Indochine S.O.S
Indochine S.O.S
Indochine S.O.S
Indochine S.O.S
Table des matières
Avant-propos..........................................................................................7
Indochine S.O.S...................................................................................11
Annexes..............................................................................................145
Procès des légionnaires d’Hanoï (12-14 juin 1933)................................145
Procès de Saïgon du 2 au 7 mai 1933......................................................175
Sur les persécutions caodaïstes...............................................................219
Rapport au conseil fédéral au sujet des événements d'Indochine............233
Écrit par M. Phan Thuc Duyen, lettré annamite......................................245
Lettres de familles des prisonniers politiques..........................................271
Extrait de la revue Esprit, du 1er décembre 1934....................................289
Avant-propos
Les notes qui suivent furent prises en marge d’un voyage que je fis
en Indochine dans les trois derniers mois de 1931. Attachée en qualité
de journaliste à la mission de M. Paul Reynaud, alors ministre des
Colonies, je l’avais devancé à Saïgon d’une dizaine de jours et m’étais
arrangée pour demeurer dans le pays un peu plus d’un mois après son
départ, avant de gagner la Chine, puis le Japon.
J’avais été profondément émue par la belle et solide enquête que
Louis Roubaud venait de publier sur les troubles d’Indochine1. Je
savais qu’ils n’étaient encore qu’imparfaitement apaisés. Je pus bientôt
me convaincre comme lui que la cause principale de ces troubles
réside d’une part dans la crise économique, la famine, l’excessif
fardeau des impôts ; d’autre part, dans l’attitude prise par les autorités
devant les pacifiques cortèges de suppliants et les diverses
manifestations d’un peuple désespéré.
J’apporte sur la répression de ces troubles, leurs causes et leurs
conséquences, un témoignage pour ainsi dire nu, car je ne fais que
transcrire mon carnet de notes, me bornant à y joindre les
éclaircissements et les précisions indispensables, et, autant qu’il se
peut pour un sujet aussi brûlant, à y ajouter mes références. Le lecteur
suivra donc le même chemin que moi. Il verra comment je parvins à
rencontrer, du côté indigène, quelques-uns des « meneurs », comment
je pus m’entretenir avec des chefs de la jeunesse nationaliste, des
« vieux-révolutionnaires », des constitutionnalistes et divers partisans
de la coopération franco-annamite. Et il se rendra compte que j’ai
également consulté de nombreux Français, avocats, ingénieurs,
médecins, colons, fonctionnaires de la Sûreté et de l’administration.
Ces notes et les documents qui leur sont annexés constituent,
malgré moi, un témoignage accablant contre la façon dont les troubles
furent réprimés en Indochine et la manière dont la justice y est rendue.
C’est là une des raisons qui, avec certaines circonstances de ma vie
et des travaux urgents, m’en firent différer la publication.
Mais le verdict de Saïgon intervint en mai 1933, provoquant
l’émotion la plus profonde et la plus justifiée, aussi bien dans les
1
Louis Roubaud, Viêt-nam (Valois).
7
esprits pour lesquels les considérations d’humanité et de justice ont
encore du poids que chez les Français soucieux du principe et de
l’application de nos méthodes coloniales. Il fut suivi par le procès
d’Hanoï (juin 1933) qui se termina par l’acquittement de cinq
légionnaires, dont deux sergents, convaincus d’avoir torturé puis
assassiné onze Annamites, innocents et reconnus comme tels.
Acquittement justifié par le fait que les accusés prétendirent n’avoir
fait qu’exécuter les ordres des autorités civiles.
Révoltée, comme tous ceux qui lurent le compte rendu des débats
de ces procès, j’attendis cependant encore. Mais, malgré des
assurances venues de très haut, aucune mesure gouvernementale n’a
jusqu’ici atténué l’iniquité de ces deux verdicts. Des condamnés ont
été exécutés ; d’autres et par milliers pourrissent encore dans des
bagnes et des geôles dont je connais l’horreur. Les amnisties,
promulguées au cours de ces derniers mois, ne se sont étendues que
d’une façon insuffisante aux prisonniers politiques et n’ont tenu aucun
compte des injustices commises. Par ailleurs, la misère et la famine
restent endémiques dans les campagnes ; les paysans, accablés de trop
lourds impôts, protestent et s’insurgent. Et si de récentes mesures ont
quelque peu allégé la dette fiscale des indigènes cochinchinois, elles
n’ont pas diminué le fardeau des populations si éprouvées de l’Annam.
Aucune réforme sérieuse n’est intervenue pour adoucir les maux et
réprimer les abus que je signale dans ces notes.
Il ne m’était donc plus possible de les garder dans mon tiroir. Les
voici. J’en avais déjà publié une partie il y a quelques mois, dans la
revue Esprit1. Ce qui me valut certaines critiques de tous genres et sur
tous les tons, mais qui n’allèrent jamais néanmoins jusqu’à mettre ma
bonne foi en cause2.
On me reprocha de faire œuvre antifrançaise en négligeant les
résultats considérables de notre œuvre en Indochine pour n’en
souligner que les défauts et les tares, et de donner ainsi une idée fausse
tant de l’Indochine que de la France. Mais, je le répète, mon enquête
ne porte guère que sur les causes et la répression des troubles. Je ne me
propose nullement de donner un tableau complet de l’Indochine ni
d’embrasser dans son ensemble le problème de la colonisation
française et du fait colonial en soi. Je laisse aux lecteurs le soin de
situer mes impressions sur un plan plus général et d’en tirer eux-
1
Esprit, décembre 1933
2
Je reçus également, et en plus grand nombre, de précieuses approbations.
8
mêmes leur conclusion. J’ajoute qu’aucun Français ne peut ignorer les
résultats de l’activité française en Indochine et que, s’il en était besoin,
les « chargés de mission » et les rédacteurs des journaux coloniaux se
chargeraient abondamment de rafraîchir les mémoires.
Je ne sentais vraiment pas la nécessité de m’étendre une fois de plus
sur les édifices, les chemins de fer, les routes et les canaux créés par
nous en Indochine. Tout au plus pouvais-je me demander en quoi
routes et voies ferrées sont utiles à l’indigène, rivé dans son village par
la misère et la difficulté de se procurer un passeport ; et aussi pourquoi
ces fameux moyens de transport n’ont même pas servi à apporter dans
les régions de l’Annam, atteintes par une terrible famine, les stocks de
riz accumulés au Tonkin et en Cochinchine, sans espoir de vente ni
d’exportation. Mon enquête ne portait pas davantage sur le point de
savoir s’il est opportun, s’il est possible d’empêcher de germer les
idées que l’on a semées, d’étouffer les espoirs que l’on a fait naître ; si
l’on peut continuer à tenir éternellement en servage les peuples
majeurs qui réclament les droits de leur majorité ; ces droits
solennellement proclamés chez nous il y a plus de cent cinquante ans,
et confirmés par la conférence de la Paix de 1919. Ni si la France
n’aurait point avantage à accorder aux Indochinois, sinon
l’indépendance totale, du moins une plus large part dans les affaires
publiques de leur patrie. Pour poser et résoudre de tels problèmes, il
m’eût fallu plus d’autorité et plus de temps.
On m’a également reproché de faire œuvre antifrançaise en publiant
au grand jour les erreurs et les scandales dont l’Indochine est le
théâtre. Je viens de dire les hésitations et les scrupules qui m’ont
longtemps retenue. Si cependant on persiste encore à estimer que c’est
desservir la France que de servir la vérité, j’accepte volontiers le
blâme.
Andrée VIOLLIS
9
chose que révolutionnaire1 ».
1
André Malraux, S.O.S. (Marianne, 11 octobre 1933).
10
Indochine S.O.S
À bord du d’Artagnan, septembre 1931
C’est la première fois que, suivant le terme technique de notre argot
de reporters, je suis « sur » un voyage officiel. J’accompagne M. Paul
Reynaud, ministre des Colonies, dans sa mission d’étude en Indochine.
Cet honneur je ne l’ai pas sollicité. Mon rédacteur en chef, Élie J. Bois,
qui a un flair étonnant pour prévoir les événements, m’a dit l’autre
jour :
— Vous me demandez depuis longtemps d’aller voir ce qui se passe
en Extrême-Orient, Chine, Japon... Voici l’occasion.
J’objecte :
― Je n’ai jamais suivi de ministre en voyage et je ne sais pas en
outre si j’ai la fibre très coloniale.
— Qu’importe ? On ne vous demande nullement votre opinion, ni
des opinions, mais des comptes rendus, objectifs, pittoresques si
possible.
Soit. J’ai d’ailleurs mon idée. J’ai été profondément émue par le
courageux et douloureux Viêt-nam de Roubaud, par les Jauniers de
Paul Monet. Je ne serais pas fâchée d’aller y voir par moi-même
Voilà donc quelques jours que nous naviguons. Le d’Artagnan est
tout éclatant de lumières et de toilettes. Pas une cabine n’est libre à
bord. Apprenant que le ministre voyagerait sur ce paquebot,
fonctionnaires, colons, gens de finances et d’industrie, bousculant leurs
congés, se sont précipités. C’est aussi la dernière traversée, avant sa
retraite, du commandant du navire, M. Malausséna. Le visage éclairé
du franc sourire des marins, il danse chaque soir avec l’ardeur et
l’innocence d’un aspirant. Un des seuls ici à n’avoir ni ambition, ni
arrière-pensée.
Le ministre se montre peu, parle moins encore. Bon signe. Après le
déjeuner, il est assis à l’extrémité du pont, sous le velum orange.
Chose curieuse, il a les paupières bridées, le sourire énigmatique d’un
bouddha. Il travaille beaucoup, paraît-il. J’ai été le voir dans sa cabine.
Elle est tapissée de cartes géographiques, économiques,
ethnographiques du monde, de l’Asie, de l’Indochine. Les tables sont
11
couvertes de livres, de dossiers.
On me conte que, dans sa prime jeunesse, Paul Reynaud fut d’idées
avancées. Mais oui ! Il soutint à la conférence des avocats une thèse
hardie qui scandalisa les vieilles toges du palais. Hochant une tête
chenue, qu’encadraient les favoris traditionnels, le digne M. Bocher,
bibliothécaire, de père en fils, de l’ordre des avocats, aurait alors
prononcé :
— Monsieur le premier secrétaire, faites ce que vous voudrez, vous
resterez toujours un révolutionnaire !
Avant son départ, ses amis lui ont dit :
— Vous allez compromettre votre carrière politique. Vous serez
mal accueilli : par les colons, les commerçants, les spéculateurs
malheureux, et surtout par les indigènes.
— Voilà justement pourquoi je vais là-bas, rétorqua le ministre. Ce
n’est pas une tournée de parade et de plaisance que je projette parmi
ces gens qui souffrent, mais une visite de médecin en quête de
remèdes...
Qui sait ? Il faut lui faire crédit.
Quelques figures sympathiques dans son entourage : un haut
fonctionnaire du ministère des Colonies, d’une incontestable valeur,
loyal, perspicace, modeste ; un jeune résident supérieur hardi,
dédaigneux des routines et des préjugés ; sa femme, intelligente et
bonne ; un chef de cabinet spirituel et lettré... Et Mlle Reynaud qui
ouvre sur le monde des yeux tout frais de dix-sept ans.
Septembre
À Suez, premier flamboyant, couleur de feu et de sang ; premiers
chameaux découpant sur le ciel pâle de chaleur leurs silhouettes en
triangle ; vieillards à barbes et à bâtons, tirant de petits ânes gris ;
femmes aux grands yeux fardés sous des voiles bleus : l’Afrique.
Réception à Ismaïlia, ville prospère aux beaux jardins, création et
siège de la puissante Compagnie internationale du canal de Suez. Un
coin émouvant : l’humble petite chambre à couchette étroite d’enfant,
au bureau de cuir usé où Ferdinand de Lesseps travailla durement,
austèrement, pendant dix ans. Elle plaide pour lui avec autrement
d’éloquence que la théâtrale statue de bronze, là-bas sur le port.
J’apprends avec étonnement qu’un paquebot comme le d’Artagnan
paie au canal un droit de passage de 500 000 francs. Voilà qui permet
de donner de gros dividendes aux actionnaires et d’assurer
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internationalement des rentes somptueuses aux hommes politiques en
disponibilité ou en retraite.
Djibouti, premier arrêt officiel. La suite du ministre a endossé les
« blancs », fièrement coiffé le casque. Chaleur torride. Serrée sous une
tente, entre de misérables plantes vertes, foule étrange : fonctionnaires
chamarrés, sultans des Mille et une nuits en turbans dorés, beaux
Somalis, crêtés d’une plume rouge, toute droite dans leur toison frisée,
officiers, prêtres, capucins à barbes, religieuses qui ont arboré le
casque sur leurs voiles noirs ou blancs. Des enfants de toutes les
couleurs piaillent la Marseillaise.
Triste ville. Maisons basses, entourées de maigres jardinets où les
légendaires palmiers de zinc, jadis importés de chez Allez frères, sont
remplacés par des arbres chétifs à faire pleurer. La ville est entourée
d’une large zone de cases sordides, fabriquées avec tous les déchets
imaginables : vieux sacs, tessons, caisses à savon, débris de tôle, boîtes
de conserves. Une effrayante odeur de pourriture monte de cet énorme
cloaque au-dessus duquel bourdonnent de redoutables mouches bleues
et tournent ces vautours qu’on appelle charognards.
L’hôpital, les dispensaires sont dans un état de pauvreté et
d’abandon lamentables : personnel insuffisant, matériel hors d’âge,
défaut des remèdes les plus indispensables. Et pourtant on attendait le
ministre. Les médecins, premières victimes, surmenés, font tout ce
qu’ils peuvent. Mais ils se heurtent à l’incurie administrative et au
manque de crédits.
Déjeuner, discours, congratulations. Puis, sur un grand square
dévoré de soleil, tam-tams, chants de guerre, danses barbares. Des
guerriers somalis et dankalis, grands fauves captifs, tournoient
éperdument, brandissent leurs lances de fer avec des cris de mort,
miment sauvagement l’attaque, la lutte, la victoire. Quelles pensées se
cachent derrière ces fronts de bronze ?
Dans l’entourage du ministre, on chuchote que celui-ci est très
mécontent de tant de négligence, du manque complet d’hygiène. Il est
surtout indigné de l’abondance des mouches et des moustiques. Il cite
notamment l’Amérique qui, avec un peu de méthode, a su en
débarrasser d’immenses territoires.
On parle de sanctions, de déplacement du gouverneur responsable1.
1
Il n’y en a pas eu. Le gouverneur de Djibouti ne fut mis à la retraite, pour raison
d’économies, qu’au moment des décrets-lois de mars 1934.
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Septembre
Nous traversons l’océan Indien. Dernières colères de la mousson,
ciel opaque, chaleur moite, vent poisseux, longue houle qui secoue les
cœurs, vide les cerveaux...
Dans la salle à manger, les ventilateurs bourdonnent, soulèvent les
cheveux sur les fronts humides, font palpiter les légères étoffes autour
d’épaules qui fléchissent. De table à table, des regards se cherchent ou
s’évitent. Promesses, refus. C’est la grande semaine, tant de fois
décrite par les spécialistes de la littérature de paquebot.
Nous sommes à une table quatre journalistes attachés à la mission.
Un seul d’entre nous parle et fait du bruit comme quarante : c’est un
excellent confrère à la verve très parisienne, envoyé spécial d’un
journal de droite, gloire photographique de l’Illustration, verve qui
ravit et offusque « ces dames » des tables voisines. Les deux autres,
divisés par les ordinaires rivalités de traversée, gardent un silence
hostile. L’un est romancier de talent, d’ailleurs. Il a apporté une caisse
de ses livres qu’il distribue aimablement à la ronde. L’autre est
rédacteur au Temps. Je me sens très isolée.
Des Annamites, tout de blanc vêtus, sveltes et souples, glissent
silencieusement autour des tables, ou demeurent appuyés aux cloisons,
parfaitement immobiles, les bras croisés. Je considère souvent leurs
fins visages fermés dont les paupières ne cillent pas. Ils ne paraissent
ni voir ni entendre. Pourtant, quand l’un des convives crie, gesticule,
rit à plein gosier, il me semble discerner autour de leurs lèvres un
imperceptible frémissement d’ironie.
Un soir, dans l’ascenseur, continuant une conversation, je prononce
le nom de Moscou. Et je reçois tout à coup en plein visage, comme un
choc, le regard aigu du liftier. Puis il reprend son impassibilité de
blanche statue.
28 septembre
Colombo et son port. Entre les deux longs bras des jetées, trois
croiseurs britanniques, quelques rares cargos et tout un peuple de
barques cambrées, pleines de fruits éclatants.
Conduite par le gouverneur et par notre consul général à Calcutta,
M. André Danjou, une délégation de nos établissements français de
l’Inde monte à bord pour saluer le ministre. Elle compte surtout des
Indiens, vêtus de blanc, fins et dignes, dont l’un porte très droite une
14
tête superbe coiffée d’un turban à aigrette. L’année précédente,
pendant mon séjour dans l’immense péninsule où j’étais venue étudier
le mouvement gandhiste, je n’avais pu voir Pondichéry. Mais je
conserve un excellent souvenir de Chandernagor et surtout de Mahé,
petit paradis terrestre à la manière de Paul et Virginie. Après six
semaines d’auto dans le sud de l’Inde britannique, à travers un millier
de misérables villages, peuplés de paysans nus, invraisemblablement
maigres, aux grands yeux fiévreux, j’avais eu l’heureuse surprise de
trouver les indigènes de notre toute petite colonie, bien vêtus, bien
nourris, l’air satisfait ; de voir aussi des enfants sortant de l’école, des
livres sous le bras. Nul ne songeait à la révolte. « Pourquoi marcher
avec Gandhi ? répondaient les habitants à nos boys. Nous, citoyens
français, nous voter, nous contents... »
— La crise économique sévit à Pondichéry comme ailleurs, me dit
le gouverneur, et les passions politiques locales y sont ardentes. Mais
les Indiens nous demeurent attachés, et même en dehors de nos
établissements, ils nous témoignent dans toute la péninsule une
véritable sympathie...
Preuve que notre ancienne méthode coloniale de coopération et
d’égalité n’était pas si mauvaise.
Singapour, 2 octobre
Pendant quatre à cinq jours, c’est encore cette étrange pénombre
entre une mer et un ciel gris, monotone écran sur lequel défilent,
découpées en ombres chinoises, des cohortes de nuages noirs et
gonflés. Parfois apparaît, pour disparaître aussitôt, l’orbe à la lueur
blafarde d’un astre dont on ne sait trop si c’est le Soleil ou la Lune.
Brusques averses, vent pareil à la vapeur d’une chaudière : splendeurs
équatoriales !
La côte basse de Sumatra nous accompagne deux jours ; puis après
un semis d’îlots et un chenal aux rives d’un vert de velours, très
japonais, nous voici pénétrant dans le Gibraltar de l’Asie, Singapour,
formidable base maritime de l’impérialisme britannique, qui
commande à la fois l’océan Indien et le Pacifique.
Réservoirs à mazout, kilomètres de quais, entrepôts géants, docks,
forts menaçants qui pointent leurs canons sur tous les horizons,
casernes au-dessous, puis, alignées et pressées sur l’eau, les dures
silhouettes strictes des navires de guerre.
Dîner officiel offert par le gouverneur anglais. Je suis à côté d’un
15
correct gentleman qui doit être quelque chose comme directeur de la
sûreté politique. Au champagne, pris d’un subit besoin d’expansion, il
me conte comment il a arrêté un Français, venu pour faire de la
propagande révolutionnaire parmi les indigènes et, d’après les papiers
saisis sur lui, a fait appréhender sur la concession française de
Shanghai un des grands chefs de la IIIe Internationale, avec sa femme
— Nous travaillons très bien avec votre police, conclut-il, d’un air
satisfait.
Le même soir
Le ministre et une partie de sa suite s’embarquent demain sur le
Duguay-Trouin pour les Indes néerlandaises.
Hier, celui-ci m’avait prise à part :
— Puis-je vous demander un service et un sacrifice ? m’a-t-il dit. Je
voudrais savoir ce que pensent les milieux nationalistes d’Indochine,
connaître leurs griefs, leurs revendications, leurs espérances. Je compte
beaucoup sur vous pour me fournir les renseignements qui pourront
décider de mes réformes, car je sais trop qu’on essaiera de me cacher
bien des choses. Mais il faudrait que vous renonciez aux Indes
néerlandaises...
Je saisis la balle au bond. J’accepte.
9 octobre 1931
Le surlendemain de mon arrivée, visite de la prison centrale de
Saïgon avec un haut fonctionnaire de la sûreté politique, M. X. que j’ai
connu en France. Trente ans d’Indochine, réputation méritée
d’intégrité, d’habileté ; il passe pour sympathique à la cause indigène.
Immense cour entourée de bâtiments bas et jaunes avec cloître à
colonnades. Au centre, massifs éclatants, pelouse sur laquelle se
promènent deux flamants roses, arbustes fleuris. Des groupes de
condamnés de droit commun, accroupis autour de plats de riz : ce sont
les jardiniers. Des gardiens en blanc, casqués, se promènent une
matraque sous le bras. Trente degrés à l’ombre.
Dans un coin de cloître, une vingtaine de prisonniers vêtus de toile
bleue, têtes et pieds nus, attendent, alignés. Des politiques. Pourquoi
ne nous les montre-t-on pas dans leurs cellules ? Étonnamment jeunes,
visages enfantins, mais maigres, tirés, yeux d’un noir velouté, regard
droit et assuré. M. X. leur demande leur âge : entre dix-huit et vingt-
16
cinq ans ; leur nom : plusieurs s’appellent Nguyen quelque chose. Ils
répondent d’une voix très douce. Mais ils ne se dérident pas aux
plaisanteries d’une bonhomie un peu forcée. L’un d’eux dit avec
ferveur :
— J’aime beaucoup la Russie soviétique, parce qu’elle ne veut pas
de peuples esclaves...
C’est un instituteur. Riposte du directeur :
— Tu vois où ce bel amour t’a mené, mon garçon !
Au moment où nous nous éloignons, l’un d’eux crie :
— Voilà huit mois que nous sommes ici en prévention et on ne nous
a pas encore interrogés...
— Risques du métier !
La voix très douce nous poursuit :
— Nous nous ennuyons horriblement, sans livres, sans crayons ni
papier !
Par-dessus son épaule, le directeur lance :
— Cela vous fera du bien : vous avez trop lu, trop écrit, mes
gaillards !
