doit être dépourvue de forme pour pouvoir accueillir la
nature première.
23-28. Comme Minos, qui était « familier de Zeus », l'âme doit s'unir à
l'Un pour l'annoncer aux autres.
28-34. L'Un est partout, et il faut donc le chercher en nous-mêmes.

Chapitre 8 : L'union avec l'Un se réalise par la ressemblance et


l'identité avec lui.
1-13. L'âme est comme un cercle qui tourne autour de l'Un, qui est le
centre de tout.
13-33. Le contact de l'âme avec l'Un n'est pas de nature « corporelle » ni
« locale », car il s'agit d'un contact « intelligible » qui se fait par la
ressemblance et l'identité.
33-45. L'Un est partout, et nous sommes donc toujours autour de lui,
même si nous ne fixons pas toujours notre regard sur lui.

Chapitre 9 : La vie véritable est dans l'union avec l'Un.


1-13. L'Un produit toutes choses sans être diminué en aucune manière.
13-24. Unie à l'Un, l'âme engendre les vertus et la beauté.
24-38. L'âme aime l'Un d'un amour pur qui est différent de l'amour
« vulgaire » d'ici-bas.
38-60. Il faut fuir du monde d'ici-bas et retrouver l'amour pur qui nous
permet de parvenir jusqu'à l'Un, pour ne faire qu'un avec lui.

Chapitre 10 : La vision de l'Un est au-delà de la connaissance


intellectuelle.
1-9. L'âme doit aller au-delà de la raison pour parvenir à la vision de
l'Un.
9-21. La vision de l'Un est une véritable union et une « identification »
avec lui.

Chapitre 11 : « Fuir seul vers lui seul… »


1-7. Après avoir contemplé l'Un, on en garde une image qu'il est difficile
d'exprimer.
8-25. La contemplation de l'Un implique un état de possession divine,
une « extase », une « simplification » et une « donation » de soi.
25-35. Tout ce que l'on peut dire de la contemplation de l'Un n'est qu'une
image, une énigme qu'il faut interpréter.
35-51. La remontée de l'âme jusqu'à l'Un est une fuite solitaire du monde
d'ici-bas ; là-bas, auprès de l'Un, c'est la vie que mènent les dieux et les
hommes divins.
Sur le Bien ou l'Un

1. C'est en vertu de l'unité que tous les êtres sont des êtres 1, aussi bien
ceux qui sont des êtres au sens premier du terme que ceux qui sont dits être
de quelque manière parmi les êtres. Et en effet, qu'est-ce qui pourrait être,
sans être un ? Car, dépourvues de l'unité, qui se dit d'elles, les choses que
voici ne sont pas 2 : assurément, il n'y a pas d'armée, si elle n'est pas une,
pas de chœur ou de troupeau 3, s'ils ne sont [5] pas uns. Mais pas non plus
de maison ou de navire, s'ils n'ont pas l'unité, parce que la maison est une et
le navire un, et s'ils perdaient l'unité, la maison ne serait plus une maison ni
le navire un navire. Il n'y aurait donc pas de grandeurs continues, si l'unité
n'était présente en elles ; car c'est un fait que, si elles sont divisées, elles
changent d'être dans la mesure où elles perdent l'unité 4. Et il en va de même
encore pour [10] les corps des plantes et des animaux ; étant donné que
chacun d'entre eux est un, s'ils fuient l'unité en se fragmentant dans une
multiplicité, ils perdent la réalité qui était la leur et qu'ils possédaient, et ne
sont plus ce qu'ils étaient ; ils deviennent d'autres choses, et ces choses aussi
ne sont que pour autant qu'elles sont unes 5. Et la santé se produit quand le
corps est coordonné dans l'unité ; la beauté quand l'unité en tient unies [15]
les parties 6 ; et la vertu pour l'âme, quand, s'orientant vers l'unité et un
accord unique, elle se trouve unifiée 7.
– Mais alors, puisque c'est l'Âme qui conduit toutes choses à l'unité, en
les produisant, en les façonnant 8, en leur donnant la figure et l'ordre, faut-il
dire, une fois parvenu à l'Âme, que c'est elle [20] qui dispense l'unité et que
c'est elle qui est l'unité ?
– Ne faut-il pas plutôt admettre que, tout comme elle dispense aux corps
bien d'autres choses qui sont différentes d'elle, par exemple la figure et la
forme, sans être elle-même ce qu'elle donne, de la même manière, s'il est
vrai qu'elle donne aussi l'unité, elle la donne comme quelque chose de
différent d'elle, et que c'est en tournant son regard vers l'unité qu'elle rend
chaque chose une 9, tout comme elle produit l'homme [25] en contemplant
l'Homme 10 et en saisissant, avec l'Homme, l'unité qui est en lui 11. En effet,
parmi les choses dont on dit qu'elles sont unes, chacune est une dans la
mesure où elle possède ce qu'elle est 12, de sorte que les choses qui « sont »
moins ont moins d'unité, tandis que les choses qui « sont » plus ont plus
d'unité 13. Et l'Âme aussi, qui est différente de l'unité, a plus d'unité dans la
mesure où elle est plus véritablement ; [30] mais elle n'est certainement pas
l'unité elle-même 14. Car l'âme est une, et l'unité en est donc en quelque
sorte un accident ; mais l'âme et l'unité sont deux choses distinctes, tout
comme le sont le corps et l'unité 15. Et ce qui est divisé en parties, comme un
chœur, est ce qu'il y a de plus éloigné de l'unité, tandis que ce qui est
continu en est plus proche 16 ; l'âme en est encore plus proche, parce qu'elle
en participe elle aussi. Mais si quelqu'un voulait montrer que l'Âme et
l'unité sont la même chose, [35] et cela parce que, si elle n'était pas une,
l'Âme ne pourrait même pas être, il faudrait dire d'abord que les autres
choses aussi sont, chacune, parce qu'elles sont unes, mais que l'unité reste
différente d'elles : en effet, le corps et l'unité ne sont pas la même chose,
mais le corps participe à l'unité 17. Il faudrait dire ensuite que l'âme est
multiple, même celle qui est une 18, bien qu'elle ne soit pas composée [40]
de parties. Il y a en effet beaucoup de facultés en elle qui sont tenues
ensemble par l'unité comme par un lien : raisonner, désirer, percevoir 19.
Certes l'âme, parce qu'elle est elle-même une, introduit l'unité dans les
autres choses aussi, mais elle reçoit elle-même l'unité d'un autre 20.

2. Doit-on dire, alors, que, pour chacune des choses dont l'unité n'est que
celle de ses parties, sa réalité n'est pas identique à l'unité, tandis que, dans le
cas de ce qui est totalement et de sa réalité, la réalité, ce qui est et l'unité
sont identiques, de sorte que, si l'on découvre ce qui est, alors on a aussi
découvert l'unité, car la réalité elle-même est identique à l'unité 21 ?
– Dans ce cas, si la réalité est l'Intellect, l'Intellect est aussi [5] l'unité,
puisqu'il est ce qui est primordialement et qu'il est primordialement un. Il
donne ainsi l'être aux autres choses dans la mesure même où il leur donne
l'unité. Que pourrait-on dire qu'est l'unité, en effet, si elle n'est pas ces
choses 22 ? Ou bien l'unité est identique à l'être – « homme » et « un
homme », [10] c'est en effet la même chose 23 –, ou bien l'unité est comme
un nombre qui correspond à chaque chose, et comme on dit « deux » de
deux choses, de même on dit « un » d'une seule chose. Si donc le nombre
fait partie des choses qui sont 24, il est évident que l'unité aussi en fait partie,
et il faut chercher ce qu'elle est. Mais si, en revanche, le fait de compter
n'est qu'une activité de l'âme qui parcourt les choses, dans ce cas, l'unité ne
fera pas partie des choses réelles 25.
– L'argument [15] ne montrait-il pas 26 que, si une chose perdait l'unité,
elle ne serait absolument pas ?
– Il faut donc voir si l'unité et l'être sont identiques dans chaque chose, et
si ce qui est totalement est identique à l'unité. Mais si l'être dans chaque
chose coïncide avec la multiplicité, et que, en revanche, il est impossible
que l'unité soit une multiplicité, l'unité et l'être seront différents l'un de
l'autre 27. Par exemple, l'homme est un animal et il est doué de raison 28,
c'est-à-dire qu'il a plusieurs parties qui sont reliées dans l'unité ; mais alors
[20] l'homme et l'unité sont des choses différentes, car l'un est divisible,
l'autre indivisible 29. Et certes, ce qui est totalement, qui a en lui-même
toutes les choses qui sont, sera encore plus multiple et différent de l'unité,
ne possédant celle-ci que par participation. Ce qui est possède en effet vie et
30 31
intellect , [25] car il n'est certainement pas mort ; voilà pourquoi il est
multiple. Mais s'il est intellect, dans ce cas aussi il est nécessairement
multiple ; et il l'est encore plus, s'il comprend les formes 32. Car la forme
n'est pas une, mais elle est plutôt un nombre 33, aussi bien chaque forme que
la réalité des formes dans son ensemble, et c'est en ce sens qu'elle est une,
comme le monde est un 34. En résumé, l'unité est ce qui est premier, tandis
que l'Intellect, [30] les formes et ce qui est ne sont pas premiers. Car chaque
forme est composée de plusieurs éléments, et elle leur est postérieure ; et
ces éléments, dont chacune est composée, lui sont en effet antérieurs 35.
Qu'il soit impossible que l'Intellect soit le premier, cela est évident aussi de
ce qui suit : l'Intellect consiste nécessairement dans l'acte de penser, et
l'Intellect supérieur est celui qui, sans porter son regard sur les choses qui
lui sont extérieures, [35] pense ce qui le précède 36 ; en effet, se tournant
vers lui-même, il se tourne vers le principe. Et s'il est ce qui pense et ce qui
est pensé, il sera double et non pas simple, et il ne sera pas non plus l'unité ;
en revanche, s'il porte son regard sur autre chose, il se tournera dans tous les
cas vers ce qui lui est supérieur et antérieur ; enfin, s'il se tourne et vers lui-
même et vers ce qui lui est supérieur, [40] dans ce cas aussi il sera
postérieur. Il faut donc poser un Intellect de ce genre, qui, d'une part,
s'approche du Bien et du Premier en portant sur lui son regard, et qui,
d'autre part, soit avec soi-même, se pense soi-même et se pense soi-même
comme étant toutes choses. Il est donc bien éloigné d'être l'unité, car il est
multiforme. L'unité ne sera donc pas toutes choses, [45] car, en ce cas, elle
ne serait plus une ; ni elle ne sera l'Intellect, car, dans ce cas aussi, elle
serait toutes choses, puisque l'Intellect est toutes choses ; ni elle ne sera
l'être non plus, car l'être est toutes choses 37.

3. Qu'est-ce alors que l'unité et quelle est sa nature ? Il n'y a rien de


surprenant, sans doute, à ce qu'il ne soit pas facile de le dire, puisqu'il n'est
pas facile non plus de dire ce que sont l'être et la forme, même si notre
connaissance se fonde sur les formes 38. Mais dans la mesure où l'âme
avance vers ce qui n'a pas de forme 39, tout en étant incapable de saisir cela
[5] parce qu'elle n'est pas délimitée par cela et qu'elle n'est pas non plus,
pour ainsi dire, affectée par une empreinte multiforme, elle vacille et craint
de ne rien tenir 40. Voilà pourquoi, ce faisant, elle se fatigue et redescend
souvent avec plaisir, s'éloignant de tout cela, jusqu'à ce qu'elle parvienne au
sensible, comme si elle trouvait son repos sur du solide 41 ; de même, la vue,
fatiguée [10] de regarder de petits objets, se tourne avec plaisir vers les
grands. Mais quand l'âme veut voir par elle-même 42, alors, parce qu'elle ne
peut voir qu'en s'unissant avec ce qu'elle pense, et qu'elle est une si elle est
une avec lui, elle ne croit pas encore avoir ce qu'elle cherche, car elle n'est
pas différente de lui. Cependant, c'est bien ainsi que doit faire celui qui
entend philosopher sur l'unité. Donc, puisque [15] ce que nous cherchons
est un, et puisque c'est vers le principe de toutes choses que nous dirigeons
notre regard, c'est-à-dire vers le Bien et le Premier, il ne faut pas s'éloigner
de ce qui se trouve autour des réalités premières 43, en se laissant tomber
jusqu'aux dernières de toutes les réalités ; mais, en se dirigeant vers les
réalités premières, il faut s'éloigner des sensibles, qui sont les réalités
dernières, et il faut se libérer de tout vice, [20] car c'est au Bien que l'on
s'efforce de parvenir ; il faut remonter jusqu'au principe qui est en nous, et,
de plusieurs que nous étions 44, devenir un, pour accéder à la contemplation
du principe qu'est l'Un. Il faut donc devenir Intellect, et confier son âme à
l'Intellect, la placer dans sa dépendance, pour qu'elle puisse recevoir,
éveillée, ce que voit celui-ci ; il faut regarder l'Un par le moyen de
l'Intellect, [25] sans y ajouter aucune sensation et sans non plus admettre en
lui rien qui dérive de la sensation, car c'est par le moyen de l'Intellect pur 45
qu'il faut regarder ce qui est le plus pur ; plus encore, au moyen de ce qui
est le plus élevé en l'Intellect. Par conséquent, quand celui qui s'est préparé
à la contemplation d'une telle chose se représente, en cette nature, grandeur,
contour ou masse, ce n'est pas l'Intellect qui guide 46 sa [30] contemplation –
car il n'est pas dans la nature de l'Intellect de voir de telles choses –, mais
c'est l'activité de la sensation et de l'opinion qui suit la sensation 47. Il faut en
revanche qu'il reçoive de l'Intellect ce que ce dernier annonce être en son
pouvoir 48 : l'Intellect peut voir aussi bien les choses qu'il possède que les
choses qui le précèdent. Oui, les choses qui sont en lui sont pures, [35] mais
bien plus pures et plus simples encore sont les choses qui le précèdent, ou
plutôt ce qui le précède 49. L'Un n'est donc pas non plus l'Intellect, mais il
précède l'Intellect ; car l'Intellect est bien l'une des choses qui sont, tandis
que lui, il n'est pas quelque chose, mais il précède chaque chose, puisqu'il
n'est même pas ; car justement ce qui est possède en quelque sorte une
figure, celle de ce qui est, tandis que l'Un est privé de figure, même de
figure intelligible 50. En effet, [40] la nature de l'Un, puisqu'elle est
génératrice de toutes les choses, n'est aucune d'elles. Il n'est donc ni quelque
chose, ni qualité, ni quantité, ni Intellect, ni Âme ; il n'est ni « en
mouvement », ni non plus « en repos », ni « dans un lieu », ni « dans le
temps 51 », mais il est « de forme unique en soi et par soi 52 », ou plutôt, il
est privé de forme, car il précède toute forme 53 ; il précède le mouvement, il
précède le repos ; [45] car ces choses sont relatives à ce qui est, et elles le
rendent multiple.
– Pourquoi donc, s'il n'est pas en mouvement, n'est-il pas en repos ?
– Parce que c'est nécessairement en relation à ce qui est que le repos ou le
mouvement, ou les deux ensemble, se produisent, et que ce qui est en repos
est en repos en vertu du repos, et non pas parce qu'il serait identique au
repos ; de sorte que le repos lui appartiendra comme un attribut, et qu'il ne
restera plus simple 54. Car dire que l'Un est une cause, ce n'est pas lui donner
[50] un attribut à lui, mais plutôt à nous, car c'est nous qui détenons quelque
chose qui vient de lui, tandis que lui, il reste en lui-même 55. Il ne faut pas
dire ni « lui » ni « est », pour parler avec exactitude. Mais c'est nous qui, en
tournant, pour ainsi dire, autour de lui de l'extérieur, souhaitons exprimer ce
que nous éprouvons lorsque nous nous approchons parfois de lui ou que
parfois nous nous en éloignons à cause des apories qui surgissent à son
propos 56.
4. L'aporie naît surtout parce que notre saisie de l'Un ne se fait ni au
moyen de la science ni au moyen de l'intellection 57, comme c'est le cas pour
les autres intelligibles, mais qu'elle résulte d'une présence qui est supérieure
à la science 58. Or, l'âme fait l'expérience de son manque d'unité, et elle n'est
plus totalement [5] une, lorsqu'elle acquiert la science de quelque chose ;
car la science est un discours, et le discours est multiple. Elle abandonne
donc l'unité et tombe dans le nombre et dans la multiplicité. Il faut alors
s'élancer au-delà de la science et ne sortir d'aucune manière de l'unité ; il
faut aussi s'éloigner de la science et de ses objets, comme de tout autre objet
de contemplation 59, [10] même du beau. Car tout ce qui est beau est
postérieur à l'Un et vient de lui, comme toute la lumière du jour vient du
soleil 60. C'est pourquoi Platon dit que l'on ne peut ni « parler » ni
« écrire » 61 à propos de lui, mais que, si nous parlons et écrivons, c'est pour
conduire à lui et pour éveiller à la contemplation à partir des discours,
comme si nous indiquions le chemin à celui qui veut parvenir à la
contemplation 62. [15] Car l'enseignement ne peut indiquer que la route et le
chemin 63 ; la contemplation elle-même, c'est à celui qui veut contempler
qu'il revient désormais de la mettre en œuvre. Mais si quelqu'un n'est pas
parvenu à la contemplation, si son âme n'a pas pris conscience de la
splendeur de là-bas, s'il n'a pas éprouvé ni fait en lui-même une expérience
semblable à la passion amoureuse de l'amant qui, en regardant l'objet de son
amour, trouve son repos en lui 64, [20] parce qu'il a reçu une lumière
véritable qui illumine de toutes parts l'âme tout entière, ce qui s'explique
parce qu'elle s'en est approchée 65, même s'il est encore retenu dans sa
montée par un poids qui fait obstacle à la contemplation 66, car il ne monte
pas seul, mais porte encore avec lui ce qui le sépare de l'Un, et il ne s'est pas
encore rassemblé en une unité (certes, l'Un n'est absent de rien et il est
absent [25] de toutes choses, de sorte que, présent, il n'est pas présent, sauf
chez ceux qui peuvent et qui sont préparés à le recevoir de façon à s'ajuster
à lui 67, et, pour ainsi dire, à le toucher et à l'étreindre en vertu de la
ressemblance qu'ils ont avec lui, c'est-à-dire de la puissance que chacun
possède et qui est du même genre que celle qui vient de lui 68 ; quand on se
trouve dans la condition où l'on était quand on est venu de lui, on peut
désormais le voir, de la façon dont, par nature, il peut être [30]
contemplé 69) ; si celui qui veut contempler n'est donc pas encore là-bas,
mais qu'il reste à l'extérieur, soit pour les raisons précédentes soit à cause de
l'insuffisance du raisonnement qui le guide 70 et lui donne confiance, il faut
que l'on s'en prenne à soi-même pour cela, et que l'on essaie de rester seul,
en s'éloignant de toutes choses 71 ; quant à ce que l'on ne croit pas encore
parce que l'on néglige nos discours 72, que l'on considère [35] ce qui suit.

5. Quiconque s'imagine que les êtres sont gouvernés par la fortune et par
le hasard 73, et qu'ils doivent leur cohésion à des causes corporelles 74, est
éloigné de dieu et de la notion de l'Un. Notre discours ne s'adresse pas à
ceux-là, mais à ceux qui [5] posent une nature distincte des corps 75, et qui
remontent jusqu'à l'âme. Mais il faut encore qu'ils aient bien compris la
nature de l'âme, et ses autres caractéristiques, notamment qu'elle vient de
l'Intellect et qu'elle possède la vertu en participant à la raison qui vient de
l'Intellect. Après cela, il faut admettre qu'il y a un Intellect différent de
76
l'intellect qui raisonne et qu'on appelle « rationnel » ; que les
raisonnements sont déjà en quelque sorte dans [10] l'extension et dans le
mouvement ; que les sciences à proprement parler sont des raisons dans
l'âme qui sont devenues claires parce que l'intellect est devenu, dans l'âme,
cause des sciences 77. Et quand, à la manière d'un objet sensible appréhendé
par une perception, on a vu l'Intellect qui s'élève au-delà de l'âme dont il est
le père, parce qu'il est un monde intelligible, il faut dire qu'il est Intellect en
repos et mouvement [15] immobile en même temps, car il contient toutes
choses en lui-même et qu'il est toutes choses, comme une multiplicité
indistincte et cependant distincte. Car les choses qui se trouvent dans
l'Intellect ne sont pas distinctes comme le sont les raisons, lorsqu'on les
pense une par une, et pourtant elles ne sont pas confondues en lui, car
chacune d'elles procède séparément 78 ; c'est aussi le cas dans les sciences :
toutes leurs parties sont indivisibles, mais [20] chacune d'elles est séparée
des autres 79. Cette multiplicité qui est tout ensemble, le monde intelligible,
est donc ce qui est auprès du Premier, et suivant notre argument elle existe
nécessairement si l'on admet que l'Âme existe. Cette multiplicité l'emporte
sur l'Âme 80, mais elle n'est certainement pas le Premier, parce qu'elle n'est
ni une ni simple, tandis que l'Un est simple et qu'il est le principe de toutes
choses 81. Or, ce qui précède [25] ce qu'il y a de plus précieux parmi les
êtres – s'il est vrai que quelque chose doit exister avant l'Intellect, qui,
même s'il souhaite être un, n'est pas un, mais présente l'apparence de l'un,
parce qu'il ne connaît pas la dispersion, mais reste réellement uni à lui-
même sans se séparer de lui-même, puisqu'il vient immédiatement après
l'Un, bien qu'il ait eu l'audace de s'écarter de lui en quelque manière 82 –
cette chose merveilleuse qui est avant lui, [30] c'est l'Un 83, qui n'est pas un
être. Ne disons pas « Un », pour éviter de donner l'un comme attribut à un
sujet autre que lui 84. En vérité, aucun nom ne lui convient 85. Mais puisqu'il
faut bien lui donner un nom, il convient de l'appeler « Un », comme on le
fait communément, et non pas comme s'il était une chose, puis ensuite
« un » 86. Pour cette raison, il est difficile de le connaître, et il est plutôt
connu à partir de ce qu'il engendre, à savoir la réalité 87, car c'est l'Intellect
qui conduit à la réalité. Et sa nature est telle [35] qu'il est la source des
choses les meilleures, la puissance qui engendre les choses qui sont, tout en
restant en lui-même, sans être diminué et sans se trouver parmi les choses
qui dérivent de lui 88. Ce qui est encore antérieur à ces choses, il faut
l'appeler « Un », afin qu'avec ce nom nous puissions nous le désigner les
uns aux autres, en nous portant vers une notion indivisible et en cherchant à
unifier [40] notre âme. Nous ne l'appelons pas un et indivisible, comme
nous le faisons avec le point ou l'unité, car « un » pris en ce sens désigne les
premiers éléments de la quantité, qui ne pourrait pas exister sans la réalité
qui préexiste ni sans ce qui précède la réalité 89. Ce n'est donc pas dans la
direction d'ici-bas qu'il faut diriger notre pensée, même s'il est vrai que le
point et l'unité sont toujours semblables aux réalités de là-bas avec
lesquelles elles sont en rapport 90 du fait qu'elles sont simples et qu'elles
fuient [45] loin de la multiplicité et de la division.

6. – En quel sens, alors, employons-nous « Un », et comment pouvons-


nous l'accorder à notre intellection ? – Il faut entendre « Un » en des sens
plus nombreux que ceux qui font dire que l'unité et le point sont « uns ».
Car, dans ces deux cas, l'âme, en soustrayant la grandeur et la multiplicité
numérique, parvient à ce qui est le plus petit, et s'appuie alors sur quelque
chose [5] qui est indivisible, mais qui était dans le divisible et qui est donc
dans quelque chose d'autre 91, tandis que l'Un n'est ni « dans un autre 92 », ni
dans le divisible, et qu'il n'est pas non plus indivisible à la manière de ce
qu'il y a de plus petit 93. En effet, il est la chose la plus grande de toutes, non
pas quant à sa grandeur, mais quant à sa puissance, de sorte que même le
fait de n'avoir pas de grandeur dépend de sa puissance. Car même les
choses qui viennent après lui sont indivisibles et dépourvues de parties
quant à leur puissance, mais non quant à leur [10] masse 94. Il faut admettre
encore qu'il est illimité 95, non pas parce que l'on n'arrive pas à en mesurer la
grandeur ou le nombre 96, mais en raison de l'illimitation de sa puissance. En
effet, si tu le conçois comme Intellect ou comme dieu, il est plus que cela.
Et si, de surcroît, tu l'unifies par la raison, là encore il est plus que ce que tu
peux te représenter de lui, parce qu'il a plus d'unité [15] que la notion que tu
as de lui ; en effet, il est par soi et il n'a aucun attribut 97. Et l'on pourrait
encore concevoir son unité au moyen de la notion d'autarcie. Car il faut qu'il
soit la chose la plus indépendante, la plus autarcique et la plus dépourvue de
besoin de toutes 98. Tout ce qui est multiplicité 99 reste dans le besoin, aussi
longtemps que, de multiplicité qu'il était, il n'est pas devenu un ; c'est donc
[20] sa propre réalité qui a besoin d'être une. Mais l'Un n'a pas besoin de
lui-même, car il est lui-même. Et certes, les choses qui sont multiples ont
besoin de tout ce qui fait partie de cette multiplicité ; et chacune des choses
dans cette multiplicité, dans la mesure où elle est avec les autres choses et
non pas en elle-même, puisqu'elle a besoin des autres choses, introduit le
besoin de cette multiplicité, aussi bien dans chacune de ses parties que dans
sa totalité. Donc, s'il faut qu'il y ait quelque chose qui soit totalement
autarcique, ce doit être l'Un, [25] puisqu'il est le seul qui soit tel qu'il n'ait
aucun besoin, ni par rapport à lui-même, ni par rapport à autre chose 100. En
effet, il ne cherche pas quelque chose qui lui permette d'être, ni quelque
chose qui lui permette de bien être, ni quelque chose qui lui permette d'être
établi là-bas. Car, comme il est cause des autres choses, il ne reçoit pas
d'elles ce qu'il est ; quant à son bien-être, comment pourrait-il se trouver
hors de lui ? Son bien-être ne lui appartient donc pas par accident, car il
coïncide avec lui. [30] En outre, il n'occupe aucun lieu, car il n'a pas besoin
d'un lieu où s'établir comme s'il était incapable de se soutenir lui-même ; ce
qui est établi quelque part, c'est plutôt l'être inanimé et la masse qui tombe,
tant qu'elle n'est pas établie quelque part. C'est en vertu de lui que les autres
choses sont établies en un lieu, et c'est de lui qu'elles tiennent leur existence
en même temps que le lieu auquel elles sont assignées. De plus, chercher un
lieu, c'est être dans le besoin 101 ; un principe n'a pas besoin des choses qui
viennent [35] après lui, et le principe de toutes choses est celui qui n'a
102
besoin d'aucune chose . En effet, ce qui est dans le besoin est dans le
besoin parce qu'il désire le principe 103 ; mais si l'Un avait besoin de quelque
chose, il chercherait, c'est évident, à n'être plus un, de sorte qu'il aurait
besoin de ce qui le détruirait. Or, tout ce que l'on dit être dans le besoin, a
besoin de bien-être et de ce qui peut assurer sa sauvegarde. Il s'ensuit donc
qu'il n'y a pour l'Un aucun bien, [40] ni, par conséquent, aucune volonté de
quoi que ce soit ; mais il est au-dessus du bien et il est le bien non pour lui-
même, mais pour les autres choses, si l'une d'elles peut participer à lui 104.
Pour lui, il n'y a ni intellection, afin qu'il n'y ait en lui aucune altérité, ni
mouvement, car il est antérieur au mouvement et à l'intellection 105. En effet,
que pourrait-il bien penser ? Lui-même 106 ? Avant de penser, il serait donc
ignorant, et [45] il aurait alors besoin de l'intellection pour se connaître lui-
même, lui qui, pourtant, se suffit à lui-même. Ce n'est pas parce qu'il ne se
connaît pas et qu'il ne se pense pas qu'il y aura de l'ignorance en lui ; car,
pour qu'il y ait ignorance, il faut qu'il y ait un autre être, et que l'un ignore
l'autre. En revanche, ce qui est seul ne connaît pas, et n'a rien qu'il ignore,
mais, étant un et uni à lui-même, il n'a pas besoin de se connaître lui-
même 107. [50] Par conséquent, il ne faut même pas lui ajouter « le fait d'être
avec soi 108 », pour lui conserver l'unité ; mais il faut aussi lui enlever l'acte
de penser, le fait d'être avec soi et l'intellection de soi comme des autres
choses ; car il ne faut pas le mettre au niveau de celui qui pense, mais plutôt
109
au niveau de la pensée . La pensée ne pense pas, mais elle est la cause qui
fait qu'un autre pense, et ce qui est cause n'est pas identique [55] à ce qui est
causé 110. Or, la cause de toutes choses ne coïncide avec aucune d'entre elles.
Il ne faut donc même pas dire qu'il est le bien qu'il confère ; mais c'est en un
autre sens qu'il est le bien : celui qui est au-dessus des autres biens 111.
7. Et si ta pensée reste dans un état d'indétermination, puisqu'il n'est
aucune de ces choses, tu dois t'appuyer sur elles et le contempler à partir
d'elles. Mais contemple-le sans projeter ta pensée à l'extérieur 112, car il ne
se trouve nulle part et n'abandonne pas les autres choses, mais il est
toujours 113 présent [5] pour qui peut le toucher, absent pour qui en est
incapable. Tout comme il est impossible, pour les autres choses, d'en penser
une tout en pensant à une autre et en s'occupant d'une autre, et tout comme
il ne faut rien ajouter à ce qui est pensé afin que ce soit lui qui soit objet de
notre pensée, de même, dans le cas de l'Un, il faut savoir qu'il n'est pas
possible de le penser quand on a dans l'âme l'empreinte d'une autre chose
[10] et aussi longtemps que cette empreinte agit 114 ; et qu'il n'est pas
possible non plus à l'âme, si elle est possédée et dominée par d'autres
choses, d'être modelée par l'empreinte de l'objet contraire 115. Mais comme
on dit de la matière qu'elle doit être absolument sans qualités 116 si elle doit
recevoir les empreintes de toutes choses, de la même manière, et plus
encore, il faut que l'âme soit dépourvue de forme, [15] pour qu'il n'y ait
aucun obstacle en elle qui l'empêche d'être remplie et illuminée par le
premier 117. S'il en va ainsi, il faut que, se retirant de toutes les choses
extérieures, elle se tourne tout entière vers l'intérieur, sans s'incliner vers
aucune des choses extérieures. Au contraire, c'est en ignorant toutes choses,
d'abord celles qui proviennent de la sensation, puis [20] les formes à leur
tour, et en s'ignorant enfin elle-même, qu'elle doit parvenir à la
contemplation de l'Un 118 ; et, unie à lui et ayant, pour ainsi dire,
suffisamment joui de sa compagnie 119, il faut qu'elle vienne annoncer aux
autres, si elle le peut, ce qu'est la fréquentation 120 de là-bas. C'est peut-être
parce que Minos lui aussi avait entretenu une semblable fréquentation qu'il
fut dit « familier de Zeus 121 » ; s'en souvenant, [25] il avait établi des lois
122
qui en étaient des images , après avoir été fécondé pour légiférer par le
contact divin. Ou alors, c'est parce qu'il estimait les affaires de la cité
indignes de lui qu'il voulait toujours rester là-bas 123 ; et ce pourrait bien être
la condition de celui qui a beaucoup contemplé 124. « Il n'est à l'extérieur de
rien », dit Platon 125, mais il est avec toutes choses, sans qu'elles le sachent.
Car elles fuient [30] hors de lui, ou plutôt, hors d'elles-mêmes. Elles ne
peuvent donc saisir celui qu'elles ont fui, ni, s'étant perdues, en chercher un
autre, pas plus qu'un enfant que la folie aura mis hors de lui ne pourra
reconnaître son père ; mais en revanche, celui qui s'est reconnu lui-même
saura aussi d'où il vient 126.

8. Si donc une âme se connaît elle-même à un autre moment 127, et qu'elle


aperçoit que son mouvement n'est pas linéaire, sauf s'il est interrompu 128,
mais que son mouvement naturel s'apparente à celui qui s'effectue en cercle,
non pas autour de quelque chose d'extérieur, mais autour d'un centre – le
centre étant ce dont [5] provient le cercle – alors, elle tournera autour de ce
centre dont elle provient 129. Elle se suspendra à lui, en se portant elle-même
vers lui, vers ce centre où toutes les âmes devraient se porter, mais vers
lequel ne se portent toujours que les âmes des dieux. Et ce sont des dieux,
précisément parce qu'ils se portent vers lui 130. Car le dieu est ce qui est uni
à ce centre, tandis que ce qui s'en éloigne beaucoup, c'est l'homme ordinaire
[10] et la bête 131.
– Et ce qui est comme le centre de l'âme, est-ce cela que l'on recherche ?
– Ne faut-il pas penser plutôt que nous recherchons une autre chose, dans
laquelle coïncident tous ces centres, et qui est un centre par rapport au
132
centre du cercle visible ? Car l'âme n'est pas un cercle à la façon d'une
figure géométrique, mais parce que l'« antique nature 133 » est en elle et
autour d'elle, [15] et que c'est de là que l'âme provient, et plus encore, parce
que toutes les âmes sont séparées des corps. Mais en fait, puisqu'une partie
de nous est retenue par le corps, comme si l'on avait les pieds dans l'eau et
le reste du corps au-dessus, en nous élevant au-dessus du corps par la partie
qui n'est pas submergée en lui 134, nous pouvons de la sorte faire que notre
[20] centre rejoigne ce qui est comme le centre de toutes choses, tout
comme les centres des cercles les plus grands coïncident avec le centre de la
sphère qui les comprend 135 ; et alors, nous pouvons trouver le repos 136. Et si
ces cercles étaient corporels, et non pas psychiques 137, ils se trouveraient en
contact avec le centre ; et comme le centre se trouve dans un lieu, ils
seraient autour de lui ; mais puisque [25] les âmes appartiennent elles-
mêmes à l'intelligible, et que lui, il est au-dessus de l'Intellect, il faut
supposer que le contact se fait par d'autres puissances 138, comme « ce qui
pense » 139 est naturellement en contact avec ce qui est pensé ; et plus
encore, en vertu de la ressemblance et de l'identité, il faut supposer que ce
qui pense est présent dans ce qui est du même genre et qu'il est en contact
avec lui 140, si rien n'y fait obstacle. Car les corps [30] sont empêchés par les
corps de communiquer entre eux, mais les incorporels ne sont pas empêchés
par les corps ; ce n'est donc pas à cause du lieu qu'elles sont éloignées les
unes des autres, mais à cause de l'altérité et de la différence ; par
conséquent, quand il n'y a pas d'altérité, ces choses, qui ne peuvent être
différentes, sont présentes les unes aux autres 141. Alors que lui, qui n'a pas
d'altérité, est toujours présent, nous ne lui sommes présents [35] que lorsque
nous sommes dépourvus d'altérité 142. Et ce n'est pas lui qui nous désire, de
façon à être autour de nous, mais c'est nous qui le désirons, de façon à être
autour de lui 143. Et nous sommes toujours autour de lui, mais nous ne
regardons pas toujours vers lui 144. Il en va comme pour un chœur : en
chantant, il fait toujours cercle autour du coryphée, mais il lui arrive de
diriger son regard vers l'extérieur. En revanche, lorsqu'il tourne son regard
vers le coryphée, [40] il chante bien et il est vraiment autour de lui. De la
même manière, nous sommes toujours autour de lui – et si tel n'était pas le
cas, nous serions entièrement détruits et nous n'existerions plus –, mais
nous ne sommes pas toujours tournés vers lui. Au contraire, chaque fois que
nous regardons vers lui, nous trouvons alors « notre fin et notre repos 145 »,
et le chant n'est plus discordant pour nous qui dansons vraiment autour de
lui [45] une danse inspirée par la divinité 146.
9. Dans cette danse, on voit la source de la vie, la source de l'Intellect, le
principe de ce qui est, la cause du bien, la racine de l'âme 147, sans que ces
choses s'écoulent de lui en l'amoindrissant ; car il n'est pas une masse, ou
alors les choses qu'il engendre seraient corruptibles. En fait, elles sont [5]
éternelles, parce que leur principe reste dans le même état sans se diviser
entre les choses qu'il engendre, mais en conservant son intégralité 148. Voilà
pourquoi ces choses restent dans le même état. Par exemple, si le soleil
reste dans le même état, la lumière aussi reste la même. Car nous ne
sommes ni coupés ni séparés de l'Un, même si le corps, en s'insinuant en
nous, nous attire vers lui ; pourtant, nous respirons pour rester en vie [10]
non pas parce qu'il nous a donné cela et que, ensuite, il s'est retiré, mais
parce qu'il nous fournit toujours cela, aussi longtemps qu'il sera ce qu'il
est 149. Pourtant, nous sommes plus quand nous inclinons vers lui, et c'est là
qu'est notre bien-être. Au contraire, le fait d'être loin de lui implique que
nous sommes seuls et que nous sommes amoindris. C'est là aussi que l'âme
trouve son repos et qu'elle échappe aux maux, car elle est remontée jusqu'au
lieu qui est pur de tout mal 150. C'est encore là [15] qu'elle pense, c'est là
qu'elle est impassible et c'est là qu'elle vit véritablement. Car notre vie
actuelle, qui est une vie sans dieu, n'est qu'une trace qui imite la vie
véritable, tandis que la vie de là-bas, c'est l'activité de l'Intellect 151 ; et cette
activité, dans un contact immobile avec lui, engendre les dieux ; elle
engendre la beauté, elle engendre la justice, elle engendre la vertu. [20] En
effet, l'âme fécondée par la divinité les conçoit 152, et ce sont là son
« principe » et sa « fin » 153 : le principe, parce qu'elle vient de là-bas, la fin,
parce que le bien est là-bas. Et quand elle est parvenue là-bas, elle devient
ce qu'elle est et ce qu'elle était ; car, quand elle est parmi les choses d'ici-
bas, c'est la « chute, la fuite et la perte des ailes 154 ». Ce qui montre que le
bien se trouve là-bas, c'est l'amour [25] qui est dans la nature de l'âme. C'est
la raison pour laquelle Éros est uni aux Psychés 155 aussi bien dans les
peintures que dans les mythes 156. Car, puisque l'âme est différente de la
divinité mais qu'elle en provient, elle l'aime nécessairement. Et quand elle
est là-bas, elle possède l'Éros céleste, tandis qu'ici-bas Éros devient
vulgaire ; en effet, là-bas Aphrodite est [30] céleste, tandis qu'ici-bas elle
devient vulgaire 157, comme si elle se prostituait. Toute âme est Aphrodite.
Oui, c'est ce qu'illustre implicitement l'histoire de la naissance simultanée
d'Aphrodite et d'Éros 158. Ainsi, l'âme qui est dans sa disposition naturelle
aime la divinité, à qui elle veut s'unir, comme une vierge aime d'un bel
amour un bon père. Mais lorsqu'elle [35] est parvenue dans le devenir, elle
est comme trompée par de vaines promesses de mariage, et, ayant échangé
son amour contre un autre, mortel celui-là, elle est violentée loin de son
père. Mais si elle exècre de nouveau les violences d'ici-bas et qu'elle s'en
purifie en se tournant à nouveau vers son père, elle est « remplie de
joie 159 ». Et que ceux qui n'en ont pas fait l'expérience comprennent [40]
d'après les amours d'ici-bas ce que veut dire rencontrer celui qu'on aime au
plus haut point, et qu'ils se rendent compte que les choses qu'on aime ici
sont mortelles et nuisibles, que ce sont des amours de simulacres, et qu'elles
sont changeantes, parce qu'il ne s'agit pas de ce que l'on aime réellement, ni
de notre bien, ni de ce que nous recherchons 160. En revanche, ce qu'on aime
véritablement est là-bas, et on peut [45] s'unir à lui, en participant à lui et en
le possédant vraiment, et non pas à la faveur d'une étreinte charnelle 161 et
extérieure. « Quiconque a vu sait ce que je dis 162 », à savoir que l'âme reçoit
alors une autre vie, quand elle s'approche de lui, lorsqu'elle y parvient et en
participe ; de sorte que, dans cette disposition, elle sait que celui qui procure
la vie véritable est présent, [50] et qu'elle n'a plus besoin de rien. Il faut en
revanche abandonner tout le reste, se tenir en lui seul et devenir lui seul, en
retranchant toutes les autres choses qui nous entourent, au point de nous
efforcer de sortir d'ici-bas et de ne plus supporter d'être attachés à quelque
chose d'autre, pour l'étreindre avec la totalité de nous-mêmes, sans qu'il
reste aucune [55] part de nous qui ne nous mette en contact avec la
divinité 163. Il est vrai que dès ici-bas on peut voir l'Un et se voir soi-même,
dans la mesure où il est licite de voir ; on se voit soi-même illuminé et
rempli de lumière intelligible, ou plutôt, on se voit comme la lumière elle-
même, pure, sans pesanteur, légère, car on devient dieu, ou plutôt, on est
dieu ; on est alors enflammé, mais si l'on s'alourdit à nouveau, c'est comme
[60] si l'on s'éteignait 164.
10. – Mais alors, comment se fait-il que nous ne restions pas là-bas ?
– C'est parce que l'on n'est pas encore entièrement sorti d'ici. Mais il y
aura un moment où la contemplation sera continue pour celui qui ne sera
plus empêché par aucun obstacle corporel 165. Par ailleurs, ce n'est pas la
faculté qui a vu qui est empêchée 166, mais cette autre faculté 167 qui, [5]
lorsque celle qui a vu cesse de voir, reste active dans la science qui s'exerce
dans les démonstrations, dans les preuves et dans le raisonnement conduit
par l'âme. Mais l'acte de voir et la faculté qui voit ne sont plus la raison,
mais sont supérieurs à la raison, ils se trouvent avant la raison et au-delà
d'elle, comme l'est aussi ce qui est vu 168. Et, puisque celui qui voit se voit
alors lui-même, au moment où il voit, [10] il se verra tel qu'il est, ou plutôt,
il sera uni à lui-même tel qu'il est, et il se percevra tel qu'il est, devenu
simple 169. Mais il ne faut peut-être pas dire « il se verra », mais plutôt « il
est vu », si toutefois il faut dire qu'il y a deux choses, ce qui voit et ce qui
est vu, et non pas que ces deux choses n'en sont qu'une 170°, ce qui serait un
propos audacieux. Car, alors, au moment où il voit, celui qui voit ne voit
pas, ne distingue pas [15] et ne se représente pas deux choses ; mais, étant
pour ainsi dire devenu un autre, il n'est plus lui-même, ni à lui-même, il
appartient à ce qui est là-bas, et, étant devenu un, il appartient à l'Un,
comme s'il avait fait coïncider le centre avec le centre 171. Car même ici-bas,
lorsque deux centres coïncident, ils sont un et ne redeviennent deux que s'ils
se séparent. Voilà pourquoi nous en parlons maintenant comme d'un autre ;
et voilà pourquoi il est si difficile de parler [20] de la contemplation :
comment affirmer, en effet, qu'il est autre, si, quand on l'a contemplé, on ne
l'a pas vu comme étant autre, mais comme faisant un avec soi-même 172 ?
11. C'est ce que veut dire l'interdiction, faite dans les Mystères d'ici-bas,
de ne rien révéler aux non-initiés ; c'est parce que le divin ne peut être
révélé qu'elle interdit de le montrer à quelqu'un qui n'a pas eu le bonheur de
le voir 173. Donc, puisqu'il n'y avait pas [5] deux choses, mais que celui qui
voyait ne faisait qu'un avec ce qui était vu, comme si ce qui était vu n'était
pas vu, mais était uni à celui qui voyait, s'il peut se souvenir de ce qu'il était
devenu quand il était uni à lui, il en gardera en lui-même l'image 174. Il était
lui-même un, car il n'avait en lui-même aucune différence, ni par rapport à
lui-même ni par rapport aux autres choses 175 ; en effet, rien ne s'agitait en
lui, [10] il n'y avait ni passion, ni désir d'autre chose lorsqu'il était parvenu
là-bas 176. Mais il n'y avait même plus de raison, ni d'intellection 177, et il
n'était plus du tout lui-même, s'il faut dire cela aussi. Mais comme s'il était
ravi, ou plutôt possédé par le dieu 178, il se trouvait tranquillement dans la
solitude et dans un état de calme parfait, sans s'éloigner d'aucune manière
de sa propre réalité, sans plus [15] tourner autour de lui-même, mais en
restant « en repos 179 », et en étant, pour ainsi dire, devenu lui-même le
repos 180. Il n'était plus parmi les belles choses, et sa course l'avait déjà
conduit au-delà du beau et il avait même déjà dépassé le chœur des
vertus 181, comme celui qui est rentré à l'intérieur d'un sanctuaire, après
avoir laissé derrière lui les statues élevées dans le temple, et qui sont
cependant [20] les premières qu'il verra lorsqu'il sortira à nouveau après la
contemplation et l'union qu'il aura eues à l'intérieur, non pas avec une statue
ou avec une image, mais avec le dieu lui-même. Les statues ne feront l'objet
que d'une contemplation secondaire 182. Et peut-être n'était-ce pas une
contemplation, mais une autre manière de voir, une extase 183, une
simplification et une donation 184 de soi, une aspiration au contact, une
forme de repos, une méditation 185 [25] qui aspire à l'union dans la
coïncidence 186, si l'on veut contempler ce qui se trouve à l'intérieur du
sanctuaire 187. Mais s'il regarde d'une autre manière, il ne trouve plus rien. Il
faut le dire, tout cela ce ne sont que des images 188 ; elles suggèrent donc
énigmatiquement aux interprètes avisés comment ce dieu peut être vu ; mais
un prêtre avisé, qui trouve la solution de l'énigme, peut avoir la
contemplation véritable en entrant dans le sanctuaire 189. [30] Et même s'il
n'y entre pas, parce qu'il estime que ce sanctuaire est une chose invisible, et
qu'il est « la source et le principe 190 », il saura qu'on voit le principe par le
principe et que le semblable s'unit au semblable 191. Il ne négligera aucune
des choses divines que l'âme peut avoir avant même de contempler, tandis
qu'il attend le reste de la contemplation : le reste, [35] pour celui qui est
monté au-delà de toutes choses, c'est ce qui se trouve avant toutes choses 192.
Car l'âme ne parviendra certainement pas au non-être absolu, mais, si elle
descend vers le bas, elle parviendra au mal, et de cette manière au non-être,
mais non pas au non-être absolu 193 ; tandis que, en courant dans la direction
contraire, elle ne parviendra pas à quelque chose d'autre, mais à elle-même ;
et de cette manière, parce qu'elle n'est pas en autre chose, [40] elle ne sera
en rien, mais en elle-même ; et le fait d'être en elle seule, et non pas en ce
qui est, implique qu'elle est en lui 194 ; car, dans la mesure où l'on est en
relation avec lui, on n'est pas une réalité, mais on se trouve « au-delà de la
195
réalité ». Si donc on se voyait devenu cela, on se considérerait comme
une copie de lui ; et si l'on partait de soi-même pour aller de l'image vers
son [45] modèle, on parviendrait à la « fin du voyage 196 ». Si l'on déchoit de
la contemplation, éveillant de nouveau la vertu qui est en lui et comprenant
que l'on est ainsi embelli par les vertus, on se sentira à nouveau léger, en
parvenant par l'intermédiaire de la vertu jusqu'à l'Intellect et au savoir, et
par l'intermédiaire du savoir jusqu'à lui 197. Telle est la vie que mènent les
dieux et les hommes divins et bienheureux 198 : [50] être libéré des choses
d'ici-bas, vivre sans trouver son plaisir dans les choses d'ici-bas, fuir seul
vers lui seul 199.
NOTES DU TRAITÉ 9

1. Selon la conclusion de la seconde partie du Parménide de Platon (166c),


l'unité et l'être sont en relation, car, si l'un est, toutes les choses peuvent être
aussi, tandis que, si l'un n'est pas, rien ne peut être non plus. Dans le traité 34
(VI, 6), 18, 42-43, Plotin reprend la thèse de la relation (ou plutôt, de
l'identité) de l'être et de l'unité, qu'il attribue en premier lieu à Parménide
(voir Parménide, DK 28 B 8.6, cité par plusieurs auteurs anciens, parmi
lesquels Simplicius dans son commentaire à la Physique d'Aristote, 78, 5 ;
144, 29). En revanche, dans le traité 43 (VI, 2), 1, 13, Plotin soutient que
« ce qui est n'est pas un », mais cela dans une perspective différente, qui est
celle de la discussion sur les « genres de l'être » qui sont plusieurs. On doit
tenir compte, dans ce chapitre comme dans tout le traité, du double sens de à
tò hén : il s'agit de l'Un, le premier principe de toutes choses, mais aussi de
l'unité comme attribut d'« une » chose, c'est-à-dire le fait pour elle d'être
« une ». Plotin joue constamment sur ce double sens, car pour exister, toute
chose doit être « une » chose, et c'est là la première étape de la
démonstration qui se propose d'établir que toute chose existe en vertu du
premier principe qu'est l'Un. De même, on ne peut distinguer ici le sens
copulatif, le sens identitaire et le sens existentiel du verbe être, car ces trois
sens s'impliquent réciproquement : toute chose, si elle est, « est » une chose
« une » (= sens copulatif du verbe être) ; toute chose « est » une, dans la
mesure où son être consiste dans l'unité avec soi-même, c'est-à-dire dans son
identité avec soi-même (= sens identitaire du verbe être) ; toute chose
« existe » sous la forme d'une unité (= sens existentiel du verbe être). Le
problème qui se pose est donc de comprendre quelle est la « source » de
l'unité pour toute chose. La « stratégie » philosophique de Plotin est la
suivante : après avoir examiné, dans les chapitres 1-2, les thèses de ceux qui
font coïncider le principe de l'unité avec l'Âme (chapitre 1), puis avec
l'Intellect (chapitre 2), il parvient finalement à poser (chapitre 3), comme
principe de l'unité, l'Un au sens propre, le premier principe. C'est pourquoi
nous avons préféré traduire tò hén, dans les chapitres 1-2, par « l'unité », car
ce n'est qu'à partir du chapitre 3 qu'apparaît effectivement « l'Un », le
premier principe de toutes choses.
2. Sur les sens de tò hén et du verbe être, voir la note précédente.
3. Pour l'usage de ces substantifs collectifs, qui suscitent le problème de la
relation entre l'unité et la multiplicité (chaque armée est « une », mais elle se
compose de « plusieurs » soldats), voir le traité 43 (VI, 2), 10, 1-5, où Plotin
distingue entre l'Un au sens propre, qui est au-delà de l'être et de toute chose,
et l'unité au niveau des genres et des espèces.
4. Une grandeur peut être « continue » à condition d'être « une », car, si elle
est divisée en plusieurs parties, elle n'est plus « une », mais « multiple », et
elle n'est donc pas non plus continue, comme l'explique Aristote,
Métaphysique, I, 1, 1052a19-21.
5. Concernant la question du rapport entre l'être, l'unité et la multiplicité
(une question, celle-ci, d'origine certainement platonicienne, voir d'abord
Philèbe, 14c-15c et, plus généralement, la seconde partie du Parménide), qui
occupe le début de ce chapitre, Plotin reprend plusieurs exemples des
stoïciens, comme en témoignent Sextus Empiricus, Contre les savants, VII,
102 ; IX 78 (= SVF II, 366-368 et 1013) et Philon d'Alexandrie, De
l'incorruptibilité du monde, 79. Plotin revient sur cette question dans les
mêmes termes, en citant des exemples analogues, dans les traités 32 (V, 5),
4 ; 34 (VI, 6), 13 ; 43 (VI, 2), 10-11. Voir à ce propos P. A. Meijer, op. cit.,
p. 73-79 et 84-89. Le verbe thrúptein (« fragmenter ») à la ligne 12, qui
n'apparaît que dans ce passage des traités plotiniens, est probablement une
réminiscence du Parménide de Platon (165b4-5).
6. La santé (du corps) et la beauté (de l'âme) dépendent, selon Platon
(Charmide, 156b-c ; République, IV, 420c-421b ; Phèdre, 270b-c ; Timée,
87d), de l'ordre général et de la bonne disposition des parties d'un ensemble.
Plotin fait allusion à cette idée dans le traité 23 (VI, 5), 10, 10.
7. La vertu de l'âme dépend donc de l'unité et de l'accord de ses facultés
(voir infra, lignes 40-42), comme le veut aussi Platon, République, IV, 441c-
444e, qui fait coïncider la justice au niveau de l'individu avec l'harmonie des
parties de l'âme, tandis qu'au niveau de la cité elle coïncide avec l'harmonie
des différentes classes de citoyens. Il faut remarquer encore une fois (voir
supra, note 1) que Plotin veut distinguer entre l'unité d'une chose, qui
constitue ce qu'elle possède comme son « propre » (= son identité), et l'unité
qui résulte d'une totalité de parties différentes, qui n'est qu'une unité
« organique » et « composée ».
8. (Pseudo-) Platon, Épinomis, 981b8 ; 984c3-4.
9. La question que pose Plotin est claire : c'est certainement l'Âme qui
dispense l'unité à toutes les choses, mais peut-on dire qu'elle coïncide avec
l'unité elle-même ? La réponse à cette question est négative, car l'Âme
« donne l'unité aux autres choses comme quelque chose de différent d'elle »,
tout comme elle leur donne aussi la figure et la forme, sans être elle-même
ni figure ni forme. Les raisons de cette réponse négative sont expliquées
dans la suite du chapitre (voir infra, à partir de la ligne 30).
10. Il s'agit évidemment de l'Homme intelligible (la forme de l'homme) : la
majuscule paraît ici indispensable pour le distinguer de l'homme sensible,
que l'Âme produit et « façonne » en imitant le modèle intelligible éternel et
parfait.
11. Toute réalité inférieure n'est qu'un reflet de la réalité supérieure dont elle
provient. L'Homme intelligible, la Forme de l'homme, n'est donc qu'un reflet
de l'unité supérieure qu'il porte en lui-même. « En contemplant l'Homme »
intelligible, pour en reproduire l'image dans les hommes sensibles qu'elle
façonne, l'Âme saisit donc en lui le reflet de l'unité qui est en lui (ce qui
introduit le problème de la relation entre l'unité au niveau des intelligibles et
l'unité elle-même, voir P A. Meijer, Plotinus on the Good or the One
(Enneads VI, 9). An Analytical Commentary, p. 94-97). Par conséquent, ce
qui existe au plus haut degré, c'est ce qui possède le plus d'unité, car c'est ce
qui se trouve au plus proche de la « source » de l'unité. De même, ce qui est
au plus proche de la « source » de l'unité se révèle en même temps plus
« intelligible », en vertu de sa simplicité et de son unité. Plotin établit par là
un principe de « correspondance » (ou plutôt, de « coïncidence ») entre le
degré d'unité, d'existence et d'« intelligibilité » d'une chose, qui fera l'objet
d'un examen détaillé dans le traité 34 (VI, 6), notamment dans les
chapitres 10-14. Il s'agit du principe que D.J. O'Meara, Plotin. Une
introduction aux Ennéades, p. 59-65, appelle « PAS » (Principe de
l'Antériorité du Simple), selon lequel « tout ce qui est formé de parties, toute
chose composée, dépend et découle de quelque manière de ce qui n'est pas
composé, de ce qui est simple », de manière que ce qui est absolument
simple, l'unité absolue, doit être le principe de toutes choses.
12. Il s'agit encore une fois du même principe évoqué dans la note
précédente, selon lequel l'unité et l'être d'une chose sont « proportionnels »
entre eux : une chose qui a plus d'unité, a aussi plus d'existence ; une chose
qui a plus d'existence, a aussi plus d'unité. Voilà en quel sens « chacune (des
choses) est une dans la mesure où elle possède ce qu'elle est », car chaque
chose qui est une possède l'unité qu'elle est.
13. Voir encore les deux notes précédentes.
14. L'Âme, qui existe « véritablement », a plus d'unité que les autres choses
(sensibles) ; cependant, elle ne coïncide pas avec l'unité elle-même, pour les
raisons que Plotin explique aussitôt.
15. L'Âme ne peut être l'unité elle-même, ni coïncider avec elle, car, en
premier lieu, bien que l'unité soit un attribut de toute âme (toute âme étant
« une »), l'âme et l'unité sont deux choses différentes, comme le sont aussi
« le corps et l'unité ».
16. Pour cet exemple, voir encore Sextus Empiricus, Contre les savants, IX,
78 (= SVF II, 366-368 et 1013) ; et supra, note 5.
17. L'Âme n'est pas l'unité elle-même : bien qu'elle soit très proche de
l'unité, elle en participe elle aussi, comme toutes les autres choses qui sont
« unes », sans coïncider avec l'unité. La participation implique en effet de
toute évidence la différence et la distinction entre « ce qui participe » et « ce
qui est participé ». Voir encore à ce propos P. A. Meijer, op. cit., p. 94-97.
18. L'âme « qui est une » est probablement l'âme du monde, dont parle
Platon dans le Timée 34a-40d, un passage que Plotin commente dans le traité
53 (I, 1), 8.
19. Voilà comment se conclut la démonstration de Plotin : toute âme a une
pluralité de fonctions et de facultés, ce qui la rend dans une certaine mesure
« multiple » et l'empêche donc d'être une unité absolue. Plotin doit justifier
ici une affirmation qui semble contredire la doctrine platonicienne de l'âme
(qui implique, quant à elle, une partition de l'âme, voir par exemple
République, IV, 436a-440a ; Phèdre, 245c-246d ; Timée, 69a-73b), en
précisant que, si l'âme n'a pas de parties différentes, elle a cependant des
facultés différentes « qui sont retenues ensemble par l'un comme par un
lien ». Or, comme on vient de le voir supra, lignes 33-34, « ce qui est divisé
en parties » ne peut être un que dans un sens « inférieur » et « secondaire »
(parce que les parties différentes sont séparées l'une de l'autre, et qu'elles
brisent l'unité de l'ensemble qu'elles composent), tandis que les différentes
facultés de l'âme ne supposent pas une division ou une partition réelles de
l'âme. L'âme a bien des fonctions différentes, comme le veut aussi Platon, et
en ce sens elle est « multiple » ; mais ces fonctions dépendent de « facultés »
différentes, et non pas de « parties » différentes (voir aussi supra, lignes 16-
17) : voilà comment Plotin peut défendre sa thèse de l'unité de l'âme et de la
pluralité de ses fonctions. Voir à ce propos les remarques de
H.J. Blumenthal, Plotinus' Psychology, p. 20-43, et de P. Hadot, Plotin,
Traité 9 (VI 9), p. 126-127.
20. La position qu'a réfutée Plotin dans ce chapitre est celle qui dérive de la
doctrine stoïcienne, qui faisait coïncider le principe de toutes choses avec le
lógos rationnel, le souffle divin qui se répand partout et qui joue le rôle,
selon Plotin, de l'âme du monde. Voir à ce propos P.A. Meijer, « Stoicism in
Plotinus, Ennead VI 9, 1 ». Dans les chapitres 2-3, la polémique de Plotin se
dirige contre Aristote, à qui il attribue la thèse de l'identité du principe du
tout avec l'Intellect divin.
21. Selon Aristote, Métaphysique, Γ, 2, 1003b22-24 ; I, 2, 1054a13-15, « ce
qui est et l'un, c'est la même chose » (tò òn kaì tò hèn tautòn kaì mía phúsis),
car les deux termes « ont le même sens » (tautò sēmaínei tò hèn kaì tò ón).
Voilà comment Plotin introduit sa discussion de la doctrine qui pose
l'identité de l'unité avec les réalités intelligibles et avec l'être en général, une
doctrine dont il fait remonter l'origine à Aristote. Si les choses qui existent à
un degré inférieur ont moins d'unité, et que les choses qui existent à un degré
supérieur ont plus d'unité, on peut faire l'hypothèse que l'être et la réalité
d'une chose coïncident avec son unité, et que l'être et l'unité sont donc
identiques. Le verbe exeurískō à la ligne 4 signifie, littéralement, « parvenir
à trouver », au sens de « découvrir » après une longue recherche.
22. C'est-à-dire la réalité (ousía) et l'Intellect. Car, si l'Intellect est toutes les
choses qui sont, et que l'être et l'unité sont la même chose, alors l'Intellect,
qui donne aux autres choses l'être et l'unité, coïncide proprement avec
l'unité. C'est probablement Origène qui a posé l'identité de l'Un, le premier
principe, avec l'Intellect et la réalité (ou la substance) des choses, voir
Proclus, Théologie platonicienne, II, 4, 31, éd. Saffrey-Westerink
(= Origène, fr. 7 Weber), mais on ne peut pas dire avec certitude si Origène a
été actif avant ou après Plotin. Il s'agit en tout cas d'une thèse d'origine
aristotélicienne (voir la note précédente), largement reprise dans la tradition
médioplatonicienne (voir par exemple Alcinoos, Didaskalikos, X), comme
l'explique P. Hadot, Plotin, Traité 9 (VI 9), p. 127-130. On construit ainsi le
texte grec à la ligne 8 (suivant H.-S.) : tí gàr án tis phḗsai autò eînai par'
autá ? ; et on traduit par conséquent : « Que pourrait-on dire qu'est l'unité
(autò eînai), en effet, si elle n'était pas ces choses (par' autá) ? ». D'autres
(voir par exemple É. Bréhier et G. Faggin dans leurs traductions, ad locum)
construisent et traduisent ce texte différemment : tí gàr án tis phḗsai
par'[autá] autò [tò] eînai ? ; « Que dira-t-on, en effet, qu'est l'unité, sinon
l'être lui-même ? », en posant un sujet sous-entendu de la phrase
(« l'unité »), et en entendant « l'être lui-même » (autò [tò] eînai) comme le
deuxième terme de cette relation d'identité.
23. Il s'agit d'une citation presque littérale d'Aristote, Métaphysique, Γ, 2,
1003b26-27 ; I, 2, 1054a16-17, que Plotin reprend dans le même contexte
théorique dans le traité 34 (VI, 6), 5, 2-3. Le sens est clair : l'être de l'homme
(la substance « homme », dans le langage d'Aristote) et son unité (« un »
homme) sont la même chose, ce qui renforce l'hypothèse discutée dans ce
chapitre, selon laquelle l'unité coïncide avec l'être et la réalité intelligible en
général.
24. À la question de la nature du nombre, « qui fait partie des choses qui
sont », est entièrement consacré le traité 34 (VI, 6), Sur les nombres. La
position de Plotin sur ce sujet dépend du Sophiste de Platon, qu'il cite
presque littéralement : « Nous avons posé le nombre dans son ensemble
parmi les choses qui sont » (arithmòn dḕ tòn súmpanta tō̂n óntōn títhemen,
238a10).
25. Si le nombre est une réalité au sens propre, l'unité pourra se trouver
parmi les nombres ; si en revanche le nombre n'est qu'un instrument dont
l'âme se sert pour « compter », quand elle « parcourt » les choses, le nombre
n'aura pas dans ce cas une réalité propre, et l'unité ne pourra donc pas « en
faire partie ». Le verbe epexiénai à la ligne 14, que l'on a traduit par
« parcourir », est assez rare chez Plotin (on en trouve deux autres
occurrences dans les traités 34 (VI, 6), 4, 16, et 43 (VI, 2), 21, 31-32) ; il fait
allusion à la « distension » de l'Âme quand elle embrasse les choses en les
« comptant » par les nombres. Voir à ce propos J.-Y. Blandin, « Plotin et la
“distension” de l'âme ».
26. Voir supra, chapitre 1, lignes 3-14.
27. Plotin entreprend ici l'examen de la thèse de l'identité de l'être et de
l'unité. Le point de départ est clair : si l'être et les choses qui sont dans leur
ensemble se révèlent multiples, l'être et l'unité seront différents l'un de
l'autre, car celle-ci est par elle-même une unité pure qui n'entretient aucun
rapport avec la multiplicité. Malgré les remarques de P. Hadot, Plotin, Traité
9 (VI 9), p. 75, note 33, on suit H.-S. et on garde la leçon des manuscrits
hekástou (au génitif) à la ligne 17, que P. Hadot corrige en hékaston (au
nominatif).
28. Pour cette définition de l'homme, absolument « classique » dans la
philosophie grecque, que Plotin cite par exemple dans le traité 34 (VI, 6),
16, 20-22, voir Aristote, Topiques, V, 4, 133a20 ; Politique, I, 2, 1253a9 ;
VII, 13, 1332b5 ; De l'âme, III, 11, 434a7. Mais les stoïciens aussi
s'exprimaient en ces termes, comme en témoigne Sextus Empiricus,
Esquisses pyrrhoniennes, II, 26.
29. L'homme est « divisible » par rapport à sa définition de (1) « animal »
(2) « doué de raison », selon la doctrine aristotélicienne des parties de la
définition (exposée notamment en Métaphysique, Z, 10 et 12), même si,
selon Aristote, la « multiplicité » et la « divisibilité » d'une définition et de
ses parties n'impliquent pas la « multiplicité » et la « divisibilité » de l'objet
de la définition. En tout cas, ce que Plotin souligne est le fait que
l'« homme » manifeste en quelque sorte une forme de « multiplicité » et de
« divisibilité » qui le rendent absolument différent de l'unité, qui doit être,
elle, absolument « une ».
30. « Être », « vie » et « intellect » (ou « pensée ») sont les caractères
fondamentaux que Plotin attribue à la réalité intelligible, par exemple dans le
traité 5 (V, 9), 10, 10-15, suivant pour l'essentiel Platon, Sophiste 248e6-
249a1, qui soutient qu'il faut inclure « mouvement, vie, âme et réflexion »
dans « l'ensemble des réalités qui sont réellement » (tō̂i pantelō̂s ónti). On
lira à ce propos les articles de P. Hadot, « Être, vie, pensée chez Plotin et
avant Plotin » ; et de A.H. Armstrong, « Eternity, life and movement in
Plotinus' account of nous ».
31. Plotin exprime cette idée, presque dans les même termes, dans les traités
7 (V, 4), 2, 43 ; et 49 (V, 3), 5, 33-35. Une question difficile surgit à ce
propos : la réalité intelligible ne peut pas coïncider avec l'unité parce qu'elle
est multiple, et cela dans la mesure où elle comprend en elle-même « être »,
« vie » et « pensée » (voir la note précédente et P.A. Meijer, op. cit., p. 115,
note 330), ce qui conduit Plotin à affirmer qu'elle « n'est certainement pas
morte » ; faudra-t-il dire alors de la « source » de l'unité – qui, n'étant pas
multiple, ne peut posséder ces caractères – qu'elle est morte ? On lira sur ce
sujet l'article de J. Bussanich, « Plotinus on the inner life of the One ».
32. La démonstration de Plotin a recours à plusieurs arguments successifs,
dans un crescendo de plus en plus rigoureux : ce qui est, l'être, ne peut être
un, ni ne peut coïncider avec l'unité, et cela parce que (1) il comprend toutes
les choses qui sont, qui sont plusieurs ; (2) il possède vie et Intellect, et il
n'est donc pas un ; (3) il coïncide avec l'Intellect. Et il est donc multiple dans
la mesure où (4) l'Intellect comprend les formes, qui sont plusieurs. À
l'examen de la constitution du monde intelligible sont consacrés les
chapitres 3-10 du traité 5 (V, 9), Sur l'Intellect, les idées et ce qui est. Voir
aussi sur cette question l'étude de J. Moreau, « L'Un et les êtres selon
Plotin ».
33. Les formes semblent correspondre ou renvoyer à des nombres selon la
doctrine que l'on appelle « non écrite », ou « ésotériste », de Platon,
transmise de manière assez confuse et contradictoire par Aristote dans la
Métaphysique (voir surtout A, 9, 990b17-22 ; M, 4, 1079a14-19) et dans le
De ideis (voir 85, 20-88, 2, éd. Harlfinger), une œuvre perdue dont on
connaît plusieurs fragments par l'intermédiaire d'Alexandre d'Aphrodise qui
s'en sert dans son commentaire à la Métaphysique d'Aristote. Dans le
Philèbe (23b-27d), Platon paraît défendre la thèse que, « parmi les genres de
l'être », il faut admettre des réalités (vraisemblablement les formes
intelligibles, voir L. Brisson, Le Même et l'autre dans la structure
ontologique du Timée de Platon, p. 101-106) parfaitement limitées et
déterminées, qui « limitent » et « déterminent » ce qui est sans limite ni
forme, et qui sont donc caractérisées par une détermination « numérique »
parfaite. Sur la question plus générale de la « détermination » des formes et
du monde intelligible chez Plotin, voir C. D'Ancona Costa,
« Determinazione e indeterminazione nel sovrasensibile secondo Plotino ».
34. Plotin veut dire que le monde intelligible des formes est un, comme
l'univers sensible, au sens où il peut être considéré comme un tout qui
comprend plusieurs réalités différentes, c'est-à-dire comme une « unité
organique » qui admet des différences parmi les éléments qui la composent.
Il ne s'agit donc pas d'une véritable « unité », comme ce doit être en
revanche le cas pour la « source » de l'unité. Cet aspect est longuement
discuté, dans le cadre d'un examen détaillé du statut de l'Intellect, des formes
intelligibles et de l'être en général, dans le traité 5 (V, 9), 6-9.
35. Il faut prendre la mesure de la différence qui éloigne ici Plotin de la
théorie platonicienne des formes intelligibles : pour Platon, les formes sont
justement les éléments premiers du réel, la réalité propre de chaque chose
sensible, et cela est possible dans la mesure où les formes sont atomiques et
simples, et donc incomposées, indivisibles et véritablement « premières ».
En revanche, pour Plotin, qui considère la réalité intelligible des formes
comme une réalité postérieure et « seconde » par rapport au premier principe
qu'est l'Un, le fait d'admettre que dans la réalité intelligible il y a « être, vie,
pensée » (voir supra, lignes 24-25) suffit pour affirmer la nature composée
et non simple des formes.
36. « Ce qui précède » l'Intellect ne peut qu'être la « source » véritable de
l'unité, le premier principe. Comme Plotin le précise tout de suite, en « se
tournant vers lui-même », l'Intellect « se tourne vers le principe », car il n'est
qu'un reflet de l'unité absolue qu'il reconnaît en lui-même quand il se pense
soi-même.
37. Confronté au problème de savoir si l'unité peut coïncider avec l'Intellect
(après avoir exclu, dans le chapitre précédent, qu'elle coïncide avec l'Âme),
Plotin argumente ainsi, de manière rigoureuse : (1) l'Intellect n'est pas la
même chose que l'unité, parce que, si l'activité et la nature de l'Intellect
consistent dans la pensée, alors l'Intellect peut (a) se penser soi-même, et il
sera dans ce cas le sujet et l'objet de sa pensée, se révélant ainsi double et
non pas un ; il peut (b) penser autre chose, et il pensera dans ce cas ce qui lui
est supérieur, la « source » de l'unité, se révélant encore une fois postérieur
et différent de la « source » de l'unité ; il peut (c) se penser soi-même et
penser ce qui lui est supérieur (= l'unité absolue) en même temps, se révélant
dans ce cas aussi postérieur et différent de la « source » de l'unité. Voilà
pourquoi, dans tous les cas, l'Intellect se révèle « multiforme » (sur l'emploi
par Plotin de l'adjectif poikílos, voir infra, note 40) et « pluriel », et non pas
« un ». Par ailleurs, (2) l'unité ne peut coïncider avec l'Intellect, car (a) elle
serait alors, comme l'Intellect, toutes les choses ensemble, se révélant ainsi
plus qu'une ; mais elle ne peut coïncider avec l'être non plus, car (b) elle
serait alors, comme l'être, toutes les choses ensemble, se révélant encore une
fois plus qu'une. L'Intellect, l'être et toutes les choses qui sont (= les formes
intelligibles) ne font qu'un (voir supra, note 34), mais l'unité elle-même est
différente d'eux et leur est supérieure. Cette conclusion définitive est répétée
infra, dans le chapitre 3, ligne 35 ; sur ce sujet, voir encore l'ensemble de
l'étude de J. Bussanich, The One and its relation to Intellect in Plotinus. A
Commentary on Selected Texts.
38. Il s'agit d'un axiome largement répandu dans les traditions platonicienne
et aristotélicienne : selon Platon et Aristote, la vraie connaissance n'a pour
objets que les formes, bien que les deux philosophes ne soient pas d'accord
sur la définition et sur le statut ontologique de ces réalités intelligibles.
39. C'est-à-dire vers l'Un, le principe et la « source » de l'unité, qui, étant au-
delà des formes intelligibles, est, lui, aneídeon, « sans forme » (voir infra,
lignes 39 et 43-44).
40. Puisque la connaissance intelligible consiste dans le contact de l'âme
avec son objet et dans l'« empreinte » que l'âme reçoit de son objet (voir
aussi infra, chapitre 7, lignes 9-12 ; chapitre 8, lignes 26-29), il sera
impossible d'avoir une connaissance intelligible de ce qui, étant « sans
forme », n'affecte l'âme d'aucune manière ni ne laisse aucune « empreinte »
en elle. L'adjectif poikílos, que l'on a traduit ici et supra, chapitre 2, ligne 44,
par le terme « multiforme », est couramment employé par Plotin afin de
nommer la « richesse » et la « variété » (poikilía) du monde intelligible, qu'il
évoque avec précision dans le traité 38 (VI, 7), Comment la multiplicité des
idées s'est établie et sur le Bien, voir notamment les chapitres 13, 2 ; 14, 5 ;
15, 21 ; 17, 13 ; 32, 3 ; 33, 10 et 11.
41. Platon, Phèdre, 246c3. L'âme « fatiguée » par la recherche du principe
« redescend » dans le sensible, ce qui arrive aussi aux âmes qui, dans le
Phèdre platonicien (246e-248b), ont contemplé les formes intelligibles, dans
le site « supracéleste », à la suite de la procession des dieux. Sur cette
« fatigue » de l'âme, qui est paradoxale dans la mesure où elle n'est pas
associée à l'activité du corps, voir les remarques de J.-L. Chrétien, De la
fatigue, p. 56-57. L'exemple de la vue qui, « fatiguée de regarder de petits
objets, se tourne avec plaisir vers les grands », vient sans doute de Platon,
République, II, 368d, où Socrate suggère de poursuivre l'examen de la
justice en l'âme au niveau de la cité.
42. Platon, Phédon, 79d1 et 4. « Quand l'âme voit par elle-même », n'ayant
pas recours à la sensation et au corps, elle se fait une, dans la mesure où elle
ne se sert que d'elle-même pour voir. Ce faisant, l'âme retrouve son unité, et
par là, son unité avec son objet de pensée, même si elle ne s'en rend pas
compte, car elle n'est pas en relation avec quelque chose de différent, mais
avec elle-même.
43. Platon, Lettre II, 312e1 (que l'on juge aujourd'hui apocryphe, mais que
les lecteurs anciens tenaient pour authentique, voir la Notice de L. Brisson à
sa traduction de cette Lettre, dans cette même collection, p. 81-84), que
Plotin cite aussi dans le traité 10 (V, 1), 8, 1-5. Les « réalités premières »
sont évidemment celles qui se trouvent autour du « Premier » et qui en
dérivent directement, c'est-à-dire les réalités intelligibles. À la ligne 14, le
verbe philosopheîn, très rare chez Plotin (on n'en trouve que trois autres
occurrences dans les traités 22 (VI, 4), 16, 5 ; 28 (IV, 4), 1, 5 ; 50 (III, 5), 2,
6), signifie proprement, par une paraphrase, « conduire un raisonnement ou
une recherche de nature philosophique ». C'est pourquoi nous avons préféré
une traduction de ce terme qui en révèle de manière claire l'étymologie.
44. Platon, République, IV, 443e2 ; Épinomis, 992b6. Pour parvenir à l'unité,
l'âme doit donc abandonner la dispersion et la multiplicité des sensibles et se
libérer « de tout vice » ; elle doit s'en tenir aux réalités intelligibles, pour se
tourner tout entière, devenue « une », vers le principe qu'est l'Un et le Bien.
45. Anaxagore, DK 59 B 12 (cité par Simplicius dans son commentaire à la
Physique d'Aristote, 164, 24), affirme que l'intellect, le principe de toutes
choses, est « pur » et « non mixte » ; mais voir aussi Platon, Cratyle, 396b-c,
qui fait référence à l'« intellect pur » au cours de sa recherche étymologique ;
dans le Phédon, Platon souligne enfin que c'est seulement lorsque l'âme
devient pure qu'elle peut aspirer à la connaissance pure de « ce qui est plus
pur » (65e-67b). Voilà pourquoi Plotin dit qu'il faut que l'âme se confie à
l'Intellect pur, en excluant tout ce « qui dérive de la sensation », pour qu'elle
puisse « s'éveiller » et regarder l'Un. Sur cet « éveil » de l'âme, on lira le
début célèbre du traité 6 (IV, 8), 1, où Plotin parle de son expérience
« extatique » comme d'une forme d'« éveil » de l'âme qui, en faisant
abstraction du corps et de tout ce qui est sensible, se tourne « vers
l'intérieur » d'elle-même, pour regarder la beauté suprême du divin.
46. Pour cette expression, voir Platon, Lois, XII, 963a8.
47. Ce sont la sensation et l'opinion (qui se fonde sur les données de la
sensation et la « suit ») qui portent sur la « grandeur », le « contour » ou la
« masse », car pour leur part, l'Intellect et la connaissance intellectuelle n'ont
pour objet que les formes intelligibles.
48. « Ce qui est en le pouvoir » de l'Intellect duquel il faut « recevoir
l'annonce », c'est la préparation à la contemplation pure de l'Un (voir, sur ce
rôle de l'Intellect, P. A. Meijer, op. cit., p. 127, note 384 ; et P. Hadot, Plotin,
Traité 9 (VI 9), p. 140-143). Dans ce long passage (1. 5-30), Plotin décrit le
chemin que doit parcourir celui qui veut se consacrer à la contemplation du
principe. Ce chemin sera décrit avec plus de précision dans les chapitres 7-
11. Le terme epaggelían, qui est un hapax chez Plotin, fait allusion aux
« performances » sophistiques, au cours desquelles le sophiste « annonçait »
ce dont il était capable et en donnait une « démonstration ».
49. Les choses que l'Intellect possède, ce sont les formes, qui sont des
réalités « pures » ; ce qui le précède, c'est ce qui lui est supérieur et
antérieur, l'Un, qui est encore plus « pur » et plus « simple » que les formes,
voir P.A. Meijer, op. cit., p. 128 ; et P. Hadot, Plotin, Traité 9 (VI 9), p. 80,
note 50. Aux lignes 33-34, on suit H.-S., qui retient une correction de J. Igal
(« Sobre Plotini opera III de P. Henry y H.R. Schwyzer », p. 181), afin de
rendre compréhensible un passage probablement corrompu.
50. Si l'Un n'est pas parmi les choses qui sont, c'est qu'il leur est supérieur ;
par conséquent, il est au-delà des formes aussi, car les formes font partie des
réalités existantes, et il est donc « privé de forme », ou encore « informe »
(ámorphon, voir supra, ligne 4 ; et infra, lignes 43-44). C'est pourquoi l'Un
ne peut coïncider avec l'Intellect, comme cela avait été déjà montré supra,
chapitre 2, lignes 45-47. Voir à ce propos l'étude de C. D'Ancona Costa,
« Ámorphon kaì aneídeon. Causalité des formes et causalité de l'Un chez
Plotin » ; et infra, notes 56-57.
51. Platon, Parménide, 138b5-6 ; 139b3 ; 141a5. On trouve ici un exemple
de la méthode que l'on appelle « théologie négative », selon laquelle, en
raison de la supériorité et de la transcendance absolues du premier principe,
on ne peut parler de lui et de son statut qu'en disant ce qu'il n'est pas et quels
attributs il ne possède pas. Cette méthode, déjà répandue dans la tradition
médioplatonicienne (voir par exemple Alcinoos, Didaskalikos, X, 165, 5-
19), que Plotin emploie d'habitude pour parler de l'Un, est largement
appliquée, toujours à propos du premier principe, dans la suite de ce passage
(voir les notes suivantes) et dans les traités 13 (III, 9), 7 ; 32 (V, 5), 10. Voir
A.H. Armstrong, « Negative Theology » et J. Laurent, « Les limites du
langage humain », puis, infra, notes 56-57 et la Notice, p. 62-64.
52. Platon, Banquet, 211b1 ; Phédon, 78d5-6.
53. « Privé de forme », aneídeon, voir aussi supra, ligne 4 ; et ligne 39, où
l'Un est dit aussi ámorphon, « informe », et l'article déjà cité de C. D'Ancona
Costa.
54. Comme l'explique le Sophiste de Platon (254c-d), dans ce qui est, c'est-à-
dire parmi les choses existantes que sont les réalités intelligibles, l'une ou
l'autre de ces conditions, repos ou mouvement, ou les deux ensemble, sont
nécessaires, car il faut toujours qu'une chose se trouve soit en repos, soit en
mouvement, ce qui fait qu'une chose qui est en repos (ou en mouvement)
possède le repos (ou le mouvement) comme son attribut, devenant ainsi
multiple, et non plus une et simple. Mais l'Un, étant au-delà de toute chose et
de tout attribut, se révèle complètement étranger à toute chose et à tout
attribut, et aucune qualité ne peut lui appartenir.
55. C'est un principe de « non-réciprocité » qui gouverne les rapports entre
l'Un et ce qu'il produit : nous possédons (indirectement) quelque chose de
l'Un, même si l'Un ne nous donne (directement) rien ; nous sommes
(indirectement) des effets de l'Un, mais l'Un n'est pas (directement) la cause
de ces effets. Même s'il produit en quelque sorte les autres choses, l'Un
« reste en lui-même », au sens où cette activité de production n'implique
aucune « diminution », pas plus qu'elle n'implique que l'on puisse lui
attribuer des qualités. Sur cette « causalité » de l'Un, voir infra, chapitre 6,
lignes 53-57 ; et la Notice, p. 65-66.
56. Dans le Parménide, 142a, Platon explique pourquoi l'on ne peut pas
employer le langage ordinaire en parlant de l'un, si, comme la discussion l'a
montré, il ne participe même pas à l'être, et n'existe pas. Plotin radicalise
cette position : l'Un étant au-delà de toute chose et de toute connaissance, on
ne peut rien penser ni dire de lui. Il s'agit donc, pour Plotin, d'une
« impossibilité » de la pensée et du langage, qui devrait mener en principe à
l'absence radicale de la pensée et du langage, c'est-à-dire au silence tout
court (à propos du Parménide platonicien, et de son interprétation
néoplatonicienne, voir la note suivante). Sur cette « impossibilité » du
discours sur l'Un, dans ce passage comme dans la suite de ce traité, voir
D.J. O'Meara, « Le problème du discours sur l'indicible chez Plotin »,
p. 145-156 ; P.A. Meijer, op. cit., p. 134-136 ; et encore D.J. O'Meara,
« Scepticism and Ineffability in Plotinus », surtout p. 247-251. Ce dernier a
remarqué que Plotin emploie la structure du discours sceptique (telle qu'elle
apparaît par exemple chez Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 15)
dans son discours sur l'Un, en suggérant que, quand nous parlons de l'Un,
nous faisons référence à ce que nous recevons de lui, et non pas à la réalité
propre de l'Un (qui est au-delà de toute réalité) ; cependant, « ce que nous
recevons de lui » ne relève pas, comme c'est le cas pour les sceptiques, de la
subjectivité pure, car il renvoie au-delà de nous-mêmes : il s'agit en fait
d'« états d'âme » qui dépendent de ce qui nous affecte (l'Un), et qui sont
donc en quelque mesure en relation avec lui.
57. Voir Platon, Parménide, 142a2-3, et passim. Selon la conclusion de la
première série de déductions de l'exercice dialectique du Parménide, si l'un
est vraiment tel, il ne peut être en rapport avec les autres choses, et aucune
d'entre elles ne peut être en rapport avec lui ; de sorte que, s'il n'est pas en
relation avec l'être, cet un ne pourra même pas être. Mais s'il n'est pas, on ne
pourra le connaître « ni au moyen de la science ni au moyen de
l'intellection », ce qui implique, dans la lecture qu'en propose Plotin, qu'il est
situé au-delà de l'être, de la connaissance et de toutes choses. C'est l'axiome
fondamental d'où dérive l'interprétation plotinienne (et néoplatonicienne) de
la seconde partie du Parménide de Platon, un sujet classique dans les études
antiques, voir E.R. Dodds, « The Parmenides of Plato and the origin of the
Neoplatonic One » ; J.M. Rist, « The Neoplatonic One and Plato's
Parmenides » ; id., « The Parmenides again » (Dodds et Rist soulignent
notamment l'influence néopythagoricienne sur l'interprétation plotinienne du
Parménide) ; J.-M. Charrue, Plotin lecteur de Platon, p. 59-84. Pour une
présentation plus générale de l'interprétation néoplatonicienne du
Parménide, avant et après Plotin, voir les études de J. Trouillard, « Le
Parménide de Platon et son interprétation néoplatonicienne » ; de
L. Brisson, Les Interprétations du Parménide dans l'Antiquité (Annexe I à
Platon, Parménide, p. 285-291) ; et de F. Fronterotta, Guida alla lettura del
Parmenide di Platone, p. 106-110.
58. L'Un peut être connu dans une certaine mesure par « une présence qui
est supérieure à la science », parce qu'il n'est pas l'objet de la connaissance
rationnelle et intellectuelle dont les formes sont le contenu, comme Plotin
l'explique de manière plus précise infra, dans le chapitre 10, lignes 5-10
(voir aussi notes 168-169). Sur cette opposition entre la connaissance
rationnelle et la saisie de l'Un par sa « présence », voir P. Hadot, Plotin,
Traité 9 (VI 9), p. 148-149.
59. Toute connaissance intellectuelle implique un sujet connaissant et un
objet connu, tout comme la science s'articule dans un discours qui se
compose de parties. Quand elle connaît par la raison ou par l'intellect, même
si elle connaît des réalités supérieures comme le beau, l'âme ne peut donc
que tomber dans la multiplicité et dans la dispersion. En revanche, pour
atteindre la contemplation de l'Un, elle doit rester dans l'unité. Voilà
pourquoi Plotin précise que l'âme doit « s'élancer au-delà de la science et ne
sortir d'aucune manière de l'unité […] s'éloigner de la science et de ses
objets, comme de tout autre objet de contemplation, même du beau » (dans
la traduction de cette dernière partie de la phrase, on suit P. A. Meijer,
op. cit., p. 147-148, malgré les remarques de P. Hadot, Plotin, Traité 9 (VI
9), p. 83, note 58, qui traduit : « [il faut] s'éloigner […] de tout autre objet de
contemplation si beau soit-il », suivant sur ce point Harder, Cilento et
Armstrong).
60. L'Un ressemble au soleil dans la mesure où tout vient de lui dans le
monde intelligible, comme « toute la lumière vient du soleil » dans le monde
sensible. Plotin reprend l'image célèbre de République, VI, 508a-509b, où
Platon compare la position et le rôle de la forme du bien dans l'intelligible à
la position et au rôle du soleil dans le sensible.
61. Platon, Lettre VII, 341c5. Dans ce passage de la Lettre VII, il n'est pas
question de l'Un ni d'un principe quelconque, mais de la philosophie en
général, qui est considérée comme un máthēma (un « savoir », une
« discipline ») que l'on ne peut ni enseigner ni apprendre comme les autres,
car il faut le faire surgir à l'intérieur de l'âme après un long exercice et de
remarquables efforts personnels.
62. Dans la Lettre VII, 341e, Platon exprime cette même idée : personne ne
peut enseigner les doctrines « les plus importantes » ; le philosophe à la
rigueur, aux moyens de ses discours, encourager le désir et indiquer un
chemin à ceux qui ont déjà décidé de se consacrer à la philosophie.
63. Voir Platon, République, VII, 532c-e, qui évoque « la route et le
chemin » qui mène de la vision (sensible) des choses inférieures à la
contemplation (intelligible) des réalités véritables par l'intermédiaire de la
méthode dialectique, dans le contexte du récit de la caverne.
64. Voir Platon, Banquet, 209b-c ; et surtout Phèdre, 251c-e, selon lequel la
« manie » divine et la passion de l'amour peuvent se calmer seulement quand
l'amant parvient à la contemplation de l'objet de son amour. Sur
l'interprétation de la théorie platonicienne de l'amour par Plotin, voir l'étude
de A. Kélessidou-Galanou, « Le voyage érotique de l'âme dans la mystique
plotinienne ».
65. L'âme est « illuminée » quand elle est proche de l'objet de son amour,
comme l'explique Platon, Phèdre, 250d ; 251b. Ce n'est qu'en ce moment
qu'elle pourra comprendre « la splendeur de là-bas », c'est-à-dire du monde
intelligible, que Plotin désigne souvent par son aglaía (« splendeur », ligne
18) dont les corps ne sont qu'un reflet, voir aussi les traités 1 (I, 6), 8, 5 ; 9,
14 ; et 38 (VI, 7), 21, 6.
66. « Ce qui fait obstacle » à la remontée vers l'objet de la contemplation, à
la manière d'un « poids » véritable, c'est, selon Platon (Phédon, 65b-67b ;
82d-83e ; Banquet, 210a-b ; Phèdre, 248a-c ; 250a-e), le corps et tout ce qui
le concerne (les passions et le vice, en premier lieu), qui empêchent la
remontée de l'âme aux formes intelligibles, ce qu'elle peut faire, en
revanche, quand elle est pure en elle-même.
67. Pour « se rassembler en une unité », pour « toucher et étreindre » l'Un, il
faut d'abord réduire à l'unité la multiplicité qui est présente en chacun et que
chacun est. Voilà pourquoi il faut en premier lieu « s'ajuster à lui »
(enarmósai), ce qui signifie, pour ainsi dire, « s'unifier », « devenir un ».
C'est en ce sens, dans la mesure où nous participons à l'unité, que l'Un, qui
« est absent de toutes choses » (parce qu'il est au-delà de toutes choses), est
présent en « ceux qui peuvent le recevoir ». Sur cet oxymore à propos de
l'Un, voir les traités 13 (III, 9), 4, 1-5 ; 39 (VI, 8), 8, 9 ; et les analyses de
J. Laurent, « Les limites du langage humain », p. 76.
68. C'est en vertu de la ressemblance que l'on peut « le toucher et
l'étreindre » (sur ce « contact » avec le principe du tout, voir également
Aristote, Métaphysique, Λ, 7, 1072b21), comme Plotin l'explique plus
clairement infra, dans le chapitre 8, 25-35. Cette ressemblance dérive de la
« puissance » de l'Un qui, produisant toutes les choses, se répand partout
parmi les choses qu'il produit.
69. Car l'Un, étant au-delà de l'être, de la connaissance et du discours, ne
peut être, à strictement parler, objet de « contemplation ». À la ligne 28, on
suppose un tis impersonnel comme sujet sous-entendu, suivant H.-S., ad
locum. « La condition où l'on était quand on est venu de lui » est
évidemment celle de l'unité et du contact avec l'Un.
70. Platon, Banquet, 210e, se réfère, par cette expression, au raisonnement
« qui guide » correctement dans l'examen des questions d'amour.
71. « Rester seul, s'éloignant de toutes choses », signifie encore une fois,
pour celui qui veut parvenir à la contemplation de l'Un, « se faire un » pour
atteindre l'unité avec le principe.
72. On construit ainsi le texte grec de cette ligne (suivant H.-S.) : há <tis>
apisteî elleípōn en toîs lógois.
73. On parle de « hasard » (tò autómaton) quand quelque chose fait obstacle
au cours et au résultat habituels d'un processus naturel, tandis qu'on fait
intervenir la « fortune » (túkhē) quand il s'agit des activités humaines qui ont
des finalités et qui dépendent de la réflexion et du raisonnement. Cette
distinction, que Plotin évoque aussi, dans les mêmes termes, dans le traité 39
(VI, 8), 8, 21-27, est établie par Aristote, Métaphysique, A, 3, 984b14 ; Z, 7,
1032a29 ; et surtout Physique, II, 4-6. Mais dans ce cas, Plotin se sert de cet
argument pour faire allusion aux positions des épicuriens, qui faisaient
dépendre toute la réalité de l'action involontaire de causes mécaniques.
74. Il peut s'agir des stoïciens, qui posaient un principe corporel comme
fondement unique et unitaire de toute la réalité, comme le confirme l'emploi,
par Plotin, du verbe sunékhesthai (« tenir ensemble » ou « assurer la
cohésion » de quelque chose) que l'on trouve fréquemment chez les
stoïciens, voir Galien, De plenitudine, 3, VIII, p. 525 Kühn, et Alexandre
d'Aphrodise, De l'âme, 131, 5 Bruns (= SVF II, 439 et 448). Mais la critique
peut être encore plus large, et embrasser tous ceux que Platon appelle les
« amis de la terre », et qui n'accordent d'existence qu'à des réalités
corporelles (l'allusion au Sophiste qui suit plaide en ce sens).
75. Il s'agit de toute évidence des platoniciens, qui posent l'existence des
formes intelligibles et de l'âme comme réalités non corporelles. Plotin
s'inspire sans doute du Sophiste, 246a4-c3, où Platon oppose « ceux qui
n'admettent comme réels que les corps », des « hommes terribles » (deinoùs
ándras) avec lesquels il est impossible de discuter de manière raisonnable,
car « ils ne veulent rien entendre », aux « amis des formes », qui posent
l'être et la réalité bien au-delà des corps, « dans les hauteurs de l'invisible ».
76. Pour ce qui est de la définition de cet intellect « rationnel » (tò
logistikón), Plotin fait référence aux arguments de Platon, République, IV ;
439d, et d'Aristote, De l'âme, III, 9, 432a25. Voir aussi sur ce sujet les traités
10 (V, 1), 10, 12 ; 11 (V, 2), 2, 9, et H.J. Blumenthal, Plotinus' Psychology,
p. 103-105.
77. Les formes, qui sont dans l'Intellect, deviennent, au niveau de l'Âme, des
lógoi (« raisons »), comme l'a expliqué L. Brisson, « Logos et logoi chez
Plotin. Leur nature et leur rôle », p. 89-92 : « les lógoi, en l'Âme, équivalent
aux formes : les lógoi, ce sont les formes au niveau de l'Âme […] ; ils
représentent donc d'une part l'expression des formes dans le discours
rationnel, et correspondent d'autre part à des principes actifs qui font
apparaître dans le monde sensible les images de ces modèles que sont les
formes ». Voilà pourquoi ces raisons, comme les sciences et les
raisonnements qui en proviennent, sont « déjà en quelque sorte dans
l'extension et dans le mouvement », et cela dans la mesure où elles se
servent de la pensée et du discours, qui impliquent la multiplicité et la
partition (voir aussi supra, chapitre 4, lignes 5-10).
78. Les choses qui se trouvent dans l'Intellect, les formes, sont en même
temps distinctes (parce qu'elles sont différentes l'une de l'autre et qu'elles
« procèdent séparément ») et indistinctes (car elles ne font qu'un avec
l'Intellect) ; tandis que les « raisons », qui sont les formes au niveau de
l'Âme (voir la note précédente), sont pensées « une par une », dans la
séparation et dans la dispersion. Dans le monde intelligible, les formes sont
donc comprises dans l'unité de l'Intellect ; tandis que, dans le monde
sensible, tout est dispersé dans la multiplicité spatio-temporelle. Plotin a
expliqué cette différence fondamentale dans le traité 5 (V, 9), 9, 10-16.
79. L'exemple des sciences, qui sont, chacune, une unité qui admet des
parties différentes (car chaque science est une, mais elle comprend plusieurs
théorèmes), est fréquent chez Plotin, voir par exemple les traités 5 (V, 9), 8,
5 et 9, 4 ; 7 (V, 4), 1, 21 ; 8 (IV, 9), 5, 5-25 ; 10 (V, 1), 8, 26 ; 49 (V, 3), 15,
24.
80. La supériorité de l'Intellect et des formes intelligibles par rapport à l'Âme
a été montrée dans le traité 5 (V, 9), 4. Plotin fait allusion au monde
intelligible en le décrivant comme une « multiplicité qui est tout ensemble »
(tò homoû plē̂thos), une périphrase qui renvoie probablement à Anaxagore,
DK 59 B 1, un fragment qui, vraisemblablement situé au début de l'ouvrage
d'Anaxagore, nous est transmis par Simplicius, Physique 155, 23, qui semble
dépendre, à son tour, d'Aristote, Métaphysique, A, 8, 989a30 ; I, 6,
1056b29 ; L, 2, 1069b21 (= DK 59 A 60-61). Comme on le sait, Anaxagore
soutenait sans doute que toutes les choses dérivent d'un mélange originaire
dans lequel tout se trouve dans l'unité, bien que chaque élément du mélange
ait en lui-même, en puissance, l'origine de la distinction et de la particularité
qui lui est propre. Plotin cite souvent ce fragment d'Anaxagore, notamment
dans les traités 5 (V, 9), 6, 1-8 ; 7, 11-12 ; 31 (V, 8), 9, 3 ; 49 (V, 3), 15, 21,
pour expliquer que, comme c'est le cas chez Anaxagore, l'unité de l'Intellect
est telle que toutes ses parties composent un « tout » organique, bien qu'elles
soient chacune une puissance particulière et distincte des autres.
81. Plotin avait expliqué dans les chapitres 2-3, que l'Intellect et les formes
intelligibles ne peuvent pas coïncider avec l'Un, car ils sont affectés dans
une certaine mesure par la multiplicité et par la distinction.
82. L'Intellect « souhaite être un » mais il « n'est pas un », dans la mesure où
il est un ensemble unique qui comprend cependant ces parties différentes
que sont les formes. Bien qu'il ne soit pas « dispersé », et qu'il participe à
l'unité (car il est ce qui est le plus proche de l'Un), il a donc « eu l'audace de
s'écarter de lui en quelque manière », en admettant en lui-même la pluralité
des formes. Sur la construction du texte grec de ce passage, voir P. Hadot,
Plotin, Traité 9 (VI 9), p. 88, note 88, et p. 166-168.
83. La traduction de cette phrase pose un problème : tò dḕ prò toútou
thaûma toû hén. Deux traductions en sont possibles. Soit on corrige l'article
toû (au génitif) en tò (au nominatif), pour l'accorder avec le nominatif hén
qui le suit, et on traduit dans ce cas : « cette chose merveilleuse qui est avant
lui, c'est l'Un » (c'est la solution qu'on a choisie ici, en suivant le manuscrit
A3) ; soit on accepte l'interprétation de H.-S., qui souligne l'emploi fréquent
par Plotin de hén comme un terme indéclinable (voir par exemple supra,
chapitre 1, ligne 4 et 33) : le toû hén équivaut dans ce cas au génitif toû
henós, et on devrait alors traduire : « ce qui précède l'Intellect c'est cette
merveille de (= qu'est) l'Un ». Sur le sens de cette expression, voir
P.A. Meijer, op. cit., p. 176-77 ; et J. Laurent, « L'optimisme plotinien et le
problème du mal », p. 35-43.
84. Il faut voir à ce propos la conclusion de la première série de déductions
du Parménide de Platon (141e10-142a8), selon laquelle, si l'un est vraiment
tel, il ne peut être en rapport avec les autres choses, et aucune d'entre elles ne
peut être en rapport avec lui ; de sorte que, s'il n'est pas en relation avec
l'être, cet un ne pourra même pas être. Dans la perspective du Parménide
platonicien, de cet un « non-étant » il ne pourra y avoir ni connaissance, ni
discours, ni nom, et il sera par conséquent inconnaissable, indicible et
innommable. Comme on le voit dans la suite de ce passage, Plotin applique
ce même raisonnement à l'Un : voilà pourquoi l'Un ne peut pas être dit
d'autre chose, ni ne peut être connu en soi, mais seulement à partir de ce qui
le suit et qui lui est inférieur. Pour la lecture plotinienne du Parménide de
Platon, voir supra, note 57.
85. Platon, Parménide, 142a3 (voir la note précédente).
86. L'unité de l'Un n'est pas celle qui appartient comme attribut, par
exemple, à « une » maison ou à « un » navire (voir supra, chapitre 1), car il
s'agit d'une unité pure et simple qui n'a aucun attribut et qui ne peut être
attribuée à aucune chose.
87. Voir supra, note 84.
88. C'est le principe fondamental de l'ontologie (ou plutôt, de la « méta-
ontologie ») de Plotin : l'Un est la « source » de l'être et de toutes choses,
sans être « diminué » ni « impliqué » en aucune manière par son activité de
production (au moyen du terme pēgḗ (« source »), qu'il emprunte à Platon,
Phèdre, 245c9, Plotin fait habituellement allusion à l'Un : voir infra,
chapitre 9, lignes 1-2, mais aussi 1 (I, 6), 6, 15 ; 9, 41 ; puis 38 (VI, 7), 12,
24). Sur ce principe, qui est en relation avec la question de la « causalité » de
l'Un, voir C. D'Ancona Costa, « Plotinus and later Platonic philosophers on
the causality of the First Principle » ; et la Notice, p. 65-66.
89. Le nom « un » est en effet équivoque, mais il faut cependant l'employer
pour pouvoir faire référence au premier principe et au processus
d'unification auquel nous devons nous soumettre pour parvenir à sa
contemplation. L'équivocité du nom « un » est évidente, si l'on considère
l'exemple du point et de la monade, qui sont des unités quantitatives – l'une
géométrique, l'autre numérique – qui permettent de mesurer les choses qui
sont et qui ne correspondent donc pas à l'Un au sens propre (qui est au-delà
de l'être et de toutes choses existantes), mais qui sont cependant « en
rapport » avec lui (voir la note suivante) « du fait qu'elles sont simples et
qu'elles fuient loin de la multiplicité et de la division ». Voir infra,
chapitre 6, lignes 3-5.
90. C'est ainsi qu'on rend l'expression en analogíais, le concept
d'« analogie » étant fondamentalement équivoque dans la tradition
philosophique grecque. L'analogía est en effet conçue par Platon comme un
rapport d'égalité proportionnelle entre les termes « analogues » (par exemple
en République, VII, 534a, où Platon pose l'« analogie » entre les formes de
connaissance du sensible et de l'intelligible), tandis qu'Aristote, surtout dans
son traité sur les Catégories, entend en revanche l'analogía comme une
identité entre les fonctions respectives de choses différentes. Voir à ce
propos l'étude de J.-L. Chrétien, « L'analogie selon Plotin ».
91. Dans le cas de la monade et du point, c'est l'Âme qui parvient à cette
forme d'unité, en faisant abstraction de tout ce qui est pluralité et quantité
pour arriver à l'unité. Mais cette unité est un indivisible qui dérive d'une
division et d'une soustraction d'autre chose ; il ne s'agit pas par conséquent
de l'unité véritable, de l'Un au sens premier, mais d'une unité dérivée et
« seconde ».
92. Platon, Parménide, 138a2-3.
93. L'unité de l'Un est l'unité véritable, car elle ne dérive pas d'une division
« numérique » ni d'une réduction « quantitative » (comme c'est le cas pour
l'unité du point et de la monade, voir supra, lignes 3-5). C'est la raison pour
laquelle Plotin peut préciser que, bien que véritablement et absolument
« un », l'Un n'est ni « petit » ni « le plus petit » ; en revanche, il est « grand »
et « le plus grand », non pas sous l'aspect de l'extension et de la quantité,
mais en vertu de sa puissance (voir infra, lignes 7-8). L'interprétation que
Plotin réfute ici, selon laquelle l'Un serait « ce qui est le plus petit », un
« minimum » ontologique fondamental, est attribuée à Speusippe dans le
commentaire anonyme au Parménide de Platon (In Parmenidem, I, 20-22, in
Corpus dei papiri filosofici greci e latini, Parte III : Commentari, p. 94-97 et
138-139).
94. « Les choses qui viennent après lui », ce sont les formes intelligibles, qui
sont, elles aussi, dépourvues de masse et de parties « matérielles », même si
elles sont susceptibles de division et de distinction (voir supra, chapitre 2,
ligne 30).
95. Platon, Parménide, 137d7. Sur l'Un en tant qu'illimité, voir J.M. Rist,
Plotinus. The Road to Reality, p. 25-30.
96. C'est le « faux » illimité dont parle Aristote en Physique, III, 7, 207b28-
29, en précisant que, quand on pose une quantité, même si sa grandeur est
telle que l'on ne parvient pas à la parcourir entièrement, il s'agit toujours
d'une quantité finie, et donc non « illimitée » à strictement parler. Le « vrai »
illimité consiste en revanche dans l'« illimitation » véritable, qui est celle de
la « puissance » de l'Un, comme Plotin le répète souvent, voir infra, lignes
11-12 ; et les traités 6 (IV, 8), 6 ; 7 (V, 4), 1 ; 10 (V, 1), 7 ; 18 (V, 7), 1 et 3 ;
27 (IV, 3), 8 ; 30 (III, 8), 10 ; 49 (V, 3), 15.
97. L'Un, s'il est vraiment tel et qu'il est le premier principe, doit être
supérieur à toutes choses (y compris à l'Intellect et à la divinité, voir
J.M. Rist, « Theos and the One in some texts of Plotinus »), et à toutes
représentations que l'on peut en avoir par la pensée et par la raison ; il
excède et il précède toutes choses, et puisqu'il est le premier, il doit excéder
et précéder aussi tout attribut : il ne sera que l'« Un », et pour être tel, il ne
« sera » même pas (puisqu'il ne peut avoir l'être pour attribut). C'est la
conclusion que Plotin reprend de la section finale de la première série de
déductions du Parménide de Platon (141e10-142a8), voir supra, chapitre 5,
lignes 29-31 ; et le traité 7 (V, 4), 1.
98. Cette même idée est exprimée, dans le contexte de la discussion du statut
du bien suprême, par Platon, Philèbe, 20d3 ; 60c4 ; et par Aristote,
Métaphysique, N, 4, 1091b6-17 ; Éthique à Nicomaque, I, 5, 1097b7-8. On
n'accepte pas ici la conjecture de Harder, comme le fait en revanche H.-S.,
qui construit ainsi le texte grec : deî mèn gàr hikanō̂taton <òn> hapántôn
kaì autarkéstaton kaì anendeéstaton eînai (= « En effet, puisqu'il est la chose
la plus indépendante et la plus autarcique, il faut qu'il soit complètement
dépourvu de besoin »). En refusant cette conjecture (comme le fait par
exemple P. Hadot, Plotin, Traité 9 (VI 9), p. 93, note 117), on situe les trois
adjectifs sur le même plan logique : l'Un est hikanō̂taton, autarkéstaton et
anendeéstaton, sans que cela suscite aucune redondance, car Plotin entend
préciser, respectivement, que le premier principe (1) ne dépend de rien, qu'il
(2) se suffit à lui-même et que, en outre, (3) il est complètement sans besoin.
Sur l'« autarcie » de l'Un et sur l'introduction de cette notion dans ce
contexte, voir L.-A. Dorion, « Autarcie et métaphysique chez les Grecs ».
99. On accepte, suivant H.-S., la suppression de mḕ hèn à la ligne 18, qui
dérive probablement d'une répétition du copiste (comme l'a suggéré
M. Puelma, « Vorschläge zu Plotin Enn, VI, 9 », p. 94), malgré l'opinion
contraire de P. Hadot, Plotin, Traité 9 (VI 9), p. 93, note 118.
100. Tout ce qui est multiplicité n'est pas un, mais composé de parties, et
toutes les parties ont besoin les unes des autres pour que la multiplicité
qu'elles composent soit accomplie. C'est pourquoi chaque partie introduit et
suscite un manque et une exigence d'unité dans l'ensemble de la multiplicité
(qui a besoin de toutes ses parties pour être telle) et dans chacune de ses
parties (qui ont besoin les unes des autres pour composer la multiplicité dont
elles sont les parties). L'Un, en revanche, n'a besoin de rien et il est
complètement suffisant à lui-même. Il faut remarquer que l'« autarcie »
absolue de l'Un (il est en effet autarkéstaton, « totalement autarcique »,
comme le précisent aussi les traités 7 (V, 4), 1, 12, et 38 (VI, 7), 23, 7) est
imitée par le sage qui, comme le dit le traité 46 (I, 4), 4, 23, trouve en elle
son bonheur. Le thème de l'« autarcie » du sage était déjà très répandue dans
la philosophie grecque, comme le montrent notamment Aristote (voir
Éthique à Nicomaque, I, 5, et X, 7-9) et les stoïciens (voir Cicéron, De
finibus bonorum et malorum, V, 81 ; Sénèque, De tranquillitate animi, VIII,
4-5 ; Plutarque, Contradictions des stoïciens, 40 ; Épictète, Entretiens, III,
24, 17). Cette même idée sera reprise, après Plotin, au cours de la tradition
néoplatonicienne, voir par exemple Proclus, Éléments de théologie, 9-10, 40,
127 ; Théologie platonicienne, I, p. 90-91 Saffrey-Westerink. On retrouve ici
une variation sur le thème de l'assimilation à la divinité : si le premier
principe est autarcique et que c'est là ce qui lui assure la plus grande félicité,
le sage qui cherche à s'assimiler à la divinité jouira du plus parfait bonheur
en devenant « autarcique » (voir par exemple Xénophon, Mémorables, I, 6,
10).
101. Plotin a déclaré, aux lignes 26-27, que l'Un ne cherche rien, car c'est
par lui-même (1) qu'il est, (2) qu'il est « bien » et (3) qu'il est en lui-même
sans occuper aucune place. La suite du passage justifie ces trois
affirmations : (1) l'Un « est » par lui-même, car il est la cause première des
autres choses, et aucune chose n'est cause de lui ; (2) il est « bien », et il
coïncide avec le « bien-être », car tout bien se trouve en lui et n'est donc pas
un attribut pour lui ; (3) il n'occupe aucune place, car il est « capable de se
soutenir lui-même », et il n'a donc pas besoin d'un lieu où se situer, tandis
que les autres choses se fondent sur l'Un et ont donc besoin de lui pour se
situer dans un lieu.
102. Au moyen de cette démonstration, Plotin explique et justifie
l'affirmation de l'autonomie et de l'indépendance absolues de l'Un qu'il avait
énoncée supra, lignes 25-26, et qu'il peut donc répéter ici, presque à
l'identique.
103. Sur la notion de « désir » du principe, fondamentale dans la pensée de
Plotin, voir le traité 50 (III, 5), Sur l'amour. En effet, c'est par la force
d'attraction de l'amour, par la puissance divine d'Éros, que Plotin explique,
selon l'enseignement du Banquet platonicien, l'aspiration à l'unité et le désir
de l'Un qui poussent tous les êtres à se tourner vers le principe et à tenter de
parvenir jusqu'à lui.
104. On trouve ici une nouvelle (et dernière) preuve de l'indépendance de
l'Un. En effet, étant donné le statut suprême de l'Un, de quoi pourrait-il avoir
besoin ? Car c'est de son bien et de sa conservation que toute chose a besoin,
mais ce ne peut être le cas de l'Un, qui est par lui-même la source de tout
bien et de tout être pour toute chose. La seule chose dont l'Un pourrait avoir
besoin, parce qu'il ne la possède pas, c'est de n'être plus un, d'être détruit
dans son unité, ce qui suscite une contradiction absolue, car le besoin, pour
tout être, est le besoin de son bien et de sa propre conservation. Pour un
argument analogue, voir Aristote, Métaphysique, N, 4, 1092a1, et le traité 38
(VI, 7), 28, 5. Le traité 39 (VI, 8), Sur le volontaire, est entièrement consacré
à cette question de la « volonté » de l'Un.
105. Il faut rappeler que « être, vie et pensée », avec la distinction, la
diversité et le mouvement que ces trois éléments comportent dans une
certaine mesure, appartiennent à l'Intellect et au monde intelligible, donc à
ce qui suit l'Un et qui en procède. Voir supra, chapitre 2, lignes 24-31.
106. La thèse de Plotin selon laquelle l'Un n'a pas de pensée, et ne peut donc
se penser lui-même, s'oppose explicitement à la conception défendue par
Aristote en Métaphysique, Λ, 7-9, qui décrit la divinité comme « pensée de
pensée » – « pensée pure en acte » –, car elle pense toujours ce qu'il y a de
plus pur, c'est-à-dire qu'elle se pense elle-même. Cette condition est selon
Plotin celle de l'Intellect, comme il l'explique avec précision dans le traité 5
(V, 9), 5, mais non pas de l'Un, car, si l'Un devait se penser lui-même, il
aurait besoin de la pensée qu'il précède et ne possède pas (voir la note
précédente) ; dans ce cas, précise Plotin, en ayant « besoin » de la pensée, il
ne serait plus vraiment « suffisant à lui-même », autonome et indépendant de
toute chose. C'est donc encore une fois pour préserver son « autarcie » que
Plotin dépouille l'Un de la pensée. Sur cette opposition de Plotin à la
doctrine aristotélicienne de l'intellect divin, voir J.M. Rist, « The One of
Plotinus and the God of Aristotle », et les remarques de P. Hadot, Plotin,
Traité 9 (VI 9), p. 174-176.
107. Le fait de n'avoir pas de pensée ni de connaissance, de lui-même ou des
autres choses, n'implique aucunement, pour l'Un, une forme d'ignorance, car
l'ignorance suppose l'altérité et la distinction entre ce qui ignore et ce qui est
ignoré, tandis que l'Un est un et « seul ».
108. Platon, Parménide, 138a3. C'est la thèse que Plotin reprend de la
première série de déductions du Parménide de Platon, selon laquelle, si l'un
est seulement « un », alors, pour être tel, il ne « sera » même pas (ne pouvant
pas avoir l'être comme son attribut). Voir, supra, notes 57 et 84.
109. L'Un ne pense pas et on ne peut donc pas le considérer comme un sujet
pensant (voilà pourquoi « il faut lui enlever l'acte de penser […] et
l'intellection de soi comme des autres choses ») ; il faut le tenir pour l'objet
de la pensée dont il est la cause dans les choses qui viennent après lui,
comme Plotin l'explique immédiatement.
110. Selon ce principe de « causalité » (« ce qui est cause n'est pas identique
à ce qui est causé »), si ce qui suscite un effet déterminé en quelque chose
doit être différent de l'effet qu'il suscite, alors l'Un, qui est cause de la pensée
pour les autres choses, ne pense pas, car il précède cet effet dont il est la
cause. Ce principe d'« hétérogénéité » de la cause et de ses effets permet à
Plotin d'employer cette formule apparemment contradictoire : nóēsis ou
noeî, « la pensée ne pense pas », ce qui veut dire, dans ce contexte, que
l'objet de la pensée, qui est la cause de la pensée pour celui qui le pense, ne
coïncide pas avec l'activité de penser du sujet pensant, et ne pense donc pas.
Ce n'est qu'en ce sens et dans ces limites, en tant que cause de la pensée, que
l'Un a en lui-même la pensée dont il est l'origine et la source, même s'il ne
pense pas, comme Plotin le dit aussi dans les traités 7 (V, 4), 2 ; 38 (VI, 7),
39 ; 39 (VI, 8), 16. Voir aussi la note suivante.
111. Selon le même principe de « causalité » qui s'applique à la pensée (voir
la note précédente), l'Un ne peut pas non plus coïncider avec le bien, car il
est ce qui confère le bien aux autres choses, et qui suscite donc le bien
comme son effet dans les autres choses. Mais, « en un autre sens »,
justement parce qu'il confère le bien aux autres choses, l'Un est le Bien
suprême dans la mesure où il est le premier principe au-dessus de toutes
choses. Sur la forme de causalité de l'Un que Plotin évoque ici, voir encore
C. D'Ancona Costa, « Plotinus and later Platonic philosophers on the
causality of the First Principle » ; supra, chapitre 3, lignes 49-51.
112. Étant au-delà de toutes choses et ne coïncidant avec aucune d'elles
(même pas avec la pensée et avec le bien), l'Un ne peut pas être connu en
lui-même, mais à partir des choses qui le suivent et qu'il produit, car il est
toujours présent en elles, si l'on est capable d'en saisir la présence en
« unifiant » sa propre pensée en elle-même (« Contemple-le sans projeter ta
pensée à l'extérieur… »). Il faut remarquer que Plotin passe tout à coup de la
deuxième personne de l'indicatif à l'impératif, probablement pour renforcer
encore plus ses « prescriptions » concernant la remontée vers le premier
principe. Ici et dans la suite, on a choisi de ne pas traduire les termes gnṓmē,
diánoia et nóēsis, comme d'habitude, par « connaissance », « intelligence »
ou « intellection », car le contexte et sa cohérence linguistique nous
semblent imposer plutôt le terme « pensée ».
113. On suit H.-S. qui accepte à cet endroit la correction aeí (« toujours »),
suggérée par Harder et approuvée par M. Puelma, « Vorschläge zu Plotin
Enn. VI, 9 », p. 96, au lieu de la leçon ekheî (« là-bas »), défendue par
J.C.M. Van Winden, « Das ekheî in Plotinus Ennead VI 9, 7, 4 ».
114. La pensée et la connaissance intelligible consistent en effet dans le
contact de l'objet pensé et connu avec l'âme, ou plutôt dans l'empreinte que
l'objet pensé et connu laisse dans l'âme (voir supra, chapitre 3, lignes 5-6 ; et
infra, chapitre 8, lignes 26-29). Voilà pourquoi on ne peut « penser une
chose tout en pensant à une autre et en s'occupant d'une autre », car il faut
que l'âme se concentre sur une seule chose, pour que l'empreinte qu'elle en
reçoit soit claire et nette. Cela est vrai aussi dans le cas de l'Un, que l'on ne
peut ni penser ni connaître, si l'âme contient en même temps l'empreinte
d'autres choses. C'est un point sur lequel insiste beaucoup Aristote, De
l'âme, III, 4, 429a15-25.
115. Il s'agit d'une conséquence immédiate du raisonnement que Plotin vient
de proposer (voir la note précédente) : l'âme ne peut recevoir les empreintes
de deux choses contraires en même temps (et l'on ne peut donc penser et
connaître deux choses contraires en même temps). Selon Platon, Timée,
50d7-e5, ce principe s'applique à la matière, qui ne peut accueillir deux
empreintes contraires en même temps, même si, selon Platon, ces
« empreintes » sont les formes qui informent la matière complètement
indéterminée qu'est la khṓra.
116. Comme l'explique Platon dans le Timée (voir la note précédente), la
matière est en elle-même complètement indéterminée. Mais c'est aussi la
position des stoïciens, et notamment de Zénon, qui posaient la matière
comme un substrat sans qualité et comme un principe passif sur lequel agit
le principe actif qu'est le lógos divin, comme en témoigne Diogène Laërce,
VII, 134 (= SVF I, 85). Le terme ápoion (« sans qualités ») est employé par
Plutarque afin de définir la matière, Sur la génération de l'âme dans le
Timée, 1015a-d, ou encore par Alcinoos, Didaskalikos, VII, 162, 36. Voir
enfin 12 (II, 4), 7-8, puis 11, et les notes de R. Dufour.
117. On a choisi de ne pas traduire le terme phúsis dans l'expression tē̂s
phúseōs tē̂s prṓtēs (littéralement : « par la nature première ») : il s'agit en
effet, comme c'est souvent le cas en grec ancien, d'un terme « vide » qui est
qualifié par l'adjectif qui l'accompagne, et c'est ce dernier qui remplit la
fonction d'un véritable substantif. Cet argument dépend d'Aristote, De l'âme,
III, 5, où l'intellect (passif) est assimilé à une matière indéterminée qui,
justement en vertu de son indétermination, peut recevoir les formes qu'il
connaît. Tout comme la matière, l'âme aussi, pour qu'elle puisse « être
remplie et illuminée par la nature première », et par les empreintes des
choses en général, doit être en elle-même « dépourvue de forme ».
118. Si l'Un est l'unité pure qui est présente partout, il faut que l'âme
abandonne toutes les choses extérieures, en se tournant vers son intériorité,
car c'est en elle-même qu'elle pourra trouver l'Un. Le parcours vers
l'intériorité implique, pour l'âme, qu'elle ignore toute connaissance sensible
et intelligible, et qu'elle parvienne enfin à s'oublier elle-même pour revenir à
l'Un, qui est son origine et son principe. Rappelons que Platon décrit dans le
Banquet, 210a-212a le parcours vers la connaissance véritable et la réalité
des formes comme un chemin qui conduit de la perception sensible des
choses belles à la connaissance intelligible de la beauté pure, jusqu'à la
contemplation immédiate de la forme du beau. Cette « remontée » vers le
principe n'est donc pas, pour Platon, un parcours « intérieur » de l'âme,
comme c'est en revanche le cas selon Plotin, même si le rôle de l'âme
apparaît, pour Platon aussi, fondamental. Sur le texte grec de ce passage,
voir P.A. Meijer, op. cit., p. 221, note 635, et P. Hadot, Plotin, Traité 9 (VI
9), p. 98, note 141.
119. Platon, Banquet, 209c2.
120. Sur cette sunousía (« compagnie ») avec la divinité, voir Platon, Lois, I,
624b1 ; Pseudo-Platon, Minos, 319e1 (il s'agit dans les deux cas de l'histoire
de Minos, que Plotin évoque dans les lignes qui suivent). La divinité est ici
l'Un, comme le montre l'ensemble du passage, et en aucun cas l'Intellect
(comme l'a par exemple suggéré J.-F. Balaudé, « La communauté divine et
au-delà : les fins du dépassement », p. 89-90). Dans la Lettre VII, 341c4-d2,
Platon dit que la philosophie ne peut être enseignée comme les autres
disciplines, car elle se manifeste tout à coup dans l'âme après une longue
sunousía avec son contenu. Mais le contexte rappelle évidemment le célèbre
exemple de la caverne en République, VII, où le prisonnier, après avoir été
libéré de la caverne puis conduit à l'extérieur, et après avoir connu et
contemplé l'ensemble de la réalité, doit rentrer dans sa « prison » pour faire
connaître à ses anciens compagnons la vérité et les encourager à emprunter à
leur tour le chemin de la libération.
121. Odyssée, XIX, 178-79, repris dans Pseudo-Platon, Minos, 319b5-6 ; d9.
Selon le mythe, Minos, fils de Zeus et roi de l'île de Crète, avait été éduqué
par son père et avait l'habitude de revenir converser avec lui, en reproduisant
ses enseignements « divins » dans son activité politique « humaine ». D'où
sa supériorité comme législateur et comme homme politique. Voir sur ce
point J. Laurent, « L'homme intérieur », p. 97-98.
122. Platon, Lois, I, 624a7-b3 ; Pseudo-Platon, Minos, 320b4 (voir la note
suivante).
123. Platon, Phèdre, 248d2. À la ligne 27, on suit J. C. M. Van Winden, « À
crucial passage in Plotinus, Ennead VI 9, 7 », qui a corrigé la leçon
nomísasa (au participe aoriste, nominatif féminin) ei des manuscrits en
nomísas (au participe aoriste, nominatif masculin) aeí (suivi par H.-S., ad
locum). C'est pourquoi on a considéré, aux lignes 26-28, « Minos » comme
sujet sous-entendu, comme le font également P. A. Meijer, op. cit., p. 225 ;
P. Hadot, Plotin, Traité 9 (VI 9), p. 99, note 145, et 181 ; F. Moriani, in
Plotino, Enneadi, vol. II, p. 1130. On aurait pu cependant considérer
« l'âme » comme sujet sous-entendu, en reprenant donc le même sujet que
celui de la phrase précédente, interrompue aux lignes 23-26 par l'incise de
l'histoire de Minos, et traduire : « Ou alors, c'est parce qu'elle estimait
l'activité politique indigne d'elle qu'elle voulait toujours rester là-bas. »
Plotin reprend et discute le conflit envisagé ici entre la contemplation pure et
l'activité politique concrète dans le traité 43 (VI, 3), 16.
124. Cette idée dérive de Platon, République, VII, 519d4-6, qui affirme que
celui qui est sorti de la caverne et a contemplé toute la réalité (voir supra,
note 120) ne voudrait pas retourner dans la caverne, car il considère
maintenant la vie des prisonniers comme indigne de sa nouvelle condition.
125. Platon, Parménide, 138e4. Il s'agit, pour Platon, de l'un de la première
série de déductions qui, n'étant pas une totalité composée de parties, ne peut
occuper une place à l'intérieur ou à l'extérieur de quoi que ce soit, voir
supra, notes 57 et 84.
126. Comme la démence et la maladie rendent l'enfant incapable de
« reconnaître son père », de même l'âme, qui fuit « hors de lui », de l'Un, en
se dispersant parmi les choses d'ici-bas, fuit en fait « hors d'elle-même »,
hors de sa propre nature, car c'est l'Un qui est sa source première et son
origine. Par conséquent, c'est celui qui se consacre à la connaissance de lui-
même qui pourra apprendre aussi « d'où il vient », c'est-à-dire le principe
originaire qu'est l'Un.
127. Deux interprétations de cette expression sont possibles : « à un autre
moment », autre que celui qui est consacré à la contemplation de l'Un,
comme le suggère H.-S. dans son apparat critique, ad locum (« extra tempus
summae contemplationis ») ; ou alors « à un autre moment », quand l'âme
n'est pas sujette à la « folie » qui l'empêche de se consacrer à la connaissance
d'elle-même et à la recherche de l'Un (voir la conclusion du chapitre
précédent), comme le suggère F. Moriani, in Plotino, Enneadi, vol. II,
p. 1130, note 65, suivant Igal, « Commentaria in Plotini de bono sive de uno
librum (Enn. VI, 9) », p. 297 ; P.A. Meijer, op. cit., p. 229, note 660, et
P. Hadot, Plotin, Traité 9 (VI 9), p. 99, note 151.
128. Platon, Timée, 43e1, emploie le terme klásis (« interruption ») dans sa
description du mouvement circulaire de l'âme. Un mouvement circulaire, s'il
est interrompu, devient en effet linéaire (plus précisément : si la force
centripète qui rend un mouvement circulaire cesse de s'exercer au point p, ce
mouvement aura pour trajectoire la droite tangente au cercle en p).
129. Le mouvement « naturel » de l'âme est circulaire, et il se développe
autour du centre qu'est l'Un dont elle provient. Dans le traité 14 (II, 2), 1,
Plotin explique que le mouvement circulaire est un mouvement psychique
qui est propre à tout ce qui possède une âme, tandis que le mouvement
linéaire (qui a lieu à cause d'une « interruption », klásis, voir la note
précédente) est proprement physique, car il appartient aux corps.
130. Voir Platon, Phèdre, 247d-248a, qui décrit la vie des dieux dans le lieu
au-delà du ciel, et le mouvement circulaire qui est le leur lorsqu'ils
contemplent les formes intelligibles éternelles et parfaites. Selon Plotin, le
« centre » autour duquel « toutes les âmes devraient se porter est l'Un, qui
est l'objet de la forme la plus élevée et la plus parfaite de contemplation ».
131. Platon, Phèdre, 249b3. Pour Platon aussi, on peut établir une hiérarchie
parmi les âmes qui se consacrent à la contemplation, selon leur distance
respective de l'objet de la contemplation : les âmes des philosophes et des
savants sont les plus proches de la réalité divine des formes intelligibles,
tandis qu'au niveau le plus bas de cette hiérarchie les âmes des hommes
ordinaires, dominés par les vices et par les passions, et les âmes des
« bêtes » en sont très éloignées.
132. Ce que l'on recherche, c'est évidemment l'Un, le principe de toutes
choses, qui est comme le centre autour duquel toute âme tourne, comme
Plotin vient de le dire, et dont toute âme provient. Mais dans la mesure où
l'Un est le principe suprême, il est, pour ainsi dire, le centre de tous les
centres, et même le nom de « centre » est inapproprié pour le décrire, si ce
n'est « par rapport » (analogía, pour la traduction de ce terme, voir supra,
chapitre 5, ligne 45) au « centre » du cercle « visible », c'est-à-dire de la
figure géométrique du cercle. De la même manière, comme Plotin le précise
immédiatement, l'âme qui tourne autour de l'Un « n'est pas un cercle à la
façon d'une figure géométrique », car elle n'est pas un corps, mais une réalité
unitaire non matérielle (voir la note suivante).
133. Platon, Banquet, 192e9 ; République, X, 611d2 ; Timée, 90d5.
L'« antique nature » (arkhaía phúsis) que Plotin évoque ici est, selon Platon,
la nature originaire et première de l'âme, qui consiste dans la constitution
pure, divine et unitaire qui lui appartenait avant de descendre dans les corps.
Plotin fait allusion à cette unité originaire de toutes choses, qu'il qualifie
d'arkhaía phúsis, dans le traité 23 (VI, 5), 1, 16. C'est donc en raison de cette
nature originaire, qui « est en elle et autour d'elle », que l'âme peut être
comparée à un cercle, et certainement pas en raison d'une « figure »
corporelle qui ne lui appartient pas (voir aussi la note précédente) ; et cela
parce que « toutes les âmes sont séparées des corps », et n'ont donc aucune
configuration matérielle. Voir sur ce passage R. Schiker, « Sur
l'interprétation de Plotin, Enn. VI 9, 8, 14-16 ».
134. Voir Platon, Phédon, 109d-e, d'où Plotin reprend cette image. Dans le
mythe eschatologique qu'il expose à la fin du Phédon, Socrate compare la
condition humaine à celle de qui, n'étant pas capable de s'élever au-dessus de
la perspective « humaine » du sensible, n'arrive pas à saisir les réalités
véritables qui sont au-delà de notre monde.
135. Pour ce qui est du rapport entre « les centres des cercles les plus
grands » et « le centre de la sphère qui les comprend », voir Géminos,
Introduction aux phénomènes, V, 70 (texte établi et traduit par G. Aujac,
Paris, Les Belles Lettres, 1975) ; et Autolycos de Pitane, La Sphère en
mouvement, II, p. 45, 13 ; 48, 15 (texte établi et traduit par G. Aujac, Paris,
Les Belles Lettres, 1979), comme le signale P. Hadot, Plotin, Traité 9 (VI 9),
p. 101, note 159.
136. Plotin veut dire que, si l'on réussit à libérer son âme du corps et de toute
condition corporelle, on parvient à rétablir le « contact » et l'unité originaire
de l'âme, qui correspond à « notre centre », avec l'Un, « qui est comme le
centre de toutes choses », et c'est là que « nous pouvons trouver le repos »,
c'est-à-dire la fin ultime des efforts qui conduisent notre âme à chercher le
principe premier d'où elle provient.
137. Ces cercles que sont les âmes sont évidemment psukhikoí
(« psychiques »), c'est-à-dire « animés », « faits d'âme » (psukhḗ). Plotin
répète encore une fois qu'il ne s'agit justement pas de « cercles
géométriques », matériels ou corporels, mais de « cercles de l'âme ».
138. Si les « cercles de l'âme » sont « psychiques », et non pas « corporels »
(voir la note précédente), leur mouvement de rotation autour du centre qu'est
l'Un ne sera pas un mouvement « local » ou « spatial », et leur contact avec
le centre qu'est l'Un ne sera pas un contact « matériel » et « concret », car il
s'agira nécessairement, à l'inverse, d'un « contact » intelligible qui « se fait
par d'autres puissances », c'est-à-dire en vertu de la ressemblance et de
l'identité originaires entre l'âme et le principe premier qu'est l'Un et dont elle
dérive, comme Plotin l'explique dans ce qui suit.
139. Platon, Timée, 90d4.
140. La connaissance intelligible et la pensée, qui consistent dans la relation
entre « ce qui pense » et « ce qui est pensé », ont lieu en vertu du « contact »
entre le sujet connaissant et l'objet connu, ce qui est possible en raison de la
« ressemblance » et de l'« identité » entre les deux termes du processus
cognitif. Plotin défend donc une conception épistémologique « réaliste » et
« objective », selon laquelle la connaissance intelligible n'est qu'une
« adéquation » du sujet connaissant à l'objet connu, ou encore une
« reproduction » de l'objet connu par le sujet connaissant (voir supra,
chapitre 3, lignes 5-6 ; et chapitre 7, lignes 9-12). Cette conception
épistémologique, d'origine certainement platonicienne (voir Cratyle,
439b10-440c1 ; Phédon, 79a6-e7 ; République, V, 476d5-477b11 ; 477e8-
480a13 ; VI, 509d1-511e5), est mise en relation par Plotin avec le principe
selon lequel « le semblable connaît le semblable », en vertu duquel la
connaissance se fait par la ressemblance de termes qui sont « du même
genre » (voir à ce propos Platon, République, VI, 490b). Cette idée est
reprise infra, dans le chapitre 11, lignes 31-32 ; et dans les traités 38 (VI, 7),
27 ; 51 (I, 8), 1.
141. Le contact, ou l'absence de contact, des choses non corporelles entre
elles et avec l'Un ne dépendent évidemment pas du corps et du lieu, car il
s'agit justement de réalités qui, n'ayant pas de corps, « ne sont pas
empêchées par les corps » ; en revanche, comme Plotin l'a expliqué dans les
lignes précédentes avec l'exemple de la connaissance intelligible, les réalités
non corporelles (comme les âmes) peuvent établir un contact ou une relation
entre elles en vertu de la « ressemblance » et de l'« identité » réciproques. Ce
qui implique que, dans le cas contraire, s'il n'y a pas de contact ni de
relation, cela doit dépendre « de l'altérité et de la différence ». Ce n'est donc
que « quand il n'y a pas d'altérité » réciproque que les choses « non
corporelles » peuvent être « présentes les unes aux autres », c'est-à-dire
communiquer les unes avec les autres. Selon cette explication, tout ce qui est
distance locale et distinction matérielle dans le monde sensible, n'est que
différence formelle dans le monde intelligible, comme l'explique J.M. Rist,
« The problem of otherness in the Enneads ».
142. En vertu du principe qui vient d'être établi (voir la note précédente),
Plotin peut conclure que l'Un, qui est au-delà de toute détermination et de
tout attribut, ne peut être affecté par l'altérité et par la différence, et il sera
donc « toujours présent », partout et à toutes choses en même temps ; tandis
que nous (et nos âmes) ne pouvons parvenir à la contemplation de l'Un qu'à
condition de nous libérer de toute différence et de toute altérité, pour ne faire
qu'un avec lui.
143. C'est la conséquence immédiate du statut ontologique (ou plutôt,
« méta-ontologique ») de l'Un, en vertu duquel toutes choses sont des effets
de l'Un, tandis que l'un n'est pas une cause au sens strict (voir supra,
chapitre 3, lignes 49-51 ; chapitre 6, lignes 53-57). Il s'ensuit que nous avons
le désir de revenir au principe dont nous provenons, alors que l'Un n'a pas
besoin de nous et de notre retour à lui (et ne « nous désire » donc pas). Dans
ce cadre, le processus par lequel l'Un produit ses effets n'implique aucune
diminution ni, par conséquent, aucun « choix » délibéré de l'Un, tandis que
le processus par lequel les « produits » de l'Un s'efforcent de revenir à lui
suppose un manque de lui, et donc un « désir » de lui.
144. Si l'Un est toujours partout et qu'il est toujours présent à toutes choses,
comme Plotin vient de le préciser, force est de constater que « nous sommes
toujours autour de lui » ; mais ce qui nous empêche de jouir de sa présence
et de nous unir réellement à lui, c'est que « nous ne regardons pas toujours
vers lui », c'est-à-dire que nous ne consacrons pas à l'Un toute notre
existence et tous nos efforts.
145. Platon, République, VII, 532e3. Ce passage présente des difficultés
textuelles (concernant notamment le verbe exā́idōn, à la ligne 38 ; on suit
H.-S. qui accepte la conjecture de M. Puelma, « Zu Plotin Enn. VI 9. Ein
Nachtrag », p. 134, et on lit hexē̂s ā́idōn) qui ont été examinées avec
précision par P.A. Meijer, op. cit., p. 240, et par P. Hadot, Plotin, Traité 9 (VI
9), p. 103, note 164.
146. Comme le montre l'exemple cité du chœur qui chante autour du
coryphée qui en dirige le chant, nous sommes toujours autour de l'Un, car
l'Un est partout ; mais c'est seulement si nous concentrons notre attention et
notre regard sur lui que nous pouvons le contempler et nous unir à lui. Ce
n'est que dans ce cas que, en reprenant l'exemple cité, notre chant et notre
danse autour de l'Un dérivent vraiment d'une inspiration divine. En ce qui
concerne la force de l'enthusiasmós divin (la « possession » par le dieu), qui
caractérise normalement les poètes, voir Platon, Ion, 533e.
147. Plotin fait référence à l'Un dans ces mêmes termes dans le traité 34 (VI,
6), 9, 38-40. Voir aussi supra, chapitre 5, ligne 36. « Être », « vie » et
« intellect » (ou « pensée ») sont les caractères fondamentaux que Plotin
attribue à la réalité intelligible, comme on l'a déjà vu supra, chapitre 2,
lignes 24-25.
148. Le raisonnement de Plotin est clair : l'Un est le producteur de toutes
choses, mais son activité de production n'implique aucune diminution ni
aucun affaiblissement pour lui, et cela parce qu'il n'est pas une « masse »,
c'est-à-dire une quantité déterminée qui peut être diminuée ou augmentée.
Car, si l'Un était une « masse », toute production serait pour lui une
diminution de sa « masse » (parce qu'il devrait « se diviser » entre ses
produits), qui pourrait s'arrêter à un moment donné. Mais l'activité de
production de l'Un ne s'arrête jamais, comme on peut le déduire du fait que
ses « produits » (l'univers et toutes les choses qu'il comprend) sont éternels,
au sens qu'ils ne cessent jamais d'exister. Or, si les « produits » de l'Un
existent éternellement, cela signifie que la production de l'Un n'a aucune
limite, ce qui dépend nécessairement du statut de l'Un lui-même, dont la
condition est telle qu'il ne s'épuise jamais.
149. Ce passage explique de manière plus précise la relation entre l'Un et ses
produits, qui ressemble à celle entre le soleil et la lumière : comme il y a
toujours de la lumière, s'il y a le soleil qui la produit, de la même manière, si
l'Un est partout, et qu'il produit sans cesse ses « produits », sans subir
aucune diminution, nous sommes alors constamment « produits » et
conservés par l'Un, qui nous « fournit toujours » l'être, la réalité et
l'existence, même si notre nature corporelle nous porte à nous éloigner de
lui. Le modèle philosophique de l'activité de l'Un n'est donc pas celui d'un
principe producteur qui produit ses « produits » une fois pour toutes, pour
les abandonner à eux-mêmes une fois qu'il les a produits, car il reste toujours
en contact avec eux, les soutenant et les conservant sans cesse. Voilà
pourquoi Plotin peut en conclure, dans les lignes qui suivent, que « nous
sommes plus quand nous inclinons vers lui » : cela veut dire en effet que, si
nous posons notre regard sur l'Un et que nous nous consacrons à lui, en
laissant tout ce qui nous en éloigne, nous sommes plus proches du principe
de notre existence (et nous sommes donc « plus ») ; tandis que, si nous nous
éloignons de lui, nous sommes plus loin du principe de notre existence (et
« nous sommes moins »).
150. Voir Platon, Théétète, 176a, où Socrate explique qu'il faut que l'âme
s'efforce de fuir les maux d'ici-bas pour parvenir « là-bas », parmi les dieux,
dans un lieu qui n'admet pas de mal. Selon ce passage célèbre du Théétète, la
« fuite » des maux d'ici-bas consiste en ce que l'homme vertueux « se rend
semblable à la divinité ». Sur cette « fuite » d'ici-bas, voir aussi le traité 1 (I,
6), 8.
151. Aristote, Métaphysique, Λ, 7, 1072b27, décrit en ces termes la
condition heureuse de la divinité, dont la vie coïncide avec l'activité
intellectuelle pure de celui qui se pense soi-même (voir supra, chapitre 6,
lignes 43-45). Et dans l'Éthique à Nicomaque, X, 7, 1178a5, Aristote
s'exprime presque dans les mêmes termes à propos de ceux qui mènent une
vie purement « intellectuelle ». Pour Plotin aussi, la vie de l'âme qui se
consacre entièrement à la contemplation de l'Un est la vie « véritable », une
vie intellectuelle pure qui se révèle infiniment supérieure à « notre vie
actuelle », qui n'est qu'une « vie sans dieu », une « trace », une imitation ou
une apparence inférieure de la vie véritable. Comme le signale P. Hadot,
Plotin, Traité 9 (VI 9), p. 192-93, il ne s'agit pas encore là de l'« union » avec
l'Un, qui est une expérience qui dépasse l'Intellect et l'intellection (voir infra,
à partir de la ligne 38), mais de la « vie selon l'Intellect », qui permet à l'âme
de parvenir à la contemplation de l'Un en la préparant comme il le faut.
152. Selon Platon, Banquet, 209a-c, l'âme de ceux qui sont inspirés par la
divinité est rendue féconde, et peut donc engendrer dans la beauté les vertus,
la pensée et les sciences. De même, selon Plotin, l'âme qui se consacre à la
contemplation de l'Un vit la vie « véritable », qui consiste en l'activité
intellectuelle pure en contact avec l'Un lui-même (voir la note précédente) ;
et c'est par cette activité que l'âme engendre la beauté, la justice et toutes les
vertus.
153. Platon, Lois, IV, 715e8.
154. Platon, Phèdre, 246c2 ; 248c9. Par cette image d'origine platonicienne,
Plotin décrit la condition de l'âme, dont l'Un est le principe et la fin, l'origine
d'où elle provient et l'objectif ultime auquel elle doit aspirer, car il coïncide
avec le bien suprême. C'est la raison pour laquelle, si l'âme est « là-bas »,
auprès de l'Un, elle se trouve dans sa condition naturelle, tandis qu'ici-bas,
dans le monde sensible, elle souffre à cause de la distance qui la sépare de
son principe et de sa nature propre. Quand elle est dans un corps, l'âme perd
ses « ailes » et ne peut plus s'envoler vers son principe ; elle a « chuté » et ne
peut plus contempler son origine et sa source.
155. L'âme tend toujours à revenir à l'Un, qui est son principe et son bien,
comme le montre l'amour naturel qui la pousse à la recherche de l'Un et à la
remontée à lui. Toute âme est donc caractérisée par cet amour, et c'est de
cette manière qu'il faut interpréter, selon Plotin, l'union éternelle qu'illustre
le mythe d'Éros (érōs : l'amour) et des Psychés (psukhḗ : l'âme).
156. Pour ce qui est des « peintures » concernant le mythe d'Éros et des
Psychés, on se reportera désormais au Lexicon Iconographicum Mythologiae
Classicae, Zurich, 1984, t. III 1, p. 884, 411-416, et 1035 ; en ce qui
concerne la narration de ce mythe, on en conserve plusieurs versions, dont la
plus connue est sans doute celle exposée par Apulée dans les livres IV-V des
Métamorphoses.
157. Platon, Banquet, 180d8-e3, distingue entre l'« Aphrodite céleste » (et
l'« Éros céleste »), qui représente l'amour pur et honnête, et l'« Aphrodite
vulgaire » (et l'« Éros vulgaire »), qui est l'amour impur dominé par les
passions du corps. L'amour de l'âme pour l'Un, quand elle se trouve dans la
contemplation de celui dont elle provient, est nécessairement, selon Plotin,
l'amour pur et céleste ; mais l'amour qui possède l'âme quand elle se trouve
ici-bas, dans le sensible, est l'amour vulgaire pour les corps qui dépend des
vices et des passions bestiales.
158. Comme le dit Platon, Banquet, 203c2-3, Éros fut conçu le jour même
de la naissance d'Aphrodite, et c'est la raison pour laquelle Aphrodite et Éros
sont toujours ensemble. D'où l'image de Plotin, selon laquelle chaque âme
est une Aphrodite qui possède son Éros, l'amour qui l'incite à la recherche de
l'Un.
159. Platon, Phèdre, 247d4. Dans tout ce passage, Plotin joue sur le
parallélisme entre l'exemple de la vierge qui aime son père, si elle reste pure,
mais qui risque de tomber dans l'amour vulgaire et dans les violences d'ici-
bas, et la vie de l'âme qui aime l'Un, si elle reste fidèle à sa disposition
naturelle, mais qui risque elle aussi de tomber dans le monde d'ici-bas, en
souffrant la violence des passions et des vices de ce monde.
160. Platon, Banquet, 212a4-5, oppose les « simulacres » de la vertu, que
l'âme produit quand elle est en contact avec des « simulacres » sensibles, à la
vertu « véritable », que l'âme peut engendrer quand elle contemple les
réalités véritables que sont les formes intelligibles.
161. Dans la même perspective, Platon, Banquet, 211e, explique que, une
fois que l'on est parvenu à la contemplation de la beauté intelligible, on voit
une réalité qui est « simple, pure, sans mélange, étrangère à l'infection des
chairs humaines… ».
162. Il s'agit d'une formule qui était prononcée au cours des Mystères
d'Éleusis, que l'on trouve citée par Pausanias, I, 37, 4, et que Plotin évoque
aussi dans le traité 1 (I, 6), 7, 2.
163. Voilà comment Plotin décrit la « fuite » de l'âme de ce monde et son
retour à l'Un : c'est l'abandon complet à l'Un seul, qui comporte une dévotion
absolue à lui et l'oubli de toutes les autres choses inférieures. Dans cette
condition, l'âme vit « la vie véritable […] en contact avec la divinité », et
« elle n'a plus besoin de rien ». Voir encore une fois, à ce propos, Platon,
Théétète, 176a, où Socrate décrit la « fuite » des maux d'ici-bas comme un
effort que l'âme doit faire pour parvenir « là-bas », parmi les dieux, « se
rendant semblable » à eux.
164. L'âme qui est parvenue jusqu'à l'Un jouit donc d'une vision
« simultanée » de toutes choses, du principe qu'est l'Un, d'elle-même, et de
l'univers dans sa totalité. Dans cette vision l'âme est remplie d'une « lumière
intelligible » qui lui provient de l'Un, qui joue le rôle du soleil qui répand sa
lumière sur toutes les choses et en permet la « vision » (cette image rappelle
le discours sur la forme du bien que Platon fait prononcer à Socrate en
République, VI-VII, passim). Il s'agit pour l'âme d'une condition divine, qui
n'est cependant pas acquise une fois pour toutes, car, si elle « s'alourdit à
nouveau » à cause de sa faiblesse et de l'infériorité de sa nature, elle retombe
loin de l'Un, comme si elle était « enflammée », quand elle est illuminée par
le soleil, et « s'éteignait » après qu'elle s'en est éloignée.
165. Comme l'explique Platon dans le Phédon, 66b-67b, la contemplation
parfaite des réalités intelligibles peut avoir lieu après la mort du corps,
quand l'âme est libre et pure en elle-même, car, pendant la vie mortelle,
même le philosophe, qui se consacre à la recherche intellectuelle, subit dans
une certaine mesure l'obstacle du corps.
166. La « faculté qui a vu » (tò heōrakós), c'est la faculté de notre âme qui,
ayant connu la réalité suprême, tend toujours vers la pure contemplation de
l'Un ; la faculté « qui est empêchée » (tò enokhloúmenon), c'est en revanche
la faculté de notre âme qui subit l'obstacle du corps et en est affectée (voir la
note suivante).
167. « Cette autre faculté » (tò állo), c'est une autre faculté de l'âme, la
faculté rationnelle, qui subit l'obstacle du corps (voir la note précédente).
Comme Plotin le précise tout de suite, cette faculté de l'âme se consacre à la
science et à la connaissance véritables, qui s'exercent « dans les
démonstrations, dans les preuves et dans le raisonnement conduit par
l'âme ». Pour cette conception de la science, qui renvoie à la définition
célèbre de la pensée comme le « dialogue de l'âme avec elle-même », voir
Platon, Théétète, 190a et Sophiste, 263e.
168. La faculté rationnelle conduit l'âme jusqu'à l'intelligible, mais la vision
qu'elle peut avoir de ce qui est au-delà de l'intelligible, de l'Un (« ce qui est
vu »), n'est plus un acte rationnel, car l'Un et la contemplation de l'Un se
situent dans une dimension supérieure à celle de la connaissance rationnelle
et intellectuelle, comme Plotin l'a déjà expliqué supra, dans les chapitres 4-
7.
169. La contemplation de l'Un n'est pas une forme de connaissance
rationnelle qui implique la distinction entre un sujet connaissant et un objet
connu (voir la note précédente) ; en effet, il s'agit plutôt d'une vision
suprarationnelle et « extatique » (voir infra, chapitre 11, lignes 22-25), au
cours de laquelle le sujet, dépouillé de tout obstacle et de tout empêchement
du corps, se voit comme une unité pure et simple avec son objet, en
découvrant son origine et sa nature propre en l'Un lui-même et son identité
avec lui.
170. Puisque l'unité avec l'Un est la condition originaire de toutes choses,
celui qui parvient à la contemplation de l'Un et retrouve son unité avec lui
n'est plus un sujet « qui voit » un objet différent (voir la note précédente),
car, en ne faisant qu'un avec l'Un, il devient lui-même l'objet de sa propre
contemplation. Par ailleurs, ces expressions se révèlent déjà impropres, s'il
est vrai que la contemplation de l'Un implique, pour celui qui contemple,
l'unité avec l'Un ; dans ce cas, il n'y aura plus « deux choses » (le sujet qui
voit et l'objet qui est vu), mais une seule, car « ces deux choses n'en sont
qu'une ».
171. Plotin précise encore une fois ici la nature et les conséquences de la
contemplation de l'Un. Il s'agit, pour celui qui contemple, de faire coïncider
le centre de son âme avec le centre du tout qu'est l'Un (voir supra,
chapitre 8, lignes 1-22) ; ce faisant, il n'appartient plus à ce monde, mais il
se retrouve « là-bas », « devenu un » et ne faisant qu'un avec l'Un. Voilà
pourquoi, dans ces conditions, il « ne voit pas, ne distingue pas », car il n'est
plus lui-même, mais une seule chose avec l'Un.
172. Puisque ici-bas toutes les choses sont séparées et dispersées selon leurs
différences respectives, nous considérons l'Un, et nous parlons de lui,
comme de quelque chose d'absolument différent (de nous-mêmes et de
toutes choses), tandis que, si l'on parvient à la contemplation de l'Un, on ne
le voit plus comme quelque chose de différent, car on se voit un avec lui-
même. Cette difficulté est constitutive de la nature humaine, et elle dépend
de sa dualité : d'un côté, notre âme vient de l'Un et veut toujours s'unir à lui,
d'un autre côté, notre corps vient d'ici-bas et empêche donc l'âme de
remonter vers son origine et sa source. Cela explique aussi pourquoi « il est
si difficile de parler de la contemplation » : du point de vue de l'âme, la
contemplation n'est qu'une union véritable avec son principe ; du point de
vue du corps, il s'agit plutôt de se tourner vers un objet différent de lui.
173. Le savoir et l'expérience ultimes de la recherche philosophique ne
peuvent donc être ni exprimés ni enseignés « aux non-initiés », car ils
consistent, selon Plotin, en une vision soudaine à laquelle chacun doit
parvenir seul, s'il le peut. Cette idée correspond à la Lettre VII, 341c de
Platon, où il est expliqué que « les choses les plus importantes » ne peuvent
être enseignées comme les autres disciplines, « car il s'agit là d'un savoir
[…] qui, à la suite d'une longue familiarité avec l'activité en quoi il consiste,
et lorsqu'on y a consacré sa vie, soudain, à la façon de la lumière qui jaillit
d'une étincelle qui bondit, se produit dans l'âme et s'accroît désormais tout
seul » (trad. de L. Brisson, dans cette même collection).
174. La contemplation de l'Un implique une véritable union avec l'Un, de
manière que, comme Plotin l'a déjà expliqué supra, dans le chapitre 10,
lignes 9-13, il n'y ait pas deux choses, celui qui contemple et ce qui est
contemplé, mais une seule, car celui qui voit ne fait qu'un avec ce qui est vu.
Il s'agit donc d'une identification du sujet qui contemple avec son objet,
d'une union avec son objet qui « dépersonnalise » le sujet qui contemple.
Voilà pourquoi, après cette expérience de véritable « transfiguration » (« ce
qu'il était devenu quand il était uni à lui »), le sujet en garde une image ou
un souvenir plus ou moins précis. Et c'est exactement à partir de ce souvenir
que Plotin peut décrire dans la suite du chapitre les affections et l'état d'esprit
du sujet au cours de sa contemplation de l'Un (voir les notes suivantes).
175. Au cours de la contemplation de l'Un, qui est une véritable union avec
le principe (voir la note précédente), le sujet qui contemple devient lui-
même l'Un, car il s'identifie proprement avec lui. Dans ce cas, comme il n'y
a plus qu'une seule chose, le sujet et l'objet de la contemplation ne faisant
qu'un, il ne peut pas y avoir de différence ni d'altérité, ni par rapport à soi-
même ni par rapport aux autres choses, comme Plotin l'a déjà affirmé supra,
dans les chapitres 8, lignes 30-35, et 10, lignes 18-21.
176. Le sujet qui est monté jusqu'à l'Un ne pâtit d'aucune affection, car,
comme Plotin l'a déjà remarqué supra, dans le chapitre 9, lignes 13-15,
« c'est là que l'âme trouve son repos et qu'elle échappe aux maux, car elle est
remontée jusqu'au lieu qui est pur de tout mal. C'est encore là qu'elle pense,
c'est là qu'elle est impassible et c'est là qu'elle vit véritablement ».
177. Platon, Parménide, 142a3. Dans la conclusion de la première série de
déductions du Parménide (141e10-142a8), Platon explique que, si l'un est
vraiment tel, il ne peut même pas être (voir supra, notes 57 et 84) ; dans ce
cas, il ne pourra y avoir de lui ni connaissance, ni discours, ni nom, et il sera
par conséquent inconnaissable, indicible et innommable. Cette même
condition appartient aussi, selon Plotin, à celui qui, étant parvenu à la
contemplation de l'Un, ne fait qu'un avec lui, de manière qu'il n'est « plus du
tout lui-même », car, uni à l'Un et désormais « identifié » avec lui, il est
« devenu » l'Un.
178. C'est ainsi que l'on traduit le verbe grec enthousiázō, qui renvoie à une
forme de possession divine (enthousiasmós) en vertu de laquelle un sujet
n'agit plus par sa propre volonté, car il est « pris » (et véritablement
« possédé ») par la divinité. C'est bien le cas de celui qui contemple l'Un, et
qui, en ne faisant qu'un avec lui, en est à proprement parler « possédé ».
Platon, Phèdre, 252c-257d, décrit en ces termes l'effet de la passion d'amour
en ceux qui sont amoureux : il s'agit en effet d'une « manie » divine qui
dépend d'une possession absolue par la divinité. De même, dans l'Ion, 533e,
le cas examiné est celui de l'enthousiasmós divin qui caractérise les poètes.
179. Platon, Sophiste, 249a2.
180. Plotin revient encore une fois sur l'état de l'esprit du sujet qui
contemple l'Un. C'est un état d'absence de toute passion et de tout trouble,
une condition de coïncidence parfaite et complète avec soi-même et avec
l'Un, où toutes les choses s'identifient dans une unité absolue et permanente,
sans aucune modification ni aucun mouvement d'aucun genre.
181. L'Un étant au-delà de toutes choses, le sujet qui le contemple et qui
s'unit à lui doit se porter lui aussi au-delà du monde sensible (« les belles
choses ») et au-delà même des formes intelligibles (« le beau et le chœur des
vertus »). Cette « remontée » de la beauté sensible à la beauté intelligible
rappelle le Banquet de Platon, qui décrit le chemin du véritable philosophe
de la beauté des corps jusqu'à ce qui est le beau par lui-même (210a-211b),
qui coïncide, selon Platon, avec la forme du beau. Plotin ajoute encore une
étape supplémentaire, au-delà même de la forme du beau, qui conduit à la
source ultime de toute beauté qu'est l'Un. Le traité 1 (I, 6), Sur le beau, est
entièrement consacré à cette question.
182. Les statues ne sont que des images de la divinité, qui se trouve, elle, « à
l'intérieur », dans le sanctuaire, c'est-à-dire dans la partie la plus intérieure et
la plus sacrée du temple. Avant de rentrer dans le sanctuaire pour contempler
la divinité en elle-même, on doit passer par l'entrée du temple, où se trouvent
les images de la divinité, qui ne sont l'objet « que d'une contemplation
secondaire », car la vraie contemplation est celle qui a pour objet « le dieu
lui-même ». Cette métaphore illustre le parcours du sujet qui se consacre à la
contemplation de l'Un, en passant par les « images » et les « imitations » de
l'Un, avant d'arriver à la vision qui est une véritable union avec l'Un. En ce
sens, l'entrée dans le temple correspond au passage du monde sensible au
monde intelligible, tandis que l'entrée dans le sanctuaire correspond au
passage du monde intelligible à l'Un, situé au-delà de toutes choses et avant
toutes choses.
183. Le terme grec ékstasis indique, littéralement, une « sortie de soi-
même » (du verbe ex-ísthēmi, « se poser en dehors de soi-même », « sortir
de soi-même ») qui n'a pas forcément un sens religieux et des implications
mystiques, comme c'est normalement le cas dans les langues modernes. Il
renvoie plutôt à tout phénomène qui conduit un sujet à une condition de
« dépersonnalisation » et d'identification avec quelque chose qui est autre
que lui. Il s'agit donc, dans ce cas, de l'« extase » du sujet qui, en
contemplant l'Un, s'unit à lui en ne faisant qu'un avec lui. Sur ce sujet, voir
A. Kélessidou-Galanou, « L'extase plotinienne et la problématique de la
personne humaine » ; H. Thesleff, « Notes on unio mystica in Plotinus » ;
J. Bussanich, « Mystical elements in the thought of Plotinus » ; et surtout les
remarques prudentes et les suggestions générales de D.J. O'Meara, Plotin.
Une introduction aux Ennéades, p. 144-146.
184. Le terme grec epídosis peut signifier « accroissement », mais aussi
« abandon ». Les deux traductions seraient dans ce contexte tout à fait
possibles, car l'union avec l'Un est sans aucun doute, pour le sujet qui s'unit
à lui, un « abandon » de soi-même, mais aussi un « accroissement » de soi-
même. Pour éviter cette ambiguïté, on a choisi de traduire par le terme
« donation », car le verbe epidídōmi, d'où dérive le substantif epídosis, veut
dire littéralement « donner en plus », « rajouter ». Il s'agit donc ici, pour le
sujet qui doit contempler l'Un et s'unir à lui, de « se donner soi-même » à
l'Un, de « se consacrer entièrement » à lui.
185. Le terme grec perinóēsis, plutôt rare, renvoie à une forme de réflexion
ou d'intellection (nóēsis) intense et profonde, qui examine son objet en le
considérant de tous les points de vue possibles et en le « parcourant » (perí)
en tous les sens possibles. Voilà pourquoi on a choisi de traduire ce terme
par « méditation ».
186. C'est par ces deux termes (« coïncidence » et « union ») que l'on rend le
grec epharmogé, qui indique, littéralement, l'« ajustement » de deux choses
ou plus, par leur « union » ou par leur « coïncidence » réciproques.
187. « Si l'on veut contempler ce qui se trouve à l'intérieur du sanctuaire »,
c'est-à-dire l'Un lui-même (voir supra, note 182), on doit « sortir de soi-
même » pour s'approcher de l'Un, « se simplifier » pour se faire un, « se
consacrer » entièrement à l'Un, « désirer » le contact avec l'Un, « se
concentrer sur soi-même » pour parvenir à une union parfaite avec l'Un.
Tout cela, selon Plotin, n'est plus vraiment une forme de contemplation, mais
« une autre manière de voir », un mode de vie et de connaissance qui est au-
delà de la vie et de la connaissance ordinaires, sans lequel le contact avec
l'Un et sa présence ne seraient pas possibles.
188. Comme il a été annoncé supra, lignes 6-7, puisque celui qui a
contemplé l'Un « en garde en lui-même une image », on peut dire en quoi
consiste l'expérience de la contemplation et quelles sont les affections de
celui qui a contemplé, même si cette exposition n'est qu'une image floue et
une imitation faible de l'expérience de la contemplation en elle-même, que
l'on ne peut exprimer que par énigmes, comme Plotin le précise
immédiatement.
189. Le discours qui explique comment parvenir à la contemplation de l'Un
et en quoi elle consiste n'est qu'une image et une imitation de l'expérience
véritable de la contemplation (voir la note précédente) ; en tant qu'image et
imitation, ce discours s'exprime par métaphores et par énigmes qu'il faut
interpréter. Ce sont donc les « interprètes avisés » qui peuvent comprendre,
en trouvant « la solution de l'énigme », comment parvenir jusqu'à l'Un.
Plotin fait peut-être allusion ici à la tradition de l'exégèse allégorique des
cultes des mystères, telle qu'on la trouve évoquée, par exemple, chez Philon
d'Alexandrie. Voir à ce propos J. Pépin, Mythe et allégorie, p. 190-192.
190. Platon, Phèdre, 245c9.
191. Même s'ils ne parviennent pas à la contemplation de l'Un et à l'union
avec lui, les « interprètes avisés » (voir supra, note 189) savent que, pour
pouvoir contempler le principe qu'est l'Un, il faut se faire « un », en
retrouvant le principe « unitaire » qui est en nous ; ce n'est que dans ce cas,
une fois que nous sommes devenus « uns », que nous serons semblables à
l'Un et que nous pourrons donc nous unir à lui. Le principe selon lequel « le
semblable connaît le semblable », et peut donc s'unir à lui, est très ancien :
on en trouve par exemple des traces assez claires chez Philolaos, DK 44 A
29 (cité dans Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 92) ; Empédocle,
DK 31 B 109 (cité dans Aristote, De l'âme, I, 2, 404b8 ; Métaphysique, B, 4,
1000b5) ; Démocrite, DK 68 B 164 (cité dans Sextus Empiricus, Contre les
savants, VII, 116). Voir aussi supra, note 140.
192. Plotin insiste sur la « préparation » à la contemplation (« les choses
divines que l'âme peut avoir avant même de contempler »), qu'il ne faut
absolument pas « négliger », même si la vision de l'Un et l'union avec lui ne
peuvent s'obtenir que par la contemplation directe et immédiate du principe.
193. Si l'âme « descend » ainsi (dans le sensible), elle corrompt sa nature
originaire et peut se perdre dans le mal, qui est une forme de non-être, mais
elle ne pourra en aucun cas se perdre complètement et se dissoudre dans le
non-être absolu, car sa nature originelle la maintient toujours en relation
avec son principe qu'est l'Un.
194. Si l'âme parcourt son chemin « naturel », vers son principe, elle
parvient à l'Un, où il n'y a plus d'altérité ni de multiplicité. « Parvenir à
l'Un » signifie alors, pour l'âme, être en son principe, donc en elle-même, au-
delà de toutes choses, de toute altérité et de toute multiplicité. Sur cette
« course » de l'âme vers son principe, voir le traité 38 (VI, 7), 22, 15-20 ; et
l'étude de J.-L. Chrétien, « Plotin en mouvement ».
195. Platon, République, VI, 509b9. Cette expression, dont Platon se sert
pour décrire le statut de la forme du bien, est employée par Plotin à propos
de l'Un, qui n'est pas une « réalité », mais « au-delà de la réalité » (voir aussi
sur ce sujet la Notice, p. 64-66 ; et les études de J. Whittaker, « EPEKEINA
NOU KAI OUSIAS » ; et de M. Baltes, « Is the idea of the good in Plato's
Republic beyond being ? »). De même, l'âme qui contemple l'Un, et qui
s'unit à lui, doit être, elle aussi, « au-delà de la réalité ».
196. Platon, République, VII, 532e3. Plotin revient encore une fois sur
l'expérience de la contemplation de l'Un et de l'union avec lui. Parvenir à la
« fin du voyage » signifie, pour l'âme, revenir à son principe, comme une
copie qui retrouve son modèle, ou encore comme une image qui rejoint son
archétype. Et c'est exactement parce que chaque âme n'est qu'une copie ou
une image de l'Un, qu'elle peut partir d'elle-même pour parvenir à l'Un.
197. C'est donc par l'exercice des vertus que l'on peut retrouver, même après
la contemplation de l'Un, la voie vers le savoir, et par là, vers l'Un. À côté de
l'« extase » et de l'union « extatique » avec l'Un, Plotin indique ici un
deuxième chemin qui conduit au principe et qui se fonde sur la rigueur
éthique (les vertus) et sur la recherche philosophique (le savoir).
198. Platon, Phèdre, 248a1 ; Théétète, 176a1-2.
199. Dans cette conclusion célèbre, Plotin décrit la condition des hommes
qui, en abandonnant les choses sensibles et les passions du corps, se dirigent
vers le principe de toutes choses, en trouvant en lui le plaisir et la vie
véritable. Il s'agit toujours, dans ce contexte, d'une « fuite » d'un sujet
singulier vers son principe, ce qui implique un effort et une recherche
solitaires que l'on ne peut ni apprendre ni enseigner (voir supra, lignes 2-4).
Sur cette « fuite », qui suppose une séparation radicale et définitive du
monde sensible, on lira l'article de P. Hadot, « La métaphysique de
Porphyre », p. 128 ; et, du même auteur, Plotin, Traité 9 (VI 9), p. 51-52.
D.J. O'Meara, Plotin. Une introduction aux Ennéades, p. 146-148, parle à
son propos d'une « éthique de la fuite » du monde qui devient une « éthique
du don », puisque l'exemple ascétique du maître donne aux disciples un
modèle de sagesse et de vertu qui conduit à l'union avec le principe et au
bonheur qui en résulte. L'expression qui conclut ce traité figure presque à
l'identique en 1 (I, 6), 7, 9 ; 10 (V, 1), 6, 11-12 ; et 38 (VI, 7), 34, 7-8 ; elle
était déjà employée par Numénius, fr. 2 et 19 des Places, probablement pour
faire allusion à l'union avec la divinité. Sur ses origines, voir M. Atkinson,
Ennead V 1 : On the Three Principal Hypostases, A Commentary with
Translation, p. 131-132 et P.A. Meijer, op. cit., p. 157-162.
TRAITÉ 10 (V, 1)

