Plotin - Jean François Pradeau - Luc Brisson Traités 7 21. 2 Flammarion - 2003
Plotin - Jean François Pradeau - Luc Brisson Traités 7 21. 2 Flammarion - 2003
Plotin - Jean François Pradeau - Luc Brisson Traités 7 21. 2 Flammarion - 2003
Traités 7-21
GF Flammarion
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Présentation et traduction
par
Jean-François PRADEAU
NOTICE
Dans le bref traité 7 (V, 4) qui ne compte que deux chapitres, Plotin se
consacre à une difficulté qui à ses yeux est véritablement première : si
toutes choses sont bien issues du premier principe que l'on nomme « Un »
ou « Premier », comment viennent-elles de lui ? Les précédents traités ont
rencontré à deux reprises cette difficulté, en 5 (V, 9), 14, puis en 6 (IV, 8), 6,
en demandant une explication de la manière dont l'Un parvient à engendrer
toutes choses alors même qu'il reste toujours « en lui-même ». Le dernier
chapitre du traité 5 (chap. 14, 4-5) en appelait ainsi à un examen qui
prendrait « un autre point de départ » que celui qu'on adoptait en partant des
effets ou des produits de l'Un pour remonter à leur principe : il faut
désormais partir de ce qui est premier. C'est bien à cet examen que
s'emploie le traité 7, qui donne ainsi à Plotin une première occasion de
préciser comment quelque chose provient de l'Un et, plus exactement,
comment l'Intellect en est issu. La question de la procession est posée ici
sous sa forme la plus simple : on ne peut, affirme Plotin, multiplier à l'infini
les hypothèses relatives à la manière dont quelque chose provient de l'Un.
Soit ce qui vient de lui en provient via des intermédiaires, et il faut alors les
définir et les reconnaître comme autant de réalités possédant une existence,
une « hypostase » ; soit ce qui vient de lui en provient immédiatement, et il
faut alors expliquer comment. C'est cette seconde possibilité que Plotin
défend, en expliquant que l'Intellect provient de l'Un. Plotin consacrera à
cette première procession bon nombre de développements, en y revenant
notamment dès le traité 10 (V, 1), mais il ne corrigera jamais la manière
dont la question du « comment ? » est ici posée. Le traité 7 ne demande pas
s'il existe ou non d'autres choses que l'Un, cela va de soi, mais bien
comment toutes choses proviennent de l'Un. Et si cette question est difficile,
c'est parce que Plotin entend la résoudre en défendant une proposition qui
paraît pourtant contredire la possibilité d'une telle provenance : l'Un « reste
en lui-même ». Ainsi, au moment même où Plotin remet en cause la
représentation des principes que défendaient ses prédécesseurs
médioplatoniciens et soutient qu'il y a quelque chose au-delà de l'Intellect,
ce premier principe que l'on nomme l'Un, il entend démontrer que tout ce
qui existe procède de ce principe sans que ce dernier « sorte » en aucune
façon de lui-même. Les deux chapitres du traité 7 établissent ainsi la
primauté de l'Un, avant d'expliquer en quoi consiste l'activité à la faveur de
laquelle quelque chose provient de lui sans qu'il en soit affecté.
L'Un, à la différence de l'Intellect qui en procède et qui est composé, est
simple. Il est unique, parfait, principe de toutes choses et il reste immobile
en lui-même. Il se maintient (ménei) toujours en lui-même, insiste Plotin à
plusieurs reprises, comme pour mieux signaler qu'il s'agit là de la
particularité, sinon de la qualité, qu'aucun propos sur l'Un, si approximatif
ou métaphorique soit-il, ne pourra mettre en cause. La question du premier
chapitre n'est du reste pas celle de la nature de l'Un. Plotin paraît chercher à
éviter de la poser, tout comme il montre de la réticence à nommer ce
« premier » principe. En lieu et place, comme c'est une habitude dans ses
traités, Plotin préfère employer des formes pronominales (« il », « celui-
là ») qui désignent plutôt qu'elles ne nomment ce qui, en toute rigueur, ne
peut l'être. Ainsi, le nom comme la nature qu'on peut lui reconnaître par
commodité sont plutôt relatifs à ce qu'il n'est pas mais qui vient de lui :
l'Intellect. Le « Premier » est alors nommé « intelligible », d'après l'Intellect
qui le conçoit. Quant à ce qu'il peut bien être par lui-même,
indépendamment de ce qui l'intellige, cela reste ineffable. Le « Premier »
n'est « intelligible » (noētón) que dans la mesure où il est l'objet de
l'intellection (nóēsis) du second principe. Cette proposition est l'un des
ressorts doctrinaux majeurs de l'œuvre plotinienne : de l'Un qui n'est pas
susceptible d'être un objet de pensée, auquel on ne peut rien attribuer sans le
dénaturer, il n'est possible d'avoir qu'une connaissance relative. Ce que l'on
peut savoir et dire de lui, c'est la manière dont ce qui n'est pas lui se
rapporte à lui. Aussi l'Un est-il toujours connu, ou plutôt perçu par autre
chose que lui et, surtout, en autre chose que lui : il est l'« intelligible »
qu'intellige l'Intellect, l'« Un » que conçoit le multiple issu de lui, le
« bien » pour tout ce qui, après lui, est susceptible d'être bon. Mais le traité
7 se contente de le noter, sans poursuivre plus avant une réflexion qu'il
reviendra à d'autres traités de mener, et notamment au traité 9 (VI, 9). Ici,
Plotin souligne que le Premier est bien la cause d'un « second », sans pour
autant être aucunement affecté, modifié ou altéré par la production de cet
effet. C'est la raison de l'insistance sur le motif à la fois dynamique et local
du maintien de l'Un dans sa « demeure ». « Demeurer », c'est à la fois ne
pas changer, rester identique à soi-même, et ne pas se mouvoir, ne pas plus
quitter son lieu que son mode d'être. Afin de défendre cette permanence
sans réserve du premier principe, Plotin convoque l'une des phrases que le
Timée de Platon prononce sur le repos du dieu artisan du monde, le
« démiurge » ; ce dernier, après avoir accompli son ouvrage, « demeure
dans son propre caractère » (ou aussi bien, « dans son propre séjour »,
Timée, 42e5-6). Plotin applique cette formule à l'Un, afin d'indiquer qu'il ne
change ni ne se quitte lui-même, mais qu'il engendre toutes choses en
restant en lui-même, immobile. Une fois cette thèse établie, le traité 7 en
vient à son second argument : en dépit de ce maintien en lui-même de l'Un,
quelque chose provient bien de lui. Et c'est à partir de ce qui provient de
l'Un que l'on peut, à la fois par défaut mais aussi par analogie, approcher la
nature de l'Un. Plotin s'y emploie en s'appuyant, pour l'essentiel, sur une
terminologie aristotélicienne considérablement revue ; il trouve alors
l'occasion d'un certain nombre de définitions dont les traités ultérieurs
feront usage.
Les dernières propositions du premier chapitre et celles qui introduisent
le second développent un argument dont le cours est aisé. L'Intellect y est
défini comme une pensée intellective de l'Un (une nóēsis) ; cette intellection
est une activité qui définit la réalité en quoi consiste l'Intellect : l'Intellect
existe comme pensée de l'Un. Cet argument a pour mérite de dissiper par
avance certaines des difficultés liées à la procession, et notamment celle qui
tient au fait que l'Intellect ne peut être conçu comme étant séparé de l'Un.
Plotin refuse, en dépit de ce que pourrait laisser accroire la représentation
de réalités extérieures les unes aux autres, que l'on considère l'Intellect
comme existant en dehors de l'Un. Il est certes nécessaire de distinguer ces
deux réalités, puisqu'elles ne sont pas identiques, mais il serait fallacieux de
les séparer. Comme Plotin le soutient ici, l'Intellect est en effet quelque
chose de ce dont il procède. Et cela au sens fort, puisqu'il ne s'agit pas
même de dire que l'Intellect, né de l'Un, regarderait ou intelligerait le
premier dont il est issu, mais bien de définir l'Intellect comme ce regard que
l'Un porte sur lui-même. Avec cette précision remarquable que l'Un n'est
pas lui-même le sujet de ce regard sur soi.
Le regard sur l'Un qui est issu de l'Un a un sujet : l'Intellect. Cette
réponse n'écarte toutefois pas l'obstacle qui vient d'apparaître. On peut
certes admettre que l'activité noétique, l'intellection, ait l'Intellect pour sujet,
mais il faut encore expliquer comment cette nouvelle activité, comme toutes
choses, peut avoir l'Un pour cause et principe. Comment l'Un peut-il agir
au-dehors de lui et en autre chose que lui-même ? C'est cette difficulté qui
occupe Plotin et le contraint à affirmer, au risque d'une contradiction, que,
d'une certaine manière, l'Un ne se tient pas en lui-même (chap. 1, 35).
L'explication en est la suivante : l'acte que l'on nomme « intellection », et
qui est accompli par une sorte de retour de l'Intellect sur ce dont il est issu,
est bien l'acte de l'Un, sans être toutefois l'acte spécifique ou propre de l'Un.
Il faut alors distinguer deux actes : celui qu'accomplit la réalité et qui la
définit (2, 27-36, qui retrouve ainsi une remarque déjà faite dans le traité 3
(III, 1), 1, 13), et l'acte qui provient d'elle et fait ainsi exister quelque chose
après elle. Aussi chaque réalité véritable accomplit-elle un acte qui est son
activité propre, « essentielle » pourrait-on dire, mais elle accomplit encore
un acte « second », qui donne ainsi son existence à autre chose qu'elle-
même. L'Un a un acte qui lui est propre et qui le maintient en lui-même
toujours semblable à lui-même, et l'intellect est encore un acte de l'Un, mais
cette fois, en quelque sorte, en dehors de lui. Comme il le fera souvent,
Plotin en donne pour meilleur exemple le cas du feu, dont l'acte premier est
la chaleur qui lui est propre et le définit, et dont l'acte second est la chaleur
qu'il procure à d'autres choses que lui-même, sans que cela l'affecte. Afin de
définir cette double activité du principe, Plotin emprunte à la terminologie
d'Aristote l'identité de la réalité et de l'acte (ou de l'activité, enérgeia), mais
il modifie la distinction qu'Aristote avait introduite entre l'acte et la
puissance : selon Plotin, si l'on peut accorder qu'il y a de la « puissance » au
niveau du premier, c'est en ce sens que l'Un est une puissance qui s'exerce
sans réserve et dont l'activité surabonde sans cesse et sans limites.
La thèse des deux actes a un sens causal particulier, puisqu'elle implique
que l'acte d'une chose quelconque, après le premier, sera toujours défini par
rapport à l'acte premier de ce qui lui a donné naissance. Si l'Un est la cause
de l'Intellect, c'est bien en ce sens que l'acte de l'Intellect provient de l'acte
de l'Un ; et de même Plotin pourra dire que l'âme est l'acte second de
l'Intellect. Il s'agit d'un rapport causal, puisque l'acte de l'Intellect est la
conséquence (ressemblante) de l'acte de l'Un, tout comme l'acte de l'âme (la
diánoia) sera défini comme l'acte second de l'Intellect.
À la faveur de cette brève mise au point, on le voit, Plotin présente l'un
des principaux ressorts du processus d'engendrement de toutes choses à
partir du « premier » en quoi consiste la procession. La thèse des deux actes
est introduite ici à la faveur d'une succession de propositions qui ont l'aspect
de rappels doctrinaux ; ainsi et sans plus de précision, Plotin note
successivement que l'Un est cause de toutes choses, qu'il est la première
puissance et le premier acte, que ce qui est engendré par un principe l'imite
afin de se constituer soi-même, ou encore que l'Intellect est une dualité qui
existe dès lors qu'elle saisit l'Un. Si déterminants soient-ils, aucun de ces
points de doctrine n'est pourtant examiné ou expliqué dans ces deux
chapitres. Seule paraît importer ici la thèse des deux actes, dont on voit en
effet qu'elle est la première occasion de soutenir que toutes choses viennent
d'un premier principe qui n'est aucunement affecté par l'existence de ce qu'il
engendre. C'est aussi bien l'occasion, pour le lecteur des traités, d'apercevoir
que les principales thèses des traités ultérieurs sont déjà fermement établies.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ
Présentation et traduction
par
Luc BRISSON et Jean-François PRADEAU
NOTICE
À la suite des traités 2 (IV, 7), 4 (IV, 2) et 6 (IV, 8) qui avaient défini la
nature de l'âme et évoqué les difficultés qu'entraîné le soin qu'elle prend des
corps, Plotin examine ici de nouveau la question de l'unité de l'âme. Il s'agit
à tous égards d'une question classique et scolaire, que rencontrent toutes les
« psychologies » anciennes : doit-on dire de l'âme, qui exerce des fonctions
distinctes, qu'elle est une multiplicité ou une unité ? Et dans ce second cas,
quelle est l'unité qui la caractérise ?
Plotin, qui se propose de défendre l'unité de l'âme, mène ici,
conjointement, deux arguments : le premier est la défense de la thèse
platonicienne de l'homogénéité de l'âme, qu'elle soit celle de l'univers ou
celle des êtres vivants en son sein ; le second, bien plus ambitieux, est celui
de l'unité de toutes les âmes. Le huitième traité plotinien a en effet pour
originalité remarquable de ne pas s'en tenir au lieu commun de la tradition
platonicienne qui consiste à établir que l'âme est une réalité parfaitement
incorporelle, à rencontre de ce que soutiennent, de manière différente, les
écoles stoïcienne et aristotélicienne. Le traité 2 (IV, 7) avait déjà réfuté ces
dernières, en refusant la définition stoïcienne de l'âme comme un corps, et
en dénonçant les ambiguïtés de la définition aristotélicienne de l'âme
comme « entéléchie » du corps. Plotin s'appuie ici sur les acquis de ces
réfutations, en rappelant que l'âme n'est pas un corps, qu'elle est dépourvue
de grandeur, qu'elle est indivisible et qu'elle ne connaît la multiplicité que
dans la mesure où elle exerce ses facultés dans une multiplicité de corps
divisés et séparés les uns des autres. Mais ces rappels successifs, exposés de
manière scolaire, ne sont que des préalables à la défense d'une thèse
autrement plus audacieuse, qui distingue cette fois son auteur dans la
tradition platonicienne. En voulant montrer que toutes les âmes n'en sont
qu'une, Plotin conteste en effet que l'on puisse s'en tenir à ce qu'on pourrait
appeler l'« homogénéité » de l'âme. Là où les dialogues de Platon et leurs
interprètes anciens soutiennent que l'âme est une réalité générique qui
embrasse des individus homogènes composés à partir des mêmes
ingrédients et exerçant des fonctions identiques, à différents degrés, Plotin
objecte que la diversité et la multiplicité des âmes ne sont qu'apparentes ou
circonstancielles : elles n'en sont qu'une. C'est une seule et même âme qui
se manifeste de différentes manières. Il faut souligner l'originalité de cette
thèse. En notant certes qu'elle a des précédents philosophiques, puisqu'elle
est tributaire de la doctrine stoïcienne, qui insiste à sa façon sur l'unité et la
cohérence de l'univers, comme sur la manière dont une forme de rationalité
cosmique ordonne et associe toutes choses entre elles. Plotin retient
l'hypothèse de cette sympathie universelle, mais il choisit de la rapporter à
l'existence d'une réalité psychique unique, cause exclusive de l'existence et
de la mise en ordre de l'univers comme de tous les vivants qu'il contient. S'il
existe un monde, composé de parties, c'est parce que l'âme les produit et les
ordonne en exerçant en elles, séparément, ses diverses facultés. La diversité
des facultés de l'âme et la multiplicité des opérations qu'elle réalise sont
ainsi la cause de la multiplicité des formes de vie que contient le monde
dans son ensemble.
Afin de justifier une thèse dont il souligne lui-même le caractère
novateur, Plotin accorde dans ce traité une attention considérable aux
objections qu'elle ne manquera pas de susciter chez des auditeurs et des
lecteurs aussi bien stoïciens que platoniciens. Car s'il convient de rappeler
aux premiers que l'âme n'est pas un corps, il faut encore expliquer aux
seconds qu'elle n'est pas une multiplicité, et que l'homogénéité des âmes
n'est finalement que l'effet manifeste de l'unicité de l'âme. Cette explication,
difficile, donne son plan à l'argument du traité : Plotin expose la thèse de
l'unité de l'âme, il examine les objections qu'elle suscite, puis il en propose
enfin une justification.
Les principales objections à la thèse de l'unité de l'âme sont de deux
ordres : elles tiennent d'une part à la diversité des formes de vie, c'est-à-dire
à l'existence d'une multiplicité d'êtres vivants (et donc animés) distincts les
uns des autres, et d'autre part à la diversité des facultés ou puissances de
l'âme au sein des mêmes individus. Les difficultés relatives à la diversité
des êtres vivants sont sans doute les plus faciles à résoudre. Elles ont en
effet déjà été évoquées dans les précédents traités, et Plotin dispose en la
matière d'un argument doctrinal désormais bien établi : s'il existe une
multiplicité d'êtres animés différents les uns des autres, c'est parce que les
corps que l'âme anime les uns indépendamment des autres ne sont pas
identiques, de sorte qu'une même âme animera différemment des corps
différents. La diversité et la multiplicité sont ainsi le fait des corps, et non
de l'âme (chap. 1, 13-19, puis chap. 5, 1-7). Cet argument est proprement
fonctionnel : l'âme est un agent unique, qui exerce ses facultés
différemment dans des corps différents. La véritable difficulté tient en
revanche à la multiplicité des facultés psychiques. Lorsque Plotin rappelle
que les vivants sont des « composés » d'âme et de corps, c'est pour
démontrer que les espèces et les individus diffèrent les uns des autres non
pas du point de vue de l'âme, une et la même en chacun d'eux, mais
seulement du point de vue du corps, dont la constitution varie. Mais cette
diversité des composés vivants ne suffit pas à expliquer que l'âme n'exerce
pas les mêmes facultés dans tous les corps. Comme Plotin le voit bien, la
thèse des platoniciens qui affirment que les âmes sont toutes des réalités
incorporelles de même nature se heurte toujours à cette difficulté : toutes les
âmes n'accomplissent pas, selon les vivants, une seule et même fonction.
Les plantes sont dépourvues de la sensation, qui est une faculté psychique,
et tous les animaux n'exercent pas la raison, alors même que cette dernière
est définie comme la fonction directrice de l'âme. Plus encore, parmi les
vivants humains, dont les corps sont pourtant semblables, les facultés
rationnelles ou même sensitives ne s'exercent pas à l'identique. Comment
défendre la thèse de l'unité de l'âme dans ces conditions ? En soutenant,
explique Plotin, que cette diversité n'est aucunement le signe qu'il existe
différentes âmes exerçant des facultés différentes, mais tout au contraire la
preuve qu'une âme unique exerce ses facultés de multiples façons,
produisant ainsi autant d'individus vivants. Chaque forme de vie dans le
monde sensible correspond ainsi à une manière pour l'âme de prendre soin
de ses multiples produits corporels, et chacune des âmes individuelles n'est
donc que l'une des modalités d'exercice des facultés d'une âme unique.
Voilà ce qui permet à Plotin d'affirmer que « ce n'est pas parce que l'âme a
plusieurs puissances qu'elle n'est pas une » (chap. 3, 16-17).
L'argument du traité n'épuise pas, loin s'en faut, le traitement de toutes les
questions qu'il rencontre. Il reviendra à l'ensemble que composent les traités
27-29 (IV, 3-5) de les examiner avec plus d'attention, et d'expliquer
notamment comment les âmes individuelles atteignent, alors même qu'elles
ne sont toutes qu'une seule et même âme, un certain degré d'autonomie ou
de réflexion. Ici, Plotin se contente d'établir l'unité de toutes les âmes en
affirmant qu'elles sont autant d'empreintes et d'images, dans les corps, d'un
même sceau (chap. 4, 18-26), ou encore autant de théorèmes d'une science
unique, qui se déploie à travers chacun d'eux et que chacun d'eux suppose
tout entière (chap. 5, 7-28 ; Plotin reprendra souvent cette comparaison
déterminante dans les traités ultérieurs). Mais il soutient aussi bien, en
même temps, que les âmes individuelles sont produites par l'âme du monde
dont elles proviennent, tout comme l'âme du monde est elle-même issue de
l'Âme unique et réelle qui demeure dans l'intelligible (et que l'on appelle par
commodité l'Âme « hypostase »). De sorte que les traités ultérieurs devront
se mesurer à ce qui est, à tout le moins, l'ambiguïté de la thèse plotinienne :
comment expliquer que les âmes individuelles procèdent de l'âme du monde
sans pourtant en être distinctes ?
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ
1. Tout comme nous avons dit de l'âme de chaque individu qu'elle est une
parce qu'elle est tout entière présente en tout lieu du corps, et que c'est de
cette manière qu'elle est réellement une, n'ayant pas telle partie d'elle-même
dans cet endroit du corps, telle autre là-bas dans cet autre endroit 2, parce
que dans les êtres pourvus d'organes des sens l'âme est présente de cette
façon 3, [5] et qu'en tout lieu dans chaque partie des plantes elle 4 est tout
entière présente, est-il possible de soutenir, de la même manière, que mon
âme, ton âme et toutes les âmes n'en sont qu'une 5 ? Et, dans l'univers, l'âme
qui est en toutes choses n'est-elle pas unique, puisqu'elle n'est pas divisée
comme l'est une masse, mais qu'elle est la même en tout lieu ? Pour quelle
raison, en effet, l'âme qui est en moi serait-elle une, tandis que l'âme qui est
dans l'univers ne le serait pas ? Là-bas, en effet, il n'y a ni masse [10] ni
corps 6. Si donc c'est de l'âme de l'univers que viennent mon âme et la
tienne 7, et si cette âme est une, il faut aussi que ces âmes soient une. Mais
si l'âme de l'univers et mon âme viennent d'une âme qui est une 8, il faut
encore que toutes les âmes n'en soient qu'une. Eh bien ! quelle est cette âme
qui est une ?
Mais, avant de répondre à cette question, il faut dire s'il est correct de
soutenir que toutes les âmes n'en sont qu'une, comme c'est le cas de l'âme
de chaque individu. [15] N'est-il pas en effet absurde de soutenir que mon
âme et celle d'un autre individu quelconque n'en font qu'une ? À supposer,
en effet, que j'ai une sensation, un autre devra aussi la percevoir ; si je suis
bon, cet individu devra être bon ; si j'ai un désir, il devra l'avoir ; et de façon
générale, nous devons éprouver les mêmes affections l'un que l'autre et que
l'univers, de sorte que, si j'éprouve une affection, l'univers devra l'éprouver
en même temps que moi. [20] Et comment, s'il n'y a qu'une seule âme, peut-
il y avoir une âme rationnelle et une âme irrationnelle, une âme dans les
animaux et une âme dans les plantes 9 ? Pourtant, une fois de plus, si nous
n'admettons pas cette thèse, l'univers ne sera pas un et on ne pourra
découvrir le principe unique des âmes 10.
2. Tout d'abord donc, si mon âme et celle de quelqu'un d'autre n'en sont
qu'une, il n'est pas vrai pour autant que le composé soit le même pour nous
deux 11. Ce qui est le même dans un cas comme dans l'autre n'éprouvera pas
les mêmes affections dans chacun des deux cas 12. Il en va comme pour
l'homme en moi qui suis en mouvement. Car il sera en [5] moi qui suis en
mouvement et en toi qui n'es pas en mouvement 13 : il sera en moi en
mouvement, en toi au repos. Et il n'est en effet ni absurde ni même
paradoxal 14 de soutenir que la même chose est en moi qui me meus et en toi
qui ne te meus pas. Bien sûr, il n'est pas nécessaire que, lorsque j'ai une
sensation, quelqu'un d'autre éprouve en tout point la même. Car, dans un
corps unique, ce n'est pas davantage une main qui sent [10] la sensation qui
affecte l'autre, mais c'est l'âme qui est dans tout le corps. Certes, si tu devais
toi aussi connaître ce qui m'affecte, il faudrait qu'une chose existe à partir
de nous deux, un corps uni. Des âmes unies de cette façon éprouveraient
chacune la même chose. Mais par ailleurs, il faut prêter attention au fait
que, même parmi celles qui ne se produisent que dans un seul et même
corps, beaucoup de choses échappent à l'ensemble du corps ; et cela est
d'autant plus vrai [15] lorsque le corps est d'une grandeur considérable,
comme c'est le cas, dit-on, des animaux marins de grande taille chez
lesquels, quand une partie du corps éprouve une affection, aucune sensation
n'est perçue par le corps en son entier en raison du peu d'importance du
mouvement transmis 15. [20] Dès lors, il n'est pas nécessaire, lorsqu'une
seule partie éprouve une affection, que la sensation atteigne l'ensemble du
corps et chacune de ses parties, même si elle résulte d'une impression
nette 16. Il n'est toutefois pas absurde de soutenir qu'il existe une affection
commune, et il ne faut pas non plus refuser de le reconnaître, mais il n'est
pas nécessaire qu'il s'agisse d'une impression sensible. Que la vertu soit en
moi et que le vice soit en quelqu'un d'autre, cela n'est pas absurde, s'il est
vrai qu'il n'est pas impossible que la même chose soit en mouvement chez
l'un et en repos chez l'autre 17. Car nous ne voulons pas dire non plus que
l'âme est une au sens où elle n'aurait absolument pas [25] part à la pluralité
– cela en effet doit être attribué à la nature supérieure 18 –, mais qu'elle est
une et plusieurs 19 et qu'elle participe de « la nature divisible qui devient
dans les corps » et en outre de la nature « indivisible » 20, de sorte qu'il faut
dire de nouveau qu'elle est une. Mais tout comme en moi l'affection qui
survient dans telle partie [30] ne domine pas nécessairement l'ensemble,
alors que ce qui survient dans l'élément qui domine 21 provoque un effet
dans cette partie, de même les influences que l'univers exerce sur chacun
d'entre nous sont beaucoup plus évidentes, puisque des individus éprouvent
en beaucoup de lieux les mêmes affections que le tout, tandis qu'on ne voit
pas bien si les influences qui dépendent de nous ont un effet sur l'univers 22.
3. Bien entendu, la raison enseigne, à partir de faits contraires, que nous
partageons nos affections les uns avec les autres et que, en nous voyant,
nous partageons nos peines, nous sommes apaisés et naturellement conduits
à nous aimer 23. Mais si des incantations et de façon générale [5] des
procédés magiques nous rapprochent et nous font partager des affections à
distance 24, c'est sans aucun doute le fait d'une âme unique. Une formule dite
à voix basse exerce une influence à distance, et fait que l'entend celui qui se
trouve en un lieu dont l'éloignement est inconcevable. Tout cela nous
permet de comprendre que toutes les choses sont une, parce que l'âme est
une.
– [10] Mais alors comment se fait-il, si l'âme est une, qu'il y ait une âme
rationnelle, une autre irrationnelle et une autre encore, végétative ?
– C'est parce que ce qui est indivisible en elle doit être mis au rang de la
raison, car ce qui est indivisible en elle n'est pas divisé dans les corps 25,
tandis que ce qui est divisé dans les corps se trouve, même en étant un et le
même, divisé dans les corps en y procurant partout la sensation ; [15] il faut
poser que c'est là une puissance différente de l'âme, et que ce qui en elle est
en mesure de façonner et de fabriquer des corps est encore une puissance 26.
Et ce n'est pas parce que l'âme a plusieurs puissances qu'elle n'est pas une.
Car dans la semence aussi il y a plusieurs puissances, et la semence reste
une 27. Et de cette semence qui est une viennent plusieurs choses.
– Pourquoi donc toutes ces puissances ne sont-elles pas partout ?
– Eh bien, dans le cas de l'âme qui reste une, [20] même si on dit qu'elle
est partout dans le corps, la sensation n'est pas semblable dans toutes les
parties, la raison n'est pas dans l'ensemble, et la puissance végétative se
trouve aussi dans des parties qui n'ont pas la sensation. Et pourtant, elle
retourne rapidement à l'unité, lorsqu'elle se retire du corps 28. Et la puissance
nutritive, si elle vient de l'univers, tient aussi quelque chose de cette âme-là.
– Pourquoi donc la puissance nutritive ne procède-t-elle pas de notre
âme ? [25]
– Parce que la partie de l'univers qui est nourrie est aussi celle qui subit la
sensation 29, tandis que la sensation qui porte des jugements en s'aidant de
l'intellect appartient à chacun, et pour elle il n'était pas besoin de façonner
ce qui est façonné par l'univers. La puissance nutritive en effet se mettrait à
façonner même si elle n'était pas obligée d'être dans cet univers 30.
4. Eh bien, cela a été dit pour que l'on ne s'étonne pas du retour de l'âme
vers l'unité 31. Mais notre raisonnement se demande encore de quelle façon
l'âme est une. Est-ce en effet parce qu'elles viennent d'une seule âme, ou
bien parce que toutes n'en sont qu'une ? Et à supposer qu'elles viennent
d'une seule âme, est-ce que cette âme est divisée en parties ou bien est-ce
que, tout en restant entière, elle n'en produit pas moins [5] d'elle-même
plusieurs âmes ? Et comment, alors qu'elle demeure ce qu'elle est 32, saurait-
elle produire plusieurs âmes ? Appelons-en au dieu pour qu'il vienne à notre
aide 33 et disons qu'il doit y avoir une âme qui est antérieure, s'il y en a
plusieurs, et que c'est de cette âme qui est une que doivent venir les âmes
s'il est vrai qu'elles sont plusieurs. Si donc il s'agissait d'un corps 34, il serait
nécessaire que les âmes qui sont plusieurs viennent à l'existence [10]
comme des parties de ce corps, chacune étant une réalité totalement
différente 35. Et si l'âme était homéomère 36, toutes les âmes auraient une
forme semblable, parce qu'elles comporteraient dans leur ensemble une
seule et même forme, tout en étant différentes par leurs masses. Et si elles
tenaient le fait qu'elles sont des âmes des masses constituant leur substrat,
elles seraient différentes les unes des autres ; mais si elles tenaient le fait
qu'elles sont des âmes [15] de la forme, c'est par la forme qu'elles ne
seraient qu'une 37. C'est dire que c'est une seule et même âme qui subsiste
dans une pluralité de corps et que, avant cette âme unique qui se trouve
dans une pluralité de corps, il en existe encore une autre qui, elle, ne se
trouve pas dans une pluralité de corps, mais de laquelle vient l'âme unique
qui se trouve dans une pluralité de corps, et qui est comme l'image partout
répétée d'une âme unique restant dans son unité, comme si plusieurs
morceaux de cire recevaient l'empreinte d'une seule [20] bague 38. Dans le
premier cas donc, l'âme qui est une s'épuiserait en allant vers la pluralité,
alors que dans le second cas il faut dire que l'âme est un incorporel. Et
même si elle était une affection, il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'une
seule qualité soit produite dans plusieurs choses à partir d'une chose unique.
Et même si par ailleurs l'âme était un composé, [25] cela n'aurait rien de
surprenant. Mais la thèse que nous posons à présent est que l'âme est
incorporelle et qu'elle est une réalité.
1. Sur le titre, voir P. Henry, Études plotiniennes. Tome I : Les états du texte
de Plotin, p. 19, qui explique que le titre original était bien « Si toutes les
âmes… » (Ei hai pâsai…) et non pas « Sur le fait que… » (Perì toû…).
2. Le même argument était exposé dans le traité 4 (IV, 2), 1, 68-76, où
Plotin, citant Timée, 35a, explique que l'âme n'est divisible que « dans les
corps », qui la reçoivent sur le mode de la division, sans qu'elle perde
toutefois son indivisibilité.
3. La faculté sensitive (aisthētikón) se manifeste dans tout le corps et ne se
trouve attachée à aucune partie du corps en particulier. Plus précisément, elle
n'est pas exclusivement attachée aux organes des sens ; sur ce point, voir les
explications de H.J. Blumenthal, Plotinus’ Psychology, p. 39-43. On voit
que Plotin n'adopte pas ici la distinction platonicienne des trois puissances
de l'âme, mais qu'il suit Aristote en distinguant quatre fonctions psychiques
(comme l'enseigne le traité aristotélicien De l'âme, II, 2, qui distingue les
facultés nutritive, sensitive, appétitive (ou motrice) et intellective).
4. Il s'agit de la faculté végétative (phutikón) de l'âme. Cette faculté assure
les fonctions de nutrition (threptikón), de croissance (auxētikón) et de
génération (gennētikón). H.J. Blumenthal en donne une présentation
détaillée dans Plotinus’ Psychology, p. 26-30.
5. La première question portait sur l'unité et l'indivisibilité de chaque âme.
La seconde porte sur l'unité qu'on pourrait dire « externe » et qui concerne
donc l'unité de toutes les âmes entre elles.
6. Le lieu que désigne ce « là-bas » est le monde intelligible, auquel l'âme
appartient et qui est dépourvu de corps. Sur la distinction entre la masse et le
corps (ógkos et sôma), voir l'article de L. Brisson, « Entre physique et
métaphysique. Le terme ógkos chez Plotin, dans ses rapports avec la matière
(húlē) et le corps (sō̂ma) ». La masse et le corps sont pourvus de grandeur
(mégethos), et cette dernière implique la divisibilité. Tel n'est pas le cas de
l'âme.
7. Dans le Timée de Platon, en 41d-42a, il est dit du divin démiurge qu'il
fabrique toutes les âmes à partir d'un même mélange. Plus exactement, les
âmes des vivants terrestres sont fabriquées à partir des restes du mélange qui
a servi à la fabrication de l'âme du monde. Plotin retient l'hypothèse d'une
unité de provenance, en soutenant à son tour que les âmes des vivants sont
issues de l'âme du monde, et qu'elles sont une seule et même chose, comme
va l'expliquer le début du chapitre 5.
8. Il s'agit de ce qu'on appelle communément « l'Âme hypostase », c'est-à-
dire de l'âme unique dont sont issues toutes les autres âmes.
9. Plotin s'adresse deux objections. La première : s'il n'y a qu'une seule âme,
pourquoi tous les vivants n'éprouvent-ils pas les mêmes sensations ? Puis la
seconde : s'il n'y a qu'une seule âme, comment expliquer alors la différence
considérable qui distingue les plantes des autres vivants, et en général, une
hiérarchie entre les vivants ? Selon Plotin, les plantes (phutá) ne connaissent
que la forme de vie la plus basse (voir le traité 46 (I, 4), 1, 18-19), et l'âme
n'exerce en elles que la faculté végétative (comme le disait le Timée, 76e-
77a). Les plantes sont dépourvues de la sensation, qui est en revanche
commune à tous les autres vivants.
10. La découverte de ce principe est le véritable enjeu des questions qui
précèdent, puisqu'elle leur offre leur commune réponse : l'unité des âmes
sera en effet démontrée lorsqu'on aura établi qu'elles procèdent toutes d'un
même principe (l'Âme unique qui fait partie de l'intelligible), et qu'aucune
des âmes ne s'en sépare véritablement.
11. Le « composé » est le vivant (composé d'une âme et d'un corps). Plotin y
revient notamment dans les traités 27 (IV, 3), 26, 1-3, et 39 (VI, 8), 2, 13.
12. L'âme est bien ce qui est identique dans tous les composés, c'est-à-dire
dans tous les vivants. L'affection (páthos) est pour sa part l'effet d'un certain
rapport de l'âme et du corps (voir les explications de H.J. Blumenthal,
Plotinus’ Psychology, chapitre 3). Dans la mesure où chaque corps comporte
des parties et parce que les corps sont différents les uns des autres, la
multiplicité des affections peut donc être établie sans qu'on nie l'unité de
l'âme.
13. On peut choisir de lire ici une allusion à la pratique scolaire de Plotin : le
maître va de long en large, parmi des disciples immobiles et probablement
assis.
14. Ces précautions apologétiques sont récurrentes dans le traité (on les
retrouve au chapitre 1, 15 (átopon), au chapitre 2, 20 (ouk átopon oudè
apognōstéon), au chapitre 4, ligne 1 (hōs mè thaumázein), puis lignes 23 et
25 (thaumastòn oudèn)). Il s'agit d'une rhétorique qui n'est certes pas
inhabituelle dans les écrits savants (ainsi, chez Lucrèce, des expressions « il
ne faut pas s'étonner », « il n'est pas étonnant » : non est mirabile, II, 308, ou
non est mirum, II, 338), mais qui souligne combien Plotin a conscience du
caractère surprenant de son propos, qui ne va en effet pas même de soi pour
un lecteur platonicien.
15. Cette théorie de la sensation est platonicienne ; elle enseigne que la
sensation n'a lieu que lorsque les impressions corporelles issues d'objets
externes produisent des modifications physiologiques qui doivent atteindre
un degré tel qu'elles puissent être perçues par l'âme (qui est alors affectée par
eux). S'agissant de Platon, voir les explications de L. Brisson, « Plato's
theory of sense perception in the Timaeus. How it works and what it
means » ; et, s'agissant de Plotin, celles de E.K. Emilson, Plotinus on Sense-
Perception. A Philosophical Study. Dans l'exemple qu'il donne, Plotin fait
probablement allusion à la baleine.
16. « Impression nette » rend diádēlon túpōi. Le terme túpos désigne
littéralement l'empreinte ou le « coup » en quoi consiste l'impression d'un
objet externe ; on le retrouve, ligne 21, avec túpōsis. Par ailleurs, diádēlon
nomme la clarté de la transmission (diádosis), qui joue un rôle indispensable
dans cette explication de la sensation comme terme de la transmission d'une
impression à travers l'ensemble du corps ; voir H.J. Blumenthal, Plotinus’
Psychology, chapitre 6.
17. C'est le cas en effet de la vertu, qui peut être en repos chez l'un, mais en
mouvement chez l'autre, selon qu'elle arrive en lui ou au contraire qu'elle le
quitte. Et l'allusion vaut bien sûr aussi pour l'exemple du marcheur, aux
lignes 4-5.
18. À l'Intellect d'abord (qui est « un-plusieurs », comme l'explique
notamment le traité 10 (V, 1), 8, 23-27), mais avant tout et surtout à l'Un (si
l'Intellect est bien « un-plusieurs », il s'agit plutôt de l'Un).
19. Voir la note précédente et la même page du traité 10, qui soutient que
l'âme est « une et plusieurs ». Plotin s'appuie pour le démontrer sur une
interprétation du Parménide dont les principaux éléments sont rappelés par
F. Fronterotta, infra, notes 56-57, p. 107-108.
20. Sur cette citation du Timée, 35a-b, très fréquente dans les traités
plotiniens, voir H. Schwyzer, « Zu Plotins Interpretation von Platon Timaeus
35a », et l'emploi qui en est fait dans le traité 4 (IV, 2), 1 (et notre note 11,
p. 181 des Traités 1-6, dans cette même collection).
21. L'expression tò kuriṓteron (la partie qui domine) désigne l'élément
rationnel, qui dirige l'âme (tò hēgemonikón) ; voir, dans le premier volume,
le traité 3 (III, 1), 2, 25-26.
22. Plotin évoque ainsi la « sympathie » (sumpátheia) universelle, qui est au
principe de l'explication stoïcienne de la réalité ; il l'a examinée avec
précision dans le traité 3 (III, 1), 5.
23. Ces exemples de bienveillance et de compassion, c'est-à-dire de
« sympathie », montrent que les individus ont des affections qui leur sont
propres avant que d'être partagées. C'est la raison pour laquelle de tels
exemples sont dits être « contraires » à ce que paraît impliquer l'unité de
toutes les âmes.
24. Dans la Vie de Plotin (10, 1-13), Porphyre rapporte l'anecdote selon
laquelle Olympius d'Alexandrie, un disciple d'Ammonius jaloux de Plotin,
cherche à attirer sur son rival l'influence maléfique des astres ; à ses dépens,
puisque, « sentant que l'entreprise se retournait contre lui-même, il
[Olympius] dit à ses familiers que si grande était la puissance de l'âme de
Plotin qu'il pouvait détourner les attaques dirigées contre lui sur ceux qui
entreprenaient de lui faire du mal ».
25. Reprise de la définition de l'âme du Timée ; voir, supra, la note 20.
26. Plotin retrouve la triple distinction platonicienne des puissances de
l'âme, ici qualifiées en d'autres termes, aristotéliciens : l'élément indivisible
est l'élément rationnel ou intellectif, dont Plotin distingue la puissance ou
faculté sensitive, puis encore la puissance végétative. Les traités 27 à 29 (IV,
3 à 5) y reviendront ; voir particulièrement 27 (IV, 3), 19.
27. Il s'agit du lógos spermatikós, de la raison séminale qui se trouve dans la
semence. Voir l'étude de L. Brisson, « Logos et logoi chez Plotin ».
28. Ce qui se produit bien sûr lors de la mort. Le sujet de la phrase est bien
l'âme, et non pas la sensation, comme le suggère H.-S.
29. Plotin songe probablement aux corps qui sont produits par l'âme
végétative (les plantes), et qui « subissent » la sensation parce qu'ils sont des
objets de sensation pour d'autres vivants, sans en être eux-mêmes des sujets.
30. La production des corps dans le monde est le fait de l'âme du monde, qui
façonne les corps en informant la matière (et c'est bien de cette âme du
monde qu'il est question ici). Plotin entend l'expliquer en refusant toutefois
le modèle démiurgique du Timée platonicien, qui conduirait à faire de l'âme
un artisan, produisant en dehors de lui un objet. Au contraire, soutient ici
Plotin, la « puissance nutritive » ou « végétative » de l'âme du monde (c'est-
à-dire la « nature ») produit de toute nécessité et sans délibération
intellectuelle.
31. Voir le traité 3 (III, 1), 1, 9-12 et le traité 30 (III, 8), 10, 20.
32. Harder a proposé de substituer mía (« unique ») à la leçon des
manuscrits, qui donnent ousía (« réalité ») ; on traduirait alors « tout en
restant unique ». Nous avons conservé le texte des manuscrits, en
comprenant que Plotin opposait cette permanence de la réalité à la sortie de
soi en quoi devrait consister une production. La ligne 3 du chapitre 5, qui
reprend la même formule, conforte ce choix.
33. Voir le traité 10 (V, 1), 7, 35-39 et, infra, la note 126, p. 198 de
F. Fronterotta ; le dieu qu'on appelle est Kronos, qui engendre Zeus tout en
l'ingurgitant et en le conservant en lui.
34. Hypothèse stoïcienne suivant laquelle l'âme est un corps. Plotin s'en
prend à cette doctrine dans le traité 2 (IV, 7), 3-83.
35. Le corps a une grandeur, ce qui le rend divisible, et un lieu ; voir la note
6.
36. Le terme « homéomère » est utilisé par Aristote pour caractériser la
doctrine d'Anaxagore (DK B1). Voir le traité 27 (IV, 3), 9.
37. Comme le vocabulaire qu'emploie Plotin l'indique, cette remarque fait
sans doute allusion à la définition aristotélicienne de l'âme qui avait été
examinée et critiquée dans le traité 2 (IV, 7), 85.
38. L'image de la bague (et plus exactement de son sceau) sur la cire est
certes un lieu commun, mais il est probable que Plotin l'emprunte au traité
De l'âme d'Aristote, II, 11, 424a19 ; on la retrouve notamment dans le traité
41 (IV, 6), 1,20.
39. Le prokheirízesthai (l'usage de ce qui est à disposition, de ce qui se
trouve « sous la main ») caractérise l'actualité, voir le traité 5 (V, 9) 7, 10, et
chapitre 6, 5.
40. Pour un usage similaire de theṓrēma, voir la Vie de Plotin (14, 8).
41. Dans la démonstration géométrique qu'est l'analyse, la fin est première,
et c'est à partir d'elle qu'on remonte à ses conditions ou antécédents (c'est-à-
dire aux moyens qu'elle implique). Aristote l'explique dans l'Éthique à
Nicomaque, III, 5, 1112b12-27.
42. Plotin fait probablement allusion ainsi au Phédon, 107a ; voir le traité 46
(I, 4), 8, 13 et 17 ; puis 15 (III, 4), 10.
TRAITÉ 9 (VI, 9)
Présentation et traduction
par
Francesco FRONTEROTTA
NOTICE
Dans le traité Sur le Bien ou l'Un, Plotin présente pour la première fois de
manière systématique sa théorie du premier principe, selon laquelle il faut
admettre une réalité absolument simple et rigoureusement « une » au-delà
du monde intelligible et de l'Intellect. L'introduction de ce principe
représente, comme on le sait, l'innovation philosophique fondamentale
qu'apporte Plotin à la tradition platonicienne précédente, qui établissait pour
sa part un Intellect « démiurgique » au principe de toutes choses, en lui
donnant pour fonction de « penser » les Formes intelligibles, ces
« modèles » éternels à partir desquels l'Intellect divin produit le monde
sensible. Mais c'est précisément le constat de la multiplicité et de la
pluralité des intelligibles qui conduit Plotin à poser un principe antérieur et
réellement simple, en tenant que l'unité est toujours antérieure à la
multiplicité qu'elle produit.
Le titre du traité, probablement choisi par Porphyre, établit d'emblée la
correspondance ou l'équivalence de l'Un et du Bien, en adoptant ainsi
l'usage traditionnel qui voulait qu'on désigne le principe de toutes choses au
moyen de ses attributs. Il indique encore l'exigence « éditoriale » que
voulait satisfaire Porphyre en donnant ainsi, dans l'ultime traité de la
dernière des Ennéades, un résumé complet et systématique de la doctrine du
maître, qui fût aussi, dans ses derniers chapitres, une exhortation destinée à
inviter les disciples et les lecteurs à remonter jusqu'au premier principe pour
le contempler et, enfin, s'y unir.
Dans les chapitres 1-4, Plotin propose une première description de cette
« remontée » vers le premier principe, qui repose sur une présentation
d'ensemble des niveaux dont la réalité se compose et qu'il faut
successivement franchir afin de parvenir jusqu'à lui. Cette description est
ensuite reprise avec beaucoup plus de détails dans les chapitres 5-11.
Comme l'a remarqué Pierre Hadot (dans son Introduction au Traité 9,
p. 18), ce procédé de « reprise » n'est pas inhabituel chez Plotin, car il
permet « de donner une première ébauche de solution à un problème, puis
une solution plus approfondie ». La structure du traité 9 peut donc être
divisée en deux parties inégales quant à leurs dimensions : la première, qui
comprend les chapitres 1 à 4, puis la seconde, qui comprend les chapitres 5
à 11. Ces deux parties ont un même thème de recherche et parcourent les
mêmes étapes qui doivent conduire le lecteur à la découverte et à la
contemplation de l'Un.
Cependant, poursuit Plotin dans les chapitres 3-4, alors même que la
condition de l'Un est telle qu'on l'a décrite, et qu'on ne devrait rien penser
ou dire de lui, nous en parlons tout de même, ne serait-ce qu'en le nommant
« Un » ou en disant par exemple qu'il est « sans forme », qu'il n'a ni qualité,
ni quantité, ni repos, ni mouvement, qu'il « précède » toutes choses et que
toutes choses « proviennent » de lui. On ne fait toutefois usage de la sorte
que d'un procédé « négatif », en disant ce qu'il n'est pas et ce que sont les
attributs qu'il ne possède pas ; ce procédé, qui est celui de la « théologie
négative », est le seul qui convienne à la supériorité absolue de l'Un. La
tradition platonicienne précédente en avait déjà fait usage, et Plotin y a déjà
brièvement recours dans le traité 7 (V, 4), 1, 4-19, lorsqu'il explique en quel
sens on peut l'appeler « Un » ; mais c'est ici, dans le traité 9, qu'il en use
comme d'une véritable méthode. Dans le traité 38 (VI, 7), 36, plus tardif,
Plotin précisera encore que cette méthode est la seule à même de « nous
instruire » sur le compte de l'Un, quand bien même elle n'est qu'une voie
« négative » qui ne permet pas plus de le décrire que de l'atteindre (voir
encore, dans les mêmes termes, les traités 32 (V, 5), 4-9 ; 49 (V, 3), 13-14).
Ce qui précède explique pourquoi, dans les dernières lignes du chapitre 3,
Plotin souligne avec insistance combien tout discours sur l'Un se révèle être
d'abord un discours sur nous-mêmes : parlant de l'Un, ce n'est pas lui que
nous désignons mais bien plutôt nos propres affections, que nous cherchons
à exprimer en paroles lorsque nous percevons les effets de son action. Il ne
s'agit donc pas d'une véritable « description » de l'Un, mais bien plutôt
d'une « exhortation » qui doit en quelque sorte conduire jusqu'à lui, d'un
« enseignement » qui doit « indiquer la route et le chemin » qui y
remontent. Voilà pourquoi, suivant cet « enseignement », notre âme
individuelle doit abandonner la connaissance sensible pour s'élever
jusqu'aux réalités supérieures, à l'Intellect et aux Formes intelligibles, en se
confiant à la connaissance intellectuelle la plus pure, parce que c'est à la
faveur de cette forme de « purification » du sensible que l'on peut « se
préparer » à la contemplation de l'Un. Mais cette contemplation, cette
« vision » de l'Un lui-même ne correspond pas à une forme de
connaissance, car l'Un est au-delà de toute forme de connaissance, y
compris la plus élevée et la plus pure ; il faut donc que, parvenue jusqu'à
l'Intellect et « purifiée » par celui-ci, l'âme « s'élance » encore au-delà de
l'Intellect et de la connaissance intellectuelle. Ce n'est qu'à cette condition
qu'elle pourra parvenir à la contemplation de l'Un, qui n'a donc pas lieu
selon la science, mais « selon une présence supérieure à la science ».
Comme Plotin le précise surtout dans le chapitre 4, l'âme doit se faire
« une », en faisant abstraction de la multiplicité qui l'entoure et dans
laquelle elle est tombée, et en retrouvant, dans son unité, l'image de l'Un qui
est en elle. La contemplation de l'Un est donc en premier lieu, pour l'âme,
une forme d'« unification » d'elle-même, une « union » avec l'Un dont elle
provient et dont elle « conserve une trace ».
Ainsi, il ne s'agit pas d'une forme de connaissance, car celle-ci, quelle
qu'elle soit, implique une distinction entre ce qui connaît et ce qui est
connu ; la vision de l'Un consiste plutôt en la « découverte » (1) de la
« présence » universelle de l'Un en toute âme et en toute chose, et, à
l'inverse, (2) de la participation à l'Un, par toute âme et par toute chose, qui
se fonde sur sa « présence » universelle et générale. C'est la raison pour
laquelle, quand elle parvient finalement au premier principe, l'âme est
d'abord confuse, car, au lieu d'un « objet » de contemplation au sens propre,
elle ne rencontre qu'elle-même, sa réalité la plus intime et la plus
authentique qui coïncide avec l'origine et la source d'où elle est née. Libérée
de tout « poids » sensible et de tout obstacle corporel, elle fait alors
l'expérience véritable de l'« omniprésence » de l'Un, qui lui est « présent »
et qui est « présent » partout et en toute chose, sauf en celles qui, en restant
dans la multiplicité et dans la dispersion du monde sensible, ne se préparent
pas à le reconnaître ; l'âme retrouve ainsi « la condition où l'on était quand
on est venu de lui », c'est-à-dire l'unité originaire, simple et absolue, du
tout. Cette expérience, qui n'est plus connaissance, peut être comparée à la
passion amoureuse de l'amant qui, « en regardant l'objet de son amour,
trouve son repos en lui ».
Mais le discours sur l'Un et l'allusion trop rapide à l'expérience de l'union
avec le premier principe doivent être repris de manière plus approfondie.
C'est ce à quoi s'attache Plotin à partir du chapitre 5, en s'adressant
justement à ceux qui pourraient « négliger nos discours ». Ainsi commence
la seconde partie du traité 9, où Plotin se propose de reprendre son enquête
sur le premier principe avec davantage de détails. Dans le chapitre 5, c'est la
structure du réel qui est de nouveau examinée. S'il existe quelque chose au-
delà des corps et du sensible, quelque chose qui ordonne et dirige les corps
et toute chose sensible, ce ne peut être que l'Âme. Mais l'Âme possède de
toute évidence la vertu et la capacité de raisonner, elle se sert, dans ses
raisonnements, des Formes intelligibles, elle parvient à articuler un discours
scientifique ; et ce n'est pas l'Âme qui produit les Formes intelligibles et les
vertus, car celles-ci sont plutôt la « condition » de l'activité rationnelle de
l'Âme. Il faut donc qu'il y ait une réalité supérieure et antérieure à l'Âme,
qui lui fournisse la « cause » de son être et l'objet de son activité : l'Intellect,
qui, comme l'a déjà expliqué le traité 5 (V, 9), notamment aux chapitres 5-9,
est en lui-même un monde intelligible qui comprend toutes les Formes dans
son unité. Or, tout en étant une réalité « unique », l'Intellect manifeste déjà
un certain degré de pluralité en raison de la multiplicité des Formes qu'il
contient en lui-même, ce qui l'empêche d'être le premier principe qui doit
être absolument simple et « un ».
C'est ainsi que se trouve encore justifiée l'hypothèse d'une réalité
supérieure et antérieure à l'Intellect, l'Un, qui est la cause et le principe de
l'Intellect, de l'Âme et de toutes choses. Comme Plotin l'a déjà dit dans les
chapitres 3-4 en se servant de la méthode qualifiée par nous de « théologie
négative », le statut de l'Un est tel qu'il ne possède aucun attribut et que le
nom même d'« Un » n'indique pas que le prédicat de l'unité lui appartienne.
Le seul moyen de le connaître, dans une certaine mesure, est de le
considérer non pas en lui-même, mais à partir de ses « produits », des
réalités qu'il engendre. Toutes les analogies auxquelles on pourrait avoir
recours afin d'évoquer sa nature parfaitement « une », en choisissant par
exemple de la comparer à l'unité de la monade ou du point géométrique, se
révéleraient insuffisantes, car, comme l'explique le chapitre 6, chacune des
unités que nous pouvons concevoir au moyen de la raison reste une unité
quantitative obtenue au moyen d'un processus de « division » et de
« soustraction » : tel ne saurait être le cas avec l'Un, dont la puissance est
illimitée, de sorte que rien ne lui manque et qu'il n'a besoin de rien.
Absolument autarcique, l'Un n'occupe aucun lieu ni ne se situe dans le
temps ; il n'a aucun désir ni aucune volonté de quoi que ce soit ; il n'y a
aucun bien pour lui, pas plus qu'il n'y a en lui de pensée ou de connaissance
de quoi que ce soit, car rien n'existe qu'il puisse penser ou connaître dans la
mesure où il n'a en lui aucune forme d'altérité ou de pluralité : toutes ces
choses lui sont postérieures et inférieures, car c'est lui qui les engendre. En
revanche, les réalités engendrées ont besoin de ce qui les a produites, elles
le désirent, justement parce qu'elles manquent de l'unité originaire dont
elles proviennent. Leur principe est donc, pour elles, le Bien suprême
qu'elles veulent connaître et auquel elles pensent, précisément parce qu'elles
en sont désormais distinctes.
Compte tenu de son statut, peut-on encore dire de l'Un qu'il est la
« cause » des autres choses et du tout qu'il engendre ? C'est là, de toute
évidence, le problème philosophique majeur qu'abordent les chapitres 5 et
6. Plotin avait déjà précisé, dans les dernières lignes du chapitre 3, que le
fait d'affirmer de l'Un qu'il est une « cause » n'implique en aucune façon
qu'on doive lui reconnaître un attribut, en l'occurrence celui d'être « cause »
de quelque chose. L'Un ne possède aucun attribut ; mais c'est en revanche
notre cas, car nous sommes « causés » par lui. Dans le chapitre 6, le même
argument est défendu par deux fois : bien que « cause » des autres choses,
l'Un ne peut pas coïncider avec les choses qu'il produit, car « ce qui est
cause n'est pas identique à ce qui est causé » (chap. 6,1. 54-55). Fidèle aux
préceptes méthodologiques de la « théologie négative », Plotin distingue
donc le point de vue qui est le nôtre, selon lequel nous pouvons bien
affirmer que nous sommes des « effets » causés par l'Un qui ainsi est
« cause » de nous, et le point de vue, pour ainsi dire, de l'Un lui-même,
selon lequel il ne saurait être une cause. L'Un, sans manifester aucun désir
ni aucune action volontaire, produit toutes choses sans subir aucune
diminution de lui-même, sans être affecté d'aucune manière par son activité
de production, mais simplement, comme le diront mieux les traités 10 (V,
1), notamment chapitre 6, et 11 (V, 2), chapitre 1, par sa « surabondance »
illimitée.
Ce double point de vue confronte le traité à une ambiguïté, qui était du
reste déjà présente dans la conception platonicienne de la « causalité » des
Formes intelligibles (voir par exemple Phédon, 100d ; Banquet, 211b ;
Parménide, 130e-131a ; 133a-135b). Les Formes platoniciennes sont, sur le
plan de la réalité sensible, les « causes » de l'être et de l'ordre sensibles
parce qu'elles possèdent les qualités qu'elles attribuent aux choses
sensibles ; mais en elles-mêmes et par elles-mêmes, elles restent
radicalement séparées et différentes de la réalité sensible qu'elles doivent
ordonner et « causer ». De la même façon, l'Un plotinien est, de notre point
de vue, une cause, puisque nous dérivons de lui et que nous lui devons tous
nos attributs et toutes nos qualités, qui doivent donc se trouver
originairement en lui, alors qu'en lui-même il n'est pas une cause et que,
dépourvu d'attribut, il reste complètement différent des « effets » qu'il
produit et auxquels il ne peut évidemment pas donner des attributs qu'il ne
possède pas. On le voit, la conception de la « causalité » du premier
principe que défend Plotin (à la suite de Platon) est telle que la « cause »
qui produit toutes choses et tous les effets possibles, si elle est bien engagée
dans son activité de production au point d'apparaître comme la cause
« directe » et « immédiate » de toutes choses, reste cependant différente et
séparée de ce qu'elle produit, parfaitement autarcique et en aucune manière
diminuée par son activité de production, comme si elle n'était que la « cause
finale » vers laquelle tendent ses « produits ». C'est ce qui permet à Plotin
de conclure le chapitre 6 en soutenant que, tout en étant dépourvu de
pensée, l'Un peut être la cause directe de la pensée dans les choses qu'il
engendre parce qu'il est leur objet de pensée, leur cause « finale » ; et
encore que, bien qu'il ne soit pas en lui-même le Bien suprême, il est la
cause immédiate de tout bien pour les choses qu'il engendre, parce qu'il est
la source et la fin ultime en laquelle elles peuvent trouver leur repos et leur
bonheur, leur cause « finale ». On retrouvera cette difficulté relative à la
nature et à la « causalité » du premier principe dans le traité 38 (VI, 7),
notamment aux chapitres 18-28 et 36-40, lorsque Plotin reviendra sur le
rôle de l'Un en tant que « cause » du bien et de la pensée pour toutes choses.
Nous sommes donc « causés » par l'Un, mais l'Un ne nous « cause » pas
à strictement parler, et c'est précisément ce principe de « non-réversibilité »
qui gouverne les rapports entre l'Un et ses « produits ». C'est à ce principe
que s'en remettra encore Plotin dans les traités 10 (V, 1) et 11 (V, 2), afin
d'expliquer avec davantage de précision comment l'Un produit l'Intellect et
toutes choses.
Après avoir ainsi conclu son examen relatif au statut de l'Un et à ses
relations avec ses produits, Plotin reprend dans la suite du traité la
description du parcours qui doit conduire les âmes à la contemplation du
premier principe et à l'union avec lui, à cette expérience « unitive » dont il a
été brièvement question dans les chapitres 3-4.
D'abord, dans le chapitre 7, Plotin revient sur la préparation de l'âme qui
veut parvenir à la vision de l'Un. Il faut, en premier lieu, qu'elle se libère de
tout ce qui pourrait faire obstacle à sa remontée vers son origine ; il faut
qu'elle soit comme une matière sans forme, pure et disposée ainsi à
accueillir le premier principe, en « ignorant » toutes les choses sensibles,
mais encore les Formes intelligibles et la connaissance intellectuelle, avant
de s'oublier enfin elle-même. Car ce n'est qu'en se séparant de tout ce qui lui
est « extérieur », qu'elle pourra retrouver en elle-même l'Un qui, étant
partout, est toujours présent en toutes choses. C'est la raison pour laquelle,
dans le chapitre 8, Plotin insiste sur le fait que la contemplation de l'Un
implique surtout que l'âme se consacre à la connaissance d'elle-même,
qu'elle comprenne qu'elle est comme un cercle qui tourne toujours autour
du centre qu'est l'Un, et qu'elle s'efforce alors de faire coïncider son centre
avec le centre du cercle. Car, étant de nature intelligible, l'âme n'est pas
« localement » séparée de l'Un, comme c'est le cas pour les corps qui sont
« physiquement » séparés l'un de l'autre, mais elle en est séparée à cause de
son altérité et de sa différence avec lui ; l'Un, puisqu'il n'a pas d'altérité, est
toujours présent partout, tandis que l'âme, qui est affectée par l'altérité, ne
peut être près de lui qu'en éliminant toute altérité et toute différence, pour
retrouver son identité avec elle-même et, par conséquent, avec lui. Plus
exactement, l'âme et toutes choses sont déjà « autour » de lui, mais sans en
avoir conscience, comme un chœur qui chanterait toujours autour du
coryphée sans toujours fixer ses regards sur lui. De même, ce n'est que
lorsque l'âme porte son regard sur l'Un et se consacre entièrement à lui
qu'elle vit « la vie véritable », qu'elle existe à un degré plus élevé. Car l'Un,
comme le précise le chapitre 9, n'abandonne pas ses « produits » une fois
qu'il les a engendrés, mais il les « produit » constamment, comme le soleil
produit sans cesse la lumière, sans que son activité soit jamais interrompue
ou affaiblie par quoi que ce soit.
C'est pourquoi, quand elle est « en contact » de tout son être avec l'Un,
l'âme en est « fécondée » : elle conçoit alors les choses les plus divines, elle
jouit du bien suprême, parce qu'elle est proche de l'objet le plus digne
d'amour. Plotin évoque cette condition de l'âme au moyen de deux images :
celle d'Aphrodite qui est conduite par son amour naturel et pur vers son
principe, mais qui, si elle se perd parmi les choses d'ici-bas, devient la proie
d'un amour « vulgaire » qui la pousse vers les objets les plus bas ; et celle
de la vierge qui aime son père d'un amour pur, mais qui, si elle est
« trompée par de vaines promesses de mariage », en s'éloignant de lui,
tombe dans les violences d'ici-bas. L'âme doit donc s'en tenir à un équilibre
délicat, car la remontée vers le principe est parsemée de plusieurs obstacles
qu'il lui revient d'éviter : comme le rappelle le chapitre 10, l'âme est en effet
mélangée au corps, et elle ne peut en sortir entièrement durant la vie
mortelle ; de plus, sa nature la fait raisonner « par démonstrations et
preuves », tandis que la contemplation de l'Un se situe au-delà de toute
forme de connaissance, y compris intellectuelle. Ce sont là des difficultés
remarquables pour celui qui veut entreprendre le chemin vers son principe,
car il s'agit d'une expérience, à la fois « visuelle » et « unitive », qui
suppose l'abandon définitif de tout ce qui est sensible et corporel et la
« fuite » du monde d'ici-bas ; ce n'est qu'à ces conditions que l'on pourra se
découvrir uni à l'Un, « enflammé » par sa lumière et transformé en lumière
pure, et pour ainsi dire « transfiguré », au point de ne plus pouvoir
distinguer le sujet et l'objet de la contemplation, désormais identiques. Et
comment, dans de telles conditions, peut-on encore « parler de la
contemplation si, contemplant ainsi l'Un, on se voit devenu la même chose
que lui » ? La seule comparaison qui en donne une idée est celle de la
passion amoureuse de l'amant, qui tend à l'union avec l'objet de son amour
et qui n'aspire qu'à faire un seul être avec lui.
Voilà pourquoi seul celui qui a déjà contemplé peut comprendre les
modalités et le contenu de la contemplation ; comme dans les Mystères, les
« non-initiés » ne pourront pas découvrir ce qu'elle est vraiment, si ce n'est
à la faveur d'une expérience personnelle. Cependant, affirme Plotin dans le
chapitre 11, celui qui a contemplé garde en lui-même une « image » de ce
qu'il a vu, qui peut fournir une « trace » à ceux qui voudraient en suivre
l'exemple. Il ne s'agit que d'une « image » énigmatique, que seuls les
« savants » peuvent interpréter, puisqu'elle n'est pas même une
contemplation, mais plutôt une « transfiguration », une sortie de soi-même,
une « extase » que Plotin décrit comme une « donation de soi » à l'Un, une
« simplification de soi » qui tend au « contact », à la « coïncidence » et à
l'« union » avec le premier principe. C'est une « perte de soi » qui culmine
dans l'identification avec l'Un, dans un état de repos et d'absence de tout
besoin comme de tout désir, qui ressemble à la possession divine qui
s'empare de celui qui, entré dans un temple, parvient jusqu'à la partie la plus
intérieure et la plus sacrée, dans le sanctuaire où se trouve le dieu lui-même,
pour s'unir avec lui. Et pour que l'âme puisse vraiment parcourir ce chemin
jusqu'à la « fin du voyage », elle doit oublier les choses de ce monde et
leurs faux plaisirs, pour fuir seule vers son principe, là où elle vivra la vie
« des dieux et des hommes divins ».
C'est sur cette promesse célèbre, que Plotin reprend encore, presque à
l'identique, dans le traité 49 (V, 3), 17, que s'achèvent le traité 9 et, dans
l'édition porphyrienne, l'ensemble des Ennéades.
Le traité 9, on l'a signalé au début de cette Notice, est chronologiquement
le premier où se trouve exposée la doctrine plotinienne de l'Un-Bien, du
moins d'une manière détaillée et approfondie. Il est vrai que, dans le traité 7
(V, 4), dont le titre est justement Comment vient du premier ce qui est après
le premier et sur l'Un, Plotin avait déjà posé la question fondamentale à
laquelle la doctrine de l'Un est appelée à répondre : d'où provient la
multiplicité qui existe aussi bien dans le monde sensible que dans le monde
intelligible, et faut-il admettre qu'elle est originaire ? Le traité 7 répondait à
cette question en faisant l'hypothèse d'une unité supérieure et première d'où
découle la multiplicité des êtres, mais cette hypothèse restait pour l'essentiel
sur le plan de l'explication conceptuelle d'un phénomène « factuel » :
puisque la multiplicité existe, il faut qu'il y ait par nécessité, derrière elle,
une unité antérieure qui l'engendre et qui la produit, car on ne peut penser la
multiplicité sans concevoir la totalité des unités qui la composent. Le
traité 9 va beaucoup plus loin dans cette direction, parce que Plotin s'efforce
ici de préciser la nature et le statut de cette unité originaire qu'est l'Un, sa
position et son rôle comme fondement et comme source de toutes choses et
de l'ensemble du réel, ses relations avec les réalités qui viennent après lui et
de lui, l'Intellect et l'Âme, en essayant de montrer comment et par quels
moyens il s'avère possible de parvenir à le « contempler » et, par là, à
rétablir l'union originaire avec lui. Sur tous ces points, bien que
partiellement tributaire de la tradition platonicienne antérieure et des débats
« scolaires » de son époque, Plotin donne ici à sa réflexion une forme
systématique qui ne sera plus remise en cause dans les traités postérieurs.
En effet, tout en suggérant des précisions ou des développements sur des
aspects spécifiques, les traités 38 (VI, 7), Comment la multiplicité des idées
s'est établie et sur le Bien (notamment chap. 18-28 et 36-40), et 49 (V, 3),
Sur les hypostases qui ont la faculté de connaître et ce qui est au-delà
(notamment chap. 16), reprendront beaucoup plus tard la doctrine de l'Un-
Bien sans en modifier de manière substantielle le contenu, la forme ni le
caractère philosophiques.