Ces garçons si jeunes, ce dialogue mi-menaçant, mi-badin, je n’y
comprends plus rien et demande :
— Qu’est-ce qu’ils risquent ?
— Oh ! très gros... Les travaux forcés à perpétuité ! Peut-être
davantage...
Je ne peux retenir un mouvement :
— Comment ?
— Il faut bien se défendre, voyons !... Sans quoi nous autres
Français n’aurions bientôt plus qu’à plier bagages !
— Mais qu’ont-ils fait ?
— Oh ! diverses choses. Ils font partie d’une société secrète. Au
cours d’une manifestation communiste, l’un d’eux a tué l’inspecteur de
police Legrand. Vous allez voir l’assassin, Huy ; il est condamné à
mort et sera bientôt exécuté. Un élève de l’école de Borodine, à
Canton. Il n’a que dix-sept ans ; il est affreux, un gorille, un vrai
monstre !
Couloir obscur, grosse clef qui grince, puis un réduit noir, encombré
de poutres, d’où s’échappe une nappe de gluante puanteur. Deux
formes apparaissent vaguement, emmêlées, pelotonnées l’une dans
l’autre, un bras entourant des épaules, une tête sur l’autre poitrine,
quelque chose de fraternel, de pitoyable, d’angoissant. L’autre, c’est
17
un prisonnier de droit commun, également condamné à mort. Huy
soulève un instant sa grosse figure aux lèvres gonflées, pathétiquement
enfantine, nous lance un coup d’œil farouche, la laisse retomber.
Aucun des deux prisonniers ne bouge. Le gardien secoue gauchement
son trousseau de clefs. Le haut fonctionnaire pose les questions
rituelles. Silence obstiné. Mon cœur bat : j’ai honte, j’ai mal. Je suis
fascinée par cette main qui pend et dont les doigts peu à peu se
referment, se contractent, forment le poing. Le directeur se penche,
avec un petit rire :
— Ah ! sale gosse ! fait-il en flattant d’une tape légère cette jeune
tête condamnée.
Jamais je n’oublierai le soudain sursaut de bête traquée, le regard de
haine, de terreur, et cet affreux cri rauque...
¶¶¶
18
ses camarades, de révéler les secrets de l’organisation, le nom des
élèves de l’école de Canton. On le torture. Il refuse de répondre, se
coupe la langue avec les dents pour ne pas parler. On le condamne à
mort comme responsable d’un meurtre que, d’après certains
témoignages, il n’aurait pu commettre. J’étais à Hanoï quand le 21
novembre 1932 il fut exécuté. On avait attendu le départ du ministre
pour ne pas troubler la fête. Saïgon s’émut ; il fallut proclamer l’état
de siège. De la prison s’échappait sur la ville l’immense clameur des
« politiques » qui assistaient par ordre à l’exécution et
accompagnaient l’enfant du cri de leurs poitrines et de leur cœur. On
dut appeler les pompiers, la troupe. Que se passa-t-il entre ces murs ?
En face de la guillotine, le petit Huy voulut parler ; deux gendarmes
se jetèrent sur lui. À peine entendit-on le cri étouffé de « Viêtnam ! Ô
peuple d’Annam ! », le cri que poussèrent avant de mourir les treize
condamnés de Yen Bay. Mais Huy, comme Pham Hong Thaï, qui
commit l’attentat de Canton, comme tant d’autres, a désormais sa
place parmi les héros de l’indépendance annamite. Nous avons fait de
lui un martyr.
Quant aux jeunes prisonniers, ses camarades, certains comptent,
dit-on, au nombre des 120 victimes du verdict de Saïgon. Ils avaient
donc déjà fait deux ans de prison préventive. Figurent-ils parmi ces
condamnés aux travaux forcés qui, selon les termes de l’acte
d’accusation, « ont assisté à des manifestations et distribué des
tracts ? » Ou parmi ceux qui furent déportés au bagne de Poulo
Condor pour avoir voulu former des syndicats professionnels ? Où
est-il le petit instituteur à la voix si douce qui, sans livres, s’ennuyait
horriblement ?
¶¶¶
19
avoir passé par l’école supérieure de commerce d’Hanoï, a fait un
séjour au Comptoir d’escompte de Paris.
— Si c’était un communiste ordinaire, m’avoue le grand
fonctionnaire, l’affaire serait vite réglée ; mais celui-ci c’est autre
chose : je vais essayer de le « récupérer ».
M. X. s’assied derrière la table, se compose un visage fleuri de
bienveillance. Je m’installe, moi, dans un coin de la petite pièce. On
introduit le prisonnier, pieds nus et vêtu de toile bleue comme les
autres : long garçon souple et droit de vingt-cinq à trente ans, cheveux
rejetés en arrière à la russe, profil sinueux, regard énergique.
Les fers se croisent aussitôt. Gronderie paternelle du directeur :
« Voyons... beaucoup trop intelligent pour ces billevesées... Vos
parents sont très malheureux... Avec un garçon loyal comme vous,
toujours moyen de s’entendre, etc. »
Point de tutoiement, comme pour les autres, le fretin de bagne.
Le jeune homme écoute attentivement, un pli singulièrement
ironique aux lèvres. Puis d’une voix lente et douce, en un français pur
et précis :
— Je vous demande pardon, monsieur le directeur, mais il n’y a
rien à faire ; je suis communiste, je resterai toujours communiste.
J’ajouterai simplement que vous n’aviez pas le droit de m’arrêter,
puisque je n’avais rien fait.
— Vous vous proposiez sans doute...
— Mes intentions ni mes idées ne regardent personne, monsieur le
directeur, du moment que je demeure dans la légalité... Du reste, je ne
suis pas anti-français, je suis anti-impérialiste. Je suis pour le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes. Et comme tous les communistes, je
ne suis point partisan de l’action directe, ni de la violence.
— Bon, je prends note de votre promesse...
— Je n’ai rien promis, monsieur le directeur...
— Allons ! allons ! ne faites pas la mauvaise tête... Si vous restez
dans la théorie, et vous engagez à n’être ni incendiaire ni meurtrier,
nous allons vous relâcher. Mais après un petit séjour à Hanoï où, à la
direction de nos services, l’on serait heureux de causer avec vous...
Mouvement brusque du prisonnier. La voix se fait plus acérée.
— À Hanoï ? Pourquoi ? Je n’ai rien à dire à vos services d’Hanoï,
ni à personne, monsieur le directeur.
Geste arrondi, accent persuasif du grand fonctionnaire :
— Comment, comment... ? Mais vous arrivez de Moscou. Vous
20
avez certainement vu là-bas des choses très intéressantes que vous
pourriez nous raconter, comme ça, en ami...
— S’il se passe des choses intéressantes à Moscou, les passants ne
les voient pas, monsieur, je vous l’assure...
Un temps. Se tournant pour la première fois vers le coin où je me
tiens immobile, avec un vif sourire soudain :
— Demandez plutôt à Mme Viollis, fait N...off.
C’est si inattendu, cet appel, que je sursaute. Deux jours que je suis
ici et N...off est arrêté depuis plusieurs semaines ! M. X. lui-même
écarquille les yeux, bafouille :
— Mais... Mais... Comment savez-vous ?
— C’est bien simple, fait le prisonnier ; j’attendais l’autre jour à la
porte du cabinet du juge d’instruction. Un journal traînait. J’ai lu que
Mme Viollis allait arriver. Je pensais bien qu’elle demanderait à voir la
prison.
M. le directeur secoue la tête ; il n’est pas convaincu.
Moi non plus. Un mystérieux réseau d’informations existe
évidemment entre les « hommes dans la prison » et ceux du dehors.
C’est l’Asie. Mais M. X. ne cache pas son admiration. Il se lève, tape
amicalement sur le dos de N...off, avec un bon rire :
— Quel merveilleux agent vous feriez, mon ami !
N...off recule, rejette la tête en arrière en secouant ses cheveux et
d’un ton âpre :
— Merci du compliment, monsieur le directeur ! Jamais je ne ferais
un pareil métier !
Deux mois plus tard à Hanoï, un fonctionnaire de la Sûreté me
disait triomphalement :
— Vous savez, votre ami N...off, dont vous admiriez tant le cran ?
Eh bien, ça y est, il a fait sa soumission : il est entré dans les bureaux
de la résidence, sous les ordres d’un de ses parents, qui est chef de
service. Quand je vous disais que ces fameux révolutionnaires sont
toujours prêts à capituler ! Il suffit de leur offrir une bonne place...
Je n’ai pas vérifié le fait qui, d’ailleurs, ne prouverait rien contre
la sincérité de N...off. On peut parfaitement être employé d’une
administration française et conserver intact son idéal nationaliste.
C’est même parfois être bien placé pour mieux le servir. J’ai pu m’en
rendre compte dans l’Inde où les bureaux sont peuplés de
nationalistes indiens, adversaires du gouvernement britannique,
jusque dans les postes les plus élevés.
21
12 octobre
Je reçois une lettre signée de trois Annamites dont les noms sont suivis
de leurs titres : Ta. licencié ès lettres, Ph. licencié ès sciences
naturelles, Ng. licencié en droit. Ils ont lu L’Inde contre les Anglais,
désirent causer avec moi, et me proposent un rendez-vous : à une
heure, au coin d’une certaine rue, non loin de mon hôtel.
Je sors. La terrasse du Continental où j’habite déborde sur le
trottoir. Le ministre arrivant dans trois ou quatre jours, fonctionnaires
et colons affluent à Saïgon. Costumes blancs, robes claires, boissons
polychromes, ventilateurs, jazz. Foule devant les magasins de la rue
Catinat. Je tourne dans une route rose, presque vide, étouffante, sous
une voûte de flamboyants en fleurs. Au coin, trois jeunes gens, debout
devant une Ford, me font signe.
— Vite, madame, dit l’un d’eux à voix basse. Je monte, nous
démarrons.
— Merci d’être venue, fait un autre, et excusez-nous de n’être pas
allés à votre hôtel. Mais les boys sont presque toujours des espions. Si
l’on nous voyait avec vous, nous risquerions d’être arrêtés...
Tours et détours de l’auto, le long de rues toutes pareilles, bordées
de jardins touffus, d’un vert de poison, dans lesquels trempent des
maisons basses, à galeries couvertes. Nous nous arrêtons enfin devant
un bungalow au fond d’un jardin. Un déjeuner européen nous attend.
Nous sommes seuls, point de domestiques. Mes hôtes ressemblent aux
jeunes prisonniers d’hier : mêmes regards droits, mêmes sourires,
mêmes voix très douces. À bâtons rompus, ils me content comment ils
sont devenus nationalistes. On ne se doute pas en France de ce qui se
passe ici, me disent-ils. L’état d’esprit des fonctionnaires indochinois
est autrement fâcheux que celui des Britanniques dans l’Inde.
Grâce aux sacrifices de leurs parents, deux d’entre eux ont fait leurs
études en France. Ils ont vécu à Paris, au quartier Latin, noué des
amitiés avec des étudiants français, ils ont été cordialement reçus dans
des familles françaises. À la Sorbonne, à la faculté de droit, leurs
professeurs les invitaient chez eux, discutaient avec eux, admettaient
leur point de vue. Ils achetaient les journaux, les livres qui leur
plaisaient ; ils fréquentaient les milieux avancés, assistaient à des
réunions, à des meetings ; ils y prenaient parfois la parole ; ils se
croyaient libres, des citoyens comme les autres.
Au retour dans leur pays, changement complet. Dès la sortie du
bateau, leurs bagages sont fouillés de fond en comble ; la liste des
22
livres qu’ils apportent est établie, remise à la police 1 ; sont-ils abonnés
à un journal de gauche, non pas même à l’Humanité, mais au
Populaire, à L’Œuvre, à la République, ils sont aussitôt signalés,
surveillés. Ces journaux d’ailleurs, ainsi que les livres qu’on leur
envoie d’Europe, très souvent confisqués, ne leur arrivent, dans les cas
les plus favorables, qu’après un long délai. Leurs diplômes ne leur
servent de rien. Tandis que, parmi les professeurs de lycées européens,
les directeurs d’école, certains n’ont même pas leur baccalauréat, un
licencié ès lettres comme Ta. ne trouve pas de poste. Il n’a pas le droit
d’ouvrir une école libre, ni même d’y être professeur. Point de liberté
de la presse, point de liberté de réunion.
— J’étais journaliste, me dit Ng., le licencié en droit, j’ai voulu
faire des conférences, suivies de discussions, sur les sujets qui nous
intéressent, nous autres Annamites, et ont le droit de nous intéresser :
la constitution que nous voudrions voir donner au pays, le droit de
vote, la représentation annamite, la justice coloniale et ses abus. Des
conférences de ton très modéré. À la troisième, j’étais arrêté, mis en
prison préventive pour cinq mois, puis relâché. Je passe sur les
persécutions et vexations auxquelles je fus en butte. Plus tard, je suis
envoyé comme reporter d’un journal annamite à Yen Bay, au moment
de la rébellion militaire ; je suis de nouveau arrêté, traîné de prison en
prison, les fers aux pieds, ramené à Saïgon. Je demande à repartir pour
la France : attente de trois mois, puis refus — sans motif. De guerre
lasse, je vais me reposer à Nha Trang ; sans permission, il est vrai, car
nous devons avoir un passeport pour faire un déplacement, fût-il de
quelques heures, et on ne nous l’accorde pas toujours. De nouveau
arrêté : on trouve dans mes bagages un livre en français : l’Histoire des
conspirateurs annamites à Paris par Phan Van Truong. Coût : un an de
prison...
C’est pour s’être occupé de syndicats de mécaniciens et de
géomètres que Ph., le scientifique, a été poursuivi, condamné. Mais
tous trois insistent particulièrement sur les humiliations qu’ils
subissent constamment, le tutoiement avilissant, les insolences ; en
1
En revenant du Japon, j’ai voyagé avec un ingénieur belge qui habite la Chine. Il
me contait qu’au cours d’une traversée, il s’était lié avec un jeune Annamite qui
rentrait à Saïgon. Celui-ci l’avait prié de joindre à ses bagages plusieurs des livres de
classe qu’il rapportait, des manuels d’histoire d’Aulard et de Seignobos, par exemple,
des études d’économie politique : « Ces livres suffiraient à me faire considerer
comme suspect, lui avait-il dit. Je viendrai vous les reprendre après mon
débarquement. »
23
France ils étaient traités en égaux par des hommes éminents : ici des
fonctionnaires sans éducation ni culture ne font aucune différence
entre les Annamites de bonne famille, instruits, et les boys qu’ils
traitent Dieu sait comment. Ils ne sont invités nulle part, ne fréquentent
aucun Européen.
— Si, fait l’un d’eux avec amertume, à la prison — les voleurs !
¶¶¶
C’est justement pour me parler des prisons que ces jeunes gens ont
désiré me voir. Dans cette prison centrale de Saïgon, derrière le décor
que j’ai vu, se passent paraît-il des choses insoupçonnées en France.
D’abord la différence entre le régime des prisonniers de droit commun,
français et indiens1, assassins, voleurs, escrocs, et celui des prisonniers
politiques indigènes.
Français et Indiens couchent dans des lits avec paillasses, draps,
oreillers, couvertures. Ils sont convenablement nourris et ont droit
deux fois par semaine à la cantine ; ils portent des vêtements blancs,
gardent des boys à leur disposition, peuvent posséder des livres, écrire
quand il leur plaît ; ils reçoivent des visites de leur famille, de leurs
amis, ont une à deux heures de récréation par jour et la faculté d’aller à
l’infirmerie chaque fois qu’ils le désirent.
Il en va tout autrement des prisonniers politiques : ils sont environ 1
500 dans des locaux destinés à abriter 500 détenus, entassés dans des
salles empuanties par des tinettes, insuffisamment éclairées et aérées ;
ils couchent à même le parquet, sur des nattes crasseuses infestées de
vermine ; aucun droit à la cantine, point de visites, point de lectures ;
ce n’est qu’en cas de maladies graves et souvent quand il est trop tard
que les politiques indigènes ont droit à l’infirmerie. Quant aux repas,
ils sont pris sur le temps de la récréation et durent quinze minutes ; ils
se composent uniquement d’une bouillie de riz et de légumes, avec
quelques petits morceaux de viande et de poisson et les rations en sont
la plupart du temps insuffisantes. Or, me disent ces jeunes gens, il est
défendu de recevoir du dehors les moindres provisions, fût-ce un grain
de sel. Les prisonniers se plaignent-ils d’avoir faim ? Les mata ou
1
Il y a en Indochine un millier d’Indiens qui jouissent de tous les privilèges des
citoyens français ; ils sont même particulièrement choyés au moment des élections,
car la masse de leurs suffrages joue souvent un rôle prépondérant. Les Annamites,
qui à juste titre ne se croient pas inférieurs aux Indiens, souffrent dans leur amour-
propre du régime de faveur dont ceux-ci bénéficient.
24
gardiens indigènes font pleuvoir sur eux les coups de rotin. Les
réclamations deviennent-elles collectives ? Le gardien-chef fait mettre
tout le monde aux fers — cette « barre de justice » qui retient chaque
détenu par un anneau de fer à la cheville. Et pendant dix minutes, un
quart d’heure, une demi-heure, gardiens européens et mata, passant
devant le rang, armés de leurs gros rotins, tapent à bras raccourcis sur
ces hommes enchaînés. Le gardien-chef, un Corse, semble prendre
plaisir à ces exécutions qui n’épargnent pas les femmes.
— Mais ce n’est rien auprès des tortures que subissent les prévenus
au cours de l’instruction, intervient l’un d’eux. Et il parle...
¶¶¶
Je ne voulais, je ne pouvais y croire. Mais mes hôtes me donnèrent
des détails si précis, si complets que la conviction peu à peu s’imposa.
Deux jours plus tard, en outre, je reçus, courageusement signées, avec
adresse et profession, plusieurs dépositions d’anciens détenus
politiques. Je les ai précieusement gardées, mais me borne à citer,
parmi les faits qui m’ont été signalés, ceux qui m’ont paru
particulièrement révoltants. Enfin des témoignages européens, certains
venus du côté policier lui-même, affermirent définitivement ma
conviction.
Les arrestations politiques se font pour les motifs les plus futiles. Le
pays et particulièrement les villes sont infestés d’agents provocateurs
et d’espions, presque tous indigènes ou métis. Certains de ces derniers
sont en même temps des maîtres chanteurs. Ils dressent une liste des
riches familles annamites, dont certains membres peuvent être
soupçonnés de nationalisme, et les menacent de les faire arrêter. Si
ceux-ci ne paient pas une rançon, l’arrestation se produit et la prison
préventive peut se prolonger des mois, parfois des années. Il arrive que
ces prévenus meurent avant d’avoir su de quoi ils étaient accusés et
même d’avoir été interrogés. En outre, quiconque a passé par Moscou
(ce qui est le cas d’un certain nombre d’étudiants, pendant leur voyage
de retour au pays) est à peu près sûr d’être tôt ou tard arrêté. Enfin,
faire de la propagande nationaliste, distribuer des tracts, former des
syndicats, s’occuper, par la parole ou par la plume, des revendications
des travailleurs ou de la misère des paysans, chacun de ces motifs peut
être la cause d’une arrestation. Il suffit même parfois d’une réputation
de « communisme ».
Les prévenus sont soumis à un interrogatoire serré dans divers
25
locaux de la Sûreté, sièges de la police judiciaire. Pour s’en tenir à la
Cochinchine, les commissariats centraux qui ont la réputation la mieux
établie de cruauté sont ceux de Thuduc, de Saïgon, mais surtout celui
de Cholon, à quelques kilomètres de la capitale. Si les prévenus ne
reconnaissent pas les faits dont ils sont accusés, refusent de révéler ce
qu’ils savent — ou ne savent pas — sur l’organisation des sociétés
secrètes, s’obstinent à ne dénoncer aucun camarade, s’ils ne font pas
en somme ce qu’en termes de police on appelle des « aveux
spontanés », les tortures interviennent aussitôt. Elles sont de genres
variés et témoignent d’une stupéfiante richesse d’imagination sadique.
Citation :
« Il y a des tortures qu’on peut appeler classiques : privation de
nourriture avec ration réduite à trente grammes de riz par jour, coups
de rotin sur les chevilles, sur la plante des pieds, tenailles appliquées
aux tempes pour faire jaillir les yeux des orbites, poteau auquel le
patient est attaché par les bras et suspendu à quelques centimètres du
sol, entonnoir à pétrole, presse de bois, épingles sous les ongles,
privation d’eau, particulièrement douloureuse pour les torturés qui
brûlent de fièvre. »
Mais après ces supplices d’un genre assez archaïque, il y en a de
plus raffinés, de plus modernes : tous inventés et pratiqués, notamment
par la Sûreté de Cholon :
« Avec une lame de rasoir, couper la peau des jambes en longs
sillons, combler la plaie avec du coton et brûler ce coton.
Introduire un fil de fer en tire-bouchon dans le canal urinaire et le
retirer brusquement. »
Voici d’autres spécialités que je trouve dans deux dépositions :
« Au mois de mai 1931, dénoncé comme communiste, je fus arrêté
et conduit au commissariat central de Cholon, rue des Marins. Il n’y
avait aucune preuve contre moi, mais il fallait me faire « avouer ».
On me fit coucher sur le ventre, les mains attachées derrière le dos.
Mes pieds furent également liés puis, m’ayant forcé de plier les
jambes, on réunit mes pieds et mes mains par une autre corde. La
plante de mes pieds se montrait entièrement. Un agent se mit alors à y
appliquer, de toutes ses forces, des coups de nerf de bœuf. Tout mon
système nerveux fut ébranlé jusqu’au cerveau. À chaque coup, j’avais
la sensation que ma tête allait éclater. La douleur était si vive que
j’avouai tout ce qu’on voulut. Par la suite, on put vérifier que j’étais
innocent, que je n’avais fait partie d’aucune cellule communiste et on
26
me relâcha. »
Autre torture analogue :
Les bras étant solidement menottés derrière le dos, étendre le
supplicié sur un lit de camp, ramener violemment, dans le sens de la
flèche, les bras au-dessus de la tête jusqu’à la position horizontale 1 ,
pincer les côtes afin qu’il se produise une réaction musculaire
inconsciente (inconsciente puisque, 99 fois sur 100, la victime perd
connaissance), réaction qui fait sortir le sang par le nez, la bouche, les
oreilles, l’anus. Cette torture est connue des prisonniers sous le nom
de "lan mé ga" "retourner le gésier" ».