Sur les trois hypostases


qui ont rang de principes

Présentation et traduction
par
Francesco FRONTEROTTA
NOTICE

Selon l'ordre chronologique établi par Porphyre, le traité 10 (V, 1), Sur
les trois hypostases qui ont rang de principes, suit immédiatement le traité
9 (VI, 9), Sur le Bien ou l'Un, dont il entend pour partie poursuivre
l'examen. En effet, si l'Un est la réalité merveilleuse et toute-puissante qu'a
décrite le traité 9, et que l'Âme en provient, pourquoi cette dernière s'est-
elle éloignée d'une telle source ? Et, s'éloignant ainsi de son principe pour
parvenir jusqu'au sensible, comment se fait-il qu'elle y demeure ? Ces
questions donnent au traité 10 son point de départ : Plotin se propose d'y
expliquer comment toute réalité, se séparant de son géniteur, « fléchit » et
contribue à une progressive dégradation du réel. Plotin retrouve ainsi une
question plus générale, celle qui est relative à la manière dont l'Un, le
premier principe de toutes choses, engendre les réalités qui viennent après
lui à la faveur d'une descente où chaque réalité est produite par celle qui la
précède et produit à son tour celle qui la suit. Afin de résoudre l'ensemble
des difficultés attachées à ces questions, Plotin clarifie ici la nature des
relations qu'entretiennent l'Un, l'Intellect et l'Âme, les trois réalités ou
principes que le titre de ce traité, choisi par Porphyre, désigne comme des
« hypostases ».
Le traité 10 se divise en quatre parties, que l'on peut aisément distinguer.
Dans les chapitres 1-3, Plotin se prononce sur la condition de l'Âme, sur sa
nature et son activité, pour montrer comment, après avoir été engendrée par
l'Intellect, elle s'en écarte pour venir donner la vie et l'ordre à l'univers
sensible. Les chapitres 4-7 étendent ensuite leur examen à l'Intellect et au
monde intelligible, dont Plotin expose la structure et la génération à partir
de l'Un. Le cadre général de la doctrine des trois réalités véritables étant
ainsi établi, Plotin consacre les chapitres 8-9 à un examen des philosophies
antérieures, dont l'objet est d'apercevoir si, des présocratiques à Platon et à
Aristote, cette doctrine a trouvé des précédents, fussent-ils indirects ou
allusifs. Les chapitres 10-12 reviennent alors à la succession des trois
réalités, pour expliquer qu'elles sont aussi en nous, dans nos âmes
individuelles, et que cela doit nous permettre d'abandonner le monde d'ici-
bas pour retrouver notre origine divine. C'est sur cette exhortation à fuir les
« bruits sensibles » qui nous entourent et à consacrer notre attention aux
« sons intelligibles » qui viennent de l'intérieur de nous-mêmes, que se
conclut le traité.

L'Âme

Le traité s'ouvre sur la question de l'« oubli » des âmes qui, ignorant leur
principe et s'ignorant elles-mêmes, abandonnent leur source divine pour
s'élancer dans la réalité inférieure. Cette « chute » volontaire résulte avant
tout de l'audace (tólma) de l'âme, de l'indépendance et du libre exercice de
la volonté qui lui appartiennent une fois qu'elle a été engendrée. Car c'est
dès sa naissance que l'âme exerce le mouvement dont elle est douée pour
courir dans une direction opposée à celle de son principe ; ce faisant, elle
s'en éloigne on ne peut plus, au point d'en oublier son origine et sa lignée.
Tombée dans le sensible, ayant oublié sa condition précédente, l'âme est
dominée par l'admiration et l'estime des choses qu'elle rencontre ici-bas,
auxquelles elle se croit inférieure parce qu'elle ne connaît plus sa nature et
sa puissance et qu'elle se considère comme la plus méprisable et « la plus
mortelle des choses ». Il lui faut donc le secours d'un discours, ou plutôt
d'un raisonnement, pour lui rappeler la supériorité de son origine et de sa
condition, et lui permettre de se connaître elle-même comme de comprendre
le rôle qui lui échoit par nature.
L'argument de ce raisonnement, qui est développé dans le chapitre 2, est
le suivant. Toute âme individuelle provient d'une « grande âme », qui
correspond à l'âme du monde que Platon décrit dans le Timée, 34a-40d.
L'âme du monde produit et anime tous les vivants, le ciel, la terre et tous les
astres ; alors même que ces réalités sont sujettes au devenir, à la génération
et à la corruption, l'âme du monde leur donne un mouvement et un ordre
parfaits, et cela tout en restant en elle-même. Car l'âme du monde,
s'écoulant partout comme les rayons du soleil, parvient à remplir le monde
sensible, à pénétrer chacune de ses parties, de telle sorte que le corps du
monde soit tout entier animé et mû. C'est parce que l'âme est antérieure au
corps, à tous égards, qu'elle donne ainsi la vie à chaque chose en lui étant
présente, non pas en se dispersant ou en se fragmentant, mais en embrassant
le corps de l'univers de l'extérieur, en l'entourant complètement, et en lui
donnant ainsi cette image de l'unité qui est le propre des réalités
supérieures. Le monde sensible tout entier est de la sorte rendu divin par
l'âme ; qui insuffle la vie et la divinité dans la totalité des corps, là où, sans
l'âme, tout élément corporel serait inanimé et mort. L'âme ne doit donc pas
se perdre dans le sensible, car elle est supérieure au sensible ; par
conséquent, c'est l'âme qu'il faut admirer et estimer plus que les choses
sensibles, si l'on veut comprendre la hiérarchie du réel et si l'on veut
parvenir à ce qui est premier.
La remontée des âmes individuelles à l'âme du monde et à son action
« vivifiante », puis de l'âme du monde à la nature de l'Âme en général,
prépare un argument qui occupe le chapitre 3. Si l'Âme est bien telle qu'on
vient de la décrire, affirme Plotin, c'est nécessairement grâce à elle que l'on
pourra parvenir à la réalité supérieure qui engendre l'Âme et dont l'Âme
n'est qu'une image. En reprenant la distinction que les stoïciens (à la suite
de Platon et d'Aristote) faisaient entre le discours « prononcé » (lógos
prophorikós) et le discours « intérieur » (lógos endiáthetos) que l'on
prononce « dans l'âme », Plotin soutient que l'Âme est la raison (lógos) de
l'Intellect qui l'a engendrée. L'activité propre de ce dernier est la pensée
pure, qui produit au-dehors de lui des effets, par épanchement et
surabondance. Et l'activité intellectuelle ainsi répandue en vient à subsister
à la manière d'une réalité indépendante, de nature intellectuelle elle aussi,
mais plus faible et moins pure que ne l'est l'Intellect : il s'agit de l'Âme.
L'infériorité de l'Âme par rapport à l'Intellect vient de ce que l'Intellect
exerce une pensée pure et intuitive, la nóēsis, sur des objets éternels qu'il
comprend en lui-même, les formes intelligibles, alors que l'Âme exerce une
forme de pensée inférieure, la diánoia, qui procède au moyen de discours et
de raisonnements et ne trouve ses objets qu'à la condition de se tourner vers
l'Intellect, c'est-à-dire vers les formes intelligibles. Ce n'est donc qu'en
restant « attachée » à l'Intellect que l'Âme peut être en acte et devenir ainsi
plus divine ; en revanche, si elle s'éloigne de l'Intellect, elle cesse d'exercer
son activité propre et se dirige alors « en bas », devenant ainsi la proie des
passions et des vices qui affectent ses activités inférieures.
La distinction d'origine platonicienne (voir notamment République, V,
510b-511e, où Platon expose la célèbre « théorie de la ligne ») entre la
pensée intuitive, l'intellection (nóēsis) qui est la forme de pensée la plus
pure parce qu'elle voit et saisit immédiatement son objet, et la pensée
discursive (diánoia), qui n'a pour sa part qu'une perception rationnelle et
médiate de son objet, est ainsi appliquée à la succession de l'Intellect et de
l'Âme, de façon à établir la supériorité et l'antériorité du premier sur la
seconde. La démonstration que conduisent les trois premiers chapitres du
traité jette une lumière particulièrement crue sur le statut ambigu de l'Âme,
qui est à la fois la réalité divine qu'engendré l'Intellect et qui est toujours
tournée vers lui, mais aussi celle qui choisit volontairement et audacieuse-
ment de descendre dans le sensible pour l'animer et l'ordonner, au risque de
s'y perdre. Aussi le traité 10 pose-t-il les deux questions qui sont attachées à
l'« audace » de l'âme : pourquoi s'écarte-t-elle de son principe pour
descendre dans le sensible, et cette descente est-elle nécessaire ou bien
résulte-t-elle d'une « faute » commise par l'Âme ? Le traité 6 (IV, 8), dont le
titre est justement Sur la descente de l'âme dans les corps, a déjà entrepris
d'y répondre, notamment dans son chapitre 4, où Plotin dissipait cette même
ambiguïté en expliquant que l'Âme s'éloigne de l'Intellect pour venir
s'occuper du monde sensible dans son ensemble sous la forme de l'âme du
monde, tout comme les âmes individuelles s'éloignent de l'âme du monde
pour descendre dans les corps particuliers, du fait de leur volonté « d'être à
elles-mêmes », et donc de leur audacieux désir d'autonomie et
d'indépendance à l'égard du principe qui les a engendrées. Mais cette
descente dans le sensible et dans les corps est aussi bien la fonction propre
des âmes que la divinité envoie dans l'univers corporel pour l'ordonner. De
la sorte, s'il y a une faute des âmes, celle-ci apparaît bien nécessaire,
inévitable et, pour tout dire, décidée ou « destinée » par la divinité. Les
deux aspects de la descente peuvent donc être tenus pour complémentaires.
Du point de vue « subjectif » qui est celui de l'Âme, le choix de descendre
dans le sensible est parfaitement volontaire, et il ne peut donc être imputé à
la divinité ; c'est ainsi que Plotin préserve la liberté individuelle. Mais du
point de vue cette fois « objectif » qui est celui de l'ensemble du réel, la
descente dans les corps sert à garantir l'ordre, le mouvement, la vie et la
perfection relative que l'Âme confère au monde sensible. Aussi le mal
qu'est la descente dans les corps n'est pas directement voulu par la divinité,
mais jl est choisi par l'Âme elle-même, et ce libre choix de l'Âme, qui est la
preuve de son autonomie, permet à son tour de fonder l'ordre et la
disposition nécessaires du réel. Il faut enfin ajouter que la descente dans les
corps n'est qu'un mal relatif pour les âmes, qui peuvent tirer profit de cette
expérience pour remonter en connaissance de cause dans un monde
intelligible qu'elles n'ont jamais entièrement quitté, du fait de leur nature
intellectuelle.

L'Intellect

C'est avec l'Intellect, le principe auquel les âmes doivent remonter, que
Plotin poursuit alors, dans le chapitre 4, son examen des réalités véritables.
L'Intellect contient en lui-même toutes les formes intelligibles, c'est-à-dire
les archétypes du monde sensible en vertu desquels ce monde possède la
perfection qui lui est propre. Toujours immobile, l'Intellect n'est ni en un
lieu ni dans le temps ; il n'éprouve aucun besoin et ne se meut donc pas ni
ne change. Il est ainsi toutes choses ensemble.
Mais cette description du monde intelligible, que Plotin avait déjà
proposée dans le traité 5 (V, 9), notamment dans les chapitres 5-9, est ici
complétée par une réflexion sur le statut de l'Intellect et la structure du
monde intelligible. La nature de l'intelligible n'est en effet que « pensée » et
« être », et cela dans la mesure où l'Intellect, en pensant ses objets, les
formes, les fait exister en leur donnant l'être, tandis que les formes, en se
posant comme objets de la pensée de l'Intellect, suscitent en lui la pensée et
lui permettent d'être ainsi une réalité pensante. L'Intellect et les formes se
possèdent donc réciproquement pour l'éternité, le premier étant « ce qui
pense », la pensée elle-même qui pense les objets qu'elle possède, les autres
étant « ce qui est pensé », les objets existants qui sont pensés par l'Intellect.
Cette unité indissoluble de la pensée et de l'être, puisqu'elle est l'unité d'une
pluralité d'éléments (elle est d'emblée la dualité de la pensée et de l'être),
exige nécessairement une cause ultérieure, parfaitement simple et
absolument « une ». Avant que d'y venir, Plotin précise encore qu'afin de
rendre compte de la pensée, et conformément à la leçon du Sophiste de
Platon (254b-255e), il faut poser parmi les réalités intelligibles premières
l'être, l'identité (pour que « ce qui pense » et « ce qui est pensé » restent
identiques à eux-mêmes), la différence (pour pouvoir distinguer entre eux
« ce qui pense » et « ce qui est pensé »), le repos (pour que « ce qui pense »
et « ce qui est pensé », et la pensée elle-même, restent immobiles, sans subir
aucune modification) et enfin le mouvement (parce que la pensée implique
un mouvement « cognitif » que « ce qui pense » fait subir à « ce qui est
pensé »). À la suite des cinq genres du Sophiste, il faut admettre les
catégories aristotéliciennes du nombre et de la quantité (qu'impliqué la
multiplicité des intelligibles) comme de la qualité (afin de distinguer ce qu'il
y a de spécifique en chaque chose). Cette analyse « dialectique » de l'être,
qui permet de distinguer les genres premiers constitutifs de la réalité
intelligible, sera reprise avec plus de détails, sans modification de fond
toutefois, dans les traités ultérieurs : en 34 (VI, 6), 9 ; en 38 (VI, 7), 13 ; ou
encore en 43 (VI, 2), 7-8.
En dépit de sa perfection, l'Intellect est bien une multiplicité, dont le
chapitre 5 examine la genèse. La première explication qu'on peut donner,
conformément aux leçons des traités 7 (V, 4) et 9 (VI, 9), notamment
chapitres 3 et 5-6, est celle qui enseigne que toute multiplicité a pour cause
un principe absolument simple et « un ». C'est en effet que la multiplicité ne
saurait être première, mais qu'elle doit provenir d'une réalité non multiple.
Aussi est-ce l'Un, premier principe absolument simple, qui engendre la
dualité (dyade) indéterminée. Indéterminé lorsqu'il est engendré par l'Un,
l'Intellect se tourne vers son géniteur et le voit : cette vision, qui coïncide
avec l'intellection qui est son activité propre, permet à l'Intellect de recevoir
du premier principe sa détermination. Cette « vision » du principe a pour
double effet de « déterminer » la réalité engendrée et, en même temps, de
lui permettre de prendre conscience de l'altérité qui la distingue de son
principe. Ce processus d'engendrement soulève plusieurs questions. Il faut
d'abord expliquer pourquoi l'Un, plutôt que de produire toutes choses, n'est
pas resté en lui-même. Puis ensuite, il faut rendre compte des modalités
exactes du « retour » (epistrophḗ) que chaque réalité engendrée accomplit
vers son principe. Les chapitres 6-7 s'attachent à ces deux difficultés. En
premier lieu, Plotin refuse l'hypothèse que l'Un ait pu choisir de produire
toutes choses ou qu'il l'ait fait d'un mouvement volontaire : ni l'un ni l'autre
de ces deux cas de figure n'est admissible, puisqu'il n'existe rien au-dehors
de l'Un vers quoi celui-ci pourrait se mouvoir, et que le principe de toutes
choses ne saurait éprouver le moindre besoin. L'Un ne peut donc vouloir
produire quoi que ce soit. Pour cette raison, la production de toutes choses a
lieu sans que l'Un se mette aucunement en mouvement, sans qu'il le veuille
et sans que rien en lui soit modifié. Comme le dira plus explicitement le
traité 11 (V, 2), 1, c'est par « surabondance » que l'Un engendre et qu'il
répand autour de lui, à la manière du soleil, un « rayonnement » illimité qui
acquiert une existence indépendante et qui devient cette réalité autonome et
distincte de l'Un qu'est l'Intellect. L'Intellect est ainsi l'effet de l'activité
« surabondante » de l'Un. Parce qu'il participe à la nature de l'Un tout en
étant inférieur à lui, l'Intellect a besoin de son principe et cherche à s'unir à
lui, en se tournant vers lui pour le regarder. C'est donc en cette vision que
consiste l'activité intellectuelle, l'« intellection » qui est le propre de
l'Intellect. Après quoi, comme l'a déjà expliqué le chapitre 3, l'Intellect à
son tour engendre l'Âme.
L'explication de la génération de l'Intellect par l'Un se poursuit dans le
chapitre 7, dont le texte, probablement corrompu, obscurcit toutefois
l'argument. Tel qu'on peut le lire, ce chapitre s'efforce de préciser, au moyen
de comparaisons, la manière dont la puissance illimitée de l'Un engendre
quelque chose de différent de lui, en l'espèce de l'Intellect. En participant à
la puissance de l'Un, l'Intellect est « rendu parfait » lorsque, recevant de
l'Un toutes choses sous une forme indéterminée, il les pense et les
détermine, les faisant ainsi exister en lui à la manière de réalités
intelligibles, de Formes déterminées. Plotin compare l'Intellect à Kronos, le
dieu « éternellement rassasié » qui engloutit ses rejetons immédiatement
après leur naissance, pour ne pas les abandonner à l'autorité de son épouse
Rhéa, qui symbolise le devenir perpétuel de la matière et des corps. Ainsi
constitué dans sa perfection, l'Intellect, suivant un principe que l'on trouve
formulé chez Aristote (De l'âme, II, 4, 415a26-28), est prêt à engendrer à
son tour, et son activité de production, qui imite celle de l'Un à un moindre
degré, fait naître l'Âme. Cette dernière, parce qu'elle provient de l'Intellect,
est elle aussi une réalité intellectuelle, mais elle possède cependant une
forme inférieure et discursive de pensée. Tout comme l'Intellect par rapport
à l'Un, l'Âme aussi « tourne » autour de l'Intellect, car elle en a besoin et
elle l'aime ; pour cette raison, elle reste d'un côté toujours « attachée » à lui,
même si, d'un autre côté, elle profite de son indépendance et de sa liberté
pour avancer « vers le bas », en produisant les choses inférieures qui
viennent après elle. Mais Plotin s'arrête là, car, comme il le dit à la fin du
chapitre 7, les « choses divines », c'est-à-dire les réalités premières que sont
les trois « hypostases », s'arrêtent à l'Âme. Après, ce ne sont que la matière
et les corps. Le tour est maintenant complet, et le traité 10 parvient ici à une
conclusion provisoire, dans la mesure où le but énoncé dans le chapitre 1
était justement de comprendre la structure du réel, de l'Un jusqu'à l'Âme, et
de montrer aux âmes individuelles, perdues dans le sensible, la noblesse de
leur « lignée » et la supériorité de leur origine et de leur nature par rapport
aux corps où elles sont descendues.
Une dernière remarque concernant le problème fondamental de la
succession des « hypostases », et donc de la génération successive de
l'Intellect (par l'Un) et de l'Âme (par l'Intellect). On peut constater comment
Plotin insiste sur le concept d'epistrophḗ, que l'on a choisi de traduire par
« retour ». Il s'agit sans aucun doute du concept-clé pour expliquer et pour
justifier la génération de toute réalité à partir de celle qui la précède et, en
même temps, sa précédence et sa supériorité par rapport à celle qui la suit :
en un mot, l'ordre du réel dans son ensemble. En effet, toute réalité, quand
elle parvient à sa maturité, engendre par sa puissance une autre réalité qui,
dès qu'elle est engendrée, « se tourne » vers celle qui l'a engendrée par un
mouvement spontané et naturel, en vertu duquel elle est déterminée : c'est
en fait par ce « retour » que l'engendré, en regardant son principe et en se
distinguant de lui, peut se déterminer comme une réalité autonome et
indépendante de son principe. La réalité engendrée est inférieure à celle qui
l'a engendrée, elle lui ressemble dans une certaine mesure, elle l'aime et elle
en a besoin, justement parce qu'elle en provient ; mais cette ressemblance
n'est cependant pas réciproque, car la réalité qui engendre, puisqu'elle est
supérieure à l'engendré, n'en a pas besoin et ne cherche pas à s'unir à lui.
Toute réalité provient donc de la « surabondance » de celle qui la précède,
sans que ce processus puisse être renversé : l'engendré aspire toujours à
retourner là d'où il vient, tandis que la réalité qui engendre n'a même pas
choisi d'engendrer, car son activité de production dépend d'une
« surabondance » dont elle n'a même pas été consciente.
La réalité tout entière « s'incline » donc par une nécessité ontologique ou,
si l'on veut, « énergétique », même si elle « remonte » du fait du manque et
de ce désir du supérieur qui pousse toute réalité inférieure vers son principe.
Cette « asymétrie », ou plutôt, cette conception « asymétrique » de toutes
choses, explique la « dégradation » progressive du réel qui, à partir de l'Un,
conduit jusqu'à l'Âme et aux réalités qui lui sont inférieures.

L'examen des philosophes antérieurs


Une fois achevé l'exposé de sa théorie des trois réalités, Plotin se
consacre, dans les chapitres 8-9, à un examen des doctrines des philosophes
anciens, des présocratiques à Platon et à Aristote, pour se demander dans
quelle mesure ces prédécesseurs se sont ou non approchés de la « vérité ».
Parmi eux, seuls Platon et les pythagoriciens ont su concevoir la structure
hiérarchique de la réalité. Quant à Anaxagore, Héraclite ou encore
Empédocle, ils ont certes fait allusion à la perfection de la réalité
intelligible, mais sans distinguer convenablement les intelligibles du
premier principe qui les a engendrés et qui leur est supérieur. Selon Plotin,
Parménide a indubitablement identifié la pensée et l'être, mais il a lui aussi
échoué à distinguer cette unité multiple de l'Un au sens propre, qui n'admet
en lui-même aucune pluralité. Aristote, enfin, avec sa théorie des « moteurs
intelligibles » et des « sphères célestes » (Métaphysique, Λ, 7-8), a fait d'un
premier moteur la cause du mouvement de toutes les réalités, et lui a
reconnu pour seule activité la pensée de soi. Mais parce que la pensée
suppose un sujet pensant et un objet pensé, ce qui se pense soi-même ne
peut être ni véritablement un ni premier. En outre, parce qu'il a introduit une
pluralité de « moteurs intelligibles », Aristote semble avoir multiplié à
l'infini les principes, au risque de ne plus pouvoir rendre compte de la
manière dont ceux-ci produisent harmonieusement l'ordre et la perfection de
l'univers, si ce n'est au moyen d'arguments que Plotin juge peu
vraisemblables.
Platon, qui suivait sans doute les enseignements pythagoriciens, est donc
le seul philosophe qui expose dans ses écrits la doctrine des trois principes.
Dans les Lettres II et VI, que tous les Anciens tenaient pour authentiques,
Plotin affirme ainsi trouver les trois réalités que sont (1) le « roi du tout »,
qui est aussi le « père de la cause » et le « Bien » situé « au-delà de
l'Intellect et de la réalité existante », c'est-à-dire l'Un, puis (2) la « cause »
qui en provient et qui coïncide avec le monde intelligible des Formes et
avec l'Intellect dans sa fonction démiurgique qui, tel que le décrit le Timée
(34b-35b ; 41d4-5), produit enfin (3) l'âme. Mais c'est plus encore dans le
Parménide, tel que le traité 9 (VI, 9) l'a interprété, que Plotin trouve une
description adéquate des trois réalités premières : les trois séries de
déductions que Plotin distingue dans ce dialogue évoqueraient ainsi l'Un
« au sens propre, l'unité pure, simple et non composée, dont il faut dire
qu'elle est au-delà de l'être et de toutes choses, et qu'elle ne peut pas être
connue, pensée ou dite, car elle n'est même pas (137c-142a) ; puis l'« un-
plusieurs » (144b) que Plotin identifie à l'Intellect, c'est-à-dire à une unité
organique qui n'est pas simple mais qui admet des distinctions et qui
comprend même différentes parties (144b) ; et enfin cet « un-plusieurs »
(155e) qui désigne l'Âme, en l'espèce d'une réalité plurielle qui ne conserve
désormais plus qu'une image de l'unité originaire.
Ainsi, dans la mesure où les dialogues de Platon exposent déjà la vérité,
la réflexion philosophique ne doit consister qu'en leur interprétation. C'est
bien un rôle d'interprète, de commentateur, que Plotin choisit ici de
s'attribuer, en se présentant comme un lecteur fidèle et attentif, dont la tâche
se borne à préciser quelques leçons des écrits platoniciens, de façon que la
vérité qu'ils contiennent soit rendue parfaitement explicite.

Les trois réalités véritables se trouvent aussi dans l'« homme


intérieur »

Dans les trois derniers chapitres du traité, Plotin résume brièvement la


doctrine qu'il vient d'exposer afin d'examiner à nouveaux frais la difficulté
inhérente au statut de l'Âme. Les chapitres 1-3 avaient évoqué la manière
dont l'Âme oublieuse, s'éloignant de son principe, se précipitait dans le
sensible et dans les corps. De façon à expliquer comment les âmes peuvent
remonter dans la « hiérarchie » de la réalité et retrouver ainsi la place qui
leur est propre, Plotin soutient dans les chapitres 10-12 que même les âmes
individuelles descendues dans les corps conservent en elles une image des
trois réalités, une image qui peut les conduire et les soutenir dans leur
remontée au-delà des corps, vers l'intelligible.
Chaque âme individuelle est une partie de cette réalité divine qu'est
l'Âme en général, et chacune possède un intellect qui raisonne, quand
l'Intellect lui permet de raisonner en lui donnant les formes intelligibles en
guise d'objets de son raisonnement. Lorsqu'elle se consacre aux
raisonnements purs, sans se servir du corps, l'âme individuelle participe à
l'activité intellectuelle pure de l'Intellect et dans cette mesure, dit Plotin,
« on ne se tromperait pas en la posant dans le monde intelligible comme
séparée du corps et non mélangée à lui ». L'exhortation platonicienne à
séparer l'âme du corps (qu'on trouve par exemple dans le Phédon, 67c) est
ainsi une exhortation à l'exercice de la pensée rationnelle pure, qui doit
permettre à l'âme de s'isoler du corps. Par ailleurs, poursuit Plotin dans le
chapitre 11, si l'âme individuelle est capable de raisonner par elle-même,
sans l'aide du corps et en prenant pour objets des réalités éternelles et
immuables comme le Juste en soi ou le Beau en soi, c'est que le Juste en soi
et le Beau en soi, les Formes du juste et du beau, existent avant l'âme dans
la perfection de l'Intellect qui les possède toutes et chacune éternellement.
Et quand l'âme, au cours de ses raisonnements, a recours à de telles réalités,
elle parvient alors à « toucher » l'intelligible parce que l'Intellect se trouve
en quelque sorte présent en elle ; plus encore, si l'Intellect est en elle, tel
doit aussi être le cas du principe de l'Intellect, l'Un.
Puisqu'elle possède en elle-même une image des trois réalités véritables,
et qu'elle n'en est d'aucune manière séparée, l'âme peut être comparée à un
cercle qui tourne autour du centre qu'est l'Un et dont tous les rayons
parviennent au centre. C'est ainsi que toute âme individuelle est
constamment « en contact » avec l'Un et qu'elle peut le retrouver en elle-
même, parce qu'elle est en relation avec lui comme le sont aussi les points
du cercle qui, par les rayons, se portent vers le centre, sans que cette
continuité absolue soit jamais interrompue. Mais si la condition des âmes
individuelles est telle que l'a décrite Plotin, le problème se pose de savoir
pourquoi, « tout en possédant de si grandes choses » en nous-mêmes, nous
n'en sommes pas conscients et restons le plus souvent inertes dans les
activités les plus importantes et les plus pures parmi celles qui
appartiennent à nos âmes.
La réponse que Plotin donne à cette question, dans le chapitre conclusif
du traité 10, se fonde sur la distinction des facultés de l'âme. Bien qu'elle ait
en elle-même une image des trois réalités, l'âme pourrait ne pas en avoir
conscience, car elle est composée d'une faculté rationnelle qui raisonne,
mais aussi d'une faculté sensible qui perçoit. Or, pour que l'âme tout entière
soit consciente de quelque chose, il faut que cet objet affecte d'abord la
sensation avant de parvenir à la faculté rationnelle. Nous ne pouvons donc
connaître les trois réalités qui sont en nous qu'à la condition que la sensation
soit tournée vers l'intérieur de notre âme et qu'elle puisse ainsi percevoir ce
qui est présent en elle. Négligeant autant que possible les « bruits
sensibles », l'âme doit se mettre à l'écoute des « sons intelligibles » qui
proviennent des réalités dont elle a en elle-même une image.
Le traité 10 aura ainsi développé certains des thèmes du traité 9 (VI, 9),
et plus particulièrement celui de la procession de l'Intellect depuis l'Un et de
l'Âme depuis l'Intellect, quand le traité 9 s'était pour sa part et avant tout
consacré au statut du premier principe et à son rôle de cause première de
toutes choses. Plotin doit encore expliquer que cette hiérarchie
« hypostatique » du réel n'introduit ni rupture ni discontinuité dans la
procession de toutes choses depuis l'Un. Il reviendra au traité 11 (V, 2), qui
suit, de l'établir. Au sein de l'ensemble cohérent que constituent les traités 9
à 11, le traité 10 a cette particularité remarquable d'être le seul à proposer
un exposé à la fois systématique et synthétique de la doctrine plotinienne
des trois réalités véritables, quand les autres traités n'en rendent jamais
compte que de manière partielle ou allusive. Le caractère systématique,
sinon synoptique, de ce traité a grandement contribué à sa postérité. Le
traité 10 a notamment suscité l'intérêt des Pères de l'Église – Augustin, Les
Confessions, IX, 10, 25, traduit, presque littéralement, une partie du
chapitre 2, quand Eusèbe en donne plusieurs extraits dans sa Préparation
évangélique – qui ont voulu lire le texte de Plotin à la lumière de la Trinité
chrétienne : l'Un, l'Intellect et l'Âme étaient alors assimilés à Dieu le père,
au Christ et au Saint-Esprit (ainsi, Augustin, La Cité de Dieu, X, 23). Cette
interprétation devait passer outre le caractère nécessaire de la causalité qui
traverse l'ensemble de la réalité plotinienne, et négliger le fait que le traité
10 ne reconnaît au premier principe ni projet, ni acte délibéré, ni aucune
sorte d'intérêt ou de souci pour ses produits.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : L'âme doit se connaître elle-même pour retrouver « le


dieu qui est son père. »
1-3. Pourquoi l'âme a-t-elle oublié son origine et sa source divines ?
3-22. En vertu de son indépendance ontologique, l'âme s'est élancée dans
le sensible, s'éloignant ainsi de son principe ; ce faisant, elle a oublié sa
nature, pour apprécier en revanche les réalités qui lui sont inférieures.
22-35. Il faut deux discours qui enseignent à l'âme quelles sont sa nature
et son origine, pour qu'elle puisse entreprendre la recherche du principe qui
l'a engendrée.

Chapitre 2 : La nature de l'âme du monde et son activité.


1-9. L'âme est la source de la vie et du mouvement de toutes les choses.
10-27. De quelle manière l'âme fournit-elle la vie à toutes les choses ?
27-42. L'âme entoure le monde entier et l'anime en étant présente partout
en même temps ; elle introduit dans tous les vivants un élément divin.
42-51. L'âme individuelle est « du même genre » que l'âme du monde,
voilà pourquoi toute âme est plus digne d'honneur que tout ce qui est
corporel.

Chapitre 3 : L'Intellect engendre l'Âme et lui est à la fois supérieur


et antérieur.
1-12. L'Âme est une image de l'Intellect qui l'a engendrée, comme le
discours « prononcé » est une image « exprimée » du discours « intérieur ».
12-20. L'Âme reçoit sa capacité de raisonner de l'Intellect, et elle est en
acte quand elle pose son regard sur les choses que l'Intellect comprend en
lui-même, les formes intelligibles.
20-25. L'Âme est comme une matière intelligible et l'Intellect est comme
la forme qui l'informe, voilà pourquoi l'Intellect est supérieur à l'Âme.

Chapitre 4 : L'Intellect et les réalités intelligibles ne sont que


« penser » et « être ».
1-10. L'Intellect est le modèle du monde sensible ; il comprend en lui-
même toutes les réalités intelligibles.
10-25. L'Intellect et les réalités intelligibles sont éternels, immobiles et
immuables, car ils ne cherchent pas à modifier leur état de bonheur absolu.
L'Intellect ne fait que penser ces réalités qu'il possède en lui-même, étant
donc toujours en acte ; il est toutes choses ensemble dans l'éternité, tandis
qu'au niveau de l'Âme toutes les choses sont dispersées, particulières et
soumises au temps.
26-33. L'Intellect et le monde intelligible sont pensée et être en même
temps ; la cause de ces réalités doit être cherchée au-delà d'elles.
33-43. Les termes « premiers », qui composent la structure fondamentale
du monde intelligible, sont l'Intellect, et donc l'être, l'identité et la
différence, le repos et le mouvement ; il faut ensuite y ajouter la quantité, le
nombre et la qualité.

Chapitre 5 : Qui a engendré l'Intellect et les réalités intelligibles ?


1-6. Étant multiple, l'Intellect ne peut pas être le premier principe, dont
l'unité et la simplicité doivent être absolues. C'est donc l'Un qui produit
l'Intellect et l'être, la multiplicité et le nombre.
6-9. Le nombre intelligible provient de l'action de l'Un, qui produit et
détermine la dyade indéterminée.
10-19. Tout comme il produit et détermine la dyade indéterminée, en
faisant ainsi surgir en elle le nombre intelligible, de même l'Un produit et
« informe » l'Intellect, en faisant ainsi surgir en lui les formes intelligibles
qui sont ses pensées.

Chapitre 6 : Comment l'Intellect a-t-il été engendré par l'Un ?


1-8. L'Âme veut comprendre pourquoi l'Un n'est pas resté en lui-même et
comment il a produit la multiplicité.
8-17. L'Un est immobile en lui-même comme une divinité dans un
sanctuaire.
17-22. Tout ce qu'il produit est non pas dans le temps, mais dans
l'éternité.
22-27. Tout ce qui naît de l'Un provient de lui sans qu'il le veuille et sans
qu'il soit mû.
27-37. L'Un produit les choses qui viennent après lui sans en être
diminué, comme le soleil produit la lumière.
37-44. Toutes les choses, quand elles parviennent à maturité, engendrent.
L'Un, qui est toujours parfait, engendre toujours des réalités éternelles qui,
comme l'Intellect, lui sont cependant inférieures.
45-53. L'Intellect engendre l'Âme qui lui est inférieure. Toute réalité
engendrée a besoin du principe qui l'a engendrée et désire s'unir à lui.

Chapitre 7 : L'Intellect est une image divisible de l'Un indivisible.


1-5. L'Intellect ressemble à l'Un qui l'a engendré, mais l'Un ne lui
ressemble pas.
5-23. L'Un engendre l'Intellect, même s'il reste absolument différent de
lui, car il est « puissance de toutes choses ». Par sa puissance illimitée et
parce qu'il est lui-même dépourvu de forme, l'Un peut produire et
« informer » l'Intellect et toutes choses ; en participant à la puissance de
l'Un, l'Intellect est « rendu parfait ».
23-36. Toutes les choses existantes acquièrent leur forme et leur
détermination en vertu de l'Un. L'Intellect contient les réalités intelligibles
en lui-même, tout comme Kronos, selon le mythe, « avalait » ses enfants
après les avoir engendrés.
36-49. Une fois engendré et rendu parfait par l'Un, l'Intellect engendre
l'Âme qui dépend de lui et qui en est « informée ». L'Âme est la dernière
des réalités divines.

Chapitre 8 : Examen des philosophes antérieurs : Platon et


Parménide.
1-10. Platon avait déjà compris qu'il y a trois niveaux de la réalité
correspondant à l'Un, à l'Intellect et à l'Âme.
10-14. Les thèses exposées par Plotin ne sont que des interprétations des
doctrines philosophiques antérieures, et avant tout des écrits de Platon.
14-23. Parménide a posé l'unité de la pensée et de l'être, mais il n'est pas
parvenu à l'Un au sens propre.
23-27. Le « Parménide de Platon » distingue en revanche entre l'« Un »
au sens propre, le premier principe, l'« un-plusieurs » qui admet en lui-
même la multiplicité, l'Intellect, et l'« un et plusieurs » qu'est l'Âme.

Chapitre 9 : Examen des philosophes antérieurs : Anaxagore,


Héraclite, Empédocle, Aristote et les pythagoriciens.
1-7. Anaxagore, Héraclite et Empédocle ont distingué le monde sensible
de la réalité intelligible, sans toutefois parvenir à saisir l'unité absolue du
premier principe.
7-27. Aristote a reconnu la supériorité de l'intellect divin qui comprend
en lui-même les intelligibles, mais il a posé cet intellect comme le premier
principe, alors même que cette réalité multiple n'est pas une unité
absolument simple.
28-32. Avec Platon, les pythagoriciens sont les seuls philosophes anciens
qui aient saisi la nature suprême de l'Un.

Chapitre 10 : Toute âme individuelle garde en elle-même une


image des trois « hypostases ».
1-10. L'Un, l'Intellect et l'Âme se trouvent non seulement dans la réalité,
mais aussi « en nous », dans notre âme.
10-21. La faculté rationnelle de notre âme reste toujours dans le monde
intelligible, même quand le « reste » de l'âme descend dans le corps. Voilà
pourquoi elle est « en soi », « à l'extérieur » du corps.
21-31. Il faut que l'âme dans son ensemble se sépare du corps en
éliminant toute « inclination » vers les sensibles, pour pouvoir remonter
tout entière dans le monde intelligible dont elle provient.

Chapitre 11 : L'âme individuelle a en elle-même l'Intellect et l'Un.


1-8. L'âme a en elle-même l'Intellect qui possède les formes, et c'est en
vertu de l'Intellect qu'elle peut « raisonner ». Si l'Intellect est présent dans
l'âme, il faut qu'il y ait aussi le principe et la cause de l'Intellect, l'Un.
8-15. L'Un aussi est présent dans l'âme : on peut percevoir et atteindre le
premier principe.

Chapitre 12 : Si notre âme possède « de si grandes choses »,


pourquoi reste-t-elle le plus souvent inerte et inactive ?
1-10. Les réalités de « là-bas » sont toujours actives et pures, tandis que
notre âme, qui est composée de plusieurs facultés, doit se servir d'abord de
sa faculté sensible. Nous ne pouvons donc connaître que quand la sensation
est portée à l'acte par un objet qui la « traverse ».
10-21. La faculté sensible doit consacrer son attention à ce qui se trouve
« à l'intérieur » de l'âme elle-même, et négliger les « bruits sensibles » qui
viennent de l'extérieur pour se consacrer à l'écoute des sons « intérieurs »
qui proviennent de « là-bas ».
Sur les trois hypostases
qui ont rang de principes 1

1. – Mais alors qu'est-ce qui a fait que les âmes ont oublié le dieu qui est
leur père, et qu'elles sont aussi bien ignorantes d'elles-mêmes que de lui,
alors même qu'elles sont des parties qui viennent de là-bas et qui lui
appartiennent entièrement 2 ?
– L'origine du mal pour elles, c'est bien l'audace, la génération, l'altérité
première [5] et le fait de vouloir s'appartenir à elles-mêmes 3. Chaque fois
qu'elles croient jouir de leur indépendance 4, elles se servent du mouvement
considérable qui leur est propre, elles se mettent à courir dans la direction
contraire et se portent au plus loin de là-bas, en allant jusqu'à ignorer
qu'elles en proviennent elles aussi 5. Elles sont comme des enfants qui,
arrachés à leurs parents dès la naissance [10] et longtemps élevés loin d'eux,
s'ignorent eux-mêmes comme ils ignorent leurs parents 6. Ne voyant plus ni
leurs parents ni elles-mêmes, elles ne s'estiment pas, car elles
méconnaissent leur origine en estimant les autres choses. Elles sont
émerveillées par toutes choses plutôt que par elles-mêmes, elles sont devant
toutes choses frappées de stupéfaction et d'admiration, et s'y attachent. [15]
Elles se détachent alors autant qu'elles le peuvent des choses dont elles se
sont détournées parce qu'elles ne les estimaient pas, aussi l'estime des
choses d'ici-bas et le manque d'estime d'elles-mêmes sont la cause de leur
ignorance totale du dieu 7. Car poursuivre et admirer une autre chose, c'est
en même temps pour ce qui l'admire et qui la poursuit admettre qu'il lui est
inférieur 8 ; mais ce qui se considère inférieur aux choses qui naissent [20]
et qui périssent, et qui se tient pour la moins estimable et la plus mortelle 9
de toutes les choses qu'il estime, ne pourra jamais « se mettre dans
l'esprit » 10 la nature et la puissance du dieu 11. Voilà pourquoi il faut
adresser deux discours à ceux qui se trouvent dans cette situation, si
quelqu'un doit les faire se retourner dans la direction contraire, vers les
choses qui sont premières, et les reconduire à ce qui est [25] le plus haut, un
et premier 12.
– Quels sont donc ces deux discours ?
– Le premier est celui qui montre combien ce que l'âme tient alors pour
estimable ne l'est pas (ce que nous développerons davantage ailleurs) 13 ; le
second est celui qui instruit l'âme et qui lui fait se remémorer son origine et
sa dignité (ce discours précède le premier et, une fois clarifié, il éclairera
également le précédent). C'est donc de cela qu'il faut maintenant parler, [30]
car le second discours est le plus proche de l'objet de notre recherche et il
servira au premier 14. Ce qui cherche, en effet, c'est l'âme, et ce qui est
cherché, c'est ce que l'âme doit connaître, afin d'abord de se connaître elle-
même, puis de savoir si elle a la capacité d'entreprendre une telle recherche,
si elle a un œil capable de voir et s'il lui convient de chercher 15. Car si ce
qu'elle cherche lui est étranger, à quoi bon chercher ? En revanche, [35] si
cet objet lui est apparenté, il convient qu'elle le cherche et elle est capable
de le trouver 16.

2. Que toute âme 17 se mette d'abord à l'esprit ceci : c'est elle 18 qui a
produit tous les vivants en leur insufflant la vie, ceux que nourrit la terre
comme ceux que nourrit la mer, ceux qui se trouvent dans l'air comme les
astres divins qui se trouvent dans le ciel 19 ; c'est elle qui a produit le soleil,
c'est elle qui a produit ce ciel [5] immense, et c'est elle encore qui l'a
ordonné et qui le fait tourner selon un mouvement régulier, tout en restant
différente des choses qu'elle ordonne, qu'elle meut et qu'elle fait vivre 20.
Elle est ainsi nécessairement plus estimable que ces choses, car ces
dernières naissent et périssent selon que l'âme les abandonne ou leur
procure la vie, tandis qu'elle est toujours, parce qu'« elle ne s'abandonne
jamais elle-même 21 ». [10] C'est ainsi que l'âme 22 doit raisonner sur la
manière dont elle procure la vie au tout et à chacune de ses parties.
Puisqu'elle est une autre âme, qui n'est pas petite, parce qu'elle est devenue
digne d'un tel examen en se libérant de la tromperie comme de ce qui
ensorcelle les autres âmes, en s'établissant dans la tranquillité 23, elle doit
examiner la grande âme 24. Supposons la même tranquillité [15] non
seulement dans le corps qui l'entoure et dans le « flux du corps 25 », mais
encore dans tout ce qui l'environne : que la terre soit tranquille, que la mer
et l'air soient tranquilles, et le ciel lui-même qui est ce qu'il y a de
meilleur 26. Dans ce ciel immobile 27, qu'elle imagine l'âme venue en lui de
l'extérieur 28, comme si de partout elle coulait et s'infiltrait en lui, entrait de
partout et l'illuminait. [20] Tout comme les « rayons du soleil 29 » qui
éclairent un nuage obscur le font briller en lui donnant un aspect doré, de
même l'âme, pénétrant dans le corps du ciel, lui a donné la vie,
l'immortalité, et l'a éveillé de son sommeil 30. Et lui, mû d'un mouvement
éternel par l'âme qui le conduit avec réflexion 31, il devient un vivant
32
« heureux » ; et il tire [25] sa dignité de l'âme qui s'est installée en lui ; car
il n'était, auparavant, qu'un cadavre, de la terre et de l'eau, ou plutôt, une
matière obscure, un non-être, et « un objet de haine pour les dieux »,
comme le dit le poète 33. Sa puissance et sa nature deviendront encore plus
claires et plus manifestes si l'on considère ici comment elle enveloppe le
ciel et le conduit [30] par les décrets de sa volonté 34. Car elle s'est donnée à
toute l'étendue du ciel, si grande soit-elle, et elle en anime chaque intervalle,
grand ou petit. Même si chaque corps occupe une place différente, l'un ici,
l'autre là, et que certains corps sont séparés parce qu'ils se trouvent dans des
lieux opposés, quand d'autres le sont pour d'autres raisons 35. [35] Il n'en va
cependant pas ainsi de l'âme, et ce n'est pas non plus en étant fragmentée
qu'elle fait vivre chaque chose 36 par une de ses parties 37 ; mais c'est grâce à
l'âme tout entière que toutes choses vivent, et l'âme est entièrement présente
en toutes choses, semblable au père qui l'a engendrée parce qu'elle reste
une, en étant partout 38. Et même s'il est multiple et qu'il compte différentes
parties, le ciel reste un en vertu de la [40] puissance de l'âme 39, et c'est en
vertu d'elle encore que « ce monde-ci est un dieu 40 ». Le soleil aussi est un
dieu, car il est animé, et les autres astres aussi, et nous aussi ; s'il y a
quelque chose de divin en nous, c'est pour la même raison, car « les
cadavres sont à jeter plus que du fumier » 41. La cause pour laquelle les
dieux sont des dieux doit être une cause divine antérieure à eux. Et notre
âme aussi est de même espèce que la leur 42 ; de sorte que, si [45] on
l'observe sans les choses qui s'y ajoutent, dans sa pureté 43, on découvrira
que ce que nous avons dit être l'âme est digne d'estime, plus digne d'estime
que ne peut l'être tout ce qui serait corporel. Car « toutes choses seraient
faites de terre 44 » ; et seraient-elles faites de feu, quel serait le principe qui
les ferait brûler 45 ? Il en est de même pour tous les composés de feu et de
terre, quand bien même on y ajouterait de l'eau ou de l'air 46. Mais si le corps
est digne d'être poursuivi parce qu'il est animé, [50] pourquoi alors
poursuivre quelque chose d'autre et s'abandonner soi-même 47 ? Si tu
admires l'âme qui se trouve en quelque chose d'autre, admire-toi toi-
même 48.

3. Puisque l'âme est une réalité si précieuse et si divine, fais d'emblée


confiance à une telle réalité pour atteindre le dieu, et remonte jusqu'à lui
grâce à une telle cause 49. Tu n'auras pas à t'élancer loin, et les
« intermédiaires ne seront pas nombreux 50 ». Considère donc [5] en cette
âme divine ce qui est le plus divin, « ce qui est voisin 51 » de la réalité qui
est supérieure, après laquelle et de laquelle vient l'âme. Car, même si l'âme
est telle que l'a décrite notre discours, elle n'est qu'une image de l'Intellect.
Tout comme le discours prononcé est une image de la raison qui se trouve
dans l'âme, de même, l'âme est la raison de l'Intellect, elle est toute
l'activité, la vie qu'il projette pour donner une existence 52 au reste. [10] Par
exemple, dans le feu, il y a la chaleur qui demeure avec lui et celle qu'il
fournit. Il faut donc comprendre qu'il y a là-bas une activité qui ne s'écoule
pas, mais qui reste en lui, et une autre qui acquiert une existence
indépendante 53. Puisqu'elle provient de l'Intellect, celle-ci est une âme
intellective, et son intellect réside dans ses raisonnements 54 ; sa perfection
aussi provient de l'Intellect, qui est comme un père qui élève un enfant qu'il
a engendré imparfait [15] par rapport à lui 55. L'existence lui vient donc de
l'Intellect, et sa raison est en acte quand elle contemple l'Intellect. Car
chaque fois qu'elle fixe son regard sur l'Intellect, elle tire de l'intérieur
d'elle-même les choses qui lui sont apparentées et qui sont l'objet de sa
pensée et de son activité 56. Et seules ces choses-là doivent être appelées
activités de l'âme – toutes ses activités intellectives et toutes celles qui sont
à l'intérieur d'elle-même –, quand ses activités inférieures lui viennent
d'ailleurs, et ce sont les passions d'une âme [20] inférieure 57. L'Intellect la
rend donc encore plus divine, parce qu'il est son père et qu'il lui est présent ;
en effet, il n'y aucun intermédiaire entre eux, si ce n'est qu'ils sont
différents 58, car l'Âme est ce qui vient immédiatement après lui, comme un
réceptacle, tandis que lui, il est comme une forme. Et même la matière de
l'Intellect est belle, dans la mesure où elle est semblable à l'Intellect et
simple 59. De la sorte, ce qu'est l'Intellect est rendu manifeste du fait même
qu'il est supérieur [25] à l'Âme ainsi définie.
4. Mais on pourrait encore l'apercevoir de la manière suivante 60 : on peut
admirer le monde sensible pour sa grandeur et sa beauté, contempler la
disposition ordonnée de son mouvement éternel, les dieux qui sont en lui,
les uns visibles et les autres invisibles, [5] les démons, tous les vivants et
toutes les plantes, mais, une fois remonté jusqu'à son modèle, à sa réalité
véritable, il faut voir là-bas tous les intelligibles, qui sont éternels en vertu
de lui 61, dans la compréhension et dans la vie qui leur sont propres 62 ; il
faut voir l'Intellect « pur » qui est leur guide, la sagesse prodigieuse et la vie
véritable sous le règne de Cronos, le dieu [10] qui est « satiété 63 » et
Intellect. En effet, il contient en lui-même tout ce qui est immortel, tout
intellect, tout dieu, toute âme, dans l'immobilité éternelle. Et pourquoi alors,
s'il est bien, devrait-il chercher à changer ? Où devrait-il aller, s'il a tout en
lui-même ? Et il ne cherche pas même à s'accroître, car il est absolument
parfait 64. Par conséquent, pour qu'il soit totalement parfait, il faut que toutes
les choses qui sont auprès de lui soient également parfaites, [15] qu'il ne
possède rien qui ne le soit pas, et qu'il ne possède rien en lui qu'il ne pense
pas. Et c'est sans le chercher qu'il le pense, car il le possède 65. Mais sa
félicité, il ne l'a pas acquise, il est toutes choses dans l'éternité, et c'est
66
l'éternité véritable qu'imité le temps en courant autour d'elle , en laissant
derrière certaines choses et en se dirigeant vers d'autres. Car tes choses, les
unes après les autres, viennent en l'Âme : [20] parfois Socrate, parfois un
cheval, toujours une chose particulière 67. En revanche, l'Intellect est toutes
choses. Il a donc en lui toutes les choses qui restent immobiles dans le
même lieu 68, il « est seulement 69 », et l'expression « il est » vaut pour
toujours, car à nul moment il n'est à venir, puisque même alors il « est » ;
jamais non plus il n'est dans le passé, car rien là-bas n'est passé, mais les
choses sont toujours présentes, [25] car elles restent les mêmes, comme si
leur état les comblait 70. Chacune d'elles est un intellect et un être, et leur
totalité est la totalité de l'Intellect et la totalité de l'être, l'Intellect faisant
exister ce qui est par la pensée, et ce qui est, en tant que pensé, donnant la
pensée et l'être à l'Intellect 71. La cause de la pensée est quelque chose
d'autre, qui est aussi la cause de l'être 72 ; tous deux ont donc une cause [30]
différente d'eux, car ils sont en même temps, ils existent ensemble et ils ne
se quittent pas l'un l'autre. Mais leur unité est deux choses ensemble,
Intellect et être, ce qui pense et ce qui est pensé, et l'Intellect est du côté de
ce qui pense, tandis que ce qui est est du côté de ce qui est pensé 73. En effet,
il n'y aurait pas de pensée, s'il n'y avait ni différence ni identité 74. Les
réalités premières sont [35] donc l'Intellect, « l'être, la différence,
l'identité » ; il faut ensuite y ajouter « le mouvement et le repos » 75. Il faut
le mouvement, s'il doit penser, et le repos, s'il doit rester le même 76. Il faut
la différence, s'il doit y avoir ce qui pense et ce qui est pensé ; si tu
supprimes la différence, il ne restera plus qu'une unité silencieuse ; et il faut
aussi que les choses pensées soient différentes les unes des autres 77. [40] Il
faut encore l'identité, parce qu'il fait un avec lui-même, et qu'il y ait quelque
chose d'unique commun à toutes choses 78, car leur « distinction est la
différence 79 ». Puisqu'elles sont multiples, ces réalités premières produisent
le nombre et la quantité ; enfin, la qualité est ce qu'il y a de spécifique en
chacune d'elles. De ces réalités, considérées comme des principes,
proviennent les autres choses 80.

5. Ce dieu qui domine l'Âme est donc multiple ; et à l'Âme il appartient


d'exister parmi ces choses et d'être unie à elles, à condition qu'elle ne
souhaite pas « s'en éloigner 81 ». Quand donc elle s'est approchée de lui, et
que, pour ainsi dire, elle ne fait plus qu'un avec lui, elle pose la question
suivante 82 : qui donc a engendré cette réalité ?
– Celui qui est simple et qui est antérieur à une telle multiplicité, [5] celui
qui est cause aussi bien de son être que de sa multiplicité, celui qui produit
le nombre 83. Car le nombre n'est pas premier ; en effet, avant la dyade, il y
a l'unité, et la dyade est seconde et, engendrée par l'unité, trouve en elle sa
détermination, tout en étant en elle-même indéterminée ; une fois
déterminée, elle devient alors nombre, nombre au sens de réalité 84 ; or,
l'Âme aussi est un nombre 85. [10] En effet, masses et grandeurs ne peuvent
venir en premier : ces choses qui ont une épaisseur et que la sensation
s'imagine être réelles, viennent en effet en dernier. Même dans les
semences, ce qui a de l'importance, ce n'est pas ce qui est humide, mais ce
qui n'est pas visible, c'est-à-dire le nombre et la raison 86. Par conséquent, ce
que l'on appelle là-bas nombre et dyade, ce sont les raisons et l'Intellect ;
mais la dyade est « indéterminée 87 », si on la considère comme une sorte de
substrat, [15] tandis que le nombre qui provient d'elle et de l'Un correspond
à chaque forme 88, comme si l'Intellect avait été mis en forme par les formes
venues en lui ; en fait, il est mis en forme d'une certaine manière par l'Un, et
89
d'une autre par lui-même , comme la vue, lorsqu'elle est en acte ; car
l'intellection est une vision qui voit, et les deux ne font qu'un 90.
6. Comment donc voit-il, et que voit-il ? Et comment, tout compte fait,
est-il venu à l'existence et comment est-il né de l'Un, pour être en mesure de
voir 91 ?
– Car maintenant l'Âme comprend qu'il est nécessaire que ces choses
existent, mais elle désire trouver la réponse au problème suivant 92, si
rebattu chez les anciens penseurs 93 : comment de l'Un, s'il est tel [5] que
nous le disons, peut venir à l'existence 94 une réalité quelconque, qu'il
s'agisse d'une multiplicité, d'une dyade ou d'un nombre ? Comment se fait-il
que l'Un au contraire ne soit pas resté en lui-même et qu'une si grande
multiplicité soit surgie de lui, cette multiplicité que l'on voit dans les choses
qui sont et que nous avons raison, pensons-nous, de ramener à lui 95 ?
96
Abordons ces questions, en invoquant d'abord le dieu lui-même , non pas
en ayant recours au langage, [10] mais en sortant de nous-mêmes au moyen
de notre âme pour lui adresser une prière ; c'est ainsi que nous pourrons le
prier seul à seul 97. Celui qui contemple doit donc, puisque l'Un est en lui-
même comme à l'intérieur du sanctuaire 98, et qu'il reste tranquille au-delà
de toutes choses, contempler ce qui correspond à des statues immobiles, qui
se dressent déjà à l'extérieur du temple, ou plutôt la statue qui [15] est
apparue la première et qui se manifeste de la manière suivante 99. Tout ce
qui se meut doit avoir un but vers quoi il se meut. Puisqu'il n'a aucun but,
nous ne pouvons pas supposer qu'il se meuve 100. Mais si quelque chose
vient à l'existence après lui, force est d'admettre qu'elle est venue à
l'existence, alors qu'elle était toujours tournée vers lui 101. Quand nous
parlons de réalités éternelles, il nous est interdit de parler d'une venue à
l'existence [20] dans le temps 102 ; mais quand dans le discours nous
attribuons une venue à l'existence à ces réalités, nous leur assignons une
place dans une relation de causalité 103. Il faut donc dire que ce qui naît de
là-bas est né sans que l'Un soit mû ; car, si quelque chose devait naître de
son mouvement, ce qui est né serait le troisième terme à partir de l'Un,
venant après le mouvement, [25] et non pas le deuxième 104. Puis donc que
l'Un reste immobile, il faut que, s'il y a quelque chose qui vienne en second
après lui, que ce quelque chose soit venu à l'existence, sans qu'il se soit
incliné ni qu'il le veuille ni qu'il ne soit mû d'aucune manière 105.
– Comment cela est-il donc possible, et que faut-il penser qu'il y a autour
de lui s'il reste immobile ?
– Ce doit être un rayonnement qui émane de lui, alors même qu'il reste
immobile, comme c'est le cas du soleil qu'une lumière resplendissante
environne [30] comme si elle courait autour de lui, et qui surgit sans cesse
de lui-même s'il reste immobile 106. Et toutes les choses qui sont, tant
qu'elles subsistent, produisent nécessairement grâce à leur réalité propre et
en vertu de la puissance qui est présente en elles, une réalité
indépendante 107 dirigée vers l'extérieur et qui leur est attachée ; cette réalité
est comme une image des modèles dont elle est née 108. Le feu produit la
chaleur qui vient de lui ; [35] et la neige ne garde pas à l'intérieur d'elle-
même tout son froid. Ce sont les objets odorants qui en donnent la preuve la
plus claire ; en effet, tant qu'ils existent, quelque chose vient d'eux et se
diffuse tout autour, et celui qui se trouve proche d'eux jouit de leur
existence. Oui, toutes les choses, une fois qu'elles sont parvenues à la
perfection, engendrent 109 ; mais ce qui est toujours parfait engendre sans
cesse et quelque chose d'éternel ; de surcroît, il engendre une réalité qui lui
est inférieure 110.
– Que faut-il donc dire [40] de ce qui est le plus parfait ?
– Rien ne peut venir de lui, si ce n'est ce qu'il y a de plus grand après lui.
Et ce qu'il y a de plus grand après lui, ce qui est le second rang, c'est
l'Intellect ; car c'est lui que l'Intellect voit, et c'est de lui seul qu'il a besoin,
111
tandis que lui, en revanche, il n'a absolument pas besoin de l'Intellect .
Oui, ce qui provient de ce qui est supérieur à l'Intellect, c'est l'Intellect, et
l'Intellect est supérieur à toutes les choses, car le reste des choses viennent
après lui. [45] Et l'Âme est pour ainsi dire la raison et une certaine activité
de l'Intellect, tout comme c'est le cas de l'Intellect à l'égard de l'Un 112. Mais
cette raison qu'est l'Âme est obscure, car elle n'est qu'un reflet de l'Intellect,
et c'est pourquoi elle doit garder son regard posé sur l'Intellect ; de même,
l'Intellect doit garder son regard posé sur l'Un, pour être Intellect 113. Mais il
le voit sans en être séparé, et cela parce qu'il vient après lui et qu'il n'y a
aucun intermédiaire entre eux, comme il n'y en a aucun non plus entre
l'Âme et l'Intellect. [50] Toute chose désire ce qui l'a engendrée, et en jouit,
surtout quand ce qui engendre et ce qui est engendré sont seul à seul ; de
surcroît, quand ce qui engendre est ce qu'il y a de meilleur, ce qui est
engendré reste nécessairement avec lui, pour ne plus être séparé de lui que
par la différence 114.
7. Nous disons que l'Intellect est un reflet de l'Un. En fait, il faut
s'exprimer plus clairement. Tout d'abord, il faut dire que ce qui a été
engendré doit être en quelque manière l'Un, qu'il doit garder beaucoup de
choses de lui et lui ressembler comme la lumière ressemble au soleil.
– Mais lui, [5] il n'est pas intellect. Comment donc engendre-t-il
l'Intellect 115 ?
– Parce que, en se tournant vers l'Un 116, l'Intellect s'est mis à voir : et
cette vision, c'est l'Intellect. Car ce qui appréhende quelque chose, c'est
soit 117 la sensation soit l'Intellect 118.
– Mais le cercle a la capacité d'être divisé, tandis que lui ne le peut pas 119.
– Dans l'Intellect aussi, il y a une certaine unité, mais l'Un est puissance
[10] de toutes choses. L'intellection voit les choses dont l'Un est la
puissance, en se séparant en quelque sorte de cette puissance ; autrement,
elle ne serait pas Intellect 120. Car l'Intellect a aussi par lui-même en quelque
sorte conscience de la puissance que l'Un possède de produire une réalité.
Certes, c'est par lui-même que l'Intellect définit son être pour lui-même au
moyen de la puissance qui vient de l'Un et en raison du fait que la réalité
existante est, pour ainsi dire, une partie [15] unique de ce qui appartient à
l'Un et vient de lui ; il tire sa force de lui, il est rendu parfait quant à sa
121
réalité par lui, et il vient de lui . Il voit que la vie, la pensée et toutes
choses lui viennent de là-bas, à lui qui est pour ainsi dire quelque chose de
divisé qui vient de l'indivisé, même si l'Un n'est rien de tout cela, car toutes
choses viennent de lui, parce que [20] lui n'est contenu en aucune forme. En
effet, il n'est qu'« Un » ; et s'il était toutes choses, il ferait partie des choses
qui sont 122. Pour cette raison, il n'est aucune des choses qui sont dans
l'Intellect, même si toutes choses viennent de lui. Voilà pourquoi ces choses
sont des réalités : en effet, elles sont délimitées d'entrée de jeu, et chacune
d'elles possède une sorte de forme. Ce qui est ne doit pas flotter, pour ainsi
dire, dans l'indétermination, [25] mais se voir fixé par une limite et trouver
le repos ; le repos est, pour les intelligibles, la définition et la forme, grâce
auxquelles ils acquièrent aussi leur existence 123. « De cette lignée 124 »
provient l'Intellect dont nous avons parlé, une lignée digne de l'Intellect le
plus pur, qui ne pouvait pas provenir d'autre chose que du premier principe,
et qui, une fois né, a engendré toutes les choses qui vont avec lui, toute la
beauté [30] des formes, tous les dieux intelligibles 125 ; il est plein des
choses qu'il a engendrées, comme s'il les avait avalées pour les avoir de
nouveau en lui-même et ne pas permettre qu'elles tombent dans la matière
ou qu'elles soient nourries par Rhéa, comme l'expriment de façon voilée les
mystères et les mythes qui parlent des dieux, en disant que Kronos, le dieu
le plus sage, vient avant Zeus, et qu'il reprend en lui-même ce qu'il
engendre, [35] de sorte qu'il est rempli, qu'il est un Intellect qui connaît la
satiété. On raconte ensuite que, une fois rassasié, il engendre Zeus 126 : et
c'est en effet dans la mesure où il est parfait que l'Intellect engendre l'Âme.
Car puisqu'il est parfait, il devait engendrer, parce qu'une puissance aussi
grande ne pouvait rester sans descendance 127. Mais dans ce cas non plus, il
n'était pas possible que l'être engendré soit supérieur à celui qui l'engendre ;
[40] parce qu'il est une image de lui, il lui est inférieur, et pour la même
raison il est illimité, même s'il est limité par ce qui l'a engendré et qu'il est
comme conformé par lui. Le produit de l'Intellect est donc une raison et une
réalité existante 128 : c'est la réflexion discursive. C'est ce qui se meut autour
de l'Intellect, la lumière qui émane de l'Intellect et la trace qu'il laisse de
lui 129. D'un côté, [45] il est attaché à lui, il est rempli de lui, il en jouit, il en
participe et il pense ; d'un autre, il est en contact avec ce qui vient après lui,
ou plutôt avec cela même qui produit les choses qui sont nécessairement
inférieures à l'Âme 130. Nous en reparlerons plus tard 131. Les choses divines
132
s'arrêtent bien à l'Ame .
8. Voilà la raison pour laquelle Platon dit qu'il y a trois rangs de réalités :
toutes les choses sont « autour du roi qui règne sur tout » – il veut bien sûr
parler des réalités premières –, « le deuxième est auprès des choses de
deuxième rang, et le troisième est auprès des choses de troisième rang » 133.
Il dit aussi qu'il y a un « père de la cause 134 », en qualifiant de « cause » [5]
l'Intellect 135. Car l'Intellect est, selon lui, le démiurge. Il dit que l'Intellect
produit l'âme dans ce cratère dont il parle dans le Timée 136. Le père de cette
cause qu'est l'Intellect, il affirme que c'est le Bien, ce qui est au-delà de
l'Intellect et « au-delà de la réalité 137 ». Il répète que l'être et l'Intellect, c'est
la Forme ; dès lors, Platon savait que l'Intellect vient du Bien, [10] et que
l'Âme vient de l'Intellect 138. Non, les propos que nous tenons ne sont pas
nouveaux et ils ne datent pas d'aujourd'hui, car ils ont été déjà tenus dans
l'Antiquité, mais sans que leur sens ait été déployé. En tenant les propos qui
sont actuellement les nôtres, nous sommes les interprètes de ces propos
antérieurs, en nous appuyant sur les propres écrits de Platon qui témoignent
de l'Antiquité de ces doctrines 139. [15] Cela étant, Parménide avait lui aussi,
avant Platon, soutenu pareille opinion, dans la mesure où il identifiait l'être
et l'Intellect, et qu'il posait que l'être ne se trouve pas parmi les choses
sensibles, quand il soutenait que « penser et être sont en effet la même
chose 140 ». Et il affirme aussi que l'être est « immobile 141 », même s'il
ajoute qu'il fait acte de penser, et cela en le privant de tout mouvement
corporel, [20] pour qu'il reste dans le même état, et en le comparant à la
« masse d'une sphère 142 », parce qu'il contient toutes choses en son
enveloppe et que l'acte de penser s'exerce non pas hors de lui, mais en lui.
En l'appelant « un » 143 dans ses écrits, il s'exposait à la critique, car cet un
se révèle multiple. En revanche, le Parménide de Platon s'exprime de
manière plus précise, car il distingue [25] l'un de l'autre le premier Un, qui
est un au sens propre, le deuxième, qu'il appelle « un-plusieurs », et le
troisième, qui est « un et plusieurs » 144. Il est ainsi d'accord lui aussi avec la
doctrine des trois natures 145.
9. Quand il dit que l'Intellect est pur et sans mélange, Anaxagore pose lui
aussi le premier comme simple et l'Un comme séparé, mais, parce que c'est
146
un auteur ancien, il néglige d'en donner une explication précise . Héraclite
aussi savait que l'Un est éternel et intelligible, car les corps ne cessent de
devenir [5] et de s'écouler 147. Selon Empédocle, la « Discorde » sépare,
tandis que l'« Amitié » c'est l'Un ; lui aussi soutient que l'Un est un
incorporel et que les éléments tiennent le rôle de la matière 148. Plus tard,
Aristote dit que ce qui est premier est « séparé » et « intelligible », mais en
disant qu'il « se pense soi-même », il revient en arrière et n'en fait plus 149 le
premier 150. Et en faisant de beaucoup d'autres choses des intelligibles, [10]
en aussi grand nombre qu'il y a de sphères dans le ciel, pour faire que
chaque intelligible meuve chaque sphère, il parle de ce qui ressortit aux
intelligibles d'une autre manière que Platon, en avançant un argument qui a
la force de la probabilité et non celle de la nécessité 151.
– Mais on pourrait même douter qu'il s'agisse là d'un argument probable ;
il serait plus probable en effet que toutes les sphères, puisqu'elles
contribuent à réaliser un ordre unique, tiennent leur regard fixé vers une
seule chose, c'est-à-dire vers ce qui est premier. [15] On peut aussi se
demander si, selon lui, la multiplicité des intelligibles provient d'un seul
principe, de ce qui est premier, ou bien s'il y a plusieurs principes dans le
monde intelligible 152.
– S'il est vrai que les intelligibles proviennent d'un seul principe, par une
analogie évidente avec les sphères qui se trouvent dans le monde sensible,
où l'une enveloppe l'autre, tandis qu'une seule, celle qui se trouve à
l'extérieur, exerce sa domination, il s'ensuit que ce qui est premier là-bas
devra envelopper les autres réalités, et [20] qu'il y aura un monde
intelligible. Et comme ici-bas les sphères ne sont pas vides, car la première
est pleine d'astres, et que les autres aussi ont des astres, de même, là-bas, les
choses qui meuvent auront beaucoup de choses en elles, et là-bas ce seront
même les choses les plus réelles 153. Si au contraire chacune de ces choses
est un principe, ces principes se rencontreront par hasard ; pourquoi
collaboreraient-ils et s'accorderaient-ils dans le seul but de produire [25]
l'harmonie du ciel en son entier ? Et comment les intelligibles pourraient-ils
être en nombre égal aux sensibles qui sont principes de mouvement dans le
ciel ? Et encore : comment les intelligibles peuvent-ils être plusieurs dès
lors qu'ils sont des incorporels et qu'il n'y a donc pas de matière pour les
tenir séparés les uns des autres 154 ?
– Ainsi, parmi les Anciens, ceux qui se sont rangés le plus du côté de
Pythagore, de ses successeurs et de Phérécyde, [30] se sont tenus à cette
doctrine ; les uns en ont donné un exposé complet dans leurs écrits, alors
que d'autres en ont parlé, non pas par écrit, mais dans des entretiens qui
n'ont pas été consignés par écrit ; d'autres l'ont enfin complètement
négligée 155.

10. On a déjà montré qu'il faut penser qu'il en va bien ainsi : d'abord, il y
a ce qui est situé au-delà de l'être, l'Un, tel que notre exposé entendait le
montrer pour autant que la démonstration est possible en pareil cas ; tout
juste après, viennent l'être et l'Intellect ; et en troisième lieu vient l'Âme. [5]
Tout comme ces trois réalités dont on a parlé sont dans la nature, de même
il faut penser qu'elles sont aussi en nous. Je ne dis pas en nous-mêmes en
tant que nous sommes dans le sensible, car ces réalités sont séparées du
sensible, mais en nous-mêmes dans la mesure où nous sommes à l'extérieur
des choses sensibles (« à l'extérieur » s'entend au sens où l'on dit encore que
ces réalités sont à l'extérieur du ciel en son entier) 156 ; ainsi en va-t-il en
l'homme de ce [10] que Platon appelle : « l'homme intérieur 157 ». Il s'ensuit
aussi que notre âme est chose divine et qu'elle est d'une autre nature que les
choses sensibles, tout comme l'âme en sa totalité. Or, l'Âme est parfaite
lorsqu'elle possède l'Intellect ; mais l'Intellect est de deux sortes : celui qui
raisonne et celui qui permet de raisonner 158. Eh bien, cette faculté de l'âme
qui raisonne n'a besoin d'aucun organe corporel pour raisonner, [15] car elle
garde son activité pure afin de pouvoir raisonner de manière pure, et on ne
se tromperait pas en la posant dans le monde intelligible qui tient la
première place, comme séparée du corps et non mélangée à lui 159. En effet,
il ne faut pas chercher un lieu où l'installer, mais il faut la poser en dehors
de tout lieu. Oui, voici en quoi consiste [20] le fait d'« être en soi », d'être
« extérieur » et d'être « immatériel » quand on est seul et qu'on ne doit rien
au corps 160. Et voilà pourquoi il dit également que le démiurge prit l'âme
qui se trouvait « encore à l'extérieur » de l'univers pour l'en envelopper 161 ;
voulant désigner par là la partie de l'âme qui reste dans l'intelligible. En ce
qui nous concerne, en revanche, il s'est exprimé d'une manière obscure, en
disant que notre âme est « au sommet dans la tête 162 ». De surcroît,
l'exhortation à [25] nous séparer 163 ne doit pas être entendue en un sens
local, car cette partie de l'âme est déjà séparée par nature ; elle incite plutôt
à ne pas s'incliner vers le corps, même en imagination, et à lui rester
étranger, si d'une façon ou d'une autre on arrive à faire remonter l'autre
espèce d'âme et à amener aussi avec nous vers le haut la partie de l'âme qui
est établie ici-bas, et qui est la seule [30] à fabriquer et à façonner le
164
corps en y consacrant son activité.
11. Ainsi, puisqu'il existe une âme qui raisonne sur les choses justes et
belles, et que le raisonnement se demande si cette chose est juste et si cette
chose est belle, il est nécessaire qu'il existe aussi un juste immuable, à partir
duquel se développe le raisonnement en l'âme 165. Sinon, comment pourrait-
il y avoir raisonnement ? Et si [5] l'âme raisonne sur ces choses à un
moment et s'abstient de le faire à un autre, il faut qu'il y ait en nous un
Intellect qui ne raisonne pas, mais qui possède toujours le juste 166, qu'il y ait
aussi le principe de l'Intellect, sa cause, un dieu qui n'est pas divisible, mais
qui reste tel qu'il est 167, et qui, même s'il ne se trouve pas en un lieu, peut
toutefois être contemplé en beaucoup de choses, suivant la capacité de
chacun [10] à le recevoir comme s'il était quelque chose de différent 168. Il
en va comme le centre qui est en lui-même, mais chacun des éléments du
cercle a aussi un point en lui, et c'est vers lui qu'ils dirigent leurs rayons en
conservant leur spécificité. Car c'est par un tel élément de nous-mêmes que
nous sommes nous aussi en contact avec le dieu, que nous sommes associés
à lui et que nous dépendons de lui ; et nous nous établissons [15] là-bas, si
nous convergeons vers lui 169.
12. Comment donc se fait-il que, tout en possédant de si grandes choses,
nous ne les percevions pas, et que nous restions le plus souvent sans exercer
de telles activités ? Et pourquoi certains parmi nous restent-ils totalement
inactifs 170 ?
– Les réalités de là-bas exercent toujours leur activité : l'Intellect, ce qui
précède l'Intellect qui reste toujours en lui-même, [5] et l'Âme, qui « se
meut toujours 171 », se trouvent en cet état 172. En effet, tout ce qui est dans
l'âme n'est pas perçu d'entrée de jeu ; seul ce qui passe par la sensation
parvient jusqu'à nous. Mais tant qu'une réalité en acte ne transmet pas une
partie de son activité à un organe de la sensation, cette activité ne parvient
pas à traverser l'âme tout entière. Nous ne connaissons donc pas encore,
puisque, même si nous possédons la faculté de sentir, nous ne sommes pas
une partie [10] de l'âme, mais bien l'âme tout entière 173. Il faut dire en outre
que chacune des parties de l'âme, puisqu'elle vit toujours, exerce toujours
l'activité qui lui est propre ; mais on ne s'en rend compte que quand il y a
transmission et perception 174. Il faut donc, pour qu'il y ait perception de ce
qui est présent de cette façon, que notre faculté de percevoir soit tournée
elle aussi vers l'intérieur, et qu'elle y prête [15] attention 175. C'est comme si
quelqu'un qui, dans l'attente d'une voix qu'il souhaite entendre, faisait
abstraction des autres sons et ne prêtait l'oreille qu'à ce son qui, lorsqu'il
parvient jusqu'à lui, est le meilleur de ceux qu'il perçoit. De même, il faut
ici laisser de côté tous les bruits sensibles, sauf en cas de nécessité, pour
maintenir la capacité de perception de l'âme [20] dans sa pureté, prête à
entendre les sons de là-bas 176.
NOTES DU TRAITÉ 10