Plusieurs problèmes restent évidemment sans solution dans le traité 9 :
pourquoi et comment l'Un produit-il les réalités qui lui sont inférieures ?
Comment se déroule la « procession » des trois « hypostases », l'Intellect
qui dérive de l'Un, et l'Âme qui dérive de l'Intellect ? Quelles sont les
raisons et les modalités de cette « production » de toutes choses ? Comment
concilier la « dégradation » ontologique qu'implique ce processus de
« production » de toutes choses avec le désir « naturel » qui fait que toutes
choses tendent nécessairement à récupérer l'union originaire avec leur
principe et l'unité absolue du tout ? À toutes ces questions, que le traité 9
laisse sans réponse, sont consacrés les traités 10 (V, 1) et 11 (V, 2) qui le
suivent immédiatement et qui constituent avec lui une « série » presque
unitaire, dans laquelle Plotin présente, dans une forme systématique qui
manifeste déjà les traits essentiels de sa maturité philosophique, ses
réflexions sur le premier principe, sur son activité de production des réalités
inférieures, et sur l'ordre et la continuité du réel qui est structuré selon la
succession des trois « hypostases », l'Un, l'Intellect et l'Âme.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ
1. C'est en vertu de l'unité que tous les êtres sont des êtres 1, aussi bien
ceux qui sont des êtres au sens premier du terme que ceux qui sont dits être
de quelque manière parmi les êtres. Et en effet, qu'est-ce qui pourrait être,
sans être un ? Car, dépourvues de l'unité, qui se dit d'elles, les choses que
voici ne sont pas 2 : assurément, il n'y a pas d'armée, si elle n'est pas une,
pas de chœur ou de troupeau 3, s'ils ne sont [5] pas uns. Mais pas non plus
de maison ou de navire, s'ils n'ont pas l'unité, parce que la maison est une et
le navire un, et s'ils perdaient l'unité, la maison ne serait plus une maison ni
le navire un navire. Il n'y aurait donc pas de grandeurs continues, si l'unité
n'était présente en elles ; car c'est un fait que, si elles sont divisées, elles
changent d'être dans la mesure où elles perdent l'unité 4. Et il en va de même
encore pour [10] les corps des plantes et des animaux ; étant donné que
chacun d'entre eux est un, s'ils fuient l'unité en se fragmentant dans une
multiplicité, ils perdent la réalité qui était la leur et qu'ils possédaient, et ne
sont plus ce qu'ils étaient ; ils deviennent d'autres choses, et ces choses aussi
ne sont que pour autant qu'elles sont unes 5. Et la santé se produit quand le
corps est coordonné dans l'unité ; la beauté quand l'unité en tient unies [15]
les parties 6 ; et la vertu pour l'âme, quand, s'orientant vers l'unité et un
accord unique, elle se trouve unifiée 7.
– Mais alors, puisque c'est l'Âme qui conduit toutes choses à l'unité, en
les produisant, en les façonnant 8, en leur donnant la figure et l'ordre, faut-il
dire, une fois parvenu à l'Âme, que c'est elle [20] qui dispense l'unité et que
c'est elle qui est l'unité ?
– Ne faut-il pas plutôt admettre que, tout comme elle dispense aux corps
bien d'autres choses qui sont différentes d'elle, par exemple la figure et la
forme, sans être elle-même ce qu'elle donne, de la même manière, s'il est
vrai qu'elle donne aussi l'unité, elle la donne comme quelque chose de
différent d'elle, et que c'est en tournant son regard vers l'unité qu'elle rend
chaque chose une 9, tout comme elle produit l'homme [25] en contemplant
l'Homme 10 et en saisissant, avec l'Homme, l'unité qui est en lui 11. En effet,
parmi les choses dont on dit qu'elles sont unes, chacune est une dans la
mesure où elle possède ce qu'elle est 12, de sorte que les choses qui « sont »
moins ont moins d'unité, tandis que les choses qui « sont » plus ont plus
d'unité 13. Et l'Âme aussi, qui est différente de l'unité, a plus d'unité dans la
mesure où elle est plus véritablement ; [30] mais elle n'est certainement pas
l'unité elle-même 14. Car l'âme est une, et l'unité en est donc en quelque
sorte un accident ; mais l'âme et l'unité sont deux choses distinctes, tout
comme le sont le corps et l'unité 15. Et ce qui est divisé en parties, comme un
chœur, est ce qu'il y a de plus éloigné de l'unité, tandis que ce qui est
continu en est plus proche 16 ; l'âme en est encore plus proche, parce qu'elle
en participe elle aussi. Mais si quelqu'un voulait montrer que l'Âme et
l'unité sont la même chose, [35] et cela parce que, si elle n'était pas une,
l'Âme ne pourrait même pas être, il faudrait dire d'abord que les autres
choses aussi sont, chacune, parce qu'elles sont unes, mais que l'unité reste
différente d'elles : en effet, le corps et l'unité ne sont pas la même chose,
mais le corps participe à l'unité 17. Il faudrait dire ensuite que l'âme est
multiple, même celle qui est une 18, bien qu'elle ne soit pas composée [40]
de parties. Il y a en effet beaucoup de facultés en elle qui sont tenues
ensemble par l'unité comme par un lien : raisonner, désirer, percevoir 19.
Certes l'âme, parce qu'elle est elle-même une, introduit l'unité dans les
autres choses aussi, mais elle reçoit elle-même l'unité d'un autre 20.
2. Doit-on dire, alors, que, pour chacune des choses dont l'unité n'est que
celle de ses parties, sa réalité n'est pas identique à l'unité, tandis que, dans le
cas de ce qui est totalement et de sa réalité, la réalité, ce qui est et l'unité
sont identiques, de sorte que, si l'on découvre ce qui est, alors on a aussi
découvert l'unité, car la réalité elle-même est identique à l'unité 21 ?
– Dans ce cas, si la réalité est l'Intellect, l'Intellect est aussi [5] l'unité,
puisqu'il est ce qui est primordialement et qu'il est primordialement un. Il
donne ainsi l'être aux autres choses dans la mesure même où il leur donne
l'unité. Que pourrait-on dire qu'est l'unité, en effet, si elle n'est pas ces
choses 22 ? Ou bien l'unité est identique à l'être – « homme » et « un
homme », [10] c'est en effet la même chose 23 –, ou bien l'unité est comme
un nombre qui correspond à chaque chose, et comme on dit « deux » de
deux choses, de même on dit « un » d'une seule chose. Si donc le nombre
fait partie des choses qui sont 24, il est évident que l'unité aussi en fait partie,
et il faut chercher ce qu'elle est. Mais si, en revanche, le fait de compter
n'est qu'une activité de l'âme qui parcourt les choses, dans ce cas, l'unité ne
fera pas partie des choses réelles 25.
– L'argument [15] ne montrait-il pas 26 que, si une chose perdait l'unité,
elle ne serait absolument pas ?
– Il faut donc voir si l'unité et l'être sont identiques dans chaque chose, et
si ce qui est totalement est identique à l'unité. Mais si l'être dans chaque
chose coïncide avec la multiplicité, et que, en revanche, il est impossible
que l'unité soit une multiplicité, l'unité et l'être seront différents l'un de
l'autre 27. Par exemple, l'homme est un animal et il est doué de raison 28,
c'est-à-dire qu'il a plusieurs parties qui sont reliées dans l'unité ; mais alors
[20] l'homme et l'unité sont des choses différentes, car l'un est divisible,
l'autre indivisible 29. Et certes, ce qui est totalement, qui a en lui-même
toutes les choses qui sont, sera encore plus multiple et différent de l'unité,
ne possédant celle-ci que par participation. Ce qui est possède en effet vie et
30 31
intellect , [25] car il n'est certainement pas mort ; voilà pourquoi il est
multiple. Mais s'il est intellect, dans ce cas aussi il est nécessairement
multiple ; et il l'est encore plus, s'il comprend les formes 32. Car la forme
n'est pas une, mais elle est plutôt un nombre 33, aussi bien chaque forme que
la réalité des formes dans son ensemble, et c'est en ce sens qu'elle est une,
comme le monde est un 34. En résumé, l'unité est ce qui est premier, tandis
que l'Intellect, [30] les formes et ce qui est ne sont pas premiers. Car chaque
forme est composée de plusieurs éléments, et elle leur est postérieure ; et
ces éléments, dont chacune est composée, lui sont en effet antérieurs 35.
Qu'il soit impossible que l'Intellect soit le premier, cela est évident aussi de
ce qui suit : l'Intellect consiste nécessairement dans l'acte de penser, et
l'Intellect supérieur est celui qui, sans porter son regard sur les choses qui
lui sont extérieures, [35] pense ce qui le précède 36 ; en effet, se tournant
vers lui-même, il se tourne vers le principe. Et s'il est ce qui pense et ce qui
est pensé, il sera double et non pas simple, et il ne sera pas non plus l'unité ;
en revanche, s'il porte son regard sur autre chose, il se tournera dans tous les
cas vers ce qui lui est supérieur et antérieur ; enfin, s'il se tourne et vers lui-
même et vers ce qui lui est supérieur, [40] dans ce cas aussi il sera
postérieur. Il faut donc poser un Intellect de ce genre, qui, d'une part,
s'approche du Bien et du Premier en portant sur lui son regard, et qui,
d'autre part, soit avec soi-même, se pense soi-même et se pense soi-même
comme étant toutes choses. Il est donc bien éloigné d'être l'unité, car il est
multiforme. L'unité ne sera donc pas toutes choses, [45] car, en ce cas, elle
ne serait plus une ; ni elle ne sera l'Intellect, car, dans ce cas aussi, elle
serait toutes choses, puisque l'Intellect est toutes choses ; ni elle ne sera
l'être non plus, car l'être est toutes choses 37.
5. Quiconque s'imagine que les êtres sont gouvernés par la fortune et par
le hasard 73, et qu'ils doivent leur cohésion à des causes corporelles 74, est
éloigné de dieu et de la notion de l'Un. Notre discours ne s'adresse pas à
ceux-là, mais à ceux qui [5] posent une nature distincte des corps 75, et qui
remontent jusqu'à l'âme. Mais il faut encore qu'ils aient bien compris la
nature de l'âme, et ses autres caractéristiques, notamment qu'elle vient de
l'Intellect et qu'elle possède la vertu en participant à la raison qui vient de
l'Intellect. Après cela, il faut admettre qu'il y a un Intellect différent de
76
l'intellect qui raisonne et qu'on appelle « rationnel » ; que les
raisonnements sont déjà en quelque sorte dans [10] l'extension et dans le
mouvement ; que les sciences à proprement parler sont des raisons dans
l'âme qui sont devenues claires parce que l'intellect est devenu, dans l'âme,
cause des sciences 77. Et quand, à la manière d'un objet sensible appréhendé
par une perception, on a vu l'Intellect qui s'élève au-delà de l'âme dont il est
le père, parce qu'il est un monde intelligible, il faut dire qu'il est Intellect en
repos et mouvement [15] immobile en même temps, car il contient toutes
choses en lui-même et qu'il est toutes choses, comme une multiplicité
indistincte et cependant distincte. Car les choses qui se trouvent dans
l'Intellect ne sont pas distinctes comme le sont les raisons, lorsqu'on les
pense une par une, et pourtant elles ne sont pas confondues en lui, car
chacune d'elles procède séparément 78 ; c'est aussi le cas dans les sciences :
toutes leurs parties sont indivisibles, mais [20] chacune d'elles est séparée
des autres 79. Cette multiplicité qui est tout ensemble, le monde intelligible,
est donc ce qui est auprès du Premier, et suivant notre argument elle existe
nécessairement si l'on admet que l'Âme existe. Cette multiplicité l'emporte
sur l'Âme 80, mais elle n'est certainement pas le Premier, parce qu'elle n'est
ni une ni simple, tandis que l'Un est simple et qu'il est le principe de toutes
choses 81. Or, ce qui précède [25] ce qu'il y a de plus précieux parmi les
êtres – s'il est vrai que quelque chose doit exister avant l'Intellect, qui,
même s'il souhaite être un, n'est pas un, mais présente l'apparence de l'un,
parce qu'il ne connaît pas la dispersion, mais reste réellement uni à lui-
même sans se séparer de lui-même, puisqu'il vient immédiatement après
l'Un, bien qu'il ait eu l'audace de s'écarter de lui en quelque manière 82 –
cette chose merveilleuse qui est avant lui, [30] c'est l'Un 83, qui n'est pas un
être. Ne disons pas « Un », pour éviter de donner l'un comme attribut à un
sujet autre que lui 84. En vérité, aucun nom ne lui convient 85. Mais puisqu'il
faut bien lui donner un nom, il convient de l'appeler « Un », comme on le
fait communément, et non pas comme s'il était une chose, puis ensuite
« un » 86. Pour cette raison, il est difficile de le connaître, et il est plutôt
connu à partir de ce qu'il engendre, à savoir la réalité 87, car c'est l'Intellect
qui conduit à la réalité. Et sa nature est telle [35] qu'il est la source des
choses les meilleures, la puissance qui engendre les choses qui sont, tout en
restant en lui-même, sans être diminué et sans se trouver parmi les choses
qui dérivent de lui 88. Ce qui est encore antérieur à ces choses, il faut
l'appeler « Un », afin qu'avec ce nom nous puissions nous le désigner les
uns aux autres, en nous portant vers une notion indivisible et en cherchant à
unifier [40] notre âme. Nous ne l'appelons pas un et indivisible, comme
nous le faisons avec le point ou l'unité, car « un » pris en ce sens désigne les
premiers éléments de la quantité, qui ne pourrait pas exister sans la réalité
qui préexiste ni sans ce qui précède la réalité 89. Ce n'est donc pas dans la
direction d'ici-bas qu'il faut diriger notre pensée, même s'il est vrai que le
point et l'unité sont toujours semblables aux réalités de là-bas avec
lesquelles elles sont en rapport 90 du fait qu'elles sont simples et qu'elles
fuient [45] loin de la multiplicité et de la division.
Présentation et traduction
par
Francesco FRONTEROTTA
NOTICE
Selon l'ordre chronologique établi par Porphyre, le traité 10 (V, 1), Sur
les trois hypostases qui ont rang de principes, suit immédiatement le traité
9 (VI, 9), Sur le Bien ou l'Un, dont il entend pour partie poursuivre
l'examen. En effet, si l'Un est la réalité merveilleuse et toute-puissante qu'a
décrite le traité 9, et que l'Âme en provient, pourquoi cette dernière s'est-
elle éloignée d'une telle source ? Et, s'éloignant ainsi de son principe pour
parvenir jusqu'au sensible, comment se fait-il qu'elle y demeure ? Ces
questions donnent au traité 10 son point de départ : Plotin se propose d'y
expliquer comment toute réalité, se séparant de son géniteur, « fléchit » et
contribue à une progressive dégradation du réel. Plotin retrouve ainsi une
question plus générale, celle qui est relative à la manière dont l'Un, le
premier principe de toutes choses, engendre les réalités qui viennent après
lui à la faveur d'une descente où chaque réalité est produite par celle qui la
précède et produit à son tour celle qui la suit. Afin de résoudre l'ensemble
des difficultés attachées à ces questions, Plotin clarifie ici la nature des
relations qu'entretiennent l'Un, l'Intellect et l'Âme, les trois réalités ou
principes que le titre de ce traité, choisi par Porphyre, désigne comme des
« hypostases ».
Le traité 10 se divise en quatre parties, que l'on peut aisément distinguer.
Dans les chapitres 1-3, Plotin se prononce sur la condition de l'Âme, sur sa
nature et son activité, pour montrer comment, après avoir été engendrée par
l'Intellect, elle s'en écarte pour venir donner la vie et l'ordre à l'univers
sensible. Les chapitres 4-7 étendent ensuite leur examen à l'Intellect et au
monde intelligible, dont Plotin expose la structure et la génération à partir
de l'Un. Le cadre général de la doctrine des trois réalités véritables étant
ainsi établi, Plotin consacre les chapitres 8-9 à un examen des philosophies
antérieures, dont l'objet est d'apercevoir si, des présocratiques à Platon et à
Aristote, cette doctrine a trouvé des précédents, fussent-ils indirects ou
allusifs. Les chapitres 10-12 reviennent alors à la succession des trois
réalités, pour expliquer qu'elles sont aussi en nous, dans nos âmes
individuelles, et que cela doit nous permettre d'abandonner le monde d'ici-
bas pour retrouver notre origine divine. C'est sur cette exhortation à fuir les
« bruits sensibles » qui nous entourent et à consacrer notre attention aux
« sons intelligibles » qui viennent de l'intérieur de nous-mêmes, que se
conclut le traité.
L'Âme
Le traité s'ouvre sur la question de l'« oubli » des âmes qui, ignorant leur
principe et s'ignorant elles-mêmes, abandonnent leur source divine pour
s'élancer dans la réalité inférieure. Cette « chute » volontaire résulte avant
tout de l'audace (tólma) de l'âme, de l'indépendance et du libre exercice de
la volonté qui lui appartiennent une fois qu'elle a été engendrée. Car c'est
dès sa naissance que l'âme exerce le mouvement dont elle est douée pour
courir dans une direction opposée à celle de son principe ; ce faisant, elle
s'en éloigne on ne peut plus, au point d'en oublier son origine et sa lignée.
Tombée dans le sensible, ayant oublié sa condition précédente, l'âme est
dominée par l'admiration et l'estime des choses qu'elle rencontre ici-bas,
auxquelles elle se croit inférieure parce qu'elle ne connaît plus sa nature et
sa puissance et qu'elle se considère comme la plus méprisable et « la plus
mortelle des choses ». Il lui faut donc le secours d'un discours, ou plutôt
d'un raisonnement, pour lui rappeler la supériorité de son origine et de sa
condition, et lui permettre de se connaître elle-même comme de comprendre
le rôle qui lui échoit par nature.
L'argument de ce raisonnement, qui est développé dans le chapitre 2, est
le suivant. Toute âme individuelle provient d'une « grande âme », qui
correspond à l'âme du monde que Platon décrit dans le Timée, 34a-40d.
L'âme du monde produit et anime tous les vivants, le ciel, la terre et tous les
astres ; alors même que ces réalités sont sujettes au devenir, à la génération
et à la corruption, l'âme du monde leur donne un mouvement et un ordre
parfaits, et cela tout en restant en elle-même. Car l'âme du monde,
s'écoulant partout comme les rayons du soleil, parvient à remplir le monde
sensible, à pénétrer chacune de ses parties, de telle sorte que le corps du
monde soit tout entier animé et mû. C'est parce que l'âme est antérieure au
corps, à tous égards, qu'elle donne ainsi la vie à chaque chose en lui étant
présente, non pas en se dispersant ou en se fragmentant, mais en embrassant
le corps de l'univers de l'extérieur, en l'entourant complètement, et en lui
donnant ainsi cette image de l'unité qui est le propre des réalités
supérieures. Le monde sensible tout entier est de la sorte rendu divin par
l'âme ; qui insuffle la vie et la divinité dans la totalité des corps, là où, sans
l'âme, tout élément corporel serait inanimé et mort. L'âme ne doit donc pas
se perdre dans le sensible, car elle est supérieure au sensible ; par
conséquent, c'est l'âme qu'il faut admirer et estimer plus que les choses
sensibles, si l'on veut comprendre la hiérarchie du réel et si l'on veut
parvenir à ce qui est premier.
La remontée des âmes individuelles à l'âme du monde et à son action
« vivifiante », puis de l'âme du monde à la nature de l'Âme en général,
prépare un argument qui occupe le chapitre 3. Si l'Âme est bien telle qu'on
vient de la décrire, affirme Plotin, c'est nécessairement grâce à elle que l'on
pourra parvenir à la réalité supérieure qui engendre l'Âme et dont l'Âme
n'est qu'une image. En reprenant la distinction que les stoïciens (à la suite
de Platon et d'Aristote) faisaient entre le discours « prononcé » (lógos
prophorikós) et le discours « intérieur » (lógos endiáthetos) que l'on
prononce « dans l'âme », Plotin soutient que l'Âme est la raison (lógos) de
l'Intellect qui l'a engendrée. L'activité propre de ce dernier est la pensée
pure, qui produit au-dehors de lui des effets, par épanchement et
surabondance. Et l'activité intellectuelle ainsi répandue en vient à subsister
à la manière d'une réalité indépendante, de nature intellectuelle elle aussi,
mais plus faible et moins pure que ne l'est l'Intellect : il s'agit de l'Âme.
L'infériorité de l'Âme par rapport à l'Intellect vient de ce que l'Intellect
exerce une pensée pure et intuitive, la nóēsis, sur des objets éternels qu'il
comprend en lui-même, les formes intelligibles, alors que l'Âme exerce une
forme de pensée inférieure, la diánoia, qui procède au moyen de discours et
de raisonnements et ne trouve ses objets qu'à la condition de se tourner vers
l'Intellect, c'est-à-dire vers les formes intelligibles. Ce n'est donc qu'en
restant « attachée » à l'Intellect que l'Âme peut être en acte et devenir ainsi
plus divine ; en revanche, si elle s'éloigne de l'Intellect, elle cesse d'exercer
son activité propre et se dirige alors « en bas », devenant ainsi la proie des
passions et des vices qui affectent ses activités inférieures.
La distinction d'origine platonicienne (voir notamment République, V,
510b-511e, où Platon expose la célèbre « théorie de la ligne ») entre la
pensée intuitive, l'intellection (nóēsis) qui est la forme de pensée la plus
pure parce qu'elle voit et saisit immédiatement son objet, et la pensée
discursive (diánoia), qui n'a pour sa part qu'une perception rationnelle et
médiate de son objet, est ainsi appliquée à la succession de l'Intellect et de
l'Âme, de façon à établir la supériorité et l'antériorité du premier sur la
seconde. La démonstration que conduisent les trois premiers chapitres du
traité jette une lumière particulièrement crue sur le statut ambigu de l'Âme,
qui est à la fois la réalité divine qu'engendré l'Intellect et qui est toujours
tournée vers lui, mais aussi celle qui choisit volontairement et audacieuse-
ment de descendre dans le sensible pour l'animer et l'ordonner, au risque de
s'y perdre. Aussi le traité 10 pose-t-il les deux questions qui sont attachées à
l'« audace » de l'âme : pourquoi s'écarte-t-elle de son principe pour
descendre dans le sensible, et cette descente est-elle nécessaire ou bien
résulte-t-elle d'une « faute » commise par l'Âme ? Le traité 6 (IV, 8), dont le
titre est justement Sur la descente de l'âme dans les corps, a déjà entrepris
d'y répondre, notamment dans son chapitre 4, où Plotin dissipait cette même
ambiguïté en expliquant que l'Âme s'éloigne de l'Intellect pour venir
s'occuper du monde sensible dans son ensemble sous la forme de l'âme du
monde, tout comme les âmes individuelles s'éloignent de l'âme du monde
pour descendre dans les corps particuliers, du fait de leur volonté « d'être à
elles-mêmes », et donc de leur audacieux désir d'autonomie et
d'indépendance à l'égard du principe qui les a engendrées. Mais cette
descente dans le sensible et dans les corps est aussi bien la fonction propre
des âmes que la divinité envoie dans l'univers corporel pour l'ordonner. De
la sorte, s'il y a une faute des âmes, celle-ci apparaît bien nécessaire,
inévitable et, pour tout dire, décidée ou « destinée » par la divinité. Les
deux aspects de la descente peuvent donc être tenus pour complémentaires.
Du point de vue « subjectif » qui est celui de l'Âme, le choix de descendre
dans le sensible est parfaitement volontaire, et il ne peut donc être imputé à
la divinité ; c'est ainsi que Plotin préserve la liberté individuelle. Mais du
point de vue cette fois « objectif » qui est celui de l'ensemble du réel, la
descente dans les corps sert à garantir l'ordre, le mouvement, la vie et la
perfection relative que l'Âme confère au monde sensible. Aussi le mal
qu'est la descente dans les corps n'est pas directement voulu par la divinité,
mais jl est choisi par l'Âme elle-même, et ce libre choix de l'Âme, qui est la
preuve de son autonomie, permet à son tour de fonder l'ordre et la
disposition nécessaires du réel. Il faut enfin ajouter que la descente dans les
corps n'est qu'un mal relatif pour les âmes, qui peuvent tirer profit de cette
expérience pour remonter en connaissance de cause dans un monde
intelligible qu'elles n'ont jamais entièrement quitté, du fait de leur nature
intellectuelle.
L'Intellect
C'est avec l'Intellect, le principe auquel les âmes doivent remonter, que
Plotin poursuit alors, dans le chapitre 4, son examen des réalités véritables.
L'Intellect contient en lui-même toutes les formes intelligibles, c'est-à-dire
les archétypes du monde sensible en vertu desquels ce monde possède la
perfection qui lui est propre. Toujours immobile, l'Intellect n'est ni en un
lieu ni dans le temps ; il n'éprouve aucun besoin et ne se meut donc pas ni
ne change. Il est ainsi toutes choses ensemble.
Mais cette description du monde intelligible, que Plotin avait déjà
proposée dans le traité 5 (V, 9), notamment dans les chapitres 5-9, est ici
complétée par une réflexion sur le statut de l'Intellect et la structure du
monde intelligible. La nature de l'intelligible n'est en effet que « pensée » et
« être », et cela dans la mesure où l'Intellect, en pensant ses objets, les
formes, les fait exister en leur donnant l'être, tandis que les formes, en se
posant comme objets de la pensée de l'Intellect, suscitent en lui la pensée et
lui permettent d'être ainsi une réalité pensante. L'Intellect et les formes se
possèdent donc réciproquement pour l'éternité, le premier étant « ce qui
pense », la pensée elle-même qui pense les objets qu'elle possède, les autres
étant « ce qui est pensé », les objets existants qui sont pensés par l'Intellect.
Cette unité indissoluble de la pensée et de l'être, puisqu'elle est l'unité d'une
pluralité d'éléments (elle est d'emblée la dualité de la pensée et de l'être),
exige nécessairement une cause ultérieure, parfaitement simple et
absolument « une ». Avant que d'y venir, Plotin précise encore qu'afin de
rendre compte de la pensée, et conformément à la leçon du Sophiste de
Platon (254b-255e), il faut poser parmi les réalités intelligibles premières
l'être, l'identité (pour que « ce qui pense » et « ce qui est pensé » restent
identiques à eux-mêmes), la différence (pour pouvoir distinguer entre eux
« ce qui pense » et « ce qui est pensé »), le repos (pour que « ce qui pense »
et « ce qui est pensé », et la pensée elle-même, restent immobiles, sans subir
aucune modification) et enfin le mouvement (parce que la pensée implique
un mouvement « cognitif » que « ce qui pense » fait subir à « ce qui est
pensé »). À la suite des cinq genres du Sophiste, il faut admettre les
catégories aristotéliciennes du nombre et de la quantité (qu'impliqué la
multiplicité des intelligibles) comme de la qualité (afin de distinguer ce qu'il
y a de spécifique en chaque chose). Cette analyse « dialectique » de l'être,
qui permet de distinguer les genres premiers constitutifs de la réalité
intelligible, sera reprise avec plus de détails, sans modification de fond
toutefois, dans les traités ultérieurs : en 34 (VI, 6), 9 ; en 38 (VI, 7), 13 ; ou
encore en 43 (VI, 2), 7-8.
En dépit de sa perfection, l'Intellect est bien une multiplicité, dont le
chapitre 5 examine la genèse. La première explication qu'on peut donner,
conformément aux leçons des traités 7 (V, 4) et 9 (VI, 9), notamment
chapitres 3 et 5-6, est celle qui enseigne que toute multiplicité a pour cause
un principe absolument simple et « un ». C'est en effet que la multiplicité ne
saurait être première, mais qu'elle doit provenir d'une réalité non multiple.
Aussi est-ce l'Un, premier principe absolument simple, qui engendre la
dualité (dyade) indéterminée. Indéterminé lorsqu'il est engendré par l'Un,
l'Intellect se tourne vers son géniteur et le voit : cette vision, qui coïncide
avec l'intellection qui est son activité propre, permet à l'Intellect de recevoir
du premier principe sa détermination. Cette « vision » du principe a pour
double effet de « déterminer » la réalité engendrée et, en même temps, de
lui permettre de prendre conscience de l'altérité qui la distingue de son
principe. Ce processus d'engendrement soulève plusieurs questions. Il faut
d'abord expliquer pourquoi l'Un, plutôt que de produire toutes choses, n'est
pas resté en lui-même. Puis ensuite, il faut rendre compte des modalités
exactes du « retour » (epistrophḗ) que chaque réalité engendrée accomplit
vers son principe. Les chapitres 6-7 s'attachent à ces deux difficultés. En
premier lieu, Plotin refuse l'hypothèse que l'Un ait pu choisir de produire
toutes choses ou qu'il l'ait fait d'un mouvement volontaire : ni l'un ni l'autre
de ces deux cas de figure n'est admissible, puisqu'il n'existe rien au-dehors
de l'Un vers quoi celui-ci pourrait se mouvoir, et que le principe de toutes
choses ne saurait éprouver le moindre besoin. L'Un ne peut donc vouloir
produire quoi que ce soit. Pour cette raison, la production de toutes choses a
lieu sans que l'Un se mette aucunement en mouvement, sans qu'il le veuille
et sans que rien en lui soit modifié. Comme le dira plus explicitement le
traité 11 (V, 2), 1, c'est par « surabondance » que l'Un engendre et qu'il
répand autour de lui, à la manière du soleil, un « rayonnement » illimité qui
acquiert une existence indépendante et qui devient cette réalité autonome et
distincte de l'Un qu'est l'Intellect. L'Intellect est ainsi l'effet de l'activité
« surabondante » de l'Un. Parce qu'il participe à la nature de l'Un tout en
étant inférieur à lui, l'Intellect a besoin de son principe et cherche à s'unir à
lui, en se tournant vers lui pour le regarder. C'est donc en cette vision que
consiste l'activité intellectuelle, l'« intellection » qui est le propre de
l'Intellect. Après quoi, comme l'a déjà expliqué le chapitre 3, l'Intellect à
son tour engendre l'Âme.
L'explication de la génération de l'Intellect par l'Un se poursuit dans le
chapitre 7, dont le texte, probablement corrompu, obscurcit toutefois
l'argument. Tel qu'on peut le lire, ce chapitre s'efforce de préciser, au moyen
de comparaisons, la manière dont la puissance illimitée de l'Un engendre
quelque chose de différent de lui, en l'espèce de l'Intellect. En participant à
la puissance de l'Un, l'Intellect est « rendu parfait » lorsque, recevant de
l'Un toutes choses sous une forme indéterminée, il les pense et les
détermine, les faisant ainsi exister en lui à la manière de réalités
intelligibles, de Formes déterminées. Plotin compare l'Intellect à Kronos, le
dieu « éternellement rassasié » qui engloutit ses rejetons immédiatement
après leur naissance, pour ne pas les abandonner à l'autorité de son épouse
Rhéa, qui symbolise le devenir perpétuel de la matière et des corps. Ainsi
constitué dans sa perfection, l'Intellect, suivant un principe que l'on trouve
formulé chez Aristote (De l'âme, II, 4, 415a26-28), est prêt à engendrer à
son tour, et son activité de production, qui imite celle de l'Un à un moindre
degré, fait naître l'Âme. Cette dernière, parce qu'elle provient de l'Intellect,
est elle aussi une réalité intellectuelle, mais elle possède cependant une
forme inférieure et discursive de pensée. Tout comme l'Intellect par rapport
à l'Un, l'Âme aussi « tourne » autour de l'Intellect, car elle en a besoin et
elle l'aime ; pour cette raison, elle reste d'un côté toujours « attachée » à lui,
même si, d'un autre côté, elle profite de son indépendance et de sa liberté
pour avancer « vers le bas », en produisant les choses inférieures qui
viennent après elle. Mais Plotin s'arrête là, car, comme il le dit à la fin du
chapitre 7, les « choses divines », c'est-à-dire les réalités premières que sont
les trois « hypostases », s'arrêtent à l'Âme. Après, ce ne sont que la matière
et les corps. Le tour est maintenant complet, et le traité 10 parvient ici à une
conclusion provisoire, dans la mesure où le but énoncé dans le chapitre 1
était justement de comprendre la structure du réel, de l'Un jusqu'à l'Âme, et
de montrer aux âmes individuelles, perdues dans le sensible, la noblesse de
leur « lignée » et la supériorité de leur origine et de leur nature par rapport
aux corps où elles sont descendues.
Une dernière remarque concernant le problème fondamental de la
succession des « hypostases », et donc de la génération successive de
l'Intellect (par l'Un) et de l'Âme (par l'Intellect). On peut constater comment
Plotin insiste sur le concept d'epistrophḗ, que l'on a choisi de traduire par
« retour ». Il s'agit sans aucun doute du concept-clé pour expliquer et pour
justifier la génération de toute réalité à partir de celle qui la précède et, en
même temps, sa précédence et sa supériorité par rapport à celle qui la suit :
en un mot, l'ordre du réel dans son ensemble. En effet, toute réalité, quand
elle parvient à sa maturité, engendre par sa puissance une autre réalité qui,
dès qu'elle est engendrée, « se tourne » vers celle qui l'a engendrée par un
mouvement spontané et naturel, en vertu duquel elle est déterminée : c'est
en fait par ce « retour » que l'engendré, en regardant son principe et en se
distinguant de lui, peut se déterminer comme une réalité autonome et
indépendante de son principe. La réalité engendrée est inférieure à celle qui
l'a engendrée, elle lui ressemble dans une certaine mesure, elle l'aime et elle
en a besoin, justement parce qu'elle en provient ; mais cette ressemblance
n'est cependant pas réciproque, car la réalité qui engendre, puisqu'elle est
supérieure à l'engendré, n'en a pas besoin et ne cherche pas à s'unir à lui.
Toute réalité provient donc de la « surabondance » de celle qui la précède,
sans que ce processus puisse être renversé : l'engendré aspire toujours à
retourner là d'où il vient, tandis que la réalité qui engendre n'a même pas
choisi d'engendrer, car son activité de production dépend d'une
« surabondance » dont elle n'a même pas été consciente.
La réalité tout entière « s'incline » donc par une nécessité ontologique ou,
si l'on veut, « énergétique », même si elle « remonte » du fait du manque et
de ce désir du supérieur qui pousse toute réalité inférieure vers son principe.
Cette « asymétrie », ou plutôt, cette conception « asymétrique » de toutes
choses, explique la « dégradation » progressive du réel qui, à partir de l'Un,
conduit jusqu'à l'Âme et aux réalités qui lui sont inférieures.
1. – Mais alors qu'est-ce qui a fait que les âmes ont oublié le dieu qui est
leur père, et qu'elles sont aussi bien ignorantes d'elles-mêmes que de lui,
alors même qu'elles sont des parties qui viennent de là-bas et qui lui
appartiennent entièrement 2 ?
– L'origine du mal pour elles, c'est bien l'audace, la génération, l'altérité
première [5] et le fait de vouloir s'appartenir à elles-mêmes 3. Chaque fois
qu'elles croient jouir de leur indépendance 4, elles se servent du mouvement
considérable qui leur est propre, elles se mettent à courir dans la direction
contraire et se portent au plus loin de là-bas, en allant jusqu'à ignorer
qu'elles en proviennent elles aussi 5. Elles sont comme des enfants qui,
arrachés à leurs parents dès la naissance [10] et longtemps élevés loin d'eux,
s'ignorent eux-mêmes comme ils ignorent leurs parents 6. Ne voyant plus ni
leurs parents ni elles-mêmes, elles ne s'estiment pas, car elles
méconnaissent leur origine en estimant les autres choses. Elles sont
émerveillées par toutes choses plutôt que par elles-mêmes, elles sont devant
toutes choses frappées de stupéfaction et d'admiration, et s'y attachent. [15]
Elles se détachent alors autant qu'elles le peuvent des choses dont elles se
sont détournées parce qu'elles ne les estimaient pas, aussi l'estime des
choses d'ici-bas et le manque d'estime d'elles-mêmes sont la cause de leur
ignorance totale du dieu 7. Car poursuivre et admirer une autre chose, c'est
en même temps pour ce qui l'admire et qui la poursuit admettre qu'il lui est
inférieur 8 ; mais ce qui se considère inférieur aux choses qui naissent [20]
et qui périssent, et qui se tient pour la moins estimable et la plus mortelle 9
de toutes les choses qu'il estime, ne pourra jamais « se mettre dans
l'esprit » 10 la nature et la puissance du dieu 11. Voilà pourquoi il faut
adresser deux discours à ceux qui se trouvent dans cette situation, si
quelqu'un doit les faire se retourner dans la direction contraire, vers les
choses qui sont premières, et les reconduire à ce qui est [25] le plus haut, un
et premier 12.
– Quels sont donc ces deux discours ?
– Le premier est celui qui montre combien ce que l'âme tient alors pour
estimable ne l'est pas (ce que nous développerons davantage ailleurs) 13 ; le
second est celui qui instruit l'âme et qui lui fait se remémorer son origine et
sa dignité (ce discours précède le premier et, une fois clarifié, il éclairera
également le précédent). C'est donc de cela qu'il faut maintenant parler, [30]
car le second discours est le plus proche de l'objet de notre recherche et il
servira au premier 14. Ce qui cherche, en effet, c'est l'âme, et ce qui est
cherché, c'est ce que l'âme doit connaître, afin d'abord de se connaître elle-
même, puis de savoir si elle a la capacité d'entreprendre une telle recherche,
si elle a un œil capable de voir et s'il lui convient de chercher 15. Car si ce
qu'elle cherche lui est étranger, à quoi bon chercher ? En revanche, [35] si
cet objet lui est apparenté, il convient qu'elle le cherche et elle est capable
de le trouver 16.
2. Que toute âme 17 se mette d'abord à l'esprit ceci : c'est elle 18 qui a
produit tous les vivants en leur insufflant la vie, ceux que nourrit la terre
comme ceux que nourrit la mer, ceux qui se trouvent dans l'air comme les
astres divins qui se trouvent dans le ciel 19 ; c'est elle qui a produit le soleil,
c'est elle qui a produit ce ciel [5] immense, et c'est elle encore qui l'a
ordonné et qui le fait tourner selon un mouvement régulier, tout en restant
différente des choses qu'elle ordonne, qu'elle meut et qu'elle fait vivre 20.
Elle est ainsi nécessairement plus estimable que ces choses, car ces
dernières naissent et périssent selon que l'âme les abandonne ou leur
procure la vie, tandis qu'elle est toujours, parce qu'« elle ne s'abandonne
jamais elle-même 21 ». [10] C'est ainsi que l'âme 22 doit raisonner sur la
manière dont elle procure la vie au tout et à chacune de ses parties.
Puisqu'elle est une autre âme, qui n'est pas petite, parce qu'elle est devenue
digne d'un tel examen en se libérant de la tromperie comme de ce qui
ensorcelle les autres âmes, en s'établissant dans la tranquillité 23, elle doit
examiner la grande âme 24. Supposons la même tranquillité [15] non
seulement dans le corps qui l'entoure et dans le « flux du corps 25 », mais
encore dans tout ce qui l'environne : que la terre soit tranquille, que la mer
et l'air soient tranquilles, et le ciel lui-même qui est ce qu'il y a de
meilleur 26. Dans ce ciel immobile 27, qu'elle imagine l'âme venue en lui de
l'extérieur 28, comme si de partout elle coulait et s'infiltrait en lui, entrait de
partout et l'illuminait. [20] Tout comme les « rayons du soleil 29 » qui
éclairent un nuage obscur le font briller en lui donnant un aspect doré, de
même l'âme, pénétrant dans le corps du ciel, lui a donné la vie,
l'immortalité, et l'a éveillé de son sommeil 30. Et lui, mû d'un mouvement
éternel par l'âme qui le conduit avec réflexion 31, il devient un vivant
32
« heureux » ; et il tire [25] sa dignité de l'âme qui s'est installée en lui ; car
il n'était, auparavant, qu'un cadavre, de la terre et de l'eau, ou plutôt, une
matière obscure, un non-être, et « un objet de haine pour les dieux »,
comme le dit le poète 33. Sa puissance et sa nature deviendront encore plus
claires et plus manifestes si l'on considère ici comment elle enveloppe le
ciel et le conduit [30] par les décrets de sa volonté 34. Car elle s'est donnée à
toute l'étendue du ciel, si grande soit-elle, et elle en anime chaque intervalle,
grand ou petit. Même si chaque corps occupe une place différente, l'un ici,
l'autre là, et que certains corps sont séparés parce qu'ils se trouvent dans des
lieux opposés, quand d'autres le sont pour d'autres raisons 35. [35] Il n'en va
cependant pas ainsi de l'âme, et ce n'est pas non plus en étant fragmentée
qu'elle fait vivre chaque chose 36 par une de ses parties 37 ; mais c'est grâce à
l'âme tout entière que toutes choses vivent, et l'âme est entièrement présente
en toutes choses, semblable au père qui l'a engendrée parce qu'elle reste
une, en étant partout 38. Et même s'il est multiple et qu'il compte différentes
parties, le ciel reste un en vertu de la [40] puissance de l'âme 39, et c'est en
vertu d'elle encore que « ce monde-ci est un dieu 40 ». Le soleil aussi est un
dieu, car il est animé, et les autres astres aussi, et nous aussi ; s'il y a
quelque chose de divin en nous, c'est pour la même raison, car « les
cadavres sont à jeter plus que du fumier » 41. La cause pour laquelle les
dieux sont des dieux doit être une cause divine antérieure à eux. Et notre
âme aussi est de même espèce que la leur 42 ; de sorte que, si [45] on
l'observe sans les choses qui s'y ajoutent, dans sa pureté 43, on découvrira
que ce que nous avons dit être l'âme est digne d'estime, plus digne d'estime
que ne peut l'être tout ce qui serait corporel. Car « toutes choses seraient
faites de terre 44 » ; et seraient-elles faites de feu, quel serait le principe qui
les ferait brûler 45 ? Il en est de même pour tous les composés de feu et de
terre, quand bien même on y ajouterait de l'eau ou de l'air 46. Mais si le corps
est digne d'être poursuivi parce qu'il est animé, [50] pourquoi alors
poursuivre quelque chose d'autre et s'abandonner soi-même 47 ? Si tu
admires l'âme qui se trouve en quelque chose d'autre, admire-toi toi-
même 48.
10. On a déjà montré qu'il faut penser qu'il en va bien ainsi : d'abord, il y
a ce qui est situé au-delà de l'être, l'Un, tel que notre exposé entendait le
montrer pour autant que la démonstration est possible en pareil cas ; tout
juste après, viennent l'être et l'Intellect ; et en troisième lieu vient l'Âme. [5]
Tout comme ces trois réalités dont on a parlé sont dans la nature, de même
il faut penser qu'elles sont aussi en nous. Je ne dis pas en nous-mêmes en
tant que nous sommes dans le sensible, car ces réalités sont séparées du
sensible, mais en nous-mêmes dans la mesure où nous sommes à l'extérieur
des choses sensibles (« à l'extérieur » s'entend au sens où l'on dit encore que
ces réalités sont à l'extérieur du ciel en son entier) 156 ; ainsi en va-t-il en
l'homme de ce [10] que Platon appelle : « l'homme intérieur 157 ». Il s'ensuit
aussi que notre âme est chose divine et qu'elle est d'une autre nature que les
choses sensibles, tout comme l'âme en sa totalité. Or, l'Âme est parfaite
lorsqu'elle possède l'Intellect ; mais l'Intellect est de deux sortes : celui qui
raisonne et celui qui permet de raisonner 158. Eh bien, cette faculté de l'âme
qui raisonne n'a besoin d'aucun organe corporel pour raisonner, [15] car elle
garde son activité pure afin de pouvoir raisonner de manière pure, et on ne
se tromperait pas en la posant dans le monde intelligible qui tient la
première place, comme séparée du corps et non mélangée à lui 159. En effet,
il ne faut pas chercher un lieu où l'installer, mais il faut la poser en dehors
de tout lieu. Oui, voici en quoi consiste [20] le fait d'« être en soi », d'être
« extérieur » et d'être « immatériel » quand on est seul et qu'on ne doit rien
au corps 160. Et voilà pourquoi il dit également que le démiurge prit l'âme
qui se trouvait « encore à l'extérieur » de l'univers pour l'en envelopper 161 ;
voulant désigner par là la partie de l'âme qui reste dans l'intelligible. En ce
qui nous concerne, en revanche, il s'est exprimé d'une manière obscure, en
disant que notre âme est « au sommet dans la tête 162 ». De surcroît,
l'exhortation à [25] nous séparer 163 ne doit pas être entendue en un sens
local, car cette partie de l'âme est déjà séparée par nature ; elle incite plutôt
à ne pas s'incliner vers le corps, même en imagination, et à lui rester
étranger, si d'une façon ou d'une autre on arrive à faire remonter l'autre
espèce d'âme et à amener aussi avec nous vers le haut la partie de l'âme qui
est établie ici-bas, et qui est la seule [30] à fabriquer et à façonner le
164
corps en y consacrant son activité.
11. Ainsi, puisqu'il existe une âme qui raisonne sur les choses justes et
belles, et que le raisonnement se demande si cette chose est juste et si cette
chose est belle, il est nécessaire qu'il existe aussi un juste immuable, à partir
duquel se développe le raisonnement en l'âme 165. Sinon, comment pourrait-
il y avoir raisonnement ? Et si [5] l'âme raisonne sur ces choses à un
moment et s'abstient de le faire à un autre, il faut qu'il y ait en nous un
Intellect qui ne raisonne pas, mais qui possède toujours le juste 166, qu'il y ait
aussi le principe de l'Intellect, sa cause, un dieu qui n'est pas divisible, mais
qui reste tel qu'il est 167, et qui, même s'il ne se trouve pas en un lieu, peut
toutefois être contemplé en beaucoup de choses, suivant la capacité de
chacun [10] à le recevoir comme s'il était quelque chose de différent 168. Il
en va comme le centre qui est en lui-même, mais chacun des éléments du
cercle a aussi un point en lui, et c'est vers lui qu'ils dirigent leurs rayons en
conservant leur spécificité. Car c'est par un tel élément de nous-mêmes que
nous sommes nous aussi en contact avec le dieu, que nous sommes associés
à lui et que nous dépendons de lui ; et nous nous établissons [15] là-bas, si
nous convergeons vers lui 169.
12. Comment donc se fait-il que, tout en possédant de si grandes choses,
nous ne les percevions pas, et que nous restions le plus souvent sans exercer
de telles activités ? Et pourquoi certains parmi nous restent-ils totalement
inactifs 170 ?
– Les réalités de là-bas exercent toujours leur activité : l'Intellect, ce qui
précède l'Intellect qui reste toujours en lui-même, [5] et l'Âme, qui « se
meut toujours 171 », se trouvent en cet état 172. En effet, tout ce qui est dans
l'âme n'est pas perçu d'entrée de jeu ; seul ce qui passe par la sensation
parvient jusqu'à nous. Mais tant qu'une réalité en acte ne transmet pas une
partie de son activité à un organe de la sensation, cette activité ne parvient
pas à traverser l'âme tout entière. Nous ne connaissons donc pas encore,
puisque, même si nous possédons la faculté de sentir, nous ne sommes pas
une partie [10] de l'âme, mais bien l'âme tout entière 173. Il faut dire en outre
que chacune des parties de l'âme, puisqu'elle vit toujours, exerce toujours
l'activité qui lui est propre ; mais on ne s'en rend compte que quand il y a
transmission et perception 174. Il faut donc, pour qu'il y ait perception de ce
qui est présent de cette façon, que notre faculté de percevoir soit tournée
elle aussi vers l'intérieur, et qu'elle y prête [15] attention 175. C'est comme si
quelqu'un qui, dans l'attente d'une voix qu'il souhaite entendre, faisait
abstraction des autres sons et ne prêtait l'oreille qu'à ce son qui, lorsqu'il
parvient jusqu'à lui, est le meilleur de ceux qu'il perçoit. De même, il faut
ici laisser de côté tous les bruits sensibles, sauf en cas de nécessité, pour
maintenir la capacité de perception de l'âme [20] dans sa pureté, prête à
entendre les sons de là-bas 176.
NOTES DU TRAITÉ 10
1. Porphyre, qui a donné leurs titres aux traités plotiniens, emploie le terme
hupóstasis (« hypostase ») afin de désigner les trois réalités véritables. Le
terme est en revanche employé par Plotin en un sens moins strict : il nomme
l'existence ou la subsistance d'une réalité indépendante. Voir les explications
de H. Dörrie, « HUPOSTASIS.Wort-und Bedeutungsgeschichte » et, dans le
premier volume de cette collection, l'Introduction, p. 27-28 ainsi que la
note 101 à la traduction du traité 2 (IV, 7), p. 136.
2. Cette question initiale constitue la suite naturelle de la conclusion du traité
9 (VI, 9), 9-11, où Plotin a exposé les raisons et les modalités de la remontée
des âmes jusqu'à leur principe, l'Un, ainsi que les causes de leur oubli de lui,
qui est aussi l'oubli d'elles-mêmes (où Plotin fait probablement allusion à
Platon et à ce que dit le Phèdre, 248c7 de l'« oubli » de l'âme qui descend
dans le sensible ; c'est en revanche la réminiscence, selon Platon, qui permet
aux âmes qui ont contemplé les Formes de remonter à l'intelligible). Le
« dieu qui est leur père » n'est cependant pas l'Un, mais l'Intellect, s'il est
vrai que les âmes sont « des parties qui viennent de là-bas », c'est-à-dire des
réalités plurielles, comme les Formes, qui proviennent du monde intelligible.
Voir aussi les traités 9 (VI, 9), 5, 10-15, où l'Intellect est dit être le « père »
de l'Âme ; et 31 (V, 8), 13, 1-2, où Plotin fait allusion à l'Intellect, présenté
comme un dieu « père », dont l'âme est le fils. On peut rappeler que Platon,
dans le Timée, 28c3, dit du démiurge qui façonne le sensible comme une
image du modèle intelligible, qu'il est « le producteur et le père » (poiētḕs
kaì patḗr) de l'univers. L'adverbe hólōs, à la ligne 2, peut avoir en grec un
sens intensif, qui est celui que nous avons choisi ici pour indiquer
l'appartenance « entière » des âmes à leur « père », ou alors un sens extensif
ou distributif, qui serait lui aussi parfaitement cohérent dans ce passage pour
expliquer alors que les âmes, « toutes et chacune », appartiennent à leur
« père ».
3. Tout ce qui est cause de la séparation du principe est, pour les âmes,
l'origine du mal : la faute en revient à la « génération », qui sépare les âmes
de leur propre géniteur (voir Platon, Phèdre, 248d1-2 ; Timée, 41e3) ; de
l'« altérité », qui les porte à se distinguer du principe (voir le traité 9 (VI, 9),
8, 31-32) ; de la volonté de « s'appartenir à elles-mêmes », d'être donc
« individuelles », autonomes et indépendantes du principe qui les a
engendrées (voir à ce propos les traités 6 (IV, 8), 5 ; 28 (IV, 4), 3, 1-3, où
Plotin explique dans les mêmes termes la descente des âmes dans les corps).
L'« audace » (tólma) des âmes a donc des implications ontologiques
(relatives à la dégradation « existentielle » des âmes parmi les êtres
inférieurs) et éthiques (relatives à la dégradation « morale » des âmes qui
descendent dans le monde sensible), comme Plotin s'en explique de nouveau
dans le traité 11 (V, 2), 2, 6. En la matière, la difficulté consiste donc à
concilier les deux aspects de la descente, qui est à la fois une nécessité
ontologique et un acte volontaire. Voir les éclaircissements de D. O'Brien,
« Le volontaire et la nécessité : réflexions sur la descente de l'âme dans la
philosophie de Plotin ». Il faut signaler que le terme grec tólma est d'un
emploi courant dans les traditions philosophiques néopythagoricienne et
gnostique, comme l'indique H.-S. dans son apparat critique, ad locum. Pour
un examen détaillé de ce concept et de son histoire, voir l'étude de
N.J. Torchia, Plotinus, Tolma and the Descent of Being : an Exposition and
Analysis, et les remarques générales de F. Brunner, « Le premier traité de la
cinquième Ennéade : Des trois hypostases principielles », p. 137-138, puis
de M. Atkinson, Ennead V 1 : on the Three Principal Hypostases, a
Commentary with Translation, p. 4-6.
4. Le terme grec autexoúsios (« indépendant », « autonome ») est un
synonyme du terme ekoúsios, fréquemment employé dans le traité 39 (VI,
8), Sur le volontaire. Selon un témoignage de Jamblique (cité dans Stobée I,
375, 5-11), dont la fiabilité reste incertaine, ce terme était employé par
Albinus, un philosophe médioplatonicien qui a probablement vécu au
IIe siècle de notre ère, qui évoquait déjà la autexousíou diēmartēménē krísis,
le « choix erroné de l'indépendance » (ou alors : « de ce qui est
indépendant ») qui produit « les choses inférieures d'ici-bas ».
5. Les âmes qui, se séparant de leur principe, parviennent « ici-bas », dans le
monde sensible, « croient jouir de leur indépendance », de leur autonomie et
de leur individualité par rapport au principe qui les a engendrées. Ce faisant,
elles tendent par leur mouvement naturel à s'éloigner le plus possible de leur
principe (à « courir dans la direction contraire »), qu'elles finissent par
oublier. C'est l'éloignement qui avait été abondamment décrit dans le traité 6
(IV, 8), Sur la descente de l'âme dans les corps. L'argument de
l'« automotricité » de l'âme (« elles se servent du mouvement considérable
qui leur est propre… », lignes 6-7) provient sans doute de Platon, Phèdre
245c, qui l'emploie dans le cours de sa démonstration de l'immortalité de
l'âme. À la ligne 6, nous avons traduit, comme la plupart des traducteurs,
ephánesan avec hestheîsai (« elles croient jouir de leur indépendance… ») ;
en revanche, M. Atkinson, op. cit, p. 8., choisit de traduire les deux termes
séparément (« <quand> elles sont apparues <ici-bas>, joyeuses de leur
indépendance… »), parce que cela lui semble mieux convenir à la
signification du propos (puisque Plotin veut distinguer ici entre ce qui se
passe quand les âmes « apparaissent ici-bas », et leur conduite
« indépendante » et « autonome » dans le sensible). Mais la traduction que
nous adoptons nous paraît plus fidèle au texte grec.
6. On trouve ce même exemple dans le traité 9 (VI, 9), 7, 30 à propos des
âmes qui, oubliant leur principe, ne savent même pas ce qu'elles sont ni d'où
elles proviennent. Il faut cependant remarquer, à la suite de F. Brunner, que
« la nuance de désobéissance et de révolte qu'on observe dans les doctrines
chrétiennes de la chute (des âmes) n'est guère présente ici : les âmes ne se
retournent pas contre leur origine ; elles s'en détournent pour mener une vie
autonome. […] L'automotricité devient pour elles le pouvoir de mener une
vie propre, loin de leur origine » (« Le premier traité de la cinquième
Ennéade : Des trois hypostases principielles », p. 138).
7. C'est la réponse à la question posée au début du chapitre : l'ignorance et le
manque d'estime d'elles-mêmes conduisent les âmes à descendre dans le
sensible et à admirer toutes les choses qui s'y trouvent, en oubliant leur
nature et leur origine. Cette thèse est un lieu commun des traités, qui
proposent dans leur ensemble une exhortation à la philosophie conçue
comme la recherche qui doit nous conduire, par la contemplation de la
beauté qui est en nous comme dans l'ensemble de la réalité, à la
compréhension de la perfection du principe dont nous provenons mais que
nous avons oublié. Le verbe exartáō (« s'attacher »), à la ligne 14, est
probablement une réminiscence de Platon, Ion, 533d-e (et particulièrement
533e5), qui désigne ainsi la force d'attraction du pouvoir divin qui inspire les
poètes, « attachés » au dieu comme à un aimant.
8. Il s'agit d'une thèse proprement plotinienne : toute réalité inférieure
« admire » et « poursuit » les réalités considérées comme supérieures ; de
même, c'est parce qu'on se croit inférieur à quelque chose qu'on l'« admire »
et la « poursuit ».
9. C'est la seule occurrence du terme grec thnētótaton dans les traités ; il est
formé sur l'adjectif thnētós (« mortel ») avec le suffixe tatos qui indique le
superlatif absolu.
10. Iliade, XV, 566.
11. En vertu du principe établi supra, lignes 17-19, si l'on « admire » et
« poursuit » les choses sensibles (« les choses qui naissent et qui périssent »,
selon une expression typiquement platonicienne, voir par exemple Banquet,
211a1 ; République, VII, 527b5-6 ; Parménide, 163d2 ; Timée, 28a3), et que
l'on se considère donc comme inférieur à elles, on se situe au niveau le plus
bas de la réalité, parmi les corps, et on ne pourra donc ni comprendre ni
concevoir la nature et la puissance divines dont on provient. Comme au
début du chapitre, lignes 1-2, le dieu que l'on doit pouvoir « se mettre dans
l'esprit » est ici l'Intellect.
12. Il y a donc deux « discours » (ou encore deux « raisonnements ») qui
peuvent guider ceux qui ont oublié leur origine et se sont ainsi perdus dans
le sensible. En ce qui concerne la force de persuasion du discours
philosophique qui peut « guider » (hò paidagōgṑn lógos) à la recherche de la
vérité, voir 5 (V, 9), 2, 11-12.
13. Avant tout dans les traités 12 (II, 4), Sur les deux matières, et 15 (III, 4),
Sur le démon qui nous a reçus en partage, où Plotin examine le rapport que
l'âme entretient avec les corps. Mais c'est une question sur laquelle les traités
se prononcent très souvent, ne serait-ce qu'allusivement, et dont l'importance
est majeure dans la doctrine plotinienne (tout comme elle l'est chez Platon) :
le sensible et tout ce qui lui est relatif occupent un niveau inférieur à celui de
l'intelligible, tout comme le corps est inférieur à l'âme. À la ligne 26, nous
suivons le texte de la plupart des manuscrits, retenu par H.-S., en traduisant
le terme atimián, et non pas aitían (qui donnerait la traduction suivante :
« Le premier est celui qui montre la cause de ce que l'âme tient pour
estimable… ») qu'on ne trouve que dans le manuscrit W.
14. Si le « premier discours » explique l'infériorité des choses sensibles par
rapport à l'âme, le « second discours » souligne en revanche la supériorité de
l'âme par rapport aux choses sensibles. Voilà pourquoi ce second discours
« précède le premier », peut l'« éclairer » et « lui servir », dans la mesure où
il « est le plus proche de l'objet de notre recherche » (puisqu'il se prononce
sur la nature de l'âme et sur son rapport avec son principe). Le discours de
Plotin, qui doit expliquer la nature de l'âme pour l'inciter de la sorte à
remonter vers son principe, devient donc ici « à la fois scientifique et
anagogique […]. La théorie est chez Plotin intrinsèquement pratique, c'est-à-
dire découverte et transformation intérieures », comme le suggère
F. Brunner, art. cité, p. 141. Plotin insiste dans ce passage sur la
« recherche » et sur l'exigence, pour l'âme, de « chercher », en employant à
plusieurs reprises le verbe zēteîn (« chercher ») dans ses différentes formes
verbales.
15. Il faut de nouveau souligner que Plotin tient sur l'âme un discours
« scientifique », qui se transforme en un discours « anagogique » adressé à
l'âme : ce n'est qu'à condition de découvrir sa nature que l'âme pourra savoir
s'il lui convient vraiment de « chercher », et si elle a la capacité et les
moyens de retrouver le chemin vers son principe. En ce qui concerne
l'« œil » de l'âme, il s'agit d'une expression platonicienne, voir Alcibiade,
133b-c ; République, VII, 533d2 ; Sophiste, 254a10.
16. Il n'y aurait aucun sens, pour l'âme, à « chercher » ce qui lui est étranger,
car on ne peut « trouver » que les choses qui sont « de la même nature » ou
« du même genre » que soi. Il s'agit du principe épistémologique selon
lequel « le semblable connaît le semblable », et la connaissance se fait donc
par la ressemblance ou par l'identité de termes qui sont « apparentés »
(suggenē̂, voir par exemple Platon, République, VI, 490b), comme Plotin le
répète souvent, par exemple dans le traité 9 (VI, 9), 8, 25-29, et chapitre 11,
31-32 (qui évoque la « vision » et l'« union » de l'âme avec l'Un). Ce
principe est très ancien : on le retrouve dans des textes attribués à Philolaos,
DK 44 A 29 (cité dans Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 92) ;
Empédocle, DK 31 B 109 (cité dans Aristote, De l'âme, I, 2, 404b8 ;
Métaphysique, B, 4, 1000b5) ; et Démocrite, DK 68 B 164 (cité dans Sextus
Empiricus, Contre les savants, VII, 116).
17. Platon, Phèdre, 245c5. Il s'agit ici de l'âme individuelle à laquelle Plotin
adresse le « discours » qui doit pouvoir lui « faire remémorer son origine et
sa dignité », voir supra, chapitre 1, lignes 22-29.
18. C'est l'âme du monde qui est ainsi désignée, conformément à
l'enseignement platonicien du Timée, 34a-40d, que Plotin commente dans le
traité 53 (I, 1), 8.
19. Voir Phèdre, 246b6-7 ; Lois, X, 896e8-9, où Platon dit de l'âme qu'elle
gouverne et ordonne la terre, le ciel, la mer et l'univers entier. L'image de
l'âme du monde qui « insuffle » la vie (Plotin attribue également ce rôle à
l'Un dans le traité 39 (VI, 8), 23, 23-24), est d'origine homérique, voir par
exemple Iliade, XX, 110 ; Odyssée, IX, 381.
20. Plotin reconnaît donc à l'âme du monde deux fonctions fondamentales :
celle de « produire » toutes choses, en leur donnant la vie, et celle de les
« ordonner », en leur donnant un mouvement « régulier » (en táxei). Du fait
de ces fonctions, l'âme se révèle supérieure et « plus estimable » que les
choses qu'elle produit et ordonne, puisque ces dernières naissent et périssent
selon que l'âme leur est présente ou qu'elle les abandonne, tandis qu'elle ne
peut jamais « s'abandonner elle-même », comme Plotin le précise
immédiatement en faisant valoir le principe selon lequel une cause est
supérieure à ses effets (voir le traité 9 (VI, 9), 6, 54 ; et A.C. Lloyd,
« Neoplatonic logic and Aristotelian logic », p. 146-56).
21. Platon, Phèdre, 245c7-8. Sur le sens du verbe khorēgeîn (« fournir »,
« procurer », mais aussi et avant tout « pourvoir à l'organisation des
chœurs »), voir Platon, Gorgias, 482c ; Lois, II, 654a), à la ligne 8, voir,
dans le premier volume, les notes 71, p. 90 au traité 1 (I, 6) et 23, p. 129 au
traité 2 (IV, 7).
22. Il s'agit ici, et dans tout ce chapitre, de l'âme individuelle, à laquelle
Plotin adresse son discours (« c'est ainsi que l'âme doit raisonner », voir
supra, note 17), qui doit examiner la nature et l'activité de l'âme du monde
(qui « procure la vie au tout et à chacune de ses parties »).
23. Quand une âme individuelle « examine » l'action de l'âme du monde,
s'élevant ainsi à son niveau, elle retrouve sa nature universelle, en se libérant
de la « tromperie » et de l'« ensorcellement » du monde sensible (que Platon
évoquait dans le Phédon, 81b3-4 ; 83a4-5), et c'est la raison pour laquelle
elle n'est plus « petite » ; elle peut alors comprendre comment le monde et
toutes les choses qu'il contient sont produits, gouvernés et ordonnés par
l'âme du monde, qui reste cependant différente des choses qu'elle produit,
car elle est pour sa part éternelle, tandis que ses produits sont soumis au
temps, à la génération et à la corruption. Sur cette question, voir
H.J. Blumenthal, « Soul, world-soul and individual soul in Plotinus ».
24. La « grande âme » est l'âme du monde (voir supra, ligne 2) ; l'« autre
âme », qui examine la nature et l'activité de l'âme du monde, coïncide
évidemment avec toute âme individuelle (pâsa psukhḗ, voir supra, ligne 1).
25. Il s'agit d'une expression que l'on trouve chez Platon, Timée, 43b5-6,
mais aussi chez Numénius, fragment 33 de l'édition des Places (cité dans
Porphyre, L'Antre des nymphes, 34), qui pourrait avoir décrit en ces termes
le monde sensible.
26. Ameínōn, (« meilleur », « supérieur »). Les manuscrits se partagent entre
la leçon ameínō, qui n'a pas de sens ici, et la leçon ameínōn, qui est celle que
l'on a traduite en suivant le texte établi par H.-S., et que l'on trouve encore
dans le traité 27 (IV, 3), 17, 3 (ouranòs… ameínōn, « le ciel est ce qu'il y a
de meilleur… »). D'autres traducteurs (voir par exemple C. Guidelli, dans
Plotino, Enneadi, vol. II, p. 715 ; M. Ninci, dans Plotino, Il pensiero come
diverso dall'Uno. Quinta Enneade, p. 229) suivent H.R. Schwyzer,
« akḗmōn, “still” bei Plotin und akḗmōtos “wider-spenstig” bei Cicero ? »,
p. 182, qui a proposé la correction akḗmōn, un adjectif très rare qui signifie
« silencieux ». On le voit, la présence du terme constitue une difficulté, qui
n'a pas reçu de solution définitive ; voir les observations de M. Atkinson,
op. cit., p. 30-32. Tout ce passage a été repris et traduit presque littéralement
par Augustin, Les Confessions, IX, 10, 25, dans le contexte de sa description
du monde « silencieux » à l'écoute de la seule voix divine. Pour Plotin, il
s'agit de la « tranquillité » de l'âme individuelle qui doit maintenir une
attitude « tranquille » pour pouvoir « examiner » l'activité de l'âme du
monde et parvenir à son niveau. Pour ce faire, elle doit faire abstraction du
corps et de toute la réalité matérielle (la « terre », la « mer », le « ciel »).
27. Le terme grec hestō̂sa, que l'on trouve dans le texte établi par H.-S., est
une erreur typographique ; comme H.-S. le signale dans ses Addenda ad
textum, t. III, p. 324, il faut lire hestō̂ta, qui est le participe parfait masculin
du verbe hístēmi (« être immobile », « être en repos »), décliné à l'accusatif
singulier.
28. Selon Platon, Timée, 36e3, l'âme du monde « enveloppait le ciel
circulairement de l'extérieur ».
29. L'expression est probablement une citation ; voir Sophocle, Ajax, 877 ;
Euripide, Oreste, 1259.
30. L'âme, qui est le principe de la vie et du mouvement, donne la vie et le
mouvement à l'univers, qui était encore « immobile » et pour ainsi dire
« inerte », en s'insinuant en lui et en l'« animant » véritablement. Comme on
le signale dans les notes suivantes, cette description de l'activité
« naturante » et « vivifiante » de l'âme du monde est très précisément
tributaire du Timée de Platon.
31. Platon, Timée, 36e4.
32. Platon, Timée, 34b8-9.
33. Iliade, XX, 65. « Auparavant », c'est-à-dire avant l'action de l'âme du
monde, le « ciel » et l'univers dans son ensemble ne sont qu'une matière sans
forme et sans ordre, un corps sans vie et sans intelligence, un « non-être »
informe et indéterminé, et cela dans la mesure où l'être et ce qui est
coïncident avec les formes, et où ce qui n'a pas de forme se révèle donc
dépourvu de l'être. Il est clair que l'action de l'âme du monde n'a aucune
implication temporelle, car il n'y a aucun temps dans lequel la matière soit
réellement « sans forme » ; il s'agit en revanche d'une condition purement
hypothétique au moyen de laquelle Plotin entend décrire le statut de la
matière indépendamment de l'action de l'âme du monde qui doit
l'« informer ».