Enfin toute la gamme des tortures par l’électricité :
« 1° Attacher un bout de fil au bras ou à la jambe, introduire
l’autre bout dans le sexe ; faire passer le courant.
2° Relier un fouet en fils de fer entrelacés à un courant électrique ;
chaque coup de cet instrument cause au patient de si vives douleurs
qu’il est réduit à demander grâce et à avouer.
3° Attacher une des mains du prévenu par un fil métallique que l’on
branche ensuite sur le circuit. Chaque fois qu’on tourne le
commutateur, la secousse est si violente qu’il est impossible d’en
supporter plus de deux ou trois.
Ces tortures étaient particulièrement en honneur et pratiquées
journellement pendant l’année 1931 au commissariat de police de
Binh Donj (ville de Cholon). »
Les femmes étaient également soumises à ces tortures. Elles
subissaient en outre tous les traitements qui pouvaient blesser leur
pudeur, depuis le fait d’être souvent enfermées dans des salles
d’hommes où règne une insupportable promiscuité, jusqu’à subir les
plus odieuses violences. Certain délégué administratif indigène, le phu
man de Cao Lang, province de Sadec (Cochinchine), était
particulièrement ingénieux dans le choix des supplices, quand il
s’agissait de jeunes filles. Je cite : « De jeunes congayes de seize à
dix-huit ans sont amenées de nuit à la délégation : viols, pendaison
par les orteils, flagellation sur les cuisses et la plante des pieds,
introduction de nids de fourmis dans les parties intimes, leurs bras et
leurs jambes attachés, jusqu’à ce qu’elles avouent faire partie d’un
groupement communiste. »
« L’instruction » terminée, les prévenus entraient en prison. L-T-L.,
qui séjourna deux ans à la maison centrale, pour distribution de tracts,
1
Un dessin est joint à la déposition.
27
raconte :
« Si j’avais le bonheur (sic) d’approcher les nouveaux arrivants,
c’est parce que j’étais affecté, en compagnie d’un co-prisonnier, aux
travaux de jardinage. La plupart n’avaient plus que des os, tellement
ils étaient maigres. D’autres ne pouvaient marcher ou ne marchaient
que difficilement. À nos questions, ils répondaient d’une voix faible
qu’ils étaient torturés depuis des semaines à la Sûreté. Le docteur
faisait à certains des piqûres remontantes pour leur permettre de
parler. »
Et encore :
« Quand le juge d’instruction convoquait les prévenus politiques, je
voyais arriver de l’infirmerie, qui se trouve à trente mètres de la porte
d’entrée principale, des prisonniers qu’on portait sur le dos ou qui
avançaient en se traînant. Ceux qui étaient portés ainsi avaient les
jambes ballantes comme les bras d’un homme en marche : résultat des
tortures. À nos questions ils répondaient que, dénoncés comme
communistes, ils ont été mis dans cet état. Mais réellement, ils ne sont
pas communistes. »
Certains de ces prévenus, trop gravement atteints, doivent être
transportés à l’hôpital de Choquan. Il est souvent trop tard pour les
sauver. Le même prisonnier qui y a fait un séjour de deux mois cite les
cas lamentables dont il a été témoin : paralysies diverses,
particulièrement des bras et des jambes, amputations, méningite,
épuisement nerveux, folie.
« Quant aux morts, écrit-il (morts nombreuses dont on pourrait
retrouver les traces dans les registres de l’hôpital), deux nattes et leur
complet bleu comme linceul règlent définitivement leur compte. »
¶¶¶
Tels sont les faits qui m’ont été révélés et qui se passent en
Indochine, colonie française.
Je me suis naguère élevée contre les arrestations arbitraires qui dans
l’Inde remplissent de nationalistes indiens les prisons de Sa Majesté
britannique. Mais j’ai pu constater par moi-même que ces derniers y
sont traités décemment. Et sauf exception — dans le cas du procès de
Meerut, par exemple — je crois que la contrainte morale y est surtout
employée et la torture évitée.
Je ne veux pas discuter ici le principe de la colonisation. Il est ce
28
qu’il est. Mais parce que des députés noirs siègent dans notre
Chambre, parce que la Révolution accorda aux indigènes de nos
vieilles colonies un droit de vote qu’ils ont toujours gardé, je vivais sur
cette idée que la France use de méthodes colonisatrices plus humaines
et plus intelligentes que l’Angleterre. J’ajoute, comme je l’ai dit plus
haut, que la façon dont, dans nos établissements de l’Inde, sont traités
les indigènes, leur air d’aisance relative, leur naïve fierté d’être
considérés comme des citoyens français, m’avaient heureusement
surprise. Quelques jours d’Indochine auront suffi pour balayer
brutalement cette illusion.
12 octobre
À la poste centrale. Longue file devant un guichet. Un Français
arrive — colon, fonctionnaire ? — tape du talon avec impatience,
inspecte la file, avise, près du guichet, un jeune Annamite d’une
vingtaine d’années, correctement vêtu à l’européenne, le prend par
l’épaule, le fait pivoter :
— Je suis pressé. Donne-moi ta place.
Le jeune homme interdit le regarde une minute, une lueur aiguë
passe entre ses paupières, il ébauche un geste, les lèvres entrouvertes,
tremblantes. Puis, docilement, d’un pas résigné, rejoint le bout de la
queue. Personne ne proteste.
¶¶¶
29
se passe ici des choses abominables. Au commissariat de Cholon ? J’y
ai été. Je garde encore certains hurlements dans les oreilles... Vous
connaissez Huy, le gosse qui a été condamné à mort ? Je l’ai vu
couvert de sueur, les yeux chavirés, le sang lui sortant de la bouche,
des oreilles. Il refusait toujours de parler. Et savez-vous ? Il n’est pas
absolument prouvé que ce soit lui qui ait tué l’inspecteur Legrand. Il
s’était à peu près coupé la langue avec les dents pour ne pas être tenté
de faiblir. Il s’est laissé accuser, condamner. Quel courage, ce gamin,
un héros ! Et nous autres... Nous sommes des s... Ah ! quelle vie !... »
14 octobre
Mes trois jeunes Annamites viennent me chercher dans la même
auto que l’autre jour. Nous allons voir, dans un village à quelques
kilomètres de Saïgon, un écrivain de talent, un nationaliste pour lequel
un ami parisien m’a donné une introduction. Il vient de faire deux ans
de prison, paraît-il.
Villages de cases en terre et bambous, sous de sveltes bouquets de
cocotiers. Marchés de fruits et de légumes, si éclatants qu’on les dirait
peints et vernis. Champs de tabac, rizières inondées, enfants accroupis
sur des buffles.
Voici la maison, toute fragile, portes ouvertes sur une galerie à
claire-voie, flanquée de sombres buissons d’hibiscus, aux fleurs d’un
rouge éblouissant.
Dans le jardin, deux petits enfants presque nus. Des chiens jaunes
aboient férocement. V. N. s’avance, souriant. Une trentaine d’années,
un peu trapu, en blouse noire et pieds nus. Il nous introduit dans une
pièce fraîche, meublée d’une grande table, de quelques fauteuils de
bambou et cloisonnée de livres. Il y en a plusieurs centaines et en
plusieurs langues.
V. N. appartient à une famille de bourgeoisie aisée, favorable à la
France. En 1920, il part pour Paris, y passe sa licence en droit ; revient
en 1923. Il connaissait le gouverneur général qui le considérait, disait
ce dernier, comme son fils adoptif. Il avait rapporté des idées
démocratiques, désirait la collaboration avec la France.
À peine débarqué il est aussitôt, comme tous les « retours de
France », en butte à des persécutions, à des humiliations. Fonde un
journal dans lequel il réclame, sur un ton modéré, les libertés
élémentaires qui, d’après les principes qu’il a reçus de nous, sont
indispensables, dit-il, à la dignité humaine. Le gouvernement fait tous
30
ses efforts pour supprimer ce journal. Défense aux imprimeries de le
publier ; la poste ne le distribue pas ou le lui renvoie. Il réclame par la
parole et par la plume. Arrêté. Il dit aux autorités : « Ne m’acculez pas
au suicide ou à la révolte. » Jugé, condamné la première fois à un an et
demi de prison ; plus tard, à deux ans, « pour avoir fait partie d’une
société secrète ».
— C’est eux qui ont fait de moi un révolutionnaire, dit-il ; bien que
n’étant pas issu de la classe prolétarienne, j’estime maintenant que seul
l’avènement du communisme nous sauvera, nous, peuples esclaves...
Tout à coup, de l’entrée du jardin où nous avons laissé l’auto, cris,
kyrielle d’affreux jurons lancés par de grosses voix rocailleuses, coups
sourds...
— Espèce de s..., bougre de c..., plus vite que ça ! Mes compagnons
sautent sur leurs pieds. Je les vois soudain pâles, haletants.
— C’est la police du district. Ils ont été prévenus. Notre pauvre
camarade, le chauffeur... Il va perdre son permis de conduire, il va être
arrêté. Et nous...
Je sors. Un gros homme en uniforme blanc, un large galon d’or au
bras, tient par les épaules le frêle petit chauffeur. Les cheveux de celui-
ci sont hérissés, sa manche déchirée pend. Un autre agent le menace, la
matraque haute.
— Veux-tu parler, bougre d’idiot ? Qu’est-ce que tu venais faire
ici ?
La voiture a été fouillée, les coussins, le siège jetés par terre.
Je m’avance, je tends ma carte, je décline ma qualité d’attaché à la
mission du ministre. Pourquoi bousculer mon chauffeur ?
Embarras, excuses :
— Vous comprenez... C’est ici la maison d’un dangereux
révolutionnaire... Il sort de prison. Alors, avec ces chenapans, n’est-ce
pas ?...
Au retour, la route est jalonnée de barrages d’agents : le ministre
arrive après-demain.
On arrête tous les indigènes, à pied ou en voiture. On les interroge,
on leur demande leurs papiers, on les fouille. Trois fois, je dois
décliner mon nom, ma mission. Et chaque fois après avoir vérifié
l’identité de mes compagnons : « Ces messieurs sont avec vous ? » me
demande-t-on avec un regard aigu.
15 octobre
31
Ce matin à neuf heures, je vois débarquer dans ma chambre un haut
fonctionnaire de la Sûreté.
— Que faites-vous ? me dit-il, voilà que vous sillonnez les routes
avec des nationalistes annamites, que vous allez voir chez lui un
révolutionnaire ? C’est très imprudent ! Vous auriez pu être enlevée,
séquestrée. N’oubliez pas non plus que vous faites partie de la mission
du ministre... Très gênant pour nous... Vous ne savez pas que ces
bougres-là sont incapables de tact, de gratitude. Ils vous calomnieront,
vous saliront. Ils ont déjà commencé :
— V. N. affirme qu’il vous a connue à Paris, laisse entendre qu’il y
eut entre vous des relations très particulières ; d’autres assurent que ce
n’est pas vous, mais la fille du ministre qui est allée chez V. N. Vous
voyez les conséquences, etc., etc. »
Je ne réponds rien. Comment tant de bruits tendancieux ont-ils pu
se répandre en moins de vingt-quatre heures ? Je juge également
inutile de dire à M. X. que c’est à la demande du ministre que suis
entrée en relations avec des nationalistes.
Le même soir
À Cholon, la ville chinoise. Onze heures. Nous sortons d’un
restaurant chinois. Éclats des lumières, des enseignes multicolores,
bouffées de cris pointus, de musiques qui râpent les nerfs, foule
compacte, glissante, intarissable.
Nous quittons les grandes voies pour des rues étroites. Entrons dans
plusieurs fumeries d’opium fréquentées par les coolies, les ouvriers du
port.
Porte donnant sur un long couloir ; à gauche de l’entrée, un guichet
où on achète la drogue : pour 50 cents (environ 5 francs), on a une
petite boîte de 5 grammes ; mais pour quelques cents on en obtient
assez pour s’intoxiquer plusieurs jours.
Dès l’entrée, une affreuse odeur de pourriture vous serre la gorge.
Le couloir tourne, retourne, s’élargit en petites salles obscures, repart,
véritable labyrinthe que des quinquets éclairent d’une trouble lumière
jaune. Les murs souillés de crasse sont creusés de longues niches.
Dans chaque niche un homme est étendu à même la pierre. Aucun ne
bouge à notre passage. Pas même un regard. Les uns tirent goulûment
sur la petite pipe dont le léger hoquet mouillé rompt seul le silence.
Les autres sont terriblement immobiles, avec des gestes figés, jambes
tombantes, bras en l’air, comme s’ils avaient été soudain foudroyés.
32
Ainsi, pendant la guerre, l’effet mortel de certains gaz. Les visages
émaciés sont tirés sur des dents trop blanches ; les prunelles d’émail
noir, élargies, fixent je ne sais quelle vision ; les paupières ne cillent
pas ; parfois, sur les joues à la peau verdie et collée, ce vague sourire
mystérieux des morts. Effrayante impression de circuler parmi des
cadavres.
En France, posséder une fumerie ou quelques grains d’opium vous
expose à l’intrusion de la police, à la prison car il est criminel
d’abâtardir la race française. Mais ici l’opium se vend à guichets
ouverts et rapporte chaque année environ 15 millions de piastres à la
régie française, qui en garde le monopole.
Un de mes compagnons annamites me dit :
— La France contrôle également le commerce de l’alcool1. Cet
alcool grossier, mal distillé, contient des substances nocives qui nous
débilitent, nous empoisonnent...
Ce même reproche, je l’ai déjà entendu formuler par les
nationalistes de l’Inde, où l’alcool cause de terribles ravages. Les
licences de débits de boissons se vendent chaque année aux enchères et
procurent des sommes considérables au Trésor britannique. Or,
l’Angleterre est l’un des pays où on lutte le plus tenacement contre
l’alcoolisme. Voilà qui souligne l’hypocrite fiction des bienfaits que
1
Le R. P. Jalabert, dans la revue Études du 5 octobre 1934, répond à ce propos de
mon interlocuteur annamite que « l’alcool de la Régie française a amélioré l’alcool
annamite (analyse du Laboratoire municipal de Paris, 13 mars 1909) » ;
« d’ailleurs, ajoute-t-il, le commerce de l’alcool a toujours été en régie au temps de
l’Annam indépendant ». J’admets que le R. P. soit mieux renseigné que moi sur la
question de l’alcool officiel et de son monopole en Indochine et qu’il s’en fasse le
défenseur ; mais comment estime-t-il naturel que la France se mette à la remorque de
l’Annam qu’elle a privé de son indépendance, sous le prétexte de lui apporter la
civilisation ?
À propos de l’alcool, voici un récent arrêté préfectoral qui vaut d’être médité :
« Le 19e jour du 7e mois de la 9e année de Bao-Dai (28 août 1934) : Le préfet
ordonne que, dans le territoire de sa circonscription qui comprend six cantons, il
sera consommé chaque mois 6 200 litres d’alcool. Par les présentes, le préfet
ordonne que, dans le canton de N..., il sera consommé 800 litres par mois. En
conséquence, le chef de canton et son adjoint devront faire la répartition dans les
villages du canton, à raison de 7 litres par inscrit. Les villages devront venir acheter
cet alcool et en prendre livraison au chef-lieu de la préfecture et rendre compte
ensuite de ce qu’ils auront vendu ou consommé : les villages qui auront consommé
beaucoup seront récompensés et les villages qui auront consommé ou vendu peu
seront punis.
Le chef de canton de N... et son adjoint doivent exécuter le présent ordre. »
33
notre civilisation philanthropique est censée apporter aux indigènes.
16 octobre
Débarquement du ministre. Redoublement de précautions
policières. Les nha-quê qui arrivent, en trottant de leur pas muet le
long de toutes les routes, sont plus que jamais arrêtés, fouillés,
questionnés par des agents de la Sûreté en civil. Un certain nombre
sont renvoyés dans leurs villages. D’autres, retenus en prison, sans
explications ; beaucoup, dès la veille, avaient été mis à l’ombre.
Sur le quai, déploiement de troupes, musiques, arc de triomphe,
uniformes, décorations. Mandarins magnifiques dans leurs
somptueuses tuniques de soie brochée. L’un cligne ses petits yeux
étroits, l’autre étire sa maigre barbiche, un troisième sourit
mystérieusement, comme pour lui-même. Tous indéchiffrables.
On se montre le Premier ministre de la Cour d’Annam, M. Baï, face
de momie, burinée de lignes de ruse, ses mains desséchées croisées sur
sa robe de toutes les couleurs de l’or et de la flamme.
Je vois pour la première fois le gouverneur général Pasquier, les
yeux clairs avec ostentation, sa barbe fleurie étalée sur une large
poitrine qui plastronne sous le bel uniforme, abondamment chamarré.
Très décoratif.
Le cortège s’ébranle. Pas une clameur. Singulière impression que
celle de rouler entre les flots contenus de cette foule noire et blanche,
absolument silencieuse, aux milliers de jaunes visages impassibles où
guettent les prunelles aiguës. Les foules asiatiques, me dit-on,
n’acclament jamais. J’ai pourtant entendu les cris d’adoration des
multitudes blanches dont les vagues semblaient porter Gandhi.
17 octobre
La mission visite, inaugure, reçoit. Quant à moi, conversation avec
un Annamite de valeur, M. Nguyen Ph. L., directeur d’un journal
important, membre du Conseil colonial, du grand Conseil économique
et financier, etc. Un constitutionnaliste qui, depuis plusieurs années,
s’efforce d’arriver à une entente franco-annamite, d’obtenir pour
l’Indochine un statut analogue à celui des dominions britanniques.
— Ce qui nous vaut, à mes collègues et à moi, à la fois la méfiance
des nationalistes, qui nous reprochent notre manque de courage, et
celle du gouvernement général, qui croit que nous le trahissons, me
34
dit-il avec amertume.
C’est un homme mince et souple, au visage tout en longueur, d’une
finesse féline. Grêlé par la petite vérole, il a perdu un œil, ce qui
semble donner à l’autre plus de vivacité et d’intelligence.
— Il regrette les difficultés que l’on oppose aux naturalisations,
quelques-unes par an seulement. Trois cent cinquante à quatre cents
Annamites, en soixante-dix ans d’occupation, ont pu seuls obtenir en
Cochinchine leurs droits de citoyens français. La Cochinchine possède
un député élu par environ 4 000 électeurs, dont 3 000 sont des
fonctionnaires, des agents de compagnies ou des colons français ; il y a
encore un millier d’Indiens dont un certain nombre sont amenés au
dernier moment de Pondichéry ou de Chandernagor pour former masse
de manœuvre électorale ; quatre cents seulement des électeurs environ
sont des habitants du pays1. Ce député, qui possède d’ailleurs
d’énormes plantations, ne représente donc en réalité que les colons, les
fonctionnaires, les sociétés industrielles ou financières. Aussi M. Ph.
L. souligne-t-il qu’à Paris il ne se lève à la Chambre que pour
combattre les revendications les plus légitimes du pays qu’il est censé
représenter.
M. Ph. L. se plaint également que, dans les divers conseils de
l’Indochine, la représentation indigène soit inférieure numériquement
et composée de membres non pas élus, mais désignés, pour la plupart,
par le gouvernement, c’est-à-dire sans aucune indépendance. De sorte
que les résultats de cette représentation au compte-gouttes sont
purement négatifs.
Par exemple, le grand Conseil des intérêts économiques et
financiers de l’Indochine est composé de membres dont une partie est
en théorie désignée par les assemblées locales et une autre nommée
par le gouverneur général : il compte vingt-huit Français et, pour tout
cet immense empire, vingt-trois indigènes seulement dont treize sont
nommés par les autorités françaises, c’est-à-dire restent entièrement
entre leurs mains.
— Or, allègue M. Ph. L., les Français ont déjà leur prestige de
conquérants, celui de leurs titres, de leur éducation, etc. Notre
infériorité naturelle se trouve donc encore aggravée par notre
infériorité numérique. Aux Indes néerlandaises, au contraire, l’élément
indigène l’emporte dans les assemblées locales sur l’élément
métropolitain. De plus, le grand Conseil n’a qu’un pouvoir consultatif
1
Je rappelle que ces chiffres et ces déclarations datent de 1931-32.
35
sur la question des impôts indirects, des taxes, des emprunts ; et on n’y
tient pas grand compte des désirs des membres indigènes.
« Nous voudrions que ce Conseil possédât des pouvoirs effectifs
pour permettre à la population de contrôler l’usage des fonds qui sont
prélevés sur sa misère. Et nous demanderions d’avoir trente délégués,
car les membres cambodgiens et laotiens, complètement illettrés, y
forment un poids mort ou, plutôt, un poids qui fait pencher la balance
du côté des intérêts français. Ces membres ne seraient pas désignés,
mais élus. Ce qui laisserait d’ailleurs encore un champ assez vaste à la
pression administrative. Ces ambitions sont-elles vraiment excessives ?
« Autre chose : il est interdit de parler politique au Conseil colonial.
L’année dernière, l’un de nous ayant osé poser le débat sur la Société
des Nations et son rôle, le gouverneur général menaça de quitter la
salle. Pourtant, les questions politiques et économiques ne sont-elles
pas intimement liées ? Et puis, il est si facile de qualifier de politique
tout débat dangereux ou qui déplaît à l’administration. Tenez, en 1924,
une société venue de France se proposait d’assurer tous les transports
de riz et de paddy ; ceux d’entre nous qui se permirent de lutter contre
ce monopole qui ruinait plusieurs entreprises indigènes furent accusés
de faire de la politique, envoyés en disgrâce, persécutés... Mais si nous
entrions dans le domaine des monopoles, celui de l’alcool, par
exemple, de la tyrannie qu’ils font peser sur le pays, de leur
connivence avec les grandes banques, surtout avec celle que vous
devinez, de la corruption qu’ils suscitent, nous n’en finirions pas !
C’est une autre histoire. Elle est peu édifiante. Tenons-nous-en donc
aux questions purement indigènes, aux troubles récents, par
exemple... »
M. Ph. L. m’en parle longuement. Il déplore la révolte militaire de
Yen Bay, explosion de sauvagerie qui, d’après lui, fut inexactement
attribuée au communisme. En réalité, le mouvement de février à mai
1930 avait été déclenché par le parti nationaliste appelé Viet Nam. Ce
n’est qu’après les manifestations du 1er mai que les communistes
entrèrent en scène. Revenus en Indochine par le Laos et le Siam,
quelques agents de Moscou profitèrent, pour établir, puis intensifier
leur propagande et leur action, de la misère générale et du
mécontentement provoqués par les exactions des mandarins. La
plupart de ces derniers, dit M. Ph. L., sont de véritables bandits qui
tyrannisent et pressurent la population, dans l’insouciante indifférence
des autorités françaises. Celles-ci ferment les yeux et s’en lavent les
36
mains. Les administrateurs, surtout les jeunes, s’enferment dans leurs
bureaux ; ils sont inaccessibles aux indigènes. Les vieux, plus mêlés à
la vie du pays, montraient davantage de curiosité et de sympathie.