1. Porphyre, qui a donné leurs titres aux traités plotiniens, emploie le terme
hupóstasis (« hypostase ») afin de désigner les trois réalités véritables. Le
terme est en revanche employé par Plotin en un sens moins strict : il nomme
l'existence ou la subsistance d'une réalité indépendante. Voir les explications
de H. Dörrie, « HUPOSTASIS.Wort-und Bedeutungsgeschichte » et, dans le
premier volume de cette collection, l'Introduction, p. 27-28 ainsi que la
note 101 à la traduction du traité 2 (IV, 7), p. 136.
2. Cette question initiale constitue la suite naturelle de la conclusion du traité
9 (VI, 9), 9-11, où Plotin a exposé les raisons et les modalités de la remontée
des âmes jusqu'à leur principe, l'Un, ainsi que les causes de leur oubli de lui,
qui est aussi l'oubli d'elles-mêmes (où Plotin fait probablement allusion à
Platon et à ce que dit le Phèdre, 248c7 de l'« oubli » de l'âme qui descend
dans le sensible ; c'est en revanche la réminiscence, selon Platon, qui permet
aux âmes qui ont contemplé les Formes de remonter à l'intelligible). Le
« dieu qui est leur père » n'est cependant pas l'Un, mais l'Intellect, s'il est
vrai que les âmes sont « des parties qui viennent de là-bas », c'est-à-dire des
réalités plurielles, comme les Formes, qui proviennent du monde intelligible.
Voir aussi les traités 9 (VI, 9), 5, 10-15, où l'Intellect est dit être le « père »
de l'Âme ; et 31 (V, 8), 13, 1-2, où Plotin fait allusion à l'Intellect, présenté
comme un dieu « père », dont l'âme est le fils. On peut rappeler que Platon,
dans le Timée, 28c3, dit du démiurge qui façonne le sensible comme une
image du modèle intelligible, qu'il est « le producteur et le père » (poiētḕs
kaì patḗr) de l'univers. L'adverbe hólōs, à la ligne 2, peut avoir en grec un
sens intensif, qui est celui que nous avons choisi ici pour indiquer
l'appartenance « entière » des âmes à leur « père », ou alors un sens extensif
ou distributif, qui serait lui aussi parfaitement cohérent dans ce passage pour
expliquer alors que les âmes, « toutes et chacune », appartiennent à leur
« père ».
3. Tout ce qui est cause de la séparation du principe est, pour les âmes,
l'origine du mal : la faute en revient à la « génération », qui sépare les âmes
de leur propre géniteur (voir Platon, Phèdre, 248d1-2 ; Timée, 41e3) ; de
l'« altérité », qui les porte à se distinguer du principe (voir le traité 9 (VI, 9),
8, 31-32) ; de la volonté de « s'appartenir à elles-mêmes », d'être donc
« individuelles », autonomes et indépendantes du principe qui les a
engendrées (voir à ce propos les traités 6 (IV, 8), 5 ; 28 (IV, 4), 3, 1-3, où
Plotin explique dans les mêmes termes la descente des âmes dans les corps).
L'« audace » (tólma) des âmes a donc des implications ontologiques
(relatives à la dégradation « existentielle » des âmes parmi les êtres
inférieurs) et éthiques (relatives à la dégradation « morale » des âmes qui
descendent dans le monde sensible), comme Plotin s'en explique de nouveau
dans le traité 11 (V, 2), 2, 6. En la matière, la difficulté consiste donc à
concilier les deux aspects de la descente, qui est à la fois une nécessité
ontologique et un acte volontaire. Voir les éclaircissements de D. O'Brien,
« Le volontaire et la nécessité : réflexions sur la descente de l'âme dans la
philosophie de Plotin ». Il faut signaler que le terme grec tólma est d'un
emploi courant dans les traditions philosophiques néopythagoricienne et
gnostique, comme l'indique H.-S. dans son apparat critique, ad locum. Pour
un examen détaillé de ce concept et de son histoire, voir l'étude de
N.J. Torchia, Plotinus, Tolma and the Descent of Being : an Exposition and
Analysis, et les remarques générales de F. Brunner, « Le premier traité de la
cinquième Ennéade : Des trois hypostases principielles », p. 137-138, puis
de M. Atkinson, Ennead V 1 : on the Three Principal Hypostases, a
Commentary with Translation, p. 4-6.
4. Le terme grec autexoúsios (« indépendant », « autonome ») est un
synonyme du terme ekoúsios, fréquemment employé dans le traité 39 (VI,
8), Sur le volontaire. Selon un témoignage de Jamblique (cité dans Stobée I,
375, 5-11), dont la fiabilité reste incertaine, ce terme était employé par
Albinus, un philosophe médioplatonicien qui a probablement vécu au
IIe siècle de notre ère, qui évoquait déjà la autexousíou diēmartēménē krísis,
le « choix erroné de l'indépendance » (ou alors : « de ce qui est
indépendant ») qui produit « les choses inférieures d'ici-bas ».
5. Les âmes qui, se séparant de leur principe, parviennent « ici-bas », dans le
monde sensible, « croient jouir de leur indépendance », de leur autonomie et
de leur individualité par rapport au principe qui les a engendrées. Ce faisant,
elles tendent par leur mouvement naturel à s'éloigner le plus possible de leur
principe (à « courir dans la direction contraire »), qu'elles finissent par
oublier. C'est l'éloignement qui avait été abondamment décrit dans le traité 6
(IV, 8), Sur la descente de l'âme dans les corps. L'argument de
l'« automotricité » de l'âme (« elles se servent du mouvement considérable
qui leur est propre… », lignes 6-7) provient sans doute de Platon, Phèdre
245c, qui l'emploie dans le cours de sa démonstration de l'immortalité de
l'âme. À la ligne 6, nous avons traduit, comme la plupart des traducteurs,
ephánesan avec hestheîsai (« elles croient jouir de leur indépendance… ») ;
en revanche, M. Atkinson, op. cit, p. 8., choisit de traduire les deux termes
séparément (« <quand> elles sont apparues <ici-bas>, joyeuses de leur
indépendance… »), parce que cela lui semble mieux convenir à la
signification du propos (puisque Plotin veut distinguer ici entre ce qui se
passe quand les âmes « apparaissent ici-bas », et leur conduite
« indépendante » et « autonome » dans le sensible). Mais la traduction que
nous adoptons nous paraît plus fidèle au texte grec.
6. On trouve ce même exemple dans le traité 9 (VI, 9), 7, 30 à propos des
âmes qui, oubliant leur principe, ne savent même pas ce qu'elles sont ni d'où
elles proviennent. Il faut cependant remarquer, à la suite de F. Brunner, que
« la nuance de désobéissance et de révolte qu'on observe dans les doctrines
chrétiennes de la chute (des âmes) n'est guère présente ici : les âmes ne se
retournent pas contre leur origine ; elles s'en détournent pour mener une vie
autonome. […] L'automotricité devient pour elles le pouvoir de mener une
vie propre, loin de leur origine » (« Le premier traité de la cinquième
Ennéade : Des trois hypostases principielles », p. 138).
7. C'est la réponse à la question posée au début du chapitre : l'ignorance et le
manque d'estime d'elles-mêmes conduisent les âmes à descendre dans le
sensible et à admirer toutes les choses qui s'y trouvent, en oubliant leur
nature et leur origine. Cette thèse est un lieu commun des traités, qui
proposent dans leur ensemble une exhortation à la philosophie conçue
comme la recherche qui doit nous conduire, par la contemplation de la
beauté qui est en nous comme dans l'ensemble de la réalité, à la
compréhension de la perfection du principe dont nous provenons mais que
nous avons oublié. Le verbe exartáō (« s'attacher »), à la ligne 14, est
probablement une réminiscence de Platon, Ion, 533d-e (et particulièrement
533e5), qui désigne ainsi la force d'attraction du pouvoir divin qui inspire les
poètes, « attachés » au dieu comme à un aimant.
8. Il s'agit d'une thèse proprement plotinienne : toute réalité inférieure
« admire » et « poursuit » les réalités considérées comme supérieures ; de
même, c'est parce qu'on se croit inférieur à quelque chose qu'on l'« admire »
et la « poursuit ».
9. C'est la seule occurrence du terme grec thnētótaton dans les traités ; il est
formé sur l'adjectif thnētós (« mortel ») avec le suffixe tatos qui indique le
superlatif absolu.
10. Iliade, XV, 566.
11. En vertu du principe établi supra, lignes 17-19, si l'on « admire » et
« poursuit » les choses sensibles (« les choses qui naissent et qui périssent »,
selon une expression typiquement platonicienne, voir par exemple Banquet,
211a1 ; République, VII, 527b5-6 ; Parménide, 163d2 ; Timée, 28a3), et que
l'on se considère donc comme inférieur à elles, on se situe au niveau le plus
bas de la réalité, parmi les corps, et on ne pourra donc ni comprendre ni
concevoir la nature et la puissance divines dont on provient. Comme au
début du chapitre, lignes 1-2, le dieu que l'on doit pouvoir « se mettre dans
l'esprit » est ici l'Intellect.
12. Il y a donc deux « discours » (ou encore deux « raisonnements ») qui
peuvent guider ceux qui ont oublié leur origine et se sont ainsi perdus dans
le sensible. En ce qui concerne la force de persuasion du discours
philosophique qui peut « guider » (hò paidagōgṑn lógos) à la recherche de la
vérité, voir 5 (V, 9), 2, 11-12.
13. Avant tout dans les traités 12 (II, 4), Sur les deux matières, et 15 (III, 4),
Sur le démon qui nous a reçus en partage, où Plotin examine le rapport que
l'âme entretient avec les corps. Mais c'est une question sur laquelle les traités
se prononcent très souvent, ne serait-ce qu'allusivement, et dont l'importance
est majeure dans la doctrine plotinienne (tout comme elle l'est chez Platon) :
le sensible et tout ce qui lui est relatif occupent un niveau inférieur à celui de
l'intelligible, tout comme le corps est inférieur à l'âme. À la ligne 26, nous
suivons le texte de la plupart des manuscrits, retenu par H.-S., en traduisant
le terme atimián, et non pas aitían (qui donnerait la traduction suivante :
« Le premier est celui qui montre la cause de ce que l'âme tient pour
estimable… ») qu'on ne trouve que dans le manuscrit W.
14. Si le « premier discours » explique l'infériorité des choses sensibles par
rapport à l'âme, le « second discours » souligne en revanche la supériorité de
l'âme par rapport aux choses sensibles. Voilà pourquoi ce second discours
« précède le premier », peut l'« éclairer » et « lui servir », dans la mesure où
il « est le plus proche de l'objet de notre recherche » (puisqu'il se prononce
sur la nature de l'âme et sur son rapport avec son principe). Le discours de
Plotin, qui doit expliquer la nature de l'âme pour l'inciter de la sorte à
remonter vers son principe, devient donc ici « à la fois scientifique et
anagogique […]. La théorie est chez Plotin intrinsèquement pratique, c'est-à-
dire découverte et transformation intérieures », comme le suggère
F. Brunner, art. cité, p. 141. Plotin insiste dans ce passage sur la
« recherche » et sur l'exigence, pour l'âme, de « chercher », en employant à
plusieurs reprises le verbe zēteîn (« chercher ») dans ses différentes formes
verbales.
15. Il faut de nouveau souligner que Plotin tient sur l'âme un discours
« scientifique », qui se transforme en un discours « anagogique » adressé à
l'âme : ce n'est qu'à condition de découvrir sa nature que l'âme pourra savoir
s'il lui convient vraiment de « chercher », et si elle a la capacité et les
moyens de retrouver le chemin vers son principe. En ce qui concerne
l'« œil » de l'âme, il s'agit d'une expression platonicienne, voir Alcibiade,
133b-c ; République, VII, 533d2 ; Sophiste, 254a10.
16. Il n'y aurait aucun sens, pour l'âme, à « chercher » ce qui lui est étranger,
car on ne peut « trouver » que les choses qui sont « de la même nature » ou
« du même genre » que soi. Il s'agit du principe épistémologique selon
lequel « le semblable connaît le semblable », et la connaissance se fait donc
par la ressemblance ou par l'identité de termes qui sont « apparentés »
(suggenē̂, voir par exemple Platon, République, VI, 490b), comme Plotin le
répète souvent, par exemple dans le traité 9 (VI, 9), 8, 25-29, et chapitre 11,
31-32 (qui évoque la « vision » et l'« union » de l'âme avec l'Un). Ce
principe est très ancien : on le retrouve dans des textes attribués à Philolaos,
DK 44 A 29 (cité dans Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 92) ;
Empédocle, DK 31 B 109 (cité dans Aristote, De l'âme, I, 2, 404b8 ;
Métaphysique, B, 4, 1000b5) ; et Démocrite, DK 68 B 164 (cité dans Sextus
Empiricus, Contre les savants, VII, 116).
17. Platon, Phèdre, 245c5. Il s'agit ici de l'âme individuelle à laquelle Plotin
adresse le « discours » qui doit pouvoir lui « faire remémorer son origine et
sa dignité », voir supra, chapitre 1, lignes 22-29.
18. C'est l'âme du monde qui est ainsi désignée, conformément à
l'enseignement platonicien du Timée, 34a-40d, que Plotin commente dans le
traité 53 (I, 1), 8.
19. Voir Phèdre, 246b6-7 ; Lois, X, 896e8-9, où Platon dit de l'âme qu'elle
gouverne et ordonne la terre, le ciel, la mer et l'univers entier. L'image de
l'âme du monde qui « insuffle » la vie (Plotin attribue également ce rôle à
l'Un dans le traité 39 (VI, 8), 23, 23-24), est d'origine homérique, voir par
exemple Iliade, XX, 110 ; Odyssée, IX, 381.
20. Plotin reconnaît donc à l'âme du monde deux fonctions fondamentales :
celle de « produire » toutes choses, en leur donnant la vie, et celle de les
« ordonner », en leur donnant un mouvement « régulier » (en táxei). Du fait
de ces fonctions, l'âme se révèle supérieure et « plus estimable » que les
choses qu'elle produit et ordonne, puisque ces dernières naissent et périssent
selon que l'âme leur est présente ou qu'elle les abandonne, tandis qu'elle ne
peut jamais « s'abandonner elle-même », comme Plotin le précise
immédiatement en faisant valoir le principe selon lequel une cause est
supérieure à ses effets (voir le traité 9 (VI, 9), 6, 54 ; et A.C. Lloyd,
« Neoplatonic logic and Aristotelian logic », p. 146-56).
21. Platon, Phèdre, 245c7-8. Sur le sens du verbe khorēgeîn (« fournir »,
« procurer », mais aussi et avant tout « pourvoir à l'organisation des
chœurs »), voir Platon, Gorgias, 482c ; Lois, II, 654a), à la ligne 8, voir,
dans le premier volume, les notes 71, p. 90 au traité 1 (I, 6) et 23, p. 129 au
traité 2 (IV, 7).
22. Il s'agit ici, et dans tout ce chapitre, de l'âme individuelle, à laquelle
Plotin adresse son discours (« c'est ainsi que l'âme doit raisonner », voir
supra, note 17), qui doit examiner la nature et l'activité de l'âme du monde
(qui « procure la vie au tout et à chacune de ses parties »).
23. Quand une âme individuelle « examine » l'action de l'âme du monde,
s'élevant ainsi à son niveau, elle retrouve sa nature universelle, en se libérant
de la « tromperie » et de l'« ensorcellement » du monde sensible (que Platon
évoquait dans le Phédon, 81b3-4 ; 83a4-5), et c'est la raison pour laquelle
elle n'est plus « petite » ; elle peut alors comprendre comment le monde et
toutes les choses qu'il contient sont produits, gouvernés et ordonnés par
l'âme du monde, qui reste cependant différente des choses qu'elle produit,
car elle est pour sa part éternelle, tandis que ses produits sont soumis au
temps, à la génération et à la corruption. Sur cette question, voir
H.J. Blumenthal, « Soul, world-soul and individual soul in Plotinus ».
24. La « grande âme » est l'âme du monde (voir supra, ligne 2) ; l'« autre
âme », qui examine la nature et l'activité de l'âme du monde, coïncide
évidemment avec toute âme individuelle (pâsa psukhḗ, voir supra, ligne 1).
25. Il s'agit d'une expression que l'on trouve chez Platon, Timée, 43b5-6,
mais aussi chez Numénius, fragment 33 de l'édition des Places (cité dans
Porphyre, L'Antre des nymphes, 34), qui pourrait avoir décrit en ces termes
le monde sensible.
26. Ameínōn, (« meilleur », « supérieur »). Les manuscrits se partagent entre
la leçon ameínō, qui n'a pas de sens ici, et la leçon ameínōn, qui est celle que
l'on a traduite en suivant le texte établi par H.-S., et que l'on trouve encore
dans le traité 27 (IV, 3), 17, 3 (ouranòs… ameínōn, « le ciel est ce qu'il y a
de meilleur… »). D'autres traducteurs (voir par exemple C. Guidelli, dans
Plotino, Enneadi, vol. II, p. 715 ; M. Ninci, dans Plotino, Il pensiero come
diverso dall'Uno. Quinta Enneade, p. 229) suivent H.R. Schwyzer,
« akḗmōn, “still” bei Plotin und akḗmōtos “wider-spenstig” bei Cicero ? »,
p. 182, qui a proposé la correction akḗmōn, un adjectif très rare qui signifie
« silencieux ». On le voit, la présence du terme constitue une difficulté, qui
n'a pas reçu de solution définitive ; voir les observations de M. Atkinson,
op. cit., p. 30-32. Tout ce passage a été repris et traduit presque littéralement
par Augustin, Les Confessions, IX, 10, 25, dans le contexte de sa description
du monde « silencieux » à l'écoute de la seule voix divine. Pour Plotin, il
s'agit de la « tranquillité » de l'âme individuelle qui doit maintenir une
attitude « tranquille » pour pouvoir « examiner » l'activité de l'âme du
monde et parvenir à son niveau. Pour ce faire, elle doit faire abstraction du
corps et de toute la réalité matérielle (la « terre », la « mer », le « ciel »).
27. Le terme grec hestō̂sa, que l'on trouve dans le texte établi par H.-S., est
une erreur typographique ; comme H.-S. le signale dans ses Addenda ad
textum, t. III, p. 324, il faut lire hestō̂ta, qui est le participe parfait masculin
du verbe hístēmi (« être immobile », « être en repos »), décliné à l'accusatif
singulier.
28. Selon Platon, Timée, 36e3, l'âme du monde « enveloppait le ciel
circulairement de l'extérieur ».
29. L'expression est probablement une citation ; voir Sophocle, Ajax, 877 ;
Euripide, Oreste, 1259.
30. L'âme, qui est le principe de la vie et du mouvement, donne la vie et le
mouvement à l'univers, qui était encore « immobile » et pour ainsi dire
« inerte », en s'insinuant en lui et en l'« animant » véritablement. Comme on
le signale dans les notes suivantes, cette description de l'activité
« naturante » et « vivifiante » de l'âme du monde est très précisément
tributaire du Timée de Platon.
31. Platon, Timée, 36e4.
32. Platon, Timée, 34b8-9.
33. Iliade, XX, 65. « Auparavant », c'est-à-dire avant l'action de l'âme du
monde, le « ciel » et l'univers dans son ensemble ne sont qu'une matière sans
forme et sans ordre, un corps sans vie et sans intelligence, un « non-être »
informe et indéterminé, et cela dans la mesure où l'être et ce qui est
coïncident avec les formes, et où ce qui n'a pas de forme se révèle donc
dépourvu de l'être. Il est clair que l'action de l'âme du monde n'a aucune
implication temporelle, car il n'y a aucun temps dans lequel la matière soit
réellement « sans forme » ; il s'agit en revanche d'une condition purement
hypothétique au moyen de laquelle Plotin entend décrire le statut de la
matière indépendamment de l'action de l'âme du monde qui doit
l'« informer ».
34. Il s'agit encore, de toute évidence, de la « puissance » et de la « nature »
de l'âme du monde.
35. Les corps, comme toutes les choses dans le monde sensible, sont des
« grandeurs » dans l'« extension », car ils sont toujours « séparés » et
« fragmentés » du fait de la matière qui les empêche de communiquer l'un
avec l'autre, et de leur « séparation » locale, alors que l'âme et les réalités
intelligibles n'ont pas de corps ni de position locale, de sorte qu'elles peuvent
toujours être présentes partout en même temps. Leur condition est donc celle
de l'« unité » et de l'« omniprésence », comme Plotin l'explique dans les
lignes qui suivent et comme il l'avait déjà noté dans les traités 5 (V, 9), 9, 14-
16, et 9 (VI, 9), 8, 30-35.
36. On lit et on traduit ici hékaston (à l'accusatif singulier), qui est une
correction suggérée par H.R. Schwyzer, « Corrigenda ad Plotini textum »,
p. 200, et non pas la leçon hekástōi (au datif singulier), qui est celle retenue
par H.-S. Voir M. Atkinson, op. cit., p. 38-39.
37. On suit H.-S. qui supprime l'expression moríōi psukhē̂s (« par une partie
de l'âme ») à la ligne 36, car il doit s'agir d'une glose explicative destinée à
préciser le sens de l'expression mérei hautē̂s (« par une de ses parties ») qui
figure à la ligne 35.
38. Voir Platon, Timée, 37c7, qui parle du démiurge, « le père qui a
engendré » ce monde. Pour Plotin, le « père qui a engendré » l'âme est bien
sûr l'Intellect. Comme on l'a déjà signalé supra, note 35, la nature intelligible
(c'est-à-dire l'Intellect et les Formes) et l'âme qui en est le produit n'ont pas
de corps ni de lieu comme les réalités sensibles. Ce qui implique que l'âme
du monde (et les âmes individuelles aussi, dans une certaine mesure)
possède l'« unité » et l'« omniprésence » qu'elle reçoit de l'Intellect qui l'a
engendrée, qu'elle est donc partout « entièrement », et que, de surcroît, elle
ne fait pas « vivre » les réalités sensibles en donnant ses « parties » ou ses
« fragments » à chacune d'elles, car elle est toujours immanente à toute
chose en même temps. Sur ce dernier point, Plotin est peut-être tributaire de
Platon, Parménide, 131a-e, qui s'efforce précisément de comprendre
comment une forme intelligible peut être présente « tout entière » et dans sa
totalité dans les choses sensibles qui en participent, sans se « fragmenter »
en parties présentes dans chacune des choses « participantes ». C'est bien le
dilemme de la participation du sensible à l'intelligible, qui reste dans le
Parménide platonicien sans solution définitive, que Plotin évoque dans ce
passage ; il y reviendra dans les traités 22-23 (VI, 4-5).
39. Il s'agit évidemment, encore une fois, de la « puissance » de l'âme du
monde, qui fait du monde entier et de toutes les choses des « dieux »,
comme Plotin l'explique dans la suite de ce passage, dans la mesure où elle
les « anime » et leur donne la vie. L'unité du ciel et de l'univers sensible dont
il est question ici est une unité inférieure par rapport à l'unité de l'âme du
monde, à l'unité du monde intelligible, et plus encore, naturellement, par
rapport à l'unité absolument « une » et « simple » du premier principe qu'est
l'Un. L'univers sensible comprend donc des parties « localement » et
« temporellement » distinctes et séparées, mais il est « un » en tant que
« vivant animé » par l'âme du monde.
40. Platon, Timée, 92c6-7.
41. Héraclite, DK 22 B 96 (cité par Plutarque, Propos de table, IV, 4, 3,
669a, ainsi que par Strabon, XVI, 4, 26 ; voir le recueil des Fragments
d'Héraclite, dans cette même collection, par J.-F. Pradeau, texte n° 108). Le
sens que Plotin donne à la phrase d'Héraclite est clair : comme le soleil et les
astres, qui ont un élément divin en vertu de l'âme du monde qui les a
produits et qui les « anime », les hommes participent également à la divinité
par leur âme qui provient de l'âme du monde, alors que leur corps n'a aucune
valeur.
42. L'âme individuelle (« notre âme ») est « de la même espèce » et de la
même nature que l'âme du monde dont elle provient ; la « cause divine
antérieure » qui rend divins le soleil, les astres, les dieux et tous les êtres est
l'âme du monde. Voir de nouveau H.J. Blumenthal, « Soul, world-soul and
individual soul in Plotinus ».
43. Platon, République, X, 611c3-4, affirme que l'âme se révèle beaucoup
plus « belle » et plus « digne d'estime », si on la contemple, « pure » et sans
le corps, par la raison. Voir les remarques semblables de 2 (IV, 7), 10, 10-15,
et, dans le premier volume, les notes 131-132, p. 138.
44. Aristote, Métaphysique, A, 8, 989a10, selon lequel « la plupart des
hommes » soutiennent que « toutes choses seraient faites de terre ».
45. Plotin polémique ici contre Héraclite (voir notamment DK 22 B 30-31,
cités dans Clément d'Alexandrie, Stromates, V, 104 ; puis le témoignage
d'Aristote, Métaphysique, A, 3, 984a7-8 ; dans le recueil déjà cité de J.-
F. Pradeau, voir les textes héraclitéens n° 48 à 53) et contre les stoïciens
(notamment contre Zénon, voir par exemple Stobée, I, 26, 1, p. 219, 12 ;
Augustin, Contre les académiciens, III, 17, 38 (= SVF I, 120 et 157) ; puis le
témoignage de Cicéron, De natura deorum, II, 24), qui posaient le feu
comme principe du tout. Quand bien même cette hypothèse physique serait
fondée, objecte Plotin, il n'en faudrait pas moins un principe antérieur pour
faire brûler le feu, et ce ne pourrait être que l'âme. M. Atkinson, op. cit.,
dans sa traduction, ad locum, et p. 44, suggère de corriger tò kaîon (« le
principe qui fait brûler », « ce qui enflamme ») aux lignes 47-48 par tò kalón
(« la beauté »). On devrait alors traduire ainsi : « quelle serait sa [du feu]
beauté ? », ce qui nous paraît improbable, car le sens du passage, ainsi que la
polémique de Plotin contre Héraclite et les stoïciens, en deviendraient
beaucoup moins clairs.
46. Tous les composés matériels, quels que soient les éléments composants
(terre, feu, eau, air), supposent un principe qui les « informe » et qui les
ordonne. Ce principe ne peut qu'être l'âme du monde qui, considérée
indépendamment des éléments matériels qu'elle « informe » et ordonne, est
une réalité « pure » et « digne d'estime », supérieure et antérieure à toute
réalité corporelle.
47. À la ligne 50, le pronom ti (au nominatif singulier neutre), que l'on
trouve dans le texte établi par H.-S., est une erreur typographique ; comme le
signale H.-R. Schwyzer, « Corrigenda ad Plotini textum », p. 200, il faut lire
tis (au nominatif singulier masculin).
48. La conclusion de Plotin est rigoureuse : les âmes individuelles, tout en
étant dans les corps et dans la réalité sensible, doivent pouvoir s'élever au
niveau de l'âme du monde dont elles proviennent, pour examiner sa nature et
comprendre son activité. Cela exige qu'on estime et « poursuive » ce qui est
animé, « doué d'âme ». Or c'est le cas, au premier chef, de nous-mêmes qui
sommes animés : c'est au moyen de notre âme que nous pouvons concevoir
la nature universelle de l'âme du monde. D'où la « sentence » conclusive
« admire toi-toi-même » (seautòn ágasai), qui est en quelque sorte une
inflexion du célèbre précepte delphique « connais-toi toi-même » (gnóthi
sautón) ; une inflexion qu'on peut déjà trouver dans les dialogues de Platon :
voir Alcibiade 124b, et les notes explicatives de J.-F. Pradeau ad loc. ainsi
que son Introduction à l'Alcibiade, dans cette même collection, p. 47-53.
49. Comme Plotin l'a expliqué dans les chapitres précédents, l'âme (l'Âme
« hypostase », l'âme du monde, les âmes individuelles) est une réalité
« précieuse et divine » engendrée par l'Intellect, ce qui implique qu'elle peut
remonter jusqu'à ce « dieu » qui lui est supérieur.
50. En citant ainsi l'Iliade, I, 156, Plotin veut indiquer qu'entre l'Âme et
l'Intellect il n'y a aucune réalité « intermédiaire » qui les séparerait l'une de
l'autre ; pour parvenir à l'Intellect, il ne faut donc pas s'élancer trop « loin »,
car il n'y a aucune « distance » métaphysique entre l'Âme et l'Intellect. Il
s'agit probablement d'une polémique contre les gnostiques qui avaient en
revanche multiplié les degrés intermédiaires de la réalité, comme on peut le
constater en lisant le traité 33 (II, 9), 1-6. Voir sur ce sujet M. Atkinson,
op. cit., p. 47-48.
51. Platon, Lois, IV, 705a4. La « réalité qui est supérieure », dont la partie la
plus divine de l'âme est « voisine », est l'Intellect, qui est « plus divin »
encore que cette chose divine qu'est l'Âme.
52. Sur l'emploi du terme hupóstasis (« existence », « réalité
indépendante ») chez Plotin, voir supra, note 1. L'âme, en dépit de sa dignité
et de sa valeur, n'est qu'une image de l'Intellect, la réalité supérieure qui l'a
engendrée et qui la fait exister par son activité. La distinction entre le
discours « prononcé » (lógos prophorikós) et le discours « intérieur » (lógos
endiáthetos), que Plotin évoque dans le traité 19 (I, 2), 3, 27-29, en
l'empruntant encore aux stoïciens (voir par exemple Galien, Galeni In
Hippocratis De officina medici, XVIII B, p. 649 éd. Kühn = SVF II, 135),
était déjà esquissée chez Platon, Théétète, 189e6-7 ; Sophiste, 263e3-9 ; et
chez Aristote, Analytiques postérieurs, I, 10, 76b24-25. Ce passage est
commenté avec précision par M. Atkinson, op. cit., p. 49-54.
53. Comme le feu, qui est chaud en lui-même et qui produit la chaleur pour
les autres choses, de la même manière l'Intellect manifeste une double
activité : d'un côté, il agit dans la mesure où il pense toujours et se pense soi-
même ; de l'autre côté, il agit dans la mesure où il produit aussi, par sa seule
activité de réflexion, une autre réalité indépendante qui lui est inférieure,
c'est-à-dire l'Âme. Il s'agit de la doctrine des « deux actes », que Plotin
évoque aussi infra, chapitre 6, lignes 30-48, et dans le traité 7 (V, 4), 2, 27-
30 (pour ce traité, voir dans ce même volume notes 42-43), selon laquelle,
pour chaque réalité et à chaque niveau de la réalité, on doit distinguer deux
actes différents : un acte « intérieur » qui coïncide avec la réalité propre
d'une chose (par exemple, la chaleur qui est la substance ou la réalité propre
du feu), et un acte « extérieur », qui dépend du premier et qui consiste dans
l'« émanation » de la substance et de la réalité propre d'une chose à un
niveau et à un degré inférieurs (par exemple, la chaleur qui se répand autour
du feu, et qui est moins chaude que le feu lui-même). Ce deuxième acte
acquiert une hypostase, c'est-à-dire une existence indépendante, et il prend
ainsi la forme d'une réalité qui provient de celle qui l'a engendrée. Au moyen
de cette hypothèse, Plotin explique la génération successive de l'Intellect (à
partir de l'Un), et, dans ce cas, de l'Âme (à partir de l'Intellect). L'exemple du
feu est emprunté à Aristote, Métaphysique, α, 1, 993b25.
54. L'« intellect » de l'Âme est ici sa faculté rationnelle, qui procède par
« les raisonnements » et par le discours. La distinction entre l'Intellect au
sens propre et l'intellect de l'Âme (et des âmes individuelles) est assez
fréquente chez Plotin, voir par exemple les traités 49 (V, 3), 2, 22 et 3, 21 ;
51 (I, 8), 2, 7 et 10, 12 ; et M. Atkinson, op. cit., p. 59-64.
55. Ce qui engendre, l'Intellect, est supérieur à ce qu'il engendre, l'Âme, dont
la perfection ne peut dépendre que de son principe qu'est l'Intellect. Pour
expliquer cette relation de « dépendance », Plotin évoque souvent l'exemple
du père et de l'enfant qu'il engendre « imparfait », voir par exemple le traité
5 (V, 9), 4, 10.
56. Étant engendrée par l'Intellect, et se révélant donc de nature
« intellective », l'âme est en acte, et elle est ainsi « parfaite », quand elle
s'approche de son principe, c'est-à-dire quand elle se consacre à la pensée et
à la réflexion, pour contempler l'Intellect et les formes intelligibles qu'il
contient en lui-même. C'est la raison pour laquelle l'âme peut trouver à
« l'intérieur d'elle-même » ses objets de pensée « qui lui sont apparentés »,
car elle les reçoit de l'Intellect qui l'a engendrée.
57. L'âme est donc caractérisée par une activité « intérieure », la pensée (sa
seule activité véritable), qui fait qu'elle se tourne vers son principe,
l'Intellect, et par une activité « inférieure », qui dépend de l'influence des
passions relatives au corps, qui lui vient de l'extérieur et qui la porte à se
mêler aux choses sensibles et à s'éloigner de son principe intelligible. La
distinction entre les activités que l'âme exerce toute seule et celles qu'elle
exerce à du fait de son rapport au corps s'inspire sans doute d'Aristote, De
l'âme, I, 1, 403a 3-8 (mais voir aussi, sur ce point, Platon, Phédon, 83a).
58. Plotin répète encore une fois qu'il n'y a aucune réalité intermédiaire entre
l'Intellect et l'Âme qu'il a engendrée (voir supra, lignes 4-5), et c'est
pourquoi le premier est « présent » à la seconde, comme son père. La
distinction entre l'Intellect et l'Âme n'est pas une véritable séparation, mais
elle résulte plutôt de leur différence réciproque : l'Intellect est supérieur et
antérieur à l'Âme qu'il a engendrée, tout comme la forme est supérieure et
antérieure à la matière qu'elle informe et qu'elle détermine, et c'est pourquoi
l'Intellect rend l'Âme « encore plus divine ». Dans le traité 9 (VI, 9), 8, 30-
35, Plotin a affirmé que toute séparation locale et toute distinction corporelle
dans le monde sensible ne sont que différence « formelle » dans le monde
intelligible, ce qui explique pourquoi l'Intellect et l'Âme, tout en étant
différents, ne sont cependant pas séparés. Sur ce point, voir les études de
J.M. Rist, « The problem of otherness in the Enneads » ; et de
H.J. Blumenthal, « Nous and soul in Plotinus : some problems of
demarcation ».
59. La description de l'Âme comme une matière qui reçoit la forme qu'est
l'Intellect (que Plotin introduit aussi dans les traités 5 (V, 9), 4, 10-15 ; 9 (VI,
9), 7, 10-15 ; 13 (III, 9), 5 ; 25 (II, 5), 3, 14) dépend d'Aristote, De l'âme, III,
4-5, qui soutient que, même au niveau de l'intellect qui est une réalité non
corporelle, il faut supposer l'existence d'un élément passif, comme la matière
qui reçoit la forme, et d'un élément actif, comme la forme qui informe la
matière (il s'agit de la distinction célèbre que fait Aristote entre un intellect
agent et un intellect passif ou « patient »). La « matière » de l'Âme est de
toute évidence une matière « intelligible » (nooeidḗs ; ce terme composé,
que l'on retrouve dans le traité 49 (V, 3), 8, 48, a été probablement forgé par
Plotin), qui, par rapport à la matière « sensible », conserve un degré plus
élevé de simplicité, dans la mesure où elle est plus proche du premier
principe. C'est ainsi une nouvelle preuve de la supériorité de l'Intellect par
rapport à l'Âme que propose la conclusion de ce chapitre.
60. Plotin poursuit dans ce chapitre l'examen de la nature de l'Intellect et de
sa supériorité par rapport à l'Âme : là où le chapitre 3 considérait le statut de
l'Intellect à partir de ce qu'il engendre, c'est-à-dire à partir de l'Âme, dans le
chapitre 4, en revanche, l'Intellect est examiné en lui-même et par lui-même,
à partir de sa nature purement « intellectuelle » et des réalités intelligibles
qu'il comprend en lui-même, les Formes.
61. Les manuscrits des Ennéades ont ici la leçon autō̂ (sans iota souscrit),
corrigée en autō̂i (« en vertu de lui ») par H.-S., que l'on a choisi de suivre.
Les manuscrits d'Eusèbe, qui cite ce début de chapitre dans sa Préparation
évangélique, XI, 17, 1 p. 38, 9-14 Mras (= p. 535b-c Vigier), ont en
revanche la leçon autō̂n, qu'il faudrait traduire par « en vertu d'eux-mêmes ».
Les deux lectures sont possibles, comme l'explique M. Atkinson, op. cit.,
p. 75.
62. La beauté, la disposition ordonnée et les mouvements réguliers de
l'univers sensible, avec toutes les formes de vie qui se trouvent en lui,
renvoient par nécessité à un archétype supérieur, au modèle éternel et parfait
qu'est l'Intellect, qui contient les Formes à partir desquelles cet univers a été
engendré. L'Intellect et les formes possèdent donc « compréhension » et
« vie », conformément à l'enseignement de Platon qui décrit la réalité
intelligible comme douée de « mouvement, vie, âme et intellect » (Sophiste,
246e) et comme un « paradigme vivant » du sensible (Timée, 37d ; 39e). Il
s'agit là de la distinction, « classique » pour toute doctrine platonicienne,
entre un monde sensible et un monde intelligible (elle est fréquente chez
Plotin, voir par exemple 5 (V, 9), 9, 3-8, puis 47 (III, 2), 1, 24-25, où
l'Intellect est défini comme l'archétype et le modèle de la réalité sensible).
Plotin s'en remet ici pour l'essentiel au Timée. En ce qui concerne la
distinction entre « les dieux […], les uns visibles, les autres invisibles, et les
démons », qui introduit la question de la « théologie » et de la
« démonologie » et de leur développement dans la tradition platonicienne, il
faut remarquer que l'interprétation de Plotin s'appuie pour l'essentiel sur le
Timée de Platon (39e-40d) : s'il existe une âme du monde qui « anime » par
sa puissance divine tous les êtres sensibles, il s'ensuit que l'univers dans son
ensemble est un vivant animé et divin. D'où la distinction qu'on peut
reconnaître et « contempler » dans le monde sensible entre des degrés de
« divinité » différents (les dieux traditionnels, les astres, les planètes et ainsi
de suite).
63. kóros, « rassasié ». Plotin fait allusion à l'étymologie de Krónos
qu'évoque Platon dans le Cratyle (voir 396b6-7, et la note 109 de
C. Dalimier à sa traduction du dialogue, dans cette même collection), selon
lequel ce dieu est « intellect pur » (tò katharón toû noû) ; pour Plotin,
Krónos-kóros est l'un des noms de l'Intellect, voir aussi infra, chapitre 7,
lignes 30-35, puis le traité 5 (V, 9), 8, 8. Selon le mythe, Krónos dévorait ses
enfants dès leur naissance ; de la même manière, l'Intellect contient en lui-
même les réalités intelligibles (dont il est le « guide ») comme un tout
comprend ses parties.
64. Étant l'archétype et le modèle intelligible de toutes choses sensibles,
l'Intellect contient en lui-même toutes les formes des choses dont il est
l'archétype et le modèle (comme le veut aussi Platon, Timée, 30c7-d1 ; 31a4-
5), en restant dans un état d'immobilité éternelle et immuable ; en effet, étant
absolument parfait et accompli en lui-même, il n'a pas besoin de se mettre en
mouvement ni de changer sa condition et sa position, car, ce faisant, il ne
parviendrait qu'à modifier (et à compromettre) son état de perfection et de
bonheur.
65. C'est la condition de l'intellect divin – qui est toujours en acte parce qu'il
se pense lui-même, sans devoir « chercher » ses objets de pensée –, selon
Aristote, Métaphysique, [Λ, 7, que Plotin cite ici (comme dans le traité 5 (V,
9), 7, 10) presque littéralement (voir surtout 1072b23). Plotin éclaire ainsi le
modèle philosophique du Timée de Platon à la lumière de la conception
aristotélicienne de l'intellect divin : l'archétype intelligible du tout, à partir
duquel l'univers sensible est produit, est un Intellect suprême, dont l'activité
pure consiste à se penser lui-même et à penser les formes qu'il contient en
lui comme ses parties. Il ne doit donc pas « chercher » ses objets de pensée
car il les « possède » tous, et c'est pourquoi il est parfait et toujours en acte
(car, s'il ne les « possédait » pas, il devrait les « chercher », et il ne serait
donc pas en acte, mais en puissance par rapport à eux).
66. Selon Platon, Timée, 37d5-7, le temps n'est qu'une « image » (eikóna) en
mouvement de l'éternité. Plotin examine avec précision cette définition
platonicienne du temps et de l'éternité dans le traité 45 (III, 7), Sur l'éternité
et le temps ; voir à ce propos les observations de W. Beierwaltes, Plotin über
Ewigkeit und Zeit (Enneade III 7), ad locum, À la ligne 18, le texte de H.-S.
est le suivant : … aión, hòn mimeîtai krónos perithéōn psukhèn (« …
l'éternité, qu'imite le temps en courant autour de l'Âme »). Sous cette forme,
le texte est probablement corrompu, car on ne voit pas ce que peut signifier
« le temps court autour de l'Âme ». Aussi suivons-nous H.R. Schwyzer,
« Corrigenda ad Plotini textum », p. 200, qui supprime le mot psukhē̂n
(« âme »), pour que le participe perithéōn soit attribué au pronom relatif hòn
(« en courant autour d'elle », c'est-à-dire de l'éternité). M. Atkinson, op. cit.,
p. 87-89, propose une solution différente, en suggérant de corriger le
participe perithéōn (« en courant autour [de l'Âme] ») en parathéōn (« en
courant à côté [de l'Âme] »), ce qui est certes possible, mais peu
convaincant : le temps étant une image en mouvement de l'éternité, il va de
soi qu'il tourne autour d'elle. Le temps est ainsi la condition du monde
sensible qui imite l'éternité, quand l'éternité pour sa part est la condition du
monde intelligible et de l'Intellect.
67. Le temps, « en courant autour de l'éternité », laisse « derrière » lui
certaines choses (le passé) et « se dirige » vers d'autres choses (le futur).
Mais les choses soumises au temps sont les choses sensibles et particulières
qui se trouvent au niveau de l'Âme, car c'est l'Âme qui leur donne leur forme
et leur figure propres, en produisant ainsi « Socrate », ce « cheval », et tout
ce qui est particulier et individuel.
68. On accepte la correction de H.-S., qui, à la suite de Harder, élimine
l'expression en tôi autôi à la ligne 21, qui serait une répétition du copiste, car
on retrouve la même expression en tôi autôi à la ligne 22. M. Atkinson,
op. cit., p. 91, suggère de lire en tôi aiō̂ni (« dans l'éternité »). Mais le texte
de H.-S. nous paraît facilior et tout à fait vraisemblable du point de vue
doctrinal.
69. Platon, Tîmée, 37e6.
70. Au niveau du monde sensible que l'Âme produit, toutes les choses
particulières sont sujettes au temps, tandis qu'au niveau de l'Intellect toutes
les réalités intelligibles restent immobiles dans l'éternité. C'est ce que veut
souligner Plotin en citant le Timée de Platon pour rappeler que l'Intellect
« est seulement », parce que l'on ne peut pas dire de lui qu'il « était » (dans
le passé) ni qu'il « sera » (dans le futur), car dans l'intelligible il n'y a qu'un
présent éternel sans passé et sans futur, où toutes les choses restent les
mêmes, parfaitement accomplies en elles-mêmes sans modifier leur état.
Voir 45 (III, 7), 3.
71. Chaque réalité intelligible coïncide avec l'Intellect qui la contient en lui-
même, et l'Intellect coïncide avec toutes et chacune des réalités intelligibles
qu'il contient. C'est pourquoi le monde intelligible est caractérisé par l'union
ou par la coïncidence de l'être et de la pensée, l'Intellect faisant exister ses
objets de pensée (les intelligibles) par son activité de réflexion, et les
intelligibles donnant la pensée et l'être à l'Intellect dans la mesure où ils sont
ses objets de pensée. La conception de l'Intellect et de l'intelligible que
défend Plotin se fonde donc sur l'identité et sur la coïncidence d'être et de
penser, qu'il fait remonter à Parménide, voir DK 28 B 3 (cité aussi dans
Clément d'Alexandrie, Stromates, VI, 23), un fragment qu'il cite (et
commente) infra, chapitre 8, lignes 17-18 ; et dans les traités 5 (V, 9), 5, 29-
30 ; 30 (III, 8), 8, 8 ; 31 (V, 8), 17 ; et 46 (1, 4), 10, 6.
72. La « cause de la pensée […] et de l'être », qui est donc la cause de
l'Intellect et du monde intelligible en général, ne peut qu'être le premier
principe, l'Un, qui est situé au-delà de l'Intellect et de toutes choses, comme
Plotin l'explique dans le chapitre suivant.
73. Plotin revient encore une fois sur l'identité ou sur la coïncidence de l'être
et du penser (« ils sont en même temps, ils existent ensemble et ils ne se
quittent pas l'un l'autre »), qu'il interprète comme une identité ou comme une
coïncidence entre « deux choses » qui sont toujours « ensemble », « ce qui
pense » (l'Intellect), qui fait exister son objet par sa pensée, et « ce qui est
pensé » (l'être), qui lui permet de penser, car il est son objet de pensée (voir
supra, note 71).
74. Plotin précise ici la nature de l'identité ou de la coïncidence entre être et
penser qui caractérise le monde intelligible (voir les notes précédentes). Pour
que l'Intellect (qui « pense ») pense ses objets (qui « sont »), il faut admettre
qu'ils sont en même temps identiques (en posant ainsi l'identité d'être et de
penser), pour préserver l'unité de l'Intellect et du monde intelligible, et
différents (en posant ainsi la différence entre l'être et le penser), pour
pouvoir distinguer entre un sujet qui pense et un objet pensé.
75. « Être, différence, identité, mouvement et repos » sont les cinq
« genres » intelligibles que Platon qualifie de mégista (« les plus grands »)
en Sophiste, 254d4-5 (voir aussi Parménide, 145e). C'est à partir d'eux que
Plotin décrit la structure ontologique du monde intelligible, en expliquant les
différentes raisons pour lesquelles il faut admettre l'existence de chacune de
ces réalités. On peut remarquer que Plotin suit ici, dans la liste de ces
réalités, un ordre différent de celui que l'on trouve dans le Sophiste de Platon
(qui introduit d'abord l'être, le mouvement et le repos, puis, dans un
deuxième temps, la différence et l'identité, qui dérivent des trois premiers
genres), tandis qu'il suit plus fidèlement l'ordre (et le procédé argumentatif)
platonicien dans les traités 17 (II, 6), 1, 1-3 ; 34 (VI, 6), 9, 3 ; 38 (VI, 7), 13,
4 ; 43 (VI, 2), 7-8 ; 45 (III, 7), 3, 9-11. Sur la lecture plotinienne du Sophiste
de Platon, voir L. Brisson, « De quelle façon Plotin interprète-t-il les cinq
genres du Sophiste ? (Ennéades, VI, 2 (43) 8) ».
76. Plotin explique pourquoi chacune des réalités qu'il vient d'évoquer est
indispensable afin que l'Intellect et le monde intelligible réunissent l'être et
la pensée. Il faut en premier lieu le mouvement et le repos, car, selon le
Sophiste de Platon (248d-249d), l'acte de penser implique un sujet pensant
(actif) qui produit un mouvement dans l'objet pensé (passif) qui le subit ; par
ailleurs, s'il n'y avait pas de repos, si toute chose était prise dans un
mouvement perpétuel, rien ne resterait dans la même condition, et rien ne
pourrait donc être connu.
77. Plotin poursuit son examen de la structure du monde intelligible, dans
lequel il faut admettre la différence, pour que la distinction entre un sujet qui
pense (l'Intellect) et un objet pensé (l'être) soit fondée ; dans le cas contraire,
comme le souligne Plotin, il n'y aurait qu'une « unité silencieuse » et
indistincte, et la pensée comme le langage seraient impossibles.
78. Pour conclure cet exposé de la structure du monde intelligible, il faut
enfin admettre l'identité, afin que l'Intellect pense les intelligibles comme
identiques à lui, et que la pensée des intelligibles soit en même temps, pour
l'Intellect, une pensée de lui-même. L'identité de l'Intellect et de ses objets
de pensée fonde ainsi la coïncidence de l'être et de la pensée, et elle préserve
l'unité du monde intelligible dans son ensemble. Il est probable qu'en
affirmant qu'il y a « quelque chose d'unique commun à toutes choses »,
Plotin rappelle le principe épistémologique selon lequel « le semblable
connaît le semblable », déjà évoqué supra, chapitre 1, ligne 35.
79. Aristote, Métaphysique, Г, 2, 1004a21. Plotin cite Aristote pour rappeler
que si l'identité établit l'unité et l'homogénéité du monde intelligible dans
son ensemble, la différence garantit pour sa part la distinction réciproque
entre les réalités qui sont en lui. Le monde intelligible est donc une unité
« organique » dont les éléments constitutifs comportent entre eux des
différences. Cette caractéristique de l'intelligible est plus longuement
examinée dans le traité 5 (V, 9), 6-9.
80. Après avoir achevé de présenter les « réalités premières » qui composent
le monde intelligible, Plotin en déduit les conséquences. Puisque ces réalités
sont multiples, leur multiplicité produit le nombre et la quantité, tandis que
leur différence spécifique permet de distinguer leurs qualités respectives. Il
faut donc ajouter le nombre, la quantité et la qualité à l'examen concernant
l'être, l'identité, la différence, le mouvement et le repos. À partir de ce
« noyau » catégoriel et ontologique, comme à partir d'un ensemble de
principes premiers, on procède donc à la déduction des autres réalités
intelligibles « secondes ».
81. Platon, Parménide, 144b2. Le « dieu qui domine l'Âme » est de toute
évidence l'Intellect, dont Plotin a étudié la structure et les « catégories » dans
le chapitre précédent. Puisqu'il engendre l'Âme, celle-ci devrait par sa nature
rester auprès de lui, toujours « unie » aux Formes dans le monde intelligible,
mais son « audace » et sa « volonté » (voir supra, chapitre 1) la portent à
s'éloigner de lui.
82. Les manuscrits des Ennéades ont ici la leçon zēteî (« [elle] demande »),
et non pas zē̂i aei(« [elle] vit pour toujours ») imprimée par H.-S. suivant
une correction de Seidel. On traduit la leçon des manuscrits qui, comme le
signale H.R. Schwyzer, « Corrigenda ad Plotini textum », p. 200, semble
plus cohérente.
83. La question posée est celle de l'origine de l'Intellect. S'agit-il d'une
réalité originaire et première, ou bien seconde ? Et dans ce dernier cas,
quelle est la réalité supérieure qui a produit l'Intellect ? Cette question, qui
est celle du rang de l'intelligible et des formes, était particulièrement
disputée dans la tradition médioplatonicienne. Selon Plotin, la multiplicité
qui caractérise le monde intelligible lui interdit d'être une réalité
parfaitement première. Il convient donc de reconnaître l'existence d'un
principe antérieur et absolument simple, qui se situe au-delà de l'Intellect, de
l'être et de la réalité intelligible, et qui est donc la cause de l'être, de la
multiplicité et du nombre. Il s'agit de l'Un qui, étant absolument « un »,
précède et suscite la multiplicité qui vient après lui, comme Plotin l'explique
souvent, par exemple dans les traités 5 (V, 9), 2 ; 7 (V, 4) ; et 9 (VI, 9), 1-3.
Il s'agit de ce que D.J. O'Meara, Plotin. Une introduction aux Ennéades,
p. 59-65, appelle « PAS » (Principe de l'Antériorité du Simple), selon lequel
« tout ce qui est formé de parties, toute chose composée, dépend et découle
de quelque manière de ce qui n'est pas composé, de ce qui est simple », de
manière que ce qui est absolument simple, l'Un, soit le principe de toutes
choses.
84. On a estimé que ce passage était particulièrement confus, en tenant que
Plotin y introduirait, sans véritable continuité argumentative, la question de
la doctrine platonicienne (ou académicienne) des nombres idéaux et des
principes (voir par exemple le commentaire de Bréhier dans sa traduction
des Ennéades, ad loc.). Mais c'est pourtant de façon cohérente que Plotin
insiste ici sur la différence qui distingue la simplicité absolue du premier
principe et la multiplicité du nombre. C'est dans cette perspective qu'il
affirme que le nombre « n'est pas premier », car, étant « multiple » et
« pluriel », il suppose un principe « simple » et « un » avant lui. Le nombre
provient donc de la « dyade », qui, en tant que « dualité », constitue en elle-
même le principe de la multiplicité et de l'indétermination. Mais dans la
mesure où la dyade provient de l'unité, de l'Un, elle en reçoit sa
détermination ; ainsi, de la relation « Un-dyade », où la dyade reçoit de l'Un
sa détermination, on peut déduire cette multiplicité déterminée qu'est le
nombre. La « généalogie » du nombre est donc la suivante : (1) l'Un produit
la dyade indéterminée qui, (2) reçoit sa détermination en se tournant vers
son principe, et (3) de la dyade indéterminée ainsi déterminée par l'Un
provient le nombre. Comme Plotin le précise, il s'agit du nombre « idéal »
qui coïncide avec l'être et avec les formes intelligibles. Cette « généalogie »
du nombre semble donc correspondre à la « généalogie » de l'Intellect (qui
est produit et déterminé par l'Un, comme la dyade) et des intelligibles (qui
proviennent de la relation entre l'Un et l'Intellect, comme les nombres). En
ce qui concerne l'origine de cette doctrine, on peut rappeler que, selon
Aristote, Métaphysique, A, 6, 987bl4 ; M, 7, 1081al4, elle remonterait à
Platon lui-même (même si l'on n'en trouve aucune trace – il faut bien le
souligner – dans ses dialogues). Quoi qu'il en soit, elle était certainement
débattue au sein de l'ancienne Académie (voir par exemple Xénocrate,
fr. 15 Heinze), et l'on considérait qu'elle était d'origine pythagoricienne,
comme l'attestent Stobée, I, 49, la, p. 318, 21, et le philosophe médio-
platonicien (et néopythagoricien) Numénius, fr. 52 des Places. Plotin ne
paraît toutefois pas suivre ses prédécesseurs platoniciens : selon lui, la dyade
est une réalité engendrée par l'Un, et elle est donc inférieure et « seconde »
par rapport à lui, là où les témoignages relatifs au traitement platonicien et
académicien de ces notions semblent indiquer que les prédécesseurs
situaient l'Un et la dyade sur le même plan, au même niveau hiérarchique
d'existence. Voir sur ce sujet l'étude de J.M. Rist, « Dyad and intelligible
matter in Plotinus ».
85. Si les nombres correspondent aux intelligibles (voir la note précédente),
et que l'Âme, engendrée par l'Intellect, est elle aussi de nature intelligible, il
faut en déduire que l'Âme correspond à un nombre intelligible. Cette
définition de l'âme remonte à Xénocrate, fr. 60 Heinze.
86. Plotin précise encore une fois la nature des réalités « premières » qu'il
vient d'évoquer, en soulignant qu'il ne s'agit pas de réalités sensibles douées
de « masse » et de « grandeur », car, comme dans le cas de la semence (un
exemple que Plotin cite souvent, voir par exemple 5 (V, 9), 6, 10 ; 6 (IV, 8),
3, 12-15 ; et 8 (IV, 9), 5, 9-12), ce qui « a plus d'importance » n'est pas la
partie corporelle d'une chose (« ce qui est humide »), mais sa « structure »
rationnelle invisible, qui reproduit le modèle intelligible à partir duquel elle
a été façonnée.
87. Aristote, Métaphysique, M, 7, 1081al4-15, que Plotin cite déjà dans le
traité 7 (V, 4), 2, 7-8. Aux lignes 14-15, le texte grec comporte une
difficulté ; nous suivons H.-S., non sans renvoyer à l'examen de
M. Atkinson, op. cit., p. 116-118.
88. Plotin établit une correspondance étroite entre la dyade et le nombre d'un
côté, et l'Intellect et les « raisons » de l'autre (voir supra, note 84). On
comprend donc que l'Intellect, tout comme la dyade, est une sorte de
« substrat » indéterminé que l'Un produit et détermine ; le résultat de l'action
de détermination de l'Un sur ce « substrat » est « chaque forme », qui est un
« nombre ». Cela suggère qu'il existe une coïncidence parfaite entre la
constitution du monde intelligible (l'Un engendre et détermine l'Intellect,
quand l'Intellect, une fois déterminé, est chacune des formes) et la
génération du nombre (l'Un engendre et détermine la dyade indéterminée,
quand la dyade, une fois déterminée, est chacun des nombres), et que l'on
peut par conséquent tenir pour équivalentes la série « Un-dyade-nombre » et
la série « Un-Intellect-formes ». Si cette équivalence est fondée, elle justifie
amplement le rapport qu'entretiennent ce chapitre et celui qui précède (en
dépit de la perplexité qu'exprimé F. Brunner, « Le premier traité de la
cinquième Ennéade : Des trois hypostases principielles », p. 154). Dans le
chapitre 4, lignes 26-43, Plotin expose en effet la structure du monde
intelligible, en énumérant les réalités « premières » qu'il comprend, à partir
de l'Intellect et jusqu'à la quantité, au nombre et à la qualité ; ici, il expose la
généalogie des nombres intelligibles, à partir de l'Un et de la dyade. Il ne
s'agit pas d'une juxtaposition de deux doctrines différentes, car elles
coïncident quant à leur explication de la génération des intelligibles à partir
de l'Un, l'une selon la série des nombres, l'autre selon la succession des
formes. À la ligne 16, on corrige la leçon des manuscrits hékastos (au
masculin), imprimée par H.-S., en hékaston (au neutre), pour pouvoir
l'accorder avec eîdos à la ligne 15 (« chaque forme »), conformément à ce
que propose J.H. Sleeman, « Notes on Plotinus II », 1928, p. 30.
89. L'Intellect est donc, d'un côté, comme un « substrat » indéterminé que
l'Un « informe » et détermine (voir la note précédente) ; de l'autre, il est en
quelque sorte informé par lui-même, dans la mesure où il contient les formes
qui sont « venues en lui ». Il y a donc une double détermination de
l'Intellect : celle qui lui vient de l'action de l'Un et celle qui surgit en lui en
vertu de son activité, qui consiste à penser « ses » pensées, les Formes, c'est-
à-dire à se penser lui-même (comme l'a expliqué, supra, le chapitre 4,
ligne 10). À la ligne 16 on comprend que l'Intellect (au génitif, toû noû) est
le sujet sous-entendu du participe morphothéntos (« comme si l'Intellect
avait été mis en forme… »). Voir toutefois M. Atkinson, op. cit., p. 119-120,
qui présente et commente les différents choix des éditeurs sur ce point.
90. Comme l'Intellect, la vue passe de la puissance à l'acte en vertu d'elle-
même (parce qu'elle est une puissance qui peut passer à l'acte) et en vertu de
ses objets (qui, l'« informant », la portent de la puissance à l'acte). La
« vision » de cette « vue en acte » qu'est l'Intellect renvoie à l'activité propre
de l'Intellect, la pensée (voir aussi, pour ce parallèle, 30 (III, 8), 11, 1-5 ; 49
(V, 3), 10, 7-16), qui est toujours en acte car elle possède ses objets, comme
Plotin l'a expliqué supra, dans le chapitre précédent, ligne 10. Voilà
pourquoi dans cette « vision » intellectuelle qu'est la pensée, les « deux », ce
qui voit et ce qui est vu, « ne font qu'un », tout comme l'Intellect coïncide
avec ses objets de pensée qu'il contient en lui-même. Sur la notion de
« vision » (hórasis) comme acte de la vue, voir Aristote, De l'âme, III, 2,
426al3-14 ; 3, 428a6-7.
91. Après avoir examiné, dans le chapitre 4, la nature et la structure de
l'Intellect, et après avoir montré, dans le chapitre 5, qu'il n'est pas la réalité
première et le premier principe car il provient de l'Un, Plotin se prononce
désormais sur l'origine et l'objet de la « vision » intellectuelle qui est
l'activité propre de l'Intellect (voir supra, chapitre 5, lignes 18-19), et sur la
manière dont il provient de l'Un.
92. Comme Plotin l'a expliqué supra, dans le chapitre 5, lignes 3-4, c'est
l'âme qui conduit cette enquête à la recherche du premier principe, en posant
des questions ; après avoir appris ce qu'est l'Intellect qui l'a engendrée, elle
cherche maintenant à comprendre le principe qui est au-delà de l'Intellect et
qui l'a lui-même produit.
93. Les « anciens penseurs » sont très probablement les philosophes
présocratiques que Plotin évoque et discute infra, dans les chapitre 8-9, et
qu'il considère comme ses prédécesseurs (avec Platon) dans la recherche de
l'arkhḗ, le principe de toutes choses, comme il le fait aussi dans le traité 42
(VI, 1), 1, 1-2.
94. Sur l'emploi du terme hupóstasis (« existence », « réalité
indépendante ») chez Plotin, voir encore supra, note 1.
95. L'âme pose donc les questions suivantes : si l'Un est l'unité absolue,
pure, simple et sans besoin, comment et pourquoi a-t-il engendré les réalités
désormais multiples qui lui sont inférieures, comme la dyade, le nombre et
tous les intelligibles, que Plotin a présentés dans le chapitre précédent ?
Comment et pourquoi n'est-il pas resté dans sa perfection et dans son unité
absolues, sans produire la multiplicité des choses ? Ces questions dont
l'importance est déterminante avaient déjà été posées, dans des termes
presque identiques, en 5 (V, 9), 14, 1-5, et elles avaient reçu une réponse
dans le traité 7 (V, 4).
96. Dans le Timée de Platon (27c), Timée invoque la divinité pour qu'elle
l'assiste dans son exposé cosmologique sur l'origine et sur la structure de
l'univers (voir aussi Philèbe, 25b8-10 ; Lois, X, 893b, où l'on trouve des
remarques semblables). On trouve d'autres exemples d'invocation à la
divinité en 8 (IV, 9), 4, 6-7 (où il est question de comprendre la nature de
l'unité de l'Âme), ou encore en 45 (III, 7), 11, 6 (où il s'agit d'examiner
l'origine du temps). Sur la question de la prière et de l'invocation à la divinité
chez Plotin, voir J.M. Rist, Plotinus : the Road to Reality, p. 199.
97. On retrouve cette expression célèbre en 1 (I, 6), 7, 9, en 9 (VI, 9), 11, 51,
ou encore en 38 (VI, 7), 34, 7-8. Elle désigne la condition de l'âme qui, en
abandonnant les choses sensibles et les passions relatives au corps, se dirige
seule vers l'Un, en trouvant dans l'union « solitaire » avec son principe sa
propre réalité. Cette expression était déjà employée par Numénius, fr. 2 et 19
des Places, probablement pour désigner l'union avec la divinité. Sur ses
origines, voir M. Atkinson, op. cit., p. 131-132 ; P.A. Meijer, Plotinus on the
Good or the One (Enneads VI, 9). An Analytical Commentary, p. 157-162.
98. Ce dieu qu'est l'Un, toujours immobile en lui-même et sans relation avec
les autres choses (epékeina hapántōn, « au-delà de tout » ; l'expression
semble rappeler celle qu'emploie Platon en République, VI, 509b9, pour
décrire la Forme du bien), se trouve comme à l'intérieur d'un temple, dans le
sanctuaire, selon l'image qu'on trouve également en 1 (I, 6), 8, 1-3, et en 9
(VI, 9), 11, 17-22, et qui associe la perception de l'image à une initiation aux
mystères.
99. Voir encore 9 (VI, 9), 11, 17-22, où Plotin affirme que celui qui veut
parvenir à la contemplation de l'Un doit d'abord contempler les statues qui
sont dans le temple, pour pénétrer ensuite dans le sanctuaire, et remonter
ainsi, progressivement, jusqu'au dieu qui s'y trouve. Dans ce contexte, si ce
« dieu » est l'Un, les statues « immobiles, qui se dressent à l'extérieur du
temple » doivent correspondre aux réalités intelligibles (voir également 31
(V, 8), 4, 42-43, où Plotin définit les intelligibles comme « des statues qui
peuvent se voir elles-mêmes »), tandis que la statue « qui est apparue la
première » doit correspondre à l'Intellect en tant qu'unité de tous les
intelligibles.
100. Tout mouvement est donc, comme le veut aussi Aristote (voir par
exemple Physique, IV, 11, 219a10-11 ; V, 1, 224b1-10 ; Du ciel, II, 6,
288b29-30 ; Métaphysique, B, 4, 999b10), orienté, ou plutôt, « dirigé » vers
quelque chose ou quelque point où il trouve sa fin. Mais au niveau de l'Un, il
n'y a rien qui existe, si ce n'est l'Un lui-même, qui, étant absolument « un »
et simple, n'admet l'existence d'aucune réalité à côté de lui. Par conséquent,
n'ayant rien à côté de lui, l'Un n'a rien vers quoi il pourrait se diriger : il ne
sera jamais en mouvement.
101. Le texte est incertain à la ligne 18 (… epistraphéntos aeí ekeínou pròs
hautó) et deux lectures en sont possibles. Soit (1) on admet que le
démonstratif ekeínou renvoie à l'Un, et il faut alors considérer le hautó
comme un pronom réfléchi (avec esprit rude), comme le font par exemple
P. Hadot, « Plotini Opera. Tomus II : Enneades IV-V. Ediderunt P. Henry et
H.R. Schwyzer, Paris-Bruxelles 1959 » (compte-rendu), p. 94-96, J. Igal,
« La genesis de la inteligencia en un pasaje de las Eneadas de Plotino (V 1,
7, 4-35) », p. 135, et A. Graeser, « Buchner's Plotins Möglichkeitslehre »,
p. 824, note 2 ; soit (2) on suppose qu'ekeínou se réfère à l'Intellect (tò metà
tò hén, « ce qui vient à l'existence après l'Un », lignes 17-18), et il faut alors
considérer le autó comme un pronom démonstratif (avec esprit doux) qui
renvoie à l'Un, comme le fait M. Atkinson, op. cit, p. 135-140. Même s'il est
vrai que le démonstratif ekeînos, dans ce passage, renvoie en général plutôt à
l'Un qu'à l'Intellect, nous adoptons cependant la deuxième solution, et cela
pour deux raisons. En premier lieu, l'epistrophḗ est toujours considérée dans
les traités comme un « retour » d'une réalité inférieure à une réalité
supérieure (donc, dans ce cas, de l'Intellect à l'Un), et c'est la raison pour
laquelle le traité 49 (V, 3), 1, 1-5, exclut explicitement une epistrophḗ de
l'Un, qui est ce qui est absolument simple et premier, pròs heautó (« vers
soi-même ») ; de plus, dans la mesure où Plotin se propose ici de démontrer
l'immobilité de l'Un qui engendre toutes choses, on voit mal qu'il s'y emploie
en supposant une epistrophḗ de l'Un. En deuxième lieu, ce passage est à lire
en parallèle avec ce que Plotin déclare quelques lignes plus bas, dans le
chapitre 7, lignes 5-6 : « Comment donc engendre-t-il l'Intellect ? – Parce
que, en se tournant vers l'Un, l'Intellect s'est mis à voir : et cette vision, c'est
l'Intellect. » On pourrait toutefois soulever une difficulté : si Plotin dit que
l'Intellect est venu à l'existence alors qu'il était tourné vers l'Un, ne faudrait-
il pas admettre qu'il existait déjà avant ce retour ? La réponse à cette
question est la suivante : l'« acte de naissance » de l'Intellect a lieu quand, en
fixant son regard sur l'Un, l'Intellect s'en trouve ainsi déterminé et
« informé » (voir supra, chapitre 5, lignes 15-19, et infra, chapitre 7,
lignes 5-6), ce qui ne peut avoir lieu que lorsqu'il se tourne vers lui. Avant de
se tourner vers l'Un, l'Intellect n'est pas Intellect, mais il est la réalité
indéterminée, le produit « informe » de la « surabondance » et du
« rayonnement » du premier principe (comme l'explique notamment le traité
11 (V, 2), 1). Sur ces questions, voir les analyses de D. O'Brien, « Immortal
and necessary being in Plato and in Plotinus » ou encore, de C. D'Ancona
Costa, « Rereading Ennead VI [10], 7 : what is the scope of
Plotinus'geometrical analogy in this passage ? ».
102. Plotin accuse ici la difficulté (ou plutôt, l'impossibilité) inhérente à
l'emploi du langage ordinaire qui suppose le temps, la génération et la
corruption des choses sur lesquelles il se prononce, alors qu'on doit évoquer
des réalités éternelles qui, n'étant pas sujettes au temps, ne s'engendrent ni ne
se corrompent. L'emploi du langage étant cependant nécessaire, il faut
toujours tenir compte des limites qui lui sont inhérentes, comme Plotin le
rappelle encore en 32 (V, 5), 6, 23, ou en 39 (VI, 8), 13, 47-50.
103. Les lignes 21-22 présentent une difficulté textuelle considérable. H.-S.
retient le texte suivant : … aitías kaì táxeōs autoîs apodṓsein. Ce texte est
possible, mais, dans la mesure où le verbe principal apodṓsein a besoin d'un
objet direct, il faudrait entendre aitías comme un accusatif pluriel, dont
táxeōs serait le génitif subordonné, et traduire : « (quand dans le discours
nous attribuons une venue à l'existence à ces réalités), nous leur assignons
aussi les causes de l'ordre ». Le sens de la phrase est alors clair : quand on a
recours au langage ordinaire pour parler, par exemple, de la « naissance » et
de la « succession » des réalités éternelles, on entend une naissance et une
succession simplement « logiques » et « causales », car ces réalités
éternelles ne se succèdent pas temporellement. Cette construction étant
toutefois improbable (car il est difficile de prendre aitías pour un accusatif
pluriel), H.-S., dans ses Addenda ad textum, t. III, p. 324, a corrigé le texte
de la manière suivante : autoîs <apodósei> aitías kaì táxeōs [autoîs
apodṓsei]... Le terme <apodósei> n'est alors plus un verbe, mais la forme
dative du substantif apódosis (le « don », « le fait de donner »), dont aitías
kaì táxeōs sont les génitifs subordonnés, et la phrase appelle donc un autre
verbe principal, qui ne peut être que phatéōn, à la ligne 23. Ce choix exige
qu'on supprime le point avant tò oûn ginómenon…, à la ligne 22, et qu'on
fasse se poursuivre la phrase aux lignes 21-23 : autoîs <apodósei> aitías kaì
táxeōs [autoîs apodṓsei), tò oûn ginómenon ekeîthen ou kinēthéntos phatéon
gignesthai. On obtiendrait alors la traduction suivante : « (quand dans le
discours nous attribuons une venue à l'existence à ces réalités), par le don
d'un ordre causal, il faut dire que ce qui naît de là-bas est né sans qu'il
[= l'Un] soit mu ». Mais cela n'a guère de sens, puisque la conclusion de la
phrase se trouve alors reprendre la question de l'absence de mouvement de
l'Un que Plotin évoquait, supra, lignes 15-19, qui est sans rapport avec
l'incise relative à l'application du langage ordinaire aux réalités éternelles
(1. 20-23). Nous renonçons donc à ces deux solutions, pour en adopter une
troisième, proposée par M. Atkinson, op. cit, p. 141-142, qui lit : aitías <ti>
kaì tâxeōs autoîs apodṓsein. Ici, apodṓsein reste le verbe principal, dont le
<ti> est l'objet direct qui commande les deux génitifs aitías kaì táxeōs ;
après le verbe principal, à la ligne 22, on peut maintenir le point qui conclut
la phrase. Plotin explique (1) dans un premier temps que, même si toutes les
choses naissent de lui, l'Un n'est jamais affecté par le mouvement, et qu'il les
produit donc en restant immobile en lui-même (1. 15-19) ; ensuite, (2) il
introduit une incise pour préciser que le langage ordinaire n'est pas approprié
au discours sur les réalités éternelles : quand on leur attribue une « venue à
l'existence » et une « succession » à partir de l'Un, comme Plotin vient de le
faire, il s'agit nécessairement d'une description « logico-causale », et non pas
« temporelle », car les réalités éternelles ne naissent ni ne se succèdent dans
le temps (1. 19-22). Pour finir, (3) Plotin reprend le cours de l'argument des
lignes 15-19, qui expliquait que l'Un, tout en restant immobile en lui-même,
produit les choses qui viennent après lui (1. 22-23).
104. Il s'agit d'une précision supplémentaire : si l'Un, dans son activité de
production de toutes choses, était en mouvement, le mouvement serait un
terme moyen et « deuxième » entre l'Un et ses « produits » ; et ceux-ci ne
seraient donc plus la réalité « deuxième », mais « troisième ». De fait,
l'hypothèse d'un mouvement de l'Un entraînerait des conséquences encore
plus fâcheuses : si l'Un était en mouvement, il faudrait dire en effet (1) qu'il
n'est pas vraiment « un », mais « deux », car son mouvement s'ajouterait à
lui, puis (2) qu'il n'est pas parfaitement accompli et enfermé en lui-même,
car le mouvement implique un changement de condition du mobile.
105. C'est la conclusion du raisonnement qui débutait à la ligne 15 : si l'Un
est étranger à toute forme de mouvement, ce qui vient de lui doit venir à
l'existence « sans qu'il se soit incliné ni qu'il le veuille ni qu'il soit mû
d'aucune manière », c'est-à-dire sans qu'il s'y dispose d'aucune manière, sans
qu'il exerce un acte volontaire. Il est remarquable que Plotin exclut ici que
l'Un puisse « vouloir » quelque chose, comme il le fait encore dans le traité
32 (V, 5), 12, 43-49, où il dit que l'Un ne souffrirait rien, si l'Intellect
n'existait pas. Le seul mouvement et le seul acte de volonté que Plotin
semble reconnaître à l'Un sont ceux qu'il peut exercer à l'égard de soi-même,
comme c'est le cas dans le traité 39 (VI, 8), 16, 12-30, et 17, 25-27, dont le
titre est justement Sur le volontaire ; mais il s'agit d'un mouvement
« autoréférentiel » qui ne fait que réaffirmer l'immobilité et l'identité de l'Un,
son rapport exclusif avec soi-même.
106. La discussion qui précède éclaire la double question de Plotin. Si l'Un
reste absolument immobile en lui-même, que peut-il engendrer, et de quelle
manière peut-il l'engendrer ? Pour répondre à ces questions, Plotin évoque
l'exemple du soleil qui, tout en étant immobile en lui-même, produit par sa
nature, sans le vouloir, la lumière qui vient de lui et qui reste autour de lui ;
de même, l'activité de production de l'Un consiste dans une forme de
« rayonnement » involontaire qui ne perturbe pas son immobilité. Le terme
grec perílampsis (« rayonnement ») à la ligne 28, que Plotin emploie aussi
dans le traité 49 (V, 3), 15, 6, n'apparaît que chez Plutarque, Sur le visage qui
apparaît à la surface de la Lune, 931a-b, pour désigner le mouvement
circulaire du Soleil qui entoure et illumine la Lune.
107. Sur l'emploi du terme hupóstasis (« existence », « réalité
indépendante ») chez Plotin, voir, supra, la note 1.
108. Il s'agit encore une fois de la doctrine des deux actes (déjà évoquée
supra, chapitre 3, lignes 10-12), selon laquelle, pour chaque réalité et à
chaque niveau de la réalité, on doit distinguer deux actes différents : un acte
« intérieur », qui coïncide avec la substance et la réalité propre d'une chose,
et un acte « extérieur », qui dépend du premier et qui consiste dans
l'« émanation » de la réalité propre d'une chose à un niveau et à un degré
inférieurs ; ce qui est ainsi produit est en quelque sorte une « image » qui
dépend du « modèle » qui l'a produite (voilà pourquoi il est « attaché » à lui
et « autour » de lui, comme le résultat de son « rayonnement », voir supra,
lignes 28-29). Plotin en donne trois exemples (1. 34-37) : celui du feu qui,
tout en étant chaud en lui-même, produit aussi la chaleur qui se répand à
l'extérieur de lui-même ; celui de la neige qui, tout en gardant le froid à
l'intérieur d'elle-même, le répand aussi à l'extérieur et refroidit les autres
choses ; et enfin celui des « objets odorants » qui, tout en étant en eux-
mêmes « odorants », diffusent encore leur odeur autour d'eux. Les exemples
du feu et de la neige figurent en 7 (V, 4), 1, 31 (et pour le feu, voir aussi,
supra, chapitre 3, lignes 9-10, puis 27 (IV, 3), 10, 30, et 49 (V, 3), 7, 23),
tandis que l'exemple des « objets odorants » n'apparaît qu'ici.
109. Il s'agit d'un principe que l'on retrouve notamment chez Aristote, De
l'âme, II, 4, 415a26-28, et selon lequel « la plus naturelle des fonctions
dévolues à tous les vivants, s'ils sont complets et non atrophiés ou le produit
de la génération spontanée, c'est de produire un autre vivant tel que lui »
(trad. R. Bodéüs, dans cette même collection). La génération et la
reproduction sont donc, selon une conception très répandue chez les Grecs,
le résultat d'un acte « naturel » et absolument nécessaire, qui n'implique pas
forcément une inclination volontaire ou un choix délibéré, tels qu'on les
trouve chez les vivants « supérieurs » (et notamment chez les êtres
humains). Plotin fait encore référence à ce principe infra, chapitre 7,
lignes 37-38, ainsi qu'en 7 (V, 4), 1, 26 ; 11 (V, 2), 1, 7-9.
110. En raison du principe qui vient d'être introduit à la ligne 38, si tous les
êtres engendrent une fois parvenus à la « perfection » de la maturité, il faut
admettre que ce qui est éternel, étant toujours parfait, engendre sans cesse et
éternellement ; en outre, les « produits » qu'une telle réalité engendre sont
eux aussi éternels, bien qu'inférieurs à leur géniteur. C'est ce que Plotin
redira en 30 (III, 8), 5, 6.
111. Le principe établi dans les lignes précédentes s'applique encore à l'Un,
« qui est le plus parfait » et qui ne peut qu'engendrer une réalité inférieure à
lui. Comme il n'y a aucun terme intermédiaire entre eux (voir supra,
lignes 23-25 ; et infra, lignes 51-53), la réalité que l'Un engendre est
l'Intellect qui, dès sa naissance, se tourne vers lui (il faut rappeler que Plotin
a défini la « vision » (hórasis) comme l'acte de l'Intellect, voir supra,
chapitre 5, ligne 18), car, inférieur à lui, il a besoin de lui. L'Un, quant à lui,
n'a besoin de rien, même pas de l'Intellect, dans la mesure où, selon le même
raisonnement, il est la réalité première et suprême, parfaitement
autosuffisante (1. 25-27).
112. Les rapports qui existent entre l'Un et l'Intellect, puis entre l'Intellect et
l'Âme, sont analogues. Ce qui vient de l'Un, et qui est donc inférieur à l'Un,
ne peut être que l'Intellect qui est le résultat de l'activité de l'Un ; de même,
ce qui vient de l'Intellect et qui lui est donc inférieur, ne peut être que l'Âme
qui résulte de l'activité de l'Intellect. Puisque l'activité de l'Intellect est la
pensée, l'Âme qui en provient sera elle aussi une forme de pensée ; non pas
cependant la pensée intuitive, l'intellection (nóēsis), qui n'appartient qu'à
l'Intellect, mais une forme de pensée immédiatement inférieure, c'est-à-dire
la raison discursive (lógos ; diánoia). Cette définition de l'Âme est évoquée
aussi supra, chapitre 3, ligne 8 ; et dans le traité 27 (IV, 3), 5, 9-11.
113. Toute réalité est engendrée par un principe, et elle apparaît d'abord
comme purement indéterminée ; une fois qu'elle acquiert une existence
indépendante, elle « se tourne » par sa nature vers son principe (ce que
Plotin appelle l'epistrophḗ, le « retour » ou la « conversion »), et c'est
précisément ce qui lui permet de trouver en lui sa détermination (comme
Plotin l'a affirmé, supra, dans les chapitres 3, lignes 13-14, et 5, lignes 6-
19) : c'est pour cette raison que l'Âme « doit garder son regard posé sur
l'Intellect », pour être Âme, et que l'Intellect « doit garder son regard posé
sur » l'Un, « pour être Intellect ». Pour toute réalité il y a donc une activité
« croisée » : (1) toute réalité engendre une autre réalité qui lui est inférieure ;
(2) toute réalité engendrée tend par sa nature à revenir à son origine. Voilà
pourquoi Plotin peut dire que l'Âme, qui est la « raison » de l'Intellect (voir
la note précédente), est « obscure » : elle possède une forme de pensée
inférieure, en l'occurrence plus « obscure », que l'intuition intellective.
114. Puisqu'il n'y a aucune réalité intermédiaire entre l'Intellect et l'Un, la
distinction entre l'Intellect et l'Un n'est pas le fait d'une véritable
« séparation », mais elle est l'effet de leur différence réciproque. Il en va de
même de la distinction entre l'Âme et l'Intellect, comme l'avait signalé le
chapitre 3, lignes 4-5 ; et 20. Dans le traité 9 (VI, 9), 8, 30-35, Plotin a
expliqué que toute séparation locale et toute distinction matérielle dans le
monde sensible ne sont que différence « formelle » dans le monde
intelligible ; et c'est bien ce qui explique que l'Un et l'Intellect, puis
l'Intellect et l'Âme, tout en étant différents, ne sont cependant pas séparés.
115. Plotin se propose dans ce chapitre 7 de parler « plus clairement » de
l'Un, de l'Intellect et de leurs rapports. Il s'agissait d'un ensemble de
questions qui, jusqu'ici, restaient en suspens. Après avoir examiné la nature
de l'Âme et sa production par l'Intellect (dans les chapitres 1-3), puis la
nature de l'Intellect et du monde intelligible comme leur provenance de l'Un
(dans les chapitres 4-6), on parvient ainsi au sommet de cette hiérarchie, au
premier principe. Le point de départ de l'analyse résume en quelque sorte les
conclusions du chapitre précédent : l'Intellect est une image de l'Un qui l'a
engendré ; cette « ressemblance » entre l'Intellect et l'Un suppose que
l'Intellect ait avec l'Un quelque chose de commun, et qu'il coïncide donc
partiellement avec lui, à un niveau de perfection moindre (et ce, donc,
« comme la lumière ressemble au soleil » ; on trouve le même exemple en
39 (VI, 8), 18, 32 ; 49 (V, 3), 12, 40 ; et 54 (I, 7), 1, 24-28, toujours pour
qualifier le rapport de l'Intellect et de l'Un ; il faut rappeler que dans la
République, VI, 508e, Platon emploie cette comparaison pour rendre compte
du rapport qui existe entre la Forme du bien et ce dont elle est la cause).
Cependant, l'Un n'est pas un intellect, pas plus que l'Intellect n'est identique
à l'Un, et il faut rendre raison des modalités de l'engendrement de l'Intellect.
C'est à quoi s'emploie la suite du chapitre, dont l'argument d'ensemble est
compréhensible, mais dont le détail est parfois incertain, tant le texte en est
apparemment corrompu.
116. Les lignes 5-6 comportent une difficulté semblable à celle que l'on a
rencontrée supra, dans le chapitre 6, ligne 18 (voir note 103) : on lit… tē̂i
epistrophē̂i pròs hautó heṓra, dans le texte que retient H.-S. (alors que
Yeditio maior donnait cependant pròs autó), qu'il faudrait traduire ainsi :
« … en se tournant vers lui-même, il (l'Un) voyait ». Or, le sujet sous-
entendu serait dans ce cas l'Un qui, « se tournant » vers lui-même et se
« voyant » lui-même, engendrerait par sa « vision » l'Intellect. Ce choix
(adopté par P. Hadot, « Plotini Opera. Tomus II : Enneades IV-V. Ediderunt
P. Henry et H.R. Schwyzer, Paris-Bruxelles 1959 » (compte-rendu), p. 94-96
(voir aussi id., Porphyre et Victorinus, I, p. 320-321), et par J. Bussanich,
The One and its relation to Intellect in Plotinus, p. 37-43) ne va pas de soi.
D'abord, l'emploi de l'imparfait (heṓra), que Hadot traduit à tort par un
présent, exige qu'on attribue au verbe une valeur inchoative, et que l'on
comprenne qu'il indique le début d'une action destinée à durer dans le temps
(« [il] s'est mis à voir »), ce qui aurait peu de sens si le sujet sous-entendu de
la phrase était « l'Un ». Ensuite, il est clair que Plotin affirme que la
« vision » dont il est question ici coïncide proprement avec l'Intellect, ce qui
ne peut être le cas de l'Un qui, comme Plotin vient de le dire aux lignes 4-5,
« n'est pas intellect ». Enfin, dans le traité 39 (VI, 8), 16, 19-21, Plotin
évoque la « vision » de l'Un qui se voit soi-même, dans le contexte d'une
description de l'activité et de la nature de l'Un, sans associer d'aucune
manière cette « auto-vision » de l'Un à la génération de l'Intellect. Pour ces
différentes raisons, nous suivons ici une lecture défendue notamment par
J. Igal dans « La genesis de la inteligencia en un pasaje de las Eneadas de
Plotino (V 1, 7, 4-35) », p. 130-137, et adoptée par M. Atkinson, op. cit.,
p. 157-160, pour lire :… tē̂i epistrophē̂i pròs autó heṓra. Si le autó n'est plus
un pronom réfléchi (= hautó), mais un pronom démonstratif, le sujet sous-
entendu de la phrase doit être l'Intellect, qui, « en se tournant vers lui »,
c'est-à-dire vers l'Un, « s'est mis à [le] voir », cette « vision » coïncidant
proprement avec son activité intellective. Cette lecture paraît convenir
davantage à ce qui précède, et plus particulièrement au fait que l'Intellect en
acte est une « vision » (hórasis) qui voit l'Un, tout comme elle tient lieu de
réponse à la question posée à la ligne 5 : comment l'Un engendre l'Intellect,
tout en étant différent de lui ? Voir de nouveau l'étude de D. O'Brien, citée
note 101.
117. À la ligne 7, il faut lire ḕ (« soit »), et non pas ē (article féminin au
nominatif singulier), qui, comme le signale H.-S. dans ses Addenda ad
textum, t. III, p. 324, est une erreur typographique.
118. On trouve dans l'édition H.-S. la phrase suivante : T aísthēsin grammḕn
kaì tà álla <tòn noûn kúklon, tò dè kéntron lēptéon> T (qu'on pourrait
traduire ainsi : « T la sensation est comme la ligne, et ainsi de suite,
<l'Intellect est comme le cercle, et l'Un est comme le centre du cercle> T »).
Selon H.-S., le texte de cette phrase est irrémédiablement corrompu, tandis
que J. Igal, « La genesis de la inteligencia en un pasaje de las Eneadas de
Plotino (V 1, 7, 4-35) », p. 138-142, le considère en revanche comme
parfaitement cohérent. Après avoir affirmé que la nature de l'Intellect en acte
est la « vision » de l'Un qu'a l'Intellect en se tournant vers lui, Plotin
explique maintenant que le fait de « saisir » ou d'« appréhender » quelque
chose dépend soit de la sensation soit de l'intellection, selon la nature
(sensible ou intelligible) de l'objet perçu. Selon Igal, Plotin poursuivrait
ensuite son explication au moyen de la comparaison entre la sensation et la
ligne, pour la laisser finalement incomplète (kaì tà álla, « et ainsi de suite »),
à la manière d'une allusion à ce qu'on trouve dans le traité 9 (VI, 9), 8,
lorsque Plotin compare l'Intellect (et l'Âme) à un cercle et l'Un à son centre.
Mais les difficultés textuelles subsistent toutefois, et si l'on peut concéder à
Igal que son interprétation est fidèle au sens de l'argument, le texte n'en
demeure pas moins corrompu (comme c'est également l'opinion de
M. Atkinson, op. cit., p. 161-163).
119. Le sens de cette phrase est pour partie éclairé si l'on admet la
suggestion de Igal, en admettant donc que le cercle désigne l'Intellect, qui
est une réalité « divisible » et « plurielle » qui contient en elle-même une
multiplicité de Formes distinctes, et que « lui », c'est-à-dire le centre,
désigne l'Un, unité absolument indivisible. On aurait donc là une sorte
d'objection que Plotin adresserait par avance à son propre raisonnement : si
le cercle est divisible, tandis que son centre est indivisible, comment une
réalité indivisible et absolument « une » peut-elle produire et engendrer une
réalité divisible et multiple ?
120. Voir encore sur cette dernière ligne J. Igal, « La genesis de la
inteligencia en un pasaje de las Eneadas de Plotino (V 1, 7, 4-35) », p. 145-
147 ; puis M. Atkinson, op. cit., p. 164-167. Plotin répond à l'objection qu'il
vient de s'adresser : une unité indivisible peut engendrer une réalité divisible
dans la mesure où, en dépit de l'analogie, l'Un est infiniment supérieur au
centre du cercle, car il est « puissance de toutes choses » (voir, dans le même
sens, 9 (VI, 9), 5, 36-37, puis chapitre 6, 7-8, ainsi que 49 (V, 3), 15, 31).
L'intellection, qui est la « vision » de l'Intellect, son acte, voit les choses
dont l'Un est la puissance, et elle réussit à les voir en les distinguant de la
puissance de l'Un qui les engendre. Voilà comment Plotin explique la
différence entre l'Un et l'Intellect : l'Un, unité indivisible, produit toutes
choses, par sa puissance, dans l'unité absolue ; l'Intellect, unité divisible, en
se tournant vers l'Un et en le regardant, le distingue (et en même temps « se
distingue ») des choses qu'il produit. De la sorte, l'Intellect introduit un
principe de division et de distinction dans la génération de toutes choses, et
c'est là selon Plotin sa fonction propre.
121. Ce passage présente un certain nombre de difficultés, dont la plus
importante est relative au sujet sous-entendu de la phrase : il peut s'agir (1)
de l'Intellect, qui a « en quelque sorte conscience » (hoîon sunaís-thēsin) de
la puissance de l'Un ; (2) de l'Un, qui a « en quelque sorte conscience » de sa
propre puissance ; (3) de l'Intellect, qui a « en quelque sorte conscience » de
sa propre puissance. Chacune de ces trois possibilités peut être défendue ;
J. Igal, « La genesis de la inteligencia en un pasaje de las Eneadas de Plotino
(V 1, 7, 4-35) », p. 149-150 ; M. Atkinson, op. cit., p. 167-171 ; et
J. Bussanich, The One and its Relation to Intellect in Plotinus, p. 40-51,
présentent une liste des choix possibles et des arguments qui les fondent.
Nous avons adopté la lecture (1), et cela pour deux raisons : en premier lieu,
à partir du début de ce chapitre, toute « vision » et tout acte de « voir » (et
toute sorte de « conscience ») ont pour sujet l'Intellect et pour objet l'Un ; en
second lieu, la puissance dont il est question ici semble bien être celle qui est
attribuée à l'Un aux lignes 9-10 et 14. Nous comprenons donc que l'Intellect,
qui a la capacité de distinguer entre l'Un et ce que la puissance de ce dernier
engendre, parvient à voir que l'Un a la puissance de « produire une réalité ».
De sorte que si l'Intellect parvient à définir par lui-même son être et sa
réalité propre, cette faculté lui vient bien du fait qu'il participe en quelque
manière à la puissance de l'Un. L'Intellect fait donc partie des réalités
produites par la puissance infinie de l'Un, mais, se distinguant de ces
réalités, il prend conscience de la puissance de l'Un, dont il se sert pour
définir « son être » propre (voir aussi supra, chapitre 5, ligne 15, et notes 88-
89).
122. Suivant l'interprétation proposée dans la note précédente, en vertu de sa
capacité de « voir », qui lui permet de distinguer la puissance de l'Un de ses
produits, l'Intellect « voit » l'activité illimitée de l'Un, « réalité indivisible »
qui engendre toutes les choses qui sont dans cette « réalité divisible » qu'est
l'Intellect lui-même, sans cependant coïncider avec aucune de ces choses, ou
plus encore, qui peut les engendrer justement parce qu'il ne coïncide avec
aucune d'entre elles. Cette conclusion permet de comprendre le statut de
l'Un : le premier principe peut réellement produire toutes choses parce qu'il
n'est aucune d'elles ; il peut produire toute forme, et ainsi « informer » toutes
choses, parce qu'il n'est lui-même aucune forme et qu'il n'a aucune forme.
C'est donc sa « simplicité » absolue, le fait qu'il n'est que l'« Un », qui lui
permet de tout produire, sans aucune limitation ; tandis que s'il était une
chose déterminée, ou s'il était toutes choses, il serait déjà « défini » et
« limité » dans son activité de production (voir la note suivante). Aux
lignes 22-23, on suit H.-S., qui accepte la suppression proposée par
Kirchhoff de en toîs oûsin àn ē̂n, qui paraît bien être une répétition du
copiste (la même formule se trouve à la ligne précédente).
123. Sur l'emploi du terme hupóstasis (« existence », « réalité
indépendante ») chez Plotin, voir encore supra, note 1. Plotin conclut ici le
raisonnement conduit dans les lignes qui précèdent : l'Un n'est aucune des
choses qu'il produit, même si toutes viennent de lui. En effet, toutes les
choses qui sont, et l'être dans son ensemble, existent dans la mesure où ils
possèdent une certaine Forme et une certaine détermination stable, et cela
n'est possible que s'ils sont en repos, car c'est le repos qui permet aux réalités
intelligibles d'acquérir « la définition et la forme », ce qui constitue leur
mode d'être et leur modalité existentielle.
124. Iliade, VI, 211 ; XX, 241, également cité par Platon dans la République,
VIII, 547a4-5.
125. Puisqu'il provient de l'Un, l'Intellect appartient à une « lignée » divine
qui lui confère sa dignité et sa pureté absolues. Comme Plotin l'a
précisément expliqué dans la première partie de ce chapitre, après avoir été
engendré par l'Un, l'Intellect se tourne vers lui et le voit ; une fois qu'il est
déterminé et « informé » par cette « vision », les réalités intelligibles
surgissent en lui (pour ce qui est des « dieux intelligibles », voir supra,
chapitre 4, lignes 3-5). Ce résumé et son image mythologique permettent à
Plotin de qualifier sous un autre aspect le rapport que l'Intellect entretient
avec les intelligibles qui sont en lui.
126. Plotin établit un parallèle entre la nature et l'activité de l'Intellect, qui
contient en lui-même toutes les choses qui sont et tous les intelligibles, et la
figure mythique de Kronos, qui dévorait ses enfants dès qu'ils étaient nés
(voir Hésiode, Théogonie, 453). Comme l'Intellect « ne permet pas » que les
formes intelligibles qu'il contient « tombent dans la matière » et se mêlent
aux corps, « nourries par Rhéa » (Rhéa, selon Platon, Cratyle, 402a, est la
déesse qui « s'écoule » et qui « se meut » vers les corps, selon l'étymologie
de son nom que Platon fait dériver du verbe rhéō, « s'écouler » ; elle est
donc la déesse qui avance vers la matière, en direction opposée à celle de
Kronos, qui représente l'intellect pur), de même, Kronos « avalait » ses
enfants, et c'est pourquoi « il reprend en lui-même ce qu'il engendre » ; ce
faisant, il est toujours « dans la satiété », il est kóros, « rassasié », selon
l'étymologie du nom Krónos que propose Platon dans le Cratyle (396b6-7),
et que Plotin évoque aussi supra, chapitre 4, lignes 9-10. Quand il est
parfaitement « rassasié », Kronos « engendre » Zeus, tout comme l'Intellect,
« plein » de formes et « dans la satiété », engendre l'Âme (voir la note
suivante). La généalogie « mythique » Ouranos-Kronos-Zeus correspond
ainsi, selon Plotin, à la généalogie « ontologique » Un-Intellect-Âme (c'est
ce que soutient plus précisément le traité 31 (V, 8), 12, 3).
127. Plotin reprend ici, en l'appliquant à la génération de l'Âme par
l'Intellect, le principe selon lequel « toutes les choses, une fois qu'elles sont
parvenues à la perfection, engendrent » (voir supra, chapitre 6, ligne 38). Ce
principe implique encore, ajoute Plotin, que toute réalité engendrée est
inférieure et postérieure à la réalité qui l'a engendrée et dont elle n'est qu'une
image ou un simulacre imparfait. Comme tout simulacre et toute image,
l'Âme engendrée par l'Intellect est moins « puissante » que lui, et, tout en
étant en principe « illimitée », elle est « limitée » et « informée » par lui. La
génération de l'Âme par l'Intellect reproduit donc, même si c'est dans un
contexte différent et à un niveau de réalité différent, les modalités par
lesquelles l'Un a engendré l'Intellect, voir supra, chapitre 6, lignes 45-46.
128. Sur l'emploi du terme hupóstasis (« existence », « réalité
indépendante ») chez Plotin, voir de nouveau, supra, la note 1.
129. « Le produit de l'Intellect », l'Âme, reste « autour de lui » comme si elle
était sa « lumière » et sa « trace ». Elle coïncide nécessairement avec une
forme de pensée, car elle provient de l'Intellect dont l'activité est
précisément la pensée ; cependant, si l'Intellect exerce la pensée intuitive,
l'intellection (nóēsis), qui n'appartient qu'à lui, l'Âme est une forme de
pensée immédiatement inférieure (la pensée discursive, lógos ou diánoia).
Voir, déjà, chapitre 3, ligne 8 et chapitre 6, ligne 45, puis 27 (IV, 3), 5, 9-11.
130. L'Âme, qui vient après l'Intellect, et qui est engendrée par lui, est d'un
côté « dépendante » de lui, comme si elle était « attachée à lui », et elle
participe, comme si elle en était « remplie », à la nature de l'Intellect qu'est
la pensée ; d'un autre côté, elle est en contact avec ce qui la suit dans l'ordre
de la réalité, avec « les choses qui lui sont nécessairement inférieures »
qu'elle engendre elle-même, et cela en vertu de sa « position » dans l'ordre
de la réalité (un ordre selon lequel elle est la dernière réalité « divine », voir
infra, ligne 48) et parce qu'elle l'a voulu, en exerçant sa liberté pour se
séparer de l'Intellect, voir supra, le début du chapitre 1. « Ce qui produit »
les choses sensibles et les corps, ce sont évidemment les facultés inférieures
de l'âme, comme l'explique notamment le traité 11 (V, 2).
131. Il s'agit peut-être d'une référence au traité 12 (II, 4), Sur les deux
matières, où Plotin traitera en effet « des choses qui sont nécessairement
inférieures à l'Âme ».
132. Plotin conclut ainsi son examen des « choses divines », c'est-à-dire de
la procession des réalités qui proviennent de l'Un et arrivent jusqu'à l'Âme,
après laquelle on ne trouve que les réalités physiques et le monde sensible,
éloignés du premier principe.
133. Platon, Lettre II, 312e1-4. Plotin s'appuie sur cette lettre (comme sur la
lettre VI) attribuée à Platon (mais que l'on estime aujourd'hui apocryphe ;
voir les explications de L. Brisson, qui a traduit l'ensemble des lettres
platoniciennes, dans cette même collection, p. 81-84, puis 127-128) pour
entamer l'examen des philosophies antérieures et partir ainsi à la recherche
d'une confirmation de sa propre doctrine des trois réalités, l'Un, l'Intellect et
l'Âme, comme de leur « procession » à partir de l'Un. Cet examen
« historico-philosophique », qui se poursuit dans le chapitre suivant,
commence par Platon, qui seul a identifié avec précision les trois niveaux
hiérarchiques de réalité.
134. Platon, Lettre VI, 323d3.
135. Il peut s'agir d'une référence à Platon, Phédon, 97c1-2, qui dit
qu'Anaxagore faisait de l'intellect la cause rationnelle et le principe de l'ordre
de toutes choses (voir DK59 B 12, cité dans Simplicius, Physique, 156, 13 ;
164, 24), comme le signale H.-S. dans son apparat critique, ad locum.
136. Platon, Timée, 34b-35b ; 41d4-5, explique que le démiurge de l'univers
produit l'âme, en mélangeant ses éléments constitutifs « dans un cratère ».
Sur l'identification du démiurge platonicien à l'Intellect, voir la Notice,
p. 145, et les indications de 5 (V, 9), 3, 26 ; 40 (II, 1), 5, 5 ; 52 (II, 3), 18, 15.
137. Platon, République, VI, 509b9. Il faut remarquer qu'Aristote semble
également définir la divinité comme tò epékeina noû, « ce qui est au-delà de
l'intellect », dans le fragment 49 Rosé (= p. 57 Ross, cité dans Simplicius,
Du ciel, II, 12, 485, 22). Sur l'histoire de cette formule dans la tradition
platonicienne, voir J. Whittaker, « EPEKEINA NOU KAI OUSIAS ».
138. Plotin conclut son examen de la position de Platon, qui aurait posé
l'existence de trois niveaux de la réalité correspondant aux trois
« hypostases » plotiniennes : (1) « le roi qui règne sur tout », le Bien
suprême (en l'espèce de la Forme du bien dont il est question dans les livres
VI-VII de la République) au-delà de l'être et de la pensée, qui est « le père de
l'Intellect » et qui correspond donc à l'Un ; (2) l'Intellect « démiurgique »,
qui est « la cause » parce qu'il produit l'Âme, et qui coïncide avec les formes
et les réalités existantes qu'il contient en lui-même ; (3) l'Âme enfin, qui est
produite par l'Intellect et qui façonne l'univers sensible et en ordonne la vie.
Voilà pourquoi Plotin peut affirmer que « Platon savait que l'Intellect vient
du Bien, et que l'Âme vient de l'Intellect ».
139. De façon lapidaire, Plotin justifie et explique sa position de philosophe
« platonicien » et son « appartenance » théorique et doctrinale à la tradition
platonicienne. Platon est le seul philosophe ancien qui ait découvert la
vérité, tandis que les autres philosophes cités dans la suite de ce chapitre et
dans le chapitre suivant ont à la limite touché à une vérité partielle et de
manière simplement allusive. Cependant, les écrits de Platon doivent être
soumis à une interprétation attentive, car ils ne sont pas toujours explicites.
Le rôle que Plotin s'attribue est donc celui de l'interprète et du commentateur
de Platon : sa doctrine ne prétend à aucune originalité.
140. Parménide, DK 28 B 3, que Plotin cite également dans les traités 5 (V,
9), 5, 29-30 ; 30 (III, 8), 8, 8 ; 46 (I, 4), 10, 6. Parmi les philosophes
présocratiques, Parménide est certainement celui que Plotin cite et discute le
plus souvent, en raison de sa doctrine de l'« être-un » qui est évoquée ici,
mais aussi en raison du grand respect que Platon lui-même lui vouait (voir
par exemple Théétète 183e). Plotin indique ainsi que Parménide avait déjà
défendu la thèse de l'identité de la pensée intellective et de l'être, en faisant
donc coïncider l'Intellect avec les réalités intelligibles.
141. Parménide, DK28 B 8.26 (cité par plusieurs auteurs anciens, parmi
lesquels Simplicius dans son commentaire à la Physique d'Aristote, 78, 5 ;
144, 29).
142. Parménide, DK 28 B 8.43 (voir la note précédente). Parménide aurait
donc compris, selon Plotin, que l'unité que composent l'Intellect et l'être est
une unité « immobile », en ce sens qu'elle est étrangère à tout mouvement
« corporel » et qu'elle n'est pas sujette au changement et à la transformation.
Cependant, Parménide a attribué la pensée à cette « unité » et l'a comparée à
une « sphère » qui, comme l'Intellect plotinien, contient en elle-même toutes
les réalités existantes ; de la sorte, cette unité ne pouvait désigner
convenablement l'Un, qui est absolument simple et en aucun cas composé
(voir infra, lignes 22-23). C'est là l'essentiel de la critique que Plotin adresse
à Parménide (une critique probablement tributaire de celle que faisait au
même Parménide le Sophiste de Platon : 245a5-b1).
143. Parménide, DK 28 B 8.6 (voir les deux notes précédentes).
144. Le Parménide « de Platon » aurait donc pour sa part réussi à identifier
convenablement les trois « réalités » plotiniennes : l'Un « au sens propre »
de la première série de déductions (voir Parménide, 137c-142a), l'unité pure,
simple et non composée, qui est au-delà de l'être et de toutes choses, et qui
ne peut être connue, pensée ou dite, car elle n'est même pas ; l'« un-
plusieurs » de la deuxième série de déductions (voir Parménide 144e), qui
correspond à l'Intellect, car il est constitué comme une unité « organique »
qui, tout en étant « une », n'est cependant pas « simple » puisqu'elle admet
des distinctions et qu'elle comporte des parties différentes (les Formes) ;
l'« un et plusieurs » de la conclusion de la deuxième série de déduction (voir
Parménide, 155e, que Plotin tient pour une troisième série de déductions,
indépendante des précédentes), qui correspond à l'Âme, car il s'agit d'une
réalité désormais multiple qui ne conserve qu'une image de l'unité originaire.
Plotin propose ici une interprétation du Parménide qui s'imposera à tous ses
successeurs néoplatoniciens. Voir les explications de M. Atkinson, op. cit.,
p. 196-198, puis, de manière plus générale, les études de E.R. Dodds, « The
Parmenides of Plato and the origin of the Neoplatonic One » ; de J.M. Rist,
« The Neoplatonic One and Plato's Parmenides » et « The Parmenides
again » ; et enfin de J.-M. Charrue, Plotin lecteur de Platon, plus
particulièrement p. 59-84. Enfin, pour une présentation d'ensemble de
l'interprétation néoplatonicienne du Parménide, avant et après Plotin, voir
les études de J. Trouillard, « Le Parménide de Platon et son interprétation
néoplatonicienne » ; de L. Brisson, « Les interprétations du Parménide dans
l'Antiquité » (Annexe I à sa traduction du Parménide, dans cette même
collection, p. 285-291 ) ; et enfin de F. Fronterotta, Guida alla lettura del
Parménide di Platane, p. 106-110.
145. Voir supra, lignes 1-4. C'est donc le Parménide « de Platon » (c'est-à-
dire Platon lui-même, comme Plotin l'a déjà expliqué supra, lignes 1-10) qui
est « d'accord lui aussi avec la doctrine des trois natures », mais non pas le
Parménide historique qui, comme on vient de le voir supra, lignes 18-23,
n'est pas parvenu à comprendre la réalité du premier principe qu'est l'Un « au
sens propre ».
146. Anaxagore, DK 59 B 12 (cité dans Simplicius, Physique, 156, 13 ; 164,
24), faisait de l'intellect le principe rationnel de toutes choses, en précisant
qu'il « n'est mélangé à aucune chose », et qu'il est « la plus pure des
choses ». Mais Plotin pourrait dépendre aussi d'Aristote, De l'âme, III, 2,
405a13, qui examine la doctrine de l'intellect d'Anaxagore. C'est encore
Aristote, Métaphysique, A, 8, 989b19, qui accuse Anaxagore de n'avoir parlé
« ni avec précision, ni avec clarté », comme le déplore à son tour Plotin. En
dépit de cette obscurité, Anaxagore aurait bien désigné l'intellect comme une
réalité première « simple » et « séparée » de tout ce qui lui est inférieur, en
faisant ainsi allusion au principe premier qu'est l'Un plotinien.
147. Voir Héraclite, DK 22 A 1 (cité par Diogène Laërce IX 8) ; et les
témoignages d'Aristote, Métaphysique, A, 6, 987a33-34 ; M, 4, 1078b14-
15 ; Du ciel, III, 1, 298b29-33. Héraclite aurait soutenu qu'il existe une
réalité unique, le feu, qui subsiste éternellement identique à elle-même,
tandis que toutes les choses et l'univers dans son ensemble s'écoulent
toujours et changent sans cesse d'état. Selon les passages aristotéliciens
cités, Platon lui-même aurait été conduit, afin d'objecter à la doctrine
héraclitéenne du devenir absolu de toutes choses, à poser l'existence de
certaines réalités éternelles, les formes intelligibles, qui ne sont pas sujettes à
la transformation et au mouvement. Ce sont ces mêmes témoignages qui
conduisent Plotin à soutenir qu'Héraclite, en affirmant que « les corps ne
cessent de devenir et de s'écouler », se mettait dans l'obligation d'admettre
l'existence d'un principe supérieur et immuable, au-delà du devenir.
148. Empédocle, DK 31 B 17.7-8 (= 26.5-6 ; ces vers des fragments 17 et 26
sont cités dans Simplicius, Physique, 33, 18 ; 157, 25), que Plotin cite
également en 28 (IV, 4), 40, 5-6, et en 38 (VI, 7), 14, 19-20. Empédocle
aurait donc compris qu'il y a un principe d'unité absolue, l'« Amitié », et un
principe de division, la « Discorde », qui se trouvent au-delà de la matière et
du sensible, composés des quatre éléments fondamentaux (l'air, l'eau, la terre
et le feu). Ce faisant, ce philosophe aurait reconnu la nature première de
l'Un, alors même que toute la tradition antique le tient pour le premier
« pluraliste » (voir par exemple Aristote, Métaphysique, A, 4, 985a29-b5).
De nouveau, Plotin paraît tributaire d'Aristote, Métaphysique, B, 4,
1001a12-15, selon qui Empédocle identifiait l'« Amitié » et l'Un.
149. Comme H.-S. l'indique dans ses Addenda ad textum, t. III, p. 324,
l'absence de la négation ou dans le texte imprimé est une erreur
typographique.
150. Comme la plupart des commentateurs le signalent, la polémique de
Plotin contre Aristote dans tout ce passage (1. 7-27) se fonde sur
Théophraste, Métaphysique, 5a14. Dans son traité De l'âme, III, 5, 430a17,
alors qu'il expose sa propre définition de l'intellect, Aristote affirme que
l'intellect agent est « séparé » de l'intellect passif qu'il porte à l'acte en
l'« informant ». En Métaphysique, A, 7, 1072a26, il soutient que le premier
« moteur » est un intellect divin de nature « intelligible », car il ne fait que
« se penser lui-même » (A, 7, 1072b20). Cependant, selon Plotin, en lui
ajoutant la pensée (même si ce n'est que la « pensée de soi-même »),
Aristote se contredirait dans la mesure où l'acte de penser implique un sujet
pensant et un objet pensé, ce qui « double » la nature du premier principe,
qui ne peut donc plus être le « premier » absolument simple. Comme le
signale M. Ninci, dans Plotino, Il pensiero corne diverse dall'Uno. Quinta
Enneade, p. 268, note 141, l'identification de l'intellect agent du traité De
l'âme à l'intellect divin du livre A de la Métaphysique indique que Plotin
reprend l'interprétation d'Aristote qu'avait défendue Alexandre d'Aphrodyse,
De l'âme, 89, 11-21.
151. Il s'agit d'un deuxième argument dans la polémique de Plotin contre
Aristote. Plotin vise sans doute le chapitre 8 du livre A de la Métaphysique,
où Aristote explique que le mouvement des planètes dans l'univers sensible
dépend d'une pluralité de « moteurs » intelligibles, dont il essaie de calculer
le nombre, en précisant toutefois qu'il s'agit d'un calcul seulement
« probable », appelé à être vérifié. Voilà pourquoi Plotin peut lui reprocher
d'avoir ainsi multiplié le nombre des intelligibles, pour le faire correspondre
à celui des sphères célestes de telle sorte que chaque sphère ait un moteur.
Ce faisant, Aristote a profondément modifié la doctrine platonicienne des
formes intelligibles, et cela sans se fonder sur « la force de la nécessité »,
mais seulement sur un argument « probable ». À la ligne 12, on suit H.-S.
qui retient la leçon ékhon (au neutre, qu'on accorde donc à tò eúlogon) de la
plupart des manuscrits et non pas la variante ékhōn (au masculin, qui
renverrait alors au sujet sous-entendu « Aristote ») qu'acceptent la plupart
des autres éditeurs.
152. Plotin poursuit sa polémique contre Aristote. L'argument d'Aristote
n'est finalement même pas « probable » (voir la note précédente), car, si les
« sphères célestes » des planètes étaient vraiment mises en mouvement en
vertu d'un « moteur » intelligible, il serait « plus probable » qu'il n'y ait
qu'un seul « moteur », au principe de l'ordre unique auquel toutes les sphères
célestes participent. Dans ce cas, le « moteur » pourrait effectivement
coïncider avec le premier principe. Si l'on admet en revanche, comme le fait
Aristote, qu'il existe une pluralité de « moteurs » intelligibles, il faut se
demander s'ils proviennent d'un principe unique ou bien d'une pluralité de
principes.
153. Face à la question de savoir s'il y a un seul ou plusieurs principes des
« moteurs » intelligibles aristotéliciens, Plotin examine d'abord la première
possibilité. Si l'on admet qu'il n'y a qu'un seul principe des intelligibles, il
faudra admettre aussi qu'il y a un « premier intelligible » qui contient en lui-
même tous les intelligibles, en engendrant ainsi un véritable « monde »
intelligible, et cela par analogie avec le monde sensible où les « sphères
célestes » sont contenues les unes dans les autres, quand une seule « sphère
extérieure » les contient toutes et les domine. Dans ce cas, selon la même
analogie, comme les « sphères » sensibles contiennent les astres, de même
les intelligibles devront contenir en eux-mêmes « beaucoup de choses », qui
seront évidemment « plus réelles » dans la mesure où elles appartiennent au
monde intelligible. Il n'en demeure pas moins que les « moteurs » dont parle
Aristote comprennent une multiplicité d'éléments, de sorte qu'ils ne peuvent
tenir lieu de premier principe, c'est-à-dire d'unité pure et simple.
154. Voici la deuxième alternative que Plotin examine dans sa polémique
contre Aristote (voir la note précédente). Si l'on admet qu'il y a plusieurs
principes des intelligibles, en soutenant que chaque intelligible est un
principe, la question se pose de savoir comment tous ces « principes »
intelligibles peuvent « s'accorder » dans leur activité, qui consiste à produire
et à gouverner l'« harmonie » et la disposition ordonnée de l'univers tout
entier. Faut-il supposer dans ce cas que leur « accord » dépend du hasard ?
Ou bien faut-il poser un principe antérieur qui préserve leur « accord » ? Et
Plotin poursuit : si les intelligibles sont plusieurs, comment expliquer que
leur nombre soit identique au nombre des « sphères célestes » ? Et pour
finir : si les intelligibles ne sont pas corporels et qu'aucun corps ne les
sépare, pourquoi affirmer, comme l'a fait Aristote, qu'ils sont plusieurs ?
155. On tenait Phérécyde de Syros pour l'un des premiers maîtres de
Pythagore (voir DK 7 A 4 = Diodore, Bibliothèque historique, X, 3, 4 ; puis
Jamblique, Vie de Pythagore, §§ 9, 11, 248 et 252). Voilà pourquoi Plotin
peut parler de « ceux qui se sont rangés le plus du côté de Pythagore, de ses
successeurs et de Phérécyde », en faisant ainsi allusion aux pythagoriciens
en général. En concluant cet examen des doctrines des philosophes qui l'ont
précédé, Plotin peut ainsi affirmer que seuls Platon (voir supra, chapitre 8,
lignes 1-10) et les pythagoriciens « se sont tenus à cette doctrine », en posant
un premier principe au-delà de toutes choses, soit par écrit, soit oralement
(pour ce qui est de cette distinction, et de l'« unité » des doctrines de Platon
et des pythagoriciens, voir supra, chapitre 5, lignes 4-9, note 84), là où les
autres philosophes anciens « l'ont complètement négligée ».
156. Les trois réalités plotiniennes existent « dans la nature », c'est-à-dire
dans la réalité des choses, mais aussi « en nous », c'est-à-dire au niveau du
« microcosme » qu'est chaque homme (l'opposition entre ce qui est « dans la
nature », dans la vraie réalité, et ce qui est « en nous », dans une réalité
inférieure, est d'origine platonicienne, voir Phédon, 102e5 ; Parménide,
132d1-2). C'est la thèse que Plotin va développer dans ce chapitre et dans le
suivant. Le philosophe précise immédiatement qu'« en nous » ne signifie pas
« dans le sensible », car les réalités premières n'ont pas de corps mais sont
au contraire « séparées » des corps ; elles sont donc plutôt « à l'extérieur »
du sensible, dans la mesure où elles en sont distinctes. Et elles sont alors
« en nous » parce que nous en gardons une image dans la partie de nous qui
n'est pas corporelle, dans notre âme, exactement comme elles sont présentes
dans l'univers tout entier, sans être elles-mêmes sensibles, mais à travers
leurs images.
157. Platon, République, IX, 589a7. L'« homme intérieur » est justement la
partie non corporelle de l'homme, son âme, celle qui peut garder une image
des trois réalités véritables. Voilà pourquoi Plotin peut immédiatement
affirmer que les âmes individuelles (et la nature de l'âme en général) sont de
nature divine, dans la mesure où elles sont liées aux réalités premières et
qu'elles sont séparées des corps comme de la nature matérielle.
158. Toute âme est rendue parfaite par l'Intellect, qui est la réalité supérieure
qui l'a engendrée et qui lui donne la pensée, comme Plotin l'a expliqué
supra, chapitre 3, lignes 13-14. C'est la raison pour laquelle l'âme possède
« un intellect qui raisonne », c'est-à-dire une faculté rationnelle qui
s'exprime dans les raisonnements « discursifs ».
159. La faculté rationnelle de l'âme, et de toute âme individuelle, opère de
manière « pure » et « non mélangée », sans se servir du corps et de tout ce
qui est corporel. C'est ce que soutiennent également Platon, Phédon, 65c, qui
fait de la séparation du corps la nécessaire condition de la « purification » de
l'âme, et Aristote, De l'âme, II, 2, 413b24-27 ; III, 4, 429b4-5, qui définit la
faculté intellectuelle de l'âme comme khōristḗ (« séparée » et
« indépendante ») du corps. Cette faculté de l'âme reste ainsi liée au monde
intelligible d'où elle provient, y compris lorsque l'âme est descendue dans un
corps matériel. À la ligne 17, l'expression en tō̂i prṓtōi noētō̂i devrait être
traduite littéralement par « au sommet de l'intelligible » ou alors « dans le
premier intelligible ». Cependant, Plotin répète souvent que la faculté de
l'âme qui reste en relation avec l'intelligible se situe à la limite inférieure de
ce monde, et non pas à son sommet (voir par exemple les traités 6 (IV, 8), 7,
6-7 ; 28 (IV, 4), 2, 16-17 ; 41 (IV, 6), 3, 5-6), ce qui nous porte à entendre
cette expression dans un sens très général (« dans le monde intelligible qui
tient la première place »).
160. En vertu de sa participation à l'intelligible, ou plutôt, en vertu de sa
véritable « présence » dans l'intelligible (même après sa descente dans les
corps), l'âme, comme les intelligibles, n'a nul besoin d'un lieu où s'établir,
car elle est en dehors de l'espace et du temps. C'est là précisément l'état des
réalités intelligibles, qui sont en elles-mêmes, « extérieures » et
indépendantes des corps, complètement « isolées » dans la mesure où elles
sont autonomes et séparées de la nature matérielle.
161. Platon, Timée, 34b4 (et non pas 36e3, comme l'indique H.-S. dans son
apparat critique, ad locum) ; voir aussi Timée, 36d9-e1, où Platon explique
que le démiurge dispose l'âme autour du corps du monde, pour produire ce
dieu qu'est le monde. Selon Plotin, ce passage du Timée enseigne que l'âme,
située tout autour du corps en l'enveloppant, « excède » et « dépasse » le
corps, de telle sorte qu'une partie d'elle-même ne peut se trouver dans le
corps mais subsiste « à l'extérieur » de lui, restant ainsi dans le monde
intelligible : il s'agit de sa faculté rationnelle.
162. Platon, Timée, 90a5. Selon ce passage du Timée, si l'âme du monde est
en quelque sorte et dans certaines limites « à l'extérieur » du corps (voir la
note précédente), les âmes individuelles qui sont descendues dans les corps
se situent « au sommet dans la tête », c'est-à-dire dans la partie la plus élevée
du corps qu'est le cerveau. À la ligne 23, on suit H.-S. qui accepte la
correction de Heintz epikúptṓn « en se cachant », en s'exprimant « de
manière obscure », au lieu de éti krúptōn des manuscrits, qui n'a pas de sens.
163. Platon, Phédon, 67c6, qui évoque la mort, comprise comme
« séparation » de l'âme et du corps, à la faveur de laquelle on parvient à la
libération et à la purification des maux, des passions et des vices corporels.
C'est pour cette raison que Platon « exhorte » le vrai philosophe à se
préparer au cours de sa vie à cette « séparation », après laquelle l'âme, libre
et pure, pourra se consacrer entièrement à la recherche de la vérité. Pour
Platon, tout comme pour Plotin, cette séparation de l'âme et du corps
n'implique aucune « distance locale », car l'âme n'est pas située dans un lieu
(dans la mesure où elle n'est pas corporelle), et elle est par conséquent déjà
« séparée » du corps en vertu de sa nature différente de celle du corps (voir
supra, ligne 10).
164. Voir Platon, Épinomis, 981b7-8 (que Plotin évoque également dans le
traité 31 (V, 8), 2, 4-5), qui affirme de l'âme qu'elle est le principe qui
produit et qui organise le monde. La partie de l'âme « qui est établie ici-
bas », et qui est en relation avec les corps qu'elle « fabrique » et « façonne »,
est l'âme tout entière, à l'exception de sa faculté rationnelle qui, comme
Plotin l'a plusieurs fois répété, reste dans le monde intelligible.
165. Plotin poursuit dans ce chapitre l'examen entrepris dans le chapitre
précédent : les trois réalités véritables, l'Un, l'Intellect et l'Âme, se trouvent
aussi dans l'âme individuelle qui en conserve en quelque sorte une image. Le
premier passage de la démonstration concerne la « présence » en l'âme de
l'Intellect qui pense les formes intelligibles. Car, s'il existe une faculté
rationnelle et « discursive » de l'âme qui peut connaître la justice et la beauté
des choses sensibles, il faut admettre aussi l'existence d'un « juste en soi » et
d'un « beau en soi » qui sont les objets immuables de cette faculté. Si tel
n'était pas le cas, l'âme rationnelle ne disposerait pas des objets intelligibles
qui sont le contenu de la connaissance rationnelle (voir les explications de
49 (V, 3), 2, 7-11 ; et chapitre 3, 6-9). Le principe selon lequel, s'il existe une
multiplicité de choses justes, « il est nécessaire qu'il existe aussi un juste
immuable, à partir duquel se développe le raisonnement en l'âme », est
emprunté à Platon, République, VI, 507b5-7 ; X, 596a6-7, qui fait
correspondre chaque forme intelligible à une multiplicité de choses sensibles
homonymes.
166. L'âme n'est pas toujours en acte, mais elle est portée à l'acte par
l'Intellect (voir également 5 (V, 9), 4, 1-10) ; c'est la raison pour laquelle elle
ne raisonne pas toujours, quand l'Intellect pense toujours et n'abandonne
jamais la pensée qui est son acte (selon la définition de l'intellect « agent »
qu'avance Aristote, De l'âme, III, 5, 430a22). Voilà pourquoi, si l'âme ne
raisonne pas toujours, il faut admettre en elle « un intellect » (qui est une
image de l'Intellect « hypostase ») qui la porte à l'acte et la fait raisonner,
tout en étant, lui, toujours en acte dans la mesure où il ne doit pas
« chercher » ses objets, les Formes, puisqu'il les possède toujours. C'est la
condition de l'intellect divin – qui est toujours en acte parce qu'il se pense
soi-même, sans devoir « chercher » ses objets de pensée –, selon Aristote,
Métaphysique, Λ, 7, 1072b23, que Plotin cite aussi, presque littéralement,
supra, chapitre 4, ligne 16 ; voir encore le traité 5 (V, 9), 7, 10. Sur la
présence en l'âme d'une faculté rationnelle (« un intellect qui raisonne ») et
d'un Intellect « qui lui permet de raisonner », voir supra, chapitre 10,
lignes 12-13. À la ligne 6, on suit H.-S. qui retient l'ajout de la négation mḕ
(« il faut qu'il y ait en nous un Intellect qui ne raisonne pas »), proposé par
Dodds, mais que l'on trouve déjà, selon M. Atkinson, op. cit., p. 232-233,
chez Marsile Ficin. Le sens de cette négation est clair : l'Intellect n'a pas
besoin de « raisonner » sur ses objets, comme l'âme, car il les « possède »
tous immédiatement, sans se distinguer d'eux comme un sujet qui
raisonnerait sur ses objets.
167. Si l'âme peut « raisonner » sur les Formes, et cela dans la mesure où
elle a en elle-même un Intellect qui lui permet de « raisonner », il faut alors
admettre que « le principe » et « la cause » de l'Intellect, cette réalité
première, indivisible et divine qu'est l'Un, se trouve également en elle. Voilà
comment Plotin peut compléter sa démonstration de la présence des trois
réalités véritables en toute âme individuelle : pour que l'âme puisse
« raisonner », ce qui est son acte propre, il faut qu'elle possède l'Intellect qui
la porte à l'acte et qui lui donne ses objets de raisonnement ; si elle possède
l'Intellect, elle devra avoir aussi en elle-même l'origine et la source de
l'Intellect, l'Un.
168. Sur la construction du texte grec des lignes 7-10, qui comporte un
certain nombre de difficultés, voir M. Atkinson, op. cit., p. 233-235. Plotin
veut expliquer ici comment il est possible que l'Un, tout en étant indivisible,
immuable et dépourvu de lieu, puisse toutefois se trouver et « être contemplé
en beaucoup de choses », et en premier lieu dans l'âme individuelle. La
raison en est que chaque chose, parce que l'Un produit toutes choses et qu'il
est toutes choses, conserve une image de l'Un. Et c'est dans cette mesure que
chaque chose se montre capable de le recevoir (sur cette « capacité », voir
les traités 9 (VI, 9), 4, 25-26 ; et 30 (III, 8), 9, 23-26) hoîon állon autón,
« comme s'il était quelque chose de différent », c'est-à-dire sous une forme
différente de celle qui lui est propre, ou encore, comme une copie inférieure
à son modèle. En effet, l'Un est en lui-même et par lui-même absolument
inconnaissable et indicible, dépourvu de toute forme et de toute
détermination, et même de l'être et de l'unité à strictement parler, tandis qu'il
se présente (et « il peut être contemplé ») partout et en toutes choses sous la
forme de l'unité qu'il confère aux choses qu'il produit et qui peuvent le
recevoir en gardant en elles-mêmes une image de lui. Selon Armstrong, dans
sa traduction ad locum, l'expression hoîon állon autón serait une allusion à
la définition aristotélicienne de l'ami comme un állos autós, un « autre soi-
même » (dans l'Éthique à Nicomaque, IX, 4, 1166a31-32), et Plotin
indiquerait de la sorte que l'Un « peut être contemplé dans beaucoup de
choses, selon que chacune d'elles est capable de le recevoir comme un autre
soi-même », c'est-à-dire comme son origine et sa source premières.
169. Plotin reprend ici l'analogie entre les âmes individuelles dans leur
relation avec l'Un et les points du cercle qui se rapportent au centre par leurs
rayons, qui tous ont leur principe et leur fin dans le centre du cercle. Cette
analogie (elle est peut-être empruntée à Alexandre d'Aphrodise,
Questions 96, 14 Bruns, qui parle du centre du cercle comme d'une unité qui
constitue cependant la limite « plurielle » de tous les rayons du cercle) est
employée par Plotin afin de décrire le rapport de l'Intellect à l'Un, ou encore
de l'âme à l'Un : voir par exemple, supra, chapitre 7, lignes 5-10 ; puis 4 (IV,
2), 1, 24 ; 9 (VI, 9), 8 ; 23 (VI, 5), 5, 11 ; 39 (VI, 8), 18, 7. L'Un est donc
comme le centre de nous-mêmes, autour duquel nous tournons toujours et
sur lequel nous devons fixer notre regard pour être « en contact avec lui » et
« associés à lui », comme l'explique encore le traité 9 (VI, 9), 8, 33-45.
170. Si les trois réalités véritables se trouvent aussi en nous, dans notre âme
individuelle, comme Plotin l'a montré dans les chapitres 10 et 11, la question
se pose toutefois de savoir pourquoi nous n'en avons pas toujours
conscience. Cette difficulté est celle de l'« autoconscience », ou plutôt, de
l'« appréhension » (antilēpsis) ou de la « perception » (aísthēsis) de soi-
même de l'âme, qui a été abondamment examinée par les commentateurs
d'Aristote, notamment pour rendre compte de la page du traité De l'âme, III,
5, 430a22, où Aristote pose l'activité éternelle de l'intellect « agent », sans
cependant expliquer la raison pour laquelle notre âme n'est pas toujours
consciente de cette activité éternelle. Voir à ce propos M. Atkinson, op. cit.,
p. 244.
171. Platon, Phèdre, 245c5.
172. Les trois réalités véritables sont toujours actives, dans la mesure où
elles sont en elles-mêmes des réalités éternelles qui ne subissent aucune
affection. Leur « présence » en toute âme individuelle implique donc que
toute âme individuelle est caractérisée par une activité qui ne cesse jamais.
La difficulté qui s'ensuit est toujours la même : comment se fait-il alors que
nous restions « le plus souvent sans exercer de telles activités » ou même
« totalement inactifs ».
173. Voici la réponse de Plotin à la question soulevée dans les lignes qui
précèdent : « ce qui est dans l'âme » (c'est-à-dire les images des réalités
véritables qu'elle a en elle-même) « n'est pas perçu d'entrée de jeu », et cela
parce que nous ne pouvons percevoir que ce qui passe par notre faculté
sensible, tandis qu'une réalité en acte, qui n'est pas perçue par la sensation,
« n'arrive pas à traverser l'âme tout entière », c'est-à-dire qu'elle n'est pas
parvenue à notre conscience. Cette conclusion dépend du fait que, comme
Plotin le souligne avec force, nous sommes « l'âme tout entière », et non pas
seulement l'une de ses facultés ; nous ne sommes conscients, et nous ne
connaissons donc vraiment, que lorsque toute l'âme est « traversée » par son
objet et que celui-ci arrive à la faculté rationnelle. Cette même explication
du processus de la « prise de conscience » de l'âme se trouve dans le traité 6
(IV, 8), 8, 1-9. Il faut remarquer dans ce contexte que le terme aísthēsis ne
désigne pas la perception des choses sensibles, mais bien la perception (ou
« conscience ») des états intérieurs de l'âme. Dans les traités postérieurs
(voir par exemple 27 (IV, 3), 30, 5-16 ; et 46 (I, 4), 10, 10-21),
l'« imagination » ou la « représentation » (tò phantastikón ; phantasía) est la
faculté qui permet à l'âme de prendre conscience d'elle-même et de ses
activités intérieures, tandis que le terme aísthēsis désigne alors plus
spécifiquement la perception sensible des objets externes. Voir à ce propos,
P. Hadot, « Les niveaux de conscience dans les états mystiques selon
Plotin », p. 247-252.
174. Plotin précise ici sa réponse au problème de la « conscience » qu'a
l'âme de ses propres activités (voir la note précédente). Puisque l'âme exerce
plusieurs facultés et que chacune d'elles est toujours active, il ne peut y avoir
« conscience » en l'âme que si ces facultés « communiquent » entre elles,
que si l'âme réussit à en avoir une perception « totale ». Sur cette partition
des facultés de l'âme et sur leur activité, voir H.J. Blumenthal,
Plotinus'psychology, p. 20-44.
175. Pour que l'âme ait conscience des trois réalités qui sont présentes en
elle, il faut donc qu'elle consacre son attention à « l'intérieur » d'elle-même,
pour parvenir à une perception « totale » de son intériorité, de ses facultés et
de leurs activités. Sur cette attention de l'âme à elle-même, voir les
remarques de P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, p. 28-33 ; de
J.M. Rist, Plotinus : the Road to Reality, p. 146-150 ; et de F. Brunner, art.
cité, p. 170-172.
176. Plotin emploie cette métaphore sonore afin d'insister sur la nécessité
d'abandonner tout ce qui est extérieur à l'âme ; l'âme doit se concentrer sur
son intériorité (voir la note précédente ; et les traités 9 (VI, 9), 7, 16 ; 49 (V,
3), 17, 38). Comme le rappelle M. Atkinson, op. cit., p. 250, il est possible
que Plotin fasse ainsi allusion à la musique des sphères célestes, que seul
Pythagore pouvait entendre. Par ailleurs, dans le traité 20 (I, 3), 1, 28, c'est
précisément la musique qui peut nous apprendre à passer de la
compréhension de l'« harmonie sensible » des sons à la contemplation de
l'« harmonie intelligible ».
TRAITÉ 11 (V, 2)

Sur la génération
et le rang des choses
qui sont après le premier

Présentation et traduction
par
Francesco FRONTEROTTA
NOTICE

Le but de ce petit traité est avant tout d'établir la continuité qui existe
entre les différents niveaux constitutifs de la réalité. Le traité 10 (V, 1) était
consacré à l'examen des trois réalités principales (qu'on appelle parfois les
trois « hypostases »), de leur nature et de leur génération successive ; le
traité 11 poursuit et approfondit cet examen, en considérant désormais les
conséquences qui résultent de la « tripartition » du réel, pour souligner
qu'elle n'implique aucune sorte de rupture ontologique. C'est la raison pour
laquelle, dans le premier chapitre, Plotin décrit de nouveau et brièvement la
procession continue des réalités « qui sont après le Premier » : l'Intellect,
qui vient de l'Un, et l'Âme, qui vient de l'Intellect, avant d'examiner, dans le
deuxième chapitre, les modalités de cette succession et les conséquences
qui en résultent sur la structure de la réalité.
Le traité s'ouvre sur la proposition, amplement justifiée par les traités 9
(VI, 9) et 10 (V, 1), selon laquelle l'Un produit toutes choses, sans coïncider
avec aucune d'elles, dans la mesure où il reste au-delà de toutes choses. La
question peut alors être de nouveau posée de savoir comment la multiplicité
des choses qu'il produit peut provenir de lui qui ne manifeste, en lui-même,
ni pluralité ni dualité. C'est pour répondre à cette question que Plotin expose
la « première génération » à partir de l'Un, qui ne peut qu'être celle de
l'Intellect, qui le suit immédiatement et qui lui est immédiatement inférieur.
Le principe de l'argument plotinien est limpide : l'Un est parfait, c'est-à-dire
absolument autarcique et autosuffisant. Sa perfection et son absence de
besoin sont tels que sa puissance illimitée finit par « surabonder », en
sortant de lui-même et en s'établissant de la sorte comme une réalité
indépendante et différente de lui. La réalité ainsi engendrée, dès lors qu'elle
est produite par son principe, est encore totalement indéterminée ; par
conséquent, elle se tourne tout naturellement vers celui qui l'a engendrée et,
n'ayant pas encore conscience de l'altérité qui l'en distingue, elle tend à
s'unir à lui dont elle a besoin, tout comme le petit enfant a besoin de son
père et géniteur jusqu'à ce qu'il parvienne à l'âge de l'indépendance et de
l'autonomie. En se tournant vers l'Un, la réalité engendrée le « voit » et elle
s'en trouve déterminée, devenant ainsi l'Intellect, qui est à la fois pensée, en
vertu du regard qu'il porte sur l'Un, et être, en vertu de sa position
ontologique qui est toujours « orientée » vers lui, selon l'enseignement du
traité 10 (V, 1), chapitre 4.
Tout comme l'Un, et en raison de la puissance de ce dernier à laquelle il
participe, l'Intellect engendre par sa propre surabondance une nouvelle
réalité inférieure : l'Âme, qui, étant engendrée par l'Intellect, reçoit de lui
son acte, qui est la pensée. Jusque-là, la génération de l'Intellect par l'Un,
puis de l'Âme par l'Intellect, n'est pas le fait d'un acte volontaire, mais bien
de la surabondance du principe qui engendre et qui reste cependant en lui-
même en dépit de son activité productrice ; en revanche, dans le cas de
l'Âme, c'est elle-même qui manifeste le désir de produire ce qui lui est
inférieur, et qui se meut dans une direction opposée à celle de son principe,
du fait d'un « choix » libre et volontaire dont le traité 10 (V, 1), chapitre 1, a
déjà rendu raison. Ce faisant, l'Âme n'engendre pas une autre réalité,
différente d'elle-même, mais plutôt, comme le précise Plotin, une image
inférieure d'elle-même. Il s'agit de ses parties, ou plus exactement de ses
facultés inférieures, car seule l'Âme rationnelle est produite par l'Intellect,
quand c'est elle-même qui, descendant, engendre ses propres facultés
sensible et végétative. C'est par l'intermédiaire de ses facultés que l'Âme est
ainsi présente dans le sensible et dans les corps : dans un homme, lorsque
son mouvement ne la porte pas au-delà de sa faculté rationnelle ; dans un
animal, lorsque sa faculté sensible domine ; dans une plante, lorsque sa
faculté végétative l'y a conduite. Cette distinction n'implique toutefois pas
de séparation locale, car l'Âme et ses facultés, tout comme les réalités qui
leur sont supérieures, n'occupent aucun lieu. C'est pourquoi, quand les corps
se corrompent ou qu'ils sont détruits, l'Âme n'en est en aucune manière
affectée : ou bien ses dernières facultés remontent alors dans sa faculté
supérieure, qui n'est jamais descendue dans le sensible mais qui reste
toujours « attachée » à l'Intellect, ou bien elles passent dans un autre corps
qu'elles animent. Dans les deux cas, ces « déplacements » n'en sont pas à
proprement parler, car l'âme qui n'est pas en un lieu est partout en même
temps, et ses facultés sont toujours déjà dans tous les corps.
Cette prémisse permet de comprendre comment Plotin entend résoudre
dans ce traité la difficulté relative à l'apparente multiplicité comme à
l'apparente dispersion de la réalité. On pourrait lui objecter, au nom par
exemple de la doctrine stoïcienne qui pose pour sa part un unique principe
divin responsable de l'animation et de l'ordonnancement de toutes choses,
que la procession qu'il décrit multiplie les principes et les niveaux distincts
de la réalité, en les disposant ainsi selon une hiérarchie stricte qui semble
conduire chacun d'eux à se dissiper et à se multiplier à la faveur d'une
dégradation qui conduit jusqu'à la matière, au sensible et au mal. Contre
cette objection, Plotin fait valoir que la multiplicité et la dispersion
apparentes du réel n'empêchent aucunement que l'unité et la continuité du
tout soient sauvegardées, dans la mesure où c'est un unique processus qui
gouverne la production de toutes choses et qui demeure inchangé à chaque
niveau de réalité. Comme l'ont en effet déjà expliqué les traités 7 (V, 4) et
10 (V, 1), notamment chapitres 5-7, toute réalité, une fois qu'elle est
parvenue à sa perfection, engendre par nécessité, et la réalité qu'elle
engendre, qui est au début totalement indéterminée, a besoin de son
principe vers lequel elle se tourne. Ce retour, cette « conversion »
(epistrophḗ), lui permet d'être déterminée par son principe, dont elle devient
elle-même une image. Il n'y a donc pas une véritable multiplicité de
principes, puisque chacun d'entre eux est une image de celui qui le précède
tout comme il est le modèle de celui qu'il engendre ; il n'y a pas non plus de
dispersion des principes, puisque chacun est une trace de celui qui l'a
produit tout comme il imprime sa marque à celui qu'il produit. C'est ainsi
qu'on peut affirmer la continuité absolue de toute la réalité, dans laquelle
rien ne se perd, mais tout se conserve, et que Plotin illustre au moyen de la
belle métaphore qui donne sa conclusion au traité : « C'est donc comme une
longue vie qui s'étend dans sa longueur : chaque partie est différente de
celle qui la suit, mais l'ensemble est continu, et chaque partie est différente
de l'autre sans que ce qui précède soit détruit en ce qui suit. »
Dans les deux traités successifs 10 (V, 1) et 11 (V, 2), qu'on peut
considérer comme un ensemble, Plotin se prononce ainsi sur la succession
des réalités véritables, de l'Un jusqu'à l'Âme, et sur ses conséquences, en ne
faisant qu'allusion aux degrés inférieurs de la réalité que sont les corps et la
matière que l'Âme engendre à la faveur de son mouvement « vers le bas »,
de sa « descente ». Il en avait été question en des termes semblables dans le
traité 6 (IV, 8), notamment au chapitre 8, mais l'engendrement par l'Âme de
la matière, des corps et du mal ne sera examiné qu'ultérieurement, dès le
traité 12 (II, 4), puis dans les traités 15 (III, 4), chapitres 1-2, ou encore 28
(IV, 4), chapitre 22.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : Comment toutes choses viennent de l'Un, s'il est


absolument simple et qu'il reste toujours en lui-même ?
1-3. L'Un est toutes choses et il n'est aucune d'elles.
3-13. L'Un engendre l'Intellect par sa surabondance ; l'Intellect, se
tournant vers son principe, en est déterminé, et il devient ainsi Intellect et
être.
13-21. De même, par sa puissance, l'Intellect produit l'Âme ; l'Âme à son
tour produit une image d'elle-même qui correspond à ses fonctions
inférieures.
21-28. La production des réalités inférieures n'introduit aucune coupure
ni aucune séparation dans la réalité.