34. Il s'agit encore, de toute évidence, de la « puissance » et de la « nature »
de l'âme du monde.
35. Les corps, comme toutes les choses dans le monde sensible, sont des
« grandeurs » dans l'« extension », car ils sont toujours « séparés » et
« fragmentés » du fait de la matière qui les empêche de communiquer l'un
avec l'autre, et de leur « séparation » locale, alors que l'âme et les réalités
intelligibles n'ont pas de corps ni de position locale, de sorte qu'elles peuvent
toujours être présentes partout en même temps. Leur condition est donc celle
de l'« unité » et de l'« omniprésence », comme Plotin l'explique dans les
lignes qui suivent et comme il l'avait déjà noté dans les traités 5 (V, 9), 9, 14-
16, et 9 (VI, 9), 8, 30-35.
36. On lit et on traduit ici hékaston (à l'accusatif singulier), qui est une
correction suggérée par H.R. Schwyzer, « Corrigenda ad Plotini textum »,
p. 200, et non pas la leçon hekástōi (au datif singulier), qui est celle retenue
par H.-S. Voir M. Atkinson, op. cit., p. 38-39.
37. On suit H.-S. qui supprime l'expression moríōi psukhē̂s (« par une partie
de l'âme ») à la ligne 36, car il doit s'agir d'une glose explicative destinée à
préciser le sens de l'expression mérei hautē̂s (« par une de ses parties ») qui
figure à la ligne 35.
38. Voir Platon, Timée, 37c7, qui parle du démiurge, « le père qui a
engendré » ce monde. Pour Plotin, le « père qui a engendré » l'âme est bien
sûr l'Intellect. Comme on l'a déjà signalé supra, note 35, la nature intelligible
(c'est-à-dire l'Intellect et les Formes) et l'âme qui en est le produit n'ont pas
de corps ni de lieu comme les réalités sensibles. Ce qui implique que l'âme
du monde (et les âmes individuelles aussi, dans une certaine mesure)
possède l'« unité » et l'« omniprésence » qu'elle reçoit de l'Intellect qui l'a
engendrée, qu'elle est donc partout « entièrement », et que, de surcroît, elle
ne fait pas « vivre » les réalités sensibles en donnant ses « parties » ou ses
« fragments » à chacune d'elles, car elle est toujours immanente à toute
chose en même temps. Sur ce dernier point, Plotin est peut-être tributaire de
Platon, Parménide, 131a-e, qui s'efforce précisément de comprendre
comment une forme intelligible peut être présente « tout entière » et dans sa
totalité dans les choses sensibles qui en participent, sans se « fragmenter »
en parties présentes dans chacune des choses « participantes ». C'est bien le
dilemme de la participation du sensible à l'intelligible, qui reste dans le
Parménide platonicien sans solution définitive, que Plotin évoque dans ce
passage ; il y reviendra dans les traités 22-23 (VI, 4-5).
39. Il s'agit évidemment, encore une fois, de la « puissance » de l'âme du
monde, qui fait du monde entier et de toutes les choses des « dieux »,
comme Plotin l'explique dans la suite de ce passage, dans la mesure où elle
les « anime » et leur donne la vie. L'unité du ciel et de l'univers sensible dont
il est question ici est une unité inférieure par rapport à l'unité de l'âme du
monde, à l'unité du monde intelligible, et plus encore, naturellement, par
rapport à l'unité absolument « une » et « simple » du premier principe qu'est
l'Un. L'univers sensible comprend donc des parties « localement » et
« temporellement » distinctes et séparées, mais il est « un » en tant que
« vivant animé » par l'âme du monde.
40. Platon, Timée, 92c6-7.
41. Héraclite, DK 22 B 96 (cité par Plutarque, Propos de table, IV, 4, 3,
669a, ainsi que par Strabon, XVI, 4, 26 ; voir le recueil des Fragments
d'Héraclite, dans cette même collection, par J.-F. Pradeau, texte n° 108). Le
sens que Plotin donne à la phrase d'Héraclite est clair : comme le soleil et les
astres, qui ont un élément divin en vertu de l'âme du monde qui les a
produits et qui les « anime », les hommes participent également à la divinité
par leur âme qui provient de l'âme du monde, alors que leur corps n'a aucune
valeur.
42. L'âme individuelle (« notre âme ») est « de la même espèce » et de la
même nature que l'âme du monde dont elle provient ; la « cause divine
antérieure » qui rend divins le soleil, les astres, les dieux et tous les êtres est
l'âme du monde. Voir de nouveau H.J. Blumenthal, « Soul, world-soul and
individual soul in Plotinus ».
43. Platon, République, X, 611c3-4, affirme que l'âme se révèle beaucoup
plus « belle » et plus « digne d'estime », si on la contemple, « pure » et sans
le corps, par la raison. Voir les remarques semblables de 2 (IV, 7), 10, 10-15,
et, dans le premier volume, les notes 131-132, p. 138.
44. Aristote, Métaphysique, A, 8, 989a10, selon lequel « la plupart des
hommes » soutiennent que « toutes choses seraient faites de terre ».
45. Plotin polémique ici contre Héraclite (voir notamment DK 22 B 30-31,
cités dans Clément d'Alexandrie, Stromates, V, 104 ; puis le témoignage
d'Aristote, Métaphysique, A, 3, 984a7-8 ; dans le recueil déjà cité de J.-
F. Pradeau, voir les textes héraclitéens n° 48 à 53) et contre les stoïciens
(notamment contre Zénon, voir par exemple Stobée, I, 26, 1, p. 219, 12 ;
Augustin, Contre les académiciens, III, 17, 38 (= SVF I, 120 et 157) ; puis le
témoignage de Cicéron, De natura deorum, II, 24), qui posaient le feu
comme principe du tout. Quand bien même cette hypothèse physique serait
fondée, objecte Plotin, il n'en faudrait pas moins un principe antérieur pour
faire brûler le feu, et ce ne pourrait être que l'âme. M. Atkinson, op. cit.,
dans sa traduction, ad locum, et p. 44, suggère de corriger tò kaîon (« le
principe qui fait brûler », « ce qui enflamme ») aux lignes 47-48 par tò kalón
(« la beauté »). On devrait alors traduire ainsi : « quelle serait sa [du feu]
beauté ? », ce qui nous paraît improbable, car le sens du passage, ainsi que la
polémique de Plotin contre Héraclite et les stoïciens, en deviendraient
beaucoup moins clairs.
46. Tous les composés matériels, quels que soient les éléments composants
(terre, feu, eau, air), supposent un principe qui les « informe » et qui les
ordonne. Ce principe ne peut qu'être l'âme du monde qui, considérée
indépendamment des éléments matériels qu'elle « informe » et ordonne, est
une réalité « pure » et « digne d'estime », supérieure et antérieure à toute
réalité corporelle.
47. À la ligne 50, le pronom ti (au nominatif singulier neutre), que l'on
trouve dans le texte établi par H.-S., est une erreur typographique ; comme le
signale H.-R. Schwyzer, « Corrigenda ad Plotini textum », p. 200, il faut lire
tis (au nominatif singulier masculin).
48. La conclusion de Plotin est rigoureuse : les âmes individuelles, tout en
étant dans les corps et dans la réalité sensible, doivent pouvoir s'élever au
niveau de l'âme du monde dont elles proviennent, pour examiner sa nature et
comprendre son activité. Cela exige qu'on estime et « poursuive » ce qui est
animé, « doué d'âme ». Or c'est le cas, au premier chef, de nous-mêmes qui
sommes animés : c'est au moyen de notre âme que nous pouvons concevoir
la nature universelle de l'âme du monde. D'où la « sentence » conclusive
« admire toi-toi-même » (seautòn ágasai), qui est en quelque sorte une
inflexion du célèbre précepte delphique « connais-toi toi-même » (gnóthi
sautón) ; une inflexion qu'on peut déjà trouver dans les dialogues de Platon :
voir Alcibiade 124b, et les notes explicatives de J.-F. Pradeau ad loc. ainsi
que son Introduction à l'Alcibiade, dans cette même collection, p. 47-53.
49. Comme Plotin l'a expliqué dans les chapitres précédents, l'âme (l'Âme
« hypostase », l'âme du monde, les âmes individuelles) est une réalité
« précieuse et divine » engendrée par l'Intellect, ce qui implique qu'elle peut
remonter jusqu'à ce « dieu » qui lui est supérieur.
50. En citant ainsi l'Iliade, I, 156, Plotin veut indiquer qu'entre l'Âme et
l'Intellect il n'y a aucune réalité « intermédiaire » qui les séparerait l'une de
l'autre ; pour parvenir à l'Intellect, il ne faut donc pas s'élancer trop « loin »,
car il n'y a aucune « distance » métaphysique entre l'Âme et l'Intellect. Il
s'agit probablement d'une polémique contre les gnostiques qui avaient en
revanche multiplié les degrés intermédiaires de la réalité, comme on peut le
constater en lisant le traité 33 (II, 9), 1-6. Voir sur ce sujet M. Atkinson,
op. cit., p. 47-48.
51. Platon, Lois, IV, 705a4. La « réalité qui est supérieure », dont la partie la
plus divine de l'âme est « voisine », est l'Intellect, qui est « plus divin »
encore que cette chose divine qu'est l'Âme.
52. Sur l'emploi du terme hupóstasis (« existence », « réalité
indépendante ») chez Plotin, voir supra, note 1. L'âme, en dépit de sa dignité
et de sa valeur, n'est qu'une image de l'Intellect, la réalité supérieure qui l'a
engendrée et qui la fait exister par son activité. La distinction entre le
discours « prononcé » (lógos prophorikós) et le discours « intérieur » (lógos
endiáthetos), que Plotin évoque dans le traité 19 (I, 2), 3, 27-29, en
l'empruntant encore aux stoïciens (voir par exemple Galien, Galeni In
Hippocratis De officina medici, XVIII B, p. 649 éd. Kühn = SVF II, 135),
était déjà esquissée chez Platon, Théétète, 189e6-7 ; Sophiste, 263e3-9 ; et
chez Aristote, Analytiques postérieurs, I, 10, 76b24-25. Ce passage est
commenté avec précision par M. Atkinson, op. cit., p. 49-54.
53. Comme le feu, qui est chaud en lui-même et qui produit la chaleur pour
les autres choses, de la même manière l'Intellect manifeste une double
activité : d'un côté, il agit dans la mesure où il pense toujours et se pense soi-
même ; de l'autre côté, il agit dans la mesure où il produit aussi, par sa seule
activité de réflexion, une autre réalité indépendante qui lui est inférieure,
c'est-à-dire l'Âme. Il s'agit de la doctrine des « deux actes », que Plotin
évoque aussi infra, chapitre 6, lignes 30-48, et dans le traité 7 (V, 4), 2, 27-
30 (pour ce traité, voir dans ce même volume notes 42-43), selon laquelle,
pour chaque réalité et à chaque niveau de la réalité, on doit distinguer deux
actes différents : un acte « intérieur » qui coïncide avec la réalité propre
d'une chose (par exemple, la chaleur qui est la substance ou la réalité propre
du feu), et un acte « extérieur », qui dépend du premier et qui consiste dans
l'« émanation » de la substance et de la réalité propre d'une chose à un
niveau et à un degré inférieurs (par exemple, la chaleur qui se répand autour
du feu, et qui est moins chaude que le feu lui-même). Ce deuxième acte
acquiert une hypostase, c'est-à-dire une existence indépendante, et il prend
ainsi la forme d'une réalité qui provient de celle qui l'a engendrée. Au moyen
de cette hypothèse, Plotin explique la génération successive de l'Intellect (à
partir de l'Un), et, dans ce cas, de l'Âme (à partir de l'Intellect). L'exemple du
feu est emprunté à Aristote, Métaphysique, α, 1, 993b25.
54. L'« intellect » de l'Âme est ici sa faculté rationnelle, qui procède par
« les raisonnements » et par le discours. La distinction entre l'Intellect au
sens propre et l'intellect de l'Âme (et des âmes individuelles) est assez
fréquente chez Plotin, voir par exemple les traités 49 (V, 3), 2, 22 et 3, 21 ;
51 (I, 8), 2, 7 et 10, 12 ; et M. Atkinson, op. cit., p. 59-64.
55. Ce qui engendre, l'Intellect, est supérieur à ce qu'il engendre, l'Âme, dont
la perfection ne peut dépendre que de son principe qu'est l'Intellect. Pour
expliquer cette relation de « dépendance », Plotin évoque souvent l'exemple
du père et de l'enfant qu'il engendre « imparfait », voir par exemple le traité
5 (V, 9), 4, 10.
56. Étant engendrée par l'Intellect, et se révélant donc de nature
« intellective », l'âme est en acte, et elle est ainsi « parfaite », quand elle
s'approche de son principe, c'est-à-dire quand elle se consacre à la pensée et
à la réflexion, pour contempler l'Intellect et les formes intelligibles qu'il
contient en lui-même. C'est la raison pour laquelle l'âme peut trouver à
« l'intérieur d'elle-même » ses objets de pensée « qui lui sont apparentés »,
car elle les reçoit de l'Intellect qui l'a engendrée.
57. L'âme est donc caractérisée par une activité « intérieure », la pensée (sa
seule activité véritable), qui fait qu'elle se tourne vers son principe,
l'Intellect, et par une activité « inférieure », qui dépend de l'influence des
passions relatives au corps, qui lui vient de l'extérieur et qui la porte à se
mêler aux choses sensibles et à s'éloigner de son principe intelligible. La
distinction entre les activités que l'âme exerce toute seule et celles qu'elle
exerce à du fait de son rapport au corps s'inspire sans doute d'Aristote, De
l'âme, I, 1, 403a 3-8 (mais voir aussi, sur ce point, Platon, Phédon, 83a).
58. Plotin répète encore une fois qu'il n'y a aucune réalité intermédiaire entre
l'Intellect et l'Âme qu'il a engendrée (voir supra, lignes 4-5), et c'est
pourquoi le premier est « présent » à la seconde, comme son père. La
distinction entre l'Intellect et l'Âme n'est pas une véritable séparation, mais
elle résulte plutôt de leur différence réciproque : l'Intellect est supérieur et
antérieur à l'Âme qu'il a engendrée, tout comme la forme est supérieure et
antérieure à la matière qu'elle informe et qu'elle détermine, et c'est pourquoi
l'Intellect rend l'Âme « encore plus divine ». Dans le traité 9 (VI, 9), 8, 30-
35, Plotin a affirmé que toute séparation locale et toute distinction corporelle
dans le monde sensible ne sont que différence « formelle » dans le monde
intelligible, ce qui explique pourquoi l'Intellect et l'Âme, tout en étant
différents, ne sont cependant pas séparés. Sur ce point, voir les études de
J.M. Rist, « The problem of otherness in the Enneads » ; et de
H.J. Blumenthal, « Nous and soul in Plotinus : some problems of
demarcation ».
59. La description de l'Âme comme une matière qui reçoit la forme qu'est
l'Intellect (que Plotin introduit aussi dans les traités 5 (V, 9), 4, 10-15 ; 9 (VI,
9), 7, 10-15 ; 13 (III, 9), 5 ; 25 (II, 5), 3, 14) dépend d'Aristote, De l'âme, III,
4-5, qui soutient que, même au niveau de l'intellect qui est une réalité non
corporelle, il faut supposer l'existence d'un élément passif, comme la matière
qui reçoit la forme, et d'un élément actif, comme la forme qui informe la
matière (il s'agit de la distinction célèbre que fait Aristote entre un intellect
agent et un intellect passif ou « patient »). La « matière » de l'Âme est de
toute évidence une matière « intelligible » (nooeidḗs ; ce terme composé,
que l'on retrouve dans le traité 49 (V, 3), 8, 48, a été probablement forgé par
Plotin), qui, par rapport à la matière « sensible », conserve un degré plus
élevé de simplicité, dans la mesure où elle est plus proche du premier
principe. C'est ainsi une nouvelle preuve de la supériorité de l'Intellect par
rapport à l'Âme que propose la conclusion de ce chapitre.
60. Plotin poursuit dans ce chapitre l'examen de la nature de l'Intellect et de
sa supériorité par rapport à l'Âme : là où le chapitre 3 considérait le statut de
l'Intellect à partir de ce qu'il engendre, c'est-à-dire à partir de l'Âme, dans le
chapitre 4, en revanche, l'Intellect est examiné en lui-même et par lui-même,
à partir de sa nature purement « intellectuelle » et des réalités intelligibles
qu'il comprend en lui-même, les Formes.
61. Les manuscrits des Ennéades ont ici la leçon autō̂ (sans iota souscrit),
corrigée en autō̂i (« en vertu de lui ») par H.-S., que l'on a choisi de suivre.
Les manuscrits d'Eusèbe, qui cite ce début de chapitre dans sa Préparation
évangélique, XI, 17, 1 p. 38, 9-14 Mras (= p. 535b-c Vigier), ont en
revanche la leçon autō̂n, qu'il faudrait traduire par « en vertu d'eux-mêmes ».
Les deux lectures sont possibles, comme l'explique M. Atkinson, op. cit.,
p. 75.
62. La beauté, la disposition ordonnée et les mouvements réguliers de
l'univers sensible, avec toutes les formes de vie qui se trouvent en lui,
renvoient par nécessité à un archétype supérieur, au modèle éternel et parfait
qu'est l'Intellect, qui contient les Formes à partir desquelles cet univers a été
engendré. L'Intellect et les formes possèdent donc « compréhension » et
« vie », conformément à l'enseignement de Platon qui décrit la réalité
intelligible comme douée de « mouvement, vie, âme et intellect » (Sophiste,
246e) et comme un « paradigme vivant » du sensible (Timée, 37d ; 39e). Il
s'agit là de la distinction, « classique » pour toute doctrine platonicienne,
entre un monde sensible et un monde intelligible (elle est fréquente chez
Plotin, voir par exemple 5 (V, 9), 9, 3-8, puis 47 (III, 2), 1, 24-25, où
l'Intellect est défini comme l'archétype et le modèle de la réalité sensible).
Plotin s'en remet ici pour l'essentiel au Timée. En ce qui concerne la
distinction entre « les dieux […], les uns visibles, les autres invisibles, et les
démons », qui introduit la question de la « théologie » et de la
« démonologie » et de leur développement dans la tradition platonicienne, il
faut remarquer que l'interprétation de Plotin s'appuie pour l'essentiel sur le
Timée de Platon (39e-40d) : s'il existe une âme du monde qui « anime » par
sa puissance divine tous les êtres sensibles, il s'ensuit que l'univers dans son
ensemble est un vivant animé et divin. D'où la distinction qu'on peut
reconnaître et « contempler » dans le monde sensible entre des degrés de
« divinité » différents (les dieux traditionnels, les astres, les planètes et ainsi
de suite).
63. kóros, « rassasié ». Plotin fait allusion à l'étymologie de Krónos
qu'évoque Platon dans le Cratyle (voir 396b6-7, et la note 109 de
C. Dalimier à sa traduction du dialogue, dans cette même collection), selon
lequel ce dieu est « intellect pur » (tò katharón toû noû) ; pour Plotin,
Krónos-kóros est l'un des noms de l'Intellect, voir aussi infra, chapitre 7,
lignes 30-35, puis le traité 5 (V, 9), 8, 8. Selon le mythe, Krónos dévorait ses
enfants dès leur naissance ; de la même manière, l'Intellect contient en lui-
même les réalités intelligibles (dont il est le « guide ») comme un tout
comprend ses parties.
64. Étant l'archétype et le modèle intelligible de toutes choses sensibles,
l'Intellect contient en lui-même toutes les formes des choses dont il est
l'archétype et le modèle (comme le veut aussi Platon, Timée, 30c7-d1 ; 31a4-
5), en restant dans un état d'immobilité éternelle et immuable ; en effet, étant
absolument parfait et accompli en lui-même, il n'a pas besoin de se mettre en
mouvement ni de changer sa condition et sa position, car, ce faisant, il ne
parviendrait qu'à modifier (et à compromettre) son état de perfection et de
bonheur.
65. C'est la condition de l'intellect divin – qui est toujours en acte parce qu'il
se pense lui-même, sans devoir « chercher » ses objets de pensée –, selon
Aristote, Métaphysique, [Λ, 7, que Plotin cite ici (comme dans le traité 5 (V,
9), 7, 10) presque littéralement (voir surtout 1072b23). Plotin éclaire ainsi le
modèle philosophique du Timée de Platon à la lumière de la conception
aristotélicienne de l'intellect divin : l'archétype intelligible du tout, à partir
duquel l'univers sensible est produit, est un Intellect suprême, dont l'activité
pure consiste à se penser lui-même et à penser les formes qu'il contient en
lui comme ses parties. Il ne doit donc pas « chercher » ses objets de pensée
car il les « possède » tous, et c'est pourquoi il est parfait et toujours en acte
(car, s'il ne les « possédait » pas, il devrait les « chercher », et il ne serait
donc pas en acte, mais en puissance par rapport à eux).
66. Selon Platon, Timée, 37d5-7, le temps n'est qu'une « image » (eikóna) en
mouvement de l'éternité. Plotin examine avec précision cette définition
platonicienne du temps et de l'éternité dans le traité 45 (III, 7), Sur l'éternité
et le temps ; voir à ce propos les observations de W. Beierwaltes, Plotin über
Ewigkeit und Zeit (Enneade III 7), ad locum, À la ligne 18, le texte de H.-S.
est le suivant : … aión, hòn mimeîtai krónos perithéōn psukhèn (« …
l'éternité, qu'imite le temps en courant autour de l'Âme »). Sous cette forme,
le texte est probablement corrompu, car on ne voit pas ce que peut signifier
« le temps court autour de l'Âme ». Aussi suivons-nous H.R. Schwyzer,
« Corrigenda ad Plotini textum », p. 200, qui supprime le mot psukhē̂n
(« âme »), pour que le participe perithéōn soit attribué au pronom relatif hòn
(« en courant autour d'elle », c'est-à-dire de l'éternité). M. Atkinson, op. cit.,
p. 87-89, propose une solution différente, en suggérant de corriger le
participe perithéōn (« en courant autour [de l'Âme] ») en parathéōn (« en
courant à côté [de l'Âme] »), ce qui est certes possible, mais peu
convaincant : le temps étant une image en mouvement de l'éternité, il va de
soi qu'il tourne autour d'elle. Le temps est ainsi la condition du monde
sensible qui imite l'éternité, quand l'éternité pour sa part est la condition du
monde intelligible et de l'Intellect.
67. Le temps, « en courant autour de l'éternité », laisse « derrière » lui
certaines choses (le passé) et « se dirige » vers d'autres choses (le futur).
Mais les choses soumises au temps sont les choses sensibles et particulières
qui se trouvent au niveau de l'Âme, car c'est l'Âme qui leur donne leur forme
et leur figure propres, en produisant ainsi « Socrate », ce « cheval », et tout
ce qui est particulier et individuel.
68. On accepte la correction de H.-S., qui, à la suite de Harder, élimine
l'expression en tôi autôi à la ligne 21, qui serait une répétition du copiste, car
on retrouve la même expression en tôi autôi à la ligne 22. M. Atkinson,
op. cit., p. 91, suggère de lire en tôi aiō̂ni (« dans l'éternité »). Mais le texte
de H.-S. nous paraît facilior et tout à fait vraisemblable du point de vue
doctrinal.
69. Platon, Tîmée, 37e6.
70. Au niveau du monde sensible que l'Âme produit, toutes les choses
particulières sont sujettes au temps, tandis qu'au niveau de l'Intellect toutes
les réalités intelligibles restent immobiles dans l'éternité. C'est ce que veut
souligner Plotin en citant le Timée de Platon pour rappeler que l'Intellect
« est seulement », parce que l'on ne peut pas dire de lui qu'il « était » (dans
le passé) ni qu'il « sera » (dans le futur), car dans l'intelligible il n'y a qu'un
présent éternel sans passé et sans futur, où toutes les choses restent les
mêmes, parfaitement accomplies en elles-mêmes sans modifier leur état.
Voir 45 (III, 7), 3.
71. Chaque réalité intelligible coïncide avec l'Intellect qui la contient en lui-
même, et l'Intellect coïncide avec toutes et chacune des réalités intelligibles
qu'il contient. C'est pourquoi le monde intelligible est caractérisé par l'union
ou par la coïncidence de l'être et de la pensée, l'Intellect faisant exister ses
objets de pensée (les intelligibles) par son activité de réflexion, et les
intelligibles donnant la pensée et l'être à l'Intellect dans la mesure où ils sont
ses objets de pensée. La conception de l'Intellect et de l'intelligible que
défend Plotin se fonde donc sur l'identité et sur la coïncidence d'être et de
penser, qu'il fait remonter à Parménide, voir DK 28 B 3 (cité aussi dans
Clément d'Alexandrie, Stromates, VI, 23), un fragment qu'il cite (et
commente) infra, chapitre 8, lignes 17-18 ; et dans les traités 5 (V, 9), 5, 29-
30 ; 30 (III, 8), 8, 8 ; 31 (V, 8), 17 ; et 46 (1, 4), 10, 6.
72. La « cause de la pensée […] et de l'être », qui est donc la cause de
l'Intellect et du monde intelligible en général, ne peut qu'être le premier
principe, l'Un, qui est situé au-delà de l'Intellect et de toutes choses, comme
Plotin l'explique dans le chapitre suivant.
73. Plotin revient encore une fois sur l'identité ou sur la coïncidence de l'être
et du penser (« ils sont en même temps, ils existent ensemble et ils ne se
quittent pas l'un l'autre »), qu'il interprète comme une identité ou comme une
coïncidence entre « deux choses » qui sont toujours « ensemble », « ce qui
pense » (l'Intellect), qui fait exister son objet par sa pensée, et « ce qui est
pensé » (l'être), qui lui permet de penser, car il est son objet de pensée (voir
supra, note 71).
74. Plotin précise ici la nature de l'identité ou de la coïncidence entre être et
penser qui caractérise le monde intelligible (voir les notes précédentes). Pour
que l'Intellect (qui « pense ») pense ses objets (qui « sont »), il faut admettre
qu'ils sont en même temps identiques (en posant ainsi l'identité d'être et de
penser), pour préserver l'unité de l'Intellect et du monde intelligible, et
différents (en posant ainsi la différence entre l'être et le penser), pour
pouvoir distinguer entre un sujet qui pense et un objet pensé.
75. « Être, différence, identité, mouvement et repos » sont les cinq
« genres » intelligibles que Platon qualifie de mégista (« les plus grands »)
en Sophiste, 254d4-5 (voir aussi Parménide, 145e). C'est à partir d'eux que
Plotin décrit la structure ontologique du monde intelligible, en expliquant les
différentes raisons pour lesquelles il faut admettre l'existence de chacune de
ces réalités. On peut remarquer que Plotin suit ici, dans la liste de ces
réalités, un ordre différent de celui que l'on trouve dans le Sophiste de Platon
(qui introduit d'abord l'être, le mouvement et le repos, puis, dans un
deuxième temps, la différence et l'identité, qui dérivent des trois premiers
genres), tandis qu'il suit plus fidèlement l'ordre (et le procédé argumentatif)
platonicien dans les traités 17 (II, 6), 1, 1-3 ; 34 (VI, 6), 9, 3 ; 38 (VI, 7), 13,
4 ; 43 (VI, 2), 7-8 ; 45 (III, 7), 3, 9-11. Sur la lecture plotinienne du Sophiste
de Platon, voir L. Brisson, « De quelle façon Plotin interprète-t-il les cinq
genres du Sophiste ? (Ennéades, VI, 2 (43) 8) ».
76. Plotin explique pourquoi chacune des réalités qu'il vient d'évoquer est
indispensable afin que l'Intellect et le monde intelligible réunissent l'être et
la pensée. Il faut en premier lieu le mouvement et le repos, car, selon le
Sophiste de Platon (248d-249d), l'acte de penser implique un sujet pensant
(actif) qui produit un mouvement dans l'objet pensé (passif) qui le subit ; par
ailleurs, s'il n'y avait pas de repos, si toute chose était prise dans un
mouvement perpétuel, rien ne resterait dans la même condition, et rien ne
pourrait donc être connu.
77. Plotin poursuit son examen de la structure du monde intelligible, dans
lequel il faut admettre la différence, pour que la distinction entre un sujet qui
pense (l'Intellect) et un objet pensé (l'être) soit fondée ; dans le cas contraire,
comme le souligne Plotin, il n'y aurait qu'une « unité silencieuse » et
indistincte, et la pensée comme le langage seraient impossibles.
78. Pour conclure cet exposé de la structure du monde intelligible, il faut
enfin admettre l'identité, afin que l'Intellect pense les intelligibles comme
identiques à lui, et que la pensée des intelligibles soit en même temps, pour
l'Intellect, une pensée de lui-même. L'identité de l'Intellect et de ses objets
de pensée fonde ainsi la coïncidence de l'être et de la pensée, et elle préserve
l'unité du monde intelligible dans son ensemble. Il est probable qu'en
affirmant qu'il y a « quelque chose d'unique commun à toutes choses »,
Plotin rappelle le principe épistémologique selon lequel « le semblable
connaît le semblable », déjà évoqué supra, chapitre 1, ligne 35.
79. Aristote, Métaphysique, Г, 2, 1004a21. Plotin cite Aristote pour rappeler
que si l'identité établit l'unité et l'homogénéité du monde intelligible dans
son ensemble, la différence garantit pour sa part la distinction réciproque
entre les réalités qui sont en lui. Le monde intelligible est donc une unité
« organique » dont les éléments constitutifs comportent entre eux des
différences. Cette caractéristique de l'intelligible est plus longuement
examinée dans le traité 5 (V, 9), 6-9.
80. Après avoir achevé de présenter les « réalités premières » qui composent
le monde intelligible, Plotin en déduit les conséquences. Puisque ces réalités
sont multiples, leur multiplicité produit le nombre et la quantité, tandis que
leur différence spécifique permet de distinguer leurs qualités respectives. Il
faut donc ajouter le nombre, la quantité et la qualité à l'examen concernant
l'être, l'identité, la différence, le mouvement et le repos. À partir de ce
« noyau » catégoriel et ontologique, comme à partir d'un ensemble de
principes premiers, on procède donc à la déduction des autres réalités
intelligibles « secondes ».
81. Platon, Parménide, 144b2. Le « dieu qui domine l'Âme » est de toute
évidence l'Intellect, dont Plotin a étudié la structure et les « catégories » dans
le chapitre précédent. Puisqu'il engendre l'Âme, celle-ci devrait par sa nature
rester auprès de lui, toujours « unie » aux Formes dans le monde intelligible,
mais son « audace » et sa « volonté » (voir supra, chapitre 1) la portent à
s'éloigner de lui.
82. Les manuscrits des Ennéades ont ici la leçon zēteî (« [elle] demande »),
et non pas zē̂i aei(« [elle] vit pour toujours ») imprimée par H.-S. suivant
une correction de Seidel. On traduit la leçon des manuscrits qui, comme le
signale H.R. Schwyzer, « Corrigenda ad Plotini textum », p. 200, semble
plus cohérente.
83. La question posée est celle de l'origine de l'Intellect. S'agit-il d'une
réalité originaire et première, ou bien seconde ? Et dans ce dernier cas,
quelle est la réalité supérieure qui a produit l'Intellect ? Cette question, qui
est celle du rang de l'intelligible et des formes, était particulièrement
disputée dans la tradition médioplatonicienne. Selon Plotin, la multiplicité
qui caractérise le monde intelligible lui interdit d'être une réalité
parfaitement première. Il convient donc de reconnaître l'existence d'un
principe antérieur et absolument simple, qui se situe au-delà de l'Intellect, de
l'être et de la réalité intelligible, et qui est donc la cause de l'être, de la
multiplicité et du nombre. Il s'agit de l'Un qui, étant absolument « un »,
précède et suscite la multiplicité qui vient après lui, comme Plotin l'explique
souvent, par exemple dans les traités 5 (V, 9), 2 ; 7 (V, 4) ; et 9 (VI, 9), 1-3.
Il s'agit de ce que D.J. O'Meara, Plotin. Une introduction aux Ennéades,
p. 59-65, appelle « PAS » (Principe de l'Antériorité du Simple), selon lequel
« tout ce qui est formé de parties, toute chose composée, dépend et découle
de quelque manière de ce qui n'est pas composé, de ce qui est simple », de
manière que ce qui est absolument simple, l'Un, soit le principe de toutes
choses.
84. On a estimé que ce passage était particulièrement confus, en tenant que
Plotin y introduirait, sans véritable continuité argumentative, la question de
la doctrine platonicienne (ou académicienne) des nombres idéaux et des
principes (voir par exemple le commentaire de Bréhier dans sa traduction
des Ennéades, ad loc.). Mais c'est pourtant de façon cohérente que Plotin
insiste ici sur la différence qui distingue la simplicité absolue du premier
principe et la multiplicité du nombre. C'est dans cette perspective qu'il
affirme que le nombre « n'est pas premier », car, étant « multiple » et
« pluriel », il suppose un principe « simple » et « un » avant lui. Le nombre
provient donc de la « dyade », qui, en tant que « dualité », constitue en elle-
même le principe de la multiplicité et de l'indétermination. Mais dans la
mesure où la dyade provient de l'unité, de l'Un, elle en reçoit sa
détermination ; ainsi, de la relation « Un-dyade », où la dyade reçoit de l'Un
sa détermination, on peut déduire cette multiplicité déterminée qu'est le
nombre. La « généalogie » du nombre est donc la suivante : (1) l'Un produit
la dyade indéterminée qui, (2) reçoit sa détermination en se tournant vers
son principe, et (3) de la dyade indéterminée ainsi déterminée par l'Un
provient le nombre. Comme Plotin le précise, il s'agit du nombre « idéal »
qui coïncide avec l'être et avec les formes intelligibles. Cette « généalogie »
du nombre semble donc correspondre à la « généalogie » de l'Intellect (qui
est produit et déterminé par l'Un, comme la dyade) et des intelligibles (qui
proviennent de la relation entre l'Un et l'Intellect, comme les nombres). En
ce qui concerne l'origine de cette doctrine, on peut rappeler que, selon
Aristote, Métaphysique, A, 6, 987bl4 ; M, 7, 1081al4, elle remonterait à
Platon lui-même (même si l'on n'en trouve aucune trace – il faut bien le
souligner – dans ses dialogues). Quoi qu'il en soit, elle était certainement
débattue au sein de l'ancienne Académie (voir par exemple Xénocrate,
fr. 15 Heinze), et l'on considérait qu'elle était d'origine pythagoricienne,
comme l'attestent Stobée, I, 49, la, p. 318, 21, et le philosophe médio-
platonicien (et néopythagoricien) Numénius, fr. 52 des Places. Plotin ne
paraît toutefois pas suivre ses prédécesseurs platoniciens : selon lui, la dyade
est une réalité engendrée par l'Un, et elle est donc inférieure et « seconde »
par rapport à lui, là où les témoignages relatifs au traitement platonicien et
académicien de ces notions semblent indiquer que les prédécesseurs
situaient l'Un et la dyade sur le même plan, au même niveau hiérarchique
d'existence. Voir sur ce sujet l'étude de J.M. Rist, « Dyad and intelligible
matter in Plotinus ».
85. Si les nombres correspondent aux intelligibles (voir la note précédente),
et que l'Âme, engendrée par l'Intellect, est elle aussi de nature intelligible, il
faut en déduire que l'Âme correspond à un nombre intelligible. Cette
définition de l'âme remonte à Xénocrate, fr. 60 Heinze.
86. Plotin précise encore une fois la nature des réalités « premières » qu'il
vient d'évoquer, en soulignant qu'il ne s'agit pas de réalités sensibles douées
de « masse » et de « grandeur », car, comme dans le cas de la semence (un
exemple que Plotin cite souvent, voir par exemple 5 (V, 9), 6, 10 ; 6 (IV, 8),
3, 12-15 ; et 8 (IV, 9), 5, 9-12), ce qui « a plus d'importance » n'est pas la
partie corporelle d'une chose (« ce qui est humide »), mais sa « structure »
rationnelle invisible, qui reproduit le modèle intelligible à partir duquel elle
a été façonnée.
87. Aristote, Métaphysique, M, 7, 1081al4-15, que Plotin cite déjà dans le
traité 7 (V, 4), 2, 7-8. Aux lignes 14-15, le texte grec comporte une
difficulté ; nous suivons H.-S., non sans renvoyer à l'examen de
M. Atkinson, op. cit., p. 116-118.
88. Plotin établit une correspondance étroite entre la dyade et le nombre d'un
côté, et l'Intellect et les « raisons » de l'autre (voir supra, note 84). On
comprend donc que l'Intellect, tout comme la dyade, est une sorte de
« substrat » indéterminé que l'Un produit et détermine ; le résultat de l'action
de détermination de l'Un sur ce « substrat » est « chaque forme », qui est un
« nombre ». Cela suggère qu'il existe une coïncidence parfaite entre la
constitution du monde intelligible (l'Un engendre et détermine l'Intellect,
quand l'Intellect, une fois déterminé, est chacune des formes) et la
génération du nombre (l'Un engendre et détermine la dyade indéterminée,
quand la dyade, une fois déterminée, est chacun des nombres), et que l'on
peut par conséquent tenir pour équivalentes la série « Un-dyade-nombre » et
la série « Un-Intellect-formes ». Si cette équivalence est fondée, elle justifie
amplement le rapport qu'entretiennent ce chapitre et celui qui précède (en
dépit de la perplexité qu'exprimé F. Brunner, « Le premier traité de la
cinquième Ennéade : Des trois hypostases principielles », p. 154). Dans le
chapitre 4, lignes 26-43, Plotin expose en effet la structure du monde
intelligible, en énumérant les réalités « premières » qu'il comprend, à partir
de l'Intellect et jusqu'à la quantité, au nombre et à la qualité ; ici, il expose la
généalogie des nombres intelligibles, à partir de l'Un et de la dyade. Il ne
s'agit pas d'une juxtaposition de deux doctrines différentes, car elles
coïncident quant à leur explication de la génération des intelligibles à partir
de l'Un, l'une selon la série des nombres, l'autre selon la succession des
formes. À la ligne 16, on corrige la leçon des manuscrits hékastos (au
masculin), imprimée par H.-S., en hékaston (au neutre), pour pouvoir
l'accorder avec eîdos à la ligne 15 (« chaque forme »), conformément à ce
que propose J.H. Sleeman, « Notes on Plotinus II », 1928, p. 30.
89. L'Intellect est donc, d'un côté, comme un « substrat » indéterminé que
l'Un « informe » et détermine (voir la note précédente) ; de l'autre, il est en
quelque sorte informé par lui-même, dans la mesure où il contient les formes
qui sont « venues en lui ». Il y a donc une double détermination de
l'Intellect : celle qui lui vient de l'action de l'Un et celle qui surgit en lui en
vertu de son activité, qui consiste à penser « ses » pensées, les Formes, c'est-
à-dire à se penser lui-même (comme l'a expliqué, supra, le chapitre 4,
ligne 10). À la ligne 16 on comprend que l'Intellect (au génitif, toû noû) est
le sujet sous-entendu du participe morphothéntos (« comme si l'Intellect
avait été mis en forme… »). Voir toutefois M. Atkinson, op. cit., p. 119-120,
qui présente et commente les différents choix des éditeurs sur ce point.
90. Comme l'Intellect, la vue passe de la puissance à l'acte en vertu d'elle-
même (parce qu'elle est une puissance qui peut passer à l'acte) et en vertu de
ses objets (qui, l'« informant », la portent de la puissance à l'acte). La
« vision » de cette « vue en acte » qu'est l'Intellect renvoie à l'activité propre
de l'Intellect, la pensée (voir aussi, pour ce parallèle, 30 (III, 8), 11, 1-5 ; 49
(V, 3), 10, 7-16), qui est toujours en acte car elle possède ses objets, comme
Plotin l'a expliqué supra, dans le chapitre précédent, ligne 10. Voilà
pourquoi dans cette « vision » intellectuelle qu'est la pensée, les « deux », ce
qui voit et ce qui est vu, « ne font qu'un », tout comme l'Intellect coïncide
avec ses objets de pensée qu'il contient en lui-même. Sur la notion de
« vision » (hórasis) comme acte de la vue, voir Aristote, De l'âme, III, 2,
426al3-14 ; 3, 428a6-7.
91. Après avoir examiné, dans le chapitre 4, la nature et la structure de
l'Intellect, et après avoir montré, dans le chapitre 5, qu'il n'est pas la réalité
première et le premier principe car il provient de l'Un, Plotin se prononce
désormais sur l'origine et l'objet de la « vision » intellectuelle qui est
l'activité propre de l'Intellect (voir supra, chapitre 5, lignes 18-19), et sur la
manière dont il provient de l'Un.
92. Comme Plotin l'a expliqué supra, dans le chapitre 5, lignes 3-4, c'est
l'âme qui conduit cette enquête à la recherche du premier principe, en posant
des questions ; après avoir appris ce qu'est l'Intellect qui l'a engendrée, elle
cherche maintenant à comprendre le principe qui est au-delà de l'Intellect et
qui l'a lui-même produit.
93. Les « anciens penseurs » sont très probablement les philosophes
présocratiques que Plotin évoque et discute infra, dans les chapitre 8-9, et
qu'il considère comme ses prédécesseurs (avec Platon) dans la recherche de
l'arkhḗ, le principe de toutes choses, comme il le fait aussi dans le traité 42
(VI, 1), 1, 1-2.
94. Sur l'emploi du terme hupóstasis (« existence », « réalité
indépendante ») chez Plotin, voir encore supra, note 1.
95. L'âme pose donc les questions suivantes : si l'Un est l'unité absolue,
pure, simple et sans besoin, comment et pourquoi a-t-il engendré les réalités
désormais multiples qui lui sont inférieures, comme la dyade, le nombre et
tous les intelligibles, que Plotin a présentés dans le chapitre précédent ?
Comment et pourquoi n'est-il pas resté dans sa perfection et dans son unité
absolues, sans produire la multiplicité des choses ? Ces questions dont
l'importance est déterminante avaient déjà été posées, dans des termes
presque identiques, en 5 (V, 9), 14, 1-5, et elles avaient reçu une réponse
dans le traité 7 (V, 4).
96. Dans le Timée de Platon (27c), Timée invoque la divinité pour qu'elle
l'assiste dans son exposé cosmologique sur l'origine et sur la structure de
l'univers (voir aussi Philèbe, 25b8-10 ; Lois, X, 893b, où l'on trouve des
remarques semblables). On trouve d'autres exemples d'invocation à la
divinité en 8 (IV, 9), 4, 6-7 (où il est question de comprendre la nature de
l'unité de l'Âme), ou encore en 45 (III, 7), 11, 6 (où il s'agit d'examiner
l'origine du temps). Sur la question de la prière et de l'invocation à la divinité
chez Plotin, voir J.M. Rist, Plotinus : the Road to Reality, p. 199.
97. On retrouve cette expression célèbre en 1 (I, 6), 7, 9, en 9 (VI, 9), 11, 51,
ou encore en 38 (VI, 7), 34, 7-8. Elle désigne la condition de l'âme qui, en
abandonnant les choses sensibles et les passions relatives au corps, se dirige
seule vers l'Un, en trouvant dans l'union « solitaire » avec son principe sa
propre réalité. Cette expression était déjà employée par Numénius, fr. 2 et 19
des Places, probablement pour désigner l'union avec la divinité. Sur ses
origines, voir M. Atkinson, op. cit., p. 131-132 ; P.A. Meijer, Plotinus on the
Good or the One (Enneads VI, 9). An Analytical Commentary, p. 157-162.
98. Ce dieu qu'est l'Un, toujours immobile en lui-même et sans relation avec
les autres choses (epékeina hapántōn, « au-delà de tout » ; l'expression
semble rappeler celle qu'emploie Platon en République, VI, 509b9, pour
décrire la Forme du bien), se trouve comme à l'intérieur d'un temple, dans le
sanctuaire, selon l'image qu'on trouve également en 1 (I, 6), 8, 1-3, et en 9
(VI, 9), 11, 17-22, et qui associe la perception de l'image à une initiation aux
mystères.
99. Voir encore 9 (VI, 9), 11, 17-22, où Plotin affirme que celui qui veut
parvenir à la contemplation de l'Un doit d'abord contempler les statues qui
sont dans le temple, pour pénétrer ensuite dans le sanctuaire, et remonter
ainsi, progressivement, jusqu'au dieu qui s'y trouve. Dans ce contexte, si ce
« dieu » est l'Un, les statues « immobiles, qui se dressent à l'extérieur du
temple » doivent correspondre aux réalités intelligibles (voir également 31
(V, 8), 4, 42-43, où Plotin définit les intelligibles comme « des statues qui
peuvent se voir elles-mêmes »), tandis que la statue « qui est apparue la
première » doit correspondre à l'Intellect en tant qu'unité de tous les
intelligibles.
100. Tout mouvement est donc, comme le veut aussi Aristote (voir par
exemple Physique, IV, 11, 219a10-11 ; V, 1, 224b1-10 ; Du ciel, II, 6,
288b29-30 ; Métaphysique, B, 4, 999b10), orienté, ou plutôt, « dirigé » vers
quelque chose ou quelque point où il trouve sa fin. Mais au niveau de l'Un, il
n'y a rien qui existe, si ce n'est l'Un lui-même, qui, étant absolument « un »
et simple, n'admet l'existence d'aucune réalité à côté de lui. Par conséquent,
n'ayant rien à côté de lui, l'Un n'a rien vers quoi il pourrait se diriger : il ne
sera jamais en mouvement.
101. Le texte est incertain à la ligne 18 (… epistraphéntos aeí ekeínou pròs
hautó) et deux lectures en sont possibles. Soit (1) on admet que le
démonstratif ekeínou renvoie à l'Un, et il faut alors considérer le hautó
comme un pronom réfléchi (avec esprit rude), comme le font par exemple
P. Hadot, « Plotini Opera. Tomus II : Enneades IV-V. Ediderunt P. Henry et
H.R. Schwyzer, Paris-Bruxelles 1959 » (compte-rendu), p. 94-96, J. Igal,
« La genesis de la inteligencia en un pasaje de las Eneadas de Plotino (V 1,
7, 4-35) », p. 135, et A. Graeser, « Buchner's Plotins Möglichkeitslehre »,
p. 824, note 2 ; soit (2) on suppose qu'ekeínou se réfère à l'Intellect (tò metà
tò hén, « ce qui vient à l'existence après l'Un », lignes 17-18), et il faut alors
considérer le autó comme un pronom démonstratif (avec esprit doux) qui
renvoie à l'Un, comme le fait M. Atkinson, op. cit, p. 135-140. Même s'il est
vrai que le démonstratif ekeînos, dans ce passage, renvoie en général plutôt à
l'Un qu'à l'Intellect, nous adoptons cependant la deuxième solution, et cela
pour deux raisons. En premier lieu, l'epistrophḗ est toujours considérée dans
les traités comme un « retour » d'une réalité inférieure à une réalité
supérieure (donc, dans ce cas, de l'Intellect à l'Un), et c'est la raison pour
laquelle le traité 49 (V, 3), 1, 1-5, exclut explicitement une epistrophḗ de
l'Un, qui est ce qui est absolument simple et premier, pròs heautó (« vers
soi-même ») ; de plus, dans la mesure où Plotin se propose ici de démontrer
l'immobilité de l'Un qui engendre toutes choses, on voit mal qu'il s'y emploie
en supposant une epistrophḗ de l'Un. En deuxième lieu, ce passage est à lire
en parallèle avec ce que Plotin déclare quelques lignes plus bas, dans le
chapitre 7, lignes 5-6 : « Comment donc engendre-t-il l'Intellect ? – Parce
que, en se tournant vers l'Un, l'Intellect s'est mis à voir : et cette vision, c'est
l'Intellect. » On pourrait toutefois soulever une difficulté : si Plotin dit que
l'Intellect est venu à l'existence alors qu'il était tourné vers l'Un, ne faudrait-
il pas admettre qu'il existait déjà avant ce retour ? La réponse à cette
question est la suivante : l'« acte de naissance » de l'Intellect a lieu quand, en
fixant son regard sur l'Un, l'Intellect s'en trouve ainsi déterminé et
« informé » (voir supra, chapitre 5, lignes 15-19, et infra, chapitre 7,
lignes 5-6), ce qui ne peut avoir lieu que lorsqu'il se tourne vers lui. Avant de
se tourner vers l'Un, l'Intellect n'est pas Intellect, mais il est la réalité
indéterminée, le produit « informe » de la « surabondance » et du
« rayonnement » du premier principe (comme l'explique notamment le traité
11 (V, 2), 1). Sur ces questions, voir les analyses de D. O'Brien, « Immortal
and necessary being in Plato and in Plotinus » ou encore, de C. D'Ancona
Costa, « Rereading Ennead VI [10], 7 : what is the scope of
Plotinus'geometrical analogy in this passage ? ».
102. Plotin accuse ici la difficulté (ou plutôt, l'impossibilité) inhérente à
l'emploi du langage ordinaire qui suppose le temps, la génération et la
corruption des choses sur lesquelles il se prononce, alors qu'on doit évoquer
des réalités éternelles qui, n'étant pas sujettes au temps, ne s'engendrent ni ne
se corrompent. L'emploi du langage étant cependant nécessaire, il faut
toujours tenir compte des limites qui lui sont inhérentes, comme Plotin le
rappelle encore en 32 (V, 5), 6, 23, ou en 39 (VI, 8), 13, 47-50.
103. Les lignes 21-22 présentent une difficulté textuelle considérable. H.-S.
retient le texte suivant : … aitías kaì táxeōs autoîs apodṓsein. Ce texte est
possible, mais, dans la mesure où le verbe principal apodṓsein a besoin d'un
objet direct, il faudrait entendre aitías comme un accusatif pluriel, dont
táxeōs serait le génitif subordonné, et traduire : « (quand dans le discours
nous attribuons une venue à l'existence à ces réalités), nous leur assignons
aussi les causes de l'ordre ». Le sens de la phrase est alors clair : quand on a
recours au langage ordinaire pour parler, par exemple, de la « naissance » et
de la « succession » des réalités éternelles, on entend une naissance et une
succession simplement « logiques » et « causales », car ces réalités
éternelles ne se succèdent pas temporellement. Cette construction étant
toutefois improbable (car il est difficile de prendre aitías pour un accusatif
pluriel), H.-S., dans ses Addenda ad textum, t. III, p. 324, a corrigé le texte
de la manière suivante : autoîs <apodósei> aitías kaì táxeōs [autoîs
apodṓsei]... Le terme <apodósei> n'est alors plus un verbe, mais la forme
dative du substantif apódosis (le « don », « le fait de donner »), dont aitías
kaì táxeōs sont les génitifs subordonnés, et la phrase appelle donc un autre
verbe principal, qui ne peut être que phatéōn, à la ligne 23. Ce choix exige
qu'on supprime le point avant tò oûn ginómenon…, à la ligne 22, et qu'on
fasse se poursuivre la phrase aux lignes 21-23 : autoîs <apodósei> aitías kaì
táxeōs [autoîs apodṓsei), tò oûn ginómenon ekeîthen ou kinēthéntos phatéon
gignesthai. On obtiendrait alors la traduction suivante : « (quand dans le
discours nous attribuons une venue à l'existence à ces réalités), par le don
d'un ordre causal, il faut dire que ce qui naît de là-bas est né sans qu'il
[= l'Un] soit mu ». Mais cela n'a guère de sens, puisque la conclusion de la
phrase se trouve alors reprendre la question de l'absence de mouvement de
l'Un que Plotin évoquait, supra, lignes 15-19, qui est sans rapport avec
l'incise relative à l'application du langage ordinaire aux réalités éternelles
(1. 20-23). Nous renonçons donc à ces deux solutions, pour en adopter une
troisième, proposée par M. Atkinson, op. cit, p. 141-142, qui lit : aitías <ti>
kaì tâxeōs autoîs apodṓsein. Ici, apodṓsein reste le verbe principal, dont le
<ti> est l'objet direct qui commande les deux génitifs aitías kaì táxeōs ;
après le verbe principal, à la ligne 22, on peut maintenir le point qui conclut
la phrase. Plotin explique (1) dans un premier temps que, même si toutes les
choses naissent de lui, l'Un n'est jamais affecté par le mouvement, et qu'il les
produit donc en restant immobile en lui-même (1. 15-19) ; ensuite, (2) il
introduit une incise pour préciser que le langage ordinaire n'est pas approprié
au discours sur les réalités éternelles : quand on leur attribue une « venue à
l'existence » et une « succession » à partir de l'Un, comme Plotin vient de le
faire, il s'agit nécessairement d'une description « logico-causale », et non pas
« temporelle », car les réalités éternelles ne naissent ni ne se succèdent dans
le temps (1. 19-22). Pour finir, (3) Plotin reprend le cours de l'argument des
lignes 15-19, qui expliquait que l'Un, tout en restant immobile en lui-même,
produit les choses qui viennent après lui (1. 22-23).
104. Il s'agit d'une précision supplémentaire : si l'Un, dans son activité de
production de toutes choses, était en mouvement, le mouvement serait un
terme moyen et « deuxième » entre l'Un et ses « produits » ; et ceux-ci ne
seraient donc plus la réalité « deuxième », mais « troisième ». De fait,
l'hypothèse d'un mouvement de l'Un entraînerait des conséquences encore
plus fâcheuses : si l'Un était en mouvement, il faudrait dire en effet (1) qu'il
n'est pas vraiment « un », mais « deux », car son mouvement s'ajouterait à
lui, puis (2) qu'il n'est pas parfaitement accompli et enfermé en lui-même,
car le mouvement implique un changement de condition du mobile.
105. C'est la conclusion du raisonnement qui débutait à la ligne 15 : si l'Un
est étranger à toute forme de mouvement, ce qui vient de lui doit venir à
l'existence « sans qu'il se soit incliné ni qu'il le veuille ni qu'il soit mû
d'aucune manière », c'est-à-dire sans qu'il s'y dispose d'aucune manière, sans
qu'il exerce un acte volontaire. Il est remarquable que Plotin exclut ici que
l'Un puisse « vouloir » quelque chose, comme il le fait encore dans le traité
32 (V, 5), 12, 43-49, où il dit que l'Un ne souffrirait rien, si l'Intellect
n'existait pas. Le seul mouvement et le seul acte de volonté que Plotin
semble reconnaître à l'Un sont ceux qu'il peut exercer à l'égard de soi-même,
comme c'est le cas dans le traité 39 (VI, 8), 16, 12-30, et 17, 25-27, dont le
titre est justement Sur le volontaire ; mais il s'agit d'un mouvement
« autoréférentiel » qui ne fait que réaffirmer l'immobilité et l'identité de l'Un,
son rapport exclusif avec soi-même.
106. La discussion qui précède éclaire la double question de Plotin. Si l'Un
reste absolument immobile en lui-même, que peut-il engendrer, et de quelle
manière peut-il l'engendrer ? Pour répondre à ces questions, Plotin évoque
l'exemple du soleil qui, tout en étant immobile en lui-même, produit par sa
nature, sans le vouloir, la lumière qui vient de lui et qui reste autour de lui ;
de même, l'activité de production de l'Un consiste dans une forme de
« rayonnement » involontaire qui ne perturbe pas son immobilité. Le terme
grec perílampsis (« rayonnement ») à la ligne 28, que Plotin emploie aussi
dans le traité 49 (V, 3), 15, 6, n'apparaît que chez Plutarque, Sur le visage qui
apparaît à la surface de la Lune, 931a-b, pour désigner le mouvement
circulaire du Soleil qui entoure et illumine la Lune.
107. Sur l'emploi du terme hupóstasis (« existence », « réalité
indépendante ») chez Plotin, voir, supra, la note 1.
108. Il s'agit encore une fois de la doctrine des deux actes (déjà évoquée
supra, chapitre 3, lignes 10-12), selon laquelle, pour chaque réalité et à
chaque niveau de la réalité, on doit distinguer deux actes différents : un acte
« intérieur », qui coïncide avec la substance et la réalité propre d'une chose,
et un acte « extérieur », qui dépend du premier et qui consiste dans
l'« émanation » de la réalité propre d'une chose à un niveau et à un degré
inférieurs ; ce qui est ainsi produit est en quelque sorte une « image » qui
dépend du « modèle » qui l'a produite (voilà pourquoi il est « attaché » à lui
et « autour » de lui, comme le résultat de son « rayonnement », voir supra,
lignes 28-29). Plotin en donne trois exemples (1. 34-37) : celui du feu qui,
tout en étant chaud en lui-même, produit aussi la chaleur qui se répand à
l'extérieur de lui-même ; celui de la neige qui, tout en gardant le froid à
l'intérieur d'elle-même, le répand aussi à l'extérieur et refroidit les autres
choses ; et enfin celui des « objets odorants » qui, tout en étant en eux-
mêmes « odorants », diffusent encore leur odeur autour d'eux. Les exemples
du feu et de la neige figurent en 7 (V, 4), 1, 31 (et pour le feu, voir aussi,
supra, chapitre 3, lignes 9-10, puis 27 (IV, 3), 10, 30, et 49 (V, 3), 7, 23),
tandis que l'exemple des « objets odorants » n'apparaît qu'ici.
109. Il s'agit d'un principe que l'on retrouve notamment chez Aristote, De
l'âme, II, 4, 415a26-28, et selon lequel « la plus naturelle des fonctions
dévolues à tous les vivants, s'ils sont complets et non atrophiés ou le produit
de la génération spontanée, c'est de produire un autre vivant tel que lui »
(trad. R. Bodéüs, dans cette même collection). La génération et la
reproduction sont donc, selon une conception très répandue chez les Grecs,
le résultat d'un acte « naturel » et absolument nécessaire, qui n'implique pas
forcément une inclination volontaire ou un choix délibéré, tels qu'on les
trouve chez les vivants « supérieurs » (et notamment chez les êtres
humains). Plotin fait encore référence à ce principe infra, chapitre 7,
lignes 37-38, ainsi qu'en 7 (V, 4), 1, 26 ; 11 (V, 2), 1, 7-9.
110. En raison du principe qui vient d'être introduit à la ligne 38, si tous les
êtres engendrent une fois parvenus à la « perfection » de la maturité, il faut
admettre que ce qui est éternel, étant toujours parfait, engendre sans cesse et
éternellement ; en outre, les « produits » qu'une telle réalité engendre sont
eux aussi éternels, bien qu'inférieurs à leur géniteur. C'est ce que Plotin
redira en 30 (III, 8), 5, 6.
111. Le principe établi dans les lignes précédentes s'applique encore à l'Un,
« qui est le plus parfait » et qui ne peut qu'engendrer une réalité inférieure à
lui. Comme il n'y a aucun terme intermédiaire entre eux (voir supra,
lignes 23-25 ; et infra, lignes 51-53), la réalité que l'Un engendre est
l'Intellect qui, dès sa naissance, se tourne vers lui (il faut rappeler que Plotin
a défini la « vision » (hórasis) comme l'acte de l'Intellect, voir supra,
chapitre 5, ligne 18), car, inférieur à lui, il a besoin de lui. L'Un, quant à lui,
n'a besoin de rien, même pas de l'Intellect, dans la mesure où, selon le même
raisonnement, il est la réalité première et suprême, parfaitement
autosuffisante (1. 25-27).
112. Les rapports qui existent entre l'Un et l'Intellect, puis entre l'Intellect et
l'Âme, sont analogues. Ce qui vient de l'Un, et qui est donc inférieur à l'Un,
ne peut être que l'Intellect qui est le résultat de l'activité de l'Un ; de même,
ce qui vient de l'Intellect et qui lui est donc inférieur, ne peut être que l'Âme
qui résulte de l'activité de l'Intellect. Puisque l'activité de l'Intellect est la
pensée, l'Âme qui en provient sera elle aussi une forme de pensée ; non pas
cependant la pensée intuitive, l'intellection (nóēsis), qui n'appartient qu'à
l'Intellect, mais une forme de pensée immédiatement inférieure, c'est-à-dire
la raison discursive (lógos ; diánoia). Cette définition de l'Âme est évoquée
aussi supra, chapitre 3, ligne 8 ; et dans le traité 27 (IV, 3), 5, 9-11.
113. Toute réalité est engendrée par un principe, et elle apparaît d'abord
comme purement indéterminée ; une fois qu'elle acquiert une existence
indépendante, elle « se tourne » par sa nature vers son principe (ce que
Plotin appelle l'epistrophḗ, le « retour » ou la « conversion »), et c'est
précisément ce qui lui permet de trouver en lui sa détermination (comme
Plotin l'a affirmé, supra, dans les chapitres 3, lignes 13-14, et 5, lignes 6-
19) : c'est pour cette raison que l'Âme « doit garder son regard posé sur
l'Intellect », pour être Âme, et que l'Intellect « doit garder son regard posé
sur » l'Un, « pour être Intellect ». Pour toute réalité il y a donc une activité
« croisée » : (1) toute réalité engendre une autre réalité qui lui est inférieure ;
(2) toute réalité engendrée tend par sa nature à revenir à son origine. Voilà
pourquoi Plotin peut dire que l'Âme, qui est la « raison » de l'Intellect (voir
la note précédente), est « obscure » : elle possède une forme de pensée
inférieure, en l'occurrence plus « obscure », que l'intuition intellective.
114. Puisqu'il n'y a aucune réalité intermédiaire entre l'Intellect et l'Un, la
distinction entre l'Intellect et l'Un n'est pas le fait d'une véritable
« séparation », mais elle est l'effet de leur différence réciproque. Il en va de
même de la distinction entre l'Âme et l'Intellect, comme l'avait signalé le
chapitre 3, lignes 4-5 ; et 20. Dans le traité 9 (VI, 9), 8, 30-35, Plotin a
expliqué que toute séparation locale et toute distinction matérielle dans le
monde sensible ne sont que différence « formelle » dans le monde
intelligible ; et c'est bien ce qui explique que l'Un et l'Intellect, puis
l'Intellect et l'Âme, tout en étant différents, ne sont cependant pas séparés.
115. Plotin se propose dans ce chapitre 7 de parler « plus clairement » de
l'Un, de l'Intellect et de leurs rapports. Il s'agissait d'un ensemble de
questions qui, jusqu'ici, restaient en suspens. Après avoir examiné la nature
de l'Âme et sa production par l'Intellect (dans les chapitres 1-3), puis la
nature de l'Intellect et du monde intelligible comme leur provenance de l'Un
(dans les chapitres 4-6), on parvient ainsi au sommet de cette hiérarchie, au
premier principe. Le point de départ de l'analyse résume en quelque sorte les
conclusions du chapitre précédent : l'Intellect est une image de l'Un qui l'a
engendré ; cette « ressemblance » entre l'Intellect et l'Un suppose que
l'Intellect ait avec l'Un quelque chose de commun, et qu'il coïncide donc
partiellement avec lui, à un niveau de perfection moindre (et ce, donc,
« comme la lumière ressemble au soleil » ; on trouve le même exemple en
39 (VI, 8), 18, 32 ; 49 (V, 3), 12, 40 ; et 54 (I, 7), 1, 24-28, toujours pour
qualifier le rapport de l'Intellect et de l'Un ; il faut rappeler que dans la
République, VI, 508e, Platon emploie cette comparaison pour rendre compte
du rapport qui existe entre la Forme du bien et ce dont elle est la cause).
Cependant, l'Un n'est pas un intellect, pas plus que l'Intellect n'est identique
à l'Un, et il faut rendre raison des modalités de l'engendrement de l'Intellect.
C'est à quoi s'emploie la suite du chapitre, dont l'argument d'ensemble est
compréhensible, mais dont le détail est parfois incertain, tant le texte en est
apparemment corrompu.
116. Les lignes 5-6 comportent une difficulté semblable à celle que l'on a
rencontrée supra, dans le chapitre 6, ligne 18 (voir note 103) : on lit… tē̂i
epistrophē̂i pròs hautó heṓra, dans le texte que retient H.-S. (alors que
Yeditio maior donnait cependant pròs autó), qu'il faudrait traduire ainsi :
« … en se tournant vers lui-même, il (l'Un) voyait ». Or, le sujet sous-
entendu serait dans ce cas l'Un qui, « se tournant » vers lui-même et se
« voyant » lui-même, engendrerait par sa « vision » l'Intellect. Ce choix
(adopté par P. Hadot, « Plotini Opera. Tomus II : Enneades IV-V. Ediderunt
P. Henry et H.R. Schwyzer, Paris-Bruxelles 1959 » (compte-rendu), p. 94-96
(voir aussi id., Porphyre et Victorinus, I, p. 320-321), et par J. Bussanich,
The One and its relation to Intellect in Plotinus, p. 37-43) ne va pas de soi.
D'abord, l'emploi de l'imparfait (heṓra), que Hadot traduit à tort par un
présent, exige qu'on attribue au verbe une valeur inchoative, et que l'on
comprenne qu'il indique le début d'une action destinée à durer dans le temps
(« [il] s'est mis à voir »), ce qui aurait peu de sens si le sujet sous-entendu de
la phrase était « l'Un ». Ensuite, il est clair que Plotin affirme que la
« vision » dont il est question ici coïncide proprement avec l'Intellect, ce qui
ne peut être le cas de l'Un qui, comme Plotin vient de le dire aux lignes 4-5,
« n'est pas intellect ». Enfin, dans le traité 39 (VI, 8), 16, 19-21, Plotin
évoque la « vision » de l'Un qui se voit soi-même, dans le contexte d'une
description de l'activité et de la nature de l'Un, sans associer d'aucune
manière cette « auto-vision » de l'Un à la génération de l'Intellect. Pour ces
différentes raisons, nous suivons ici une lecture défendue notamment par
J. Igal dans « La genesis de la inteligencia en un pasaje de las Eneadas de
Plotino (V 1, 7, 4-35) », p. 130-137, et adoptée par M. Atkinson, op. cit.,
p. 157-160, pour lire :… tē̂i epistrophē̂i pròs autó heṓra. Si le autó n'est plus
un pronom réfléchi (= hautó), mais un pronom démonstratif, le sujet sous-
entendu de la phrase doit être l'Intellect, qui, « en se tournant vers lui »,
c'est-à-dire vers l'Un, « s'est mis à [le] voir », cette « vision » coïncidant
proprement avec son activité intellective. Cette lecture paraît convenir
davantage à ce qui précède, et plus particulièrement au fait que l'Intellect en
acte est une « vision » (hórasis) qui voit l'Un, tout comme elle tient lieu de
réponse à la question posée à la ligne 5 : comment l'Un engendre l'Intellect,
tout en étant différent de lui ? Voir de nouveau l'étude de D. O'Brien, citée
note 101.
117. À la ligne 7, il faut lire ḕ (« soit »), et non pas ē (article féminin au
nominatif singulier), qui, comme le signale H.-S. dans ses Addenda ad
textum, t. III, p. 324, est une erreur typographique.
118. On trouve dans l'édition H.-S. la phrase suivante : T aísthēsin grammḕn
kaì tà álla <tòn noûn kúklon, tò dè kéntron lēptéon> T (qu'on pourrait
traduire ainsi : « T la sensation est comme la ligne, et ainsi de suite,
<l'Intellect est comme le cercle, et l'Un est comme le centre du cercle> T »).
Selon H.-S., le texte de cette phrase est irrémédiablement corrompu, tandis
que J. Igal, « La genesis de la inteligencia en un pasaje de las Eneadas de
Plotino (V 1, 7, 4-35) », p. 138-142, le considère en revanche comme
parfaitement cohérent. Après avoir affirmé que la nature de l'Intellect en acte
est la « vision » de l'Un qu'a l'Intellect en se tournant vers lui, Plotin
explique maintenant que le fait de « saisir » ou d'« appréhender » quelque
chose dépend soit de la sensation soit de l'intellection, selon la nature
(sensible ou intelligible) de l'objet perçu. Selon Igal, Plotin poursuivrait
ensuite son explication au moyen de la comparaison entre la sensation et la
ligne, pour la laisser finalement incomplète (kaì tà álla, « et ainsi de suite »),
à la manière d'une allusion à ce qu'on trouve dans le traité 9 (VI, 9), 8,
lorsque Plotin compare l'Intellect (et l'Âme) à un cercle et l'Un à son centre.