— À leur arrivée en Indochine, observe M. Ph. L., les jeunes
fonctionnaires devraient être astreints à un stage d’au moins six mois
pendant lequel ils seraient initiés à la langue et aux mœurs annamites.
Ce collège des stagiaires existait autrefois : on l’a supprimé...
Puis il revient aux troubles. Il accuse divers résidents d’avoir
manqué de sang-froid. Dans les régions frappées par la famine,
quelques meneurs avaient dit aux villageois : « Vous avez faim ;
l’administrateur ne le sait pas ; allons le trouver. » Des colonnes
s’étaient formées, sans armes, sans intentions belliqueuses. Elles furent
accueillies à coup de mitrailleuses et de bombes d’avions. Il regrette
également la répression brutale qui suivit la révolte de Yen Bay ; des
villages accusés d’abriter des coupables ou d’avoir des sympathies
pour eux furent écrasés, pulvérisés par des bombardements aériens. Co
Am, par exemple. Des commissions criminelles, instituées en hâte, et
siégeant à huis clos, sans aucune garantie pour les accusés, privés de
leurs droits de défense, condamnèrent à mort, au bagne, à la prison des
milliers de malheureux dont beaucoup étaient innocents.
— La Légion étrangère, ajoute-t-il, a commis, dans la région de
Vinh, où on l’a lâchée en liberté, des atrocités sans nom.
Il me conte plusieurs faits révoltants que je compte vérifier sur
place.
Enfin il insiste sur la douloureuse surprise des « retours de France »
que m’avaient déjà signalée mes jeunes amis, et la fâcheuse politique
du « manque d’égards », pratiquée par les fonctionnaires français.
— Quand, mandés par le gouvernement, dit-il, mes collègues et moi
descendons au Métropole Hôtel d’Hanoï, nous provoquons encore un
véritable étonnement et c’est tout juste si les domestiques consentent à
nous servir.
Plusieurs traits : se trouvant au théâtre de Saïgon, dans la loge du
Conseil colonial, dont il fait partie, M. Ph. L. entendit la femme d’un
de ses collègues français dire tout haut, d’une voix dédaigneuse :
« Comment se fait-il que des indigènes soient admis ici ? »
Une autre fois, il se trouve dans un compartiment de seconde avec
sa femme et son enfant. La jeune femme d’un officier, assise en face,
lui dit, en souriant avec condescendance : « Ton bébé est très gentil, ta
congaye aussi. »
37
— Or, le mot de congaye est rien moins que flatteur, commente M.
Ph. L. J’ai dit à cette dame : « De quel droit me parlez-vous et me
tutoyez-vous, madame ? » Elle parut stupéfaite... Une autre fois
encore, dans un train, avec ma famille : un jeune ménage de
fonctionnaires entre, nous jette un regard de dégoût, ressort et quelques
minutes plus tard nous envoie sa bonne indigène et son chien...
M. Ph. L. en veut surtout aux femmes françaises :
— Elles ne font pas leur devoir, qui serait de faire aimer la France,
assure-t-il. Ce sont pour la plupart des femmes d’un milieu inférieur,
sans éducation ni culture et, sauf exception, dépourvues de cette
naturelle distinction du cœur qui vaut toutes les autres. En France, elles
feraient elles-mêmes leur ménage, leurs robes et s’en tireraient à leur
honneur. Ici, placées dans une situation de supériorité à laquelle rien
ne les a habituées, elles en abusent, se font servir en reines, tyrannisent
leurs boys et, qui plus est, jugent et traitent tous les Annamites comme
leurs domestiques. Quant aux autres « dames » de la société, elles sont
surtout occupées de flirts, de préséances, de vanités...
(Verdict sévère mais dont, par la suite, j’ai pu moi-même vérifier la
justice. Il doit y avoir des exceptions très honorables. Mais que de fois,
dans des conversations avec les femmes de la colonie française, j’ai
souffert du vide de leur cerveau, de leur âme, de leur vie ! Pas une qui
semblât consciente de ses responsabilités, des douloureux problèmes
qui se posent là-bas, qui vît dans les Annamites autre chose que des
inférieurs à exploiter. Pas une qui se soit élevée contre les abus
monstrueux qui auraient dû révolter sinon leur cœur, du moins leurs
nerfs. Je les ai vues sincèrement ahuries quand je leur demandais,
dans les villes, si elles fréquentaient des femmes de la société
annamite, dans les campagnes, si elles se préoccupaient de la santé,
de l’hygiène des familles paysannes et surtout des enfants. Non, il faut
le dire, le répéter, les femmes françaises, en Indochine, ne sont pas à
la hauteur de leur tâche qui pourrait être si belle.
« C’est depuis leur arrivée ici que le fossé s’est élargi entre Blancs
et Jaunes, me disait plus tard un vieux fonctionnaire, se rencontrant
sur ce point avec M. Ph. L. Autrefois, les jeunes gens de
l’administration, épousant des Annamites, se rapprochaient de leur
famille jaune, apprenaient la langue. Maintenant, ils vivent à part, ne
songeant plus qu’à remplir leurs poches, à économiser le plus possible
pour rentrer plus rapidement en France. Le contact est rompu. »)
M. Ph. L. reproche en outre aux Français de ne point tenter de
38
rétablir ce contact par des clubs, des sociétés littéraires, des sociétés
sportives où les deux races se rencontreraient sur un terrain neutre,
dans des conditions d’égalité. Il semble, au contraire, qu’on cherche
toutes les occasions de blesser leurs plus légitimes susceptibilités. Un
exemple : à leur retour d’Europe où ils s’étaient distingués dans
plusieurs rencontres internationales, des champions annamites de
tennis furent invités à disputer un match avec des Français. Une
occasion pour le Tout-Saïgon de se rencontrer. Non seulement les
Annamites ne furent pas invités, mais, au début du match, le président
du club de tennis fit expulser des tribunes les familles des champions
qui auraient eu tous les droits à des places d’honneur. Voilà comment
on sème et récolte des haines.
Je me souviens à ce sujet d’un mot de Gandhi, au moment des
négociations entre Indiens et Britanniques :
— Il faudrait d’abord, du côté anglais, un changement de cœur,
répétait-il doucement, obstinément.
Après cette conversation avec cet Annamite lucide et modéré, je
comprends mieux en quoi consiste ce changement de cœur.
Saïgon, 18 octobre
Visite de l’Institut Pasteur de Saïgon. Avec l’Institut Pasteur de
Nhatrang, qui s’occupe surtout de la fabrication des sérums
antiseptiques, ce sont deux établissements autonomes. Ils reçoivent
quelques subventions du gouvernement général de l’Indochine et du
gouvernement de la Cochinchine pour certains services déterminés de
Saïgon, mais ne dépendent administrativement et financièrement que
de l’Institut Pasteur de Paris et gardent jalousement leur totale
indépendance. D’où l’admirable travail accompli par cette poignée de
savants modestes et tenaces. Vaccins contre la morsure des serpents (2
000 cobras à cet usage ont été recueillis en quinze jours dans la
province de Chaudoc), contre la tuberculose, la syphilis, mais encore et
surtout vaccins contre le paludisme. Une vingtaine d’espèces de
moustiques sont cultivés dans des cages de verre. Les uns, ceux des
rizières, posés sur des tiges de riz, d’autres, dans des mares
minuscules, sur des palmiers nains, ou bien dans un petit ruisseau de
montagne, semé de rochers, et encore dans des plantations naines de
caoutchouc. Comment croire au terrible danger devant ces frêles et
transparentes bestioles ?
Les moustiques, me dit-on, ne font guère que servir
39
d’intermédiaires : ils piquent des impaludés, puis vont inoculer le mal
à des êtres d’autant plus sensibles qu’ils sont sains. Les Moïs, par
exemple, ces tribus sauvages des montagnes, sont de véritables
réservoirs de virus, et cela depuis des générations ; ils ne souffrent pas
beaucoup eux-mêmes du paludisme, bien qu’ils perdent de nombreux
enfants, mais empoisonnent tout ce qui les approche. Voilà comment
ils résistent à l’invasion des Annamites, des Chinois, à la surpopulation
et restent maîtres dans leurs montagnes.
Dans le service des vaccins, on fabrique 6 à 7 millions de doses,
environ 27 millions de flacons par an.
Nous visitons les laboratoires et les ateliers de fabrication ; 50
indigènes y sont employés sous les ordres de deux Européens. On est
enchanté de leur habileté, de leur zèle, de leur conscience. Quant aux
docteurs attachés à l’Institut, ils se contentent de leur modeste solde, et
aussi de sauver des milliers d’existences.
— Les autorités ne comprennent et ne secondent pas toujours nos
efforts, me dit l’un d’eux en souriant. Comme nous voulions envoyer
une mission dans une région particulièrement impaludée : « Pourquoi
faire ? nous répondit ingénument un grand chef. Il n’y a dans ce
district ni usines ni plantations... »
19 octobre
Trois jours de fêtes et banquets. Au dernier, offert par la population
indigène au ministre, un petit homme souriant se lève. C’est M. Bui
Quan Chiu, écrivain et journaliste de valeur, collaborateur de M. Ph. L.
avec lequel j’ai causé l’autre jour. Il représente, lui aussi, l’élément qui
réclame plus de libertés, mais dans le cadre d’une coopération avec la
métropole. Après une tournée de conférences qu’il fit en France il y a
une dizaine d’années, il connut une grande popularité. Elle fut
éphémère car il n’obtint guère de résultats. Aujourd’hui, après avoir
énuméré avec une précision mordante les griefs économiques et
politiques de l’Annam, il réclame pour l’avenir un statut analogue à
celui des dominions anglais et, comme réforme immédiate, l’égalité
des voix dans les divers conseils de l’Indochine, et la représentation
annamite dans le Conseil supérieur des colonies à Paris.
— Je suis d’accord pour le principe, répond en substance le
ministre. Reste à étudier les modalités...
Grand enthousiasme.
40
Même soir
Éreintée. Nous allons quitter Saïgon. Je fais mes adieux à mes
jeunes nationalistes annamites. Je leur demande de me préparer un
dossier que je prendrai au passage à mon retour du Japon.
(Quelques mois plus tard, sachant que je ne repasserai point par
Saïgon, j’avais chargé un ami qui devait s’y arrêter d’aller voir ces
trois jeunes gens et de leur demander le fameux dossier. À l’adresse
indiquée, il trouva porte close et on lui apprit que deux des Annamites
tout au moins avaient été arrêtés après mon départ.)
20 octobre
Nous « tournons ». Cochinchine. Trois réceptions par jour dans les
résidences. Uniformes, smokings blancs, décorations. Mandarins en
robes éclatantes, échines courbées, qui font les humbles salutations
appelées lei ; champagne, palabres, palabres...
À Cantho, de vieux colons barbus de blanc évoquent les temps
héroïques où ils chassaient les éléphants sauvages sur le site de la ville.
Ils se congratulent avec émotion. Le président des syndicats indigènes,
superbe Mongol en robe de soie jaune, serre les lèvres et se tait.
Il pleut à torrents. Dans les rizières inondées, de petits hommes
bleus aux larges chapeaux de paille travaillent, courbés sous l’oblique
averse. On dirait une estampe japonaise. Mais quelle dure vie !
Dans les villages se dressent devant les portes, pour faire honneur
au ministre, des autels qui ressemblent à des reposoirs de Fête-Dieu :
nappe, brûle-parfums de cuivre, hauts chandeliers, vases de fleurs,
jattes de fruits, bannières rouge et or. Autour de ces autels, des
notables à la maigre barbiche jouent les fidèles du culte, prosternés, les
mains jointes, sous la pluie.
Le soir, une panne nous ayant immobilisés, notre auto rejoint le
cortège avec un long retard. La route est déserte, obscure. La pluie
prend des allures de déluge. À un tournant, un indigène, trempé sous
son grand parasol, et qui attend là, tout seul depuis une demi-heure,
plonge humblement, dès qu’il aperçoit notre voiture, dos courbé,
multipliant les révérences et les lei pour les puissants du jour. Nous
sommes déjà loin que, me retournant, j’aperçois toujours, dans la nuit
qui tombe, la pauvre silhouette anonyme, comiquement cassée en
deux, sous la lourde averse. Elle reste dans ma mémoire comme un
symbole ridicule et triste.
41
Mytho, Thanan, etc. Inauguration d’une ligne de chemin de fer à
Loc Ninh. Visite de plantations.
Entre deux arrêts, le ministre, avec lequel je n’ai pu causer depuis
son arrivée, me demande de monter dans sa voiture. Je lui fais part des
révélations de mes Annamites. Il paraît sincèrement indigné. J’insiste
sur le « manque d’égards ». Il me dit que pour commencer il va faire
une circulaire, défendant dans les bureaux le tutoiement des indigènes.
Soit. Mais changera-t-il un état d’esprit depuis si longtemps établi,
ancré ?
22 octobre
Cambodge, pays bouddhique. Temps magnifique. Plus de reposoirs,
mais des bonzes en éclatantes robes de tous les jaunes, sous des
parapluies vert pâle. Foules enfantines qui crient, gambadent. Attitude
très différente de l’hostile dignité des gens d’Annam. Notons ici que
les divisions entre la Cochinchine, l’Annam et le Tonkin sont
purement administratives. En réalité, pour ces trois grandes régions, la
race est la même — race annamite, d’origine chinoise.
À Pnom Penh, fêtes merveilleuses à la Cour, dîners, danses. Le roi a
l’air d’un honnête adjudant, un peu abruti par le métier. Pendant son
séjour en France, il y a longtemps déjà, il a d’ailleurs fait ses études
militaires à Saint-Maixent.
— Surtout, ne confiez vos impressions sur lui à personne, me
recommande en souriant un des membres de la mission. Ce brave
Sisowath est un des plus fidèles amis de la France...
Soit ! Notre fidèle ami, qui d’abord, les poings sur les genoux, le
visage tendu et allumé de concupiscence, a suivi les évolutions des
petites danseuses, s’endort ensuite avec innocence pendant le dernier
ballet.
Curieux propos du Premier ministre cambodgien, tout vêtu d’or,
mon voisin de table au dîner officiel :
— Ah ! Nous allons vers le progrès ! me dit-il très sérieusement. Le
Cambodge a fait de belles réformes, sous l’égide protectrice de la
grande France : ainsi, figurez-vous que les riches de notre pays paient
maintenant presque autant d’impôts que les pauvres !
Retournez la proposition et serez-vous très loin de ce qui se passe
chez nous ?
22 octobre
42
J’ai pu m’échapper un instant et déjeuner ce matin avec un avocat
français, Me L.-J. et son adjoint M e L. Ils me donnent des aperçus
précis et pittoresques sur la façon dont est rendue la justice au
Cambodge et me citent certains articles du code pénal promulgué en
1924 :
Toute critique injurieuse des actes de l’administration française ou
cambodgienne... est punie d’un emprisonnement de trois mois à trois
ans et d’une amende de 10 à 100 piastres.
Ils me content également les tribulations des pauvres caodaïstes 1; ce
sont les adeptes d’une secte bouddhique indochinoise. Tout à fait
inoffensifs, ces derniers sont expulsés, brutalisés, emprisonnés, tandis
qu’on incendie leurs pagodes, qu’on brise leurs statues. On s’obstine à
traiter de dangereuse société secrète ces disciples d’une nouvelle
religion, qui n’a rien de secret ni de politique.
Ils me donnent des exemples inouïs de dénis de justice, de tortures
que subissent les accusés. Traits analogues à ceux qu’ont dénoncés
mes trois Annamites de Saïgon. À plusieurs reprises, des meurtres
d’indigènes par des fonctionnaires ou des colons sont restés impunis,
malgré des témoignages nombreux et indiscutables.
Ce soir, une des autorités de la résidence s’approche de moi :
— Vous avez vu Me L.-J. ? C’est un excité, un homme dangereux !
Il a dû vous parler de la fameuse secte caodaïste dont il est l’avocat :
masque commode pour cacher une association nationaliste et fomenter
des complots. Ce n’est pas la première fois qu’on aurait vu ça !...
Cet après-midi, étrange et splendide cérémonie dans la salle du
Trône : la remise au roi du premier volume du Tripitaka, recueil de
textes sacrés et de documents de la religion bouddhique, réunis et
traduits à l’Institut bouddhique de Pnom Penh, une des plus heureuses
créations de la France. Des centaines de bonzes sont là groupés, serrés
dans l’immense salle, avec leurs robes de toutes les teintes de l’or et de
la flamme et leurs têtes, bizarrement pareilles, rasées, couleur de
cuivre neuf quand ils sont jeunes ou de vieux bois pour les vieillards.
D’autres bonzes sur les terrasses, les escaliers, dans les jardins. Une
odeur puissante d’encens et de benjoin monte de cette foule jaune.
Tout à coup, immense psalmodie à bouches fermées qui commence en
mineur puis s’enfle et se déroule, tandis que les masques demeurent
impassibles.
Un incident, causé par ma chétive personne : aucune femme ne
1
Voir aux Annexes.
43
devait assister à cette cérémonie. Les bonzes sont, paraît-il, scandalisés
par ma sacrilège intrusion.
24 octobre
Angkor Vat me rappelle Versailles. Même harmonie grandiose et
symétrique. D’autres temples en ruine sont submergés dans des flots
de végétation.
Je déjeune avec les savants de l’École d’Extrême-Orient qui ont
conquis ces villes et ces temples sur la forêt et ne cessent de combattre
pour lui arracher de nouvelles merveilles : MM. Coedès, directeur de
l’école, Henri Parmentier, Henri Marchal, mon vieil ami Victor
Goloubew. Délicieuse détente après la contrainte des banquets
officiels. Ces hommes, que le monde de l’art et de l’érudition nous
envie, poursuivent ici une œuvre admirable avec des crédits toujours
insuffisants, sans cesse rognés, et des moyens de fortune. Ils ont eu
leurs pionniers, leurs martyrs, les uns assassinés, les autres tués par les
fièvres. Après un quart de siècle on ne leur a pas encore accordé une
grue pour soulever les pierres colossales des temples et les remettre en
place. À notre époque de toutes les mécaniques, ils doivent procéder
comme au temps des Khmers ! Le passage du ministre comblera-t-il
quelques lacunes ?
Après la réception officielle, à la résidence, un jeune docteur vient à
moi :
— Quittez ces gens, me dit-il. Je veux vous montrer un village
indigène, vous dire ce qu’on pourrait, ce qu’on devrait y faire.
Nous prenons une auto. En route il me parle avec un accent de
passion douloureuse :
— L’assistance médicale est insuffisante ici et si mal organisée !
Dans ce district, il y a 160 000 indigènes pour un seul médecin. Nous
ne sommes pas secondés, nous sommes même entravés. Nous n’avons
ni argent ni liberté. Faire ce qu’on appelle du zèle nous vaut de
mauvaises notes. Par contre, des économies sur la pharmacie, la
quinine en particulier, valent des félicitations, des notes d’avancement.
Pas même d’auto pour nos tournées, alors que chaque résidence en
possède jusqu’à vingt, réservées aux plaisirs de ces « messieurs-
dames ! » Dans les cas urgents nous devons en fréter à nos frais. Le
pays est infesté de syphilis, héréditaire et autre. Des villages entiers
sont pourris. Il nous faudrait des brigades volantes d’infirmiers,
d’infirmières qui iraient dans la brousse faire les piqûres sur place,
44
donner les conseils indispensables aux mères, aux enfants. Les
indigènes n’ont ni l’argent, ni le courage d’aller se faire soigner au
chef-lieu. Ceux d’entre nous qui veulent faire leur devoir l’ont cent
fois réclamé. Aucune réponse. Et tant d’argent dépensé inutilement,
coupablement ! C’est désespérant !
Nous débarquons dans le village, formé de paillotes sur pilotis,
baignant dans l’ombre verte des cocotiers et des bananiers. Canards,
cochons noirs, gosses vêtus d’une ficelle entre les jambes. Tout cela
crie, court ; les femmes sortent des cases avec leurs nourrissons,
entourent le jeune docteur, qui est là, sans casque (les indigènes
n’aiment pas les casques), elles touchent ses vêtements, lui sourient
avec confiance.
Il me montre des faces rongées, des bouches noires, sans dents,
dans lesquelles on voit tourner la chique de bétel rouge. Il fait tirer des
langues couvertes d’ulcérations, prend par l’épaule des enfants aux
yeux dévorés de pus, dont certains sont déjà aveugles, me désigne sur
les bras, sur les jambes, des plaies ouvertes, des pieds boursouflés
pleins de nodosités et qui s’ouvrent comme des grenades.
— Avec du permanganate, des pansements, des piqûres de
stovarsol, fait-il, on pourrait guérir ces pauvres bougres, sauver ces
gosses. J’ai calculé : pour ce village cela coûterait cent piastres... Alors
qu’en ce moment on en dépense des millions, pour rien ! Que voulez-
vous ?
Geste de découragement.
Des hommes ont grimpé sur les palmiers. Ils font tomber une
avalanche de noix de coco dont ils remplissent notre voiture. Leur
seule richesse. Ils travaillent dans des plantations. Leur paie est
d’environ deux francs par jour, sur lesquels ils ont 10 % d’impôts...
Tout le village est là pour nous voir partir.
— Il est si facile de s’en faire aimer ! murmure mon compagnon.
Le soir pendant les danses hiératiques sur la terrasse géante
d’Angkor Vat, le même haut fonctionnaire qui m’avait avertie sur le
compte de Me L.-J., me dit, du même air soupçonneux :
— Vous avez, paraît-il, fait une promenade avec le docteur X1 ? Ce
1
Je dois dire ici que les médecins coloniaux m’ont paru, parmi tant de fonctionnaires
surtout soucieux de leur avancement et de leurs indemnités, ou simplement
indifférents, conscients de leurs devoirs et passionnés pour leur métier.
Les abus ou plutôt les défaillances qui m’avaient été, pour la première fois, signalés à
Angkor me furent confirmés depuis, à plusieurs reprises, par différents docteurs.