Chapitre 2 : La procession de toutes choses se fait « du premier au


dernier »
1-4. Tout ce qui engendre est supérieur à ce qu'il engendre ; ce qui est
engendré reste cependant en contact avec ce qui l'a engendré.
4-10. L'Âme descend dans une plante, dans un être irrationnel ou dans un
homme, selon celle de ses facultés (végétative, sensible ou rationnelle) qui
domine.
10-24. La descente de l'Âme dans un corps, d'une plante par exemple,
n'implique pour elle aucun déplacement ni aucun éloignement local de son
principe, car elle ne se trouve pas dans l'espace.
24-31. Toute la réalité est donc comme un ensemble vivant continu, où
chaque partie garde en elle-même une image de celle qui la précède.
Sur la génération et le rang des choses
qui sont après le premier

1. « L'Un est toutes choses et il n'est aucune d'elles 1 » ; car, principe de


toutes choses, il n'est pas toutes choses, mais toutes choses sont de cette
manière ; en effet, pour ainsi dire, elles parviennent là-bas, ou plutôt, elles
n'y sont pas encore, mais elles y seront 2.
– Comment donc viennent-elles de l'Un qui est simple, si en ce qui est
identique n'apparaissent aucune altérité ni aucun genre de dualité 3 ?
– [5] En réalité, c'est justement parce que rien n'était en lui que toutes
choses sont venues de lui, et pour que ce qui est puisse être, pour cette
raison, lui, il n'est pas ce qui est, mais ce qui engendre ce qui est 4 ; et c'est
cela, pour ainsi dire, la première génération ; car, étant parfait dans la
mesure où il ne cherche rien, il n'a rien et il n'a besoin de rien, il était
comme surabondant, et sa surabondance a produit une autre chose ;
l'engendré [10] se tourna vers lui et il en fut rempli, et, en fixant son regard
sur lui, il devint l'Intellect dont nous parlons. Et sa position de repos
orientée vers lui produit ce qui est, tandis que la vision de lui produit
l'Intellect. Car, puisqu'il est fixé à lui, afin de le voir, il devient à la fois
Intellect et être 5. Étant donc semblable à lui, il produit de la même manière
que lui, en épanchant une puissance multiple [15] – il est en effet une image
de lui – tout comme ce qui le précède avait déjà épanché une telle
puissance ; et cet acte, qui vient de la réalité existante, est propre à l'Âme,
elle qui est engendrée lorsqu'il reste en lui-même ; car l'Intellect aussi est
engendré lorsque ce qui le précède reste en lui-même 6. Elle, en revanche,
ne produit pas en restant en elle-même, mais, une fois qu'elle est mise en
mouvement, elle engendre une image. En regardant là-bas, d'où elle
provient, [20] elle est remplie, et, en avançant dans une direction différente
et opposée, elle engendre une image d'elle-même qui coïncide avec la
sensation et avec la nature qui est dans les plantes 7. Mais rien n'est séparé
ni coupé de ce qui le précède, et voilà pourquoi il semble aussi que même
l'Âme de là-haut parvient jusqu'aux plantes. Car en quelque sorte elle y
parvient, parce que ce qui est dans les plantes lui appartient ; elle n'est
certainement pas tout entière dans [25] les plantes, mais elle s'y trouve
parce qu'elle s'est avancée à un tel point dans la région inférieure, en ayant
produit une autre réalité 8 par sa procession et par son désir de ce qui est
inférieur 9. Car, même l'âme qui, antérieure à celle-ci, demeure attachée à
l'Intellect, n'empêche pas l'Intellect de rester en lui-même 10.
2. Il y a donc une procession du premier au dernier, et chaque chose reste
toujours dans sa position naturelle 11, tandis que ce qui est engendré occupe
une position différente et inférieure ; tout ce qui est engendré devient
cependant identique à ce dont il dérive, tant qu'il est en contact avec lui 12.
Car, quand [5] l'Âme se trouve dans une plante, c'est comme si l'une de ses
parties s'y trouvait, la partie la plus audacieuse 13 et la plus imprudente qui
s'est avancée jusqu'à un tel point. En revanche, quand elle se trouve dans un
être irrationnel, c'est la faculté sensible qui, en dominant, l'y a conduite.
Enfin, quand elle parvient en l'homme, son mouvement ou bien n'a lieu que
dans la partie rationnelle, ou bien il dérive de l'Intellect, car elle a un
intellect propre et, [10] par elle-même, une volonté de penser ou en général
de se mouvoir 14.
– Mais reprenons de nouveau : quand on coupe les rejetons ou les
branches supérieures d'une plante, où s'en va l'âme qui s'y trouve ?
– Là d'où elle est venue, car elle ne s'en est pas localement éloignée : elle
est donc dans son principe 15.
– Mais si l'on coupe ou si l'on brûle la racine, où est la partie de l'âme qui
était dans la racine ?
– [15] En l'Âme, parce qu'elle n'a pas changé de lieu. Mais même si elle
restait dans le même lieu, elle changerait de lieu en remontant en haut ;
autrement, elle serait dans une autre nature végétale, car elle n'est pas
contrainte dans un lieu. Si en revanche elle remontait, elle serait dans la
faculté qui la précède 16.
– Et celle-ci, où est-elle ?
– En celle qui la précède, qui parvient jusqu'à l'Intellect, mais non pas
localement, car aucune d'elles n'est dans un lieu 17 ; et l'Intellect, encore
plus, [20] n'est pas dans un lieu, de telle sorte que l'Âme ne l'est pas non
plus. N'étant donc en aucun lieu, mais en ce qui n'est en aucun lieu, elle est
ainsi partout 18. Par ailleurs, si, en avançant en haut, elle s'arrête à mi-
chemin, avant d'être parvenue au point le plus haut, elle a une vie
intermédiaire et s'arrête dans sa partie correspondante 19. Toutes ces choses
coïncident donc avec lui et elles ne coïncident pas avec lui ; [25] elles
coïncident avec lui, parce qu'elles dérivent de lui ; elles ne coïncident pas
avec lui, parce qu'il leur a donné l'existence en restant en lui-même. C'est
donc comme une longue vie qui s'étend dans sa longueur : chaque partie est
différente de celle qui la suit, mais l'ensemble est continu, et chaque partie
est différente de l'autre sans que ce qui précède soit détruit en ce qui suit 20.
– Qu'en est-il donc de l'âme qui se trouve dans les [30] plantes ?
N'engendre-t-elle rien ?
– Elle engendre ce en quoi elle se trouve. Mais il faut examiner comment,
en prenant un autre point de départ 21.
NOTES DU TRAITÉ 11

1. Platon, Parménide, 160b2-3. Il s'agit de la conclusion de la première


partie de l'exercice dialectique du Parménide platonicien, consacrée à
l'examen des relations entre l'un et les multiples, suivant l'hypothèse initiale
« si l'un est » : « Ainsi donc, s'il est un, l'un est toutes choses et il n'est
aucune d'elles, aussi bien à l'égard de lui-même qu'à l'égard des autres
choses » (trad. L. Brisson légèrement modifiée). Comme il l'explique dans
ce qui suit, Plotin peut affirmer que l'Un, le principe de toutes choses, « est
toutes choses », dans la mesure où toutes choses dérivent de lui qui les
engendre ; tandis que, en revanche, « il n'est aucune d'elles », dans la mesure
où il reste en lui-même, au-delà de ce qu'il engendre, sans coïncider avec son
produit auquel il reste absolument supérieur. En l'affirmant, Plotin poursuit
l'analyse menée dans le traité 10 (V, 1) qui avait longuement examiné la
nature et la succession des trois réalités véritables, l'Un, l'Intellect et l'Âme.
Comme on le verra l'essentiel de l'argument de ce bref traité 11 porte sur les
conditions, les modalités et les conséquences de la « procession » de ces
réalités.
2. Plotin donne immédiatement une explication de la proposition précédente
selon laquelle « l'Un est toutes choses et il n'est aucune d'elles ». En tant que
« principe de toutes choses », l'Un « est » toutes choses, parce que toutes
choses dérivent de lui, mais en même temps il ne coïncide pas avec les
choses qu'il produit, car il leur est supérieur et il les transcende. Voilà
pourquoi « toutes choses sont de cette manière » : elles sont « selon l'unité »
et en vertu d'elle, car chacune des choses est dans la mesure où elle est
« une » chose, qui participe ainsi à une forme d'unité (voir à ce propos le
traité 9 (VI, 9), 1, note 1-12). Par conséquent, les choses produites tendent à
revenir à leur principe (« elles parviennent là-bas »), pour ne faire qu'un avec
lui, en rétablissant ainsi l'unité originaire, simple et parfaite, d'où elles
proviennent. Cependant, puisqu'elles comportent de la multiplicité et de la
distinction (parce qu'elles sont plusieurs), elles ne se trouvent pas encore
dans l'unité ; mais « elles y seront », car elles y aspirent.
3. C'est l'une des questions majeures de l'ontologie plotinienne (qui est
exposée dans les mêmes termes par le traité 10 (V, 1), 6, 4-8, voir note 95,
p. 189), qui découle tout naturellement de ce qui précède : si l'Un est l'unité
absolue, pure et simple, qui ne manifeste donc aucune distinction ni aucune
forme de pluralité, comment les réalités désormais multiples qui lui sont
inférieures peuvent-elles provenir de lui ? Pourquoi n'est-il pas resté dans sa
perfection et dans son unité absolues, sans produire la multiplicité des
choses qui toutes proviennent de lui ?
4. Plotin répond ainsi à la question posée dans les lignes qui précèdent : si
l'Un peut produire toutes choses, c'est précisément parce qu'il n'est aucune
d'elles ; il peut produire toute forme, et ainsi « informer » toutes choses,
parce qu'il n'est aucune forme et qu'il ne possède aucune forme. C'est donc
sa « simplicité » absolue, le fait qu'il n'est que l'« Un », qui lui permet de
tout produire, sans aucune limitation. En revanche, s'il était une chose
déterminée, ou bien encore s'il était toutes choses, il serait déjà « défini » et
« limité » dans son activité de production. De même, pour pouvoir produire
l'être et ce qui est, il doit être « non étant », en ce sens qu'il doit être
supérieur et antérieur à l'être qu'il engendre. On trouve ce même argument
dans le traité 10 (V, 1), 7, lignes 18-22, notes 122-123, p. 197 ; mais l'Un
était déjà qualifié d'« informe » ou de « sans forme » (aneídeon ; ámorphon)
dans le traité 9 (VI, 9), 3, ligne 4, note 39 ; ligne 39, note 50 ; lignes 43-44,
note 53 ; voir à ce propos l'étude de C. D'Ancona Costa, « Ámorphon kaì
aneídeon. Causalité des formes et causalité de l'Un chez Plotin ».
5. La « première génération », c'est-à-dire la première réalité engendrée par
l'Un, est l'Intellect. Plotin explique donc les modalités de cette
« génération » : l'Un, qui est absolument parfait et sans besoin, « excède »
ou « surabonde » en quelque sorte de lui-même, et cette « surabondance » de
lui-même, en découlant hors de lui-même, produit une réalité différente (sur
le principe envisagé ici, selon lequel toutes les choses qui sont parfaites
engendrent par nécessité, voir le traité 10 (V, 1), 6, 38, note 110, p. 193). Il
s'agit évidemment de l'Intellect qui, encore indéterminé, « se tourne » vers
son principe et le « regarde », pour cette raison que toute réalité engendrée
tend par nature et par un désir inné à la recherche de ce qui l'a engendrée et à
l'union avec son géniteur ; ce faisant, l'Intellect indéterminé est « rempli »
par l'Un, et, ainsi déterminé, il devient réellement « l'Intellect dont nous
parlons », qui est à la fois être et pensée (sur la nature de l'Intellect, voir le
traité 10 (V, 1), 4, 26-33). La « position » de l'Intellect tourné vers l'Un fait
donc de l'Intellect une réalité déterminée et existante (l'« être »), tandis que
sa « vision » du premier principe fait de lui une réalité qui pense son objet
(pour plus de détails sur la question de la « génération » de l'Intellect, voir
encore le traité 10 (V, 1), 5, 17-19 ; chapitre 6, 40-42 ; chapitre 7, 5-6).
6. Tout comme l'Un produit l'Intellect par sa « surabondance », de même, ce
dernier produit l'Âme qui est son « acte » (sur cette « succession », voir le
traité 10 (V, 1), 6, 40-46, note 113, p. 194). En étant une « image » de l'Un et
en participant à sa puissance par laquelle il a été engendré (voir à ce propos
la note précédente ; et encore le traité 10 (V, 1), 7, 9-17), l'Intellect
« épanche » ultérieurement cette puissance qui implique désormais la
multiplicité et la pluralité qui caractérisent l'Intellect et les réalités existantes
qu'il comprend en lui-même. Ce que l'Intellect produit de cette manière, son
acte, c'est l'Âme (sur la nature de cet acte de l'Intellect qu'est l'Âme, voir la
note suivante). L'Un et l'Intellect engendrent donc par leur « surabondance »
ontologique, en restant en eux-mêmes, c'est-à-dire sans subir aucune
diminution, comme Plotin le dit aussi dans le traité 10 (V, 1), 6, 25 sq.
7. L'acte de l'Intellect étant la pensée, l'Âme engendrée par l'Intellect sera
elle-aussi une forme de pensée, non pas cependant la pensée intuitive,
l'intellection (nóēsis), qui n'appartient qu'à l'Intellect, mais une forme de
pensée immédiatement inférieure, c'est-à-dire la pensée discursive (lógos ;
diánoia, voir encore à ce propos le traité 10 (V, 1), 6, 45). Cependant, une
fois qu'elle est engendrée, l'Âme ne reste pas en elle-même (comme c'était le
cas de l'Un et de l'Intellect, voir la note précédente), mais elle se meut vers le
bas, « dans une direction différente et opposée » à celle de son principe, en
engendrant ainsi par son mouvement volontaire une image inférieure d'elle-
même (il s'agit donc d'un acte délibéré de l'Âme qui « veut » descendre « en
bas », comme Plotin le dit infra, chapitre 2, ligne 6). Ce que l'Âme produit,
ce n'est donc pas une réalité différente d'elle-même, mais ce sont ses parties,
ou plutôt ses « fonctions », inférieures, c'est-à-dire la faculté sensible et la
faculté végétative (« la nature qui est dans les plantes », comme Plotin
l'appelle encore en 5 (V, 9), 6, 20 ; 15 (III, 4), 1, 3 ; 28 (IV, 4), 13, 1-8 ; et 30
(III, 8), 4, 14 sq.). Ce que l'Intellect engendre, c'est donc l'Âme
« rationnelle », sa faculté la plus haute, tandis que c'est elle-même qui
produit, une fois qu'elle est engendrée, ses facultés inférieures, comme
Plotin le répète dans le traité 15 (III, 4), 1, 1-3.
8. Sur l'emploi du terme hupóstasis (« existence », « réalité indépendante »)
chez Plotin, voir le traité 10 (V, 1), note 1, p. 172 et l'Introduction au premier
volume, p. 28. Ici, la « réalité » que l'Âme produit désigne l'ensemble de ses
« facultés » inférieures.
9. Comme Plotin le répète de manière plus précise infra, chapitre 2, lignes
24-29, rien n'interrompt la continuité du tout, et la réalité dans son ensemble
ne manifeste aucune « coupure » ni aucune « séparation ». C'est justement
en vertu de cette continuité absolue du réel que l'on peut croire que l'Âme
descend dans la matière et dans les corps (« jusqu'aux plantes »), tandis que
c'est seulement sa faculté inférieure (végétative) qui y descend. L'Âme
rationnelle n'est donc présente dans les plantes que dans la mesure où c'est
elle-même qui a engendré ses facultés inférieures (qui, elles, se trouvent
« dans les corps » ; avec des nuances toutefois, comme l'avait déjà indiqué le
traité 2 (IV, 7), notamment au chapitre 13), en se mouvant vers le bas et en
se portant volontairement vers « ce qui est inférieur » (voir, infra, chapitre 2,
ligne 6).
10. Le fait que la faculté végétative de l'Âme se trouve dans les plantes
n'implique pas que l'Âme tout entière s'y trouve aussi (voir la note
précédente), tout comme le fait que sa faculté rationnelle (l'âme qui est
antérieure à l'âme végétative) reste attachée à l'Intellect n'implique en
aucune manière que l'Intellect en soit perturbé ou diminué.
11. Cette expression platonicienne (voir Timée, 42e5-6 ; et le traité 6 (IV, 8),
6, 10) est l'occasion pour Plotin de reprendre l'argument formulé au
chapitre 1, ligne 22, et qu'on va retrouver de nouveau lignes 24-29, argument
selon lequel la succession (ou la « procession ») des différents niveaux dont
la réalité est composée se fait « du premier au dernier », selon l'ordre et la
hiérarchie des trois « principes », de telle sorte que chaque niveau de la
réalité reste toujours « dans sa position naturelle », en suivant celui qui lui
est supérieur et qui l'a engendré, et en précédant celui qui lui est inférieur et
qu'il a engendré, sans que la continuité du réel en soit d'aucune manière
affectée.
12. Suivant le principe de la continuité du réel qui vient d'être établi, Plotin
peut affirmer que, dans leur « procession », les trois réalités se distinguent
l'une de l'autre, tout en aspirant à revenir à l'unité absolue. En effet, chaque
réalité engendrée tend par nature vers ce qui l'a engendrée, ce qui implique
qu'elle veut ressembler à (et s'identifier avec) son principe, et cela dans la
mesure où elle garde un « contact » et une relation avec ce dont elle
provient.
13. Le problème soulevé supra, dans le chapitre 1, lignes 20-21 et 27 (voir
notes 7 et 9), concernant les raisons de la descente de l'Âme dans le sensible
et de son mouvement volontaire vers « ce qui est inférieur », trouve ici sa
solution. Ce sont son « audace » et son « imprudence » qui portent l'Âme à
s'éloigner de son principe, comme Plotin le précise surtout dans le traité 10
(V, 1), 1, 4 sq., en évoquant alors les causes de la séparation de l'Âme et de
l'Intellect. Dans ce contexte, l'« audace » (tólma) de l'Âme a donc des
implications ontologiques (relatives à la dégradation « existentielle » de
l'Âme parmi les êtres inférieurs) et éthiques (relatives à la dégradation
« morale » de l'Âme qui descend dans le monde sensible). Dans notre
passage, la faculté végétative, qui descend dans les plantes, est donc la partie
de l'Âme située « en bas », « la plus audacieuse et la plus imprudente », qui
a osé avancer « jusqu'à un tel point », comme l'explique le traité 6 (IV, 8),
notamment dans les chapitres 4-5 et 7.
14. L'âme qui est dans les plantes est la faculté végétative de l'Âme ; de
même, l'âme qui se trouve dans les êtres irrationnels, c'est-à-dire dans les
animaux, est sa faculté sensible, celle qui appartient à tous les vivants et qui
« domine » sur les autres facultés ; enfin, l'âme qui se trouve dans les êtres
rationnels, dans les hommes, est sa faculté rationnelle, qui « domine » sur les
autres facultés quand l'âme tout entière concentre son activité (son
« mouvement ») dans la pensée « discursive », sans poursuivre sa descente
vers le bas, ou bien quand elle reste attachée par sa « volonté de penser » ou
« de se mouvoir » à son principe, à l'Intellect, en exerçant alors la pensée
« intuitive » qui appartient à l'Intellect lui-même, et dont elle peut dans une
certaine mesure participer (au moyen de ce que Plotin appelle son « intellect
propre »). Pour cette distinction entre la pensée « intuitive » et la pensée
« discursive », voir supra, chapitre 1, lignes 19-21, note 7. La hiérarchie des
facultés de l'Âme que Plotin envisage dans ce passage, et qu'il avait déjà
présentée avec plus de précisions dans le traité 8 (IV, 9), notamment aux
chapitres 1 et 3, reproduit évidemment la distinction classique entre l'âme
rationnelle (qui n'appartient qu'à l'homme), l'âme sensible (qui appartient à
tous les animaux) et l'âme végétative (qui appartient aux vivants en général,
y compris les plantes), que l'on trouve par exemple chez Aristote, De l'âme,
II,3.
15. Plotin s'interroge maintenant sur les conséquences de la distinction des
facultés de l'Âme qu'il vient d'évoquer. Si la faculté végétative de l'Âme se
trouve dans les plantes, qu'est-ce qu'elle subit, « quand on coupe les rejetons
ou les branches supérieures » de la plante où elle se trouve ? La question
implicite de Plotin est suffisamment claire : l'Âme, ou du moins sa faculté
inférieure, ne court-elle pas le risque d'être détruite et de périr ? La réponse
est négative : puisque l'Âme n'est pas située dans un lieu et qu'elle n'occupe
aucune position dans l'espace, elle n'a pas besoin de se déplacer, de fuir ou
de « s'en aller » quelque part, car elle reste toujours « dans son principe »,
c'est-à-dire dans la faculté supérieure de l'Âme, dans la faculté rationnelle,
dont elle ne s'est jamais « localement » éloignée. Ces arguments qu'avance
Plotin pour défendre la thèse de l'immortalité de l'Âme tout entière étaient
déjà développés dans les traités 2 (IV, 7), chapitres 11-12 et 14-15, et 8 (IV,
9), chapitres 2 et 5.
16. Même si l'on « coupe », ou que l'on « brûle », la racine d'une plante, la
faculté végétative de l'Âme qui s'y exerce ne s'en trouve affectée en aucune
façon, en vertu du raisonnement qui vient d'être exposé ; soit cette faculté
remonte « en haut », dans la faculté rationnelle de l'Âme qui l'a engendrée,
ce qui ne comporte aucun déplacement « local », car, n'étant pas en un lieu,
celle-ci est partout ; soit encore elle passe dans une autre plante, et cela pour
la même raison, car, n'occupant pas de lieu, elle se trouve partout. On
retrouve les arguments du traité 8 (IV, 9), 2-4.
17. Au moyen du même raisonnement, Plotin poursuit sa progression en
amont : la faculté de l'Âme qui précède la faculté végétative est la faculté
rationnelle qui, n'étant pas davantage située localement, reste toujours en
contact avec la faculté de l'Âme « qui la précède, qui parvient jusqu'à
l'Intellect », c'est-à-dire avec la faculté de l'Âme qui n'est pas descendue
dans le sensible, mais qui est restée dans le monde intelligible, « attachée à
l'Intellect » (voir supra, chapitre 1, lignes 27-28).
18. Toutes les réalités non sensibles, comme Plotin le répète encore une fois,
n'occupent aucun lieu ; par conséquent, elles sont partout en même temps.
C'est le cas de l'Intellect, mais de l'Âme aussi, qui, provenant du monde
intelligible (« ce qui n'est en aucun lieu »), partage avec lui cette condition
d'« omniprésence » dans l'espace, car aucun lieu ne peut la « contraindre ».
Plotin y revient longuement dans les traités 22-23 (VI, 4-5).
19. La remontée des facultés inférieures aux facultés supérieures de l'Âme,
et jusqu'à l'Intellect, que Plotin vient d'évoquer, peut être interrompue par un
obstacle « extérieur » ou alors par un manque de volonté de l'Âme. Dans ce
cas, la faculté de l'Âme au niveau de laquelle cette remontée s'arrête est celle
qui « domine », et qui détermine par conséquent la vie de l'Âme. Voilà
pourquoi « une vie intermédiaire » dépend de la faculté « correspondante »
de l'Âme, qui est donc à son tour intermédiaire.
20. Plotin reprend pour conclure le point de départ de son examen (voir
supra, chapitre 1, lignes 1-3) : l'Un, le principe de toutes choses, est toutes
choses, et « toutes choses coïncident donc avec lui », dans la mesure où
toutes choses proviennent de lui qui les engendre ; tandis que, en revanche,
il n'est aucune d'elles, et « elles ne coïncident pas avec lui », dans la mesure
où il reste en lui-même, au-delà de ce qu'il engendre, sans coïncider avec son
produit auquel il est absolument supérieur. Le rapport entre l'Un et ses
produits définit l'ensemble de la réalité, que Plotin décrit ainsi comme « une
longue vie qui s'étend dans sa longueur », pour en souligner l'unité et la
continuité (voir aussi supra, chapitre 1, ligne 12). Toutes les parties de la
réalité sont distinctes les unes des autres, mais chacune garde en elle-même
une image de celle qui la précède et qui l'a engendrée, de sorte que rien ne se
perd dans cette « succession » continue.
21. L'âme qui se trouve dans les plantes, c'est-à-dire sa faculté végétative,
engendre la matière et les corps dans lesquels elle descend (« ce en quoi elle
se trouve »), comme l'expliquent les traités, 15 (III, 4), 1-2, et 28 (IV, 4), 22.
La suite annoncée de cet examen se trouve dans le traité 15 (III, 4), où Plotin
poursuit l'étude de l'âme, en s'attachant plus particulièrement à l'âme
humaine.
Traité 12 (II, 4)

Sur les deux matières

Présentation et traduction
par
Richard DUFOUR
NOTICE

Le traité Sur les deux matières est d'une richesse et d'une complexité
remarquables. Plotin y développe une théorie de la matière qui, même si
elle s'inspire des spéculations d'Aristote, de Platon et des stoïciens, se révèle
très originale. Sa doctrine est fort bien présentée et suit un plan rigoureux.
Après une brève introduction (chap. 1), Plotin aborde la question de la
matière intelligible (chap. 2-5), et poursuit avec celle de la matière sensible
(chap. 6-16).
Les diverses conceptions anciennes de la matière peuvent faire l'objet
d'une classification assez stricte. Comme Aristote le fait remarquer dans sa
Métaphysique, l'ensemble des définitions qui en ont été données se
distinguent selon que les philosophes la désignent comme une ou multiple,
puis comme incorporelle ou corporelle (A, 7, 988a24-25). C'est à un
classement similaire que Plotin a recours lorsqu'il énumère, au début de son
traité, la manière dont les principales doctrines philosophiques définissent
la matière. Pour les stoïciens, dit-il, la matière est unique et corporelle ;
pour les aristotéliciens, elle est unique et incorporelle ; pour les
platoniciens, enfin, elle est multiple et incorporelle. Plotin adopte ce qu'il
considère être la position de Platon, en choisissant de distinguer une matière
sensible et une matière intelligible, toutes deux incorporelles.
Nous ne trouvons certes chez Platon aucun argument en faveur de
l'existence d'une prétendue matière intelligible, mais les représentants du
moyen-platonisme, s'inspirant de certaines remarques d'Aristote, ont
reconnu son existence et lui ont consacré bon nombre de pages. Si l'on en
croit Aristote, Platon aurait fait de la Dyade indéfinie, du Grand et du Petit,
ou de l'illimité la matière des Idées (voir par exemple Métaphysique, A, 6,
987b18-26 ; 988a11-14 ; Physique, III, 4, 203a10 ; III, 6, 207a28-30). Il
n'en fallait pas davantage pour lancer un débat dans l'école médio-
platonicienne sur l'existence d'une matière intelligible, identifiée à la Dyade
indéfinie. Et c'est bien à cette interprétation de la pensée platonicienne que
Plotin se range dans le traité Sur les deux matières, puisqu'il y associe la
matière à l'illimité (ápeiron, chap. 15), ainsi qu'au couple du Grand et du
Petit (11, 32-36). De même, d'autres traités plotiniens identifient la matière
intelligible à la Dyade indéfinie (7 (V, 4), 2, 7-8 ; 10 (V, 1), 5). Plotin prend
donc ici pour acquis qu'il existe chez Platon une matière des Formes
intelligibles.

La matière intelligible

Plotin présente trois arguments en faveur de l'existence de la matière


intelligible.
Dans le premier, il part du postulat commun à tous les platoniciens en
affirmant que les Formes existent. Or, la multiplicité des Formes implique
l'existence d'une matière, car il doit y avoir un substrat qui reçoit chacune
de ces Formes particulières. Afin que le monde intelligible ne se fragmente
pas en une myriade de formes éparpillées, il faut qu'une matière leur serve
de substrat commun et assure ainsi leur appartenance au même ensemble.
Dans le deuxième, il fait appel à un point de doctrine platonicien qui joue
un rôle déterminant dans ses traités : le monde sensible est une copie d'un
modèle intelligible. S'il existe une matière ici-bas, dit Plotin, le monde
intelligible doit également en posséder une.
Dans le troisième, la pluralité des Formes qui constituent le monde
intelligible est à nouveau mise en valeur. Plotin invoque alors une thèse
majeure de sa métaphysique : l'unimultiplicité de l'Intellect. Lorsque nous
parlons en effet d'un « monde » (kósmos) intelligible, c'est-à-dire, suivant le
sens premier du mot kósmos, d'un arrangement et d'un ordre, nous
entendons par là une Forme unique et ordonnée. Tout en étant indivisible,
cette Forme contient cependant un ensemble de Formes, de la même façon
que notre univers contient une grande variété de figures tout en restant un
seul univers. Or, les diverses distinctions qui apparaissent entre chacune de
ces formes particulières ne peuvent s'expliquer que par la présence d'une
matière, car c'est elle qui est « coupée » en autant de figures. Le caractère
polymorphe du monde intelligible va donc de pair avec l'existence d'une
matière en lui.
Plotin insiste sur le fait que cette matière est bien différente de celle du
monde sensible. En recevant sa Forme, elle devient une vie définie et
intelligente, alors que la matière d'ici, même si elle « reçoit » une forme,
reste indéfinie, ne vit pas, mais ressemble à un cadavre ornementé. La
matière intelligible compte en revanche parmi les êtres véritables, elle est
une réalité.
La matière intelligible peut être dite engendrée en ce sens qu'elle a une
origine, mais en aucun cas elle ne saurait naître dans le temps. Son cas est à
cet égard semblable à celui des Formes : on dit qu'elles sont engendrées
parce qu'elles proviennent d'une réalité supérieure. Leur production n'a
toutefois jamais lieu dans le temps, puisqu'elles existent depuis toujours et
ne cesseront jamais d'exister. Plotin prend d'ailleurs soin d'expliquer quelle
est la nature de cette matière intelligible et la manière dont elle est
engendrée. Pour le dire en un mot, la matière intelligible est le produit
informe qu'engendre chacune des réalités intelligibles. Afin de bien
comprendre cette définition, nous devons rappeler la célèbre théorie
plotinienne de la procession-conversion : le domaine intelligible comprend
trois réalités qui s'engendrent à tour de rôle : l'Un, l'Intellect et l'Âme. Or,
quand il est produit par l'Un, l'Intellect est indéfini et dépourvu de forme.
Ce n'est que lorsqu'il se retourne vers l'Un que l'Intellect adopte la forme et
l'existence qui lui sont propres. De même, l'Âme est indéfinie lorsqu'elle
procède de l'Intellect et elle ne recevra une forme qu'à la condition qu'elle
se retourne vers l'Intellect qui l'a engendrée (voir 11 (V, 2), 1, 8-13 ; 12 (II,
4), 5, 31-35 et surtout 15 (III, 4), 1). La matière intelligible est donc le
premier substrat informe qui émane d'une entité intelligible, avant sa
conversion vers son géniteur.

La matière sensible

Afin de démontrer l'existence de la matière sensible (chap. 6), Plotin


affirme que seule la présence d'une matière peut expliquer la transformation
des éléments les uns dans les autres. Il soutient que la corruption ou la
génération ne sont jamais absolues, c'est-à-dire que rien ne se perd dans le
non-être ni ne vient du non-être. Il y a toujours un sujet qui demeure,
recevant tantôt une forme, tantôt une autre. Cette explication est bien sûr
tirée de la Physique (I, 7-9), dans laquelle Aristote soutient que les
changements observés dans les composés sensibles ne se produisent pas à
partir du non-être, sinon par accident. C'est qu'il existe pour le Stagirite un
substrat qui passe de la privation d'une forme à la possession de cette forme.
La génération ne se produit donc pas à partir du non-être, mais à partir d'une
matière qui reçoit successivement des déterminations différentes.
De manière générale, la description que Plotin fait de la matière sensible
puise directement et indistinctement aux doctrines de Platon et d'Aristote.
Platon affirme que le réceptacle (ce qu'Aristote et Plotin appelleront ensuite
la matière) doit être dénué de toutes les propriétés et de toutes les formes
qu'il reçoit en lui. Afin de remplir son office de « porte-empreinte », il ne
peut sous aucun rapport ressembler à aucune des choses qui entrent en lui
(Timée, 50b-51a). Il en va à peu près de même pour la matière
aristotélicienne. Dans le vocabulaire plus technique de sa théorie des
catégories, Aristote prétend que la matière première est ce qui se trouve
sous les catégories et reste différent d'elles. Elle est donc dépourvue de
tout : de substantialité, de quantité, de qualité, etc. (Métaphysique, Z, 3,
1029a20-25). C'est là le trait essentiel que Plotin attribue lui aussi à la
matière sensible : elle est privée de tout, aussi bien de la grandeur que des
autres qualités.
Voici, sommairement résumées, les caractéristiques de la matière
première selon Plotin : elle est une, continue et sans qualité ; elle n'est pas
un corps ; elle est dépourvue de tout, à savoir de couleur, de chaleur, de
froid, de légèreté, de pesanteur, de densité, de rareté, de figure, de grandeur,
de forme, de raison, etc. ; elle est simple ; elle reçoit tout sans opposer de
résistance ; et enfin elle reçoit tout de la forme, même la quantité.
Le présent traité insiste beaucoup sur le fait que la matière est privée de
tout, même de la grandeur et de la quantité. Plotin s'attaque notamment aux
stoïciens, pour qui la matière est bien un corps sans qualité, mais qui reste
pourvu d'une grandeur. Il leur objecte que la matière ne possède pas de
grandeur avant de recevoir la forme de la grandeur. Bien plus, même la
forme de la quantité n'est pas quantifiée, pas plus que la forme de la
blancheur n'est blanche. Seul ce qui participe d'une forme possède la qualité
correspondant à cette forme. Est grand ce qui participe de la grandeur ;
blanc, ce qui participe à la blancheur. La matière n'a donc pas de grandeur
avant de participer à la grandeur.
Dans un chapitre particulièrement difficile (chap. 11), Plotin entend
préciser que la matière ne possède pas davantage de masse (ógkos) que de
grandeur. Ces deux questions sont en effet liées, puisque la masse constitue
d'après lui le premier stade du corps, celui dans lequel la matière possède
une quantité, mais aucune qualité. Afin d'expliquer que la matière n'est pas
une masse, Plotin rappelle que l'Âme fait elle aussi office de réceptacle sans
pour autant posséder une masse. De sorte que rien n'empêche la matière
d'en faire autant. De plus, étant sans grandeur, la matière s'adapte
spontanément à n'importe laquelle des grandeurs qui accompagnent une
forme. Elle prend l'extension nécessaire pour devenir un homme ou un
oiseau ; ainsi, adoptant tantôt une grandeur, tantôt une autre, la matière ne
possède aucune grandeur prédéterminée et n'est pas davantage une masse :
elle n'en a que l'apparence. Lorsqu'elle se confronte à l'indétermination de la
matière, notre âme perd pied et se répand elle-même dans l'indétermination.
La matière allant du grand au petit et vice versa au gré des formes, nous
l'imaginons devenue une sorte de masse.
Plotin se montre parfaitement convaincu qu'une matière sans grandeur est
nécessaire à la constitution des corps, sans qu'il faille aucunement en
considérer le concept comme une notion creuse et vide de sens. Ceux qui ne
croient pas en une matière sans grandeur sont simplement incapables de se
fier à leur raison plutôt qu'aux sensations. C'est, dit-il, que nous ne pouvons
prouver son existence qu'au moyen d'un raisonnement, et de surcroît bâtard,
la sensation n'étant sur ce point d'aucun secours. La matière reste en effet
étrangère à la vue, à l'ouïe, à l'odorat, au goût et au toucher ; elle n'est même
pas un corps, mais se situe en deçà de la corporéité.
Cela acquis, Plotin continue à préciser sa conception de la matière
sensible. Il en décrit les quatre dernières caractéristiques les plus
importantes : la matière est identique à la privation ; elle est un non-être
relatif ; elle est identique à l'illimité ; et enfin, elle est le mal.
Alors qu'Aristote affirme que la matière et la privation sont des choses
distinctes (Physique, I, 9, 192a2-3), Plotin soutient au contraire que la
matière et la privation sont identiques. Il insiste sur le fait que la matière et
la privation sont toutes deux définies comme ce qui est privé de tout,
comme ce qui s'oppose aux raisons intelligibles, comme ce qui est illimité
et sans qualité. Leurs définitions étant identiques, elles sont une seule et
même chose. On ne peut donc alléguer à l'instar d'Aristote que la matière et
la privation sont « uns par le nombre, mais deux par la définition »
(Physique, I, 7, 190al5-16 ; 190b23-24).
Le rapport qu'entretient la matière avec le non-être est lui aussi examiné.
Alors qu'Aristote associe la privation au non-être absolu et considère la
matière comme un non-être par accident (Physique, I, 9, 192a3-5), Plotin
décrit la matière et la privation comme un non-être relatif. La définition
qu'il donne du non-être correspond à celle du Sophiste de Platon : ce qui est
autre que l'être, ce qui est une négation de l'être. Platon prétend en effet
qu'un non-être absolu n'existe pas : seul existe un non-être relatif qui n'est
pas contraire à l'être, mais simplement autre que lui. Le non-être participe
donc à l'être tout en étant différent de lui, car c'est son altérité vis-à-vis de
l'être qui le fait exister (256d-259b). Plotin croit ainsi que la matière n'est
pas l'altérité en son entier, mais plutôt cette partie de l'altérité qui s'oppose
aux êtres véritables, c'est-à-dire aux raisons (lógoi). De même que pour
Platon le non-beau, le non-juste et le non-grand correspondent au beau, au
juste et au grand, de même pour Plotin la matière, en tant que non-être, est
le non-forme ou le non-raison.
En adoptant la tradition qui s'était imposée parmi ses prédécesseurs
platoniciens, Plotin considère à son tour que la matière et l'illimité (ápeiron)
ne font qu'un. Platon ayant en effet soutenu que les êtres en devenir sont
engendrés à partir d'un mélange de limite et d'illimité (Philèbe, 23c-26e),
l'école platonicienne eut tôt fait d'assimiler cet illimité à la matière, et
d'identifier la limite à la forme, de telle sorte que l'ápeiron devint très
rapidement synonyme de matière. Comme l'atteste Aristote, l'ensemble des
platoniciens utilisent l'illimité comme matière (Physique, III, 7, 208a1-2).
Lorsqu'il identifie la matière avec l'illimité, Plotin s'inscrit donc dans une
tradition déjà bien établie.
L'illimité est, d'après Plotin, une matière non seulement pour les choses
sensibles, mais aussi pour les réalités intelligibles. En tenant un tel discours,
Plotin se conforme de nouveau à ce qu'il considère comme l'enseignement
de Platon qui, toujours d'après le témoignage d'Aristote, introduirait
l'illimité à la fois dans le monde sensible et dans le monde intelligible. Dans
les deux cas, l'illimité n'est pas autre chose que la matière, l'illimité
intelligible équivalant à la Dyade indéfinie, ainsi qu'au Grand et au Petit.
Comme nous l'avions noté pour commencer, Plotin adopte donc sans
réserve le témoignage d'Aristote sur une prétendue « matière des Idées »
chez Platon.
À propos de l'illimité, une question toute nouvelle est également soulevée
par Plotin : lequel, de l'illimité sensible ou de l'illimité intelligible, est le
modèle de l'autre ? Voilà une question typiquement platonicienne, mais qui,
dans le cas de l'illimité, peut entraîner une réponse surprenante. Plotin
octroie en effet le rôle d'archétype à l'illimité sensible ; celui d'image, à
l'illimité intelligible. Il s'agit là d'un renversement spectaculaire de la
doctrine habituelle de Plotin, puisque, partout ailleurs dans ses traités, le
monde intelligible tient lieu de modèle pour le monde sensible. C'est que le
véritable illimité ne peut se trouver que dans les êtres les moins définis et
les plus éloignés des réalités véritables. De sorte que l'illimité sensible est
tout désigné pour remplir le rôle du modèle. L'illimité intelligible, existant
davantage et sous une forme plus déterminée, devient donc l'image de
l'illimité sensible.
Le traité se termine sur un thème cher à Plotin : l'identification de la
matière et du mal. Le mal est l'absence la plus complète, l'indigence sans
réserve de bien ; il est le terme ultime, ce qui se trouve le plus loin possible
du Bien. Or, cette description convient on ne peut mieux à la matière, qui
est en effet privée de tout : de raison, de vertu, de beauté, de force, de
figure, de forme, de qualité, etc., et qui se tient également à la plus grande
distance possible du Bien. Alors que l'Un ou le Bien se trouve au-delà de
l'être, la matière se trouve en deçà de l'être et se voit ainsi étroitement
associée au mal. Le traité 51 (I, 8), intitulé Quels sont les maux ?,
développera avec soin cette doctrine, Plotin s'efforçant de montrer que le
mal inhérent au monde sensible ne vient pas d'une perversité de l'âme, ni
des dieux, ni de l'intelligible, mais simplement de la matière.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : Introduction.
1-4. On considère en général la matière comme un substrat et un
réceptacle des formes.
4-6. Mais on ne s'entend pas sur la nature de cette matière et sur ce
qu'elle reçoit.
6-18. Théories des stoïciens, aristotéliciens et platoniciens.

Chapitres 2 à 5 : La matière intelligible.


Chap. 2. Objections contre la matière intelligible.
Chap. 3. Réponses aux objections.
Chap. 4. La matière intelligible existe.
Chap. 5, 1-23. Sur la matière et la forme.
Chap. 5, 24-39. La génération intemporelle des Formes.

Chapitres 6 à 16 : La matière sensible.


Chap. 6. La matière sensible existe.
Chap. 7. Réfutation des théories préplatoniciennes sur la matière.
Chap. 8. La nature de la matière sensible.
Chap. 9. La quantité et la grandeur versus la matière sensible.
Chap. 10. Comment l'Intellect perçoit la matière.
Chap. 11, 1-13. Apories relatives à la notion d'une matière sans grandeur.
Chap. 11, 13-chap. 12. Réponses aux objections précédentes.
Chap. 13. La matière versus la qualité.
Chap. 14. La matière et la privation.
Chap. 15. La matière et l'illimité.
Chap. 16. La matière, l'altérité, la privation et le mal.
Sur les deux matières 1

1. Ils disent que ce qu'on appelle la matière est un substrat et le réceptacle


des formes 2 : c'est là le discours commun que tiennent tous ceux qui sont
parvenus à la notion d'une telle nature, et jusque-là ils vont tous dans le
même sens. Mais quelle [5] est la nature de ce substrat, comment reçoit-il et
qu'est-ce qu'il reçoit ? Dès qu'ils poursuivent leurs recherches plus loin, ils
se séparent. Les uns, parce qu'ils posent qu'il n'y a que des corps et que la
réalité se trouve dans ces corps, disent qu'il existe une seule matière, qu'elle
est placée sous les éléments et qu'elle est elle-même la réalité 3. [10] Et
toutes les autres choses sont comme des affections de cette matière et même
les éléments sont de la matière disposée d'une certaine manière 4. Bien plus,
ils ont même l'audace d'étendre la matière jusqu'aux dieux et, finalement,
leur dieu lui-même est aussi cette matière disposée d'une certaine manière 5.
Et ils donnent également un corps à la matière, même s'ils disent qu'il s'agit
d'un corps sans qualité, et une grandeur 6. Les autres disent que la matière
est incorporelle et, [15] selon certains d'entre eux, qu'elle n'est pas unique 7 :
il y a celle qui est placée sous les corps, c'est-à-dire celle dont les premiers
eux-mêmes parlent, et il y en a évidemment une autre, antérieure, qui se
trouve dans les intelligibles, car elle est placée sous les formes de là-bas et
les réalités incorporelles.

2. C'est pourquoi il faut d'abord chercher, au sujet de cette matière, si elle


est, ce qu'elle se trouve être et comment elle est. Certes, si l'être de la
matière doit être quelque chose d'indéfini et de dépourvu de forme, alors
que dans les êtres de là-bas, qui sont les meilleurs, rien n'est indéfini ni
dépourvu de forme, il n'y aura pas de matière là-bas 8. [5] Et si chaque
intelligible est simple, il n'aura pas non plus besoin de matière afin que le
composé naisse à partir d'elle et d'une autre chose 9. Et il faut de la matière
pour les choses qui naissent et qui sont produites les unes à partir des autres
– et la matière des choses sensibles a été pensée à partir de ces
transformations 10 –, mais pas pour celles qui ne naissent pas 11. Et d'où
viendrait cette matière et d'où tirerait-elle son existence 12 ? Car si elle est
engendrée, c'est par quelque chose 13. Et si elle est éternelle, [10] les
principes seront plus nombreux et les réalités premières dépendront du
hasard 14. Et si une forme vient s'ajouter à elle, le composé sera un corps, de
sorte qu'il y aura aussi un corps là-bas 15.
3. Tout d'abord, il faut dire qu'on ne doit pas en toutes occasions mépriser
ce qui est indéfini, ni même ce qui, par définition, est dépourvu de forme,
s'il doit s'offrir lui-même comme substrat aux réalités qui viennent avant lui
et qui sont les meilleures. Même l'Âme, par exemple, est naturellement
orientée vers l'Intellect et la raison, puisqu'elle reçoit d'eux sa figure [5] et
qu'elle est conduite par eux vers une forme meilleure 16. Et dans les
intelligibles, le composé est d'un autre genre : il n'est pas comme les corps.
En effet, les raisons aussi sont composées et, par leur activité, elles rendent
aussi composée la nature, qui agit en vue d'une forme. Mais si la nature est
orientée vers autre chose et qu'elle reçoit son existence d'une autre chose,
elle est davantage composée 17. De plus, la matière des choses engendrées
possède toujours une forme qui succède à une autre forme, [10] alors que la
matière des êtres éternels reste toujours identique et conserve toujours la
même forme 18. Mais l'inverse se produit vraisemblablement pour la matière
d'ici, car, ici, toutes choses sont successivement et une seule chaque fois.
C'est pourquoi rien ne subsiste, puisqu'une chose en chasse une autre ; et
c'est pourquoi rien ne reste toujours identique. Mais là-bas, toutes choses
sont à la fois. C'est pourquoi il n'y a rien en quoi elle pourrait se
transformer, car elle possède déjà toutes choses. Jamais là-bas la matière de
là-bas n'est donc dépourvue de figure, [15] puisque la matière d'ici ne l'est
pas non plus 19. Toutefois, chacune des deux possède sa figure d'une
manière différente. Quant à savoir si cette matière est éternelle ou
engendrée, cela deviendra évident lorsque nous saisirons enfin ce qu'elle
est 20.

4. Il faut poursuivre notre propos en supposant maintenant que les


Formes existent, car on l'a montré en d'autres endroits 21. Si donc il y a une
multiplicité de Formes, il doit y avoir entre elles quelque chose de commun,
et naturellement aussi quelque chose de particulier par quoi elles diffèrent
les unes des autres 22. Ce quelque chose de particulier, [5] par quoi elles
diffèrent et qui les sépare, c'est bien sûr la figure qui leur est propre. Or, s'il
y a une figure, il y a ce qui possède cette figure, ce à quoi s'applique la
différence. Il y a donc aussi une matière qui reçoit la figure et qui en est
chaque fois le substrat 23. De plus, si un monde intelligible existe là-bas, si
notre monde en est une imitation, et s'il est composé et constitué à partir
d'une matière, il faut qu'il y ait aussi là-bas une matière 24. Ou bien [10]
comment parleras-tu encore d'un monde, si tu n'as pas les yeux dirigés vers
la Forme 25 ? Et comment parleras-tu encore d'une Forme, si tu ne
considères pas ce sur quoi s'applique cette Forme ? C'est que la Forme est
tout entière absolument sans division, mais qu'elle reste divisible d'une
certaine manière. Et si les parties sont violemment séparées les unes des
autres, la coupure et la séparation seront une affection de la matière, car
c'est elle qui a été coupée 26. Or si, étant multiple, une forme est indivisible,
[15] cette multiplicité dans l'unité, étant dans la matière, appartient à l'unité
parce que ces multiples Formes sont les figures de cette unité. Cette unité,
27
conçois-la en effet comme variée et présentant plusieurs figures . Elle est
donc elle-même dépourvue de figure avant d'être variée, car si tu retranches
par la pensée la variété, les figures, les raisons et les contenus de pensée, ce
qui vient avant ces choses est dépourvu de figure, est [20] indéfini et n'est
aucune de ces choses qui sont sur lui et en lui 28.

5. Et si l'on dit, sous prétexte que cette unité possède ces Formes toujours
et en même temps, que tous deux sont une seule chose et que celle-là n'est
pas une matière, alors ici non plus la matière des corps n'existera pas, car
celle-ci n'est jamais sans figures : elle est toujours un corps entier, lequel est
néanmoins composé 29. Et l'Intellect découvre cette dualité, car il divise [5]
jusqu'à ce qu'il arrive à une chose simple qui ne peut plus elle-même être
résolue. Mais tant qu'il le peut, l'Intellect s'avance dans la profondeur du
corps. Or, la profondeur de chaque corps, c'est la matière 30. C'est aussi
pourquoi elle est tout obscure, parce que la lumière, c'est la raison. Et
l'Intellect est la raison : c'est pourquoi, en voyant la raison sur chaque corps,
l'Intellect considère ce qui est au-dessous comme obscur, puisque cela est
en dessous de la lumière, tout comme [10] l'œil, qui est de nature
lumineuse, lorsqu'il va à la rencontre de la lumière et des couleurs, qui sont
des lumières, dit que les choses qui se trouvent en dessous des couleurs sont
obscures et matérielles, ayant été occultées par les couleurs 31. De toute
évidence, l'obscurité dans les choses intelligibles est différente de celle qui
est dans les choses sensibles, et la matière aussi est différente, dans la
mesure où la forme qui vient sur [15] les unes et les autres est différente. La
matière divine, lorsqu'elle reçoit ce qui la définit, acquiert en effet une vie
définie et intellective, alors que la matière sensible devient quelque chose
de défini, qui certes ne vit pas ni ne pense, mais qui n'est qu'un cadavre
ornementé 32. Or, même sa figure est une image, de telle sorte que le
substrat est aussi une image 33. Mais là-bas la figure est quelque chose de
véritable, de sorte que [20] le substrat l'est aussi. C'est pourquoi il faudrait
supposer que ceux qui disent que la matière est une réalité, s'ils parlaient de
la matière divine, ont raison 34, car le substrat est là-bas une réalité ; ou
plutôt, elle l'est lorsqu'elle est conçue avec la forme qui vient sur elle et
qu'elle est alors une réalité complète et illuminée 35. Quant à savoir si la
matière intelligible est éternelle, il faut examiner cette question de la même
manière qu'on le ferait [25] aussi pour les Formes 36. De fait, elles sont
engendrées, puisqu'elles ont une origine, mais elles sont inengendrées,
parce qu'elles n'ont pas d'origine dans le temps : elles viennent toujours
d'une autre chose, non pas au sens où elles seraient toujours engendrées,
comme notre monde, mais parce qu'elles existent toujours, comme le
monde de là-bas 37. Et en effet, l'altérité de là-bas existe toujours, elle qui
produit la matière, car c'est elle qui est le principe de la matière [30] et le
mouvement premier 38. C'est aussi pourquoi celui-ci est appelé altérité,
parce que le mouvement et l'altérité naissent ensemble. Or, le mouvement et
l'altérité qui vient du premier sont quelque chose d'indéfini, et ils ont besoin
de celui-là pour être définis : ils sont définis lorsqu'ils se retournent vers
lui 39. Et auparavant, la matière et l'altérité sont quelque chose d'indéfini, qui
n'est pas [35] encore bon, dépourvu qu'il est de la lumière issue du premier.
Si en effet la lumière vient de celui-là, ce qui la reçoit ne possède jamais de
lumière avant de la recevoir, mais il la possède comme quelque chose
d'autre, si toutefois la lumière vient d'un autre. Et à propos de la matière
dans les êtres intelligibles, les choses qui ont été ainsi dévoilées sont plus
nombreuses qu'il ne convient 40.

6. Mais à propos du réceptacle des corps, parlons de la manière suivante.


Qu'il faille donc quelque chose qui soit un substrat pour les corps, tout en
étant autre chose qu'eux, c'est ce que pourrait bien montrer la
transformation des éléments les uns dans les autres 41. La corruption de ce
qui se transforme n'est pas en effet totale, sinon [5] il y aura une substance
qui s'évanouira dans le non-être. Par ailleurs, ce qui est engendré ne vient
pas non plus à l'être à partir du non-être total, mais il y a transformation
d'une forme à partir d'une autre forme 42. Or, ce qui demeure est ce qui
reçoit la forme de ce qui est engendré et qui rejette l'autre forme 43. Et qu'il
faille ainsi un substrat, c'est ce que montre aussi la corruption prise en
général, car elle est la corruption d'un composé. Or, si [10] tel est le cas,
chaque chose est faite de matière et de forme. Et l'induction en témoigne en
démontrant que ce qui se corrompt est un composé 44. Mais la dissolution le
démontre elle aussi : par exemple, si la coupe se corrompt en or, et l'or en
eau, l'eau, si elle se corrompt, réclame également quelque chose
d'analogue 45. Or, il est nécessaire que les éléments soient forme ou matière
première ou [15] qu'ils soient constitués de matière et de forme. Mais il
n'est pas possible qu'ils soient forme, car comment, sans matière, auraient-
ils masse et grandeur ? Mais ils ne sont pas non plus la matière première,
car ils se corrompent. Ils se composent par conséquent de matière et de
forme. Et la forme correspond à la qualité et à la figure ; la matière, à un
substrat indéfini, parce qu'elle n'est pas une forme.

7. Empédocle met les éléments au rang de matière, mais leur corruption


témoigne contre lui 46.
Anaxagore fait de son mélange une matière 47, en disant non pas qu'elle
est disposée à recevoir toutes choses, mais qu'elle possède toutes choses en
acte, mais il supprime l'intellect qu'il introduit [5] puisqu'il n'en fait pas ce
qui donne la figure et la forme, ni ce qui est antérieur à la matière, mais il
les considère comme simultanés 48. Or, cette simultanéité est impossible, car
si le mélange participe à l'être, l'être est antérieur 49. Mais si tel est le cas,
dans la mesure où le mélange et l'intellect sont un être, il faudra autre chose,
un troisième terme, au-dessus d'eux 50. Si donc il est nécessaire que le
démiurge soit antérieur, pourquoi [10] faudrait-il que les formes soient par
petits morceaux dans la matière, puis que l'intellect les sépare au prix
d'innombrables difficultés, alors qu'il lui est possible d'étendre sur elle
entière la qualité et la figure, puisque la matière est dépourvue de
qualités 51 ? Et que tout soit en tout, comment ne serait-ce pas
impossible 52 ? De plus, si quelqu'un suppose l'illimité 53 comme matière
qu'il dise enfin ce que peut bien être cet illimité 54. Même s'il est illimité en
ce sens [15] qu'il ne peut être parcouru, il est évident qu'il n'existe rien de
tel dans les choses qui sont : ni un illimité en soi, ni un illimité qui
s'applique à une autre nature comme un accident affectant un corps 55. Il
n'est pas l'illimité en soi, parce que alors sa partie serait elle aussi
nécessairement illimitée, et il n'est pas l'illimité par accident, parce que
alors ce sur quoi l'illimité s'appliquerait comme accident ne serait pas
illimité en lui-même, ne serait pas simple, [20] et ne serait pas encore une
matière 56. Mais les atomes n'auront pas non plus le rang de matière,
puisqu'ils n'existent absolument pas. Tout corps peut en effet être coupé en
totalité 57.
Mais il y a aussi la continuité et la fluidité des corps, et le fait qu'aucune
chose ne peut exister sans l'Intellect et l'âme, elle qui ne peut être composée
d'atomes. Et qu'une autre nature faite d'atomes soit fabriquée [25] à côté des
atomes est impossible, puisque aucun démiurge ne fabriquera quelque chose
à partir d'une matière qui n'est pas continue 58. Et l'on pourrait adresser mille
objections à cette hypothèse, ce qui a été fait 59. C'est pourquoi il serait vain
de s'y consacrer 60.

8. Quelle est donc cette matière que l'on dit une, continue et sans
qualité 61 ? Qu'elle ne soit pas un corps, si elle est sans qualité, c'est évident :
sinon elle aura une qualité 62. Or, en disant qu'elle est la matière de tous les
êtres sensibles, et non pas matière pour certains d'entre eux et forme pour
les autres – [5] comme l'argile est une matière pour le potier, mais pas
matière au sens absolu 63 –, en disant donc qu'elle n'est pas matière en ce
sens, mais qu'elle est matière pour toutes choses, nous n'ajouterons rien à la
nature même de la matière de ce que l'on observe dans les choses sensibles.
S'il en va ainsi, par conséquent, en plus des autres qualités comme la
couleur, la chaleur et le froid, la matière ne possède ni la légèreté, [10] ni la
pesanteur, ni la densité, ni la rareté, ni même la configuration 64. Elle n'a
donc absolument pas de grandeur, car c'est une chose que d'être une
grandeur et c'en est une autre d'être rendu grand ; c'est une chose que
d'avoir une configuration et c'en est une autre que d'avoir été configuré 65. Et
il faut que la matière ne soit pas composée, mais qu'elle soit quelque chose
de simple et d'un, du fait de sa propre nature, car c'est ainsi qu'elle est
vraiment déserte de toutes choses. Et ce qui [15] donne la figure lui donnera
aussi une figure qui est distincte de la matière elle-même, et une grandeur,
et toutes choses, en les prenant pour ainsi dire dans les êtres : sinon il sera
esclave de la grandeur de la matière et ne produira pas quelque chose
d'aussi grand qu'il le veut, mais d'aussi grand que la matière le souhaite. Or,
que la volonté s'ajuste à la grandeur de la matière est une fiction 66. Mais si
ce qui produit est aussi antérieur à la matière [20], la matière sera en tout
point telle que ce producteur le veut : elle sera portée à devenir toutes
choses et notamment une grandeur. Et si elle avait une grandeur, elle aurait
nécessairement une configuration aussi, de telle sorte qu'elle sera encore
plus difficile à travailler. Par conséquent, la forme viendra sur la matière en
lui apportant toutes choses. Et la forme possède tout : et la grandeur et tout
ce qui [25] peut accompagner la raison et être provoqué par celle-ci. C'est
aussi pourquoi, en chacun des genres, la quantité est également déterminée
avec la forme, car la grandeur de l'homme est une chose, et celle d'un oiseau
en est une autre, et celle de telle espèce d'oiseau en est encore une autre.
Est-ce plus étonnant de conduire la quantité sur la matière comme quelque
chose de distinct que de lui ajouter la qualité ? Mais il n'est pas vrai que la
qualité soit une raison, et que la quantité [30] n'en soit pas une, puisqu'elle
est forme, mesure et nombre 67.
9. – Comment donc concevra-t-on quoi que ce soit, parmi les choses qui
existent, qui soit dépourvu de grandeur ?
– Il s'agit de tout ce qui n'est pas identique à la quantité 68, car, bien sûr,
ce qui existe et la quantité ne sont pas identiques.
Du reste, beaucoup d'autres choses sont également différentes de la
quantité : de manière générale, il faut poser que tout l'incorporel est
dépourvu de quantité. [5] Et la matière aussi est incorporelle. Et puisque la
quantité elle-même n'est pas quantifiée, mais que c'est ce qui participe de la
quantité qui est quantifié, il s'ensuit évidemment que la quantité est une
Forme 69. De même donc que quelque chose devient blanc par la présence
de la blancheur, alors que ce qui a produit dans un animal la couleur
blanche, comme la variété des autres couleurs, n'est pas une couleur variée,
mais [10] une raison que, si tu y tiens, tu pourrais dire variée ; de même
aussi, ce qui produit une chose d'une certaine grandeur n'est pas une
certaine grandeur, mais c'est encore la grandeur intelligible ou la raison qui
produit une chose d'une certaine grandeur 70.
– Donc est-ce que, lorsqu'elle s'avance, la grandeur intelligible déroule la
matière en une grandeur ?
– Nullement, car la matière ne se pelotonne pas en un petit espace. Mais
la grandeur intelligible lui donne une grandeur qui n'existait pas auparavant,
comme elle lui donne [15] une qualité qui n'existait pas auparavant.

10. – Comment vais-je donc concevoir l'absence de grandeur dans la


matière ?
– Et comment concevras-tu, de quelque manière que ce soit, l'absence de
qualité ?
– Mais de quelle sorte d'intellection s'agit-il et comment la pensée
s'exerce-t-elle ?
– C'est une indétermination, car si le semblable est connu par le
semblable, l'indéfini est aussi connu par l'indéfini 71. Ainsi la raison, à
l'égard [5] de l'indéfini, deviendrait définie, alors que la pensée qui s'exerce
sur l'indéfini est indéfinie. Or, si chaque chose est connue par la raison et
par la pensée – mais dans ce cas-ci la raison dit les choses qu'elle dit
évidemment sur la matière, alors que la pensée, qui désire être une
intellection, n'est pas une intellection, mais une sorte d'absence
d'intellection –, mieux vaudrait dire que la représentation de la matière est
bâtarde et non légitime, puisqu'elle est formée à partir de l'autre qui n'est
pas vrai, [10] et qui est accompagné d'une autre sorte de raisonnement. Et
c'est sans doute parce qu'il voit cela que Platon a dit que la matière est saisie
par un raisonnement bâtard 72.
– Quelle est donc cette indétermination de l'âme ? Est-ce une ignorance
totale, comme une absence de pensée ?
– L'indéfini consiste plutôt en une affirmation : de même que l'obscurité
est, pour l'œil, une matière lorsque chaque couleur devient invisible 73, [15]
de même l'âme aussi, lorsqu'elle retranche toutes ces qualités qui
descendent sur les choses sensibles comme une lumière, ne pouvant plus
définir ce qui reste, s'apparente donc à la vision dans l'obscurité, parce
qu'elle devient alors en quelque sorte identique à ce que, pour ainsi dire, elle
voit 74.
– Est-ce donc qu'elle voit ?
– Elle voit ainsi que l'on voit une absence de figure, de couleur et de
lumière, et en outre comme on voit une absence de grandeur. Et si elle ne
voyait pas de cette manière, [20] elle donnerait déjà une forme.
– Donc, toutes les fois où l'âme ne pense rien, n'est-elle pas affectée de la
même manière ?
– Non, car lorsqu'elle ne pense rien, l'âme ne dit rien ou plutôt elle ne
subit aucune affection. Or, lorsqu'elle pense la matière, elle subit ainsi une
affection qui est comme une empreinte de ce qui est dépourvu de figure. Et
en effet, lorsqu'elle pense les choses qui reçoivent une figure et qui sont
rendues grandes, elle les pense comme composées, car elle les pense
comme [25] colorées et, en général, comme qualifiées. Elle pense donc
l'ensemble et les deux choses qui le composent. Et l'intellection ou la
sensation des qualités qui viennent s'ajouter sont claires, alors que
l'intellection du substrat, de l'absence de forme, est obscure, car il n'est pas
une forme. Dans l'ensemble et le composé, par conséquent, ce que
l'intellection saisit avec les qualités qui viennent s'ajouter, lorsqu'elle a
décomposé et séparé ces qualités, ce qui subsiste au terme du raisonnement,
[30] voilà ce que l'intellection pense ténébreusement ténébreux,
obscurément obscur, et qu'elle pense sans le penser. Et puisque la matière
elle-même n'a jamais été dépourvue de figures, mais qu'elle est pourvue de
figures dans les choses, l'âme projette immédiatement la forme des choses
sur la matière, car l'indéfini la fait souffrir, comme si elle craignait ce qui se
trouve à l'extérieur des êtres [35] et ne supportait pas de se trouver
longtemps dans le non-être 75.

11. – Et pourquoi a-t-on besoin d'une autre chose pour la constitution des
corps, que de la grandeur et de toutes les qualités 76 ?
– C'est qu'on a besoin de ce qui recevra toutes choses 77.
– Il s'agit donc de la masse 78. Mais si elle est la masse, elle est sans doute
une grandeur. Et si elle est dépourvue de grandeur, elle n'aura pas même de
lieu où recevoir toutes choses 79. Mais, étant dépourvue de grandeur, [5]
qu'apporte-t-elle si elle n'apporte pas la forme et la qualité, ni l'extension et
la grandeur qui, là où elle existe, paraît bien venir aux corps de la matière ?
Or, de façon générale, de même que les actions, les productions, les temps
et les mouvements, même s'ils n'ont pas en eux de fondement matériel, se
trouvent parmi [10] les êtres, de même il n'est pas nécessaire que les corps
premiers possèdent une matière : en fait, chacun est intégralement ce qu'il
est, d'autant plus varié qu'il tient sa composition du mélange d'un plus grand
80
nombre de formes . De sorte que cette absence de grandeur dans la matière
est une expression vide de sens 81.
– Tout d'abord, donc, il n'est pas nécessaire que ce qui reçoit quelque
chose soit une masse, [15] s'il n'a pas à ce moment une grandeur présente en
lui, puisque l'âme aussi, lorsqu'elle reçoit toutes choses, les possède toutes
ensemble. Or, si la grandeur était un attribut de l'âme, celle-ci contiendrait
chaque chose selon la grandeur 82. Mais la matière accueille selon
l'extension ce qu'elle reçoit, pour cette raison qu'elle est disposée à recevoir
l'extension. C'est comme pour les animaux et les plantes qui, lorsqu'ils [20]
grandissent, voient également leur qualité s'accroître de concert avec leur
quantité, et qui, si leur quantité se contractait, verraient leur qualité se
contracter 83. Si toutefois, parce qu'une certaine grandeur préexiste dans de
tels êtres pour servir de substrat à ce qui donne la figure, on réclamait aussi
une grandeur dans la matière, on le ferait à tort. Car la matière dans leur cas
n'est pas simplement la matière, mais elle est la matière de telle chose 84. Or,
il faut que la matière qui est simplement matière tienne aussi sa grandeur
[25] d'une autre chose. Par conséquent, ce qui va recevoir la forme ne doit
pas être une masse, mais c'est en même temps qu'il devient une masse, qu'il
reçoit le reste des qualités 85. De plus, il doit avoir l'apparence d'une masse,
comme une sorte d'aptitude première à être une masse, mais c'est une masse
vide. De là vient que certains ont dit que la matière est identique au vide 86.
[30] Mais je parle d'une apparence de masse, parce que l'âme aussi, n'ayant
rien à déterminer lorsqu'elle entre en relation avec la matière, se répand
elle-même dans l'indétermination, ne pouvant circonscrire la matière et
n'étant pas capable de se diriger vers un point, car elle déterminerait déjà.
C'est pourquoi, du reste, il ne faut pas dire que la matière est soit grande,
87
soit petite, mais qu'elle est grande et petite . Et si c'est en ce sens qu'elle
est une masse et en ce sens qu'elle est une absence de grandeur, c'est parce
qu'elle est la matière [35] de la masse et qu'elle parcourt pour ainsi dire la
masse qui se contracte en allant du grand au petit et se dilate en allant du
petit au grand. Et l'indétermination de la matière est une masse de cette
nature : elle est le réceptacle de la grandeur dans la matière. Mais c'est par
l'imagination qu'on la conçoit de cette manière-là. Et en effet, parmi les
autres choses dépourvues de grandeur, toutes celles qui sont des formes sont
chacune déterminée, de telle sorte qu'elles n'impliquent aucunement la
notion [40] de masse. Mais la matière, puisqu'elle est indéfinie et qu'elle
n'est pas encore stable par elle-même, transportée de-ci de-là vers chaque
forme et étant en tout point ductile, devient multiple par son transport et son
devenir en toutes choses, et elle acquiert de cette manière la nature d'une
masse.
12. Ainsi la matière contribue très grandement aux corps, car les formes
des corps sont en des grandeurs 88. Or, ces formes ne viendront pas à l'être
dans la grandeur, mais plutôt dans ce qui a reçu une grandeur 89. Si elles
étaient en effet produites dans la grandeur et non pas dans la matière, elles
seraient dépourvues de grandeur et de support à la manière [5] dont les
raisons seules peuvent l'être 90 ; mais celles-ci sont produites dans l'âme 91, et
ces formes ne pourraient être des corps 92. Il faut donc qu'ici 93 les formes
qui sont multiples se trouvent en quelque chose d'un 94, et cela c'est ce qui a
reçu une grandeur et est différent de la grandeur. Il en va ainsi parce que
maintenant toutes les choses qui sont mélangées arrivent à acquérir une
identité parce qu'elles ont une matière et n'ont pas besoin d'autre chose en
quoi venir à l'être, car chacune des choses qui composent le mélange [10]
arrive en apportant sa propre matière 95.
– Mais les corps ont néanmoins 96 besoin d'un vase ou d'un lieu qui les
recevra aussi à la manière d'une unité 97.
– Mais le lieu est postérieur à la matière et aux corps, de telle sorte que
les corps auront besoin au préalable d'une matière 98. De ce que les
productions et les actions sont immatérielles, il ne s'ensuit même pas que
pour cette raison les corps le soient aussi, car les corps sont des composés,
mais non pas les actions 99. [15] Et à ceux qui agissent, la matière, lorsqu'ils
agissent, fournit le substrat : demeurant en eux, elle ne se donne pas elle-
même dans l'action. Ceux qui agissent ne cherchent pas même en effet à ce
que cela arrive. En outre, une action ne se transforme pas en une autre, de
telle sorte qu'il y aurait aussi une matière en elles 100, mais celui qui agit
transforme une action en [20] une autre, de telle sorte qu'il est lui-même une
matière pour les actions. La matière est donc nécessaire aussi bien à la
qualité qu'à la grandeur, de telle sorte qu'elle l'est aussi aux corps. Et elle
n'est pas un nom vide 101, mais elle est quelque chose qui joue le rôle de
substrat, même si elle est invisible et dépourvue de grandeur. Sinon, en
vertu du même raisonnement, nous devrions alors affirmer que ni les
qualités ni la grandeur n'existent. [25] On pourrait dire en effet qu'aucune de
ces choses n'est rien en elle-même, si elle est prise séparément 102. Mais si
ces choses existent, quoique chacune existe de manière obscure 103, la
matière existera bien davantage, même si elle n'est pas visible, dès lors
qu'elle n'est pas saisie par les sens 104. Elle n'est pas en effet perceptible par
les yeux, car elle est sans couleur, ni par l'ouïe, car elle ne fait pas de bruit.
Elle ne possède pas non plus [30] de sucs, c'est pourquoi ni les narines ni la
langue ne la perçoivent.
– Est-ce donc par le toucher ?
– Non, parce qu'elle n'est pas un corps 105. C'est que le toucher se rapporte
au corps, parce qu'il perçoit le dense et le rare, le mou et le dur, l'humide et
le sec 106. Or, aucune de ces propriétés n'existe dans la matière. En fait, elle
résulte d'un raisonnement qui ne vient pas de l'intellect, mais qui est vide :
c'est pourquoi ce raisonnement est bâtard, comme on l'a dit 107. Bien plus, la
corporéité ne concerne pas non plus la matière. [35] Si la corporéité est une
raison 108, elle est différente de la matière 109. La matière elle-même est donc
autre chose. Mais si elle produisait déjà et qu'elle était pour ainsi dire
mélangée, la matière serait de toute évidence un corps et non pas seulement
une matière 110.
13. – Mais si le substrat était une qualité commune à chacun des
111
éléments ?
– Il faudrait d'abord dire ce qu'est cette qualité. Ensuite, comment une
qualité sera-t-elle un substrat ? Et comment, dans ce qui est dépourvu de
grandeur, une qualité pourra-t-elle être discernée, alors qu'elle ne possède ni
matière ni grandeur 112 ? [5] Ensuite, si la qualité est définie, comment sera-
t-elle une matière 113 ? En revanche, si elle est quelque chose d'indéfini, elle
ne sera plus une qualité, mais le substrat et la matière recherchée.
– Qu'est-ce donc qui empêche de dire que la matière est dépourvue de
qualité, en raison du fait que par sa propre nature elle ne participe à aucune
des autres choses, alors que, par le fait même de ne participer à rien, elle se
trouve qualifiée, puisque, tout compte fait, elle possède un caractère propre
[10] et se différencie des autres qualités, telle une privation de ces qualités ?
Et en effet, celui qui subit une privation est qualifié : l'aveugle par
exemple 114. Par conséquent, si la privation de ces qualités-ci la concerne,
comment n'est-elle pas qualifiée ? Mais si, de surcroît, la privation qui la
concerne est complète, la matière est encore plus qualifiée, à condition, bien
entendu, que la privation soit elle aussi quelque chose de qualifié.
– Celui qui tient de tels propos, que fait-il d'autre que [15] ramener toutes
choses à des êtres qualifiés et à des qualités ? De sorte que la quantité aussi
serait une qualité, et la substance également. Mais si une chose est qualifiée,
c'est qu'une qualité vient s'y ajouter. Or, il est ridicule de rendre qualifié ce
qui est autre que le qualifié et n'est pas qualifié.
– Mais si c'est parce qu'elle est différente que la matière est qualifiée 115 ?
– Si elle est une différence-en-soi, ce n'est pas en tant qu'elle est
qualifiée, puisque la qualité n'est pas qualifiée 116. Et si elle est tout
simplement différente, ce ne sera pas [20] par elle-même ; en fait, elle sera
différente grâce à une différence et identique grâce à l'identité 117. En vérité,
la privation n'est même pas une qualité ni quelque chose de qualifié, mais
une absence de qualité ou de quelque autre chose 118, comme l'absence de
bruit n'est pas une sorte de bruit ou de quelque autre chose. La privation est
en effet une négation, alors que le fait d'être pourvu d'une qualité relève de
l'affirmation 119. De plus, le caractère propre de la matière n'est pas une
figure, car il consiste dans le fait de n'être pas qualifié et de ne pas posséder
120
une forme . [25] Il est donc absurde de dire que la matière est qualifiée,
parce qu'elle n'est pas qualifiée et parce qu'elle est dépourvue de grandeur ;
cela reviendrait à dire qu'elle est pourvue de grandeur, du fait même qu'elle
est dépourvue de grandeur. Par suite, le caractère propre de la matière est de
ne pas être autre chose que ce que précisément elle est. Et ce caractère
propre ne représente pas une addition, mais consiste plutôt dans une
manière d'être par rapport aux autres choses 121, étant donné que la matière
est autre chose qu'elles. En outre, les autres choses ne sont pas seulement
autres, mais elles sont aussi quelque chose de particulier en tant qu'elles ont
une [30] forme, alors que de la matière il est seulement permis de dire
qu'elle est « autre 122 ». Mais peut-être faut-il dire qu'elle est « autres », de
façon à éviter que tu ne définisses la matière sous le mode de l'unité 123 en
utilisant le terme « autre », et pour faire que son indétermination soit
indiquée par l'usage du terme « autres 124 ».

14. En vérité, il faut examiner la question suivante : la matière est-elle la


privation ou la privation s'applique-t-elle à la matière 125 ? Eh bien, le
discours qui affirme que, par rapport au substrat, les deux choses n'en font
qu'une, alors que par rapport à la définition elles sont deux, il est juste qu'il
indique aussi la définition qui doit s'appliquer à chacune 126 : la définition de
la matière qui définit la matière [5] sans faire en rien intervenir la privation,
et la définition de la privation qui définit la privation de la même façon sans
faire intervenir la matière. En effet, ou bien aucune des deux ne se trouve
dans la définition de l'autre, ou bien chacune des deux se trouve dans la
définition de l'autre, ou bien l'une seulement, n'importe laquelle des deux, se
trouve dans la définition de l'autre 127. Si donc chacune des deux est séparée
de l'autre et qu'aucune des deux n'implique l'autre, leur paire sera deux
choses et la matière sera quelque chose de différent par rapport à la
privation 128, [10] même si la privation s'adjoint à elle par accident 129. Mais
l'une ne doit pas être aperçue, ne fût-ce qu'en puissance, dans la définition
de l'autre. Et si elles sont l'une par rapport à l'autre comme le nez camus et
le camus, alors chacune sera double et comptera pour deux 130. Et si elles
sont comme le feu et la chaleur, la chaleur étant dans le feu, mais le feu
n'entrant pas en compte dans la définition de la chaleur, et si la matière est
[15] une privation à la façon dont le feu est chaud 131, la privation sera en
quelque sorte une forme pour la matière, alors que le substrat sera autre
chose, c'est-à-dire forcément la matière 132. Même pas de cette façon ils
n'arriveront à faire une seule et même chose.
– Est-ce donc par leur substrat qu'ils sont uns, alors que par la définition
ils sont deux, en ce sens que la privation indique non pas que quelque chose
est présent, mais bien que quelque chose n'est pas présent, étant donné que
la privation est pour ainsi dire une sorte de négation à l'égard de [20] ce qui
est 133 ? C'est comme si l'on disait « n'est pas », car la négation n'ajoute 134
rien, mais elle affirme que ce n'est pas. Et c'est ainsi que la privation est
comme un non-être 135. Si donc elle est non-être, parce qu'elle est non pas
l'être, mais autre chose qu'une chose qui est, il y aura deux définitions 136 :
l'une qui touche au substrat, l'autre qui touche à la privation, en montrant
que le substrat est une manière d'être par rapport aux autres choses 137. Ou
bien on pourrait aussi soutenir que la définition [25] de la matière montre
qu'elle est en rapport avec les autres choses tout comme celle du substrat
montre de son côté qu'il est en rapport avec les autres choses, tandis que la
définition de la privation, si elle rend évidente l'indétermination de la
matière, atteint peut-être elle-même la matière. Il n'en reste pas moins que,
dans un cas comme dans l'autre, matière et privation sont par le substrat une
seule et même chose, alors que par la définition elles sont deux 138.
– Pourtant, si, parce qu'elle est indéterminée, illimitée et sans qualité, la
privation est la même chose que la matière, comment pourrait-il encore y
avoir deux [30] définitions ?
15. – Il faut donc chercher encore si c'est par accident que l'illimité et
l'indéterminé existent en une autre nature, en quel sens ils sont par
accident 139, et si la privation s'unit par accident <à la matière> 140.
Si donc toutes ces choses qui sont des nombres et des rapports se
trouvent en dehors de l'illimité – elles sont en effet des déterminations et
des ordonnancements 141, c'est-à-dire que c'est en fonction d'elles que les
autres choses [5] sont ordonnées, et que ce n'est ni ce qui est ordonné ni
l'ordre qui les ordonnent, mais ce qui est ordonné est autre que ce qui
ordonne, et c'est la limite, la détermination et le rapport qui imposent
l'ordre –, il est nécessaire que ce qui est ordonné et devient déterminé soit
l'illimité 142. Or, la matière est mise en ordre, comme le sont toutes les
choses qui, sans être la matière, participent à la matière ou sont définies
comme matière 143. [10] Il est donc nécessaire que la matière soit
l'illimité 144, mais non pas à la manière d'un illimité par accident, c'est-à-dire
au sens où l'illimité est un attribut accidentel de la matière. Tout d'abord, en
effet, ce qui est un attribut accidentel de quelque chose doit être une raison.
Or, l'illimité n'est pas une raison 145. Ensuite, de quel être l'illimité sera-t-il
un attribut accidentel ? Il s'unira à la limite et à ce qui a été limité. Mais la
matière n'est pas quelque chose qui a été limité [15] et ce n'est pas non plus
une limite 146. En outre, lorsqu'il est attribué à ce qui a été limité, l'illimité
perd la nature qui est la sienne. L'illimité n'est donc pas un accident pour la
matière. Par conséquent, la matière est elle-même l'illimité. De là suit que,
dans les intelligibles aussi, la matière paraît être l'illimité 147 et quelque
chose d'engendré à partir de l'illimitation, de la puissance ou de l'éternité de
l'Un, [20] car l'illimitation n'est pas dans l'Un, mais est produite par lui 148.
– Comment l'illimité peut-il donc exister là-bas et ici ?
– C'est qu'il y a deux illimités 149.
– Et en quoi diffèrent-ils ?
– Comme un archétype et une image.
– L'illimité d'ici est donc moins illimité ?
– Il l'est davantage, car plus une image fuit l'être et le vrai, et plus elle est
illimitée. En effet, l'illimitation est plus importante dans ce qui est moins
défini, [25] car le moins dans le bien est un plus dans le mal. Ainsi donc, ce
qui est là-bas, parce qu'il est davantage être, est illimité seulement en tant
qu'image, alors que ce qui est ici, parce qu'il est moins être, dans la mesure
où il fuit l'être et le vrai, tiré qu'il est vers la nature de l'image, est
véritablement illimité 150.
– L'illimité et l'essence de l'illimité sont donc la même chose 151 ?
– Là où il y a raison et [30] matière, l'illimité et l'essence de l'illimité
diffèrent, alors que là où il y a seulement une matière, il faut dire que
l'illimité et l'essence de l'illimité sont une seule et même chose, ou mieux
que l'essence de l'illimité n'existe tout simplement pas ici, car elle sera une
raison qui ne peut exister dans l'illimité, pour faire qu'il soit illimité. Certes,
il faut dire que la matière est en elle-même quelque chose d'illimité par la
résistance qu'elle oppose à la raison 152. Et en effet, tout comme la raison est
une raison, sans être rien d'autre, [35] de même il faut aussi dire que la
matière qui s'oppose à la raison par son illimitation est illimitée même sans
être quelque chose d'autre 153.

16. – La matière est-elle donc également identique à la différence ?


– Non, mais elle est identique à la partie de la différence qui s'oppose aux
réalités qui existent au sens propre, c'est-à-dire aux raisons 154. C'est
pourquoi, même si elle est non-être, elle est ainsi un être 155 et s'identifie à la
privation, s'il est vrai que la privation est l'antithèse des êtres qui sont dans
une raison 156.
– Par suite, [5] la privation sera détruite lorsque viendra s'adjoindre ce
dont elle est la privation 157 ?
– Pas du tout, car le réceptacle d'une disposition n'est pas une
disposition 158, mais une privation, et le réceptacle d'une limite, ce n'est ni ce
qui est limité ni une limite, mais c'est l'illimité en tant qu'illimité 159.
– Comment donc, lorsqu'elle vient s'y adjoindre, la limite ne détruit-elle
pas l'illimité lui-même, et cela, même si [10] l'illimité 160 n'est pas
accidentel ?
– S'il est illimité par la quantité, la limite le fait périr 161. Mais dans le cas
présent, il n'en va pas ainsi 162 ; tout au contraire la limite préserve l'illimité
dans l'être, car la limite amène à l'acte et à la perfection ce qu'il est par
nature. C'est comme le champ qui n'est pas ensemencé, lorsqu'il est
ensemencé ; de même, lorsqu'elle est ensemencée par 163 le mâle, la femelle
ne périt pas, [15] mais elle se féminise davantage 164 ; c'est-à-dire qu'elle
devient davantage ce qu'elle est.
– Est-ce donc que la matière est aussi un mal, puisqu'elle participe au
bien 165 ?
– Elle est un mal parce qu'elle a besoin du bien, car elle ne le possède
pas. Et en effet, ce qui a besoin de quelque chose, même s'il possède autre
chose, peut sans doute devenir un moyen terme entre le bien et le mal, s'il se
trouve en quelque manière à égale distance des deux. Mais ce qui ne
possède rien [20] en tant qu'il est dans la pauvreté ou plutôt en tant qu'il est
pauvreté, ce doit nécessairement être un mal 166. La matière en effet est
pauvreté non en ce qui concerne la richesse ou la force, mais pauvreté en ce
qui concerne la raison, pauvreté en ce qui concerne la vertu, la beauté, la
force, la figure, la forme, la qualité 167. Comment donc ne serait-elle pas
difforme ? Et comment ne serait-elle pas en tout point laide ? Et comment
ne serait-elle pas en tout point mauvaise ? Mais cette [25] matière de là-bas
est un être, car ce qui est avant elle se trouve au-delà de l'être 168. Or, ici,
l'être vient avant la matière. Elle n'est donc pas un être, mais elle est
différente de l'être, restant à côté de la beauté de l'être 169.
NOTES DU TRAITÉ 12

1. Ce traité possède deux titres différents : Sur la matière (tradition


manuscrite des Ennéades) et Sur les deux matières (Porphyre, Vie de
Plotin 4, 45 et 24, 46). Nous conservons le second, car il décrit mieux le
contenu du présent traité, qui établit une distinction entre la matière des
corps et la matière des intelligibles.
2. Plotin parle ici d'Aristote et de Platon. Le terme de substrat
(hupokeímenon) est employé par Aristote (Physique, I, 9, 192a31), alors que
celui de réceptacle (hupodokhḗ) est utilisé par Platon (Timée, 49a6, 51a6).
Les stoïciens, dont il sera question dès la ligne 6, semblent eux aussi avoir
qualifié la matière de substrat. C'est ce que Plotin laisse en tout cas entendre
dans le traité 43, chapitre 27, lorsqu'il décrit à plusieurs reprises la matière
des stoïciens comme un substrat. Telle est également l'opinion de Dexippe
dans son Commentaire aux Catégories, en 23, 25 (SVF II, 374). Mais il faut
noter que le terme « réceptacle » n'apparaît jamais dans les fragments
stoïciens qui nous sont parvenus.
3. Il s'agit bien sûr des stoïciens, qui soutiennent que seuls les corps sont des
êtres (voir 43 (VI, 1), 28, 6-7 ; et aussi SVF II, 329, 525). Sur tout ce passage
à propos des stoïciens, voir avant tout 43 (VI, 1), 27-28. Le résumé de la
physique stoïcienne par Diogène Laërce, dans son recueil Vies et opinions
des philosophes illustres, est aussi utile, surtout aux paragraphes 134, 136,
137 et 150 du livre VII.
4. L'expression pōs ékhōn (« manière d'être ») est typiquement stoïcienne.
Elle appartient à la théorie stoïcienne des « catégories » : le substrat, le
qualifié, la manière d'être (pōs ékhōn) et la manière d'être relative. Plotin
connaît bien ces quatre catégories, qu'il énumère en 42 (VI, 1), 25, 1-3.
Sextus Empiricus donne un exemple de « manière d'être » : « … la
connaissance scientifique est la faculté directrice disposée d'une certaine
manière, comme le poing est la main disposée d'une certaine manière »
(Esquisses pyrrhoniennes, II, 81). Voir, dans la traduction du traité 2 dans
cette collection, les notes 34 et 36, p. 160.
5. Le dieu des stoïciens aurait en effet un corps (SVF II, 310, 313, 1028,
1032, 1035, 1040, 1053).
6. De nombreux fragments témoignent de la corporéité de la matière chez les
stoïciens : SVF I, 90 ; II, 305, 310, 315, 325, etc. De plus, la matière, la
substance ou le corps premier est pour eux sans qualité, voir SVF II, 300,
301, 304, 309, 323a, 326, 380, 580, 794, 1168. Et enfin, la grandeur entrerait
dans leur définition d'un corps (Diogène Laërce, op. cit., VII, 135).
7. Les aristotéliciens et les platoniciens considèrent la matière comme
incorporelle. Même si le Stagirite n'affirme jamais directement l'incorporéité
de la matière, on peut le déduire de certains passages tel que celui du traité
De la génération et de la corruption, II, 1, 329a33 : la matière est seulement
un corps en puissance. Mais ce sont plutôt les émules d'Aristote, qui, en
réaction aux conceptions stoïciennes, opposent clairement la matière et le
corps (voir par exemple le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise sur le
traité De l'âme, p. 5, 19-22). Quant à Platon, il ne qualifie pas non plus son
réceptacle d'« incorporel ». Une lecture attentive du Timée donne pourtant
cette impression, puisque Platon y affirme que le réceptacle est invisible,
dépourvu de forme et qu'il n'est aucun des corps élémentaires ou ce qui peut
en dériver (51a). Puisque les corps sensibles se composent des quatre
éléments et sont visibles (31b-32b), le matériau décrit par Platon est donc
incorporel. Mais qui sont donc ceux qui prétendent que la matière n'est pas
unique ? Il est vrai qu'Aristote énumère à trois reprises, dans sa
Métaphysique, deux sortes de matière : la matière sensible et la matière
intelligible (E, 10, 1036a9-12 ; 11, 1037a4-5 ; M, 6, 1045a33-37). Mais cette
matière intelligible ne correspond pas à la matière intelligible au sens
plotinien. Selon Aristote, la matière sensible est comme l'airain dans une
statue, alors que la matière intelligible correspond aux êtres mathématiques
qui se trouvent également dans cette statue. Il ne s'agit pas d'une matière qui
sous-tendrait les êtres intelligibles, mais d'une matière qui, même si elle n'est
pas sensible, se trouve dans les êtres sensibles (Z, 10, 1036a9-12). Comme
nous l'avons indiqué dans la Notice, il semble donc que Plotin renvoie ici
aux platoniciens et à leurs spéculations sur la Dyade indéfinie chez Platon.
Sur les rapports entre Plotin et la matière intelligible platonicienne, consulter
J.-M. Narbonne, Les Deux Matières, p. 63-65 et 315-316 ; Traité 25 (II, 5),
p. 102-104 ; J. Moreau, « Plotin et la théorie platonicienne de la matière » et
H. R. Schwyzer, « Zu Plotins Deutung der sogenannten platonischen
Materie ». Sur le lien entre la dyade et la matière intelligible, voir J.M. Rist,
« The indefinite dyad and intelligible matter in Plotinus ».
8. Selon Aristote et Platon, la matière est indéfinie et dépourvue de forme.
Le Stagirite associe en effet la matière à l'indéfini (Métaphysique, Z, 11,
1037a27 ; Θ,7, 1049b1 ; M, 10, 1087a16) et l'oppose à la forme (Physique, I,
7, 191a10). Platon fait de même en affirmant que le réceptacle est dépourvu
de forme (Timée, 51a) et ne ressemble absolument à rien, puisqu'il reçoit
tout en lui (50d-51a). La réponse de Plotin à la présente difficulté se trouve
au chapitre 3, 1-5 et 3, 9-16 : la matière intelligible étant toujours unie à une
forme, elle n'est donc jamais indéfinie ni dépourvue de forme. À l'instar de
J.-M. Narbonne (Les Deux Matières, p. 71 et 316), nous distinguons dans la
suite de ce paragraphe cinq objections à l'encontre de la matière intelligible.
Elles sont séparées dans la traduction par un retour de ligne et elles sont
introduites par la conjonction de coordination « et ». Harder (Band Ib, 215)
et Bréhier (p. 47) n'en comptent que quatre.
9. Pour la réponse à cette seconde objection, voir chapitre 3, 5-9 : les
intelligibles sont composés, mais non pas à la manière d'un corps.
10. On peut déduire l'existence de la matière sensible des transformations et
des corruptions qui se produisent dans les êtres d'ici-bas (voir le chapitre 6
pour plus de détails). De telles modifications ne se produisant pas dans les
êtres intelligibles, d'autres arguments devront donc être avancés afin de
démontrer l'existence de la matière intelligible. Trois d'entre eux seront
présentés au chapitre 4.
11. Aristote affirme que seuls les êtres qui sont susceptibles de génération et
de corruption possèdent une matière (Métaphysique, H, 5, 1044b27-29 ; Λ,
6, 1071b21 et N, 2, 1088b14-28). Plotin développe davantage son point de
vue sur le sujet au début du chapitre 6. Mais en ce qui concerne la présente
objection, Plotin répondra que la matière intelligible ne subit pas de
transformations, car elle possède toutes les formes en même temps (3, 9-16).
12. Le même constat est fait par Aristote dans sa Physique, I, 9, 192a29-31 :
si la matière est engendrée, elle doit venir d'un sujet préexistant duquel elle
tire sa génération.
13. C'est un axiome platonicien que rien n'est engendré sans une cause
(Timée, 28a). Si la matière est engendrée, qui donc la produit ?
14. Ce dilemme est rappelé au chapitre 3, 16-17, mais ne sera pas résolu
avant le chapitre 5, 24 sq. Le nerf de l'argument tient dans le fait que si elle
est éternelle, la matière devient un second principe aux côtés de l'Un. Or, la
présence de deux principes premiers introduirait le hasard dans le monde
intelligible, car s'ils ne sont pas produits et gouvernés par un seul et unique
principe, les êtres ne font pas partie d'un système harmonieux et coordonné.
Chaque principe aurait une volonté propre et ne serait pas soumis à une
autorité suprême. Seul un premier principe tout puissant duquel dépendent
toutes les autres réalités peut préserver du hasard le monde intelligible. À ce
sujet, voir 10 (V, 1), 1, 16-26 et 7 (V, 4), 1, 23-24.
15. Cette cinquième et ultime objection est intimement liée à la seconde.
S'ils sont simples, aucun des intelligibles n'a en effet besoin de matière. Mais
s'ils contiennent de la matière, les intelligibles ne sont plus simples, mais
composés. Plotin tranchera ce dilemme en faveur d'une forme particulière de
composition dans les intelligibles (3, 5).
16. Puisqu'elle reçoit sa forme de l'Intellect (27 (IV, 3), 12, 33-35), l'Âme
devient une sorte de matière (5 (V, 9), 4, 11-12 ; 25 (II, 5), 3, 14).
17. Plotin considère la nature comme la dernière puissance de l'âme du
monde (28 (IV, 4), 13, 1-6), c'est-à-dire la puissance végétative qui se trouve
partout dans l'univers (8 (IV, 9), 3, 19-25 ; 14 (II, 2), 3, 1-3). Cette partie
inférieure de l'âme du monde reçoit ses lógoi de sa partie supérieure, qui les
tient elle-même de l'Intellect et fabrique ensuite les choses sensibles (voir 5
(V, 9), 3, 26-37 et 52 (II, 3), 18, 10-21 ; ce processus est bien décrit par
L. Brisson dans « Lógos et lógoi chez Plotin, Leur nature et leur rôle »,
p. 93-94). Dans le cas d'une graine, par exemple, l'âme qui agit en tant que
forme et raison est appelée « nature » et elle tient son principe des
intelligibles qui viennent avant elle (5 (V, 9), 6, 19-24). Les raisons qui
composent cette nature sont chacune composée de plusieurs parties qui sont
toutes des parts d'âme et qui permettent, en partant d'un seul point central, de
produire une diversité de parties, comme peut le faire une graine (5 (V, 9), 6,
10-18 ; 47 (III, 2), 12 ; 48 (III, 3), 1, 1-8 ; 5, 20-22).
18. Plotin répond à la première (2, 2-4) et à la troisième objection (2, 6-8). Il
n'y a rien d'indéfini ou d'informe dans l'intelligible, car la matière n'y est
jamais privée de forme. De plus, l'absence de transformations dans
l'intelligible ne suggère pas une absence de matière, mais plutôt la présence
d'une matière qui possède toutes les formes à la fois.
19. Dans le traité De la génération et de la corruption, Aristote affirme
également que la matière n'est jamais sans affections ni dépourvue de figure
(I, 5, 320b16-17).
20. Plotin reviendra sur cette question au chapitre 5, 24-39. Il doit
auparavant répondre aux trois questions posées au début du chapitre 2 et qui
ont provisoirement été mises de côté : si la matière existe ; ce qu'elle est ; et
enfin, comment elle existe. Les solutions appropriées sont données du
chapitre 4, 1 au chapitre 5, 23.
21. Il s'agit sans doute de 5 (V, 9), 3-6, où Plotin démontre l'existence d'un
Intellect qui contient toutes les Formes.
22. L'Intellect contient une multitude de Formes toutes différentes les unes
des autres (38 (VI, 7), 10, 8-14). Pour bien comprendre ce chapitre, il faut se
rappeler que pour Plotin l'Intellect est une unité-multiple (voir 10 (V, 1), 8,
26 ; 43 (VI, 2), 17, 23-23 ; 38 (VI, 7), 14, 11-15 ; 49 (V, 3), 11).
23. Plotin croit fermement que ce qui est à la fois un et multiple ne peut
exister s'il n'y a pas une unité qui le soutient (24 (V, 6), 3, 1-5). Dans le cas
de l'Intellect, qui est un mais contient plusieurs Formes, un substrat commun
doit nécessairement assurer la cohésion de la multiplicité de Formes qu'il
contient.
24. Plotin soutient que le monde sensible est une imitation du monde
intelligible (voir par exemple 33 (II, 9), 8, 16-29 et 43 (VI, 2), 22, 37-38). Il
l'entend parfois en un sens très strict : on retrouverait aussi là-bas le ciel, les
étoiles, la terre, l'air, la mer, les plantes, les animaux, les hommes, etc. (31
(V, 8), 4, 32-34 et 38 (VI, 7), 12, 1-19). Remarquons toutefois que le
contenu exact du monde intelligible reste toujours sujet à caution, comme le
montre bien 5 (V, 9), 10-13.
25. Plotin entend le mot kósmos (monde) dans son sens premier, celui
d'« ordre » ou d'« arrangement ». De sorte que l'organisation du monde
intelligible implique l'existence d'une forme là-bas, car la forme est
productrice d'ordre et de mesure (51 (I, 8), 4, 16-17).
26. Plotin fait une déclaration similaire en 1 (I, 6), 3, 8-9 : la forme de la
maison, celle qui se trouve dans l'esprit de l'architecte, est une et indivisible,
mais elle se divise en plusieurs parties lorsqu'elle vient ordonner les pierres
et la matière extérieure qui constitueront la maison concrète.
27. Comme au chapitre 4, 2-4, Plotin fait appel à sa doctrine de l'uni-
multiplicité de l'Intellect. S'il est un et indivisible, mais contient en son sein
une pluralité de Formes, l'Intellect doit posséder une matière qui assure sa
cohésion. C'est pourquoi la Forme du monde intelligible, qui est une mais
intrinsèquement variée, nécessite l'existence d'une matière intelligible.
28. Plotin démontre ainsi que cette unité est bien une matière, car elle en
présente toutes les caractéristiques : elle est indéfinie et dépourvue de forme
(voir 2, 2-3 ; 3, 1-3).
29. Plotin évoque une possible objection à sa doctrine au chapitre 3, 14-16,
où il soutient que la matière intelligible possède toutes les formes à la fois et
non pas l'une après l'autre. Si tel est bien le cas, à quoi bon admettre
l'existence d'une matière intelligible ? Une matière qui reste toujours unie
aux mêmes formes se distingue difficilement des formes qu'elle reçoit et n'a
plus, à toute fin pratique, d'utilité. Plotin répond au moyen de l'exemple de la
matière sensible : même si elle est toujours unie à une forme, la matière
sensible existe. Il n'y a donc aucune raison de refuser l'existence à la matière
intelligible sous prétexte qu'elle demeure toujours pourvue de ses formes.
Cet argument nous laisse toutefois perplexe, car Plotin a clairement établi
que la matière sensible et la matière intelligible possèdent leurs formes de
manières très différentes (3, 15-16). La matière sensible revêt une forme
après l'autre, alors que la matière intelligible possède toutes ses Formes en
même temps. Or, l'objection porte justement sur le fait qu'une matière qui a
déjà, à la fois, toutes les formes se distingue mal desdites formes. De sorte
qu'il semble difficile à Plotin de se défendre en invoquant l'exemple de la
matière sensible, car celle-ci obéit à de toutes autres lois, ne recevant qu'une
seule forme chaque fois, la prochaine forme chassant la précédente.
30. Un tel processus d'analyse est décrit plus en détail en 5 (V, 9), 3, 15-36 :
l'homme est constitué d'une âme et d'un corps ; le corps, de quatre éléments ;
les éléments, d'une forme et d'une matière. La matière est dépourvue de
forme et représente la limite ultime de l'analyse du côté matériel. Quant à la
forme, elle vient de l'Âme qui la tient elle-même de l'Intellect. Sur
l'association entre la matière et la profondeur du corps, voir Proclus, Sur le
Premier Alcibiade de Platon, 53, 11.
31. Plotin fait allusion à la théorie platonicienne de la vision, telle
qu'exposée en Timée, 45b-e : les yeux, qui contiennent du feu, émettent un
rayon lumineux qui engendre la vision lorsqu'il entre en contact avec le feu
émis par les objets extérieurs. Les traités plotiniens évoquent à plusieurs
reprises cette théorie (par exemple en 38 (VI, 7), 1, 2 ; 41, 3-4), et ne se
privent pas de la critiquer au moment d'exposer la conception plotinienne du
phénomène de la vision (29 (IV, 5), 4 et 7, puis 38 (VI, 7), 21). Sur le
caractère lumineux des couleurs, voir Timée 67c-d. Plotin précise également
que la couleur résulte d'un mélange de lumière et de matière (29 (IV, 5), 7,
37-38). Quant à la métaphore associant la raison à la lumière, et la matière à
l'obscurité, elle est tout à fait dans le ton des traités plotiniens. On trouve une
analogie similaire en I, (I, 6), 3, 16-19, où Plotin exprime les équivalences
suivantes : matière/forme = obscurité/lumière. Plotin, lorsqu'il parle du
monde intelligible, utilise très souvent des métaphores impliquant la lumière
(27 (IV, 3), 17, 9-22 ; 49 (V, 3), 12, 39-45 ; 38 (VI, 7), 17, 36-40, etc.).
Celles-ci ne semblent toutefois pas être exclusives à Plotin, car de telles
expressions sont aussi utilisées par les gnostiques (33 (II, 9), 10, 26 ; 11, 16 ;
12, 40).
32. Plotin oppose le composé intelligible au composé sensible. Dans
l'intelligible, le composé obtenu par l'union de la matière et de la forme est
un vivant doué d'intelligence. Chaque forme qui se trouve dans l'Intellect
représente la véritable réalité. Là-bas, dans l'Intellect, tout est perfection,
éternité, être, pensée, vie et sagesse (10 (V, 1), 4, 5-19). Dans le sensible, en
revanche, le composé de matière et de forme ne possède pas la vie, mais
reste un cadavre orné. C'est que la vie ici-bas reste obscure, petite, vile et
impure par comparaison à la vie première de l'intelligible (38 (VI, 7), 15, 1-
5).
33. Comme nous l'avons rappelé, le monde sensible n'est pour Plotin qu'une
copie du monde intelligible (voir chapitre 4, 8 et la note à ce passage). Et
cette règle doit être appliquée à la lettre : de même que la forme des corps
sensibles imite les formes résidant dans l'Intellect, de même la matière
sensible est une imitation de la matière intelligible. Plotin touche ainsi à un
point sensible du platonisme, car, même s'il prétend que le monde sensible
est une imitation du vivant intelligible, Platon ne va pas jusqu'à admettre que
le réceptacle, cette entité qui reçoit en elle les formes, possède elle aussi sa
contrepartie dans l'intelligible. En fait, le réceptacle décrit par le Timée est la
seule chose qui ne répond à aucun modèle. C'est ce point délicat que Plotin
corrige ici en admettant l'existence d'une matière intelligible qui tient lieu de
modèle à la matière sensible.
34. Plotin donne raison aux stoïciens dont il a été question au premier
chapitre : s'ils parlent de la matière intelligible, il est vrai que cette matière
est une réalité (voir 1, 9).
35. On pourrait s'étonner de ce que Plotin fasse de la matière une réalité. En
ce qui concerne la matière intelligible, cette conclusion semble toutefois
inévitable, car l'Intellect et tout ce qu'il contient s'identifie à la véritable
réalité (34 (VI, 6), 8, 1-3 ; (49 (V, 3), 11, 13-14). Dès lors qu'elle existe dans
l'intelligible, la matière se doit d'être une réalité.
36. Retour à la question laissée en suspens au chapitre 3, 16-17 : la matière
intelligible est-elle engendrée ou éternelle ?
37. La génération dans l'intelligible est d'ordre purement causal et non pas
temporel (10 (V, 1), 6, 19-22). Lorsque l'Un produit l'Intellect qui produit à
son tour l'Âme, ces générations successives ne s'échelonnent pas dans le
temps, mais elles ont toujours eu lieu et continueront toujours (33 (II, 9), 3,
11-14). L'éternité appartient en propre aux intelligibles (49 (III, 7), 1, 1-4 ; 2,
1-19). C'est pourquoi Plotin reproche par exemple aux gnostiques
d'introduire des générations et des corruptions dans les intelligibles (33 (II,
9), 6, 58). Une telle opinion est absurde, prétend-il, car les intelligibles n'ont
jamais commencé ni ne cesseront un jour d'exister (7, 1-2 ; 31 (V, 8), 12, 17-
21).
38. Contrairement à ce que suggère Armstrong (p. 116, note 1), l'altérité en
cause ici ne renvoie pas à celle définie par Platon dans le Sophiste (254d
sq.). Nous croyons avec Igal (p. 418, note 27) qu'il s'agit d'une autre sorte
d'altérité, celle qui engendre la multiplicité, le nombre et la matière
intelligible, à savoir la dyade indéfinie. Lorsque cette dyade émane de l'Un,
elle n'est qu'un substrat indéfini qui doit se retourner vers son générateur afin
d'acquérir une forme. De l'union de la dyade et de la forme que lui procure
l'Un naît l'Intellect et les nombres. C'est ainsi qu'après l'Un doit
nécessairement venir l'altérité ou le multiple qui s'incarne d'abord dans une
dyade indéfinie qui, lorsqu'elle reçoit une détermination en contemplant
l'Un, devient ensuite une dyade définie, c'est-à-dire un Intellect contenant
des formes et des nombres. Sur tout cela, voir 10 (V, 1), 5, 7-9 ; 13-18 ; 7 (V,
4), 2, 7-9.
39. Tout ce passage renvoie à la célèbre théorie plotinienne de la procession-
conversion. Voir la Notice.
40. Cette remarque, de caractère ésotérique, rappelle en quelque façon le
pacte qu'avaient conclu Érénius, Origène et Plotin de ne pas dévoiler les
doctrines de leur maître Ammonius (Porphyre, Vie de Plotin, 3, 22-35). De
la même manière, Plotin exprime ici une certaine réticence à dévoiler toute
sa doctrine. Sur le pacte de non-divulgation des doctrines d'Ammonius, voir
D. O'Brien, « Plotinus and the secrets of Ammonius ».
41. Plotin emprunte cette idée à Aristote, pour qui la transformation
réciproque des éléments implique l'existence de la matière (Génération et
corruption, II, 7, 334a16-18).
42. Le contexte est encore aristotélicien. Le Stagirite prétend qu'il n'y a pas
de génération à partir du non-être absolu, mais seulement à partir du non-
être par accident (Physique, I, 8, 191b13-15). La privation est le non-être
absolu, alors que la matière est le non-être par accident (I, 9, 192a3-5). En
supposant que rien n'est engendré du non-être absolu, Aristote et Plotin ne
font finalement que reprendre à leur manière un vieil axiome de la physique
antique, à savoir que rien ne vient de rien (voir Physique, I, 4, 187a28-30 ;
33-35).
43. Plotin s'inspire à nouveau d'Aristote, d'après lequel la génération et la
corruption nécessitent trois termes : la matière, la forme et la privation. La
matière est éternelle et reçoit une seule forme à la fois. La génération et la
corruption se produisent alors au moment où la matière adopte une forme
dont elle était privée auparavant. À ce propos, voir Physique, I, 7-9 ;
Métaphysique, Λ, 2, 1069b34-35.
44. Le mot epagōgḗ est rarement employé par Plotin dans le sens
d'« induction ». Seul le passage de 51 (I, 8), 6, 29-31 indique qu'il s'agit
d'une démonstration se fondant sur l'observation des individus particuliers.
Plotin affirme ici que l'expérience que nous avons de la corruption des corps
qui nous entourent laisse deviner leur nature composite.
45. C'est le processus d'analyse dont il a été question au chapitre 5, 4-7 :
lorsqu'il divise le corps, l'intellect se rend jusqu'à un élément simple et
indivisible, à savoir la matière (voir aussi 5 (V, 9), 3, 15-36 et Physique, I, 9,
192a29-34). Lors de ce processus, il semble établi que la coupe se corrompt
en or, et que l'or se corrompt en eau. En accord avec le Timée (59b), Plotin
considère en effet que l'or est une espèce d'eau (40 (II, 1), 6, 52), l'eau
devant à son tour se diviser en d'autres choses, et ainsi de suite, jusqu'à ce
que soit atteint la limite ultime de cette analyse : la matière et la forme.
46. Empédocle aurait tenu les éléments pour incorruptibles (Génération et
corruption, I, 8, 325b19 ; Métaphysique, B, 4, 1000b20). Une telle opinion
révolte Plotin, qui croit que les éléments sont manifestement corruptibles et
se transforment les uns dans les autres. Puisqu'ils se corrompent, les
éléments ne peuvent donc être identifiés avec la matière, puisque celle-ci
représente le terme ultime au-delà duquel toute décomposition devient
impossible.
47. Nous traduisons la conjecture de Steinhart (húlēn : matière), adoptée par
H.-S., mais on notera que la leçon unanime des manuscrits, même si elle fait
peu de sens, est húdōr (eau).
48. Les fragments d'Anaxagore révèlent que ce philosophe aurait posé à
l'origine de l'univers un mélange contenant toutes les choses qui devront un
jour exister (fr. B1 et B4 DK). L'intellect, qui ne participe pas à ce mélange
(fr. B11 et B12 DK), sépare ensuite les parties de l'univers les unes des
autres en imprimant un mouvement de rotation au mélange originel (fr. B9,
B12, et B13 DK). Ainsi naissent les choses particulières qui, notons-le,
continuent toujours à contenir en elles une part de tout (fr. B4, B6 et A41
DK). À la suite d'Aristote (Métaphysique, Λ, 2, 1069b20-24), Plotin
considère le mélange d'Anaxagore comme une « matière » qui contient
toutes choses en acte. Plotin reprend encore la critique adressée par le
Phédon platonicien à Anaxagore (98b-c).
49. Première hypothèse : l'intellect est l'être, alors que le mélange participe à
l'être. Dans ce cas, l'intellect doit être antérieur au mélange afin de rendre la
participation possible. Plotin s'inspire de sa propre doctrine qui fait de l'être
et de l'Intellect une seule et même chose (par exemple en 7 (V, 4), 2, 44 et 49
(V, 3), 5, 28-29).
50. Seconde hypothèse : l'intellect et le mélange participent à l'être. Dans ce
cas, il faut admettre un troisième terme, l'être véritable, duquel les deux
autres participent. Contrairement à l'opinion d'Anaxagore, les principes ne
seront donc plus deux, l'intellect et le mélange, mais trois : l'intellect, le
mélange et l'être. Plotin reprend à sa façon le célèbre argument du
« troisième homme », dont Aristote s'est servi afin d'attaquer la théorie
platonicienne des Idées (voir Métaphysique, A, 9, 990b17 ; Réfutations
sophistiques, 22, 178b37-38). La paternité de cet argument, rappelons-le,
revient à Platon lui-même (Parménide, 131e-132b ; Timée, 31a4-bl).
51. Le démiurge désigne l'intellect dans le contexte. Car l'Intellect est, d'un
point de vue plotinien, le vrai Démiurge (5 (V, 9), 3, 26 et 10 (V, 1), 8, 5-6).
Plotin déplore ainsi la difficulté qu'aurait le Démiurge, dans le système
d'Anaxagore, à imposer sa volonté sur un mélange contenant déjà toutes les
formes en acte. Tout semble plus simple, en effet, si le Démiurge est
antérieur à la matière et lui donne toutes les formes et les qualités qu'il
souhaite (voir 8, 19-21).
52. Cette remarque si allusive semble indiquer qu'il n'est pas besoin
d'insister sur l'impossibilité que « tout soit en tout ». Il est vrai qu'Aristote a
bien démontré l'absurdité d'une pareille thèse dans sa Physique (I, 4,
187b22-188a4).
53. Nous traduisons ápeiron par « illimité », et non point par « infini », afin
de préserver le parallèle avec péras (limite), dont il est la privation. Sur les
possibles traductions d'ápeiron, voir L. Sweeney, « Are Apeiria and Aoristia
Synonyms ? », p. 270, note 1-2, et « Infinity in Plotinus », p. 518.
54. Plotin vise probablement Anaximène, quoique Platon et les
pythagoriciens, dit Aristote, croient eux aussi en un illimité en soi (Physique,
III, 4, 203a4-5 ; III, 5, 204a33). Toujours est-il que le développement qui
suit, à propos de l'illimité, reprend l'essentiel de Physique, III, 4, 203b30-III,
5, 204a17 et de Métaphysique, K, 10 qui présente de longs extraits du
troisième livre de la Physique. Plotin développera sa propre position sur
l'illimité dans le chapitre 15.
55. Telle est la première définition de l'illimité donnée par Aristote en
Physique, III, 4, 204a3-4 et Métaphysique, K, 10, 1066b35-36 : ce qui ne
peut être parcouru. Aristote se demande également si l'illimité est une
substance ou un accident (Physique, III, 4, 203b33). Plotin s'inspire ainsi du
Stagirite lorsqu'il affirme que l'illimité intelligible, qui se définit comme ce
qui ne saurait être parcouru, ne peut exister ni comme un illimité en soi, ni
comme un illimité par accident.
56. En ce qui concerne l'illimité en soi, l'argumentation de Plotin reprend
exactement celle d'Aristote en Physique, III, 5, 204a20-26 et en
Métaphysique, K, 10, 1066b10-16 : l'illimité ne peut être substance ou
principe, car chacune de ses parties sont illimitées. Or, aucune chose ne peut
être plusieurs illimitations à la fois. Quant à l'illimité par accident, Plotin
présente une argumentation plus originale, mais qui s'inspire sans doute des
propos laconiques d'Aristote sur l'illimité par accident (Physique, III, 5,
204a14-16, repris en Métaphysique, K, 10, 1066b9-10). Elle se fonde sur la
définition aristotélicienne d'un accident : « l'accident se dit d'un sujet »
(Physique, I, 3, 186a34) ; « l'accident ne peut être exprimé séparément de
son sujet » (Métaphysique, Z, 5, 1030b24, Physique, I, 3, 186b19) ;
« l'accident est toujours le prédicat d'un sujet » (Métaphysique, Γ, 4,
1007a35). Dès lors, Plotin soutient que l'illimité par accident doit
nécessairement s'appliquer à un sujet, et que ce sujet, avant de recevoir cet
illimité, n'est pas lui-même illimité. Ce qui recevra l'illimité ne sera donc pas
une matière, puisque la matière doit être en elle-même illimitée.
57. Le corps est divisible à l'infini (2 (IV, 7), 82, 19-20 ; 43 (VI, 2), 4, 19-
20). C'était déjà l'opinion d'Aristote (Du ciel, I, 1, 268a7 et De la sensation
et des sensibles, VI, 445b3).
58. Ce passage reprend la doctrine exposée en 2 (IV, 7), 2, 22 – 3, 6 : ni le
corps ni l'âme ne peuvent être constitués d'atomes.
59. Contre l'hypothèse atomiste, voir 3 (III, 1), 3.
60. Cette occurrence du verbe endiatríbein (se consacrer à) est unique dans
les traités plotiniens.
61. L'ensemble du présent chapitre sera repris en 26 (III, 6), 16.
62. Si la matière est bien sans qualité, les stoïciens ont tort de croire qu'elle
puisse être un corps (voir chapitre 1, 13), car tout corps se compose d'une
matière et d'une qualité (42 (VI, 1), 26, 18-19 ; 43 (VI, 2), 21, 53).
63. La doctrine aristotélicienne est de nouveau mise à profit. C'est que la
matière au sens absolu, dit Aristote, correspond au sujet dernier qui ne peut
plus être analysé : elle n'est plus faite à partir d'autre chose (Métaphysique,
Θ, 7, 1049a24-25). Si l'airain est appelé une matière, ce n'est que par
analogie (Physique, I, 7, 191a7-9), puisqu'il possède déjà une forme
déterminée, alors que le véritable principe matériel ne bénéficie pas d'une
existence semblable à celle d'un individu particulier (I, 7, 191a12-13). Plotin
tient ainsi à préciser que sa recherche porte sur la matière au sens absolu, sur
la matière première.
64. Plotin s'inspire des doctrines d'Aristote et de Platon, qui dépouillent eux
aussi la matière d'absolument toutes les qualités qui viennent en elle. Voir la
Notice.
65. Contrairement aux stoïciens, Plotin ne veut pas admettre une grandeur
dans la matière (voir chapitre 1, 14). Il développera ce point de doctrine dans
les moindres détails jusqu'au chapitre 12. De manière générale, son
argumentation consiste à démarquer le sujet de ses attributs. La matière, en
tant que sujet, se distingue de ce qui en est prédiqué. Si elle reçoit la
grandeur, elle n'est pas une grandeur ; si elle reçoit une forme, elle n'est pas
une forme ; etc. Mais lorsqu'elle reçoit des attributs, la matière en acquiert
les propriétés. De sorte que si elle reçoit la grandeur, elle devient grande. La
matière n'est pas en elle-même une grandeur, mais devient seulement
grande.
66. Plotin s'en prend à la théorie platonicienne selon laquelle le Démiurge
agit sur une matière qui peut se révéler difficile à façonner. Lorsqu'il
fabrique le monde, le dieu accomplit une œuvre aussi belle qu'il le peut,
aussi belle que la matière le permet. Autrement dit, le Démiurge platonicien
n'est pas tout-puissant (Timée, 30a, b, 32b, 37d, 38c, etc.). C'est une
conclusion que Plotin rejette, n'acceptant pour sa part aucune limite à la
puissance du Démiurge : la matière ne doit en aucun cas résister à l'action du
dieu. La matière est passive et subit tout ce que les êtres en acte lui imposent
(26 (III, 6), 18, 29-30). Elle se doit d'être absolument docile (12 (II, 4), 11,
41). Pour plus de détails à ce sujet, voir la Notice. La question du Démiurge
chez Plotin est esquissée dans l'Introduction générale, p. 41-42, du premier
volume. La « volonté » ou le « souhait » dont il est question à la ligne 18
s'identifie probablement à celui du Démiurge. Platon affirme en effet que le
Démiurge fabrique le monde tel qu'il le « souhaite » (Timée, 41a, 30a, d,
41b). Ce souhait est identifié par Plotin, dans le traité 40, à une volonté
divine qu'il associe au Démiurge platonicien (40 (II, 1), 1, 2 ; 8).
67. La qualité n'est pas une raison, mais vient d'une raison (30 (III, 8), 2, 24-
25). Plotin considère en effet que tout ce qui a rang de forme accompagne la
raison ou est provoqué par elle (12 (II, 4), 8, 24-25). Or, les raisons elles-
mêmes viennent s'ajouter à la matière (chapitre 4, 19 ; 5, 8-10). Toutes les
formes qui accompagnent une raison, que ce soit la qualité ou la quantité,
doivent donc nécessairement s'ajouter elles aussi à la matière.
68. Selon les stoïciens, la réalité se trouve dans les corps et donc dans la
grandeur, c'est-à-dire dans la quantité (chapitre 1, 7-9). De sorte que ce qui
ne possède pas de grandeur ni de corporéité, comme la matière décrite au
chapitre précédent, ne compterait pas, d'après eux, parmi les êtres.
69. Plotin tranche ici, de manière très claire, toute la controverse suscitée par
l'argument de la « remontée à l'infini ». Dans le Parménide (131e-132b),
lorsqu'il critique sa théorie de la participation, Platon propose l'argument
suivant : si plusieurs choses nous paraissent grandes, nous supposons qu'une
seule Forme les embrasse toutes. Or, quand nous considérons le Grand en
soi et toutes les choses grandes, nous devons supposer qu'il existe à nouveau
une Forme qui les subsume. Nous irons ainsi à l'infini, car nous serons sans
cesse contraints d'admettre une nouvelle Forme qui enveloppe la Forme
produite précédemment et les choses qui sont grandes. Le nerf de l'argument
repose sur ce qu'on appelle, depuis G. Vlastos, la « self-prédication ». Cette
réfutation n'est valable, en effet, qu'à la condition qu'une Forme possède
elle-même la qualité dont elle est la Forme. Autrement dit, la Forme de la
grandeur doit être grande. Si tel n'est pas le cas, l'argument s'effondre, car il
n'y aurait plus aucune raison d'admettre une nouvelle Forme qui regrouperait
la Forme de la grandeur et les choses grandes. Dans le traité Sur les deux
matières, Plotin sape donc les bases de l'argument de la « remontée à
l'infini », puisqu'il nie d'emblée qu'une Forme possède la qualité qu'elle
produit dans les corps sensibles. Il prétend au contraire que la quantité n'est
pas quantifiée, qu'il existe une différence entre « être une grandeur » et
« être rendu grand » (12 (II, 4), 8, 11-13). La quantité qui reste séparée de la
matière n'est pas quantifiée (44 (VI, 3), 11, 4-6). Sur la « self-prédication »
et l'argument « du troisième homme », voir les annexes II et III dans la
traduction du Parménide par L. Brisson, dans la même collection.
70. Le terme pēlikótēs désigne la « grandeur intelligible », par opposition à
mégethos, qui renvoie à la grandeur sensible.
71. Plotin reprend sans doute la doctrine d'Aristote qui associe la matière à
l'indétermination (Physique, IV, 2, 209b9 ; Génération des animaux, IV, 10,
778a6 ; Métaphysique, Z, 11, 1037a27 ; Θ, 7, 1049b1 ; M, 10, 1087a17).
L'axiome « le semblable agit sur le semblable » a été fort employé dans
l'Antiquité. Aristote, par exemple, l'évoque à plusieurs reprises dans son
traité De l'âme (I, 2, 405b15 ; I, 5, 410a23 ; II, 4, 416a30 ; II, 5, 416b35).
Plotin fait également allusion à ce principe en 9 (VI, 9), 11, 32 et 51 (1,8), 1,
7-9.
72. La matière ne peut être saisie selon Platon qu'au terme d'un raisonnement
bâtard (Timée, 52b2). Notons au passage que Plotin utilise l'adjectif nóthos
(bâtard) uniquement dans le traité 12 (en 10, 8 ; 11 ; 12, 34).
73. Nous interprétons pantòs aorátou khrṓmatos comme un génitif absolu.
Le sens devient alors beaucoup plus satisfaisant que si nous considérions
cette expression comme un complément de nom à húlē : « we see darkness
which is matter of every unseen colour » (trad. de A.H. Armstrong). Les
corrections de Bréhier, Faggin, Igal et Harder semblent inutiles, surtout
devant la leçon pratiquement unanime des manuscrits.
74. Plotin reprend la métaphore assimilant la raison à la lumière, et la
matière à l'obscurité (chapitre 5, 6-12).
75. L'âme pense toujours la matière par le biais des formes qui sont sur elle.
Cette habitude de la pensée obéit au fait que la matière, aussi bien
intelligible que sensible, est sans cesse unie à une forme (3, 14-15).
76. De l'avis unanime des commentateurs modernes, Plotin fait intervenir ici
un interlocuteur fictif. Il s'agit à notre avis d'un stoïcien, car les stoïciens
maintiennent que la matière est un corps quantifié, mais non qualifié
(chapitre 1, 13-14). De sorte que les corps qui nous entourent ne sont qu'un
amalgame de matière et de qualités, ou, selon Plotin, d'une grandeur et d'un
ensemble de qualités. En d'autres termes, les stoïciens croient que rien ne
contribue à la constitution des corps en dehors de la grandeur et des qualités.
77. Plotin fait référence au réceptacle platonicien qui reçoit toutes choses
(Timée, 51a). La matière a en effet pour caractéristique fondamentale de
recevoir toutes choses (26 (III, 6), 18, 36).
78. La matière des stoïciens est analysée par Plotin comme une masse.
Ceux-ci prétendent en effet que la matière est un corps sans qualité, mais
pourvu d'une grandeur (chapitre 1, 13-14). Or, Plotin considère que la masse
constitue le premier stade du corps, celui dans lequel la matière possède une
quantité, mais aucune qualité. Du point de vue plotinien, la matière des
stoïciens serait donc une masse. Et de fait, lorsqu'il attaque leur conception
de la matière, Plotin leur reproche d'avoir posé la masse au point de départ
de toutes choses (42 (VI, 1), 26, 28-29). Sur la définition du terme ógkos
(masse) chez Plotin, voir l'étude de L. Brisson, « Entre physique et
métaphysique. Le terme ógkos chez Plotin, dans ses rapports avec la matière
et le corps », qui traduit et commente le présent chapitre (p. 92-102).
79. Plotin suggère également que les stoïciens ont rapproché, sinon identifié,
la matière et le lieu (42 (VI, 1), 28, 5-10). Une telle prise de position de la
part des stoïciens semble douteuse, du moins à la lumière des fragments que
nous avons conservés à leur sujet. Mais en ce qui concerne le présent
développement, il ne faut pas négliger la possible influence de certains
passages du Timée, qui laissent entendre que le réceptacle platonicien
s'identifie avec le lieu. Le réceptacle (hupodokhḗ) est en effet associé à la
région (khṓra), au lieu (tópos) et à l'emplacement (hédra). Le matériau
platonicien devient « ce en quoi » apparaissent les choses sensibles (52a-d).
Le traité 26 (III, 6) décrit d'ailleurs la matière en ces termes : ce qui reçoit
toutes choses et leur sert de lieu (18, 36-38). Sur les termes qui sont, chez
Platon, associés au réceptacle, voir les explications de L. Brisson, Le Même
et l'Autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, p. 208-217.
80. L'interlocuteur poursuit en disant que si elle n'apporte aux corps ni la
quantité ni la qualité, aussi bien admettre que la matière n'existe pas. Tout
comme les actions et les productions,, les corps n'ont peut-être aucun
fondement matériel. Le mot hupobolḗ (« fondement », ligne 9) apparaît ici
pour la seule et unique fois de tous les traités plotiniens.
81. À vrai dire, conclut l'interlocuteur de Plotin, une matière sans grandeur
est un non-sens. Si elle est en effet privée de tout, même de grandeur, la
matière ne sert pratiquement à rien. Puisqu'elle ne contribue pas à la
formation des corps, à quoi bon admettre l'existence d'une telle matière ?
Loin de s'avouer vaincu, Plotin répondra point par point à ces objections :
sur la masse (chapitre 11, 13-43), sur la grandeur et le lieu (chapitre 12, 1-
13), sur l'incorporéité des actions (chapitre 12, 13-22), sur la notion vide de
sens (chapitre 12, 22-23).
82. Plotin rappelle ce qu'il considère comme deux évidences : l'âme possède
toutes choses et elle ne présente aucune grandeur. Le premier point reprend
la célèbre formule d'Anaxagore : homoû pánta (fr. B1 DK). Plotin considère
en effet cette expression comme particulièrement propre à décrire le monde
intelligible. Elle s'applique avant tout à l'Intellect, qui possède toutes choses
dans la plus parfaite immédiateté, mais aussi à l'Âme, qui possède également
toutes choses, quoique sous le mode discursif. Quant au second point, celui
qui défend l'idée que l'âme est dénuée de toute grandeur, il a été développé
en détail en 2 (IV, 7), 5. Plotin conclut maintenant de ces deux prémisses
qu'une chose peut en recevoir une autre sans qu'aucune grandeur
n'intervienne.
83. Nous interprétons cette analogie de la manière suivante : de même que la
qualité présente dans les animaux ou les plantes s'adapte instantanément à
leur fluctuation de grandeur, de même la matière, lorsque la grandeur vient
en elle, adopte immédiatement la dimension appropriée. Autrement dit, si la
couleur verte chez une plante s'accroît à mesure que la plante grandit et
diminue à mesure que la plante dépérit, pourquoi la matière n'en ferait-elle
pas autant vis-à-vis de la grandeur ? Même si elle ne possède elle-même
aucune extension, la matière reste disposée à recevoir n'importe quelle
grandeur, à s'étendre ou à se contracter selon les exigences de chaque forme
particulière de la grandeur (voir plus bas chapitre 11, 34-36).
84. Comme nous l'avons souligné, la présente discussion concerne en effet la
matière première et non pas une matière qui possède déjà une forme
(chapitre 8, 3-6).
85. L. Brisson et J. Igal construisent cette phrase différemment : « Dès lors,
la matière doit non pas être une masse, celle qui va recevoir cette
caractéristique […] » (L. Brisson, « Entre physique et métaphysique. Le
terme ógkos chez Plotin, dans ses rapports avec la matière et le corps »,
p. 95) ; « Por consiguiente, la materia no debe ser la masa que ha de recibir
la forma […] » (J. Igal, p. 427). Sur le plan doctrinal, Plotin affirme que les
qualités viennent nécessairement se greffer sur la quantité. Cette idée sera
reprise au chapitre 13, 3-4 : on ne peut concevoir une qualité qui ne s'ajoute
pas à une quantité ou à ce qui a été rendu grand.
86. Plotin s'inspire à nouveau des propos d'Aristote dans sa Physique.
Lorsqu'il décrit la matière platonicienne, Aristote établit en effet les
équivalences suivantes : húlē = khṓra = tópos = kenón, c'est-à-dire
matière = région = lieu = vide (Physique, IV, 2, 209b11-16 ; IV, 7, 214a13-
14. Pour une analyse de ces textes, voir L. Brisson, Lectures de Platon,
Paris, Vrin, 2000, p. 99-110). Suivant une telle équation, la matière devient
en quelque manière identique au vide.
87. Plotin fait allusion à l'une des définitions qu'Aristote donne de la matière
platonicienne et selon laquelle Platon aurait dit que la matière est le grand et
le petit (voir Physique, I, 4, 187a17 ; III, 4, 203a15-16 ; Métaphysique, A, 7,
988a26).
88. Plotin répond à l'objection formulée au chapitre 11, 4-7 et qui s'énonçait
comme suit : si elle n'apporte ni la qualité ni la quantité, en quoi la matière
contribue-t-elle aux corps ?
89. La forme de la grandeur est elle-même dépourvue de grandeur
(chapitre 9, 5). Car il existe une différence entre être une grandeur et être
rendu grand (chapitre 8, 11-13). Pour être grand, il faut participer de la
grandeur (chapitre 9, 5-6). De sorte que les formes qui doivent apparaître
dans une grandeur ne le feront pas dans la grandeur, mais dans la matière qui
est devenue grande.
90. J.-M. Narbonne, J. Igal, R. Harder et A.H. Armstrong traduisent ce
passage différemment : « .. elles [i.e. les formes] seraient semblablement
sans grandeur et sans réalité substantielle ou seraient seulement des raisons
[…] » (trad. Narbonne). La fin de cette phrase se lit comme suit : ḕ lógoi
mónoi àn ē̂san. Or, leur traduction présente deux impossibilités syntaxiques :
l'adjectif mónoi s'accorde avec lógoi et ne doit pas être traduit comme un
adverbe ; le verbe ē̂san, qui est à la troisième personne du pluriel, a lógoi
pour sujet et non pas eídē qui, étant un nominatif neutre pluriel,
commanderait un verbe à la troisième personne du singulier. Cela dit le traité
37 (II, 7) déclare que les corps résultent de l'union de la matière et d'une
raison (lógos) (3, 9-13). Considérée en elle-même, dit Plotin, une raison
n'inclut aucune matière, de telle sorte qu'une forme qui ne viendrait pas à
l'être dans une matière, mais dans la grandeur elle-même, serait semblable à
une raison et ne produirait jamais un corps.
91. Depuis le début de ce chapitre, la forme perí + accusatif sert à décrire le
fait d'« être produit dans ». En écrivant ainsi perí psukhḕn, Plotin semble
soutenir que les raisons (lógoi) viennent à l'existence dans l'âme.
92. Les corps résultent de l'union de la matière et d'une raison (lógos).
Considérée en elle-même, une raison n'inclut aucune matière. Ainsi une
forme qui ne viendrait pas à l'être dans la matière serait semblable à une
raison et ne produirait jamais un corps. Sur cette question, voir 37 (II, 7), 3,
9-13.
93. C'est-à-dire dans le monde sensible.
94. Les corps ne peuvent donc se résumer à un mélange de plusieurs formes
(11, 11-12). Bien au contraire, ces multiples formes doivent venir à l'être
dans un substrat qui garantit leur unité.
95. La matière assure la cohésion des diverses formes qui s'unissent dans un
même composé. Dans le monde sensible tel qu'il existe maintenant, l'unité
d'un mélange résulte de la matière que possède chacun des êtres qui se
fusionnent. Ils mettent leurs matières en commun pour former un composé
unifié. Lorsqu'elles veulent s'unir, les formes sensibles qui descendent ici-
bas ont par conséquent toujours besoin d'un substrat qui, en les recevant,
leur permet de composer un seul et même être.
96. Nous conservons le hómōs (néanmoins) présent dans tous les manuscrits.
97. Rappel de la thèse présentée au chapitre 11 et qui identifie le réceptacle
et le lieu (lignes 2-4).
98. Le lieu est en effet ce qui enveloppe le corps (27 (IV, 3), 20, 12-14 ; 44
(VI, 3), 11, 8-9 ; 22 (VI, 4), 2, 9-10). Contrairement à ce qui a été suggéré
plus haut (11, 4), le réceptacle n'est donc pas identique au lieu. Cette théorie
affirmant la postériorité du lieu par rapport au corps est peut-être d'origine
stoïcienne (voir SVF II, 507).
99. Plotin tente maintenant de répondre à l'objection formulée au
chapitre 11, 7-12.
100. C'est en effet la transformation d'une chose en une autre qui met en
évidence l'existence d'un substrat. L'existence de la matière est notamment
démontrée par la transformation des éléments les uns dans les autres (voir 6,
1-5).
101. Une matière sans grandeur était en effet qualifiée de « notion vide de
sens » (11, 13).
102. La forme qui s'unit à la matière en est inséparable (27 (IV, 3), 20, 36-
39 ; 37 (II, 7), 3, 11-15). De plus, les formes d'ici-bas ne sont pas tout à fait
les mêmes que dans l'intelligible et ne peuvent exister qu'en relation avec la
matière (51 (I, 8), 8, 14-25). Ainsi donc, la présence de ces formes dans le
monde sensible implique nécessairement celle d'une matière.
103. La forme est corrompue et infectée par la matière qui la reçoit (51 (I,
8), 8, 15-21). Elle est donc plus obscure que la forme correspondante qui
demeure dans l'intelligible. Lorsqu'il décrit les êtres qui deviennent, Plotin
qualifie d'ailleurs l'union de la forme et de la matière comme quelque chose
d'obscur apparaissant dans une obscurité (27 (IV, 3), 9, 28).
104. Le Timée dit du réceptacle qu'il est invisible et dépourvu de toute forme
(51a).
105. Sur l'opposition que Plotin manifeste à la doctrine stoïcienne selon
laquelle la matière est un corps, voir L. Brisson, « Entre physique et
métaphysique. Le terme ógkos chez Plotin, dans ses rapports avec la matière
et le corps », p. 89-91.
106. C'est dans le corps que se trouvent les oppositions chaud-froid, dur-
mou, liquide-solide, etc. (2 (IV, 7), 4, 21-26). Puisqu'il perçoit uniquement
ce genre d'opposés, croit Plotin, le toucher concerne donc les corps. Il est
fort probable que cette dernière théorie s'inspire du traité De l'âme, dans
lequel Aristote considère que le toucher s'applique à des contraires tels que
le chaud et le froid, le sec et l'humide, le dur et le mou, etc. (II, 11, 422b25-
26 ; II, 3, 414b7-9). Une autre liste des contrariétés relatives au toucher est
également présentée dans le traité De la génération et de la corruption (II, 2,
329b17-20).
107. En 10, 11, Plotin rappelait la position de Platon à l'endroit de la
matière : la pensée l'atteint au terme d'un raisonnement bâtard.
108. Si la corporéité est un lógos.
109. Plotin semble aux prises avec la difficulté suivante : puisque la matière
et les qualités sont incorporelles, d'où le composé sensible tire-t-il sa
corporéité ? La matière possède peut-être en elle-même la corporéité ? Non.
La corporéité est une raison (lógos) qui, lorsqu'elle entre dans la matière,
permet au composé de devenir un corps. Sur cette question, voir 37 (II, 7), 2,
30-31, puis surtout le chapitre 3, où Plotin se prononce avec précision sur la
corporéité.
110. Comme il l'a répété à plusieurs reprises, Plotin s'intéresse dans ce traité
à la matière première (chapitre 8, 5-6 ; 11, 23-25).
111. Nous ajoutons un point d'interrogation après stoikheíōn. Personne
jusqu'ici ne semble avoir remarqué le dialogue qui prend place dans le
chapitre 13.
112. En effet, une qualité apparaît seulement dans une grandeur et
parallèlement à une masse (chapitre 11, 25-27).
113. Étant définie, la qualité ne peut s'identifier à la matière qui est par
définition illimitée et indéfinie (chapitre 2, 2-3 ; 10, 3-5 ; 11, 39-43).
114. Tout l'argument repose sur l'idée qu'« être privé de quelque chose » est
une qualité. Si les choses dont elles sont les privations sont des qualités, les
privations sont elles aussi des qualités. Ainsi, être édenté ou aveugle devient
une qualité, parce que avoir ses dents, ou jouir de la vue, en est une (44 (VI,
3), 19, 16-17). En ce qui concerne la matière, sa qualité serait alors d'« être
privée de tout ». L'exemple de l'aveugle pour illustrer la privation est courant
chez Aristote (Catégories, X, 11b22 ; 12a26 ; 35-39 ; 13a33-34 ; 13b9 ; 23 ;
Métaphysique, Δ, 22, 1022b28 ; 1023a4-6 ; Topiques, VI, 6, 143b34 ; VI, 9,
147b35).
115. Nous ajoutons un point d'interrogation après poión.
116. De même que la grandeur n'est pas grande (chapitre 9, 5 ; 12, 3-4), la
qualité n'est pas non plus qualifiée. Il y a en effet une différence entre être
une grandeur et être rendu grand, entre être une figure et être figuré
(chapitre 8, 11-13). Par suite, si elle est l'altérité en soi, la matière ne sera pas
elle-même autre et ne sera donc pas qualifiée.
117. Ainsi la matière n'est pas elle-même l'altérité, mais la possède
seulement comme une détermination extérieure. L'altérité n'est donc pas
pour elle une qualité propre.
118. Cette définition, remarquons-le, ressemble fort à celle de la matière
première. Et de fait, dans les chapitres suivants, Plotin déclarera la privation
identique à la matière.
119. Dans la Métaphysique, Aristote rapproche également la privation et la
négation : la négation indique simplement l'absence d'une chose, alors que la
privation est une négation dans un genre déterminé (Γ, 2, 1004a10-16).
120. Le caractère propre de la matière consiste justement dans l'absence de
toute figure en elle (chapitre 8, 6-11 ; 10, 17-20). Elle ne peut avoir de
qualité (chapitre 8, 1-3). Par suite, le fait pour la matière d'être dépourvue de
tout ne devient pas une sorte de qualité ou de détermination positive.
121. Emploi du vocabulaire stoïcien : la skhésis est une manière d'être et le
prós ti désigne le relatif. La matière tient donc son caractère propre du fait
qu'elle est relative à autre chose, qu'elle en est différente.
122. La matière est donc l'altérité pure et simple, parfaitement indéfinie,
qu'aucune forme ne détermine.
123. L'adverbe henikō̂s sert en grammaire à distinguer le singulier du pluriel.
124. À propos de l'emploi de ce pluriel, voir l'article de J. Trouillard, « Sur
un pluriel de Plotin et Proclus ».
125. Cette question vise directement Aristote, puisque le Stagirite affirme
clairement que la matière et la privation ne doivent pas être confondues
(Physique, I, 9, 192a3-4) et que la privation est un accident de la matière
(ibid., I, 7, 190b27).
126. Plotin reprend la formule d'Aristote dans la Physique : le substrat est un
par le nombre, mais deux par la notion, car l'essence de l'homme n'est pas la
même que celle de l'illettré (I, 7, 190a15-16 ; 190b23-24). Dans le reste du
chapitre, Plotin s'interroge sur la manière dont deux choses peuvent réussir à
être une par le substrat, tout en étant deux par la définition.
127. Il y a donc trois cas de figure : la définition de A n'entre pas dans celle
de B et la définition de B n'entre pas dans celle de A ; la définition de A
entre dans celle de B et la définition de B entre dans celle de A ; et enfin, la
définition de A entre dans celle de B et la définition de B n'entre pas dans
celle de A, ou bien la définition de A n'entre pas dans celle de B et la
définition de B entre dans celle de A. Comme Plotin le montre dans les
lignes qui suivent (chapitre 13, 8-17), chacune de ces alternatives met en
péril l'unité du substrat.
128. Illustration du premier cas : la matière et la privation restent distinctes,
car leurs définitions s'excluent mutuellement. Restant deux, ces choses ne
peuvent être unes par le substrat.
129. Cette objection est d'origine aristotélicienne, puisque la définition d'un
accident inclut toujours, selon Aristote, le sujet auquel l'accident appartient
(Métaphysique, Z, 5, 1030b24-25 ; Physique, I, 3, 186b19). Si donc la
privation était un accident de la matière, la matière se trouverait dans la
définition de la privation. La définition de la matière, en revanche, n'inclurait
pas la privation. Nous reviendrions ainsi au troisième cas de figure, celui
dans lequel la définition de l'un appelle celle de l'autre, mais non l'inverse.
C'est pourquoi Plotin rejette cette objection en affirmant que dans le premier
cas de figure les deux définitions sont totalement séparées et ne doivent
même pas se contenir en puissance l'une l'autre. Cela dit, Plotin se
demandera en 15, 3 si la privation peut s'appliquer à une autre chose comme
le ferait un accident.
130. Illustration du second cas : la définition de la matière et celle de la
privation s'incluent l'une l'autre. Ces deux choses ne peuvent toutefois être
une par le substrat, car chacune est double : le nez camus implique le nez et
le camus, alors que le camus existe seulement dans un nez. Cet exemple du
camus est classique et vient de la Métaphysique d'Aristote, où il est dit que
l'essence du camus réside dans le fait d'être une concavité dans le nez (Z, 5,
1030b30-31).
131. Illustration du troisième cas : la définition de la privation inclut celle de
la matière, mais la définition de la matière n'entre pas dans celle de la
privation.
132. Dans le traité 17 (II, 6), Plotin s'interroge sur la relation qui unit la
chaleur et le feu. Il en vient à la conclusion suivante : pour le feu, la chaleur
est une forme et une activité, alors que pour les autres corps chauds, la
chaleur est une simple qualité (17 (II, 6), 3, 14-20). En ce qui concerne le
feu, la chaleur joue donc le rôle d'une forme. Par conséquent, si la privation
est à la matière ce que la chaleur est au feu, la privation devient une forme
pour la matière.
133. La privation relève de la négation et non pas de l'affirmation
(chapitre 13, 22-23).
134. Le verbe prostíthēmi peut avoir le sens de « prédiquer » et
d'« attribuer ».
135. Contrairement à Aristote (Physique, I, 8, 191b15-16 ; I 9, 192a5),
Plotin considère la privation comme un non-être relatif et non pas absolu.
136. Cette conception d'un non-être relatif vient directement du Sophiste
(voir la Notice). À notre connaissance, personne n'avait encore souligné
l'importance du Sophiste dans l'interprétation de présent passage. Seul
D. O'Brien l'a notée, mais avant tout dans le chapitre 16 (voir son article
« La matière chez Plotin : son origine, sa nature », p. 55-56, 60-62). Sur la
question du non-être chez Plotin, le lecteur peut consulter deux études : J.-
M. Narbonne, « Le non-être chez Plotin et dans la tradition grecque » et
D. O'Brien, « Le non-être dans la philosophie grecque : Parménide, Platon,
Plotin ».
137. Reprise de la formule employée en 13, 27-28 : le caractère propre de la
matière consiste en une manière d'être par rapport aux autres choses.
138. Plotin émet une double hypothèse sur la manière dont la matière reçoit
deux définitions, tout en restant une : 1) La matière est définie ou bien en
tant que substrat, ou bien en tant que privation et altérité. 2) Elle est définie
ou bien en tant que substrat relatif aux autres choses, ou bien en tant que
privation et indétermination. Dans ces deux cas, précise Plotin, la matière et
la privation, si semblables soient-elles, doivent rester distinctes, sinon il n'y
aura plus deux définitions.
139. D'après le Stagirite, Platon considère l'illimité comme une chose en soi
et une substance (Physique, III, 4, 203a4-5). Loin d'adopter une telle
position, Aristote ne conçoit l'illimité ni comme une substance (III, 5,
204a20-28), ni comme un accident (204a14-16 ; 204b29-31), mais il le
considère comme une matière pour la grandeur (III, 6, 207a22-23). Plotin
doit donc choisir : l'illimité est-il une substance, un accident ou une
matière ? Sa réponse sera la même que celle d'Aristote, car pour Plotin aussi
l'illimité n'est ni une substance, ni un accident (chapitre 7, 13-20), mais il est
simplement une matière (chapitre 15, 10).
140. La réponse d'Aristote, à savoir que la privation est un accident de la
matière (Physique, I, 7, 190b27), n'est donc pas définitive. Plotin la contredit
en effet au début du chapitre 16.
141. Plotin s'oppose à Aristote qui range l'illimité parmi les affections du
nombre et de la grandeur (Physique, III, 5, 204a18-19). Il adopte ainsi la
position platonicienne qui fait de l'illimité quelque chose d'étranger au
nombre et au rapport numérique (Philèbe, 24c-d). Consulter également 34
(VI, 6), 17, 3 ; 2, 1-4.
142. Plotin tient des propos similaires en 34 (VI, 6), 3, 10-15 : ce qui reçoit
une limite est nécessairement illimité.
143. Il s'agit sans doute des composés qui servent de matière, comme l'argile
pour le potier (chapitre 8, 3-6 ; 11, 23-24). Plotin distingue en effet la
matière première et les composés qui font office de matière.
144. Plotin soutient ainsi l'identité de la matière et de l'illimité, qui était
devenue courante chez les platoniciens. Voir les éclaircissements de
G. Reydams-Schils, Demiurge and providence. Stoic and Platonist Readings
of Plato's Timaeus, plus particulièrement p. 167-205.
145. Comme il a été établi au début du chapitre.
146. Même lorsqu'elle reçoit la forme et la limite, la matière n'est pas
limitée. Plotin soutient en effet que la matière reste toujours ce qu'elle est
(chapitre 13, 26-27 ; 15, 34-37 ; voir aussi 26 (III, 6), 11, 41). Ainsi, à la
manière du réceptacle platonicien qui n'est jamais affecté par les formes qui
viennent en lui (Timée, 50b-c), la matière plotinienne demeure donc intacte
malgré le passage d'une multitude de raisons en elle. Bien plus, affirme
Plotin, la limite vient perfectionner l'illimité et confirmer la matière dans sa
personnification de l'infini (chapitre 16, 11-13).
147. Platon, dit Aristote, admet le Grand et le Petit comme matière des
Idées. Or, cette Dyade constitue en fait l'illimité (Métaphysique, A, 6,
987b19-26). L'illimité devient donc la matière des réalités intelligibles.
148. Revoir le passage sur la production de la matière intelligible par l'Un
(chapitre 5, 31-35).
149. D'après Aristote, Platon pose l'illimité à la fois dans les choses
sensibles et dans les Idées (Physique, III, 4, 203a9-10). En 34 (VI, 6), 3, 10-
17, Plotin explique comment l'infini parvient à exister parmi les êtres
véritables.
150. Une telle théorie fait de la matière sensible le modèle de la matière
intelligible. Les rôles sont renversés de manière étonnante (comparer avec le
chapitre 2, 8-9).
151. Plotin reprend mot à mot l'expression utilisée par Aristote en Physique,
III, 5, 204a23 : « En effet, l'essence de l'illimité et l'illimité sont la même
chose, si toutefois l'illimité est une substance et n'est pas attribué à un sujet
[…] ». À ce propos, rappelons que le Stagirite consacre un chapitre entier de
sa Métaphysique (Z, 6) à la question de l'identité d'un être avec sa quiddité.
Il en arrive à la conclusion que seuls les êtres par soi et premiers sont
identiques à leur quiddité (Z, 6, 1031a28-b20).
152. La matière s'oppose à la raison (chapitre 8, 6-12 ; 23-30), tout comme
la raison s'oppose à l'illimité (chapitre 15, 3-4 ; 13).
153. Le caractère propre de la matière est de ne pas être quelque chose
d'autre que ce qu'elle est (chapitre 13, 26-27).
154. Rappel de la doctrine platonicienne des parties de l'autre (Sophiste,
257e-258e). Voir D. O'Brien, « Platon et Plotin sur la doctrine des parties de
l'autre ».
155. Le Sophiste est à nouveau mis à contribution, comme en 14, 22-23.
156. Comme au chapitre 14, 21-23, Plotin fusionne les théories d'Aristote et
de Platon en affirmant que privation = non-être = opposition à l'être. Sur le
lien entre matière et privation chez Plotin, voir D. O'Brien, « Matière et
privation dans les Ennéades de Plotin ».
157. Selon Aristote, la privation ne subsiste pas lorsque survient la forme qui
lui est contraire (Physique, I, 8, 191b15-16 ; I 9, 192a26-27).
158. Le terme éxis (« disposition ») est propre au vocabulaire stoïcien. Il
désigne généralement en l'homme un état fixe ou une disposition stable et
représente le principe de cohésion des corps inertes.
159. Même affirmation en 15, 14-15 : la matière n'est pas ce qui est limité, ni
une limite. Consulter la note à ce passage.
160. Nous ne traduisons pas le terme phúsis lorsqu'il appartient à la tournure
périphrastique « phúsis + article + génitif ». Nous rendons seulement le
terme au génitif avec son article. Ainsi, l'expression « la nature de l'illimité »
devient « l'illimité ».
161. Platon affirme qu'une quantité illimitée périt lorsque une quantité
limitée advient en elle (Philèbe, 24d). Ainsi, le plus chaud ou le plus froid
cessent d'être illimités lorsqu'une chaleur et une froideur déterminées
viennent les délimiter.
162. Pour Plotin, en effet, l'illimité n'entretient aucun rapport avec les
nombres ou les rapports numériques (chapitre 15, 3-4).
163. La construction de cette phrase demeure incertaine. À notre avis, la
meilleure solution est celle proposée par R.G. Bury (« Notes on Plotinus,
Enn. I-III », 1944, p. 41) : il faut ajouter un hupó entre thē̂lu et toû árrenos ;
le verbe speírētai, quant à lui, peut facilement être interpolé à partir de la
ligne précédente. Pour une interprétation différente de ce passage, voir les
commentaires de D. O'Brien, « La matière chez Plotin : son origine, sa
nature », p. 69-70.
164. Ce passage est difficile à interpréter. Plotin semble indiquer qu'un sujet,
lorsqu'il reçoit son contraire, se perfectionne au lieu de disparaître. Il pense
peut-être aux développements d'Aristote dans la Physique : les contraires ne
peuvent se désirer l'un l'autre, car leur union les détruirait ; mais la matière,
en tant que sujet du désir, peut désirer la forme sans être corrompue, tout
comme la femelle désire le mâle (I, 9, 192a18-23).
165. S'il est bien vrai que la matière participe de la forme, de la quantité, de
la qualité et de la corporéité parce qu'elle n'est pas forme, quantité, qualité et
corporéité, la matière participera du bien parce qu'elle est le non-bien, c'est-
à-dire le mal. Sur ce principe, voir chapitres 8-9.
166. Comme on l'a vu, la matière ne gagne rien à s'unir aux formes : elle
reste simplement ce qu'elle est (chapitre 13, 26-27 ; 15, 34-37 ; 26 (III, 6),
11,41). Même si elle participe du bien, la matière n'acquiert pas la moindre
nuance de bonté. De plus, la matière est privée d'absolument tout (chapitre 8,
8-14). Or, d'après le traité 51, le mal et le manque absolu ne font qu'un. Une
petit déficience peut toujours être améliorée, mais une déficience totale,
comme celle de la matière, confine au mal absolu, sans la moindre présence
du bien (51 (I, 8), 5, 5-10). La définition du mal et celle de la matière
coïncident, car tous deux sont non-mesure, sans limites, absence de forme,
déficience permanente, indétermination, instabilité, insatiabilité, indigence
totale (ibid. 3, 14-16 ; 35-40). Sur la matière et le mal, voir les études de
D. O'Brien, « Plotinus on matter and evil » et de J.M. Rist, « Plotinus on
matter and evil ».
167. La matière ne manque pas seulement de richesse ou de force, mais
d'absolument tout (chapitre 8, 8-14).
168. Plotin désigne souvent son premier principe, l'Un, en le qualifiant
d'« au-delà de l'être », s'inspirant ainsi de la description platonicienne du
Bien (République, VI, 509b9).
169. Nous conservons la leçon des manuscrits (pròs tō̂i kalō̂i toû óntos)
contre Seidel, Bréhier, Harder et Narbonne qui remplacent kalō̂i par káto.
TRAITÉ 13 (III, 9)

