Houellebecq Sortir Xxe
Houellebecq Sortir Xxe
Houellebecq Sortir Xxe
La littérature ne sert à rien. Si elle servait à quelque chose, la racaille gauchiste qui a
monopolisé le débat intellectuel tout au long du XXe siècle n'aurait même pas pu exister.
Ce siècle, bien heureusement, vient de s'achever; c'est le moment de revenir une dernière
fois (on peut du moins l'espérer) sur les méfaits des « intellectuels de gauche », et le
mieux est sans doute d'évoquer Les Possédés, publié en 1872, où leur idéologie est déjà
intégralement exposée, où ses méfaits et ses crimes sont déjà clairement annoncés à
travers la scène du meurtre de Chatov. Or, en quoi les intuitions de Dostoïevski ont-elles
influencé le mouvement historique ? Absolument en rien. Marxistes, existentialistes,
anarchistes et gauchistes de toutes espèces ont pu prospérer et infecter le monde connu
exactement comme si Dostoïevski n'avait jamais écrit une ligne. Ont-ils au moins
apporté une idée, une pensée neuve par rapport à leurs prédécesseurs du roman ? Pas la
moindre. Siècle nul, qui n'a rien inventé. Avec cela, pompeux à l'extrême. Aimant à
poser avec gravité les questions les plus sottes, du genre: « Peut-on écrire de la poésie
après Auschwitz ? » ; continuant jusqu'à son dernier souffle à se projeter dans des
« horizons indépassables » (après le marxisme, le marché), alors que Comte, bien avant
Popper, soulignait déjà non seulement la stupidité des historicismes, mais leur
immoralité foncière.
Compte tenu de l'extraordinaire, de la honteuse médiocrité des « sciences humaines » au
XXe siècle, compte tenu aussi des progrès accomplis pendant la même période par les
sciences exactes et la technologie, on peut s'attendre à ce que la littérature la plus
brillante, la plus inventive de la période soit la littérature de science-fiction ; c'est en
effet ce qu'on observe, à un correctif près, qu'il convient d'expliquer. Rappelons d'abord
qu'on peut évidemment écrire de la poésie après Auschwitz, aussi bien qu'avant, et dans
les mêmes conditions ; posons-nous maintenant une question plus sérieuse : peut-on
écrire de la science-fiction après Hiroshima ? En examinant les dates de publication, il
semble bien que la réponse soit : oui, mais pas la même ; et des textes, il faut bien le
dire, franchement meilleurs. Un optimisme de fond, probablement incompatible avec la
littérature romanesque, s'est évaporé là, en l'espace de quelques semaines. Hiroshima
était sans doute la condition nécessaire pour que la littérature de science-fiction puisse
vraiment accéder au statut de littérature.
C'est le devoir des auteurs de « littérature générale » que de signaler aux populations
leurs confrères talentueux et malhabiles qui ont commis l'imprudence d'oeuvrer dans la
Traducción:
Michel Houellebecq, « Sortir du xxe siècle » [NRF, n° 561, avril 2002],
Lanzarote et autres textes, op. cit., respectivement p. 73-76 ; « Jacques Prévert
est un con » [Lettres françaises, n° 22, juillet 1992], Interventions, Paris,
Flammarion, 1998, p. 914.
https://www.cairn.info/revue-litterature-2008-3-page-6.html#re25no25