L’un d’eux, envoyé de France pour faire de l’ophtalmologie, finit par donner sa
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n’est pas un mauvais garçon, mais il est très exalté... un peu fou...
Vous savez, la brousse pour les jeunes gens !... Méfiez-vous de ce qu’il
vous a raconté...
Le doux Cambodge serait-il le séjour des « excités », des
« exaltés » ?
J’apprends quelque chose sur les miracles d’Angkor. Goloubew me
parle d’une cité nouvelle et fabuleuse dont, par des raisonnements tout
abstraits, ses collègues et lui sont arrivés à déterminer l’existence, puis
l’emplacement. Découverte scientifique qui, comme tant d’autres,
rejoint le domaine de la féerie. Malade, épuisé par les fièvres, il ne
rêve pourtant que de ressusciter cette ville ensevelie. Quand je parle de
retour définitif en Europe, il secoue la tête et sourit. Un sortilège, plus
puissant que l’amour de la vie, rive ces admirables savants à cette
terre, impitoyablement féconde, à cette forêt magnifique et féroce
contre laquelle ils ont engagé la plus mortelle des luttes.
Le soir, nous abandonnons les officiels. Avec Henri Parmentier,
j’escalade les immenses degrés disjoints jusqu’au faîte de la dernière
pyramide du temple d’Angkor Vat. La lune brille faiblement. Plus bas,
à travers les galeries, glissent des ombres de bonzes dont les étranges
mélopées montent jusqu’à nous. Encore au-dessous, aussi loin que
vont nos regards, c’est l’énorme forêt d’où émergent çà et là quelques
pierres blanches, touchées d’une lueur ; c’est le silence des espaces
infinis, ce silence où l’on sent palpiter une vie innombrable et
prodigieuse. Mon cœur bat. Le charme tout-puissant agit. Il me semble
que je m’y abandonnerais facilement pour passer ici le reste de ma vie.
Demain à l’aube, nous partirons.
Avons repassé par Saïgon.
démission et s’établir dans une grande ville d’Indochine. Il garde de son séjour dans
l’administration une amertume écœurée. Dans un pays où les maladies des yeux sont
courantes, il n’a jamais pu exercer sa spécialité : « Il y a en Indochine, me disait-il,
15 000 êtres qui sont aveugles, uniquement par la faute des autorités. Quatre centres
d’ophtalmologie seulement fonctionnent, ne pouvant hospitaliser qu’un nombre
infime de malades. » Par contre, il a pu constater l’épouvantable état sanitaire des
prisons, notamment à Nam Dinh en 1926. Les prisonniers sous-alimentés mouraient
comme des mouches, de diarrhée et de dysenterie. Lui aussi, par exemple, au cours
d’une terrible épidémie de choléra en 1927, dans la province de Phucyen, se plaignait
de n’avoir pu obtenir d’auto pour ses tournées. On ne lui a même pas remboursé ses
frais de transport. À propos de cette question médicale, ces divers docteurs me
signalaient une fois de plus les services inestimables rendus par l’Institut Pasteur,
notamment en ce qui concerne le paludisme.
46
27-28 octobre
En route maintenant vers l’Annam. Retrouvons le silence, les
prunelles aiguës, l’attitude fermée des foules annamites.
À Phan Thiet, voici de nouveau le vieux ministre Baï, à la robe de
plus en plus éclatante, au masque de plus en plus étroit et buriné de
rides astucieuses. Devant la porte de la résidence, gardes mandarines
tout en rouge sous de hauts parasols d’or. Réception, remise de
décorations. Repos.
Le lendemain à 6 heures du matin, en route vers Dalat, séjour d’été
de l’Indochine, à 1 500 mètres dans la montagne. Sur la route, nous
croisons quelques groupes de Moïs, ces aborigènes qui vivent dans les
forêts, refusant obstinément les « bienfaits » de notre civilisation. Tout
nus, tenant à la main une lance ou une arbalète, ils marchent de leur
pas élastique, les yeux fixés sur le ciel. Pas un seul regard pour notre
magnifique cortège. Voilà du beau mépris, et qui nous change.
Quelques heures plus tard nous revoyons, il est vrai, une
cinquantaine des mêmes Moïs, alignés sur la terrasse de la résidence à
Dalat. Par quelles promesses, par quelles menaces a-ton apprivoisé et
attiré ces sauvages ? Les femmes ont le torse nu, des seins charmants,
les hanches gainées dans des étoffes bariolées. Deux ou trois chefs ont
revêtu pour cette solennité un dolman rouge de général anglais, d’où
sortent leurs jambes nues. Les autres se contentent d’un pagne. L’air
assez rogue, ils inclinent leurs têtes au diadème de plumes, et jettent
des couvertures, des étoffes, de belles armes aux pieds du ministre.
Celui-ci, assez gauche devant un hommage qu’il devine peu spontané,
hésite, se demandant où accrocher sur ces étendues de peau jaune des
décorations qui ne seront guère appréciées. Scène à la fois comique et
pénible.
Dalat : ville toute neuve et très avenante. Villas, hôtels, sanatoria,
lycée groupés autour d’un lac, dans un paysage des Pyrénées ou des
Vosges. C’est une belle création. On parle d’en faire le centre du
gouvernement général. L’atmosphère y serait certainement plus pure
— dans tous les sens — qu’à Saïgon.
Visites de plantations de thé, de café, de quinquina. Certaines de ces
dernières appartiennent à l’Institut Pasteur de Nha Trang que nous
voyons le lendemain. C’est le docteur Yersin lui-même, le grand
vainqueur de la peste, qui nous guide, simple et bon, souriant avec
indulgence dans sa barbe de père Noël. Il travaille ici depuis 1893, non
seulement à ses recherches de laboratoire médical, mais à des études
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géophysiques. Pour se reposer, il essaie d’acclimater des edelweiss sur
les montagnes d’Indochine. Il a plus de 70 ans.
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conduisant à la mer.
Le musée d’art cham, organisé et conservé avec amour par Henri
Parmentier, est une étourdissante révélation. Les Chams, d’une vieille
race de type indien, furent les émules et les rivaux des Khmers, avec
lesquels ils ne cessèrent de guerroyer. Ils semblent les avoir encore
dépassés en art. Les ruines de leurs temples, altières silhouettes de
briques rouges, qui évoquent soudain pour moi la cathédrale d’Albi, se
dressent sur les collines. Leurs sculptures sur pierre sont d’une vie et
d’une vérité qui confondent. J’emporte le souvenir d’une statue de
dieu : ventre insolent dont la chair semble palpiter, tête puissante et
renversée, une tête de lion populaire à la Danton. Une série de bas-
reliefs, scènes de la vie des saints ermites dans la forêt, rappellent
jusqu’à l’hallucination ceux de nos cathédrales. Et ils datent des VIIe
et VIIIe siècles ! Massacrés ou assimilés par les Annamites, les Chams
avaient disparu au XVIIe siècle.
Le ministre décide de visiter le marché. Dans l’odeur âcre du nuoc-
mam, cette sauce annamite faite de saumure, il s’arrête devant les
éventaires, manie le riz, admire les poissons éclatants, joue avec les
naïfs ex-voto de papier peint. Une foule silencieuse, vêtue de noir et de
blanc, le suit en épiant ses moindres gestes. Il fait poser quelques
questions à des vieilles accroupies, aux faces noires et desséchées, qui
mâchent du bétel entre leurs gencives sanguinolentes.
Il veut se rendre compte du prix auquel sont louées les stalles. Le
marché est affermé à un collecteur d’impôts qui paie à la municipalité
13 000 piastres par an. Il se fait, paraît-il, environ 12 000 piastres de
bénéfice. Je veux croire que cette enquête a autant pour but la défense
des intérêts des indigènes que celle des finances publiques.
Dans chaque résidence où nous nous arrêtons, M. Reynaud tient des
audiences privées. En principe — il l’a fait annoncer — il entend
recevoir tous les Annamites qui en feront la demande. En fait, ces
audiences sont toujours bousculées, écourtées ; il a juste le temps de
recevoir, une ou deux minutes chacun, les notables soigneusement
passés au crible officiel. Les autres, les fâcheux, les empêcheurs, sont
écartés d’office ; le ministre lui-même n’a pas voix au chapitre. On
l’entoure, on le chambre. La fatigue aidant, il ne réagit plus. Dans mes
rares apartés avec lui, je le sens peu à peu gagné par l’atmosphère
ambiante. Il me répète des phrases que j’ai entendues sur d’autres
lèvres. Comment pourrait-il en être autrement ? Les illusions du départ
se dissipent...
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1er – 3 novembre
Nous descendons du col des Nuages qui domine la plaine de Hué
jusqu’à la nonchalante rivière des Parfums qui y flâne avec délices.
Sous un ciel vaporeux, par un soir d’une douceur muette, nous entrons
dans la ville à travers une plaine immense bossuée de tombeaux. De
beaux cavaliers rouges et bleus nous précèdent. Sous les arbres en
fleurs, des jeunes femmes en longues tuniques de soie claire tournent
silencieusement vers nous de doux visages ambrés aux grands yeux
tristes.
Paix, suavité, mélancolie surtout. Hué est célèbre par ses tombeaux
qui ressemblent à des palais, par son palais qui ressemble à un
tombeau. Tous les empereurs d’Annam y reposent dans d’immenses
mausolées : chacun d’eux a ses cours peuplées de cavaliers et
d’animaux de pierre, ses édifices aux salles obscures et somptueuses
où brillent la laque et l’or, et tout son peuple de femmes et de servants
qui glissent à pas muets sur les dalles de pierre. Asile de paix et
d’incomparable douceur auquel chaque souverain pensait dès son
enfance, qu’il faisait construire dans sa jeunesse, où il se plaisait à
venir méditer et rêver. Ville funèbre qui s’étend comme une ceinture
autour de l’autre, très loin dans la campagne où rôde encore le tigre.
Moins lugubre certes, cette ville des morts, que le palais royal. Je
n’y pénètre qu’une seule fois, car la Cour d’Annam, plus rétrograde
que celle du Cambodge, n’admet pas les femmes, même journalistes.
Je vais avec Mme et Mlle Reynaud rendre visite aux « reines grand-
mères », comme on les appelle. Un vieux petit mandarin, tout en
courbettes et un peu ridicule, le sous-ministre du Protocole, paraît-il,
nous accompagne. Ce n’est pas un palais où nous entrons, mais une
cité, avec des cours, des allées, des jardins éclatants, des couloirs
voûtés pareils à des cloîtres, des centaines de bâtiments de tous les
styles. Elle enferme un ou deux milliers d’habitants (la famille royale
seule compte environ 1 000 membres). Nous croisons de grands
personnages à bésicles d’écaille, les mains dans les manches de leurs
robes brodées, des serviteurs courbés, des femmes en tuniques de soie
verte ou rose, qui nous frôlent et disparaissent derrière des piliers, des
enfants vêtus de jaune, — couleur réservée à la famille impériale —
qui s’enfuient à notre approche. Nous faisons le désert sous nos pas,
mais des têtes surgissent sournoisement derrière les fenêtres. Sensation
d’être guettés par des centaines d’invisibles prunelles.
Nous voici dans une vaste salle au plafond et piliers sculptés en
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laque et or. Partout des panneaux de soie brodée d’une éclatante
richesse.
Au fond, sous un dais, un trône vide, celui de l’empereur. Au pied
de ce trône, dans des fauteuils d’or massif, deux très vieilles femmes,
immobiles comme des idoles. L’une est vêtue d’une robe et d’un
turban orange, l’autre d’une robe et d’un turban citron, toutes deux
sont couvertes de lourds bijoux, de plaques et de bracelets de jade. À
peine les fentes étroites de leurs yeux indiquent-elles par un
frémissement qu’elles nous ont aperçues. L’une, celle en orange, reçut
naguère le titre de première épouse, mais n’eut point d’enfant. Elle
n’en est pas moins considérée autant que l’autre, la véritable, comme
l’aïeule du jeune empereur Bao-Dai. Toutes deux se haïssent, dit-on,
d’une de ces haines orientales, muettes, recuites, entretenues par
soixante années de cohabitation et de jalousie.
Elles se décident enfin à nous tendre la main. Des serviteurs se
prosternent devant elles, le front sur le tapis ; ils leur offrent des
plateaux de sucreries et de sirops qui nous sont destinés. Des phrases
rituelles s’échangent, traduites par le vieux mandarin à courbettes, sur
les santés, les joies et les fatigues du voyage, sur les qualités morales et
intellectuelles du jeune empereur, là-bas à Paris. De temps à autre les
deux vieilles dames, d’un geste identique, épongent leur front jauni
avec un mouchoir, l’un orange, l’autre citron. Je m’aperçois soudain
avec horreur que l’épouse du second degré porte à la main gauche des
ongles recourbés d’une telle longueur que l’on dirait des brindilles
desséchées ou des pinces d’araignée de mer. Suprême élégance, mais
qui gêne comiquement la malheureuse quand elle veut, par exemple,
saisir son verre.
Derrière le trône, se tient une foule bariolée de femmes et d’enfants,
figés de respect et de crainte : ce sont des membres de la famille
royale. Seules les prunelles de ces emmurés vivent, brûlantes de
curiosité. On n’imagine pas sans frémir les intrigues, les drames
d’ambition, d’amour, de haine, ensevelis entre les fauves murailles de
ce harem.
À la fin de l’entretien, les impériales personnes, par gestes alternés,
offrent à leurs deux augustes visiteuses les cadeaux rituels : bijoux,
jades, objets d’art. Leur mince regard m’effleure une seconde : sans
doute me prennent-elles pour la suivante de ces dames, car il se
détourne aussitôt.
Surviennent en cortège le ministre, le gouverneur général et leurs
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suites. Présentations, éloges fleuris, respectueux salamalecs devant les
vénérables idoles qui se sont redressées, immobiles dans leurs fauteuils
dorés. Assez drôle quand on pense à leur néant de vieux jouets
disloqués entre les mains des autorités françaises.
En sortant, je respire, délivrée de l’étouffante atmosphère de ce
palais funèbre. Comment le petit empereur Bao-Dai que je revois,
sportif et gai, habitué à la liberté d’allures et de pensée des mœurs
françaises, s’accommodera-t-il du protocole opprimant de cette Cour
désuète, régie par des vieillards, qui a tout le formalisme et les ennuis
du pouvoir sans en avoir la réalité ? Pourra-t-il ouvrir les fenêtres ?
Visite à la reine-mère, dans un appartement assez modeste. Peu
considérée, malgré son titre, car ce n’était qu’une concubine, et de
naissance inférieure, elle a les allures d’une de ces braves congayes qui
promènent les enfants blancs. Je ne voudrais pas être à sa place. Sans
doute, prendra-t-elle sa revanche au retour de son fils.
3 novembre
J’ai vu « Son Excellence le Régent » à une séance des amis du
« Vieux Hué » : C’est un vénérable vieillard à la longue et maigre
barbiche blanche ; il a l’air d’une feuille desséchée. Un fin lettré, dit-
on, mais non point un caractère. Sans doute ne doit-il pas être plus
gênant pour le gouvernement général que le brave roi Sisowath. Et ses
sujets ne trouvent certainement pas en lui un apôtre de leurs
revendications.
Invitée à prendre le thé chez un jeune mandarin, fils d’un
personnage de la Cour. Il me présente sa femme qui est charmante. Il
lit beaucoup et semble penser plus que ses pareils. Il m’avoue que des
réformes lui paraissent indispensables et qu’il se trouve souvent en
opposition avec son père qui a gardé tous les vieux préjugés. Il ne me
cache pas non plus qu’avec quelques autres jeunes gens de l’entourage
royal il attend anxieusement l’arrivée du jeune empereur. Peut-être
saura-t-il s’imposer, obtenir de la France quelques concessions, mettre
de l’air et de l’ordre dans la vieille maison vermoulue, répondre enfin
aux vœux de ses sujets trop asservis. C’est le premier esprit libre que
j’aie rencontré dans ces milieux officiels de la Cour. À table, le soir, je
parle de lui avec éloge au résident supérieur de Hué. Celui-ci, M. C.,
homme remarquable, dit-on, qui après les terribles erreurs de son
prédécesseur, a su rétablir l’ordre en Annam, sans trop d’effusion de
sang, me paraît contrarié. Pourquoi ?
52
4 novembre
Hier soir en rentrant à l’hôtel, je trouve la lettre fort bien tournée et
de ton très modéré du directeur d’un journal indigène. Il me demande
un entretien sur les malentendus qui séparent les Français des
Annamites et, en particulier, sur la grave erreur de la politique
mandarinale. Ce matin, au moment du départ, c’est un lettré, parlant
très purement le français, qui était venu me trouver pour me
développer le même sujet. Je n’ai pas le temps de l’écouter, mais je
suis décidée à revenir à Hué, après le départ du ministre, d’autant plus
que c’est la route du Laos où je dois aller.
Recommençons à « tourner ». Temps doux et vaporeux. Grandes
dunes blanches comme de la farine de riz.
Quelques grands personnages de la Cour de Hué, dont le Premier
ministre Baï, nous accompagnent vers Quang Tri et Dong Hoi. Dans sa
suite, j’avise le jeune mandarin qui me recevait hier chez lui avec tant
d’enthousiaste cordialité. Il a l’air sombre, figé, et feint de ne pas me
reconnaître. À l’un des arrêts, voulant en avoir le cœur net, je
m’approche et lui adresse je ne sais quelle phrase banale. Comique et
triste de le voir détourner les yeux, balbutier avec embarras. Depuis
hier, on a eu le temps de lui faire la leçon. Suis-je donc considérée
comme subversive ? Par pitié, j’évite désormais de me trouver sur son
chemin.
Pendant le déjeuner à Hatinh, j’apprends que nous sommes en
pleine région des troubles. Quels troubles ? Je ne puis le savoir
exactement. Ce matin, une colonne de manifestants avec drapeaux
rouges a, paraît-il, été refoulée, les chefs arrêtés. Il y a d’ailleurs eu ces
jours-ci des centaines d’arrestations. Nous sortons. Des soldats en
armes s’installent à côté des chauffeurs. Notre cortège s’ébranle et
marche à grande allure à travers la campagne déserte. Des sentinelles
sont alignées tout le long de la route. Des patrouilles à pied ou à
bicyclette la sillonnent. Les villages sont occupés par des officiers de
la Légion étrangère et leurs soldats. Il en sort de toutes les misérables
huttes dont on a, par précaution, rasé les haies de bambous. Des
camions remplis de troupes font la liaison entre les villages.
Nous nous arrêtons rapidement dans quelques postes militaires,
voyons des prisonniers enfermés dans des cages de bois, les pieds pris
dans une barre de fer. Ils ont les joues creuses, les yeux caves, nous
lancent des regards tristes et farouches.
— Vous êtes communistes ? leur demande-t-on.
53
— C’est ce qu’on dit, se bornent-ils à répondre.
Au poste de Linhcam, nous trouvons assemblés et serrés dans la
cour une cinquantaine de vieux hommes à l’air misérable, vêtus de
toile bleue. Ce sont les notables des villages voisins dont les habitants,
l’an dernier, s’étaient enfuis dans les montagnes de la chaîne
annamitique, y avaient vécu cinq mois en dissidence, après avoir formé
une ébauche de soviets. Les meneurs, me dit-on, sont en prison. On fait
un signe à ceux qui sont là, et ils approchent, s’épaulant les uns les
autres, d’un trot pressé de troupeau craintif. Quelques-uns pourtant,
ostensiblement, se détachent du groupe, se retirent.
Le ministre s’avance au bord de la plate-forme, très raide, haussant
sa taille brève ; il parle d’une voix sévère, par phrases courtes et dures.
J’entends vaguement :
« Vous avez été coupables... la France est généreuse, elle ne sera
pas dupe... Jamais aucun soulèvement n’a réussi contre la grande
France, qui est sortie victorieuse de la plus grande des guerres, etc.,
etc. » Le vieux ministre Baï traduit et commente le discours d’une voix
mordante, avec des gestes en couperet.
Courbés presque jusqu’à terre, les mains dans les manches de leurs
tuniques bleues déteintes, les vieillards écoutent humblement
l’algarade. Parfois un visage se lève, osseux, couleur de terre. Sur les
talus, dans les champs d’alentour, une foule attentive, immobile,
regarde, entend. Le soir tombe. Une immense détresse se dégage de
cette scène. À peine le cortège s’est-il reformé, que toutes ces ombres
se dispersent, s’évanouissent dans les vapeurs des éternelles rizières.
Nous allons coucher à Vinh.
5 novembre 31
Nous avions quitté dès six heures du matin Vinh où le ministre était
resté pour interroger certains prisonniers politiques. Il devait nous
rejoindre plus tard, en un point donné.
Il pleut. Nous filons entre les champs boueux. Mon compagnon
d’auto, un administrateur de la région, m’explique, un peu trop
confusément, les troubles graves de l’an dernier et de cette année. La
région, me dit-il, fut toujours fertile en révolutionnaires. Elle est, en
outre, parmi les plus déshéritées de l’Annam. Sa population trop dense,
serrée dans d’étroites vallées, sujettes soit à une excessive sécheresse,
soit à des inondations, se voit trop souvent réduite à la famine...
Plus loin, il m’indique quelques énormes tombes qui bossuent la
54
rizière :
— Elles datent du 13 septembre de l’an dernier, me dit-il. Ce matin-
là, on vit soudain une énorme troupe de 5 à 6 000 individus qui
marchaient en rangs serrés sur Vinh...
— Ils étaient armés ?
— Ma foi, je n’en sais trop rien. Ils venaient soi-disant porter à la
résidence leurs doléances contre les impôts qu’ils jugent excessifs.
C’est toujours comme ça que commencent les révoltes. On leur
ordonna de s’arrêter, ils n’écoutèrent pas, franchirent tous les barrages.
Il fallut envoyer des avions avec des bombes. Il tomba 100 à 120
bonshommes1. Les autres s’enfuirent comme des lapins... Par malheur,
le soir, des habitants de villages restés loyaux vinrent pour enterrer les
morts. On crut à une nouvelle manifestation, on renvoya les avions :
résultat, encore une quinzaine de morts... Une fâcheuse erreur qui a fait
assez mauvais effet.
À ce moment, j’entends de loin une étrange rumeur, pareille au
froissement du feuillage sous le vent. Peu à peu elle s’enfle, se précise
en long gémissement. Notre voiture stoppe soudain dans un carrefour,
en face d’un vaste hangar. Ce que je vois alors, jamais je ne pourrai
l’oublier.