Mais les difficultés textuelles subsistent toutefois, et si l'on peut concéder à
Igal que son interprétation est fidèle au sens de l'argument, le texte n'en
demeure pas moins corrompu (comme c'est également l'opinion de
M. Atkinson, op. cit., p. 161-163).
119. Le sens de cette phrase est pour partie éclairé si l'on admet la
suggestion de Igal, en admettant donc que le cercle désigne l'Intellect, qui
est une réalité « divisible » et « plurielle » qui contient en elle-même une
multiplicité de Formes distinctes, et que « lui », c'est-à-dire le centre,
désigne l'Un, unité absolument indivisible. On aurait donc là une sorte
d'objection que Plotin adresserait par avance à son propre raisonnement : si
le cercle est divisible, tandis que son centre est indivisible, comment une
réalité indivisible et absolument « une » peut-elle produire et engendrer une
réalité divisible et multiple ?
120. Voir encore sur cette dernière ligne J. Igal, « La genesis de la
inteligencia en un pasaje de las Eneadas de Plotino (V 1, 7, 4-35) », p. 145-
147 ; puis M. Atkinson, op. cit., p. 164-167. Plotin répond à l'objection qu'il
vient de s'adresser : une unité indivisible peut engendrer une réalité divisible
dans la mesure où, en dépit de l'analogie, l'Un est infiniment supérieur au
centre du cercle, car il est « puissance de toutes choses » (voir, dans le même
sens, 9 (VI, 9), 5, 36-37, puis chapitre 6, 7-8, ainsi que 49 (V, 3), 15, 31).
L'intellection, qui est la « vision » de l'Intellect, son acte, voit les choses
dont l'Un est la puissance, et elle réussit à les voir en les distinguant de la
puissance de l'Un qui les engendre. Voilà comment Plotin explique la
différence entre l'Un et l'Intellect : l'Un, unité indivisible, produit toutes
choses, par sa puissance, dans l'unité absolue ; l'Intellect, unité divisible, en
se tournant vers l'Un et en le regardant, le distingue (et en même temps « se
distingue ») des choses qu'il produit. De la sorte, l'Intellect introduit un
principe de division et de distinction dans la génération de toutes choses, et
c'est là selon Plotin sa fonction propre.
121. Ce passage présente un certain nombre de difficultés, dont la plus
importante est relative au sujet sous-entendu de la phrase : il peut s'agir (1)
de l'Intellect, qui a « en quelque sorte conscience » (hoîon sunaís-thēsin) de
la puissance de l'Un ; (2) de l'Un, qui a « en quelque sorte conscience » de sa
propre puissance ; (3) de l'Intellect, qui a « en quelque sorte conscience » de
sa propre puissance. Chacune de ces trois possibilités peut être défendue ;
J. Igal, « La genesis de la inteligencia en un pasaje de las Eneadas de Plotino
(V 1, 7, 4-35) », p. 149-150 ; M. Atkinson, op. cit., p. 167-171 ; et
J. Bussanich, The One and its Relation to Intellect in Plotinus, p. 40-51,
présentent une liste des choix possibles et des arguments qui les fondent.
Nous avons adopté la lecture (1), et cela pour deux raisons : en premier lieu,
à partir du début de ce chapitre, toute « vision » et tout acte de « voir » (et
toute sorte de « conscience ») ont pour sujet l'Intellect et pour objet l'Un ; en
second lieu, la puissance dont il est question ici semble bien être celle qui est
attribuée à l'Un aux lignes 9-10 et 14. Nous comprenons donc que l'Intellect,
qui a la capacité de distinguer entre l'Un et ce que la puissance de ce dernier
engendre, parvient à voir que l'Un a la puissance de « produire une réalité ».
De sorte que si l'Intellect parvient à définir par lui-même son être et sa
réalité propre, cette faculté lui vient bien du fait qu'il participe en quelque
manière à la puissance de l'Un. L'Intellect fait donc partie des réalités
produites par la puissance infinie de l'Un, mais, se distinguant de ces
réalités, il prend conscience de la puissance de l'Un, dont il se sert pour
définir « son être » propre (voir aussi supra, chapitre 5, ligne 15, et notes 88-
89).
122. Suivant l'interprétation proposée dans la note précédente, en vertu de sa
capacité de « voir », qui lui permet de distinguer la puissance de l'Un de ses
produits, l'Intellect « voit » l'activité illimitée de l'Un, « réalité indivisible »
qui engendre toutes les choses qui sont dans cette « réalité divisible » qu'est
l'Intellect lui-même, sans cependant coïncider avec aucune de ces choses, ou
plus encore, qui peut les engendrer justement parce qu'il ne coïncide avec
aucune d'entre elles. Cette conclusion permet de comprendre le statut de
l'Un : le premier principe peut réellement produire toutes choses parce qu'il
n'est aucune d'elles ; il peut produire toute forme, et ainsi « informer » toutes
choses, parce qu'il n'est lui-même aucune forme et qu'il n'a aucune forme.
C'est donc sa « simplicité » absolue, le fait qu'il n'est que l'« Un », qui lui
permet de tout produire, sans aucune limitation ; tandis que s'il était une
chose déterminée, ou s'il était toutes choses, il serait déjà « défini » et
« limité » dans son activité de production (voir la note suivante). Aux
lignes 22-23, on suit H.-S., qui accepte la suppression proposée par
Kirchhoff de en toîs oûsin àn ē̂n, qui paraît bien être une répétition du
copiste (la même formule se trouve à la ligne précédente).
123. Sur l'emploi du terme hupóstasis (« existence », « réalité
indépendante ») chez Plotin, voir encore supra, note 1. Plotin conclut ici le
raisonnement conduit dans les lignes qui précèdent : l'Un n'est aucune des
choses qu'il produit, même si toutes viennent de lui. En effet, toutes les
choses qui sont, et l'être dans son ensemble, existent dans la mesure où ils
possèdent une certaine Forme et une certaine détermination stable, et cela
n'est possible que s'ils sont en repos, car c'est le repos qui permet aux réalités
intelligibles d'acquérir « la définition et la forme », ce qui constitue leur
mode d'être et leur modalité existentielle.
124. Iliade, VI, 211 ; XX, 241, également cité par Platon dans la République,
VIII, 547a4-5.
125. Puisqu'il provient de l'Un, l'Intellect appartient à une « lignée » divine
qui lui confère sa dignité et sa pureté absolues. Comme Plotin l'a
précisément expliqué dans la première partie de ce chapitre, après avoir été
engendré par l'Un, l'Intellect se tourne vers lui et le voit ; une fois qu'il est
déterminé et « informé » par cette « vision », les réalités intelligibles
surgissent en lui (pour ce qui est des « dieux intelligibles », voir supra,
chapitre 4, lignes 3-5). Ce résumé et son image mythologique permettent à
Plotin de qualifier sous un autre aspect le rapport que l'Intellect entretient
avec les intelligibles qui sont en lui.
126. Plotin établit un parallèle entre la nature et l'activité de l'Intellect, qui
contient en lui-même toutes les choses qui sont et tous les intelligibles, et la
figure mythique de Kronos, qui dévorait ses enfants dès qu'ils étaient nés
(voir Hésiode, Théogonie, 453). Comme l'Intellect « ne permet pas » que les
formes intelligibles qu'il contient « tombent dans la matière » et se mêlent
aux corps, « nourries par Rhéa » (Rhéa, selon Platon, Cratyle, 402a, est la
déesse qui « s'écoule » et qui « se meut » vers les corps, selon l'étymologie
de son nom que Platon fait dériver du verbe rhéō, « s'écouler » ; elle est
donc la déesse qui avance vers la matière, en direction opposée à celle de
Kronos, qui représente l'intellect pur), de même, Kronos « avalait » ses
enfants, et c'est pourquoi « il reprend en lui-même ce qu'il engendre » ; ce
faisant, il est toujours « dans la satiété », il est kóros, « rassasié », selon
l'étymologie du nom Krónos que propose Platon dans le Cratyle (396b6-7),
et que Plotin évoque aussi supra, chapitre 4, lignes 9-10. Quand il est
parfaitement « rassasié », Kronos « engendre » Zeus, tout comme l'Intellect,
« plein » de formes et « dans la satiété », engendre l'Âme (voir la note
suivante). La généalogie « mythique » Ouranos-Kronos-Zeus correspond
ainsi, selon Plotin, à la généalogie « ontologique » Un-Intellect-Âme (c'est
ce que soutient plus précisément le traité 31 (V, 8), 12, 3).
127. Plotin reprend ici, en l'appliquant à la génération de l'Âme par
l'Intellect, le principe selon lequel « toutes les choses, une fois qu'elles sont
parvenues à la perfection, engendrent » (voir supra, chapitre 6, ligne 38). Ce
principe implique encore, ajoute Plotin, que toute réalité engendrée est
inférieure et postérieure à la réalité qui l'a engendrée et dont elle n'est qu'une
image ou un simulacre imparfait. Comme tout simulacre et toute image,
l'Âme engendrée par l'Intellect est moins « puissante » que lui, et, tout en
étant en principe « illimitée », elle est « limitée » et « informée » par lui. La
génération de l'Âme par l'Intellect reproduit donc, même si c'est dans un
contexte différent et à un niveau de réalité différent, les modalités par
lesquelles l'Un a engendré l'Intellect, voir supra, chapitre 6, lignes 45-46.
128. Sur l'emploi du terme hupóstasis (« existence », « réalité
indépendante ») chez Plotin, voir de nouveau, supra, la note 1.
129. « Le produit de l'Intellect », l'Âme, reste « autour de lui » comme si elle
était sa « lumière » et sa « trace ». Elle coïncide nécessairement avec une
forme de pensée, car elle provient de l'Intellect dont l'activité est
précisément la pensée ; cependant, si l'Intellect exerce la pensée intuitive,
l'intellection (nóēsis), qui n'appartient qu'à lui, l'Âme est une forme de
pensée immédiatement inférieure (la pensée discursive, lógos ou diánoia).
Voir, déjà, chapitre 3, ligne 8 et chapitre 6, ligne 45, puis 27 (IV, 3), 5, 9-11.
130. L'Âme, qui vient après l'Intellect, et qui est engendrée par lui, est d'un
côté « dépendante » de lui, comme si elle était « attachée à lui », et elle
participe, comme si elle en était « remplie », à la nature de l'Intellect qu'est
la pensée ; d'un autre côté, elle est en contact avec ce qui la suit dans l'ordre
de la réalité, avec « les choses qui lui sont nécessairement inférieures »
qu'elle engendre elle-même, et cela en vertu de sa « position » dans l'ordre
de la réalité (un ordre selon lequel elle est la dernière réalité « divine », voir
infra, ligne 48) et parce qu'elle l'a voulu, en exerçant sa liberté pour se
séparer de l'Intellect, voir supra, le début du chapitre 1. « Ce qui produit »
les choses sensibles et les corps, ce sont évidemment les facultés inférieures
de l'âme, comme l'explique notamment le traité 11 (V, 2).
131. Il s'agit peut-être d'une référence au traité 12 (II, 4), Sur les deux
matières, où Plotin traitera en effet « des choses qui sont nécessairement
inférieures à l'Âme ».
132. Plotin conclut ainsi son examen des « choses divines », c'est-à-dire de
la procession des réalités qui proviennent de l'Un et arrivent jusqu'à l'Âme,
après laquelle on ne trouve que les réalités physiques et le monde sensible,
éloignés du premier principe.
133. Platon, Lettre II, 312e1-4. Plotin s'appuie sur cette lettre (comme sur la
lettre VI) attribuée à Platon (mais que l'on estime aujourd'hui apocryphe ;
voir les explications de L. Brisson, qui a traduit l'ensemble des lettres
platoniciennes, dans cette même collection, p. 81-84, puis 127-128) pour
entamer l'examen des philosophies antérieures et partir ainsi à la recherche
d'une confirmation de sa propre doctrine des trois réalités, l'Un, l'Intellect et
l'Âme, comme de leur « procession » à partir de l'Un. Cet examen
« historico-philosophique », qui se poursuit dans le chapitre suivant,
commence par Platon, qui seul a identifié avec précision les trois niveaux
hiérarchiques de réalité.
134. Platon, Lettre VI, 323d3.
135. Il peut s'agir d'une référence à Platon, Phédon, 97c1-2, qui dit
qu'Anaxagore faisait de l'intellect la cause rationnelle et le principe de l'ordre
de toutes choses (voir DK59 B 12, cité dans Simplicius, Physique, 156, 13 ;
164, 24), comme le signale H.-S. dans son apparat critique, ad locum.
136. Platon, Timée, 34b-35b ; 41d4-5, explique que le démiurge de l'univers
produit l'âme, en mélangeant ses éléments constitutifs « dans un cratère ».
Sur l'identification du démiurge platonicien à l'Intellect, voir la Notice,
p. 145, et les indications de 5 (V, 9), 3, 26 ; 40 (II, 1), 5, 5 ; 52 (II, 3), 18, 15.
137. Platon, République, VI, 509b9. Il faut remarquer qu'Aristote semble
également définir la divinité comme tò epékeina noû, « ce qui est au-delà de
l'intellect », dans le fragment 49 Rosé (= p. 57 Ross, cité dans Simplicius,
Du ciel, II, 12, 485, 22). Sur l'histoire de cette formule dans la tradition
platonicienne, voir J. Whittaker, « EPEKEINA NOU KAI OUSIAS ».
138. Plotin conclut son examen de la position de Platon, qui aurait posé
l'existence de trois niveaux de la réalité correspondant aux trois
« hypostases » plotiniennes : (1) « le roi qui règne sur tout », le Bien
suprême (en l'espèce de la Forme du bien dont il est question dans les livres
VI-VII de la République) au-delà de l'être et de la pensée, qui est « le père de
l'Intellect » et qui correspond donc à l'Un ; (2) l'Intellect « démiurgique »,
qui est « la cause » parce qu'il produit l'Âme, et qui coïncide avec les formes
et les réalités existantes qu'il contient en lui-même ; (3) l'Âme enfin, qui est
produite par l'Intellect et qui façonne l'univers sensible et en ordonne la vie.
Voilà pourquoi Plotin peut affirmer que « Platon savait que l'Intellect vient
du Bien, et que l'Âme vient de l'Intellect ».
139. De façon lapidaire, Plotin justifie et explique sa position de philosophe
« platonicien » et son « appartenance » théorique et doctrinale à la tradition
platonicienne. Platon est le seul philosophe ancien qui ait découvert la
vérité, tandis que les autres philosophes cités dans la suite de ce chapitre et
dans le chapitre suivant ont à la limite touché à une vérité partielle et de
manière simplement allusive. Cependant, les écrits de Platon doivent être
soumis à une interprétation attentive, car ils ne sont pas toujours explicites.
Le rôle que Plotin s'attribue est donc celui de l'interprète et du commentateur
de Platon : sa doctrine ne prétend à aucune originalité.
140. Parménide, DK 28 B 3, que Plotin cite également dans les traités 5 (V,
9), 5, 29-30 ; 30 (III, 8), 8, 8 ; 46 (I, 4), 10, 6. Parmi les philosophes
présocratiques, Parménide est certainement celui que Plotin cite et discute le
plus souvent, en raison de sa doctrine de l'« être-un » qui est évoquée ici,
mais aussi en raison du grand respect que Platon lui-même lui vouait (voir
par exemple Théétète 183e). Plotin indique ainsi que Parménide avait déjà
défendu la thèse de l'identité de la pensée intellective et de l'être, en faisant
donc coïncider l'Intellect avec les réalités intelligibles.
141. Parménide, DK28 B 8.26 (cité par plusieurs auteurs anciens, parmi
lesquels Simplicius dans son commentaire à la Physique d'Aristote, 78, 5 ;
144, 29).
142. Parménide, DK 28 B 8.43 (voir la note précédente). Parménide aurait
donc compris, selon Plotin, que l'unité que composent l'Intellect et l'être est
une unité « immobile », en ce sens qu'elle est étrangère à tout mouvement
« corporel » et qu'elle n'est pas sujette au changement et à la transformation.
Cependant, Parménide a attribué la pensée à cette « unité » et l'a comparée à
une « sphère » qui, comme l'Intellect plotinien, contient en elle-même toutes
les réalités existantes ; de la sorte, cette unité ne pouvait désigner
convenablement l'Un, qui est absolument simple et en aucun cas composé
(voir infra, lignes 22-23). C'est là l'essentiel de la critique que Plotin adresse
à Parménide (une critique probablement tributaire de celle que faisait au
même Parménide le Sophiste de Platon : 245a5-b1).
143. Parménide, DK 28 B 8.6 (voir les deux notes précédentes).
144. Le Parménide « de Platon » aurait donc pour sa part réussi à identifier
convenablement les trois « réalités » plotiniennes : l'Un « au sens propre »
de la première série de déductions (voir Parménide, 137c-142a), l'unité pure,
simple et non composée, qui est au-delà de l'être et de toutes choses, et qui
ne peut être connue, pensée ou dite, car elle n'est même pas ; l'« un-
plusieurs » de la deuxième série de déductions (voir Parménide 144e), qui
correspond à l'Intellect, car il est constitué comme une unité « organique »
qui, tout en étant « une », n'est cependant pas « simple » puisqu'elle admet
des distinctions et qu'elle comporte des parties différentes (les Formes) ;
l'« un et plusieurs » de la conclusion de la deuxième série de déduction (voir
Parménide, 155e, que Plotin tient pour une troisième série de déductions,
indépendante des précédentes), qui correspond à l'Âme, car il s'agit d'une
réalité désormais multiple qui ne conserve qu'une image de l'unité originaire.
Plotin propose ici une interprétation du Parménide qui s'imposera à tous ses
successeurs néoplatoniciens. Voir les explications de M. Atkinson, op. cit.,
p. 196-198, puis, de manière plus générale, les études de E.R. Dodds, « The
Parmenides of Plato and the origin of the Neoplatonic One » ; de J.M. Rist,
« The Neoplatonic One and Plato's Parmenides » et « The Parmenides
again » ; et enfin de J.-M. Charrue, Plotin lecteur de Platon, plus
particulièrement p. 59-84. Enfin, pour une présentation d'ensemble de
l'interprétation néoplatonicienne du Parménide, avant et après Plotin, voir
les études de J. Trouillard, « Le Parménide de Platon et son interprétation
néoplatonicienne » ; de L. Brisson, « Les interprétations du Parménide dans
l'Antiquité » (Annexe I à sa traduction du Parménide, dans cette même
collection, p. 285-291 ) ; et enfin de F. Fronterotta, Guida alla lettura del
Parménide di Platane, p. 106-110.
145. Voir supra, lignes 1-4. C'est donc le Parménide « de Platon » (c'est-à-
dire Platon lui-même, comme Plotin l'a déjà expliqué supra, lignes 1-10) qui
est « d'accord lui aussi avec la doctrine des trois natures », mais non pas le
Parménide historique qui, comme on vient de le voir supra, lignes 18-23,
n'est pas parvenu à comprendre la réalité du premier principe qu'est l'Un « au
sens propre ».
146. Anaxagore, DK 59 B 12 (cité dans Simplicius, Physique, 156, 13 ; 164,
24), faisait de l'intellect le principe rationnel de toutes choses, en précisant
qu'il « n'est mélangé à aucune chose », et qu'il est « la plus pure des
choses ». Mais Plotin pourrait dépendre aussi d'Aristote, De l'âme, III, 2,
405a13, qui examine la doctrine de l'intellect d'Anaxagore. C'est encore
Aristote, Métaphysique, A, 8, 989b19, qui accuse Anaxagore de n'avoir parlé
« ni avec précision, ni avec clarté », comme le déplore à son tour Plotin. En
dépit de cette obscurité, Anaxagore aurait bien désigné l'intellect comme une
réalité première « simple » et « séparée » de tout ce qui lui est inférieur, en
faisant ainsi allusion au principe premier qu'est l'Un plotinien.
147. Voir Héraclite, DK 22 A 1 (cité par Diogène Laërce IX 8) ; et les
témoignages d'Aristote, Métaphysique, A, 6, 987a33-34 ; M, 4, 1078b14-
15 ; Du ciel, III, 1, 298b29-33. Héraclite aurait soutenu qu'il existe une
réalité unique, le feu, qui subsiste éternellement identique à elle-même,
tandis que toutes les choses et l'univers dans son ensemble s'écoulent
toujours et changent sans cesse d'état. Selon les passages aristotéliciens
cités, Platon lui-même aurait été conduit, afin d'objecter à la doctrine
héraclitéenne du devenir absolu de toutes choses, à poser l'existence de
certaines réalités éternelles, les formes intelligibles, qui ne sont pas sujettes à
la transformation et au mouvement. Ce sont ces mêmes témoignages qui
conduisent Plotin à soutenir qu'Héraclite, en affirmant que « les corps ne
cessent de devenir et de s'écouler », se mettait dans l'obligation d'admettre
l'existence d'un principe supérieur et immuable, au-delà du devenir.
148. Empédocle, DK 31 B 17.7-8 (= 26.5-6 ; ces vers des fragments 17 et 26
sont cités dans Simplicius, Physique, 33, 18 ; 157, 25), que Plotin cite
également en 28 (IV, 4), 40, 5-6, et en 38 (VI, 7), 14, 19-20. Empédocle
aurait donc compris qu'il y a un principe d'unité absolue, l'« Amitié », et un
principe de division, la « Discorde », qui se trouvent au-delà de la matière et
du sensible, composés des quatre éléments fondamentaux (l'air, l'eau, la terre
et le feu). Ce faisant, ce philosophe aurait reconnu la nature première de
l'Un, alors même que toute la tradition antique le tient pour le premier
« pluraliste » (voir par exemple Aristote, Métaphysique, A, 4, 985a29-b5).
De nouveau, Plotin paraît tributaire d'Aristote, Métaphysique, B, 4,
1001a12-15, selon qui Empédocle identifiait l'« Amitié » et l'Un.
149. Comme H.-S. l'indique dans ses Addenda ad textum, t. III, p. 324,
l'absence de la négation ou dans le texte imprimé est une erreur
typographique.
150. Comme la plupart des commentateurs le signalent, la polémique de
Plotin contre Aristote dans tout ce passage (1. 7-27) se fonde sur
Théophraste, Métaphysique, 5a14. Dans son traité De l'âme, III, 5, 430a17,
alors qu'il expose sa propre définition de l'intellect, Aristote affirme que
l'intellect agent est « séparé » de l'intellect passif qu'il porte à l'acte en
l'« informant ». En Métaphysique, A, 7, 1072a26, il soutient que le premier
« moteur » est un intellect divin de nature « intelligible », car il ne fait que
« se penser lui-même » (A, 7, 1072b20). Cependant, selon Plotin, en lui
ajoutant la pensée (même si ce n'est que la « pensée de soi-même »),
Aristote se contredirait dans la mesure où l'acte de penser implique un sujet
pensant et un objet pensé, ce qui « double » la nature du premier principe,
qui ne peut donc plus être le « premier » absolument simple. Comme le
signale M. Ninci, dans Plotino, Il pensiero corne diverse dall'Uno. Quinta
Enneade, p. 268, note 141, l'identification de l'intellect agent du traité De
l'âme à l'intellect divin du livre A de la Métaphysique indique que Plotin
reprend l'interprétation d'Aristote qu'avait défendue Alexandre d'Aphrodyse,
De l'âme, 89, 11-21.
151. Il s'agit d'un deuxième argument dans la polémique de Plotin contre
Aristote. Plotin vise sans doute le chapitre 8 du livre A de la Métaphysique,
où Aristote explique que le mouvement des planètes dans l'univers sensible
dépend d'une pluralité de « moteurs » intelligibles, dont il essaie de calculer
le nombre, en précisant toutefois qu'il s'agit d'un calcul seulement
« probable », appelé à être vérifié. Voilà pourquoi Plotin peut lui reprocher
d'avoir ainsi multiplié le nombre des intelligibles, pour le faire correspondre
à celui des sphères célestes de telle sorte que chaque sphère ait un moteur.
Ce faisant, Aristote a profondément modifié la doctrine platonicienne des
formes intelligibles, et cela sans se fonder sur « la force de la nécessité »,
mais seulement sur un argument « probable ». À la ligne 12, on suit H.-S.
qui retient la leçon ékhon (au neutre, qu'on accorde donc à tò eúlogon) de la
plupart des manuscrits et non pas la variante ékhōn (au masculin, qui
renverrait alors au sujet sous-entendu « Aristote ») qu'acceptent la plupart
des autres éditeurs.
152. Plotin poursuit sa polémique contre Aristote. L'argument d'Aristote
n'est finalement même pas « probable » (voir la note précédente), car, si les
« sphères célestes » des planètes étaient vraiment mises en mouvement en
vertu d'un « moteur » intelligible, il serait « plus probable » qu'il n'y ait
qu'un seul « moteur », au principe de l'ordre unique auquel toutes les sphères
célestes participent. Dans ce cas, le « moteur » pourrait effectivement
coïncider avec le premier principe. Si l'on admet en revanche, comme le fait
Aristote, qu'il existe une pluralité de « moteurs » intelligibles, il faut se
demander s'ils proviennent d'un principe unique ou bien d'une pluralité de
principes.
153. Face à la question de savoir s'il y a un seul ou plusieurs principes des
« moteurs » intelligibles aristotéliciens, Plotin examine d'abord la première
possibilité. Si l'on admet qu'il n'y a qu'un seul principe des intelligibles, il
faudra admettre aussi qu'il y a un « premier intelligible » qui contient en lui-
même tous les intelligibles, en engendrant ainsi un véritable « monde »
intelligible, et cela par analogie avec le monde sensible où les « sphères
célestes » sont contenues les unes dans les autres, quand une seule « sphère
extérieure » les contient toutes et les domine. Dans ce cas, selon la même
analogie, comme les « sphères » sensibles contiennent les astres, de même
les intelligibles devront contenir en eux-mêmes « beaucoup de choses », qui
seront évidemment « plus réelles » dans la mesure où elles appartiennent au
monde intelligible. Il n'en demeure pas moins que les « moteurs » dont parle
Aristote comprennent une multiplicité d'éléments, de sorte qu'ils ne peuvent
tenir lieu de premier principe, c'est-à-dire d'unité pure et simple.
154. Voici la deuxième alternative que Plotin examine dans sa polémique
contre Aristote (voir la note précédente). Si l'on admet qu'il y a plusieurs
principes des intelligibles, en soutenant que chaque intelligible est un
principe, la question se pose de savoir comment tous ces « principes »
intelligibles peuvent « s'accorder » dans leur activité, qui consiste à produire
et à gouverner l'« harmonie » et la disposition ordonnée de l'univers tout
entier. Faut-il supposer dans ce cas que leur « accord » dépend du hasard ?
Ou bien faut-il poser un principe antérieur qui préserve leur « accord » ? Et
Plotin poursuit : si les intelligibles sont plusieurs, comment expliquer que
leur nombre soit identique au nombre des « sphères célestes » ? Et pour
finir : si les intelligibles ne sont pas corporels et qu'aucun corps ne les
sépare, pourquoi affirmer, comme l'a fait Aristote, qu'ils sont plusieurs ?
155. On tenait Phérécyde de Syros pour l'un des premiers maîtres de
Pythagore (voir DK 7 A 4 = Diodore, Bibliothèque historique, X, 3, 4 ; puis
Jamblique, Vie de Pythagore, §§ 9, 11, 248 et 252). Voilà pourquoi Plotin
peut parler de « ceux qui se sont rangés le plus du côté de Pythagore, de ses
successeurs et de Phérécyde », en faisant ainsi allusion aux pythagoriciens
en général. En concluant cet examen des doctrines des philosophes qui l'ont
précédé, Plotin peut ainsi affirmer que seuls Platon (voir supra, chapitre 8,
lignes 1-10) et les pythagoriciens « se sont tenus à cette doctrine », en posant
un premier principe au-delà de toutes choses, soit par écrit, soit oralement
(pour ce qui est de cette distinction, et de l'« unité » des doctrines de Platon
et des pythagoriciens, voir supra, chapitre 5, lignes 4-9, note 84), là où les
autres philosophes anciens « l'ont complètement négligée ».
156. Les trois réalités plotiniennes existent « dans la nature », c'est-à-dire
dans la réalité des choses, mais aussi « en nous », c'est-à-dire au niveau du
« microcosme » qu'est chaque homme (l'opposition entre ce qui est « dans la
nature », dans la vraie réalité, et ce qui est « en nous », dans une réalité
inférieure, est d'origine platonicienne, voir Phédon, 102e5 ; Parménide,
132d1-2). C'est la thèse que Plotin va développer dans ce chapitre et dans le
suivant. Le philosophe précise immédiatement qu'« en nous » ne signifie pas
« dans le sensible », car les réalités premières n'ont pas de corps mais sont
au contraire « séparées » des corps ; elles sont donc plutôt « à l'extérieur »
du sensible, dans la mesure où elles en sont distinctes. Et elles sont alors
« en nous » parce que nous en gardons une image dans la partie de nous qui
n'est pas corporelle, dans notre âme, exactement comme elles sont présentes
dans l'univers tout entier, sans être elles-mêmes sensibles, mais à travers
leurs images.
157. Platon, République, IX, 589a7. L'« homme intérieur » est justement la
partie non corporelle de l'homme, son âme, celle qui peut garder une image
des trois réalités véritables. Voilà pourquoi Plotin peut immédiatement
affirmer que les âmes individuelles (et la nature de l'âme en général) sont de
nature divine, dans la mesure où elles sont liées aux réalités premières et
qu'elles sont séparées des corps comme de la nature matérielle.
158. Toute âme est rendue parfaite par l'Intellect, qui est la réalité supérieure
qui l'a engendrée et qui lui donne la pensée, comme Plotin l'a expliqué
supra, chapitre 3, lignes 13-14. C'est la raison pour laquelle l'âme possède
« un intellect qui raisonne », c'est-à-dire une faculté rationnelle qui
s'exprime dans les raisonnements « discursifs ».
159. La faculté rationnelle de l'âme, et de toute âme individuelle, opère de
manière « pure » et « non mélangée », sans se servir du corps et de tout ce
qui est corporel. C'est ce que soutiennent également Platon, Phédon, 65c, qui
fait de la séparation du corps la nécessaire condition de la « purification » de
l'âme, et Aristote, De l'âme, II, 2, 413b24-27 ; III, 4, 429b4-5, qui définit la
faculté intellectuelle de l'âme comme khōristḗ (« séparée » et
« indépendante ») du corps. Cette faculté de l'âme reste ainsi liée au monde
intelligible d'où elle provient, y compris lorsque l'âme est descendue dans un
corps matériel. À la ligne 17, l'expression en tō̂i prṓtōi noētō̂i devrait être
traduite littéralement par « au sommet de l'intelligible » ou alors « dans le
premier intelligible ». Cependant, Plotin répète souvent que la faculté de
l'âme qui reste en relation avec l'intelligible se situe à la limite inférieure de
ce monde, et non pas à son sommet (voir par exemple les traités 6 (IV, 8), 7,
6-7 ; 28 (IV, 4), 2, 16-17 ; 41 (IV, 6), 3, 5-6), ce qui nous porte à entendre
cette expression dans un sens très général (« dans le monde intelligible qui
tient la première place »).
160. En vertu de sa participation à l'intelligible, ou plutôt, en vertu de sa
véritable « présence » dans l'intelligible (même après sa descente dans les
corps), l'âme, comme les intelligibles, n'a nul besoin d'un lieu où s'établir,
car elle est en dehors de l'espace et du temps. C'est là précisément l'état des
réalités intelligibles, qui sont en elles-mêmes, « extérieures » et
indépendantes des corps, complètement « isolées » dans la mesure où elles
sont autonomes et séparées de la nature matérielle.
161. Platon, Timée, 34b4 (et non pas 36e3, comme l'indique H.-S. dans son
apparat critique, ad locum) ; voir aussi Timée, 36d9-e1, où Platon explique
que le démiurge dispose l'âme autour du corps du monde, pour produire ce
dieu qu'est le monde. Selon Plotin, ce passage du Timée enseigne que l'âme,
située tout autour du corps en l'enveloppant, « excède » et « dépasse » le
corps, de telle sorte qu'une partie d'elle-même ne peut se trouver dans le
corps mais subsiste « à l'extérieur » de lui, restant ainsi dans le monde
intelligible : il s'agit de sa faculté rationnelle.
162. Platon, Timée, 90a5. Selon ce passage du Timée, si l'âme du monde est
en quelque sorte et dans certaines limites « à l'extérieur » du corps (voir la
note précédente), les âmes individuelles qui sont descendues dans les corps
se situent « au sommet dans la tête », c'est-à-dire dans la partie la plus élevée
du corps qu'est le cerveau. À la ligne 23, on suit H.-S. qui accepte la
correction de Heintz epikúptṓn « en se cachant », en s'exprimant « de
manière obscure », au lieu de éti krúptōn des manuscrits, qui n'a pas de sens.
163. Platon, Phédon, 67c6, qui évoque la mort, comprise comme
« séparation » de l'âme et du corps, à la faveur de laquelle on parvient à la
libération et à la purification des maux, des passions et des vices corporels.
C'est pour cette raison que Platon « exhorte » le vrai philosophe à se
préparer au cours de sa vie à cette « séparation », après laquelle l'âme, libre
et pure, pourra se consacrer entièrement à la recherche de la vérité. Pour
Platon, tout comme pour Plotin, cette séparation de l'âme et du corps
n'implique aucune « distance locale », car l'âme n'est pas située dans un lieu
(dans la mesure où elle n'est pas corporelle), et elle est par conséquent déjà
« séparée » du corps en vertu de sa nature différente de celle du corps (voir
supra, ligne 10).
164. Voir Platon, Épinomis, 981b7-8 (que Plotin évoque également dans le
traité 31 (V, 8), 2, 4-5), qui affirme de l'âme qu'elle est le principe qui
produit et qui organise le monde. La partie de l'âme « qui est établie ici-
bas », et qui est en relation avec les corps qu'elle « fabrique » et « façonne »,
est l'âme tout entière, à l'exception de sa faculté rationnelle qui, comme
Plotin l'a plusieurs fois répété, reste dans le monde intelligible.
165. Plotin poursuit dans ce chapitre l'examen entrepris dans le chapitre
précédent : les trois réalités véritables, l'Un, l'Intellect et l'Âme, se trouvent
aussi dans l'âme individuelle qui en conserve en quelque sorte une image. Le
premier passage de la démonstration concerne la « présence » en l'âme de
l'Intellect qui pense les formes intelligibles. Car, s'il existe une faculté
rationnelle et « discursive » de l'âme qui peut connaître la justice et la beauté
des choses sensibles, il faut admettre aussi l'existence d'un « juste en soi » et
d'un « beau en soi » qui sont les objets immuables de cette faculté. Si tel
n'était pas le cas, l'âme rationnelle ne disposerait pas des objets intelligibles
qui sont le contenu de la connaissance rationnelle (voir les explications de
49 (V, 3), 2, 7-11 ; et chapitre 3, 6-9). Le principe selon lequel, s'il existe une
multiplicité de choses justes, « il est nécessaire qu'il existe aussi un juste
immuable, à partir duquel se développe le raisonnement en l'âme », est
emprunté à Platon, République, VI, 507b5-7 ; X, 596a6-7, qui fait
correspondre chaque forme intelligible à une multiplicité de choses sensibles
homonymes.
166. L'âme n'est pas toujours en acte, mais elle est portée à l'acte par
l'Intellect (voir également 5 (V, 9), 4, 1-10) ; c'est la raison pour laquelle elle
ne raisonne pas toujours, quand l'Intellect pense toujours et n'abandonne
jamais la pensée qui est son acte (selon la définition de l'intellect « agent »
qu'avance Aristote, De l'âme, III, 5, 430a22). Voilà pourquoi, si l'âme ne
raisonne pas toujours, il faut admettre en elle « un intellect » (qui est une
image de l'Intellect « hypostase ») qui la porte à l'acte et la fait raisonner,
tout en étant, lui, toujours en acte dans la mesure où il ne doit pas
« chercher » ses objets, les Formes, puisqu'il les possède toujours. C'est la
condition de l'intellect divin – qui est toujours en acte parce qu'il se pense
soi-même, sans devoir « chercher » ses objets de pensée –, selon Aristote,
Métaphysique, Λ, 7, 1072b23, que Plotin cite aussi, presque littéralement,
supra, chapitre 4, ligne 16 ; voir encore le traité 5 (V, 9), 7, 10. Sur la
présence en l'âme d'une faculté rationnelle (« un intellect qui raisonne ») et
d'un Intellect « qui lui permet de raisonner », voir supra, chapitre 10,
lignes 12-13. À la ligne 6, on suit H.-S. qui retient l'ajout de la négation mḕ
(« il faut qu'il y ait en nous un Intellect qui ne raisonne pas »), proposé par
Dodds, mais que l'on trouve déjà, selon M. Atkinson, op. cit., p. 232-233,
chez Marsile Ficin. Le sens de cette négation est clair : l'Intellect n'a pas
besoin de « raisonner » sur ses objets, comme l'âme, car il les « possède »
tous immédiatement, sans se distinguer d'eux comme un sujet qui
raisonnerait sur ses objets.
167. Si l'âme peut « raisonner » sur les Formes, et cela dans la mesure où
elle a en elle-même un Intellect qui lui permet de « raisonner », il faut alors
admettre que « le principe » et « la cause » de l'Intellect, cette réalité
première, indivisible et divine qu'est l'Un, se trouve également en elle. Voilà
comment Plotin peut compléter sa démonstration de la présence des trois
réalités véritables en toute âme individuelle : pour que l'âme puisse
« raisonner », ce qui est son acte propre, il faut qu'elle possède l'Intellect qui
la porte à l'acte et qui lui donne ses objets de raisonnement ; si elle possède
l'Intellect, elle devra avoir aussi en elle-même l'origine et la source de
l'Intellect, l'Un.
168. Sur la construction du texte grec des lignes 7-10, qui comporte un
certain nombre de difficultés, voir M. Atkinson, op. cit., p. 233-235. Plotin
veut expliquer ici comment il est possible que l'Un, tout en étant indivisible,
immuable et dépourvu de lieu, puisse toutefois se trouver et « être contemplé
en beaucoup de choses », et en premier lieu dans l'âme individuelle. La
raison en est que chaque chose, parce que l'Un produit toutes choses et qu'il
est toutes choses, conserve une image de l'Un. Et c'est dans cette mesure que
chaque chose se montre capable de le recevoir (sur cette « capacité », voir
les traités 9 (VI, 9), 4, 25-26 ; et 30 (III, 8), 9, 23-26) hoîon állon autón,
« comme s'il était quelque chose de différent », c'est-à-dire sous une forme
différente de celle qui lui est propre, ou encore, comme une copie inférieure
à son modèle. En effet, l'Un est en lui-même et par lui-même absolument
inconnaissable et indicible, dépourvu de toute forme et de toute
détermination, et même de l'être et de l'unité à strictement parler, tandis qu'il
se présente (et « il peut être contemplé ») partout et en toutes choses sous la
forme de l'unité qu'il confère aux choses qu'il produit et qui peuvent le
recevoir en gardant en elles-mêmes une image de lui. Selon Armstrong, dans
sa traduction ad locum, l'expression hoîon állon autón serait une allusion à
la définition aristotélicienne de l'ami comme un állos autós, un « autre soi-
même » (dans l'Éthique à Nicomaque, IX, 4, 1166a31-32), et Plotin
indiquerait de la sorte que l'Un « peut être contemplé dans beaucoup de
choses, selon que chacune d'elles est capable de le recevoir comme un autre
soi-même », c'est-à-dire comme son origine et sa source premières.
169. Plotin reprend ici l'analogie entre les âmes individuelles dans leur
relation avec l'Un et les points du cercle qui se rapportent au centre par leurs
rayons, qui tous ont leur principe et leur fin dans le centre du cercle. Cette
analogie (elle est peut-être empruntée à Alexandre d'Aphrodise,
Questions 96, 14 Bruns, qui parle du centre du cercle comme d'une unité qui
constitue cependant la limite « plurielle » de tous les rayons du cercle) est
employée par Plotin afin de décrire le rapport de l'Intellect à l'Un, ou encore
de l'âme à l'Un : voir par exemple, supra, chapitre 7, lignes 5-10 ; puis 4 (IV,
2), 1, 24 ; 9 (VI, 9), 8 ; 23 (VI, 5), 5, 11 ; 39 (VI, 8), 18, 7. L'Un est donc
comme le centre de nous-mêmes, autour duquel nous tournons toujours et
sur lequel nous devons fixer notre regard pour être « en contact avec lui » et
« associés à lui », comme l'explique encore le traité 9 (VI, 9), 8, 33-45.
170. Si les trois réalités véritables se trouvent aussi en nous, dans notre âme
individuelle, comme Plotin l'a montré dans les chapitres 10 et 11, la question
se pose toutefois de savoir pourquoi nous n'en avons pas toujours
conscience. Cette difficulté est celle de l'« autoconscience », ou plutôt, de
l'« appréhension » (antilēpsis) ou de la « perception » (aísthēsis) de soi-
même de l'âme, qui a été abondamment examinée par les commentateurs
d'Aristote, notamment pour rendre compte de la page du traité De l'âme, III,
5, 430a22, où Aristote pose l'activité éternelle de l'intellect « agent », sans
cependant expliquer la raison pour laquelle notre âme n'est pas toujours
consciente de cette activité éternelle. Voir à ce propos M. Atkinson, op. cit.,
p. 244.
171. Platon, Phèdre, 245c5.
172. Les trois réalités véritables sont toujours actives, dans la mesure où
elles sont en elles-mêmes des réalités éternelles qui ne subissent aucune
affection. Leur « présence » en toute âme individuelle implique donc que
toute âme individuelle est caractérisée par une activité qui ne cesse jamais.
La difficulté qui s'ensuit est toujours la même : comment se fait-il alors que
nous restions « le plus souvent sans exercer de telles activités » ou même
« totalement inactifs ».
173. Voici la réponse de Plotin à la question soulevée dans les lignes qui
précèdent : « ce qui est dans l'âme » (c'est-à-dire les images des réalités
véritables qu'elle a en elle-même) « n'est pas perçu d'entrée de jeu », et cela
parce que nous ne pouvons percevoir que ce qui passe par notre faculté
sensible, tandis qu'une réalité en acte, qui n'est pas perçue par la sensation,
« n'arrive pas à traverser l'âme tout entière », c'est-à-dire qu'elle n'est pas
parvenue à notre conscience. Cette conclusion dépend du fait que, comme
Plotin le souligne avec force, nous sommes « l'âme tout entière », et non pas
seulement l'une de ses facultés ; nous ne sommes conscients, et nous ne
connaissons donc vraiment, que lorsque toute l'âme est « traversée » par son
objet et que celui-ci arrive à la faculté rationnelle. Cette même explication
du processus de la « prise de conscience » de l'âme se trouve dans le traité 6
(IV, 8), 8, 1-9. Il faut remarquer dans ce contexte que le terme aísthēsis ne
désigne pas la perception des choses sensibles, mais bien la perception (ou
« conscience ») des états intérieurs de l'âme. Dans les traités postérieurs
(voir par exemple 27 (IV, 3), 30, 5-16 ; et 46 (I, 4), 10, 10-21),
l'« imagination » ou la « représentation » (tò phantastikón ; phantasía) est la
faculté qui permet à l'âme de prendre conscience d'elle-même et de ses
activités intérieures, tandis que le terme aísthēsis désigne alors plus
spécifiquement la perception sensible des objets externes. Voir à ce propos,
P. Hadot, « Les niveaux de conscience dans les états mystiques selon
Plotin », p. 247-252.
174. Plotin précise ici sa réponse au problème de la « conscience » qu'a
l'âme de ses propres activités (voir la note précédente). Puisque l'âme exerce
plusieurs facultés et que chacune d'elles est toujours active, il ne peut y avoir
« conscience » en l'âme que si ces facultés « communiquent » entre elles,
que si l'âme réussit à en avoir une perception « totale ». Sur cette partition
des facultés de l'âme et sur leur activité, voir H.J. Blumenthal,
Plotinus'psychology, p. 20-44.
175. Pour que l'âme ait conscience des trois réalités qui sont présentes en
elle, il faut donc qu'elle consacre son attention à « l'intérieur » d'elle-même,
pour parvenir à une perception « totale » de son intériorité, de ses facultés et
de leurs activités. Sur cette attention de l'âme à elle-même, voir les
remarques de P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, p. 28-33 ; de
J.M. Rist, Plotinus : the Road to Reality, p. 146-150 ; et de F. Brunner, art.
cité, p. 170-172.
176. Plotin emploie cette métaphore sonore afin d'insister sur la nécessité
d'abandonner tout ce qui est extérieur à l'âme ; l'âme doit se concentrer sur
son intériorité (voir la note précédente ; et les traités 9 (VI, 9), 7, 16 ; 49 (V,
3), 17, 38). Comme le rappelle M. Atkinson, op. cit., p. 250, il est possible
que Plotin fasse ainsi allusion à la musique des sphères célestes, que seul
Pythagore pouvait entendre. Par ailleurs, dans le traité 20 (I, 3), 1, 28, c'est
précisément la musique qui peut nous apprendre à passer de la
compréhension de l'« harmonie sensible » des sons à la contemplation de
l'« harmonie intelligible ».
TRAITÉ 11 (V, 2)
Sur la génération
et le rang des choses
qui sont après le premier
Présentation et traduction
par
Francesco FRONTEROTTA
NOTICE
Le but de ce petit traité est avant tout d'établir la continuité qui existe
entre les différents niveaux constitutifs de la réalité. Le traité 10 (V, 1) était
consacré à l'examen des trois réalités principales (qu'on appelle parfois les
trois « hypostases »), de leur nature et de leur génération successive ; le
traité 11 poursuit et approfondit cet examen, en considérant désormais les
conséquences qui résultent de la « tripartition » du réel, pour souligner
qu'elle n'implique aucune sorte de rupture ontologique. C'est la raison pour
laquelle, dans le premier chapitre, Plotin décrit de nouveau et brièvement la
procession continue des réalités « qui sont après le Premier » : l'Intellect,
qui vient de l'Un, et l'Âme, qui vient de l'Intellect, avant d'examiner, dans le
deuxième chapitre, les modalités de cette succession et les conséquences
qui en résultent sur la structure de la réalité.
Le traité s'ouvre sur la proposition, amplement justifiée par les traités 9
(VI, 9) et 10 (V, 1), selon laquelle l'Un produit toutes choses, sans coïncider
avec aucune d'elles, dans la mesure où il reste au-delà de toutes choses. La
question peut alors être de nouveau posée de savoir comment la multiplicité
des choses qu'il produit peut provenir de lui qui ne manifeste, en lui-même,
ni pluralité ni dualité. C'est pour répondre à cette question que Plotin expose
la « première génération » à partir de l'Un, qui ne peut qu'être celle de
l'Intellect, qui le suit immédiatement et qui lui est immédiatement inférieur.
Le principe de l'argument plotinien est limpide : l'Un est parfait, c'est-à-dire
absolument autarcique et autosuffisant. Sa perfection et son absence de
besoin sont tels que sa puissance illimitée finit par « surabonder », en
sortant de lui-même et en s'établissant de la sorte comme une réalité
indépendante et différente de lui. La réalité ainsi engendrée, dès lors qu'elle
est produite par son principe, est encore totalement indéterminée ; par
conséquent, elle se tourne tout naturellement vers celui qui l'a engendrée et,
n'ayant pas encore conscience de l'altérité qui l'en distingue, elle tend à
s'unir à lui dont elle a besoin, tout comme le petit enfant a besoin de son
père et géniteur jusqu'à ce qu'il parvienne à l'âge de l'indépendance et de
l'autonomie. En se tournant vers l'Un, la réalité engendrée le « voit » et elle
s'en trouve déterminée, devenant ainsi l'Intellect, qui est à la fois pensée, en
vertu du regard qu'il porte sur l'Un, et être, en vertu de sa position
ontologique qui est toujours « orientée » vers lui, selon l'enseignement du
traité 10 (V, 1), chapitre 4.
Tout comme l'Un, et en raison de la puissance de ce dernier à laquelle il
participe, l'Intellect engendre par sa propre surabondance une nouvelle
réalité inférieure : l'Âme, qui, étant engendrée par l'Intellect, reçoit de lui
son acte, qui est la pensée. Jusque-là, la génération de l'Intellect par l'Un,
puis de l'Âme par l'Intellect, n'est pas le fait d'un acte volontaire, mais bien
de la surabondance du principe qui engendre et qui reste cependant en lui-
même en dépit de son activité productrice ; en revanche, dans le cas de
l'Âme, c'est elle-même qui manifeste le désir de produire ce qui lui est
inférieur, et qui se meut dans une direction opposée à celle de son principe,
du fait d'un « choix » libre et volontaire dont le traité 10 (V, 1), chapitre 1, a
déjà rendu raison. Ce faisant, l'Âme n'engendre pas une autre réalité,
différente d'elle-même, mais plutôt, comme le précise Plotin, une image
inférieure d'elle-même. Il s'agit de ses parties, ou plus exactement de ses
facultés inférieures, car seule l'Âme rationnelle est produite par l'Intellect,
quand c'est elle-même qui, descendant, engendre ses propres facultés
sensible et végétative. C'est par l'intermédiaire de ses facultés que l'Âme est
ainsi présente dans le sensible et dans les corps : dans un homme, lorsque
son mouvement ne la porte pas au-delà de sa faculté rationnelle ; dans un
animal, lorsque sa faculté sensible domine ; dans une plante, lorsque sa
faculté végétative l'y a conduite. Cette distinction n'implique toutefois pas
de séparation locale, car l'Âme et ses facultés, tout comme les réalités qui
leur sont supérieures, n'occupent aucun lieu. C'est pourquoi, quand les corps
se corrompent ou qu'ils sont détruits, l'Âme n'en est en aucune manière
affectée : ou bien ses dernières facultés remontent alors dans sa faculté
supérieure, qui n'est jamais descendue dans le sensible mais qui reste
toujours « attachée » à l'Intellect, ou bien elles passent dans un autre corps
qu'elles animent. Dans les deux cas, ces « déplacements » n'en sont pas à
proprement parler, car l'âme qui n'est pas en un lieu est partout en même
temps, et ses facultés sont toujours déjà dans tous les corps.
Cette prémisse permet de comprendre comment Plotin entend résoudre
dans ce traité la difficulté relative à l'apparente multiplicité comme à
l'apparente dispersion de la réalité. On pourrait lui objecter, au nom par
exemple de la doctrine stoïcienne qui pose pour sa part un unique principe
divin responsable de l'animation et de l'ordonnancement de toutes choses,
que la procession qu'il décrit multiplie les principes et les niveaux distincts
de la réalité, en les disposant ainsi selon une hiérarchie stricte qui semble
conduire chacun d'eux à se dissiper et à se multiplier à la faveur d'une
dégradation qui conduit jusqu'à la matière, au sensible et au mal. Contre
cette objection, Plotin fait valoir que la multiplicité et la dispersion
apparentes du réel n'empêchent aucunement que l'unité et la continuité du
tout soient sauvegardées, dans la mesure où c'est un unique processus qui
gouverne la production de toutes choses et qui demeure inchangé à chaque
niveau de réalité. Comme l'ont en effet déjà expliqué les traités 7 (V, 4) et
10 (V, 1), notamment chapitres 5-7, toute réalité, une fois qu'elle est
parvenue à sa perfection, engendre par nécessité, et la réalité qu'elle
engendre, qui est au début totalement indéterminée, a besoin de son
principe vers lequel elle se tourne. Ce retour, cette « conversion »
(epistrophḗ), lui permet d'être déterminée par son principe, dont elle devient
elle-même une image. Il n'y a donc pas une véritable multiplicité de
principes, puisque chacun d'entre eux est une image de celui qui le précède
tout comme il est le modèle de celui qu'il engendre ; il n'y a pas non plus de
dispersion des principes, puisque chacun est une trace de celui qui l'a
produit tout comme il imprime sa marque à celui qu'il produit. C'est ainsi
qu'on peut affirmer la continuité absolue de toute la réalité, dans laquelle
rien ne se perd, mais tout se conserve, et que Plotin illustre au moyen de la
belle métaphore qui donne sa conclusion au traité : « C'est donc comme une
longue vie qui s'étend dans sa longueur : chaque partie est différente de
celle qui la suit, mais l'ensemble est continu, et chaque partie est différente
de l'autre sans que ce qui précède soit détruit en ce qui suit. »
Dans les deux traités successifs 10 (V, 1) et 11 (V, 2), qu'on peut
considérer comme un ensemble, Plotin se prononce ainsi sur la succession
des réalités véritables, de l'Un jusqu'à l'Âme, et sur ses conséquences, en ne
faisant qu'allusion aux degrés inférieurs de la réalité que sont les corps et la
matière que l'Âme engendre à la faveur de son mouvement « vers le bas »,
de sa « descente ». Il en avait été question en des termes semblables dans le
traité 6 (IV, 8), notamment au chapitre 8, mais l'engendrement par l'Âme de
la matière, des corps et du mal ne sera examiné qu'ultérieurement, dès le
traité 12 (II, 4), puis dans les traités 15 (III, 4), chapitres 1-2, ou encore 28
(IV, 4), chapitre 22.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ
Présentation et traduction
par
Richard DUFOUR
NOTICE
Le traité Sur les deux matières est d'une richesse et d'une complexité
remarquables. Plotin y développe une théorie de la matière qui, même si
elle s'inspire des spéculations d'Aristote, de Platon et des stoïciens, se révèle
très originale. Sa doctrine est fort bien présentée et suit un plan rigoureux.
Après une brève introduction (chap. 1), Plotin aborde la question de la
matière intelligible (chap. 2-5), et poursuit avec celle de la matière sensible
(chap. 6-16).
Les diverses conceptions anciennes de la matière peuvent faire l'objet
d'une classification assez stricte. Comme Aristote le fait remarquer dans sa
Métaphysique, l'ensemble des définitions qui en ont été données se
distinguent selon que les philosophes la désignent comme une ou multiple,
puis comme incorporelle ou corporelle (A, 7, 988a24-25). C'est à un
classement similaire que Plotin a recours lorsqu'il énumère, au début de son
traité, la manière dont les principales doctrines philosophiques définissent
la matière. Pour les stoïciens, dit-il, la matière est unique et corporelle ;
pour les aristotéliciens, elle est unique et incorporelle ; pour les
platoniciens, enfin, elle est multiple et incorporelle. Plotin adopte ce qu'il
considère être la position de Platon, en choisissant de distinguer une matière
sensible et une matière intelligible, toutes deux incorporelles.
Nous ne trouvons certes chez Platon aucun argument en faveur de
l'existence d'une prétendue matière intelligible, mais les représentants du
moyen-platonisme, s'inspirant de certaines remarques d'Aristote, ont
reconnu son existence et lui ont consacré bon nombre de pages. Si l'on en
croit Aristote, Platon aurait fait de la Dyade indéfinie, du Grand et du Petit,
ou de l'illimité la matière des Idées (voir par exemple Métaphysique, A, 6,
987b18-26 ; 988a11-14 ; Physique, III, 4, 203a10 ; III, 6, 207a28-30). Il
n'en fallait pas davantage pour lancer un débat dans l'école médio-
platonicienne sur l'existence d'une matière intelligible, identifiée à la Dyade
indéfinie. Et c'est bien à cette interprétation de la pensée platonicienne que
Plotin se range dans le traité Sur les deux matières, puisqu'il y associe la
matière à l'illimité (ápeiron, chap. 15), ainsi qu'au couple du Grand et du
Petit (11, 32-36). De même, d'autres traités plotiniens identifient la matière
intelligible à la Dyade indéfinie (7 (V, 4), 2, 7-8 ; 10 (V, 1), 5). Plotin prend
donc ici pour acquis qu'il existe chez Platon une matière des Formes
intelligibles.
La matière intelligible
La matière sensible
Chapitre 1 : Introduction.
1-4. On considère en général la matière comme un substrat et un
réceptacle des formes.
4-6. Mais on ne s'entend pas sur la nature de cette matière et sur ce
qu'elle reçoit.
6-18. Théories des stoïciens, aristotéliciens et platoniciens.
5. Et si l'on dit, sous prétexte que cette unité possède ces Formes toujours
et en même temps, que tous deux sont une seule chose et que celle-là n'est
pas une matière, alors ici non plus la matière des corps n'existera pas, car
celle-ci n'est jamais sans figures : elle est toujours un corps entier, lequel est
néanmoins composé 29. Et l'Intellect découvre cette dualité, car il divise [5]
jusqu'à ce qu'il arrive à une chose simple qui ne peut plus elle-même être
résolue. Mais tant qu'il le peut, l'Intellect s'avance dans la profondeur du
corps. Or, la profondeur de chaque corps, c'est la matière 30. C'est aussi
pourquoi elle est tout obscure, parce que la lumière, c'est la raison. Et
l'Intellect est la raison : c'est pourquoi, en voyant la raison sur chaque corps,
l'Intellect considère ce qui est au-dessous comme obscur, puisque cela est
en dessous de la lumière, tout comme [10] l'œil, qui est de nature
lumineuse, lorsqu'il va à la rencontre de la lumière et des couleurs, qui sont
des lumières, dit que les choses qui se trouvent en dessous des couleurs sont
obscures et matérielles, ayant été occultées par les couleurs 31. De toute
évidence, l'obscurité dans les choses intelligibles est différente de celle qui
est dans les choses sensibles, et la matière aussi est différente, dans la
mesure où la forme qui vient sur [15] les unes et les autres est différente. La
matière divine, lorsqu'elle reçoit ce qui la définit, acquiert en effet une vie
définie et intellective, alors que la matière sensible devient quelque chose
de défini, qui certes ne vit pas ni ne pense, mais qui n'est qu'un cadavre
ornementé 32. Or, même sa figure est une image, de telle sorte que le
substrat est aussi une image 33. Mais là-bas la figure est quelque chose de
véritable, de sorte que [20] le substrat l'est aussi. C'est pourquoi il faudrait
supposer que ceux qui disent que la matière est une réalité, s'ils parlaient de
la matière divine, ont raison 34, car le substrat est là-bas une réalité ; ou
plutôt, elle l'est lorsqu'elle est conçue avec la forme qui vient sur elle et
qu'elle est alors une réalité complète et illuminée 35. Quant à savoir si la
matière intelligible est éternelle, il faut examiner cette question de la même
manière qu'on le ferait [25] aussi pour les Formes 36. De fait, elles sont
engendrées, puisqu'elles ont une origine, mais elles sont inengendrées,
parce qu'elles n'ont pas d'origine dans le temps : elles viennent toujours
d'une autre chose, non pas au sens où elles seraient toujours engendrées,
comme notre monde, mais parce qu'elles existent toujours, comme le
monde de là-bas 37. Et en effet, l'altérité de là-bas existe toujours, elle qui
produit la matière, car c'est elle qui est le principe de la matière [30] et le
mouvement premier 38. C'est aussi pourquoi celui-ci est appelé altérité,
parce que le mouvement et l'altérité naissent ensemble. Or, le mouvement et
l'altérité qui vient du premier sont quelque chose d'indéfini, et ils ont besoin
de celui-là pour être définis : ils sont définis lorsqu'ils se retournent vers
lui 39. Et auparavant, la matière et l'altérité sont quelque chose d'indéfini, qui
n'est pas [35] encore bon, dépourvu qu'il est de la lumière issue du premier.
Si en effet la lumière vient de celui-là, ce qui la reçoit ne possède jamais de
lumière avant de la recevoir, mais il la possède comme quelque chose
d'autre, si toutefois la lumière vient d'un autre. Et à propos de la matière
dans les êtres intelligibles, les choses qui ont été ainsi dévoilées sont plus
nombreuses qu'il ne convient 40.
8. Quelle est donc cette matière que l'on dit une, continue et sans
qualité 61 ? Qu'elle ne soit pas un corps, si elle est sans qualité, c'est évident :
sinon elle aura une qualité 62. Or, en disant qu'elle est la matière de tous les
êtres sensibles, et non pas matière pour certains d'entre eux et forme pour
les autres – [5] comme l'argile est une matière pour le potier, mais pas
matière au sens absolu 63 –, en disant donc qu'elle n'est pas matière en ce
sens, mais qu'elle est matière pour toutes choses, nous n'ajouterons rien à la
nature même de la matière de ce que l'on observe dans les choses sensibles.
S'il en va ainsi, par conséquent, en plus des autres qualités comme la
couleur, la chaleur et le froid, la matière ne possède ni la légèreté, [10] ni la
pesanteur, ni la densité, ni la rareté, ni même la configuration 64. Elle n'a
donc absolument pas de grandeur, car c'est une chose que d'être une
grandeur et c'en est une autre d'être rendu grand ; c'est une chose que
d'avoir une configuration et c'en est une autre que d'avoir été configuré 65. Et
il faut que la matière ne soit pas composée, mais qu'elle soit quelque chose
de simple et d'un, du fait de sa propre nature, car c'est ainsi qu'elle est
vraiment déserte de toutes choses. Et ce qui [15] donne la figure lui donnera
aussi une figure qui est distincte de la matière elle-même, et une grandeur,
et toutes choses, en les prenant pour ainsi dire dans les êtres : sinon il sera
esclave de la grandeur de la matière et ne produira pas quelque chose
d'aussi grand qu'il le veut, mais d'aussi grand que la matière le souhaite. Or,
que la volonté s'ajuste à la grandeur de la matière est une fiction 66. Mais si
ce qui produit est aussi antérieur à la matière [20], la matière sera en tout
point telle que ce producteur le veut : elle sera portée à devenir toutes
choses et notamment une grandeur. Et si elle avait une grandeur, elle aurait
nécessairement une configuration aussi, de telle sorte qu'elle sera encore
plus difficile à travailler. Par conséquent, la forme viendra sur la matière en
lui apportant toutes choses. Et la forme possède tout : et la grandeur et tout
ce qui [25] peut accompagner la raison et être provoqué par celle-ci. C'est
aussi pourquoi, en chacun des genres, la quantité est également déterminée
avec la forme, car la grandeur de l'homme est une chose, et celle d'un oiseau
en est une autre, et celle de telle espèce d'oiseau en est encore une autre.
Est-ce plus étonnant de conduire la quantité sur la matière comme quelque
chose de distinct que de lui ajouter la qualité ? Mais il n'est pas vrai que la
qualité soit une raison, et que la quantité [30] n'en soit pas une, puisqu'elle
est forme, mesure et nombre 67.
9. – Comment donc concevra-t-on quoi que ce soit, parmi les choses qui
existent, qui soit dépourvu de grandeur ?
– Il s'agit de tout ce qui n'est pas identique à la quantité 68, car, bien sûr,
ce qui existe et la quantité ne sont pas identiques.
Du reste, beaucoup d'autres choses sont également différentes de la
quantité : de manière générale, il faut poser que tout l'incorporel est
dépourvu de quantité. [5] Et la matière aussi est incorporelle. Et puisque la
quantité elle-même n'est pas quantifiée, mais que c'est ce qui participe de la
quantité qui est quantifié, il s'ensuit évidemment que la quantité est une
Forme 69. De même donc que quelque chose devient blanc par la présence
de la blancheur, alors que ce qui a produit dans un animal la couleur
blanche, comme la variété des autres couleurs, n'est pas une couleur variée,
mais [10] une raison que, si tu y tiens, tu pourrais dire variée ; de même
aussi, ce qui produit une chose d'une certaine grandeur n'est pas une
certaine grandeur, mais c'est encore la grandeur intelligible ou la raison qui
produit une chose d'une certaine grandeur 70.
– Donc est-ce que, lorsqu'elle s'avance, la grandeur intelligible déroule la
matière en une grandeur ?
– Nullement, car la matière ne se pelotonne pas en un petit espace. Mais
la grandeur intelligible lui donne une grandeur qui n'existait pas auparavant,
comme elle lui donne [15] une qualité qui n'existait pas auparavant.
11. – Et pourquoi a-t-on besoin d'une autre chose pour la constitution des
corps, que de la grandeur et de toutes les qualités 76 ?
– C'est qu'on a besoin de ce qui recevra toutes choses 77.
– Il s'agit donc de la masse 78. Mais si elle est la masse, elle est sans doute
une grandeur. Et si elle est dépourvue de grandeur, elle n'aura pas même de
lieu où recevoir toutes choses 79. Mais, étant dépourvue de grandeur, [5]
qu'apporte-t-elle si elle n'apporte pas la forme et la qualité, ni l'extension et
la grandeur qui, là où elle existe, paraît bien venir aux corps de la matière ?
Or, de façon générale, de même que les actions, les productions, les temps
et les mouvements, même s'ils n'ont pas en eux de fondement matériel, se
trouvent parmi [10] les êtres, de même il n'est pas nécessaire que les corps
premiers possèdent une matière : en fait, chacun est intégralement ce qu'il
est, d'autant plus varié qu'il tient sa composition du mélange d'un plus grand
80
nombre de formes . De sorte que cette absence de grandeur dans la matière
est une expression vide de sens 81.
– Tout d'abord, donc, il n'est pas nécessaire que ce qui reçoit quelque
chose soit une masse, [15] s'il n'a pas à ce moment une grandeur présente en
lui, puisque l'âme aussi, lorsqu'elle reçoit toutes choses, les possède toutes
ensemble. Or, si la grandeur était un attribut de l'âme, celle-ci contiendrait
chaque chose selon la grandeur 82. Mais la matière accueille selon
l'extension ce qu'elle reçoit, pour cette raison qu'elle est disposée à recevoir
l'extension. C'est comme pour les animaux et les plantes qui, lorsqu'ils [20]
grandissent, voient également leur qualité s'accroître de concert avec leur
quantité, et qui, si leur quantité se contractait, verraient leur qualité se
contracter 83. Si toutefois, parce qu'une certaine grandeur préexiste dans de
tels êtres pour servir de substrat à ce qui donne la figure, on réclamait aussi
une grandeur dans la matière, on le ferait à tort. Car la matière dans leur cas
n'est pas simplement la matière, mais elle est la matière de telle chose 84. Or,
il faut que la matière qui est simplement matière tienne aussi sa grandeur
[25] d'une autre chose. Par conséquent, ce qui va recevoir la forme ne doit
pas être une masse, mais c'est en même temps qu'il devient une masse, qu'il
reçoit le reste des qualités 85. De plus, il doit avoir l'apparence d'une masse,
comme une sorte d'aptitude première à être une masse, mais c'est une masse
vide. De là vient que certains ont dit que la matière est identique au vide 86.
[30] Mais je parle d'une apparence de masse, parce que l'âme aussi, n'ayant
rien à déterminer lorsqu'elle entre en relation avec la matière, se répand
elle-même dans l'indétermination, ne pouvant circonscrire la matière et
n'étant pas capable de se diriger vers un point, car elle déterminerait déjà.
C'est pourquoi, du reste, il ne faut pas dire que la matière est soit grande,
87
soit petite, mais qu'elle est grande et petite . Et si c'est en ce sens qu'elle
est une masse et en ce sens qu'elle est une absence de grandeur, c'est parce
qu'elle est la matière [35] de la masse et qu'elle parcourt pour ainsi dire la
masse qui se contracte en allant du grand au petit et se dilate en allant du
petit au grand. Et l'indétermination de la matière est une masse de cette
nature : elle est le réceptacle de la grandeur dans la matière. Mais c'est par
l'imagination qu'on la conçoit de cette manière-là. Et en effet, parmi les
autres choses dépourvues de grandeur, toutes celles qui sont des formes sont
chacune déterminée, de telle sorte qu'elles n'impliquent aucunement la
notion [40] de masse. Mais la matière, puisqu'elle est indéfinie et qu'elle
n'est pas encore stable par elle-même, transportée de-ci de-là vers chaque
forme et étant en tout point ductile, devient multiple par son transport et son
devenir en toutes choses, et elle acquiert de cette manière la nature d'une
masse.