Considérations diverses

Présentation et traduction
par
Jérôme LAURENT et Jean-François PRADEAU
NOTICE

Le traité 13, comme le titre que lui a donné Porphyre le suggère presque,
est un collage, une sorte de collecte de paragraphes dont on ne sait trop s'ils
sont des morceaux choisis, des pièces rapportées ou des fragments
conservés d'autres traités plotiniens. Leur unité thématique n'a rien de
manifeste, et quelques particularités syntaxiques (notamment pour les
chap. 2, 4 et 9, qui tous commencent par une marque de coordination)
indiquent que certains de ces textes faisaient partie de développements plus
vastes. Si Porphyre a réuni ces neuf paragraphes à la fin de la troisième
Ennéade, c'est certes parce que plusieurs d'entre eux portent peu ou prou sur
le monde et le rôle qui s'y trouve dévolu à l'âme. Or c'est là l'objet commun
des traités que Porphyre avait choisi de rassembler dans cette troisième
Ennéade, consacrée au monde et à la providence naturelle. Mais les
chapitres du traité 13 se prononcent encore sur d'autres objets, qui
paraissent pour leur part bien éloignés de la réflexion sur le monde ou sur
l'âme. Il est ainsi question de l'Intellect (chap. 1 et 2), de l'Un (chap. 4 et 9),
mais aussi bien de remarques brèves sur des catégories ou des termes
scolaires (par exemple, sur l'acte et la puissance). Plotin paraît alors
répondre à des questions, ou proposer des mises au point conceptuelles. Ces
considérations, si elles n'ont guère en commun avec les traités sur le monde,
ont en revanche une parenté forte avec les douze premiers traités rédigés
par Plotin, et plus particulièrement avec ceux d'entre eux qui se
prononçaient sur la nature de l'Intellect et sur les rapports que ce dernier
entretient avec son produit, l'âme, ou bien avec son principe, l'Un.
Il est ainsi remarquable que la plupart des chapitres reviennent sur des
difficultés déjà rencontrées, résument ou poursuivent des définitions ou des
réflexions qui avaient trouvé un premier développement dans un traité
antérieur ; comme si Plotin choisissait de se mesurer dans ces notes à des
difficultés persistantes, et qu'il se proposait alors de préciser son argument,
voire de le résumer. À cet égard, l'exemple offert par l'examen du caractère
« indéterminé » (aóristos) de l'Âme comme de l'Intellect, qu'évoquent ici
conjointement les chapitres 3 et 5, est particulièrement suggestif. Plotin
avait soutenu, avant tout dans le traité 10 (V, 1), 5 et 7, que le produit de
l'Un qu'est l'Intellect est indéterminé avant que d'être déterminé, d'exister de
manière déterminée, au « moment » où il se retourne vers l'Un dont il est
issu. À la faveur de cette conversion, de ce retour, l'Intellect reçoit une
détermination qu'il n'a donc pas d'emblée. De la même façon, au début cette
fois du traité 12 (II, 4), 3, Plotin avait également désigné l'Âme comme une
certaine indétermination qui reçoit de l'Intellect la détermination qui fait
d'elle, précisément, une Âme. Cette hypothèse d'une indétermination au sein
même de l'intelligible est redoutable, et elle occupera plusieurs des
développements plotiniens ultérieurs ; mais c'est une question qui risque
d'être mal posée si l'on ne dissipe pas l'équivoque attachée à la signification
du terme indéterminé (aóristos). On comprend mal en effet que la
caractéristique de l'Intellect comme de l'âme puisse être cette
indétermination dont le traité 10 avait pourtant dit qu'elle ne convient pas à
ce qui est (chap. 7, 25), et surtout, dont le traité 12 (II, 4) affirmait pour sa
part qu'elle était avant tout le propre de la matière (notamment aux chap. 10
et 11). Ainsi faut-il préciser en quoi l'âme est indéterminée ou indéfinie. Et
c'est précisément ce à quoi s'attachent ici les chapitres 3 et 5, qui font alors
figure de mise au point, lorsqu'ils insistent sur la nécessité de distinguer
deux indéterminations relatives, dans un cas, au principe dont chaque réalité
reçoit son existence, puis dans l'autre à ce qu'elle engendre elle-même.
Les remarques que les chapitres 4, puis 8 consacrent à la manière dont le
multiple provient de l'Un, puis au rapport de l'acte et de la puissance
semblent à leur façon aussi revenir sur des questions qui, examinées dans
les traités 7 (V, 4) et 10 (V, 1), paraissent mériter un supplément de
précision, ou, à tout le moins, un rappel en forme de résumé. On serait ainsi
conduit à supposer que le caractère thétique de ces Considérations diverses
témoigne de leur fonction didactique, comme si Plotin les avait rédigées à
l'intention de lecteurs (ou d'auditeurs) qui, ayant pris connaissance du
contenu des douze premiers traités, lui demandaient des éclaircissements ou
lui adressaient des objections. Le chapitre 1, le plus long de cette collection,
donne un commentaire de la phrase du Timée où Platon décrit la manière
dont le démiurge divin fabrique le monde et le peuple de vivants en prenant
pour modèle le vivant intelligible : « Conformément à la nature et au
nombre des espèces dont l'intellect discerne la présence dans ce qui est le
vivant [intelligible], le dieu considéra que ce monde devait aussi avoir les
mêmes en nature et en nombre » (39e7-9). Et Plotin d'expliquer que l'âme
est bien, dans la fiction démiurgique platonicienne, ce qui réfléchit afin de
produire le monde d'après le modèle de vie intelligible qui n'est autre que
l'Intellect en acte. Ce thème de l'acte intellectif est sans doute l'unique
thème récurrent des neuf chapitres ici rassemblés. On le retrouve à terme,
dans le chapitre 9, qui soutient pour sa part que ni la pensée, ni la
conscience de soi ni la vie ne peuvent être attribuées à l'Un, objet de
l'intellection et, pour cette raison, sont spécifiques à l'Intellect. C'est ce
même thème, de nouveau, qui paraît pouvoir rapprocher les chapitres 7 et 8
du chapitre 9, comme si chacun d'eux cherchait précisément à distinguer
l'acte de l'Intellect de ce qui n'est pas lui, mais qui est son principe et l'objet
de son intellection, l'Un.
Mais l'hypothèse d'une communauté thématique qui lierait ces chapitres
est sans doute plus fragile qu'elle n'est éclairante, et elle peine à l'emporter
sur celle, plus prosaïque, qui veut que Porphyre n'ait réuni ces bribes
d'écrits qu'afin de composer le neuvième traité que son « calcul » éditorial
le contraignait à ajouter à la troisième Ennéade.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : Commentaire du Timée 39e, qui dit de l'Intellect qu'il


« voit les idées dans ce qui est le vivant ».
1-10. Doit-on séparer les Formes de l'Intellect ?
10-15. Les formes n'existent pas indépendamment de l'Intellect, car le
« vivant » est l'Intellect lui-même, mais envisagé en tant qu'il est
intelligible.
15-20. L'Intellect est défini à l'aide de deux « genres » du Sophiste de
Platon : le mouvement et le repos. Le vivant, ou l'intelligible qui se trouve
dans l'Intellect, est l'Intellect en repos et il reste immanent à l'intelligible qui
est son contenu, sans avoir d'activité proprement démiurgique.

Chapitre 2 : L'âme humaine, qui est une multiplicité, doit s'unifier


en s'identifiant à son intellect, tout comme la science reste une
alors qu'elle est une multiplicité de théorèmes.

Chapitre 3 : L'Âme totale reste dans l'intelligible quand les âmes


particulières, qui en sont issues, sont susceptibles soit de descendre
dans la matière, soit de rester dans l'intelligible, soit d'occuper une
situation intermédiaire.

Chapitre 4 : Le rapport de l'Un au multiple peut être pensé en


termes spatiaux : l'Un est à la fois partout et nulle part.
Chapitre 5 : L'âme est analogue à la vue et à la matière :
indéterminée avant de voir l'Intellect, elle se détermine en le
voyant.

Chapitre 6 : La pensée de soi permet de découvrir la réalité d'une


pensée supérieure.

Chapitre 7 : Le premier principe est au-delà du mouvement et du


repos qui sont issus de lui.

Chapitre 8 : Sur l'acte et la puissance.

Chapitre 9 : Le premier principe ne pense pas, pas plus qu'il n'a


conscience de lui-même ou qu'il ne vit : ce sont là les
caractéristiques de l'Intellect.
Considérations diverses

1. Platon dit : « L'Intellect voit les idées qui sont dans le vivant 1 » et,
ensuite, il dit que le démiurge « considéra que notre univers devait posséder
tout ce que l'Intellect voit dans ce qui est le vivant 2 ». Est-ce à dire que les
Formes existent déjà avant l'Intellect et que [5] l'Intellect les pense alors
qu'elles existent ? Il faut par conséquent d'abord chercher si lui, je veux dire
le vivant, est l'Intellect ou bien s'il en est différent, car ce qui contemple 3,
c'est l'Intellect. Le vivant en soi n'est donc pas l'Intellect mais nous dirons
qu'il est « intelligible », et que l'Intellect a, à l'extérieur de lui, ce qu'il voit.
Ainsi, ce sont des images et non des réalités véritables qu'il possède, pour
autant que les réalités véritables sont là-bas. Et, en effet, il dit aussi que la
vérité est là-bas, [10] dans l'être où chaque réalité est en elle-même 4.
Toutefois, ce n'est pas en étant séparés que l'Intellect et le vivant diffèrent
l'un de l'autre, mais seulement parce qu'ils sont différents. Par ailleurs, rien
n'interdit, en s'en tenant à la lettre du texte, de dire qu'ils sont tous les deux
une seule chose, mais que leur division est le fait de la pensée, si bien que
c'est un seul être qui est, d'un côté, intelligible, de l'autre, intellect. C'est
pourquoi il ne dit pas que ce que l'Intellect voit est en quelque chose
d'entièrement différent [15], mais qu'il est en lui-même parce qu'il a
l'intelligible en lui-même 5. Et rien n'interdit 6 de dire que l'intelligible est
l'Intellect en repos, dans l'unité et la tranquillité, et que, par ailleurs,
l'Intellect qui voit cet Intellect qui demeure est un acte qui vient de
l'Intellect et qui voit l'Intellect en repos 7. Et en le voyant, l'Intellect est en
quelque sorte l'Intellect de l'Intellect en repos et cela parce qu'il le pense.
[20] Et, en le pensant, il est lui-même intellect et il est intelligible, mais
intelligible en un autre sens : par imitation 8. C'est donc cela qui a été l'objet
de sa réflexion, les réalités qu'il a vues là-bas pour faire dans ce monde-ci
les quatre genres de vivants 9. Il semble toutefois que Platon fasse, de façon
tacite 10, du principe qui réfléchit quelque chose de différent des deux autres
principes 11, mais, à d'autres philosophes, il semble que ces trois principes
ne sont qu'un, [25] le vivant en soi, l'Intellect et ce qui réfléchit 12. Mais,
comme c'est le cas pour d'autres sujets, ayant des prémisses différentes,
c'est différemment que l'on interprète ce que sont ces trois principes. Nous
avons bien parlé des deux premiers ; mais quel est donc le troisième, celui
qui réfléchit pour réaliser, produire et diviser 13 les réalités placées dans le
vivant qu'il voit par son intellect ? Sans doute est-il possible de dire que,
dans un certain sens, [30] celui qui divise est l'Intellect, et en un autre sens
qu'il n'est pas l'Intellect. Assurément, en tant que les choses divisées
viennent de lui, c'est lui qui les divise, mais en tant qu'il demeure en lui-
même et que ce qui se trouve être divisé en venant de lui, ce sont les âmes,
c'est l'âme qui opère la division en âmes multiples 14. C'est pourquoi Platon
dit que [35] la division relève du troisième principe et se trouve dans le
troisième principe, celui qui a réfléchi, ce qui est la pensée discursive,
l'œuvre non de l'Intellect, mais de l'âme, dont l'acte se divise dans une
nature divisible.

2. Car, comme une seule et même science 15, qui constitue un tout, se
divise en théorèmes particuliers sans s'éparpiller 16 ni se fragmenter, alors
que chaque théorème contient en puissance la science dans son ensemble,
dont le principe et la fin sont identiques, de même, chacun doit se
préparer 17[5] pour que, en nous, les principes soient aussi des fins et que
tous et chacun d'entre nous tendent vers ce qu'il y a de meilleur dans notre
nature. Et, quand nous y parvenons, nous sommes là-bas, car, quand nous
sommes en possession de ce qu'il y a de meilleur en nous, grâce à cela nous
touchons l'intelligible 18.

3. L'âme du tout n'est jamais née nulle part, pas plus qu'elle ne s'est
déplacée en un lieu, car il n'y avait pas de lieu ; mais c'est le corps qui s'est
approché d'elle pour y participer 19. Et c'est pourquoi Platon ne dit jamais
que l'âme est dans le corps, mais que c'est le corps qui est en elle 20. [5]
Quant aux autres âmes, elles possèdent un lieu, puisqu'elles proviennent de
l'Âme, et vont quelque part, pour y descendre et s'y déplacer 21. Et c'est de là
qu'elles remontent. Mais l'âme du tout reste toujours là-haut, comme cela
lui est naturel. L'univers, c'est-à-dire à la fois ce qui est le plus proche de
l'âme et ce qui se tient sous le soleil, vient à sa suite 22. Ainsi l'âme partielle
est illuminée si elle se porte vers celle qui lui est antérieure, car alors elle
rencontre ce qui est, mais lorsqu'elle se porte vers ce qui vient après elle,
c'est vers le non-être qu'elle se porte. Et cela, c'est ce qu'elle fait lorsqu'elle
se porte vers elle-même, [10] car en souhaitant se porter vers elle-même,
elle produit après elle une image d'elle-même, le non-être, comme si elle
s'avançait dans le vide et devenait plus indéterminée 23. Et son image est
entièrement indéterminée et obscure, car elle est entièrement dépourvue de
raison et de pensée, et elle se tient très loin de ce qui est. [15] Dans l'entre-
deux, elle est dans son propre séjour 24 ; mais si elle regarde de nouveau son
image, comme si elle lui portait son attention une seconde fois, alors elle la
configure et elle entre en elle en se réjouissant.

4. Comment donc, de l'Un, vient le multiple 25 ?


– C'est que l'Un est partout 26 et qu'il n'est nul endroit où il ne soit ; par
suite, il remplit tout 27. Il est donc multiple, ou plutôt il est d'emblée toutes
les choses. Et, à dire vrai, s'il était seulement partout, il serait toutes les
choses, mais comme, par ailleurs, il n'est nulle part, toutes les autres choses
viennent grâce à [5] lui, parce qu'il est partout, et elles sont différentes de
lui, parce qu'il n'est nulle part.
– Pourquoi donc n'est-il pas simplement lui-même partout, et pourquoi
faut-il que, de surcroît, il soit aussi nulle part ?
– Parce qu'il faut qu'avant toutes choses, il y ait l'Un. Il faut donc qu'il
remplisse et qu'il produise tout, et qu'il ne soit pas toutes les choses qu'il
produit.

5. L'Âme doit être elle-même comme la vue, et ce qui est vu par elle est
l'Intellect. Avant de voir, elle est indéterminée, mais elle est naturellement
disposée à penser : c'est pourquoi, relativement à l'Intellect, l'Âme est
matière 28.

6. En nous pensant nous-mêmes, nous apercevons à l'évidence une nature


qui pense, sans quoi nous serions dans l'erreur sur le fait que nous pensons.
Donc si nous pensons et que nous nous pensons nous-mêmes, nous pensons
une nature pensante. Ainsi, avant cette pensée, il y a une autre pensée qui
est en quelque sorte tranquille 29 et il y a assurément une pensée de la réalité
[5] et une pensée de la vie. De sorte que, avant cette vie-ci et cette réalité-
ci 30, il y a une autre réalité et une autre vie. Toutes ces réalités, donc, ont
une vision, pour autant qu'elles sont des actes 31. Partant, si les intellects
sont des actes qui, dans l'acte de penser, se pensent eux-mêmes, nous
sommes, chacun, réellement, un intelligible 32, mais notre pensée ne produit
qu'une image de nous-mêmes 33.

7. Le Premier est puissance de mouvement et de repos, et c'est pourquoi


il est au-delà d'eux. Le second pour sa part est au repos et il est aussi en
mouvement autour du premier 34. Et l'Intellect est au second rang 35, car il est
distinct de ce vers quoi se porte son intellection, alors que l'Un ne possède
aucune intellection 36. Ainsi ce qui pense [5] est double, y compris lorsqu'il
se pense lui-même, et il est déficient, parce qu'il trouve son bien dans ce
qu'il pense, et non pas dans son existence 37.

8. Être en acte, pour tout ce qui passe de la puissance à l'acte, c'est être
toujours identique à soi, tant que l'on est 38. Et ainsi l'achèvement se
rencontre aussi parmi les corps, dans le feu par exemple 39 ; mais les corps
ne peuvent exister toujours, car ils sont composés de matière. En revanche,
[5] ce qui n'est pas composé et qui est en acte existe toujours 40. Et cela
même qui est en acte sous un certain aspect peut aussi être en puissance
sous un autre.

9. Mais le Premier, qui est au-delà de ce qui est, ne pense pas 41.
L'Intellect est pour sa part les choses qui sont, et il y a en lui du mouvement
et du repos. Le premier lui ne tourne autour de rien, mais ce sont les autres
choses qui tournent autour de lui, se mettant au repos ou bien se mouvant.
Car le mouvement est désir, mais lui ne désire rien. De quoi en effet
pourrait-il bien avoir le désir, [5] lui qui est ce qu'il y a de plus élevé ?
– Mais ne se pense-t-il pas alors lui-même ? Ne dit-on pas en général
que, du fait qu'elle se prend elle-même pour objet, une chose pense ?
– Non, ce n'est pas parce qu'elle se prend elle-même pour objet qu'on dit
qu'elle pense, mais parce qu'elle regarde vers le Premier 42. Mais cette
intellection est bien elle-même le premier acte. Et si elle est bien le premier
acte, rien ne doit être antérieur. Ce qui donne lieu à cette intellection est
donc au-delà d'elle, [10] de sorte que l'intellection est seconde après lui 43.
Car l'Intellection n'est pas non plus ce qu'il y a de principalement
vénérable ; pas plus que n'est vénérable toute intellection, seule l'est
l'intellection du bien. Ainsi donc, le Bien est au-delà de l'intellection.
– Mais alors, le Bien n'aura pas conscience de lui-même 44.
– Et que serait cette conscience pour lui ? Serait-ce ou non une
conscience de soi comme Bien ? Alors, si c'est une conscience de soi
comme Bien, le Bien est d'emblée antérieur à la conscience du Bien 45. [15]
Mais si c'est cette conscience qui le produit, alors le Bien n'existerait pas
avant elle, de sorte qu'elle-même n'existerait pas, puisqu'elle ne serait pas
conscience du Bien 46.
– Mais alors, ne vit-il pas non plus ?
– Non, on ne peut pas dire qu'il vive, si ce n'est au sens où il donne la
vie 47. Ce qui a conscience de soi et qui se pense soi-même vient en second,
car il a conscience de soi de façon, grâce à cet acte, à se comprendre lui-
même. [20] De sorte que, s'il prend connaissance de lui-même, il faut qu'il
se soit trouvé ignorant de lui-même, qu'il soit déficient du fait de sa propre
nature et qu'il se parachève en pensant. Ainsi donc, il faut écarter
l'intellection, puisque la lui ajouter le diminuerait et le rendrait défectueux.
NOTES DU TRAITÉ 13

1. Cette citation du Timée de Platon (39e7-9) était avec 30b6-31al et 37c6-


d7, l'une des trois citations du Timée sur lesquelles les médioplatoniciens
s'appuyaient pour justifier leur interprétation du rapport entre l'Intellect,
assimilé au démiurge du Timée, et l'Intelligible, assimilé pour sa part au
Vivant. Dans le recueil de M. Baltes (Der Platonismus in der Antike), les
textes médioplatoniciens qui commentent ces trois passages du Timée sont
rassemblés dans les Bausteine 129.0a, b et c. Les enjeux doctrinaux de
l'interprétation de ces passages du Timée sont donc considérables. C'est sur
la question du rapport entre l'Intellect (identifié au démiurge du Timée) et
l'Intelligible (c'est-à-dire les Formes) que se réalise, peut-être sous
l'influence de Numénius, la rupture entre le médioplatonisme et le
néoplatonisme. Cette question était encore débattue dans l'école de Plotin,
comme l'indique aussi bien ce chapitre que l'anecdote qui relate la
polémique que déclencha Porphyre, qui avait été l'élève de Longin à
Athènes, lorsqu'il arriva auprès de Plotin à Rome, en 263 (après la rédaction
du traité 13) : « [Plotin] donnait dans ses cours l'impression de converser et
ne s'empressait pas de dévoiler à qui que ce soit les contraintes
argumentatives supposées dans son raisonnement. C'est d'ailleurs une
impression semblable que j'éprouvai, moi Porphyre, quand je commençai
d'être son auditeur. Aussi écrivis-je une réfutation pour l'attaquer en essayant
de montrer que les intelligibles subsistent hors de l'intellect. Il en fit donner
lecture par Amélius et, une fois la lecture faite, sourit : “C'est toi, Amélius,
dit-il, qui devrais résoudre les apo-ries dans lesquelles il est tombé par
ignorance de nos positions.” Après qu'Amélius eut écrit un livre qui n'était
pas court, Contre les apories de Porphyre, et qu'à mon tour j'eus écrit contre
ce qu'il avait écrit, et qu'Amélius eut encore répondu à cette réfutation, moi
Porphyre, après avoir dans un troisième temps compris à grand-peine ce que
l'on disait, je changeai d'avis et j'écrivis une palinodie que je lus dans le
cours : depuis ce moment-là donc on me fit confiance pour les livres de
Plotin, et j'amenai le maître lui-même à se faire un point d'honneur de
marquer les articulations de ses doctrines et de les écrire de façon plus
extensive » (Porphyre, Vie de Plotin, 18, 6-22 ; sur Amélius, voir la notice
de L. Brisson, « Amélius : Sa vie, son œuvre, sa doctrine, son style »,
Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, II 36.2, 1987, p. 793-860).
Dans la Préface de son livre Sur la fin, Longin lui-même évoque cette
polémique : « Aussi bien l'avons-nous déjà fait dans d'autres écrits, lorsque
par exemple nous avons contredit Gentilianus [Amélius] sur le problème de
la justice selon Platon ou que nous avons examiné le traité de Plotin Sur les
idées [probablement le traité 32 (V, 5)]. En effet, quand leur ami et le nôtre,
Basileus de Tyr [Porphyre], auteur lui aussi d'un bon nombre de traités à
l'imitation de Plotin qu'il avait choisi de suivre de préférence à notre école,
entreprit de prouver par un ouvrage que ce dernier avait sur les Formes une
doctrine meilleure que celle qui nous agrée, nous croyons avoir
suffisamment montré dans notre écrit contre lui qu'il eut tort de composer sa
palinodie ; dans cet ouvrage, nous avons mis en question bon nombre des
doctrines de ces philosophes » (Vie de Plotin, 20, 86-97 = fr. 4 Brisson-
Patillon). Dans son commentaire sur le Timée, Proclus nous donne encore
ces précisions : « Dès lors en effet que, parmi les Anciens, les uns, tel Plotin,
ont posé le démiurge lui-même comme contenant les modèles de l'Univers,
tandis que les autres ne lui ont pas accordé cela, mais ont placé le Modèle ou
avant le démiurge ou après lui, avant lui, comme Porphyre, après lui, comme
Longin » (Commentaire sur leTimée, I, 322.20-24 Diehl = fr 19 Brisson-
Patillon). Pour une revue des positions des médioplatoniciens sur ces
questions, on consultera encore J. Pépin, « Éléments pour une histoire de la
relation entre l'intelligence et l'intelligible chez Platon et dans le
néoplatonisme ».
2. Cette première « considération » réfléchit au rapport de l'Intellect et des
intelligibles. Plotin refuse en effet une déhiscence entre le nous de la
seconde hypostase et son contenu ; le traité 32 (V, 5) y insistera
particulièrement : les intelligibles ne sont pas hors de l'intellect. Du même
coup, Plotin s'oppose à ceux des médioplatoniciens qui défendaient la
séparation et l'indépendance des Formes par rapport au démiurge divin qui
les prend pour modèle de son ouvrage (outre les ouvrages cités dans la note
précédente, voir l'étude de H.R. Schwyzer, « Une interprétation plotinienne
d'un passage du Timée », p. 255-256). Plotin adopte donc au contraire la
thèse selon laquelle les (Formes) intelligibles ne sont pas en dehors de
l'Intellect.
3. Le verbe theâsthai est souvent synonyme de theōreîn et il s'agit bien sûr
de la contemplation des Formes par le Démiurge, mais il renvoie plus
généralement à la vision (théa), sans qu'il s'agisse toujours d'une
contemplation noétique (theōría). Le problème du rapport entre les
intelligibles et l'Intellect vient précisément du modèle pris trop littéralement
dans la sensation empirique où l'objet vu diffère de l'organe qui voit (ainsi le
traité 28 (IV, 4) évoque un regard qui passe des racines d'une plante à ses
parties les plus élevées, chapitre 1, 29-30).
4. Plotin emploie le vocabulaire platonicien du Phèdre, 247c-e.
5. Certains traducteurs et éditeurs (Kirchhoff, Harder, H.-S.) rapprochent
cette affirmation des lignes 30c7-8 du Timée ; Armstrong parle pour sa part
d'une « mésinterprétation ou d'une lecture sans soin ». Platon dans le passage
en question dit que « tous les vivants intelligibles, ce vivant les tient
enveloppés en lui-même, de la même façon que notre monde nous contient
nous et toutes les autres créatures visibles » (trad. L. Brisson) ; il ne parle
donc pas directement de l'intellect démiurgique, mais de son objet.
6. La reprise de cette même formule confine à la prétérition. Plotin a bien
conscience des difficultés que sa lecture du Timée pose par rapport à lettre
du dialogue. Voir J.-M. Charrue, Plotin lecteur de Platon, p. 135-138.
7. Là encore le texte est particulièrement obscur, de sorte que la traduction
conjecture et précise (« en repos »). Ce qui est certain, c'est que Plotin
cherche à s'éloigner de la lettre du Timée pour arriver à identifier le
démiurge et les Formes qu'il contemple. Le « vivant en soi » et les Formes
seraient un « intellect en repos » et le démiurge serait alors l'acte, finalement
autoréflexif, par lequel le vivant se penserait lui-même. Vision de soi et
pensée de soi sont au plus haut point accomplies par l'intellect du second
principe.
8. Plotin ne veut donc pas seulement dire que le vivant intelligible est interne
à la pensée divine, sans être une hypostase distincte, il affirme ici l'entière
réciprocité du couple intellect/intelligible. L'intellect en acte est aussi
intelligible, comme les Formes, pensées ici comme « intellect en repos »,
sont intellect.
9. Les quatre genres primordiaux de vivants sont présentés par Platon,
suivant la hiérarchie des quatre éléments : « La première est l'espèce céleste,
celle des dieux, la seconde l'espèce ailée, c'est-à-dire celle qui circule dans
l'air, la troisième l'espèce aquatique, et la quatrième l'espèce qui va à pied et
qui vit sur la terre ferme », Timée, 39e-40a, trad. L. Brisson. Le traité 5 (V,
9) a déjà fait état de la doctrine des quatre éléments (chapitre 3, 18) qui est
un acquis doctrinal si évident que Plotin ne le discute pas (voir également
traité 33 (II, 9), 5, 21) ; le monde sensible est organisé selon les rapports
qu'entretiennent feu, air, eau et terre.
10. L'adverbe epikekrumménōs (dont c'est la seule occurrence chez Plotin)
est un terme rare en grec : il désigne une démarche détournée, un mode de
manifestation oblique, et l'on pourrait le traduire encore par « à mots
couverts ». Plotin note souvent que le texte platonicien, faute d'être toujours
explicite, exige des éclaircissements herméneutiques ; voir, par exemple, 6
(IV, 8), 4, 35.
11. La découverte de la signification exacte des arguments platoniciens
permet de trancher entre les interprétations concurrentes soutenues par les
platoniciens. Ce qui réfléchit, ici, doit donc être distingué aussi bien du
Vivant intelligible que de l'Intellect.
12. Que le texte du Timée soit l'objet d'interprétations discordantes dans la
tradition platonicienne, Plotin l'indique encore dans le traité 33 (II, 9), 6, 14-
15. L'interprétation de Numénius, conservée par Eusèbe, offre un élément de
comparaison suggestif : voir les Fragments 13, 16 et 22 de l'édition des
Places, puis l'étude de E.R. Dodds, « Numenius and Ammonius », p. 3-32 et
plus particulièrement p. 19 pour le texte du traité 13. Le statut du troisième
terme, « ce qui réfléchit » (lignes 21-22) n'est pas clair. Selon Plotin, il peut
s'agir de l'Intellect, si ce qui réfléchit et l'Intellect sont une seule et même
chose (lignes 21-22) ; il peut au contraire s'agir de quelque chose de
différent (lignes 23-24) ; et enfin, on peut tenir que les trois termes (le
Vivant, l'Intellect et ce qui réfléchit) sont une seule et même chose (lignes
24-25). Comme Plotin va l'indiquer, chacune des trois solutions est possible
(lignes 25-26), mais puisque la nature des deux premiers principes est
connue, seule s'impose la solution qui consiste à faire de l'Âme « ce qui
réfléchit » (lignes 29-37).
13. La question de la division et de la divisibilité vient du Timée, 35a
(« entre l'être indivisible et qui reste toujours le même et l'être divisible qui
devient dans les corps, il forma par un mélange des deux premiers une
troisième sorte d'être », trad. L. Brisson). L'ensemble du traité 4 (IV, 2) se
mesurait déjà à cette difficulté.
14. Le traité 6 (IV, 8) a souligné le caractère « amphibie » de l'âme
(chapitre 4, 32), à la fois divisée selon les corps qu'elle anime, et indivise
dans l'Intellect dont elle fait partie. Voir également traité 4 (IV, 2), 1, 33 et
note 11, p. 181 du premier volume.
15. Cette comparaison apparaît déjà dans le traité 8 (IV, 9), Si toutes les
âmes n'en sont qu'une, au chapitre 5, 16-26, ou Plotin constate ainsi : « Et
peut-être est-ce de cette manière qu'il faut parler du tout et de la partie ? Là-
bas, toutes les parties sont pour ainsi dire en acte en même temps. Chaque
partie de la science que tu souhaites employer est donc entièrement
disponible. Et ce qui est disponible dans cette partie donne pour ainsi dire le
pouvoir de s'approcher du tout. Il ne faut pas penser qu'un théorème puisse
être isolé des autres. » Voir également le traité 27 (IV, 3), Sur les difficultés
relatives à l'âme, chapitre 2, 50-54. Les fondements et les conséquences
d'une théorie scientifique s'impliquent mutuellement.
16. Le verbe skedánnusthai, disperser, éparpiller, désigne proprement le
mode d'être du sensible. En effet, le sublunaire n'a qu'une unité temporaire et
relative à l'action informante de l'âme, mais, par lui-même et en tant qu'il a
rapport à la matière dont il a été question dans le traité 12 (II, 4), le corps a
une tendance à l'éparpillement. Ses parties ne sont pas intrinsèquement
inséparables du tout qu'il forme un certain temps. Le traité 4 (IV, 2), Sur la
réalité de l'âme I, a présenté précisément cette dimension propre au mode
d'être corporel : « Nous disons qu'il y a des choses qui sont primitivement
divisibles et qui, du fait de leur nature, sont susceptibles d'être éparpillées
(skedastá). Ce sont celles dont aucune partie n'est identique ni à une autre
partie ni à l'ensemble, et dont la partie doit être plus petite que le tout, c'est-
à-dire à l'ensemble » (chapitre 1, 11-14, p. 175) ; voir également le début du
traité 2 (IV, 7), 1, 2.
17. Cette « préparation » (paraskeuázein) est d'abord éthique, avant même le
travail philosophique. La pratique de la vertu prédispose l'âme à retrouver sa
nature intelligible. Cette « considération » reprend donc les leçons du traité 1
(I, 6) où Plotin a fortement souligné la nécessité d'une propédeutique par
laquelle l'homme se prépare à retrouver le divin qui est en lui (voir le
chapitre 9, 13 : « Ne cesse de sculpter ta propre statue »). Le traité 37 (VI, 7)
y insistera encore : « Que l'âme ait la bonne fortune qu'il [l'Un] vienne vers
elle, ou plutôt qu'en étant présent il se manifeste à elle, quand elle s'est
détournée des choses présentes et lorsqu'elle s'est préparée en se faisant très
belle et en réalisant le plus possible l'imitation (du divin), préparation et
arrangement bien connus de ceux qui s'y préparent, alors elle le voit soudain
apparaître en elle » (chapitre 34, 8-13).
18. Ce « toucher » des premiers principes est déjà évoqué dans le traité 10
(V, 1), 11, 13-14.
19. Comme l'avaient déjà expliqué les précédents traités, l'âme qui n'est pas
un corps n'est pas située localement. Elle se donne tout entière à tous les
corps (voir, entre autres, 6 (IV, 8), 4 et 8 (IV, 9), 1). Ce sont ces derniers qui
« localisent » pour ainsi dire l'activité psychique, en participant partiellement
et localement à l'âme. Plotin y revient encore, en des termes presque
identiques, dans le traité 22 (VI, 4), 16.
20. Il semble bien que le démiurge du Timée mette l'âme du monde dans le
corps du monde : « Puis au centre de ce corps il a placé une âme, il l'a
étendue à travers le corps tout entier et même au-delà et il l'en a enveloppé »
(34b, trad. L. Brisson). Il semble en revanche que le mouvement contraire
soit décrit en Timée, 36d-e, à propos de l'âme de l'univers, dont il est bien
question ici pour Plotin : « Une fois l'âme entièrement constituée
conformément à l'idée de celui qui la constitua, ce dernier passa à
l'assemblage de tout ce qu'il y a de matériel à l'intérieur de cette âme et,
faisant coïncider le milieu de celui-ci avec le milieu de celle-là, il les ajusta.
Alors, l'âme, étendue depuis le milieu jusqu'à la périphérie du ciel qu'elle
enveloppait circulairement de l'extérieur, commença, à la façon d'une
divinité, en tournant en cercle sur elle-même, une vie inextinguible et
raisonnable pour toute la durée des temps. »
21. La majuscule indique qu'il s'agit de l'Âme « hypostase », d'où toutes les
âmes proviennent et avec laquelle toutes ne font qu'une, comme l'a expliqué
le traité 8 (IV, 9), 1 et 4. Il pourrait certes aussi s'agir de l'âme du monde,
dont sont issues les âmes des vivants individuels. C'est simplement la
précision qui va suivre, parce qu'elle paraît faire un sort particulier à l'âme
universelle qui ne quitte pas, à la différence des autres, son séjour
intelligible, qui plaide en faveur de la première possibilité.
22. La distinction est une précision : « au plus proche » de l'âme du monde,
se trouve la voûte de la sphère céleste, puis le reste du monde qu'elle
entraîne. Plotin distingue ainsi entre les réalités supralunaires ou
suprasolaires, et les réalités sublunaires. L'âme du monde reste « là-haut »,
c'est-à-dire dans l'intelligible, qu'elle ne quitte que partiellement, puisque ce
n'est que l'une de ses puissances qui descend pour informer le monde (sa
puissance végétative, que Plotin nomme « nature »).
23. Cette image que l'âme produit en l'espèce d'un « non-être » est la
matière. C'est du moins ce que l'on peut conjecturer des rapprochements
avec le traité 12 (II, 4), et qui plaide ainsi, dans un débat qui oppose encore
les interprètes, en faveur de l'hypothèse selon laquelle la matière est bien
engendrée par l'âme. Comme les Notices et les notes aux traités 12 puis 15
(III, 4) l'expliquent plus amplement dans ce volume, la génération de la
matière par l'âme est bien une thèse de Plotin. D. O'Brien, commentant ce
chapitre 3 du traité 13, en reconstitue l'argument et donne tous les
rapprochements textuels pertinents, dans « La matière chez Plotin : son
origine, sa nature », plus particulièrement p. 66-70. Voir encore les
remarques semblables du traité 11 (V, 2), 1, 18-21.
24. L'âme est une nature « intermédiaire », qui se tient dans l'intervalle qui
sépare l'intelligible, où elle demeure, du sensible, où elle s'avance
partiellement. Son avancée dans le sensible, qui peut être excessive et qui
l'engage vers le non-être, a été décrite de différentes manières dans les traités
6 (IV, 8), 10 (V, 1) et 12 (II, 4).
25. Cette remarque ne porte pas directement sur la question de la
« procession » hors de l'Un, telle que le traité 37 (VI, 7) pourra la
développer, mais reprend le ton du traité 9 (VI, 9) où l'on a vu Plotin suivre
le Parménide, 138b-139b. Le discours sur l'Un doit dépasser le cadre des
catégories de l'Intellect qui pense le sensible selon le lieu, le temps, la
qualité, etc. La compréhension du premier principe relève d'une « présence
supérieure à la science » (9 (VI, 9), 4, 3). Ici, le dépassement de la rationalité
ordinaire s'opère par l'opposition du partout (pantakhoû) et du nulle part
(oudamoû). Le rapprochement textuel le plus suggestif qui puisse être fait
avec ce chapitre 4 est celui qui le rapporte aux traités 22-23 (VI, 4-5).
26. L'affirmation que l'Un est « partout » limite ce que l'on appelle la
théologie négative de Plotin : il y a en quelque sorte une immanence de l'Un
à ses produits. Le traité 30 (III, 8) dira : « Il y a quelque chose de lui en
nous ; ou plutôt, il n'y a pas de lieu où il ne soit présent pour les êtres qui
peuvent participer de lui. Et, du fait qu'il est partout (pantakhoû), il n'est pas
de lieu où nous ne puissions avoir quelque chose de lui. Il est comme une
voix qui remplit un désert » (chapitre 9, 23-26). Cette présence est celle
d'une influence et non une immanence pure et simple, puisque, autarcique, il
est au-delà de l'être ; aussi est-il également « nulle part ».
27. Ce « remplissement » par l'Un ne signifie pas que l'Un donne un contenu
à toutes les réalités ; cette tâche revient à l'Intellect qui, en se pensant lui-
même, se détermine en Formes, auxquelles les sensibles participent. Si l'Un
remplit, c'est au sens où il donne unité et limite aux intelligibles comme aux
sensibles. Il y a donc une seconde façon de remplir qui incombe au second
principe ; le traité 2 (IV, 7), parlant de l'activité de l'Intellect qui reste en lui-
même, peut dire qu'« elle remplit toutes choses de beauté et les met en
ordre » (chapitre 13, 17-18).
28. On trouve déjà cette comparaison dans le traité 5 (V, 9), 4, 11-12, et
Plotin la reprend notamment en 10 (V, 1), 3, 23, et en 25 (II, 5), 3, 14.
L'argument en est le suivant : l'âme reçoit sa forme comme la réalité qui lui
est propre de l'Intellect, et elle devient ce qu'elle est en se retournant vers ce
dont elle procède. C'est du reste ainsi, en se retournant vers le principe dont
elle est issue, qu'une réalité quelconque se détermine : avant ce retour, cette
« conversion », la réalité est indéterminée, elle est une matière dépourvue de
forme. Cet axiome vaut de la sorte aussi bien pour l'Intellect, qui est
indéterminé avant que de s'être retourné vers l'Un dont il est issu. Voir 7 (V,
4), 2, puis, dans ce même volume, 10 (V, 1), 7 et 12 (II, 4), 3.
29. L'adjectif « tranquille » (hḗsukhos) correspond à un trait propre de la
seconde hypostase, c'est en quelque sorte un terme technique du vocabulaire
de Plotin : est tranquille ce qui demeure en soi éternellement identique à soi,
par opposition au monde sensible où règnent aussi la guerre, le désordre et le
changement (voir traité 47 (III, 2), 2, 4-5). Cette détermination peut même
valoir pour l'Un, comme on le voit au traité 10 (V, 1), 6, 13 : « Il reste
tranquille au-delà de tout. »
30. « Cette vie-ci » et « cette réalité-ci » désignent la vie et la réalité
sensibles par opposition à leur modèle intelligible.
31. Isolée, cette affirmation peut surprendre. Le verbe « voir » (horân ou
ideîn comme ici) appliqué aux réalités incorporelles indique le rapport à un
contenu intelligible, ou parfois à l'Un lui-même. L'activité incorporelle est
relation aux Formes (vues) et, d'une certaine façon, à l'Un. Le traité 10 y a
insisté, la pensée est vision (hḗ nóḗsis hórasis, chapitre 5, 14).
32. La question de l'identité humaine, la réponse à l'interrogation « qui
sommes-nous vraiment ? » est récurrente dans les traités de Plotin. Voir
J. Laurent, L'Homme et le monde selon Plotin, chapitre IV, « L'homme
intérieur ». Nous sommes véritablement, non pas un corps individuel, ni
même une âme raisonnant, mais un « intelligible » qui se pense lui-même,
au même titre que les autres intelligibles qui sont autant de nóes, d'intellects,
comme dit le texte. La convertibilité des noētá en nóes est l'une des thèses
décisives de la pensée plotinienne. Voir, supra, note 8.
33. La notion d'image (eikṓn) n'est pas forcément négative dans la tradition
platonicienne (la mauvaise image sera nommée phántasma), l'eikṓn suppose
un modèle, auquel il peut donner accès, quand bien même l'accès au modèle
suppose le dépassement de l'image. Les réalités sensibles qui ont procédé de
l'intelligible en sont ainsi des images nécessaires, comme l'a expliqué le
traité 10 (V, 1), 6, 33-34. Et de la même manière, la pensée discursive de
l'homme est une image de la pensée intuitive propre à l'intellect divin.
34. Cette proposition qui prend la forme abrupte d'un rappel coïncide avec la
description plus développée de la manière dont l'Intellect est comme un
cercle au centre duquel se trouve l'Un, alors que l'Âme à son tour embrasse
circulairement l'Intellect, selon l'image qu'on trouve en 9 (VI, 9), 8, puis en
28 (IV, 4), 16, 23-31.
35. La succession des deux premières réalités est décrite en des termes qui
font allusion à la Lettre II que les lecteurs anciens attribuaient à Platon, et
dont Plotin fait un usage doctrinal abondant, citant le plus souvent 312e ; le
traité 10 (V, 1), 8, 1-10 en propose une explication de texte ; voir, supra, la
note 133, p. 199.
36. L'intellection (nóēsis) n'est en effet que l'acte de ce qui procède de l'Un
et le contemple, l'Intellect. Voir sur cette question les ambiguïtés du
chapitre 2 du traité 7 (V, 4), et plus particulièrement, supra, la note 32, p. 30.
37. « Penser » rend de nouveau le verbe noeîn (l'action d'« intelliger »).
L'argument de la faillibilité de l'Intellect, du fait de sa dualité, est celui qu'on
trouve plus haut dans le chapitre 1 ; il reçoit l'un de ses développements les
plus aboutis en 10 (V, 1), 5-7.
38. L'argument des quatre phrases de ce chapitre renoue de façon
surprenante avec celui du second chapitre du traité 7 (V, 4), dont les lignes
27-40 évoquent la théorie des deux actes, en donnent le même exemple du
feu, et rappellent que tous les actes, c'est-à-dire toutes les réalités (puisque
une réalité, ousía, est définie par son acte, enérgeia), procèdent d'une
puissance première et illimitée.
39. L'exemple du feu est courant dans les traités (voir, dans le premier
volume, la note 34 p. 86 de J. Laurent). Ici, il sert le même argument qu'en 7
(V, 4), 2, 30-32.
40. Comme l'avait expliqué le Phédon platonicien, en 78c, une réalité
simple, parce qu'elle ne peut être dissoute, est par définition incorruptible.
41. On retrouve l'argument du chapitre 7, qui est aussi et surtout celui auquel
le traité 9 (VI, 9) a consacré plusieurs démonstrations, avant tout dans les
chapitres 2 et 9. L'Un est, si l'on peut dire, infiniment suffisant : tout procède
de lui qui n'a ni besoin ni désir, quand toutes choses, en revanche, ne se
déterminent que par rapport à lui et toutes ont besoin et désir de lui (dans le
traité 9, voir plus particulièrement la démonstration du chapitre 6 et les notes
de F. Fronterotta).
42. Plotin rappelle le principe désormais amplement exposé que l'intellection
est précisément le regard vers l'Un. La réalité de l'Intellect n'est rien d'autre
que ce regard porté sur l'Un par ce qui en est issu. Voir notamment les
explications de 7 (V, 4) et de 10 (V, 1), 6-7. Ici, répondant à la question du
disciple, le maître rappelle aussi bien qu'une solution de type aristotélicien,
qui consisterait à dire que la forme la plus élevée de la pensée est celle de
l'intellect se possédant et se pensant lui-même, doit être écartée.
43. « Lui » (ekeîno) désigne le premier principe, l'Un, qui n'est donc l'agent
d'aucun acte, mais qui est l'objet et donc la condition de cet acte en quoi
consiste l'Intellect. C'est la raison pour laquelle le traité 7 (V, 4) avait pu dire
de l'Intellect qu'il était l'acte second de l'Un. Ce que Plotin explique en ces
termes, c'est qu'il ne faut pas déduire de la primauté de l'Intellect selon l'acte
la primauté principielle ou réelle de l'Intellect. Ce dernier est bien défini par
son activité intellective, mais celle-ci suppose un objet qui lui est antérieur et
supérieur, l'Un.
44. « Conscience » rend le substantif parakoloúthēsis (ici, l'on trouve sa
forme verbale). Le terme est associé par Plotin à la perception de soi
(sunaísthēsis) dont le traité 7 (V, 4), 2 avait affirmé qu'on pouvait, dans une
certaine mesure, la reconnaître à l'Un (voir, supra, la note 35, p. 31 ; et voir
la remarque de 27 (IV, 3), 26, 44, qui associe la conscience de soi et la
perception de soi). Toujours est-il que cette conscience de soi est le propre
de toute pensée véritable ; c'est ce que soulignera par exemple le traité 33
(II, 9), 1, 43, à propos de l'Intellect. Cette objection du disciple (qui
s'exprime à la manière aristotélicienne), comme c'était le cas de sa
précédente question, manifeste de nouveau de l'étonnement devant
l'hypothèse qu'il faille priver le premier principe de ce que l'on reconnaît
traditionnellement à l'Intellect : le fait qu'il se pense lui-même, d'abord, puis
ici, qu'il ait conscience de lui-même. Et le maître répond de nouveau de
nouveau : ce sont certes là les caractéristiques de l'intellection, mais pas de
son objet, qui est l'Un. Sur la parakoloúthēsis, voir R. Violette, « Les formes
de la conscience chez Plotin ».
45. L'argument est celui que développera plus amplement le traité 24 (V, 6),
lui qui porte, comme son titre l'indique, Sur le fait que l'au-delà de l'Être ne
pense pas ; qui est le pensant de premier rang et qui celui de second rang
(voir plus particulièrement le chapitre 2).
46. Le thème sera repris dans le traité 38 (VI, 7), notamment au chapitre 39.
47. C'est ce que démontrent les traités 9 (VI, 9), 9 et 10 (V, 1), 7. Sans être,
sans être lui-même pensée ou vie, l'Un est source d'être, de pensée et de vie.
TRAITÉ 14 (II 2)

Sur le mouvement circulaire

Présentation et traduction
par
Richard DUFOUR
NOTICE

Dans le présent traité, qui expose avec minutie les raisons pour lesquelles
le ciel se meut en cercle autour du centre de l'univers, Plotin complète les
remarques qu'il avait déjà consacrées à cette question dans le traité 10 (V,
1), Sur les trois hypostases qui ont rang de principes (chap. 2), dans lequel
il affirmait que l'âme qui s'introduit dans le corps de l'univers donne vie à ce
corps et lui procure un mouvement sans fin. Quelle que soit l'étendue du
monde sensible, qui est constitué de parties éloignées les unes des autres,
l'âme appartient tout entière à chaque chose et anime la totalité de l'univers ;
elle est partout et guide le ciel avec sagesse. À cet égard, la thèse que
défend Plotin est donc aussi simple qu'explicite : c'est l'âme qui fait tourner
le monde et le ciel.
Plotin s'inspire ici de Platon, plus précisément du livre X des Lois et de
plusieurs passages du Timée. Dans les Lois, la translation circulaire du ciel
est dite être de même nature que les mouvements et les raisonnements de
l'intellect : le ciel et l'intellect étant mus en cercle autour de leur centre, et
l'intellect ne pouvant appartenir qu'à une âme, le ciel est donc mû
circulairement par l'âme la plus excellente (X, 897c-898c). Dans le Timée,
Platon donne à l'univers la forme d'une sphère dont la Terre est le centre ;
les planètes tournent autour de la Terre et se répartissent suivant une
succession de sphères concentriques, alors que la sphère ultime contient les
étoiles fixes, c'est-à-dire celles qui gardent toujours le même rapport de
position les unes envers les autres et dessinent ainsi les constellations. Cet
univers, qui est un vivant, se compose selon Platon d'un corps formé des
quatre éléments, et d'une âme constituée de deux cercles, celui du Même et
celui de l'Autre (36b-c, e). Cette âme du monde a pour principale fonction
d'expliquer les mouvements du ciel : les étoiles fixes sont mues par le cercle
du Même, alors que chaque planète errante suit l'une des sept révolutions du
cercle de l'Autre (36c-d, 38c-d, 40a-b). De la sorte, puisque l'âme du monde
est formée de révolutions circulaires, les astres, comme l'ensemble du
monde auquel cette âme est enlacée, se meuvent aussi en cercle (34b, 36e).
Telle est l'explication du mouvement du ciel qui est ici reprise par Plotin.
Loin s'en faut pourtant que ce dernier s'en tienne strictement aux paroles du
Timée et des Lois. Les objections qu'Aristote avait adressées à la
cosmologie platonicienne dans son traité De l'âme ne sont pas passées
inaperçues, mais ont provoqué la réflexion des platoniciens, puisque Plotin
tente à présent d'en conjurer les effets. C'est qu'Aristote reproche
notamment au Timée d'avoir doté l'âme d'un mouvement circulaire (I 3,
406b26-407b26), tirant profit du fait que Platon n'avait guère justifié
l'origine d'un tel mouvement.
Au motif de défendre la position platonicienne, Plotin justifie la présence
d'un mouvement circulaire dans l'âme. Sa solution repose sur la hiérarchie
des trois principes intelligibles que sont l'Un, l'Intellect et l'Âme.
Imaginons, dit Plotin, que l'Un soit le centre d'une série de cercles
concentriques dont le premier cercle est l'Intellect, qui vient immédiatement
après l'Un, et dont le second cercle est l'Âme, qui vient juste après
l'Intellect : l'Intellect et l'Âme désirent s'unir à l'Un, mais ils demeurent à sa
périphérie et ne le rejoignent jamais, ce qui provoque en eux un mouvement
circulaire. C'est donc le désir que possèdent toutes choses de se fondre dans
l'Un qui les fait se mouvoir en cercle.
Cette métaphore sur le centre intelligible et sur les cercles de l'Intellect et
de l'Âme est l'une des pièces maîtresses du traité. Plotin défend avec
vigueur l'idée selon laquelle l'âme du monde, tout comme le corps de
l'univers, possède un centre, car elle se développe autour de l'Un et gravite
autour de lui. Or, dans le cas de l'univers, le mouvement de son corps
correspond à celui de son âme. Si donc l'âme du monde possède un centre et
tourne autour de lui, le monde sensible fera de même et effectuera un
mouvement de rotation autour de son propre centre. Et quand bien même le
mouvement de l'âme n'est pas local, précise Plotin, il ne faut pas s'étonner
que l'âme puisse mouvoir le corps dans le lieu, car il n'y a qu'à regarder nos
corps qui, sous l'influence de notre âme qui perçoit un bien ou se réjouit, se
mettent en branle dans le lieu. De sorte que le mouvement purement
psychique de l'âme du monde produit un mouvement local dans le corps de
l'univers. Plotin résout ainsi deux difficultés que posait le Timée et
qu'Aristote exploita dans son traité De l'âme, à savoir pourquoi l'âme du
monde possède-t-elle un mouvement circulaire et comment peut-elle agir
sur le corps de l'univers ?
Il est par ailleurs intéressant de noter l'importance que Plotin accorde,
dans ce traité, à la similitude existant entre le microcosme et le
macrocosme, entre nos âmes et celle du monde. Tout d'abord, comme nous
venons de le voir, l'action motrice de l'âme du monde sur le corps de
l'univers reçoit sa justification de l'observation de ce qui se passe en nous :
même si elle ne se meut pas localement, notre âme imprime à notre corps
des mouvements dans le lieu. Ensuite, si l'âme du monde possède un
mouvement circulaire, il en va nécessairement ainsi pour toutes les âmes,
même les nôtres. Ce fait nous échappe parce que nos corps n'adoptent pas
aisément un mouvement circulaire, étant donné que nos tendances nous
poussent dans d'autres directions et que nos corps sont composés d'éléments
qui se meuvent naturellement en ligne droite.
En ce qui concerne le corps du ciel, qui est purement igné, Plotin ne voit
aucun inconvénient à ce qu'il se meuve en cercle. Trois hypothèses sont
mises en avant : soit le feu part d'ici-bas et s'élève jusqu'au ciel, où il
s'immobilise avant d'adopter de lui-même un mouvement circulaire ; soit le
feu part d'ici-bas et avance en ligne droite jusqu'à ce qu'il rencontre la limite
extrême de l'univers et se recourbe le long de la sphère des étoiles fixes ;
soit le feu est mû par l'âme d'un mouvement circulaire. Les deux premières
hypothèses seront rejetées au profit de la troisième, celle qui soutient que
l'âme du monde fait tourner le ciel autour du centre de l'univers. Telle sera
également la solution que proposera le traité 40 (II, 1), Sur le ciel, dans
lequel Plotin explique que le feu monte jusqu'au ciel, où il s'arrête, et qu'il
est ensuite pris en charge par l'âme du monde, qui le fait tourner (40 (II, 1),
3, 13-20). Il faudra consulter la Notice du traité 40 afin de constater les
points de doctrine communs entre le traité Sur le mouvement circulaire et
celui Sur le ciel, mais surtout afin de mesurer tout ce qui les distingue.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : Solution générale.


1-2. Le mouvement du ciel imite celui de l'Intellect.
2-19. Le mouvement du ciel résulte du mouvement de l'âme et de celui
du corps.

Le mouvement du corps.
19-20. Si le corps se meut en cercle, comment rendre compte du
mouvement du feu qui se meut naturellement en ligne droite.
20-27. Ou bien le feu se met à tourner après s'être immobilisé dans le
ciel.
27-37. Ou bien le feu se recourbe en longeant la sphère ultime de
l'univers.

L'action de l'âme du monde sur le ciel.


37-39. L'âme n'éprouve aucune fatigue à mouvoir le feu céleste.
39-44. L'âme est omniprésente, se meut partout et permet au ciel d'être
partout.
44-51. L'âme se meut toujours circulairement et entraîne toujours le ciel
avec elle.

Chapitre 2 : Le mouvement des autres corps.


1-3. Les autres choses sont des parties de l'univers et reçoivent de lui
leurs mouvements.
3-5. L'homme n'est pas seulement une partie de l'univers, mais il existe
en lui-même.

Le centre de l'âme et le centre du corps.


5-11. L'âme possède un centre intelligible et le corps possède un centre
local.
11-12. Puisque l'âme tourne autour de son propre centre, le corps fait de
même.
12-15. L'âme tourne autour de dieu.

Toutes les âmes effectuent un mouvement de rotation.


15-16. Chaque âme tourne autour de dieu.
16-22. Nos corps n'adoptent pas le même mouvement que notre âme.
22-27. Le mouvement de l'âme autour de son propre centre est attesté par
Platon.

Chapitre 3 : Nouvelle formulation de la solution.


1-15. L'âme sensitive se tient dans les sphères et fait tourner la sphère
entière.
15-20. L'âme céleste se meut partout en cherchant le bien et meut le
corps du ciel.
20-22. L'Intellect se mouvant autour du Bien, l'univers se meut aussi en
cercle.
Sur le mouvement circulaire 1

1. – Pourquoi le ciel se meut-il en cercle 2 ?


– Parce qu'il imite l'Intellect 3.
– Et à quoi appartient le mouvement, à l'âme ou au corps ? Comment
donc peut-on dire que l'âme est dans le mouvement et qu'elle se porte vers
lui ? Cherche-t-elle à y aller ? Est-elle dans le mouvement, mais en n'y étant
pas de manière continue ? Lorsqu'elle se déplace, l'âme meut-elle le corps ?
Mais [5] si l'âme meut le corps, il faut que le corps ne se déplace plus, mais
qu'il se soit déplacé, c'est-à-dire que l'âme produise plutôt le repos et non
pas un mouvement circulaire perpétuel : soit elle est immobile, soit elle se
meut, mais ce n'est sûrement pas localement. Comment pourrait-elle donc
mouvoir le corps localement, si elle se meut d'une autre manière 4 ?
– Peut-être que son mouvement circulaire n'est pas un mouvement local,
mais si jamais il le devient, c'est par accident 5.
– De quelle nature est donc ce mouvement ?
– [10] De nature consciente, intellective et vivante 6. Il est dirigé vers lui-
même et non pas vers l'extérieur ni vers un autre endroit, c'est-à-dire qu'il
doit envelopper toutes choses. La partie principale du vivant est en effet
enveloppante et produit l'unité 7. Or, s'il reste immobile, le ciel
n'enveloppera pas toutes choses à la manière d'un vivant et, comme il a un
corps, il ne préservera pas les choses qui sont contenues en lui, car le
mouvement est la vie du corps 8. Si donc le mouvement de l'âme est aussi
[15] local, l'âme se mouvra comme cela lui est possible, c'est-à-dire non pas
comme une âme seulement, mais comme un corps animé et comme un
vivant 9. De la sorte, le mouvement du ciel sera un mélange du mouvement
du corps et du mouvement de l'âme, du mouvement du corps qui se déplace
par nature en ligne droite et du mouvement de l'âme qui le contient : il
provient des deux, de ce qui se meut et de ce qui reste immobile 10.
– Mais si l'on dit que le mouvement du corps est en cercle, [20] comment
sera-t-il le mouvement de tout ce qui se déplace en ligne droite et en
particulier du feu 11 ?
– Ou bien le feu se déplace en ligne droite jusqu'à ce qu'il arrive au lieu
qui lui est assigné. Comme il a en effet une place assignée, il semble qu'il
s'y arrête aussi naturellement et se meuve vers l'endroit qui lui est assigné 12.
– Pourquoi alors ne reste-t-il pas immobile une fois qu'il y est arrivé ?
Est-ce parce que la nature du feu réside dans le mouvement 13 ? Si donc il ne
se meut pas en cercle, il se dispersera 14 en suivant [25] une ligne droite. Il
doit alors se mouvoir en cercle, mais cela est le fait d'une providence.
– Eh bien, quelque chose en lui relève de la providence, de telle sorte que
s'il arrive là-bas, le feu se meut en cercle de lui-même 15. Soit encore 16, s'il
poursuit en ligne droite jusqu'à ne plus avoir de lieu où aller, le feu se
recourbe, comme s'il s'y glissait 17, dans les lieux où cela lui est possible.
C'est que le feu n'a pas de lieu après lui-même, car le lieu qu'il occupe est le
dernier 18. Le feu court 19 donc [30] dans le lieu qu'il occupe et il est lui-
même son propre lieu, non pas afin de rester immobile lorsqu'il y est arrivé,
mais afin de se déplacer. En outre, dans un cercle, le centre reste
naturellement immobile, alors que la circonférence extérieure, si elle reste
immobile, devient un centre immense 20. Elle sera donc plutôt portée à se
mouvoir autour du centre, comme le fait un corps qui vit et se comporte
aussi suivant sa nature 21. Ainsi, [35] le feu s'inclinera bien vers le centre
sans coïncider avec lui, car cela détruirait le cercle. Mais puisque cela n'est
pas possible, il tournoie autour de lui de cette manière. C'est seulement
ainsi, en effet, qu'il satisfera son désir. Et si l'âme imprime au feu un
mouvement circulaire, elle n'en éprouve aucune fatigue, car elle ne le traîne
pas ni n'agit contre-nature 22. La nature est en effet ce qui est ordonné par
l'âme du monde 23. De plus, [40] puisque l'âme est partout entière, que l'âme
de l'univers n'est pas divisée en parties, elle permet aussi au ciel, autant
qu'elle le peut, d'être partout 24. Or, elle le peut parce qu'elle parcourt et
traverse toutes choses. En effet, si l'âme, s'étant immobilisée, se trouvait en
quelque endroit, le feu s'immobiliserait une fois qu'il serait arrivé là. Mais
en réalité, puisque l'âme est universelle, le feu la poursuit partout 25.
– Quoi donc ? [45] Jamais il ne l'atteindra ?
– Au contraire, il l'atteint toujours. Mais c'est plutôt l'âme qui, parce
qu'elle entraîne toujours le feu vers elle, en l'entraînant ainsi sans fin, le
meut toujours. Et puisqu'elle ne le meut pas en un autre lieu, mais qu'elle le
meut vers elle-même dans le même lieu, ne conduisant pas le feu en ligne
droite mais en cercle, l'âme permet au feu, là où il sera arrivé, de la
posséder en cet endroit. Or, si l'âme restait immobile comme si elle se
trouvait uniquement là où une chose particulière reste immobile, [50] le ciel
s'arrêterait. Par conséquent, si l'âme ne se trouve pas seulement en un
endroit précis, le feu sera transporté partout et non pas vers l'extérieur. Il se
meut donc en cercle.
2. – Et comment donc se meuvent les autres choses ?
– Chacune n'est pas un tout, mais une partie qui est contenue par une
partie du lieu. Or, le ciel est un tout et, en un sens, c'est le lieu et rien
n'empêche de le dire, car il est lui-même l'univers 26.
– Et comment se meuvent donc les hommes ?
– En tant qu'ils viennent de l'univers, ils sont une partie, mais en tant
qu'ils existent [5] en eux-mêmes, ils sont en eux-mêmes un tout 27.
– Si donc, partout où il se trouve, le feu possède l'âme, pourquoi doit-il
tourner ?
– Parce que l'âme n'est pas seulement à un endroit 28. Et si la puissance de
l'âme se déploie autour d'un centre, pour cette raison aussi le feu aura un
mouvement circulaire 29. Mais il ne faut pas concevoir de la même façon le
centre du corps et celui de l'âme : le centre à partir duquel vient cette
dernière se trouve là-bas 30, alors que le centre du corps est local. [10] Il doit
alors y avoir une analogie entre leurs centres : comme il y en a un là-bas, de
même il doit exister ici aussi un centre qui soit seulement le centre du corps
et de la sphère. En effet, tout comme l'âme tourne autour de son centre, il en
va de même aussi pour le corps 31. Si donc il existe un centre de l'âme, l'âme
circule autour de dieu, l'enveloppe de son amour et se tient autant que
possible autour de lui, car toutes choses sont suspendues à lui 32. Par
conséquent, puisqu'elle [15] ne peut aller jusqu'à lui, elle tourne autour de
lui.
– Comment se fait-il alors que toutes les âmes n'agissent pas ainsi ?
– Chacune, là où elle est, agit ainsi.
– Pourquoi alors nos corps n'agissent-ils pas ainsi également ?
– Parce que ce qui se meut en ligne droite est attaché à nos corps, que nos
tendances 33 nous portent dans des directions variées et que ce qui en nous
est de forme sphérique n'est pas facile à mouvoir en cercle, car il appartient
à la région terrestre 34. Là-haut, en revanche, le feu suit la cadence, étant
léger et facile à mouvoir. Pourquoi [20] en effet s'arrêterait-il, si l'âme se
meut d'un mouvement quelconque ? Mais peut-être également, en ce qui
nous concerne, que le souffle entourant l'âme produit cet arrêt 35. En effet, si
le dieu est en toutes choses, il faut que l'âme qui veut s'unir à lui tourne
autour de lui, car il n'est nulle part. Et Platon aussi accorde aux astres non
seulement le [25] mouvement circulaire qui obéit à celui de la sphère de
l'univers, mais il donne encore à chacun un mouvement autour de son
propre centre 36. Chaque astre, où qu'il se trouve, se réjouit en effet
d'entourer le dieu non pas à la suite d'un raisonnement, mais de nécessités
naturelles 37.

3. Mais on peut encore l'expliquer ainsi : il existe d'abord une puissance


de l'âme, la dernière, qui part de la Terre et est entrelacée 38 à l'ensemble du
monde, et ensuite une autre dont la nature est d'avoir des sensations et
d'admettre l'opinion 39. Cette puissance se tient elle-même là-haut dans les
sphères, [5] tout en se déplaçant au-dessus de la précédente et en lui
donnant une puissance qui vient d'elle-même afin de la rendre plus vivante.
L'âme inférieure est donc mue par l'âme supérieure qui l'enveloppe
circulairement et qui s'établit sur tout ce qui, de l'âme inférieure, a pu
monter vers les sphères 40. Ainsi, puisqu'elle enveloppe circulairement l'âme
inférieure, l'âme supérieure se met à tourner sur elle-même en s'inclinant
vers le centre, et la rotation [10] de l'âme supérieure entraîne circulairement
le corps auquel elle a été entrelacée 41. En effet, quand une partie
individuelle est mue de quelque manière que ce soit dans une sphère, si
cette partie seule se meut, elle ébranle ce en quoi elle se trouve et un
mouvement se produit dans la sphère 42. Et c'est la même chose pour nos
corps : l'âme est mue d'une certaine manière, comme dans les joies et dans
la représentation d'un bien, [15] mais le mouvement du corps se produit
aussi localement 43. Donc là-bas, parce qu'elle atteint le Bien et qu'elle le
perçoit mieux, l'âme se meut vers lui et ébranle localement le corps,
conformément à la nature de là-bas. Et la puissance sensitive vient à son
tour de là-haut et, quand elle saisit le Bien et quand elle a ses plaisirs
propres, elle se déplace partout, car elle poursuit le Bien, qui est partout 44.
[20] Et l'Intellect se meut de la manière suivante : il reste immobile et il se
meut 45, car il tourne sur lui-même. L'univers se meut donc lui aussi en
cercle et reste en même temps immobile 46.
NOTES DU TRAITÉ 14

1. C'est le titre présenté par Porphyre dans sa Vie de Plotin (4, 49 ; 24, 42).
La tradition manuscrite des Ennéades utilise Sur le mouvement du ciel. Les
deux appellations sont justifiées et même complémentaires, car le titre le
plus exact serait Sur le mouvement circulaire du ciel.
2. Le sujet de la phrase n'est pas exprimé dans le texte grec. Il faut attendre
la ligne 41 pour voir apparaître pour la première fois le mot « ciel ». Dès la
ligne 20, toutefois, quand le mouvement du feu entre en ligne de compte, il
semble évident que le traité s'intéresse au mouvement circulaire des corps
célestes.
3. Nous retrouvons la même affirmation en 47 (III, 2), 3, 28-32 : parce qu'il
imite l'Intellect, le ciel présente un mouvement circulaire autour du même
centre. Ces passages s'inspirent de Platon, qui affirme dans les Lois que la
translation du ciel est de même nature que le mouvement et les
raisonnements de l'Intellect (X, 897c-898b). Le Timée affirme lui aussi que
le mouvement de rotation de l'univers autour de son propre centre
s'apparente au mouvement de l'Intellect et de la pensée (34a).
4. C'est Aristote qui prétend que l'âme est immobile (De l'âme, I, 4, 408a28-
35, b30-32). Plotin, d'accord sur ce point avec Platon, croit pour sa part à
l'existence d'un mouvement de l'âme. Mais il concède au Stagirite que le
mouvement de l'âme ne se produit pas dans le lieu (I, 3, 406a13-22) et que,
selon cette théorie, le mouvement de l'âme devrait logiquement être similaire
à celui du corps (I, 3, 406a30-35, b16-17). Il n'en reste pas moins que Plotin
ne voit aucune difficulté à ce que l'âme, même si elle est étrangère au lieu,
transporte le corps dans un lieu (voir chapitre 3, 12-15).
5. Telle est la position d'Aristote, qui prétend que l'âme n'a un mouvement
local que par accident (De l'âme, I, 4, 408b30-32). Suivant cette hypothèse,
l'âme est dans la même situation qu'un pilote qui se meut parce que son
navire est en mouvement (I, 3, 406a4-8). Plotin critique cette métaphore en
27 (IV, 3), 21, 6-21.
6. Il faut donner à l'âme un mouvement qui constitue sa vie propre et qui soit
différent de celui du corps. La vie propre de l'âme est de faire acte
d'intellection en pensant les êtres intelligibles (53 (I, 1), 13, 4-6). De plus, le
mouvement de rotation des astres autour de leur propre centre est un
mouvement vital et non pas local (28 (IV, 4), 8, 42-45).
7. La partie principale de l'univers est le ciel. Le traité 40 désigne à nouveau
le ciel comme la partie la plus importante du vivant qu'est l'univers (voir 40
(II, 1), 4, 9-10 ; aussi 47 (III, 2), 4, 6-8). Plotin considère en effet que les
astres sont de nature divine et possèdent une âme et un corps supérieurs à
ceux des vivants terrestres.
8. Plotin fait une affirmation similaire en 47 (III, 2), 4, 12-13 : la vie d'ici-
bas implique le mouvement local. Puisqu'il est un corps vivant, le ciel (et
tout ce qu'il contient) doit se mouvoir. C'est que le mouvement est commun
à toute vie (43 (VI, 2), 7, 4-5) et accompagne l'être en acte parce qu'il est la
vie de cet être (13, 4-5). Ces lignes s'inspirent du Phèdre dans lequel Platon
associe la vie d'un corps au mouvement que présente ce corps : pour ce qui
meut une chose et est mû par autre chose (i.e. un corps animé), la fin du
mouvement équivaut à la mort (245c). Si l'univers cessait de se mouvoir, il
s'effondrerait, périrait et ne reviendrait jamais à la vie. Ce passage du
Phèdre, notons-le, est repris presque mot à mot en 2 (IV, 7), 9, 1-9.
9. Comme on l'a vu (chapitre 1, 7-9), l'âme n'a pas en elle-même de
mouvement local. Elle doit ainsi s'unir à un corps afin de rendre possible son
mouvement dans le lieu.
10. Puisqu'elle ne se meut pas localement (chapitre 1, 5-9), l'âme peut être
dite immobile. Toutes les âmes, dit Plotin, sont immobiles (10 (V, 1), 4, 11-
12).
11. Plotin reprend ici la doctrine du traité aristotélicien Du ciel : les quatre
éléments et tous les corps composés à partir d'eux se déplacent par nature en
ligne droite (I, 2, 268b20-269a7 ; 269a17-18). Sur le feu, voir l'étude de J.-
L. Chrétien, « Le feu selon Plotin ».
12. Telle est la théorie aristotélicienne sur le lieu propre aux quatre éléments
(terre, eau, air, feu). Pour Aristote, ces éléments se déplacent en ligne droite
jusqu'à ce qu'ils aient atteint leurs lieux propres, où ils s'immobilisent
(Physique, IV, 5, 212b33-34 ; IV, 4, 211a4-5, repris en VIII, 3, 253b33-34 ;
Du ciel, I, 8, 276a22-25 ; I, 10, 279b1-2). La terre trouve le repos au centre
de l'univers ; le feu, sous la sphère de la lune ; l'air et l'eau, entre les deux
(Météorologiques, I, 2, 339a15-19 ; Du ciel, I, 1, 269a18, b5 ; I, 2, 269a26-
27 ; II, 2, 284b34-35). Plotin reprend cette explication en 40 (II, 1), 3, 13-
17 : le feu céleste s'élève en ligne droite jusqu'à l'extrémité de l'univers. Une
fois qu'il y est arrivé, il s'immobilise et laisse l'âme le conduire en un
mouvement circulaire.
13. Le feu doit se mouvoir afin de rester en vie (chapitre 1, 14).
14. Dans un contexte plotinien, le verbe skedánnusthai (disperser) signifie
« perdre son unité », « être mis en pièces » et parfois « périr » (voir 13 (III,
9), 2, 2 ; 2 (IV, 7), 1, 2 ; 3, 27 ; 6 (IV, 8), 2, 9 ; 34 (VI, 6), 9, 40).
15. Première hypothèse : afin de ne pas se disperser et disparaître, le feu se
met de lui-même à tourner en cercle.
16. Deuxième hypothèse : le feu adopte un mouvement circulaire à la suite
d'une contrainte d'ordre mécanique, étant donné que la courbure de la sphère
ultime de l'univers l'oblige à modifier son mouvement rectiligne en un
mouvement circulaire.
17. Les traités ne présentent aucune autre occurrence du verbe
periolisthánein (glisser). Il s'agit d'un verbe assez rare, qui n'apparaît jamais
chez Platon ni chez Aristote.
18. Une fois qu'il a atteint l'extrémité du ciel, le feu ne peut aller plus loin.
Rien n'existe au-delà du ciel (40 (II, 1), 3, 16-17), car le monde contient tout
et aucun corps ne se trouve hors de lui (3, 1-5). Plotin reprend ici la doctrine
de Platon et d'Aristote. Le Démiurge platonicien fabrique le corps de
l'univers avec la totalité des quatre éléments et ne laisse rien subsister à
l'extérieur (Timée, 32c-33a). De même, l'univers aristotélicien se constitue
de l'ensemble de la matière, et il n'existe pas de corps, de lieu, de vide ou de
temps en dehors du monde (Du ciel, I, 9, 279a5-17). Plotin discute cette
théorie dans le premier chapitre du traité 40.
19. Le verbe theîn (courir) est, depuis Platon, associé aux corps célestes. Le
Cratyle rapporte que les hommes ont inventé le mot theós en s'inspirant du
verbe theîn, car les astres et le ciel sont toujours en mouvement et possèdent
la faculté naturelle de courir (397d1-7). Il prétend également que l'éther,
parce qu'il court sans cesse autour de l'air (aeì theî perì tòn aéra), mérite le
nom de « ce qui court toujours » (aeitheḕr) (410b6-8). Cette étymologie de
mot éther sera reprise par Aristote, dans le traité Du ciel, où il définit l'éther
comme ce qui court perpétuellement (aeì theîn) (I, 3, 270b23).
20. Le premier chapitre du traité 54 donne à ce sujet l'exemple du premier
bien. Le bien est la source de toutes les autres activités, car il demeure au
repos alors que toutes choses tendent vers lui. Tel le centre d'un cercle d'où
émanent les rayons, le bien demeure donc immobile, tandis que tout ce qui
vient de lui se tourne en sa direction et gravite autour de lui. Plotin reviendra
à cette notion de centre un peu plus loin dans le présent traité, au chapitre 2,
7-12.
21. Plotin applique ici l'axiome qu'il a posé au chapitre 1, 14, à savoir que le
mouvement est la vie du corps.
22. Troisième hypothèse : le feu possède un mouvement circulaire grâce à
l'âme de l'univers qui agit sur lui. Dans le présent traité, Plotin n'explique
pas clairement quelle solution il privilégie. Il présente trois hypothèses qu'il
départage mal. La seule qui demeure jusqu'à la fin est celle qui suppose que
l'âme meut le ciel. Le traité 40, Sur le ciel, présente en revanche une
explication plus complète. Le passage de 40 (II, 1), 3, 13-20 résume en effet
la doctrine du traité 14 : le feu céleste monte en ligne droite jusqu'à ce qu'il
atteigne le ciel. Une fois qu'il y est parvenu, il s'immobilise. L'âme du
monde le prend alors en charge et lui imprime un mouvement circulaire.
Mais on notera que la suite du traité 40 réfute une telle position, car il
semble finalement à Plotin que le ciel se compose d'un feu spécial et que le
feu d'ici-bas ne s'élève pas jusqu'au ciel, mais s'arrête sous la lune (40 (II, 1),
7, 33-40). De manière générale, Plotin croit que le gouvernement de l'âme
du monde s'exerce sans fatigue (40 (II, 1), 4, 31-32). Cette âme dirige les
corps par sa merveilleuse puissance sans en être affectée. Si donc elle mène
le corps du ciel en un mouvement circulaire, cela ne lui occasionnera aucun
désagrément. Bien plus, le feu céleste n'oppose aucune résistance à l'action
de l'âme du monde, puisque le mouvement circulaire est naturel pour le feu
(40 (II, 1), 3, 18-19). Celui-ci se laisse donc facilement guider par l'âme.
Plotin exprime ainsi son total désaccord avec Aristote à propos de la
constitution du ciel. Le Stagirite, on le sait, compose les astres et le ciel
entier uniquement avec de l'éther, refusant d'admettre du feu dans la
constitution des corps célestes. C'est que pour lui le feu ne possède par
nature qu'un mouvement rectiligne, qui ne convient pas au mouvement
circulaire du ciel (Du ciel, I, 2, 269b5-13). S'il commençait à se mouvoir
circulairement, le feu adopterait un mouvement circulaire contre-nature.
L'âme qui l'entraînerait devrait alors user de force afin de le détourner de son
mouvement naturel et l'obliger à se mouvoir en cercle. Puisqu'elle exercerait
une contrainte sur le feu en lui imprimant une translation contre-nature,
l'âme ne connaîtrait jamais la félicité ni le repos (II, 1, 284a27-3l ; De l'âme,
I, 3, 407a35-b2).
23. Plotin considère la nature comme la dernière puissance de l'âme du
monde (28 (IV, 4), 13, 1-6), c'est-à-dire la puissance végétative qui se trouve
partout dans l'univers (8 (IV, 9), 3, 19-25 ; 14 (II, 2), 3, 1-3). Il s'avère donc
impossible que l'âme du monde agisse contre la nature, puisqu'elle
représente elle-même, par sa partie inférieure, la nature.
24. Sur l'âme du monde qui est partout entière dans les corps, voir 10 (V, 1),
2, 31-38 et surtout 22 (VI, 4), 1.
25. En qualifiant l'âme d'« universelle », Plotin rappelle que l'âme du monde
se trouve partout dans l'univers. C'est un point de doctrine très important
dans les traités plotiniens. Il est bien résumé en 10 (V, 1), 2, 29-39 : l'âme
enveloppe le ciel et le gouverne, car elle s'étend à la totalité du ciel et de
l'univers. Toutes les parties de l'univers possèdent une âme et, même si les
corps sont localement séparés, l'âme du monde n'est pas divisée de cette
façon, mais elle est présente en tout, complète et entière, partout dans
l'univers. Il semble que ce soit la puissance dernière de l'âme, c'est-à-dire
l'âme végétative, qui se distribue uniformément à tous les corps contenus
dans le monde (14 (II, 2), 3, 1-3 ; 8 (IV, 9), 3, 19-25). C'est elle qui vient
fabriquer nos corps avant que les autres parties de l'âme ne viennent s'ajouter
(40 (II, 1), 5, 18-23). L'âme intellective et celle qui possède la sensation
accompagnée de raison appartiennent à l'individu (8 (IV, 9), 3, 26-27). Un
long traité a d'ailleurs été écrit sur l'omniprésence des intelligibles dans le
monde sensible : Sur la raison pour laquelle l'Être, un et identique, est
partout tout entier I-II, (22-23 (VI, 4-5)). C'est donc parce que l'âme du
monde est partout que le feu céleste la poursuit partout. La même
explication se trouve en 22 (VI, 4), 2, 39-43 : lorsqu'il rencontre l'âme du
monde, le corps du monde se met à tourner sur lui-même afin que chacune
de ses parties puisse jouir de la totalité de cette l'âme. L'âme du monde
s'étend en effet à l'ensemble de l'univers sensible, alors que chaque corps
occupe un lieu précis. Nous suivons la leçon retenue par H.-S., III, p. 308
des addenda : pâsá estin, autē̂s pántē.
26. Parce qu'il embrasse et enveloppe toutes choses, le ciel est assimilé ici à
l'univers (chapitre 1, 11-14, voir aussi chapitre 3, 21-22). Telle est en effet la
définition de l'univers (tò pân) : ce qui contient toutes choses.
27. Plotin ne met pas toutes les parties de l'univers sur le même pied.
Certaines ne sont que des parties, c'est-à-dire qu'elles suivent le mouvement
naturel que leur imprime l'univers et lui obéissent strictement. Mais d'autres
parties sont également des touts particuliers. Chaque homme, par exemple,
est un tout qui possède ses mouvements propres. Nous ne suivons pas
nécessairement le mouvement de l'univers, car nos désirs ou la recherche
d'un bien nous conduisent en des directions différentes (chapitre 2, 18 ; 3,
12-15). L'argument de Plotin s'appuie donc sur la distinction entre un tout et
ses parties. Un tout possède un mouvement propre, alors qu'une partie
adopte le mouvement du tout dont il est une partie. Ainsi, le ciel et l'univers
se meuvent comme ils l'entendent, et il en va de même pour l'homme, qui,
dans une certaine mesure, est également un tout. Mais les autres parties de
l'univers n'ont d'autres mouvements que ceux de l'univers qui les enveloppe.
28. Plotin renoue ici avec la fin du chapitre précédent, où il affirmait que le
ciel tourne parce que l'âme est partout.
29. À propos du centre de l'âme, Plotin reprend la description qu'il a faite en
9 (VI, 9), 8. Cette métaphore est assez fréquente dans les traités, où elle est
souvent associée à l'image du cercle dont les rayons convergent vers le
même centre (4 (IV, 2), 1 ; 10 (V, 1), 11 ; 22 (VI, 4), 7 ; 23 (VI, 5), 4-5 ; 27
(IV, 3), 17 ; 28 (IV, 4), 7 ; 30 (III, 8), 8, 33-40 ; 39 (VI, 8), 18 ; 54 (I, 7), 1).
P.A. Meijer consacre une étude à la centrologie chez Plotin dans Plotinus on
the Good or the One (Enneads VI, 9). An Analytical Commentary, p. 242-
245.
30. Autrement dit, le centre de l'âme se trouve dans l'intelligible.
31. L'Un (ou dieu) se trouve au centre de l'âme. Dans l'intelligible, dit Plotin,
l'Un est au centre ; l'Intellect forme un premier cercle autour de lui ; et l'Âme
constitue le second et dernier cercle (28 (IV, 4), 16, 24-26). L'Un est le
centre d'où émanent tous les rayons dont dépend l'existence des cercles
intelligibles (54 (I, 7), 1, 20-25). L'Intellect et l'Un se trouvent alors dans
chaque âme. Plotin peut ainsi affirmer que les principes sont « en nous » (10
(V, 1), 10, 1-6). Par suite, de même que l'âme tourne autour de l'Un, le corps
tourne autour du centre de l'univers, c'est-à-dire autour de la terre. Le
mouvement des corps imite donc celui de la vie intelligible (26 (III, 6), 6,
49-51).
32. Toutes les âmes désirent atteindre dieu ou le Bien, car toutes choses sont
suspendues à lui (1 (I, 6), 7, 1-12). Sur le même thème, voir également 39
(VI, 8), 7, 6-9 et 47 (III, 2), 3, 32-38. Il est probable que Plotin s'inspire de
l'Ion de Platon, dans lequel l'inspiration divine que reçoivent les hommes de
la part de dieu est comparée avec l'action magnétique de la pierre d'Héraclée.
Le pouvoir de cette pierre se communique en effet au premier anneau de fer
qui vient se coller à elle. D'autres anneaux peuvent alors venir s'ajouter de
façon à produire une longue chaîne. De la même manière, dit Platon, lorsque
la Muse transforme un homme en inspiré du dieu, cette inspiration se
communique d'une personne à l'autre et crée une longue chaîne d'hommes.
De sorte que tous ces hommes font partie de la chaîne et sont suspendus
(exartân) à dieu (Ion, 533d-e). Le poète représente le premier anneau après
la Muse ; le rhapsode et l'acteur, ceux du milieu. La puissance de dieu passe
au travers de tous ces anneaux, qui sont suspendus les uns aux autres, et elle
attire vers lui l'âme des hommes (535e-536a). Le verbe amphagapázein
(envelopper de son amour) n'apparaît dans aucun autre traité plotinien.
33. Le terme hormḗ (tendance) appartient avant tout à la philosophie
stoïcienne.
34. Tous les éléments de la région sublunaire se meuvent en ligne droite,
même le feu (14 (II, 2), 1, 19-20). Les corps qu'ils constituent ont ainsi une
tendance naturelle au mouvement rectiligne. Ce n'est qu'une fois qu'il a
atteint le ciel que le feu cesse de se mouvoir en ligne droite et adopte un
mouvement circulaire. Dans le présent passage, Plotin désigne le feu par
l'expression « ce qui est de forme sphérique ». Le feu reçoit une telle
dénomination parce qu'il est le seul élément qui, dans l'univers, adopte un
mouvement circulaire ou sphérique (sur l'expression « mouvement
sphérique », voir plus bas, ligne 25). La terre, l'eau et l'air sont en revanche
appelés « ce qui se meut en ligne droite », car ils ne posséderont jamais
d'autres mouvements. Ainsi, puisqu'il est mélangé aux autres éléments
lorsqu'il se trouve près de la terre, le feu contenu dans notre corps a de la
difficulté à se mouvoir circulairement.
35. L'âme se meut nécessairement en cercle, mais le pneûma (souffle) fait
office de tampon et empêche le mouvement de l'âme de se communiquer au
corps. La théorie que Plotin évoque ici rappelle, sinon déforme, celle de
certains stoïciens pour qui la partie directrice de l'âme se trouve dans le
souffle qui entoure le cœur (SVF II, 838), le cœur étant généralement
reconnu par les stoïciens comme le siège de l'âme (SVF II, 837 et 848).
Plotin ne reprend sans doute pas cette doctrine à son compte, car il a déjà
réfuté la théorie stoïcienne du pneûma dans le traité 2 (chapitre 4-83) et ne
lui accorde aucune place dans sa physique. Les sept occurrences de ce terme
en dehors du traité 2 renvoient aux notions de « vent » ou d'« air ».
36. Chacune des étoiles fixes possède un mouvement uniforme dans le
même lieu et un mouvement vers l'avant qui est son mouvement orbital
(Timée, 40a-b). La traduction littérale de sphairikḕn kínēsin serait
« mouvement sphérique ». Nous lui avons toutefois préféré « mouvement
circulaire qui obéit à celui de la sphère de l'univers », plus explicite.
37. Voir le passage de 28 (IV, 4) 39, 24-25, qui oppose le choix délibéré à la
nécessité naturelle.
38. Le verbe diaplékein (entrelacer) est repris de Timée, 36e3, qui précise
que l'âme du monde se mêle à l'univers entier. Aristote reprend aussi ce
verbe quand il commente le texte de Platon dans son traité De l'âme (I, 3,
406b28). De plus, Plotin s'interroge sur la pertinence de ce terme afin de
décrire l'union de l'âme et du corps (53 (I, 1), 4, 10-27). Il se demande en
effet de quelle manière les parties entrelacées sont affectées l'une par l'autre.
Il tente alors de montrer que l'âme peut être entrelacée au corps, sans pour
autant subir la moindre affection.
39. Lorsqu'il évoque ici la puissance dernière de l'âme, Plotin désigne la
nature (28 (IV, 4), 13, 1-6), c'est-à-dire la puissance végétative qui se trouve
partout dans l'univers et constitue la partie inférieure de l'âme du monde (8
(IV, 9), 3, 19-25). Quant à la puissance supérieure, celle qui est sensitive et
relève de l'opinion, il peut sembler étrange que Plotin la situe dans les
sphères célestes (1. 4-5). Il s'inspire sans doute à nouveau du Timée, où
Platon affirme que l'âme du monde se compose de deux cercles, celui du
Même et celui de l'Autre (36b-c), qui correspondent respectivement à la
sphère des étoiles fixes et aux sphères des planètes « errantes » (36c-d, 38c-
d, 40a-b). Or, Platon décrit la révolution de l'Autre comme la source de
l'opinion ferme et vraie à propos des choses sensibles (37b). On peut donc
dire en ce sens que l'une des puissances de l'âme du monde se tient dans les
sphères, celles de l'Autre, et qu'elle implique l'opinion et la sensation. Mais
une telle division des puissances de l'âme du monde est, à notre
connaissance, unique dans les traités plotiniens. Le traité 15, par exemple, se
contente simplement d'affirmer que les puissances de l'âme du monde se
distribuent dans la sphère des planètes et dans la sphère des étoiles fixes (15
(III, 4), 6, 25-26).
40. Le mouvement de l'âme, bien entendu, ne se produit pas en un lieu
(chapitre 1, 6-8). L'âme inférieure est mue par l'âme supérieure parce qu'elle
reçoit d'elle sa vie et sa puissance (chapitre 3, 5). Puisque l'âme inférieure se
trouve partout dans l'univers, alors que l'âme supérieure reste uniquement
dans le ciel, ces deux parties de l'âme du monde ne se rejoignent que dans le
ciel. Toute l'âme inférieure ne monte pas là-haut ; aucune partie de l'âme
supérieure ne descend ici-bas.
41. Plotin reprend ici la doctrine exprimée en 1, 35-37, à savoir que le feu
céleste tend vers le centre de l'univers, mais sans jamais l'atteindre, car cela
détruirait le cercle. Le feu se contente donc de tourner autour de ce centre.
42. Plotin part du principe suivant lequel le mouvement d'une partie se
communique aux autres parties du même tout. Dans une sphère, par
exemple, si une partie commence à se mouvoir, toutes les autres se mettent
en mouvement. Or, Plotin considère le ciel comme un vivant qui se compose
de deux parties, à savoir d'une âme et d'un corps (40 (II, 1), 2, 17-20). Si
l'une de ces parties se meut, elle entraînera donc l'autre : le mouvement de
l'âme se répercute sur le corps et met en branle le vivant entier. Cette
solution présuppose bien sûr que l'univers ne contient pas de vide, sinon
toutes les parties de la sphère ne se mettraient pas en mouvement, mais
seulement celles que ne sépare aucun vide. Cette exigence ne pose aucun
problème, car, à l'instar de Platon, d'Aristote et des stoïciens, Plotin
considère lui aussi qu'il n'existe pas de vide dans l'univers.
43. Le mouvement imprimé par l'âme n'est pas nécessairement du même
type que celui du corps. Plotin répond ainsi à la question posée au premier
chapitre : « Comment pourrait-elle donc mouvoir le corps localement, si elle
se meut d'une autre manière » (chapitre 1, 7-8) ?
44. Plotin nous propose l'analogie suivante : de même que le ciel possède
toujours l'âme, mais se meut partout parce que l'âme est partout (chapitre 1,
40-51), de même l'âme possède toujours le Bien, mais se meut partout parce
que le Bien est partout. Ce passage est une reprise de 2, 22-23.
45. Le traité 13 présente la même doctrine : l'Intellect est en mouvement
autour de l'Un, mais il est également au repos (13 (III, 9), 7, 2-3). On notera
toutefois que le traité 28 propose que l'Intellect soit simplement immobile,
l'âme seule étant pourvue d'un mouvement circulaire (28 (IV, 4), 16, 24).
46. Plotin emprunte à Platon et à Aristote l'idée que le mouvement de
rotation d'une sphère autour de son centre laisse cette sphère au repos. Platon
explique en effet qu'une toupie, lorsque son axe de rotation est parfaitement
vertical, est immobile relativement à son axe, mais que sa circonférence est
en mouvement. Si son axe penchait d'un côté ou d'un autre, la toupie entière
serait par contre en mouvement (République, IV, 436d-e). Aristote affirme
pour sa part qu'une sphère en rotation est au repos, car, malgré son
mouvement continu, elle n'est pas transportée d'un point à un autre, mais elle
demeure toujours à l'entour du même centre (Physique, VIII, 9, 265b1-8).
De sorte que le mouvement circulaire n'est pas un mouvement dans le lieu
(Du ciel, I, 3, 270a8-9).
TRAITÉ 15 (III, 4)

Sur le démon
qui nous a reçus en partage

Traduction et présentation
par
Matthieu Guyot
NOTICE

Un traité de psychologie

Dans le traité 15, Plotin poursuit l'étude de l'âme engagée dans les
traités 2 (IV, 7), 4 (IV, 2), 6 (IV, 8) et 11 (V, 2), en s'attachant plus
particulièrement ici à l'âme humaine et à son démon. C'est de l'âme dont il
est question d'abord, dans ce traité, et même quand il en viendra au démon
il examinera encore, ce faisant, des questions eschatologiques qui ne se
rapportent alors qu'à une espèce d'âme déterminée, l'âme humaine. Le
traité 15 s'ouvre en effet comme une étude de l'âme en général, celle des
plantes aussi bien que celle des hommes, leur mode de génération et leurs
différentes puissances ; puis, à la ligne 6 du chapitre 2, il se concentre sur la
seule âme humaine, avant de passer, enfin, au chapitre 3, ligne 3, de la
question générale des réincarnations au thème du « démon qui nous a reçus
en partage ». Le thème des démons est donc traité ici dans le cadre d'une
étude plus large de la métempsycose, c'est-à-dire dans le cadre de la
« psychologie », entendue comme étude de l'âme. Le traité 15, plus
précisément, constitue la suite du traité 11 (V, 2). Dans le premier chapitre,
en effet, « elégeto » (1. 2) renvoie incontestablement à 11 (V, 2), 1, 18.
Inversement, la fin du traité 11 (« Qu'en est-il donc de l'Âme qui se trouve
dans les plantes ? N'engendre-t-elle rien ? – Elle engendre ce en quoi elle se
trouve. Mais il faut examiner comment, en prenant un autre point de
départ ») annonçait le premier chapitre du traité 15, qui reprend cette
question à partir de la ligne 6. Plotin, poursuivant l'examen d'une question,
amorcé par le traité 11, est donc amené à traiter aussi des démons parce
qu'il est inévitable, alors, de leur « faire un sort ». La raison en est que la
question des réincarnations est associée dans les textes platoniciens
(République, X, 614b-621b, Phédon, 81e-82c, 107d, 113a4-5, 113d2) aux
développements sur le démon qui nous a reçus en partage. Parce qu'il
conçoit son travail comme une exégèse des dialogues platoniciens, Plotin va
donc ici s'efforcer de se réapproprier ce thème platonicien, en l'adaptant si
nécessaire au cadre de sa pensée.

Une démonologie « déflationniste »

Qu'il se livre dans le traité 15 à une telle adaptation, c'est ce que montre
le caractère remarquablement « déflationniste » de la démonologie qu'il
propose. Dans la religion grecque traditionnelle, et selon une représentation
qui remonte au moins à Hésiode et à laquelle se rattachent les textes cités de
Platon, le démon est en effet une divinité d'un rang intermédiaire entre les
hommes et les dieux olympiens, et qui remplit une fonction protectrice à
l'égard des premiers. Or, toute l'interprétation de Plotin conduit ici, au
contraire, à résorber les démons dans d'autres réalités déjà posées par
ailleurs dans le cadre de sa pensée. La définition du chapitre 3 (lignes 4-8)
pose en effet que « le démon qui nous a reçus en partage » est pour chacun
ce qui se tient au-dessus de la partie de l'âme qui est active en lui, ce qui
implique que c'est une partie de l'âme qui a le statut de démon à l'égard des
parties inférieures. Le démon n'appartient donc pas à une classe d'êtres
spécifiques, existant hors de l'âme et dotés d'une existence propre, ce en
quoi Plotin rompt avec la représentation traditionnelle des démons. Les
critiques que le néoplatonicien Proclus adressera à cette définition mettent
bien en lumière cette rupture, puisqu'il reprochera à Plotin de faire des
démons, qui sont supérieurs à l'âme (car intermédiaires entre celle-ci et le
divin), des parties de l'âme, ce qui, à ses yeux, est tout simplement faux
(Sur le Premier Alcibiade de Platon, 76, 5-6). Or, si Plotin peut donner des
démons une définition aussi économe – dont il ressort que l'âme est
finalement à elle-même son propre démon –, et s'il ne lui apparaît pas
nécessaire dans le cadre de sa pensée de poser une réalité spécifique,
intermédiaire entre l'âme humaine et le divin, c'est que, comme le montre
l'ensemble du traité, l'âme humaine est à elle-même cet intermédiaire.

L'âme humaine, responsable de son destin


Dans les traités 6 (IV, 8) et 11 (V, 2), Plotin définit le statut particulier de
l'âme, intermédiaire et « amphibie » (6 (IV, 8), 4), entre l'Intellect et le
monde sensible. L'âme est intermédiaire, d'abord, dans un sens transitif, en
tant que, par les lógoi, elle permet aux corps de participer aux formes
intelligibles. Mais cette fonction lui impose de se mouvoir et de descendre
dans la réalité inférieure qu'elle anime – à la différence de l'Intellect qui, lui,
demeure en lui-même (15, 1, 1-3). L'âme se trouve donc ainsi située non
seulement entre deux réalités, mais aussi entre deux possibles et pour ainsi
dire deux destins opposés (voir la fin du chap. 6) : l'Intellect ou le corps, et,
au-delà, le Bien (l'Un) ou le mal (la matière) (voir 6 (IV, 8), 7, 4-11). Du
moins est-ce le cas des âmes particulières, qu'il faut distinguer, à cet égard,
de l'âme du monde et, a fortiori, de l'Âme « hypostase » qui n'est l'âme
d'aucun corps. L'âme du monde s'occupe du corps du monde dans son
ensemble sans y descendre et sans péril pour elle (chap. 4). Les âmes
humaines, en revanche, ne peuvent s'occuper de leur corps de façon aussi
« dégagée », car celui-ci, plus fragile et plus exposé, les sollicite davantage
et risque de les accaparer au point qu'elles perdent le soin d'elles-mêmes et
de ce qu'il y a en elles de plus haut.
Mais s'il est dans la nature de l'âme de s'occuper de ce qui est inanimé par
soi (les corps), il n'est pas inéluctable que l'âme se perde dans l'opération
par laquelle elle transmet le bien aux corps. C'est là seulement un risque,
une possibilité, l'une des façons dont elle peut se rapporter à son corps.
Quand l'âme descend dans le monde sensible et qu'elle y actualise ses
puissances inférieures, cette descente peut se faire, en effet, selon
différentes modalités. Ce sont ces modalités qui sont évoquées dans le
traité 15 à travers les différents niveaux de démons et les différents types de
corps où elle devra se réincarner. Or, ce qu'établit le chapitre 5, c'est que le
choix de l'une ou l'autre de ces modalités n'est plus imputable à sa fonction
d'intermédiaire, mais à l'âme elle-même et à sa volonté. Contre les
gnostiques peut-être, Plotin montre donc que « l'opération vivificatrice »,
comme dit M. Ficin, n'entraîne pas par elle-même la chute de l'âme : elle l'y
expose seulement et il lui revient de se préserver elle-même. L'âme ne s'en
trouve pas ipso facto perdue ; tout, pour elle, dépend d'elle-même (voir 6
(IV, 8), 7, 9-11). Si l'âme, selon Plotin, peut être à elle-même son propre
démon, c'est donc parce qu'elle peut être elle-même en dessous de ses
possibilités les plus hautes ; et si elle peut changer de démon et se donner
un démon plus élevé (chap. 3), c'est parce que c'est d'elle que dépend la
modalité de son rapport à son corps et que cette responsabilité lui ouvre
donc aussi la possibilité d'un progrès.

La séance de l'Iseion

De façon assez paradoxale, il résulte du contenu même du traité 15 qu'il


faut récuser les explications que donne Porphyre quant à la genèse de ce
traité, alors même que c'est le seul pour lequel il propose une telle
généalogie. D'après Porphyre, en effet, le traité sur le démon trouverait sa
source dans un épisode qu'il rapporte dans sa Vie de Plotin :
« Un prêtre égyptien […] demanda à Plotin de venir voir l'évocation du démon familier, son
compagnon. Plotin ayant accepté volontiers, l'évocation a lieu dans l'Iseion […]. Cependant,
appelé à se manifester, le démon vint : c'était un dieu et il n'était pas de la classe des démons […].
Mais il ne fut possible ni d'interroger le démon, ni de l'avoir plus longtemps présent sous les yeux
[…]. Ayant un compagnon qui comptait ainsi parmi les démons les plus divins, Plotin, de son
côté, élevait constamment vers lui son œil divin. C'est bien pour une raison de cet ordre qu'il y a
aussi dans son œuvre un livre écrit Sur le démon qui nous a reçus en partage, où il essaie de
rendre raison de la diversité des (démons) compagnons » (10, 15-33).

Outre que, pour des raisons chronologiques, Porphyre n'a pu assister à


cette séance, il s'avère difficile d'accorder beaucoup de crédit à ce récit,
dans la mesure où l'anecdote proposée pour rendre compte du traité 15 est
contredite, dans sa possibilité même, par les thèses de ce traité. Il est
notable d'abord que jamais Plotin n'y parle d'une manifestation du démon,
ni de rites destinés à l'évoquer. Si l'on compare ce silence au récit de
Porphyre, il y a lieu de s'en étonner. En revanche, si on le rapporte à ce que
Plotin dit du démon, il apparaît que c'est l'inverse qui serait très surprenant
et même contradictoire. Deux thèses du traité 15 sont à cet égard décisives.
La première réside dans sa définition du démon, qui implique, comme on l'a
vu, que le démon selon Plotin est une partie de l'âme – s'il n'est pas une
réalité supérieure à l'âme –, laquelle n'est pas sensible. On conçoit mal, dès
lors, comment il eût pu se manifester aux yeux des assistants réunis. La
seconde thèse est à elle seule dirimante. Elle est exposée au début du
chapitre 6, dans le passage même qui pourrait sembler corroborer la
généalogie avancée par Porphyre. Plotin, en effet, dit alors que le démon de
l'homme sage est un dieu (6, 4). À ce point, les deux textes semblent
converger, puisque Porphyre introduit l'épisode de l'Iseion comme une
illustration, précisément, de la supériorité de son maître. Seulement, Plotin
ajoute que le sage, qui a pour démon un dieu, est celui en qui c'est l'intellect
qui est actif. La conséquence, le lecteur peut la tirer de la définition du
chapitre 3 : si c'est l'intellect qui est actif, alors le démon de l'homme bon
est ce qui se tient au-dessus de l'intellect. Plotin ne nomme pas « ce qui est
au-dessus de l'intellect » (1. 4), mais l'Un seul étant au-dessus de l'Intellect,
il en ressort que le démon de l'homme sage est l'Un lui-même.
Si l'on réintroduit ces conclusions dans le passage cité de la Vie de Plotin,
il en résulterait que c'est l'Un que le prêtre aurait fait apparaître aux yeux
des assistants, ce qui est impossible. L'Un, en effet, n'est assurément pas
visible aux yeux, et s'il arrive à Plotin de parler d'une vision spirituelle pour
désigner l'union à l'Un c'est toujours en précisant qu'il s'agit d'une façon de
parler très inadéquate (voir 9 (VI, 9), 10, 11-25). L'Un, enfin, ne saurait se
manifester au milieu d'une assemblée, c'est-à-dire dans l'extériorité, ni sous
l'effet de manœuvres théurgiques : il ne peut se donner que dans l'intériorité,
seul à seul (voir les derniers mots du traité 9), et au terme d'un effort de
purification qui est pour Plotin la vertu elle-même. Le récit de Porphyre
paraît bien être une fable, fidèle à des croyances qui régnaient dans
l'entourage de Plotin sans que ce dernier y souscrivît.

Un problème d'interprétation : la question de la génération de la


matière

Avant d'en venir à l'âme humaine, Plotin, dans le chapitre 1, alors qu'il
analyse les différents types d'âmes, est conduit à se demander si l'âme
végétative engendre quelque chose. Or cette question, et sa réponse,
constituent l'un des deux principaux passages de l'œuvre de Plotin qui
permettent d'éclairer un difficile problème d'interprétation, celui de la
génération de la matière. On peut, schématique-ment, résumer la question
de la façon suivante : le plotinisme est-il une philosophie de « l'émanation
intégrale » où tout, y compris la matière, procéderait en dernier lieu de
l'Un ? Ou bien, faut-il dire au contraire que la procession s'arrête avant la
matière et que celle-ci ne procède pas de l'Un ? Dans le premier cas – si la
matière procède de l'Un –, on sauvegarde le caractère de principe suprême
de l'Un puisqu'il est principe unique de tout, y compris de la matière ; mais
on se condamne à affirmer aussi, ce faisant, que la matière, c'est-à-dire le
mal, procède de l'Un, qui est le Bien. Dans le cas contraire, on gagne
d'échapper à cette affirmation plus que paradoxale, mais on se trouve
contraint, en revanche, de donner à la matière elle-même un statut de
principe, et à adopter un dualisme bien proche de celui des gnostiques,
dualisme dont Plotin dénonce lui-même le caractère inacceptable (voir traité
33 (II, 9), 6 et 8-10). Les deux thèses contraires ont donc chacune des
implications très problématiques au vu de l'ensemble du système plotinien.
Trois textes peuvent être invoqués, cependant, à l'appui de l'émanatisme
intégral. Le premier est un passage du traité 11 (V, 2) (2, 30-31) qui affirme
que l'âme des végétaux engendre « ce en quoi elle se trouve » : il peut s'agir
de la matière mais aussi, compte tenu du contexte, des végétaux eux-
mêmes, et ce passage est donc, à lui seul, irrémédiablement équivoque. Les
deux autres, plus précis, figurent dans le traité 13 (III, 9), 3, 8-16 et dans
notre traité (15, 1, 5-16). Plotin y affirme que l'âme végétative engendre
quelque chose « d'entièrement indéterminé » (13, 3, 12 et 15, 1, 11-14) et
« d'obscur » (13, 3, 13), qui est une « image » (13, 3, 11, 12 et 15) et un
« non-être » (13, 3, 9 et 11). Il semble difficile dans le contexte de ces
passages et au regard de ces qualificatifs de ne pas reconnaître ici la
matière, et de ne pas penser que ces textes tranchent donc la question en
faveur de l'émanatisme intégral. C'est qu'il est sans doute moins difficile
pour Plotin d'affirmer que le « non-être » procède de l'Un que de donner au
non-être et au mal le statut de principe, surtout qu'en inscrivant le non-être
comme altérité au sein de l'intelligible, c'est-à-dire de l'être même, le
Sophiste lui montrait que l'opposition de l'être et du non-être n'est pas une
répugnance absolue et qu'elle peut laisser place à des « entrelacements »
étonnants (240c).
Néanmoins, dans aucun de ces textes la matière n'est expressément
nommée, et si Plotin est demeuré très évasif sur cette question, s'il ne la
problématise même pas de façon thématique, cela tient sans doute à ce qu'il
demeure des difficultés irréductibles dans le sillage même de cette thèse
qu'il adopte finalement en bouleversant ainsi l'opinion la mieux répandue
parmi ses prédécesseurs.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : L'âme et ses puissances.


1-3. À la différence des réalités supérieures, l'âme se meut quand elle
engendre.
4-5. Présence de la faculté végétative dans l'homme ainsi que dans les
plantes.
6-12. Ce que la nature engendre est indétermination totale et privée de
vie.
12-14. Dans les réalités supérieures, au contraire, l'indétermination n'est
que relative.
14-17. Comment la matière devient corps en recevant une forme.

Chapitre 2 : Correspondances entre les modes de vie et les


réincarnations.
1-6. Cas des âmes non humaines : telle ou telle partie est active en elles
et non les autres.
6-11. Cas de l'âme humaine : ses différentes parties sont actives
simultanément.
11-12. Énoncé du principe qui commande les réincarnations : l'homme
devient celle de ces parties qu'il a le plus développée.
12-30. Illustrations de ce principe.

Chapitre 3 : Le démon que l'on est et le démon que l'on a.


1-3. Correspondances entre les modes de vie et les réincarnations (suite) :
quel type d'homme devient un démon (le démon que l'on est).
3-5. Définition du démon que l'on a : c'est le principe immédiatement
supérieur à la partie qui est active en l'homme pendant sa vie.
5-8. Illustrations de ce principe.
8-25. Conséquence : c'est nous qui choisissons ce démon et l'âme peut
ainsi choir, ou s'élever jusqu'au plus haut.
25-27. Précision : la partie de l'âme qui se tient dans l'intelligible produit
un « acte » issu d'elle.