Dans un immense enclos, entouré de barrières de bois, 3 à 4 000
créatures humaines, vêtues de loques brunes, sont si entassées et
pressées qu’elles ne forment plus qu’une seule masse, agitée de
remous, hérissée de bras de sarment, noueux et desséchés, qui tendent
des corbeilles de jonc. Dans chaque être, toutes les tares, toutes les
déchéances : faces bouffies ou décharnées, dents absentes, prunelles
éteintes ou chassieuses, plaies ulcérées. Sont-ce des hommes, des
femmes, ont-ils vingt ans, soixante ans ? On ne sait pas. Plus d’âge,
plus de sexe, rien qu’une mortelle misère qui, par des milliers de
bouches noires, pousse d’horribles cris d’animaux.
De solides agents bien nourris, en uniforme blanc, dirigent et
disciplinent à coups de badine cette foule couleur de terre. La femme
de l’un d’eux, venue pour voir passer le ministre, nonchalamment
assise sur une chaise, avec des airs de reine, regarde paisiblement
l’affreux spectacle, en attendant l’autre.
Elle paraît surprise de mon émotion !
— Il ne faut pas se frapper comme ça, me dit-elle. Cela arrive
souvent ici...
1
Il en tomba 157.
55
Il ne lui vient même pas à l’idée de jouer un rôle actif, d’aider à la
distribution du riz là-bas, sous ce hangar. Des femmes du pays, celles
sans doute des agents indigènes, versent avec une mesure de bois
environ un kilo dans chaque corbeille ; des enfants nus qu’on
pourchasse se précipitent par terre pour ramasser avec leurs ongles,
dans la boue, les grains de riz tombés. Une fois servies, ces créatures
s’enfuient, comme des bêtes qui regagnent leur tanière, pressant leur
panier sur leur ventre. Mais il en arrive de nouvelles, toujours,
toujours...
Mon compagnon de route, remarquant aussi mon expression
d’horreur, semble s’excuser :
— Que voulez-vous ! Il y avait eu trois mauvaises récoltes ; la
dernière, cette année, a été désastreuse. Voilà le résultat. Nous faisons
tout ce que nous pouvons. Nous avons organisé 37 centres de
ravitaillement pareils à celui-ci. Nous nourrissons environ 80 000
inscrits avec une distribution tous les cinq jours : 80 000 kilos de riz.
C’est un peu leur faute, à ces nhaquê : ils sont si imprévoyants... Et
puis, ils ont quitté leurs villages, fait du communisme. Tant pis pour
eux... Avant nous, il y avait des famines bien plus terribles encore...
Oui, mais nous n’avions pas la charge morale de ce peuple que
nous avons pris en tutelle.
Quelqu’un nous écoute. Il me prend à part, se nomme. C’est un
docteur de Vinh. Il me dit :
— Ces distributions de riz ne se font que depuis deux mois. En
juillet, un jeune indigène, moins illettré que les autres, auquel je confie
des cachets de quinine pour les malades de son village qui est à 5 ou 6
kilomètres de la ville, vient me trouver un matin à l’hôpital : « Ce n’est
pas quinine qu’il faut, me dit-il, mais riz. Les gens eux mourir tous de
faim. » Je réponds : « Amène-moi demain les plus affamés. Je ferai
mon possible. »
« Le lendemain, à l’aube, 500 misérables comme ceux-là
m’attendaient dans la cour de l’hôpital. Ils hurlaient, assiégeaient mon
bureau... Les plus touchés tombaient comme des mouches. L’hôpital
fut bientôt archiplein : quatre malades par lit, deux dessus, deux
dessous... Le personnel était débordé... J’ai tout de suite exigé de la
résidence 100 piastres... Puis en quelques semaines on a organisé ces
centres. Cela coûte 620 000 francs par mois. Mais pour beaucoup, il
est trop tard. Venez voir... »
Il me conduit dans un second hangar. Une dizaine de formes,
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roulées dans des loques brunes, sont couchées sur des bat-flanc. Elles
sont entourées d’essaims de mouches. Les unes sont rigides, les autres
tressaillent encore. Certaines sont monstrueusement gonflées.
— Des bouffis, fait le docteur : c’est de l’œdème généralisé, le
dernier stade de la misère physiologique. Rien à faire. Tous les
sentiers, toutes les routes sont jalonnés de cadavres pareils : car
beaucoup des gens que vous avez vus font plus de 40 kilomètres à pied
pour toucher leur mesure de riz.
— À combien estimez-vous le nombre des morts ?
— Pas moins de 10 000, répond le docteur, sans hésiter, mais 60
000 ne seront plus que des déchets, sans force pour travailler ni pour
résister aux maladies. Et pourtant avec 40 centimes par jour et les
produits de leur jardin, ces malheureux pourraient vivre... Vous
devriez revenir après le départ du ministre, je vous expliquerais bien
des choses...
Le ministre ? Justement, sa voiture vient de s’arrêter. Il descend,
regarde, le visage stupéfait, hésite, se balançant d’un pied sur l’autre,
puis s’avance vers les organisateurs. L’horrible clameur redouble. Les
bras noirs se tendent par milliers. On entend craquer les barrages. La
révolte des gueux ?
Mais une voix péremptoire décrète :
— M. le ministre, vous ne pouvez pas vous attarder ici. Nous
aurions une bagarre. Remontez dans votre voiture...
Des bras impérieux s’emparent aussitôt de l’excellence, la
soulèvent, la poussent dans son auto à fanion et notre cortège s’enfuit
sous la pluie.
Deux heures plus tard, le soleil a reparu. Nous déjeunons à Hoang
Mai sur un bateau admirablement fleuri et pavoisé qui se détache et
vogue entre les deux rives de je ne sais quel fleuve. Ingénieuse idée
d’un administrateur. Des danseuses rouges, vertes, oranges, le visage
figé sous des tiares d’or, glapissent aux sons d’une étrange musique.
Poissons, poulardes, foie gras, champagne. À la froideur initiale des
banquets officiels succède un aimable laisser-aller. Des gens rient,
essuient leur menton luisant. Pour un peu, ils déboutonneraient leur
veston ou leur dolman blanc. On emporte des assiettes encore pleines.
Des deux côtés de la rivière, la foule terreuse, immobile, nous
surveille. On voit, entre les branches des buissons, se tendre des têtes
osseuses, aux yeux clignotants. J’ai le gosier serré. Je ne puis avaler
une bouchée. Le ministre semble préoccupé. À la fin du repas, il vient
57
à moi :
— Après ce que nous avons vu, je n’ai jamais tant souffert que
pendant ce déjeuner, me dit-il à mi-voix.
Incapable de prononcer une parole, je me contente de hocher la tête.
Je ne pense même pas à demander à M. Reynaud s’il compte prendre
des mesures pour combattre le fléau et en éviter le retour, tant ces
mesures me paraissent s’imposer1.
Il continue, l’air pensif :
... Je m’étais attardé à Vinh ce matin pour aller à la prison interroger
des détenus politiques... Fort intelligents ces garçons ! Beaucoup de
cran...
Je le regarde silencieusement, évoquant ceux que j’ai vus à la prison
de Saïgon. Je voudrais, profitant de cet instant d’émotion, lui répéter ce
que vient de m’apprendre le docteur de Vinh, mais des prunelles
aiguës nous observent. Je sens de plus en plus la méfiance m’entourer.
D’ailleurs, un secrétaire s’incline devant le ministre. Nous sommes en
retard sur le programme.
Je reviendrai à Vinh.
À Thanh Hoa, quatre heures plus tard, nous visitons les
organisations hydrauliques. Magnifique barrage qui a permis
l’irrigation rationnelle de 60 000 hectares de cultures indigènes. Voilà
du beau travail. Aussi la région ne souffre-t-elle pas de famines
comparables à celle de la province de Vinh, et n’y parle-t-on point de
troubles. Pourquoi, avant tant d’autres dépenses inutiles, ne pas
poursuivre cette œuvre indispensable et l’étendre à d’autres
provinces ?
À 22 heures, nous prenons un train spécial pour Hanoï. Il est
magnifique. Wagons spéciaux avec appartements pour le ministre et sa
famille, pour le gouverneur général, le « Gougal », comme on
l’appelle, et sa suite, pour les hauts fonctionnaires, etc. Tout le monde
court, crie, se case. Seul, le vieux ministre Baï erre mélancoliquement
1
On verra plus loin que les distributions de riz cessèrent aussitôt après le départ du
ministre. De retour en France, devant l’auditoire mondain de l’université des
Annales, M. Paul Reynaud avouait quelques mois plus tard : « Je voyais de mes
yeux, dans le Nord-Annam, ce spectacle atroce de squelettes venant tendre leur
chapeau de paille pour recevoir une ration de riz. » Je ne sache point pourtant que, ni
comme ministre des Colonies ni comme député, M. Reynaud se soit jamais levé pour
dénoncer ce scandale devant le Parlement. Il ne me semble pas non plus que dans les
discussions passionnées de la Chambre sur les troubles d’Indochine, et sur l’amnistie
des prisonniers politiques, il soit jamais intervenu, lui qui savait, pour expliquer et
excuser la naturelle révolte des pauvres nha-quê.
58
sur le quai, cherchant son gîte. Nous venons de découvrir qu’on lui a
réservé un compartiment de wagon-lit, confortable, mais ordinaire,
dans la voiture de la presse.
Nous l’appelons. Il paraît assez mortifié de se trouver dans la
compagnie de simples lettrés comme nous.
6 novembre
Nous arrivons à 7 heures du matin. Plus de lourds nuages pendants,
de vapeurs moites, de chaleur mouillée. Ciel pur, fraîcheur presque
mordante. À la gare, coups de canon, drapeaux qui claquent, avions
qui tournent et bourdonnent, fonctionnaires français et annamites en
uniformes chamarrés et robes somptueuses, bouquets, compliments.
Nous sommes blasés, bien que le spectacle soit plus décoratif ici
qu’ailleurs. De vieux notables, en robes multicolores, coiffés de tiares,
sont alignés le long du quai ; quelques-uns, appuyés sur des bâtons en
forme de crosse, ont l’air de vieux singes pensifs. Tous multiplient
révérences et courbettes, les yeux fixés sur quelque chose à l’arrière du
cortège. Je me retourne : ciel ! Le Premier ministre Baï, dans sa belle
robe de cérémonie couleur de flamme, constellée de décorations, est
debout dans le couloir de notre wagon. On l’y a totalement oublié. Son
visage de momie est empreint d’une expression un peu comique de
dignité offusquée. On court le chercher, mais il n’oubliera pas cette
offense, ni son sens profond : il sent que son rôle est terminé1.
7 novembre
« La fête bat son plein. » Inaugurations, réceptions, en feux
d’artifices toujours plus brillants. Cataractes de discours ; compliments
d’usage ; doléances habituelles sur la crise et ses fâcheux effets. Le
ministre esquive prudemment la réponse à ces dernières. Mais il n’est
pas moins circonspect dans son attitude envers les indigènes. Il a
pourtant affaire à forte partie.
Un directeur de journal, lettré et fort intelligent, M. Pham Quynh 2,
1
Il devait l’être, plus complètement encore, quand le 2 mai 1933 l’empereur Bao-Dai
le congédia assez cavalièrement, lui et ses ministres, pour le remplacer par un
gouvernement plus jeune et qui se dit plus progressif.
2
M. Pham Quynh a prouvé qu’il savait manœuvrer avec habileté, faisant alterner
hardiesse et souplesse, puisqu’il est devenu en mai 1933, avec l’agrément évident du
gouvernement général, le successeur du vieux M. Baï comme Premier ministre de
l’empereur Bao-Dai.
59
cache, sous les fleurs de rhétorique, quelques vérités acérées. Après
avoir esquissé, depuis le Xe siècle, l’histoire de l’Annam, nation
conquérante (nous avons été, nous aussi, dit-il avec un sourire,
impérialistes à notre manière), nation civilisée et organisatrice qui, au
XVIIIe siècle, régnait au nord, de la frontière de la Chine au sud de la
Cochinchine, il attribue l’intervention de la France aux luttes
intérieures qui divisèrent les Annamites. Puis il continue :
« Notre évolution intellectuelle depuis un quart de siècle a eu pour
résultat de nous faire prendre conscience de nous-mêmes et de notre
nationalité. Et ce sentiment nouveau s’accommode mal d’un régime
qui n’est pas fait pour lui donner satisfaction. De là vient le mal dont
nous souffrons et qui est proprement une crise de la personnalité, tant
individuelle que nationale... Nous sommes un peuple qui va à la
recherche d’une patrie et ne l’a pas encore trouvée... Cette patrie,
monsieur le ministre, ne peut pas être pour nous la France... »
Il termine en réclamant pour l’Annam une coopération sans cesse
croissante avec la métropole, coopération qui pourrait aboutir à un
statut analogue à celui des dominions britanniques. M. Reynaud se
contente de sourire ; et quand, au banquet offert par les notabilités
tonkinoises, le président de cette Chambre des représentants du peuple,
qui n’est que l’ombre d’une ombre, lui présente avec une certaine
timidité le cahier des revendications annamites : liberté de la presse,
liberté de voyager sans passeport, extension du pouvoir des assemblées
locales, augmentation des membres indigènes dans les assemblées
mixtes, revendications bien modestes pourtant, le ministre se retranche
avec précaution derrière un paravent d’humour. Il fait le procès de
l’idéologie occidentale qui, au moment même où l’Europe commence
à n’y plus croire, met le feu à l’Orient. Excellente façon de ne point
s’engager. Je regarde les jeunes visages bistrés qui m’entourent : leurs
fins sourires réticents montrent à quel point ils comprennent cette
réserve par trop diplomatique. Ils ne fonderont plus désormais, je crois,
d’excessifs espoirs sur la visite ministérielle. — On a des deux côtés
l’impression d’une comédie.
Je puis m’esquiver et déjeuner avec deux fonctionnaires, qui ne font
point partie de l’administration. Supposons-les ingénieur et médecin.
Ils ont tous deux beaucoup voyagé à travers l’Indochine, séjourné dans
le Nord-Annam. Ils sont de jugement sûr, d’opinion modérée. Nous
parlons de cette famine qui me hante.
— Comme vous l’avez vu, dit l’ingénieur, on a fait d’importants
60
travaux d’irrigation dans la province de Tan Hoa, mais rien encore
dans celle de Vinh, réduite à la plus extrême misère. Malgré trois
mauvaises récoltes, suite de désastres accumulés : sécheresse,
inondations, typhons, sauterelles, on a exigé de cette malheureuse
province 525 000 piastres d’impôts. « Il en est malgré tout rentré 510
000 ! » me disait avec orgueil un employé du fisc.
« Oui, mais comment ? On voyait ces misérables nha-quê que vous
connaissez, avec leurs loques et leurs plaies, courir partout, traînant
leurs buffles, leurs charrues, portant sur leurs bras des plateaux de
cuivre, des pots, des tissus et jusqu’aux flambeaux de l’autel des
ancêtres, une richesse faite des sacrifices de plusieurs générations et à
laquelle ils sont attachés de toutes leurs entrailles. Ils vendaient tout
cela à vil prix à des brutes d’usuriers, parmi lesquels des Blancs, ils
vendaient 6 piastres les buffles qui en valent de 20 à 30. Tout cela pour
acquitter cet impôt qui les tue.
Maintenant il y a des villages qui n’ont strictement plus rien :
quelques chiffons sur la terre battue des misérables huttes, plus de
semences, plus de buffles pour traîner la charrue, et souvent même
plus de charrue. Les habitants, vous les avez vus, ce ne sont plus des
êtres humains. Il ne leur reste qu’à mourir ou à se révolter...
Je demande quelques précisions sur les impôts et leur système de
perception. Ils sont non seulement énormes, mais inutilement
vexatoires, me répond-on.
Il y a la taxe individuelle ou de capitation qui est de 2 $ 501 à
laquelle il faut ajouter la taxe de corvée, d’une valeur d’environ 0,50 F,
les taxes communales, l’impôt foncier : 2 $ 10 par mau (un demi-
hectare) de rizières, les taxes de marché, de bacs, les redevances
forestières, les patentes, etc.
— Or, continue l’ingénieur, il existe dans le Nord-Annam
notamment une exploitation honteuse des travailleurs industriels et
agricoles. Que ce soit à l’usine ou aux champs, les hommes ne gagnent
1
La piastre (1 $) vaut 10 francs. D’après l’Annam nouveau du 9 mars 1933, tous les
indigènes paient aujourd’hui un impôt personnel de 2 $ 50 à 3 $ 50. Voici comment :
il y avait autrefois dans chaque village des inscrits qui payaient l’impôt, et des non-
inscrits trop misérables, qui ne payaient rien. Mais ces derniers n’avaient aucun droit
au partage des rizières communales, aux élections des notables, etc. Sous ce prétexte,
mais en réalité pour augmenter le rendement des impôts, la Chambre consultative
indigène, sur la proposition du gouvernement, décida que tout le monde paierait
l’impôt personnel : les inscrits 3 $ 50, les non-inscrits d’autrefois 2 $ 50. Notons que
l’Annam nouveau est un organe dévoué aux intérêts français.
61
pas plus de 30 sous par jour, les femmes de 20 à 22 sous, les enfants de
6 à 8 sous. Et c’est un maximum que certaines plantations et certaines
usines n’atteignent jamais.
« L’ensemble de ces impôts représente pour le paysan ou l’ouvrier
un ou deux mois de travail. Mais ce n’est pas tout : les impôts indirects
sur l’alcool, le tabac, les allumettes, mais surtout sur le sel 1, denrée de
première nécessité, sont extrêmement lourds. Le kilo de sel coûte aussi
cher à l’indigène que le kilo de riz. Enfin il y a les déplacements
imposés aux malheureux nhaquê pour s’acquitter de leurs impôts, il y a
surtout la corruption qui s’exerce à tous les degrés !... »
Mes amis m’expliquent comment s’établit l’impôt foncier. Chaque
année, au moment de la récolte, une commission passe dans toutes les
régions. Après avoir d’un coup d’œil embrassé les terrains à imposer,
des rizières pour la plupart, elle s’arrête, en un point quelconque, se
fait couper des tiges de riz sur une parcelle de terre « équivalant à deux
ou trois fois la largeur de la langue d’un âne », fait battre, puis mesurer
ce paddy et fixe la quotité de l’impôt à acquitter par le possesseur du
terrain. Mais alors intervient la perception de l’impôt dont est
responsable vis-à-vis de l’administration française le tri-huyen (appelé
tri-chau dans d’autres régions) ou sous-préfet du district. Or, dans
chaque village, c’est le maire qui sert d’agent de liaison entre les
habitants et ce tri-huyen ; il sert aussi d’agent d’exécution. Tout
dépend de l’honnêteté et de la conscience de ces deux hommes. Mais
honnêteté et conscience sont des sentiments inconnus à la plupart des
fonctionnaires indigènes. Le maire qui, en principe, est élu, mais qui,
en fait, a acheté sa charge 1 millier de piastres, donnés en pot-de-vin
au tri-huyen, au tri-phu (préfet), au tong-doc ou mandarin provincial
qui à leur tour ont fait pression sur les électeurs, majore et même
double froidement les impôts, fourre une partie du bénéfice dans sa
poche, en distribue une autre partie aux notables, au tri-huyen, etc. et
c’est le pauvre nhaquê qui acquitte le tout sans discuter, parce qu’il
tremble devant les autorités, qu’il est totalement ignorant de ses droits
et habitué à être tondu. Veut-il obtenir un visa, une transmission de
1
Extrait de la Dépêche d’Indochine, 28 novembre 1933. « Le Grand Conseil ne fut
pas peu surpris hier en apprenant que la douane qui achète le sel 2 $ 60 (26 F) les 100
kilos aux petits saulniers du sud d’Annam le paie 4 $ 50 (45 F) à la Société des salins
de Cana. La surprise tourna en ahurissement quand il apprit qu’à Paris, en octobre
1928, M. Pasquier imposa la signature d’un contrat de fourniture de
450 000 tonnes de sel à 4 $ 50 (45 F) en faveur de cette société du groupe
Homberg. »
62
requête ou simplement se faire rendre justice dans une contestation
avec des voisins, par exemple, une vente de terrains ? Le tri-huyen, qui
exerce également les fonctions de juge de paix, rend la sentence
d’après la somme qu’il a reçue des plaideurs. Le nha-quê entend-il
porter le litige jusqu’au résident ? Il doit arroser tout le monde, depuis
le planton, placé à la porte de la résidence et qui peut lui en interdire
l’entrée jusqu’à l’interprète qui traduira à sa façon les doléances du
plaignant. Les résidents et autres fonctionnaires, ignorant l’annamite,
sont entièrement entre les mains d’interprètes qui s’enrichissent
considérablement en quelques années et sont souvent élevés eux-
mêmes au grade de tri-huyen. Autre sujet de mécontentement de la part
des indigènes.
— Stupide politique que cette politique mandarinale, reprend le
docteur, car les Annamites rendent l’administration française
responsable de ces exactions qu’elle connaît, mais tolère et semble
même couvrir de sa protection... Mais c’est une autre histoire et trop
longue à conter. Revenons-en à la famine de la région de Vinh. Il
fallait venir en aide à ces pauvres diables, les dégrever d’impôts, du
moins partiellement. Se contenter, par exemple, de 100 000 piastres 1.
Et puis nourrir les affamés. Les distributions de riz sont insuffisantes.
Elles sont venues trop tard. Dire que pendant qu’en Annam des
milliers de pauvres bougres crèvent sur les routes, le Tonkin et la
Cochinchine regorgent de paddy2 qui ne se vend pas, qu’on ne peut
pas exporter, qui se perdra peut-être. Manque de pitié ou manque
d’organisation ? Un crime en tout cas.
« Ce n’est pas avec des coups de fusil qu’on les guérira de leur
misère, de leur révolte, mais avec des sacs de riz. Ce ne sont pas les
1
J’apprends (fin juillet 1934) que le gouverneur de la Cochinchine, M. Pagès, vient
de prendre quelques mesures qui s’imposaient : il a fait abaisser de 10 à 7,5 %
l’intérêt brut des Sicam (Sociétés indigènes de crédit agricole mutuel) et d’arrêter
qu’à partir du 20 août 1934 on ne poursuivrait plus le recouvrement des impôts
fonciers de toute nature, non acquittés, au titre des années de 1932 et antérieures.
Mesure indispensable, car la misère a redoublé ; la famine a reparu, les paysans se
révoltent, désertent les villages, se réfugient dans la brousse ; il y eut même par
endroits de véritables jacqueries. La révolte gronde en Indochine, confessent les
journaux de la colonie.