12. Ainsi la matière contribue très grandement aux corps, car les formes
des corps sont en des grandeurs 88. Or, ces formes ne viendront pas à l'être
dans la grandeur, mais plutôt dans ce qui a reçu une grandeur 89. Si elles
étaient en effet produites dans la grandeur et non pas dans la matière, elles
seraient dépourvues de grandeur et de support à la manière [5] dont les
raisons seules peuvent l'être 90 ; mais celles-ci sont produites dans l'âme 91, et
ces formes ne pourraient être des corps 92. Il faut donc qu'ici 93 les formes
qui sont multiples se trouvent en quelque chose d'un 94, et cela c'est ce qui a
reçu une grandeur et est différent de la grandeur. Il en va ainsi parce que
maintenant toutes les choses qui sont mélangées arrivent à acquérir une
identité parce qu'elles ont une matière et n'ont pas besoin d'autre chose en
quoi venir à l'être, car chacune des choses qui composent le mélange [10]
arrive en apportant sa propre matière 95.
– Mais les corps ont néanmoins 96 besoin d'un vase ou d'un lieu qui les
recevra aussi à la manière d'une unité 97.
– Mais le lieu est postérieur à la matière et aux corps, de telle sorte que
les corps auront besoin au préalable d'une matière 98. De ce que les
productions et les actions sont immatérielles, il ne s'ensuit même pas que
pour cette raison les corps le soient aussi, car les corps sont des composés,
mais non pas les actions 99. [15] Et à ceux qui agissent, la matière, lorsqu'ils
agissent, fournit le substrat : demeurant en eux, elle ne se donne pas elle-
même dans l'action. Ceux qui agissent ne cherchent pas même en effet à ce
que cela arrive. En outre, une action ne se transforme pas en une autre, de
telle sorte qu'il y aurait aussi une matière en elles 100, mais celui qui agit
transforme une action en [20] une autre, de telle sorte qu'il est lui-même une
matière pour les actions. La matière est donc nécessaire aussi bien à la
qualité qu'à la grandeur, de telle sorte qu'elle l'est aussi aux corps. Et elle
n'est pas un nom vide 101, mais elle est quelque chose qui joue le rôle de
substrat, même si elle est invisible et dépourvue de grandeur. Sinon, en
vertu du même raisonnement, nous devrions alors affirmer que ni les
qualités ni la grandeur n'existent. [25] On pourrait dire en effet qu'aucune de
ces choses n'est rien en elle-même, si elle est prise séparément 102. Mais si
ces choses existent, quoique chacune existe de manière obscure 103, la
matière existera bien davantage, même si elle n'est pas visible, dès lors
qu'elle n'est pas saisie par les sens 104. Elle n'est pas en effet perceptible par
les yeux, car elle est sans couleur, ni par l'ouïe, car elle ne fait pas de bruit.
Elle ne possède pas non plus [30] de sucs, c'est pourquoi ni les narines ni la
langue ne la perçoivent.
– Est-ce donc par le toucher ?
– Non, parce qu'elle n'est pas un corps 105. C'est que le toucher se rapporte
au corps, parce qu'il perçoit le dense et le rare, le mou et le dur, l'humide et
le sec 106. Or, aucune de ces propriétés n'existe dans la matière. En fait, elle
résulte d'un raisonnement qui ne vient pas de l'intellect, mais qui est vide :
c'est pourquoi ce raisonnement est bâtard, comme on l'a dit 107. Bien plus, la
corporéité ne concerne pas non plus la matière. [35] Si la corporéité est une
raison 108, elle est différente de la matière 109. La matière elle-même est donc
autre chose. Mais si elle produisait déjà et qu'elle était pour ainsi dire
mélangée, la matière serait de toute évidence un corps et non pas seulement
une matière 110.
13. – Mais si le substrat était une qualité commune à chacun des
111
éléments ?
– Il faudrait d'abord dire ce qu'est cette qualité. Ensuite, comment une
qualité sera-t-elle un substrat ? Et comment, dans ce qui est dépourvu de
grandeur, une qualité pourra-t-elle être discernée, alors qu'elle ne possède ni
matière ni grandeur 112 ? [5] Ensuite, si la qualité est définie, comment sera-
t-elle une matière 113 ? En revanche, si elle est quelque chose d'indéfini, elle
ne sera plus une qualité, mais le substrat et la matière recherchée.
– Qu'est-ce donc qui empêche de dire que la matière est dépourvue de
qualité, en raison du fait que par sa propre nature elle ne participe à aucune
des autres choses, alors que, par le fait même de ne participer à rien, elle se
trouve qualifiée, puisque, tout compte fait, elle possède un caractère propre
[10] et se différencie des autres qualités, telle une privation de ces qualités ?
Et en effet, celui qui subit une privation est qualifié : l'aveugle par
exemple 114. Par conséquent, si la privation de ces qualités-ci la concerne,
comment n'est-elle pas qualifiée ? Mais si, de surcroît, la privation qui la
concerne est complète, la matière est encore plus qualifiée, à condition, bien
entendu, que la privation soit elle aussi quelque chose de qualifié.
– Celui qui tient de tels propos, que fait-il d'autre que [15] ramener toutes
choses à des êtres qualifiés et à des qualités ? De sorte que la quantité aussi
serait une qualité, et la substance également. Mais si une chose est qualifiée,
c'est qu'une qualité vient s'y ajouter. Or, il est ridicule de rendre qualifié ce
qui est autre que le qualifié et n'est pas qualifié.
– Mais si c'est parce qu'elle est différente que la matière est qualifiée 115 ?
– Si elle est une différence-en-soi, ce n'est pas en tant qu'elle est
qualifiée, puisque la qualité n'est pas qualifiée 116. Et si elle est tout
simplement différente, ce ne sera pas [20] par elle-même ; en fait, elle sera
différente grâce à une différence et identique grâce à l'identité 117. En vérité,
la privation n'est même pas une qualité ni quelque chose de qualifié, mais
une absence de qualité ou de quelque autre chose 118, comme l'absence de
bruit n'est pas une sorte de bruit ou de quelque autre chose. La privation est
en effet une négation, alors que le fait d'être pourvu d'une qualité relève de
l'affirmation 119. De plus, le caractère propre de la matière n'est pas une
figure, car il consiste dans le fait de n'être pas qualifié et de ne pas posséder
120
une forme . [25] Il est donc absurde de dire que la matière est qualifiée,
parce qu'elle n'est pas qualifiée et parce qu'elle est dépourvue de grandeur ;
cela reviendrait à dire qu'elle est pourvue de grandeur, du fait même qu'elle
est dépourvue de grandeur. Par suite, le caractère propre de la matière est de
ne pas être autre chose que ce que précisément elle est. Et ce caractère
propre ne représente pas une addition, mais consiste plutôt dans une
manière d'être par rapport aux autres choses 121, étant donné que la matière
est autre chose qu'elles. En outre, les autres choses ne sont pas seulement
autres, mais elles sont aussi quelque chose de particulier en tant qu'elles ont
une [30] forme, alors que de la matière il est seulement permis de dire
qu'elle est « autre 122 ». Mais peut-être faut-il dire qu'elle est « autres », de
façon à éviter que tu ne définisses la matière sous le mode de l'unité 123 en
utilisant le terme « autre », et pour faire que son indétermination soit
indiquée par l'usage du terme « autres 124 ».
Considérations diverses
Présentation et traduction
par
Jérôme LAURENT et Jean-François PRADEAU
NOTICE
Le traité 13, comme le titre que lui a donné Porphyre le suggère presque,
est un collage, une sorte de collecte de paragraphes dont on ne sait trop s'ils
sont des morceaux choisis, des pièces rapportées ou des fragments
conservés d'autres traités plotiniens. Leur unité thématique n'a rien de
manifeste, et quelques particularités syntaxiques (notamment pour les
chap. 2, 4 et 9, qui tous commencent par une marque de coordination)
indiquent que certains de ces textes faisaient partie de développements plus
vastes. Si Porphyre a réuni ces neuf paragraphes à la fin de la troisième
Ennéade, c'est certes parce que plusieurs d'entre eux portent peu ou prou sur
le monde et le rôle qui s'y trouve dévolu à l'âme. Or c'est là l'objet commun
des traités que Porphyre avait choisi de rassembler dans cette troisième
Ennéade, consacrée au monde et à la providence naturelle. Mais les
chapitres du traité 13 se prononcent encore sur d'autres objets, qui
paraissent pour leur part bien éloignés de la réflexion sur le monde ou sur
l'âme. Il est ainsi question de l'Intellect (chap. 1 et 2), de l'Un (chap. 4 et 9),
mais aussi bien de remarques brèves sur des catégories ou des termes
scolaires (par exemple, sur l'acte et la puissance). Plotin paraît alors
répondre à des questions, ou proposer des mises au point conceptuelles. Ces
considérations, si elles n'ont guère en commun avec les traités sur le monde,
ont en revanche une parenté forte avec les douze premiers traités rédigés
par Plotin, et plus particulièrement avec ceux d'entre eux qui se
prononçaient sur la nature de l'Intellect et sur les rapports que ce dernier
entretient avec son produit, l'âme, ou bien avec son principe, l'Un.
Il est ainsi remarquable que la plupart des chapitres reviennent sur des
difficultés déjà rencontrées, résument ou poursuivent des définitions ou des
réflexions qui avaient trouvé un premier développement dans un traité
antérieur ; comme si Plotin choisissait de se mesurer dans ces notes à des
difficultés persistantes, et qu'il se proposait alors de préciser son argument,
voire de le résumer. À cet égard, l'exemple offert par l'examen du caractère
« indéterminé » (aóristos) de l'Âme comme de l'Intellect, qu'évoquent ici
conjointement les chapitres 3 et 5, est particulièrement suggestif. Plotin
avait soutenu, avant tout dans le traité 10 (V, 1), 5 et 7, que le produit de
l'Un qu'est l'Intellect est indéterminé avant que d'être déterminé, d'exister de
manière déterminée, au « moment » où il se retourne vers l'Un dont il est
issu. À la faveur de cette conversion, de ce retour, l'Intellect reçoit une
détermination qu'il n'a donc pas d'emblée. De la même façon, au début cette
fois du traité 12 (II, 4), 3, Plotin avait également désigné l'Âme comme une
certaine indétermination qui reçoit de l'Intellect la détermination qui fait
d'elle, précisément, une Âme. Cette hypothèse d'une indétermination au sein
même de l'intelligible est redoutable, et elle occupera plusieurs des
développements plotiniens ultérieurs ; mais c'est une question qui risque
d'être mal posée si l'on ne dissipe pas l'équivoque attachée à la signification
du terme indéterminé (aóristos). On comprend mal en effet que la
caractéristique de l'Intellect comme de l'âme puisse être cette
indétermination dont le traité 10 avait pourtant dit qu'elle ne convient pas à
ce qui est (chap. 7, 25), et surtout, dont le traité 12 (II, 4) affirmait pour sa
part qu'elle était avant tout le propre de la matière (notamment aux chap. 10
et 11). Ainsi faut-il préciser en quoi l'âme est indéterminée ou indéfinie. Et
c'est précisément ce à quoi s'attachent ici les chapitres 3 et 5, qui font alors
figure de mise au point, lorsqu'ils insistent sur la nécessité de distinguer
deux indéterminations relatives, dans un cas, au principe dont chaque réalité
reçoit son existence, puis dans l'autre à ce qu'elle engendre elle-même.
Les remarques que les chapitres 4, puis 8 consacrent à la manière dont le
multiple provient de l'Un, puis au rapport de l'acte et de la puissance
semblent à leur façon aussi revenir sur des questions qui, examinées dans
les traités 7 (V, 4) et 10 (V, 1), paraissent mériter un supplément de
précision, ou, à tout le moins, un rappel en forme de résumé. On serait ainsi
conduit à supposer que le caractère thétique de ces Considérations diverses
témoigne de leur fonction didactique, comme si Plotin les avait rédigées à
l'intention de lecteurs (ou d'auditeurs) qui, ayant pris connaissance du
contenu des douze premiers traités, lui demandaient des éclaircissements ou
lui adressaient des objections. Le chapitre 1, le plus long de cette collection,
donne un commentaire de la phrase du Timée où Platon décrit la manière
dont le démiurge divin fabrique le monde et le peuple de vivants en prenant
pour modèle le vivant intelligible : « Conformément à la nature et au
nombre des espèces dont l'intellect discerne la présence dans ce qui est le
vivant [intelligible], le dieu considéra que ce monde devait aussi avoir les
mêmes en nature et en nombre » (39e7-9). Et Plotin d'expliquer que l'âme
est bien, dans la fiction démiurgique platonicienne, ce qui réfléchit afin de
produire le monde d'après le modèle de vie intelligible qui n'est autre que
l'Intellect en acte. Ce thème de l'acte intellectif est sans doute l'unique
thème récurrent des neuf chapitres ici rassemblés. On le retrouve à terme,
dans le chapitre 9, qui soutient pour sa part que ni la pensée, ni la
conscience de soi ni la vie ne peuvent être attribuées à l'Un, objet de
l'intellection et, pour cette raison, sont spécifiques à l'Intellect. C'est ce
même thème, de nouveau, qui paraît pouvoir rapprocher les chapitres 7 et 8
du chapitre 9, comme si chacun d'eux cherchait précisément à distinguer
l'acte de l'Intellect de ce qui n'est pas lui, mais qui est son principe et l'objet
de son intellection, l'Un.
Mais l'hypothèse d'une communauté thématique qui lierait ces chapitres
est sans doute plus fragile qu'elle n'est éclairante, et elle peine à l'emporter
sur celle, plus prosaïque, qui veut que Porphyre n'ait réuni ces bribes
d'écrits qu'afin de composer le neuvième traité que son « calcul » éditorial
le contraignait à ajouter à la troisième Ennéade.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ
1. Platon dit : « L'Intellect voit les idées qui sont dans le vivant 1 » et,
ensuite, il dit que le démiurge « considéra que notre univers devait posséder
tout ce que l'Intellect voit dans ce qui est le vivant 2 ». Est-ce à dire que les
Formes existent déjà avant l'Intellect et que [5] l'Intellect les pense alors
qu'elles existent ? Il faut par conséquent d'abord chercher si lui, je veux dire
le vivant, est l'Intellect ou bien s'il en est différent, car ce qui contemple 3,
c'est l'Intellect. Le vivant en soi n'est donc pas l'Intellect mais nous dirons
qu'il est « intelligible », et que l'Intellect a, à l'extérieur de lui, ce qu'il voit.
Ainsi, ce sont des images et non des réalités véritables qu'il possède, pour
autant que les réalités véritables sont là-bas. Et, en effet, il dit aussi que la
vérité est là-bas, [10] dans l'être où chaque réalité est en elle-même 4.
Toutefois, ce n'est pas en étant séparés que l'Intellect et le vivant diffèrent
l'un de l'autre, mais seulement parce qu'ils sont différents. Par ailleurs, rien
n'interdit, en s'en tenant à la lettre du texte, de dire qu'ils sont tous les deux
une seule chose, mais que leur division est le fait de la pensée, si bien que
c'est un seul être qui est, d'un côté, intelligible, de l'autre, intellect. C'est
pourquoi il ne dit pas que ce que l'Intellect voit est en quelque chose
d'entièrement différent [15], mais qu'il est en lui-même parce qu'il a
l'intelligible en lui-même 5. Et rien n'interdit 6 de dire que l'intelligible est
l'Intellect en repos, dans l'unité et la tranquillité, et que, par ailleurs,
l'Intellect qui voit cet Intellect qui demeure est un acte qui vient de
l'Intellect et qui voit l'Intellect en repos 7. Et en le voyant, l'Intellect est en
quelque sorte l'Intellect de l'Intellect en repos et cela parce qu'il le pense.
[20] Et, en le pensant, il est lui-même intellect et il est intelligible, mais
intelligible en un autre sens : par imitation 8. C'est donc cela qui a été l'objet
de sa réflexion, les réalités qu'il a vues là-bas pour faire dans ce monde-ci
les quatre genres de vivants 9. Il semble toutefois que Platon fasse, de façon
tacite 10, du principe qui réfléchit quelque chose de différent des deux autres
principes 11, mais, à d'autres philosophes, il semble que ces trois principes
ne sont qu'un, [25] le vivant en soi, l'Intellect et ce qui réfléchit 12. Mais,
comme c'est le cas pour d'autres sujets, ayant des prémisses différentes,
c'est différemment que l'on interprète ce que sont ces trois principes. Nous
avons bien parlé des deux premiers ; mais quel est donc le troisième, celui
qui réfléchit pour réaliser, produire et diviser 13 les réalités placées dans le
vivant qu'il voit par son intellect ? Sans doute est-il possible de dire que,
dans un certain sens, [30] celui qui divise est l'Intellect, et en un autre sens
qu'il n'est pas l'Intellect. Assurément, en tant que les choses divisées
viennent de lui, c'est lui qui les divise, mais en tant qu'il demeure en lui-
même et que ce qui se trouve être divisé en venant de lui, ce sont les âmes,
c'est l'âme qui opère la division en âmes multiples 14. C'est pourquoi Platon
dit que [35] la division relève du troisième principe et se trouve dans le
troisième principe, celui qui a réfléchi, ce qui est la pensée discursive,
l'œuvre non de l'Intellect, mais de l'âme, dont l'acte se divise dans une
nature divisible.
2. Car, comme une seule et même science 15, qui constitue un tout, se
divise en théorèmes particuliers sans s'éparpiller 16 ni se fragmenter, alors
que chaque théorème contient en puissance la science dans son ensemble,
dont le principe et la fin sont identiques, de même, chacun doit se
préparer 17[5] pour que, en nous, les principes soient aussi des fins et que
tous et chacun d'entre nous tendent vers ce qu'il y a de meilleur dans notre
nature. Et, quand nous y parvenons, nous sommes là-bas, car, quand nous
sommes en possession de ce qu'il y a de meilleur en nous, grâce à cela nous
touchons l'intelligible 18.
3. L'âme du tout n'est jamais née nulle part, pas plus qu'elle ne s'est
déplacée en un lieu, car il n'y avait pas de lieu ; mais c'est le corps qui s'est
approché d'elle pour y participer 19. Et c'est pourquoi Platon ne dit jamais
que l'âme est dans le corps, mais que c'est le corps qui est en elle 20. [5]
Quant aux autres âmes, elles possèdent un lieu, puisqu'elles proviennent de
l'Âme, et vont quelque part, pour y descendre et s'y déplacer 21. Et c'est de là
qu'elles remontent. Mais l'âme du tout reste toujours là-haut, comme cela
lui est naturel. L'univers, c'est-à-dire à la fois ce qui est le plus proche de
l'âme et ce qui se tient sous le soleil, vient à sa suite 22. Ainsi l'âme partielle
est illuminée si elle se porte vers celle qui lui est antérieure, car alors elle
rencontre ce qui est, mais lorsqu'elle se porte vers ce qui vient après elle,
c'est vers le non-être qu'elle se porte. Et cela, c'est ce qu'elle fait lorsqu'elle
se porte vers elle-même, [10] car en souhaitant se porter vers elle-même,
elle produit après elle une image d'elle-même, le non-être, comme si elle
s'avançait dans le vide et devenait plus indéterminée 23. Et son image est
entièrement indéterminée et obscure, car elle est entièrement dépourvue de
raison et de pensée, et elle se tient très loin de ce qui est. [15] Dans l'entre-
deux, elle est dans son propre séjour 24 ; mais si elle regarde de nouveau son
image, comme si elle lui portait son attention une seconde fois, alors elle la
configure et elle entre en elle en se réjouissant.
5. L'Âme doit être elle-même comme la vue, et ce qui est vu par elle est
l'Intellect. Avant de voir, elle est indéterminée, mais elle est naturellement
disposée à penser : c'est pourquoi, relativement à l'Intellect, l'Âme est
matière 28.
8. Être en acte, pour tout ce qui passe de la puissance à l'acte, c'est être
toujours identique à soi, tant que l'on est 38. Et ainsi l'achèvement se
rencontre aussi parmi les corps, dans le feu par exemple 39 ; mais les corps
ne peuvent exister toujours, car ils sont composés de matière. En revanche,
[5] ce qui n'est pas composé et qui est en acte existe toujours 40. Et cela
même qui est en acte sous un certain aspect peut aussi être en puissance
sous un autre.
9. Mais le Premier, qui est au-delà de ce qui est, ne pense pas 41.
L'Intellect est pour sa part les choses qui sont, et il y a en lui du mouvement
et du repos. Le premier lui ne tourne autour de rien, mais ce sont les autres
choses qui tournent autour de lui, se mettant au repos ou bien se mouvant.
Car le mouvement est désir, mais lui ne désire rien. De quoi en effet
pourrait-il bien avoir le désir, [5] lui qui est ce qu'il y a de plus élevé ?
– Mais ne se pense-t-il pas alors lui-même ? Ne dit-on pas en général
que, du fait qu'elle se prend elle-même pour objet, une chose pense ?
– Non, ce n'est pas parce qu'elle se prend elle-même pour objet qu'on dit
qu'elle pense, mais parce qu'elle regarde vers le Premier 42. Mais cette
intellection est bien elle-même le premier acte. Et si elle est bien le premier
acte, rien ne doit être antérieur. Ce qui donne lieu à cette intellection est
donc au-delà d'elle, [10] de sorte que l'intellection est seconde après lui 43.
Car l'Intellection n'est pas non plus ce qu'il y a de principalement
vénérable ; pas plus que n'est vénérable toute intellection, seule l'est
l'intellection du bien. Ainsi donc, le Bien est au-delà de l'intellection.
– Mais alors, le Bien n'aura pas conscience de lui-même 44.
– Et que serait cette conscience pour lui ? Serait-ce ou non une
conscience de soi comme Bien ? Alors, si c'est une conscience de soi
comme Bien, le Bien est d'emblée antérieur à la conscience du Bien 45. [15]
Mais si c'est cette conscience qui le produit, alors le Bien n'existerait pas
avant elle, de sorte qu'elle-même n'existerait pas, puisqu'elle ne serait pas
conscience du Bien 46.
– Mais alors, ne vit-il pas non plus ?
– Non, on ne peut pas dire qu'il vive, si ce n'est au sens où il donne la
vie 47. Ce qui a conscience de soi et qui se pense soi-même vient en second,
car il a conscience de soi de façon, grâce à cet acte, à se comprendre lui-
même. [20] De sorte que, s'il prend connaissance de lui-même, il faut qu'il
se soit trouvé ignorant de lui-même, qu'il soit déficient du fait de sa propre
nature et qu'il se parachève en pensant. Ainsi donc, il faut écarter
l'intellection, puisque la lui ajouter le diminuerait et le rendrait défectueux.
NOTES DU TRAITÉ 13
Présentation et traduction
par
Richard DUFOUR
NOTICE
Dans le présent traité, qui expose avec minutie les raisons pour lesquelles
le ciel se meut en cercle autour du centre de l'univers, Plotin complète les
remarques qu'il avait déjà consacrées à cette question dans le traité 10 (V,
1), Sur les trois hypostases qui ont rang de principes (chap. 2), dans lequel
il affirmait que l'âme qui s'introduit dans le corps de l'univers donne vie à ce
corps et lui procure un mouvement sans fin. Quelle que soit l'étendue du
monde sensible, qui est constitué de parties éloignées les unes des autres,
l'âme appartient tout entière à chaque chose et anime la totalité de l'univers ;
elle est partout et guide le ciel avec sagesse. À cet égard, la thèse que
défend Plotin est donc aussi simple qu'explicite : c'est l'âme qui fait tourner
le monde et le ciel.
Plotin s'inspire ici de Platon, plus précisément du livre X des Lois et de
plusieurs passages du Timée. Dans les Lois, la translation circulaire du ciel
est dite être de même nature que les mouvements et les raisonnements de
l'intellect : le ciel et l'intellect étant mus en cercle autour de leur centre, et
l'intellect ne pouvant appartenir qu'à une âme, le ciel est donc mû
circulairement par l'âme la plus excellente (X, 897c-898c). Dans le Timée,
Platon donne à l'univers la forme d'une sphère dont la Terre est le centre ;
les planètes tournent autour de la Terre et se répartissent suivant une
succession de sphères concentriques, alors que la sphère ultime contient les
étoiles fixes, c'est-à-dire celles qui gardent toujours le même rapport de
position les unes envers les autres et dessinent ainsi les constellations. Cet
univers, qui est un vivant, se compose selon Platon d'un corps formé des
quatre éléments, et d'une âme constituée de deux cercles, celui du Même et
celui de l'Autre (36b-c, e). Cette âme du monde a pour principale fonction
d'expliquer les mouvements du ciel : les étoiles fixes sont mues par le cercle
du Même, alors que chaque planète errante suit l'une des sept révolutions du
cercle de l'Autre (36c-d, 38c-d, 40a-b). De la sorte, puisque l'âme du monde
est formée de révolutions circulaires, les astres, comme l'ensemble du
monde auquel cette âme est enlacée, se meuvent aussi en cercle (34b, 36e).
Telle est l'explication du mouvement du ciel qui est ici reprise par Plotin.
Loin s'en faut pourtant que ce dernier s'en tienne strictement aux paroles du
Timée et des Lois. Les objections qu'Aristote avait adressées à la
cosmologie platonicienne dans son traité De l'âme ne sont pas passées
inaperçues, mais ont provoqué la réflexion des platoniciens, puisque Plotin
tente à présent d'en conjurer les effets. C'est qu'Aristote reproche
notamment au Timée d'avoir doté l'âme d'un mouvement circulaire (I 3,
406b26-407b26), tirant profit du fait que Platon n'avait guère justifié
l'origine d'un tel mouvement.
Au motif de défendre la position platonicienne, Plotin justifie la présence
d'un mouvement circulaire dans l'âme. Sa solution repose sur la hiérarchie
des trois principes intelligibles que sont l'Un, l'Intellect et l'Âme.
Imaginons, dit Plotin, que l'Un soit le centre d'une série de cercles
concentriques dont le premier cercle est l'Intellect, qui vient immédiatement
après l'Un, et dont le second cercle est l'Âme, qui vient juste après
l'Intellect : l'Intellect et l'Âme désirent s'unir à l'Un, mais ils demeurent à sa
périphérie et ne le rejoignent jamais, ce qui provoque en eux un mouvement
circulaire. C'est donc le désir que possèdent toutes choses de se fondre dans
l'Un qui les fait se mouvoir en cercle.
Cette métaphore sur le centre intelligible et sur les cercles de l'Intellect et
de l'Âme est l'une des pièces maîtresses du traité. Plotin défend avec
vigueur l'idée selon laquelle l'âme du monde, tout comme le corps de
l'univers, possède un centre, car elle se développe autour de l'Un et gravite
autour de lui. Or, dans le cas de l'univers, le mouvement de son corps
correspond à celui de son âme. Si donc l'âme du monde possède un centre et
tourne autour de lui, le monde sensible fera de même et effectuera un
mouvement de rotation autour de son propre centre. Et quand bien même le
mouvement de l'âme n'est pas local, précise Plotin, il ne faut pas s'étonner
que l'âme puisse mouvoir le corps dans le lieu, car il n'y a qu'à regarder nos
corps qui, sous l'influence de notre âme qui perçoit un bien ou se réjouit, se
mettent en branle dans le lieu. De sorte que le mouvement purement
psychique de l'âme du monde produit un mouvement local dans le corps de
l'univers. Plotin résout ainsi deux difficultés que posait le Timée et
qu'Aristote exploita dans son traité De l'âme, à savoir pourquoi l'âme du
monde possède-t-elle un mouvement circulaire et comment peut-elle agir
sur le corps de l'univers ?
Il est par ailleurs intéressant de noter l'importance que Plotin accorde,
dans ce traité, à la similitude existant entre le microcosme et le
macrocosme, entre nos âmes et celle du monde. Tout d'abord, comme nous
venons de le voir, l'action motrice de l'âme du monde sur le corps de
l'univers reçoit sa justification de l'observation de ce qui se passe en nous :
même si elle ne se meut pas localement, notre âme imprime à notre corps
des mouvements dans le lieu. Ensuite, si l'âme du monde possède un
mouvement circulaire, il en va nécessairement ainsi pour toutes les âmes,
même les nôtres. Ce fait nous échappe parce que nos corps n'adoptent pas
aisément un mouvement circulaire, étant donné que nos tendances nous
poussent dans d'autres directions et que nos corps sont composés d'éléments
qui se meuvent naturellement en ligne droite.
En ce qui concerne le corps du ciel, qui est purement igné, Plotin ne voit
aucun inconvénient à ce qu'il se meuve en cercle. Trois hypothèses sont
mises en avant : soit le feu part d'ici-bas et s'élève jusqu'au ciel, où il
s'immobilise avant d'adopter de lui-même un mouvement circulaire ; soit le
feu part d'ici-bas et avance en ligne droite jusqu'à ce qu'il rencontre la limite
extrême de l'univers et se recourbe le long de la sphère des étoiles fixes ;
soit le feu est mû par l'âme d'un mouvement circulaire. Les deux premières
hypothèses seront rejetées au profit de la troisième, celle qui soutient que
l'âme du monde fait tourner le ciel autour du centre de l'univers. Telle sera
également la solution que proposera le traité 40 (II, 1), Sur le ciel, dans
lequel Plotin explique que le feu monte jusqu'au ciel, où il s'arrête, et qu'il
est ensuite pris en charge par l'âme du monde, qui le fait tourner (40 (II, 1),
3, 13-20). Il faudra consulter la Notice du traité 40 afin de constater les
points de doctrine communs entre le traité Sur le mouvement circulaire et
celui Sur le ciel, mais surtout afin de mesurer tout ce qui les distingue.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ
Le mouvement du corps.
19-20. Si le corps se meut en cercle, comment rendre compte du
mouvement du feu qui se meut naturellement en ligne droite.
20-27. Ou bien le feu se met à tourner après s'être immobilisé dans le
ciel.
27-37. Ou bien le feu se recourbe en longeant la sphère ultime de
l'univers.
1. C'est le titre présenté par Porphyre dans sa Vie de Plotin (4, 49 ; 24, 42).
La tradition manuscrite des Ennéades utilise Sur le mouvement du ciel. Les
deux appellations sont justifiées et même complémentaires, car le titre le
plus exact serait Sur le mouvement circulaire du ciel.
2. Le sujet de la phrase n'est pas exprimé dans le texte grec. Il faut attendre
la ligne 41 pour voir apparaître pour la première fois le mot « ciel ». Dès la
ligne 20, toutefois, quand le mouvement du feu entre en ligne de compte, il
semble évident que le traité s'intéresse au mouvement circulaire des corps
célestes.
3. Nous retrouvons la même affirmation en 47 (III, 2), 3, 28-32 : parce qu'il
imite l'Intellect, le ciel présente un mouvement circulaire autour du même
centre. Ces passages s'inspirent de Platon, qui affirme dans les Lois que la
translation du ciel est de même nature que le mouvement et les
raisonnements de l'Intellect (X, 897c-898b). Le Timée affirme lui aussi que
le mouvement de rotation de l'univers autour de son propre centre
s'apparente au mouvement de l'Intellect et de la pensée (34a).
4. C'est Aristote qui prétend que l'âme est immobile (De l'âme, I, 4, 408a28-
35, b30-32). Plotin, d'accord sur ce point avec Platon, croit pour sa part à
l'existence d'un mouvement de l'âme. Mais il concède au Stagirite que le
mouvement de l'âme ne se produit pas dans le lieu (I, 3, 406a13-22) et que,
selon cette théorie, le mouvement de l'âme devrait logiquement être similaire
à celui du corps (I, 3, 406a30-35, b16-17). Il n'en reste pas moins que Plotin
ne voit aucune difficulté à ce que l'âme, même si elle est étrangère au lieu,
transporte le corps dans un lieu (voir chapitre 3, 12-15).
5. Telle est la position d'Aristote, qui prétend que l'âme n'a un mouvement
local que par accident (De l'âme, I, 4, 408b30-32). Suivant cette hypothèse,
l'âme est dans la même situation qu'un pilote qui se meut parce que son
navire est en mouvement (I, 3, 406a4-8). Plotin critique cette métaphore en
27 (IV, 3), 21, 6-21.
6. Il faut donner à l'âme un mouvement qui constitue sa vie propre et qui soit
différent de celui du corps. La vie propre de l'âme est de faire acte
d'intellection en pensant les êtres intelligibles (53 (I, 1), 13, 4-6). De plus, le
mouvement de rotation des astres autour de leur propre centre est un
mouvement vital et non pas local (28 (IV, 4), 8, 42-45).
7. La partie principale de l'univers est le ciel. Le traité 40 désigne à nouveau
le ciel comme la partie la plus importante du vivant qu'est l'univers (voir 40
(II, 1), 4, 9-10 ; aussi 47 (III, 2), 4, 6-8). Plotin considère en effet que les
astres sont de nature divine et possèdent une âme et un corps supérieurs à
ceux des vivants terrestres.
8. Plotin fait une affirmation similaire en 47 (III, 2), 4, 12-13 : la vie d'ici-
bas implique le mouvement local. Puisqu'il est un corps vivant, le ciel (et
tout ce qu'il contient) doit se mouvoir. C'est que le mouvement est commun
à toute vie (43 (VI, 2), 7, 4-5) et accompagne l'être en acte parce qu'il est la
vie de cet être (13, 4-5). Ces lignes s'inspirent du Phèdre dans lequel Platon
associe la vie d'un corps au mouvement que présente ce corps : pour ce qui
meut une chose et est mû par autre chose (i.e. un corps animé), la fin du
mouvement équivaut à la mort (245c). Si l'univers cessait de se mouvoir, il
s'effondrerait, périrait et ne reviendrait jamais à la vie. Ce passage du
Phèdre, notons-le, est repris presque mot à mot en 2 (IV, 7), 9, 1-9.
9. Comme on l'a vu (chapitre 1, 7-9), l'âme n'a pas en elle-même de
mouvement local. Elle doit ainsi s'unir à un corps afin de rendre possible son
mouvement dans le lieu.
10. Puisqu'elle ne se meut pas localement (chapitre 1, 5-9), l'âme peut être
dite immobile. Toutes les âmes, dit Plotin, sont immobiles (10 (V, 1), 4, 11-
12).
11. Plotin reprend ici la doctrine du traité aristotélicien Du ciel : les quatre
éléments et tous les corps composés à partir d'eux se déplacent par nature en
ligne droite (I, 2, 268b20-269a7 ; 269a17-18). Sur le feu, voir l'étude de J.-
L. Chrétien, « Le feu selon Plotin ».
12. Telle est la théorie aristotélicienne sur le lieu propre aux quatre éléments
(terre, eau, air, feu). Pour Aristote, ces éléments se déplacent en ligne droite
jusqu'à ce qu'ils aient atteint leurs lieux propres, où ils s'immobilisent
(Physique, IV, 5, 212b33-34 ; IV, 4, 211a4-5, repris en VIII, 3, 253b33-34 ;
Du ciel, I, 8, 276a22-25 ; I, 10, 279b1-2). La terre trouve le repos au centre
de l'univers ; le feu, sous la sphère de la lune ; l'air et l'eau, entre les deux
(Météorologiques, I, 2, 339a15-19 ; Du ciel, I, 1, 269a18, b5 ; I, 2, 269a26-
27 ; II, 2, 284b34-35). Plotin reprend cette explication en 40 (II, 1), 3, 13-
17 : le feu céleste s'élève en ligne droite jusqu'à l'extrémité de l'univers. Une
fois qu'il y est arrivé, il s'immobilise et laisse l'âme le conduire en un
mouvement circulaire.
13. Le feu doit se mouvoir afin de rester en vie (chapitre 1, 14).
14. Dans un contexte plotinien, le verbe skedánnusthai (disperser) signifie
« perdre son unité », « être mis en pièces » et parfois « périr » (voir 13 (III,
9), 2, 2 ; 2 (IV, 7), 1, 2 ; 3, 27 ; 6 (IV, 8), 2, 9 ; 34 (VI, 6), 9, 40).
15. Première hypothèse : afin de ne pas se disperser et disparaître, le feu se
met de lui-même à tourner en cercle.
16. Deuxième hypothèse : le feu adopte un mouvement circulaire à la suite
d'une contrainte d'ordre mécanique, étant donné que la courbure de la sphère
ultime de l'univers l'oblige à modifier son mouvement rectiligne en un
mouvement circulaire.
17. Les traités ne présentent aucune autre occurrence du verbe
periolisthánein (glisser). Il s'agit d'un verbe assez rare, qui n'apparaît jamais
chez Platon ni chez Aristote.
18. Une fois qu'il a atteint l'extrémité du ciel, le feu ne peut aller plus loin.
Rien n'existe au-delà du ciel (40 (II, 1), 3, 16-17), car le monde contient tout
et aucun corps ne se trouve hors de lui (3, 1-5). Plotin reprend ici la doctrine
de Platon et d'Aristote. Le Démiurge platonicien fabrique le corps de
l'univers avec la totalité des quatre éléments et ne laisse rien subsister à
l'extérieur (Timée, 32c-33a). De même, l'univers aristotélicien se constitue
de l'ensemble de la matière, et il n'existe pas de corps, de lieu, de vide ou de
temps en dehors du monde (Du ciel, I, 9, 279a5-17). Plotin discute cette
théorie dans le premier chapitre du traité 40.
19. Le verbe theîn (courir) est, depuis Platon, associé aux corps célestes. Le
Cratyle rapporte que les hommes ont inventé le mot theós en s'inspirant du
verbe theîn, car les astres et le ciel sont toujours en mouvement et possèdent
la faculté naturelle de courir (397d1-7). Il prétend également que l'éther,
parce qu'il court sans cesse autour de l'air (aeì theî perì tòn aéra), mérite le
nom de « ce qui court toujours » (aeitheḕr) (410b6-8). Cette étymologie de
mot éther sera reprise par Aristote, dans le traité Du ciel, où il définit l'éther
comme ce qui court perpétuellement (aeì theîn) (I, 3, 270b23).
20. Le premier chapitre du traité 54 donne à ce sujet l'exemple du premier
bien. Le bien est la source de toutes les autres activités, car il demeure au
repos alors que toutes choses tendent vers lui. Tel le centre d'un cercle d'où
émanent les rayons, le bien demeure donc immobile, tandis que tout ce qui
vient de lui se tourne en sa direction et gravite autour de lui. Plotin reviendra
à cette notion de centre un peu plus loin dans le présent traité, au chapitre 2,
7-12.
21. Plotin applique ici l'axiome qu'il a posé au chapitre 1, 14, à savoir que le
mouvement est la vie du corps.
22. Troisième hypothèse : le feu possède un mouvement circulaire grâce à
l'âme de l'univers qui agit sur lui. Dans le présent traité, Plotin n'explique
pas clairement quelle solution il privilégie. Il présente trois hypothèses qu'il
départage mal. La seule qui demeure jusqu'à la fin est celle qui suppose que
l'âme meut le ciel. Le traité 40, Sur le ciel, présente en revanche une
explication plus complète. Le passage de 40 (II, 1), 3, 13-20 résume en effet
la doctrine du traité 14 : le feu céleste monte en ligne droite jusqu'à ce qu'il
atteigne le ciel. Une fois qu'il y est parvenu, il s'immobilise. L'âme du
monde le prend alors en charge et lui imprime un mouvement circulaire.
Mais on notera que la suite du traité 40 réfute une telle position, car il
semble finalement à Plotin que le ciel se compose d'un feu spécial et que le
feu d'ici-bas ne s'élève pas jusqu'au ciel, mais s'arrête sous la lune (40 (II, 1),
7, 33-40). De manière générale, Plotin croit que le gouvernement de l'âme
du monde s'exerce sans fatigue (40 (II, 1), 4, 31-32). Cette âme dirige les
corps par sa merveilleuse puissance sans en être affectée. Si donc elle mène
le corps du ciel en un mouvement circulaire, cela ne lui occasionnera aucun
désagrément. Bien plus, le feu céleste n'oppose aucune résistance à l'action
de l'âme du monde, puisque le mouvement circulaire est naturel pour le feu
(40 (II, 1), 3, 18-19). Celui-ci se laisse donc facilement guider par l'âme.
Plotin exprime ainsi son total désaccord avec Aristote à propos de la
constitution du ciel. Le Stagirite, on le sait, compose les astres et le ciel
entier uniquement avec de l'éther, refusant d'admettre du feu dans la
constitution des corps célestes. C'est que pour lui le feu ne possède par
nature qu'un mouvement rectiligne, qui ne convient pas au mouvement
circulaire du ciel (Du ciel, I, 2, 269b5-13). S'il commençait à se mouvoir
circulairement, le feu adopterait un mouvement circulaire contre-nature.
L'âme qui l'entraînerait devrait alors user de force afin de le détourner de son
mouvement naturel et l'obliger à se mouvoir en cercle. Puisqu'elle exercerait
une contrainte sur le feu en lui imprimant une translation contre-nature,
l'âme ne connaîtrait jamais la félicité ni le repos (II, 1, 284a27-3l ; De l'âme,
I, 3, 407a35-b2).
23. Plotin considère la nature comme la dernière puissance de l'âme du
monde (28 (IV, 4), 13, 1-6), c'est-à-dire la puissance végétative qui se trouve
partout dans l'univers (8 (IV, 9), 3, 19-25 ; 14 (II, 2), 3, 1-3). Il s'avère donc
impossible que l'âme du monde agisse contre la nature, puisqu'elle
représente elle-même, par sa partie inférieure, la nature.
24. Sur l'âme du monde qui est partout entière dans les corps, voir 10 (V, 1),
2, 31-38 et surtout 22 (VI, 4), 1.
25. En qualifiant l'âme d'« universelle », Plotin rappelle que l'âme du monde
se trouve partout dans l'univers. C'est un point de doctrine très important
dans les traités plotiniens. Il est bien résumé en 10 (V, 1), 2, 29-39 : l'âme
enveloppe le ciel et le gouverne, car elle s'étend à la totalité du ciel et de
l'univers. Toutes les parties de l'univers possèdent une âme et, même si les
corps sont localement séparés, l'âme du monde n'est pas divisée de cette
façon, mais elle est présente en tout, complète et entière, partout dans
l'univers. Il semble que ce soit la puissance dernière de l'âme, c'est-à-dire
l'âme végétative, qui se distribue uniformément à tous les corps contenus
dans le monde (14 (II, 2), 3, 1-3 ; 8 (IV, 9), 3, 19-25). C'est elle qui vient
fabriquer nos corps avant que les autres parties de l'âme ne viennent s'ajouter
(40 (II, 1), 5, 18-23). L'âme intellective et celle qui possède la sensation
accompagnée de raison appartiennent à l'individu (8 (IV, 9), 3, 26-27). Un
long traité a d'ailleurs été écrit sur l'omniprésence des intelligibles dans le
monde sensible : Sur la raison pour laquelle l'Être, un et identique, est
partout tout entier I-II, (22-23 (VI, 4-5)). C'est donc parce que l'âme du
monde est partout que le feu céleste la poursuit partout. La même
explication se trouve en 22 (VI, 4), 2, 39-43 : lorsqu'il rencontre l'âme du
monde, le corps du monde se met à tourner sur lui-même afin que chacune
de ses parties puisse jouir de la totalité de cette l'âme. L'âme du monde
s'étend en effet à l'ensemble de l'univers sensible, alors que chaque corps
occupe un lieu précis. Nous suivons la leçon retenue par H.-S., III, p. 308
des addenda : pâsá estin, autē̂s pántē.
26. Parce qu'il embrasse et enveloppe toutes choses, le ciel est assimilé ici à
l'univers (chapitre 1, 11-14, voir aussi chapitre 3, 21-22). Telle est en effet la
définition de l'univers (tò pân) : ce qui contient toutes choses.
27. Plotin ne met pas toutes les parties de l'univers sur le même pied.
Certaines ne sont que des parties, c'est-à-dire qu'elles suivent le mouvement
naturel que leur imprime l'univers et lui obéissent strictement. Mais d'autres
parties sont également des touts particuliers. Chaque homme, par exemple,
est un tout qui possède ses mouvements propres. Nous ne suivons pas
nécessairement le mouvement de l'univers, car nos désirs ou la recherche
d'un bien nous conduisent en des directions différentes (chapitre 2, 18 ; 3,
12-15). L'argument de Plotin s'appuie donc sur la distinction entre un tout et
ses parties. Un tout possède un mouvement propre, alors qu'une partie
adopte le mouvement du tout dont il est une partie. Ainsi, le ciel et l'univers
se meuvent comme ils l'entendent, et il en va de même pour l'homme, qui,
dans une certaine mesure, est également un tout. Mais les autres parties de
l'univers n'ont d'autres mouvements que ceux de l'univers qui les enveloppe.
28. Plotin renoue ici avec la fin du chapitre précédent, où il affirmait que le
ciel tourne parce que l'âme est partout.
29. À propos du centre de l'âme, Plotin reprend la description qu'il a faite en
9 (VI, 9), 8. Cette métaphore est assez fréquente dans les traités, où elle est
souvent associée à l'image du cercle dont les rayons convergent vers le
même centre (4 (IV, 2), 1 ; 10 (V, 1), 11 ; 22 (VI, 4), 7 ; 23 (VI, 5), 4-5 ; 27
(IV, 3), 17 ; 28 (IV, 4), 7 ; 30 (III, 8), 8, 33-40 ; 39 (VI, 8), 18 ; 54 (I, 7), 1).
P.A. Meijer consacre une étude à la centrologie chez Plotin dans Plotinus on
the Good or the One (Enneads VI, 9). An Analytical Commentary, p. 242-
245.
30. Autrement dit, le centre de l'âme se trouve dans l'intelligible.
31. L'Un (ou dieu) se trouve au centre de l'âme. Dans l'intelligible, dit Plotin,
l'Un est au centre ; l'Intellect forme un premier cercle autour de lui ; et l'Âme
constitue le second et dernier cercle (28 (IV, 4), 16, 24-26). L'Un est le
centre d'où émanent tous les rayons dont dépend l'existence des cercles
intelligibles (54 (I, 7), 1, 20-25). L'Intellect et l'Un se trouvent alors dans
chaque âme. Plotin peut ainsi affirmer que les principes sont « en nous » (10
(V, 1), 10, 1-6). Par suite, de même que l'âme tourne autour de l'Un, le corps
tourne autour du centre de l'univers, c'est-à-dire autour de la terre. Le
mouvement des corps imite donc celui de la vie intelligible (26 (III, 6), 6,
49-51).
32. Toutes les âmes désirent atteindre dieu ou le Bien, car toutes choses sont
suspendues à lui (1 (I, 6), 7, 1-12). Sur le même thème, voir également 39
(VI, 8), 7, 6-9 et 47 (III, 2), 3, 32-38. Il est probable que Plotin s'inspire de
l'Ion de Platon, dans lequel l'inspiration divine que reçoivent les hommes de
la part de dieu est comparée avec l'action magnétique de la pierre d'Héraclée.
Le pouvoir de cette pierre se communique en effet au premier anneau de fer
qui vient se coller à elle. D'autres anneaux peuvent alors venir s'ajouter de
façon à produire une longue chaîne. De la même manière, dit Platon, lorsque
la Muse transforme un homme en inspiré du dieu, cette inspiration se
communique d'une personne à l'autre et crée une longue chaîne d'hommes.
De sorte que tous ces hommes font partie de la chaîne et sont suspendus
(exartân) à dieu (Ion, 533d-e). Le poète représente le premier anneau après
la Muse ; le rhapsode et l'acteur, ceux du milieu. La puissance de dieu passe
au travers de tous ces anneaux, qui sont suspendus les uns aux autres, et elle
attire vers lui l'âme des hommes (535e-536a). Le verbe amphagapázein
(envelopper de son amour) n'apparaît dans aucun autre traité plotinien.
33. Le terme hormḗ (tendance) appartient avant tout à la philosophie
stoïcienne.
34. Tous les éléments de la région sublunaire se meuvent en ligne droite,
même le feu (14 (II, 2), 1, 19-20). Les corps qu'ils constituent ont ainsi une
tendance naturelle au mouvement rectiligne. Ce n'est qu'une fois qu'il a
atteint le ciel que le feu cesse de se mouvoir en ligne droite et adopte un
mouvement circulaire. Dans le présent passage, Plotin désigne le feu par
l'expression « ce qui est de forme sphérique ». Le feu reçoit une telle
dénomination parce qu'il est le seul élément qui, dans l'univers, adopte un
mouvement circulaire ou sphérique (sur l'expression « mouvement
sphérique », voir plus bas, ligne 25). La terre, l'eau et l'air sont en revanche
appelés « ce qui se meut en ligne droite », car ils ne posséderont jamais
d'autres mouvements. Ainsi, puisqu'il est mélangé aux autres éléments
lorsqu'il se trouve près de la terre, le feu contenu dans notre corps a de la
difficulté à se mouvoir circulairement.
35. L'âme se meut nécessairement en cercle, mais le pneûma (souffle) fait
office de tampon et empêche le mouvement de l'âme de se communiquer au
corps. La théorie que Plotin évoque ici rappelle, sinon déforme, celle de
certains stoïciens pour qui la partie directrice de l'âme se trouve dans le
souffle qui entoure le cœur (SVF II, 838), le cœur étant généralement
reconnu par les stoïciens comme le siège de l'âme (SVF II, 837 et 848).
Plotin ne reprend sans doute pas cette doctrine à son compte, car il a déjà
réfuté la théorie stoïcienne du pneûma dans le traité 2 (chapitre 4-83) et ne
lui accorde aucune place dans sa physique. Les sept occurrences de ce terme
en dehors du traité 2 renvoient aux notions de « vent » ou d'« air ».
36. Chacune des étoiles fixes possède un mouvement uniforme dans le
même lieu et un mouvement vers l'avant qui est son mouvement orbital
(Timée, 40a-b). La traduction littérale de sphairikḕn kínēsin serait
« mouvement sphérique ». Nous lui avons toutefois préféré « mouvement
circulaire qui obéit à celui de la sphère de l'univers », plus explicite.
37. Voir le passage de 28 (IV, 4) 39, 24-25, qui oppose le choix délibéré à la
nécessité naturelle.
38. Le verbe diaplékein (entrelacer) est repris de Timée, 36e3, qui précise
que l'âme du monde se mêle à l'univers entier. Aristote reprend aussi ce
verbe quand il commente le texte de Platon dans son traité De l'âme (I, 3,
406b28). De plus, Plotin s'interroge sur la pertinence de ce terme afin de
décrire l'union de l'âme et du corps (53 (I, 1), 4, 10-27). Il se demande en
effet de quelle manière les parties entrelacées sont affectées l'une par l'autre.
Il tente alors de montrer que l'âme peut être entrelacée au corps, sans pour
autant subir la moindre affection.
39. Lorsqu'il évoque ici la puissance dernière de l'âme, Plotin désigne la
nature (28 (IV, 4), 13, 1-6), c'est-à-dire la puissance végétative qui se trouve
partout dans l'univers et constitue la partie inférieure de l'âme du monde (8
(IV, 9), 3, 19-25). Quant à la puissance supérieure, celle qui est sensitive et
relève de l'opinion, il peut sembler étrange que Plotin la situe dans les
sphères célestes (1. 4-5). Il s'inspire sans doute à nouveau du Timée, où
Platon affirme que l'âme du monde se compose de deux cercles, celui du
Même et celui de l'Autre (36b-c), qui correspondent respectivement à la
sphère des étoiles fixes et aux sphères des planètes « errantes » (36c-d, 38c-
d, 40a-b). Or, Platon décrit la révolution de l'Autre comme la source de
l'opinion ferme et vraie à propos des choses sensibles (37b). On peut donc
dire en ce sens que l'une des puissances de l'âme du monde se tient dans les
sphères, celles de l'Autre, et qu'elle implique l'opinion et la sensation. Mais
une telle division des puissances de l'âme du monde est, à notre
connaissance, unique dans les traités plotiniens. Le traité 15, par exemple, se
contente simplement d'affirmer que les puissances de l'âme du monde se
distribuent dans la sphère des planètes et dans la sphère des étoiles fixes (15
(III, 4), 6, 25-26).
40. Le mouvement de l'âme, bien entendu, ne se produit pas en un lieu
(chapitre 1, 6-8). L'âme inférieure est mue par l'âme supérieure parce qu'elle
reçoit d'elle sa vie et sa puissance (chapitre 3, 5). Puisque l'âme inférieure se
trouve partout dans l'univers, alors que l'âme supérieure reste uniquement
dans le ciel, ces deux parties de l'âme du monde ne se rejoignent que dans le
ciel. Toute l'âme inférieure ne monte pas là-haut ; aucune partie de l'âme
supérieure ne descend ici-bas.
41. Plotin reprend ici la doctrine exprimée en 1, 35-37, à savoir que le feu
céleste tend vers le centre de l'univers, mais sans jamais l'atteindre, car cela
détruirait le cercle. Le feu se contente donc de tourner autour de ce centre.
42. Plotin part du principe suivant lequel le mouvement d'une partie se
communique aux autres parties du même tout. Dans une sphère, par
exemple, si une partie commence à se mouvoir, toutes les autres se mettent
en mouvement. Or, Plotin considère le ciel comme un vivant qui se compose
de deux parties, à savoir d'une âme et d'un corps (40 (II, 1), 2, 17-20). Si
l'une de ces parties se meut, elle entraînera donc l'autre : le mouvement de
l'âme se répercute sur le corps et met en branle le vivant entier. Cette
solution présuppose bien sûr que l'univers ne contient pas de vide, sinon
toutes les parties de la sphère ne se mettraient pas en mouvement, mais
seulement celles que ne sépare aucun vide. Cette exigence ne pose aucun
problème, car, à l'instar de Platon, d'Aristote et des stoïciens, Plotin
considère lui aussi qu'il n'existe pas de vide dans l'univers.
43. Le mouvement imprimé par l'âme n'est pas nécessairement du même
type que celui du corps. Plotin répond ainsi à la question posée au premier
chapitre : « Comment pourrait-elle donc mouvoir le corps localement, si elle
se meut d'une autre manière » (chapitre 1, 7-8) ?
44. Plotin nous propose l'analogie suivante : de même que le ciel possède
toujours l'âme, mais se meut partout parce que l'âme est partout (chapitre 1,
40-51), de même l'âme possède toujours le Bien, mais se meut partout parce
que le Bien est partout. Ce passage est une reprise de 2, 22-23.
45. Le traité 13 présente la même doctrine : l'Intellect est en mouvement
autour de l'Un, mais il est également au repos (13 (III, 9), 7, 2-3). On notera
toutefois que le traité 28 propose que l'Intellect soit simplement immobile,
l'âme seule étant pourvue d'un mouvement circulaire (28 (IV, 4), 16, 24).
46. Plotin emprunte à Platon et à Aristote l'idée que le mouvement de
rotation d'une sphère autour de son centre laisse cette sphère au repos. Platon
explique en effet qu'une toupie, lorsque son axe de rotation est parfaitement
vertical, est immobile relativement à son axe, mais que sa circonférence est
en mouvement. Si son axe penchait d'un côté ou d'un autre, la toupie entière
serait par contre en mouvement (République, IV, 436d-e). Aristote affirme
pour sa part qu'une sphère en rotation est au repos, car, malgré son
mouvement continu, elle n'est pas transportée d'un point à un autre, mais elle
demeure toujours à l'entour du même centre (Physique, VIII, 9, 265b1-8).
De sorte que le mouvement circulaire n'est pas un mouvement dans le lieu
(Du ciel, I, 3, 270a8-9).
TRAITÉ 15 (III, 4)
Sur le démon
qui nous a reçus en partage
Traduction et présentation
par
Matthieu Guyot
NOTICE
Un traité de psychologie
Dans le traité 15, Plotin poursuit l'étude de l'âme engagée dans les
traités 2 (IV, 7), 4 (IV, 2), 6 (IV, 8) et 11 (V, 2), en s'attachant plus
particulièrement ici à l'âme humaine et à son démon. C'est de l'âme dont il
est question d'abord, dans ce traité, et même quand il en viendra au démon
il examinera encore, ce faisant, des questions eschatologiques qui ne se
rapportent alors qu'à une espèce d'âme déterminée, l'âme humaine. Le
traité 15 s'ouvre en effet comme une étude de l'âme en général, celle des
plantes aussi bien que celle des hommes, leur mode de génération et leurs
différentes puissances ; puis, à la ligne 6 du chapitre 2, il se concentre sur la
seule âme humaine, avant de passer, enfin, au chapitre 3, ligne 3, de la
question générale des réincarnations au thème du « démon qui nous a reçus
en partage ». Le thème des démons est donc traité ici dans le cadre d'une
étude plus large de la métempsycose, c'est-à-dire dans le cadre de la
« psychologie », entendue comme étude de l'âme. Le traité 15, plus
précisément, constitue la suite du traité 11 (V, 2). Dans le premier chapitre,
en effet, « elégeto » (1. 2) renvoie incontestablement à 11 (V, 2), 1, 18.
Inversement, la fin du traité 11 (« Qu'en est-il donc de l'Âme qui se trouve
dans les plantes ? N'engendre-t-elle rien ? – Elle engendre ce en quoi elle se
trouve. Mais il faut examiner comment, en prenant un autre point de
départ ») annonçait le premier chapitre du traité 15, qui reprend cette
question à partir de la ligne 6. Plotin, poursuivant l'examen d'une question,
amorcé par le traité 11, est donc amené à traiter aussi des démons parce
qu'il est inévitable, alors, de leur « faire un sort ». La raison en est que la
question des réincarnations est associée dans les textes platoniciens
(République, X, 614b-621b, Phédon, 81e-82c, 107d, 113a4-5, 113d2) aux
développements sur le démon qui nous a reçus en partage. Parce qu'il
conçoit son travail comme une exégèse des dialogues platoniciens, Plotin va
donc ici s'efforcer de se réapproprier ce thème platonicien, en l'adaptant si
nécessaire au cadre de sa pensée.
Qu'il se livre dans le traité 15 à une telle adaptation, c'est ce que montre
le caractère remarquablement « déflationniste » de la démonologie qu'il
propose. Dans la religion grecque traditionnelle, et selon une représentation
qui remonte au moins à Hésiode et à laquelle se rattachent les textes cités de
Platon, le démon est en effet une divinité d'un rang intermédiaire entre les
hommes et les dieux olympiens, et qui remplit une fonction protectrice à
l'égard des premiers. Or, toute l'interprétation de Plotin conduit ici, au
contraire, à résorber les démons dans d'autres réalités déjà posées par
ailleurs dans le cadre de sa pensée. La définition du chapitre 3 (lignes 4-8)
pose en effet que « le démon qui nous a reçus en partage » est pour chacun
ce qui se tient au-dessus de la partie de l'âme qui est active en lui, ce qui
implique que c'est une partie de l'âme qui a le statut de démon à l'égard des
parties inférieures. Le démon n'appartient donc pas à une classe d'êtres
spécifiques, existant hors de l'âme et dotés d'une existence propre, ce en
quoi Plotin rompt avec la représentation traditionnelle des démons. Les
critiques que le néoplatonicien Proclus adressera à cette définition mettent
bien en lumière cette rupture, puisqu'il reprochera à Plotin de faire des
démons, qui sont supérieurs à l'âme (car intermédiaires entre celle-ci et le
divin), des parties de l'âme, ce qui, à ses yeux, est tout simplement faux
(Sur le Premier Alcibiade de Platon, 76, 5-6). Or, si Plotin peut donner des
démons une définition aussi économe – dont il ressort que l'âme est
finalement à elle-même son propre démon –, et s'il ne lui apparaît pas
nécessaire dans le cadre de sa pensée de poser une réalité spécifique,
intermédiaire entre l'âme humaine et le divin, c'est que, comme le montre
l'ensemble du traité, l'âme humaine est à elle-même cet intermédiaire.
La séance de l'Iseion
Avant d'en venir à l'âme humaine, Plotin, dans le chapitre 1, alors qu'il
analyse les différents types d'âmes, est conduit à se demander si l'âme
végétative engendre quelque chose. Or cette question, et sa réponse,
constituent l'un des deux principaux passages de l'œuvre de Plotin qui
permettent d'éclairer un difficile problème d'interprétation, celui de la
génération de la matière. On peut, schématique-ment, résumer la question
de la façon suivante : le plotinisme est-il une philosophie de « l'émanation
intégrale » où tout, y compris la matière, procéderait en dernier lieu de
l'Un ? Ou bien, faut-il dire au contraire que la procession s'arrête avant la
matière et que celle-ci ne procède pas de l'Un ? Dans le premier cas – si la
matière procède de l'Un –, on sauvegarde le caractère de principe suprême
de l'Un puisqu'il est principe unique de tout, y compris de la matière ; mais
on se condamne à affirmer aussi, ce faisant, que la matière, c'est-à-dire le
mal, procède de l'Un, qui est le Bien. Dans le cas contraire, on gagne
d'échapper à cette affirmation plus que paradoxale, mais on se trouve
contraint, en revanche, de donner à la matière elle-même un statut de
principe, et à adopter un dualisme bien proche de celui des gnostiques,
dualisme dont Plotin dénonce lui-même le caractère inacceptable (voir traité
33 (II, 9), 6 et 8-10). Les deux thèses contraires ont donc chacune des
implications très problématiques au vu de l'ensemble du système plotinien.
Trois textes peuvent être invoqués, cependant, à l'appui de l'émanatisme
intégral. Le premier est un passage du traité 11 (V, 2) (2, 30-31) qui affirme
que l'âme des végétaux engendre « ce en quoi elle se trouve » : il peut s'agir
de la matière mais aussi, compte tenu du contexte, des végétaux eux-
mêmes, et ce passage est donc, à lui seul, irrémédiablement équivoque. Les
deux autres, plus précis, figurent dans le traité 13 (III, 9), 3, 8-16 et dans
notre traité (15, 1, 5-16). Plotin y affirme que l'âme végétative engendre
quelque chose « d'entièrement indéterminé » (13, 3, 12 et 15, 1, 11-14) et
« d'obscur » (13, 3, 13), qui est une « image » (13, 3, 11, 12 et 15) et un
« non-être » (13, 3, 9 et 11). Il semble difficile dans le contexte de ces
passages et au regard de ces qualificatifs de ne pas reconnaître ici la
matière, et de ne pas penser que ces textes tranchent donc la question en
faveur de l'émanatisme intégral. C'est qu'il est sans doute moins difficile
pour Plotin d'affirmer que le « non-être » procède de l'Un que de donner au
non-être et au mal le statut de principe, surtout qu'en inscrivant le non-être
comme altérité au sein de l'intelligible, c'est-à-dire de l'être même, le
Sophiste lui montrait que l'opposition de l'être et du non-être n'est pas une
répugnance absolue et qu'elle peut laisser place à des « entrelacements »
étonnants (240c).
Néanmoins, dans aucun de ces textes la matière n'est expressément
nommée, et si Plotin est demeuré très évasif sur cette question, s'il ne la
problématise même pas de façon thématique, cela tient sans doute à ce qu'il
demeure des difficultés irréductibles dans le sillage même de cette thèse
qu'il adopte finalement en bouleversant ainsi l'opinion la mieux répandue
parmi ses prédécesseurs.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ
5. – Mais si là-bas l'âme choisit son démon ainsi que sa vie, de quoi
restera-t-elle encore maîtresse ?
– En fait, ce choix qu'il 59 situe là-bas désigne, à mots couverts, d'une
façon globale et générale, le choix préalable 60 et la disposition de l'âme.
– Mais si c'est le choix préalable de l'âme qui est maître [5], et si domine
cette partie de l'âme, quelle qu'elle soit, qui, au terme des vies antérieures,
se trouve prête à agir, le corps ne sera plus alors cause d'aucun mal pour
l'homme. Si, en effet, le caractère de l'âme 61 précède le corps, si l'âme a le
caractère qu'elle s'est choisi et si, comme il dit 62, elle ne change pas de
démon 63, alors ce n'est pas ici que l'on devient bon ou mauvais.
– [10] Est-ce donc en puissance que les hommes sont, l'un bon, l'autre
mauvais, tandis qu'ici 64 ils le deviennent en acte 65 ?
– Qu'arrive-t-il donc si celui dont le caractère est bon hérite d'un corps
mauvais, et si, à l'inverse, celui qui est mauvais hérite d'un corps qui est
bon ?
– Le caractère de chacune de ces deux âmes est plus ou moins à même de
se procurer un corps de l'une ou l'autre sorte, puisque même le hasard qui
vient de l'extérieur sous différentes formes ne modifie jamais complètement
le choix préalable. [15] Et quand il dit 66 que viennent d'abord les sorts 67,
puis les modèles de vie, ensuite ce qui relève du hasard 68, et que les âmes
choisissent leur vie, selon leur caractère, parmi les vies qui leur sont alors
présentées, il donne plutôt la prédominance aux âmes, qui adaptent ce qui
leur est donné à leur caractère. Que le démon dont nous parlons ne nous soit
pas tout à fait extérieur c'est ce dont témoigne en effet ce passage du
Timée 69. Il n'est extérieur [20] que pour autant qu'il ne nous est pas attaché
et qu'il n'est pas actif, mais il est nôtre en tant que « nôtre » renvoie à l'âme,
et non au sens où l'on se référerait à des hommes déterminés vivant la vie
qui est subordonnée à ce démon. Si l'on comprend ainsi ce passage, on n'y
trouvera aucune contradiction, alors que si l'on comprend le terme
« démon » en un autre sens il en résultera un certain désaccord 70. Et
l'affirmation [25] selon laquelle il est « celui qui accomplit 71 » ce qu'un
homme a choisi s'accorde elle aussi avec ce sens. Le démon qui se situe au-
dessus de nous, en effet, ne nous laisse ni trop descendre vers le mal – car la
seule partie active est celle qui se tient en dessous de lui 72 –, ni nous élever
au-dessus de lui, ni l'égaler. On ne peut devenir autre chose que ce qu'on est
déjà.
1. On a ici une véritable expression figée qui désigne globalement une classe
d'êtres déterminée plutôt qu'elle ne la définit. L'on en peut trouver la preuve
chez Platon et chez Plotin, dans le traité 15 lui-même. Chez Platon, d'abord,
on trouve à la fois l'expression « ho hekástou daímōn, hósper zō̂nta
eilḗkhei » (« le démon de chacun, celui qui l'avait reçu en partage quand il
était en vie », Phédon, 107d6-7), et l'affirmation contradictoire : « ce n'est
pas un démon qui vous tirera au sort (lḗxetai), c'est vous qui allez choisir
votre démon » (République, 617e1-2). On pourrait à la rigueur soutenir qu'il
s'agit de deux œuvres différentes et que la pensée de Platon a pu évoluer sur
ce point. Mais, chez Plotin, on trouve dans le même traité (15) cette
inversion sujet-objet : entre 3, 4 (reprise littérale de l'expression du Phédon)
et 3, 9, qui reprend l'affirmation de la République (à quoi il faut ajouter que
l'expression, prise à la lettre, enveloppe une idée de hasard qui est contredite
elle aussi par la dernière affirmation). Ces deux passages contradictoires
cessent de l'être seulement si l'on comprend qu'il s'agit, dans le premier cas,
d'un syntagme figé.
2. « Réalité » traduit ici hupóstasis. Il ne faut pas donner à ce terme un sens
trop défini et ne pas le réduire, en particulier, à désigner seulement l'un des
trois niveaux de réalité les plus hauts (Un, Intellect, Âme),
traditionnellement désignés sous ce titre. Voir, à ce sujet, P. Hadot (Traité 50,
p. 24) : « Le mot hypostasis signifie en général chez Plotin “existence” ou
“produit substantiel” d'une réalité transcendante, sans que ce terme soit
appliqué d'une manière technique au Bien, à l'Esprit (i.e l'Intellect) et à
l'Âme. » À titre de confirmation, on peut noter que, des quatre emplois
d'hupóstasis dans les traités antérieurs, aucun ne correspond à l'une des
« trois Hypostases ». Ici même (lignes 2-3) et dans le traité 11 (V, 2), 1, ligne
26, « hupóstasis » s'applique clairement à une réalité inférieure à l'Âme
universelle ; le terme est à peu près synonyme de « réalité », de
« substance » (sur cette notion voir aussi, infra, note 4 et, dans le premier
volume, p. 136, note 101).