Chapitre 4 : L'âme du monde et son corps.


1-2. Que cet acte peut remonter vers l'intelligible (suite et fin de la
question précédente).
2-3. Comparaison de l'âme humaine et de l'âme du monde.
4-7. L'âme du monde n'est pas descendue.
7. Le corps du monde est « en sécurité ».
7-13. L'âme du monde n'a pas la conscience.

Chapitre 5 : La prééminence de l'âme dans le choix des vies.


1-4. Interprétation du choix de l'âme dans le mythe d'Er.
5-13. C'est à l'âme que revient la décision et non au corps.
13-19. Confirmation d'après les autres éléments du mythe.
19-29. Statut et rôle du démon.

Chapitre 6 : Destin des âmes.


1-10. Le sage.
11-17. Le rôle des démons dans l'Hadès.
17-18. Le démon des âmes qui deviennent des bêtes.
18-45. Les âmes qui vont « là-haut ».
46-60. Le retour des âmes dans le corps qu'elles ont choisi.
Sur le démon
qui nous a reçus en partage 1

1. Certaines réalités 2 naissent alors que les choses de là-bas restent


immobiles, tandis que l'âme, elle, c'est en se mouvant, comme on l'a dit 3,
qu'elle engendre aussi bien la sensation qui a le statut d'une réalité 4 que la
nature, y compris celle des plantes. Du reste, même dans l'âme qui est en
nous on trouve la nature 5, mais notre âme la domine, car cette nature est
une partie. Mais quand c'est dans [5] des plantes que la nature advient, c'est
elle qui domine, dans la mesure où elle seule y est advenue.
– Cette nature n'engendre-t-elle donc rien 6 ?
– Elle engendre quelque chose de complètement différent d'elle. Car
après elle, il n'y a plus de vie et ce qu'elle produit est dépourvu de vie 7.
– Comment cela ?
– De même que tout ce qui a été engendré avant cela a été engendré sans
forme 8, mais a reçu une forme 9 en se retournant vers ce qui l'a engendré
[10], comme nourri par lui 10, tout à fait de la même façon, ici aussi, ce qui
est engendré n'a plus la forme de l'âme ; ce n'est plus quelque chose qui vit ;
c'est en effet, au contraire, une indétermination totale. Car s'il y a de
l'indétermination dans les premières réalités elles-mêmes, il n'en reste pas
moins que c'est une indétermination qui se trouve dans une forme. Ce n'est
pas en effet quelque chose d'indéterminé en tous ses aspects, mais pour
autant seulement qu'on le rapporte à son achèvement. Par contre, ce dont il
s'agit maintenant est en tous ses aspects indéterminé 11. Néanmoins, cela
devient [15] un corps et – réceptacle de ce qui l'a engendré et de ce qui l'a
nourri – parvient à son achèvement en recevant la figure qui convient à sa
puissance. Et dans le corps, cela seul 12 est la dernière des choses d'en haut 13
se trouvant dans la dernière du monde d'en bas 14.

2. Et l'affirmation selon laquelle « toute âme prend soin de ce qui est


dépourvu d'âme 15 » vaut tout particulièrement pour cette 16 âme. Mais les
autres âmes font cela aussi, chacune à sa façon. « L'âme parcourt le ciel tout
entier, ici sous une forme, là sous une autre 17 » : soit sous la forme
sensitive, soit sous la forme rationnelle, soit, précisément, sous la forme
végétative 18. En effet, la [5] partie qui domine en elle remplit sa fonction
propre, alors que les autres parties demeurent inactives, car elles lui sont
extérieures. Dans l'homme, en revanche, même si les parties inférieures ne
dominent pas, elles restent associées à la partie supérieure. Et ce n'est
d'ailleurs pas toujours la partie la meilleure qui domine ; car les autres
parties sont là et prennent une certaine place. C'est pourquoi les hommes
peuvent être considérés comme des êtres doués de sensation : eux aussi, en
effet, ils ont des organes de la sensation. Et sous beaucoup de rapports, les
hommes peuvent être considérés comme des plantes : ils ont en effet un
corps qui croît 19[10] et qui engendre. Toutes ces parties agissent donc
simultanément, mais c'est par la partie la meilleure que la forme de
l'ensemble est « homme ». Mais quand l'âme quitte le corps, elle devient
celle de ses parties qu'elle a développée le plus. C'est pourquoi il faut « fuir
vers le haut 20 » pour éviter de descendre au niveau de l'âme sensitive en
nous laissant conduire par les images sensibles, ou au niveau de l'âme
végétative en nous laissant conduire par le désir d'engendrer et [15] par un
attachement excessif pour la bonne chère 21, dans le but, au contraire, de
parvenir au niveau de ce qui est intelligent, de l'Intellect et de Dieu. Tous
ceux, donc, qui ont préservé « l'homme 22 » redeviennent des hommes en
une autre existence 23. Ceux, par contre, qui n'ont vécu que par la sensation
deviennent des animaux 24. Mais si aux sensations se joint l'irascibilité, ils
deviennent des animaux sauvages, et la différence entre les animaux
sauvages qu'ils deviennent est fonction du rapport entre sensations et
irascibilité. Tous ceux chez qui cette vie allait avec le désir et [20] le plaisir
propres à la partie désirante 25 deviennent ces animaux qu'on dit
intempérants et goulus. Mais si avec le plaisir et le désir ils n'ont même pas
de sensation, ou si celle-ci reste dans un état de léthargie, alors ils
deviennent des plantes. Car c'était cette faculté végétative qui agissait en
eux exclusivement ou de façon prédominante, et ces hommes s'appliquaient
en fait à se transformer en arbres. Et les amis des Muses, si par ailleurs ils
sont purs [25], deviennent des animaux chanteurs 26. Les rois
déraisonnables, eux, deviennent des aigles, s'ils n'ont pas quelque autre
vice. Ceux qui étudient les phénomènes célestes sans y adjoindre la
réflexion, toujours tendus vers le ciel, se réincarnent en oiseaux qui gagnent
les hauteurs à tire-d'aile 27. Celui qui possède la vertu civique 28 redevient un
homme, et celui qui participe à la vertu civique mais dans une moindre
mesure devient, lui, un animal civique [30] : une abeille ou une bête de ce
type 29.
3. – Qui donc devient un démon ?
– Celui qui l'est déjà ici.
– Et qui devient un dieu ?
– Celui qui l'est déjà ici 30. En effet, la partie de lui-même qui guide
chaque homme après la mort, c'est celle qui était active durant sa vie,
puisque c'est elle qui le dirige déjà ici.
– Est-ce donc cela « le démon qui avait reçu l'homme en partage quand
celui-ci était en vie 31 » ?
– Non, ce n'est pas cela mais ce qui se trouve avant cela : ce démon, en
effet [5], se tient au-dessus, sans agir, tandis que c'est ce qui est après qui
32
agit . Si ce qui est actif est ce en vertu de quoi nous sommes des êtres
sensitifs, alors le démon est la partie rationnelle ; si par contre notre vie se
règle sur le principe rationnel, le démon est ce qui se tient au-dessus de
lui 33, inactif, accordant son consentement 34 à la partie qui agit. C'est donc à
bon droit que l'on dit : « Nous le choisirons 35. » Selon la vie que nous
choisissons, en effet, nous choisissons ce qui se tient au-dessus de nous 36.
– [10] En quoi, alors, est-ce lui qui nous conduit 37 ?
– En fait, il n'est pas possible qu'il conduise l'homme une fois que celui-ci
est mort, mais c'est auparavant qu'il le conduisait, quand il était en vie. Et
quand l'homme a cessé de vivre, le démon cède l'activité à un autre démon,
puisque l'homme est mort à la vie sur laquelle le démon exerçait son
activité 38. Cet autre démon, donc, veut diriger et, lorsqu'il a acquis la
domination, vit en ayant lui-même un autre démon. Et [15] s'il est alourdi 39
par la force de son tempérament qui est mauvais 40, c'est dans cet
abaissement même qu'il trouve son châtiment 41. C'est de cette façon aussi
que l'homme méchant, puisqu'il déchoit 42 en imitant ce qui a agi en lui
pendant sa vie et qui l'incline vers le mal, se transforme en bête féroce 43.
Celui, en revanche, qui peut suivre le démon qui est au-dessus de lui,
parvient en haut : il vit de la vie de ce démon, [20] et, ainsi conduit vers la
partie supérieure de lui-même, c'est à elle qu'il donne la prééminence 44.
Puis, il s'élève de ce démon à un démon supérieur, et ainsi de suite, jusqu'à
ce qu'il parvienne en haut. L'âme, en effet, est plusieurs choses, toutes
choses, aussi bien celles d'en haut que celles d'en bas 45. Elle s'étend à
l'ensemble de la vie et nous sommes chacun un monde intelligible, touchant
par les choses d'en bas à ce monde, et par les choses d'en haut et du
monde 46 au monde intelligible 47. Et par tout ce qu'il y a en nous
d'intelligible nous demeurons en haut 48 ; mais par la [25] dernière partie de
nous-mêmes nous sommes liés au monde d'en bas ; et nous donnons à ce
monde comme une effluence 49 issue de la partie intelligible en nous, ou
plutôt un acte 50, sans que cette partie s'en trouve diminuée 51.

4. – Cette partie 52 demeure-t-elle donc toujours dans le corps ?


– Non. Car si nous nous tournons, cette partie elle aussi se retourne avec
nous.
– Qu'en est-il donc de l'âme de l'univers ? Est-ce que, lorsqu'elle se
tourne, cette partie d'elle se retirera également ?
– Non, car elle ne s'était même pas inclinée par la dernière de ses parties.
En effet, [5] elle n'était pas venue ni descendue 53, mais, l'âme demeurant en
elle-même, le corps du monde est en contact avec elle et, pour ainsi dire,
comme illuminé par elle, sans qu'il lui cause de trouble et sans qu'il lui
donne de soucis 54, car le monde est en sécurité 55.
– Comment cela ? N'a-t-elle donc pas le sentiment de quelque sensation ?
– Elle ne possède pas la vue, dit-il 56, car elle n'a pas d'yeux ni, bien
évidemment, d'oreilles, de narines [10] ou de langue.
– Quoi donc ? A-t-elle la conscience, comme nous, des choses qui sont
en nous ?
– Non. Il lui arrive la même chose qu'à ceux qui sont dans un état
conforme à la nature : le calme, pas même le plaisir 57. Le principe végétatif
est donc présent en elle, sans être présent, et il en va de même pour le
principe sensitif. Mais ce n'est pas ici le lieu de parler du monde, et nous en
avons dit maintenant tout ce qu'il fallait eu égard à notre problème 58.

5. – Mais si là-bas l'âme choisit son démon ainsi que sa vie, de quoi
restera-t-elle encore maîtresse ?
– En fait, ce choix qu'il 59 situe là-bas désigne, à mots couverts, d'une
façon globale et générale, le choix préalable 60 et la disposition de l'âme.
– Mais si c'est le choix préalable de l'âme qui est maître [5], et si domine
cette partie de l'âme, quelle qu'elle soit, qui, au terme des vies antérieures,
se trouve prête à agir, le corps ne sera plus alors cause d'aucun mal pour
l'homme. Si, en effet, le caractère de l'âme 61 précède le corps, si l'âme a le
caractère qu'elle s'est choisi et si, comme il dit 62, elle ne change pas de
démon 63, alors ce n'est pas ici que l'on devient bon ou mauvais.
– [10] Est-ce donc en puissance que les hommes sont, l'un bon, l'autre
mauvais, tandis qu'ici 64 ils le deviennent en acte 65 ?
– Qu'arrive-t-il donc si celui dont le caractère est bon hérite d'un corps
mauvais, et si, à l'inverse, celui qui est mauvais hérite d'un corps qui est
bon ?
– Le caractère de chacune de ces deux âmes est plus ou moins à même de
se procurer un corps de l'une ou l'autre sorte, puisque même le hasard qui
vient de l'extérieur sous différentes formes ne modifie jamais complètement
le choix préalable. [15] Et quand il dit 66 que viennent d'abord les sorts 67,
puis les modèles de vie, ensuite ce qui relève du hasard 68, et que les âmes
choisissent leur vie, selon leur caractère, parmi les vies qui leur sont alors
présentées, il donne plutôt la prédominance aux âmes, qui adaptent ce qui
leur est donné à leur caractère. Que le démon dont nous parlons ne nous soit
pas tout à fait extérieur c'est ce dont témoigne en effet ce passage du
Timée 69. Il n'est extérieur [20] que pour autant qu'il ne nous est pas attaché
et qu'il n'est pas actif, mais il est nôtre en tant que « nôtre » renvoie à l'âme,
et non au sens où l'on se référerait à des hommes déterminés vivant la vie
qui est subordonnée à ce démon. Si l'on comprend ainsi ce passage, on n'y
trouvera aucune contradiction, alors que si l'on comprend le terme
« démon » en un autre sens il en résultera un certain désaccord 70. Et
l'affirmation [25] selon laquelle il est « celui qui accomplit 71 » ce qu'un
homme a choisi s'accorde elle aussi avec ce sens. Le démon qui se situe au-
dessus de nous, en effet, ne nous laisse ni trop descendre vers le mal – car la
seule partie active est celle qui se tient en dessous de lui 72 –, ni nous élever
au-dessus de lui, ni l'égaler. On ne peut devenir autre chose que ce qu'on est
déjà.

6. – Qu'est-ce donc que le sage 73 ?


– Celui qui agit par la meilleure partie de lui-même. Il ne serait pas un
sage si son démon concourait à son activité. Car en lui c'est l'intellect qui
est actif. Il est donc lui-même un démon, ou bien il agit en accord avec un
démon, et un dieu est son démon.
– Est-ce que cela veut dire qu'il y a un démon même au-dessus de
l'Intellect ?
– Oui, si [5] ce qui est au-dessus de l'Intellect est pour lui un démon.
– Pourquoi un sage n'est-il pas un sage dès le départ ?
– À cause du tumulte qui résulte de la naissance 74. Néanmoins, même
avant d'exercer sa raison, il a en lui un mouvement qui, de l'intérieur, aspire
à ce qui lui est propre 75.
– Est-ce que son démon le redresse donc complètement 76 ?
– Pas complètement, s'il est vrai que, compte tenu de sa disposition, l'âme
est telle que, dans telles circonstances, étant ce qu'elle est, [10] elle aura
telle existence et tel choix préalable.
– Pourtant, de ce démon dont nous parlons, Platon dit que, après avoir
conduit l'âme vers l'Hadès, il ne reste pas le même, à moins que l'âme ne
fasse à nouveau le même choix 77. Mais comment les choses se passent-elles
avant ce choix ?
– Le fait qu'il conduise les âmes vers le jugement signifie que le démon
retourne à la même figure après le décès que celle qu'il avait avant la
naissance. Ensuite, [15] comme à partir d'un nouveau commencement,
pendant le temps qui précède la naissance suivante, il assiste les âmes qui
doivent être punies. Pour celles-ci ce n'est pas d'une vie qu'il s'agit mais
d'un châtiment.
– Et qu'en est-il des âmes qui vont dans des corps de bêtes féroces ? Ont-
elles un gardien qui est moins qu'un démon ?
– C'est un démon, mais mauvais ou stupide 78.
79
– Et pour celles qui vont là-haut ?
– Les unes, parmi elles, vont dans le monde sensible, les autres hors de
lui 80. Celles qui vont dans le monde sensible vont, les unes [20] dans le
soleil ou dans un des autres astres errants, les autres dans la sphère des
fixes, chacune en fonction du degré auquel son activité s'est ici-bas réglée
sur la raison. Il faut penser en effet que dans notre âme il y a un monde, et
pas seulement un monde intelligible 81 mais aussi une disposition de même
forme que celle de l'âme du monde 82. Et donc, tout comme cette âme se
distribue dans la sphère des fixes et dans les astres errants selon [25] ses
différentes puissances 83, les puissances qui sont en nous sont elles aussi de
même forme que ces puissances, et de chacune d'elles procède une activité
différente 84. Et, une fois libérées, nos âmes parviennent, là-bas, dans l'astre
qui correspond au caractère et à la puissance qui étaient les leurs quand
elles étaient actives et vivantes. Et, de la sorte, l'âme aura pour dieu 85 et
pour démon soit cet astre lui-même soit celui qui a une puissance [30] plus
élevée. Mais cela demande à être examiné de plus près. Quant aux âmes qui
sont parvenues à l'extérieur, elles se sont élevées au-dessus de la nature
démonique 86, du destin qui voue à la génération 87, et, plus largement, de ce
qui est dans ce monde, le monde visible. Aussi longtemps qu'elles restent
là-bas, l'essence qui en elles aspire à la génération est emportée avec l'âme,
cette essence qu'on pourrait désigner [35] à bon droit comme « l'essence
divisible qui advient dans les corps 88 », en se multipliant et en se divisant
elle-même dans les corps. Elle 89 ne se divise pas selon la grandeur,
toutefois, car elle reste la même chose, tout entière dans tous les corps,
encore et encore une. Et si d'un seul animal il en vient toujours plusieurs,
c'est que l'âme est toujours en train de se diviser de cette manière, et il en va
de même dans le cas des plantes, [40] car cette essence est « divisible dans
les corps ». Et tantôt elle donne la vie en demeurant dans le même corps,
comme dans le cas des plantes, tantôt elle se retire et la donne avant de se
retirer, comme dans le cas des plantes arrachées 90 ou des animaux morts,
quand plusieurs animaux sont engendrés à partir de la putréfaction d'un
seul. Et l'âme 91 de l'univers elle aussi concourt à cette activité, [45] car la
puissance de ce type qu'elle a ici est la même. Et si l'âme revient ici, elle
aura le même démon ou un autre, en fonction de la vie qu'elle adoptera.
Accompagnée de ce démon, elle s'embarque donc d'abord sur cet univers
comme sur un navire 92. Ensuite, la nature dite « du fuseau 93 » [50]
l'accueille et l'affecte, comme sur un bateau, à une place déterminée d'où
dépendra son sort. Et la voûte du ciel la faisant tourner 94 – comme le vent
qui entraîne celui qui est assis sur le navire ou qui se déplace dessus –, il se
produit des spectacles, des péripéties et des événements multiples et
variés 95 ; et, comme sur un navire encore, ceux-ci se produisent soit à cause
du mouvement du navire, soit parce que, de [55] lui-même, le « passager »
se déplace d'un élan 96 propre qu'il a en étant sur le navire à sa façon à lui 97.
En effet, dans des circonstances identiques, tout le monde ne se meut pas de
la même façon, n'a pas les mêmes souhaits et n'agit pas de la même
manière. Il arrive donc des choses différentes à des hommes différents, que
les circonstances soient semblables ou différentes ; ou bien, pour d'autres 98,
il leur arrivera les mêmes choses, même si les circonstances sont
différentes. [60] C'est en cela, en effet, que consiste le destin 99.
NOTES DU TRAITÉ 15

1. On a ici une véritable expression figée qui désigne globalement une classe
d'êtres déterminée plutôt qu'elle ne la définit. L'on en peut trouver la preuve
chez Platon et chez Plotin, dans le traité 15 lui-même. Chez Platon, d'abord,
on trouve à la fois l'expression « ho hekástou daímōn, hósper zō̂nta
eilḗkhei » (« le démon de chacun, celui qui l'avait reçu en partage quand il
était en vie », Phédon, 107d6-7), et l'affirmation contradictoire : « ce n'est
pas un démon qui vous tirera au sort (lḗxetai), c'est vous qui allez choisir
votre démon » (République, 617e1-2). On pourrait à la rigueur soutenir qu'il
s'agit de deux œuvres différentes et que la pensée de Platon a pu évoluer sur
ce point. Mais, chez Plotin, on trouve dans le même traité (15) cette
inversion sujet-objet : entre 3, 4 (reprise littérale de l'expression du Phédon)
et 3, 9, qui reprend l'affirmation de la République (à quoi il faut ajouter que
l'expression, prise à la lettre, enveloppe une idée de hasard qui est contredite
elle aussi par la dernière affirmation). Ces deux passages contradictoires
cessent de l'être seulement si l'on comprend qu'il s'agit, dans le premier cas,
d'un syntagme figé.
2. « Réalité » traduit ici hupóstasis. Il ne faut pas donner à ce terme un sens
trop défini et ne pas le réduire, en particulier, à désigner seulement l'un des
trois niveaux de réalité les plus hauts (Un, Intellect, Âme),
traditionnellement désignés sous ce titre. Voir, à ce sujet, P. Hadot (Traité 50,
p. 24) : « Le mot hypostasis signifie en général chez Plotin “existence” ou
“produit substantiel” d'une réalité transcendante, sans que ce terme soit
appliqué d'une manière technique au Bien, à l'Esprit (i.e l'Intellect) et à
l'Âme. » À titre de confirmation, on peut noter que, des quatre emplois
d'hupóstasis dans les traités antérieurs, aucun ne correspond à l'une des
« trois Hypostases ». Ici même (lignes 2-3) et dans le traité 11 (V, 2), 1, ligne
26, « hupóstasis » s'applique clairement à une réalité inférieure à l'Âme
universelle ; le terme est à peu près synonyme de « réalité », de
« substance » (sur cette notion voir aussi, infra, note 4 et, dans le premier
volume, p. 136, note 101).
3. Voir 11 (V, 2), 1. L'opposition n'est pas entre le mouvement et le repos,
mais entre « demeurer en soi » (ménein) et descendre vers les réalités
inférieures. Si l'Un, en effet, est au-delà de tout mouvement (voir sur ce
point 10 (V, 1), 6), l'Intellect, lui, tout en demeurant en lui-même, est animé
d'un mouvement (kínēsis) dans la mesure où il pense les formes qui sont en
lui (voir, sur ce point, 10 (V, 1), 4, 36, qui rejoint Sophiste, 254d, et 13 (III,
9), 7 et 9).
4. C'est-à-dire l'âme sensitive qui subsiste par soi, et non la sensation comme
accident de l'âme. Pour l'expression en hupostásei, voir 22 (VI, 4), 9, 40-41
et 50 (III, 5), 4, 2 où hupóstasis est associé à ousía comme à un quasi-
synonyme (en ousía kaì hupostásei).
5. Cette nature est ce que Plotin, dans un vocabulaire plus strictement
aristotélicien, présente ailleurs comme la faculté végétative (phutikḗ) de
l'âme. Sur celle-ci, voir Aristote, De l'âme, II, 4.
6. La fin du traité 11 (V, 2), 2, 30-31 pose déjà cette question : « Qu'en est-il
donc de l'âme qui se trouve dans les plantes ? N'engendre-t-elle rien ? »
Plotin répond : « elle engendre ce en quoi elle se trouve (en hō̂i ésti) », on
peut comprendre, là aussi (voir infra), qu'il s'agit de la matière.
7. Sur ce passage, voir 12 (II, 4), 5 où Plotin compare la matière intelligible
et la matière des choses sensibles : cette dernière, dit-il, « devient quelque
chose de défini, qui certes ne vit pas (ou mèn iō̂n) ni ne pense, mais qui n'est
qu'un cadavre ornementé (nekròn kekosmēménon) » (lignes 16-18).
8. Voir, dans un contexte voisin, 38 (VI, 7), 3, 12, où se trouve la seule autre
occurrence du terme amórphōton (« sans forme »).
9. S'il faut, ailleurs, distinguer morphḗ – la figure – et eîdos – la forme –
(voir, par exemple, 31 (III, 8), 2), la tournure de la phrase montre clairement,
ici, que eidopoieîto (ligne 9) se rattache à amórphōton (ligne 8), et qu'il
s'agit dans les deux cas de la forme. Le « morphḗn » de la ligne 15 est plus
équivoque puisqu'il s'agit là de la matière, qui acquiert une figure en
recevant une forme, alors que les réalités supérieures (voir « prò toútou »,
ligne 8) de la ligne 1, immatérielles, ne pouvaient être dites recevoir une
« figure » (pour d'autres occurrences où les termes morphḗ et eîdos sont
synonymes, voir traité 38 (VI, 7), 32 et 33).
10. Voir, sur ces deux temps de la procession d'une réalité à partir de la
réalité supérieure, le passage, très proche, du traité 11 (V, 2), 1, 9-12, qui
porte sur un niveau de réalité supérieur, l'Intellect. On a donc là un schéma
qui est valable pour la constitution de réalités de différents niveaux.
11. Selon D. O'Brien, ce dernier produit de l'âme, privé de vie, totalement
indéterminé et qui devient un corps en recevant une forme, ne peut désigner
que la matière. Ces lignes constituent – avec 13 (III, 9), 3 – un des deux
passages qu'il juge décisifs à l'appui de sa thèse (voir Plotinus on the Origin
of Matter, p. 16-18) d'une génération de la matière à partir de l'Un (sur cette
question, voir la fin de la notice de ce traité et, dans le premier volume, note
94, p. 266).
12. La forme. Sur la réception de celle-ci, dont l'initiative revient à l'âme,
voir 13 (III, 9), 3, 14-16.
13. On peut se demander si cette affirmation s'accorde bien avec ce qui
précède et, en particulier, avec l'affirmation selon laquelle la matière même
procède de l'âme. Car si la matière, qui est ce qu'il y a de plus bas, procède
de ce qui est au-dessus d'elle (l'âme), elle est alors en quelque façon quelque
chose « d'en haut » elle aussi, au sens où elle procède de ce qui est au-dessus
d'elle et, indirectement de ce qui est « tout en haut », de l'Un. Dès lors, la
distinction entre un monde d'en haut et un monde « d'en bas » devient
difficile à penser car elle ne peut plus s'appuyer sur la dualité des principes.
Dans la pensée platonicienne on peut distinguer deux lieux (tópoi) puisque,
selon la cosmogonie du Timée, par exemple, la khṓra ne procède pas des
Formes et constitue un principe (si l'on peut dire) du caractère mouvant et
partiellement irréel des choses sensibles. Un tel principe est requis par une
pensée du sensible comme réalité dévaluée dans la mesure où le principe de
l'être (la Forme du Bien chez Platon, l'Un chez Plotin) ne porte pas en lui-
même la limitation qui rendrait compte du néant qui est au cœur du sensible.
On a là un exemple des difficultés que pose le statut de la matière dans son
rapport au premier principe.
14. Il s'agit de la matière.
15. Citation quasi littérale du Phèdre, 246b7-8 : « toute âme prend soin de
tout (pantós) ce qui est dépourvu d'âme ». D'autres leçons, préférées par
plusieurs éditeurs, donnent pour le texte de Platon : « l'âme tout entière » au
lieu de « toute âme ». La citation de Plotin pèse fortement en faveur de cette
dernière version.
16. Sans doute l'âme végétative, la « nature » qu'évoqué le chapitre 1.
17. Phèdre, 246b8-c1. Citation littérale. Socrate poursuit ainsi son exposé
sur la nature de l'âme : « quand elle est parfaite et ailée, elle chemine dans
les hauteurs et administre le monde entier ; quand, en revanche, elle a perdu
ses ailes, elle est entraînée jusqu'à ce qu'elle se soit agrippée à quelque chose
de solide ; là, elle établit sa demeure, elle prend un corps de terre qui semble
se mouvoir de sa propre initiative grâce à la puissance qui appartient à l'âme.
Ce qu'on appelle “vivant”, c'est cet ensemble, une âme et un corps fixé à
elle, ensemble qui a reçu le nom de “mortel” » (trad. L. Brisson, dans cette
même collection).
18. Sur l'unité de l'âme et la pluralité de ses puissances, voir 8 (IV, 9), 3.
19. La traduction ici est moins claire que le texte original, puisqu'elle perd la
parenté étymologique entre la « nature » (phúsis), « les plantes » (phutá) et
le verbe « croître » (phúesthai) qui donne son nom à la partie végétative et
dont le sens se retrouve ici dans le participe « auxómenon » (« qui croît »,
ligne 9).
20. Théétète, 176a-b. Cette fuite, pour Plotin (voir 19 (I, 2), 1, 1-5) comme
pour Platon, est l'envers d'une assimilation, et d'abord une recherche,
positive, de l'intelligible et du divin : « Cela montre quel effort s'impose :
d'ici-bas vers là-haut, fuir au plus vite. La fuite, c'est de s'assimiler au dieu
dans la mesure du possible. »
21. Voir République, VII, 519b, où il est dit que les « repas (edōdaí) ainsi
que les mets raffinés (likhneîai) et les plaisirs de ce genre » sont ce qui
attache à l'âme les « masses de plomb, qui sont de la famille du devenir
(génesis) » et qui, selon Socrate, risquent de tirer vers le bas (perikátō) le
regard de l'âme mal éduquée. S'alimenter (pour croître ou pour rester en vie)
et engendrer sont les deux fonctions propres de l'âme végétative (voir lignes
9-10), fonctions auxquelles renvoient les deux désirs dont il est ici question.
22. Il faut entendre par là « l'humanité », la qualité propre qui distingue
l'homme des autres vivants. De façon plus déterminée, c'est ce qui, de l'âme,
est au-dessus de l'activité sensorielle : la raison et l'intellect. On préserve
cette partie en l'exerçant. Ficin tire argument de ce principe, dans son
commentaire, pour critiquer l'idée d'une réincarnation dans un corps de bête
d'une âme qui fut d'abord celle d'un corps humain, car, de toute évidence,
dit-il, même l'homme le plus luxurieux ne manque pas d'exercer sa raison,
ne serait-ce que pour se procurer ses plaisirs. Plotin a peut-être à l'esprit,
aussi, le passage de la République (IX, 588b-e) où Socrate propose de se
représenter l'âme sous la forme d'un être qui abrite en lui trois personnages
qui correspondent aux trois puissances de l'âme : un monstre polycéphale,
un lion et un homme. Ce qui préserve l'homme, dit ici Platon, c'est la
justice : « celui qui soutient que pratiquer la justice est utile affirme qu'il faut
faire et dire cela même qui rend l'homme intérieur plus souverain sur l'être
humain » (589a, trad. G. Leroux). Eu égard à l'objection de Ficin, enfin, il
est intéressant de citer la suite de cette phrase : « […] et qui lui fait prendre
soin de son nourrisson aux têtes multiples. Comme le paysan qui entretient
et apprivoise les espèces pacifiques et empêche les espèces sauvages de
proliférer, cet homme intérieur fait alliance avec le naturel du lion et
prodiguant ses soins en les partageant avec tous, c'est ainsi qu'il les élèvera,
en développant leur amitié mutuelle et avec lui-même ». Pour Platon,
l'activité d'une puissance de l'âme n'exclut pas celle des autres ; ce qui est
variable c'est leur rapport de subordination : il faut pour préserver l'homme
que la plus haute commande. En dépit de la lettre du présent passage qui
semble envisager que la raison puisse sommeiller tout à fait chez certains
hommes, le début de ce chapitre montre que c'est sans doute aussi ce que
pense Plotin (voir lignes 6-7 où il est seulement question de rapports de
domination entre les puissances de l'âme). Plotin combine en fait ces deux
schémas différents : le rapport partie dominante-partie subordonnée, d'une
part, et le rapport partie active-partie inactive, d'autre part.
23. Plotin suit ici la fin du Timée (90e-92c), consacrée à la métensomatose.
Sur ce thème, voir J. Laurent, « La réincarnation chez Plotin et avant
Plotin ».
24. Porphyre, lui, tout en admettant la métensomatose, refuse que l'âme d'un
homme puisse se réincarner dans le corps d'un animal : elle ne peut, selon
lui, se réincarner que dans un autre corps humain (voir saint Augustin, La
Cité de Dieu, X, 30). Voir aussi, sur cette question, supra, note 22.
25. L'élément désirant (tò epithumoûn, nommé ailleurs epithumētikón) et
l'irascibilité (thumós, nommé ailleurs thumoeidés) évoqués ligne 18 sont
avec l'élément rationnel (le logistikón) les trois puissances de l'âme que
distingue le plus souvent Platon (voir, par exemple, République, IV, 441).
26. Voir République, X, 620a, sur le joueur de cythare Thamyras : « Il [Er]
avait vu l'âme de Thamyras choisir la vie d'un rossignol. » On évitera
cependant d'être plus précis que le texte et de traduire comme Bréhier et
Armstrong par « oiseaux chanteurs ». Il n'y a pas que les oiseaux qui
chantent, en effet, et Plotin a peut-être en vue, ici, le passage du Phèdre
(258e-259d) sur le « mythe des cigales » où il est dit, d'abord, que les cigales
chantent (oi téttiges áidantes, 258e, voir aussi 259c) ; ensuite, et surtout,
qu'en elles se sont réincarnés les hommes qui ont le plus aimé la musique :
« quand les Muses furent nées et que leur chant eut commencé de se faire
entendre, certains des hommes de ce temps-là furent, raconte-t-on, à ce point
mis par le plaisir hors d'eux-mêmes que de chanter leur fit négliger de
manger et de boire, si bien qu'ils moururent sans s'en apercevoir. C'est de ces
hommes que, par la suite, a surgi la race des cigales » (259b-c, trad.
L. Brisson).
27. Voir Timée, 91d-e : « L'espèce des oiseaux, elle, provient de la
transformation – il leur pousse des plumes au lieu de poils – d'hommes
dépourvus de méchanceté, mais légers, intéressés par les choses qui sont en
l'air (meteōrologik(o1]n), mais qui estiment dans leur naïveté que les
démonstrations les plus assurées à leur sujet s'obtiennent par la vue » (trad.
L. Brisson). Le manque de phrónēsis dont parle ici Plotin consiste aussi sans
doute dans cette méprise que le Timée même fait apparaître a contrario en
proposant une explication a priori du « macrocosme » (31b-40d). Sur la
notion de meteōrología, voir L. Brisson, « L'unité du Phèdre de Platon ».
28. Dans ses trois occurrences, « civique » traduit ici, imparfaitement,
politikós. Sur cette vertu, voir 19 (I, 2), 1, 16-20 et la note 22, p. 447.
29. Voir Phédon, 82b, où Socrate expose que ceux qui « auront cultivé la
vertu publique et sociale (dēmotikḕn kaì politikḕn, celle qu'on appelle
modération (sophrōsúnē) et justice […] ont toutes les chances de se
reintroduire dans une espèce animale qui soit sociable et de mœurs douces
(politikòn kaì hḗmeron génos) : abeilles, si tu veux, ou guêpes ou fourmis
[…] » (trad. M. Dixsaut, dans cette même collection). Pour M. Dixsaut ce
passage ne doit pas être compris littéralement. Platon ferait là un « usage
métaphorique de la zoologie permettant de procéder à une classification des
âmes. » (p. 355-356, note 176). On peut avancer à l'appui de cette lecture
que la métempsycose est évoquée seulement et toujours à propos de
l'homme et dans un contexte parénétique, voisin de celui des mythes, pour
lesquels l'on s'accorde plus communément à reconnaître que tout n'est pas à
comprendre à la lettre.
30. Celui qui est déjà un dieu ici, c'est le sage qui a suivi l'appel du Théétète
(voir supra, 2, 12) à se purifier jusqu'à s'assimiler au dieu. Voir le traité 19
(I, 2) qui nous exhorte à être des dieux (« theòn eînai », 6, 2), et précise que
l'homme qui a éradiqué en lui les mouvements involontaires de la partie
irrationnelle « est uniquement un dieu : un dieu parmi ceux qui viennent à la
suite du premier dieu » (6, 6-7).
31. Voir Phédon, 107d et, supra, note 1. Il faut distinguer deux types de
démons : le démon que l'âme peut devenir et celui qu'elle a. Sur cette
distinction, qui structure toute la démonologie antique, voir M. Détienne, De
la pensée religieuse à la pensée philosophique. La notion de daimôn dans le
pythagorisme ancien, p. 58-59 : « L'être naissant au monde a un démon, de
par sa condition humaine […] l'être humain peut devenir un démon, s'il
pratique le genre de vie pythagoricien. » À travers Platon peut-être, c'est
donc à la démonologie pythagoricienne que remonteraient certains éléments
du traité 15. À ces deux types de démons correspondent deux ordres de
questions distincts. Tout homme possède un démon, de son vivant, dont la
nature, variable selon les différents individus, est fonction de la faculté qui
est active en eux. Ceux qui se seront purifiés suffisamment, d'autre part,
après leur mort, pourront devenir des démons, et donc échapper à la
réincarnation dans un corps humain. Mais comment peut-on à la fois devenir
(après la mort) et être déjà (de son vivant) ? Les hommes qui deviendront
des démons sont « déjà ici » des démons, dit Plotin, dans la mesure où leur
âme est déjà aussi pure que celle des démons. C'est là l'essentiel puisqu'ils se
sont déjà presque libérés de leur corps, auquel ils ne consacrent plus que le
moins d'attention possible.
32. En toute rigueur ce passage ne semble pas tout à fait cohérent avec ce
que dit Plotin au chapitre 2. En effet, ces lignes semblent présupposer qu'il
n'y a toujours en l'âme qu'une faculté active et que l'activité de l'une exclut
l'activité des autres. Or, en 2, 6-10 (voir surtout, ligne 10 : « pánta
sunergeî »), Plotin a montré que, à la différence des autres âmes, les
différentes puissances de l'âme humaine étaient actives simultanément,
même si l'une dominait les autres. Alors qu'ici l'activité d'une partie est
exclusive de celle des autres, au chapitre 2 il précisait que les différentes
parties étaient actives en même temps et qu'il n'y avait entre elles que des
rapports de domination. Il faut donc sans doute comprendre ici que la partie
dite active est en fait la plus active, celle qui domine.
33. C'est-à-dire l'Intellect.
34. « Consentement » rend sugkhōrō̂n. Voir 28 (IV, 4), 43, où Plotin se
demande si les philtres -(phármakoi) peuvent avoir un effet sur le sage, et
répond qu'ils peuvent être cause de maladie mais qu'ils ne peuvent à eux
seuls provoquer en lui l'amour, parce qu'il faudrait pour cela que l'ensemble
de son âme consente (epineuoúses, ligne 6) à la passion qui ne touche
directement que la puissance irrationnelle de celle-ci. Qu'une puissance
prédomine dans l'âme n'est pas le fait de cette seule puissance, mais de l'âme
tout entière, y compris des puissances supérieures, même lorsque ce sont les
puissances inférieures qui dominent.
35. Voir République, X, 617e.
36. Choisir un type de vie c'est choisir de donner la prédominance et
l'activité à telle ou telle puissance de notre âme et donc, indirectement,
choisir la puissance de l'âme ou la réalité qui sera notre démon, en vertu du
principe énoncé supra, lignes 3-5.
37. Voir Phédon, 107d, où il est question d'un démon qui conduit l'homme
dans l'intervalle de deux existences incarnées, ce qui s'accorde avec les
précisions que donne Plotin dans les lignes suivantes.
38. Plotin semble dire ici que le démon conduit l'homme de son vivant (ligne
11) et qu'il a une activité (lignes 12-13). Or, il a précisé au début de ce
chapitre (lignes 2-3), à propos du même démon (le « démon qui nous a reçus
en partage »), que ce qui conduit l'homme pendant sa vie, c'est la partie de
son âme qui est alors active, que le démon est ce qui se tient au-dessus de
cette partie et qu'il n'est pas actif (voir lignes 5 et 7, et chapitre 5, lignes 20
et 27). Il faut donc comprendre sans doute que le démon est actif, mais qu'il
est au-dessus de la partie de l'âme qui est active en nous.
39. Barúnoito. Sur ce sens du poids et de la légèreté, voir, par exemple, 9
(VI, 9), 4, 22 et 9, 59-61 et, chez Platon, Phèdre, 248c et Phédon, 81c : « Il
faut croire que cela (le corps) pèse, que c'est lourd (barù), terreux, qu'on en a
plein la vue ! Quand c'est là son contenu, une âme de ce genre (celle qui était
accaparée par le soin de son corps) est tout alourdie (barúnetai), elle est tirée
en arrière vers le lieu visible […] » (trad. M. Dixsaut). L'élément corporel
est à la fois le poids qui freine et retient l'âme dans sa « fuite » vers
l'intelligible, et comme le sol (mouvant) auquel il la rive. C'est aussi, selon le
principe d'analogie qui commande les réincarnations, ce qui lui interdit de
parvenir « là-haut » et lui impose une nouvelle incarnation, ce qui, d'une vie
à l'autre, donc, la retient « à terre ». Il faut noter que l'âme, immatérielle, ne
pèse pas du poids du corps : ce qui la retient c'est le mouvement (le soin) –
qui a son principe en elle – et qui la porte vers l'élément corporel ; il en va
de même chez Plotin (voir, infra, chapitre 5, ligne 6).
40. Après avoir établi que le démon d'un homme donné change après la mort
de celui-ci, Plotin envisage successivement les deux cas possibles : soit le
nouveau démon est inférieur au précédent, et il y a déchéance (lignes 14-17),
soit il est supérieur, et il y a progrès (lignes 18-20).
41. Sur l'idée que le mal est à lui-même son châtiment, voir 6 (IV, 8), 5, 16-
19 et 52 (II, 3), 8, 11-12 : « si nous nous égarons, nous en sommes punis par
cet égarement lui-même ». C'est sur cette idée que Ficin s'appuie dans son
commentaire pour montrer que le châtiment des fautes n'exige pas de
réincarnation dans des corps de bêtes.
42. Voir Phèdre, 247b, où le même verbe (bríthein) est employé à propos du
mauvais cheval qui tire l'attelage ailé vers le bas.
43. Sur le démon du méchant qui se réincarne dans un corps de bête féroce,
voir, infra, chapitre 6, ligne 18.
44. Prostasía. Marc Aurèle emploie un substantif de la même famille,
prostátēs, dans un contexte voisin, à propos du démon, qui est pour lui une
faculté déterminée de l'âme, la raison. Voir Pensées, III, 5 : « Que le dieu qui
est en toi soit le guide prostátēs d'un être énergique […] », et V, 27, où Marc
Aurèle parle du « démon que Zeus a donné à chacun comme guide
(prostátēn) et comme chef, et qui est une partie de lui-même. Ce démon,
ajoute-t-il, c'est l'intellect (noûs) et la raison que possède chacun. » Chez
Plotin, la prostasía n'appartient pas au démon, mais à la plus haute puissance
active de l'âme, ce qui découle de la définition énoncée au début du chapitre,
lignes 4-8.
45. Voir, dans un contexte très voisin, 38 (VI, 7), 6, 23, où Plotin se demande
comment l'âme d'un homme peut devenir celle d'une bête et répond : « c'est
qu'elle est toutes choses mais que, tantôt son activité se rattache à telle
raison formelle, tantôt à telle autre » et, dans un contexte très différent (celui
d'une analyse de la sensation et de la pensée), Aristote, De l'âme, III,
431b20-22 : « L'âme est, d'une certaine façon, l'ensemble des réalités (tà
ónta pánta) » (trad. R. Bodéüs, dans cette même collection). Le principe
énoncé ici par Plotin est essentiel et implicite depuis le début. C'est en vertu
de lui que l'âme a tant de « mouvement », que ce soit pour choir ou pour
s'élever, et qu'elle peut s'établir à l'un ou l'autre des niveaux de réalité.
46. Peut-être faut-il comprendre : « par les pouvoirs qui, dans notre âme,
sont apparentés à ceux de l'âme du monde ». De nombreux éditeurs, après
Kirchhoff, suppriment « kaì toîs kósmou », ligne 23. Pour une défense du
texte retenu, voir P. Henry, Les États du texte de Plotin, p. 221, qui
comprend comme nous qu'il s'agit du monde intelligible, le kaì ayant ici le
sens explétif que lui donne aussi Ficin dans sa traduction.
47. C'est une thèse que Proclus critiquera dans une page qui semble viser ce
passage : « Il n'est pas vrai, à l'inverse de ce que certains affirment, qu'il
faille poser en nous-mêmes le monde intelligible si l'on veut rendre compte
du fait que nous connaissons en nous-mêmes les réalités intelligibles, car ce
monde est séparé de nous et c'est lui qui est la cause de notre essence. Il ne
faut pas dire non plus qu'une partie de l'âme demeure là-haut, sous prétexte
que c'est par elle que nous pourrions nous unir aux intelligibles »
(Commentaire sur le Parménide de Platon, 134a). Voir aussi Numénius, pour
qui chaque âme contient d'une certaine façon « le monde intelligible, les
dieux et les démons, le Bien et tous les genres antérieurs et supérieurs », et
pour qui « tout est pareillement en toutes choses, bien que, pour chacune,
selon le mode approprié à son essence » (Fr. 41, éd. É. des Places). La
source de ce fragment, Jamblique (selon Stobée), précise que « cette opinion
est incontestablement celle de Numénius et, avec des réserves, celle de
Plotin ; [qu']Amélius y souscrit, mais sans certitude, (et que) Porphyre reste
indécis à son sujet ». La question devait donc faire l'objet de débats
spécifiques dans l'entourage de Plotin.
48. Voir traité 6 (IV, 8), 8, 1-3 : « Et s'il faut oser dire contre l'opinion des
autres plus clairement ce que l'on pense, notre âme tout entière n'a pas
plongé ici-bas, mais quelque chose d'elle est toujours dans l'intelligible. »
49. Il faut sans doute rattacher ce ternie (apórroia) à celui (aporroé)
qu'utilise Platon dans le Phèdre (251b) à propos de l'effluve de la beauté. En
dépit de la différence des contextes, en effet, il y va déjà, chez Platon, du
rapport d'une réalité supérieure à une réalité inférieure et dans une certaine
mesure d'une production, puisque cet effluve est comme une nourriture pour
l'âme dont elle fait à nouveau croître les ailes (251b-c). Ce terme, par
ailleurs, prendra, après Plotin, une grande importance chez Proclus (voir, par
exemple, Sur le Premier Alcibiade de Platon, 71, 17).
50. Cet acte est l'âme. Voir 11 (V, 2), 1, 16-17, où il est dit de l'âme qu'elle
est « l'acte qui vient de la réalité » (ek tes ousías enérgeia) et, sur la
distinction entre « l'acte de la réalité » et « l'acte qui vient de la réalité », 7
(V, 4), 2, 28-34.
51. Sur ce point, voir 30 (III, 8), 8, 46-48 où Plotin explique que « si quelque
chose vient de l'Intellect, ni l'Intellect ni ce qui en vient ne s'en trouvent
diminués : ce qui en vient (l'âme) parce qu'il est lui-même toutes choses
(comme l'Intellect), l'Intellect, parce qu'il n'est pas un assemblage de
parties ». Ficin, au début de son commentaire du premier chapitre, compare
à cet égard l'Intellect au feu qui produit hors de lui chaleur et lumière sans
s'en trouver diminué.
52. L'acte ou effluence qui procède de la partie intelligible de notre âme
(voir chapitre 3, 25-26).
53. C'est-à-dire dans le corps du monde. Voir 6 (IV, 8), 7 : « Pour certaines
âmes […] la conversion vers le bien se fait dans le monde inférieur, alors
que pour l'âme que l'on appelle l'âme de l'univers cela n'est pas arrivé par un
travail accompli dans ce monde inférieur ; mais parce qu'elle est insensible
aux maux elle peut observer par la contemplation les choses qui sont sous
elle, tout en restant toujours suspendue à ce qui la précède. »
54. Si l'on conserve la leçon de tous les manuscrits (enokhlouménou dè,
ligne 6), il faut traduire : « par elle, sans qu'il lui donne les soucis que donne
quelque chose qui est troublé ». Nous suivons la correction finalement
adoptée par H.-S. dans leurs Corrigenda (enokhloûn mèn oudè) : elle
présente l'avantage, par rapport à celle de l'editio minor (enokhloûn oudè),
de rendre mieux compte du texte des manuscrits, dont elle est plus proche.
Sur l'homme qui, à l'inverse de l'âme de l'univers, est troublé (enoklouménōi)
par le corps et arraché, de ce fait, à la contemplation du Bien, voir 9 (VI, 9),
10,3-7.
55. Dans le traité 6 (IV, 8), Plotin oppose le corps de l'univers, « qui est
parfait, autosuffisant et autarcique » et les corps particuliers qui « sont
agressés par de nombreux éléments étrangers », qui sont « toujours dans le
besoin » et qui exigent « toutes sortes de secours » (chapitre 2, 12-15). Plotin
revient sur cette question à la fin du même traité : « les âmes qui sont
partielles […] sont occupées par la faculté de sentir et par la perception de
beaucoup de choses contraires à leurs natures, et qui les font souffrir et les
troublent, puisque ce qui mobilise leur attention (leur corps) est une partie
défectueuse (ellipoûs) qui a autour d'elle beaucoup de choses étrangères, et
qui en désire beaucoup d'autres » (chapitre 8, 17-21). Le corps du monde,
qui englobe tous les autres corps, ne manque, lui, de rien et n'est menacé par
aucun corps étranger.
56. Platon, Timée, 33c1-3. Cela, au temps de Plotin et jusque dans l'école
platonicienne, n'allait peut-être pas de soi. Varron, en effet, disciple du
platonicien Antiochus d'Ascalon, affirmait que dans le cosmos, le soleil, la
lune, les étoiles, « que nous percevons et par lesquels lui-même est doué de
perception, sont les sens [de l'âme du monde] » (Antiquités divines, fragment
XVI, 4, d'après saint Augustin, La Cité de Dieu, VII, 23), et, après lui,
Plutarque, dans son traité Sur le visage qui apparaît à la surface de la lune,
927c-928d, soutiendra la même thèse (cités in P. Boyancé, « La théologie de
Varron », Revue des Études anciennes, 57, 1955, p. 57-84 et, en particulier,
p. 79-82).
57. Nous adoptons ici une ponctuation différente de celle retenue par H.-S. :
nous mettons un point en haut après ekhóntōn et supprimons le point après
ērémēsis (ligne 11).
58. Sur le monde, voir particulièrement 33 (II,9), 40 (II, 1), et 47 (III, 2).
59. Platon, République, X, 617e.
60. Sur le choix préalable (proaíresis), voir, dans le premier volume,
note 42, p. 130-131. Il semble que Plotin prenne ici ce terme dans un sens
plus stoïcien qu'aristotélicien. Aristote, en effet, comprend la proaíresis
comme une décision particulière qui n'engage pas la qualité morale de toute
une vie (Éthique à Nicomaque, III). Voir cependant les remarques de
P. Aubenque – La Prudence chez Aristote, p. 119-120 – qui montre que dans
le livre II de l'Éthique à Nicomaque la proaíresis s'oppose à la vertu
naturelle comme ce dont nous sommes responsables, cette problématique
étant plus proche de celle de Plotin que celle du livre III où Aristote se livre
à une analyse de l'action. Les premiers stoïciens, en revanche, la regardent
comme un choix initial qui décide pour toujours de la qualité morale d'un
individu (sur le sens ultérieur que prend ce terme, en particulier chez
Épictète, où il s'identifie à la volonté comme faculté, voir J.-B. Gourinat, Les
Stoïciens et l'âme, p. 92-95). Plus précisément, ils la définissent comme un
« choix (haíresis) avant (pro) le choix » (SVF III, 173). On notera que dans
la phrase de Plotin on retrouve ces deux termes (haíresis et proaíresis) : le
choix (haíresis) de là-bas, dit-il, est en fait la proaíresis. A.-J. Voelke
commente ainsi la définition stoïcienne : « la proaíresis n'est pas un choix
relatif, exprimant une simple préférence, mais une intention concourant avec
les dispositions naturelles pour déterminer l'orientation morale de l'individu.
Comme telle, elle doit nécessairement précéder les actions singulières »
(L'Idée de volonté dans le stoïcisme, p. 132). Sur la notion de proaíresis dans
le néoplatonisme, voir J.M. Rist, « Prohairesis : Proclus, Plotinus and alii ».
61. Pour l'expression tò tês psukhês êthos, voir République, III, 400d.
62. Allusion probable à République, X, 620d-e, d'où l'on peut inférer cette
thèse.
63. Elle n'en change pas au cours d'une vie donnée. En revanche, comme on
l'a vu, elle peut en changer d'une vie à l'autre (voir chapitre 3, 18-20 et infra,
5, 26-29).
64. Pour la clarté de la traduction nous ajoutons « ici », qui ne figure pas
dans le texte grec ligne 10, mais qui est associé à « gígnetai » (« devient ») à
la ligne précédente et donc sans doute implicitement repris, dans cette
question, par « gígnetai ».
65. Plotin envisage ici deux façons d'être bon ou mauvais. C'est d'ailleurs
sans doute le caractère fuyant et insaisissable de cette distinction qui lui vaut
de ne pas être examinée plus avant, et à l'hypothèse avancée d'être,
tacitement, abandonnée.
66. Comme c'est toujours le cas, le « il dit » désigne Platon. Dans ces lignes,
Plotin commente République, X, 617d-621a.
67. C'est-à-dire les cailloux, par exemple, que les âmes tirent au sort pour
déterminer leur rang dans la phase suivante, celle du choix des types de vie.
68. Nous traduisons ici le texte proposé par Creuzer (épeita [tà en] taîs
túkhais, ligne 16), même si, en dépit de la correction introduite, il demeure
difficile de voir à quel passage ces mots renvoient précisément dans le texte
de la République. Il peut s'agir, suivant Armstrong (note ad locum), du détail
des événements contenus dans une vie, détail qui n'apparaît pas au premier
regard et que l'âme découvre dans un second temps. Ainsi, dans la vie d'un
tyran, le fait qu'il doive manger ses enfants et commettre d'autres horreurs
(619b-c).
69. Voir Timée, 90a : « En ce qui concerne l'espèce d'âme qui en nous
domine (il s'agit de la partie rationnelle), il faut se faire l'idée que voici. En
fait, un dieu a donné à chacun de nous, comme démon, cette espèce-là d'âme
dont nous disons, ce qui est parfaitement exact, qu'elle habite dans la partie
supérieure de notre corps, et qu'elle nous élève au-dessus de la terre vers ce
qui dans le ciel, lui est apparenté » (trad. L. Brisson). Ce passage exige de
Plotin qu'il montre que, d'après sa définition, le démon est en quelque façon
nôtre, au risque, sinon, d'entrer en contradiction avec le texte platonicien.
L'argumentation de Plotin consiste à montrer que, si l'on identifie le « nous »
à la seule puissance active de l'âme, le démon ne peut être dit nôtre (puisqu'il
est au-dessus de cette puissance et autre qu'elle), mais que si l'on inclut dans
le « nous » l'ensemble des puissances de l'âme, y compris celle qui se tient
au-dessus de la puissance active en nous, alors le démon peut bien être dit
« nôtre ».
70. « Désaccord » rend asumphōnía. C'est la seule occurrence de ce terme
chez Plotin.
71. Voir République, X, 620e 1.
72. C'est-à-dire, qui se situe immédiatement au-dessous de lui : si c'est
l'intellect qui est notre démon, par exemple, la partie active sera la partie
rationnelle et non la partie sensitive.
73. Sur le sage (spoudaîos), voir les dernières lignes de 3 (III, 1), 10, 10-15.
74. Voir Timée, 43a-44b.
75. Plotin reprend ici, en les transposant, différents thèmes traditionnels du
stoïcisme : le passage à la sagesse (voir Sénèque, Lettre à Lucilius, 118),
l'âge de raison (voir SVF I, 149, SVF II, 83 = « Long et Sedley » 39
E = Aétius IV, 11, 1-4, et Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 11) et
l'appropriation ou « apparentement naturel » (oikeíōsis), en vertu de laquelle
tout être vivant tend par nature et dès sa naissance à ce qui lui est propre
(voir SVF III, 178 et 182). Pour Plotin, ce qui est propre à l'âme c'est la vertu
(voir 38 (VI, 7), 27).
76. La question est de savoir si ce mouvement naturel vers le bien suffit par
lui-même pour devenir un homme bon. Le verbe « redresser » (katorthoûn)
se rattache au katórthōma qui désigne chez les stoïciens l'action droite
moralement parfaite. Sur ce terme, voir, dans ce volume, 19 (I, 2), 6, 2 et la
note ad locum.
77. Phédon, 107d-e.
78. L'hypothèse d'un démon mauvais n'est pas évoquée par Platon. La
religion traditionnelle attribuait quelquefois à l'individu deux démons (voir
P. Boyancé, « Les deux démons personnels dans l'Antiquité grecque et
latine »), l'un bon, l'autre mauvais, mais Plotin ne semble pas ici tributaire de
cette croyance puisque de toute évidence, l'âme aura soit un bon démon, soit
un mauvais démon, et qu'il n'est pas dit qu'elle puisse en avoir deux
simultanément.
79. Il ne paraît pas possible de dégager ici un lien logique serré entre les
différentes questions qui sont relativement indépendantes les unes des autres
ou qui n'ont quelquefois d'autre unité que leur sujet. On a là, semble-t-il,
comme le compte rendu d'un cours où l'explication d'un texte est suivie de
différentes questions un peu « décousues » qui fusent de toutes parts. Voir, à
ce sujet, M.-O. Goulet-Cazé, « L'arrière-plan scolaire de la Vie de Plotin ».
80. Phédon, 80e-82c, où Socrate distingue aussi deux cas principaux : les
âmes pures qui pendant leur vie se sont avec succès exercées à « mourir » et
qui échappent à la réincarnation, et les autres qui se réincarnent dans une
espèce correspondant à leurs occupations prépondérantes.
81. Voir supra, chapitre 3, ligne 22.
82. L'âme du monde est l'âme du monde sensible, d'où l'opposition dans la
phrase avec le monde intelligible.
83. Pour plus de précisions sur ce point, voir 14, (II, 2), 3, 4 et la note 36 de
R. Dufour.
84. Celles qui sont en notre âme.
85. Sur la divinité des astres chez Plotin, voir J. Laurent, « La prière selon
Plotin », p. 101, qui cite notamment 50 (III, 5), 6 : « Les planètes jusqu'à la
Lune sont des dieux, les dieux visibles. »
86. Sur cette expression, voir 28 (IV, 4), 45, 16-17 – où il est question des
êtres qui sont postérieurs à nos âmes dans « le lieu démonique » (« en tôi
daimoníōi tópōi », ligne 17). Dans ces emplois, « démonique » ne renvoie
pas au démon qui nous a reçus en partage, mais, dans un sens beaucoup
moins déterminé, à ce qui est simplement d'un statut ontologique inférieur à
celui du divin, c'est-à-dire inférieur à l'Intellect. Deux sens du « démon » et
du « démonique » sont en effet à l'œuvre dans le texte de Plotin : l'un, issu
de la définition du Banquet (202d-e), selon lequel le démonique est
intermédiaire entre le sensible et le divin, l'autre, qui remonte à Hésiode, et
selon lequel les démons sont, dans l'échelle des êtres, ceux qui sont
inférieurs aux dieux.
87. Nous essayons d'expliciter ainsi l'expression plus concise : « le destin de
la génération ». On peut comprendre celle-ci de deux façons différentes : la
génération dont il est question peut être la naissance par laquelle l'âme se
réincarne dans un nouveau corps, la naissance d'un nouveau vivant qui est
une nouvelle incarnation. Le destin de la génération serait alors en quelque
sorte le cycle des réincarnations. On peut comprendre également qu'il s'agit
de la génération comme activité du vivant, activité de reproduction par
laquelle il engendre de nouveaux vivants ; c'est alors pour chaque âme
l'activité propre à sa puissance générative (sur ce point, voir le premier
chapitre du traité). Ces deux interprétations, du reste, ne sont pas
incompatibles, car l'âme qui se réincarne est à nouveau soumise à la
tentation d'engendrer, tandis que, inversement, l'âme qui se livre à l'activité
de sa puissance générative ne pourra échapper à la réincarnation et parvenir
là-haut. Parvenue là-haut, l'âme est libérée de « l'œuvre de génération » qui
la fait choir et se réincarner, ou libérée de la réincarnation qui la soumet à
nouveau à la tentation de générer.
88. Timée, 35a. Sur la question de savoir si l'âme se divise dans les corps
qu'elle anime, voir l'ensemble des traités 4 (IV, 2), 8 (IV, 9), 21 (IV, 1), et 27
(IV, 3), 19 : Plotin interprète toujours ce passage du Timée en montrant en
quel sens l'âme est divisible et en quel sens, en même temps, elle ne l'est pas.
89. Commence ici un excursus sur l'essence divisible, qui interrompt le
développement précédent et qui s'achève à la fin du paragraphe.
90. Il ne semble pas possible de traduire (comme É. Bréhier) par
« boutures », car le verbe anairô ne signifie jamais « couper » ou
« sectionner », et parce que l'association de ces plantes avec les animaux
morts dont la putréfaction produit d'autres animaux suggère que, dans le cas
de ces plantes aussi, il doit y avoir mort (et retrait consécutif de l'âme), ainsi
qu'un processus, spontané, de génération, indépendant de toute intervention
extérieure délibérée. Cela exclut la bouture, qui n'est pas létale pour la plante
originelle et qui, de plus, exige l'intervention de l'horticulteur. En revanche,
cela n'exclut pas – au contraire – que la possibilité de la multiplication par
boutures repose sur les mêmes principes.
91. Nous suivons ici l'editio maior de H.-S. qui maintient la leçon des
manuscrits, ligne 44. L'expression « tèn ek toû pantós » nous semble en effet
désigner assez clairement, pour un lecteur de Plotin, l'âme de l'univers (voir,
supra, chapitre 4, 2-3, où « hē toû pantós » désigne sans ambiguïté l'âme de
l'univers).
92. Passage à rapprocher, peut-être, du mythe final du Phédon (113d5) qui
évoque des barques (okhématá) destinées à transporter certains morts vers
l'Achéron, des passages du Politique (272e-273e) et du Critias (109c) où
c'est le dieu qui est comparé à un pilote et le monde à un navire ou encore,
dans un tout autre contexte, du passage du traité De l'âme (413a8-9) où
Aristote introduit (de façon interrogative) l'analogie âme-corps/pilote-
navire : « Cependant, on ne voit pas encore si l'âme est réalisation du corps,
en ayant avec lui la relation du navigateur à son navire » (trad. R. Bodéüs).
Plotin discute cette conception et en marque les limites dans les traités 27
(IV, 3), 21 et 53 (I, 1), 3.
93. République, X, 616c4 et 620e : « Ce démon conduisit l'âme d'abord
auprès de Clotho, en la plaçant sous sa main alors qu'elle faisait tourner le
fuseau engagé dans sa rotation, afin de sceller le destin que chacune avait
choisi tout en l'ayant tiré au sort » (trad. G. Leroux, dans cette même
collection).
94. Sur la cause du mouvement circulaire du corps de l'univers, voir le
traité 14 (II, 2) et, en particulier, le chapitre 3. Plotin y explique que cette
rotation n'est pas, en son principe, un mouvement local.
95. La comparaison avec 47 (III, 2), 15, 46 montre que les termes
metathéseis (« péripéties ») et sumptômata (« événements ») relèvent ici du
vocabulaire du théâtre. C'est pourquoi nous traduisons metáthesis comme un
synonyme de peripéteia (dont on ne trouve aucune occurrence chez Plotin) ;
l'on pourrait aussi comprendre, en restant dans le même registre, que
metathéseis désigne les changements de décor sur une scène, qui est ici celle
du monde.
96. Sur le terme d'élan, ou de « tendance » (hormé), voir, dans le premier
volume, p. 161-162, la note 7 au traité 3 (III, 1), 1, 19 et, supra, la note 33,
p. 325.
97. Nous recourons aux guillemets pour montrer que le « passager » désigne
à la fois ici le passager du navire et l'âme qui lui est comparée dans tout ce
passage.
98. À savoir ceux qui ont la même façon de se comporter.
99. Dans le traité 3 (III, 1), Plotin développe une critique des théories
nécessitaristes du destin ; ici, en revanche, le destin renvoie à la providence,
à l'ordre que présente le monde du fait qu'il procède de principes plus hauts,
et non à une nécessité qui frapperait d'illusion les choix humains qu'il vient
d'évoquer. Grâce à la providence – qui est donc aussi justice – les mêmes
circonstances, seulement, tournent différemment (plus ou moins bien) pour
des individus qui n'ont pas la même qualité morale (sur ce point, voir 28 (IV,
4), 45, 18-26).
TRAITÉ 16 (I, 9)

Sur le suicide raisonnable

Présentation et traduction
par
Francesco FRONTEROTTA
NOTICE

Dans ce minuscule traité, Plotin s'interroge sur la légitimité du suicide. Il


se demande notamment si l'on peut lui reconnaître, à tout le moins dans
certains cas, la possibilité d'être « raisonnable » (eúlogos).
Comme on l'a souvent souligné, cette page prend la forme d'une
exhortation destinée à prévenir le suicide ; elle emprunte le ton d'une
prédication morale et populaire qui était en vogue à l'époque,
particulièrement chez les auteurs stoïciens, afin de démontrer une thèse
unique. Il s'agit donc de refuser toute légitimité au suicide, en adoptant le
mot d'ordre du Phédonplatonicien qui affirmait le caractère toujours
« déraisonnable » (álogon) de la mort volontaire (61c-62c). Dans la mesure
où la divinité seule décide de la durée de la vie mortelle comme du destin
des hommes qui lui sont soumis, nul n'a le droit d'usurper son autorité et de
se donner la mort.
Cette thèse platonicienne était toutefois disputée par les contemporains
de Plotin, qui apportaient à l'interdiction du suicide un certain nombre de
nuances. C'est plus particulièrement le cas des auteurs stoïciens, qui
admettaient qu'on puisse mettre fin à ses jours dans quelques cas extrêmes
(celui, notamment, de la folie), et qui défendaient ainsi la possibilité d'un
suicide « raisonnable ». Aussi le sage, pour se soustraire à la folie qui
menacerait de lui faire commettre des actes déraisonnables, pouvait-il
trouver dans la mort volontaire l'unique moyen de préserver la rigueur
morale de sa conduite. Plotin objecte de façon catégorique à cette
possibilité, pour réfuter, sans exception aucune, tout motif de suicide ; il y
oppose successivement quatre arguments. En premier lieu, les liens
qu'entretiennent l'âme et le corps doivent se dissoudre de manière naturelle,
faute de quoi l'âme « s'en irait » du corps en restant en quelque sorte
« affectée » par lui, sans être libre et pure. Il faut donc attendre que
l'« harmonie » qui tient unis l'âme et le corps s'épuise naturellement. Celui
qui tenterait d'anticiper sur cette fin naturelle, en deuxième lieu, ferait
violence au corps, et se montrerait ainsi victime de passions qu'il convient
au contraire de dominer et de repousser. En troisième lieu, rappelle Plotin,
« le temps qui nous est donné est fixé par le destin », et nous n'avons pas le
droit de modifier l'ordre naturel établi par la divinité. En quatrième et
dernier lieu, puisque la condition de l'âme après la mort du corps dépend du
niveau de perfection qu'elle a su atteindre sa vie mortelle durant, les
hommes doivent profiter de l'ensemble du temps qui leur est donné pour lui
permettre de progresser au mieux. C'est pourquoi, y compris dans le cas de
la folie qui est bien improbable pour un sage, il faut toujours « résister » à la
tentation de la mort volontaire.
Plotin n'admet ainsi aucun motif au suicide à moins, comme il le répète à
deux reprises, « qu'il ne soit vraiment nécessaire ». Cette réserve peut
surprendre, et le cas qui pourrait autoriser le suicide n'est pas précisé ici.
Dans le traité 46 (I, 4), Sur le bonheur, qui reprend brièvement cette
question (notamment dans les chap. 7-8), Plotin n'est pas plus précis ; il
évoque certes l'exemple des prisonniers de guerre et celui des hommes
accablés de douleurs intolérables, qui tous pourraient légitimement céder à
la tentation du suicide, mais sans expliquer ce que serait en de telles
circonstances le critère d'un suicide « vraiment nécessaire ». On peut
supposer que, au moyen de cette formule, Plotin n'indique pas tant une
réelle exception à l'interdiction du suicide que la possibilité d'un cas limite
qui, sans compromettre la rigueur de ses arguments, témoignerait d'une
marge de doute à ne pas dissiper lorsqu'on traite de questions aussi graves.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : Le suicide n'est pas admissible, à moins qu'il ne soit


absolument nécessaire.
1-7. Il faut attendre la dissolution naturelle du corps, pour que l'âme soit
vraiment libre.
7-14. Le suicide est le résultat de passions qu'il faut dominer ; on doit
donc essayer de l'éviter, à moins qu'il ne soit vraiment nécessaire. S'il est
pris de folie, le sage peut accepter le suicide comme nécessaire.
14-15. Le suicide par le poison est dangereux pour l'âme.
15-17. Le temps de la mort est fixé par le destin, et il ne faut pas le
prévenir.
17-19. Nous devons donc employer le temps qui nous est donné pour
progresser moralement, car la valeur de notre âme après la mort dépend de
sa condition au moment de la séparation du corps.
Sur le suicide raisonnable 1

1. « Tu n'expulseras 2 pas ton âme du corps, pour éviter qu'elle ne sorte du


corps ; car ainsi, elle partira en amenant quelque chose 3 » pour arriver à
s'en aller. Et « s'en aller » veut dire passer dans un autre lieu. L'âme attend
que le corps se sépare entièrement d'elle, et elle n'a plus alors besoin de se
déplacer, puisqu'elle est toute à l'extérieur 4.
– Comment donc [5] le corps se sépare-t-il ?
– Quand rien de l'âme n'est plus lié à lui, parce que le corps ne peut plus
la lier, car l'harmonie 5 au moyen de laquelle il tenait l'âme n'existe plus.
– Mais supposons que quelqu'un tente de se libérer de son corps ?
– Il faudrait plutôt dire qu'il a eu recours à la violence et qu'il est parti de
lui-même, et non pas qu'il a laissé partir son corps ; et quand il libère son
corps, il ne le fait pas sans [10] passion 6, mais il agit sous l'effet de
l'angoisse, douleur ou colère ; et il ne faut rien faire de tel 7.
– Mais supposons que quelqu'un s'aperçoive qu'il commence à devenir
fou ?
– Il est peu probable que cela arrive au sage 8 ; mais, si cela lui arrivait, il
rangerait le suicide parmi les choses nécessaires qu'il convient d'accepter
dans certaines circonstances, même s'il ne faut pas l'accepter en général 9.
Le recours aux poisons [15] pour faire sortir l'âme ne présente rien de
vraiment avantageux pour l'âme 10. Et si le temps accordé à chacun est fixé
par le destin, le prévenir n'est pas une bonne chose, à moins que, comme
nous l'avons dit, cela ne soit nécessaire 11.Si enfin le rang qui est celui de
chaque homme là-bas dépend de l'état dans lequel on est quand on sort de
son corps, il ne faut pas se suicider tant que la possibilité de progresser
existe 12 13.
NOTES DU TRAITÉ 16

1. Les manuscrits donnent pour titre à ce traité Perì exagōgē̂s (Sur le


suicide), mais dans sa Vie de Plotin, Porphyre, qui en donnait sans doute un
commentaire dans son œuvre perdue Perì epanódou psukhē̂s (Sur le retour
de l'âme), le cite d'abord sous la forme concise Perì eulógou exagōgē̂s, (4,
53 ; c'est le titre que nous retenons), puis sous la forme développée Perì tês
ek toû bíou eulógou exagōgē̂s (24, 34).
2. Certains manuscrits, en accord avec la Vie de Plotin, portent la seconde
personne du singulier exáxeis, alors que d'autres portent la première
personne exáxei, sous-entendant par là un ho sophós, comme c'est le cas
chez Diogène Laërce VII, 130 : « Ils disent que le sage s'ôtera lui-même la
vie en un geste de raison pour sa patrie et pour ses amis, et s'il est soumis à
une douleur trop aiguë, à des infirmités ou à des maladies incurables »
(= SVF III, 757, voir aussi 758 et 764-768).
3. Psellus, dans son Commentaire des Oracles chaldaïques (P.G. CXXII col.
1125c-d = des Places, p. 164), attribue cette interdiction aux Oracles
chaldaïques. Si tel est le cas, et il est difficile de ne pas le croire, ce serait le
seul recours identifiable aux Oracles chaldaïques dans toute l'œuvre de
Plotin. On notera que dans son commentaire Psellos qualifie le « quelque
chose » (ti) de la manière suivante : « quelque chose de la vie des passions »
(ti tē̂s empathestéras zōē̂s). En effet, le suicide ne peut être commis que sous
l'effet de la passion : angoisse, douleur ou colère (voir infra, ligne 11). En
quittant le corps, l'âme du suicidé se trouve donc marquée par la passion qui
lui a permis de poser ce geste. Voir sur ces questions la note critique de
L. Brisson, infra.
4. La mort « naturelle » n'étant qu'une « séparation » de l'âme et du corps, il
faut attendre que le corps laisse ainsi l'âme libre et pure en elle-même,
comme le veut Platon, Phédon, 62a-e ; 67c-d (mais c'est aussi l'opinion des
stoïciens ; voir Épictète, Entretiens, I, 29, 28). Alors seulement, l'âme n'aura
plus « besoin de se déplacer » et de s'éloigner du corps, car elle sera
désormais à l'extérieur de cette prison qu'était son corps.
5. L'idée que c'est une harmonie, un rapport numérique, qui lie le corps à
l'âme, est d'origine néopythagoricienne (et sans doute tributaire des
témoignages platonicien du Phédon, 85e-86d, et aristotélicien du De l'âme,
I, 4 ; voir le traité 2 (IV, 7), 84). Voir Macrobe, Commentaire au Songe de
Scipion, I 14, 19, qui attribue cette opinion à Pythagore et à Philolaos. On la
retrouve chez Aristide Quintilien (IIIe-IVe siècle), De musica, 2, 17 (p. 87 éd.
Winnington-Ingram), dans le traité Sur l'âme (Perì psukhē̂s) de Jamblique
(Stobée, I, 364, 19 éd. Wachsmuth) et dans de nombreux traités gnostiques.
6. Dans son ouvrage allégorique Sur le Styx, Porphyre écrit : « C'est
pourquoi il faut, surtout au moment de la mort, se purifier, comme dans une
initiation aux mystères, éloigner de son âme toute passion mauvaise, y
calmer tout désir malveillant, en bannir les jalousies, les rancunes, les
colères et sortir ainsi du corps en être raisonnable » (383F Smith = Stobée, I,
49, 60).
7. Plotin répète encore une fois (voir, supra, ligne 1, note 3) que l'on ne doit
pas « accélérer » la dissolution du corps par un acte volontaire, car il s'agirait
alors d'une « violence » (ebiásato, voir Platon, Phédon, 61d4) faite au corps,
et non pas d'une libération naturelle ; ce faisant, on serait dominé par les
passions (« angoisse, douleur ou colère ») qu'il faut au contraire maîtriser.
Les passions qui sont susceptibles de conduire au suicide sont également
examinées par Épictète, Entretiens, I, 1, 26.
8. Pour les stoïciens, le spoudaîos est le sage, celui qui a réussi à mettre en
œuvre le détachement à l'égard des passions (apátheia), voir aussi le traité
19 (1, 2).
9. Plotin évoque encore un exemple, celui de la folie. Même dans ce cas, le
suicide ne peut être autorisé (voir encore 46 (I, 4), 7-8). Le suicide ne peut
être admis que dans des cas extrêmes, pour le prisonnier de guerre, ou pour
ceux qui souffrent de douleurs intolérables. Plotin polémique ici contre les
stoïciens, puisque certains d'entre eux admettaient la possibilité du suicide
pour les victimes de folie (voir Marc Aurèle, III, 1). D'autres toutefois
défendaient une opinion contraire (voir Épictète, Entretiens, II, 17, 33).
10. L'idée que les poisons (phármaka) peuvent avoir une action nocive sur
l'âme, et non seulement sur le corps, pourrait s'expliquer par le fait que les
poisons étaient souvent composés à partir de produits venant d'animaux
sauvages (des serpents venimeux), plus nocifs encore pour l'âme (dans un
contexte où intervient la réincarnation) que les animaux domestiques, dans
une perspective végétarienne. C'est la raison pour laquelle, dans sa Vie de
Plotin, 2, 1-5, Porphyre explique pourquoi Plotin refusait de se soigner :
« Souvent accablé par la maladie cœliaque, Plotin refusait le clystère, disant
qu'il ne convenait pas à l'homme âgé de supporter pareils traitements, pas
plus qu'il ne supportait de prendre les antidotes thériaques, disant qu'il ne
faut déjà pas accepter de nourriture tirée du corps des animaux
domestiques. »
11. Ce n'est donc pas l'homme, mais le destin, qui fixe le temps « accordé à
chacun », et nul n'a le droit de le prévenir, car il s'agirait d'une désobéissance
à l'égard de l'ordre établi par la divinité, comme l'affirmaient également les
stoïciens ; voir Épictète, Entretiens, I, 29, 28 (sur la conception plotinienne
du destin, voir les chapitres 8-10 du traité 3 (III, 1), Sur le destin). Le suicide
n'est donc pas légitime, si ce n'est dans les cas parfaitement exceptionnels
déjà mentionnés, supra, lignes 12-13 (et note 9).
12. Il s'agit là du dernier argument contre la mort volontaire avancé par
Plotin qui reste fidèle à l'enseignement du Phédon (voir, supra, notes 4 et
7) : si la position qu'occupé l'âme dans sa remontée dans l'au-delà après la
mort du corps dépend de sa condition au moment de la séparation de celui-
ci, il est évident qu'il faut essayer d'améliorer cette condition en exerçant
l'âme et ses vertus pendant la vie mortelle, sans prendre le risque de
compromettre cette opportunité en abandonnant la vie par le suicide. C'est
également l'opinion que défend Épictète, Entretiens, I, 29, 29. Le terme
prokopḗ (« amélioration ») est d'ailleurs d'usage stoïcien. Macrobe donne un
excellent commentaire de ce passage : « Plotin ajoute aux considérations
précédentes un argument de plus contre la mort volontaire, en disant :
puisqu'on a la certitude que dans l'au-delà les âmes doivent être
récompensées en proportion de la perfection à laquelle chacune est parvenue
dans la vie d'ici-bas, il n'y a pas lieu de hâter la fin de la vie puisque l'on
peut faire encore des progrès » (Commentaire au Songe de Scipion, I, 13,
15, édition et traduction par M. Armisen-Marchetti). C'est à la suite
immédiate de cette citation que figure le titre De animae reditu (Du retour
de l'âme), dans lequel on a voulu retrouver le titre d'un traité aujourd'hui
perdu de Porphyre (connu sous son titre grec de Perì psukhès epanódou, Sur
le retour de l'âme).
13. Note critique sur la postérité du traité 16 et la mention des Oracles
chaldaïques, par Luc Brisson.
En dépit de sa brièveté et malgré le caractère peu développé de son
argumentation, ce traité a connu une fortune surprenante dans l'Antiquité.
L'éditeur des Ennéades, Porphyre, semble bien faire allusion au traité 16
lorsqu'il écrit dans la Sentence 8 : « Ce que la nature a lié, la nature le
détache, et ce que l'âme a lié, c'est elle qui le détache. Or, la nature a lié le
corps dans l'âme, alors que l'âme s'est liée elle-même dans le corps. La
nature détache le corps de l'âme, alors que l'âme se détache elle-même du
corps. » De même, dans le traité De l'abstinence (De abstinentia) de
Porphyre, on trouve une nouvelle allusion à la première phrase du traité 16 :
« Car la meilleure forme de détachement se trouve être celle où on ne
conserve aucun contact avec ce à quoi l'on s'est arraché. Au contraire, pour
prendre un exemple dans le domaine des choses sensibles, un objet arraché
par violence emporte avec lui quelque morceau de la partie restante ou bien
quelque trace de l'arrachement » (I, 32, 1, trad. Bouffartigue-Patillon, voir
aussi le chapitre 34). R. Goulet a toutefois montré, à l'encontre de ce qu'avait
soutenu F. Cumont, qu'on ne pouvait se fonder sur un passage d'Eunape de
Sardes (fin du IVe siècle, dans ses Vies des philosophes et des sophistes, IV,
1, 6-9 ; p. 7, 2 – 8, 9 de l'éd. Giangrande) pour soutenir que Porphyre aurait
lui-même rédigé un traité sur le suicide, en guise de commentaire à celui de
Plotin (R. Goulet, « Variations romanesques sur la mélancolie de Porphyre »,
qui objecte ainsi à F. Cumont, « Comment Plotin détourna Porphyre du
suicide »). Dans son Commentaire au Songe de Scipion (I, 13, 9-20),
Macrobe (fin du IVe siècle-début du Ve), qui commente une partie du De
republica de Cicéron, propose un résumé commenté du traité 16 (cité par
F. Fronterotta, supra, note 12). Il est impossible de savoir si Macrobe a lu le
traité de Plotin directement ou par l'intermédiaire de Porphyre et, le cas
échéant, s'il a eu accès au texte original ou à sa traduction latine. Les
spécialistes ont donné des réponses contradictoires à ces questions, qui sont
sans doute d'autant plus difficiles à résoudre que Macrobe connaissait à la
fois les textes de Plotin et ceux de Porphyre. On retrouve un écho du traité
de Plotin chez Olympiodore, dans son Commentaire au Phédon de Platon, I,
8, 17-18 (éd. Westerink). À cet endroit de son commentaire, Olympiodore
semble ne se rappeler que du titre du traité de Plotin. Né entre 495 et 505
apr. J.-C., Olympiodore est, pense-t-on, mort peu après 565. Disciple
d'Ammonius à Alexandrie, il accéda à la chaire de philosophie vers 541.
L'essentiel de son activité se situe dans cette ville, et beaucoup d'indices
permettent de supposer que, même si une bonne partie de son auditoire était
formée de chrétiens, Olympiodore ne s'est jamais converti au christianisme.
Pourtant, il pouvait afficher ses divergences par rapport aux convictions de
ses auditeurs sur des points de doctrine particulièrement importants. À
l'appui de cette dernière affirmation, on citera, entre autres, sa position sur le
suicide dans le commentaire du passage du Phédon qui nous occupe ici. Car,
en justifiant le suicide, lorsqu'un bien spirituel plus grand peut être obtenu
par ce moyen, Olympiodore entre en conflit avec l'éthique chrétienne et
prend ses distances par rapport à la condamnation du suicide par Damascius
et sans doute par Proclus. Élias est le premier des successeurs chrétiens
d'Olympiodore ; c'est un néoplatonicien, commentateur d'Aristote, qui vécut
au VIe siècle apr. J.-C. (voir la notice que lui consacre R. Goulet dans le
DPhA III, 2000, 57-66). Dans ses Prolégomènes à la Philosophie 6 (CAG
XVIII 1, p. 15.23-16.2 A. Busse), il situe Plotin du côté de ceux qui refusent
absolument le suicide en prétendant qu'il n'accepte aucune des cinq
justifications du suicide avancées par les stoïciens. Mais comme
L.G. Westerink l'a montré, il ne s'agit pas là d'une véritable citation de Plotin
(« Elias und Plotin »). On comprend donc mal que cet extrait d'Élias ait été
reproduit dans l'édition H.-S., en appendice au traité 16, puis traduit par
A.H. Armstrong. On peut tirer profit du passage de Psellus (c. 1018-1082)
qui, dans son Commentaire des Oracles chaldaïques (P.G. CXXII 1125d
sq. = des Places p. 164-165) écrit : « “Tu n'expulseras pas ton âme pour
éviter qu'elle ne sorte en emportant quelque chose.” Cet oracle, Plotin aussi
lui fait une place, dans son traité sur le suicide non raisonnable. Ce traité est
une exhortation surnaturelle et superbe. Il interdit à l'homme de chercher à
faire “sortir” son âme, de s'en soucier, et lui demande de céder à la raison
naturelle de la libération. Car à se préoccuper de libérer le corps, de tirer
l'âme d'ici-bas, on se détourne de l'espoir d'atteindre les choses supérieures
et on s'encombre de pensées qui ne permettent pas à l'âme de se purifier
parfaitement. Si donc, alors que nous nous préoccupons de libération, la
mort survient à ce moment-là, l'âme ne sort pas complètement libre, elle
garde quelque chose de la vie des passions » (trad. des Places modifiée). Il
nous semble qu'on doit pouvoir prendre ce témoignage de Psellus au sérieux,
même si les mots qu'il cite s'accommodent mal avec le mètre attendu,
l'hexamètre dactylique (qui est celui des Oracles). Et si ce témoignage est
fiable, cela signifie que le début du traité 16 est bien une citation des
Oracles chaldaïques. Quand bien même elle serait unique en son genre dans
toute l'œuvre plotinienne, elle suggère, à l'encontre de l'avis le plus répandu
parmi les commentateurs contemporains, que Plotin connaissait les Oracles
chaldaïques et les citait. Chez Pléthon (Oracles magiques des mages de
Zoroastre, faussement attribués à Psellus, P.G. CXXII, voir maintenant
l'édition critique par B. Tambrun-Krasker, avec la recension arabe des
Magikà lógia par M. Tardieu, Bruxelles (Ousia) / Paris (Vrin), 1995), qui
devait avoir le texte de Psellus sous les yeux, on peut de nouveau lire : « “Tu
n'expulseras pas ton âme (de ton corps mortel) pour éviter qu'en sortant elle
n'apporte quelque chose.” Cela revient à dire que pour l'âme s'expulser elle-
même va contre les lois de la nature » (texte, p. 13, traduction, p. 16 très
modifiée). C'est par l'intermédiaire de Pléthon (né à Byzance vers 1452 et
mort à Mistra dans le Péloponnèse en 1452) que furent connus en Occident
les Oracles chaldaïques qui restèrent attribués pendant longtemps à
Zoroastre.
TRAITÉ 17 (II, 6)

Sur la réalité ou sur la qualité

Présentation et traduction
par
Laurent LAVAUD
NOTICE

Le traité 17 porte sur la consistance et la composition des réalités


sensibles. Le problème qu'il pose a pour origine la distinction
aristotélicienne entre deux types de qualités (Métaphysique, ∆, 14). L'une,
qui constitue pour Aristote la qualité au sens le plus propre, est définie
comme différence de la réalité (hḕ tē̂s ousías diaphorá, 1020a33), c'est-à-
dire comme le trait essentiel qui permet de définir et de distinguer l'espèce.
Il cite comme exemple le fait pour l'homme d'être bipède, ou pour le cercle
d'être sans angle. L'autre rassemble les « déterminations des êtres mobiles
en tant que mobiles, et les différences de mouvements » (1020bl7-18), c'est-
à-dire les altérations des corps dont s'occupe la physique. Il s'agit des
qualités secondes qui sont des affections accidentelles ou provisoires,
comme la blancheur de la peau ou le fait d'être musicien pour un homme.
Plotin conteste cette division car elle introduit une confusion entre l'ordre
de la réalité (ousía) et celui de la qualité. La différence (diaphorá) a son
origine dans le lógos intelligible de la chose, et à ce titre elle ne peut à
aucun moment être confondue avec la qualité qui n'est qu'accidentelle.
L'enjeu est de maintenir une distinction forte entre deux dimensions de
l'objet sensibles héritées d'Aristote lui-même : la réalité (ousía), qui intègre
en elle la différence (diaphorá), et l'accident qui n'est le fruit que de
l'indétermination de la matière. Permettre que la qualité jette un pont entre
ces deux dimensions reviendrait à brouiller la distinction entre le niveau de
l'ousía et le niveau accidentel. Or Plotin ne peut l'accepter car il prend cette
distinction pour support de ce qu'on pourrait appeler une « greffe
néoplatonicienne » : la dimension réelle ou substantielle du sensible est
envisagée dans la perspective de la puissance intelligible qui la produit,
alors que sa dimension accidentelle, purement qualitative, demeure
extérieure à l'ousía (3, 25).
On retrouve tout au long du traité cette démarche qui consiste à utiliser le
cadre de pensée et les concepts fournis par Aristote (la réalité (ousía), l'acte,
la différence, la qualité) pour les exploiter dans un sens résolument
platonicien. Ainsi Plotin maintient-il contre Aristote le caractère séparé de
la forme, constitué selon lui par le lógos dont dérive l'être sensible (2, 15),
de même qu'il n'accorde à la réalité sensible, ou « réalité qualifiée » (poiâs
ousías, 2, 5) que le statut d'une pseudo-réalité, qui n'est qu'une « image » (1,
12) ou une « ombre » de l'intelligible.
Ainsi les définitions aristotéliciennes de notions fondamentales telles que
la réalité, la qualité, la forme, se trouvent-elles profondément remaniées et
corrigées dans le sens du néoplatonisme. La réalité sensible se trouve vidée
de toute consistance propre dès lors qu'elle est mise en perspective avec la
réalité là-bas qui seule est « réellement réalité » (ousían óntōs, 1, 55). La
qualité est réduite à l'accident, c'est-à-dire à « ce qui n'est jamais la forme
de quelque chose d'autre » (3, 28). Quant à la forme, elle est identifiée à la
raison, le principe de production du sensible que l'âme porte en elle : en ce
sens, la forme reste un principe séparé de l'être qu'elle détermine, ce qui va
à l'encontre de l'aristotélisme. Les concepts aristotéliciens ainsi remodelés
deviennent pour Plotin des instruments critiques dirigés contre la doctrine
d'où ils tirent leur origine.

La forme dialoguée du traité

Cette confluence des concepts aristotéliciens redéfinis et de l'inspiration


platonicienne prête cependant à de nombreuses ambiguïtés, qui sont sans
doute à l'origine de l'« obscurité » du traité 17, unanimement soulignée par
ses traducteurs et commentateurs. Pourtant les difficultés rencontrées ne
viennent pas toutes des éventuelles contradictions internes à la pensée de
Plotin. Le traité 17 n'est pas une œuvre systématique qui suivrait une
argumentation linéaire et continue, mais elle est un véritable dialogue
instauré entre Plotin et un interlocuteur fortement influencé par l'École
péripatéticienne. Aussi longtemps qu'est méconnue cette dynamique propre
du traité qui avance par objections et mises au point successives, on risque
de voir des incohérences là où les deux protagonistes ne font qu'examiner
ou que confronter dialectiquement des thèses qui seront abandonnées par la
suite.
Ainsi, si l'on suit à la trace le statut accordé aux « compléments de la
réalité » (sumplērōtikà tē̂s ousías), ces caractéristiques de l'être sensible qui
semblent en être des parties indissociables, comme le blanc pour la neige ou
la chaleur pour le feu, on verra apparaître quatre configurations différentes.
Tout d'abord, ces compléments sont situés « dans la raison », par opposition
aux simples qualités accidentelles qui n'apparaissent qu'à la surface du
sensible (1, 22-23). Mais cette première solution n'est pas entièrement
satisfaisante, car le blanc sur la neige est tout aussi sensible et apparaît tout
aussi bien « à la surface » que le blanc accidentel, comme le blanc peint sur
le bois. Le réflexe platonicien qui consiste à résoudre le problème par la
distinction entre le sensible et l'intelligible n'est donc pas immédiatement
opératoire ici. Aussi l'interlocuteur de Plotin propose-t-il de faire une
division interne à la qualité entre les qualités réelles (tò ousiō̂des) et celles
qui « ne sont qu'une manière d'être ajoutée de l'extérieur à la réalité » (1,
28). C'est la solution aristotélicienne de Métaphysique, ∆, 14, qui présente
l'avantage de préserver le caractère sensible de l'une et l'autre qualité.
Cependant, comme on l'a vu, cette division a pour inconvénient de
brouiller la frontière entre le réel et l'accidentel. Aussi l'un des
interlocuteurs de Plotin introduit-il une nouvelle organisation, triplement
articulée, qui présente l'avantage de réintégrer le partage entre le sensible et
l'intelligible : la raison, qui est le principe d'organisation du sensible et qui
assume au niveau de l'âme le statut d'ousía ; l'acte qu'elle produit « là-bas »
(dans l'intelligible), c'est-à-dire la différence qui donne à la raison sa
détermination et qui participe à son caractère substantiel ; et la qualité qui
est produite « ici », dans le sensible (1, 40-42). L'inspiration platonicienne
de cette solution, et la référence à la Lettre VII (343b7-c6) qu'elle introduit
(1, 42-44), peuvent laisser penser qu'elle est le fait d'un autre interlocuteur,
ou d'un autre élève de Plotin, moins aristotélicien que le premier dans son
approche du sensible.
Mais Plotin s'oriente vers une autre voie qui doit lui permettre de
distinguer à l'intérieur du sensible la qualité et le complément de la réalité
(la solution précédente en effet, rassemblait de façon indistincte l'ensemble
du sensible sous le terme « qualités »). Pour ce faire, il distingue à son tour
trois niveaux ontologiques : l'acte de la réalité intelligible, le complément
de la réalité sensible et la qualité. Si l'on reprend le paradigme du feu, mis
en avant par Plotin (1, 33-38), on pourra distinguer les trois éléments
suivants : la chaleur qui est l'acte de la Forme intelligible du feu, la chaleur
qui complète la réalité sensible, et que Plotin décrit comme « ignéité du feu
visible » (1, 35), et la qualité qui est la chaleur externe dont on peut faire
l'expérience sur des objets à proximité (la distinction entre la chaleur qui est
complément de la réalité du feu et celle qui est simple qualité est explicitée
en 3, 14-20).
L'évocation de la réalité intelligible à la fin du premier chapitre a deux
fonctions opposées. Elle permet d'une part de souligner l'analogie entre le
rapport de la réalité sensible à ses compléments, et celui de la réalité
intelligible à ses actes. Mais d'autre part, cette mise en perspective a pour
effet de déréaliser le sensible (1, 49), en réservant le titre de « réalité »
(ousía) à l'intelligible (1, 55).

Les ambiguïtés plotiniennes

Cette succession de solutions souligne bien les options fondamentales qui


s'offrent à Plotin : soit faire basculer le complément de la réalité du côté de
l'intelligible en sacrifiant sa dimension sensible (or le blanc sur la neige est
bien visible), soit préserver son caractère sensible au risque d'être incapable
de le différencier d'une qualité simplement accidentelle (comme le blanc
peint sur une surface). Plotin trouve une issue en soulignant le lien
génétique qui rattache le complément de la réalité à la puissance productrice
du lógos (3, 1-2) : le complément d'une chose n'a donc pas la pleine
intelligibilité de ce qui est là-bas, puisqu'il apparaît bien dans le monde
d'ici, mais il n'a pas non plus le caractère purement accidentel de la simple
qualité, puisqu'il tire de son lien au lógos une forme de nécessité.
Le statut hybride du « complément de la réalité » donne cependant lieu à
certaines ambiguïtés sémantiques qui rendent très délicate l'interprétation
du texte de Plotin. Ainsi Plotin définit-il la « blancheur en toi » comme un
« acte » (3, 1), de même que la « chaleur inhérente au feu » est dite être un
« acte » ou une « forme » (3, 15-16). La forme dont il est ici question n'est
ni la Forme intelligible que l'on trouve dans l'Intellect, ni même le lógos qui
est la forme au niveau de l'âme (2, 14-15), mais il s'agit d'une forme « par
homonymie » qui n'est qu'une simple image dans le sensible des deux
premières formes. De la même façon, les caractères sensibles comme la
chaleur ou la blancheur ne sont des actes qu'en référence à l'acte intelligible
dont ils dérivent (2, 17-19 et 21-22).
Le problème se complexifie encore si l'on considère l'usage plotinien du
terme ousía, « réalité ». Ce terme peut désigner la réalité intelligible au
niveau de l'Intellect (1, 1-15 et 53-59), ou renvoyer au lógos qui permet à
l'âme d'engendrer le sensible (2, 14-15). Mais il y a aussi dans le sensible,
une « réalité qualifiée » (poiâs ousías, 2, 5) qui n'est réalité que de nom, ou
« par homonymie » (voir sur ce point le traité 44 (VI, 3), 1-4), puisqu'elle
est composée d'éléments non réels, à savoir la matière et les qualités (1, 49-
50). Enfin, comme l'affirme Aristote (Métaphysique Z, 3, 1029a1-3), l'ousía
peut renvoyer au support de toutes les qualités sensibles qui est la matière
(2, 11-14).
L'équivocité sémantique de la forme, de l'acte ou de l'ousía ne doit
cependant pas être interprétée comme une négligence ou une imprécision :
elle est une composante structurelle de la pensée de Plotin. L'ambiguïté de
ces termes s'explique en effet par le souci d'intégrer dans le cadre général de
l'émanation la description aristotélicienne de la réalité sensible composée de
forme et de matière. Cette intégration a deux conséquences. En premier
lieu, elle permet, en s'appuyant sur les concepts aristotéliciens, d'assurer la
consistance et l'identité de la chose sensible, par contraste avec ce qui n'est
que pur accident : en ce sens Plotin oppose, dans le sensible, l'ousía et l'acte
à la qualité. La notion de « complément de la réalité » (la blancheur de la
neige ou la chaleur du feu) est, dans cette perspective, de toute première
importance : elle opère le croisement entre une dimension purement
sensible, puisqu'on peut éprouver physiquement la chaleur ou la blancheur,
et une dimension intelligible, puisque ces caractères physiques permettent
de distinguer entre elles les différentes espèces de réalités sensibles. Cette
double dimension du « complément de la réalité » en fait donc un niveau
médiateur entre la qualité, exclusivement sensible et accidentelle (comme,
par exemple, la blancheur d'une table), et l'acte purement intelligible de la
réalité « là-bas ».
Mais en second lieu, comme on l'a vu, cette intégration des concepts
aristotéliciens dans le cadre de l'émanation contraint à penser la réalité du
sensible en lien avec son origine intelligible. Dès lors, l'ousía et l'acte
sensibles ne sont plus que des pseudo-réalités, images affaiblies de ce qui
est « réellement réalité », et qui « possède un être plus puissant et plus pur
de tout mélange » (1, 53-54) : c'est bien l'inspiration platonicienne qui doit
avoir le dernier mot.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : Discussion sur les statuts respectifs de la qualité et du


« complément » de la réalité sensible.
1-8. Rapports entre l'être (ón) et la réalité (ousía) dans l'intelligible.
8-29. Il faut établir une distinction entre les différences qui complètent la
réalité sensible et les qualités qui lui sont extérieures.
30-33. Exemple de la blancheur de la neige et de la céruse.
33-40. Exemple de la chaleur, « ignéité du feu visible ».
41-48. Il faut établir une distinction entre les raisons substantielles et
leurs productions, les unes sont intelligibles et substantielles, les autres sont
sensibles et non substantielles.
48-56. Réalité sensible et réalité intelligible.

Chapitre 2 : Examen général de la qualité.


1-5. Interrogation sur ce qui distingue la « qualité seule » du complément
de la réalité qualifiée.
6-15. Antériorité de la réalité sur la qualité. Détermination de la réalité
sensible comme matière, puis comme forme et raison.
15-20. Interrogation sur le statut du composé.
20-34. Définition de la qualité comme « ce qui est extérieur à la réalité ».
Exemples qui illustrent cette définition.

Chapitre 3 : Établissement des définitions de la qualité, de la forme


et de l'acte de la réalité sensible.
1-10. Les qualités « ici » et « là-bas ».
10-14. Le rôle du raisonnement dans la « génération » d'une qualité.
14-20. La chaleur inhérente au feu et la chaleur externe.
20-29. Définitions générales de la qualité et de la forme de la réalité
sensible.
Sur la réalité ou sur la qualité 1

1. Est-ce que l'être et la réalité sont différents, à savoir est-ce que l'être
est isolé des autres choses, alors que la réalité est l'être avec elles, avec le
mouvement, le repos, le même, l'autre, et est-ce que ces choses sont des
éléments de la réalité 2 ?
– La réalité, par conséquent, est l'ensemble dont chacune des parties est
l'une l'être, [5] l'autre le mouvement, et l'autre encore quelque chose
d'autre 3.
– Le mouvement est donc être par accident 4 ; mais est-ce qu'il est réalité
par accident ou est-ce qu'il est le complément de la réalité 5 ?
– Ou plutôt, il est lui-même réalité et les choses de là-bas sont toutes une
réalité.
– Comment donc, les choses d'ici ne sont-elles pas aussi des réalités 6 ?
– Non, c'est le cas là-bas parce que toutes choses sont une 7, alors qu'ici
les images sont séparées, l'une est une chose, [10] l'autre une autre. C'est
comme dans la semence où toutes choses sont ensemble 8, où chaque chose
est toutes choses, et où la main et la tête ne sont pas séparées ; mais ici et
maintenant, dans le corps, elles sont séparées l'une de l'autre 9. Car ce sont
des images, et non des êtres véritables.
– Dirons-nous alors que les qualités là-bas sont les différences d'une
réalité lorsqu'elles s'appliquent à la réalité ou à l'être, mais des différences
qui rendent [15] les réalités distinctes les unes des autres et qui les
constituent entièrement comme réalités ?
– Cette définition n'est pas absurde, mais en ce qui concerne les qualités
d'ici, dont les unes sont les différences des réalités, comme le fait d'être
bipède ou quadrupède, et les autres ne sont pas différences des réalités, ce
sont seulement ces dernières qu'on appelle « qualités 10 ».
– Toutefois la même chose peut à la fois être une différence qui complète
la réalité dans une chose, et ne pas l'être dans une autre, [20] où au contraire
elle est un accident 11. Par exemple, le blanc dans la neige ou dans la céruse
complète la réalité, alors qu'en toi il est un accident 12.
– Le blanc, dans le premier cas, est complément de la réalité compris
dans la raison 13, et il n'est pas une qualité, dans le second, il est une qualité
qui se manifeste à la surface.
– Ou alors il faut diviser la qualité de sorte que l'une soit la qualité
réelle 14 qui est le propre [25] de la réalité, et l'autre seulement qualité par
laquelle la réalité est qualifiée 15, cette qualification ne produisant pas de
différence dans la réalité, pas plus qu'à partir d'elle, mais une manière d'être
ajoutée de l'extérieur à la réalité déjà complète, et un supplément à la chose
qui est postérieur à sa réalité, qu'il s'agisse de l'âme ou du corps 16.
– Mais si [30] le blanc que l'on voit sur la céruse est aussi un
complément 17 ? En effet, le blanc sur le cygne n'est pas un complément, car
il pourrait aussi y avoir des cygnes qui ne soient pas blancs 18. Alors que le
blanc sur la céruse est complément, comme l'est aussi la chaleur du feu.
– Mais si l'on dit que l'ignéité est la réalité du feu, ne peut-on trouver un
élément analogue à propos de la céruse ? [35] Cependant la chaleur qui
complète sa réalité est ignéité du feu visible 19, et c'est la même chose pour
la blancheur sur la céruse 20. En vérité, ce sont les mêmes choses qui, quand
elles sont des compléments, ne sont pas des qualités, et qui, quand elles sont
des qualités, ne sont pas compléments. Et il est absurde de dire qu'elles sont
une chose dans ce dont elles sont compléments, et une autre là où elles ne le
sont pas, [40] puisque leur nature est la même 21. Mais il s'ensuit alors que
les raisons productrices sont elles-mêmes totalement réelles 22 ; en revanche,
dans ce qui résulte de cette production, ce qui est là-bas est déjà « quelque
chose », tandis que ce qui est ici est une qualité, sans être « quelque
chose 23 ». Cela explique aussi que nous nous trompions toujours à propos
du « quelque chose », que nous le laissions échapper dans nos recherches, et
que nous nous précipitions vers la qualité 24. [45] Car le feu n'est pas ce que
nous disons lorsque nous observons la qualité, mais il est une réalité 25, alors
que les choses que nous regardons à présent, vers lesquelles nous
concentrons notre observation quand nous parlons du feu, nous détournent
26
du « quelque chose » et définissent la qualité .
– Et en ce qui concerne les objets sensibles ce raisonnement est
plausible : car aucun d'entre eux n'est une réalité, mais ce sont les affections
d'une réalité 27.
– De là se pose aussi cette question : [50] comment une réalité peut-elle
ne pas venir de choses qui sont elles-mêmes des réalités 28 ?
– On a donc déjà dit que ce qui vient à l'être ne doit pas être identique
aux choses dont il est issu 29. Et il faut à présent ajouter que ce qui est venu
à l'être ne peut être une réalité 30.
– Mais ce dont nous avons dit qu'il était une réalité là-bas, comment
affirmer qu'il n'est pas issu d'une réalité 31 ?
– Là-bas la réalité, parce qu'elle possède un être plus puissant et plus
rebelle à tout mélange, nous affirmerons qu'elle est [55] réellement la
réalité 32, en ayant l'idée qu'elle est réelle dans ses différences, ou nous
dirons plutôt qu'on l'appelle réalité en y ajoutant ses actes 33. La réalité ainsi
constituée semble parfaire l'être 34 ; pourtant, peut-être que cet ajout la
mettra plus dans le besoin, ainsi que le fait de ne pas être simple, mais déjà
à l'écart de cet état de simplicité 35.
2. Mais il faut procéder à un examen général de la qualité. Peut-être en
effet connaître ce qu'elle est mettra un terme à ces difficultés. En premier
lieu donc, il faut chercher si l'on définit la même chose, lorsqu'il s'agit de la
qualité seule et lorsqu'il s'agit de ce qui complète la réalité, en ne nous
étonnant pas que la qualité [5] soit complément de la réalité, mais en
comprenant par là plutôt la réalité qualifiée 36.
– En vérité, en ce qui concerne la réalité qualifiée, la réalité, à savoir ce
qu'est la chose, doit être antérieure à la qualité 37. Qu'est-ce qui, dans le cas
du feu, est la réalité antérieure à la réalité qualifiée ? Est-ce le corps ?
– C'est le genre qui sera la réalité, c'est-à-dire le genre que constitue le
corps ; or, le feu est un corps chaud ; l'ensemble ne sera pas réalité, [10]
mais le chaud en elle sera comme le camus en toi 38.
– Cependant si on enlève la chaleur, la lumière et la légèreté, choses qui
assurément semblent être des qualités, il reste une étendue
tridimensionnelle et résistante 39, et la matière sera réalité. Pourtant cela ne
semble pas exact. Car c'est plutôt la forme qui est réalité 40. Mais la forme
est qualité 41.

– [15] Non, la forme n'est pas qualité, mais elle est raison 42.
– Mais alors ce qui vient de la raison et du substrat 43, qu'est-ce que c'est ?
Ce n'est pas en effet ce qui est visible et qui brûle : puisque ce sont là des
qualités 44.
– À moins qu'on ne dise que le fait de brûler est un acte qui vient de la
raison. Et que le fait de chauffer aussi, ainsi que le fait de blanchir et les
autres choses, sont des productions de la raison 45.
– Dès lors, nous ne pourrons laisser aucune place à la qualité.
– [20] En fait, on ne doit pas appeler qualités les activités productrices
que l'on dit être compléments de la réalité, s'il est vrai que leurs actes
viennent des raisons et des puissances réelles 46. Mais par ailleurs, doit être
appelé qualité ce qui est extérieur à toute réalité, ce qui n'apparaît pas
quelque part comme étant une qualité, et ailleurs comme n'en étant pas
une 47 : c'est ce qui est en excès par rapport à la [25] réalité, comme les
vertus et les vices, ce qui est honteux et ce qui est beau, la santé et le fait
d'avoir reçu telle configuration. Et le triangle, pas plus que le quadrilatère
« en soi » n'est une qualité, mais on doit appeler qualité le fait d'avoir été
triangularisé 48, puisque l'objet a reçu cette forme ; de même que ce n'est pas
la triangularité qui est une qualité, mais la production de cette forme. En
outre, les techniques tout comme les aptitudes sont aussi des qualités. [30]
De sorte que la qualité est une disposition qui se trouve dans les réalités qui
existent déjà, disposition qui peut être acquise ou unie à la réalité dès
l'origine, étant entendu que si cette disposition ne se trouvait pas unie à elle,
la réalité n'en serait en rien diminuée. Et cette qualité peut parfois être facile
à mettre en mouvement, parfois difficile. Par conséquent, il y aura deux
espèces de qualité : l'une facile à mettre en mouvement, l'autre qui
persiste 49.

3. Donc le blanc sur toi 50 ne doit pas être déterminé comme une qualité,
mais comme un acte 51, puisqu'il dérive de toute évidence de la puissance de
blanchir 52 ; et là-bas, toutes les choses qu'on dit être des qualités sont des
actes, qui ne reçoivent la dénomination de qualité que de notre opinion,
parce que chacune est le propre d'un être, [5] étant donné qu'elles
déterminent les réalités les unes par rapport aux autres, et qu'elles
définissent pour elles-mêmes un caractère propre.
– En quoi donc la qualité là-bas sera-t-elle différente de celle d'ici ? Car
elles aussi sont des actes 53.
– Les qualités ici n'indiquent pas de quelle sorte de chose il s'agit, ni
même le rapport entre les substrats, ou leurs traits caractéristiques, mais
elles font seulement apparaître ce qui est appelé qualité, [10] et qui là-bas
est un acte 54. Par conséquent, lorsqu'une chose possède le trait propre de la
réalité, il est évident qu'elle n'est pas elle-même une qualité. En revanche,
lorsque nous isolons par la raison 55 ce trait propre des réalités, sans rien
enlever à ce qui vient de là-bas, mais plutôt en saisissant et en engendrant
autre chose, nous engendrons une qualité 56, en saisissant comme partie de
la réalité ce qui apparaît à la surface de cette partie 57. Mais s'il en va ainsi,
rien n'empêche que la [15] chaleur, par le fait d'être naturellement inhérente
au feu 58, soit une forme et un acte du feu et non pas une de ses qualités, et
qu'au contraire d'une autre manière, elle soit une qualité, si elle est saisie
seule en une autre chose, et si elle n'est plus la forme de la réalité, mais
seulement une trace, une ombre et une image, abandonnant la réalité qui
était la sienne, dont elle constituait l'acte, pour être une qualité. [20] Tout ce
qui donc est un accident, et non un acte ni une forme de la réalité donnant
59
aux choses leur figure, est une qualité . Par exemple, on doit aussi appeler
qualités les états habituels et les autres dispositions des substrats, alors que
leurs modèles, dans lesquels existent primitivement ces états habituels et
ces dispositions, sont les actes des réalités intelligibles 60. Et il n'arrive pas
que la même chose soit une qualité et ne le soit pas, [25] mais la qualité est
ce qui est isolé de la réalité, et ce qui est uni à celle-ci est la réalité, la forme
ou l'acte 61. Car une chose n'est en rien identique lorsqu'elle reste en elle-
même et lorsqu'elle tombe en une autre chose, déchue de la forme et de
l'acte qu'elle était 62. En vérité, ce qui n'est jamais la forme de quelque chose
d'autre, mais est toujours un accident, est purement une qualité et c'est
seulement cela qui l'est 63.
NOTES DU TRAITÉ 17

1. Selon les manuscrits, on trouve deux variantes possibles du titre : soit Sur
la réalité ou sur la qualité (perì ousías ḕ perì poiótētos), soit Sur la réalité et
sur la qualité (perì ousías kaì perì poiótētos). Nous adoptons le premier titre,
qui a pour lui les manuscrits les plus nombreux et les plus fiables. Par
ailleurs, dans la Vie de Plotin, Porphyre donne encore deux autres titres
différents : Sur la qualité (perì poiótētos, 4, 55) et Sur la qualité et sur
l'essence (perì poiótētos kaì eídous, 24, 50). Consulter à propos de ces
différents titres, P. Henry, Études plotiniennes, tome 1 : Les États du texte de
Plotin, 1938, p. 11. Par ailleurs et tout au long de ce traité, comme c'est le
cas dans tous les autres, le terme ousía est traduit par « réalité ». Nous
contrevenons ainsi à l'usage qui l'emporte chez les traducteurs et les
commentateurs d'Aristote, qui rendent le plus couramment ousía par
« substance ».
2. Plotin se réfère ici aux cinq grands genres définis dans le Sophiste (254b-
255e), qui s'appliquent selon lui à la réalité intelligible (voir traité 43 (VI, 2),
7 et 8). La réalité (ousía) est présentée dans l'intelligible à la fois comme la
totalité des cinq genres premiers, et comme ce qui se distribue entre eux,
puisque chacun des cinq genres est « lui-même réalité (ousía) » (1, 7). Par
ailleurs, le terme qui signifie « isolé », apērē-méron, est une citation du
Sophiste, 237d3 : « formuler le “quelque chose” comme nu et isolé de tous
les êtres est impossible ». Sur l'exploitation que fait Plotin des cinq grands
genres du Sophiste, consulter L. Brisson, « De quelle façon Plotin interprète-
t-il les cinq grands genres du Sophiste (Ennéade VI, 2 [43], 8) ? ».
3. Dans le traité 43 (VI, 2), Plotin semble donner une réponse différente au
même problème, puisqu'il pose la question : « Comment les quatre genres
complètent-ils la réalité sans en faire une réalité qualifiée ? » (15, 1-2). Ainsi
la réalité (ousía) s'identifie-t-elle à l'être (ón), qui est « complété » par les
quatre autres genres (le mouvement, le repos, le même et l'autre sont les
actes de l'être). Dans notre traité, la réalité est distinguée de l'être.
4. On peut rattacher cet « être par accident » du mouvement, à la remarque
de Socrate dans le Sophiste, selon laquelle « le mouvement existe du fait
qu'il participe à l'être » (256a1, trad. N.-L. Cordero). Le mouvement n'est
pas l'être en soi ou la Forme de l'être, il ne fait qu'y participer : cette idée est
traduite par Plotin dans les termes de l'« être par accident » du mouvement.
5. Cette expression « complément de la réalité », sumplērōtikòn tēs ousías,
jouera un rôle essentiel dans le traité. Plotin définit dans le traité 43 (VI, 2)
les « compléments de la réalité » comme « les actes (energeías) compris
dans les réalités (en taîs ousíais) » (14, 15-17). Tout l'enjeu sera de
déterminer si les qualités peuvent ou non être des « compléments de la
réalité », c'est-à-dire en être des parties constitutives : la réponse sera
négative, Plotin réservant le concept de qualités aux accidents extérieurs à
l'ousía.
6. Cette question est de tonalité péripatéticienne. Dans la Métaphysique,
Aristote objecte aux Formes platoniciennes que « ce qui signifie la réalité
(ousía) ici <dans le sensible> la signifie également là-bas <dans
l'intelligible> » (A9, 990b34-991a1). Ce qui signifie en définitive que la
distinction entre les Formes et les choses sensibles n'est pas pertinente.
7. L'expression hèn pánta, littéralement l'« un-tout », s'applique en règle
générale à l'Intellect. Voir par exemple, en 49 (V, 3) : chaque Forme « est
incapable de se manifester elle-même comme l'un-tout. Mais l'un-tout c'est
l'Intellect, parce qu'il possède un principe plus grand » (chapitre 15, ligne
23). Dans le traité 10 (V, 1), Plotin reprend des expressions tirées du
Parménide pour distinguer le premier un, qui est l'Un principe de toutes
choses, l'un-plusieurs (hèn pollá) qui est l'Intellect, et l'un-et-plusieurs (hèn
kaì pollá) qui est l'âme (chapitre 8, ligne 23-27).
8. L'expression homoû pánta est héritée d'Anaxagore (fr. B 1, D.-K.), mais
dans l'œuvre de Plotin elle prend un sens nouveau, puisqu'elle caractérise
l'unité de l'intelligible.
9. La comparaison entre l'existence intelligible et le mode d'être des choses
qui sont concentrées dans la semence, mais qui ne sont pas encore déployées
dans le sensible, est classique chez Plotin. Comparer par exemple avec le
traité 47 (III, 2), 2, 18-31.
10. Plotin s'appuie ici sur le texte de Métaphysique, Δ, 14 : « La qualité se
dit en un premier sens de la différence de la réalité (hḕ tē̂s ousías diaphorá) ;
par exemple, l'homme est un animal qui a la qualité d'être bipède, le cheval a
la qualité d'être quadrupède » (1020a33-34). La différence entre deux modes
de qualités apparaît déjà dans le texte aristotélicien : « On pourrait donc sans
doute ramener les différents sens de la qualité à deux principaux, dont l'un
est le sens le plus propre. La qualité première en effet, est la différence de la
réalité (hḕ tē̂s ousías diaphorá) […]. Dans le second sens, figurent les
déterminations des êtres mobiles en tant que mobiles, et les différences de
mouvements » (1020b13-18, trad. J. Tricot modifiée). Plotin toutefois prend
le contre-pied d'Aristote : alors que pour ce dernier le « sens le plus propre »
de la qualité était d'être différence de la réalité, pour Plotin on « appelle
qualités » seulement celles qui ne sont pas « réelles », c'est-à-dire qui sont
des accidents extérieurs à la réalité.
11. C'est la position de Simplicius : « Il faut aussi savoir si toute qualité peut
être une différence réelle (ousiṓdēs diaphorá). D'une part en ce qui concerne
les corps, il est nécessaire de l'admettre. Car la blancheur, qui est
accidentelle, est réelle (ousiṓdēs) dans la céruse » (In Aristotelis categorias,
276, 34-36).
12. Ces deux exemples de la blancheur de la neige et de la céruse, une fois
encore, viennent d'Aristote, Éthique à Nicomaque, 1096b23. Simplicius,
comme Plotin, reprend cet exemple pour poser le problème des « qualités
réelles (ousiṓdēīs poiótētas) », dont il précise qu'il a donné lieu à « beaucoup
de recherches » (In Aristotelis categorias, 209, 8). Précisons que Plotin
refusera de faire la distinction entre le blanc dans la céruse et le blanc en
l'homme (voir 3, 1-3).
13. Il s'agit de la raison séminale, principe vital de croissance de l'être.
14. « Réelle » traduit ici tò ousiō̂dēs.
15. On retrouve la distinction posée par Aristote en Métaphysique, Δ 14,
entre deux sens de la qualité.
16. Dans le cadre de cette hypothèse d'inspiration péripatéticienne, le corps,
comme l'âme, peut avoir une réalité (ousía). Cela ne sera plus le cas dans la
suite du chapitre : « il faut en outre dire à présent que ce qui est venu à l'être
(tò genómenon) ne peut être une réalité (ousía) » (1, 52).
17. Cette question est une objection à la division antérieure entre deux
espèces de qualités, l'une réelle (ousiṓdēs), l'autre non réelle. Si la blancheur
de la céruse est un complément de la réalité, elle ne peut être rangée aussi
parmi les qualités, comme le précisera la suite (1, 36-38).
18. On relève une série d'exemples analogue chez Simplicius (In Aristotelis
physicorum libros, 9, 119, 16), mais celui-ci ne réserve pas un sort
particulier dans son analyse à la blancheur du cygne par rapport à celles de
la neige ou de la céruse. Voir aussi en In Aristotelis physicorum libros, 10,
1091, 15, où Simplicius demande « si la neige est plus blanche que le
cygne ».
19. Nous n'adoptons pas ici la correction de Heintz, qui supprime le terme
purótēs à la ligne 35.
20. La chaleur du feu, comme la blancheur de la céruse, ne définit pas
l'essence intelligible du feu, mais elle est le complément de la réalité visible,
c'est-à-dire sensible du feu (toû horōménou purós, 1, 35). On peut donc dire
que la chaleur définit l'ignéité (purótēs), c'est-à-dire l'essence du feu, si l'on
entend par là le feu sensible. L'expression « ignéité du feu visible » est certes
audacieuse (ce qui a conduit H.-S. à supprimer le terme purótēs, à la suite de
Heintz), cependant elle résume bien l'une des thèses centrales du traité qui
est que certains caractères sensibles ne sont pas de simples qualités
accidentelles, mais doivent être envisagés comme des parties intégrantes de
la réalité sensible.
21. Plotin refuse ici de voir une différence de nature entre le blanc-
complément dans la neige ou dans la céruse et le blanc simple qualité, par
exemple sur un objet peint en blanc, comme si l'un était intelligible et l'autre
sensible. Dans les deux cas « leur nature est la même », c'est-à-dire que leur
nature est sensible. C'est donc la première hypothèse, selon laquelle le
complément de la réalité serait « dans la raison », c'est-à-dire de nature
intelligible, et la qualité seulement à la surface du corps (1, 23-25), qui se
trouve ici corrigée.
22. « Réelles » traduit de nouveau ousiṓdēīs (voir, supra, note 14).
23. Le « quelque chose » (tó ti) s'oppose dans la Lettre VII à la simple
qualité : il s'agit de ce qui définit l'essence d'une chose (voir la note
suivante).
24. Ce passage s'inspire de la Lettre VII, 343b7-c6, et en particulier de la
remarque suivante : « ce n'est pas la qualité, mais le “quelque chose” (tó ti)
que l'âme cherche à connaître » (343b8-9).
25. Dans ce cadre, la réalité du feu équivaut à sa quiddité : les qualités
sensibles « masquent » d'une certaine manière l'essence intelligible du feu.
26. L'interlocuteur de Plotin introduit une nouvelle classification : du côté de
l'intelligible, on trouve les raisons et leurs actes qui sont déjà « quelque
chose », c'est-à-dire déjà réels (ousiṓdēīs), et du côté sensible, les qualités
produites non réelles. Dans ce contexte, les « compléments », comme la
blancheur de la neige, aussi bien que ses accidents, comme la forme qu'on
peut donner à la neige en la modelant, sont intégrés dans la catégorie
« qualités », ce qui ne coïncide pas avec la classification de la réplique
précédente.
27. « Affections » traduit ici le terme páthē. Cette phrase est essentielle : elle
affirme, contre Aristote, qu'il ne saurait y avoir à proprement parler de
réalité (ousía) sensible. On retrouve la même idée dans le traité 44 (VI, 3) :
« Et en premier lieu on doit considérer ce qu'on appelle la réalité sensible,
en convenant que dans les corps elle n'est réalité que par homonymie
(homōnúmōs), ou bien même en général qu'elle n'est pas une réalité si on
veut y appliquer l'idée de choses qui s'écoulent, mais que sa dénomination
adéquate est devenir » (2, 1-4).
28. Voir Aristote, Physique, I, 6 : « Comment donc une réalité serait-elle
issue de non réalités ? » (189a33). La question est ici : comment le sensible,
que l'on prétend être une réalité (ousía), peut-il être formé de qualités non
réelles (ousiṓdēīs), qui ne sont que des « affections » (páthē, 1, 49) ? Plotin
n'hésite pas, à rencontre d'Aristote, à composer la réalité sensible à partir
d'affections non réelles.
29. « Ce qui est venu à l'être », c'est-à-dire le sensible, (tò ginómenon) n'est
pas identique aux êtres intelligibles dont il est issu. Plotin renverse les
termes de la question précédemment posée (comment une réalité
proviendrait-elle de non-réalités ?), en répondant : il est illégitime de dire
que le sensible serait une réalité qui viendrait de qualités non réelles
(ousiṓdēīs), puisque c'est bien plutôt une non-réalité qui vient d'êtres réels.
L'argumentation joue sur deux sens de la préposition grecque ek (traduite par
« issu de ») qui signifie aussi bien l'origine (ce dont une chose provient), que
la composition (ce dont une chose est formée) : la chose qui existe ici est
composée d'affections sensibles, mais elle provient des êtres intelligibles.
30. Voir en ce sens l'opposition mise en place au début du Timée entre « ce
qui est toujours identique » et « ce qui naît, se corrompt et n'est jamais
8réellement » (28a163, trad. L. Brisson modifiée).
31. On en revient à la question de la réalité intelligible déjà posée au début
du traité (1, 1-15). Les « différences qui rendent les réalités distinctes les
unes des autres » (1, 14-15) sont-elles ou non réelles (ousiṓdēīs) ? Si elles ne
le sont pas, alors il faudra nécessairement dire que les réalités intelligibles,
comme les choses sensibles, « sont issues de non-réalités » (ouk ex ousías, 1,
52-53), au sens où les éléments qui les composent ne sont pas réels.
32. L'expression « réellement la réalité » traduit le grec ousían óntōs.
33. Ces « actes » de la réalité sont ses différences qui la distinguent des
autres êtres.
34. Ekeínou doit être référé à tò ón (l. 54).
35. C'est l'existence de l'Un, principe absolument simple et sans besoin qui
apparaît ici en filigrane. Voir par exemple dans le traité 49 (V, 3) : ce qui
vient de l'Un « lui est inférieur, parce qu'il est plus dans le besoin »
(endeésteron, 15, 9) ; comparer aussi avec le traité 39 (VI, 8), 9, 8.
36. C'est-à-dire la réalité sensible : la réalité intelligible, n'est pas qualifiée
mais elle est différenciée par ses actes. Il n'y a pas à s'étonner que la qualité
soit complément de la réalité sensible, s'il est vrai que celle-ci, comme le
dira plus tard Plotin, n'est rien d'autre qu'un « amas de matière et de
qualités » (traité 44 (VI, 3), sumphórēsis poiotḗtōn kaì hōlēs, 8, 20).
37. « Ce qu'est la chose » traduit l'expression empruntée à Aristote tò tí estì.
Les principes ici énoncés sont aristotéliciens : d'une part, l'essence d'une
chose (tò tí estì) « appartient d'une façon absolue à la réalité (ousía) »
(Métaphysique, Z, 4, 1030a22-23), ce qui explique que le terme « réalité »
soit explicité par l'expression « ce qu'est la chose » (kaì tò tí estì 2, 8) dans le
texte de Plotin ; d'autre part, « la réalité doit être antérieure à la qualité » (2,
6-8), puisque selon Aristote « toutes les catégories autres que la réalité sont
postérieures à la réalité » (Métaphysique, N, 1, 1088b4).
38. Dans la mesure où le feu se définit comme un « corps chaud » (c'est-à-
dire par la détermination du genre « corps » au moyen de la différence
spécifique « chaud »), affirmer que le corps est réalité (ousía) entraîne deux
conséquences. Tout d'abord le corps sera à la fois un genre et une réalité : ce
qui est contradictoire avec le principe aristotélicien selon lequel il n'y a à
proprement parler de réalité qu'individuelle ; le genre n'est réalité qu'en un
sens second (Catégories, 2a, 11-19). En second lieu, la différence spécifique
sera rejetée hors de la réalité (ousía) : rien ne pourra alors la distinguer de
qualités individuelles, telles que la forme du nez camus. Cet exemple du
« nez camus » est quant à lui emprunté à Aristote (voir par exemple
Métaphysique, E, 1025b30-34).
39. Curieusement Plotin donne ici des déterminations physiques de la
matière, à savoir sa résistance et son extension dans un espace à trois
dimensions, alors qu'habituellement la matière est présentée comme
radicalement dépourvue de toute qualité et de toute grandeur (voir traité 12
(II, 4), 8 et 9). Peut-être ce qui est atteint par l'abstraction de « la chaleur, de
la lumière et de la légèreté » n'est-il pas la matière, mais ce que Plotin
appelle l'ógkos. Sur cette notion, consulter l'article de L. Brisson, « Entre
physique et métaphysique. Le terme ógkos chez Plotin, dans ses rapports
avec la matière et le corps ».
40. Toutes les étapes de ce raisonnement (le procédé de « dépouillement »
des qualités de la réalité sensible, la conclusion selon laquelle « la matière
elle-même sera réalité (ousía) », ainsi que la remarque sur l'attribution de
l'ousía à la forme) suivent pas à pas le texte de Métaphysique, Z, 3,
1029a10-30. Cependant Plotin (ou plus certainement ici son interlocuteur)
s'arrête à la première étape du processus de dépouillement qui ne concerne
que les « qualités secondes », alors qu'Aristote poursuit ensuite en
supprimant « la longueur, la largeur et la profondeur » pour faire apparaître
la matière (1029al7-19).
41. Cette remarque peut se comprendre en référence à Métaphysique, Δ, 14,
1020a33 : « La qualité se dit en un premier sens de la différence de la
réalité. » Par ailleurs, la différence spécifique se comprend elle-même
comme le fruit de la contrariété formelle, alors que les particularités
individuelles sont dues à la matière (Métaphysique, I, 9). Il est donc possible
d'affirmer, de façon très ramassée, que « la forme est qualité » (2,15). En
outre, Alexandre d'Aphrodise note à propos de la matière : « <Aristote>
l'appelle “quantité”, comme il peut appeler la forme, pour faire bref,
“qualité” » (In Aristotelis Metaphysica, 11, 656, 1-2, Hayduck).
42. Conformément à sa propre philosophie, Plotin réfère la forme (eídos) au
lógos, c'est-à-dire à la raison formatrice qui est, en l'âme, le principe
intelligible de la production du sensible. Le terme eídos ne prend donc pas
ici le sens technique de Forme intelligible qui n'existe que dans l'Intellect,
mais il désigne l'élément qui associé à la matière, contribue à former le
corps. En définissant donc l'eídos comme lógos, et non comme qualité, ainsi
que le voulait son interlocuteur, Plotin bascule de l'aristotélisme vers le
platonisme, puisque le lógos constitue dans l'âme une réalité intelligible
séparée du sensible, ce que refusait Aristote.
43. « Du substrat » traduit toû hypokeiménou, c'est-à-dire la matière « qui se
tient dessous ». « Ce qui est issu de la raison et du substrat » est, dans l'esprit
d'un aristotélicien, la réalité composée (súntheton).
44. On trouve une idée similaire dans Métaphysique, Γ, 1001b33-1002a5 :
« Mais en ce qui concerne les éléments qui sembleraient le plus signifier la
réalité (ousían), l'eau, la terre, le feu et l'air, à partir desquels les corps sont
composés, leur chaleur et leur froideur, et tout ce qui est tel, sont des
affections (páthē) et non des réalités. »
45. Il faut bien souligner ici la forme active de ces verbes à l'infinitif : brûler
(kaíein), chauffer (thermaínein), blanchir (leukaínein). Cette forme renvoie à
l'acte (energeía) qui en émanant du lógos produit la qualité. Par contraste, la
qualité sera exprimée un peu plus loin par des verbes au passif : avoir reçu
une forme (eskhēmatísthai, 2, 26), être « triangularisé » (tetrigōnísthai, 2,
27). Voir dans le traité 19 (I, 2), la distinction entre la « chaleur due à la
présence du feu » et la « chaleur inhérente au feu (súmphuton) » (1, 33-36) ;
et dans le traité 49 (V, 3) : « c'est parce que le feu est d'abord feu en lui-
même et exerce l'acte du feu, que sa trace peut aussi agir en autre chose » (7,
23-25).
46. Plotin donne ici l'antériorité aux « puissances réelles » (tō̂n dunámeōn
tō̂n ousiṓdōn) sur les actes qui en émanent. Comparer avec le traité 25 (II,
5), où Plotin parle de la « puissance productrice de l'acte » (2, 32).
47. Il y a une différence de nature entre l'acte de blanchir qui émane de la
raison, et qui en tant que tel est en lien avec l'intelligible, et le blanc qui est
un accident extérieur à l'intelligible : il ne s'agit pas d'un seul et unique blanc
qui apparaîtrait ici comme réel (ousiṓdes) et là comme une qualité. Cette
remarque est en contradiction avec celle qui apparaît au chapitre 1, lignes
36-40, selon laquelle ce qui est complément de la réalité et ce qui ne l'est pas
sont de nature identique.
48. Voir la note 42. On trouve un passage parallèle dans le traité 42 (VI, 1),
10, 59-67. Voir aussi Catégories, 8, 10a14-16 où Aristote donne le triangle
comme un exemple de ce qu'est la qualité comme « figure » ou comme
« forme ».
49. La distinction entre ces deux types de qualités, « l'une facile à mettre en
mouvement, l'autre qui persiste », renvoie directement au chapitre sur la
qualité dans les Catégories où Aristote marque la différence entre les états
(héxeis) et les dispositions (diathéseis). Les premières ont « plus de durée et
de stabilité », telles que les sciences et les vertus ; les secondes qui « peuvent
facilement être mises en mouvement et changées », telles que la chaleur et le
refroidissement, la maladie et la santé (Catégories, 8, 8b25-9a13).
Cependant Plotin tendra à relativiser cette distinction, en soulignant que « le
fait d'être stable ou non ne constitue pas une différence au sein de la
qualité » (traité 42 (VI, 1), 11, 2-3).
50. On retrouve le même exemple de « la blancheur en toi » qu'au début du
traité (1, 21). Mais l'interlocuteur de Plotin, inspiré par Aristote, avait
qualifié d'accidentel ce type de blancheur, par opposition à la blancheur de la
céruse ou de la neige qui étaient caractérisées comme des « compléments
réels ». Désormais Plotin affirme que même la blancheur de la peau est un
acte et donc un complément réel.
51. L'usage du concept d'acte (enérgeian, 3, 2) pour désigner le blanc en
l'homme est problématique. Car le blanc peut certes, comme le veut Plotin,
faire partie de la réalité « homme », mais il n'en demeure pas moins une
affection sensible. Or l'acte, dans son usage courant, est de nature
intelligible. Ce sera le sens de l'objection des lignes 6-7 (voir note 50). Plotin
parlera plus prudemment dans un texte parallèle du traité 42 (VI, 1) : la
blancheur, comme la chaleur, « semble dans un cas appartenir à la réalité
(ousías), et être comme son acte (oîon enérgeia), dans l'autre elle semble être
secondaire, dérivée de l'intelligible, existant dans une autre chose, image du
premier caractère et semblable à lui » (10, 56-58).
52. Plotin refuse de voir dans la couleur de la peau une qualité seulement
accidentelle. Comparer avec le traité 5 (V, 9) où Plotin explique que « pour
ce qui est des différences des couleurs <de peaux>, les unes se trouvent dans
la raison, les autres sont produites par la matière et par la différence des
lieux » (12, 10-11). La couleur de la peau doit donc être saisie en lien avec
l'acte qui la produit en émanant de la raison, et non envisagée comme une
simple qualité accidentelle.
53. Il n'a pas échappé à l'interlocuteur que si, comme cela vient d'être dit, la
blancheur de la peau « ne doit pas être déterminée comme une qualité, mais
comme un acte », la différence entre qualités sensibles et différences
intelligibles risque d'être ruinée, puisque l'une et l'autre sont présentées
comme des enérgeiai. Comme il y a deux types de réalités, l'une étant
qualifiée ou sensible, et l'autre intelligible, il faut distinguer deux sens de
l'enérgeia : elle peut être soit l'acte de la réalité sensible, soit celui de la
réalité intelligible.
54. Il nous semble, contrairement à Armstrong, mais en accord avec Bréhier,
Harder et Igal, que ce sont les qualités d'ici qui sont sujet de dēloûsin. Les
qualités sensibles sont incapables de montrer par elles-mêmes la quiddité de
la chose ; elles manifestent seulement l'acte qui les a produites et qui
appartient à la réalité intelligible.
55. Contrairement à ce que suggère A.C. Lloyd (The Anatomy of Neo-
platonism, p. 92), nous comprenons que lógos désigne ici la faculté
rationnelle, et non la raison séminale qui préside à la production du sensible.
Ce choix est confirmé par un passage parallèle dans le traité 44 (VI, 3), où
manifestement ce sont le discours et le raisonnement qui expliquent que l'on
considère la différence spécifique comme une qualité (5, 23-29).
56. L'idée est la suivante : le raisonnement isole ce qui constituait l'acte de la
réalité sensible et en fait ainsi une simple qualité. Par exemple le « bipède »,
qui est un caractère sensible, peut être envisagé soit comme une simple
qualité s'il est considéré isolément, soit comme une différence spécifique s'il
est envisagé solidairement avec la réalité sensible qu'il détermine.
57. La « partie de la réalité (ousías) » est définie ainsi dans le traité 44 (VI,
3) : « ce qui, s'il venait à manquer, ne permettrait pas d'être une existence
accomplie, cela est une partie de cette réalité » (8, 23-24). Dans le
chapitre 5, Plotin définit la différence spécifique « bipède » comme une
partie de la réalité (5, 25-26). Le raisonnement prend la qualité sensible qu'il
a isolée pour une partie constitutive de la réalité. Or une fois rompue l'unité
entre la réalité et son acte, ce dernier se trouve « déchu » de son rang, et ne
peut plus légitimement apparaître comme une « partie de la réalité ».
58. On retrouve la même expression « naturellement inhérent » (súmphuton)
appliquée à la chaleur du feu dans le traité 19 (I, 2), 1, 36. Voir aussi un
passage parallèle dans le traité 49 (V, 3), 7, 23-25 et la distinction entre les
deux formes d'actes illustrée par la différence entre la chaleur inhérente et la
chaleur externe du feu dans le traité 7 (V, 4), 2, 28-34.
59. Il faut opposer ici les accidents qui « peuvent appartenir ou ne pas
appartenir à une seule et même chose » (Aristote, Topiques, I, 5, 102b6-7), à
l'acte ou à la forme de la réalité, étant entendu qu'il s'agit ici de la réalité
sensible. En ce sens l'acte ou la forme dont il est ici question ne sont dits tels
que par analogie avec l'acte ou la forme constitutifs de la réalité intelligible.
Plotin livre donc ici sa propre définition de ce qu'est une qualité : il
l'identifie à tout ce qui est accidentel, extérieur à la réalité sensible.
60. Dans les Catégories, Aristote définit l'état habituel et la disposition
(héxis kaì diáthēsis) comme « une espèce de la qualité » (8, 8b27). Il donne
comme exemple des états habituels les « connaissances et les vertus », et
comme exemple des dispositions « la chaleur et le refroidissement », « la
maladie et la santé » : alors que les premières sont « difficiles à mettre en
mouvement », les secondes sont « faciles à mettre en mouvement » (sur cette
distinction, voir la note 46). En prenant l'exemple des états habituels et des
dispositions pour illustrer la qualité, Plotin reprend donc la classification
aristotélicienne, mais il réintègre cette classification dans le cadre du
platonisme en précisant que ces qualités ne sont que des images dont les
modèles sont « les actes des réalités intelligibles » (3, 24).
61. Ici apparaît la réponse plotinienne à la question d'ensemble du traité :
une même chose peut-elle être une qualité dans une réalité et ne pas l'être
dans une autre ? La réponse est négative : il n'y a pas de commune mesure
entre la qualité accidentelle d'une part, et l'acte ou la forme qui manifestent
la quiddité d'une chose, d'autre part.
62. Cette chute consiste par exemple pour la chaleur à passer de la chaleur
inhérente au feu, à un objet qui n'a qu'une chaleur empruntée.
63. La qualité se trouve donc réduite à l'accident, ce qui veut dire que les
compléments réels comme la chaleur du feu ou la blancheur de la neige ne
peuvent être envisagés comme des qualités.
TRAITÉ 18 (V, 7)

S'il y a des idées même des êtres individuels

Présentation et traduction
par
Luc BRISSON, Jérôme LAURENT et Alain PETIT
NOTICE

Si, à première vue, ce bref traité de trois pages paraît mener à des
considérations obsolètes sur la gestation des jumeaux, il n'en constitue pas
moins, en fait, l'un des textes les plus originaux de Plotin. La théorie de la
participation, en effet, n'est pas simplement pensée ici comme enracinement
du sensible dans une forme intelligible universelle (l'homme en soi, par
exemple, évoqué dans le traité 5 (V, 9), 14, et dont il sera à nouveau
question dans le traité 38 (VI, 7), 4), mais aussi participation d'un être
particulier à un individu en soi (le « Socrate en soi » du chap. 1, 4). Cette
thèse, que Platon n'avait pas explicitement soutenue, a deux conséquences
principales, l'une est épistémologique, l'autre eschatologique. En premier
lieu, elle permet d'étendre la rationalité du monde sensible au-delà d'une
simple évocation d'archétypes accomplis « là-bas », dans le monde
intelligible. L'opposition des deux mondes n'est donc pas radicalement celle
de l'un (l'intelligible) et du multiple (le sensible). L'intelligible est une
« unité-multiple » qui contient en soi toutes choses : aussi ne faut-il pas
« redouter l'infinité (apeiría) dans l'intelligible » (chap. 1, 25). L'apeiría
indique qu'il n'y a nulle limite (péras) à la puissance de la première réalité
issue de l'Un. L'Intellect contient donc autant de variété que le sensible, ce
que mettait particulièrement en avant la fin du traité 5, mais sans que cette
multiplicité s'accompagne du temps, de l'espace et de ce mode d'être
inférieur qu'est l'être en puissance (voir 25 (II, 5)). Toutefois, la multiplicité
des individus sensibles, et donc de leur modèle intelligible, n'est pas une
illimitation numérique ouverte vers un avenir indéterminé. L'absence de
limite dans le second principe ne signifie pas une absence de détermination.
Il y a un nombre précis d'individus en soi, comme, de façon plus générale, il
y a un nombre déterminé de Formes intelligibles. D'où la thèse
cosmologique, reprise cette fois de Platon, selon laquelle le monde sensible
se développe dans un temps cosmique dont l'unité de mesure la plus grande
est la « période », ou Grande Année (voir République, VIII, 546b4), au bout
de laquelle tout recommence à l'identique, ou plutôt, où les mêmes âmes se
réincarnent toutes, quelles qu'aient pu être leurs destinées ultérieures. Le
fondement rationnel de l'individualité dans un « en soi » permet donc, en
second lieu, de donner toute sa force à la doctrine selon laquelle l'âme est
immortelle (voir le traité 2 (IV, 7)).
Thersite, le méchant (47, (III, 2), 13), et Socrate, le juste, participent tous
deux à l'homme en soi, mais, parallèlement, ils ont part à deux formes
distinctes qui est leur moi véritable sans que leurs différences de caractère
ne tiennent qu'à des contingences matérielles ou à des circonstances
historiques. Du même coup, à la mort, l'âme n'est pas débarrassée de ce
qu'elle fut alors qu'elle était associée à un corps. Elle garde sa personnalité
et son unicité qui correspondaient ainsi, bel et bien, à des « différences
formelles » (idikaî diaphoraî, chap. 1,1. 21). Le traité 27 (IV, 3), Sur les
difficultés relatives à l'âme se conclut en méditant sur le sort de l'âme
d'Hercule dans le monde intelligible (chap. 32, 1. 28), ce que reprend
l'avant-dernier traité, 53 (I,1), Qu'est-ce qu'un vivant ?, au chapitre 12.
Cette destinée personnelle de l'âme après la mort est l'un des points du
système plotinien que la théologie chrétienne approfondira, en la pensant
sans le cadre de la métempsycose. Quoi qu'il en soit du devenir de cette
doctrine, il est certain que Plotin a refusé d'identifier individualité et
irrationalité et a su donner un statut positif, c'est-à-dire intelligible, à
chacune des âmes humaines.
Les chapitres 2 et 3 confrontent cette thèse aux problèmes liés à la
naissance des êtres individuels, d'une part la gestation, d'autre part
l'influence de l'ensemble de la nature sur la naissance des enfants. Pour ce
qui concerne la conception de l'enfant, on notera que Plotin ne reprend pas
la doctrine commune à Platon et à Aristote, exposée notamment dans le
traité péripatéticien Sur la génération des animaux : « Le mâle fournit la
forme et le principe de mouvement, la femelle, le corps et la matière » (I,
20, 729 a 9-11) et paraît accepter un rôle actif de la femme dans la
formation du fœtus (chap. 2, 1. 3). Quant aux circonstances liées à notre
naissance, Plotin annonce ici ce qui sera au cœur du traité 52 (II, 3), Sur
l'influence des astres : elles collaborent à l'activité des raisons séminales,
sans être déterminantes. La position des planètes le jour de notre conception
ou de notre naissance n'est en rien la cause principale de notre identité.
Dans ces deux cas, Plotin conclut à l'importance prépondérante des
raisons séminales à l'œuvre dans le vivant. Le lógos spermatikós qui se
développe dans le vivant et y reste immanent explique la permanence des
traits propres à un animal, en dépit de la transformation de sa cause
matérielle. Comme le dit le chapitre 3 : « Il y a autant de raisons que
d'individus différents » (1. 4-5). Or, ces « raisons » sont le moyen d'action
de la Providence et, en ce sens, elles ont un contenu déterminé qui a son
équivalent dans le monde intelligible que contemple l'âme providentielle.
Plotin n'exclut pas pour autant qu'il y ait des vivants indiscernables ou qu'il
y ait des différences qui ne s'expliquent que la déficience de la forme
rencontrant la matière, comme cela est le cas pour les produits de la
technique où deux objets produits identiquement semblent ne différer que
selon le nombre. Plotin évite ainsi d'entrer dans la polémique stoïcienne sur
les indiscernables. Selon lui, les véritables différences viennent d'une
rationalité transcendante au monde sensible où tout n'est pas intégralement
rationnel, comme le soutenaient les stoïciens. La matière est cause de
trouble et de laideur, de déformation et d'irrationalité.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : Y a-t-il une Idée des êtres individuels ?