Mais mesure partielle, car les paysans ne pourront pas acquitter les impôts de 1933 et
1934, et je ne vois pas que l’impôt personnel, le plus lourd et le plus haï, ait été
diminué. Ces mesures d’ailleurs ont-elles été étendues à l’Annam et au Tonkin ? Je
ne le pense pas.
2
Riz non décortiqué.
63
meneurs que ces affamés suivraient alors, mais les fonctionnaires qui
jusqu’ici ne semblent rien comprendre à leur devoir ! »
Nous nous taisons. J’évoque l’horrible spectacle, plus déchirant que
celui des guerres, des villes dévastées.
— Pas bien redoutables pourtant, ces pauvres bougres, continue le
docteur. Il y a quelques mois, le général Billotte, faisant une tournée
dans la région de Vinh, avec le fameux commandant Lambert de la
Légion étrangère, dont vous avez dû entendre parler, n’est-ce pas ?
rencontre une colonne de plusieurs milliers de manifestants sans
armes. Il fait stopper l’auto et, se levant, fait signe aux manifestants de
s’arrêter. Ils continuent à avancer. Il donne l’ordre aux miliciens à
l’arrière de la voiture de tirer en l’air. La colonne aussitôt s’éparpille et
fuit. Si le général Billotte n’avait pas été là, il est probable que le
commandant aurait fait taper dans le tas... ou bien un résident affolé
aurait envoyé des avions et des bombes. Résultat : massacres puis
haines. Ce n’est pas une fois, c’est dix fois, c’est vingt fois que le cas
s’est produit. Beaucoup de ces cas sont restés ignorés, même en
Indochine. Et c’est à peine si quelques-uns sont connus en France, et
de quelques personnes seulement.
— J’ai moi-même été témoin de plusieurs, assure à son tour
l’ingénieur.
Il incrimine le système mandarinal qui, dit-il, est pourri de la base
au sommet. Les mandarins ou tri-phu sont chargés d’administrer les
districts et d’y recouvrer les impôts, par tous les moyens. Sous l’égide
de la France, la plupart d’entre eux commettent les pires exactions,
pressurent, volent, violent, sans vergogne et sans contrôle.
D’ordinaire, c’est contre eux que les indigènes manifestent. Ils s’en
vont en colonnes pacifiques porter leurs griefs et leurs doléances aux
résidents qu’ils considèrent comme leur seul recours. Comment sont-
ils reçus ? En fin décembre 1930, à Duc Pho, une manifestation se
formait contre les exactions excessives du tri-phu qui vivait dans
l’opulence tandis que ses administrés mouraient de faim. Manifestation
pacifique. On la dispersa à coups de bâton. Elle se reforma le
lendemain, paraît-il. Je me trouvais à l’hôpital quand on vit arriver
plusieurs camions pleins de blessés. On avouait une dizaine de morts ;
sans doute y en eut-il au moins trente. Quant aux blessés, plusieurs
moururent ; amputations, intestins à vif, etc.
« Mêmes scènes près de Son Tinh, après l’entrée en action de la
Légion étrangère, fin décembre 1930. On annonce qu’à quelques
64
kilomètres un cortège de manifestants sans armes chemine le long de
la rivière. Il est 6 heures du matin. On envoie une mitrailleuse et ses
servants, on l’installe à un carrefour, cachée par un coude de la route.
Au moment où un millier d’indigènes sont massés sur ce carrefour, on
tourne la manivelle à bout portant. C’était terrible, les hurlements de
ces gens sans défense, les cervelles, les intestins qui volaient,
s’accrochaient aux buissons. Il y eut une trentaine de morts. Peu de
temps après, dans le même district, un mandarin vient annoncer une
manifestation pour la nuit suivante. Il dit : « Cette fois, ne tirez pas,
cela ne sert à rien. » Le résident répond : « Inutile d’insister ! Ce sont
des communistes, on les tuera jusqu’au dernier. » Autre bagarre, autres
morts. C’était en janvier 1931.
« À la même époque, à Tunghia, près de Quang Nai, on annonce
une manifestation pour la nuit suivante, dans certaine clairière. On
envoie un fusil-mitrailleur avec 5 hommes, dissimulés derrière des
bosquets de bambous. Vers minuit, 7 à 800 indigènes se rassemblent
silencieusement. C’est une nuit de clair de lune. Quelques orateurs sont
debout. Les autres, accroupis en cercle, écoutent attentivement. Ils
applaudissent après chaque discours. Rien de plus. Tout à coup, les
mitrailleurs tirent deux bandes, à 15 mètres : 130 morts. On ramasse
les blessés, et ceux qui guérissent sont coffrés. Ce qui, dans les
conditions sanitaires des prisons qui ont été improvisées dans toute la
région des troubles, équivaut presque à une sentence capitale. »
C’est un sergent de la Légion qui, paraît-il, a conté à mon ami cette
dernière anecdote. Il était lui-même écœuré du rôle qu’on lui avait fait
jouer...
— Quant aux manifestations du 1er mai 1931, reprend le docteur,
elles ont été réprimées avec la dernière sauvagerie. Plusieurs médecins
de l’administration, venus ici pour une réunion, m’ont affirmé avoir
trouvé des cadavres et des blessés semés partout sur les routes...
Nouveau silence. Puis :
— Si ces misérables ou ces imbéciles nous font perdre l’Indochine,
il faut avouer que nous ne l’aurons pas volé...
9 novembre
Un de mes deux compagnons d’hier m’envoie un rapport sur les
troubles d’Indochine de 1930-1931 et sur leurs causes, établi par divers
fonctionnaires et présenté au Conseil fédéral 1. Il lui paraît exact et
1
Voir aux Annexes : rapport au Conseil fédéral au sujet des événements d’Indochine.
65
impartial. Je le lis : il confirme leurs propos. Il sépare nettement la
mutinerie de Yen Bay des troubles qui ont suivi : « pirateries
cochinchinoises, jacqueries du Nord-Annam. » « La mutinerie de Yen
Bay, dit ce rapport, a été le fait de tirailleurs mécontents des brutalités
de leurs cadres d’officiers et sous-officiers qui ne les comprenaient pas
et les faisaient « barder ». Ce mécontentement a été exploité par des
meneurs nationalistes, empruntant leurs méthodes d’action aux
communistes chinois. »
Nous quittons Hanoï et nous élançons vers la mer. Toujours le
même temps frais et pur. De chaque côté de la route, immenses rizières
toutes dorées où s’achève la moisson, en contraste avec les jeunes
rizières de la prochaine récolte, d’un vert violent de liqueur de menthe.
Mares où se balancent des flottilles de canards : futurs canards laqués,
canards au sucre, etc. De loin en loin, des petites pagodes jaunes dans
des îlots d’arbres très noirs.
Moins de misère, me semble-t-il, que dans le triste pays famélique
du Nord-Annam dont le souvenir me hante. Mais tous ces paysans,
vêtus d’étoffe de même couleur brune que la terre et que leurs faces,
tournent vers notre « brillant cortège » des regards mornes que la
curiosité elle-même ne parvient pas à éclairer.
Rapide traversée des villes et villages où, à l’entrée, debout près des
arcs de triomphe et des autels, de solides gaillards en rouge, plus
grands et plus robustes que les Annamites du Sud et de l’Ouest,
brandissent d’un air belliqueux des lances, de lourds fanions, des
emblèmes à écussons dorés : ce sont, paraît-il, les armes des mandarins
du lieu. Passage de bacs fleuris sous des parasols de pourpre et d’or ;
arrivée joyeuse dans la petite ville de Hongay. Apéritifs sur la terrasse
d’un hôtel d’où l’on aperçoit la mer.
Nous repartons, car nous devons déjeuner avec les membres de la
direction des fameux Charbonnages du Tonkin.
Je ne m’attendais à rien. Tout à coup, à un détour de la route,
spectacle inattendu, presque terrifiant : se dressant jusqu’au ciel pâle
de chaleur, une gigantesque muraille de houille, une muraille pour
cyclopes ou titans, luit sombrement sous le dévorant soleil. Ébloui, on
n’y distingue d’abord rien. Puis on s’aperçoit que cette monstrueuse
paroi est habitée. Minuscules, des points isolés bougent, qui sont des
fourmis humaines ; ou bien elles avancent en files processionnaires sur
les étincelants gradins de diamant noir ; là-bas, le long du mur si lisse,
des rames de petits wagons rampent comme des serpents ; des bennes
66
y grimpent à la manière des chenilles ; d’autres sont suspendues
comme des araignées au bout de leur fil ; en bas des trains attendent et,
plus loin, au port, des bateaux. Poussière d’hommes dans la ténébreuse
poussière de la houille. Une vie énorme et triste grouille et peine du
haut en bas de la géante falaise. Cette exploitation n’est pas la seule ;
d’autres existent sur d’autres versants, au-dessus de la mer ou là-bas
dans la forêt, dispersées sur un domaine de plus de 20 000 hectares. Et
les carrières, les forêts, les chemins de fer, les routes, les villages, les
maisons, tout cela est le fief des mines de Hongay, une des seules, je
crois, où l’on extraie le charbon à ciel ouvert, les plus riches du monde
entier, me dit-on. Elles ont compté jusqu’à 40 000 ouvriers ; elles en
ont encore 23 000.
Cette société a connu et connaît encore1 une prospérité inouïe. Ses
dividendes, pendant la guerre et dans les années qui ont suivi, se sont
accrus dans des proportions et avec une rapidité extraordinaires, me
confie un confrère d’Hanoï : 2 millions et demi de bénéfices en 1913,
36 200 000 en 1925, époque à laquelle ils atteignirent leur maximum,
plus de deux fois le capital initial ; quant à la plus-value des actions,
elle est de 100 fois le capital versé. Je me souviens d’avoir jadis lu
dans la Route mandarine de Roland Dorgelès un impressionnant
réquisitoire contre ces mines de Hongay. Depuis lors, les conditions ne
semblent guère avoir changé.
Je me renseigne auprès d’un ingénieur de la compagnie sur les
salaires ouvriers : pour les hommes, de 3 F 50 à 4 F 50 par jour ; pour
les femmes, de 2 F 20 à 2 F 80 ; pour les enfants, — car il y a aussi des
enfants et en trop grand nombre ! — de 1 F 50 à 1 F 80.
Le même confrère m’assure que ces prix sont un maximum ; ou
plutôt que, si la compagnie les paie, les ouvriers ne les touchent pas
toujours ; car ils sont les esclaves de contremaîtres ou cai2 , qui ont été
les recruter, et auxquels ils appartiennent corps et âme. Ceux-ci, des
brutes pour la plupart, servent d’intermédiaires entre les ingénieurs
européens et les ouvriers qu’ils rançonnent et tyrannisent. Si bien que
certains de ces derniers ne reçoivent que de 1 F 25 à 2 francs par jour,
tandis qu’on a vu des enfants de 10 ans pousser des wagonnets pendant
douze heures pour 0 F 75. Car si, en principe, la journée est de dix
1
Il s’agit de 1931-1932. Il est possible que la crise ait atteint cette compagnie comme
les autres ; je n’ai point de renseignements précis sur sa situation actuelle. Je dis
simplement ce qui a été.
2
Lire sur les conditions du travail en Indochine et la traite des coolies Les Jauniers,
NRF, courageux réquisitoire de Paul Monet.
67
heures, en fait, les contremaîtres s’engageant à livrer quotidiennement
certaines quantités de charbon, les mineurs travaillent aussi longtemps
que la tâche l’exige, souvent douze à quatorze heures par jour.
Ajoutons qu’aucune législation sociale ne vient alléger l’écrasant
fardeau : point de repos hebdomadaire ; les journées d’absence et de
maladie ne sont pas payées ; en cas d’accident, point de rente à
espérer, mais uniquement des indemnités accordées
parcimonieusement et seulement au cas où l’accident ne provient pas
de l’imprudence ou de l’indiscipline de l’ouvrier ; les travailleurs ont
droit à une ration journalière de 1 kilo de riz dont le prix est chaque
mois retenu sur leur solde, solde qui est payée le 21 de chaque mois
pour le mois écoulé, par exemple le 21 novembre pour le travail
d’octobre. De façon à ce que ces malheureux ne soient pas tentés de
s’enfuir. Point de logements indépendants : dans les lieux
d’exploitation, la société loue aux cai recruteurs des paillotes que
ceux-ci sous-louent avec bénéfice et où les coolies sont entassés au
mépris de toutes les conditions d’hygiène et d’humanité. On me dit
qu’il existe en Indochine une inspection du travail. Elle me semble
bien impuissante. Que pourrait-elle faire d’ailleurs puisqu’elle ne peut
s’appuyer sur des lois ? Je suis atterrée. C’est presque aussi triste que
la famine de la province de Vinh.
Le directeur que je regarde avec effroi nous fait visiter un hôpital
tout neuf et fort bien organisé. Jusque-là les blessures et les maladies
restaient sans traitement et les malheureux coolies mouraient dans les
paillotes, au milieu de leurs compagnons de misère qu’ils
contaminaient. Je cherche à savoir quel est dans ces mines le taux de la
mortalité. Personne ne peut me renseigner. Je suppose que nul ne se
soucie de ce détail.
Par contre, un des ingénieurs, voulant, sans doute, prendre la
défense de sa compagnie, me déclare qu’excepté dans les grandes
villes, les salaires des ouvriers ne dépassent presque jamais 2 francs à
2 F 50 par jour. Dans les fabriques de textiles, où la journée de travail
commence à 7 heures du matin pour se terminer à 9 heures du soir, elle
est payée 1 F 75 à 2 francs aux hommes, 1 F 25 à 1 F 50 aux femmes,
0 F 75 aux enfants de 8 à 10 ans. J’apprends également que dans les
plantations, et particulièrement dans celles de caoutchouc
généralement situées dans des régions terriblement malsaines, 15 ou 16
heures de travail valent de 1 F 20 à 2 F 20 par jour !
C’est d’ailleurs ce que nous dira le fameux directeur, dans le
68
discours qui termine le somptueux déjeuner. Il n’aborde qu’avec
prudence le traditionnel sujet de lamentation : la crise ; mais, par
contre, il se plaint avec amertume de certains journalistes et
notamment de Roland Dorgelès et de Luc Durtain qui les ont, dit-il,
calomniés en qualifiant leurs mines de bagnes. Pour la première fois
depuis que je suis sur ce sol d’Indochine, je retrouve l’orgueil de mon
métier. C’est à eux que sont dues les quelques réformes qui furent
arrachées à cette direction de négriers de l’industrie — l’hôpital en
particulier.
D’autres membres de l’administration se lèvent pour alléguer que
les conditions de travail accordées aux coolies sont très suffisantes
dans une région où le paysan ne gagne pas plus de 1 F 50 par jour.
Belle excuse ! Comme si la famine dont souffre une partie de la
population justifiait l’esclavage de l’autre ! Je note avec plaisir que,
malgré la bonne chère et le champagne, une certaine froideur accueille
ces explications et règne sur la fin des agapes. La courte allocution du
ministre marque de la réserve.
10 novembre
La baie d’Halong. Nous y pénétrons sur la Vigilante, canonnière où
tout et tous, pont, cabines, officiers, matelots sont également blancs et
souriants. Si pareille, cette baie miraculeuse, aux descriptions de
Dorgelès et de Durtain, que j’ai l’impression non de la découvrir mais
de la retrouver. Au crépuscule, profilés en noir sur le ciel qui s’éteint,
un troupeau de monstres préhistoriques, aux incroyables poses,
semblent s’ébattre dans la prairie marine. Quelques-uns d’entre nous
passent la nuit sur une pittoresque jonque chinoise, appartenant à un
armateur français. Au réveil, c’est une ville fantastique qui nous
apparaît : je ne sais quelle Venise pour Titans, avec ses royales voies
d’eau couleur de majolique, ses palais, ses cathédrales, ses tours,
découpés dans le carton bleu des décors d’opéra et baignés dans une
irréelle lumière de projecteurs. Le silence est presque effrayant : pas un
souffle, pas une vague, pas un animal, pas même un oiseau. Nous
partons en barque, glissant sur l’eau lisse. Plus loin, des sampans sont
amarrés au pied des colosses de pierre. Par les ouvertures des huttes de
chaume, à l’arrière, des têtes jaunes et plates nous guettent. Debout sur
le toit, un enfant nu, ruisselant, luit comme un cuivre ; une ménagère
au lourd chignon couleur de houille reprise des filets ; un chien chinois
aboie, agitant sa queue tordue. Des jonques retroussées aux doubles
69
voiles à nervures, en forme de nageoires roses, appareillent vers le
large. Presque nus, le masque farouche, sous la tignasse de crin noir,
des pêcheurs debout et cambrés godillent.
Nous nous arrêtons au cimetière qui domine la plage d’un îlot
solitaire. Au-dessus des dalles anonymes, pareillement ombragées d’un
pâle arbuste, se dresse une pierre avec cette inscription : « À la
mémoire des officiers, marins et soldats morts en Chine et au
Tonkin ».
Plus poignant encore peut-être que les immenses pépinières de croix
de bois sur le front français. Ceux qui sont tombés chez nous
défendaient tout au moins leur sol, leurs villages. Mais qu’étaient-ils
venus faire si loin les petits gars de Bretagne ou de Provence couchés
sous ce triste soleil, abandonnés dans cette terrible solitude ?
Je me souviens à ce propos du récit que me fit un vieil officier de
marine qui participa naguère à une des expéditions du Tonkin. Ils
venaient de débarquer. Ses matelots, baïonnettes pointées, avaient
couru à l’assaut d’un village annamite qui, d’ailleurs, ne se défendait
guère. Quand il les rejoignit, des enfants sanglants gisaient çà et là par
terre et, dans les grandes jarres à eau, des femmes qu’on y avait
enfoncées, tête en bas, gigotaient encore faiblement des pieds. Il
essaya de sauver ces malheureuses, puis indigné, rassembla ses
hommes : « N’avez-vous pas honte, leur cria-t-il. Voudriez-vous voir
traiter comme ça vos femmes et vos enfants ? » La plupart baissèrent
la tête, sans rien dire, confus comme des enfants grondés. Quelques-
uns protestèrent faiblement : « Ces Chinois, c’est pas des gens comme
nous ! C’est des sauvages, des païens ! »
« Et pourtant, dans la vie ordinaire, conclut l’officier, c’étaient de
bons petits gars, incapables de faire du mal à un moucheron, et qui se
seraient fait tuer pour moi ! » La guerre, la guerre coloniale !...
11 novembre
Raid en coup de foudre jusqu’à la Porte de Chine.
Ici, ce n’est pas une métaphore : nous contemplons avec respect la
porte de donjon, carrée, massive, pratiquée dans cette vieille et
gigantesque muraille de pierre grise qui court sur des milliers de
kilomètres à travers l’Empire céleste. Un officier courtois nous invite à
la franchir ; il appelle quelques soldats qui batifolent sur les créneaux :
vêtus de gris, coiffés de casquettes plates à l’allemande, un sabre
courbe passé dans la ceinture et battant sur leur ventre, ils esquissent
70
en notre honneur un pas de l’oie férocement bondissant, à la manière
de l’ogre des contes. Les instructeurs allemands ont passé par là.
On me narre de singulières histoires de contrebande d’opium ; avec
la complicité de certains officiers chinois et même de hauts mandarins,
il en vient d’énormes quantités des provinces voisines ; elles trouvent
pour traverser ce morceau d’Indochine et s’embarquer d’autres
complicités qui, celles-là, ne sont pas jaunes ; comment elles passent
ensuite par la concession française de Shanghai pour rentrer de
nouveau en Chine, c’est là non plus une histoire, mais de l’histoire, qui
a été maintes fois enregistrée, notamment par Marc Chadourne.
Au retour, j’ai comme compagnon dans ma voiture un jeune
capitaine de coloniale qui a rempli sur la frontière des fonctions
d’administrateur. Il a souvent passé des mois sans autres compagnons
que les Annamites des villages. Il me parle de leurs qualités de travail,
de sobriété, de leur pathétique misère, avec une sympathie que je n’ai
guère rencontrée jusqu’ici. Dans les villes, j’avais plutôt recueilli les
lamentations de « ces dames » sur la paresse, la fausseté et surtout
l’incroyable ingratitude des boys et des congayes.
— Il faut se donner la peine de gagner leur amitié, me dit-il, et pour
cela vivre familièrement avec eux, partager leur existence. Par
exemple, ils sont très susceptibles et ne pardonnent jamais une injure
ni une injustice. Mais traitez-les humainement, sans colère (car se
laisser aller à crier ou à frapper, c’est pour eux perdre la face et mériter
leur mépris) et ils seront très capables d’attachement. Les
administrateurs vivent trop loin des villageois, des paysans, ignorent
leurs mérites et leur fierté. Ils jugent toute la race sur des boys
chapardeurs et des fonctionnaires aplatis et concussionnaires, la lie de
la population. De là, ces tragiques malentendus qui vont en
s’aggravant...
Un autre officier avec lequel j’avais causé il y a une dizaine de jours
m’avait donné le même son de cloche. Faut-il croire qu’ils sont plus
conscients de leur devoir que les résidents civils ou plutôt que, vivant
en contact plus étroit avec la population, ils la comprennent mieux ?
Le soir
Dîner où sont réunis les colons et les industriels du Tonkin ; mon
voisin de droite, un planteur, se lamente à propos des discours où des
Annamites de marque ont présenté ces jours-ci de modestes
revendications.
71
— C’est idiot de leur avoir permis de parler ! Avec cette instruction
qu’on leur a donnée, ces billevesées de liberté, d’égalité qu’on leur a
fourrées en tête, ils deviennent intraitables. Impossible maintenant
d’avoir de la main-d’œuvre à bon marché. C’est nous, les colons, les
industriels qui avons fait l’Indochine, et on nous ruine, on nous égorge,
etc., etc.
Je le regarde bouche bée. C’est au tour de mon voisin de gauche qui
est, je crois, également planteur, de prendre la parole. Plus habile, il
sent ma réserve et veut persuader :
— Vous avez, sans doute, entendu parler de « l’esprit colon » ? me
dit-il. Des gens de la métropole, des politiciens nous ont accusés d’être
responsables des troubles d’Indochine. Rien de plus injuste : nous
sommes bien plus humains à l’égard de nos travailleurs indigènes que
les employeurs annamites...