3. Voir 11 (V, 2), 1. L'opposition n'est pas entre le mouvement et le repos,
mais entre « demeurer en soi » (ménein) et descendre vers les réalités
inférieures. Si l'Un, en effet, est au-delà de tout mouvement (voir sur ce
point 10 (V, 1), 6), l'Intellect, lui, tout en demeurant en lui-même, est animé
d'un mouvement (kínēsis) dans la mesure où il pense les formes qui sont en
lui (voir, sur ce point, 10 (V, 1), 4, 36, qui rejoint Sophiste, 254d, et 13 (III,
9), 7 et 9).
4. C'est-à-dire l'âme sensitive qui subsiste par soi, et non la sensation comme
accident de l'âme. Pour l'expression en hupostásei, voir 22 (VI, 4), 9, 40-41
et 50 (III, 5), 4, 2 où hupóstasis est associé à ousía comme à un quasi-
synonyme (en ousía kaì hupostásei).
5. Cette nature est ce que Plotin, dans un vocabulaire plus strictement
aristotélicien, présente ailleurs comme la faculté végétative (phutikḗ) de
l'âme. Sur celle-ci, voir Aristote, De l'âme, II, 4.
6. La fin du traité 11 (V, 2), 2, 30-31 pose déjà cette question : « Qu'en est-il
donc de l'âme qui se trouve dans les plantes ? N'engendre-t-elle rien ? »
Plotin répond : « elle engendre ce en quoi elle se trouve (en hō̂i ésti) », on
peut comprendre, là aussi (voir infra), qu'il s'agit de la matière.
7. Sur ce passage, voir 12 (II, 4), 5 où Plotin compare la matière intelligible
et la matière des choses sensibles : cette dernière, dit-il, « devient quelque
chose de défini, qui certes ne vit pas (ou mèn iō̂n) ni ne pense, mais qui n'est
qu'un cadavre ornementé (nekròn kekosmēménon) » (lignes 16-18).
8. Voir, dans un contexte voisin, 38 (VI, 7), 3, 12, où se trouve la seule autre
occurrence du terme amórphōton (« sans forme »).
9. S'il faut, ailleurs, distinguer morphḗ – la figure – et eîdos – la forme –
(voir, par exemple, 31 (III, 8), 2), la tournure de la phrase montre clairement,
ici, que eidopoieîto (ligne 9) se rattache à amórphōton (ligne 8), et qu'il
s'agit dans les deux cas de la forme. Le « morphḗn » de la ligne 15 est plus
équivoque puisqu'il s'agit là de la matière, qui acquiert une figure en
recevant une forme, alors que les réalités supérieures (voir « prò toútou »,
ligne 8) de la ligne 1, immatérielles, ne pouvaient être dites recevoir une
« figure » (pour d'autres occurrences où les termes morphḗ et eîdos sont
synonymes, voir traité 38 (VI, 7), 32 et 33).
10. Voir, sur ces deux temps de la procession d'une réalité à partir de la
réalité supérieure, le passage, très proche, du traité 11 (V, 2), 1, 9-12, qui
porte sur un niveau de réalité supérieur, l'Intellect. On a donc là un schéma
qui est valable pour la constitution de réalités de différents niveaux.
11. Selon D. O'Brien, ce dernier produit de l'âme, privé de vie, totalement
indéterminé et qui devient un corps en recevant une forme, ne peut désigner
que la matière. Ces lignes constituent – avec 13 (III, 9), 3 – un des deux
passages qu'il juge décisifs à l'appui de sa thèse (voir Plotinus on the Origin
of Matter, p. 16-18) d'une génération de la matière à partir de l'Un (sur cette
question, voir la fin de la notice de ce traité et, dans le premier volume, note
94, p. 266).
12. La forme. Sur la réception de celle-ci, dont l'initiative revient à l'âme,
voir 13 (III, 9), 3, 14-16.
13. On peut se demander si cette affirmation s'accorde bien avec ce qui
précède et, en particulier, avec l'affirmation selon laquelle la matière même
procède de l'âme. Car si la matière, qui est ce qu'il y a de plus bas, procède
de ce qui est au-dessus d'elle (l'âme), elle est alors en quelque façon quelque
chose « d'en haut » elle aussi, au sens où elle procède de ce qui est au-dessus
d'elle et, indirectement de ce qui est « tout en haut », de l'Un. Dès lors, la
distinction entre un monde d'en haut et un monde « d'en bas » devient
difficile à penser car elle ne peut plus s'appuyer sur la dualité des principes.
Dans la pensée platonicienne on peut distinguer deux lieux (tópoi) puisque,
selon la cosmogonie du Timée, par exemple, la khṓra ne procède pas des
Formes et constitue un principe (si l'on peut dire) du caractère mouvant et
partiellement irréel des choses sensibles. Un tel principe est requis par une
pensée du sensible comme réalité dévaluée dans la mesure où le principe de
l'être (la Forme du Bien chez Platon, l'Un chez Plotin) ne porte pas en lui-
même la limitation qui rendrait compte du néant qui est au cœur du sensible.
On a là un exemple des difficultés que pose le statut de la matière dans son
rapport au premier principe.
14. Il s'agit de la matière.
15. Citation quasi littérale du Phèdre, 246b7-8 : « toute âme prend soin de
tout (pantós) ce qui est dépourvu d'âme ». D'autres leçons, préférées par
plusieurs éditeurs, donnent pour le texte de Platon : « l'âme tout entière » au
lieu de « toute âme ». La citation de Plotin pèse fortement en faveur de cette
dernière version.
16. Sans doute l'âme végétative, la « nature » qu'évoqué le chapitre 1.
17. Phèdre, 246b8-c1. Citation littérale. Socrate poursuit ainsi son exposé
sur la nature de l'âme : « quand elle est parfaite et ailée, elle chemine dans
les hauteurs et administre le monde entier ; quand, en revanche, elle a perdu
ses ailes, elle est entraînée jusqu'à ce qu'elle se soit agrippée à quelque chose
de solide ; là, elle établit sa demeure, elle prend un corps de terre qui semble
se mouvoir de sa propre initiative grâce à la puissance qui appartient à l'âme.
Ce qu'on appelle “vivant”, c'est cet ensemble, une âme et un corps fixé à
elle, ensemble qui a reçu le nom de “mortel” » (trad. L. Brisson, dans cette
même collection).
18. Sur l'unité de l'âme et la pluralité de ses puissances, voir 8 (IV, 9), 3.
19. La traduction ici est moins claire que le texte original, puisqu'elle perd la
parenté étymologique entre la « nature » (phúsis), « les plantes » (phutá) et
le verbe « croître » (phúesthai) qui donne son nom à la partie végétative et
dont le sens se retrouve ici dans le participe « auxómenon » (« qui croît »,
ligne 9).
20. Théétète, 176a-b. Cette fuite, pour Plotin (voir 19 (I, 2), 1, 1-5) comme
pour Platon, est l'envers d'une assimilation, et d'abord une recherche,
positive, de l'intelligible et du divin : « Cela montre quel effort s'impose :
d'ici-bas vers là-haut, fuir au plus vite. La fuite, c'est de s'assimiler au dieu
dans la mesure du possible. »
21. Voir République, VII, 519b, où il est dit que les « repas (edōdaí) ainsi
que les mets raffinés (likhneîai) et les plaisirs de ce genre » sont ce qui
attache à l'âme les « masses de plomb, qui sont de la famille du devenir
(génesis) » et qui, selon Socrate, risquent de tirer vers le bas (perikátō) le
regard de l'âme mal éduquée. S'alimenter (pour croître ou pour rester en vie)
et engendrer sont les deux fonctions propres de l'âme végétative (voir lignes
9-10), fonctions auxquelles renvoient les deux désirs dont il est ici question.
22. Il faut entendre par là « l'humanité », la qualité propre qui distingue
l'homme des autres vivants. De façon plus déterminée, c'est ce qui, de l'âme,
est au-dessus de l'activité sensorielle : la raison et l'intellect. On préserve
cette partie en l'exerçant. Ficin tire argument de ce principe, dans son
commentaire, pour critiquer l'idée d'une réincarnation dans un corps de bête
d'une âme qui fut d'abord celle d'un corps humain, car, de toute évidence,
dit-il, même l'homme le plus luxurieux ne manque pas d'exercer sa raison,
ne serait-ce que pour se procurer ses plaisirs. Plotin a peut-être à l'esprit,
aussi, le passage de la République (IX, 588b-e) où Socrate propose de se
représenter l'âme sous la forme d'un être qui abrite en lui trois personnages
qui correspondent aux trois puissances de l'âme : un monstre polycéphale,
un lion et un homme. Ce qui préserve l'homme, dit ici Platon, c'est la
justice : « celui qui soutient que pratiquer la justice est utile affirme qu'il faut
faire et dire cela même qui rend l'homme intérieur plus souverain sur l'être
humain » (589a, trad. G. Leroux). Eu égard à l'objection de Ficin, enfin, il
est intéressant de citer la suite de cette phrase : « […] et qui lui fait prendre
soin de son nourrisson aux têtes multiples. Comme le paysan qui entretient
et apprivoise les espèces pacifiques et empêche les espèces sauvages de
proliférer, cet homme intérieur fait alliance avec le naturel du lion et
prodiguant ses soins en les partageant avec tous, c'est ainsi qu'il les élèvera,
en développant leur amitié mutuelle et avec lui-même ». Pour Platon,
l'activité d'une puissance de l'âme n'exclut pas celle des autres ; ce qui est
variable c'est leur rapport de subordination : il faut pour préserver l'homme
que la plus haute commande. En dépit de la lettre du présent passage qui
semble envisager que la raison puisse sommeiller tout à fait chez certains
hommes, le début de ce chapitre montre que c'est sans doute aussi ce que
pense Plotin (voir lignes 6-7 où il est seulement question de rapports de
domination entre les puissances de l'âme). Plotin combine en fait ces deux
schémas différents : le rapport partie dominante-partie subordonnée, d'une
part, et le rapport partie active-partie inactive, d'autre part.
23. Plotin suit ici la fin du Timée (90e-92c), consacrée à la métensomatose.
Sur ce thème, voir J. Laurent, « La réincarnation chez Plotin et avant
Plotin ».
24. Porphyre, lui, tout en admettant la métensomatose, refuse que l'âme d'un
homme puisse se réincarner dans le corps d'un animal : elle ne peut, selon
lui, se réincarner que dans un autre corps humain (voir saint Augustin, La
Cité de Dieu, X, 30). Voir aussi, sur cette question, supra, note 22.
25. L'élément désirant (tò epithumoûn, nommé ailleurs epithumētikón) et
l'irascibilité (thumós, nommé ailleurs thumoeidés) évoqués ligne 18 sont
avec l'élément rationnel (le logistikón) les trois puissances de l'âme que
distingue le plus souvent Platon (voir, par exemple, République, IV, 441).
26. Voir République, X, 620a, sur le joueur de cythare Thamyras : « Il [Er]
avait vu l'âme de Thamyras choisir la vie d'un rossignol. » On évitera
cependant d'être plus précis que le texte et de traduire comme Bréhier et
Armstrong par « oiseaux chanteurs ». Il n'y a pas que les oiseaux qui
chantent, en effet, et Plotin a peut-être en vue, ici, le passage du Phèdre
(258e-259d) sur le « mythe des cigales » où il est dit, d'abord, que les cigales
chantent (oi téttiges áidantes, 258e, voir aussi 259c) ; ensuite, et surtout,
qu'en elles se sont réincarnés les hommes qui ont le plus aimé la musique :
« quand les Muses furent nées et que leur chant eut commencé de se faire
entendre, certains des hommes de ce temps-là furent, raconte-t-on, à ce point
mis par le plaisir hors d'eux-mêmes que de chanter leur fit négliger de
manger et de boire, si bien qu'ils moururent sans s'en apercevoir. C'est de ces
hommes que, par la suite, a surgi la race des cigales » (259b-c, trad.
L. Brisson).
27. Voir Timée, 91d-e : « L'espèce des oiseaux, elle, provient de la
transformation – il leur pousse des plumes au lieu de poils – d'hommes
dépourvus de méchanceté, mais légers, intéressés par les choses qui sont en
l'air (meteōrologik(o1]n), mais qui estiment dans leur naïveté que les
démonstrations les plus assurées à leur sujet s'obtiennent par la vue » (trad.
L. Brisson). Le manque de phrónēsis dont parle ici Plotin consiste aussi sans
doute dans cette méprise que le Timée même fait apparaître a contrario en
proposant une explication a priori du « macrocosme » (31b-40d). Sur la
notion de meteōrología, voir L. Brisson, « L'unité du Phèdre de Platon ».
28. Dans ses trois occurrences, « civique » traduit ici, imparfaitement,
politikós. Sur cette vertu, voir 19 (I, 2), 1, 16-20 et la note 22, p. 447.
29. Voir Phédon, 82b, où Socrate expose que ceux qui « auront cultivé la
vertu publique et sociale (dēmotikḕn kaì politikḕn, celle qu'on appelle
modération (sophrōsúnē) et justice […] ont toutes les chances de se
reintroduire dans une espèce animale qui soit sociable et de mœurs douces
(politikòn kaì hḗmeron génos) : abeilles, si tu veux, ou guêpes ou fourmis
[…] » (trad. M. Dixsaut, dans cette même collection). Pour M. Dixsaut ce
passage ne doit pas être compris littéralement. Platon ferait là un « usage
métaphorique de la zoologie permettant de procéder à une classification des
âmes. » (p. 355-356, note 176). On peut avancer à l'appui de cette lecture
que la métempsycose est évoquée seulement et toujours à propos de
l'homme et dans un contexte parénétique, voisin de celui des mythes, pour
lesquels l'on s'accorde plus communément à reconnaître que tout n'est pas à
comprendre à la lettre.
30. Celui qui est déjà un dieu ici, c'est le sage qui a suivi l'appel du Théétète
(voir supra, 2, 12) à se purifier jusqu'à s'assimiler au dieu. Voir le traité 19
(I, 2) qui nous exhorte à être des dieux (« theòn eînai », 6, 2), et précise que
l'homme qui a éradiqué en lui les mouvements involontaires de la partie
irrationnelle « est uniquement un dieu : un dieu parmi ceux qui viennent à la
suite du premier dieu » (6, 6-7).
31. Voir Phédon, 107d et, supra, note 1. Il faut distinguer deux types de
démons : le démon que l'âme peut devenir et celui qu'elle a. Sur cette
distinction, qui structure toute la démonologie antique, voir M. Détienne, De
la pensée religieuse à la pensée philosophique. La notion de daimôn dans le
pythagorisme ancien, p. 58-59 : « L'être naissant au monde a un démon, de
par sa condition humaine […] l'être humain peut devenir un démon, s'il
pratique le genre de vie pythagoricien. » À travers Platon peut-être, c'est
donc à la démonologie pythagoricienne que remonteraient certains éléments
du traité 15. À ces deux types de démons correspondent deux ordres de
questions distincts. Tout homme possède un démon, de son vivant, dont la
nature, variable selon les différents individus, est fonction de la faculté qui
est active en eux. Ceux qui se seront purifiés suffisamment, d'autre part,
après leur mort, pourront devenir des démons, et donc échapper à la
réincarnation dans un corps humain. Mais comment peut-on à la fois devenir
(après la mort) et être déjà (de son vivant) ? Les hommes qui deviendront
des démons sont « déjà ici » des démons, dit Plotin, dans la mesure où leur
âme est déjà aussi pure que celle des démons. C'est là l'essentiel puisqu'ils se
sont déjà presque libérés de leur corps, auquel ils ne consacrent plus que le
moins d'attention possible.
32. En toute rigueur ce passage ne semble pas tout à fait cohérent avec ce
que dit Plotin au chapitre 2. En effet, ces lignes semblent présupposer qu'il
n'y a toujours en l'âme qu'une faculté active et que l'activité de l'une exclut
l'activité des autres. Or, en 2, 6-10 (voir surtout, ligne 10 : « pánta
sunergeî »), Plotin a montré que, à la différence des autres âmes, les
différentes puissances de l'âme humaine étaient actives simultanément,
même si l'une dominait les autres. Alors qu'ici l'activité d'une partie est
exclusive de celle des autres, au chapitre 2 il précisait que les différentes
parties étaient actives en même temps et qu'il n'y avait entre elles que des
rapports de domination. Il faut donc sans doute comprendre ici que la partie
dite active est en fait la plus active, celle qui domine.
33. C'est-à-dire l'Intellect.
34. « Consentement » rend sugkhōrō̂n. Voir 28 (IV, 4), 43, où Plotin se
demande si les philtres -(phármakoi) peuvent avoir un effet sur le sage, et
répond qu'ils peuvent être cause de maladie mais qu'ils ne peuvent à eux
seuls provoquer en lui l'amour, parce qu'il faudrait pour cela que l'ensemble
de son âme consente (epineuoúses, ligne 6) à la passion qui ne touche
directement que la puissance irrationnelle de celle-ci. Qu'une puissance
prédomine dans l'âme n'est pas le fait de cette seule puissance, mais de l'âme
tout entière, y compris des puissances supérieures, même lorsque ce sont les
puissances inférieures qui dominent.
35. Voir République, X, 617e.
36. Choisir un type de vie c'est choisir de donner la prédominance et
l'activité à telle ou telle puissance de notre âme et donc, indirectement,
choisir la puissance de l'âme ou la réalité qui sera notre démon, en vertu du
principe énoncé supra, lignes 3-5.
37. Voir Phédon, 107d, où il est question d'un démon qui conduit l'homme
dans l'intervalle de deux existences incarnées, ce qui s'accorde avec les
précisions que donne Plotin dans les lignes suivantes.
38. Plotin semble dire ici que le démon conduit l'homme de son vivant (ligne
11) et qu'il a une activité (lignes 12-13). Or, il a précisé au début de ce
chapitre (lignes 2-3), à propos du même démon (le « démon qui nous a reçus
en partage »), que ce qui conduit l'homme pendant sa vie, c'est la partie de
son âme qui est alors active, que le démon est ce qui se tient au-dessus de
cette partie et qu'il n'est pas actif (voir lignes 5 et 7, et chapitre 5, lignes 20
et 27). Il faut donc comprendre sans doute que le démon est actif, mais qu'il
est au-dessus de la partie de l'âme qui est active en nous.
39. Barúnoito. Sur ce sens du poids et de la légèreté, voir, par exemple, 9
(VI, 9), 4, 22 et 9, 59-61 et, chez Platon, Phèdre, 248c et Phédon, 81c : « Il
faut croire que cela (le corps) pèse, que c'est lourd (barù), terreux, qu'on en a
plein la vue ! Quand c'est là son contenu, une âme de ce genre (celle qui était
accaparée par le soin de son corps) est tout alourdie (barúnetai), elle est tirée
en arrière vers le lieu visible […] » (trad. M. Dixsaut). L'élément corporel
est à la fois le poids qui freine et retient l'âme dans sa « fuite » vers
l'intelligible, et comme le sol (mouvant) auquel il la rive. C'est aussi, selon le
principe d'analogie qui commande les réincarnations, ce qui lui interdit de
parvenir « là-haut » et lui impose une nouvelle incarnation, ce qui, d'une vie
à l'autre, donc, la retient « à terre ». Il faut noter que l'âme, immatérielle, ne
pèse pas du poids du corps : ce qui la retient c'est le mouvement (le soin) –
qui a son principe en elle – et qui la porte vers l'élément corporel ; il en va
de même chez Plotin (voir, infra, chapitre 5, ligne 6).
40. Après avoir établi que le démon d'un homme donné change après la mort
de celui-ci, Plotin envisage successivement les deux cas possibles : soit le
nouveau démon est inférieur au précédent, et il y a déchéance (lignes 14-17),
soit il est supérieur, et il y a progrès (lignes 18-20).
41. Sur l'idée que le mal est à lui-même son châtiment, voir 6 (IV, 8), 5, 16-
19 et 52 (II, 3), 8, 11-12 : « si nous nous égarons, nous en sommes punis par
cet égarement lui-même ». C'est sur cette idée que Ficin s'appuie dans son
commentaire pour montrer que le châtiment des fautes n'exige pas de
réincarnation dans des corps de bêtes.
42. Voir Phèdre, 247b, où le même verbe (bríthein) est employé à propos du
mauvais cheval qui tire l'attelage ailé vers le bas.
43. Sur le démon du méchant qui se réincarne dans un corps de bête féroce,
voir, infra, chapitre 6, ligne 18.
44. Prostasía. Marc Aurèle emploie un substantif de la même famille,
prostátēs, dans un contexte voisin, à propos du démon, qui est pour lui une
faculté déterminée de l'âme, la raison. Voir Pensées, III, 5 : « Que le dieu qui
est en toi soit le guide prostátēs d'un être énergique […] », et V, 27, où Marc
Aurèle parle du « démon que Zeus a donné à chacun comme guide
(prostátēn) et comme chef, et qui est une partie de lui-même. Ce démon,
ajoute-t-il, c'est l'intellect (noûs) et la raison que possède chacun. » Chez
Plotin, la prostasía n'appartient pas au démon, mais à la plus haute puissance
active de l'âme, ce qui découle de la définition énoncée au début du chapitre,
lignes 4-8.
45. Voir, dans un contexte très voisin, 38 (VI, 7), 6, 23, où Plotin se demande
comment l'âme d'un homme peut devenir celle d'une bête et répond : « c'est
qu'elle est toutes choses mais que, tantôt son activité se rattache à telle
raison formelle, tantôt à telle autre » et, dans un contexte très différent (celui
d'une analyse de la sensation et de la pensée), Aristote, De l'âme, III,
431b20-22 : « L'âme est, d'une certaine façon, l'ensemble des réalités (tà
ónta pánta) » (trad. R. Bodéüs, dans cette même collection). Le principe
énoncé ici par Plotin est essentiel et implicite depuis le début. C'est en vertu
de lui que l'âme a tant de « mouvement », que ce soit pour choir ou pour
s'élever, et qu'elle peut s'établir à l'un ou l'autre des niveaux de réalité.
46. Peut-être faut-il comprendre : « par les pouvoirs qui, dans notre âme,
sont apparentés à ceux de l'âme du monde ». De nombreux éditeurs, après
Kirchhoff, suppriment « kaì toîs kósmou », ligne 23. Pour une défense du
texte retenu, voir P. Henry, Les États du texte de Plotin, p. 221, qui
comprend comme nous qu'il s'agit du monde intelligible, le kaì ayant ici le
sens explétif que lui donne aussi Ficin dans sa traduction.
47. C'est une thèse que Proclus critiquera dans une page qui semble viser ce
passage : « Il n'est pas vrai, à l'inverse de ce que certains affirment, qu'il
faille poser en nous-mêmes le monde intelligible si l'on veut rendre compte
du fait que nous connaissons en nous-mêmes les réalités intelligibles, car ce
monde est séparé de nous et c'est lui qui est la cause de notre essence. Il ne
faut pas dire non plus qu'une partie de l'âme demeure là-haut, sous prétexte
que c'est par elle que nous pourrions nous unir aux intelligibles »
(Commentaire sur le Parménide de Platon, 134a). Voir aussi Numénius, pour
qui chaque âme contient d'une certaine façon « le monde intelligible, les
dieux et les démons, le Bien et tous les genres antérieurs et supérieurs », et
pour qui « tout est pareillement en toutes choses, bien que, pour chacune,
selon le mode approprié à son essence » (Fr. 41, éd. É. des Places). La
source de ce fragment, Jamblique (selon Stobée), précise que « cette opinion
est incontestablement celle de Numénius et, avec des réserves, celle de
Plotin ; [qu']Amélius y souscrit, mais sans certitude, (et que) Porphyre reste
indécis à son sujet ». La question devait donc faire l'objet de débats
spécifiques dans l'entourage de Plotin.
48. Voir traité 6 (IV, 8), 8, 1-3 : « Et s'il faut oser dire contre l'opinion des
autres plus clairement ce que l'on pense, notre âme tout entière n'a pas
plongé ici-bas, mais quelque chose d'elle est toujours dans l'intelligible. »
49. Il faut sans doute rattacher ce ternie (apórroia) à celui (aporroé)
qu'utilise Platon dans le Phèdre (251b) à propos de l'effluve de la beauté. En
dépit de la différence des contextes, en effet, il y va déjà, chez Platon, du
rapport d'une réalité supérieure à une réalité inférieure et dans une certaine
mesure d'une production, puisque cet effluve est comme une nourriture pour
l'âme dont elle fait à nouveau croître les ailes (251b-c). Ce terme, par
ailleurs, prendra, après Plotin, une grande importance chez Proclus (voir, par
exemple, Sur le Premier Alcibiade de Platon, 71, 17).
50. Cet acte est l'âme. Voir 11 (V, 2), 1, 16-17, où il est dit de l'âme qu'elle
est « l'acte qui vient de la réalité » (ek tes ousías enérgeia) et, sur la
distinction entre « l'acte de la réalité » et « l'acte qui vient de la réalité », 7
(V, 4), 2, 28-34.
51. Sur ce point, voir 30 (III, 8), 8, 46-48 où Plotin explique que « si quelque
chose vient de l'Intellect, ni l'Intellect ni ce qui en vient ne s'en trouvent
diminués : ce qui en vient (l'âme) parce qu'il est lui-même toutes choses
(comme l'Intellect), l'Intellect, parce qu'il n'est pas un assemblage de
parties ». Ficin, au début de son commentaire du premier chapitre, compare
à cet égard l'Intellect au feu qui produit hors de lui chaleur et lumière sans
s'en trouver diminué.
52. L'acte ou effluence qui procède de la partie intelligible de notre âme
(voir chapitre 3, 25-26).
53. C'est-à-dire dans le corps du monde. Voir 6 (IV, 8), 7 : « Pour certaines
âmes […] la conversion vers le bien se fait dans le monde inférieur, alors
que pour l'âme que l'on appelle l'âme de l'univers cela n'est pas arrivé par un
travail accompli dans ce monde inférieur ; mais parce qu'elle est insensible
aux maux elle peut observer par la contemplation les choses qui sont sous
elle, tout en restant toujours suspendue à ce qui la précède. »
54. Si l'on conserve la leçon de tous les manuscrits (enokhlouménou dè,
ligne 6), il faut traduire : « par elle, sans qu'il lui donne les soucis que donne
quelque chose qui est troublé ». Nous suivons la correction finalement
adoptée par H.-S. dans leurs Corrigenda (enokhloûn mèn oudè) : elle
présente l'avantage, par rapport à celle de l'editio minor (enokhloûn oudè),
de rendre mieux compte du texte des manuscrits, dont elle est plus proche.
Sur l'homme qui, à l'inverse de l'âme de l'univers, est troublé (enoklouménōi)
par le corps et arraché, de ce fait, à la contemplation du Bien, voir 9 (VI, 9),
10,3-7.
55. Dans le traité 6 (IV, 8), Plotin oppose le corps de l'univers, « qui est
parfait, autosuffisant et autarcique » et les corps particuliers qui « sont
agressés par de nombreux éléments étrangers », qui sont « toujours dans le
besoin » et qui exigent « toutes sortes de secours » (chapitre 2, 12-15). Plotin
revient sur cette question à la fin du même traité : « les âmes qui sont
partielles […] sont occupées par la faculté de sentir et par la perception de
beaucoup de choses contraires à leurs natures, et qui les font souffrir et les
troublent, puisque ce qui mobilise leur attention (leur corps) est une partie
défectueuse (ellipoûs) qui a autour d'elle beaucoup de choses étrangères, et
qui en désire beaucoup d'autres » (chapitre 8, 17-21). Le corps du monde,
qui englobe tous les autres corps, ne manque, lui, de rien et n'est menacé par
aucun corps étranger.
56. Platon, Timée, 33c1-3. Cela, au temps de Plotin et jusque dans l'école
platonicienne, n'allait peut-être pas de soi. Varron, en effet, disciple du
platonicien Antiochus d'Ascalon, affirmait que dans le cosmos, le soleil, la
lune, les étoiles, « que nous percevons et par lesquels lui-même est doué de
perception, sont les sens [de l'âme du monde] » (Antiquités divines, fragment
XVI, 4, d'après saint Augustin, La Cité de Dieu, VII, 23), et, après lui,
Plutarque, dans son traité Sur le visage qui apparaît à la surface de la lune,
927c-928d, soutiendra la même thèse (cités in P. Boyancé, « La théologie de
Varron », Revue des Études anciennes, 57, 1955, p. 57-84 et, en particulier,
p. 79-82).
57. Nous adoptons ici une ponctuation différente de celle retenue par H.-S. :
nous mettons un point en haut après ekhóntōn et supprimons le point après
ērémēsis (ligne 11).
58. Sur le monde, voir particulièrement 33 (II,9), 40 (II, 1), et 47 (III, 2).
59. Platon, République, X, 617e.
60. Sur le choix préalable (proaíresis), voir, dans le premier volume,
note 42, p. 130-131. Il semble que Plotin prenne ici ce terme dans un sens
plus stoïcien qu'aristotélicien. Aristote, en effet, comprend la proaíresis
comme une décision particulière qui n'engage pas la qualité morale de toute
une vie (Éthique à Nicomaque, III). Voir cependant les remarques de
P. Aubenque – La Prudence chez Aristote, p. 119-120 – qui montre que dans
le livre II de l'Éthique à Nicomaque la proaíresis s'oppose à la vertu
naturelle comme ce dont nous sommes responsables, cette problématique
étant plus proche de celle de Plotin que celle du livre III où Aristote se livre
à une analyse de l'action. Les premiers stoïciens, en revanche, la regardent
comme un choix initial qui décide pour toujours de la qualité morale d'un
individu (sur le sens ultérieur que prend ce terme, en particulier chez
Épictète, où il s'identifie à la volonté comme faculté, voir J.-B. Gourinat, Les
Stoïciens et l'âme, p. 92-95). Plus précisément, ils la définissent comme un
« choix (haíresis) avant (pro) le choix » (SVF III, 173). On notera que dans
la phrase de Plotin on retrouve ces deux termes (haíresis et proaíresis) : le
choix (haíresis) de là-bas, dit-il, est en fait la proaíresis. A.-J. Voelke
commente ainsi la définition stoïcienne : « la proaíresis n'est pas un choix
relatif, exprimant une simple préférence, mais une intention concourant avec
les dispositions naturelles pour déterminer l'orientation morale de l'individu.
Comme telle, elle doit nécessairement précéder les actions singulières »
(L'Idée de volonté dans le stoïcisme, p. 132). Sur la notion de proaíresis dans
le néoplatonisme, voir J.M. Rist, « Prohairesis : Proclus, Plotinus and alii ».
61. Pour l'expression tò tês psukhês êthos, voir République, III, 400d.
62. Allusion probable à République, X, 620d-e, d'où l'on peut inférer cette
thèse.
63. Elle n'en change pas au cours d'une vie donnée. En revanche, comme on
l'a vu, elle peut en changer d'une vie à l'autre (voir chapitre 3, 18-20 et infra,
5, 26-29).
64. Pour la clarté de la traduction nous ajoutons « ici », qui ne figure pas
dans le texte grec ligne 10, mais qui est associé à « gígnetai » (« devient ») à
la ligne précédente et donc sans doute implicitement repris, dans cette
question, par « gígnetai ».
65. Plotin envisage ici deux façons d'être bon ou mauvais. C'est d'ailleurs
sans doute le caractère fuyant et insaisissable de cette distinction qui lui vaut
de ne pas être examinée plus avant, et à l'hypothèse avancée d'être,
tacitement, abandonnée.
66. Comme c'est toujours le cas, le « il dit » désigne Platon. Dans ces lignes,
Plotin commente République, X, 617d-621a.
67. C'est-à-dire les cailloux, par exemple, que les âmes tirent au sort pour
déterminer leur rang dans la phase suivante, celle du choix des types de vie.
68. Nous traduisons ici le texte proposé par Creuzer (épeita [tà en] taîs
túkhais, ligne 16), même si, en dépit de la correction introduite, il demeure
difficile de voir à quel passage ces mots renvoient précisément dans le texte
de la République. Il peut s'agir, suivant Armstrong (note ad locum), du détail
des événements contenus dans une vie, détail qui n'apparaît pas au premier
regard et que l'âme découvre dans un second temps. Ainsi, dans la vie d'un
tyran, le fait qu'il doive manger ses enfants et commettre d'autres horreurs
(619b-c).
69. Voir Timée, 90a : « En ce qui concerne l'espèce d'âme qui en nous
domine (il s'agit de la partie rationnelle), il faut se faire l'idée que voici. En
fait, un dieu a donné à chacun de nous, comme démon, cette espèce-là d'âme
dont nous disons, ce qui est parfaitement exact, qu'elle habite dans la partie
supérieure de notre corps, et qu'elle nous élève au-dessus de la terre vers ce
qui dans le ciel, lui est apparenté » (trad. L. Brisson). Ce passage exige de
Plotin qu'il montre que, d'après sa définition, le démon est en quelque façon
nôtre, au risque, sinon, d'entrer en contradiction avec le texte platonicien.
L'argumentation de Plotin consiste à montrer que, si l'on identifie le « nous »
à la seule puissance active de l'âme, le démon ne peut être dit nôtre (puisqu'il
est au-dessus de cette puissance et autre qu'elle), mais que si l'on inclut dans
le « nous » l'ensemble des puissances de l'âme, y compris celle qui se tient
au-dessus de la puissance active en nous, alors le démon peut bien être dit
« nôtre ».
70. « Désaccord » rend asumphōnía. C'est la seule occurrence de ce terme
chez Plotin.
71. Voir République, X, 620e 1.
72. C'est-à-dire, qui se situe immédiatement au-dessous de lui : si c'est
l'intellect qui est notre démon, par exemple, la partie active sera la partie
rationnelle et non la partie sensitive.
73. Sur le sage (spoudaîos), voir les dernières lignes de 3 (III, 1), 10, 10-15.
74. Voir Timée, 43a-44b.
75. Plotin reprend ici, en les transposant, différents thèmes traditionnels du
stoïcisme : le passage à la sagesse (voir Sénèque, Lettre à Lucilius, 118),
l'âge de raison (voir SVF I, 149, SVF II, 83 = « Long et Sedley » 39
E = Aétius IV, 11, 1-4, et Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 11) et
l'appropriation ou « apparentement naturel » (oikeíōsis), en vertu de laquelle
tout être vivant tend par nature et dès sa naissance à ce qui lui est propre
(voir SVF III, 178 et 182). Pour Plotin, ce qui est propre à l'âme c'est la vertu
(voir 38 (VI, 7), 27).
76. La question est de savoir si ce mouvement naturel vers le bien suffit par
lui-même pour devenir un homme bon. Le verbe « redresser » (katorthoûn)
se rattache au katórthōma qui désigne chez les stoïciens l'action droite
moralement parfaite. Sur ce terme, voir, dans ce volume, 19 (I, 2), 6, 2 et la
note ad locum.
77. Phédon, 107d-e.
78. L'hypothèse d'un démon mauvais n'est pas évoquée par Platon. La
religion traditionnelle attribuait quelquefois à l'individu deux démons (voir
P. Boyancé, « Les deux démons personnels dans l'Antiquité grecque et
latine »), l'un bon, l'autre mauvais, mais Plotin ne semble pas ici tributaire de
cette croyance puisque de toute évidence, l'âme aura soit un bon démon, soit
un mauvais démon, et qu'il n'est pas dit qu'elle puisse en avoir deux
simultanément.
79. Il ne paraît pas possible de dégager ici un lien logique serré entre les
différentes questions qui sont relativement indépendantes les unes des autres
ou qui n'ont quelquefois d'autre unité que leur sujet. On a là, semble-t-il,
comme le compte rendu d'un cours où l'explication d'un texte est suivie de
différentes questions un peu « décousues » qui fusent de toutes parts. Voir, à
ce sujet, M.-O. Goulet-Cazé, « L'arrière-plan scolaire de la Vie de Plotin ».
80. Phédon, 80e-82c, où Socrate distingue aussi deux cas principaux : les
âmes pures qui pendant leur vie se sont avec succès exercées à « mourir » et
qui échappent à la réincarnation, et les autres qui se réincarnent dans une
espèce correspondant à leurs occupations prépondérantes.
81. Voir supra, chapitre 3, ligne 22.
82. L'âme du monde est l'âme du monde sensible, d'où l'opposition dans la
phrase avec le monde intelligible.
83. Pour plus de précisions sur ce point, voir 14, (II, 2), 3, 4 et la note 36 de
R. Dufour.
84. Celles qui sont en notre âme.
85. Sur la divinité des astres chez Plotin, voir J. Laurent, « La prière selon
Plotin », p. 101, qui cite notamment 50 (III, 5), 6 : « Les planètes jusqu'à la
Lune sont des dieux, les dieux visibles. »
86. Sur cette expression, voir 28 (IV, 4), 45, 16-17 – où il est question des
êtres qui sont postérieurs à nos âmes dans « le lieu démonique » (« en tôi
daimoníōi tópōi », ligne 17). Dans ces emplois, « démonique » ne renvoie
pas au démon qui nous a reçus en partage, mais, dans un sens beaucoup
moins déterminé, à ce qui est simplement d'un statut ontologique inférieur à
celui du divin, c'est-à-dire inférieur à l'Intellect. Deux sens du « démon » et
du « démonique » sont en effet à l'œuvre dans le texte de Plotin : l'un, issu
de la définition du Banquet (202d-e), selon lequel le démonique est
intermédiaire entre le sensible et le divin, l'autre, qui remonte à Hésiode, et
selon lequel les démons sont, dans l'échelle des êtres, ceux qui sont
inférieurs aux dieux.
87. Nous essayons d'expliciter ainsi l'expression plus concise : « le destin de
la génération ». On peut comprendre celle-ci de deux façons différentes : la
génération dont il est question peut être la naissance par laquelle l'âme se
réincarne dans un nouveau corps, la naissance d'un nouveau vivant qui est
une nouvelle incarnation. Le destin de la génération serait alors en quelque
sorte le cycle des réincarnations. On peut comprendre également qu'il s'agit
de la génération comme activité du vivant, activité de reproduction par
laquelle il engendre de nouveaux vivants ; c'est alors pour chaque âme
l'activité propre à sa puissance générative (sur ce point, voir le premier
chapitre du traité). Ces deux interprétations, du reste, ne sont pas
incompatibles, car l'âme qui se réincarne est à nouveau soumise à la
tentation d'engendrer, tandis que, inversement, l'âme qui se livre à l'activité
de sa puissance générative ne pourra échapper à la réincarnation et parvenir
là-haut. Parvenue là-haut, l'âme est libérée de « l'œuvre de génération » qui
la fait choir et se réincarner, ou libérée de la réincarnation qui la soumet à
nouveau à la tentation de générer.
88. Timée, 35a. Sur la question de savoir si l'âme se divise dans les corps
qu'elle anime, voir l'ensemble des traités 4 (IV, 2), 8 (IV, 9), 21 (IV, 1), et 27
(IV, 3), 19 : Plotin interprète toujours ce passage du Timée en montrant en
quel sens l'âme est divisible et en quel sens, en même temps, elle ne l'est pas.
89. Commence ici un excursus sur l'essence divisible, qui interrompt le
développement précédent et qui s'achève à la fin du paragraphe.
90. Il ne semble pas possible de traduire (comme É. Bréhier) par
« boutures », car le verbe anairô ne signifie jamais « couper » ou
« sectionner », et parce que l'association de ces plantes avec les animaux
morts dont la putréfaction produit d'autres animaux suggère que, dans le cas
de ces plantes aussi, il doit y avoir mort (et retrait consécutif de l'âme), ainsi
qu'un processus, spontané, de génération, indépendant de toute intervention
extérieure délibérée. Cela exclut la bouture, qui n'est pas létale pour la plante
originelle et qui, de plus, exige l'intervention de l'horticulteur. En revanche,
cela n'exclut pas – au contraire – que la possibilité de la multiplication par
boutures repose sur les mêmes principes.
91. Nous suivons ici l'editio maior de H.-S. qui maintient la leçon des
manuscrits, ligne 44. L'expression « tèn ek toû pantós » nous semble en effet
désigner assez clairement, pour un lecteur de Plotin, l'âme de l'univers (voir,
supra, chapitre 4, 2-3, où « hē toû pantós » désigne sans ambiguïté l'âme de
l'univers).
92. Passage à rapprocher, peut-être, du mythe final du Phédon (113d5) qui
évoque des barques (okhématá) destinées à transporter certains morts vers
l'Achéron, des passages du Politique (272e-273e) et du Critias (109c) où
c'est le dieu qui est comparé à un pilote et le monde à un navire ou encore,
dans un tout autre contexte, du passage du traité De l'âme (413a8-9) où
Aristote introduit (de façon interrogative) l'analogie âme-corps/pilote-
navire : « Cependant, on ne voit pas encore si l'âme est réalisation du corps,
en ayant avec lui la relation du navigateur à son navire » (trad. R. Bodéüs).
Plotin discute cette conception et en marque les limites dans les traités 27
(IV, 3), 21 et 53 (I, 1), 3.
93. République, X, 616c4 et 620e : « Ce démon conduisit l'âme d'abord
auprès de Clotho, en la plaçant sous sa main alors qu'elle faisait tourner le
fuseau engagé dans sa rotation, afin de sceller le destin que chacune avait
choisi tout en l'ayant tiré au sort » (trad. G. Leroux, dans cette même
collection).
94. Sur la cause du mouvement circulaire du corps de l'univers, voir le
traité 14 (II, 2) et, en particulier, le chapitre 3. Plotin y explique que cette
rotation n'est pas, en son principe, un mouvement local.
95. La comparaison avec 47 (III, 2), 15, 46 montre que les termes
metathéseis (« péripéties ») et sumptômata (« événements ») relèvent ici du
vocabulaire du théâtre. C'est pourquoi nous traduisons metáthesis comme un
synonyme de peripéteia (dont on ne trouve aucune occurrence chez Plotin) ;
l'on pourrait aussi comprendre, en restant dans le même registre, que
metathéseis désigne les changements de décor sur une scène, qui est ici celle
du monde.
96. Sur le terme d'élan, ou de « tendance » (hormé), voir, dans le premier
volume, p. 161-162, la note 7 au traité 3 (III, 1), 1, 19 et, supra, la note 33,
p. 325.
97. Nous recourons aux guillemets pour montrer que le « passager » désigne
à la fois ici le passager du navire et l'âme qui lui est comparée dans tout ce
passage.
98. À savoir ceux qui ont la même façon de se comporter.
99. Dans le traité 3 (III, 1), Plotin développe une critique des théories
nécessitaristes du destin ; ici, en revanche, le destin renvoie à la providence,
à l'ordre que présente le monde du fait qu'il procède de principes plus hauts,
et non à une nécessité qui frapperait d'illusion les choix humains qu'il vient
d'évoquer. Grâce à la providence – qui est donc aussi justice – les mêmes
circonstances, seulement, tournent différemment (plus ou moins bien) pour
des individus qui n'ont pas la même qualité morale (sur ce point, voir 28 (IV,
4), 45, 18-26).
TRAITÉ 16 (I, 9)
Présentation et traduction
par
Francesco FRONTEROTTA
NOTICE
Présentation et traduction
par
Laurent LAVAUD
NOTICE
1. Est-ce que l'être et la réalité sont différents, à savoir est-ce que l'être
est isolé des autres choses, alors que la réalité est l'être avec elles, avec le
mouvement, le repos, le même, l'autre, et est-ce que ces choses sont des
éléments de la réalité 2 ?
– La réalité, par conséquent, est l'ensemble dont chacune des parties est
l'une l'être, [5] l'autre le mouvement, et l'autre encore quelque chose
d'autre 3.
– Le mouvement est donc être par accident 4 ; mais est-ce qu'il est réalité
par accident ou est-ce qu'il est le complément de la réalité 5 ?
– Ou plutôt, il est lui-même réalité et les choses de là-bas sont toutes une
réalité.
– Comment donc, les choses d'ici ne sont-elles pas aussi des réalités 6 ?
– Non, c'est le cas là-bas parce que toutes choses sont une 7, alors qu'ici
les images sont séparées, l'une est une chose, [10] l'autre une autre. C'est
comme dans la semence où toutes choses sont ensemble 8, où chaque chose
est toutes choses, et où la main et la tête ne sont pas séparées ; mais ici et
maintenant, dans le corps, elles sont séparées l'une de l'autre 9. Car ce sont
des images, et non des êtres véritables.
– Dirons-nous alors que les qualités là-bas sont les différences d'une
réalité lorsqu'elles s'appliquent à la réalité ou à l'être, mais des différences
qui rendent [15] les réalités distinctes les unes des autres et qui les
constituent entièrement comme réalités ?
– Cette définition n'est pas absurde, mais en ce qui concerne les qualités
d'ici, dont les unes sont les différences des réalités, comme le fait d'être
bipède ou quadrupède, et les autres ne sont pas différences des réalités, ce
sont seulement ces dernières qu'on appelle « qualités 10 ».
– Toutefois la même chose peut à la fois être une différence qui complète
la réalité dans une chose, et ne pas l'être dans une autre, [20] où au contraire
elle est un accident 11. Par exemple, le blanc dans la neige ou dans la céruse
complète la réalité, alors qu'en toi il est un accident 12.
– Le blanc, dans le premier cas, est complément de la réalité compris
dans la raison 13, et il n'est pas une qualité, dans le second, il est une qualité
qui se manifeste à la surface.
– Ou alors il faut diviser la qualité de sorte que l'une soit la qualité
réelle 14 qui est le propre [25] de la réalité, et l'autre seulement qualité par
laquelle la réalité est qualifiée 15, cette qualification ne produisant pas de
différence dans la réalité, pas plus qu'à partir d'elle, mais une manière d'être
ajoutée de l'extérieur à la réalité déjà complète, et un supplément à la chose
qui est postérieur à sa réalité, qu'il s'agisse de l'âme ou du corps 16.
– Mais si [30] le blanc que l'on voit sur la céruse est aussi un
complément 17 ? En effet, le blanc sur le cygne n'est pas un complément, car
il pourrait aussi y avoir des cygnes qui ne soient pas blancs 18. Alors que le
blanc sur la céruse est complément, comme l'est aussi la chaleur du feu.
– Mais si l'on dit que l'ignéité est la réalité du feu, ne peut-on trouver un
élément analogue à propos de la céruse ? [35] Cependant la chaleur qui
complète sa réalité est ignéité du feu visible 19, et c'est la même chose pour
la blancheur sur la céruse 20. En vérité, ce sont les mêmes choses qui, quand
elles sont des compléments, ne sont pas des qualités, et qui, quand elles sont
des qualités, ne sont pas compléments. Et il est absurde de dire qu'elles sont
une chose dans ce dont elles sont compléments, et une autre là où elles ne le
sont pas, [40] puisque leur nature est la même 21. Mais il s'ensuit alors que
les raisons productrices sont elles-mêmes totalement réelles 22 ; en revanche,
dans ce qui résulte de cette production, ce qui est là-bas est déjà « quelque
chose », tandis que ce qui est ici est une qualité, sans être « quelque
chose 23 ». Cela explique aussi que nous nous trompions toujours à propos
du « quelque chose », que nous le laissions échapper dans nos recherches, et
que nous nous précipitions vers la qualité 24. [45] Car le feu n'est pas ce que
nous disons lorsque nous observons la qualité, mais il est une réalité 25, alors
que les choses que nous regardons à présent, vers lesquelles nous
concentrons notre observation quand nous parlons du feu, nous détournent
26
du « quelque chose » et définissent la qualité .
– Et en ce qui concerne les objets sensibles ce raisonnement est
plausible : car aucun d'entre eux n'est une réalité, mais ce sont les affections
d'une réalité 27.
– De là se pose aussi cette question : [50] comment une réalité peut-elle
ne pas venir de choses qui sont elles-mêmes des réalités 28 ?
– On a donc déjà dit que ce qui vient à l'être ne doit pas être identique
aux choses dont il est issu 29. Et il faut à présent ajouter que ce qui est venu
à l'être ne peut être une réalité 30.
– Mais ce dont nous avons dit qu'il était une réalité là-bas, comment
affirmer qu'il n'est pas issu d'une réalité 31 ?
– Là-bas la réalité, parce qu'elle possède un être plus puissant et plus
rebelle à tout mélange, nous affirmerons qu'elle est [55] réellement la
réalité 32, en ayant l'idée qu'elle est réelle dans ses différences, ou nous
dirons plutôt qu'on l'appelle réalité en y ajoutant ses actes 33. La réalité ainsi
constituée semble parfaire l'être 34 ; pourtant, peut-être que cet ajout la
mettra plus dans le besoin, ainsi que le fait de ne pas être simple, mais déjà
à l'écart de cet état de simplicité 35.
2. Mais il faut procéder à un examen général de la qualité. Peut-être en
effet connaître ce qu'elle est mettra un terme à ces difficultés. En premier
lieu donc, il faut chercher si l'on définit la même chose, lorsqu'il s'agit de la
qualité seule et lorsqu'il s'agit de ce qui complète la réalité, en ne nous
étonnant pas que la qualité [5] soit complément de la réalité, mais en
comprenant par là plutôt la réalité qualifiée 36.
– En vérité, en ce qui concerne la réalité qualifiée, la réalité, à savoir ce
qu'est la chose, doit être antérieure à la qualité 37. Qu'est-ce qui, dans le cas
du feu, est la réalité antérieure à la réalité qualifiée ? Est-ce le corps ?
– C'est le genre qui sera la réalité, c'est-à-dire le genre que constitue le
corps ; or, le feu est un corps chaud ; l'ensemble ne sera pas réalité, [10]
mais le chaud en elle sera comme le camus en toi 38.
– Cependant si on enlève la chaleur, la lumière et la légèreté, choses qui
assurément semblent être des qualités, il reste une étendue
tridimensionnelle et résistante 39, et la matière sera réalité. Pourtant cela ne
semble pas exact. Car c'est plutôt la forme qui est réalité 40. Mais la forme
est qualité 41.
– [15] Non, la forme n'est pas qualité, mais elle est raison 42.
– Mais alors ce qui vient de la raison et du substrat 43, qu'est-ce que c'est ?
Ce n'est pas en effet ce qui est visible et qui brûle : puisque ce sont là des
qualités 44.
– À moins qu'on ne dise que le fait de brûler est un acte qui vient de la
raison. Et que le fait de chauffer aussi, ainsi que le fait de blanchir et les
autres choses, sont des productions de la raison 45.
– Dès lors, nous ne pourrons laisser aucune place à la qualité.
– [20] En fait, on ne doit pas appeler qualités les activités productrices
que l'on dit être compléments de la réalité, s'il est vrai que leurs actes
viennent des raisons et des puissances réelles 46. Mais par ailleurs, doit être
appelé qualité ce qui est extérieur à toute réalité, ce qui n'apparaît pas
quelque part comme étant une qualité, et ailleurs comme n'en étant pas
une 47 : c'est ce qui est en excès par rapport à la [25] réalité, comme les
vertus et les vices, ce qui est honteux et ce qui est beau, la santé et le fait
d'avoir reçu telle configuration. Et le triangle, pas plus que le quadrilatère
« en soi » n'est une qualité, mais on doit appeler qualité le fait d'avoir été
triangularisé 48, puisque l'objet a reçu cette forme ; de même que ce n'est pas
la triangularité qui est une qualité, mais la production de cette forme. En
outre, les techniques tout comme les aptitudes sont aussi des qualités. [30]
De sorte que la qualité est une disposition qui se trouve dans les réalités qui
existent déjà, disposition qui peut être acquise ou unie à la réalité dès
l'origine, étant entendu que si cette disposition ne se trouvait pas unie à elle,
la réalité n'en serait en rien diminuée. Et cette qualité peut parfois être facile
à mettre en mouvement, parfois difficile. Par conséquent, il y aura deux
espèces de qualité : l'une facile à mettre en mouvement, l'autre qui
persiste 49.
3. Donc le blanc sur toi 50 ne doit pas être déterminé comme une qualité,
mais comme un acte 51, puisqu'il dérive de toute évidence de la puissance de
blanchir 52 ; et là-bas, toutes les choses qu'on dit être des qualités sont des
actes, qui ne reçoivent la dénomination de qualité que de notre opinion,
parce que chacune est le propre d'un être, [5] étant donné qu'elles
déterminent les réalités les unes par rapport aux autres, et qu'elles
définissent pour elles-mêmes un caractère propre.
– En quoi donc la qualité là-bas sera-t-elle différente de celle d'ici ? Car
elles aussi sont des actes 53.
– Les qualités ici n'indiquent pas de quelle sorte de chose il s'agit, ni
même le rapport entre les substrats, ou leurs traits caractéristiques, mais
elles font seulement apparaître ce qui est appelé qualité, [10] et qui là-bas
est un acte 54. Par conséquent, lorsqu'une chose possède le trait propre de la
réalité, il est évident qu'elle n'est pas elle-même une qualité. En revanche,
lorsque nous isolons par la raison 55 ce trait propre des réalités, sans rien
enlever à ce qui vient de là-bas, mais plutôt en saisissant et en engendrant
autre chose, nous engendrons une qualité 56, en saisissant comme partie de
la réalité ce qui apparaît à la surface de cette partie 57. Mais s'il en va ainsi,
rien n'empêche que la [15] chaleur, par le fait d'être naturellement inhérente
au feu 58, soit une forme et un acte du feu et non pas une de ses qualités, et
qu'au contraire d'une autre manière, elle soit une qualité, si elle est saisie
seule en une autre chose, et si elle n'est plus la forme de la réalité, mais
seulement une trace, une ombre et une image, abandonnant la réalité qui
était la sienne, dont elle constituait l'acte, pour être une qualité. [20] Tout ce
qui donc est un accident, et non un acte ni une forme de la réalité donnant
59
aux choses leur figure, est une qualité . Par exemple, on doit aussi appeler
qualités les états habituels et les autres dispositions des substrats, alors que
leurs modèles, dans lesquels existent primitivement ces états habituels et
ces dispositions, sont les actes des réalités intelligibles 60. Et il n'arrive pas
que la même chose soit une qualité et ne le soit pas, [25] mais la qualité est
ce qui est isolé de la réalité, et ce qui est uni à celle-ci est la réalité, la forme
ou l'acte 61. Car une chose n'est en rien identique lorsqu'elle reste en elle-
même et lorsqu'elle tombe en une autre chose, déchue de la forme et de
l'acte qu'elle était 62. En vérité, ce qui n'est jamais la forme de quelque chose
d'autre, mais est toujours un accident, est purement une qualité et c'est
seulement cela qui l'est 63.
NOTES DU TRAITÉ 17
1. Selon les manuscrits, on trouve deux variantes possibles du titre : soit Sur
la réalité ou sur la qualité (perì ousías ḕ perì poiótētos), soit Sur la réalité et
sur la qualité (perì ousías kaì perì poiótētos). Nous adoptons le premier titre,
qui a pour lui les manuscrits les plus nombreux et les plus fiables. Par
ailleurs, dans la Vie de Plotin, Porphyre donne encore deux autres titres
différents : Sur la qualité (perì poiótētos, 4, 55) et Sur la qualité et sur
l'essence (perì poiótētos kaì eídous, 24, 50). Consulter à propos de ces
différents titres, P. Henry, Études plotiniennes, tome 1 : Les États du texte de
Plotin, 1938, p. 11. Par ailleurs et tout au long de ce traité, comme c'est le
cas dans tous les autres, le terme ousía est traduit par « réalité ». Nous
contrevenons ainsi à l'usage qui l'emporte chez les traducteurs et les
commentateurs d'Aristote, qui rendent le plus couramment ousía par
« substance ».
2. Plotin se réfère ici aux cinq grands genres définis dans le Sophiste (254b-
255e), qui s'appliquent selon lui à la réalité intelligible (voir traité 43 (VI, 2),
7 et 8). La réalité (ousía) est présentée dans l'intelligible à la fois comme la
totalité des cinq genres premiers, et comme ce qui se distribue entre eux,
puisque chacun des cinq genres est « lui-même réalité (ousía) » (1, 7). Par
ailleurs, le terme qui signifie « isolé », apērē-méron, est une citation du
Sophiste, 237d3 : « formuler le “quelque chose” comme nu et isolé de tous
les êtres est impossible ». Sur l'exploitation que fait Plotin des cinq grands
genres du Sophiste, consulter L. Brisson, « De quelle façon Plotin interprète-
t-il les cinq grands genres du Sophiste (Ennéade VI, 2 [43], 8) ? ».
3. Dans le traité 43 (VI, 2), Plotin semble donner une réponse différente au
même problème, puisqu'il pose la question : « Comment les quatre genres
complètent-ils la réalité sans en faire une réalité qualifiée ? » (15, 1-2). Ainsi
la réalité (ousía) s'identifie-t-elle à l'être (ón), qui est « complété » par les
quatre autres genres (le mouvement, le repos, le même et l'autre sont les
actes de l'être). Dans notre traité, la réalité est distinguée de l'être.
4. On peut rattacher cet « être par accident » du mouvement, à la remarque
de Socrate dans le Sophiste, selon laquelle « le mouvement existe du fait
qu'il participe à l'être » (256a1, trad. N.-L. Cordero). Le mouvement n'est
pas l'être en soi ou la Forme de l'être, il ne fait qu'y participer : cette idée est
traduite par Plotin dans les termes de l'« être par accident » du mouvement.
5. Cette expression « complément de la réalité », sumplērōtikòn tēs ousías,
jouera un rôle essentiel dans le traité. Plotin définit dans le traité 43 (VI, 2)
les « compléments de la réalité » comme « les actes (energeías) compris
dans les réalités (en taîs ousíais) » (14, 15-17). Tout l'enjeu sera de
déterminer si les qualités peuvent ou non être des « compléments de la
réalité », c'est-à-dire en être des parties constitutives : la réponse sera
négative, Plotin réservant le concept de qualités aux accidents extérieurs à
l'ousía.
6. Cette question est de tonalité péripatéticienne. Dans la Métaphysique,
Aristote objecte aux Formes platoniciennes que « ce qui signifie la réalité
(ousía) ici <dans le sensible> la signifie également là-bas <dans
l'intelligible> » (A9, 990b34-991a1). Ce qui signifie en définitive que la
distinction entre les Formes et les choses sensibles n'est pas pertinente.
7. L'expression hèn pánta, littéralement l'« un-tout », s'applique en règle
générale à l'Intellect. Voir par exemple, en 49 (V, 3) : chaque Forme « est
incapable de se manifester elle-même comme l'un-tout. Mais l'un-tout c'est
l'Intellect, parce qu'il possède un principe plus grand » (chapitre 15, ligne
23). Dans le traité 10 (V, 1), Plotin reprend des expressions tirées du
Parménide pour distinguer le premier un, qui est l'Un principe de toutes
choses, l'un-plusieurs (hèn pollá) qui est l'Intellect, et l'un-et-plusieurs (hèn
kaì pollá) qui est l'âme (chapitre 8, ligne 23-27).
8. L'expression homoû pánta est héritée d'Anaxagore (fr. B 1, D.-K.), mais
dans l'œuvre de Plotin elle prend un sens nouveau, puisqu'elle caractérise
l'unité de l'intelligible.
9. La comparaison entre l'existence intelligible et le mode d'être des choses
qui sont concentrées dans la semence, mais qui ne sont pas encore déployées
dans le sensible, est classique chez Plotin. Comparer par exemple avec le
traité 47 (III, 2), 2, 18-31.
10. Plotin s'appuie ici sur le texte de Métaphysique, Δ, 14 : « La qualité se
dit en un premier sens de la différence de la réalité (hḕ tē̂s ousías diaphorá) ;
par exemple, l'homme est un animal qui a la qualité d'être bipède, le cheval a
la qualité d'être quadrupède » (1020a33-34). La différence entre deux modes
de qualités apparaît déjà dans le texte aristotélicien : « On pourrait donc sans
doute ramener les différents sens de la qualité à deux principaux, dont l'un
est le sens le plus propre. La qualité première en effet, est la différence de la
réalité (hḕ tē̂s ousías diaphorá) […]. Dans le second sens, figurent les
déterminations des êtres mobiles en tant que mobiles, et les différences de
mouvements » (1020b13-18, trad. J. Tricot modifiée). Plotin toutefois prend
le contre-pied d'Aristote : alors que pour ce dernier le « sens le plus propre »
de la qualité était d'être différence de la réalité, pour Plotin on « appelle
qualités » seulement celles qui ne sont pas « réelles », c'est-à-dire qui sont
des accidents extérieurs à la réalité.
11. C'est la position de Simplicius : « Il faut aussi savoir si toute qualité peut
être une différence réelle (ousiṓdēs diaphorá). D'une part en ce qui concerne
les corps, il est nécessaire de l'admettre. Car la blancheur, qui est
accidentelle, est réelle (ousiṓdēs) dans la céruse » (In Aristotelis categorias,
276, 34-36).
12. Ces deux exemples de la blancheur de la neige et de la céruse, une fois
encore, viennent d'Aristote, Éthique à Nicomaque, 1096b23. Simplicius,
comme Plotin, reprend cet exemple pour poser le problème des « qualités
réelles (ousiṓdēīs poiótētas) », dont il précise qu'il a donné lieu à « beaucoup
de recherches » (In Aristotelis categorias, 209, 8). Précisons que Plotin
refusera de faire la distinction entre le blanc dans la céruse et le blanc en
l'homme (voir 3, 1-3).
13. Il s'agit de la raison séminale, principe vital de croissance de l'être.
14. « Réelle » traduit ici tò ousiō̂dēs.
15. On retrouve la distinction posée par Aristote en Métaphysique, Δ 14,
entre deux sens de la qualité.
16. Dans le cadre de cette hypothèse d'inspiration péripatéticienne, le corps,
comme l'âme, peut avoir une réalité (ousía). Cela ne sera plus le cas dans la
suite du chapitre : « il faut en outre dire à présent que ce qui est venu à l'être
(tò genómenon) ne peut être une réalité (ousía) » (1, 52).
17. Cette question est une objection à la division antérieure entre deux
espèces de qualités, l'une réelle (ousiṓdēs), l'autre non réelle. Si la blancheur
de la céruse est un complément de la réalité, elle ne peut être rangée aussi
parmi les qualités, comme le précisera la suite (1, 36-38).
18. On relève une série d'exemples analogue chez Simplicius (In Aristotelis
physicorum libros, 9, 119, 16), mais celui-ci ne réserve pas un sort
particulier dans son analyse à la blancheur du cygne par rapport à celles de
la neige ou de la céruse. Voir aussi en In Aristotelis physicorum libros, 10,
1091, 15, où Simplicius demande « si la neige est plus blanche que le
cygne ».
19. Nous n'adoptons pas ici la correction de Heintz, qui supprime le terme
purótēs à la ligne 35.
20. La chaleur du feu, comme la blancheur de la céruse, ne définit pas
l'essence intelligible du feu, mais elle est le complément de la réalité visible,
c'est-à-dire sensible du feu (toû horōménou purós, 1, 35). On peut donc dire
que la chaleur définit l'ignéité (purótēs), c'est-à-dire l'essence du feu, si l'on
entend par là le feu sensible. L'expression « ignéité du feu visible » est certes
audacieuse (ce qui a conduit H.-S. à supprimer le terme purótēs, à la suite de
Heintz), cependant elle résume bien l'une des thèses centrales du traité qui
est que certains caractères sensibles ne sont pas de simples qualités
accidentelles, mais doivent être envisagés comme des parties intégrantes de
la réalité sensible.
21. Plotin refuse ici de voir une différence de nature entre le blanc-
complément dans la neige ou dans la céruse et le blanc simple qualité, par
exemple sur un objet peint en blanc, comme si l'un était intelligible et l'autre
sensible. Dans les deux cas « leur nature est la même », c'est-à-dire que leur
nature est sensible. C'est donc la première hypothèse, selon laquelle le
complément de la réalité serait « dans la raison », c'est-à-dire de nature
intelligible, et la qualité seulement à la surface du corps (1, 23-25), qui se
trouve ici corrigée.
22. « Réelles » traduit de nouveau ousiṓdēīs (voir, supra, note 14).
23. Le « quelque chose » (tó ti) s'oppose dans la Lettre VII à la simple
qualité : il s'agit de ce qui définit l'essence d'une chose (voir la note
suivante).
24. Ce passage s'inspire de la Lettre VII, 343b7-c6, et en particulier de la
remarque suivante : « ce n'est pas la qualité, mais le “quelque chose” (tó ti)
que l'âme cherche à connaître » (343b8-9).
25. Dans ce cadre, la réalité du feu équivaut à sa quiddité : les qualités
sensibles « masquent » d'une certaine manière l'essence intelligible du feu.
26. L'interlocuteur de Plotin introduit une nouvelle classification : du côté de
l'intelligible, on trouve les raisons et leurs actes qui sont déjà « quelque
chose », c'est-à-dire déjà réels (ousiṓdēīs), et du côté sensible, les qualités
produites non réelles. Dans ce contexte, les « compléments », comme la
blancheur de la neige, aussi bien que ses accidents, comme la forme qu'on
peut donner à la neige en la modelant, sont intégrés dans la catégorie
« qualités », ce qui ne coïncide pas avec la classification de la réplique
précédente.
27. « Affections » traduit ici le terme páthē. Cette phrase est essentielle : elle
affirme, contre Aristote, qu'il ne saurait y avoir à proprement parler de
réalité (ousía) sensible. On retrouve la même idée dans le traité 44 (VI, 3) :
« Et en premier lieu on doit considérer ce qu'on appelle la réalité sensible,
en convenant que dans les corps elle n'est réalité que par homonymie
(homōnúmōs), ou bien même en général qu'elle n'est pas une réalité si on
veut y appliquer l'idée de choses qui s'écoulent, mais que sa dénomination
adéquate est devenir » (2, 1-4).
28. Voir Aristote, Physique, I, 6 : « Comment donc une réalité serait-elle
issue de non réalités ? » (189a33). La question est ici : comment le sensible,
que l'on prétend être une réalité (ousía), peut-il être formé de qualités non
réelles (ousiṓdēīs), qui ne sont que des « affections » (páthē, 1, 49) ? Plotin
n'hésite pas, à rencontre d'Aristote, à composer la réalité sensible à partir
d'affections non réelles.
29. « Ce qui est venu à l'être », c'est-à-dire le sensible, (tò ginómenon) n'est
pas identique aux êtres intelligibles dont il est issu. Plotin renverse les
termes de la question précédemment posée (comment une réalité
proviendrait-elle de non-réalités ?), en répondant : il est illégitime de dire
que le sensible serait une réalité qui viendrait de qualités non réelles
(ousiṓdēīs), puisque c'est bien plutôt une non-réalité qui vient d'êtres réels.
L'argumentation joue sur deux sens de la préposition grecque ek (traduite par
« issu de ») qui signifie aussi bien l'origine (ce dont une chose provient), que
la composition (ce dont une chose est formée) : la chose qui existe ici est
composée d'affections sensibles, mais elle provient des êtres intelligibles.
30. Voir en ce sens l'opposition mise en place au début du Timée entre « ce
qui est toujours identique » et « ce qui naît, se corrompt et n'est jamais
8réellement » (28a163, trad. L. Brisson modifiée).
31. On en revient à la question de la réalité intelligible déjà posée au début
du traité (1, 1-15). Les « différences qui rendent les réalités distinctes les
unes des autres » (1, 14-15) sont-elles ou non réelles (ousiṓdēīs) ? Si elles ne
le sont pas, alors il faudra nécessairement dire que les réalités intelligibles,
comme les choses sensibles, « sont issues de non-réalités » (ouk ex ousías, 1,
52-53), au sens où les éléments qui les composent ne sont pas réels.