1-5. Il existe un « Socrate en soi » dans le monde intelligible.
6-16. Comment éviter qu'il y ait un nombre illimité de modèles ? La
solution du retour des « périodes déterminées » et la métensomatose.
17-27. Le rôle des raisons séminales dans la transmission de
l'individualité ; « il ne faut pas redouter l'infinité dans l'intelligible ».

Chapitre 2 : Difficultés relatives à la naissance des enfants.


1-13. Différents cas de figure concernant le rôle des géniteurs dans
l'individuation des enfants.
14-23. La matière aussi joue un rôle, négatif, dans l'individuation (le
« contre-nature », la laideur).

Chapitre 3 : Le cas plus particulier des jumeaux : reprise du


premier chapitre.
S'il y a des idées même des êtres individuels

1. – Y a-t-il une idée de chaque individu ?


– Oui, c'est le cas : si moi-même et chacun de nous, nous pouvons
remonter 1 jusqu'à l'intelligible, alors le principe de chacun est également là-
haut.
– Si Socrate et l'âme de Socrate existent toujours, il y aura, comme on dit,
un Socrate en soi 2, au sens où son âme individuelle sera aussi là-bas 3 [5].
Mais si tel n'est pas le cas, et que l'âme qui était auparavant Socrate
devienne des individus différents à différents moments, par exemple
Pythagore ou quelqu'un d'autre, alors cet individu ne sera pas aussi là-bas 4.
– Mais si l'âme de chacun contient les raisons de tous les individus à
travers lesquels elle passe, tous à leur tour seront là-bas 5. Or, nous
affirmons que, tout ce que le monde contient de [10] raisons, chaque âme le
contient aussi 6. Si donc le monde contient les raisons, non seulement de
l'homme, mais aussi de tous les êtres vivants pris individuellement, l'Âme
également : il y aura un nombre illimité de raisons, à moins que leur
ensemble ne fasse retour selon des périodes déterminées. De cette manière,
l'illimitation 7 se verra limitée, chaque fois que les mêmes choses se
reproduisent 8.
– Mais alors, si, pour l'ensemble des périodes, le nombre des choses qui
viennent à l'être est plus grand que celui [15] des modèles 9, pourquoi faut-il
que, au sein d'une seule et même période, il y ait des raisons et des modèles
de toutes les choses qui viennent à l'être 10 ? En effet, un seul et même
Homme 11 suffirait pour la production de tous les hommes, de même que des
âmes limitées en nombre produiraient des hommes en nombre infini 12.
– Non, le raisonnement ne peut être le même pour ces deux cas
différents 13. Un homme considéré [20] comme modèle ne peut suffire à
rendre compte d'individus humains qui se différencient les uns des autres
non seulement par la matière, mais aussi par d'innombrables différences
formelles 14. Car ils ne sont pas, à l'égard de leur forme, comme le sont les
représentations 15 de Socrate à l'égard de leur original, mais il faut que la
production de chaque individu humain diffère en fonction des différences
entre les raisons. Une période tout entière contient toutes les raisons, à la
période suivante les mêmes choses reviennent [25] selon les mêmes raisons.
Mais, il ne faut pas redouter l'illimitation dans l'intelligible 16 : car elle est
tout entière dans l'indivisible 17 ; et pour ainsi dire elle s'avance, lorsqu'elle
agit 18.

2. – Mais, si les mélanges des raisons du mâle et de la femelle produisent


des rejetons différents, il n'y aura plus une raison correspondant à chacun
des individus ; et chacun des deux géniteurs, par exemple le mâle ne
produira pas d'après des raisons différentes, mais d'après une seule raison, la
sienne ou [5] celle de son père.
– Non, rien n'empêche que ce soit aussi d'après des raisons différentes,
parce qu'il les possède toutes, mais des raisons différentes sont sans cesse
disponibles.
– Mais que dire des cas où des rejetons différents viennent des mêmes
géniteurs 19 ?
– C'est à cause de l'inégale domination des deux géniteurs.
– Mais il y a aussi ce fait, qu'il n'est pas vrai, même si la chose apparaît
telle, que tantôt l'essentiel de la contribution à la génération soit du côté du
mâle, [10] tantôt du côté de la femelle, ou que chacun des deux y concoure
à part égale ; mais en réalité chacun des deux donne entièrement ce qu'il a à
donner, et c'est ce qui est présent dans le rejeton, tandis que c'est la part qui
revient à l'un des deux, ou l'autre part, qui domine la matière.
– Mais, comment se fait-il que les rejetons nés dans un autre pays 20
soient différents ? Est-ce donc la matière qui produit la différence, du fait
qu'elle n'est pas dominée de la même manière ?
– Si tel était le cas, tous les rejetons, sauf un, seraient donc contre-
nature 21.
– Mais, si ce qui diffère en beaucoup de manière est beau [15], la forme
n'est pas unique. En réalité, seule la laideur peut être attribuée à l'influence
de la matière 22, et même là, les raisons qui sont parfaites se trouvent
données tout entières, même si elles restent cachées.
– Soit, admettons que les raisons diffèrent : mais pourquoi faut-il qu'il y
en ait autant qu'il y a d'individus venant à l'existence en une seule période,
s'il est vrai qu'il est possible 23 que, les mêmes raisons étant données, les
individus apparaissent extérieurement différents ? [20]
– Soit. On a bien concédé que les raisons étaient données dans leur
totalité.
– Mais ce que l'on demande, c'est si les individus diffèrent 24 dans le cas
où les mêmes raisons dominent. Est-ce donc que cela est possible puisque
des êtres absolument identiques 25 peuvent exister dans une période
différente, mais non dans la même ?

3 26. – Comment, dans ces conditions, pourrons-nous dire que les raisons
diffèrent quand il s'agit de jumeaux 27 ? Et si l'on en vient aux autres vivants,
et surtout à ceux qui ont de nombreux rejetons ?
– Dans le cas des rejetons qui ne comportent aucune différence,
assurément, il y a une seule raison.
– Mais, si tel est le cas, il n'y a pas autant de raisons que d'individus. [5]
– Non, il y a autant de raisons que d'individus différents, et qui diffèrent
par autre chose qu'une déficience du côté de la forme.
– Qu'est-ce qui interdit que ce ne soit le cas, même dans le cas
d'individus qui ne diffèrent pas ?
– Supposons qu'il y a, absolument parlant, des individus qui ne
présentent aucune différence. Or, tout comme le technicien, même s'il
produit des choses qui ne diffèrent pas les unes des autres, doit pourtant
saisir leur identité par une différence logique, en vertu de laquelle il la
rendra autre en appliquant [10] une différence à son identité, de même, dans
le cas de la nature 28, où l'altérité ne vient pas du raisonnement 29, mais des
raisons 30 seulement, la différence doit être associée à la forme. Mais nous
ne sommes pas capables de saisir la différence. S'il y a bien production d'un
nombre indéterminé d'individus, il faut proposer une autre argumentation 31.
Mais s'il est vrai que cette quantité est mesurée par un nombre déterminé
[15], leur quantité sera définie par le déploiement et la progression de toutes
les raisons : de la sorte, quand toute la série vient à son terme, il y a
recommencement. Car, combien il y aura de monde, c'est-à-dire 32 quel sera
le nombre des étapes qu'il doit parcourir dans sa vie, tout cela est institué
d'emblée dans ce qui contient les raisons 33.
– Faut-il donc dire même dans le cas des autres vivants, quand ils ont
beaucoup de rejetons conçus [20] ensemble, que les raisons sont dans le
même nombre que les individus ?
– Oui, et il ne faut pas craindre qu'il y ait un nombre illimité de semences
et de raisons, dans la mesure où l'Âme contient tout cela 34.
– Oui, dans l'Intellect aussi, comme dans l'Âme, se rencontre l'illimité,
puisque les principes qui sont là-bas sont toujours à notre disposition 35.
NOTES DU TRAITÉ 18

1. Cette remontée (anagōgḗ) est un retour vers l'origine de l'âme. Voir


notamment traités 20 (I, 3), 1, 5 et 39 (VI, 8), chapitre 6, 27 et chapitre 21,
22. Le terme figure dans les dernières paroles prêtées à Plotin par Porphyre :
« Il affirma qu'il s'efforçait de faire remonter le divin qui est en nous vers le
divin qui est dans le Tout », Vie de Plotin, 2, 26-27 (voir les explications de
J. Pépin, « La dernière parole de Plotin », notamment p. 363-367 sur le verbe
anágein).
2. C'est-à-dire une Forme de Socrate. Voir la polémique entre H.F. Cherniss,
Aristotle's Criticism of Plato and the Academy, p. 508, et J.M. Rist, Plotinus.
The Road to Reality, p. 86 sq., le premier tenant qu'il n'existe pas de Forme
de Socrate, quand le second défend au contraire son existence.
3. « Là-bas » (ékhei), c'est-à-dire dans le monde intelligible.
4. L'objection est la suivante. Socrate en tant qu'individu ne peut toujours
exister en soi, s'il est susceptible de renaître en quelqu'un d'autre, Pythagore
par exemple.
5. Plotin refuse la contradiction en faisant intervenir la notion de lógos (voir
l'article de L. Brisson sur le sujet, 1999). Socrate ne devient pas Pythagore et
ne perd pas son identité, une fois né à nouveau, mais la présence de tous les
lógoi en son âme lui permet de réapparaître sous une autre apparence en
gardant son identité. Voir J.M. Rist, « Forms of individuals in Plotinus »,
p. 228, et J. Laurent, L'Homme et le monde selon Plotin, p. 115-137.
6. Comme l'univers contient non seulement le lógos de l'homme, mais aussi
les lógoi de tous les êtres vivants pris individuellement, l'âme doit posséder
elle aussi tous ces lógoi, dans la mesure où l'univers est produit par elle, et
dans la mesure où toutes les âmes n'en font qu'une ; voir le traité 8 (IV, 9). Il
convient par ailleurs de rappeler que ces lógoi dérivent des Formes qui se
trouvent dans l'Intellect.
7. « Illimitation » rend apeiría. Sur cette notion, voir H.J. Blumenthal,
Plotinus' Psychology, p. 119, note 15.
8. En d'autres termes, l'existence de périodes qui se répètent dans l'histoire
de l'univers permet de faire l'hypothèse suivant laquelle les lógoi sont en
nombre limité, et donc du côté de la limite qui caractérise l'intelligible. Il
semble que ce soit là finalement la position de Plotin, même si les interprètes
ne s'entendent pas sur le sujet.
9. Ces paradeígmata (« modèles »), ce sont les Formes.
10. Il s'agit de l'objection que l'on pourrait faire à ceux qui pensent que le
monde ne se répète pas strictement à chaque période, et que pour l'ensemble
des périodes il y ait plus de lógoi que dans une seule. Si le monde ne se
répétait pas strictement, alors l'illimité régnerait ; et on ne pourrait le penser.
11. Il s'agit de l'homme en soi, d'où la majuscule.
12. Dans le cadre de la métensomatose (improprement nommée
« métempsycose », l'homme ne changeant pas d'âme, mais de corps –
s[01]ma).
13. Les traducteurs comprennent de façon radicalement différente ce
membre de phrase, suivant qu'ils donnent à tòn autòn lógon un sens
technique ou non.
14. C'est la présence de ces différences formelles qui exige l'hypothèse des
lógoi. Sur cette expression, voir le commentaire éclairant de S. Stern-Gillet,
« Singularité et ressemblance : le portrait refusé », p. 33.
15. « Représentations » traduit eikónes pour indiquer qu'il peut s'agir là non
seulement de tableaux, mais aussi de statues. On notera que cette réponse
refuse les métaphores platoniciennes destinées à rendre compte de la
participation, et cela pour tenir compte de la disparition de la figure du
démiurge, remplacée par l'hypothèse des lógoi.
16. Voir 12 (II, 4), 15, 4 et les notes de R. Dufour, dans ce même volume.
17. L'intelligible est toujours du côté de l'indivisible.
18. Voir les analyses de H.J. Blumenthal, Plotinus' Psychology, p. 117-118.
L'intelligible est du côté de la limite et de l'indivisible. L'illimitation apparaît
lorsque le modèle se manifeste dans la répétition des périodes qui fait
intervenir un nombre de plus en plus grand d'individus. Bref, c'est l'activité
de l'intelligible restant dans la limite qui produit l'illimitation.
19. Cette question occupe tout le chapitre 3 du livre IV du traité d'Aristote
De la génération des animaux ; on lira particulièrement 768b5-769b3. Plotin
reprend en grande partie l'enseignement biologique du Stagirite, mais s'y
oppose quant à la thèse qu'il entend défendre ici, puisque selon Aristote,
l'individualité fait partie des conséquences attachées à la particularisation
matérielle : « À la limite, le mélange est tel que le produit ne ressemble à
aucun des parents proches ou éloignés, et qu'il ne subsiste que le caractère
commun à la race, l'appartenance à l'espèce humaine. La raison de ce fait
c'est que ce caractère spécifique accompagne tous les êtres individuels : en
effet, l'être humain est général (kathólou gàr ho ánthrôpos) ; Socrate en tant
que père, et la mère quelle qu'elle soit, sont des individus » (768b10-15, trad.
P. Louis).
20. Nous lisons en állēi khṓrāi, comme dans les manuscrits, et non en állēi
hṓrāi comme le voudraient Igal et Armstrong.
21. La matière est toujours un principe de résistance à la nature, qui
correspond à la partie la plus basse de l'âme du monde. Par suite, si, dans
une famille, les traits qui expliquent la différence de tel ou tel enfant par
rapport aux autres, dépendent de la matière, alors ils doivent être considérées
comme « contre nature ».
22. Le traité 51 (I, 8) se prononce à plusieurs reprises sur cette question ;
voir notamment chapitre 5, ligne 23 et chapitre 9, ligne 13.
23. La lecture éni est une correction marginale dans un manuscrit ; les
manuscrits des Ennéades portent héni.
24. Il faut ajouter ce membre de phrase (« c'est si les individus diffèrent »),
que l'on reprend de la question précédente, pour donner un sens à la tournure
elliptique de cette nouvelle question.
25. Plotin semble admettre, ne fût-ce que comme une possibilité, la doctrine
stoïcienne de l'idíos poión, c'est-à-dire le fait que chaque être présente une
individualité propre durant toutes les période du monde (voir SVF II,
395 = « Long et Sedley » 28 I = Simplicius, Sur le traité De l'âme d'Aristote,
Commentaria in Aristotelem Graeca, XI, 1, 1882, p. 217. 36 – 218.2 ;
Sénèque, Lettres à Lucilius, 113, 16). Ici et dans le chapitre qui suit, le fait
d'accepter que le monde soit soumis à un retour périodique permet à Plotin
d'admettre qu'il y a des Formes d'individus, sans accorder toutefois qu'elles
soient en nombre illimité, alors qu'il doit accepter un nombre illimité
d'individus. Sur la question des indiscernables stoïciens, voir l'étude de
D. Sedley « Le critère d'identité chez les stoïciens ».
26. Au premier abord, ce chapitre semble tellement contradictoire que
F. Heinemann a voulu montrer qu'il était inauthentique. É. Bréhier estime
pour sa part que 5 (V, 9), 12 admet l'origine intelligible des différentes races.
H.J. Blumenthal tient que le traité 18 comme le traité 5 (V, 9) n'exposent pas
la même doctrine. Himmerich pense que les problèmes soulevés dans le
traité 5 trouvent leur solution dans ce traité. Voir l'article de P.-M. Morel,
« Individualité et identité de l'âme humaine chez Plotin ».
27. Le grec porte pollō̂n didúmōn, c'est-à-dire littéralement « plusieurs
jumeaux ». La question est posée dans le traité 2 (IV, 7), 5, 43.
28. La nature est la partie inférieure de l'âme du monde ; voir la note 17,
p. 264 du traité 12 et la note 39, p. 326 du traité 14.
29. C'est une critique du démiurge platonicien du Timée qui précisément
« raisonne » (voir par exemple, 37d1).
30. Les raisons (lógoi), ce sont les Formes (eídē) qui se trouvent dans la
partie la plus basse de l'âme, c'est-à-dire la nature (phúsis).
31. À chaque période dans la vie du monde, le nombre des individus grandit
et tend vers l'illimité ; qui plus est, comme le temps n'a pas eu de
commencement, l'illimitation est en quelque sorte donnée d'entrée de jeu.
Par suite, il faut non seulement admettre l'illimitation, mais estimer qu'elle
ne cesse de croître.
32. Le kaì est ici, nous semble-t-il, un épexégétique. Comme le grec dit
hopóson kósmon, il faut que hopósa… explique l'expression ; sinon, comme
le font la plupart des traducteurs, il faut paraphraser.
33. C'est-à-dire la nature.
34. Plotin ne remet pas en cause la conviction de Platon suivant laquelle le
fondement permanent de toute existence individuelle se trouve être un
Intelligible dans le domaine de l'Intellect. Mais l'importance que prennent les
lógoi qui eux se trouvent dans l'Âme rend la question beaucoup plus
complexe. D'où ce troisième chapitre.
35. Le terme prókheiros (littéralement, ce qui est sous la main, à notre
portée) indique une relation entre l'homme et les principes : il s'agit de leur
utilité, de leur « disponibilité » par rapport à ce dont ils sont principes ; voir
notamment le traité 46 (I, 4), Sur le bonheur, qui affirme la présence
indéfectible du « plus grand savoir », celui du bien, conformément à
l'expression de Platon dans la République, VI, 505a, ainsi que les traités 15
(III, 4), 5 et 38 (VI, 7), 31.
TRAITÉ 19 (I, 2)

Sur les vertus

Présentation et traduction
par
Jean-Marie FLAMAND
NOTICE

La doctrine de la vertu chez Plotin

Dans la philosophie grecque de l'Antiquité, le discours sur les vertus


constitue la question fondamentale de toute éthique : le lecteur du traité 19,
intitulé Sur les vertus, peut donc naturellement s'attendre à aborder ici un
traité de caractère éthique. Et c'est effectivement le cas. Mais l'éthique de
Plotin a quelque chose de déconcertant pour le lecteur d'aujourd'hui :
l'unique activité éthique qu'admette Plotin n'est autre que la poursuite
continuelle par l'âme de l'union avec le divin. C'est pourquoi ni dans son
aspect théorique, ni même sur le plan pratique il ne s'agit d'une éthique
tournée vers la relation du moi avec autrui. Du reste, on constate très vite en
lisant Plotin que, à la différence de ce que découvre si souvent le lecteur des
traités éthiques d'Aristote, le traitement des questions éthiques n'a pour ainsi
dire rien de descriptif : l'éthique est indissociable de la dialectique (voir 20
(I, 3), 6, 6), d'une part, et de la structure métaphysique du monde plotinien,
d'autre part. C'est par la vertu que se manifeste toute l'excellence dont l'âme
est capable : il faut donc partir de ce qui fondamentalement caractérise
celle-ci, qu'il s'agisse de l'âme de l'univers aussi bien que des âmes
individuelles. Or, l'âme est une réalité que Plotin lui-même dit
« amphibie », c'est-à-dire à la fois tournée vers les réalités d'en haut (et
d'abord vers l'Intellect, où elle trouve son origine) et vers le monde d'en bas
(le monde sensible, les choses corporelles, qu'elle anime et dont elle doit
prendre soin). Pour Plotin, la vertu consiste dans l'activité de l'âme qui
parvient à se détacher de ce qui est corporel pour se tourner vers le monde
de l'Intellect, jusqu'à s'y trouver absorbée et s'identifier pleinement à lui. On
peut dire que tout le traité 19 consiste à affirmer le caractère intellectuel de
l'âme et à tirer les conséquences de cette affirmation.
Comme c'est le cas dans beaucoup de traités de Plotin, le point de départ
est un passage de Platon : il s'agit moins d'en faire l'exégèse scolaire que de
l'utiliser comme un tremplin pour la réflexion. Le mot de Platon sur lequel
s'ouvre le traité Sur les vertus vient du Théétète, 176b : la vertu consiste à
« se rendre semblable au divin » (theō̂i homoiōthênai). « Puisque les maux
existent ici-bas, dit Plotin, et circulent nécessairement en ce lieu, et puisque
l'âme veut fuir les maux, il faut fuir d'ici. – En quoi consiste donc cette
fuite ? – À se rendre, dit-il, semblable au dieu. Et cela advient si nous
devenons justes et pieux avec réflexion, et de façon générale si nous
sommes dans la vertu. » Dans la tradition exégétique platonicienne déjà
longue de six siècles à l'époque de Plotin, ce passage particulier avait été
retenu pour servir à définir le souverain bien et la finalité éthique, le télos,
propre au courant platonicien. On le voit notamment chez des auteurs
comme Alcinoos, Eudore d'Alexandrie, Théon de Smyrne, Gaius et
Apulée : pour ces représentants du moyen-platonisme, qui ont traité de la
nature du souverain bien, du bonheur et du but suprême de la vie humaine,
toute la démarche éthique se ramène à la formule « devenir semblable au
divin ». Naturellement, Plotin connaissait fort bien cette tradition, mais cela
ne l'a pas empêché de repenser en des termes entièrement nouveaux cet
idéal éthique. Cette reconsidération nouvelle du passage du Théétète se
manifeste à travers plusieurs séries de questions. La première est relative à
la manière de penser le « divin » : que signifie pour nous « devenir
semblable au divin » ? S'agit-il de l'imiter, de faire advenir en nous des
qualités éminentes existant en lui, qu'il nous faudrait tâcher de reproduire ?
Lorsqu'il traite de la vertu, Plotin entreprend donc d'abord de caractériser ce
« divin » donné par Platon comme objet suprême de l'effort d'assimilation
(homoíōsis) : faudra-il dire que ce « divin » possède la vertu (ou des vertus),
et que c'est en l'imitant que nous acquérons la vertu ? Poser la question de la
vertu conduit donc en premier lieu à s'interroger sur les attributs du divin,
sur l'existence et le statut de la vertu à ce niveau de réalité.
Cette première série de questions fait apparaître une dissymétrie
fondamentale. Il est clair, en effet, que, pour Plotin, l'assimilation au divin
n'a rien d'une imitation, et cela tout simplement parce que le divin auquel
nous aspirons n'a lui-même absolument pas de vertus ; ce qu'il est (et c'est
une question que Plotin n'aborde pas en tant que telle dans le traité 19)
relève d'un ordre qui n'a rien de commun avec le monde sensible, et qui par
conséquent transcende les vertus : non seulement certaines vertus, comme
la maîtrise de soi ou le courage, qui sont uniquement de l'ordre de la vie
humaine et n'ont pas de sens dans le monde divin (comme l'avait déjà
souligné Aristote), mais toutes les vertus, qui ne sont en réalité que des
manifestations d'excellence de l'âme. On aboutit donc à une sorte de
paradoxe à maintenir, comme veut le faire Plotin, la proposition suivante :
nos vertus nous font devenir semblables à une réalité divine qui n'a pas elle-
même de vertus. Il en vient alors à poser une autre série de questions, cette
fois d'ordre logique : si l'on dit que la vertu consiste à « devenir semblable »
au divin, comment faut-il comprendre le processus d'assimilation ? Et
d'abord, dans quelles conditions peut-on parler de « similitude » entre deux
réalités, lorsque celles-ci appartiennent à des niveaux ontologiques
différents ? Tout l'effort dialectique de Plotin consiste à montrer que ce qui
rend possible cette similitude, c'est le fait qu'entre les différents niveaux de
l'être, entre l'Intellect et l'Âme, et plus largement entre le monde intelligible
et le monde sensible, il n'y a pas de rupture ou de cloisonnement, puisque à
chaque niveau ontologique chaque degré de réalité conserve toujours une
trace (íkhnos) du principe antérieur qui l'a engendré. Cette présence d'une
trace des réalités supérieures au niveau inférieur s'explique par le processus
constitutif de toutes les réalités à partir de l'Un, en dépendance les unes à
l'égard des autres : c'est là un autre problème, que Plotin n'aborde pas pour
lui-même dans le traité 19. Mais c'est ainsi qu'il est conduit, au chapitre 2 de
ce traité, à faire une distinction entre deux types d'assimilation : celle qui
relie deux images dérivant d'un même modèle, et celle qui existe entre une
image et son modèle. Cette théorie de la double assimilation, qui s'inscrit
sur fond des notions de « principe » et de « trace » et se fonde sur l'idée
platonicienne de participation, est d'une grande importance, car elle
enracine l'éthique dans la structure métaphysique de l'être. Elle permet
d'abord à Plotin d'admettre dans son système de pensée des vertus qu'il
appelle « civiques » : ce sont les vertus qui trouvent place dans la vie de la
cité et qui concernent les rapports que les hommes entretiennent entre eux.
Ces vertus consistent à imposer une mesure et une limite aux passions, ce
qui n'est pas sans importance, car si elles n'existaient pas toute vie en
commun serait impossible : elles sont donc à la base de la vie civique. Il est
certain que la pratique de telles vertus ne nous rend qu'imparfaitement
semblables au divin, et qu'elle nous fait ressembler surtout aux « hommes
de bien » ; mais pour Plotin, la mesure et la limite qu'elles imposent au
désordre des passions peut déjà s'appeler vertu, et cet idéal de
« métriopathie », pour une large part repris implicitement d'Aristote, permet
néanmoins d'entrer dans la démarche d'assimilation au divin constitutive de
la vertu.
Ce n'est là qu'un premier pas. Car l'idée fondamentale que Plotin reprend
de Platon, c'est que la vertu est une kátharsis, une « purification » de l'âme.
C'est par le biais de cette notion, qui s'enracine au départ dans les plus
anciennes conceptions religieuses des Grecs, que Plotin va concevoir le
processus d'assimilation au divin, sa poursuite et son accomplissement
jusqu'au terme de la démarche éthique. Il faut entendre cette kátharsis
comme présentant deux aspects inséparables : un aspect négatif, qui
consiste en un processus de détachement (aphaíresis) à l'égard des réalités
corporelles, et un aspect positif qui consiste pour l'âme à se retourner
(epistréphein) vers son principe, qui est l'Intellect. Par le premier aspect,
l'activité requise de l'âme consiste à se détacher de tout un ensemble
d'opinions et d'affects liés à la vie dans le monde sensible, aux craintes et
aux désirs sans cesse changeants du corps : la vertu n'est alors rien d'autre
qu'un processus de dépouillement, d'abandon d'ajouts extérieurs, qui en
réalité n'apporte à l'âme aucun bien nouveau mais la débarrasse de ce qui
l'encombre, l'alourdit, et la détourne de ce qu'elle est véritablement. Par le
second aspect, l'âme se tourne
vers son principe, l'Intellect : elle reconnaît en lui son origine et donc le
principe de sa véritable identité, et ce mouvement produit alors en elle une
illumination qui vient de ce qu'elle contient en elle les traces de
l'intelligible. Ces traces avaient été oubliées, ou bien étaient restées comme
recouvertes, privées de lumière (aphṓtista) tant que l'âme demeurait tournée
vers le corps, absorbée par ses soins, troublée par ses affects, égarée dans
ses jugements par les opinions qui pactisent avec les craintes et les désirs
désordonnés du corps ; mais dès que l'âme se tourne tout entière vers
l'Intellect, ces traces reparaissent en elle, l'âme en reprend conscience et le
mouvement par lequel elle se tourne vers l'Intellect, que Plotin appelle
epistrophḗ, leur permet d'être alors illuminées. Ce mouvement de l'âme qui
se tourne en direction du monde intelligible est la condition de la
contemplation, qui donne à cette éthique son caractère proprement
platonicien et en constitue le trait distinctif par rapport à tous les autres
courants doctrinaux. À ce stade, les vertus ne consistent plus à apporter une
mesure ou une limite aux passions, mais à les supprimer complètement, et
l'on retrouve ici chez Plotin l'idéal d'impassibilité (apátheia) qu'avaient
aussi développé les stoïciens. Mais ici l'impassibilité n'est pas une fin en
elle-même : dans une perspective platonicienne, c'est la contemplation de
l'intelligible par l'âme qui seule peut donner sens à la démarche éthique et
qui en constitue véritablement la fin : l'assimilation au divin peut alors
pleinement s'accomplir, l'âme ainsi disposée se rétablir elle-même dans sa
véritable nature, qui est divine. Le mot de Platon prend alors tout son sens,
la divinisation est une fin accessible, et Plotin n'hésite pas à dire que
l'homme vertueux est devenu « purement et simplement un dieu » (chap. 6).

Pourquoi un traité sur les vertus ?

Le lecteur de Plotin constate facilement que cette doctrine éthique est


présente dans de nombreux autres traités que le traité 19, et que Plotin a, si
l'on peut dire, saisi l'occasion de parler des vertus à propos de nombreux
autres sujets : le beau, l'amour, la dialectique, le vivant, le bonheur, et
naturellement aussi quand il traite des « apories » sur l'âme (par exemple
dans le traité 2 (IV, 7), 10 ; le traité 26 (III, 6), 2). D'un traité à l'autre, il
apparaît que la doctrine plotinienne de la vertu, même si elle est abordée à
partir de questions différentes, se révèle toujours fondamentalement la
même, et que Plotin n'a pas varié des premiers aux derniers traités : il s'agit
d'abord pour l'âme de reconnaître qu'elle a été produite par l'Intellect, et dès
lors de se purifier et de faire entièrement retour à son principe. La vertu, qui
n'est autre que l'excellence recouvrée de l'âme, consiste à « devenir
semblable au divin » : puisque l'Intellect est la réalité divine la plus proche
de l'âme, celle par laquelle l'âme accède directement au divin et pour ainsi
dire y touche, l'âme ne peut fuir les maux qu'en se faisant aussi
intellectuelle que possible. Mais s'il n'y a pas d'autre voie pour l'âme, il faut
dire aussi qu'elle dispose en elle-même de cette possibilité, et qu'il ne lui
faut pour cela nul médiateur. Elle peut ainsi à tout moment faire retour à son
origine divine, et puisque rien ne l'en empêche, elle a en quelque sorte le
devoir d'être vertueuse. C'est probablement pour insister sur cette nécessité
que Plotin a voulu consacrer spécifiquement tout un traité à la question de
la vertu : il voit là une pierre de touche qui permet de mettre à l'épreuve le
discours de ceux qui parlent sans cesse de « divin », tout en continuant à
vivre dans l'ignorance de la nature divine de leur âme. C'est ainsi que, dans
le traité 33 (II, 9), au chapitre 15, lignes 39-40, il reproche aux gnostiques
de n'avoir ni doctrine, ni pratique de la vertu, ce qui discrédite radicalement
leur discours sur le monde divin : « Sans la vertu, le divin n'est qu'un mot. »

Perspectives historiques : les degrés de vertus

Le traité 19 repose sur un fond doctrinal avant tout platonicien :


assimilation au divin, fuite loin du monde sensible, purification,
contemplation ; c'est encore à l'héritage platonicien qu'il faut rattacher le
cadre descriptif des quatre vertus dites « cardinales », présent du début à la
fin du traité 19. Mais ce traité comporte aussi des éléments venant
d'Aristote (la métriopathie) et des stoïciens (l'impassibilité, l'idéal du
« sage », du spoudaîos). Son originalité vient de ce que Plotin est parvenu à
faire la synthèse de deux idéaux distincts : l'un, d'origine aristotélicienne,
consiste à limiter les passions et affects venant du corps (métriopathie),
l'autre, d'origine stoïcienne, est l'idéal d'impassibilité (apátheia), qui vise à
leur suppression complète. Cette fusion est rendue possible par la théorie
des degrés de vertus, qui elle-même prend appui sur la théorie de la double
assimilation. L'ensemble ne prend sens que dans une perspective
platonicienne, qui fait passer les vertus par la purification et les conduit à
leur achèvement dans la contemplation. C'est pourquoi il est exact
d'affirmer que l'originalité de la réflexion de Plotin sur les vertus consiste,
comme l'a justement observé Émile Bréhier, en une « inversion du sens de
la morale traditionnelle » : la démarche éthique, avec Plotin, consiste non
plus dans une maîtrise conquise par l'âme sur ce qui lui est inférieur, par
une domination du haut vers le bas, mais en une résorption de l'inférieur
dans le supérieur, ce que montre bien le chapitre 7.
La doctrine plotinienne des vertus a connu une fortune considérable dans
la philosophie néoplatonicienne ultérieure, qui en a conservé l'orientation
fondamentale (la vertu, assimilation au divin, consiste en une remontée de
l'âme en direction du divin), mais en a donné une formulation systématique
fondée sur l'idée des « degrés » de vertus. À proprement parler, cette notion
de « degrés » est pourtant étrangère à la formulation de Plotin, qui parle
seulement de « vertus dites civiques » (1, 16) et de « vertu plus haute » (3,
1). Elle résulte certainement d'un syncrétisme avec des éléments venus de la
réflexion stoïcienne, qui accordait une grande place à l'idée de progrès
moral (prokopḗ). Mais c'est que la réflexion vivante développée par Plotin
dans le traité 19 s'est trouvée ensuite infléchie en un sens scolaire, et ce sont
ses successeurs qui se sont ingéniés à multiplier les « degrés de vertu ». La
systématisation théorique de la réflexion plotinienne sur la vertu a
commencé avec Porphyre, l'un des disciples directs et sans doute le premier
éditeur de Plotin, qui a repris au chapitre 32 de ses Sentences, des morceaux
entiers du traité 19 : pour Porphyre, l'ascension de l'âme s'effectue selon une
progression systématique qui comporte quatre degrés de vertus (celui des
vertus civiles, des vertus purificatives, des vertus contemplatives et des
vertus paradigmatiques). Une semblable présentation de la doctrine
plotinienne se retrouve dans le monde latin chez Macrobe (au Ve siècle), qui
expose le même système de vertus à quatre degrés (Commentaire sur le
Songe de Scipion, I, 8) ; c'est par Macrobe que l'influence de Plotin se
prolongera indirectement dans le Moyen Âge occidental jusqu'à la
scholastique (avec la Summa d'Alexandre de Halès et avec Thomas
d'Aquin).
Dans le néoplatonisme grec, après Porphyre, la doctrine des vertus a
également été systématisée par Jamblique (vers 250-325), qui le premier a
établi un parallèle entre la lecture des dialogues de Platon et les étapes de la
progression de l'âme vers le divin. On la retrouve ensuite chez Damascius (à
la fin du Ve siècle) et enfin chez Olympiodore (au VIe siècle), qui sur la base
du système de Porphyre a développé un système comptant jusqu'à sept
degrés de vertus. Ce système complexe a été utilisé au sein de l'école
néoplatonicienne dans deux directions : en premier lieu, il a servi, à partir
de Jamblique, à structurer l'enseignement néoplatonicien : à chaque degré
de vertu, on a fait correspondre un (ou des) dialogue(s) de Platon, et l'ordre
complet de lecture de ces dialogues aux IVe-Ve siècles a été fixé de manière
à encadrer et à suivre les étapes de la progression de l'âme dans son retour
en direction du divin. La doctrine systématique des vertus a été exploitée,
d'autre part, dans des textes relevant d'un genre particulier : les biographies
des diadoques (c'est-à-dire des dirigeants de l'école platonicienne qui se
sont succédé jusqu'au VIe siècle après J.-C.), dont la vie a été présentée
comme une suite d'étapes effectivement parcourues en direction du divin.
Le premier exemple en est fourni par la Vie de Plotin écrite par Porphyre,
dont la progression narrative correspond aux quatre degrés de vertus
distingués par Porphyre ; une illustration encore plus nette en est fournie
par le texte intitulé Proclus ou sur le bonheur, écrite au VIe siècle par
Marinus de Néapolis et qui rapporte en détail la biographie de Proclus (412-
485), selon une progression explicitement organisée en fonction des sept
degrés de vertu.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : La vertu consiste à devenir semblable au dieu ; le


statut des vertus civiques.
1-10. Rappel du Théétète. À quel dieu la vertu nous rend-elle
semblables ?
10-16. Le divin ne possède pas toutes les vertus.
16-21. Les quatre vertus de réflexion, courage, maîtrise de soi et justice.
21-31. Les vertus civiques n'existent pas dans le divin mais nous rendent
néanmoins semblables à lui.
31-40. Comparaison avec la chaleur, qui n'est pas la même dans le feu et
dans un objet chaud.
41-45. Participation. Exemple de la maison.
46-53. Paradoxe : la vertu nous rend semblable à ce qui n'a pas de vertu.

Chapitre 2 : Théorie de la double assimilation.


1-4. Recherche de l'élément commun présent en nous et dans le monde
intelligible.
4-10. Les deux sortes d'assimilation.
11-18. Les vertus civiques imposent mesure et limite aux désirs et aux
passions.
19-26. Participer à la forme, c'est devenir semblable à un principe qui est
sans forme.

Chapitre 3 : Les vertus sous leur forme la plus haute sont des
purifications.
1-10. Platon place la ressemblance au dieu dans des vertus plus hautes
que les vertus civiques.
10-14. L'âme mêlée au corps reçoit de lui affections et opinions ; mais
qu'elle s'en libère, et elle se purifie et possède la vertu.
15-19. Ce que sont, dans l'âme qui se purifie, les quatre vertus
fondamentales (réflexion, tempérance, courage et justice).
19-22. La disposition de l'âme impassible est ressemblance au divin.
23-27. Penser n'est pas la même chose pour l'âme et pour l'Intellect.
27-30. Langage articulé, langage intérieur à l'âme, langage antérieur.
31. La vertu appartient en propre à l'âme, non à l'Intellect et moins encore
à l'Un.

Chapitre 4 : L'effet de la purification.


1-7. État de pureté et processus de purification.
7-11. Ce qui reste après la purification.
12-17. L'âme ne peut s'unir au bien qu'en se tournant vers lui.
18-25. La vertu est ce qui advient à l'âme quand elle se tourne vers le
bien. Contemplation et illumination.
25-29. L'âme possède des empreintes des objets intelligibles qui ne
s'éclairent que si elle se tourne vers l'Intellect.

Chapitre 5 : L'état de l'âme qui entreprend de se séparer du corps.


1-5. Jusqu'où peut aller la purification ?
6-11. L'âme impassible ne retient que les sensations nécessaires.
12-16. Colère, crainte.
17-20. Désir.
21-31. L'âme pure ne connaît pas de tension entre sa partie irrationnelle
et sa partie rationnelle.

Chapitre 6 : Les vertus de l'âme purifiée.


1-5. Les impulsions involontaires dans l'âme sont de caractère
démonique.
6-11. Si ces impulsions disparaissent, l'âme rendue à son origine est
simplement divine.
12-19. La vertu est contemplation de ce que possède l'intellect.
Différence entre la vertu dans l'âme et l'analogue de la vertu, dans l'intellect.
19-23. Exemple de la justice en soi.
23-27. Extension aux autres vertus.

Chapitre 7 : Implication mutuelle des vertus.


1-8. Implication mutuelle des quatre vertus dans l'âme, et de leurs
modèles dans l'Intellect.
9-12. Par la purification les vertus sont achevées, les vertus supérieures
impliquant les inférieures.
13-21. Dans la vie du sage, les vertus supérieures impliquent les
inférieures.
21-30. Il faut choisir de vivre non de la vie de l'homme de bien, mais de
la vie des dieux.
Sur les vertus

1. Puisque les maux existent ici-bas 1 « et circulent nécessairement en ce


lieu 2 », et puisque l'âme veut fuir 3 les maux, il faut fuir d'ici.
– En quoi consiste donc cette fuite ?
– À se rendre, dit-il 4, semblable au dieu 5. Et cela advient « si nous
devenons justes et pieux avec [5] réflexion 6 », et de façon générale si nous
sommes dans la vertu.
– Si donc c'est par la vertu que nous devenons semblables au dieu, est-ce
à un dieu qui possède la vertu 7 ? Et plus précisément, à quel dieu devenons-
nous semblables 8 ? Est-ce à celui qui semble davantage posséder ces vertus,
et par exemple à l'âme du monde et à ce qui en elle dirige 9 et présente une
sagesse 10 admirable ?
– Effectivement, il est raisonnable 11 qu'étant ici-bas 12 ce soit à lui que
nous devenions semblables. [10] Mais ne faut-il pas dire 13 d'abord qu'il est
contestable que toutes les vertus lui appartiennent aussi, comme le fait
d'être capable de se maîtriser 14 ou d'être courageux 15 : car pour lui rien n'est
redoutable puisque rien ne lui vient de l'extérieur 16 ; et de plus il ne se
présente rien à lui d'agréable qu'il pourrait désirer posséder ou saisir 17, si
l'objet faisait défaut. Mais s'il aspire lui-même aussi aux réalités
intelligibles auxquelles tendent également nos aspirations 18, il est évident
[15] que c'est de là-haut 19 que pour nous aussi viennent l'ordre et les vertus.
– Faut-il donc dire que le divin 20 possède ces vertus ?
– Peut-être, mais 21 il ne serait pas raisonnable d'affirmer qu'il possède en
tout cas les vertus dites civiques 22 : la réflexion, qui correspond à la partie
raisonnante de l'âme, le courage, qui correspond à la partie agressive, la
maîtrise de soi qui consiste en une certaine convenance et un certain accord
de la partie désirante de l'âme avec le raisonnement, et la justice qui est [20]
l'accomplissement par chacune de ces parties en même temps que les autres
de la tâche qui lui est propre 23 à propos du commandement à exercer ou à
subir 24.
– Devenons-nous donc semblables au dieu non par les vertus civiques,
mais par les vertus plus hautes, qui portent le même nom 25 ?
– Mais si c'est par d'autres vertus, les vertus civiques ne jouent-elles
absolument aucun rôle 26 ? Ne serait-il pas absurde de dire que 27 ces vertus
ne nous rendent nullement semblables au dieu – en tout cas ceux qui
pratiquent les vertus civiques, [25] la renommée 28 les déclare divins 29 et il
faut dire qu'ils sont bien, d'une certaine manière, devenus semblables au
dieu – et que ce serait seulement par l'effet de vertus plus hautes que se fait
l'assimilation ?
Mais quoi qu'il en soit, il arrive que le divin 30 possède des vertus, même
si ce ne sont pas des vertus civiques. Si donc l'on accorde que les vertus
civiques peuvent nous rendre semblables au dieu même s'il ne possède pas
ce genre de vertus, dans la mesure où nous nous rapportons différemment à
des vertus différentes, rien n'empêche, même si nous ne sommes pas
semblables au divin eu égard aux vertus, [30] que nous devenions
semblables par nos propres vertus à celui qui n'en possède pas.
– Et de quelle façon ?
– De la façon que voici : si un objet est chauffé par la présence de la
chaleur, est-il nécessaire que soit également échauffée la source d'où est
venue la chaleur ? Et s'il est vrai qu'un objet est chaud à cause de la
présence du feu, est-il nécessaire que le feu également soit lui-même
échauffé par la présence du feu 31 ?
[35] – Mais au premier point on pourrait répliquer que dans le feu se
trouve une chaleur, mais qu'il s'agit d'une chaleur connaturelle, de sorte que
l'argument établit, en suivant l'analogie, que la vertu est chose acquise pour
l'âme, tandis que pour celui de qui elle la tient par imitation c'est chose
connaturelle. Et d'autre part, à l'argument tiré du feu, on pourrait répliquer
que le divin est la vertu ; [40] or nous estimons qu'il est plus haut que la
vertu. Or, si ce à quoi participe l'âme était la même chose que ce qui rend
possible cette participation, c'est bien ainsi qu'il faudrait dire. Mais en
réalité, le divin est une chose, et la vertu en est une autre. Car la maison
sensible n'est pas non plus la même chose que la maison intelligible, et
pourtant elle lui est semblable. La maison sensible participe et de
l'arrangement, et de l'ordre, tandis que là-bas, dans [45] la raison de la
maison, il n'y a ni arrangement, ni ordre, ni symétrie 32. C'est donc de cette
façon que nous participons de l'ordre, de l'arrangement et de la convenance
qui viennent de là-bas, et c'est en ces choses que consiste ici-bas la vertu 33 ;
et même si les réalités de là-haut n'ont besoin ni de convenance, ni d'ordre,
ni d'arrangement, et s'il n'y a même pas besoin de vertu là-haut, nous
devenons néanmoins semblables [50] aux réalités de là-bas par la présence
de la vertu. Ainsi, le fait que nous devenons par la vertu semblables au dieu
n'implique pas nécessairement que la vertu existe aussi là-bas 34 : on l'a
montré. Mais il faut à l'argument ajouter la persuasion, sans nous en tenir à
la contrainte 35.

2. En premier lieu il faut donc considérer les vertus 36 par lesquelles nous
37
devenons, disons-nous, semblables au dieu, afin de découvrir l'élément
commun qui pour nous est la vertu, n'étant qu'une imitation, mais qui là-bas
n'est pas la vertu 38, étant pour ainsi dire 39 l'archétype, non sans avoir
montré que l'assimilation s'entend de deux façons 40. L'une exige en effet
que [5] la même chose se trouve dans les termes qui sont tous devenus
semblables 41 dans des conditions égales, à partir du même modèle 42. Mais
dans les cas où 43 l'un des deux termes est devenu semblable à l'autre, qui est
premier et qui n'est pas interchangeable avec celui-là et ne lui est pas dit
semblable, alors il faut entendre l'assimilation d'une autre manière, qui
exige non pas la même forme mais plutôt [10] une forme différente dans les
deux termes, s'il est vrai que l'assimilation s'est faite d'une autre manière.
Que peut donc bien être la vertu 44 prise dans son ensemble et chaque
vertu en particulier ? Notre propos sera plus clair si nous considérons
chaque vertu en particulier ; car c'est ainsi que l'élément commun, suivant
lequel toutes sont des vertus 45, sera facilement aussi mis en évidence 46.
Donc les vertus civiques, que nous avons mentionnées plus haut, mettent
réellement 47 en ordre 48[15] et nous rendent meilleurs parce qu'elles
imposent limite et mesure aux désirs et aux passions en général ; elles
suppriment les opinions fausses 49 au moyen de ce qui en général est
meilleur, limité 50, et qui parce qu'il est mesuré ne compte plus au nombre
des choses qui sont sans mesure et sans limites 51. Les vertus civiques, tout
en étant elles-mêmes limitées 52, sont comme des mesures dans la matière
qu'est l'âme 53, elles se sont rendues semblables à la mesure de là-bas et [20]
elles possèdent la trace 54 de l'excellence de là-bas. Car ce qui est
entièrement sans mesure, la matière 55, ne ressemble absolument à rien.
Mais dans la mesure où une chose prend part à une forme, dans cette
mesure même elle devient semblable à ce principe-là qui est sans forme 56.
Les réalités qui en sont proches y prennent davantage part 57 ; or l'âme est
plus proche de la forme que le corps, et elle lui est plus apparentée 58 ; par
là, elle y prend aussi une plus grande part, [25] si bien qu'elle nous égare
lorsqu'on la prend pour le divin 59, et qu'on se demande si 60 elle 61 n'est pas
la totalité du divin 62. C'est donc ainsi 63 que ces hommes-là 64 deviennent
semblables au dieu.

3. Mais puisqu'il 65 indique que l'assimilation est autre en tant qu'elle est
le propre d'une vertu plus haute 66, c'est de celle-là qu'il faut parler. Par là
seront également rendus encore plus clairs et la réalité de la vertu civique,
et quelle est la vertu qui l'emporte sur elle quant à sa réalité, et de façon
générale qu'il existe à côté de [5] la vertu civique une autre vertu.
Assurément, comme Platon affirme que la ressemblance au dieu est une
fuite loin des choses d'ici-bas 67, et comme les vertus de la vie civique il ne
les appelle pas tout bonnement vertus mais il les qualifie de « civiques »,
comme il affirme d'autre part ailleurs qu'elles sont toutes des
« purifications 68 », il est évident qu'il admet deux sortes de vertu et qu'il ne
place pas la ressemblance au dieu [10] dans la vertu civique. En quel sens
entendons-nous donc que ces vertus sont des purifications et en quel sens,
une fois purifiés, devenons-nous le plus semblables au dieu ?
– Puisque l'âme est mauvaise tant qu'elle est entrelacée 69 au corps, qu'elle
subit les mêmes affections que lui et qu'elle forme ses opinions en tout
d'après lui, ne pourrait-on pas dire qu'elle est bonne et qu'elle possède la
vertu si au lieu de former ses opinions d'après le corps [15] elle agit seule –
ce qui est précisément penser et réfléchir 70 –, si elle cesse de partager ses
passions – c'est se maîtriser, si elle ne craint pas d'être séparée du corps –
c'est être courageux –, et si c'est la raison et l'intellect qui la dirigent sans
que ces affections viennent faire obstacle – et c'est en quoi consiste la
justice. Assurément, une telle disposition 71 de l'âme, selon laquelle [20] elle
pense 72 et ainsi est impassible, si on voulait l'appeler ressemblance au dieu,
on ne se tromperait pas. Car le divin lui aussi est pur et son activité est telle
73
que ce qui l'imite possède la sagesse .
– Pourquoi le divin n'est-il donc pas disposé lui aussi de cette manière ?
– Ne faut-il pas dire qu'il n'a même pas de disposition, mais que la
disposition 74 est le propre de l'âme ? L'âme pense selon un certain mode ;
or, parmi les réalités de là-bas, [25] l'une pense selon un autre mode 75,
l'autre ne pense même pas du tout 76.
– Mais alors « penser » est donc un terme homonyme 77 ?
– Nullement, mais il y a une manière primordiale de penser, et une
seconde, différente, qui en découle. Car de même que le discours qui est
dans la voix n'est qu'une imitation de celui qui est dans l'âme, de même
aussi celui qui est dans l'âme n'est que l'imitation de celui qui est dans une
autre réalité 78. De même donc que le discours articulé est fragmenté par
rapport à celui qui est dans l'âme, de même [30] aussi celui qui est dans
l'âme, puisqu'il en est l'interprète, est fragmenté par rapport à ce qui est
avant lui. Mais la vertu est le propre de l'âme ; elle n'appartient pas à
l'Intellect et encore moins à ce qui est au-delà.

4. Il faut maintenant 79 chercher 80 si la purification est la même chose que


cette sorte de vertu, ou bien si la purification ne fait que précéder la vertu,
laquelle viendrait ensuite ; autrement dit 81, il faut chercher si la vertu réside
dans le processus de purification ou bien dans l'état de pureté qui en
résulte 82. Moins achevée que celle qui est dans l'état de pureté est la vertu
qui réside dans le processus de purification 83 : [5] car l'état de pureté est
déjà comme un achèvement 84. Mais l'état de pureté est lui-même la
suppression 85 de tout élément étranger, tandis que le bien 86 est autre chose.
Mais alors, s'il est vrai qu'avant l'impureté le bien 87 était là, la purification
suffit 88.
– En réalité, même si la purification doit suffire, le bien sera ce qui reste
après la purification, et ne sera pas la purification elle-même 89. [10] Et que
reste-t-il ? voilà ce qu'il faut rechercher 90. Car peut-être que même la nature
qui reste n'était pas le bien : car si tel était le cas, elle ne serait pas venue
dans quelque chose de mauvais.
– Faut-il donc dire que cette nature est conforme au bien 91 ?
– Il faut plutôt dire 92 qu'elle n'était pas capable de demeurer dans ce qui
est véritablement le Bien. Car elle est par nature tournée en deux
directions 93. Le bien pour elle consiste donc à s'unir à ce qui lui est
apparenté 94, et le mal [15] à s'unir aux réalités qui lui sont contraires. Il faut
donc qu'une fois purifiée 95 elle s'unisse au Bien ; et elle ne s'y unira qu'une
fois qu'elle se sera retournée 96.
– Se retourne-t-elle donc après la purification 97 ?
– Il faut plutôt dire 98 qu'elle s'est retournée 99 après la purification.
– Est-ce donc en cela que consiste pour l'âme la vertu ?
– C'est plutôt ce qui lui advient du fait qu'elle se retourne.
– Mais qu'est-ce qui lui advient ?
– Une contemplation et une empreinte de ce qui a été vu 100, placée en elle
et agissante, [20] tout comme la vue agit lorsqu'elle rencontre l'objet
visible 101.
– Mais les objets de cette contemplation, ne les possédait-elle pas et n'en
avait-elle pas la réminiscence 102 ?
– Sans doute les possédait-elle, mais au lieu d'être agissants ils étaient
déposés en elle sans être éclairés. Afin qu'ils soient éclairés et qu'elle sache
alors qu'ils sont en elle, il faut qu'elle s'approche de ce qui les éclaire.
D'ailleurs, ce qu'elle possédait ce n'étaient pas les objets contemplés, mais
leurs empreintes 103 : il faut par conséquent adapter l'empreinte aux réalités
véritables dont elles sont précisément les empreintes. [25] Et c'est peut-être
en ce sens qu'on dit que l'âme les possède, parce que l'Intellect ne lui est pas
étranger, et surtout il ne lui est pas étranger chaque fois qu'elle tourne vers
lui ses regards 104. Sinon, tout en étant présent, il lui reste étranger. Et il en
va bien ainsi dans les sciences, qui nous restent étrangères si nous
n'agissons pas entièrement d'après elles 105.

5. Mais jusqu'à quel point peut aller la purification 106 ? Voilà ce qu'il faut
dire. Car c'est ainsi qu'on verra clairement à qui nous devenons semblables
et à quel dieu nous nous identifions 107. Et cela revient surtout à rechercher
comment l'âme se sépare 108 de l'irascibilité 109, du désir et de tout le reste, de
la souffrance et de tout ce qui lui est apparenté, et jusqu'à quel point [5] il
est possible de se séparer du corps. Le fait est que 110, si elle se sépare du
corps, l'âme sans doute se rassemble en elle-même 111 pour ainsi dire dans
les lieux qui lui sont propres 112, qu'elle est vraiment 113 entièrement
impassible et qu'elle ne retient parmi les plaisirs que ceux qui sont
nécessaires, mais en les considérant seulement comme des sensations, des
soins et des termes mis aux peines, afin de ne pas être troublée. Et de
surcroît, [10] elle supprime les souffrances, et si cela n'est pas possible elle
les supporte avec douceur et les amoindrit en n'y compatissant pas.
L'irascibilité, elle la supprime autant que possible, et si cela se peut tout à
fait ; et sinon elle se refuse, en tout cas, à s'associer à un quelconque
mouvement de colère, mais elle se dit que 114 l'impulsion involontaire 115
relève d'un autre être 116, et que cette impulsion involontaire est insignifiante
et faible ; [15] la crainte, elle la supprime entièrement, car il n'y a rien
qu'elle puisse craindre – mais dans ce cas aussi il peut se produire une
impulsion involontaire – à ceci près que la crainte peut servir alors
d'avertissement 117.
– Et le désir 118 ?
– Ce ne sera, d'abord, le désir d'aucun objet vil, évidemment ; et puis, le
désir du manger et du boire, l'âme ne l'éprouvera que pour la détente du
corps et non pour elle-même, tout comme celui des plaisirs de l'amour, mais
si tel est le cas, il s'agira des plaisirs naturels 119, je pense ; et elle
n'éprouvera pas non plus de désir comportant 120 l'impulsion involontaire,
[20] mais si tel est le cas, ce ne sera que dans la mesure où cette impulsion
se produit avec l'imagination, qui, elle, est spontanée 121. De façon générale,
donc, cette âme sera pure de tous ces mouvements 122, et elle voudra rendre
pur aussi l'élément irrationnel, de telle sorte qu'il ne soit même pas frappé :
et s'il l'est, du moins ce ne sera pas fort, mais ces coups seront peu
nombreux et aussitôt dissous par le voisinage 123. [25] C'est comme si
quelqu'un vivant au voisinage d'un homme sage jouissait de la proximité de
ce sage soit en lui devenant semblable, soit en étant retenu par la honte 124
de ne rien oser commettre de ce que l'homme bon ne veut pas. Il n'y aura
donc pas de conflit : car il suffit que la raison soit présente, elle que
l'élément inférieur de l'âme respectera 125, si bien que l'élément inférieur lui-
même se fâchera, au cas où l'âme serait tant soit peu mise en mouvement,
[30] de n'être pas resté tranquille en présence de son maître, et qu'il se
reprochera à lui-même sa propre faiblesse.

6. Aucun de ces mouvements n'est donc une faute 126, mais c'est au
contraire pour l'homme l'occasion d'une rectification morale 127 ; or nous ne
mettons pas notre zèle à être sans faute, mais à être dieu 128. S'il vient donc à
se produire quelque impulsion involontaire du genre de celles dont nous
venons de parler, l'homme qui est dans cet état est, peut-on dire, dieu et
démon 129, [5] puisqu'il est double 130, ou plutôt qu'il a avec lui un autre être,
131
détenteur d'une autre vertu ; et s'il n'y a aucune de ces impulsions, il est
uniquement un dieu 132 : un dieu parmi ceux qui viennent à la suite du
premier dieu 133. Car il est en effet venu lui-même de là-haut 134, et ce qui
correspond à son identité, si ce dieu peut devenir tel qu'il est venu 135, est
dans le monde intelligible ; quant à celui en compagnie duquel il a habité 136
en étant ici-bas, celui-là aussi il le rendra semblable à lui 137 selon [10] la
puissance de celui-ci, de telle façon que, si possible, il ne soit pas atteint ou
du moins qu'il ne fasse rien de ce qui ne plaît pas à son maître. En quoi
consiste donc chaque vertu pour un tel homme ? Ne faut-il pas dire que le
savoir et la réflexion 138 consistent dans la contemplation des réalités que
possède l'intellect, mais que l'intellect les possède par contact 139 ? Et
chacune de ces deux vertus est double : l'une est dans l'intellect, l'autre dans
l'âme. Et dans le monde intelligible, ce n'est pas une vertu, tandis que dans
[15] l'âme c'est une vertu.
– Dans le monde intelligible, qu'est-ce donc ?
– C'est l'activité de l'intellect et ce qu'il est. Mais ici, ce qui est dans un
autre être et provient de là-bas, c'est la vertu 140°. De fait la justice en soi 141
n'est pas non plus une vertu, pas plus que chaque vertu particulière en soi,
mais elle en est comme le modèle ; et c'est ce qui, venant d'elle, se trouve
dans l'âme qui est la vertu. Car la vertu est vertu de quelqu'un ; mais en lui-
même chaque modèle de vertu n'appartient qu'à lui-même et non pas à
quelqu'un d'autre.
– Mais 142 la justice, si elle est bien [20] l'accomplissement par chaque
partie de la tâche qui lui est propre 143, n'existe-t-elle toujours que dans une
multiplicité de parties ?
– Sans doute y en a-t-il une qui existe dans la multiplicité, chaque fois
qu'il y a de nombreuses parties, mais il y en a une autre qui se réalise sur un
mode général, même s'il appartient à un être unique 144. En tout cas la
véritable justice en soi est le fait d'un seul être dans son rapport avec lui-
même, d'un être dans lequel il n'y a pas une partie, puis une autre partie. Si
bien que pour l'âme aussi 145 la justice sous sa forme supérieure consiste à
être en acte en direction de l'intellect ; la [25] maîtrise de soi à se tourner
intérieurement vers l'intellect ; et le courage est l'impassibilité due à
l'assimilation avec la réalité vers laquelle l'âme porte son regard, réalité qui
par sa nature est impassible tandis que l'âme, elle, l'est par l'effet de la vertu,
quand elle se donne pour fin de ne point partager les passions de son
compagnon inférieur.
7. Or, il existe une implication mutuelle 146 de ces vertus dans l'âme, de
même que là-bas aussi sont mutuellement impliquées les réalités antérieures
à la vertu, qui dans l'intellect sont comme les modèles 147. Et de fait
l'intellection, là-bas, est science et savoir ; le fait d'être tourné vers soi-
même est la maîtrise de soi 148 ; la fonction 149 propre est [5]
accomplissement de la tâche propre 150 ; l'analogue du courage est
l'immatérialité 151 et le fait de demeurer pur en soi-même. Or dans l'âme,
c'est la vision tournée vers l'intellect qui est savoir et réflexion, et ce sont là
des vertus de l'âme : car l'Âme n'est pas elle-même ses propriétés, comme
152
l'est l'Intellect ; et le reste s'ensuit pareillement. Comme toutes les vertus
sont des purifications produites par l'achèvement du processus de
purification, c'est par la purification qu'elles adviennent [10] nécessairement
toutes, faute de quoi aucune ne peut se réaliser parfaitement 153.
Et celui qui possède les vertus supérieures possède aussi nécessairement
les inférieures en puissance, mais celui qui possède les inférieures ne
possède pas nécessairement celles-là 154. Telle est donc dans ses traits
essentiels 155 la vie du sage 156. Mais possède-t-il en acte aussi les vertus
inférieures, celui qui a les plus hautes, ou bien les possède-t-il sous un autre
mode ? [15] C'est une question qu'il faut examiner vertu par vertu. Prenons
la réflexion 157. Si un homme dispose d'autres principes, comment celle-ci
peut-elle rester en lui, même sans être en acte ? Et si l'une va par nature
jusqu'à tel point, l'autre jusqu'à tel point, et si cette forme de maîtrise de soi
impose aux passions une mesure, tandis que cette autre les supprime tout à
fait ? Le même raisonnement vaut pour les autres vertus en général une fois
soulevée la question du savoir.
– Faut-il dire que [20] du moins notre homme aura connaissance de ces
vertus inférieures, et qu'il possédera tout ce qu'elles comportent ?
– Mais oui, et peut-être parfois, selon les circonstances 158, agira-t-il
suivant certaines de ces vertus. Mais parvenu à des principes supérieurs et à
des mesures différentes, c'est conformément à ces réalités-là qu'il agira.
Pour lui, se maîtriser, par exemple, consistera non pas à s'imposer une
mesure, mais fondamentalement à se séparer 159 autant que possible 160 du
corporel et à ne pas se contenter de vivre de la vie de l'homme [25] de bien,
de celle que tient en estime la vertu civique 161, mais à abandonner cette vie
pour choisir une vie différente, celle des dieux 162. Car c'est à eux, et non
aux hommes de bien, qu'il faut devenir semblables. L'assimilation à ces
hommes-là, c'est comme celle qui existe entre une image et une autre
image, toutes deux du même objet ; mais l'autre assimilation est celle qui se
porte vers un être différent [30] comme vers un modèle 163.
NOTES DU TRAITÉ 19

1. Il est fréquent de rencontrer dans les traités de Plotin des adverbes de lieu
(ici, ligne 1, entaûtha ; enteûthen, ligne 3 ; plus bas, ékeî, 2, 19 et 2, 20) dont
la signification locale a disparu au profit d'une signification métaphysique.
Cet usage s'inscrit dans un cadre plus général : la langue du néoplatonisme
fonctionne selon une sorte de « topographie métaphysique », qui tient à
l'emploi figuré ou métaphorique de nombreux termes (pronoms
démonstratifs, verbes et adverbes, prépositions, substantifs…). Pour Plotin et
pour les auteurs néoplatoniciens qui l'ont suivi, la signification spatiale
propre à ces termes dans la langue courante doit être effacée, car ils servent
en réalité à désigner des réalités ou à décrire des processus métaphysiques :
on parle ainsi de réalités « inférieures » ou « supérieures », de « montée » et
de « descente », d'« inclination » (neûsis) notamment à propos de l'âme ;
d'« éloignement » par rapport à l'Un (quand il s'agit en réalité d'un
amoindrissement : voir traité 9 (VI, 9), 9, 12-13). Si ces métaphores spatiales
sont nécessaires pour la commodité de l'expression, concevoir l'intelligible
suppose pourtant l'exclusion radicale de toute représentation spatiale, ce que
s'emploient à montrer les Sentences 1-4 de Porphyre. Chez Plotin,
l'opposition courante est ékeî/entaûtha (« là-bas », c'est-à-dire dans le monde
intelligible/« ici », « ici-bas », c'est-à-dire dans le monde sensible).
2. Citation de Platon, Théétète, 176a-b. Socrate, s'adressant à Théodore, lui
dit : « Il n'est pas possible, Théodore, ni que les maux soient supprimés, car
il est inévitable qu'il y ait toujours quelque chose qui fasse obstacle au bien,
ni qu'ils aient leur place parmi les dieux : à la nature mortelle et à ce lieu-ci
est circonscrit, par nécessité, leur vagabondage. C'est pourquoi aussi il faut
essayer de fuir d'ici là-bas le plus vite possible. Et la fuite, c'est de se rendre
semblable à un dieu selon ce qu'on peut ; se rendre semblable à un dieu, c'est
devenir juste et pieux, avec le concours de l'intelligence » (trad. M. Narcy,
dans cette même collection). L'expression « ce lieu » (tónde ton tópon)
désigne évidemment le monde sensible, c'est-à-dire le monde spatio-
temporel correspondant aux limites de la vie humaine, par opposition au
monde intelligible. L'existence des maux, que Socrate déjà disait
« inévitable », fait l'objet du traité 51 (I, 8) de Plotin ; sur l'idée que les maux
sont « nécessaires » (anagkaîa), et même qu'ils contribuent à la perfection de
l'univers, voir le traité 52 (II, 3), 18, 1-8.
3. L'image de la « fuite » du monde, qui remonte à Théétète, 176b, se
retrouve plusieurs fois chez Plotin : en 9 (VI, 9), 11, 52 ; 15 (III, 4, 2, 12-
15) ; 51 (I, 8), 7, 12-13 ; et en 52 (II, 3), 9, 20. Elle est présente dès le
premier traité (1 (I, 6) 8, 17) : voir, dans le premier volume, p. 91, note 77.
Cette « fuite » néoplatonicienne n'est pas de nature terrestre, car, dit Plotin
(traité 1 (I, 6), 8, 22-23) « nos pas nous portent toujours d'une terre à une
autre » : il s'agit du mouvement libérateur qui vise à mettre fin à
l'emprisonnement de l'âme dans le monde sensible. Le modèle en est fourni
par la figure allégorique d'Ulysse qui, en fuyant les enchantements
trompeurs de Circé et de Calypso, représente la fuite de l'âme loin des liens
du monde sensible et son envol vers l'intelligible (Odyssée, IX, 29-36 ; X,
483-484). Sur la signification de cette image chez les représentants de la
tradition médio- ou néoplatonicienne, voir K. Alt, Welt-flucht und
Weltbejahung : zur Frage des Dualismus bei Plutarch, Numenios, Plotin.
4. Ici, comme en de très nombreux endroits chez Plotin, le sujet (non
exprimé) de phēsin est évidemment Platon (même procédé : voir, infra, la
note 65). Quelques exemples parmi bien d'autres : 20 (I, 3), 1, 7 et 5, 4 ; 40
(II, 1), 2, 9 ; 48 (III, 3), 4, 41 ; 54 (I, 8), 4, 7. La référence implicite au texte
platonicien est, naturellement, une constante dans le néoplatonisme.
5. Le mot theós a ici une valeur générique, ce qui correspond à un usage
courant chez Plotin et également chez Porphyre.
6. Les deux adjectifs « justes et pieux » (díkaioi kaì hósioi) sont volontiers
associés chez Platon : outre ce passage du Théétète (176 b2), voir aussi par
exemple Gorgias, 523a-b (mythe des Enfers). On notera que la restriction
qu'avait apportée Platon, Théétète, 176b1 (katà tò dunatón : devenir
semblable à un dieu « dans la mesure du possible » ou « selon ce qui [dans
l'âme] en est capable ») a disparu ici chez Plotin ; mais plus loin dans le
traité, à propos de la séparation de l'âme et du corps (khōrizein), reparaîtront
et la question (« Jusqu'à quel point est-il possible de se séparer du corps ? »,
chapitre 5, 1-5) et la formulation de Platon (katà tò dunatón, chapitre 7, 24).
7. Ici commence un dialogue avec un interlocuteur fictif : ce procédé est
caractéristique de la dialectique de Plotin. La question fictive ici posée
reprend implicitement une thèse fondamentale du stoïcisme : elle repose sur
l'idée selon laquelle, en raison de son unité foncière, la vertu morale est
fondamentalement identique pour les dieux et pour tous les hommes (sans
distinction de sexe, de race ou de condition sociale) ; voir Cicéron, Des lois,
I, 8, 25, puis les témoignages réunis dans les SVF III, 246-254.
8. Kaì dḕ kaì marque à la fois une progression et un approfondissement de la
question (voir J. Humbert, Syntaxe grecque, § 716). En fait, la question ici
posée marque la reprise par Plotin d'un problème déjà abordé dans le
moyen-platonisme : il s'agit de combattre l'idée stoïcienne selon laquelle la
vertu serait une et identique chez les hommes et chez les dieux. Un siècle
avant Plotin, Alcinoos, dans son Enseignement des doctrines de Platon,
chapitre XXVIII (181, 43-44), reprenant déjà l'idéal éthique du Théétète, 176b,
affirmait que la fin de la vie humaine consiste à « … s'assimiler à dieu, au
dieu, évidemment, qui est dans le ciel (epouraníōi), et non pas, par Zeus, au
dieu supracéleste (huperouraníōi], qui n'a pas de vertu mais qui est meilleur
qu'elle » (trad. J. Whittaker). Plotin va renchérir sur cette thèse en affirmant
qu'il est difficile de reconnaître des vertus même au dieu « qui est dans le
ciel » (epouránios) : sur cette polémique, voir H.E. Wolfson, « Albinus and
Plotinus on divine attributes ».
9. Tō̂i en tautē̂i hēgouménōi : cette expression vient de la terminologie
éthique stoïcienne. Elle désigne le « principe qui dirige l'âme du monde »,
notion qu'à l'époque de Plotin la philosophie stoïcienne avait rendue
familière à tous (voir par exemple Diogène Laërce VII, 142). Plotin reprend
ici ce terme pour les besoins d'une problématique qui se développe, comme
si souvent, sur un arrière-fond stoïcien (voir l'Introduction au premier
volume, p. 17-21). On notera que le démonstratif employé à la ligne 9 pour
désigner ce principe est toutō̂i, ce qui indique que le principe en question est
bien inférieur au principe suprême ; celui-ci sera désigné par le démonstratif
ekeîno (ligne 15), que Plotin utilise en général pour parler de l'Un.
10. « Sagesse » rend phrónēsis ; le terme est d'une grande importance chez
Platon (notamment dans le Philèbe) et aussi chez Aristote (Éthique à
Nicomaque, VI, 5). Comme il est question, ici, de l'âme du monde, il est
préférable de le traduire, dans ce contexte, par « sagesse » (latin sapientia) ;
mais quand il s'agit des âmes individuelles, il est plutôt traduit par
« réflexion » : ainsi dans le traité 1 (I, 6), 6, 2-3 (voir, dans le premier
volume, note 52, p. 88).
11. L'adjectif eúlogon appartient au vocabulaire heuristique de Plotin.
Employé affirmativement ou négativement, il revient fréquemment (dans ce
chapitre : ligne 9, ligne 6) et correspond à l'un des critères de vérité dans le
probabilisme de la Nouvelle Académie, qui s'en sert pour qualifier
l'argument dit de convenance.
12. Sur entaûtha, voir, supra, note 1. Le participe óntas a une valeur causale.
Cette proposition doit être lue avec précaution, car ce n'est pas Plotin lui-
même, mais son interlocuteur fictif (stoïcien) qui risque cette hypothèse.
L'argument ici employé suppose que l'on admet, ce que le fait le langage
courant, que la notion de ressemblance (entre ce qui imite et ce qui est objet
d'imitation) fonctionne de façon réciproque. Mais c'est précisément cette
idée que la suite du traité (chapitre 2) va s'employer à détruire.
13. La particule affirmative ḕ (1. 10 ; voir aussi chapitre 1, ligne 16 ; chap. 1,
1. 23), placée en tête de phrase, et d'emploi très courant chez Plotin, sert à
introduire un développement non dogmatique, qui propose une réponse (ou
un élément de réponse) à la question qui vient d'être posée. Selon Bonitz,
Index Aristotelicus, p. 312-313, il s'agit du ḕ disjonctif, avec ellipse du
premier membre de phrase normalement introduit par póteron. Le discours
ainsi introduit par la particule ḕ doit permettre de progresser dans la
recherche, tout en n'étant risqué qu'à titre d'hypothèse : il s'agit donc d'une
particule d'affirmation atténuée. Il est impossible de trouver, pour la traduire,
un équivalent d'une égale concision ; on peut en pareil cas suivre P. Hadot et
traduire : « Ne faut-il pas dire que… »
14. Sṓphroni andreíōi eînai (ligne 16). Cette tournure syntaxique (un adjectif
au datif avec le verbe eînai), étrangère à tous les usages reconnus comme
grammaticaux, est probablement une extension de la formule servant chez
Aristote à désigner la « quiddité » (tò eînai suivi du datif) : l'adjectif ici
employé au datif doit alors être considéré comme l'attribut d'un sujet non
exprimé, de caractère général. Sur ce tour syntaxique, qui apparaît déjà dans
le traité 3 (III, 1), 1, 12, voir la note 4, p. 160, dans le premier volume, et
l'article de E. Elorduy, « El dativo del ser abstracto, tipo tò megéthei eînai »,
Emerita, 1942, p. 105-111.
15. L'idée que les vertus n'existent pas au niveau divin a déjà été clairement
exprimée par Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 8, 1178b10-23 : un dieu n'a
pas à être « tempérant » (savoir se maîtriser) ou « courageux », la suprême
félicité dont jouissent les dieux ne tient qu'à leur activité de contemplation.
Les deux adjectifs (sṓphroni andreíōi) sont juxtaposés en grec ; la parataxe
étant impossible en français, un « ou » d'interposition semble nécessaire : on
pourra donc admettre l'introduction de la particule disjonctive ḗ, proposée
par Kirchhoff.
16. L'adverbe éxōthen (ligne 12) fait peut-être référence à Platon, Timée,
32d-33a. On pourrait simplement traduire : « rien ne lui est extérieur », s'il
est vrai que dans les adverbes en –then l'idée de provenance a disparu.
17. En termes d'éthique descriptive : la maîtrise de soi a deux champs
d'application, selon qu'elle se rapporte à la jouissance d'un objet possédé, ou
à l'appétence vers cet objet.
18. Il n'est pas nécessaire de sous-entendre ici psukhaí dans le texte grec,
comme l'ont fait de nombreux interprètes antérieurs.
19. L'adverbe ekeîthen (ligne 15) a une valeur métaphysique et non une
signification spatiale (voir, supra, note 1) : « de là-haut », c'est-à-dire d'un
niveau supérieur à celui envisagé jusqu'ici, à savoir le principe directeur de
l'âme du monde. Il est évident pour Plotin que l'ordre et les vertus ne
peuvent trouver leur principe ultime au niveau de l'âme du monde puisqu'ils
n'adviennent, en effet, à l'âme du monde comme à nos âmes, qu'en venant
d'un niveau plus élevé, celui de l'Intellect.
20. Ekeîno est ici traduit par « le divin » : on trouve constamment chez
Plotin cet emploi du démonstratif de l'éloignement (au neutre ekeîno ou au
masculin ekeînos) afin de désigner (selon le contexte) tantôt l'Intellect, tantôt
l'Un ou le Bien : voir Sleeman-Pollet, Lexicon Plotinianum, s.v. ékeînos A d,
qui en recense plus de cent exemples.
21. Sur ḕ, particule d'affirmation atténuée, voir, supra, note 13.
22. « Les vertus dites civiques » traduit tás ge politikàs legoménas aretás :
Plotin emploie ici une formule déjà consacrée par l'usage (comme le montre
l'emploi du participe legoménas) pour désigner les vertus propres à l'homme
qui vit en société. D'autre part, les quatre vertus énumérées dans les lignes
17-19 (réflexion ou sagesse, courage, maîtrise de soi, justice) constituent,
dans l'histoire de la spéculation sur les vertus, un ensemble extrêmement
cohérent qui a été désigné après Plotin (pour la première fois, semble-t-il, au
IVe siècle apr. J.-C., par Ambroise de Milan, De officiis ministrorum I, 24,
115-25, 121) du nom de « vertus cardinales ». L'origine de cet idéal éthique
articulé en quatre éléments est très ancienne, antérieure même à Platon, et il
était répandu dans tout le monde grec (voir A.-J. Festugière, L'idéal religieux
des Grecs et l'Évangile, p. 17-20). Mais c'est Platon qui, dans la République,
IV, 431e sq., a été le premier à donner une présentation systématique de ces
quatre vertus, en faisant correspondre à chacune des trois premières une
partie de l'âme humaine : à la partie raisonnante correspond la réflexion, à la
partie agressive (parfois dite « irascible ») correspond le courage, à la partie
désirante (ou « concupiscible ») correspond la maîtrise de soi, encore
appelée « tempérance ». Platon a conféré en outre à la troisième vertu (la
maîtrise de soi) et surtout à la quatrième (la justice) une fonction régulatrice
de l'ensemble. En raison de sa cohérence et de son enracinement très ancien
dans la culture grecque, cet ensemble est resté présent dans plusieurs
courants philosophiques de l'Antiquité. Il est significatif qu'il ait été adopté
par le christianisme, au lieu d'être rejeté : il a ainsi perduré jusqu'à l'aube de
l'époque moderne. La longue histoire de ce « quadrige » de vertus, qui
remonte à Pindare et s'étend au moins jusqu'à la fin du Moyen Âge
occidental, reste à écrire : seules certaines périodes ont été étudiées, voir
notamment S. Mähl, Quadriga virtutum. Die Kardinaltugenden in der
Geistes-geschichte der Karolingerzeit.
23. Traduit par « accomplissement […] de la tâche propre », le terme
oikeiopragía est, semble-t-il, une création de Platon, République, IV, 434c.
Dans cette définition de la justice, et l'idée et les termes sont platoniciens :
l'excellence consiste, pour chaque partie de l'âme comme pour chaque
groupe constitutif de la cité, à accomplir la tâche qui lui revient et à s'en tenir
là. Pour Platon, cela vaut pour les dieux aussi : voir Phèdre, 247a4.
L'exercice de cette vertu suppose donc des distinctions et de rigoureuses
définitions, ce qui représente un autre lien entre éthique et dialectique : voir
3 (III, 1), 10, 5 ; puis 5 (V, 9), 6, 5 (et, dans le premier volume, p. 219, note
52).
24. Voir Platon, République, IV, 443b2. La justice, quand elle s'exerce, fait
que chaque partie (de l'âme ou de l'ensemble social) accomplit la tâche qui
lui est propre, sans empiéter sur les autres, ce qui suppose que chaque partie
connaît et admet ses limites : c'est en ce sens qu'il faut entendre cette
formule (« à propos du commandement à exercer ou à subir »), qui se
rencontre déjà, dans ce contexte précis, dès le moyen-platonisme, par
exemple chez Apulée, Platon et sa doctrine, II, 3 (§ 223).
25. L'interlocuteur fictif (voir, supra, note 7) suggère une voie de recherche
qui, discréditant les vertus civiques, ne retiendrait que les formes « plus
hautes » de vertus (voir début du chapitre 3). Une difficulté survient dès lors
(mais Plotin n'entend pas s'y attarder ici) : ces vertus pourraient n'avoir, en
termes aristotéliciens, qu'un rapport d'homonymie avec les vertus civiques,
une même dénomination recouvrant des réalités différentes. On retrouvera
cette difficulté à la fin du traité (chapitre 7), avec la question de l'inclusion
de l'inférieur dans le supérieur.
26. Ce mouvement de balancier, fréquent dans la méthode de recherche de
Plotin, va déterminer le déroulement des chapitres 1 et 2 du traité.
27. Ainsi est traduit ḕ álogon (ligne 23) suivi d'une proposition infinitive :
tournure caractéristique d'une dialectique qui progresse négativement. Elle
permet à Plotin de poser une proposition par exclusion d'une autre reconnue
comme absurde : celle qui suit exprime donc un point de vue minimal. Pour
une expression du même type (ḕ ouk eúlogon, ligne 16), voir, supra,
note 11 : l'emploi de tous ces termes est sans doute un reflet des habitudes de
discours propres aux milieux sceptiques et/ou probabilistes (Nouvelle
Académie).
28. Dans le monde grec, Héraclès est par excellence le héros représentatif de
cet effet de la « renommée » (phḗmē, ligne 25) : c'est bien sa vertu,
manifestée à travers ses exploits, qui lui a valu d'être compté parmi les dieux
(voir traité 53 (I, 1), 12, 31-32). Sur ce héros, effectivement très populaire
dans le monde gréco-romain, voir J. Pépin, « Héraclès et son reflet dans le
néoplatonisme », et plus particulièrement, sur Plotin, les p. 174-178). Même
si la valeur philosophique de la « renommée », comme critère de jugement,
peut sembler douteuse, Plotin, à l'intérieur de ces dialogues fictifs qui
reflètent certainement les discussions vivantes tenues au sein de son école,
ne craint pas de faire appel à des instances « vulgaires » : sur ce point, les
traités éthiques d'Aristote lui ont largement ouvert la voie. À la ligne 25, le
kaì qui précède theíous ne fait qu'annoncer le kaì suivant.
29. Hommes politiques, champions olympiques, orateurs, philosophes, etc. :
les « hommes divins » ont été nombreux dans le monde gréco-romain. Voir
les portraits présentés par L. Bieler, Theîos anḗr : das Bild des « gottlichen
Menschen » in Spätantike und Christentum, Vienne, 1935-1936 (2e édition
Darmstadt, 1967) ; par exemple, la réputation d'« homme habité par
l'inspiration divine » est venue à Démocrite après qu'il eut prédit certains
événements futurs, selon le témoignage de Diogène Laërce IX, 39.
30. Le sujet de ékhein n'est pas exprimé dans cette phrase. H.-S., dans
l'apparat, précise que ce doit être ékeîno (ligne 15), c'est-à-dire, ici, non pas
l'Un, mais « le divin », autrement dit l'Intelligible (voir, supra, note 20).
31. Hypothèse absurde, visant à montrer que ce n'est pas dans le même sens
qu'il est possible de dire que le feu est chaud et « que le café est chaud »
(voir J. Dillon, « Plotinus, Philo and Origen on the grades of virtue », p. 95).
La distinction entre deux types de chaleur, celle qui est dans le feu et celle
que donne le feu à d'autres réalités, est un thème sur lequel Plotin revient
souvent : voir notamment dans les traités 10 (V, 1), 3 ; 7 (V, 4), 2 ; 49 (V, 3),
7. Sur ce thème, voir J.-L. Chrétien, « Le feu selon Plotin », notamment
p. 325 : « La chaleur qui vient du feu n'est que sa trace, non lui-même. »
Pour une vue d'ensemble de tous les passages de Plotin où apparaissent les
métaphores du feu et de la chaleur, voir R. Ferwerda, La Signification des
images et des métaphores dans la pensée de Plotin, p. 62-69.
32. La « symétrie » est ce qui caractérise des grandeurs géométriques
admettant une mesure commune : voir Platon, Timée, 69b (sur leur
introduction par le démiurge, voir la note 591 dans la trad. de L. Brisson).
L'image de la maison, qui fait suite à celle du feu, est destinée à montrer que
le processus d'assimilation doit, selon Plotin, être compris dans le cadre de la
participation platonicienne. Sur l'image de la maison chez Plotin, voir
R. Ferwerda, op. cit., p. 168-169.
33. Tē̂s arêtes (l. 47) : ce génitif indique l'origine, la constitution : la vertu
ici-bas (entháde) est faite, comme la maison du monde sensible, d'une
participation à l'ordre et à la symétrie.
34. « Aussi là-bas » (kakeî = kaì ekeî, ligne 51), c'est-à-dire dans le monde
intelligible. Ici se trouve déjà exprimée l'idée selon laquelle la vertu ne
concerne que l'âme de l'homme : pour Plotin, la vertu n'a pas de sens (et par
conséquent pas d'existence) pour les réalités intelligibles supérieures à l'âme
humaine (voir, infra, chapitre 3, ligne 31 : « La vertu est le propre de l'âme ;
elle n'appartient pas à l'Intellect et encore moins à ce qui est au-delà. »).
35. Plotin veut ajouter à la contrainte (que produisent des méthodes
d'expression et de démonstration purement rationnelles) la persuasion (qui
peut recourir à des méthodes plus incantatoires). Cette préoccupation se
retrouve en plusieurs autres passages de Plotin, notamment dans les
traités 23 (VI, 5), 11, 5-7 ; 38 (VI, 7), 40,4-5 : « Il faut que la persuasion se
trouve mêlée à la contrainte de la démonstration » ; 39 (VI, 8), 13, 4 ; 49 (V,
3), 6, 9-10. Sur ce besoin d'un discours incantatoire supplémentaire, voir
déjà Platon, Lois, X, 903b1.
36. La fin de la phrase indique qu'il s'agit ici des vertus dites « civiques »,
sans que Plotin reprenne cette désignation.
37. Le verbe homoioûsthai est ici employé absolument, et il le sera plusieurs
fois dans le chapitre 2 (hōmoíōtai : lignes 5, 6 et 10 ; hōmoíontai : ligne 19 ;
de même anhōmoíōtai : ligne 21 ; hōmoíontai : ligne 26). En raison des
premières lignes du traité (1, 1-5), il est permis de dire que ce verbe a le sens
de « devenir semblable au divin », mais en réalité la réflexion conduite par
Plotin dans ce chapitre 2 porte sur le processus général d'assimilation d'une
réalité à une autre, et non pas seulement sur l'idéal d'assimilation au divin.
38. Idée importante, surtout quand on pense à ce que deviendra la doctrine
plotinienne de la vertu dans le néoplatonisme à partir de Porphyre (voir la
notice introductive : toute cette histoire a été retracée en détail, selon une
perspective allègrement thomiste, par H. Van Lieshout, La Théorie
plotinienne de la vertu : essai sur la genèse d'un article de la Somme
théologique de saint Thomas, thèse, Fribourg [Suisse], 1952) : les modèles
des vertus qui sont dans le monde intelligible ne sont pas pour Plotin des
vertus (tout comme, dans le traité 12 (II, 4), il est expliqué que la forme de la
grandeur n'est pas grande, pas plus que la forme de la blancheur n'est
blanche ; voir sur ce point la note 69, p. 271 de R. Dufour). Cela
n'empêchera pas Porphyre, Sentence 32 (p. 28.6 Lamberz) de parler de
« vertus paradigmatiques ».
39. « Pour ainsi dire » traduit hoîon : ce terme restrictif, d'emploi fréquent
chez Plotin, est destiné à affaiblir le sens littéral de certains termes pour
mieux en souligner l'emploi métaphorique. La réserve porte ici sur l'emploi
du mot arkhétupon.
40. Souci didactique manifeste, ici, de la part de Plotin. Par ces mots est
introduit un développement qu'on pourrait intituler « théorie de la double
assimilation » (chapitre 2, ligne 4-10), qui présente sous forme explicite un
principe d'intelligibilité caractéristique du néoplatonisme. On voit souvent ce
principe mis en œuvre implicitement ou non dans les traités de Plotin : entre
modèle et image, ou entre principe et dérivé, il existe une analogie
dissymétrique. L'organisation hiérarchisée des statuts ontologiques propres à
chaque réalité impose de reconnaître cette ressemblance comme non
réciproque.
41. « Sont devenus semblables » traduit hōmoíōtai : ici est illustrée la valeur
classique du parfait grec, l'expression du résultat présent d'une action passée.
Ces formes d'expression sont significatives, car elles font apparaître le fait
que la démarche d'assimilation au divin doit s'inscrire dans le temps (voir
plus bas, 4, 3, l'opposition entre le processus en cours et l'état de
purification : « être en train de se purifier »/« avoir fini de se purifier »).
42. C'est le premier type d'assimilation, qu'on peut schématiser de la façon
suivante : deux réalités A et B sont dérivées d'un même modèle M. Dans ce
cas A est semblable à B et B est semblable à A : toutes les propriétés de A se
retrouvent en B, et la ressemblance est réciproque entre A et B.
43. Second type d'assimilation : une réalité A dérive d'un modèle M, elle lui
ressemble donc par là. Dans ce cas, on pourra dire que A est semblable à M,
mais on ne dira pas que M est semblable à A : toutes les propriétés de M ne
se retrouvent pas en A, et entre A et M la ressemblance n'est pas réciproque
(ouk antistréphon, ligne 7). Une métaphore génétique peut aider à le
comprendre : si nous disons volontiers que des enfants ressemblent à leur
père, nous ne dirions pas, inversement, qu'un père ressemble à ses enfants.
44. Retour à la problématique de la vertu après cette digression théorique sur
l'assimilation, qui représente en réalité pour Plotin un moyen de rendre
compte de ce pilier de l'enseignement platonicien qu'est la participation.
45. Ligne 13 : il faut voir en « toutes » (pâsai) le sujet (d'un verbe « sont »
[eisi] sous-entendu) et en « des vertus » (aretai) un attribut.
46. Plotin semble vouloir ici s'orienter vers une définition générale des
vertus. Même s'il s'agit d'une préoccupation secondaire (comme le montre
l'adverbe kaì placé devant hó ti koinón), ce souci est à mettre en rapport avec
la question de l'unité et de la diversité des vertus : toute éthique descriptive
court le risque de se perdre dans l'examen de la diversité concrète des
vertus ; sous l'unité d'une définition il est déjà possible, à un premier niveau
(d'ordre logique), de subsumer la diversité concrète des vertus.
47. « Réellement » traduit óntōs. Cet adverbe ne se comprend qu'en fonction
du développement ultérieur du traité : Plotin pense déjà ici à des vertus plus
hautes (voir meízōnos aretē̂s, plus bas chapitre 3, ligne 2), qui auront sur
l'âme un effet bien plus grand que l'effet produit par les vertus civiques : il
s'agit donc de reconnaître effectivement la valeur relative des vertus
civiques, qui ne vont pas tarder à être désignées, dans la suite du traité,
comme des vertus inférieures.
48. Pour katakosmoûsi (ligne 14), le sens de « mettre de l'ordre » ou
« ordonner » s'impose comme le montre la suite du développement, avec les
concepts de « limite » et de « mesure ». Voir Platon, Philèbe, 45d-e, 63d-e.
49. La vertu a pour effet de rendre quelqu'un capable de rejeter les opinions
fausses : cette idée se rattache évidemment à la tradition socratique. Voir le
traité 26 (III, 6), 4, à propos de l'influence des passions sur les convictions.
Voir déjà Platon, Philèbe, Gorgias, République, IX.
50. L'infinitif parfait passif hōrísthai (ligne 17) sert ici à désigner le résultat
actuel.
51. Dans les lignes 13-18 s'exprime l'idéal aristotélicien de metriopatheía
(c'est-à-dire de « mesure imposée aux passions ») qui caractérise les vertus
civiques : si Plotin n'emploie pas ce mot, Porphyre le fera dans les Sentences
(32, p. 23, 4 ; 25, 7 et 29, 14 Lamberz). Sur ce point, voir I. Hadot, Le
Problème du néoplatonisme alexandrin : Hiéroclès et Simplicius, p. 150.
52. Il faut ici lire katà tò memetrēménon et ponctuer d'un point en haut après
ces mots (comme H.-S.). Cette solution permet d'éviter le delendum
prononcé par Harder sur les mots kaì tò memetrēménon. On considérera
(avec H.-S.) que les mots kaì autaì horistheîsai commencent une nouvelle
phrase et on donnera au participe aoriste passif une valeur concessive.
53. L'âme est dite ici « matière » (húlē) : l'origine de la comparaison de
l'âme avec une matière remonte à Aristote, De l'âme, III, 5. Le terme húlē ne
se trouve pas chez Platon, il a été introduit par Aristote dans la langue
philosophique. C'est en s'appuyant sur ce célèbre passage d'Aristote que
Plotin affirme de l'âme qu'elle est à l'Intellect comme la matière est à la
forme : ainsi dans les traités 13 (III, 9), 5, 1-3 et 25 (II, 5), 3, 11-12. Plotin
emploie le terme húlē pour désigner tout ce qui, recevant une forme, en
devient meilleur : tel est précisément le cas de l'âme, qui, recevant une forme
de l'Intellect, devient elle-même intellective, et donc meilleure qu'elle n'était.
En voici quelques exemples : dans le traité 5 (V, 9), 4, 8-1 : « les réalités
imparfaites […] sont rendues parfaites par celles qui les ont engendrées, tout
comme les pères élèvent jusqu'à la perfection de la maturité ceux qu'ils ont
engendrés imparfaits au début. Et l'Âme est aussi une matière par rapport au
premier producteur, et, étant informée, elle est rendue parfaite » ; traité 10
(V, 1), 3, 23 : « L'Âme est ce qui vient immédiatement après lui [l'Intellect],
comme un réceptacle, tandis que lui, il est comme une forme. Et même la
matière de l'Intellect est belle, dans la mesure où elle est semblable à
l'Intellect et simple » ; traité 12 (II, 4), 3, 2-5 : « On ne doit pas en toutes
occasions mépriser ce qui est indéfini, ni même ce qui, par définition, est
dépourvu de forme, s'il doit s'offrir lui-même comme substrat aux réalités
qui viennent avant lui et qui sont les meilleures. Même l'âme, par exemple,
est naturellement orientée vers l'Intellect et la raison, puisqu'elle reçoit d'eux
sa figure et qu'elle est conduite par eux vers une forme meilleure. »
54. Cette trace que possèdent les vertus civiques n'est pas seulement un
souvenir déposé en elles du monde intelligible, mais comporte aussi une
virtualité efficiente, capable d'orienter l'âme en direction du Bien. Sur la
signification platonicienne du terme íkhnos, voir l'ouvrage de J.-F. Pradeau,
L'Imitation du principe. Plotin et la participation, chapitre IV, « La trace du
principe ».
55. Il s'agit cette fois de la matière au sens absolu, non de l'âme ou de
quelque autre entité considérée comme matière (voir, supra, note 53). L'idée
revient à plusieurs reprises chez Plotin : la matière est la seule chose qui ne
puisse se tourner vers le divin ni lui devenir semblable (voir par exemple le
traité 52 (II, 3), 18, 23-25 : la matière est comparée à un dépôt amer
(hupostáthmā), dû à l'activité productive des réalités qui sont au-dessus
d'elle, mais qui ne peut elle-même rien produire).
56. C'est en recourant à l'idée, fondamentale chez Platon, de participation à
la forme que Plotin montre le mieux le caractère asymétrique du processus
d'assimilation : la participation permet à une réalité inférieure de s'assimiler,
par la forme, à un principe supérieur lui-même sans forme. Sur ce principe
fondamentalement asymétrique, constitutif des hiérarchies propres à la
pensée néoplatonicienne, voir J.-L. Chrétien, « Le bien donne ce qu'il n'a
pas ».
57. « Y prennent part » : c'est-à-dire « prennent part à la forme ».
58. Les comparatifs eggutérō, (l. 23) et suggenésteron (l. 24) ont pour
complément sṓmatos (l. 24).
59. Il faut remonter au-delà de l'Âme, et ne pas la poser comme réalité
première. Plotin a déjà développé cette critique dans certains de ses traités
antérieurs, par exemple dans le traité 5 (V 9) 4, où sont visés les stoïciens
(voir premier volume, p. 215, note 29) : à cause de l'intérêt qu'elle porte au
corps, l'âme oublieuse des réalités qui lui sont supérieures s'imagine – et fait
croire – qu'elle est elle-même la réalité la plus haute, celle qui a le plus de
valeur. On trouve la même critique, tournée contre la conception stoïcienne
de l'âme, dans le traité 2 (IV, 7), 83.
60. L'extrême concision du texte grec est, une fois de plus, impossible à
conserver en français : ici, mḕ est traduit par « et qu'on se demande si ».
61. Difficulté : que représente le toûto de la ligne 26 ? On a traduit ici
comme si ce pronom neutre représentait « l'âme », ce qui peut paraître
difficile à admettre ; mais on peut l'admettre si l'on observe que le
comparatif suggenésteron (ligne 24) se réfère bien, lui, de façon
incontestable, à l'âme (selon la règle de l'attribut neutre d'un sujet masculin
ou féminin).
62. Cette allusion polémique vise assurément les stoïciens, pour qui l'âme du
monde représente la totalité du monde divin : voir Sénèque, Questions
naturelles, II, 45, 1-3, où Jupiter est présenté à la fois comme l'âme du
monde, la nature, la cause des causes et la providence (peut-être aussi
certains gnostiques sont-ils visés, du moins les sectes qui faisaient de l'âme
la totalité de la divinité : voir, supra, note 59).
63. Houtô mèn oun (ligne 26) est une formule à forte valeur conclusive :
Plotin met fin de façon définitive au développement sur les vertus civiques,
et désormais n'y reviendra plus dans la suite de ce traité.
64. Hoûtoi désigne les hommes qui pratiquent les vertus civiques. C'est en
premier lieu pour leur conférer une place véritable dans sa doctrine de la
vertu (en quelque sorte pour les « réhabiliter » à l'intérieur d'un projet
éthique qui s'avère dans la suite du traité beaucoup plus exigeant) que Plotin
a exposé cette théorie de la double ressemblance : la pratique de vertus qui
commencent par imposer des limites aux passions humaines constitue un
premier pas dans le processus d'assimilation au divin. Porphyre, Sentence
32, explicitera davantage ce que Plotin ne dit pas ici : ces vertus rendent
possible la vie en société ; sans elles, toute vie en commun serait impossible.
65. C'est « Platon » qui est ici, une fois de plus, le sujet non exprimé du
verbe : voir, supra, note 4.
66. Ces mots marquent un véritable tournant dans le cours du traité : la
véritable assimilation au divin (homoíōsis) ne se réalise que par une forme
supérieure de vertu. Délaissant l'idéal de metriopatheía propre aux vertus
« civiques », Plotin va désormais exposer l'idéal d'apátheia qui caractérise
les vertus purificatrices. Le terme meízonos (3, 2) (qualifiant une vertu
« plus haute » : voir déjà plus haut, chapitre 1, ligne 22) a donné lieu à la
formulation par degrés de vertus dans le néoplatonisme ultérieur.
67. Platon, Théétète, 176b1-8, Phédon, 69c1 et 82a11.
68. C'est dans l'enseignement de Platon que Plotin a trouvé l'idée que toute
vertu est une purification : voir traité 1 (I, 6), 6, 2, qui reprend le Phédon,
69c1-6. Platon lui-même, après Empédocle, est responsable de l'introduction
dans la philosophie de ce terme qui appartenait à la langue religieuse : voir
L. Moulinier, Le Pur et l'Impur dans la pensée et la sensibilité des Grecs,
p. 172-175 (Empédocle) et 343-354 (Platon, Phédon).
69. Ligne 12 : le mot sumpephurménē vient de Platon, Phédon, 66b5
(comme en 1 (I, 6), 5, 34). Voir aussi le Philèbe, 51a, où il est question des
affections mélangées (plaisirs mêlés de douleurs). Ce terme rare revient dans
le traité 28 (IV, 4), 27, 14.
70. Les deux verbes noeîn té kaì phroneîn correspondent respectivement aux
vertus de « réflexion » (ou « sagesse ») (phrónēsis) et de « maîtrise de soi »
(ou « tempérance ») (sōphrosúnē) : voir Platon, Philèbe, 45d.
71. Le mot grec pour « disposition » est diáthesis (ligne 19) ; il reparaît peu
après : ligne 24, et déjà ligne 23 diákeitai (deux occurrences). C'est un
nouvel exemple de l'omniprésence d'un arrière-plan terminologique
stoïcien : l'idée selon laquelle les vertus sont des « dispositions » de l'âme
est, en effet, d'origine stoïcienne. Voir les témoignages de Simplicius SVF II,
393 et de Stobée, SVF III, 104, et surtout Diogène Laërce VII, 89 : « La
vertu (selon les stoïciens) est une disposition harmonieuse », puis encore
Plutarque, De la vertu morale, 3, 441c, exposant la doctrine stoïcienne :
« Tous les hommes ont en commun l'idée que la vertu est une sorte de
disposition de la partie hégémonique de l'âme ou de puissance issue de la
raison » (SVF I, 202). Sur la signification chez les stoïciens du terme
diáthesis, qui indique une disposition invariable, plus stable que l'héxis
(chacun des deux termes ayant pourtant été traduit par habitus dans le latin
des stoïciens de l'époque impériale), voir D. Tsekourakis, Studies in the
Terminology of Early Stoic Ethics, Wiesbaden, Franz Steiner, 1974, p. 46-47.
72. L'âme, quand elle pense, accomplit un acte qui consiste à regarder vers la
réalité qui la précède, c'est-à-dire vers l'Intellect : voir traité 6 (IV, 8), 3, 26-
28.
73. « Sagesse » rend de nouveau phrónēsis (le plus souvent rendu par
« réflexion » par ailleurs). En raison de l'asymétrie entre principe et dérivé,
le rapport de ressemblance n'est pas réciproque entre la disposition
rationnelle de l'âme (même si cette disposition est la meilleure dont l'âme
soit capable) et l'activité pure du divin : la « réflexion » de l'âme n'est pas
identique à la « réflexion » divine. L'âme réfléchie, même si elle est
« devenue semblable » au divin, ne lui est pas identique, car l'activité de
pensée ne s'effectue pas sur le même mode dans l'âme et dans l'Intellect.
74. « Est disposé » ou « a des dispositions » : ces mots correspondent au
grec diákeitai (ligne 21), verbe qui correspond exactement au substantif
diáthesis (voir, supra, note 71).
75. Cette « réalité de là-bas » est l'Intellect, le noûs, qui intellige toutes
choses en même temps, selon un mode tout autre que le mode discontinu
propre à l'âme.
76. Il s'agit cette fois de l'Un, qui est au-delà de l'Intellect, et dont l'acte est
au-delà du noeîn. Plotin a consacré tout le traité 24 (V, 6) à montrer que l'Un,
qui est au-delà de l'être, ne pense pas, et à expliquer qu'il existe des modes
très différents de l'acte de penser. À cet égard, il compare l'Un à la lumière,
l'Intellect au soleil et l'Âme à la lune, qui reçoit sa lumière du soleil (24 (V,
6), 4, 16-22) : même lorsqu'elle est intellective, l'âme n'a qu'une
« intelligence d'emprunt » (epaktón noûn), alors que l'Intellect a en lui-
même une intelligence propre, tout en n'étant pas, comme l'Un, pure lumière.
77. L'adjectif « homonyme » est ici pris non pas au sens qu'a couramment ce
mot aujourd'hui en français (désignant des mots phonétiquement identiques,
et de sens différent), mais au sens défini par Aristote, Catégories, I, 1 : sont
dites « homonymes » les choses qui ont en commun le nom, mais qui
diffèrent en réalité.
78. Plotin fait ici référence à l'opposition, d'origine stoïcienne, entre le
langage proféré ou articulé (lógos prophorikós) et le langage intérieur à
l'âme (lógos endiáthetos), qui demeure non exprimé (sur cette opposition
stoïcienne, voir les témoignages de Galien et de Sextus Empiricus cités dans
SVF II, 135 ; mais déjà Platon, Sophiste, 263e, et Aristote, Seconds
Analytiques, I, 10, 76b24). C'est une constante chez Plotin que la
dévalorisation du langage articulé. L'âme n'a besoin de raisonner qu'en
raison de son amoindrissement par rapport à l'Intellect : voir notamment le
traité 27 (IV, 3), 18, 13-22). Inversement, Plotin (avec Platon) fait l'éloge du
silence « plein » de l'âme : « Le discours intérieur que l'âme tient en silence
avec elle-même a reçu le nom spécial de pensée » (Sophiste, 263e). Mais on
voit ici qu'une fois encore Plotin use à ses propres fins de ces concepts
stoïciens pour poser une série ascendante : langage proféré, langage pensé
par l'âme, réalité antérieure à l'âme. Cette primauté de la pensée, intérieure et
ramassée, sur le langage, extérieur et fragmenté, apparaît bien dans le traité
Sur la contemplation (traité 30 (III, 8), 6, 27-29) : « L'âme voit sans paroles
ce qu'elle formule avec des mots. Si l'âme emploie le langage, c'est par
défaut. » On notera la métaphore dévalorisante de l'« interprète »
(hermēneús, ligne 30), par laquelle est désigné le langage dans l'âme, qui ne
sert qu'à exprimer la réalité qui le précède, c'est-à-dire la pensée pure. Les
lignes 27-28 trouvent un écho dans le traité 10 (V, 1) 3, 7-8, la métaphore
employée étant là celle de F « image » (eikṓn) au lieu de celle de
l'« interprète ». Voir sur ce point J.M. Rist, Plotinus, the Road to Reality,
p. 100-101.
79. « Maintenant » traduit la particule de, qui marque ici le passage à un
nouveau développement.
80. L'emploi de ce verbe (zētētéon) permet de rattacher ce traité Sur les
vertus au genre philosophique du zḗtēma, caractéristique de la plupart des
traités de Plotin (autre occurrence de zētētéon : voir, infra, ligne 10).
81. Le kaì de la ligne 3 a une valeur explicative. Il n'est pas exagéré de le
traduire par « autrement dit ».
82. Cette opposition entre l'infinitif présent, passif ou moyen (én tō̂i
kathaíresthai) et l'infinitif parfait passif (én ō̂i kekathárthai), présente un
enjeu important. C'est que le langage de la purification est un langage de
pratiques religieuses qui s'est trouvé très tôt (sans doute dès le Ve siècle
avant J.-C.) transposé dans le discours philosophique, notamment chez
Platon (Phédon, 69b-d, Phèdre, 250b-c) : voir J. Pépin, « L'initié et le
philosophe », p. 106-122, qui cite et commente un remarquable texte de
Théon de Smyrne, Exposé des connaissances mathématiques utiles à la
lecture de Platon (p. 14.18-16, 2 Hiller), montrant qu'il s'est produit dès le
moyen-platonisme une véritable « modélisation de la philosophie en
référence à l'initiation ». Le déroulement des cérémonies d'initiation aux
mystères (on peut penser en particulier à ceux d'Éleusis) comportait
plusieurs étapes, et l'étape initiale était une procédure de purification. Voilà
pourquoi Plotin, dans sa recherche sur la vertu, se demande si la purification
ne représente qu'une étape initiale, indispensable pour conduire à la vertu, ou
bien si elle s'identifie à la possession de la vertu.
83. Première tentative de réponse à la question posée. L'argument présenté
ici s'inscrit dans la pure tradition de la logique aristotélicienne : dans une
perspective téléologique, il y a plus de perfection dans l'action achevée que
dans l'action en cours d'achèvement.
84. Le terme télos (ligne 5, traduit par « achèvement ») est ici employé en un
sens aristotélicien. Mais il faut aussi penser au sens « mystérique » : à partir
de télos (qui signifie le « terme ») sont formés notamment les mots teletḗ
(« cérémonie d'initiation ») et telestikós (« relatif à l'initiation »). Les rites
initiatiques permettent à celui qui s'y soumet d'atteindre le terme, de devenir
parfait en s'approchant le plus possible de la divinité.
85. Cette suppression (aphaíresis allotríou pantós) est déjà bonne, mais elle
n'est pas le Bien. Plotin revient souvent sur l'indispensable suppression des
ajouts extérieurs, voir par exemple dans le traité 1 (I, 6), 7, 4-7 (enlèvement
des vêtements dans les purifications rituelles) ; traité 2 (IV, 7), 10, 10 : « Les
maux sont des concrétions pour l'âme et lui viennent de l'extérieur » (voir,
dans le premier volume, la note 132, p. 138) ; 10, 25-31 : « Il faut examiner
la nature d'une chose en particulier en la considérant à l'état pur, dans la
mesure où ce qui y est ajouté constitue toujours un obstacle à la
connaissance de ce à quoi cela a été ajouté. » On voit que Plotin accorde une
grande valeur préalable à l'aphaíresis, mais la démarche doit se poursuivre,
toujours guidée par la tension de l'âme vers l'Un, et orientée vers l'obtention
par l'âme du bien le plus haut.
86. Il s'agit du bien (tò dè agathón, ligne 6) au sens générique, et non de
l'Un. Cette mention du bien est importante : Plotin veut écarter les doctrines
qui ne parleraient de purification qu'en vue de conduire à des pratiques
purificatrices, afin de les justifier dans toute leur complexité rituelle. Ce
serait une erreur de s'en tenir à ces pratiques, sans avoir le souci de conduire
l'âme jusqu'au véritable bien : tout le propos de Plotin est, au contraire, de
montrer dans ce chapitre 4 que la purification ne doit être conçue que
comme un moyen pour l'âme d'atteindre le véritable bien.
87. Ou « la bonté » : Armstrong traduit « goodness ». Plotin parle ici de la
présence intime et continuelle du Bien dans l'âme, thème développé
notamment à la fin du traité 1 (I, 6), 9.
88. L'exigence de Plotin ne consiste pas à s'engager toujours davantage dans
la voie d'une purification (théorique ou pratique), mais à replacer la
démarche éthique dans le seul cadre qui lui donne sens, celui qui consiste à
penser la relation de l'âme avec le bien.
89. Rappel de la transcendance du Bien, qui seule donne sens à la vertu.
Celle-ci ne saurait consister en l'observance d'un rituel purificatoire qui
risque toujours d'être pris pour une fin en lui-même.
90. Plotin souligne ainsi que, du fait de sa nature négative et de la
suppression en quoi elle consiste, la purification n'est qu'un moyen, qui, pour
être raisonnable, renvoie à l'état qui en résulte (kataleipómenon) comme à un
bien.
91. L'adjectif agathoeidḗs vient de Platon, République, VI, 509a3, qui
l'emploie pour qualifier dans le monde intelligible la science et la vérité,
comme dans le monde sensible la lumière et la vue sont dites « conformes au
soleil » (hēlioeidē̂). Chez Plotin, agathoeidē̂s qualifie, aux différents degrés
de l'échelle ontologique, les réalités qui conservent une forme du Bien (et
qui, pour cette raison, sont capables de faire retour vers le Bien), qu'il
s'agisse de l'Intellect (traité 38 (VI, 7), 21, 4-6) ou de l'Âme (traité 54 (I, 7),
2, 7).
92. Il s'agit toujours de la particule ḕ (affirmation atténuée à l'initiale de
phrase).
93. Cette ambiguïté est caractéristique des âmes humaines, qui, à la
différence de l'âme de l'univers, ne demeurent pas toujours dans la région
supérieure, mais doivent administrer une portion limitée de la matière et
veiller sur un corps qui exige toute leur attention : voir le traité 27 (IV, 3), 4,
24-27.
94. La métaphore de la parenté remonte à Platon : voir notamment
République, X, 611e2 (parenté de l'âme avec le divin) ; Phédon, 79c-d ;
Timée, 44d et 90a. Elle est fréquente chez Plotin : voir notamment le traité 1
(I, 6), 2, 8-9 (et, dans le premier volume, p. 84, note 21) ; ibid. chapitre 6,
ligne 15 ; traité 33 (II, 9), 16, 13.
95. Comme dans les rituels des mystères, la purification philosophique ne
représente qu'une étape initiale, destinée à rendre possible l'étape ultérieure,
qui pour Plotin est celle de l'union de l'âme avec le Bien.
96. La condition de l'union de l'âme au Bien, c'est le retournement, parfois
aussi appelé « conversion » de l'âme, c'est-à-dire le mouvement par lequel
celle-ci parvient à surmonter son ambivalence constitutive et cesse de
s'intéresser aux fausses réalités qui valent moins qu'elle, pour se tourner
uniquement vers ce qui la dépasse et d'où elle tire sa véritable origine. Ce
mouvement par lequel une réalité fait retour en direction de son principe
n'existe pas seulement au niveau de l'âme, il se rencontre chez Plotin à tous
les niveaux de réalité, de la matière jusqu'à l'Intellect : voir P. Aubin, Le
Problème de la conversion, p. 161-179, et P. Hadot, « Conversio ».
97. Sur cette question, qui met enjeu non seulement l'ordre de succession,
mais aussi la définition de chacune des étapes (purification, retournement),
voir É. Bréhier, « Aretaì kathárseis », p. 241.
98. Voir, supra, note 92.
99. Valeur du parfait epéstraptai : l'âme a accompli son retournement et
n'aura plus à le faire après la purification. Plotin veut dire ici que la
purification, loin d'être un avatar extérieur à l'âme (lié, par exemple, à
l'observance d'un certain rituel), constitue pour elle une véritable
transformation. Par la purification, l'âme se sépare de ce qui n'est pas elle,
abandonne ce qui lui est extérieur. Ainsi la purification agit-elle réellement
sur l'âme en l'orientant vers le Bien. La démarche prescrite par Plotin
comporte donc trois phases : le retournement, la purification, puis l'union au
Bien. Mais les deux premières phases se réalisent simultanément.
100. Cette insistance de Plotin sur la contemplation n'est pas pour surprendre
chez un philosophe qui se réclame de Platon. Il faut aussi rappeler que dans
les cérémonies d'Éleusis, l'étape ultime, appelée « époptie » (epopteía),
consistait en la vision de spectacles sacrés (notamment lors de la
présentation rituelle d'effigies divines par les prêtres appelés hiérophantes).
101. À propos de la vision, la doctrine de Plotin repose largement sur des
vues héritées de Platon (Timée, 45b-47e, Ménon, 76d ; République, VI,
508b3, 509a2) : ce qui rend possible la vision est une parenté qui existe entre
l'œil et la lumière (traité 12 (II, 4), 5, 10, puis encore les toutes premières
lignes du traité 38 (VI, 7)), car l'œil est phōtoeidḗs, c'est-à-dire qu'il contient
lui-même une lumière. La vision ne peut se produire que si la lumière de
l'œil rencontre celle qui est émise par l'objet vu (voir Ferwerda, op. cit.,
p. 127). Ainsi l'œil devient semblable à l'objet qu'il voit ; ainsi, dans le
traité 1 (I, 6), 9, 29-32 : « Celui qui voit doit s'être rendu apparenté et
semblable à ce qui est vu, pour parvenir à la contemplation. Assurément,
jamais l'œil ne verrait le soleil sans être devenu de la même nature que le
soleil, et l'âme ne pourrait voir le beau sans être devenue belle. » Il faut
signaler que deux traités de Plotin traitent de la vision : l'un (traité 29 (IV, 5))
discute du phénomène de la vision parmi les difficultés relatives à l'âme,
l'autre (traité 35 (II, 8)) est une discussion scolaire sur un problème
particulier (Comment se fait-il que les objets vus de loin paraissent petits ?).
102. Thème platonicien de la réminiscence : voir par exemple Phèdre, 249e-
250a, et les remarques du traité 6 (IV, 8), 4, 40.
103. Ces empreintes (túpous) laissées dans l'âme par l'Intellect sont des idées
sans énergie (ouk energoûnta) ni clarté (aphṓtista) qui, pour être ranimées,
doivent être placées « sous l'irradiation de leurs exemplaires » (J. Trouillard,
La Purification plotinienne, p. 187).
104. La conversion de l'âme vers l'Intellect a pour effet de réactiver la
parenté entre l'âme et les réalités intelligibles, elle « ne diffère plus alors
d'une exposition à la lumière intellectuelle » (de nouveau, J. Trouillard,
ibid.) ; voir aussi P. Aubin, Le Problème de la conversion, p. 167-168.
105. L'activité de l'âme qui connaît, à partir de notions (lógoi) existant en
elle, lui permet de ne plus faire qu'un avec l'objet qu'elle connaît ; c'est ce
qu'expliqué le traité 30 (III, 8), 6, 19-21 : « Il ne faut pas que la raison reste
extérieure, mais qu'elle soit unie à l'âme de celui qui apprend, jusqu'à
l'assimilation complète. »
106. La question porte sur l'extension du mouvement de purification : par là
se trouve réintroduite la réflexion sur les limites du possible dans le
processus qui conduit l'âme à devenir semblable au divin. Rappelons que
Platon, dans le Théétète, 176b, parlait de « devenir semblable au divin dans
la mesure du possible (katà tò dunatón) ».
107. Il ne s'agit plus seulement pour Plotin d'une assimilation, mais bien
d'une identification (tautótēs) avec le principe divin : il demandait, au
départ, en quel sens nous pouvons devenir semblables au divin (exégèse de
Théétète, 176b) ; il s'agit maintenant, en raison du rôle désormais dévolu à la
« purification » (exégèse du Phédon, 69b-c), de devenir divins. Employé
plusieurs fois par Plotin, le terme tautótēs se trouve déjà chez Aristote, par
exemple dans l'Éthique à Nicomaque, VIII, 14, 1161b31.
108. H.-S. voit une anacoluthe dans cet endroit de la phrase. On a souvent
pensé qu'il fallait suppléer un verbe signifiant « supprimer » (avec pour objet
thumòn kaì epithumían kaì tâlla pánta). En raison de la suite du chapitre, qui
décrit de façon concrète l'état de l'âme en train de se purifier, il faut plutôt
sous-entendre l'infinitif khōrízein (voir la traduction d'Armstrong) en lui
donnant pour sujet « l'âme » (et non « la purification », comme le fait
Armstrong).
109. Thumón (ligne 3) désigne ici, comme chez Platon (République, IV,
440c et Cratyle, 419d), la faculté de l'âme qui est le siège des passions et des
sentiments comme l'agressivité, l'élan passionnel tourné vers (ou contre) un
objet. Plotin a consacré toute une recherche (zétēma) à la partie irascible de
l'âme dans un long développement du traité 28 (IV, 4) : c'est l'ensemble du
chapitre 28 qui explique l'origine de ses mouvements et notamment
l'agitation du corps dans la passion.
110. Cette tournure affirmative est destinée à traduire mèn dḕ (ligne 5), mais
à cette affirmation un peu catégorique s'oppose très vite un « sans doute »
(ísōs) qui montre que Plotin est éloigné, en la matière, de tout dogmatisme.
111. Sunágousan (ligne 6) : syntaxe difficile, où l'on ne peut guère éviter de
traduire un participe par un indicatif. La phrase se déroule en une succession
de plusieurs participes à l'accusatif (sunágousan (1. 6), ékhousan (1. 7),
poiouménēn (1. 8), aphairoûsan (1. 10), phérousan (1. 10-11), titheîsan (1.
11), en sous-entendant bien évidemment tē̂n psukhḗn ; cette construction se
prolonge, à la phrase suivante, avec les deux participes aphairoûsan (1. 12)
et sunorgizoménēn (1. 13). Peut-être faut-il voir dans ces participes à
l'accusatif des compléments de zēteîn (1. 3) : en ce cas, il n'y aurait pas
d'anacoluthe (contre H.-S.), et pas de verbe sous-entendu dans la phrase
toûto dé… épì póson dúnaton (1. 2-5).
112. Les différents « lieux » de l'âme dont parle ici Plotin sont ses facultés
dont Platon décrit longuement, pour l'espèce mortelle, la localisation en
certains points du corps déterminés : voir Timée, 69b-76e.]
113. L'adverbe mḕ (ligne 7) montre qu'il s'agit ici d'une affirmation beaucoup
plus assurée que celle de la ligne précédente (isōs mḕn…).
114. Il est difficile de ne pas insérer à cet endroit de la traduction ces cinq
mots, parce que la construction de la phrase se modifie ici (ligne 14-15).
Alors qu'on avait, jusque-là, une succession de participes, on se trouve ici en
présence de deux verbes à l'infinitif (eînai, ligne 14, puis ligne 15). Ces
infinitifs ne peuvent s'expliquer que si l'on suppose une proposition
principale du genre de « l'âme sait que… ».
115. Tò aproaíreton (ligne 14) : ce terme, qui désigne chez Plotin tout ce qui
peut survenir dans l'âme sans le concours de la « volonté » (prohairésis),
représente un développement secondaire, formé à partir de la réflexion
éthique stoïcienne. Pour le stoïcisme (mais en ce domaine, on connaît
surtout celui de l'époque impériale), la proairésis est une fonction de l'âme
qui permet de prendre position par des jugements distinctifs ou appréciatifs
portés sur des représentations : à ce titre, elle est un principe essentiel de
l'action morale (voir, dans le premier volume, la note 42, p. 130-131). Sur le
rôle de cette notion chez Épictète, voir A.J. Voelke, L'Idée de volonté dans le
stoïcisme, p. 142-160).
116. Par cette formule d'exclusion, Plotin indique ici ce qu'il conçoit comme
les limites du véritable moi.
117. Exemple de páthos pouvant conduire à l'action : Plotin envisage ici le
cas où la crainte peut servir à avertir d'un danger, permettant ainsi à qui
l'éprouve de s'en garder.
118. Le terme épithumía désigne, pour Plotin comme pour Platon, tous les
désirs du ventre : le manger, le boire, les aphrodisia. Sur la partie de l'âme
qui désire le manger et le boire (epithumētikón), et sur l'endroit du corps
humain où elle a été établie par le démiurge, voir Platon, Timée, 69d-70a.
119. Pour une illustration de la réprobation de Plotin à l'égard des amours
dits « contre-nature », voir l'anecdote rapportée dans la Vie de Plotin, 15, 1-
17.
120. Difficulté textuelle. Le mouvement involontaire (aproaíréton) se
rapporte au désir, non aux plaisirs : il faut donc lire ici ékhousan [scil.
épithumían, ligne 17] (avec H.-S.), contre les manuscrits des Ennéades (qui
donnent ekhousō̂n [scil. aphrodisíōn]).
121. Les manuscrits donnent à lire ici, ligne 20, protupoûs (« spontanée ») et
non prepetoûs (« précipitée », « incontrôlée » : leçon proposée d'après
Porphyre, Sentence 32, p. 34.9 Lamberz, et Marinus, Proclus ou le bonheur,
chapitre 20). Sur ce problème textuel, voir H. R. Schwyzer, « Sieben hápax
eirēména bei Plotin », Museum Helveticum 20, 1963, p. 190. Voir aussi la
note 1 de Saffrey-Segonds, p. 25 (reportée p. 137) dans Marinus, Proclus ou
Sur le bonheur, Paris, Les Belles Lettres, 2001. La position de Plotin à
l'égard des aphrodisia semble être la suivante : 1°) Règle générale : l'âme
n'admet le désir (epithumía) qu'en vue de la détente du corps, elle ne lui fait
pas place elle-même (ouk autḗ : ligne 18) : à cet égard, il en va des
aphrodisia tout comme du manger et du boire. 2°) Restriction à cette règle :
s'il arrive cependant que l'âme éprouve ce désir des plaisirs amoureux pour
elle-même, il s'agira des plaisirs amoureux « naturels ». 3°) Nouvelle règle
générale : l'âme n'éprouvera pas non plus de désir comportant le mouvement
involontaire (tò aproaíreton). 4°) Restriction à cette règle : si du moins
l'aproaíreton est parfois admis, c'est parce que ce mouvement involontaire se
produit avec l'imagination (metà phantasías), et c'est en raison du caractère
spontané (protupoûs) de l'imagination que l'impulsion involontaire (tò
aproaíreton) trouve droit de cité.
122. Plotin met ici en discussion le passage du Timée, 69b-72c, dans lequel
Platon décrit en détail la localisation des diverses parties de l'âme en
différents endroits du corps. Par les mots pántōn toútōn (ligne 21) sont
désignés tous les mouvements passionnels dont la partie irrationnelle de
l'âme peut être agitée dès lors qu'elle n'est pas séparée du corps, mais qu'elle
compatit avec lui.
123. Le mot « voisinage » sert à décrire métaphoriquement la relation entre
la partie intellective et la partie irrationnelle de l'âme. Cette relation, à ce
stade, ne comporte pas de conflit (voir 5, 27-28). Sur cette métaphore du
voisinage, voir R. Ferwerda, op. cit., p. 169, note 3.
124. « Retenu par la honte » traduit aidoúmenos (ligne 26) : il s'agit ici d'une
honte préventive, sorte particulière de respect qui nous retient de commettre
de mauvaises actions. Ce sentiment est à distinguer de la honte éprouvée
pour une mauvaise action effectivement commise : sur la différence entre
ces deux sortes de honte, voir SVF III, § 416. Selon les stoïciens, la honte est
le signe que nous savons que la rectitude morale est le seul bien : voir
Diogène Laërce VII, 127 (« Long-Sedley » II, p. 464-465).
125. Pour signifier cette absence de conflit dans l'âme, Plotin s'en tient ici à
la bipartition entre la partie rationnelle et la partie irrationnelle de l'âme,
fréquente chez Aristote : voir par exemple Éthique à Nicomaque, I, 13,
1102a29. Ici apparaît bien l'inversion du sens de la morale classique : la
vertu pour Plotin ne consiste pas à établir une emprise, une domination du
supérieur sur l'inférieur, elle est tout entière dans le retour à l'Intellect, et
donc dans la résorption graduelle de l'inférieur dans le supérieur, de l'humain
et du démonique dans le divin.
126. La faute est toujours liée pour Plotin à un état complexe de l'âme :
« Les maux ne se produisent que si nous sommes vaincus par la partie la
plus mauvaise de l'être multiple que nous sommes, qu'il s'agisse du désir, de
la colère ou d'une image mauvaise » (traité 53 (I, 1), 9, 6-8). Mais l'âme ne
peut commettre de faute si elle est simple : voir traité 53 (I, 1), 12, 6-7. Voir
J. Trouillard, « L'impeccabilité de l'esprit selon Plotin », p. 19.
127. Pour une définition du terme katórthōsis (ligne 2), voir Cicéron, De
finibus, 3, 14 ; le terme doit être distingué de celui de katorthōma (voir
Cicéron, De finibus, 3, 7 ; De officiis, 1, 3 ; Sextus Empiricus, Contre les
savants, 9, 16). Ces deux termes appartiennent à la terminologie éthique des
stoïciens.
128. Voir les dernières lignes du traité (chapitre 7, ligne 27-28) : « C'est aux
dieux, et non aux hommes de bien, qu'il faut devenir semblables. »
129. Sur l'aspect démonique de la vie de l'âme, voir le traité 15 (III, 4), Sur
le démon qui nous a reçus en partage. La notion de démon y fait figure de
concept flexible.
130. Même parvenu à ce niveau, l'homme est encore double, car il y a en lui,
fondamentalement, un être essentiel et un être adventice, comme le dit le
traité 22 (VI, 4), 16, 16-31 : « Mais nous, qui sommes-nous ? […] – Eh bien,
même avant d'être engendrés dans cette génération, nous existions là-bas,
étant d'autres hommes et certains étant aussi des dieux, étant des âmes pures
et un intellect uni à la réalité entière, étant des parties de l'intelligible qui
n'étaient pas limitées ni séparées, mais appartenant à l'ensemble, car nous ne
sommes pas même séparés maintenant. Mais maintenant, en effet, un autre
homme, s'il désire exister, s'avance vers cet homme-là, et lorsqu'il nous
découvre – car nous n'étions pas extérieur à l'univers –, il s'enroule lui-même
autour de nous et il s'ajoute lui-même à cet homme-là, […] et nous sommes
devenus un ensemble de deux hommes, et non pas celui des deux que nous
étions en premier ; et quelquefois nous nous ajoutons celui qui vient en
second, lorsque ce premier est inactif et, d'une autre manière, n'est pas
présent. » L'idée était répandue dès l'époque du moyen-platonisme : voir
ainsi Plutarque, De la vertu morale, 3, 441d : « Chacun de nous est un être
double et composite. »
131. Qu'il y ait à ce stade deux vertus tient à l'état intermédiaire où se trouve
maintenant l'âme : elle s'est détachée du corps autant que cela lui est
possible, mais il se produit encore en elle des mouvements involontaires.
Plotin décrit cet état dans le traité 11 (V, 2), 2, 21-24 : « … si, en avançant
en-haut, elle [l'âme] s'arrête à mi-chemin, avant d'être parvenue au point le
plus haut, elle a une vie intermédiaire (méson ékhei bíon) et s'arrête dans sa
partie correspondante ».
132. théòs mónon (ligne 6) : la vertu correspond à un idéal de simplification.
Voir traité 9 (VI, 9), 8, 4-9, où le mouvement de l'âme est apparenté au
mouvement circulaire : l'âme qui se porte vers le centre comme vers son
origine est un dieu. Il est vrai que seules les âmes des dieux se portent
continuellement vers le centre, mais toutes les âmes devraient se porter vers
lui : « ce sont des dieux, précisément parce qu'ils se portent vers lui ».
133. Allusion au cortège des dieux tel que le décrit Platon dans le mythe
final du Phèdre, 246e3 : le premier dieu est « Zeus, l'illustre chef de file ».
134. Identité de l'âme avec le divin qui est son lieu d'origine. Voir traité 22
(VI, 4), 14.
135. Autrement dit : s'il peut prendre la forme sous laquelle il est venu, c'est-
à-dire monté sur un char comme dans le Phèdre.
136. Le terme sunoikízesthai (« habiter avec ») est rare chez Plotin (un seul
emploi, d'après Sleeman-Pollet). L'image est empruntée à la cohabitation
maritale imposée (par exemple, Platon, République, VIII, 546d).
137. L'assimilation fonctionne ici en mode interne, puisque c'est la partie
supérieure de l'âme qui rend semblable à elle-même la partie inférieure.
138. Ces deux termes (sophía mèn kai phrónēsis) sont associés pour une
raison qui apparaît clairement à la fin du traité 20 (I, 3), 6, 10-14 : la
« réflexion » (phrónēsis) se distingue des autres vertus parce qu'« elle est
une sorte de raisonnement supérieur qui se rapporte davantage à
l'universel » ; elle a un lien particulier à la dialectique et à la sagesse, parce
qu'elle reçoit d'elles « les règles absolument universelles et sans matière
qu'elle utilise » : voir P. Plass, « Plotinus' ethical theory », p. 1.
139. Alors qu'il existe toujours une distance entre l'âme sage et réfléchie qui
contemple et les réalités contemplées, c'est par un contact immédiat que
l'Intellect possède ces réalités. Plusieurs textes opposent nettement le
« toucher ineffable et inintelligent » à la pensée : voir les traités 49 (V, 3),
10, 42-44 ; 1 (I, 1), 9, 12-14. Voir aussi l'intéressante explication allégorique
que donne Plotin de l'expression homérique « Minos, le familier de Zeus »
(Odyssée, XIX, 178) : il est nommé ainsi parce qu'il avait été « fécondé pour
légiférer par le contact divin » (traité 9 (VI, 9), 7, 25).
140. On a là une définition « génétique » de la vertu, énonçant ce qu'elle est
par son origine. Il arrive à Plotin de la considérer ainsi par le haut, mais il
rappelle alors que « la vertu n'est pas le premier bien, elle n'est un bien que
par sa ressemblance et sa participation au premier bien » (traité 51 (I, 8), 8,
39). Venue du principe qui la dépasse, la vertu est non seulement un bien
pour l'âme, mais elle est véritablement le bien de l'âme, selon une loi
générale que Plotin formule ainsi dans le traité 38 (VI, 7), 25, 24-25 : « pour
la matière, le bien, c'est la forme, qui produit ordre et régularité ; pour le
corps, le bien, c'est l'âme, qui produit la vie ; pour l'âme, le bien, c'est la
vertu, qui produit la pensée et le bonheur ».
141. L'origine conceptuelle du terme autodikaoisúnê est platonicienne : voir
République, V, 472c4-5, où Socrate cherche un modèle de la justice pour
démontrer la réalité de l'idée du juste ; voir aussi Phèdre, 247d7 : « l'âme qui
se soucie de recevoir l'aliment qui lui convient […] contemple la justice en
soi, contemple la sagesse (sôphrosúnēn), contemple un savoir qui échappe
au devenir et à la diversité ». Ici, c'est bien évidemment dans une perspective
platonicienne qu'il faut entendre ces « modèles de vertus », que Porphyre,
Sentence 32, appellera « vertus paradigmatiques » (p. 28, 6-29, 7).
142. « Mais… » traduit la particule dé, qui introduit une objection fictive.
143. Reprise de la définition donnée plus haut (chapitre 1, lignes 19-20).
144. C'est-à-dire « sans parties », un être qui ne connaît donc pas la pluralité.
145. hōsté kaì tē̂i psukhē̂i… (ligne 23-27) : dans ces lignes de conclusion du
chapitre 6, Plotin décrit les « vertus de l'âme purifiée », qui consistent
fondamentalement en une contemplation de l'Intellect selon des modalités
diverses, qui varient selon chacune des quatre vertus principales. Elles
correspondent au troisième des quatre degrés que distinguera Porphyre dans
la Sentence 32, et aux virtutes animi iam purgati pareillement tirées de
Plotin par Macrobe, Commentaire sur le Songe de Scipion, I, 8.
146. Plotin reprend ici, sans la discuter, l'idée d'« implication mutuelle des
vertus » (antakolouthía tō̂n aretō̂n), qui constituait l'un des points essentiels
de la doctrine stoïcienne des vertus. Pour les stoïciens, en effet, la vertu du
sage, identique à la vertu divine, est une et indivisible, et par conséquent
« celui qui possède une vertu les possède toutes » : voir Diogène Laërce VII,
125 ( = SVF III, 295) et Plutarque, Contradictions des Stoïciens, 27, 1046e
( = SVF III, 299). Sur cette doctrine, voir les témoignages recueillis dans les
SVF III, 295-304. L'une des conséquences de cette doctrine a été de
permettre le lien, et même la coexistence chez un même individu de vertus
opposées, qui peuvent prendre des formes différentes selon les
circonstances : voir sur ce sujet P. Hadot, éd. de Marc Aurèle, Écrits pour
lui-même (Paris, Les Belles Lettres, 1998), Notice, p. CLVI-CLXVIII. Le
devenir de cette notion dans le système porphyrien des vertus a été analysé
par I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin : Hiéroclès et
Simplicius, p. 152-156.
147. Il s'agit des modèles intelligibles des vertus, qui ne sont pas eux-mêmes
des vertus (puisque les vertus sont propres à l'âme), mais qui reçoivent le
même nom que les vertus dont ils sont les modèles. Ces modèles recevront
le nom de vertus « paradigmatiques » et formeront une classe de vertus
indépendante dans le néoplatonisme postérieur (cela dès Porphyre, Sentence
32, p. 28, 6 Lamberz).
148. Reprise de l'idée exprimée supra, 6, 25.
149. « Fonction » traduit ergon (le mot « acte » étant réservé pour traduire
énérgeía).
150. Dans les définitions de ces vertus qui se situent au niveau de l'intellect,
il est difficile à Plotin d'éviter la tautologie.
151. « Immatérialité » traduit le mot aülótēs, qui est un hapax. Problème
textuel : lire aülótēs à la ligne 5 (leçon des manuscrits) et non tautótes (leçon
suggérée par le texte de Porphyre (p. 29, 6 Lamberz) et celui de Macrobe,
Commentaire sur le Songe de Scipion, I, 8, 10 [quod semper idem est]). Sur
ce problème, voir P. Henry, « Un hapax legomenon de Plotin » : « Restituer
aülótēs à Plotin, c'est accroître son vocabulaire d'un terme intéressant,
intéressant surtout par le contexte où il figure. Le courage y apparaît comme
la vertu la plus éloignée de l'action, comme un attribut éthéré,
l'immatérialité » (p. 484).
152. On pourrait dire que l'âme a des vertus, tandis que l'Intellect est ses
propres vertus.
153. Allusion aux réflexions développées dans le chapitre 4 : on retrouve ici
la conception unitaire de la vertu-purification. C'est en raison du rôle qu'il
accorde à la purification que Plotin a pu admettre sans la discuter l'idée
stoïcienne d'enchaînement réciproque des vertus. Dans une perspective
platonicienne, le processus de purification représente le caractère
fondamental et donc le lien unificateur entre les vertus : comme il constitue
pour l'âme la voie unique d'accès à la vertu, il ne peut manquer de donner le
moyen de se réaliser à toutes les vertus s'il l'a donné à une seule. Ainsi, il est
inconcevable qu'en un même homme certaines vertus demeurent au stade de
« vertus civiques » tandis que d'autres seraient arrivées au stade de la vertu-
purification.
154. Sur l'idée de l'implication de l'inférieur dans le supérieur, voir
R. Brague, Le Restant. Supplément aux commentaires du Ménon de Platon,
p. 85-106.
155. « Dans ses traits essentiels » traduit proēgoúmenos (lignes 12-13) : ce
terme caractérise le discours tenu par Plotin, et non la vie du sage.
156. Le terme de spoudaîos est, avec sophós, l'une des principales
désignations du « sage » dans la terminologie éthique des stoïciens
(références très nombreuses dans SVF ; voir aussi P. Aubenque, La Prudence
chez Aristote, p. 45 et note 1), et surtout 30 (III, 8), 6, 37-40 : « le sage,
désormais plein de raison, manifeste à autrui ce qui vient de lui-même ; mais
par rapport à lui-même il n'est que vision. Car il est désormais tourné vers
l'Un et vers le calme qui n'est pas seulement celui des choses extérieures,
mais qui consiste en une relation avec soi-même, et toutes choses sont en
lui ». Sur cet idéal du spoudaîos chez Plotin, voir l'ouvrage de
A. Schniewind, L'Éthique dans l'œuvre de Plotin : le paradigme du
« spoudaios », Paris, Vrin, 2003.
157. La « réflexion » (phrónēsis) occupe, parmi les quatre vertus principales,
un statut particulier, puisque c'est elle qui reçoit les règles de la dialectique :
voir, supra, la note 138.
158. Peristatikō̂s (ligne 21) : « selon les circonstances ». Ce mot fait
référence à un aspect de la doctrine stoïcienne des devoirs, rapporté par
Diogène Laërce II, 109 : parmi les devoirs, il en est certains qui le sont
indépendamment des circonstances, d'autres qui ne le sont qu'en fonction des
circonstances ( = SVF III, 496). De nombreux emplois de l'adverbe
peristatikō̂s, qui n'est pas attesté avant Origène, sont signalés dans la riche
note de Saffrey-Segonds dans Marinus, op. cit., p. 136, note 8.
159. Il s'agit du khōrízein apò sṓmatos de 5, 4-5.
160. Voir, supra, les notes 6 puis 106.
161. Voir, supra, chapitre 1, ligne 25 (et la note 28 sur phḗmē).
162. Mener la vie des dieux : l'expression de cet idéal se rencontre dans
diverses écoles philosophiques de la Grèce (notamment chez les épicuriens,
mais aussi chez les cyniques : voir J. Moles, « Le cosmopolitisme cynique »,
dans Le Cynisme ancien et ses prolongements, éd. par M.-O. Goulet-Cazé,
Paris, PUF, 1993, p. 259-280).
163. Les deux sortes d'assimilation distinguées au début du chapitre 2 (4-10)
permettent donc l'une et l'autre de réaliser l'idéal exprimé au début du traité
avec la référence au Théétète, 176b : mais l'une s'en tient à un niveau
inférieur (devenir semblable aux hommes de bien, qui offrent une image du
divin, c'est déjà aller vers le divin), tandis que l'autre tend au niveau le plus
élevé (devenir semblable au modèle).
TRAITÉ 20 (I, 3)