32. L'expression « réellement la réalité » traduit le grec ousían óntōs.
33. Ces « actes » de la réalité sont ses différences qui la distinguent des
autres êtres.
34. Ekeínou doit être référé à tò ón (l. 54).
35. C'est l'existence de l'Un, principe absolument simple et sans besoin qui
apparaît ici en filigrane. Voir par exemple dans le traité 49 (V, 3) : ce qui
vient de l'Un « lui est inférieur, parce qu'il est plus dans le besoin »
(endeésteron, 15, 9) ; comparer aussi avec le traité 39 (VI, 8), 9, 8.
36. C'est-à-dire la réalité sensible : la réalité intelligible, n'est pas qualifiée
mais elle est différenciée par ses actes. Il n'y a pas à s'étonner que la qualité
soit complément de la réalité sensible, s'il est vrai que celle-ci, comme le
dira plus tard Plotin, n'est rien d'autre qu'un « amas de matière et de
qualités » (traité 44 (VI, 3), sumphórēsis poiotḗtōn kaì hōlēs, 8, 20).
37. « Ce qu'est la chose » traduit l'expression empruntée à Aristote tò tí estì.
Les principes ici énoncés sont aristotéliciens : d'une part, l'essence d'une
chose (tò tí estì) « appartient d'une façon absolue à la réalité (ousía) »
(Métaphysique, Z, 4, 1030a22-23), ce qui explique que le terme « réalité »
soit explicité par l'expression « ce qu'est la chose » (kaì tò tí estì 2, 8) dans le
texte de Plotin ; d'autre part, « la réalité doit être antérieure à la qualité » (2,
6-8), puisque selon Aristote « toutes les catégories autres que la réalité sont
postérieures à la réalité » (Métaphysique, N, 1, 1088b4).
38. Dans la mesure où le feu se définit comme un « corps chaud » (c'est-à-
dire par la détermination du genre « corps » au moyen de la différence
spécifique « chaud »), affirmer que le corps est réalité (ousía) entraîne deux
conséquences. Tout d'abord le corps sera à la fois un genre et une réalité : ce
qui est contradictoire avec le principe aristotélicien selon lequel il n'y a à
proprement parler de réalité qu'individuelle ; le genre n'est réalité qu'en un
sens second (Catégories, 2a, 11-19). En second lieu, la différence spécifique
sera rejetée hors de la réalité (ousía) : rien ne pourra alors la distinguer de
qualités individuelles, telles que la forme du nez camus. Cet exemple du
« nez camus » est quant à lui emprunté à Aristote (voir par exemple
Métaphysique, E, 1025b30-34).
39. Curieusement Plotin donne ici des déterminations physiques de la
matière, à savoir sa résistance et son extension dans un espace à trois
dimensions, alors qu'habituellement la matière est présentée comme
radicalement dépourvue de toute qualité et de toute grandeur (voir traité 12
(II, 4), 8 et 9). Peut-être ce qui est atteint par l'abstraction de « la chaleur, de
la lumière et de la légèreté » n'est-il pas la matière, mais ce que Plotin
appelle l'ógkos. Sur cette notion, consulter l'article de L. Brisson, « Entre
physique et métaphysique. Le terme ógkos chez Plotin, dans ses rapports
avec la matière et le corps ».
40. Toutes les étapes de ce raisonnement (le procédé de « dépouillement »
des qualités de la réalité sensible, la conclusion selon laquelle « la matière
elle-même sera réalité (ousía) », ainsi que la remarque sur l'attribution de
l'ousía à la forme) suivent pas à pas le texte de Métaphysique, Z, 3,
1029a10-30. Cependant Plotin (ou plus certainement ici son interlocuteur)
s'arrête à la première étape du processus de dépouillement qui ne concerne
que les « qualités secondes », alors qu'Aristote poursuit ensuite en
supprimant « la longueur, la largeur et la profondeur » pour faire apparaître
la matière (1029al7-19).
41. Cette remarque peut se comprendre en référence à Métaphysique, Δ, 14,
1020a33 : « La qualité se dit en un premier sens de la différence de la
réalité. » Par ailleurs, la différence spécifique se comprend elle-même
comme le fruit de la contrariété formelle, alors que les particularités
individuelles sont dues à la matière (Métaphysique, I, 9). Il est donc possible
d'affirmer, de façon très ramassée, que « la forme est qualité » (2,15). En
outre, Alexandre d'Aphrodise note à propos de la matière : « <Aristote>
l'appelle “quantité”, comme il peut appeler la forme, pour faire bref,
“qualité” » (In Aristotelis Metaphysica, 11, 656, 1-2, Hayduck).
42. Conformément à sa propre philosophie, Plotin réfère la forme (eídos) au
lógos, c'est-à-dire à la raison formatrice qui est, en l'âme, le principe
intelligible de la production du sensible. Le terme eídos ne prend donc pas
ici le sens technique de Forme intelligible qui n'existe que dans l'Intellect,
mais il désigne l'élément qui associé à la matière, contribue à former le
corps. En définissant donc l'eídos comme lógos, et non comme qualité, ainsi
que le voulait son interlocuteur, Plotin bascule de l'aristotélisme vers le
platonisme, puisque le lógos constitue dans l'âme une réalité intelligible
séparée du sensible, ce que refusait Aristote.
43. « Du substrat » traduit toû hypokeiménou, c'est-à-dire la matière « qui se
tient dessous ». « Ce qui est issu de la raison et du substrat » est, dans l'esprit
d'un aristotélicien, la réalité composée (súntheton).
44. On trouve une idée similaire dans Métaphysique, Γ, 1001b33-1002a5 :
« Mais en ce qui concerne les éléments qui sembleraient le plus signifier la
réalité (ousían), l'eau, la terre, le feu et l'air, à partir desquels les corps sont
composés, leur chaleur et leur froideur, et tout ce qui est tel, sont des
affections (páthē) et non des réalités. »
45. Il faut bien souligner ici la forme active de ces verbes à l'infinitif : brûler
(kaíein), chauffer (thermaínein), blanchir (leukaínein). Cette forme renvoie à
l'acte (energeía) qui en émanant du lógos produit la qualité. Par contraste, la
qualité sera exprimée un peu plus loin par des verbes au passif : avoir reçu
une forme (eskhēmatísthai, 2, 26), être « triangularisé » (tetrigōnísthai, 2,
27). Voir dans le traité 19 (I, 2), la distinction entre la « chaleur due à la
présence du feu » et la « chaleur inhérente au feu (súmphuton) » (1, 33-36) ;
et dans le traité 49 (V, 3) : « c'est parce que le feu est d'abord feu en lui-
même et exerce l'acte du feu, que sa trace peut aussi agir en autre chose » (7,
23-25).
46. Plotin donne ici l'antériorité aux « puissances réelles » (tō̂n dunámeōn
tō̂n ousiṓdōn) sur les actes qui en émanent. Comparer avec le traité 25 (II,
5), où Plotin parle de la « puissance productrice de l'acte » (2, 32).
47. Il y a une différence de nature entre l'acte de blanchir qui émane de la
raison, et qui en tant que tel est en lien avec l'intelligible, et le blanc qui est
un accident extérieur à l'intelligible : il ne s'agit pas d'un seul et unique blanc
qui apparaîtrait ici comme réel (ousiṓdes) et là comme une qualité. Cette
remarque est en contradiction avec celle qui apparaît au chapitre 1, lignes
36-40, selon laquelle ce qui est complément de la réalité et ce qui ne l'est pas
sont de nature identique.
48. Voir la note 42. On trouve un passage parallèle dans le traité 42 (VI, 1),
10, 59-67. Voir aussi Catégories, 8, 10a14-16 où Aristote donne le triangle
comme un exemple de ce qu'est la qualité comme « figure » ou comme
« forme ».
49. La distinction entre ces deux types de qualités, « l'une facile à mettre en
mouvement, l'autre qui persiste », renvoie directement au chapitre sur la
qualité dans les Catégories où Aristote marque la différence entre les états
(héxeis) et les dispositions (diathéseis). Les premières ont « plus de durée et
de stabilité », telles que les sciences et les vertus ; les secondes qui « peuvent
facilement être mises en mouvement et changées », telles que la chaleur et le
refroidissement, la maladie et la santé (Catégories, 8, 8b25-9a13).
Cependant Plotin tendra à relativiser cette distinction, en soulignant que « le
fait d'être stable ou non ne constitue pas une différence au sein de la
qualité » (traité 42 (VI, 1), 11, 2-3).
50. On retrouve le même exemple de « la blancheur en toi » qu'au début du
traité (1, 21). Mais l'interlocuteur de Plotin, inspiré par Aristote, avait
qualifié d'accidentel ce type de blancheur, par opposition à la blancheur de la
céruse ou de la neige qui étaient caractérisées comme des « compléments
réels ». Désormais Plotin affirme que même la blancheur de la peau est un
acte et donc un complément réel.
51. L'usage du concept d'acte (enérgeian, 3, 2) pour désigner le blanc en
l'homme est problématique. Car le blanc peut certes, comme le veut Plotin,
faire partie de la réalité « homme », mais il n'en demeure pas moins une
affection sensible. Or l'acte, dans son usage courant, est de nature
intelligible. Ce sera le sens de l'objection des lignes 6-7 (voir note 50). Plotin
parlera plus prudemment dans un texte parallèle du traité 42 (VI, 1) : la
blancheur, comme la chaleur, « semble dans un cas appartenir à la réalité
(ousías), et être comme son acte (oîon enérgeia), dans l'autre elle semble être
secondaire, dérivée de l'intelligible, existant dans une autre chose, image du
premier caractère et semblable à lui » (10, 56-58).
52. Plotin refuse de voir dans la couleur de la peau une qualité seulement
accidentelle. Comparer avec le traité 5 (V, 9) où Plotin explique que « pour
ce qui est des différences des couleurs <de peaux>, les unes se trouvent dans
la raison, les autres sont produites par la matière et par la différence des
lieux » (12, 10-11). La couleur de la peau doit donc être saisie en lien avec
l'acte qui la produit en émanant de la raison, et non envisagée comme une
simple qualité accidentelle.
53. Il n'a pas échappé à l'interlocuteur que si, comme cela vient d'être dit, la
blancheur de la peau « ne doit pas être déterminée comme une qualité, mais
comme un acte », la différence entre qualités sensibles et différences
intelligibles risque d'être ruinée, puisque l'une et l'autre sont présentées
comme des enérgeiai. Comme il y a deux types de réalités, l'une étant
qualifiée ou sensible, et l'autre intelligible, il faut distinguer deux sens de
l'enérgeia : elle peut être soit l'acte de la réalité sensible, soit celui de la
réalité intelligible.
54. Il nous semble, contrairement à Armstrong, mais en accord avec Bréhier,
Harder et Igal, que ce sont les qualités d'ici qui sont sujet de dēloûsin. Les
qualités sensibles sont incapables de montrer par elles-mêmes la quiddité de
la chose ; elles manifestent seulement l'acte qui les a produites et qui
appartient à la réalité intelligible.
55. Contrairement à ce que suggère A.C. Lloyd (The Anatomy of Neo-
platonism, p. 92), nous comprenons que lógos désigne ici la faculté
rationnelle, et non la raison séminale qui préside à la production du sensible.
Ce choix est confirmé par un passage parallèle dans le traité 44 (VI, 3), où
manifestement ce sont le discours et le raisonnement qui expliquent que l'on
considère la différence spécifique comme une qualité (5, 23-29).
56. L'idée est la suivante : le raisonnement isole ce qui constituait l'acte de la
réalité sensible et en fait ainsi une simple qualité. Par exemple le « bipède »,
qui est un caractère sensible, peut être envisagé soit comme une simple
qualité s'il est considéré isolément, soit comme une différence spécifique s'il
est envisagé solidairement avec la réalité sensible qu'il détermine.
57. La « partie de la réalité (ousías) » est définie ainsi dans le traité 44 (VI,
3) : « ce qui, s'il venait à manquer, ne permettrait pas d'être une existence
accomplie, cela est une partie de cette réalité » (8, 23-24). Dans le
chapitre 5, Plotin définit la différence spécifique « bipède » comme une
partie de la réalité (5, 25-26). Le raisonnement prend la qualité sensible qu'il
a isolée pour une partie constitutive de la réalité. Or une fois rompue l'unité
entre la réalité et son acte, ce dernier se trouve « déchu » de son rang, et ne
peut plus légitimement apparaître comme une « partie de la réalité ».
58. On retrouve la même expression « naturellement inhérent » (súmphuton)
appliquée à la chaleur du feu dans le traité 19 (I, 2), 1, 36. Voir aussi un
passage parallèle dans le traité 49 (V, 3), 7, 23-25 et la distinction entre les
deux formes d'actes illustrée par la différence entre la chaleur inhérente et la
chaleur externe du feu dans le traité 7 (V, 4), 2, 28-34.
59. Il faut opposer ici les accidents qui « peuvent appartenir ou ne pas
appartenir à une seule et même chose » (Aristote, Topiques, I, 5, 102b6-7), à
l'acte ou à la forme de la réalité, étant entendu qu'il s'agit ici de la réalité
sensible. En ce sens l'acte ou la forme dont il est ici question ne sont dits tels
que par analogie avec l'acte ou la forme constitutifs de la réalité intelligible.
Plotin livre donc ici sa propre définition de ce qu'est une qualité : il
l'identifie à tout ce qui est accidentel, extérieur à la réalité sensible.
60. Dans les Catégories, Aristote définit l'état habituel et la disposition
(héxis kaì diáthēsis) comme « une espèce de la qualité » (8, 8b27). Il donne
comme exemple des états habituels les « connaissances et les vertus », et
comme exemple des dispositions « la chaleur et le refroidissement », « la
maladie et la santé » : alors que les premières sont « difficiles à mettre en
mouvement », les secondes sont « faciles à mettre en mouvement » (sur cette
distinction, voir la note 46). En prenant l'exemple des états habituels et des
dispositions pour illustrer la qualité, Plotin reprend donc la classification
aristotélicienne, mais il réintègre cette classification dans le cadre du
platonisme en précisant que ces qualités ne sont que des images dont les
modèles sont « les actes des réalités intelligibles » (3, 24).
61. Ici apparaît la réponse plotinienne à la question d'ensemble du traité :
une même chose peut-elle être une qualité dans une réalité et ne pas l'être
dans une autre ? La réponse est négative : il n'y a pas de commune mesure
entre la qualité accidentelle d'une part, et l'acte ou la forme qui manifestent
la quiddité d'une chose, d'autre part.
62. Cette chute consiste par exemple pour la chaleur à passer de la chaleur
inhérente au feu, à un objet qui n'a qu'une chaleur empruntée.
63. La qualité se trouve donc réduite à l'accident, ce qui veut dire que les
compléments réels comme la chaleur du feu ou la blancheur de la neige ne
peuvent être envisagés comme des qualités.
TRAITÉ 18 (V, 7)
Présentation et traduction
par
Luc BRISSON, Jérôme LAURENT et Alain PETIT
NOTICE
Si, à première vue, ce bref traité de trois pages paraît mener à des
considérations obsolètes sur la gestation des jumeaux, il n'en constitue pas
moins, en fait, l'un des textes les plus originaux de Plotin. La théorie de la
participation, en effet, n'est pas simplement pensée ici comme enracinement
du sensible dans une forme intelligible universelle (l'homme en soi, par
exemple, évoqué dans le traité 5 (V, 9), 14, et dont il sera à nouveau
question dans le traité 38 (VI, 7), 4), mais aussi participation d'un être
particulier à un individu en soi (le « Socrate en soi » du chap. 1, 4). Cette
thèse, que Platon n'avait pas explicitement soutenue, a deux conséquences
principales, l'une est épistémologique, l'autre eschatologique. En premier
lieu, elle permet d'étendre la rationalité du monde sensible au-delà d'une
simple évocation d'archétypes accomplis « là-bas », dans le monde
intelligible. L'opposition des deux mondes n'est donc pas radicalement celle
de l'un (l'intelligible) et du multiple (le sensible). L'intelligible est une
« unité-multiple » qui contient en soi toutes choses : aussi ne faut-il pas
« redouter l'infinité (apeiría) dans l'intelligible » (chap. 1, 25). L'apeiría
indique qu'il n'y a nulle limite (péras) à la puissance de la première réalité
issue de l'Un. L'Intellect contient donc autant de variété que le sensible, ce
que mettait particulièrement en avant la fin du traité 5, mais sans que cette
multiplicité s'accompagne du temps, de l'espace et de ce mode d'être
inférieur qu'est l'être en puissance (voir 25 (II, 5)). Toutefois, la multiplicité
des individus sensibles, et donc de leur modèle intelligible, n'est pas une
illimitation numérique ouverte vers un avenir indéterminé. L'absence de
limite dans le second principe ne signifie pas une absence de détermination.
Il y a un nombre précis d'individus en soi, comme, de façon plus générale, il
y a un nombre déterminé de Formes intelligibles. D'où la thèse
cosmologique, reprise cette fois de Platon, selon laquelle le monde sensible
se développe dans un temps cosmique dont l'unité de mesure la plus grande
est la « période », ou Grande Année (voir République, VIII, 546b4), au bout
de laquelle tout recommence à l'identique, ou plutôt, où les mêmes âmes se
réincarnent toutes, quelles qu'aient pu être leurs destinées ultérieures. Le
fondement rationnel de l'individualité dans un « en soi » permet donc, en
second lieu, de donner toute sa force à la doctrine selon laquelle l'âme est
immortelle (voir le traité 2 (IV, 7)).
Thersite, le méchant (47, (III, 2), 13), et Socrate, le juste, participent tous
deux à l'homme en soi, mais, parallèlement, ils ont part à deux formes
distinctes qui est leur moi véritable sans que leurs différences de caractère
ne tiennent qu'à des contingences matérielles ou à des circonstances
historiques. Du même coup, à la mort, l'âme n'est pas débarrassée de ce
qu'elle fut alors qu'elle était associée à un corps. Elle garde sa personnalité
et son unicité qui correspondaient ainsi, bel et bien, à des « différences
formelles » (idikaî diaphoraî, chap. 1,1. 21). Le traité 27 (IV, 3), Sur les
difficultés relatives à l'âme se conclut en méditant sur le sort de l'âme
d'Hercule dans le monde intelligible (chap. 32, 1. 28), ce que reprend
l'avant-dernier traité, 53 (I,1), Qu'est-ce qu'un vivant ?, au chapitre 12.
Cette destinée personnelle de l'âme après la mort est l'un des points du
système plotinien que la théologie chrétienne approfondira, en la pensant
sans le cadre de la métempsycose. Quoi qu'il en soit du devenir de cette
doctrine, il est certain que Plotin a refusé d'identifier individualité et
irrationalité et a su donner un statut positif, c'est-à-dire intelligible, à
chacune des âmes humaines.
Les chapitres 2 et 3 confrontent cette thèse aux problèmes liés à la
naissance des êtres individuels, d'une part la gestation, d'autre part
l'influence de l'ensemble de la nature sur la naissance des enfants. Pour ce
qui concerne la conception de l'enfant, on notera que Plotin ne reprend pas
la doctrine commune à Platon et à Aristote, exposée notamment dans le
traité péripatéticien Sur la génération des animaux : « Le mâle fournit la
forme et le principe de mouvement, la femelle, le corps et la matière » (I,
20, 729 a 9-11) et paraît accepter un rôle actif de la femme dans la
formation du fœtus (chap. 2, 1. 3). Quant aux circonstances liées à notre
naissance, Plotin annonce ici ce qui sera au cœur du traité 52 (II, 3), Sur
l'influence des astres : elles collaborent à l'activité des raisons séminales,
sans être déterminantes. La position des planètes le jour de notre conception
ou de notre naissance n'est en rien la cause principale de notre identité.
Dans ces deux cas, Plotin conclut à l'importance prépondérante des
raisons séminales à l'œuvre dans le vivant. Le lógos spermatikós qui se
développe dans le vivant et y reste immanent explique la permanence des
traits propres à un animal, en dépit de la transformation de sa cause
matérielle. Comme le dit le chapitre 3 : « Il y a autant de raisons que
d'individus différents » (1. 4-5). Or, ces « raisons » sont le moyen d'action
de la Providence et, en ce sens, elles ont un contenu déterminé qui a son
équivalent dans le monde intelligible que contemple l'âme providentielle.
Plotin n'exclut pas pour autant qu'il y ait des vivants indiscernables ou qu'il
y ait des différences qui ne s'expliquent que la déficience de la forme
rencontrant la matière, comme cela est le cas pour les produits de la
technique où deux objets produits identiquement semblent ne différer que
selon le nombre. Plotin évite ainsi d'entrer dans la polémique stoïcienne sur
les indiscernables. Selon lui, les véritables différences viennent d'une
rationalité transcendante au monde sensible où tout n'est pas intégralement
rationnel, comme le soutenaient les stoïciens. La matière est cause de
trouble et de laideur, de déformation et d'irrationalité.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ
3 26. – Comment, dans ces conditions, pourrons-nous dire que les raisons
diffèrent quand il s'agit de jumeaux 27 ? Et si l'on en vient aux autres vivants,
et surtout à ceux qui ont de nombreux rejetons ?
– Dans le cas des rejetons qui ne comportent aucune différence,
assurément, il y a une seule raison.
– Mais, si tel est le cas, il n'y a pas autant de raisons que d'individus. [5]
– Non, il y a autant de raisons que d'individus différents, et qui diffèrent
par autre chose qu'une déficience du côté de la forme.
– Qu'est-ce qui interdit que ce ne soit le cas, même dans le cas
d'individus qui ne diffèrent pas ?
– Supposons qu'il y a, absolument parlant, des individus qui ne
présentent aucune différence. Or, tout comme le technicien, même s'il
produit des choses qui ne diffèrent pas les unes des autres, doit pourtant
saisir leur identité par une différence logique, en vertu de laquelle il la
rendra autre en appliquant [10] une différence à son identité, de même, dans
le cas de la nature 28, où l'altérité ne vient pas du raisonnement 29, mais des
raisons 30 seulement, la différence doit être associée à la forme. Mais nous
ne sommes pas capables de saisir la différence. S'il y a bien production d'un
nombre indéterminé d'individus, il faut proposer une autre argumentation 31.
Mais s'il est vrai que cette quantité est mesurée par un nombre déterminé
[15], leur quantité sera définie par le déploiement et la progression de toutes
les raisons : de la sorte, quand toute la série vient à son terme, il y a
recommencement. Car, combien il y aura de monde, c'est-à-dire 32 quel sera
le nombre des étapes qu'il doit parcourir dans sa vie, tout cela est institué
d'emblée dans ce qui contient les raisons 33.
– Faut-il donc dire même dans le cas des autres vivants, quand ils ont
beaucoup de rejetons conçus [20] ensemble, que les raisons sont dans le
même nombre que les individus ?
– Oui, et il ne faut pas craindre qu'il y ait un nombre illimité de semences
et de raisons, dans la mesure où l'Âme contient tout cela 34.
– Oui, dans l'Intellect aussi, comme dans l'Âme, se rencontre l'illimité,
puisque les principes qui sont là-bas sont toujours à notre disposition 35.
NOTES DU TRAITÉ 18
Présentation et traduction
par
Jean-Marie FLAMAND
NOTICE
Chapitre 3 : Les vertus sous leur forme la plus haute sont des
purifications.
1-10. Platon place la ressemblance au dieu dans des vertus plus hautes
que les vertus civiques.
10-14. L'âme mêlée au corps reçoit de lui affections et opinions ; mais
qu'elle s'en libère, et elle se purifie et possède la vertu.
15-19. Ce que sont, dans l'âme qui se purifie, les quatre vertus
fondamentales (réflexion, tempérance, courage et justice).
19-22. La disposition de l'âme impassible est ressemblance au divin.
23-27. Penser n'est pas la même chose pour l'âme et pour l'Intellect.
27-30. Langage articulé, langage intérieur à l'âme, langage antérieur.
31. La vertu appartient en propre à l'âme, non à l'Intellect et moins encore
à l'Un.
2. En premier lieu il faut donc considérer les vertus 36 par lesquelles nous
37
devenons, disons-nous, semblables au dieu, afin de découvrir l'élément
commun qui pour nous est la vertu, n'étant qu'une imitation, mais qui là-bas
n'est pas la vertu 38, étant pour ainsi dire 39 l'archétype, non sans avoir
montré que l'assimilation s'entend de deux façons 40. L'une exige en effet
que [5] la même chose se trouve dans les termes qui sont tous devenus
semblables 41 dans des conditions égales, à partir du même modèle 42. Mais
dans les cas où 43 l'un des deux termes est devenu semblable à l'autre, qui est
premier et qui n'est pas interchangeable avec celui-là et ne lui est pas dit
semblable, alors il faut entendre l'assimilation d'une autre manière, qui
exige non pas la même forme mais plutôt [10] une forme différente dans les
deux termes, s'il est vrai que l'assimilation s'est faite d'une autre manière.
Que peut donc bien être la vertu 44 prise dans son ensemble et chaque
vertu en particulier ? Notre propos sera plus clair si nous considérons
chaque vertu en particulier ; car c'est ainsi que l'élément commun, suivant
lequel toutes sont des vertus 45, sera facilement aussi mis en évidence 46.
Donc les vertus civiques, que nous avons mentionnées plus haut, mettent
réellement 47 en ordre 48[15] et nous rendent meilleurs parce qu'elles
imposent limite et mesure aux désirs et aux passions en général ; elles
suppriment les opinions fausses 49 au moyen de ce qui en général est
meilleur, limité 50, et qui parce qu'il est mesuré ne compte plus au nombre
des choses qui sont sans mesure et sans limites 51. Les vertus civiques, tout
en étant elles-mêmes limitées 52, sont comme des mesures dans la matière
qu'est l'âme 53, elles se sont rendues semblables à la mesure de là-bas et [20]
elles possèdent la trace 54 de l'excellence de là-bas. Car ce qui est
entièrement sans mesure, la matière 55, ne ressemble absolument à rien.
Mais dans la mesure où une chose prend part à une forme, dans cette
mesure même elle devient semblable à ce principe-là qui est sans forme 56.
Les réalités qui en sont proches y prennent davantage part 57 ; or l'âme est
plus proche de la forme que le corps, et elle lui est plus apparentée 58 ; par
là, elle y prend aussi une plus grande part, [25] si bien qu'elle nous égare
lorsqu'on la prend pour le divin 59, et qu'on se demande si 60 elle 61 n'est pas
la totalité du divin 62. C'est donc ainsi 63 que ces hommes-là 64 deviennent
semblables au dieu.
3. Mais puisqu'il 65 indique que l'assimilation est autre en tant qu'elle est
le propre d'une vertu plus haute 66, c'est de celle-là qu'il faut parler. Par là
seront également rendus encore plus clairs et la réalité de la vertu civique,
et quelle est la vertu qui l'emporte sur elle quant à sa réalité, et de façon
générale qu'il existe à côté de [5] la vertu civique une autre vertu.
Assurément, comme Platon affirme que la ressemblance au dieu est une
fuite loin des choses d'ici-bas 67, et comme les vertus de la vie civique il ne
les appelle pas tout bonnement vertus mais il les qualifie de « civiques »,
comme il affirme d'autre part ailleurs qu'elles sont toutes des
« purifications 68 », il est évident qu'il admet deux sortes de vertu et qu'il ne
place pas la ressemblance au dieu [10] dans la vertu civique. En quel sens
entendons-nous donc que ces vertus sont des purifications et en quel sens,
une fois purifiés, devenons-nous le plus semblables au dieu ?
– Puisque l'âme est mauvaise tant qu'elle est entrelacée 69 au corps, qu'elle
subit les mêmes affections que lui et qu'elle forme ses opinions en tout
d'après lui, ne pourrait-on pas dire qu'elle est bonne et qu'elle possède la
vertu si au lieu de former ses opinions d'après le corps [15] elle agit seule –
ce qui est précisément penser et réfléchir 70 –, si elle cesse de partager ses
passions – c'est se maîtriser, si elle ne craint pas d'être séparée du corps –
c'est être courageux –, et si c'est la raison et l'intellect qui la dirigent sans
que ces affections viennent faire obstacle – et c'est en quoi consiste la
justice. Assurément, une telle disposition 71 de l'âme, selon laquelle [20] elle
pense 72 et ainsi est impassible, si on voulait l'appeler ressemblance au dieu,
on ne se tromperait pas. Car le divin lui aussi est pur et son activité est telle
73
que ce qui l'imite possède la sagesse .
– Pourquoi le divin n'est-il donc pas disposé lui aussi de cette manière ?
– Ne faut-il pas dire qu'il n'a même pas de disposition, mais que la
disposition 74 est le propre de l'âme ? L'âme pense selon un certain mode ;
or, parmi les réalités de là-bas, [25] l'une pense selon un autre mode 75,
l'autre ne pense même pas du tout 76.
– Mais alors « penser » est donc un terme homonyme 77 ?
– Nullement, mais il y a une manière primordiale de penser, et une
seconde, différente, qui en découle. Car de même que le discours qui est
dans la voix n'est qu'une imitation de celui qui est dans l'âme, de même
aussi celui qui est dans l'âme n'est que l'imitation de celui qui est dans une
autre réalité 78. De même donc que le discours articulé est fragmenté par
rapport à celui qui est dans l'âme, de même [30] aussi celui qui est dans
l'âme, puisqu'il en est l'interprète, est fragmenté par rapport à ce qui est
avant lui. Mais la vertu est le propre de l'âme ; elle n'appartient pas à
l'Intellect et encore moins à ce qui est au-delà.
5. Mais jusqu'à quel point peut aller la purification 106 ? Voilà ce qu'il faut
dire. Car c'est ainsi qu'on verra clairement à qui nous devenons semblables
et à quel dieu nous nous identifions 107. Et cela revient surtout à rechercher
comment l'âme se sépare 108 de l'irascibilité 109, du désir et de tout le reste, de
la souffrance et de tout ce qui lui est apparenté, et jusqu'à quel point [5] il
est possible de se séparer du corps. Le fait est que 110, si elle se sépare du
corps, l'âme sans doute se rassemble en elle-même 111 pour ainsi dire dans
les lieux qui lui sont propres 112, qu'elle est vraiment 113 entièrement
impassible et qu'elle ne retient parmi les plaisirs que ceux qui sont
nécessaires, mais en les considérant seulement comme des sensations, des
soins et des termes mis aux peines, afin de ne pas être troublée. Et de
surcroît, [10] elle supprime les souffrances, et si cela n'est pas possible elle
les supporte avec douceur et les amoindrit en n'y compatissant pas.
L'irascibilité, elle la supprime autant que possible, et si cela se peut tout à
fait ; et sinon elle se refuse, en tout cas, à s'associer à un quelconque
mouvement de colère, mais elle se dit que 114 l'impulsion involontaire 115
relève d'un autre être 116, et que cette impulsion involontaire est insignifiante
et faible ; [15] la crainte, elle la supprime entièrement, car il n'y a rien
qu'elle puisse craindre – mais dans ce cas aussi il peut se produire une
impulsion involontaire – à ceci près que la crainte peut servir alors
d'avertissement 117.
– Et le désir 118 ?
– Ce ne sera, d'abord, le désir d'aucun objet vil, évidemment ; et puis, le
désir du manger et du boire, l'âme ne l'éprouvera que pour la détente du
corps et non pour elle-même, tout comme celui des plaisirs de l'amour, mais
si tel est le cas, il s'agira des plaisirs naturels 119, je pense ; et elle
n'éprouvera pas non plus de désir comportant 120 l'impulsion involontaire,
[20] mais si tel est le cas, ce ne sera que dans la mesure où cette impulsion
se produit avec l'imagination, qui, elle, est spontanée 121. De façon générale,
donc, cette âme sera pure de tous ces mouvements 122, et elle voudra rendre
pur aussi l'élément irrationnel, de telle sorte qu'il ne soit même pas frappé :
et s'il l'est, du moins ce ne sera pas fort, mais ces coups seront peu
nombreux et aussitôt dissous par le voisinage 123. [25] C'est comme si
quelqu'un vivant au voisinage d'un homme sage jouissait de la proximité de
ce sage soit en lui devenant semblable, soit en étant retenu par la honte 124
de ne rien oser commettre de ce que l'homme bon ne veut pas. Il n'y aura
donc pas de conflit : car il suffit que la raison soit présente, elle que
l'élément inférieur de l'âme respectera 125, si bien que l'élément inférieur lui-
même se fâchera, au cas où l'âme serait tant soit peu mise en mouvement,
[30] de n'être pas resté tranquille en présence de son maître, et qu'il se
reprochera à lui-même sa propre faiblesse.
6. Aucun de ces mouvements n'est donc une faute 126, mais c'est au
contraire pour l'homme l'occasion d'une rectification morale 127 ; or nous ne
mettons pas notre zèle à être sans faute, mais à être dieu 128. S'il vient donc à
se produire quelque impulsion involontaire du genre de celles dont nous
venons de parler, l'homme qui est dans cet état est, peut-on dire, dieu et
démon 129, [5] puisqu'il est double 130, ou plutôt qu'il a avec lui un autre être,
131
détenteur d'une autre vertu ; et s'il n'y a aucune de ces impulsions, il est
uniquement un dieu 132 : un dieu parmi ceux qui viennent à la suite du
premier dieu 133. Car il est en effet venu lui-même de là-haut 134, et ce qui
correspond à son identité, si ce dieu peut devenir tel qu'il est venu 135, est
dans le monde intelligible ; quant à celui en compagnie duquel il a habité 136
en étant ici-bas, celui-là aussi il le rendra semblable à lui 137 selon [10] la
puissance de celui-ci, de telle façon que, si possible, il ne soit pas atteint ou
du moins qu'il ne fasse rien de ce qui ne plaît pas à son maître. En quoi
consiste donc chaque vertu pour un tel homme ? Ne faut-il pas dire que le
savoir et la réflexion 138 consistent dans la contemplation des réalités que
possède l'intellect, mais que l'intellect les possède par contact 139 ? Et
chacune de ces deux vertus est double : l'une est dans l'intellect, l'autre dans
l'âme. Et dans le monde intelligible, ce n'est pas une vertu, tandis que dans
[15] l'âme c'est une vertu.
– Dans le monde intelligible, qu'est-ce donc ?
– C'est l'activité de l'intellect et ce qu'il est. Mais ici, ce qui est dans un
autre être et provient de là-bas, c'est la vertu 140°. De fait la justice en soi 141
n'est pas non plus une vertu, pas plus que chaque vertu particulière en soi,
mais elle en est comme le modèle ; et c'est ce qui, venant d'elle, se trouve
dans l'âme qui est la vertu. Car la vertu est vertu de quelqu'un ; mais en lui-
même chaque modèle de vertu n'appartient qu'à lui-même et non pas à
quelqu'un d'autre.
– Mais 142 la justice, si elle est bien [20] l'accomplissement par chaque
partie de la tâche qui lui est propre 143, n'existe-t-elle toujours que dans une
multiplicité de parties ?
– Sans doute y en a-t-il une qui existe dans la multiplicité, chaque fois
qu'il y a de nombreuses parties, mais il y en a une autre qui se réalise sur un
mode général, même s'il appartient à un être unique 144. En tout cas la
véritable justice en soi est le fait d'un seul être dans son rapport avec lui-
même, d'un être dans lequel il n'y a pas une partie, puis une autre partie. Si
bien que pour l'âme aussi 145 la justice sous sa forme supérieure consiste à
être en acte en direction de l'intellect ; la [25] maîtrise de soi à se tourner
intérieurement vers l'intellect ; et le courage est l'impassibilité due à
l'assimilation avec la réalité vers laquelle l'âme porte son regard, réalité qui
par sa nature est impassible tandis que l'âme, elle, l'est par l'effet de la vertu,
quand elle se donne pour fin de ne point partager les passions de son
compagnon inférieur.
7. Or, il existe une implication mutuelle 146 de ces vertus dans l'âme, de
même que là-bas aussi sont mutuellement impliquées les réalités antérieures
à la vertu, qui dans l'intellect sont comme les modèles 147. Et de fait
l'intellection, là-bas, est science et savoir ; le fait d'être tourné vers soi-
même est la maîtrise de soi 148 ; la fonction 149 propre est [5]
accomplissement de la tâche propre 150 ; l'analogue du courage est
l'immatérialité 151 et le fait de demeurer pur en soi-même. Or dans l'âme,
c'est la vision tournée vers l'intellect qui est savoir et réflexion, et ce sont là
des vertus de l'âme : car l'Âme n'est pas elle-même ses propriétés, comme
152
l'est l'Intellect ; et le reste s'ensuit pareillement. Comme toutes les vertus
sont des purifications produites par l'achèvement du processus de
purification, c'est par la purification qu'elles adviennent [10] nécessairement
toutes, faute de quoi aucune ne peut se réaliser parfaitement 153.
Et celui qui possède les vertus supérieures possède aussi nécessairement
les inférieures en puissance, mais celui qui possède les inférieures ne
possède pas nécessairement celles-là 154. Telle est donc dans ses traits
essentiels 155 la vie du sage 156. Mais possède-t-il en acte aussi les vertus
inférieures, celui qui a les plus hautes, ou bien les possède-t-il sous un autre
mode ? [15] C'est une question qu'il faut examiner vertu par vertu. Prenons
la réflexion 157. Si un homme dispose d'autres principes, comment celle-ci
peut-elle rester en lui, même sans être en acte ? Et si l'une va par nature
jusqu'à tel point, l'autre jusqu'à tel point, et si cette forme de maîtrise de soi
impose aux passions une mesure, tandis que cette autre les supprime tout à
fait ? Le même raisonnement vaut pour les autres vertus en général une fois
soulevée la question du savoir.
– Faut-il dire que [20] du moins notre homme aura connaissance de ces
vertus inférieures, et qu'il possédera tout ce qu'elles comportent ?
– Mais oui, et peut-être parfois, selon les circonstances 158, agira-t-il
suivant certaines de ces vertus. Mais parvenu à des principes supérieurs et à
des mesures différentes, c'est conformément à ces réalités-là qu'il agira.
Pour lui, se maîtriser, par exemple, consistera non pas à s'imposer une
mesure, mais fondamentalement à se séparer 159 autant que possible 160 du
corporel et à ne pas se contenter de vivre de la vie de l'homme [25] de bien,
de celle que tient en estime la vertu civique 161, mais à abandonner cette vie
pour choisir une vie différente, celle des dieux 162. Car c'est à eux, et non
aux hommes de bien, qu'il faut devenir semblables. L'assimilation à ces
hommes-là, c'est comme celle qui existe entre une image et une autre
image, toutes deux du même objet ; mais l'autre assimilation est celle qui se
porte vers un être différent [30] comme vers un modèle 163.
NOTES DU TRAITÉ 19
1. Il est fréquent de rencontrer dans les traités de Plotin des adverbes de lieu
(ici, ligne 1, entaûtha ; enteûthen, ligne 3 ; plus bas, ékeî, 2, 19 et 2, 20) dont
la signification locale a disparu au profit d'une signification métaphysique.
Cet usage s'inscrit dans un cadre plus général : la langue du néoplatonisme
fonctionne selon une sorte de « topographie métaphysique », qui tient à
l'emploi figuré ou métaphorique de nombreux termes (pronoms
démonstratifs, verbes et adverbes, prépositions, substantifs…). Pour Plotin et
pour les auteurs néoplatoniciens qui l'ont suivi, la signification spatiale
propre à ces termes dans la langue courante doit être effacée, car ils servent
en réalité à désigner des réalités ou à décrire des processus métaphysiques :
on parle ainsi de réalités « inférieures » ou « supérieures », de « montée » et
de « descente », d'« inclination » (neûsis) notamment à propos de l'âme ;
d'« éloignement » par rapport à l'Un (quand il s'agit en réalité d'un
amoindrissement : voir traité 9 (VI, 9), 9, 12-13). Si ces métaphores spatiales
sont nécessaires pour la commodité de l'expression, concevoir l'intelligible
suppose pourtant l'exclusion radicale de toute représentation spatiale, ce que
s'emploient à montrer les Sentences 1-4 de Porphyre. Chez Plotin,
l'opposition courante est ékeî/entaûtha (« là-bas », c'est-à-dire dans le monde
intelligible/« ici », « ici-bas », c'est-à-dire dans le monde sensible).
2. Citation de Platon, Théétète, 176a-b. Socrate, s'adressant à Théodore, lui
dit : « Il n'est pas possible, Théodore, ni que les maux soient supprimés, car
il est inévitable qu'il y ait toujours quelque chose qui fasse obstacle au bien,
ni qu'ils aient leur place parmi les dieux : à la nature mortelle et à ce lieu-ci
est circonscrit, par nécessité, leur vagabondage. C'est pourquoi aussi il faut
essayer de fuir d'ici là-bas le plus vite possible. Et la fuite, c'est de se rendre
semblable à un dieu selon ce qu'on peut ; se rendre semblable à un dieu, c'est
devenir juste et pieux, avec le concours de l'intelligence » (trad. M. Narcy,
dans cette même collection). L'expression « ce lieu » (tónde ton tópon)
désigne évidemment le monde sensible, c'est-à-dire le monde spatio-
temporel correspondant aux limites de la vie humaine, par opposition au
monde intelligible. L'existence des maux, que Socrate déjà disait
« inévitable », fait l'objet du traité 51 (I, 8) de Plotin ; sur l'idée que les maux
sont « nécessaires » (anagkaîa), et même qu'ils contribuent à la perfection de
l'univers, voir le traité 52 (II, 3), 18, 1-8.
3. L'image de la « fuite » du monde, qui remonte à Théétète, 176b, se
retrouve plusieurs fois chez Plotin : en 9 (VI, 9), 11, 52 ; 15 (III, 4, 2, 12-
15) ; 51 (I, 8), 7, 12-13 ; et en 52 (II, 3), 9, 20. Elle est présente dès le
premier traité (1 (I, 6) 8, 17) : voir, dans le premier volume, p. 91, note 77.
Cette « fuite » néoplatonicienne n'est pas de nature terrestre, car, dit Plotin
(traité 1 (I, 6), 8, 22-23) « nos pas nous portent toujours d'une terre à une
autre » : il s'agit du mouvement libérateur qui vise à mettre fin à
l'emprisonnement de l'âme dans le monde sensible. Le modèle en est fourni
par la figure allégorique d'Ulysse qui, en fuyant les enchantements
trompeurs de Circé et de Calypso, représente la fuite de l'âme loin des liens
du monde sensible et son envol vers l'intelligible (Odyssée, IX, 29-36 ; X,
483-484). Sur la signification de cette image chez les représentants de la
tradition médio- ou néoplatonicienne, voir K. Alt, Welt-flucht und
Weltbejahung : zur Frage des Dualismus bei Plutarch, Numenios, Plotin.
4. Ici, comme en de très nombreux endroits chez Plotin, le sujet (non
exprimé) de phēsin est évidemment Platon (même procédé : voir, infra, la
note 65). Quelques exemples parmi bien d'autres : 20 (I, 3), 1, 7 et 5, 4 ; 40
(II, 1), 2, 9 ; 48 (III, 3), 4, 41 ; 54 (I, 8), 4, 7. La référence implicite au texte
platonicien est, naturellement, une constante dans le néoplatonisme.
5. Le mot theós a ici une valeur générique, ce qui correspond à un usage
courant chez Plotin et également chez Porphyre.
6. Les deux adjectifs « justes et pieux » (díkaioi kaì hósioi) sont volontiers
associés chez Platon : outre ce passage du Théétète (176 b2), voir aussi par
exemple Gorgias, 523a-b (mythe des Enfers). On notera que la restriction
qu'avait apportée Platon, Théétète, 176b1 (katà tò dunatón : devenir
semblable à un dieu « dans la mesure du possible » ou « selon ce qui [dans
l'âme] en est capable ») a disparu ici chez Plotin ; mais plus loin dans le
traité, à propos de la séparation de l'âme et du corps (khōrizein), reparaîtront
et la question (« Jusqu'à quel point est-il possible de se séparer du corps ? »,
chapitre 5, 1-5) et la formulation de Platon (katà tò dunatón, chapitre 7, 24).
7. Ici commence un dialogue avec un interlocuteur fictif : ce procédé est
caractéristique de la dialectique de Plotin. La question fictive ici posée
reprend implicitement une thèse fondamentale du stoïcisme : elle repose sur
l'idée selon laquelle, en raison de son unité foncière, la vertu morale est
fondamentalement identique pour les dieux et pour tous les hommes (sans
distinction de sexe, de race ou de condition sociale) ; voir Cicéron, Des lois,
I, 8, 25, puis les témoignages réunis dans les SVF III, 246-254.
8. Kaì dḕ kaì marque à la fois une progression et un approfondissement de la
question (voir J. Humbert, Syntaxe grecque, § 716). En fait, la question ici
posée marque la reprise par Plotin d'un problème déjà abordé dans le
moyen-platonisme : il s'agit de combattre l'idée stoïcienne selon laquelle la
vertu serait une et identique chez les hommes et chez les dieux. Un siècle
avant Plotin, Alcinoos, dans son Enseignement des doctrines de Platon,
chapitre XXVIII (181, 43-44), reprenant déjà l'idéal éthique du Théétète, 176b,
affirmait que la fin de la vie humaine consiste à « … s'assimiler à dieu, au
dieu, évidemment, qui est dans le ciel (epouraníōi), et non pas, par Zeus, au
dieu supracéleste (huperouraníōi], qui n'a pas de vertu mais qui est meilleur
qu'elle » (trad. J. Whittaker). Plotin va renchérir sur cette thèse en affirmant
qu'il est difficile de reconnaître des vertus même au dieu « qui est dans le
ciel » (epouránios) : sur cette polémique, voir H.E. Wolfson, « Albinus and
Plotinus on divine attributes ».
9. Tō̂i en tautē̂i hēgouménōi : cette expression vient de la terminologie
éthique stoïcienne. Elle désigne le « principe qui dirige l'âme du monde »,
notion qu'à l'époque de Plotin la philosophie stoïcienne avait rendue
familière à tous (voir par exemple Diogène Laërce VII, 142). Plotin reprend
ici ce terme pour les besoins d'une problématique qui se développe, comme
si souvent, sur un arrière-fond stoïcien (voir l'Introduction au premier
volume, p. 17-21). On notera que le démonstratif employé à la ligne 9 pour
désigner ce principe est toutō̂i, ce qui indique que le principe en question est
bien inférieur au principe suprême ; celui-ci sera désigné par le démonstratif
ekeîno (ligne 15), que Plotin utilise en général pour parler de l'Un.
10. « Sagesse » rend phrónēsis ; le terme est d'une grande importance chez
Platon (notamment dans le Philèbe) et aussi chez Aristote (Éthique à
Nicomaque, VI, 5). Comme il est question, ici, de l'âme du monde, il est
préférable de le traduire, dans ce contexte, par « sagesse » (latin sapientia) ;
mais quand il s'agit des âmes individuelles, il est plutôt traduit par
« réflexion » : ainsi dans le traité 1 (I, 6), 6, 2-3 (voir, dans le premier
volume, note 52, p. 88).
11. L'adjectif eúlogon appartient au vocabulaire heuristique de Plotin.
Employé affirmativement ou négativement, il revient fréquemment (dans ce
chapitre : ligne 9, ligne 6) et correspond à l'un des critères de vérité dans le
probabilisme de la Nouvelle Académie, qui s'en sert pour qualifier
l'argument dit de convenance.
12. Sur entaûtha, voir, supra, note 1. Le participe óntas a une valeur causale.
Cette proposition doit être lue avec précaution, car ce n'est pas Plotin lui-
même, mais son interlocuteur fictif (stoïcien) qui risque cette hypothèse.
L'argument ici employé suppose que l'on admet, ce que le fait le langage
courant, que la notion de ressemblance (entre ce qui imite et ce qui est objet
d'imitation) fonctionne de façon réciproque. Mais c'est précisément cette
idée que la suite du traité (chapitre 2) va s'employer à détruire.
13. La particule affirmative ḕ (1. 10 ; voir aussi chapitre 1, ligne 16 ; chap. 1,
1. 23), placée en tête de phrase, et d'emploi très courant chez Plotin, sert à
introduire un développement non dogmatique, qui propose une réponse (ou
un élément de réponse) à la question qui vient d'être posée. Selon Bonitz,
Index Aristotelicus, p. 312-313, il s'agit du ḕ disjonctif, avec ellipse du
premier membre de phrase normalement introduit par póteron. Le discours
ainsi introduit par la particule ḕ doit permettre de progresser dans la
recherche, tout en n'étant risqué qu'à titre d'hypothèse : il s'agit donc d'une
particule d'affirmation atténuée. Il est impossible de trouver, pour la traduire,
un équivalent d'une égale concision ; on peut en pareil cas suivre P. Hadot et
traduire : « Ne faut-il pas dire que… »
14. Sṓphroni andreíōi eînai (ligne 16). Cette tournure syntaxique (un adjectif
au datif avec le verbe eînai), étrangère à tous les usages reconnus comme
grammaticaux, est probablement une extension de la formule servant chez
Aristote à désigner la « quiddité » (tò eînai suivi du datif) : l'adjectif ici
employé au datif doit alors être considéré comme l'attribut d'un sujet non
exprimé, de caractère général. Sur ce tour syntaxique, qui apparaît déjà dans
le traité 3 (III, 1), 1, 12, voir la note 4, p. 160, dans le premier volume, et
l'article de E. Elorduy, « El dativo del ser abstracto, tipo tò megéthei eînai »,
Emerita, 1942, p. 105-111.
15. L'idée que les vertus n'existent pas au niveau divin a déjà été clairement
exprimée par Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 8, 1178b10-23 : un dieu n'a
pas à être « tempérant » (savoir se maîtriser) ou « courageux », la suprême
félicité dont jouissent les dieux ne tient qu'à leur activité de contemplation.
Les deux adjectifs (sṓphroni andreíōi) sont juxtaposés en grec ; la parataxe
étant impossible en français, un « ou » d'interposition semble nécessaire : on
pourra donc admettre l'introduction de la particule disjonctive ḗ, proposée
par Kirchhoff.
16. L'adverbe éxōthen (ligne 12) fait peut-être référence à Platon, Timée,
32d-33a. On pourrait simplement traduire : « rien ne lui est extérieur », s'il
est vrai que dans les adverbes en –then l'idée de provenance a disparu.
17. En termes d'éthique descriptive : la maîtrise de soi a deux champs
d'application, selon qu'elle se rapporte à la jouissance d'un objet possédé, ou
à l'appétence vers cet objet.
18. Il n'est pas nécessaire de sous-entendre ici psukhaí dans le texte grec,
comme l'ont fait de nombreux interprètes antérieurs.
19. L'adverbe ekeîthen (ligne 15) a une valeur métaphysique et non une
signification spatiale (voir, supra, note 1) : « de là-haut », c'est-à-dire d'un
niveau supérieur à celui envisagé jusqu'ici, à savoir le principe directeur de
l'âme du monde. Il est évident pour Plotin que l'ordre et les vertus ne
peuvent trouver leur principe ultime au niveau de l'âme du monde puisqu'ils
n'adviennent, en effet, à l'âme du monde comme à nos âmes, qu'en venant
d'un niveau plus élevé, celui de l'Intellect.
20. Ekeîno est ici traduit par « le divin » : on trouve constamment chez
Plotin cet emploi du démonstratif de l'éloignement (au neutre ekeîno ou au
masculin ekeînos) afin de désigner (selon le contexte) tantôt l'Intellect, tantôt
l'Un ou le Bien : voir Sleeman-Pollet, Lexicon Plotinianum, s.v. ékeînos A d,
qui en recense plus de cent exemples.
21. Sur ḕ, particule d'affirmation atténuée, voir, supra, note 13.
22. « Les vertus dites civiques » traduit tás ge politikàs legoménas aretás :
Plotin emploie ici une formule déjà consacrée par l'usage (comme le montre
l'emploi du participe legoménas) pour désigner les vertus propres à l'homme
qui vit en société. D'autre part, les quatre vertus énumérées dans les lignes
17-19 (réflexion ou sagesse, courage, maîtrise de soi, justice) constituent,
dans l'histoire de la spéculation sur les vertus, un ensemble extrêmement
cohérent qui a été désigné après Plotin (pour la première fois, semble-t-il, au
IVe siècle apr. J.-C., par Ambroise de Milan, De officiis ministrorum I, 24,
115-25, 121) du nom de « vertus cardinales ». L'origine de cet idéal éthique
articulé en quatre éléments est très ancienne, antérieure même à Platon, et il
était répandu dans tout le monde grec (voir A.-J. Festugière, L'idéal religieux
des Grecs et l'Évangile, p. 17-20). Mais c'est Platon qui, dans la République,
IV, 431e sq., a été le premier à donner une présentation systématique de ces
quatre vertus, en faisant correspondre à chacune des trois premières une
partie de l'âme humaine : à la partie raisonnante correspond la réflexion, à la
partie agressive (parfois dite « irascible ») correspond le courage, à la partie
désirante (ou « concupiscible ») correspond la maîtrise de soi, encore
appelée « tempérance ». Platon a conféré en outre à la troisième vertu (la
maîtrise de soi) et surtout à la quatrième (la justice) une fonction régulatrice
de l'ensemble. En raison de sa cohérence et de son enracinement très ancien
dans la culture grecque, cet ensemble est resté présent dans plusieurs
courants philosophiques de l'Antiquité. Il est significatif qu'il ait été adopté
par le christianisme, au lieu d'être rejeté : il a ainsi perduré jusqu'à l'aube de
l'époque moderne. La longue histoire de ce « quadrige » de vertus, qui
remonte à Pindare et s'étend au moins jusqu'à la fin du Moyen Âge
occidental, reste à écrire : seules certaines périodes ont été étudiées, voir
notamment S. Mähl, Quadriga virtutum. Die Kardinaltugenden in der
Geistes-geschichte der Karolingerzeit.
23. Traduit par « accomplissement […] de la tâche propre », le terme
oikeiopragía est, semble-t-il, une création de Platon, République, IV, 434c.
Dans cette définition de la justice, et l'idée et les termes sont platoniciens :
l'excellence consiste, pour chaque partie de l'âme comme pour chaque
groupe constitutif de la cité, à accomplir la tâche qui lui revient et à s'en tenir
là. Pour Platon, cela vaut pour les dieux aussi : voir Phèdre, 247a4.
L'exercice de cette vertu suppose donc des distinctions et de rigoureuses
définitions, ce qui représente un autre lien entre éthique et dialectique : voir
3 (III, 1), 10, 5 ; puis 5 (V, 9), 6, 5 (et, dans le premier volume, p. 219, note
52).
24. Voir Platon, République, IV, 443b2. La justice, quand elle s'exerce, fait
que chaque partie (de l'âme ou de l'ensemble social) accomplit la tâche qui
lui est propre, sans empiéter sur les autres, ce qui suppose que chaque partie
connaît et admet ses limites : c'est en ce sens qu'il faut entendre cette
formule (« à propos du commandement à exercer ou à subir »), qui se
rencontre déjà, dans ce contexte précis, dès le moyen-platonisme, par
exemple chez Apulée, Platon et sa doctrine, II, 3 (§ 223).
25. L'interlocuteur fictif (voir, supra, note 7) suggère une voie de recherche
qui, discréditant les vertus civiques, ne retiendrait que les formes « plus
hautes » de vertus (voir début du chapitre 3). Une difficulté survient dès lors
(mais Plotin n'entend pas s'y attarder ici) : ces vertus pourraient n'avoir, en
termes aristotéliciens, qu'un rapport d'homonymie avec les vertus civiques,
une même dénomination recouvrant des réalités différentes. On retrouvera
cette difficulté à la fin du traité (chapitre 7), avec la question de l'inclusion
de l'inférieur dans le supérieur.
26. Ce mouvement de balancier, fréquent dans la méthode de recherche de
Plotin, va déterminer le déroulement des chapitres 1 et 2 du traité.
27. Ainsi est traduit ḕ álogon (ligne 23) suivi d'une proposition infinitive :
tournure caractéristique d'une dialectique qui progresse négativement. Elle
permet à Plotin de poser une proposition par exclusion d'une autre reconnue
comme absurde : celle qui suit exprime donc un point de vue minimal. Pour
une expression du même type (ḕ ouk eúlogon, ligne 16), voir, supra,
note 11 : l'emploi de tous ces termes est sans doute un reflet des habitudes de
discours propres aux milieux sceptiques et/ou probabilistes (Nouvelle
Académie).
28. Dans le monde grec, Héraclès est par excellence le héros représentatif de
cet effet de la « renommée » (phḗmē, ligne 25) : c'est bien sa vertu,
manifestée à travers ses exploits, qui lui a valu d'être compté parmi les dieux
(voir traité 53 (I, 1), 12, 31-32). Sur ce héros, effectivement très populaire
dans le monde gréco-romain, voir J. Pépin, « Héraclès et son reflet dans le
néoplatonisme », et plus particulièrement, sur Plotin, les p. 174-178). Même
si la valeur philosophique de la « renommée », comme critère de jugement,
peut sembler douteuse, Plotin, à l'intérieur de ces dialogues fictifs qui
reflètent certainement les discussions vivantes tenues au sein de son école,
ne craint pas de faire appel à des instances « vulgaires » : sur ce point, les
traités éthiques d'Aristote lui ont largement ouvert la voie. À la ligne 25, le
kaì qui précède theíous ne fait qu'annoncer le kaì suivant.
29. Hommes politiques, champions olympiques, orateurs, philosophes, etc. :
les « hommes divins » ont été nombreux dans le monde gréco-romain. Voir
les portraits présentés par L. Bieler, Theîos anḗr : das Bild des « gottlichen
Menschen » in Spätantike und Christentum, Vienne, 1935-1936 (2e édition
Darmstadt, 1967) ; par exemple, la réputation d'« homme habité par
l'inspiration divine » est venue à Démocrite après qu'il eut prédit certains
événements futurs, selon le témoignage de Diogène Laërce IX, 39.
30. Le sujet de ékhein n'est pas exprimé dans cette phrase. H.-S., dans
l'apparat, précise que ce doit être ékeîno (ligne 15), c'est-à-dire, ici, non pas
l'Un, mais « le divin », autrement dit l'Intelligible (voir, supra, note 20).
31. Hypothèse absurde, visant à montrer que ce n'est pas dans le même sens
qu'il est possible de dire que le feu est chaud et « que le café est chaud »
(voir J. Dillon, « Plotinus, Philo and Origen on the grades of virtue », p. 95).
La distinction entre deux types de chaleur, celle qui est dans le feu et celle
que donne le feu à d'autres réalités, est un thème sur lequel Plotin revient
souvent : voir notamment dans les traités 10 (V, 1), 3 ; 7 (V, 4), 2 ; 49 (V, 3),
7. Sur ce thème, voir J.-L. Chrétien, « Le feu selon Plotin », notamment
p. 325 : « La chaleur qui vient du feu n'est que sa trace, non lui-même. »
Pour une vue d'ensemble de tous les passages de Plotin où apparaissent les
métaphores du feu et de la chaleur, voir R. Ferwerda, La Signification des
images et des métaphores dans la pensée de Plotin, p. 62-69.
32. La « symétrie » est ce qui caractérise des grandeurs géométriques
admettant une mesure commune : voir Platon, Timée, 69b (sur leur
introduction par le démiurge, voir la note 591 dans la trad. de L. Brisson).
L'image de la maison, qui fait suite à celle du feu, est destinée à montrer que
le processus d'assimilation doit, selon Plotin, être compris dans le cadre de la
participation platonicienne. Sur l'image de la maison chez Plotin, voir
R. Ferwerda, op. cit., p. 168-169.
33. Tē̂s arêtes (l. 47) : ce génitif indique l'origine, la constitution : la vertu
ici-bas (entháde) est faite, comme la maison du monde sensible, d'une
participation à l'ordre et à la symétrie.
34. « Aussi là-bas » (kakeî = kaì ekeî, ligne 51), c'est-à-dire dans le monde
intelligible. Ici se trouve déjà exprimée l'idée selon laquelle la vertu ne
concerne que l'âme de l'homme : pour Plotin, la vertu n'a pas de sens (et par
conséquent pas d'existence) pour les réalités intelligibles supérieures à l'âme
humaine (voir, infra, chapitre 3, ligne 31 : « La vertu est le propre de l'âme ;
elle n'appartient pas à l'Intellect et encore moins à ce qui est au-delà. »).
35. Plotin veut ajouter à la contrainte (que produisent des méthodes
d'expression et de démonstration purement rationnelles) la persuasion (qui
peut recourir à des méthodes plus incantatoires). Cette préoccupation se
retrouve en plusieurs autres passages de Plotin, notamment dans les
traités 23 (VI, 5), 11, 5-7 ; 38 (VI, 7), 40,4-5 : « Il faut que la persuasion se
trouve mêlée à la contrainte de la démonstration » ; 39 (VI, 8), 13, 4 ; 49 (V,
3), 6, 9-10. Sur ce besoin d'un discours incantatoire supplémentaire, voir
déjà Platon, Lois, X, 903b1.
36. La fin de la phrase indique qu'il s'agit ici des vertus dites « civiques »,
sans que Plotin reprenne cette désignation.
37. Le verbe homoioûsthai est ici employé absolument, et il le sera plusieurs
fois dans le chapitre 2 (hōmoíōtai : lignes 5, 6 et 10 ; hōmoíontai : ligne 19 ;
de même anhōmoíōtai : ligne 21 ; hōmoíontai : ligne 26). En raison des
premières lignes du traité (1, 1-5), il est permis de dire que ce verbe a le sens
de « devenir semblable au divin », mais en réalité la réflexion conduite par
Plotin dans ce chapitre 2 porte sur le processus général d'assimilation d'une
réalité à une autre, et non pas seulement sur l'idéal d'assimilation au divin.
38. Idée importante, surtout quand on pense à ce que deviendra la doctrine
plotinienne de la vertu dans le néoplatonisme à partir de Porphyre (voir la
notice introductive : toute cette histoire a été retracée en détail, selon une
perspective allègrement thomiste, par H. Van Lieshout, La Théorie
plotinienne de la vertu : essai sur la genèse d'un article de la Somme
théologique de saint Thomas, thèse, Fribourg [Suisse], 1952) : les modèles
des vertus qui sont dans le monde intelligible ne sont pas pour Plotin des
vertus (tout comme, dans le traité 12 (II, 4), il est expliqué que la forme de la
grandeur n'est pas grande, pas plus que la forme de la blancheur n'est
blanche ; voir sur ce point la note 69, p. 271 de R. Dufour). Cela
n'empêchera pas Porphyre, Sentence 32 (p. 28.6 Lamberz) de parler de
« vertus paradigmatiques ».
39. « Pour ainsi dire » traduit hoîon : ce terme restrictif, d'emploi fréquent
chez Plotin, est destiné à affaiblir le sens littéral de certains termes pour
mieux en souligner l'emploi métaphorique. La réserve porte ici sur l'emploi
du mot arkhétupon.
40. Souci didactique manifeste, ici, de la part de Plotin. Par ces mots est
introduit un développement qu'on pourrait intituler « théorie de la double
assimilation » (chapitre 2, ligne 4-10), qui présente sous forme explicite un
principe d'intelligibilité caractéristique du néoplatonisme. On voit souvent ce
principe mis en œuvre implicitement ou non dans les traités de Plotin : entre
modèle et image, ou entre principe et dérivé, il existe une analogie
dissymétrique. L'organisation hiérarchisée des statuts ontologiques propres à
chaque réalité impose de reconnaître cette ressemblance comme non
réciproque.
41. « Sont devenus semblables » traduit hōmoíōtai : ici est illustrée la valeur
classique du parfait grec, l'expression du résultat présent d'une action passée.
Ces formes d'expression sont significatives, car elles font apparaître le fait
que la démarche d'assimilation au divin doit s'inscrire dans le temps (voir
plus bas, 4, 3, l'opposition entre le processus en cours et l'état de
purification : « être en train de se purifier »/« avoir fini de se purifier »).
42. C'est le premier type d'assimilation, qu'on peut schématiser de la façon
suivante : deux réalités A et B sont dérivées d'un même modèle M. Dans ce
cas A est semblable à B et B est semblable à A : toutes les propriétés de A se
retrouvent en B, et la ressemblance est réciproque entre A et B.
43. Second type d'assimilation : une réalité A dérive d'un modèle M, elle lui
ressemble donc par là. Dans ce cas, on pourra dire que A est semblable à M,
mais on ne dira pas que M est semblable à A : toutes les propriétés de M ne
se retrouvent pas en A, et entre A et M la ressemblance n'est pas réciproque
(ouk antistréphon, ligne 7). Une métaphore génétique peut aider à le
comprendre : si nous disons volontiers que des enfants ressemblent à leur
père, nous ne dirions pas, inversement, qu'un père ressemble à ses enfants.
44. Retour à la problématique de la vertu après cette digression théorique sur
l'assimilation, qui représente en réalité pour Plotin un moyen de rendre
compte de ce pilier de l'enseignement platonicien qu'est la participation.
45. Ligne 13 : il faut voir en « toutes » (pâsai) le sujet (d'un verbe « sont »
[eisi] sous-entendu) et en « des vertus » (aretai) un attribut.
46. Plotin semble vouloir ici s'orienter vers une définition générale des
vertus. Même s'il s'agit d'une préoccupation secondaire (comme le montre
l'adverbe kaì placé devant hó ti koinón), ce souci est à mettre en rapport avec
la question de l'unité et de la diversité des vertus : toute éthique descriptive
court le risque de se perdre dans l'examen de la diversité concrète des
vertus ; sous l'unité d'une définition il est déjà possible, à un premier niveau
(d'ordre logique), de subsumer la diversité concrète des vertus.
47. « Réellement » traduit óntōs. Cet adverbe ne se comprend qu'en fonction
du développement ultérieur du traité : Plotin pense déjà ici à des vertus plus
hautes (voir meízōnos aretē̂s, plus bas chapitre 3, ligne 2), qui auront sur
l'âme un effet bien plus grand que l'effet produit par les vertus civiques : il
s'agit donc de reconnaître effectivement la valeur relative des vertus
civiques, qui ne vont pas tarder à être désignées, dans la suite du traité,
comme des vertus inférieures.
48. Pour katakosmoûsi (ligne 14), le sens de « mettre de l'ordre » ou
« ordonner » s'impose comme le montre la suite du développement, avec les
concepts de « limite » et de « mesure ». Voir Platon, Philèbe, 45d-e, 63d-e.
49. La vertu a pour effet de rendre quelqu'un capable de rejeter les opinions
fausses : cette idée se rattache évidemment à la tradition socratique. Voir le
traité 26 (III, 6), 4, à propos de l'influence des passions sur les convictions.
Voir déjà Platon, Philèbe, Gorgias, République, IX.
50. L'infinitif parfait passif hōrísthai (ligne 17) sert ici à désigner le résultat
actuel.
51. Dans les lignes 13-18 s'exprime l'idéal aristotélicien de metriopatheía
(c'est-à-dire de « mesure imposée aux passions ») qui caractérise les vertus
civiques : si Plotin n'emploie pas ce mot, Porphyre le fera dans les Sentences
(32, p. 23, 4 ; 25, 7 et 29, 14 Lamberz). Sur ce point, voir I. Hadot, Le
Problème du néoplatonisme alexandrin : Hiéroclès et Simplicius, p. 150.
52. Il faut ici lire katà tò memetrēménon et ponctuer d'un point en haut après
ces mots (comme H.-S.). Cette solution permet d'éviter le delendum
prononcé par Harder sur les mots kaì tò memetrēménon. On considérera
(avec H.-S.) que les mots kaì autaì horistheîsai commencent une nouvelle
phrase et on donnera au participe aoriste passif une valeur concessive.
53. L'âme est dite ici « matière » (húlē) : l'origine de la comparaison de
l'âme avec une matière remonte à Aristote, De l'âme, III, 5. Le terme húlē ne
se trouve pas chez Platon, il a été introduit par Aristote dans la langue
philosophique. C'est en s'appuyant sur ce célèbre passage d'Aristote que
Plotin affirme de l'âme qu'elle est à l'Intellect comme la matière est à la
forme : ainsi dans les traités 13 (III, 9), 5, 1-3 et 25 (II, 5), 3, 11-12. Plotin
emploie le terme húlē pour désigner tout ce qui, recevant une forme, en
devient meilleur : tel est précisément le cas de l'âme, qui, recevant une forme
de l'Intellect, devient elle-même intellective, et donc meilleure qu'elle n'était.
En voici quelques exemples : dans le traité 5 (V, 9), 4, 8-1 : « les réalités
imparfaites […] sont rendues parfaites par celles qui les ont engendrées, tout
comme les pères élèvent jusqu'à la perfection de la maturité ceux qu'ils ont
engendrés imparfaits au début. Et l'Âme est aussi une matière par rapport au
premier producteur, et, étant informée, elle est rendue parfaite » ; traité 10
(V, 1), 3, 23 : « L'Âme est ce qui vient immédiatement après lui [l'Intellect],
comme un réceptacle, tandis que lui, il est comme une forme. Et même la
matière de l'Intellect est belle, dans la mesure où elle est semblable à
l'Intellect et simple » ; traité 12 (II, 4), 3, 2-5 : « On ne doit pas en toutes
occasions mépriser ce qui est indéfini, ni même ce qui, par définition, est
dépourvu de forme, s'il doit s'offrir lui-même comme substrat aux réalités
qui viennent avant lui et qui sont les meilleures. Même l'âme, par exemple,
est naturellement orientée vers l'Intellect et la raison, puisqu'elle reçoit d'eux
sa figure et qu'elle est conduite par eux vers une forme meilleure. »
54. Cette trace que possèdent les vertus civiques n'est pas seulement un
souvenir déposé en elles du monde intelligible, mais comporte aussi une
virtualité efficiente, capable d'orienter l'âme en direction du Bien. Sur la
signification platonicienne du terme íkhnos, voir l'ouvrage de J.-F. Pradeau,
L'Imitation du principe. Plotin et la participation, chapitre IV, « La trace du
principe ».
55. Il s'agit cette fois de la matière au sens absolu, non de l'âme ou de
quelque autre entité considérée comme matière (voir, supra, note 53). L'idée
revient à plusieurs reprises chez Plotin : la matière est la seule chose qui ne
puisse se tourner vers le divin ni lui devenir semblable (voir par exemple le
traité 52 (II, 3), 18, 23-25 : la matière est comparée à un dépôt amer
(hupostáthmā), dû à l'activité productive des réalités qui sont au-dessus
d'elle, mais qui ne peut elle-même rien produire).
56. C'est en recourant à l'idée, fondamentale chez Platon, de participation à
la forme que Plotin montre le mieux le caractère asymétrique du processus
d'assimilation : la participation permet à une réalité inférieure de s'assimiler,
par la forme, à un principe supérieur lui-même sans forme. Sur ce principe
fondamentalement asymétrique, constitutif des hiérarchies propres à la
pensée néoplatonicienne, voir J.-L. Chrétien, « Le bien donne ce qu'il n'a
pas ».
57. « Y prennent part » : c'est-à-dire « prennent part à la forme ».
58. Les comparatifs eggutérō, (l. 23) et suggenésteron (l. 24) ont pour
complément sṓmatos (l. 24).
59. Il faut remonter au-delà de l'Âme, et ne pas la poser comme réalité
première. Plotin a déjà développé cette critique dans certains de ses traités
antérieurs, par exemple dans le traité 5 (V 9) 4, où sont visés les stoïciens
(voir premier volume, p. 215, note 29) : à cause de l'intérêt qu'elle porte au
corps, l'âme oublieuse des réalités qui lui sont supérieures s'imagine – et fait
croire – qu'elle est elle-même la réalité la plus haute, celle qui a le plus de
valeur. On trouve la même critique, tournée contre la conception stoïcienne
de l'âme, dans le traité 2 (IV, 7), 83.
60. L'extrême concision du texte grec est, une fois de plus, impossible à
conserver en français : ici, mḕ est traduit par « et qu'on se demande si ».
61. Difficulté : que représente le toûto de la ligne 26 ? On a traduit ici
comme si ce pronom neutre représentait « l'âme », ce qui peut paraître
difficile à admettre ; mais on peut l'admettre si l'on observe que le
comparatif suggenésteron (ligne 24) se réfère bien, lui, de façon
incontestable, à l'âme (selon la règle de l'attribut neutre d'un sujet masculin
ou féminin).
62. Cette allusion polémique vise assurément les stoïciens, pour qui l'âme du
monde représente la totalité du monde divin : voir Sénèque, Questions
naturelles, II, 45, 1-3, où Jupiter est présenté à la fois comme l'âme du
monde, la nature, la cause des causes et la providence (peut-être aussi
certains gnostiques sont-ils visés, du moins les sectes qui faisaient de l'âme
la totalité de la divinité : voir, supra, note 59).
63. Houtô mèn oun (ligne 26) est une formule à forte valeur conclusive :
Plotin met fin de façon définitive au développement sur les vertus civiques,
et désormais n'y reviendra plus dans la suite de ce traité.
64. Hoûtoi désigne les hommes qui pratiquent les vertus civiques. C'est en
premier lieu pour leur conférer une place véritable dans sa doctrine de la
vertu (en quelque sorte pour les « réhabiliter » à l'intérieur d'un projet
éthique qui s'avère dans la suite du traité beaucoup plus exigeant) que Plotin
a exposé cette théorie de la double ressemblance : la pratique de vertus qui
commencent par imposer des limites aux passions humaines constitue un
premier pas dans le processus d'assimilation au divin. Porphyre, Sentence
32, explicitera davantage ce que Plotin ne dit pas ici : ces vertus rendent
possible la vie en société ; sans elles, toute vie en commun serait impossible.
65. C'est « Platon » qui est ici, une fois de plus, le sujet non exprimé du
verbe : voir, supra, note 4.
66. Ces mots marquent un véritable tournant dans le cours du traité : la
véritable assimilation au divin (homoíōsis) ne se réalise que par une forme
supérieure de vertu. Délaissant l'idéal de metriopatheía propre aux vertus
« civiques », Plotin va désormais exposer l'idéal d'apátheia qui caractérise
les vertus purificatrices. Le terme meízonos (3, 2) (qualifiant une vertu
« plus haute » : voir déjà plus haut, chapitre 1, ligne 22) a donné lieu à la
formulation par degrés de vertus dans le néoplatonisme ultérieur.
67. Platon, Théétète, 176b1-8, Phédon, 69c1 et 82a11.
68. C'est dans l'enseignement de Platon que Plotin a trouvé l'idée que toute
vertu est une purification : voir traité 1 (I, 6), 6, 2, qui reprend le Phédon,
69c1-6. Platon lui-même, après Empédocle, est responsable de l'introduction
dans la philosophie de ce terme qui appartenait à la langue religieuse : voir
L. Moulinier, Le Pur et l'Impur dans la pensée et la sensibilité des Grecs,
p. 172-175 (Empédocle) et 343-354 (Platon, Phédon).
69. Ligne 12 : le mot sumpephurménē vient de Platon, Phédon, 66b5
(comme en 1 (I, 6), 5, 34). Voir aussi le Philèbe, 51a, où il est question des
affections mélangées (plaisirs mêlés de douleurs). Ce terme rare revient dans
le traité 28 (IV, 4), 27, 14.
70. Les deux verbes noeîn té kaì phroneîn correspondent respectivement aux
vertus de « réflexion » (ou « sagesse ») (phrónēsis) et de « maîtrise de soi »
(ou « tempérance ») (sōphrosúnē) : voir Platon, Philèbe, 45d.
71. Le mot grec pour « disposition » est diáthesis (ligne 19) ; il reparaît peu
après : ligne 24, et déjà ligne 23 diákeitai (deux occurrences). C'est un
nouvel exemple de l'omniprésence d'un arrière-plan terminologique
stoïcien : l'idée selon laquelle les vertus sont des « dispositions » de l'âme
est, en effet, d'origine stoïcienne. Voir les témoignages de Simplicius SVF II,
393 et de Stobée, SVF III, 104, et surtout Diogène Laërce VII, 89 : « La
vertu (selon les stoïciens) est une disposition harmonieuse », puis encore
Plutarque, De la vertu morale, 3, 441c, exposant la doctrine stoïcienne :
« Tous les hommes ont en commun l'idée que la vertu est une sorte de
disposition de la partie hégémonique de l'âme ou de puissance issue de la
raison » (SVF I, 202). Sur la signification chez les stoïciens du terme
diáthesis, qui indique une disposition invariable, plus stable que l'héxis
(chacun des deux termes ayant pourtant été traduit par habitus dans le latin
des stoïciens de l'époque impériale), voir D. Tsekourakis, Studies in the
Terminology of Early Stoic Ethics, Wiesbaden, Franz Steiner, 1974, p. 46-47.
72. L'âme, quand elle pense, accomplit un acte qui consiste à regarder vers la
réalité qui la précède, c'est-à-dire vers l'Intellect : voir traité 6 (IV, 8), 3, 26-
28.
73. « Sagesse » rend de nouveau phrónēsis (le plus souvent rendu par
« réflexion » par ailleurs). En raison de l'asymétrie entre principe et dérivé,
le rapport de ressemblance n'est pas réciproque entre la disposition
rationnelle de l'âme (même si cette disposition est la meilleure dont l'âme
soit capable) et l'activité pure du divin : la « réflexion » de l'âme n'est pas
identique à la « réflexion » divine. L'âme réfléchie, même si elle est
« devenue semblable » au divin, ne lui est pas identique, car l'activité de
pensée ne s'effectue pas sur le même mode dans l'âme et dans l'Intellect.
74. « Est disposé » ou « a des dispositions » : ces mots correspondent au
grec diákeitai (ligne 21), verbe qui correspond exactement au substantif
diáthesis (voir, supra, note 71).
75. Cette « réalité de là-bas » est l'Intellect, le noûs, qui intellige toutes
choses en même temps, selon un mode tout autre que le mode discontinu
propre à l'âme.
76. Il s'agit cette fois de l'Un, qui est au-delà de l'Intellect, et dont l'acte est
au-delà du noeîn. Plotin a consacré tout le traité 24 (V, 6) à montrer que l'Un,
qui est au-delà de l'être, ne pense pas, et à expliquer qu'il existe des modes
très différents de l'acte de penser. À cet égard, il compare l'Un à la lumière,
l'Intellect au soleil et l'Âme à la lune, qui reçoit sa lumière du soleil (24 (V,
6), 4, 16-22) : même lorsqu'elle est intellective, l'âme n'a qu'une
« intelligence d'emprunt » (epaktón noûn), alors que l'Intellect a en lui-
même une intelligence propre, tout en n'étant pas, comme l'Un, pure lumière.
77. L'adjectif « homonyme » est ici pris non pas au sens qu'a couramment ce
mot aujourd'hui en français (désignant des mots phonétiquement identiques,
et de sens différent), mais au sens défini par Aristote, Catégories, I, 1 : sont
dites « homonymes » les choses qui ont en commun le nom, mais qui
diffèrent en réalité.
78. Plotin fait ici référence à l'opposition, d'origine stoïcienne, entre le
langage proféré ou articulé (lógos prophorikós) et le langage intérieur à
l'âme (lógos endiáthetos), qui demeure non exprimé (sur cette opposition
stoïcienne, voir les témoignages de Galien et de Sextus Empiricus cités dans
SVF II, 135 ; mais déjà Platon, Sophiste, 263e, et Aristote, Seconds
Analytiques, I, 10, 76b24). C'est une constante chez Plotin que la
dévalorisation du langage articulé. L'âme n'a besoin de raisonner qu'en
raison de son amoindrissement par rapport à l'Intellect : voir notamment le
traité 27 (IV, 3), 18, 13-22). Inversement, Plotin (avec Platon) fait l'éloge du
silence « plein » de l'âme : « Le discours intérieur que l'âme tient en silence
avec elle-même a reçu le nom spécial de pensée » (Sophiste, 263e). Mais on
voit ici qu'une fois encore Plotin use à ses propres fins de ces concepts
stoïciens pour poser une série ascendante : langage proféré, langage pensé
par l'âme, réalité antérieure à l'âme. Cette primauté de la pensée, intérieure et
ramassée, sur le langage, extérieur et fragmenté, apparaît bien dans le traité
Sur la contemplation (traité 30 (III, 8), 6, 27-29) : « L'âme voit sans paroles
ce qu'elle formule avec des mots. Si l'âme emploie le langage, c'est par
défaut. » On notera la métaphore dévalorisante de l'« interprète »
(hermēneús, ligne 30), par laquelle est désigné le langage dans l'âme, qui ne
sert qu'à exprimer la réalité qui le précède, c'est-à-dire la pensée pure. Les
lignes 27-28 trouvent un écho dans le traité 10 (V, 1) 3, 7-8, la métaphore
employée étant là celle de F « image » (eikṓn) au lieu de celle de
l'« interprète ». Voir sur ce point J.M. Rist, Plotinus, the Road to Reality,
p. 100-101.
79. « Maintenant » traduit la particule de, qui marque ici le passage à un
nouveau développement.
80. L'emploi de ce verbe (zētētéon) permet de rattacher ce traité Sur les
vertus au genre philosophique du zḗtēma, caractéristique de la plupart des
traités de Plotin (autre occurrence de zētētéon : voir, infra, ligne 10).
81. Le kaì de la ligne 3 a une valeur explicative. Il n'est pas exagéré de le
traduire par « autrement dit ».
82. Cette opposition entre l'infinitif présent, passif ou moyen (én tō̂i
kathaíresthai) et l'infinitif parfait passif (én ō̂i kekathárthai), présente un
enjeu important. C'est que le langage de la purification est un langage de
pratiques religieuses qui s'est trouvé très tôt (sans doute dès le Ve siècle
avant J.-C.) transposé dans le discours philosophique, notamment chez
Platon (Phédon, 69b-d, Phèdre, 250b-c) : voir J. Pépin, « L'initié et le
philosophe », p. 106-122, qui cite et commente un remarquable texte de
Théon de Smyrne, Exposé des connaissances mathématiques utiles à la
lecture de Platon (p. 14.18-16, 2 Hiller), montrant qu'il s'est produit dès le
moyen-platonisme une véritable « modélisation de la philosophie en
référence à l'initiation ». Le déroulement des cérémonies d'initiation aux
mystères (on peut penser en particulier à ceux d'Éleusis) comportait
plusieurs étapes, et l'étape initiale était une procédure de purification. Voilà
pourquoi Plotin, dans sa recherche sur la vertu, se demande si la purification
ne représente qu'une étape initiale, indispensable pour conduire à la vertu, ou
bien si elle s'identifie à la possession de la vertu.
83. Première tentative de réponse à la question posée. L'argument présenté
ici s'inscrit dans la pure tradition de la logique aristotélicienne : dans une
perspective téléologique, il y a plus de perfection dans l'action achevée que
dans l'action en cours d'achèvement.
84. Le terme télos (ligne 5, traduit par « achèvement ») est ici employé en un
sens aristotélicien. Mais il faut aussi penser au sens « mystérique » : à partir
de télos (qui signifie le « terme ») sont formés notamment les mots teletḗ
(« cérémonie d'initiation ») et telestikós (« relatif à l'initiation »). Les rites
initiatiques permettent à celui qui s'y soumet d'atteindre le terme, de devenir
parfait en s'approchant le plus possible de la divinité.
85. Cette suppression (aphaíresis allotríou pantós) est déjà bonne, mais elle
n'est pas le Bien. Plotin revient souvent sur l'indispensable suppression des
ajouts extérieurs, voir par exemple dans le traité 1 (I, 6), 7, 4-7 (enlèvement
des vêtements dans les purifications rituelles) ; traité 2 (IV, 7), 10, 10 : « Les
maux sont des concrétions pour l'âme et lui viennent de l'extérieur » (voir,
dans le premier volume, la note 132, p. 138) ; 10, 25-31 : « Il faut examiner
la nature d'une chose en particulier en la considérant à l'état pur, dans la
mesure où ce qui y est ajouté constitue toujours un obstacle à la
connaissance de ce à quoi cela a été ajouté. » On voit que Plotin accorde une
grande valeur préalable à l'aphaíresis, mais la démarche doit se poursuivre,
toujours guidée par la tension de l'âme vers l'Un, et orientée vers l'obtention
par l'âme du bien le plus haut.
86. Il s'agit du bien (tò dè agathón, ligne 6) au sens générique, et non de
l'Un. Cette mention du bien est importante : Plotin veut écarter les doctrines
qui ne parleraient de purification qu'en vue de conduire à des pratiques
purificatrices, afin de les justifier dans toute leur complexité rituelle. Ce
serait une erreur de s'en tenir à ces pratiques, sans avoir le souci de conduire
l'âme jusqu'au véritable bien : tout le propos de Plotin est, au contraire, de
montrer dans ce chapitre 4 que la purification ne doit être conçue que
comme un moyen pour l'âme d'atteindre le véritable bien.
87. Ou « la bonté » : Armstrong traduit « goodness ». Plotin parle ici de la
présence intime et continuelle du Bien dans l'âme, thème développé
notamment à la fin du traité 1 (I, 6), 9.
88. L'exigence de Plotin ne consiste pas à s'engager toujours davantage dans
la voie d'une purification (théorique ou pratique), mais à replacer la
démarche éthique dans le seul cadre qui lui donne sens, celui qui consiste à
penser la relation de l'âme avec le bien.
89. Rappel de la transcendance du Bien, qui seule donne sens à la vertu.
Celle-ci ne saurait consister en l'observance d'un rituel purificatoire qui
risque toujours d'être pris pour une fin en lui-même.
90. Plotin souligne ainsi que, du fait de sa nature négative et de la
suppression en quoi elle consiste, la purification n'est qu'un moyen, qui, pour
être raisonnable, renvoie à l'état qui en résulte (kataleipómenon) comme à un
bien.
91. L'adjectif agathoeidḗs vient de Platon, République, VI, 509a3, qui
l'emploie pour qualifier dans le monde intelligible la science et la vérité,
comme dans le monde sensible la lumière et la vue sont dites « conformes au
soleil » (hēlioeidē̂). Chez Plotin, agathoeidē̂s qualifie, aux différents degrés
de l'échelle ontologique, les réalités qui conservent une forme du Bien (et
qui, pour cette raison, sont capables de faire retour vers le Bien), qu'il
s'agisse de l'Intellect (traité 38 (VI, 7), 21, 4-6) ou de l'Âme (traité 54 (I, 7),
2, 7).
92. Il s'agit toujours de la particule ḕ (affirmation atténuée à l'initiale de
phrase).
93. Cette ambiguïté est caractéristique des âmes humaines, qui, à la
différence de l'âme de l'univers, ne demeurent pas toujours dans la région
supérieure, mais doivent administrer une portion limitée de la matière et
veiller sur un corps qui exige toute leur attention : voir le traité 27 (IV, 3), 4,
24-27.
94. La métaphore de la parenté remonte à Platon : voir notamment
République, X, 611e2 (parenté de l'âme avec le divin) ; Phédon, 79c-d ;
Timée, 44d et 90a. Elle est fréquente chez Plotin : voir notamment le traité 1
(I, 6), 2, 8-9 (et, dans le premier volume, p. 84, note 21) ; ibid. chapitre 6,
ligne 15 ; traité 33 (II, 9), 16, 13.
95. Comme dans les rituels des mystères, la purification philosophique ne
représente qu'une étape initiale, destinée à rendre possible l'étape ultérieure,
qui pour Plotin est celle de l'union de l'âme avec le Bien.
96. La condition de l'union de l'âme au Bien, c'est le retournement, parfois
aussi appelé « conversion » de l'âme, c'est-à-dire le mouvement par lequel
celle-ci parvient à surmonter son ambivalence constitutive et cesse de
s'intéresser aux fausses réalités qui valent moins qu'elle, pour se tourner
uniquement vers ce qui la dépasse et d'où elle tire sa véritable origine. Ce
mouvement par lequel une réalité fait retour en direction de son principe
n'existe pas seulement au niveau de l'âme, il se rencontre chez Plotin à tous
les niveaux de réalité, de la matière jusqu'à l'Intellect : voir P. Aubin, Le
Problème de la conversion, p. 161-179, et P. Hadot, « Conversio ».
97. Sur cette question, qui met enjeu non seulement l'ordre de succession,
mais aussi la définition de chacune des étapes (purification, retournement),
voir É. Bréhier, « Aretaì kathárseis », p. 241.
98. Voir, supra, note 92.
99. Valeur du parfait epéstraptai : l'âme a accompli son retournement et
n'aura plus à le faire après la purification. Plotin veut dire ici que la
purification, loin d'être un avatar extérieur à l'âme (lié, par exemple, à
l'observance d'un certain rituel), constitue pour elle une véritable
transformation. Par la purification, l'âme se sépare de ce qui n'est pas elle,
abandonne ce qui lui est extérieur. Ainsi la purification agit-elle réellement
sur l'âme en l'orientant vers le Bien. La démarche prescrite par Plotin
comporte donc trois phases : le retournement, la purification, puis l'union au
Bien. Mais les deux premières phases se réalisent simultanément.
100. Cette insistance de Plotin sur la contemplation n'est pas pour surprendre
chez un philosophe qui se réclame de Platon. Il faut aussi rappeler que dans
les cérémonies d'Éleusis, l'étape ultime, appelée « époptie » (epopteía),
consistait en la vision de spectacles sacrés (notamment lors de la
présentation rituelle d'effigies divines par les prêtres appelés hiérophantes).
101. À propos de la vision, la doctrine de Plotin repose largement sur des
vues héritées de Platon (Timée, 45b-47e, Ménon, 76d ; République, VI,
508b3, 509a2) : ce qui rend possible la vision est une parenté qui existe entre
l'œil et la lumière (traité 12 (II, 4), 5, 10, puis encore les toutes premières
lignes du traité 38 (VI, 7)), car l'œil est phōtoeidḗs, c'est-à-dire qu'il contient
lui-même une lumière. La vision ne peut se produire que si la lumière de
l'œil rencontre celle qui est émise par l'objet vu (voir Ferwerda, op. cit.,
p. 127). Ainsi l'œil devient semblable à l'objet qu'il voit ; ainsi, dans le
traité 1 (I, 6), 9, 29-32 : « Celui qui voit doit s'être rendu apparenté et
semblable à ce qui est vu, pour parvenir à la contemplation. Assurément,
jamais l'œil ne verrait le soleil sans être devenu de la même nature que le
soleil, et l'âme ne pourrait voir le beau sans être devenue belle. » Il faut
signaler que deux traités de Plotin traitent de la vision : l'un (traité 29 (IV, 5))
discute du phénomène de la vision parmi les difficultés relatives à l'âme,
l'autre (traité 35 (II, 8)) est une discussion scolaire sur un problème
particulier (Comment se fait-il que les objets vus de loin paraissent petits ?).
102. Thème platonicien de la réminiscence : voir par exemple Phèdre, 249e-
250a, et les remarques du traité 6 (IV, 8), 4, 40.
103. Ces empreintes (túpous) laissées dans l'âme par l'Intellect sont des idées
sans énergie (ouk energoûnta) ni clarté (aphṓtista) qui, pour être ranimées,
doivent être placées « sous l'irradiation de leurs exemplaires » (J. Trouillard,
La Purification plotinienne, p. 187).
104. La conversion de l'âme vers l'Intellect a pour effet de réactiver la
parenté entre l'âme et les réalités intelligibles, elle « ne diffère plus alors
d'une exposition à la lumière intellectuelle » (de nouveau, J. Trouillard,
ibid.) ; voir aussi P. Aubin, Le Problème de la conversion, p. 167-168.
105. L'activité de l'âme qui connaît, à partir de notions (lógoi) existant en
elle, lui permet de ne plus faire qu'un avec l'objet qu'elle connaît ; c'est ce
qu'expliqué le traité 30 (III, 8), 6, 19-21 : « Il ne faut pas que la raison reste
extérieure, mais qu'elle soit unie à l'âme de celui qui apprend, jusqu'à
l'assimilation complète. »
106. La question porte sur l'extension du mouvement de purification : par là
se trouve réintroduite la réflexion sur les limites du possible dans le
processus qui conduit l'âme à devenir semblable au divin. Rappelons que
Platon, dans le Théétète, 176b, parlait de « devenir semblable au divin dans
la mesure du possible (katà tò dunatón) ».
107. Il ne s'agit plus seulement pour Plotin d'une assimilation, mais bien
d'une identification (tautótēs) avec le principe divin : il demandait, au
départ, en quel sens nous pouvons devenir semblables au divin (exégèse de
Théétète, 176b) ; il s'agit maintenant, en raison du rôle désormais dévolu à la
« purification » (exégèse du Phédon, 69b-c), de devenir divins. Employé
plusieurs fois par Plotin, le terme tautótēs se trouve déjà chez Aristote, par
exemple dans l'Éthique à Nicomaque, VIII, 14, 1161b31.
108. H.-S. voit une anacoluthe dans cet endroit de la phrase. On a souvent
pensé qu'il fallait suppléer un verbe signifiant « supprimer » (avec pour objet
thumòn kaì epithumían kaì tâlla pánta). En raison de la suite du chapitre, qui
décrit de façon concrète l'état de l'âme en train de se purifier, il faut plutôt
sous-entendre l'infinitif khōrízein (voir la traduction d'Armstrong) en lui
donnant pour sujet « l'âme » (et non « la purification », comme le fait
Armstrong).
109. Thumón (ligne 3) désigne ici, comme chez Platon (République, IV,
440c et Cratyle, 419d), la faculté de l'âme qui est le siège des passions et des
sentiments comme l'agressivité, l'élan passionnel tourné vers (ou contre) un
objet. Plotin a consacré toute une recherche (zétēma) à la partie irascible de
l'âme dans un long développement du traité 28 (IV, 4) : c'est l'ensemble du
chapitre 28 qui explique l'origine de ses mouvements et notamment
l'agitation du corps dans la passion.
110. Cette tournure affirmative est destinée à traduire mèn dḕ (ligne 5), mais
à cette affirmation un peu catégorique s'oppose très vite un « sans doute »
(ísōs) qui montre que Plotin est éloigné, en la matière, de tout dogmatisme.
111. Sunágousan (ligne 6) : syntaxe difficile, où l'on ne peut guère éviter de
traduire un participe par un indicatif. La phrase se déroule en une succession
de plusieurs participes à l'accusatif (sunágousan (1. 6), ékhousan (1. 7),
poiouménēn (1. 8), aphairoûsan (1. 10), phérousan (1. 10-11), titheîsan (1.
11), en sous-entendant bien évidemment tē̂n psukhḗn ; cette construction se
prolonge, à la phrase suivante, avec les deux participes aphairoûsan (1. 12)
et sunorgizoménēn (1. 13). Peut-être faut-il voir dans ces participes à
l'accusatif des compléments de zēteîn (1. 3) : en ce cas, il n'y aurait pas
d'anacoluthe (contre H.-S.), et pas de verbe sous-entendu dans la phrase
toûto dé… épì póson dúnaton (1. 2-5).
112. Les différents « lieux » de l'âme dont parle ici Plotin sont ses facultés
dont Platon décrit longuement, pour l'espèce mortelle, la localisation en
certains points du corps déterminés : voir Timée, 69b-76e.]
113. L'adverbe mḕ (ligne 7) montre qu'il s'agit ici d'une affirmation beaucoup
plus assurée que celle de la ligne précédente (isōs mḕn…).
114. Il est difficile de ne pas insérer à cet endroit de la traduction ces cinq
mots, parce que la construction de la phrase se modifie ici (ligne 14-15).
Alors qu'on avait, jusque-là, une succession de participes, on se trouve ici en
présence de deux verbes à l'infinitif (eînai, ligne 14, puis ligne 15). Ces
infinitifs ne peuvent s'expliquer que si l'on suppose une proposition
principale du genre de « l'âme sait que… ».
115. Tò aproaíreton (ligne 14) : ce terme, qui désigne chez Plotin tout ce qui
peut survenir dans l'âme sans le concours de la « volonté » (prohairésis),
représente un développement secondaire, formé à partir de la réflexion
éthique stoïcienne. Pour le stoïcisme (mais en ce domaine, on connaît
surtout celui de l'époque impériale), la proairésis est une fonction de l'âme
qui permet de prendre position par des jugements distinctifs ou appréciatifs
portés sur des représentations : à ce titre, elle est un principe essentiel de
l'action morale (voir, dans le premier volume, la note 42, p. 130-131). Sur le
rôle de cette notion chez Épictète, voir A.J. Voelke, L'Idée de volonté dans le
stoïcisme, p. 142-160).
116. Par cette formule d'exclusion, Plotin indique ici ce qu'il conçoit comme
les limites du véritable moi.
117. Exemple de páthos pouvant conduire à l'action : Plotin envisage ici le
cas où la crainte peut servir à avertir d'un danger, permettant ainsi à qui
l'éprouve de s'en garder.
118. Le terme épithumía désigne, pour Plotin comme pour Platon, tous les
désirs du ventre : le manger, le boire, les aphrodisia. Sur la partie de l'âme
qui désire le manger et le boire (epithumētikón), et sur l'endroit du corps
humain où elle a été établie par le démiurge, voir Platon, Timée, 69d-70a.
119. Pour une illustration de la réprobation de Plotin à l'égard des amours
dits « contre-nature », voir l'anecdote rapportée dans la Vie de Plotin, 15, 1-
17.
120. Difficulté textuelle. Le mouvement involontaire (aproaíréton) se
rapporte au désir, non aux plaisirs : il faut donc lire ici ékhousan [scil.
épithumían, ligne 17] (avec H.-S.), contre les manuscrits des Ennéades (qui
donnent ekhousō̂n [scil. aphrodisíōn]).
121. Les manuscrits donnent à lire ici, ligne 20, protupoûs (« spontanée ») et
non prepetoûs (« précipitée », « incontrôlée » : leçon proposée d'après
Porphyre, Sentence 32, p. 34.9 Lamberz, et Marinus, Proclus ou le bonheur,
chapitre 20). Sur ce problème textuel, voir H. R. Schwyzer, « Sieben hápax
eirēména bei Plotin », Museum Helveticum 20, 1963, p. 190. Voir aussi la
note 1 de Saffrey-Segonds, p. 25 (reportée p. 137) dans Marinus, Proclus ou
Sur le bonheur, Paris, Les Belles Lettres, 2001. La position de Plotin à
l'égard des aphrodisia semble être la suivante : 1°) Règle générale : l'âme
n'admet le désir (epithumía) qu'en vue de la détente du corps, elle ne lui fait
pas place elle-même (ouk autḗ : ligne 18) : à cet égard, il en va des
aphrodisia tout comme du manger et du boire. 2°) Restriction à cette règle :
s'il arrive cependant que l'âme éprouve ce désir des plaisirs amoureux pour
elle-même, il s'agira des plaisirs amoureux « naturels ». 3°) Nouvelle règle
générale : l'âme n'éprouvera pas non plus de désir comportant le mouvement
involontaire (tò aproaíreton). 4°) Restriction à cette règle : si du moins
l'aproaíreton est parfois admis, c'est parce que ce mouvement involontaire se
produit avec l'imagination (metà phantasías), et c'est en raison du caractère
spontané (protupoûs) de l'imagination que l'impulsion involontaire (tò
aproaíreton) trouve droit de cité.
122. Plotin met ici en discussion le passage du Timée, 69b-72c, dans lequel
Platon décrit en détail la localisation des diverses parties de l'âme en
différents endroits du corps. Par les mots pántōn toútōn (ligne 21) sont
désignés tous les mouvements passionnels dont la partie irrationnelle de
l'âme peut être agitée dès lors qu'elle n'est pas séparée du corps, mais qu'elle
compatit avec lui.
123. Le mot « voisinage » sert à décrire métaphoriquement la relation entre
la partie intellective et la partie irrationnelle de l'âme. Cette relation, à ce
stade, ne comporte pas de conflit (voir 5, 27-28). Sur cette métaphore du
voisinage, voir R. Ferwerda, op. cit., p. 169, note 3.
124. « Retenu par la honte » traduit aidoúmenos (ligne 26) : il s'agit ici d'une
honte préventive, sorte particulière de respect qui nous retient de commettre
de mauvaises actions. Ce sentiment est à distinguer de la honte éprouvée
pour une mauvaise action effectivement commise : sur la différence entre
ces deux sortes de honte, voir SVF III, § 416. Selon les stoïciens, la honte est
le signe que nous savons que la rectitude morale est le seul bien : voir
Diogène Laërce VII, 127 (« Long-Sedley » II, p. 464-465).
125. Pour signifier cette absence de conflit dans l'âme, Plotin s'en tient ici à
la bipartition entre la partie rationnelle et la partie irrationnelle de l'âme,
fréquente chez Aristote : voir par exemple Éthique à Nicomaque, I, 13,
1102a29. Ici apparaît bien l'inversion du sens de la morale classique : la
vertu pour Plotin ne consiste pas à établir une emprise, une domination du
supérieur sur l'inférieur, elle est tout entière dans le retour à l'Intellect, et
donc dans la résorption graduelle de l'inférieur dans le supérieur, de l'humain
et du démonique dans le divin.
126. La faute est toujours liée pour Plotin à un état complexe de l'âme :
« Les maux ne se produisent que si nous sommes vaincus par la partie la
plus mauvaise de l'être multiple que nous sommes, qu'il s'agisse du désir, de
la colère ou d'une image mauvaise » (traité 53 (I, 1), 9, 6-8). Mais l'âme ne
peut commettre de faute si elle est simple : voir traité 53 (I, 1), 12, 6-7. Voir
J. Trouillard, « L'impeccabilité de l'esprit selon Plotin », p. 19.
127. Pour une définition du terme katórthōsis (ligne 2), voir Cicéron, De
finibus, 3, 14 ; le terme doit être distingué de celui de katorthōma (voir
Cicéron, De finibus, 3, 7 ; De officiis, 1, 3 ; Sextus Empiricus, Contre les
savants, 9, 16). Ces deux termes appartiennent à la terminologie éthique des
stoïciens.
128. Voir les dernières lignes du traité (chapitre 7, ligne 27-28) : « C'est aux
dieux, et non aux hommes de bien, qu'il faut devenir semblables. »
129. Sur l'aspect démonique de la vie de l'âme, voir le traité 15 (III, 4), Sur
le démon qui nous a reçus en partage. La notion de démon y fait figure de
concept flexible.
130. Même parvenu à ce niveau, l'homme est encore double, car il y a en lui,
fondamentalement, un être essentiel et un être adventice, comme le dit le
traité 22 (VI, 4), 16, 16-31 : « Mais nous, qui sommes-nous ? […] – Eh bien,
même avant d'être engendrés dans cette génération, nous existions là-bas,
étant d'autres hommes et certains étant aussi des dieux, étant des âmes pures
et un intellect uni à la réalité entière, étant des parties de l'intelligible qui
n'étaient pas limitées ni séparées, mais appartenant à l'ensemble, car nous ne
sommes pas même séparés maintenant. Mais maintenant, en effet, un autre
homme, s'il désire exister, s'avance vers cet homme-là, et lorsqu'il nous
découvre – car nous n'étions pas extérieur à l'univers –, il s'enroule lui-même
autour de nous et il s'ajoute lui-même à cet homme-là, […] et nous sommes
devenus un ensemble de deux hommes, et non pas celui des deux que nous
étions en premier ; et quelquefois nous nous ajoutons celui qui vient en
second, lorsque ce premier est inactif et, d'une autre manière, n'est pas
présent. » L'idée était répandue dès l'époque du moyen-platonisme : voir
ainsi Plutarque, De la vertu morale, 3, 441d : « Chacun de nous est un être
double et composite. »
131. Qu'il y ait à ce stade deux vertus tient à l'état intermédiaire où se trouve
maintenant l'âme : elle s'est détachée du corps autant que cela lui est
possible, mais il se produit encore en elle des mouvements involontaires.
Plotin décrit cet état dans le traité 11 (V, 2), 2, 21-24 : « … si, en avançant
en-haut, elle [l'âme] s'arrête à mi-chemin, avant d'être parvenue au point le
plus haut, elle a une vie intermédiaire (méson ékhei bíon) et s'arrête dans sa
partie correspondante ».
132. théòs mónon (ligne 6) : la vertu correspond à un idéal de simplification.
Voir traité 9 (VI, 9), 8, 4-9, où le mouvement de l'âme est apparenté au
mouvement circulaire : l'âme qui se porte vers le centre comme vers son
origine est un dieu. Il est vrai que seules les âmes des dieux se portent
continuellement vers le centre, mais toutes les âmes devraient se porter vers
lui : « ce sont des dieux, précisément parce qu'ils se portent vers lui ».
133. Allusion au cortège des dieux tel que le décrit Platon dans le mythe
final du Phèdre, 246e3 : le premier dieu est « Zeus, l'illustre chef de file ».
134. Identité de l'âme avec le divin qui est son lieu d'origine. Voir traité 22
(VI, 4), 14.
135. Autrement dit : s'il peut prendre la forme sous laquelle il est venu, c'est-
à-dire monté sur un char comme dans le Phèdre.
136. Le terme sunoikízesthai (« habiter avec ») est rare chez Plotin (un seul
emploi, d'après Sleeman-Pollet). L'image est empruntée à la cohabitation
maritale imposée (par exemple, Platon, République, VIII, 546d).
137. L'assimilation fonctionne ici en mode interne, puisque c'est la partie
supérieure de l'âme qui rend semblable à elle-même la partie inférieure.
138. Ces deux termes (sophía mèn kai phrónēsis) sont associés pour une
raison qui apparaît clairement à la fin du traité 20 (I, 3), 6, 10-14 : la
« réflexion » (phrónēsis) se distingue des autres vertus parce qu'« elle est
une sorte de raisonnement supérieur qui se rapporte davantage à
l'universel » ; elle a un lien particulier à la dialectique et à la sagesse, parce
qu'elle reçoit d'elles « les règles absolument universelles et sans matière
qu'elle utilise » : voir P. Plass, « Plotinus' ethical theory », p. 1.
139. Alors qu'il existe toujours une distance entre l'âme sage et réfléchie qui
contemple et les réalités contemplées, c'est par un contact immédiat que
l'Intellect possède ces réalités. Plusieurs textes opposent nettement le
« toucher ineffable et inintelligent » à la pensée : voir les traités 49 (V, 3),
10, 42-44 ; 1 (I, 1), 9, 12-14. Voir aussi l'intéressante explication allégorique
que donne Plotin de l'expression homérique « Minos, le familier de Zeus »
(Odyssée, XIX, 178) : il est nommé ainsi parce qu'il avait été « fécondé pour
légiférer par le contact divin » (traité 9 (VI, 9), 7, 25).
140. On a là une définition « génétique » de la vertu, énonçant ce qu'elle est
par son origine. Il arrive à Plotin de la considérer ainsi par le haut, mais il
rappelle alors que « la vertu n'est pas le premier bien, elle n'est un bien que
par sa ressemblance et sa participation au premier bien » (traité 51 (I, 8), 8,
39). Venue du principe qui la dépasse, la vertu est non seulement un bien
pour l'âme, mais elle est véritablement le bien de l'âme, selon une loi
générale que Plotin formule ainsi dans le traité 38 (VI, 7), 25, 24-25 : « pour
la matière, le bien, c'est la forme, qui produit ordre et régularité ; pour le
corps, le bien, c'est l'âme, qui produit la vie ; pour l'âme, le bien, c'est la
vertu, qui produit la pensée et le bonheur ».
141. L'origine conceptuelle du terme autodikaoisúnê est platonicienne : voir
République, V, 472c4-5, où Socrate cherche un modèle de la justice pour
démontrer la réalité de l'idée du juste ; voir aussi Phèdre, 247d7 : « l'âme qui
se soucie de recevoir l'aliment qui lui convient […] contemple la justice en
soi, contemple la sagesse (sôphrosúnēn), contemple un savoir qui échappe
au devenir et à la diversité ». Ici, c'est bien évidemment dans une perspective
platonicienne qu'il faut entendre ces « modèles de vertus », que Porphyre,
Sentence 32, appellera « vertus paradigmatiques » (p. 28, 6-29, 7).
142. « Mais… » traduit la particule dé, qui introduit une objection fictive.
143. Reprise de la définition donnée plus haut (chapitre 1, lignes 19-20).
144. C'est-à-dire « sans parties », un être qui ne connaît donc pas la pluralité.
145. hōsté kaì tē̂i psukhē̂i… (ligne 23-27) : dans ces lignes de conclusion du
chapitre 6, Plotin décrit les « vertus de l'âme purifiée », qui consistent
fondamentalement en une contemplation de l'Intellect selon des modalités
diverses, qui varient selon chacune des quatre vertus principales. Elles
correspondent au troisième des quatre degrés que distinguera Porphyre dans
la Sentence 32, et aux virtutes animi iam purgati pareillement tirées de
Plotin par Macrobe, Commentaire sur le Songe de Scipion, I, 8.
146. Plotin reprend ici, sans la discuter, l'idée d'« implication mutuelle des
vertus » (antakolouthía tō̂n aretō̂n), qui constituait l'un des points essentiels
de la doctrine stoïcienne des vertus. Pour les stoïciens, en effet, la vertu du
sage, identique à la vertu divine, est une et indivisible, et par conséquent
« celui qui possède une vertu les possède toutes » : voir Diogène Laërce VII,
125 ( = SVF III, 295) et Plutarque, Contradictions des Stoïciens, 27, 1046e
( = SVF III, 299). Sur cette doctrine, voir les témoignages recueillis dans les
SVF III, 295-304. L'une des conséquences de cette doctrine a été de
permettre le lien, et même la coexistence chez un même individu de vertus
opposées, qui peuvent prendre des formes différentes selon les
circonstances : voir sur ce sujet P. Hadot, éd. de Marc Aurèle, Écrits pour
lui-même (Paris, Les Belles Lettres, 1998), Notice, p. CLVI-CLXVIII. Le
devenir de cette notion dans le système porphyrien des vertus a été analysé
par I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin : Hiéroclès et
Simplicius, p. 152-156.
147. Il s'agit des modèles intelligibles des vertus, qui ne sont pas eux-mêmes
des vertus (puisque les vertus sont propres à l'âme), mais qui reçoivent le
même nom que les vertus dont ils sont les modèles. Ces modèles recevront
le nom de vertus « paradigmatiques » et formeront une classe de vertus
indépendante dans le néoplatonisme postérieur (cela dès Porphyre, Sentence
32, p. 28, 6 Lamberz).
148. Reprise de l'idée exprimée supra, 6, 25.
149. « Fonction » traduit ergon (le mot « acte » étant réservé pour traduire
énérgeía).
150. Dans les définitions de ces vertus qui se situent au niveau de l'intellect,
il est difficile à Plotin d'éviter la tautologie.
151. « Immatérialité » traduit le mot aülótēs, qui est un hapax. Problème
textuel : lire aülótēs à la ligne 5 (leçon des manuscrits) et non tautótes (leçon
suggérée par le texte de Porphyre (p. 29, 6 Lamberz) et celui de Macrobe,
Commentaire sur le Songe de Scipion, I, 8, 10 [quod semper idem est]). Sur
ce problème, voir P. Henry, « Un hapax legomenon de Plotin » : « Restituer
aülótēs à Plotin, c'est accroître son vocabulaire d'un terme intéressant,
intéressant surtout par le contexte où il figure. Le courage y apparaît comme
la vertu la plus éloignée de l'action, comme un attribut éthéré,
l'immatérialité » (p. 484).
152. On pourrait dire que l'âme a des vertus, tandis que l'Intellect est ses
propres vertus.
153. Allusion aux réflexions développées dans le chapitre 4 : on retrouve ici
la conception unitaire de la vertu-purification. C'est en raison du rôle qu'il
accorde à la purification que Plotin a pu admettre sans la discuter l'idée
stoïcienne d'enchaînement réciproque des vertus. Dans une perspective
platonicienne, le processus de purification représente le caractère
fondamental et donc le lien unificateur entre les vertus : comme il constitue
pour l'âme la voie unique d'accès à la vertu, il ne peut manquer de donner le
moyen de se réaliser à toutes les vertus s'il l'a donné à une seule. Ainsi, il est
inconcevable qu'en un même homme certaines vertus demeurent au stade de
« vertus civiques » tandis que d'autres seraient arrivées au stade de la vertu-
purification.
154. Sur l'idée de l'implication de l'inférieur dans le supérieur, voir
R. Brague, Le Restant. Supplément aux commentaires du Ménon de Platon,
p. 85-106.
155. « Dans ses traits essentiels » traduit proēgoúmenos (lignes 12-13) : ce
terme caractérise le discours tenu par Plotin, et non la vie du sage.
156. Le terme de spoudaîos est, avec sophós, l'une des principales
désignations du « sage » dans la terminologie éthique des stoïciens
(références très nombreuses dans SVF ; voir aussi P. Aubenque, La Prudence
chez Aristote, p. 45 et note 1), et surtout 30 (III, 8), 6, 37-40 : « le sage,
désormais plein de raison, manifeste à autrui ce qui vient de lui-même ; mais
par rapport à lui-même il n'est que vision. Car il est désormais tourné vers
l'Un et vers le calme qui n'est pas seulement celui des choses extérieures,
mais qui consiste en une relation avec soi-même, et toutes choses sont en
lui ». Sur cet idéal du spoudaîos chez Plotin, voir l'ouvrage de
A. Schniewind, L'Éthique dans l'œuvre de Plotin : le paradigme du
« spoudaios », Paris, Vrin, 2003.
157. La « réflexion » (phrónēsis) occupe, parmi les quatre vertus principales,
un statut particulier, puisque c'est elle qui reçoit les règles de la dialectique :
voir, supra, la note 138.
158. Peristatikō̂s (ligne 21) : « selon les circonstances ». Ce mot fait
référence à un aspect de la doctrine stoïcienne des devoirs, rapporté par
Diogène Laërce II, 109 : parmi les devoirs, il en est certains qui le sont
indépendamment des circonstances, d'autres qui ne le sont qu'en fonction des
circonstances ( = SVF III, 496). De nombreux emplois de l'adverbe
peristatikō̂s, qui n'est pas attesté avant Origène, sont signalés dans la riche
note de Saffrey-Segonds dans Marinus, op. cit., p. 136, note 8.
159. Il s'agit du khōrízein apò sṓmatos de 5, 4-5.
160. Voir, supra, les notes 6 puis 106.
161. Voir, supra, chapitre 1, ligne 25 (et la note 28 sur phḗmē).
162. Mener la vie des dieux : l'expression de cet idéal se rencontre dans
diverses écoles philosophiques de la Grèce (notamment chez les épicuriens,
mais aussi chez les cyniques : voir J. Moles, « Le cosmopolitisme cynique »,
dans Le Cynisme ancien et ses prolongements, éd. par M.-O. Goulet-Cazé,
Paris, PUF, 1993, p. 259-280).
163. Les deux sortes d'assimilation distinguées au début du chapitre 2 (4-10)
permettent donc l'une et l'autre de réaliser l'idéal exprimé au début du traité
avec la référence au Théétète, 176b : mais l'une s'en tient à un niveau
inférieur (devenir semblable aux hommes de bien, qui offrent une image du
divin, c'est déjà aller vers le divin), tandis que l'autre tend au niveau le plus
élevé (devenir semblable au modèle).
TRAITÉ 20 (I, 3)
Sur la dialectique
Présentation et traduction
par
Jean-Michel CHARRUE
NOTICE
Le traité Sur la dialectique est la suite du traité 19 (I, 2) Sur les vertus.
Porphyre, qui explique qu'ils furent rédigés successivement par Plotin, avait
du reste choisi de les publier ensemble dans la première Ennéade. Alors que
le traité 19 (I, 2) s'achève sur la nécessité de s'élever vers le divin et
notamment de dépasser l'acquisition des vertus civiques, le traité 20 (I, 3)
décrit le moyen de cette ascension qui doit permettre « l'assimilation au
dieu, dans la mesure du possible ». La dialectique est définie ainsi comme
une méthode, mais comme une méthode de purification éthique : elle est
conçue par Plotin comme la discipline à laquelle l'âme doit s'astreindre afin
d'accéder au bien. Que la définition de la dialectique soit ainsi
immédiatement ordonnée à l'acquisition des vertus et à la purification ne va
certes pas de soi pour qui, lisant Platon, a pris l'habitude de la connaître
davantage comme une méthode de recherche et de définition. Lorsque
Platon dit des philosophes qu'il faut les nommer « dialecticiens », c'est
parce que la dialektikḗ est cette science et cette technique qui, au travers de
l'entretien dialogué, permet à qui la possède de connaître « ce qui est » et
non pas simplement ce qui devient (comme l'explique notamment le
livre VII de la République). La dialectique est ainsi, selon Platon, la
méthode discursive appropriée à la recherche et à la définition de la réalité.
Elle a des outils privilégiés, parmi lesquels figurent la méthode de division
ou encore l'usage de paradigmes (dont le Politique, cette fois, offre des
exemples de mise en œuvre), et sa vocation, dans les dialogues platoniciens,
n'est ni immédiatement ni exclusivement éthique. En lui réservant pour
fonction d'accomplir la purification et la remontée vers le divin, Plotin ne
dénature toutefois pas l'usage que Platon pouvait faire de la science qu'il
tenait pour véritable ; il soumet plutôt la définition de la dialectique à la
manière dont il interprète, dans son ensemble, la doctrine platonicienne.
Dans la mesure en effet où l'intelligible est un niveau de réalité distinct du
sensible et supérieur à lui, et dans la mesure encore où l'âme ne peut
atteindre la perfection dont elle est capable qu'en retrouvant le plus
intimement possible le principe dont elle est issue, l'Intellect, la condition
nécessaire de cette « remontée » devient la connaissance de l'Intellect.
Avant même d'envisager la perception du principe ultime dont l'intelligible
est issu, c'est-à-dire avant même que de s'unir à l'Un, l'âme doit ainsi
découvrir l'intelligible, à l'aide des puissances qui sont les siennes. La
faculté qui lui est propre et qui lui permet de concevoir l'intelligible est la
pensée discursive, la raison, de sorte que l'usage le plus éminent et le plus
entier de cette faculté, cela même que Platon appelle « dialectique » devient
le moyen approprié de la remontée de l'âme. Non pas de l'accès au principe
de l'intelligible, qui exige pour sa part une forme de perception intuitive
encore supérieure à ce dont la rationalité discursive est capable, mais
simplement de la remontée, dont Plotin prend soin de préciser qu'elle est
indispensable chez ces hommes partiellement éveillés que sont les
« musiciens » (les hommes cultivés) ou les amants, et parfois nécessaire
chez les philosophes.
La dialectique platonicienne que décrivent les trois premiers chapitres du
traité doit ainsi élever l'âme à la saisie de l'intelligible et la guider, au-delà
de l'être intelligible, à l'union avec le Bien. Afin de nourrir la description de
cette méthode d'ascension, Plotin s'en remet à l'autorité du Banquet et plus
encore du Phèdre. Car c'est bien d'abord vers le mythe de l'attelage ailé du
Phèdre que Plotin se tourne, et plus particulièrement vers la phrase de
Platon qui enseigne que « l'âme qui a eu la vision la plus riche ira
s'implanter dans une semence qui produira un homme qui sera destiné à
devenir un philosophe, quelqu'un qui aspire au beau, c'est-à-dire un
musicien, et un amant » (Phèdre, 248d). Cette phrase vient au terme du
mythe qui relate la destinée des âmes (246d-249d). Leur existence obéit à
des cycles de dix mille ans : séparées des corps pendant une première
période de mille ans, les âmes accompagnent les dieux et les démons dans
une ascension qui les conduit, au-delà du monde, jusqu'à la contemplation
des réalités intelligibles. Les neuf autres millénaires durant, les âmes
animent successivement les corps d'êtres vivants dont la nature change
selon la valeur de la vie précédente : meilleure a été la conduite d'une âme,
meilleur sera l'être vivant qu'elle animera lors de sa prochaine vie. Et c'est
bien selon sa valeur que l'âme parvient à rejoindre et à suivre, au terme du
cycle de ses « incorporations », le cortège divin qui monte vers la réalité
intelligible. Faute d'avoir su ordonner leurs facultés, certaines âmes ne
parviennent qu'à apercevoir les intelligibles, d'autres s'en montrent
incapables, quand quelques-unes seulement, les meilleures, parviennent au
terme de l'ascension. Ces dernières restent alors au sommet du monde avant
que d'être attachées à des corps célestes, quand les autres déchoient sur
Terre pour y animer, à la première génération, des vivants humains puis
tous les autres vivants. Là encore, c'est selon le degré de contemplation des
intelligibles qu'elle aura atteint que l'âme rejoindra le corps de tel ou tel
type d'homme : la meilleure des âmes terrestres animera ainsi un
philosophe, un musicien ou un amant. Et c'est bien en eux que l'âme, cette
vie durant, montrera une aptitude à retrouver l'intelligible jadis contemplé :
percevant la beauté dans les sons et les figures sensibles, ces hommes sont
capables de remonter jusqu'à leur cause, le Beau lui-même, à la faveur de
l'ascension décrite dans le Banquet et le Phèdre. Et le philosophe est celui
qui parachève cette remontée pour atteindre ce que les livres VI et VII de la
République, cette fois, désignent comme le principe de toutes choses : le
Bien.
Plotin trouve dans le récit platonicien les termes et les figures de son
analyse de la dialectique. Celle-ci est donc bien le moyen d'une ascension
dont Plotin précise qu'elle comporte des étapes. C'est à cet effet qu'il
distingue entre eux les trois personnages que Platon avait choisi d'associer :
le musicien, l'amant et le philosophe ne sont plus un seul et même homme,
mais bien trois degrés distincts de l'ascension intelligible. C'est l'objet des
trois premiers chapitres que de les décrire successivement.
Comme l'explique ensuite le chapitre 4, la dialectique ascendante qui
vient d'être décrite doit être distinguée de ce que le terme « dialectique » a
pu désigner dans les différentes écoles philosophiques. C'est qu'en effet on
nomme couramment « dialectique » une méthode d'analyse dont les objets
sont les propositions relatives, par exemple, au bien et à son contraire, ou
encore à ce qui est éternel ou ne l'est pas. Cette dialectique a pour
instrument et pour objet le langage, et elle correspond à ce qu'Aristote et les
stoïciens ont élaboré sous le nom de « logique ». Mais selon Plotin, il faut à
tout prix se garder de confondre la dialectique véritable avec la logique qui,
toute nécessaire qu'elle soit, ne saurait être qu'un préalable à l'ascension. Un
préalable qui est parfaitement nécessaire, et que Plotin pratique lui-même
dans le traité 44 (VI, 3), mais qui ne peut être appliqué qu'aux choses
sensibles. Aussi faut-il se garder d'identifier à la dialectique véritable cette
dialectique qui reste verbale et qu'on qualifie parfois de « descendante »
pour mieux la distinguer de l'ascension décrite par Platon. Le chapitre 5
apporte à cette distinction des arguments d'ordre théorique, lorsque Plotin
associe la dialectique véritable, qui a pour but la contemplation, à l'activité
de l'intellect, alors qu'il minore la valeur de la discursitivé que met en œuvre
la dialectique qui, s'intéressant au sensible, reste pour sa part le fait de
l'activité rationnelle de l'âme.
Le dernier chapitre du traité est d'interprétation difficile, et certains
commentateurs ont voulu en attribuer la paternité à Porphyre. Mais
l'argument peut en être compris à partir de ce qui précède : il s'agit pour
Plotin d'exposer le lien qui existe entre la dialectique platonicienne qu'il
vient de définir et les autres parties de la philosophie, en l'occurrence la
physique et l'éthique. En affirmant que la dialectique est la plus précieuse
de toutes les parties de la philosophie, Plotin ne cherche pas à remettre à
leur juste place la physique et l'éthique, puisque la dialectique les embrasse,
mais bien plutôt la logique dont il vient de la distinguer. Il s'agit ainsi et de
nouveau de montrer que logique et dialectique sont deux choses distinctes,
et que seule la seconde peut tenir lieu de méthode appropriée à la vertu.
Si le traité 20 (I, 3) est bien la suite du traité 19 (I, 2), c'est parce que le
traité Sur la dialectique vérifie finalement, sous l'aspect de la connaissance,
la leçon éthique du traité Sur les vertus : tout comme les doctrines et les
pratiques éthiques que défendent les aristotéliciens et les stoïciens peuvent
être conservées en guise d'exercices préalables à la véritable purification de
l'âme, de même leurs logiques peuvent-elles tenir lieu de préalables à la
connaissance par l'âme de son véritable objet, l'intelligible. Mais les unes et
les autres, notamment parce qu'elles ont choisi de distinguer la purification
éthique de l'accomplissement rationnel de l'âme, en ne comprenant pas d'où
celle-ci était issue ni où elle devait se diriger, doivent être dépassées.
PLAN DÉTAILLÉ DU TRAITÉ
Chapitre 2 : L'amant.
1-10. À l'amant, il faut apprendre à ne pas aimer la beauté d'un seul
corps, mais celle de tous les corps.
10-14. Pour achever sa remontée, il faut l'amener aux vertus, à l'Intellect
et à l'Être.
Chapitre 3 : Le philosophe.
1-6. Le philosophe ayant des « ailes » se meut naturellement vers le haut,
mais il faut malgré tout lui montrer le chemin.
6-10. L'apprentissage des mathématiques comme préalable à celui de la
dialectique est bien reçu par cet « ami du savoir ».
Présentation et traduction
par
Jean-François PRADEAU
NOTICE
Remarque :
La numérotation de ce traité a changé selon les éditions, prenant parfois
la place du traité 4 (IV, 2) dans les Ennéades ; dans son édition, Porphyre
semble avoir hésité sur la place que devait mériter ce chapitre isolé, qui est
sans doute une bribe d'un texte plus long, et il choisit d'en faire le deuxième
traité de la quatrième Ennéade (Vie de Plotin, 25, 12-15, et 4, 63-65 qui
donnent des titres différents au traité). Ficin l'édita pour sa part au début de
la quatrième Ennéade ; c'est la numérotation que nous adoptons.
Comment l’on dit que l'âme est intermédiaire
entre la réalité indivisible
et la réalité divisible
1. Selon une formule désormais consacrée dans les traités, l'âme est
indivisible, mais elle se divise dans les corps, c'est-à-dire qu'elle exerce ses
puissances sur le mode de la division qui est propre aux corps ; les corps se
trouvent dans le lieu qui, parce qu'il comporte l'étendue, implique la division
en lui-même et par rapport à tout le reste. Dans ce volume, voir notamment
le traité 8 (IV, 9), 1-3, et la note 2, p. 50.
2. L'expression pâs homoû, sans doute empruntée à Anaxagore (DK B1), est
souvent employée par Plotin afin de désigner la relation d'immanence ou de
mutuelle appartenance qui lient les intelligibles dans l'Intellect, et de
rappeler ainsi que l'Intellect n'est pas une réalité mélangée ou hétérogène.
Voir, dès le traité 1 (I, 6), la dernière phrase du chapitre 1 et la note 19 de
J. Laurent, p. 83 du premier volume ; et ici, traité 12 (II, 4), chapitre 7,
première ligne, avec la note 46, p. 268.
3. Perì tà sṓmata meristḗ, selon l'expression platonicienne du Timée, 35a2-3,
qui expliquait comment l'âme (du monde dans un premier temps) a été
fabriquée par le démiurge divin à partir d'un mélange qui comportait une
part de réalité divisible et une part de réalité indivisible. Il faut rappeler que
le terme meristós ne distingue pas entre la possibilité et l'état, et qu'il peut
signifier aussi bien « divisé » que « divisible ». Les commentateurs anciens
de Platon devaient trancher, et dans les lignes qui suivent, Plotin privilégie
l'une ou l'autre signification selon les besoins de son argument : l'âme n'est
pas divisée (par nature), mais elle est divisible dans les corps.
4. Comme l'avait expliqué le traité 8 (IV, 9), la puissance intellective ou
rationnelle de l'âme reste indivisible et attachée toujours à l'intelligible
qu'elle ne quitte pas (voir chapitre 3, 13-14). Ce ne sont donc que certaines
des puissances de l'âme qui se divisent dans les corps.
5. Citation de Timée, 35al-2.
6. Nous comprenons ici que le tē̂s sous-entend ousías (« réalité »), et
traduisons le texte que donnent les addenda de H.-S. : ánō [kaì kátō] oúsēs.
7. Le texte est celui des manuscrits : horā̂ī (troisième personne du singulier
du verbe orân, « voir »). On ne retient pas la correction d'Igal qu'avait
adoptée H.-S. dans ses addenda. Le sens de la phrase (voir la note qui suit)
est que l'âme, parce qu'elle voit (au sens large où la vision est connaissance),
ne perd pas son unité ni ne se disperse.
8. Le texte est incertain, peut-être corrompu. La répétition qu'offre kaì autō̂ī
tō̂ī mérei paraît être une erreur. Si on la supprime, comme nous le faisons, on
peut lire hōs sṓīzei ou hōs sṓīzein (avec H.-S.) comme une proposition
consécutive. Le sens en est alors que c'est sa propre totalité (et non pas celle
du monde dans son ensemble) que l'âme sauvegarde de la sorte, en dépit de
sa descente et de la division apparente ou relative que celle-ci entraîne.
9. Littéralement, la part divisible de l'âme « se divise indivisiblement »
(amerístōs merízetai) ; voir les précisions du traité 27 (IV, 3), 19, 30-34, et
l'emploi de ce même adverbe dans le traité 4 (IV, 2), 1, 75, où Plotin
explique que les corps ne peuvent recevoir les âmes de façon indivisible,
« sous le mode de l'indivision ».
BIBLIOGRAPHIE
La bibliographie qui suit ne rassemble que les titres mentionnés dans les
Notices ou les notes aux traités. Elle distingue les études relatives à
l'ensemble de l'œuvre plotinienne de celles qui portent exclusivement sur
des traités ou des passages particuliers. Le lecteur peut se reporter à la
bibliographie plotinienne réalisée par R. Dufour : Plotinus : a
Bibliography : 1950-2000, Leyde, Brill, 2002. Cette bibliographie est tenue
à jour sur Internet, à l'adresse suivante :
http ://rdufour.free.fr/BibPlotin/Plotin-Biblio.html
Études
A. Études d'ensemble
ARMSTRONG, A.H., L'Architecture de l'univers intelligible dans la
philosophie de Plotin. Une étude analytique et historique (1940), traduit de
l'anglais par J. Ayoub et
D. Letocha, Ottawa, Presses Universitaires d'Ottawa, 1984.
HADOT, P., Plotin ou la simplicité du regard (1963), Paris, Gallimard, 1997.
LLOYD, A.C., The Anatomy of Neoplatonism, Oxford, Clarendon Press,
1990.
NARBONNE, J.-M., La Métaphysique de Plotin, Paris, Vrin, 1994.
O'MEARA, D.J., Structures hiérarchiques dans la pensée de Plotin, Leyde,
Brill (Philosophia antiqua 27), 1975. O'MEARA, D. J., Plotin. Une
introduction aux Ennéades (1992), traduction française par A. Callet-Molin,
Fribourg-Paris, Éditions universitaires de Fribourg-Cerf, 1992.
RIST, J.M., Plotinus. The Road to Reality, Cambridge, Cambridge
University Press, 1967.
TROUILLARD, J., La Procession plotinienne, Paris, PUF, 1955.
ógkos, masse, Traité 8 note 6, Traité 10 note 86, 233-234, Traité 12 note 78,
Traité 17 note 39.
ordre, voir kósmos.
ouranós, ciel, Traité 14 notes 2-3, Traité 14 note 6.
ousía, réalité, 379-384, Traité 17 note 2, Traité 17 note 16.
Ne figurent ici que les noms des auteurs (ou des personnages) anciens cités
par Plotin ou dont les ouvrages sont mentionnés dans les notes.
Alcinoos, Traité 7 note 5, Traité 7 note 47, Traité 9 note 22, Traité 9
note 116, Traité 19 note 8.
Alexandre d'Aphrodise, Traité 9 note 33, Traité 12 note 7, Traité 17 note 41,
Traité 20 note 59.
Ambroise de Milan, Traité 19 note 22.
Amélius, Traité 13 note 1, Traité 15 note 47.
Ammonius Saccas, 59, Traité 12 note 40.
Anaxagore, Traité 9 note 45, Traité 9 note 80, Traité 10 note 135, Traité 10
note 146, Traité 12 note 48, Traité 17 note 8.
Anaximène, Traité 12 note 54.
Antiochus d'Ascalon, Traité 15 note 56.
Aphrodite, 68, Traité 9 note 158.
Apulée, 420.
Aristide Quintilien, Traité 16 note 5.
Aristote, aristotéliciens, Traité 9 note 28, Traité 9 note 100, Traité 12
notes 7-8, Traité 12 note 42, Traité 12 note 43, Traité 19 note 51.
Catégories, Traité 7 note 46, Traité 17 notes 48-49, Traité 17 note 60.
De l'âme, Traité 7 notes 46 et 48, Traité 8 note 38, 60, Traité 9 note 76,
Traité 9 notes 114 et 117, 142, Traité 10 note 59, Traité 10 note 109, 310,
Traité 14 notes 4-5, Traité 15 note 45.
De la génération et de la corruption, Traité 12 note 7, Traité 12 note 19,
Traité 12 note 41, Traité 12 note 106.
De la génération des animaux, Traité 18 note 19.
Du ciel, Traité 14 notes 11-12 et 19.
Éthique à Eudème, Traité 7 note 35.
Éthique à Nicomaque, Traité 7 note 35, Traité 8 note 41, Traité 19 note 15,
Traité 20 notes 77 et 81.
Métaphysique, Traité 7 note 23, Traité 7 note 30, Traité 7 note 42, 59, Traité
9 note 4, Traité 9 notes 21 et 23, Traité 9 note 33, Traité 9 note 68, Traité 9
note 80, Traité 9 note 151, 144, Traité 10 note 44, Traité 10 note 53, Traité
10 note 65, Traité 10 note 79, Traité 10 note 87, Traité 10 notes 148 et 150-
154, Traité 10 note 166, 229-230, 232, Traité 12 note 7, Traité 12 note 11,
Traité 12 note 48, Traité 17 notes 6 et 10, Traité 17 note 10, Traité 17
notes 37-38, Traité 17 notes 40-42 et 44.
Physique, Traité 7 note 23, Traité 9 note 73, Traité 9 note 96, Traité 10
note 100, 234, Traité 12 notes 54-56, Traité 12 note 86, Traité 12 note 135,
Traité 17 note 28.
Poétique, Traité 20 note 14.
Topiques, Traité 17 note 59.
Augustin (saint), 148, Traité 10 note 26.
Autolycos de Pitane, Traité 9 note 135.
Chrysippe, Traité 20 note 53.
Cicéron, Traité 9 note 100, Traité 19 note 7, Traité 19 note 127.
Démocrite, Traité 9 note 191, 144.
Dexippe, Traité 12 note 2.
Diogène Laërce, Traité 9 note 116, Traité 19 note 71, Traité 20 notes 71-72.
Gaïus, 420.
Galien, Traité 9 note 74, Traité 10 note 52.
Géminos, Traité 9 note 135.
Gnosticisme, gnostiques, 337.
Macrobe, Traité 16 note 5, Traité 16 note 12, 426, Traité 19 note 145.
Marc Aurèle, Traité 19 note 146.
Marinus de Néapolis, 427.
Minos, Traité 9 note 121.
Numénius, Traité 10 note 25, Traité 13 note 1, Traité 13 note 12, Traité 15
note 47.
TRAITÉ 8 (IV, 9)
Notice
Plan détaillé du traité
Si toutes les âmes n'en sont qu'une
Notes du Traité 8
TRAITÉ 12 (II, 4)
Notice
Plan détaillé du traité
Sur les deux matières
Notes du Traité 12
Flammarion