Sur la dialectique

Présentation et traduction
par
Jean-Michel CHARRUE
NOTICE

Le traité Sur la dialectique est la suite du traité 19 (I, 2) Sur les vertus.
Porphyre, qui explique qu'ils furent rédigés successivement par Plotin, avait
du reste choisi de les publier ensemble dans la première Ennéade. Alors que
le traité 19 (I, 2) s'achève sur la nécessité de s'élever vers le divin et
notamment de dépasser l'acquisition des vertus civiques, le traité 20 (I, 3)
décrit le moyen de cette ascension qui doit permettre « l'assimilation au
dieu, dans la mesure du possible ». La dialectique est définie ainsi comme
une méthode, mais comme une méthode de purification éthique : elle est
conçue par Plotin comme la discipline à laquelle l'âme doit s'astreindre afin
d'accéder au bien. Que la définition de la dialectique soit ainsi
immédiatement ordonnée à l'acquisition des vertus et à la purification ne va
certes pas de soi pour qui, lisant Platon, a pris l'habitude de la connaître
davantage comme une méthode de recherche et de définition. Lorsque
Platon dit des philosophes qu'il faut les nommer « dialecticiens », c'est
parce que la dialektikḗ est cette science et cette technique qui, au travers de
l'entretien dialogué, permet à qui la possède de connaître « ce qui est » et
non pas simplement ce qui devient (comme l'explique notamment le
livre VII de la République). La dialectique est ainsi, selon Platon, la
méthode discursive appropriée à la recherche et à la définition de la réalité.
Elle a des outils privilégiés, parmi lesquels figurent la méthode de division
ou encore l'usage de paradigmes (dont le Politique, cette fois, offre des
exemples de mise en œuvre), et sa vocation, dans les dialogues platoniciens,
n'est ni immédiatement ni exclusivement éthique. En lui réservant pour
fonction d'accomplir la purification et la remontée vers le divin, Plotin ne
dénature toutefois pas l'usage que Platon pouvait faire de la science qu'il
tenait pour véritable ; il soumet plutôt la définition de la dialectique à la
manière dont il interprète, dans son ensemble, la doctrine platonicienne.
Dans la mesure en effet où l'intelligible est un niveau de réalité distinct du
sensible et supérieur à lui, et dans la mesure encore où l'âme ne peut
atteindre la perfection dont elle est capable qu'en retrouvant le plus
intimement possible le principe dont elle est issue, l'Intellect, la condition
nécessaire de cette « remontée » devient la connaissance de l'Intellect.
Avant même d'envisager la perception du principe ultime dont l'intelligible
est issu, c'est-à-dire avant même que de s'unir à l'Un, l'âme doit ainsi
découvrir l'intelligible, à l'aide des puissances qui sont les siennes. La
faculté qui lui est propre et qui lui permet de concevoir l'intelligible est la
pensée discursive, la raison, de sorte que l'usage le plus éminent et le plus
entier de cette faculté, cela même que Platon appelle « dialectique » devient
le moyen approprié de la remontée de l'âme. Non pas de l'accès au principe
de l'intelligible, qui exige pour sa part une forme de perception intuitive
encore supérieure à ce dont la rationalité discursive est capable, mais
simplement de la remontée, dont Plotin prend soin de préciser qu'elle est
indispensable chez ces hommes partiellement éveillés que sont les
« musiciens » (les hommes cultivés) ou les amants, et parfois nécessaire
chez les philosophes.
La dialectique platonicienne que décrivent les trois premiers chapitres du
traité doit ainsi élever l'âme à la saisie de l'intelligible et la guider, au-delà
de l'être intelligible, à l'union avec le Bien. Afin de nourrir la description de
cette méthode d'ascension, Plotin s'en remet à l'autorité du Banquet et plus
encore du Phèdre. Car c'est bien d'abord vers le mythe de l'attelage ailé du
Phèdre que Plotin se tourne, et plus particulièrement vers la phrase de
Platon qui enseigne que « l'âme qui a eu la vision la plus riche ira
s'implanter dans une semence qui produira un homme qui sera destiné à
devenir un philosophe, quelqu'un qui aspire au beau, c'est-à-dire un
musicien, et un amant » (Phèdre, 248d). Cette phrase vient au terme du
mythe qui relate la destinée des âmes (246d-249d). Leur existence obéit à
des cycles de dix mille ans : séparées des corps pendant une première
période de mille ans, les âmes accompagnent les dieux et les démons dans
une ascension qui les conduit, au-delà du monde, jusqu'à la contemplation
des réalités intelligibles. Les neuf autres millénaires durant, les âmes
animent successivement les corps d'êtres vivants dont la nature change
selon la valeur de la vie précédente : meilleure a été la conduite d'une âme,
meilleur sera l'être vivant qu'elle animera lors de sa prochaine vie. Et c'est
bien selon sa valeur que l'âme parvient à rejoindre et à suivre, au terme du
cycle de ses « incorporations », le cortège divin qui monte vers la réalité
intelligible. Faute d'avoir su ordonner leurs facultés, certaines âmes ne
parviennent qu'à apercevoir les intelligibles, d'autres s'en montrent
incapables, quand quelques-unes seulement, les meilleures, parviennent au
terme de l'ascension. Ces dernières restent alors au sommet du monde avant
que d'être attachées à des corps célestes, quand les autres déchoient sur
Terre pour y animer, à la première génération, des vivants humains puis
tous les autres vivants. Là encore, c'est selon le degré de contemplation des
intelligibles qu'elle aura atteint que l'âme rejoindra le corps de tel ou tel
type d'homme : la meilleure des âmes terrestres animera ainsi un
philosophe, un musicien ou un amant. Et c'est bien en eux que l'âme, cette
vie durant, montrera une aptitude à retrouver l'intelligible jadis contemplé :
percevant la beauté dans les sons et les figures sensibles, ces hommes sont
capables de remonter jusqu'à leur cause, le Beau lui-même, à la faveur de
l'ascension décrite dans le Banquet et le Phèdre. Et le philosophe est celui
qui parachève cette remontée pour atteindre ce que les livres VI et VII de la
République, cette fois, désignent comme le principe de toutes choses : le
Bien.
Plotin trouve dans le récit platonicien les termes et les figures de son
analyse de la dialectique. Celle-ci est donc bien le moyen d'une ascension
dont Plotin précise qu'elle comporte des étapes. C'est à cet effet qu'il
distingue entre eux les trois personnages que Platon avait choisi d'associer :
le musicien, l'amant et le philosophe ne sont plus un seul et même homme,
mais bien trois degrés distincts de l'ascension intelligible. C'est l'objet des
trois premiers chapitres que de les décrire successivement.
Comme l'explique ensuite le chapitre 4, la dialectique ascendante qui
vient d'être décrite doit être distinguée de ce que le terme « dialectique » a
pu désigner dans les différentes écoles philosophiques. C'est qu'en effet on
nomme couramment « dialectique » une méthode d'analyse dont les objets
sont les propositions relatives, par exemple, au bien et à son contraire, ou
encore à ce qui est éternel ou ne l'est pas. Cette dialectique a pour
instrument et pour objet le langage, et elle correspond à ce qu'Aristote et les
stoïciens ont élaboré sous le nom de « logique ». Mais selon Plotin, il faut à
tout prix se garder de confondre la dialectique véritable avec la logique qui,
toute nécessaire qu'elle soit, ne saurait être qu'un préalable à l'ascension. Un
préalable qui est parfaitement nécessaire, et que Plotin pratique lui-même
dans le traité 44 (VI, 3), mais qui ne peut être appliqué qu'aux choses
sensibles. Aussi faut-il se garder d'identifier à la dialectique véritable cette
dialectique qui reste verbale et qu'on qualifie parfois de « descendante »
pour mieux la distinguer de l'ascension décrite par Platon. Le chapitre 5
apporte à cette distinction des arguments d'ordre théorique, lorsque Plotin
associe la dialectique véritable, qui a pour but la contemplation, à l'activité
de l'intellect, alors qu'il minore la valeur de la discursitivé que met en œuvre
la dialectique qui, s'intéressant au sensible, reste pour sa part le fait de
l'activité rationnelle de l'âme.
Le dernier chapitre du traité est d'interprétation difficile, et certains
commentateurs ont voulu en attribuer la paternité à Porphyre. Mais
l'argument peut en être compris à partir de ce qui précède : il s'agit pour
Plotin d'exposer le lien qui existe entre la dialectique platonicienne qu'il
vient de définir et les autres parties de la philosophie, en l'occurrence la
physique et l'éthique. En affirmant que la dialectique est la plus précieuse
de toutes les parties de la philosophie, Plotin ne cherche pas à remettre à
leur juste place la physique et l'éthique, puisque la dialectique les embrasse,
mais bien plutôt la logique dont il vient de la distinguer. Il s'agit ainsi et de
nouveau de montrer que logique et dialectique sont deux choses distinctes,
et que seule la seconde peut tenir lieu de méthode appropriée à la vertu.
Si le traité 20 (I, 3) est bien la suite du traité 19 (I, 2), c'est parce que le
traité Sur la dialectique vérifie finalement, sous l'aspect de la connaissance,
la leçon éthique du traité Sur les vertus : tout comme les doctrines et les
pratiques éthiques que défendent les aristotéliciens et les stoïciens peuvent
être conservées en guise d'exercices préalables à la véritable purification de
l'âme, de même leurs logiques peuvent-elles tenir lieu de préalables à la
connaissance par l'âme de son véritable objet, l'intelligible. Mais les unes et
les autres, notamment parce qu'elles ont choisi de distinguer la purification
éthique de l'accomplissement rationnel de l'âme, en ne comprenant pas d'où
celle-ci était issue ni où elle devait se diriger, doivent être dépassées.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ

Chapitre 1 : La dialectique comme méthode de remontée : le


musicien, l'amant et le philosophe.
1-2. La dialectique est la méthode qui fait monter où il faut aller.
2-5. Le but de la remontée : le Bien.
5-10. Le musicien, l'amant et le philosophe qu'évoque le Phèdre sont
ceux qui s'élèvent.
11-15. L'explication de la remontée et les deux étapes.
15-20. La limite suprême et la fin du voyage se trouve au sommet de
l'intelligible.
20-35. Le musicien ému par le beau.

Chapitre 2 : L'amant.
1-10. À l'amant, il faut apprendre à ne pas aimer la beauté d'un seul
corps, mais celle de tous les corps.
10-14. Pour achever sa remontée, il faut l'amener aux vertus, à l'Intellect
et à l'Être.

Chapitre 3 : Le philosophe.
1-6. Le philosophe ayant des « ailes » se meut naturellement vers le haut,
mais il faut malgré tout lui montrer le chemin.
6-10. L'apprentissage des mathématiques comme préalable à celui de la
dialectique est bien reçu par cet « ami du savoir ».

Chapitre 4 : Définition de la dialectique.


1-10. La dialectique est d'abord la disposition qui fait dire de chaque
chose sensible ce qu'elle est, combien sont ou ne sont pas.
10-19. La dialectique utilise ensuite la méthode de division et de
rassemblement pour distinguer les genres, les entrelacer et remonter jusqu'à
leur principe intelligible.
19-24. La dialectique laisse à une autre science, la logique, l'analyse des
propositions.

Chapitre 5 : Origine et valeur de la dialectique.


1-8. Son origine et ses opérations.
8-24. Son éminence. Elle n'est pas un simple instrument pour la
philosophie.

Chapitre 6 : Les parties de la philosophie et l'achèvement de la


dialectique.
1-8. La dialectique est la plus précieuse des parties de la philosophie, qui
cependant compte d'autres parties, notamment la physique et l'éthique.
8-24. La dialectique comme instrument d'accès au savoir et les autres
vertus.
Sur la dialectique

1. – Quelle technique, quelle méthode, quelle pratique 1 nous fait monter


où il faut aller 2 ? Où faut-il donc aller ? Le fait que c'est vers le Bien ou le
premier principe 3, posons-le comme une chose accordée et démontrée de
bien des manières. Et naturellement aussi, quand on le démontre ainsi [5],
on a déjà une remontée 4.
– Quel genre d'homme devra être celui qui se sera élevé ainsi ? Est-ce,
comme Platon le dit, « celui qui, ayant vu antérieurement toutes les réalités
ou la plupart d'entre elles, entre, à sa première naissance, dans la semence
d'un homme qui deviendra un philosophe, un musicien ou un amant 5 » ?
– Pour le philosophe bien sûr, c'est par nature, [10] alors que le musicien
et l'amant doivent être conduits vers le haut 6.
– Mais alors de quelle manière ? Est-ce d'une seule et même manière
pour tous ces cas, ou d'une seule pour chacun ?
– Il y a en fait deux étapes 7 pour tous ceux qui montent ou qui vont vers
le haut. La première, en effet, part d'en bas, la seconde, assurément est celle
de ceux qui sont déjà parvenus dans l'intelligible, [15] qui ont déjà en
quelque sorte posé le pas là-bas ; ils devront s'avancer jusqu'à ce qu'ils
arrivent à l'extrême limite de ce lieu qui constitue « la fin du voyage 8 »,
quand on est au sommet de l'intelligible. Mais laissons de côté celle-ci 9 ; il
faut essayer de parler de la première des remontées. Bien sûr, nous devons
d'abord distinguer 10 ce que sont ces hommes [20] : en commençant par le
musicien, et en disant ce qu'il est par nature.
Nous devons poser que le musicien est ému et transporté par le beau,
mais qu'il est incapable de s'émouvoir de lui-même ; il est pourtant
disponible à toutes les impressions qu'il reçoit 11. Comme les gens qui sont
prompts à réagir aux bruits, lui aussi [25] est sensible aux sons, et à la
beauté 12 qui se trouve en eux, fuyant toujours ce qui est dépourvu
d'harmonie et qui n'a pas d'unité 13 dans les chants et dans les rythmes, pour
s'attacher au rythme et à la forme qui conviennent. Donc, après avoir perçu
par les sens ces sons, ces rythmes 14 et ces figures, il doit poursuivre ainsi :
mettant de côté la matière [30] dans laquelle se réalisent les proportions et
les rapports 15, il doit se diriger vers le beau qui en résulte, et apprendre que
ce qui le transportait de joie 16 c'était cela, l'harmonie intelligible 17 et la
beauté qui est en elle, et d'une manière générale le Beau 18 et non pas une
beauté particulière ; il doit se pénétrer de ces arguments avancés par la
philosophie 19, à partir desquels il doit être amené à mettre sa confiance en
des réalités qu'il possédait sans le savoir. Mais ces [35] arguments, nous les
verrons plus tard 20.

2. L'amant – le musicien peut se transformer en lui 21, et, après cette


transformation, il peut rester en cet état ou aller plus loin – se souvient en
quelque sorte de la Beauté 22, mais il est incapable de comprendre cette
beauté séparée, parce que, frappé par les choses belles que lui offrent ses
yeux 23, il est transporté de joie par elles. [5] Il faut donc lui apprendre 24 à
ne pas se laisser transporter de joie en tombant amoureux d'un seul corps,
mais il faut l'amener 25 par la raison à aller vers tous les corps 26, en lui
montrant que cette beauté qui est identique en tous est différente des corps ;
il faut dire qu'elle vient d'ailleurs, et qu'elle se manifeste plutôt dans des
réalités différentes, en lui donnant comme exemples les belles occupations
et les belles lois 27. [10] On accoutume désormais l'amoureux à trouver
l'objet de son amour dans les incorporels. Et il faut encore lui dire que la
beauté est dans les techniques, dans les sciences 28 et dans les vertus 29. Il
faut ensuite après avoir ramené ces belles choses à l'unité, lui enseigner d'où
elles viennent. Et à partir de ces vertus, il peut désormais remonter vers
l'Intellect, vers l'Être. Il pourra alors entreprendre la seconde remontée,
celle d'en haut 30.
31
3. Pour sa part, le philosophe est celui qui par nature y est disposé , qui
a pour ainsi dire « des ailes 32 », et qui n'a pas besoin de se séparer, comme
les deux précédents. Il a commencé à se mouvoir vers le haut, et il n'a
besoin de quelqu'un qui lui montre le chemin 33 que lorsqu'il se trouve dans
l'embarras. On doit donc lui montrer le chemin, et le libérer, quand il le
souhaite, [5] lui qui a été détaché 34 par nature et depuis longtemps. On doit
donc lui donner un enseignement mathématique 35 pour l'accoutumer à saisir
l'incorporel et à mettre sa confiance en lui. Il le recevra, en effet, facilement,
car il est « l'ami du savoir 36 », et, par nature, il est vertueux 37 ; on doit
l'amener à la perfection de ces vertus. Et après cet enseignement
mathématique, il faudra lui donner un entraînement dialectique et en [10]
faire un dialecticien accompli.

4. – Qu'est-ce donc que la dialectique 38 qu'il faut enseigner aussi au


musicien et à l'amant 39 ?
– C'est bien sûr la disposition qui rend capable d'exprimer, par un
40 41
discours concernant chaque chose, ce qu'elle est , en quoi elle diffère des
autres et ce qu'elle a en commun avec elles ; en quoi et où se situe chacune
d'elles, et si elle est ce qu'elle est ; [5] et combien il y a d'êtres, et combien,
au rebours, il y a de non-êtres qui différent des êtres 42. La dialectique porte
sur ce qui est bien et sur ce qui n'est pas bien, elle détermine combien de
choses se rangent sous le bien, combien sous son contraire 43, elle s'intéresse
aussi à ce qui est éternel et à ce qui ne l'est pas, par le moyen d'une science
qui porte sur toutes choses et non par le moyen d'une opinion 44. Après avoir
arrêté ses errances 45 dans le sensible, [10] elle s'établit dans l'intelligible où,
là-bas, elle exerce son activité, en ayant écarté l'erreur et en nourrissant son
âme dans la « plaine de vérité 46 », en ayant recours à la méthode de division
de Platon 47, l'utilisant d'une part pour distinguer les formes, l'utilisant
d'autre part pour déterminer ce qu'est chaque chose, d'autre part encore pour
arriver aux genres premiers 48, [15] en combinant 49 grâce à l'intellect les
choses qui en proviennent jusqu'à ce qu'elle ait parcouru la totalité de
l'intelligible ; puis, au rebours, en ayant recours à l'analyse elle revient au
principe. Alors elle reste au repos, car elle est en repos tant qu'elle est là-
bas 50, elle ne se préoccupe plus de rien et, parvenue en l'unité, elle peut
contempler.
Elle abandonne à une autre technique cette étude qu'on appelle logique
des propositions et des syllogismes 51 [20], comme on le fait quand il s'agit
d'apprendre à lire et à écrire. Elle considère que parmi eux certains éléments
sont nécessaires et antérieurs à toute technique 52, et elle porte un jugement
sur les uns comme sur les autres, estimant qu'il y a parmi eux des éléments
qui sont utiles 53 et qu'il y en a d'autres qui sont superflus et à même
d'appartenir à une méthode qui souhaite s'en occuper.
5. – Mais d'où la dialectique tient-elle ses principes 54 ?
– C'est l'Intellect qui donne des principes évidents, à condition que l'âme
puisse les recevoir. Ensuite elle réunit, relie et divise, jusqu'à ce qu'elle
arrive à l'Intellect parfait 55. Platon dit, en effet, que la dialectique « est ce
qu'il y a [5] de plus pur dans l'intellect et dans la réflexion 56 ». Ainsi, de
toute nécessité, puisqu'elle est la disposition la plus précieuse 57 parmi celles
qui se trouvent en nous, elle concerne l'être et ce qu'il y a de plus précieux.
Comme réflexion, elle porte sur l'être et comme intellect, elle porte sur ce
qui est au-delà de l'être 58.
– Mais quoi ? La philosophie est-elle ce qu'il y a de plus précieux ? Est-
ce la même chose que philosophie et dialectique ? La dialectique est-elle
une partie de la philosophie, sa partie précieuse 59 ?
– Sans doute ne faut-il pas penser qu'elle soit un simple instrument pour
le philosophe [10]. Elle ne consiste pas en des savoirs qui n'ont aucun
rapport avec la matière ni en des règles 60 ; mais elle porte sur des réalités et
sa matière pour ainsi dire ce sont les êtres 61. C'est avec méthode 62 donc
qu'elle s'approche d'eux et qu'elle appréhende les réalités en même temps
que les savoirs 63. Elle ne connaît l'erreur et le sophisme 64 que par accident,
et comme le fait d'un autre, [15] tenant l'erreur comme quelque chose
d'extérieur aux vérités qui se trouvent en elle, en reconnaissant quand on le
lui présente ce qui est contraire à la règle du vrai 65. Elle ne sait rien sur la
proposition 66 – car ce ne sont que des lettres – mais c'est en connaissant la
vérité qu'elle connaît ce qu'on appelle « proposition 67 ». [20] Et d'une
manière générale elle connaît les opérations de l'âme 68 : ce que l'âme pose
et ce qu'elle nie, et si ce qu'elle nie c'est ce qu'elle pose 69 ou autre chose, et
si ce sont des choses différentes ou les mêmes choses qu'elle pose ou qu'elle
nie. Les réalités qui lui sont soumises, elle s'y applique en un acte
d'intuition comme le fait la sensation, mais elle confie à une autre
discipline 70 le soin de les étudier minutieusement.

6. La dialectique en est donc la partie la plus précieuse 71. La philosophie,


en effet, possède encore d'autres parties. La philosophie considère aussi la
nature 72 avec l'aide de la dialectique, tout comme les autres techniques
utilisent les mathématiques. Il n'en reste pas moins que la philosophie qui
s'intéresse à la nature se trouve plus près de la dialectique 73. [5] De même
que la philosophie qui s'intéresse aux mœurs dérive d'elle 74, mais en y
ajoutant les dispositions et les exercices 75 d'où viennent ces dispositions.
Les dispositions intellectuelles viennent de la dialectique, comme si elle les
possédait déjà en propre ; en effet, même si elles sont avec la matière, la
plupart viennent de là. Les autres vertus 76 appliquent leurs raisonnements
[10] aux affections particulières et aux actions 77, mais la réflexion est une
sorte de raisonnement supérieur qui se rapporte davantage à l'universel. Elle
considère la question de leur implication mutuelle 78, s'il faut tenir cette
conduite maintenant ou plus tard, ou si une conduite radicalement autre ne
serait pas préférable. La dialectique et le savoir 79 fournissent encore à la
réflexion tout ce dont elle doit faire usage sur un mode universel et non
matériel.
– Est-ce que les vertus inférieures peuvent exister [15] sans la dialectique
et le savoir ?
– Oui, mais de façon incomplète et défectueuse.
– Est-ce que quelqu'un peut être un sage et un dialecticien sans ces vertus
80
inférieures ?
– Non, cela ne se peut. Elles doivent se trouver avant ou accompagner le
savoir et la dialectique dans son développement. Si l'on suppose que
quelqu'un possède déjà les vertus naturelles 81, à partir desquelles se
développeront les vertus parfaites avec la venue du savoir 82, il faut dans ce
cas dire que c'est après les vertus naturelles que vient le savoir [20] et que
c'est ensuite que les mœurs deviennent parfaites. Autre possibilité : si les
vertus naturelles sont là, vertus naturelles et savoir s'accroissent ensemble et
se perfectionnent mutuellement 83. D'une façon générale, en effet, les vertus
naturelles présentent de l'imperfection dans la vision 84 et le caractère moral,
et les principes dont nous les tenons sont la chose la plus importante pour
toutes deux.
NOTES DU TRAITÉ 20

1. Le terme epitē̂deusis qui signifie « pratique », « conduite » et dont on


trouve ici la seule occurrence dans l'œuvre de Plotin, est l'équivalent
d'epitḗdeuma que l'on trouve chez Platon en Banquet, 210c (que Plotin cite
dans ce traité), et désigne la pratique de la vertu. Le lien est ainsi d'emblée
établi avec le traité 19 (I, 2) qui précède et porte Sur les vertus. Le présent
traité intéresse surtout le savoir et la raison qui permettent la purification et
la contemplation. Plotin y reprend les thèses que l'on trouve dans la
République, le Banquet et le Phèdre sur la dialectique, présentée comme la
voie méthodique de l'accès à l'intelligible, et comme cette méthode qui
s'achève et s'abolit dans la saisie de ce qui se trouve au-delà de l'être.
2. L'expression deî poreuthē̂nai, que nous traduisons par « où il faut aller »,
trouvera un répondant dans l'anagkē̂ poreúesthai (« devront s'avancer »), de
la ligne 15. La dialectique est ainsi décrite comme une marche ascendante,
selon le modèle de la République, VII, 532a-e, qui constitue, aux côtés du
Phèdre et du Banquet, l'une des sources principales d'inspiration du traité 20.
3. Dans leur editio maior, Henry et Schwyzer notent que le tḕn de tḕn prṓtēn
est omis dans le manuscrit A. Le tḕn fait ressortir le prṓtēn, fréquent chez
Plotin ; il pourrait s'agir d'une réminiscence du « Premier dieu » (prō̂tos
theós) de Numénius.
4. On peut déceler ici, dans l'identification de la démonstration à une
remontée (anagōgé), une allusion à ce qu'affirme le Phédon : « Et chaque
fois qu'il y aura exigence à rendre compte de l'hypothèse elle-même, tu le
feras en agissant exactement de la même façon : tu poseras une nouvelle
hypothèse en choisissant, parmi celles d'en haut (tō̂n ánōthen), celle qui te
paraîtra la meilleure, jusqu'à ce que tu atteignes quelque chose de
satisfaisant » (Phédon 101d-e).
5. Jusqu'à la fin de son chapitre 3, le traité 20 se trouve être sinon le
commentaire, du moins la reprise et l'adaptation de ce passage du Phèdre :
« … l'âme qui a eu la vision la plus riche ira s'implanter dans une semence
qui produira un homme qui sera destiné à devenir un philosophe, quelqu'un
qui aspire au beau, c'est-à-dire un musicien, et un amant » (Phèdre, 248d).
Voir les indications de la Notice.
6. L'adjectif verbal anaktéoi a valeur d'obligation. On a ici le premier d'une
série d'adjectifs verbaux qui fixent les finalités de la dialectique liée à
l'anagōgḗ (remontée). Plotin ne comprend la dialectique que dans une
perspective platonicienne qui est celle du Phédon, de la République, du
Banquet et du Phèdre, ce qui bien sûr l'éloigné de ce qu'elle est chez Aristote
et chez les stoïciens, où elle est avant tout une discipline intellectuelle et
formelle. La distinction que fait Plotin entre le philosophe qui par nature est
porté vers le haut, et le musicien et l'amant qui pour leur part doivent y être
conduits par ce maître qu'est le philosophe, et par la méthode qu'est la
dialectique, a ceci de remarquable qu'elle ne se trouve pas dans le Phèdre de
Platon (dans lequel ces trois figures humaines sont identifiées).
7. Allusion à Banquet, 210a et à République, VII, 532a-b. Au cours de la
première étape, l'âme monte du sensible vers l'intelligible, alors que, durant
la seconde, elle se trouve au terme du voyage, hors du monde, contemplant
l'intelligible.
8. Reprise de République, VII, 532e, l'âme se repose après être arrivée au
terme de sa marche vers le haut (télos tē̂s poreías). Dans le Phèdre, le séjour
de l'âme est décrit en ces termes : « Lorsqu'elles ont atteint la voûte du ciel,
ces âmes qu'on dit immortelles passent à l'extérieur, s'établissent sur le dos
du ciel. Ce lieu qui se trouve au-dessus du ciel, aucun poète, parmi ceux
d'ici-bas, n'a encore chanté d'hymne en son honneur, et aucun ne chantera en
son honneur un hymne qui en soit digne. Or, voici ce qui en est : car, s'il se
présente une occasion où l'on doive dire la vérité, c'est bien lorsqu'on parle
de la vérité. Eh bien ! l'être qui est sans couleur, sans figure, intangible, qui
est réellement, l'être qui ne peut être contemplé que par l'intellect – le pilote
de l'âme –, l'être qui est l'objet de la connaissance vraie, c'est lui qui occupe
ce lieu […]. Or, pendant qu'elle accomplit cette révolution, elle contemple la
justice en soi, elle contemple le savoir, elle contemple la science, non celle à
laquelle s'attache le devenir, ni non plus sans doute celle qui change quand
change une de ces choses que, au cours de notre existence actuelle, nous
qualifions de réelles, mais celle qui s'applique à ce qui est réellement la
réalité. (Phèdre, 247b-e, trad. L. Brisson) Mais on peut aller plus haut
encore, soutient Plotin, c'est-à-dire jusqu'au Bien qui se trouve au-delà de
l'être.
9. Cette seconde voie est celle de la dialectique, qui conduit jusqu'au Bien. À
ce stade, cette seconde voie est toutefois inaccessible, puisque l'on n'est pas
encore parvenu jusqu'à l'intelligible. La première voie, pour sa part, en reste
au sensible.
10. La dialectique est d'abord affaire de distinctions. Plotin anticipe ici ce
qu'il précisera au chapitre 4.
11. Nous traduisons ektúpōn (« impressions »), même si la lecture de
Creuzer, qui propose de corriger le terme en ek túpōn reste plausible. Les
deux termes se rapportent au vocabulaire de la sensation, y compris et
surtout dans le domaine de l'audition ; voir le traité 41 (IV, 6), 2, 5.
12. La perception de la beauté qu'évoquent ces lignes est inspirée du
Banquet et du Phèdre de Platon ; Plotin va donc la décliner selon les trois
figures successives du musicien, de l'amant et du philosophe.
13. Nous avons traduit tò mḕ hén, par « ce qui n'a pas d'unité », comme au
début du traité 9 (VI, 9), 1, en soulignant ainsi l'équivalence qu'établit Plotin
entre l'harmonie et l'unité. Il s'agit donc ici de l'unité qui résulte d'une
proportion.
14. Ce texte semble rappeler plusieurs passages platoniciens, notamment
République, III, 398c-d, 399a-c et Lois, VIII, 814d-815b, tout comme leurs
parents aristotéliciens : « Tous élaborent l'imitation à l'aide du rythme
(rhutmós), du langage (lógos) et de la mélodie (harmonía), que ces moyens
soient utilisés séparément ou combinés » (Poétique, 1, 1447a21).
15. « Rapports » rend ici lógoi, qui s'accorde à l'analogíai qui le précède.
16. Le eptoḗto paraît redevable de la description du transport amoureux
qu'on trouve dans le Phèdre, 251c où, dans cette « vague du désir, l'âme est
vivifiée et réchauffée, elle se repose de sa souffrance, elle est toute
joyeuse ». Ce transport apparaît comme un délire bachique en 253a. Le
musicien devra cependant chercher, par la suite, à contrôler ses émotions et à
les diriger vers la beauté intelligible. On retrouve le même terme plus bas, au
chapitre 2, ligne 4.
17. L'harmonie intelligible, qui peut être exprimée mathématiquement,
s'oppose à l'harmonie sensible, perçue par les sens.
18. Le passage rappelle l'ascension dialectique qui, dans le Banquet, permet
de passer de « la beauté d'un jeune garçon à l'océan du beau » (210d) ou « à
la beauté de la forme » (210b). La dialectique va du particulier vers le
général, comme on le verra au chapitre 6.
19. Le musicien a besoin des arguments avancés par la philosophie pour
dépasser le sensible ; il ne peut y arriver par ses propres forces. C'est là un
rappel des lignes 9-10.
20. Dans les chapitres 4 à 6.
21. Peut-être une allusion à République, III, 403c, où la musique conduit à
l'amour du beau.
22. La Beauté contemplée par l'âme séparée de tout corps dans le mythe
central du Phèdre ; cela expliquerait le pōs (« en quelque sorte ») qui
indiquerait qu'il s'agit là d'une réminiscence.
23. Allusion à Banquet, 192b, où, lorsqu'il retrouve sa moitié « tout être
humain est frappé (ekplḗttontai) d'un extraordinaire sentiment d'affection »
(trad. L. Brisson).
24. La dialectique dépend d'un apprentissage long et difficile. On sait que
dans la République, Platon pensait qu'elle n'était accessible qu'aux
philosophes d'âge mûr (République, VII, 539b).
25. Reprise de l'exigence exprimée en 1, 32-33 pour le musicien. Comme le
musicien (1, 33-34), l'amant a besoin de la raison pour se déprendre du
sensible.
26. Reprise de Banquet, 210b3.
27. Reprise de Banquet, 210c3-4 : « de telle sorte, par ailleurs, qu'il soit
contraint de discerner la beauté qui est dans les actions et dans les lois »
(trad. L. Brisson). On notera le caractère progressif de la dialectique qui
passe d'une étape à l'autre, par gradation successive ; les belles occupations
et les belles lois suscitant une avancée ne sont donc pas négligeables pour
une progression de la dialectique.
28. Reprise de Banquet, 210c6 : « après les occupations (epitedeumata),
c'est aux sciences que le mènera son guide » (trad. L. Brisson).
29. Le kaì n'est pas épexégétique, car on ne peut réduire l'ensemble des
vertus aux vertus contemplatives.
30. Cette dialectique supérieure, laissée de côté, à la fin du chapitre, pourra
maintenant être mise en œuvre par le philosophe. Après être monté du
sensible vers l'intelligible, l'homme doit monter dans l'intelligible vers le
Bien.
31. Reprise de la ligne 9.
32. Allusion à la description de l'âme qui, pourvue d'ailes, est en mesure
d'entreprendre son voyage vers le haut, vers l'intelligible ; voir Phèdre,
246c1 et 249c4-5. Pour une description de la fortune de ce thème, voir
P. Courcelle, « L'envol de l'âme (Phèdre, 246a-256e) », dans Connais-toi
toi-même. De Socrate à saint Bernard, II, p. 562-624.
33. Pour Plotin comme pour Platon, l'enseignement ne consiste pas à
transmettre un savoir, mais à indiquer le chemin à suivre pour monter vers la
réalité véritable.
34. Le leluménon paraît être une allusion à Phédon, 64e6.
35. Plotin reprend ici à son compte le programme d'études exposé par Platon
dans la République (VII, 521c-531c) où les mathématiques jouent un rôle
considérable comme préparation à la dialectique. Plotin ne semblait
cependant pas très intéressé par ce genre d'études : « Il n'ignorait rien de ce
que l'on appelle théorème, que ce soit en géométrie, arithmétique,
mécanique, optique ou musique ; lui-même cependant n'avait pas été préparé
à travailler à fond ces disciplines » (Porphyre, Vie de Plotin, 14, 7-10).
36. La mention du philomathēs (« ami du savoir ») est empruntée à
République, II, 376c2.
37. Le terme enáreton est d'usage stoïcien ; voir SVF III, 295 = Diogène
Laërce VII, 125-127 : « L'homme vertueux (enáreton) possède en effet la
théorie et la pratique des actions qu'il doit accomplir » (VII, 126, trad.
R. Goulet)
38. On trouve dans ce chapitre un inventaire des différences entre la
dialectique et la logique. La dialectique porte sur la réalité véritable,
l'intelligible. Elle procède par division et rassemblement. L'analyse qu'elle
met en œuvre vise le genre et la différence. Elle est du côté de la science,
non de l'opinion. En revanche, la logique, qui consiste en un ensemble de
théorèmes et de règles, s'intéresse aux propositions et aux syllogismes. Elle
porte sur les jugements, surtout les jugements hypothétiques, et sur l'identité
ou la différence des termes. Elle cherche non pas la vérité, mais le principe
de l'erreur et du sophisme.
39. La question introduit à une définition de la dialectique. Cette définition
fait intervenir chez le musicien et l'amant un apprentissage conduisant à une
disposition (héxis), qui est ensuite définie à partir du Sophiste de Platon.
40. Le discours est ici instrumentalisé, il est un moyen ; c'est de la sorte que
se trouve anticipée la critique à l'encontre d'Aristote et des stoïciens.
41. Réminiscence de République, VII, 534b3.
42. On trouve dans ces lignes une définition de la dialectique selon Plotin,
qui s'appuie en la matière sur Platon et sur Aristote. La question tí (De quoi
s'agit-il ? Qu'est-ce ?) est celle que posent notamment les dialogues
socratiques de Platon : elle appelle en guise de réponse une définition. Saisir
l'essence à partir de ce qui est différent et de ce qui est commun est une
exigence aristotélicienne (Catégories, 3a21 ; Métaphysique, D, 3, 1014b12-
14). Le poû renvoie encore aux catégories aristotéliciennes ; il en sera
question dans le traité 42 (VI, 1), Sur les genres de l'être I, au chapitre 14.
La question de l'être et du non-être est bien sûr celle qu'examiné le Sophiste,
242c5-6, où Platon définit le non-être comme le « différent » (Sophiste,
255d-e).
43. Le problème du bien sera repris et développé au chapitre 6.
44. La dialectique s'intéresse aussi bien au sensible qu'à l'intelligible
considérés respectivement sous l'aspect du temps et de l'éternité, voir le
traité 45 (III, 7). La dialectique, parce qu'elle est une science, est l'affaire de
l'intellect et non de l'opinion, comme chez Platon (voir République, VII,
534c6).
45. Le thème de l'errance associée au sensible, à l'apparence, renvoie à une
triple exégèse : celle du Phédon, 79d4-5 et celle du Parménide, 135e1-2 (qui
à son tour renvoie au Poème de Parménide, 8.54).
46. Autre référence à Platon : Phèdre, 248b6. Pour un inventaire des
interprétations dans l'Antiquité, voir P. Courcelle, « La plaine de vérité
(Platon, Phèdre, 248b) » 1969), repris et complété dans Connais-toi toi-
même, p. 655-660.
47. La division (diaíresis) ; il s'agit, avec le rassemblement (sunagō̂gē) dont
il sera question plus bas (1. 15), de l'une des deux méthodes qu'emploie la
dialectique (Phèdre, 265d-266 a). Platon fait un usage abondant de la
division dans le Sophiste et le Politique. La suite diákrisis tō̂n eidō̂n montre
que, pour Plotin, la dialectique porte sur les Formes.
48. C'est-à-dire l'Être, le Même, l'Autre, le Repos et le Mouvement, voir
Sophiste, 255b-259d.
49. Une allusion à la sumplokḕ tō̂n eidō̂n (« combinaison », ou
« entrelacement des formes ») de Sophiste, 259e6.
50. Parce qu'elle est un cheminement (voir chapitre 1, 1-2), la dialectique est
pour l'essentiel un mouvement. Mais quand le dialecticien a atteint le
principe recherché, il peut rester au repos en contemplant, car en
contemplant il se retrouve lui-même dans l'unité. C'est ainsi que se trouve
justifié le lien de la dialectique et des vertus contemplatives.
51. Les termes prótasis et sullogismós font référence à Aristote et aux
stoïciens ; sur le sujet, voir G. Leroux, dans son article « Logique et
dialectique chez Plotin ».
52. Voir Phèdre, 269b7-8, qui qualifie ainsi la rhétorique.
53. La réduction des syllogismes en un certain nombre de syllogismes utiles
avait déjà été faite par Chrysippe, qui avait écrit trois livres sur les
Syllogismes utiles (Sullogistikoì akhrḗstoi).
54. Dans ce chapitre, Plotin distingue les activités de l'âme et celles de
l'intellect. En effet, la dialectique véritable est l'activité de l'intellect, quand
le langage et son analyse, la logique, sont ceux de l'âme, qui lui est
inférieure. La vertu attachée à l'activité de l'intellect, l'intellection, est la
sophía, et celle attachée à l'activité de l'âme, la pensée discursive, est la
phrónēsis.
55. C'est l'Intellect qui donne à l'âme les principes à partir desquels elle
pourra mettre en œuvre ces opérations : réunir, relier et diviser pour revenir
à l'intelligible et retrouver ainsi le repos dans l'unité de l'Intellect avec soi-
même. Dans le cadre de la dialectique, l'âme, où la logique opère puisqu'elle
est relative à la pensée discursive (voir 51 (1, 8), 2, 10-14 ; 44 (VI, 3), 19 ; 9
(VI, 9), 4 ; 30 (III, 8) et 23 (4, 3), 18), représente le mouvement quand
l'Intellect incarne le repos ; « l'Intellect parfait » (téleion) est l'Intellect qui
est parvenu à la contemplation, son but ultime ; voir, entre autres, le traité 49
(V, 3), 5, 15-18.
56. Citation de Philèbe, 58d6-7.
57. La dialectique est considérée comme la disposition (voir héxis en 4, 3) la
plus précieuse (timiōtátēn héxin), parce qu'elle porte sur l'être, qui est la
réalité la plus précieuse. De la sorte, la dialectique est considérée sous son
aspect éthique (voir les références à la vertu pour le philosophe, au
chapitre 3, 8).
58. La dialectique mène à l'être, qui est l'objet du savoir et de l'intellect, mais
l'Intellect doit aller plus loin, vers l'Un qui, au-delà (epékeina) de l'être, est
son principe.
59. Toutes ces questions sont évoquées par Alexandre d'Aphrodise dans son
commentaire aux Premiers Analytiques d'Aristote, p. 1.8-9 Wallies
(= CAG II, 1, 1993).
60. Le terme psilá est rendu dans son sens fort : « qui n'ont aucun rapport
avec la matière », puisque, pour les aristotéliciens comme pour les stoïciens,
la logique est formelle et ne s'intéresse qu'à des règles (kanónes). Pour
Plotin, la dialectique porte sur la réalité véritable, c'est-à-dire sur
l'intelligible. Il s'agit donc là d'une critique de la logique telle que la
concevaient Aristote et les stoïciens.
61. Il semble qu'il faille rapprocher ces lignes de SVF II, 49 = « Long et
Sedley » 26E = Ammonius, Commentaire sur les Premiers Analytiques, 8,
20-22, 9, 1-2 : « Les stoïciens ne pensent pas seulement que la logique ne
devrait pas être appelée un instrument de la philosophie ; ils pensent qu'elle
ne devrait pas non plus en être appelée une partie de n'importe quel type,
mais seulement une partie première […]. Ils disent que la philosophie elle-
même, donne naissance à la logique et que pour cette raison, la logique doit
en être une partie. » Tout en se gardant d'identifier la dialectique
platonicienne à la logique stoïcienne, Plotin parle de la première en utilisant
le vocabulaire de la seconde.
62. La traduction de hodō̂i par « méthode » paraît s'imposer ; voir, à l'appui,
la mention, au chapitre 1, 12, de poreía dittḗ.
63. Il faut renvoyer ici à ce que P. Hadot a dit de ces pragmata qui désignent
notamment « les réalités transcendantes » (« Sur les divers sens du mot
pragma dans la tradition philosophique grecque », p. 72). Plotin, tout
comme Aristote, admet que « c'est une même chose que la science en acte et
son objet » (De l'âme, III, 7, 431a1-2 ; puis De l'âme, III, 5 et Métaphysique,
Λ, 7). Voir aussi l'étude de P. Hadot, « La conception plotinienne de l'identité
de la science et de son objet, Plotin et le De anima d'Aristote ».
64. Le sóphisma est un raisonnement faux : « Il n'est sans doute pas déplacé
de s'arrêter brièvement sur la théorie des sophismes, puisque ceux qui
portent la dialectique aux nues disent qu'elle est nécessaire pour les
dissoudre. En effet, disent-ils, si elle est capable de discerner les arguments
vrais et les arguments faux, et si les sophismes sont aussi des arguments
faux, elle doit être également capable de discriminer ces arguments, qui
utilisent leur plausibilité apparente pour souiller la vérité » (Sextus
Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 229 = « Long et Sedley » II 37A.
Sur l'importance du sophisme dans le stoïcisme, voir « Long et Sedley » II
37. Zénon avait écrit un livre sur les Solutions [des sophismes] (Diogène
Laërce VII, 4). C'est la seule occurrence du terme dans les traités plotiniens.
65. La règle du vrai (kanṓn toû alēthoûs), celle qui permet de déterminer où
se trouve la vérité, n'est pas purement formelle pour le dialecticien, car elle
se trouve du côté de l'intelligible. Pour le logicien, c'est l'analyse d'une
proposition qui détermine sa valeur de vérité.
66. « Proposition » rend prótasis. Voir Aristote, Premiers Analytiques, A, 1,
24a126.
67. Pour Aristote et les stoïciens (voir la note 55) la logique ne dépasse pas
l'analyse du langage. Or, selon Plotin, le langage réfléchit l'intellection, au
niveau de l'âme, comme en un miroir (49 (IV, 3), 30 et 5 (V, 9), 7). Il s'ensuit
que la logique, qui s'intéresse au langage, se trouve à un niveau inférieur par
rapport à la dialectique qui porte sur la réalité véritable.
68. Les opérations de remontée (chapitres 1 et 3) d'une part et de réunion et
de division d'autre part (chapitre 5) sont en fait des mouvements de l'âme
(kinḗmata tē̂s psukhē̂s) ; c'est la raison pour laquelle notre traduction
s'autorise l'explicitation.
69. Allusion au sunnḗmenon, « la proposition conditionnelle » dont Sextus
Empiricus parle en ces termes : « “s'il fait jour, il y a de la lumière” qui
devient : “s'il fait jour, par conséquent, il y a de la lumière, or il fait jour”, ce
à quoi il ajoute : “le second non démontrable sera composé d'une prémisse
majeure et de la contradictoire” […] ainsi par exemple : “s'il fait jour, il y a
de la lumière, mais il n'y a pas de lumière, par conséquent, il ne fait pas
jour”. Ce qui devient ici : “ce qu'elle pose et ce qu'elle nie, et si ce qu'elle
nie, c'est ce qu'elle pose”, bien sûr non » (SVF II, 242 = Sextus Empiricus,
Contre les savants, VIII, 223).
70. Plotin distingue de nouveau la dialectique, qui est propre à Platon, de la
logique, telle que la conçoivent Aristote ou les stoïciens, sans toutefois
refuser ou discréditer cette dernière. Au contraire, il invite ses lecteurs à
l'étudier avec minutie. Sur cette question, voir les explications de G. Leroux,
« Logique et dialectique chez Plotin : Ennéade 1.3 (20) ».
71. D'allure socratique, ce chapitre où Plotin montre le lien de la dialectique
avec les diverses parties de la philosophie, n'est en fait que la reprise d'un
thème stoïcien dont on trouve un exposé parallèle chez Diogène Laërce :
« Ainsi se présentent les stoïciens en logique afin d'établir le plus fermement
possible que le sage est toujours dialecticien. Car toutes les réalités sont vues
par le mode d'examen qui s'exprime dans les raisonnements, tout ce qui
concerne le lieu physique et aussi tout ce qui concerne le lieu éthique – car
inutile de parler de son utilité pour la logique –, de même à propos de la
rectitude des noms, comment les lois ont imposé leur ordre sur les actions,
on ne saurait en parler (sans la dialectique). Comme il existe deux pratiques
qui tombent sous la vertu (dialectique), l'une examine ce qu'est chacun des
êtres, l'autre comment on l'appelle » (VII, 83, trad. R. Goulet). Un tel
changement de perspective n'autorise cependant pas à soutenir que ce
chapitre 6 n'est pas de la main de Plotin, comme l'ont supposé un certain
nombre de commentateurs récents. Voir la note ad locum dans l'édition et la
traduction Harder-Beutler-Theiler.
72. Depuis l'ancienne Académie, les trois parties traditionnelles de la
philosophie sont, notamment pour les platoniciens, la physique, l'éthique et
la dialectique. Diogène Laërce en donne ce témoignage : « De même
qu'autrefois dans la tragédie le chœur était d'abord le seul élément
dramatique, et que par la suite Thespis innova en faisant intervenir un acteur
pour permettre au chœur de reprendre son souffle, Eschyle, un deuxième, et
Sophocle, un troisième, portant la tragédie à son achèvement, de même aussi
la philosophie ne parla d'abord que d'une chose, à savoir la physique, puis,
dans un deuxième temps, Socrate ajouta l'éthique et dans un troisième
temps, Platon y joignit la dialectique, amenant la philosophie à sa
perfection » (III, 56, trad. L. Brisson). Pour une exégèse de ce paragraphe
voir M. Baltes, Der Platonismus in der Antike II, 1990, Baustein 110, 1 ; et
P. Hadot, « Les divisions des parties de la philosophie dans l'Antiquité ».
Plotin parle ici de la première partie de la philosophie, la physique. On
trouve tḕn phúsin, en 1, 9, rapporté au philosophe, à l'amant et au musicien,
en 1, 21 au musicien, et en 3, 1 et 3, 5, au philosophe.
73. Voir République, VII, 522c1-6.
74. On passe maintenant à l'éthique. La dialectique, a-t-il été dit au
chapitre 4, 6-8, « porte sur ce qui est bien et sur ce qui n'est pas bien, elle
détermine combien de choses se rangent sous le bien, et combien sous son
contraire ». Il s'agissait là de la dialectique qui porte sur le monde sensible,
telle que Platon la met notamment en œuvre dans le Politique et le Sophiste.
Ici, Plotin songe à une dialectique, à la suite cette fois du Banquet, du
Phèdre et des livres VI et VII de la République, qui consiste en une
remontée du sensible vers l'intelligible, puis de l'intelligible vers le Bien, et
donc vers l'Un. C'est pourquoi cette dialectique permet l'acquisition des
vertus contemplatives.
75. Le terme héxis souvent utilisé par Aristote désigne l'habitus en éthique.
Pour áskēsis, il faut rappeler ce que dit I. Hadot : « Dans l'épicurisme,
comme dans le stoïcisme, ces exercices de méditation et de remémoration
n'étaient pas des opérations purement intellectuelles, mais visaient à
transformer les enseignements philosophiques en un habitus éthique, et à
provoquer une transformation purement intérieure », Actes du VIIecongrès
G. Budé, 5-10 avril, 1968, p. 352.
76. Celles qui ne sont pas les vertus supérieures, lesquelles sont les vertus
contemplatives.
77. Voir l'Éthique à Nicomaque, II, 7, 1107a27-33, qui a peut-être inspiré en
partie ce passage. Aristote y traite des « vertus particulières », en considérant
que les exposés sur la vertu qui sont d'ordre général, sont plus vides, tandis
que ceux qui « s'attachent aux particuliers sont plus vrais, car leurs actions
ont rapport aux faits individuels, et nos théories doivent être en accord avec
eux ».
78. Le verbe antakolouthoûsi renvoie au thème stoïcien de la consécution ou
de l'implication mutuelle (antakolouthía) des vertus (qu'évoque le traité 19
(I, 2), chapitre 7). Plutarque nous en donne la définition la plus claire :
« [Les stoïciens] disent que les vertus sont en rapport d'implication
réciproque, non seulement parce celui qui en a une les a toutes, mais aussi
parce que celui qui accomplit une action selon l'une le fait selon toutes. Car,
disent-ils, un homme n'est pas parfait s'il ne possède pas toutes les vertus, et
une action n'est pas non plus parfaite, si elle n'est pas accomplie selon toutes
les vertus » (Des contradictions des stoïciens, 1046e-f = SVF III,
299 = « Long et Sedley » 61F). Voir aussi Épictète, Entretiens, II, 21.
79. La dialectique et le savoir vont de pair au niveau des vertus supérieures,
c'est-à-dire des vertus contemplatives, et fournissent ainsi ce qu'il y a de
meilleur en l'homme ; elles viennent couronner par leurs efforts la
dialectique.
80. Ces vertus inférieures sont les vertus civiques et les vertus purificatrices
qu'ont décrites les cinq premiers chapitres du traité 19 (I, 2).
81. Plotin reste ici fidèle à la position qu'Aristote défend dans l'Éthique à
Nicomaque, II, 1, 1103 a24-25 : « Ainsi donc, ce n'est ni par nature, ni
contrairement à la nature que naissent en nous les vertus, mais la nature nous
a donné la capacité de les recevoir » (on retrouve la remarque en VI, 13,
1144 b). Mais Plotin oppose aux vertus contemplatives, qui sont des « vertus
intellectuelles » (logikaì héxeis) parce qu'elles se rapportent à l'intelligible,
les vertus « naturelles » (phusikaí), c'est-à-dire cette fois les vertus civiques
et purificatrices qui sont relatives au sensible.
82. Il s'agit des vertus contemplatives, que la sophía permet d'atteindre.
83. On assiste à ce perfectionnement mutuel de la vertu et du savoir, qui se
renforcent mutuellement. C'est l'une des raisons qui permettent de lire le
traité 20 comme la poursuite du traité 19, sous le rapport du savoir. Ce
dernier vient en effet accompagner et accomplir la vertu.
84. Ici, ómma (« vision »), constitue peut-être une allusion à la
contemplation de l'intelligible et donc de la vertu en soi, comme en
République, VII, 517a1 et en Phèdre, 247d. Les vertus naturelles ne
coïncident pas avec le savoir qui seul peut nous donner une vision nette de la
vertu portée à son plus haut degré de perfection.
TRAITÉ 21 (IV, 1)

Comment l'on dit que l'âme est intermédiaire


entre la réalité indivisible
et la réalité divisible
(Sur la réalité de l'âme II)

Présentation et traduction
par
Jean-François PRADEAU
NOTICE

L'argument de cet unique chapitre consiste en la démonstration de


l'indivisibilité de l'âme. Plotin, dans les traités 2 (IV, 7), 4 (IV, 2), 6 (IV, 8)
et 8 (IV, 9) avait déjà tiré profit de la phrase du Timée platonicien qui
affirme de l'âme qu'elle est faite d'un mélange d'indivisible et de divisible
« dans les corps », pour soutenir que l'âme ne se divise que relativement et
non pas réellement, c'est-à-dire qu'elle exerce celles de ses puissances qui la
mettent en rapport avec les corps sur le mode de la division, sans être elle-
même divisée. Ainsi, il n'est pas dans la nature de l'âme d'être divisible,
comme le sont les corps, mais c'est bien la nature corporelle qui contraint
l'âme à exercer ses puissances sur différentes parties et en différents lieux.
Le traité 21 le rappelle, avant que d'ajouter une ultime précision : non
seulement l'âme ne se divise que dans les corps et non pas réellement, mais
cette division elle-même n'en est pas une. Plotin soutient en effet, au risque
d'un oxymore que le traité 27 (IV, 3), 19 s'efforcera de justifier, que la partie
divisible de l'âme n'est elle-même « divisible que de façon indivisible ».
C'est dire que la divisibilité de l'âme, jusques et y compris dans les corps,
n'implique finalement pas la division. Ce n'est donc que la réception par les
corps des soins ou des effets des puissances psychiques qui peut à
proprement parler être divisée ; mais l'âme, soutient fermement Plotin, ne se
donne jamais que tout entière.

Remarque :
La numérotation de ce traité a changé selon les éditions, prenant parfois
la place du traité 4 (IV, 2) dans les Ennéades ; dans son édition, Porphyre
semble avoir hésité sur la place que devait mériter ce chapitre isolé, qui est
sans doute une bribe d'un texte plus long, et il choisit d'en faire le deuxième
traité de la quatrième Ennéade (Vie de Plotin, 25, 12-15, et 4, 63-65 qui
donnent des titres différents au traité). Ficin l'édita pour sa part au début de
la quatrième Ennéade ; c'est la numérotation que nous adoptons.
Comment l’on dit que l'âme est intermédiaire
entre la réalité indivisible
et la réalité divisible

C'est dans le monde intelligible que se trouve la réalité véritable ;


l'intellect est ce qu'il y a de meilleur en lui, mais les âmes aussi s'y trouvent,
car c'est parce qu'elles viennent de là-bas qu'elles se trouvent ici aussi. Ce
monde-là contient des âmes sans corps, tandis que ce monde-ci contient des
âmes qui sont venues dans des corps et qui ont été divisées dans les corps 1.
[5] Là-bas au contraire, l'intellect est tout entier ensemble 2, sans être séparé
ni divisé, et toutes les âmes sont ensemble dans le monde qui est éternel,
sans connaître l'extension locale. Ainsi, l'Intellect reste toujours inséparable
et indivisible, alors qu'il est dans la nature de l'âme, qui là-bas ne connaît
pas le partage et se trouve dans l'indivision, d'être divisée. La division de
l'âme consiste en effet à s'éloigner et à venir dans les corps. [10] C'est
pourquoi l'on dit à juste titre qu'elle est « divisible dans les corps 3 »,
puisque c'est ainsi qu'elle s'éloigne et se divise.
– Mais alors, en quel sens reste-t-elle aussi indivisible ?
–C'est qu'elle ne s'est pas éloignée tout entière, mais que quelque chose
d'elle-même, dont la nature n'est pas divisible, ne s'en est pas allé 4. Les
mots « de l'indivisible et de ce qui est divisible dans les corps 5 » [15]
veulent donc dire que l'âme est faite de cette réalité qui est là-haut 6 et qui
reste attachée là-haut, même si elle s'est écoulée jusqu'ici, comme un rayon
dérive du centre. Mais, lorsqu'elle arrive ici-bas, elle voit 7avec cette partie,
de sorte qu'elle assure la sauvegarde de sa totalité 8. Car même ici-bas elle
n'est pas seulement divisible, mais elle est aussi indivisible ; [20] car cette
part d'elle-même qui est divisée se divise de façon indivisible 9 : puisqu'elle
se donne tout entière au corps tout entier, elle n'est pas divisée, mais elle est
divisée en tant qu'elle est dans toutes les parties du corps.
NOTES DU TRAITÉ 21

1. Selon une formule désormais consacrée dans les traités, l'âme est
indivisible, mais elle se divise dans les corps, c'est-à-dire qu'elle exerce ses
puissances sur le mode de la division qui est propre aux corps ; les corps se
trouvent dans le lieu qui, parce qu'il comporte l'étendue, implique la division
en lui-même et par rapport à tout le reste. Dans ce volume, voir notamment
le traité 8 (IV, 9), 1-3, et la note 2, p. 50.
2. L'expression pâs homoû, sans doute empruntée à Anaxagore (DK B1), est
souvent employée par Plotin afin de désigner la relation d'immanence ou de
mutuelle appartenance qui lient les intelligibles dans l'Intellect, et de
rappeler ainsi que l'Intellect n'est pas une réalité mélangée ou hétérogène.
Voir, dès le traité 1 (I, 6), la dernière phrase du chapitre 1 et la note 19 de
J. Laurent, p. 83 du premier volume ; et ici, traité 12 (II, 4), chapitre 7,
première ligne, avec la note 46, p. 268.
3. Perì tà sṓmata meristḗ, selon l'expression platonicienne du Timée, 35a2-3,
qui expliquait comment l'âme (du monde dans un premier temps) a été
fabriquée par le démiurge divin à partir d'un mélange qui comportait une
part de réalité divisible et une part de réalité indivisible. Il faut rappeler que
le terme meristós ne distingue pas entre la possibilité et l'état, et qu'il peut
signifier aussi bien « divisé » que « divisible ». Les commentateurs anciens
de Platon devaient trancher, et dans les lignes qui suivent, Plotin privilégie
l'une ou l'autre signification selon les besoins de son argument : l'âme n'est
pas divisée (par nature), mais elle est divisible dans les corps.
4. Comme l'avait expliqué le traité 8 (IV, 9), la puissance intellective ou
rationnelle de l'âme reste indivisible et attachée toujours à l'intelligible
qu'elle ne quitte pas (voir chapitre 3, 13-14). Ce ne sont donc que certaines
des puissances de l'âme qui se divisent dans les corps.
5. Citation de Timée, 35al-2.
6. Nous comprenons ici que le tē̂s sous-entend ousías (« réalité »), et
traduisons le texte que donnent les addenda de H.-S. : ánō [kaì kátō] oúsēs.
7. Le texte est celui des manuscrits : horā̂ī (troisième personne du singulier
du verbe orân, « voir »). On ne retient pas la correction d'Igal qu'avait
adoptée H.-S. dans ses addenda. Le sens de la phrase (voir la note qui suit)
est que l'âme, parce qu'elle voit (au sens large où la vision est connaissance),
ne perd pas son unité ni ne se disperse.
8. Le texte est incertain, peut-être corrompu. La répétition qu'offre kaì autō̂ī
tō̂ī mérei paraît être une erreur. Si on la supprime, comme nous le faisons, on
peut lire hōs sṓīzei ou hōs sṓīzein (avec H.-S.) comme une proposition
consécutive. Le sens en est alors que c'est sa propre totalité (et non pas celle
du monde dans son ensemble) que l'âme sauvegarde de la sorte, en dépit de
sa descente et de la division apparente ou relative que celle-ci entraîne.
9. Littéralement, la part divisible de l'âme « se divise indivisiblement »
(amerístōs merízetai) ; voir les précisions du traité 27 (IV, 3), 19, 30-34, et
l'emploi de ce même adverbe dans le traité 4 (IV, 2), 1, 75, où Plotin
explique que les corps ne peuvent recevoir les âmes de façon indivisible,
« sous le mode de l'indivision ».
BIBLIOGRAPHIE

La bibliographie qui suit ne rassemble que les titres mentionnés dans les
Notices ou les notes aux traités. Elle distingue les études relatives à
l'ensemble de l'œuvre plotinienne de celles qui portent exclusivement sur
des traités ou des passages particuliers. Le lecteur peut se reporter à la
bibliographie plotinienne réalisée par R. Dufour : Plotinus : a
Bibliography : 1950-2000, Leyde, Brill, 2002. Cette bibliographie est tenue
à jour sur Internet, à l'adresse suivante :
http ://rdufour.free.fr/BibPlotin/Plotin-Biblio.html

Éditions et traductions des traités de Plotin

A. Éditions et traductions (par ordre chronologique)


Ennéades, texte établi et traduit par É. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, en
6 tomes (7 volumes), 1924-1938.
Plotins Schriften, texte grec et traduction allemande des traités dans l'ordre
chronologique, par R. Harder (Leipzig, 1930-1937), revu et poursuivi par
R. Beutler et W. Theiler (compte tenu du texte de H.-S., ci-dessous),
Hambourg, Meiner, 12 tomes (6 volumes), 1956-1971.
Plotini Opera (1951-1973 pour l’editio maior, Paris et Bruxelles, Museum
Lessianum, 3 volumes), édition par P. Henry et H.R. Schwyzer, Oxford,
Clarendon Press, 3 volumes, 1964-1982, pour la seconde édition (editio
minor), ici traduite (et notée H.-S.).
Plotinus, traduction (du texte Henry-Schwyzer) anglaise par
A.H. Armstrong, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press,
7 volumes, 1966-1988.
Plotino, Enéadas, traduction (du texte Henry-Schwyzer) espagnole par
J. Igal, Madrid, Gredos, 3 volumes, 1982-1998.
Plotino, Enneadi, édition (pour les trois premières Ennéades, puis texte de
Henry-Schwyzer pour les trois dernières) et traduction italienne de
G. Faggin, revue par R. Radice, Milan, Rusconi, 1992.
Plotino, Enneadi, traduction (du texte Henry-Schwyzer) italienne par
M. Casaglia, C. Guidelli, A. Linguiti et F. Moriani, Turin, UTET,
2 volumes, 1997.
Plotin, Traités, premier volume : Traités 1-6, traductions collectives (du
texte Henry-Schwyzer) sous la dir. de L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris,
Flammarion, coll. « GF », 2002.

B. Traductions et commentaires de traités séparés


9 (VI, 9), traduit par P. Hadot, Paris, Cerf, 1994.
10 (V, 1), traduction anglaise par M. Atkinson : Ennead V 1 : on the Three
Principal Hypostases, a Commentary with Translation, Oxford, Oxford
University Press, 1985.
12 (II, 4), traduit par J.-M. Narbonne, Paris, Vrin, 1993. Plotino, Il pensiero
come diverso dall'Uno. Quinta Enneade, traduction et texte grec en regard
de l'ensemble de la cinquième Enneade par M. Ninci, Milan, BUR, 2000.
25 (II, 5), traduit par J.-M. Narbonne, Paris, Cerf, 1998. 45 (III, 7),
traduction allemande par W. Beierwaltes, Plotin über Ewigkeit und Zeit,
Francfort s/ M., Klostermann, 1967.

Études

A. Études d'ensemble
ARMSTRONG, A.H., L'Architecture de l'univers intelligible dans la
philosophie de Plotin. Une étude analytique et historique (1940), traduit de
l'anglais par J. Ayoub et
D. Letocha, Ottawa, Presses Universitaires d'Ottawa, 1984.
HADOT, P., Plotin ou la simplicité du regard (1963), Paris, Gallimard, 1997.
LLOYD, A.C., The Anatomy of Neoplatonism, Oxford, Clarendon Press,
1990.
NARBONNE, J.-M., La Métaphysique de Plotin, Paris, Vrin, 1994.
O'MEARA, D.J., Structures hiérarchiques dans la pensée de Plotin, Leyde,
Brill (Philosophia antiqua 27), 1975. O'MEARA, D. J., Plotin. Une
introduction aux Ennéades (1992), traduction française par A. Callet-Molin,
Fribourg-Paris, Éditions universitaires de Fribourg-Cerf, 1992.
RIST, J.M., Plotinus. The Road to Reality, Cambridge, Cambridge
University Press, 1967.
TROUILLARD, J., La Procession plotinienne, Paris, PUF, 1955.

B. Études consacrées à des textes ou à des thèmes particuliers


ALT, K., Weltflucht und Weltbejahung : zur Frage des Dualismus bei
Plutarch, Numenios, Plotin, Stuttgart, Steiner, 1993.
ARMSTRONG, A.H., « Was Plotinus a magician ? » (1955), repris dans
Plotinian and Christian Studies, Londres, Variorum Publications, 1979
(étude III).
ARMSTRONG, A.H., « Eternity, life and movement in Plotinus’ account of
nous », dans Le Néoplatonisme, Actes du colloque international sur le
néoplatonisme, Royaumont, éd. par P.-M. Schuhl et P. Hadot, Paris,
Éditions du CNRS, 1971, p. 67-74.
ARMSTRONG, A.H., « Negative Theology » (1977), repris dans Plotinian and
Christian Studies, Londres, Variorum Publications, 1979 (étude XXIV).
AUBIN, P., « L'image dans l'œuvre de Plotin », Recherches de science
religieuse, 41, 1953, p. 348-379.
AUBIN, P., Le Problème de la « conversion » : étude sur un terme commun à
l'hellénisme et au christianisme des trois premiers siècles, Paris,
Beauchesne, 1963.
BALAUDÉ, J.-F, « La communauté divine et au-delà : les fins du
dépassement », Philosophie, 26, 1990, p. 73-94.
BLANDIN, J.-Y., « Plotin et la “distension” de l'âme », Kairós, 15, 1999,
p. 33-60.
BLUMENTHAL, H.J., « Soul, world-soul and individual soul in Plotinus »,
dans Le Néoplatonisme, Actes du colloque international sur le
néoplatonisme, Royaumont, éd. par P.-M. Schuhl et P. Hadot, Paris,
Éditions du CNRS, 1971, p. 55-63.
BLUMENTHAL, H.J., Plotinus' Psychology : His Doctrines of the Embodied
Soul, The Hague, Martinus Nijhoff, 1971.
BLUMENTHAL, H.J., « Nous and soul in Plotinus : some problems of
demarcation », dans Plotino e il neoplatonismo in Oriente e Occidente, Atti
del convegno internazionale sul tema : Plotino e il neoplatonismo in Oriente
e Occidente, Rome, Accademia nazionale dei Lincei, 1974, p. 203-219.
BRÉHIER, É., « Aretaì katharseis » (1940), repris dans Études de philosophie
antique, Paris, PUF, 1955, p. 237-243.
BRÉHIER, É, « La mécanique céleste néoplatonicienne », dans Mélanges
J. Maréchal, Bruxelles et Paris, vol. 2, 1950, p. 245-248.
BRETON, S., Matière et dispersion, Grenoble, J. Millon, 1993.
BRISSON, L., « De quelle façon Plotin interprète-t-il les cinq genres du
Sophiste ? (Ennéades, VI 2 [43] 8) », dans Études sur le Sophiste de Platon,
éd. par P. Aubenque, Naples, Bibliopolis, 1991, p. 449-473.
BRISSON, L., « Plotin et la magie », dans Porphyre, La Vie de Plotin, II, éd.
par J. Pépin, Paris, Vrin, 1992, p. 465-478.
BRISSON, L., « Logos et Logoi chez Plotin : leur nature et leur rôle », Les
Cahiers philosophiques de Strasbourg, 8, 1999, p. 87-108.
BRISSON, L., « Plato's theory of sense perception in the Timaeus. How it
works and what it means », Boston Area Colloquium in Ancient Philosophy,
13, Leyde, Brill, 1999, p. 147-176.
BRISSON, L., « Entre physique et métaphysique. Le terme ógkos chez Plotin,
dans ses rapports avec la matière et le corps », dans Études sur Plotin, éd.
par M. Fattal, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 87-111.
BRUNNER, F., « Le premier traité de la cinquième Ennéade : des trois
hypostases principielles », Revue de théologie et de philosophie, 105, 1973,
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CHRONOLOGIE

Plotin Faits culturels Événements politiques et


militaires
Clément d'Alexandrie écrit le 193-211 : Septime Sévère,
Protreptique, le Pédagogue et les empereur.
Stromates entre 190 et 202.
Peu après 200 : naissance de
Longin, le premier maître de
Porphyre.
Le doxographe Diogène Laërce
est actif dans la première moitié
de ce siècle.
205 : Naissance de Plotin à
Lycopolis [Assiout], en Égypte, 210-220 : Hermias écrit une
probablement dans une famille Satire des philosophes païens.
de hauts fonctionnaires romains.
211-217 : Caracalla, empereur.
avant 215 : Origène le chrétien 215 : Massacre des Chrétiens
écrit Sur les principes. d'Alexandrie sur l'ordre de
Caracalla.
217-218: Macrin, empereur.
218-222: Élagabal, empereur.
229-230 : Dion Cassius écrit une 222-235 : Sévère Alexandre,
Histoire romaine. empereur.
232-243 : Séjour chez 233 : Naissance de Porphyre. 235-238 : Maximin, empereur.
Ammonius à Alexandrie, et 235 : Mort d'Hippolyte. 238 : Gordien Ier (le père) et II
conversion à la philosophie. (le fils), empereurs.
238 : Balbin et Pupien,
empereurs.
238-244 : Gordien III.
243 : Plotin accompagne la cour 240 : Début de la prédication
de Gordien III dans son religieuse de Mani (qui enseigne
expédition contre les Perses.
en Perse la doctrine qu'on dira
« manichéenne »).
244 : À la suite du décès de 244-249 : Philippe l'Arabe,
Gordien III, tué à la guerre ou empereur.
assassiné, Plotin s'enfuit à
Antioche.
244 : Plotin s'installe à Rome. 245-250 : Naissance de
Jamblique.
246 : Amélius vient trouver vers 249 : Origène écrit le 249-251 : Dèce, empereur.
Plotin et suit son enseignement. Contre Celse en réaction contre Persécution contre les Chrétiens.
Plotin est désormais à la tête le Discours véritable écrit par
d'une véritable École. Celse vers 170.
vers 250 : Diophante écrit des
Arithmétiques.
246-254 : Plotin enseigne, mais 253 : Mort d'Origène le 251-253 : Trébonien, empereur.
ne publie rien. Il vit dans la Chrétien. 253 : Émilien, empereur.
maison de Gémina, la femme, 253-260 : Valérien, empereur.
puis la veuve de l'empereur
Trébonien.
254-263 : Plotin écrit ses 260 : Édit de tolérance à l'égard 260-268 : Gallien, empereur.
premiers 21 traités (classement des Chrétiens. Avec sa femme Salonine, il sera
chronologique). Naissance d'Eusèbe de Césarée. le protecteur de Plotin et de son
école.
263-268 : Porphyre séjourne 267 : Longin quitte Athènes, 267 : Sac d'Athènes par les
auprès de Plotin. Plotin écrit 24 probablement à la suite du sac. Goths.
traités (dans le classement
chronologique, les traités 22 à
45). 268-270 : Claude le Goth,
268 : Plotin sauve Porphyre du empereur (il doit son nom aux
suicide ; celui-ci part pour victoires qu'il remporte sur les
Lilybée (Marsala) en Sicile. Goths).
269 : Malade, Plotin quitte 269 : À Apamée, Amélius est 269 : Zénobie s'attaque à
Rome pour la Campanie. actif au sein de l'école l'Égypte.
Amélius part pour Apamée. platonicienne, après Numénius
269 : De sa retraite en et avant Jamblique.
Campanie, Plotin envoie à
Porphyre qui se trouve toujours
à Lilybée en Sicile, cinq traités
(46 à 50 dans le classement
chronologique).
270 : Au début de l'année, Plotin vers 270 : Façade d'un 270-275 : Aurélien. empereur.
envoie à Porphyre ses quatre sarcophage païen, Philosophe,
derniers traités. deux personnifications et trois
270 : À la fin de l'année, Plotin disciples, Rome, musée du
meurt, assisté par Eustochius, le Latran (portrait présumé de
seul de ses disciples qui soit Plotin, d'après G. Rodenwaldt).
alors à son chevet.
272 : Prise de Palmyre par
Aurélien.
après 270 : Amélius demande à 273 : Longin est exécuté sur
Apollon où est allée l'âme de l'ordre d'Aurélien, pour avoir été 275-276 : Tacite, empereur.
Plotin. Le dieu lui répond en un
le conseiller de la reine Zénobie 276-282 : Probus, empereur.
Oracle qui se trouve à la fin de
qui vient d'être vaincue. 282, 283, 284 : Ca-rus, Carinus,
la Vie de Plotin par Porphyre. Numeria-nus, empereurs.
284-305 : Dioclétien et
295 : Arnobe, Contre les Maximien, empereurs.
Gentils.
300-301 : Édition des Ennéades 300 : Début du monachisme
par Porphyre. chrétien. Antoine se retire au
désert. Athanase d'Alexandrie
écrira sa vie en 356.
avant 305 : Mort de Porphyre. 303 : Persécution contre les
Chrétiens.
INDEX DES NOTIONS

acte, activité, voir enérgeia.


affection, passion, voir páthos. Agathoeidḗs, conforme au bien, Traité 19
note 91.
agathón (tò), agathós (ho), le Bien, bon, Traité 7 note 14, Traité 14 note 20,
Traité 14 note 32, Traité 19 notes 85-89, Traité 19 notes 95-96.
aísthēsis, sensation, Traité 7 note 1, Traité 8 notes 15-16.
aisthētikón, faculté sensitive de l'âme, Traité 8 note 3.
aisthētón et ginómenon (tò), sensible et le sensible (= ce qui est venu à
l'être), Traité 17 notes 21 et 29, Traité 17 note 59.
aitía, cause, 65-66, Traité 9 notes 110-111.
altérité, voir heterótēs.
âme, voir psukhḗ.
ámorphos, sans figure, Traité 9 notes 50 et 53, Traité 15 note 8.
amour, amant, plaisirs amoureux, 69, Traité 15 note 34, Traité 19 notes 119
et 121, 470-471, Traité 20 note 16.
anagōgḗ, remontée, Traité 18 note 1, Traité 20 notes 4 et 6-8.
analogía, proportion, rapport, Traité 9 note 90.
andreía, courage, Traité 19 note 22 ; Traité 19 note 151.
antakolouthía, implication mutuelle des vertus, Traité 19 note 146, Traité
19 note 153, Traité 20 note 78.
ánthrōpos, homme, Traité 9 notes 10-11, Traité 9 note 28, Traité 15 note 22,
Traité 18 note 19, Traité 19 note 130.
aoristía, aóristos, indétermination, indéterminé, Traité 12 note 8, 286,
Traité 13 note 28.
apátheia, impassibilité, 423, 425, Traité 19 note 66.
apeiría, ápeiros, illimitation, illimité, 230, 235-236, Traité 12 notes 53-56,
Traité 12 notes 139-151, 405-406, Traité 18 notes 7 et 18.
ápoios, sans qualité, Traité 9 note 116.
apórroia, émanation, Traité 15 note 49.
aproaíreton, impulsion involontaire, Traité 19 note 115.
aretḗ, vertu, excellence ; Traité 9 note 197, 419-425, Traité 19 notes 132 et
140, Traité 19 note 147, 473, Traité 20 notes 78-83, Traité 20 note 84 ; voir
andreía, sōphrosúnē, dikaiosúnē, phrónēsis.
arithmós, nombre, Traité 10 notes 83-85 et 88.
ástron, astre, Traité 15 note 85.

beauté, voir kallonḗ.


Bien (le), voir agathón (tò).

cause, voir aitía.


centre, voir kéntron.
connaissance, Traité 9 note 140, Traité 10 note 16, Traité 19 note 105.
contemplation, voir theōría et théa.
corps, voir sō̂ma.
courage, voir andreía.

daímōn, daimónios, démon, démonique, 331-335, Traité 15 note 1, Traité


15 note 31, Traité 15 notes 36-38, Traité 15 note 72, Traité 15 note 78,
Traité 15 note 86.
dēmiourgós, démiurge, Traité 10 note 38, Traité 12 note 51, Traité 12
note 66, 287, Traité 13 note 7.
désir, voir epithumía.
destin, voir heimarménē.
diaíresis, division, Traité 20 note 47.
dialektikḗ, dialectique, 419-420, 479-473, Traité 20 notes 9-10, Traité 20
notes 39-44, Traité 20 note 50, Traité 20 note 74.
diánoia, pensée discursive, 138-139, Traité 11 note 7.
diáthesis, disposition, Traité 17 note 49, Traité 17 note 53, Traité 19
notes 71 et 74.
dieu, voir theós.
disposition, voir diáthesis et héxis.
division, voir diaíresis.
dúnamis, puissance, faculté, Traité 7 note 15, Traité 7 note 23.
eîdos, forme, Forme (intelligible), 66, 146, 230-231, Traité 12 note 89,
Traité 12 notes 102-103, Traité 17 note 42, Traité 18 notes 2-6.
eíkōn, image, Traité 13 note 33, Traité 18 note 15.
tò eínai, tò ón, être, ce qui est, Traité 7 note 45, 59-60, Traité 10 notes 71-
75.
ékstasis, extase, Traité 9 note 183.
élément, voir stoikheîon.
éllampsis, perílampsis, rayonnement, rayonnement circulaire, Traité 10
note 106.
émanation, voir apórroia.
enérgeia, acte, activité, Traité 7 note 15, Traité 10 note 53, Traité 10
note 108, Traité 17 note 51.
epistḗmē, science, Traité 9 note 79, Traité 13 note 15.
epistréphein, epistrophḗ, se retourner, retour, « conversion », 141, 143,
Traité 10 note 101, 423, Traité 19 notes 96 et 99.
epitē̂deusis, pratique, conduite, Traité 20 note 1.
epithumētikón, epithumía, faculté désirante de l'âme, désir, Traité 15
note 25, Traité 19 note 118.
excellence, voir aretḗ.
existence, voir hupóstasis.

faculté, voir dúnamis.


facultés et capacités de l'âme : directrice (voir hēgemonikón) ; irascible
(voir thumós et thumoúmenon) ; sensitive (voir aisthētikón) ; végétative
(voir phutikón).
feu, voir pûr.
figure, voir morphḗ.
forme (intelligible), voir eîdos.

grandeur, voir mégethos.


harmonía, harmonie, Traité 10 note 176, Traité 16 note 5, Traité 20 note 17.
hasard, voir suntukhía. hēgemonoûn et hēgemonikón, faculté directrice de
l'âme, Traité 8 note 21.
heimarménē, Traité 16 note 11.
hén (tò), l'Un, Traité 7 note 32, 60-67, Traité 9 note 1, Traité 9 notes 93 et
97, Traité 9 notes 103-104 et 106, Traité 9 note 112, Traité 9 notes 142-144,
Traité 9 note 149, Traité 10 notes 104-105, Traité 10 notes 120-122, 211-
212, Traité 11 note 20.
hḗsukhos, tranquille, Traité 13 note 29.
heterótēs, altérité, Traité 12 note 117.
héxis, disposition, état, Traité 17 note 60, Traité 20 note 75.
homme, voir ánthrōpos.
homoioûsthai, homoíōsis, devenir semblable, assimilation, 420-422, Traité
19 note 37, Traité 19 notes 40-44, Traité 19 note 66, Traité 19 note 163.
hórasis, vision, Traité 10 note 90, Traité 10 note 111, Traité 13 note 31.
hormḗ, tendance, Traité 14 note 33.
húlē, matière, 229-235, Traité 12 notes 156 et 165-167, Traité 13 note 23,
336-337, Traité 15 notes 11 et 13-14, Traité 19 note 55.
hupodokhḗ, réceptacle, Traité 12 notes 77 et 79, Traité 12 note 104, Traité
12 note 146.
hupokeímenon, substrat, 230-231, Traité 12 note 2, Traité 12 notes 98-102
et 104, Traité 12 note 126.
hupóstasis, existence, « hypostase », Traité 7 note 43, Traité 10 note 1,
Traité 10 note 52, Traité 15 note 2.

illimitation, voir apeiría.


image, voir eíkōn.
imitation, voir mímēsis.
impassibilité, voir apátheia.
implication mutuelle (des vertus), voir antakolouthía.
indétermination, voir aoristía.
indéterminé, voir aóristos.
intellect, voir noûs.
intelligible, voir noētós.

kakón, voir le mal.


kallonḗ, kállos (tò), kalós, la beauté, le beau, beau, Traité 10 note 62, 471,
Traité 20 note 18.
katábasis et kátodos, descente (de l'âme), Traité 10 note 5.
katakosmeîn, mettre en ordre, Traité 19 note 48.
kathaíresthai, kátharsis, se purifier, purification, 422-424, Traité 19 note 68,
Traité 19 note 90.
katórthōsis, rectification morale, Traité 19 note 127.
kenón, vide, Traité 14 note 18.
kéntron, centre, 147, Traité 10 note 169, Traité 14 note 29.
khrónos, temps, Traité 10 notes 66-67.
kinēsis, mouvement, Traité 10 note 100, Traité 14 note 21 ; mouvement
circulaire et mouvement rectiligne, Traité 14 note 16, Traité 14 note 22,
Traité 14 note 34, Traité 14 note 46, Traité 15 note 94.
kósmos, monde, ordre, 231, 309-311.

logikḗ, logique, 472, Traité 20 note 38, Traité 20 note 67.


logikón, faculté rationnelle de l'âme, 46, Traité 10 note 54, Traité 10
note 159.
lógos spermatikós, raison séminale, Traité 8 note 27.
lógos, raison, argument, définition, discours, « formule rationnelle », Traité
12 notes 90-92, Traité 17 note 55, Traité 18 note 14, Traité 18 note 30,
Traité 19 note 78.

mal (le), 236, Traité 15 note 41.


masse, voir ógkos.
matière, voit húlē.
mḕ òn ou ouk òn, non-être, 234-235, Traité 12 note 136.
mégethos, grandeur, Traité 10 note 86, 233-234, Traité 12 note 70, Traité 12
notes 81-82, Traité 12 note 89.
ménein, demeurer en soi, Traité 15 note 3.
meristós, divisible, Traité 21 note 3.
méthexis, participation, 405, Traité 19 note 32, Traité 19 note 56.
metreîn, mesurer, imposer une mesure, Traité 19 notes 51-52.
mímēsis, mímēma, imitation, résultat de l'imitation, Traité 7 note 16.
modèle, voir parádeigma.
monde, voir kósmos.
morphḗ, figure, Traité 15 note 9.
mousikós, musicien (= homme cultivé), Traité 20 notes 14-21.
mouvement, voir kínēsis.
musicien (= homme cultivé), voir mousikós.

nature, voir phúsis.


noeîn, nóēsis, penser, intellection, Traité 9 note 110, 138-139, Traité 10
notes 76-78, Traité 11 note 7, Traité 13 notes 35 et 37.
noētós, noētón (tò), intelligible, l'intelligible, Traité 11 notes 17-18, 230-
231, Traité 12 note 14, Traité 12 note 24, Traité 12 note 37, Traité 14
note 31, Traité 17 notes 31 et 36, 470.
nombre, voir arithmós.
non-être, voir mḕ òn ou ouk òn.
nóthos, bâtard, Traité 12 note 72.
noûs, intellect (en l'âme) ou Intellect (principe), Traité 7 note 32, Traité 9
note 37, 139-141, Traité 10 note 78, Traité 10 note 83, Traité 10 notes 89-
90, Traité 10 note 116, Traité 10 note 126, Traité 13 note 2, Traité 14
note 45, Traité 15 notes 51-52, Traité 20 notes 54-55.

ógkos, masse, Traité 8 note 6, Traité 10 note 86, 233-234, Traité 12 note 78,
Traité 17 note 39.
ordre, voir kósmos.
ouranós, ciel, Traité 14 notes 2-3, Traité 14 note 6.
ousía, réalité, 379-384, Traité 17 note 2, Traité 17 note 16.

pân (tò), le tout, l'univers, 44, Traité 14 note 26.


pantakhoû, partout (opposé à nulle part, oudamoû), Traité 13 notes 25-26.
parádeigma, modèle, paradigme, Traité 18 note 9.
parakoloúthēsis, conscience, Traité 13 note 44.
participation, voir méthexis.
páthos, affection, passion, Traité 8 note 12, Traité 17 note 27, Traité 19
note 117.
perception de soi, conscience, voir parakoloúthēsis et sunaísthēsis.
phantasia, représentation, Traité 10 note 173.
philosophie, philosophe, Traité 20 notes 35-36, Traité 20 notes 71-72.
phrónēsis, réflexion, sagesse, Traité 19 note 10, Traité 19 note 70, Traité 19
note 73, Traité 19 notes 138, Traité 19 note 157.
phugḗ, fuite, Traité 9 note 199, Traité 19 note 3.
phúsis, nature, Traité 12 note 17, Traité 14 note 23, Traité 14 note 39, Traité
15 note 19, Traité 18 note 28.
phutikón, faculté végétative de l'âme, Traité 8 note 4, Traité 11 notes 13-17,
Traité 11 note 21, Traité 15 note 5.
phutón, plante, Traité 8 note 9, Traité 11 notes 9-10.
pneûma, souffle, Traité 14 note 35.
poiótēs, qualité, Traité 12 notes 67-69, Traité 12 notes 112-117, 379-384,
Traité 17 note 5, Traité 17 notes 61 et 63.
pōs ékhōn, manière d'être, Traité 12 note 4.
privation, voir stérēsis.
proaíresis, choix préalable ou volontaire, Traité 7 note 19, Traité 15
note 60, Traité 19 note 115.
procession, voir próodos.
prónoia, providence ou calcul, Traité 15 note 99.
próodos, procession, Traité 15 note 10.
proportion, voir analogía.
prótasis, proposition, Traité 20 note 51.
prō̂tos, (tò prō̂ton), premier (le premier), Traité 7 notes 1-3.
providence, voir prónoia.
psukhḗ, âme, 37-39, Traité 9 note 19, Traité 9 note 133, Traité 9 notes 166-
167, 138, Traité 10 note 3, Traité 10 note 13, Traité 10 note 42, Traité 10
notes 57-59, Traité 10 note 167, Traité 10 notes 174-176, Traité 12 note 16,
Traité 12 note 82, Traité 13 notes 14-15, Traité 13 note 24, Traité 14 note 6,
Traité 19 note 53 ; hólē psukhḗ et pâsa psukhḗ, Âme totale (principe), Traité
8 note 7, Traité 10 notes 48-49, 212-213, 493; psukhḗ toû pantós et pkukhḗ
toû hólou, âme du monde, de l'univers, 40, Traité 10 note 20, Traité 10
note 24, Traité 10 note 39, Traité 13 note 22, Traité 14 note 22, Traité 14
note 25, Traité 21 note 3.
puissance, voir dúnamis.
pûr, feu, Traité 7 note 42, Traité 10 note 53, Traité 10 note 108, Traité 12
note 132, Traité 13 note 39.
purification, voir kátharsis.
qualité, voir poiótēs.

raisonnement, raison, voir lógos.


rayonnement, voir éllampsis, perílampsis.
réalité, voir ousía.
réflexion, voir phrónēsis.
remontée (de l'âme), voir anagōgḗ.
retour, « conversion », voir epistrophḗ.
sage, voir spoudaíos.
savoir, voir sophía.
science, voir epistḗmē.
sensation, voir aísthēsis.
sensible, le sensible, voir aisthētón.
sō̂ma, corps, Traité 10 note 35, Traité 10 note 46, Traité 12 note 106, Traité
15 note 55, Traité 16 notes 5 et 7, Traité 17 note 38, 493, Traité 21 note 9.
sophía, savoir, sagesse, Traité 19 note 138, Traité 19 note 156.
sōphrosúnē, tempérance, maîtrise de soi, Traité 19 note 70.
souffle, voir pneûma.
spoudaîos, sage, Traité 15 note 73, Traité 16 note 8, 425, Traité 19
note 157.
stérēsis, privation, 234, Traité 12 note 119, Traité 12 notes 130-131.
stoikheîon, élément, Traité 13 note 9, Traité 14 note 12.
substrat, voir hupokeímenon.
sullogismós, syllogisme, Traité 20 notes 51 et 53.
sumpátheia, sympathie, Traité 8 note 22.
sunaísthēsis, perception (ou conscience) de soi, Traité 7 note 35, Traité 13
note 44.
suneînai, s'unir à, 68-69, Traité 9 notes 170-171, Traité 9 notes 174 et 177,
Traité 10 note 97.
sunousía, fréquentation, compagnie, Traité 9 note 120.
súnthetos, composé, Traité 7 note 8.
suntukhía, hasard, circonstances, Traité 7 note 13, Traité 12 note 14.
sympathie, voir sumpátheia.
táxis, arrangement, Traité 19 note 32.
télos, achèvement, fin, but, Traité 19 note 84.
tempérance, maîtrise de soi, voir sōphrosúnē.
temps, voir khrónos.
tendance, voir hormḗ.
théa, theâsthai, vision et contemplation, voir et contempler, Traité 13
note 3.
theōreîn, theōría, contempler, contemplation, 67-70, Traité 10 note 99.
theós, dieu, Traité 14 note 19, Traité 19 note 5.
thumós et thumoúmenon, irascibilité, faculté irascible de l'âme, colère,
Traité 19 note 109.
tópos, lieu, Traité 12 note 98, Traité 13 note 19, Traité 14 note 4, Traité 14
note 40.
tranquillité, voir hḗsukhos.
túpos, empreinte, Traité 19 note 103.
Un (l'), voir hén (tò).
univers, voir pā̂n (tò).
vertu, voir aretḗ.
vide, voir kenón.
vie, voir zṓē.
volonté, choix volontaire, voir proaíresis.

zōḗ, vie, Traité 13 note 9, Traité 14 note 8.


INDEX DES NOMS PROPRES

Ne figurent ici que les noms des auteurs (ou des personnages) anciens cités
par Plotin ou dont les ouvrages sont mentionnés dans les notes.

Alcinoos, Traité 7 note 5, Traité 7 note 47, Traité 9 note 22, Traité 9
note 116, Traité 19 note 8.
Alexandre d'Aphrodise, Traité 9 note 33, Traité 12 note 7, Traité 17 note 41,
Traité 20 note 59.
Ambroise de Milan, Traité 19 note 22.
Amélius, Traité 13 note 1, Traité 15 note 47.
Ammonius Saccas, 59, Traité 12 note 40.
Anaxagore, Traité 9 note 45, Traité 9 note 80, Traité 10 note 135, Traité 10
note 146, Traité 12 note 48, Traité 17 note 8.
Anaximène, Traité 12 note 54.
Antiochus d'Ascalon, Traité 15 note 56.
Aphrodite, 68, Traité 9 note 158.
Apulée, 420.
Aristide Quintilien, Traité 16 note 5.
Aristote, aristotéliciens, Traité 9 note 28, Traité 9 note 100, Traité 12
notes 7-8, Traité 12 note 42, Traité 12 note 43, Traité 19 note 51.
Catégories, Traité 7 note 46, Traité 17 notes 48-49, Traité 17 note 60.
De l'âme, Traité 7 notes 46 et 48, Traité 8 note 38, 60, Traité 9 note 76,
Traité 9 notes 114 et 117, 142, Traité 10 note 59, Traité 10 note 109, 310,
Traité 14 notes 4-5, Traité 15 note 45.
De la génération et de la corruption, Traité 12 note 7, Traité 12 note 19,
Traité 12 note 41, Traité 12 note 106.
De la génération des animaux, Traité 18 note 19.
Du ciel, Traité 14 notes 11-12 et 19.
Éthique à Eudème, Traité 7 note 35.
Éthique à Nicomaque, Traité 7 note 35, Traité 8 note 41, Traité 19 note 15,
Traité 20 notes 77 et 81.
Métaphysique, Traité 7 note 23, Traité 7 note 30, Traité 7 note 42, 59, Traité
9 note 4, Traité 9 notes 21 et 23, Traité 9 note 33, Traité 9 note 68, Traité 9
note 80, Traité 9 note 151, 144, Traité 10 note 44, Traité 10 note 53, Traité
10 note 65, Traité 10 note 79, Traité 10 note 87, Traité 10 notes 148 et 150-
154, Traité 10 note 166, 229-230, 232, Traité 12 note 7, Traité 12 note 11,
Traité 12 note 48, Traité 17 notes 6 et 10, Traité 17 note 10, Traité 17
notes 37-38, Traité 17 notes 40-42 et 44.
Physique, Traité 7 note 23, Traité 9 note 73, Traité 9 note 96, Traité 10
note 100, 234, Traité 12 notes 54-56, Traité 12 note 86, Traité 12 note 135,
Traité 17 note 28.
Poétique, Traité 20 note 14.
Topiques, Traité 17 note 59.
Augustin (saint), 148, Traité 10 note 26.
Autolycos de Pitane, Traité 9 note 135.
Chrysippe, Traité 20 note 53.
Cicéron, Traité 9 note 100, Traité 19 note 7, Traité 19 note 127.
Démocrite, Traité 9 note 191, 144.
Dexippe, Traité 12 note 2.
Diogène Laërce, Traité 9 note 116, Traité 19 note 71, Traité 20 notes 71-72.

Élias [d'Alexandrie], 375.


Empédocle, Traité 9 note 191, 144, Traité 10 note 148, Traité 12 note 46,
Traité 21 note 2.
Épictète, Traité 9 note 100, Traité 15 note 60, Traité 16 notes 7-9 et 11,
Traité 19 note 115.
Éros, Traité 9 notes 156-157.
Érénius, Traité 12 note 40.
Eudore d'Alexandrie, 420.
Euripide, Traité 10 note 29.
Eusèbe de Césarée, 148.

Gaïus, 420.
Galien, Traité 9 note 74, Traité 10 note 52.
Géminos, Traité 9 note 135.
Gnosticisme, gnostiques, 337.

Héraclès, Traité 19 note 28.


Heraclite, 144, Traité 10 note 41, Traité 10 note 45, Traité 10 note 147.
Hésiode, Traité 10 note 126, 332.
Homère, Traité 10 note 19, Traité 10 note 33, Traité 10 note 50, Traité 10
note 124, Traité 19 note 3.

Jamblique, Traité 15 note 47, Traité 16 note 5, 426.

Kronos, Traité 10 note 63, Traité 10 note 126.

Longin, Traité 13 note 1.


Lucrèce, Traité 8 note 14.

Macrobe, Traité 16 note 5, Traité 16 note 12, 426, Traité 19 note 145.
Marc Aurèle, Traité 19 note 146.
Marinus de Néapolis, 427.
Minos, Traité 9 note 121.

Numénius, Traité 10 note 25, Traité 13 note 1, Traité 13 note 12, Traité 15
note 47.

Olympiodore [d'Alexandrie], 375.


Oracles chaldaïques, 375-376.
Origène [le platonicien], 59, Traité 9 note 22, Traité 12 note 40.

Parménide, Traité 10 note 71, Traité 10 notes 140-143.


Phérécyde de Syros, 168, Traité 10 note 155.
Philolaos, Traité 9 note 191.
Philon d'Alexandrie, Traité 7 note 47, Traité 9 note 5.
Platon, platoniciens, Traité 9 notes 121-122, 144, Traité 12 notes 7-8, 367-
368.
Alcibiade, Traité 10 note 48.
Banquet, Traité 9 note 64, Traité 9 notes 118-119, Traité 9 note 133, Traité
9 note 152, Traité 9 notes 155-160, Traité 9 notes 161-162, Traité 9
note 181, 471, Traité 20 notes 6-7, Traité 20 notes 26-28.
Cratyle, Traité 9 note 45, Traité 10 note 63, Traité 10 note 126.
Ion, Traité 9 note 178.
Lettre VII, Traité 9 notes 61-62, Traité 9 note 120, Traité 9 note 173, 145,
Traité 17 note 23.
Lois, Traité 9 note 46, Traité 9 note 153, Traité 10 note 51, Traité 14 note 3.
Parménide, Traité 7 note 5, 58-61, Traité 9 note 1, Traité 9 note 5, Traité 9
notes 56-57, Traité 9 note 84, Traité 9 note 177, 145, Traité 10 note 81,
Traité 10 notes 144-145, Traité 11 note 1.
Phédon, Traité 8 note 42, Traité 9 notes 42 et 45, Traité 9 note 134, Traité 9
note 165, 146, Traité 10 note 163, Traité 15 note 1, Traité 15 notes 37-39,
Traité 15 note 92, Traité 19 notes 67-69, Traité 20 note 4.
Phèdre, Traité 7 note 11, Traité 7 note 22, Traité 9 notes 64-66, Traité 9
notes 130-131, Traité 9 notes 154-159, Traité 10 note 2, Traité 10 note 19,
Traité 10 note 23, Traité 10 note 171, Traité 13 note 4, Traité 14 note 8,
Traité 15 notes 15 et 17, Traité 15 note 26, 470-471, Traité 20 notes 5-6 et
8, Traité 20 note 16, Traité 20 note 32, Traité 20 note 52.
Philèbe, Traité 7 note 12, Traité 7 note 14, Traité 9 note 33, Traité 12
note 161, Traité 20 note 56.
République, Traité 7 note 5, Traité 7 note 14, 61, Traité 9 note 7, Traité 9
note 44, Traité 9 note 60, Traité 9 note 63, Traité 9 note 90, Traité 9
note 133, Traité 9 note 145, Traité 9 note 164, Traité 9 notes 195-196, 138-
139, Traité 10 note 43, Traité 10 note 115, Traité 10 note 137, Traité 10
note 157, Traité 10 note 165, Traité 19 notes 22-24, Traité 20 notes 6-8.
Sophiste, Traité 7 note 38, Traité 7 note 44, Traité 9 notes 24 et 30, Traité 9
note 179, 140-141, Traité 12 note 38, Traité 12 note 136, Traité 12
notes 154-155, Traité 17 notes 2-4, Traité 20 notes 47-49.
Théétète, Traité 9 note 150, Traité 9 note 163, Traité 15 note 20, 420, Traité
19 notes 1-3 et 6.
Timée, Traité 7 note 22, Traité 7 note 30, Traité 7 note 33, Traité 7 note 39,
Traité 8 notes 7 et 9, Traité 9 notes 115-116, Traité 9 note 128, Traité 9
note 139, 145, Traité 10 note 2, Traité 10 notes 28 et 30-33, Traité 10
notes 64-66, Traité 10 notes 69-70, Traité 10 note 136, Traité 10 notes 161-
162, 232, Traité 12 note 7, Traité 12 notes 31-33, Traité 13 note 1, Traité 13
note 13, 310, Traité 14 note 3, Traité 14 notes 38-39, Traité 15 notes 23 et
27, Traité 15 note 56, Traité 15 note 69, Traité 15 note 88, Traité 19
note 122, 493, Traité 21 note 3.
Pléthon, 376.
Plutarque, Traité 9 note 100, Traité 9 note 116, Traité 19 note 146.
Porphyre, Traité 8 note 24, 57-58, Traité 10 note 1, 288, Traité 13 note 1,
334-335, Traité 15 note 47, Traité 16 notes 6-10, Traité 16 note 12, 426-
427, Traité 19 note 64.
Proclus, Traité 9 note 22, Traité 9 note 100, Traité 12 note 30, Traité 15
note 47, 427.
Psellus, Traité 16 note 3, 375.
Pseudo-Platon, Traité 10 notes 133-134, Traité 10 note 164, Traité 13
note 35.
Pythagore, pythagoriciens, 145, Traité 10 note 155.

Sénèque, Traité 19 note 62.


Sextus Empiricus, Traité 9 note 5, Traité 20 note 64, Traité 20 note 69.
Simplicius, Traité 9 note 1, Traité 17 notes 11 et 18.
Socrate, 406.
Sophocle, Traité 10 note 29.
Speusippe, Traité 9 note 93.
Stoïciens, stoïcisme, 59, Traité 9 note 20, Traité 12 note 2, Traité 12
notes 3-6, Traité 12 note 34, Traité 12 notes 62 et 65, Traité 12 note 105,
Traité 15 note 60, Traité 15 notes 75-76, 367-368, Traité 16 note 4, Traité
19 note 9.

Théon de Smyrne, 420.


Thersite, 406.

Ulysse, Traité 19 note 3.

Varron, Traité 15 note 56.

Xénophon, Traité 9 note 100.


Zenon, Traité 9 note 116, Traité 10 note 45.
Zeus, Traité 9 note 121.
TABLE

Remarques sur la présente traduction

TRAITÉ 7 (V, 4) - Comment vient du premier ce qui est après le


premier, et sur l'Un
Notice
Plan détaillé du traité
Comment vient du premier ce qui est après le premier, et sur l'Un
Notes du Traité 7

TRAITÉ 8 (IV, 9)
Notice
Plan détaillé du traité
Si toutes les âmes n'en sont qu'une
Notes du Traité 8

TRAITÉ 9 (VI, 9) - Sur le Bien ou l'Un


Notice
Plan détaillé du traité
- Sur le Bien ou l'Un
Notes du Traité 9

TRAITÉ 10 (V, 1) - Sur les trois hypostases qui ont rang de


principes
Notice
Plan détaillé du traité
Sur les trois hypostases qui ont rang de principes
Notes du Traité 10
TRAITÉ 11 (V, 2) - Sur la génération et le rang des choses qui sont
après le premier
Notice
Plan détaillé du traité
Sur la génération et le rang des choses qui sont après le premier
Notes du Traité 11

TRAITÉ 12 (II, 4)
Notice
Plan détaillé du traité
Sur les deux matières
Notes du Traité 12

TRAITÉ 13 (III, 9) - Considérations diverses


Notice
Plan détaillé du traité
Considérations diverses
Notes du Traité 13

TRAITÉ 14 (II 2) - Sur le mouvement circulaire


Notice
Plan détaillé du traité
Sur le mouvement circulaire
Notes du Traité 14

TRAITÉ 15 (III, 4) - Sur le démon qui nous a reçus en partage


Notice
Plan détaillé du traité
Sur le démon qui nous a reçus en partage
Notes du Traité 15

TRAITÉ 16 (I, 9) - Sur le suicide raisonnable


Notice
Plan détaillé du traité
Sur le suicide raisonnable
Notes du Traité 16
TRAITÉ 17 (II, 6) - Sur la réalité ou sur la qualité
Notice
Plan détaillé du traité
Sur la réalité ou sur la qualité
Notes du Traité 17

TRAITÉ 18 (V, 7) - S'il y a des idées même des êtres individuels


Notice
Plan détaillé du traité
S'il y a des idées même des êtres individuels
Notes du Traité 18

TRAITÉ 19 (I, 2) - Sur les vertus


Notice
Plan détaillé du traité
Sur les vertus
Notes du Traité 19

TRAITÉ 20 (I, 3) - Sur la dialectique


Notice
Plan détaillé du traité
Sur la dialectique
Notes du Traité 20

TRAITÉ 21 (IV, 1) - Comment l'on dit que l'âme est intermédiaire


entre la réalité indivisible et la réalité divisible (Sur la réalité de
l'âme II)
Notice
Comment l’on dit que l'âme est intermédiaire entre la réalité indivisible et la
réalité divisible
Notes du Traité 21
Bibliographie
Chronologie
Index des notions
Index des noms propres

Flammarion

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