Je glisse :
— Est-ce beaucoup dire ? N’êtes-vous pas censés apporter dans ce
pays la civilisation européenne et ses bienfaits et ne devez-vous pas
donner l’exemple ? Il ne me semble point d’ailleurs que la condition
des travailleurs indigènes dans les plantations soit très enviable...
Et je ne parle pas des nombreux cas de cruauté que l’on m’a
signalés, sans compter ceux qui resteront toujours ignorés...
Sentant le danger, mon voisin s’interrompt :
— Oui, oui, fait-il, ici comme ailleurs, il y a malheureusement des
brutes ; mais ce sont des exceptions, il ne faut pas généraliser.
Puis d’un ton où pointe l’impatience :
— Voyez-vous, tout le mal vient de quelques-uns des gouverneurs
politiciens qu’on nous a imposés, Varenne, par exemple. Par des
discours insensés, ces gens-là ont contribué à lancer dans la masse des
idées nouvelles, ils ont fait naître des espoirs ridicules. L’instruction a
été répandue d’une façon stupide, malgré les avertissements des
colons. Ces beaux messieurs n’ont pas voulu tenir compte du danger
que nous avions depuis longtemps signalé : dès que les Annamites ont
mis la main sur un diplôme, ne serait-ce que le certificat d’études
primaires, ils ne veulent plus travailler de leurs mains ; ils estiment que
c’est une déchéance ; de là le nombre toujours plus élevé des
mécontents...
La voix irritée continue à bourdonner :
— ... Nos bénéfices réduits à rien... Le gouvernement général nous
laisse tomber... La métropole s’en fiche... Sommes venus dans ce sacré
72
pays pour y crever...
Une immense tristesse m’envahit devant ces récriminations.
« L’esprit colon » rend-il vraiment impossible une collaboration
loyale, généreuse ? Ce « changement de cœur » dont parle Gandhi est-
il un rêve irréalisable ? En face de moi, un vieil homme aux épaules
fléchies, à la mise un peu négligée, écoute avec un demi-sourire las
sous sa grosse moustache blanche qu’il essuie parfois de sa serviette.
Quand on se lève de table, il s’approche de moi :
— Ne les écoutez pas, dit-il, à mi-voix, tous ces planteurs et colons
ont gagné d’énormes fortunes dans les années de guerre et d’après-
guerre. Surtout en 1925 et 1926, avec le boum du caoutchouc et la
dévalorisation du franc. Ils ont cru que cela durerait toujours, ils ont
jeté l’argent par les fenêtres et à deux mains... Si vous aviez vu à cette
époque les grandes villes et surtout Saïgon ! Le luxe, le champagne, les
maisons de femmes, les tripots... Les voitures de grande marque, les
pianolas, les toilettes venues de Paris... sans compter les voyages... Je
connais des colons qui envoyaient jusqu’à 40 000 francs par mois à
leurs femmes et à leurs enfants, en congé en France, pendant qu’eux-
mêmes, restés ici, soi-disant pour travailler, faisaient une fête à tout
casser. Et la spéculation... Tout le monde spéculait, y compris les
fonctionnaires, tous dévorés du prurit des millions à gagner. Avec un
peu d’esprit de sagesse et d’épargne, tous ces gens auraient pu non
seulement traverser la crise, mais vivre dans l’aisance et même
l’abondance le reste de leurs jours. Non, l’ère des vaches maigres les a
trouvés les poches vides, les a brutalement tirés de leurs rêves. Il leur
faut de nouveau ce qu’ils appellent « travailler », c’est-à-dire surtout
faire travailler les autres. Et ils rendent le monde entier responsable de
leurs désillusions, de leurs rancœurs. Alors qu’au temps de leur
prospérité ils se moquaient pas mal des difficultés que traversait la
France, ils crient maintenant vers la métropole comme des agneaux
vers leur mère. Ils s’étonnent, ils s’indignent qu’on ne leur vienne pas
en aide. À les entendre, c’est eux qui ont fait la fortune de la colonie,
alors qu’ils ne se sont jamais souciés de ce pays qu’ils saignaient à
blanc, de ces indigènes qu’ils traitaient moins humainement que des
bêtes de somme. Car les bêtes représentent de l’argent, tandis que les
coolies, ça se trouve à profusion sur le marché, et quand ils crèvent,
peu importe, on les remplace...
Le vieil homme se tait, le dos courbé, hochant la tête. Puis :
— Vous pouvez me croire, dit-il. J’ai vécu, moi, comme employé
73
sur des plantations. À Kratié, là-bas, au Cambodge, à Thudaumot, à
Phu Quoc... J’ai vu ces malheureux paysans du Tonkin, si sobres, si
vaillants, arriver joyeux sous la conduite de leurs bandits de cai, avec
l’espoir de manger à leur faim, de rapporter quelques sous dans leurs
villages. Au bout de trois ou quatre ans, ce ne sont plus que des
loques : la malaria, le béri-béri ! Ils essaient de marcher sur leurs
jambes enflées d’œdèmes, rongées, traversées par une espèce de sale
insecte, le san-quang ; leur rendement diminue-t-il avec leurs forces ou
protestent-ils contre trop de misère ? Les cai les attachent à des troncs
d’arbres, des piloris, où ils restent tout le jour à jeun, après avoir fait la
connaissance des rotins, des cadouilles, qui font saigner la peau flasque
de leurs pauvres carcasses.
« Le matin, à l’aube, quand la fatigue les tient collés à leurs bat-
flanc, où ils ont essayé de dormir malgré les moustiques qui tuent, on
vient les chasser des tanières où ils sont entassés, comme on ne chasse
pas des troupeaux de l’étable.
« À midi comme au soir, quand on leur distribue leur ration de riz
souvent allégée d’une centaine de grammes, ils doivent d’abord
préparer le repas des cai et, la dernière bouchée avalée, se remettre à la
corvée, même couverts de plaies à mouches, même grelottants de
fièvre. Tout cela pour 1 F 20 à 2 francs par jour qu’ils ne touchent
jamais entièrement, à cause des retenues, des amendes, des achats...
Les femmes des cai s’enrichissent à leur vendre des chapeaux, des
pagnes, tout ce qui leur est indispensable, dix fois plus cher que ça ne
vaut. Quelques survivants s’avisent-ils de s’évader du bagne ? C’est
pour retomber dans un autre. Car s’ils n’y crèvent pas, ils ne peuvent
vivre dans ces forêts à fauves et à reptiles. Leurs papiers, ou plutôt
leurs titres d’identité et de travail, ayant été retenus par le cai, leur
unique ressource est de s’adresser à des fonctionnaires indigènes ou
européens dont, en échange de leur liberté, ils deviennent les
domestiques perpétuels, souvent gratuits. S’ils sont découverts, c’est
de nouveau l’esclavage et le pilori. Leur correspondance est lue,
traduite, et souvent supprimée. Peu de nouvelles de leurs familles. La
plupart ne la revoient jamais, ou s’ils regagnent leur village, ce sont de
véritables épaves, sans argent et sans forces, qui reviennent pour
mourir ; mais auparavant ils sèment autour d’eux des germes de
maladie, de révolte, de haine... C’est comme ça qu’on prépare les
révolutions.
Un nouveau silence. Mon interlocuteur semble chasser d’amers
74
souvenirs. Dans les groupes voisins, on commence à nous épier.
Comme se répondant à lui-même, il continue :
— Moi aussi, tout comme un autre, j’aurais pu devenir planteur.
J’avais la jeunesse, le courage, la santé... Mais un sacré caractère... Il y
avait des choses qui me répugnaient. Je protestais, je gueulais, je
rendais mon tablier... J’allais chercher un emploi ailleurs... Je suis
vieux maintenant ; je suis pauvre : pierre qui roule... Mon nom ?
Pourquoi faire1 ? On vous dira que je suis un aigri, un raté. Ils ont peut-
être raison, puisque je me suis usé, sans servir à rien ni à personne, pas
même à ces pauvres bougres d’Annamites, qui ont bien leurs défauts
eux aussi... Et tenez, j’ai peut-être eu tort de vous parler comme ça. À
quoi bon ?
Brusquement, le vieil homme me fait un signe de tête et, me
tournant le dos, se faufile entre les groupes ; je suis des yeux un instant
ses épaules voûtées sous le veston d’un blanc sale, puis il disparaît. Je
n’ose point le rejoindre, le remercier.
12 novembre
Aujourd’hui un important fonctionnaire me conte qu’il eut, avec
quelques amis et leurs femmes, l’idée de créer des jardins d’enfants
pour les petits indigènes des faubourgs. Leurs parents travaillant en
usine, ces gosses sont abandonnés à eux-mêmes dès l’âge de deux ans,
et traînent par les rues, avec une boule de riz sale dans un sachet pour
leur nourriture de la journée. On les réunit, on les fit manger, on les
lava, on soigna leurs pauvres yeux toujours purulents, on leur apprit à
jouer, à chanter, à faire des mouvements rythmiques. Au bout de
quelques mois, ils étaient transformés, rayonnants de santé et de joie.
Mais ces jardins d’enfants étaient entretenus par des cotisations
volontaires, des fêtes de charité, des kermesses. Ils furent bientôt en
butte à une double hostilité. D’abord, de « l’esprit colon » déjà
nommé.
« C’est affreux, on donne à ces enfants des habitudes de luxe, on les
habille richement (sic), on les lave à l’eau de Cologne ! On les
1
Voir aux Annexes la lettre « d’un vieux colon du Nord-Annam » publiée par le
Petit Populaire du Tonkin du 1er avril 1931. On me dit que les colons des temps
héroïques, qui avaient le goût de l’aventure, étaient beaucoup plus humains que
nombre de ceux d’aujourd’hui. Ils ne s’attachent ni au pays ni aux habitants et ne
songent qu’à gagner le plus possible, en un temps minimum, pour retourner en
France.
75
dégoûtera du travail, de la vie qui les attend, etc., etc. »
Puis d’un certain « esprit mission »...
« C’est une œuvre antichrétienne, une œuvre de francs-maçons. On
s’occupe des corps des enfants, on néglige leurs âmes. On ne doit les
admettre que si les parents se convertissent, que si eux-mêmes sont
baptisés, etc., etc. »
Sous cette double campagne, les bonnes volontés faiblirent, les
cotisations s’espacèrent, leur source fut bientôt tarie. Il fallut fermer les
jardins d’enfants.
Voici une autre histoire qui a cours. Est-elle exacte ? On voudrait
faire la lumière partout et en tout. Au moment d’une famine, des
Français d’Hanoï avaient organisé une souscription. Avec le produit,
ils achetèrent des sacs de riz et un délégué se chargea d’aller les
distribuer sur place dans un district du Nord-Annam où se trouve un
établissement des Missions. Que se passa-t-il au juste ? Les
missionnaires furent-ils blessés de ne pas avoir été consultés ? Le
délégué prétendit qu’ils s’étaient opposés à toute distribution. Et,
impuissant devant leur hégémonie, il rentra à Hanoï en rapportant ses
sacs de riz.
Conversation avec M. Nguyen Van Vinh, directeur de l’Annam
Nouveau qui est, avec M. Pham Quynh, directeur ou rédacteur en chef
de France-Indochine, l’un des deux Annamites du Tonkin les plus
influents et les plus considérés par l’administration française. Peut-
être, parce que tous deux ne sont pas purement nationalistes, mais se
déclarent en faveur d’une coopération avec la France. Seulement M.
Pham Quynh, conservateur, veut le maintien de la royauté d’Annam,
tandis que M. Vinh, démocrate, en est (ou en était alors) l’adversaire.
Celui-ci est un petit homme vif aux grosses lunettes, à la voix
claironnante ; qui parle un français très choisi :
— Ce que nous reprochons à mon collègue Pham Quynh, me dit-il,
c’est qu’il est tombé inconsciemment dans le piège tendu par le
gouvernement général1. Celui-ci ne maintient la monarchie annamite,
1
Le 2 mai 1933, un coup d’État éclatait à la Cour de Hué. Les cinq vieux ministres,
qui dirigeaient depuis si longtemps les destinées de cette ombre de pouvoir, étaient
remerciés, notre compagnon de voyage, S. E. Nguyen Hu Bai en tête. Et le jeune
empereur Bao-Dai appelait pour le remplacer un conseil de jeunes ministres présidé
par M. Pham Quynh lui-même. Inutile de dire que ces nominations avaient
l’agrément du gouvernement général. Annonçant la naissance de divers journaux
annamites, un jeune écrivain, M. Duy Ninh, disait plaisamment : « M. Pham Quynh,
en réalisant son record de saut en hauteur – excusez-moi, Excellence ! Je suis
76
cette fiction, et les mandarins (qui, aussi longtemps qu’on ferme les
yeux sur leurs concussions et leurs exactions, sont les plats serviteurs
des autorités françaises), il ne les maintient donc que pour s’en servir ;
échapper ainsi au contrôle du Parlement, etc., par conséquent aux
volontés du peuple annamite. Il est infiniment commode pour
l’administration française de rejeter sur nos mandarins la responsabilité
de toutes les erreurs et de tous les crimes qui sont commis ici et de se
retrancher derrière la Cour d’Annam pour éviter d’accorder des
réformes dans le sens du libéralisme.
« Notre but à nous est tout autre. Nous ne visons pas l’indépendance
complète, qui exige des finances et une armée que nous ne possédons
pas. Nous préférons que le gouvernement français, prenant
franchement ses responsabilités, nous accorde une représentation, élue
au suffrage restreint, s’il le faut, et provisoirement, mais fixée par une
loi et non par un décret. Nous voulons aussi des élections libres, sans
pression administrative, sans candidats désignés pour leur aveugle
soumission envers la France.
« Inutile de vous dire que le ministre ne connaît rien des conditions
réelles de l’Indochine et de ses désirs. On lui a soigneusement tout
caché. Lors de la réception au gouvernement général d’Hanoï, on a
choisi, pour lui présenter nos revendications, le président de la
Chambre des représentants, M. Pham Huy Luc, dont le discours,
pourtant bien édulcoré, avait encore été soigneusement expurgé, tant le
gouverneur général avait peur qu’il s’en dégageât un minimum de
vérité !...
« Nous autres, quand nous allons à Hué, c’est pour visiter un musée
de fossiles, dépourvu de tout sens et de tout intérêt. Entre le Nord et le
Midi, entre la Cochinchine et le Tonkin où se trouvent des éléments
actifs et progressifs, il y a ce poids mort, cette cour préhistorique qui
ne subsiste que grâce à la France, car le pays s’en débarrasserait
volontiers... »
Voilà qui confirme singulièrement mes impressions de Hué,
capitale des tombeaux.
M. Vinh continue :
— Nous désirons un gouvernement franco-annamite, un et
indivisible, ayant des comptes à rendre à des assemblées représentant
77
tous les intérêts et tous les éléments dans la juste proportion de leur
importance. Quant à vouloir associer une monarchie de forme
archaïque à un pouvoir d’émanation républicaine, il ne faut plus y
songer1.
13 novembre
Le ministre est parti en avion pour le Laos avec son seul officier
d’ordonnance et, peut-être, un de ses secrétaires. Ce qui n’est pas sans
causer bien des jalousies dans son entourage.
Nous reprenons le train pour Saïgon. Histoire de boys et de
congayes. Ces dernières, dit-on, sont pour la plupart si dévouées aux
enfants blancs confiés à leurs soins qu’elles les préfèrent à leurs
propres enfants et sanglotent le cœur brisé quand ces petits partent
pour la France. De même pour certains boys quand leur maître a su se
les attacher. Par exemple, celui d’un important fonctionnaire du
gouvernement général qui chaque mois lui remet toute sa solde sans
jamais avoir besoin de vérifier ses comptes. « C’est mon boy qui
économise pour moi, dit celui-ci ; il se bat avec le bep (cuisinier), les
commerçants, discute, grogne, rogne. Et cela depuis vingt ans... »
Évidemment il y a aussi beaucoup d’autres histoires de boys
1
Comme on est toujours le réactionnaire de quelqu’un, M. Nguyen Van Vinh m’était
dénoncé quelques jours plus tard par de jeunes nationalistes (et non pas
communistes) comme étant dévoué corps et âme aux intérêts des riches Annamites,
planteurs ou commerçants, ayant eux-mêmes partie liée avec la France. Depuis le
retour de S. M. Bao-Dai, M. Vinh ne semble guère avoir changé d’opinion sur la
Cour de Hué. Voici une citation d’un de ses articles de l’Annam nouveau (9 juillet
1933), commentant le coup d’État du 2 mai 1933 :
« Assez de comédie ! Que le gouvernement français assume ses responsabilités en
prenant franchement en main les destinées de ce pays qui ne peuvent plus ni relever
d’une Cour que les bureaux du gouvernement général peuvent façonner à leur
fantaisie, ni d’un roi jeune, intelligent, plein de bonne volonté, mais qui ne peut
absolument rien, n’ayant ni argent, ni force armée, ni pouvoirs réels, ni le personnel
capable d’assumer un pouvoir souverain ; ni du peuple, tant qu’il n’a pas encore
une représentation autre que celle régie par le seul bon plaisir de l’administration
coloniale... Nous ne faisons que rire des grandes réformes annoncées comme venant
de l’initiative de notre gouvernement national. Elles auraient pu être entreprises par
n’importe quel bureau de l’administration française, avec plus de chances de succès,
car alors nous serions assurés qu’elles seront exécutées, etc. »
Je dois dire que cette opinion est partagée par les Annamites, modérés ou
nationalistes, que j’ai interrogés sur S. M. Bao-Dai : « Il est le mannequin des
autorités françaises comme l’empereur Pou-Yi du Mandchoukouo celui des Japonais,
m’a-t-on dit... Charmant garçon d’ailleurs et fort intelligent, mais... »
78
malhonnêtes et paresseux. Mais on les connaît.
Quant aux chauffeurs du gouvernement qui nous accompagnent, ils
sont non seulement très adroits — nous n’avons pas eu un seul
accident pendant ce long et difficile trajet — mais très fiers de leur
patron, très jaloux de son prestige. Pour rien au monde ils ne
voudraient être placés derrière la voiture d’un fonctionnaire de grade
inférieur, ceux des résidences, par exemple. Leur amour-propre est
touchant et comique. Un des grands maîtres de la colonie, ultra-myope,
avait taché son veston. Son chauffeur, très grave, le prit à part : « Alors
toi encore faire cochon ?... Mais oui... regarde ton habit... Regarde les
autres messieurs... lui... et puis lui... Pas tachés, rien !... Seulement
moi, mon monsieur pas propre !... »
Les boys sont payés de 16 à 20 piastres 1 par mois et se nourrissent
eux-mêmes. Il est vrai qu’un coolie ne reçoit que 0 F 40 par jour dans
les villes et doit se loger, lui et toute sa nichée.
Saïgon, 17 novembre
Apothéose finale du voyage officiel ; discours d’adieux du ministre.
Curieux spectacle que celui des auditeurs groupés autour de l’immense
table fleurie du banquet. À droite du ministre est assis, venu tout
exprès du Cambodge, le roi Sisowath Monivong, en uniforme de
l’armée française, sa bonne face de sous-off toute épanouie de sourires.
Il est assez rare qu’on lui octroie un congé en dehors de ses États. À la
gauche de M. Reynaud, le gouverneur général, non moins épanoui,
plastronnant, une lueur de malice au fond de ses prunelles trop claires.
Je l’avais vu parfois, au cours de ce long périple, l’air inquiet,
soucieux. Le ministre allait-il trop en apprendre ? Sans doute, un
accord tacite est-il intervenu entre eux. Tous deux semblent soulagés,
rayonnants. Çà et là, le vétéran leader cochinchinois, Bui Quang
Chieu, chef de l’opposition modérée, visage amène aux yeux aigus,
plusieurs résidents supérieurs, un général, un évêque à la tête de cuivre
dans sa longue barbe blanche, des directeurs de banque, d’industries,
des planteurs, colons, des commerçants français, annamites et chinois,
ces derniers en robe nationale, discrets, impénétrables. Tous ces
convives, représentant des classes et des intérêts différents, souvent
opposés, sont orientés vers le visage ministériel, cherchant un rayon du
soleil, l’oreille avidement tendue vers ses propos.
Le discours : au point de vue indigène le statut de dominion est
1
La piastre valait alors 10 francs.
79
naturellement écarté. Il serait dangereux, dit en substance M. Reynaud,
d’accorder des droits aussi étendus à une population qui manque de
classe moyenne et ne montre, derrière un mince rideau d’intellectuels,
qu’une immense masse de paysans illettrés ; mais il promet une égalité
de représentants dans les conseils locaux, une représentation au conseil
supérieur des Colonies à Paris, l’extension des pouvoirs consultatifs (?)
des assemblées — groupements inefficaces trop pompeusement
nommés « chambres des représentants du peuple » —, augmentation
du nombre des représentants indigènes à la chambre d’agriculture et
dans les conseils municipaux de certaines grandes villes, Hanoï et
Haïphong, par exemple.
Toutes ces mesures, en somme assez vagues, et dont l’exécution est
laissée au bon plaisir du gouvernement général, seront-elles même
appliquées ? Il n’est pas question d’amnistie pour les prisonniers
politiques ni de grâce pour les condamnés à mort. L’un d’eux, le petit
Huy, que j’ai vu le mois dernier, n’a que dix-sept ans et sa culpabilité
n’a pas été absolument prouvée. Quand j’en parle au ministre : « On
m’a assuré, me répond-il, et avec des arguments décisifs, que ces
mesures de clémence auraient un effet contraire à celui qu’on en
attend. » Naturellement.
Suite du discours : un décret obligera désormais les administrateurs
stagiaires à accompagner pendant un an un gouverneur indigène ou un
mandarin afin de s’initier à la langue et aux mœurs du pays. Réforme
qui peut être efficace, si elle est mise en pratique. Les stagiaires sont
sûrs en tout cas d’y prendre d’excellentes leçons de tyrannie et de
concussions.
Le ministre continue en demandant aux fonctionnaires de renoncer,
pour les traitements s’élevant au-dessus de 4 000 piastres par an, à
l’indemnité de zone qui avait été instituée à titre provisoire en 1920 et
augmentée par la suite.
Sacrifice qui ne semble pas si démesuré dans un pays misérable où
les traitements des fonctionnaires payés sur le dénuement et la disette
des nha-quê atteint, me dit-on, 60 % du budget. D’autant qu’il leur
reste encore d’autres indemnités assez libérales.
Quant aux industriels, colons, planteurs, etc., qui ont, dit le ministre,
« manqué d’économie et de prévoyance », ils obtiendront des prêts à
long terme et à intérêt modéré ; un emprunt consacré à divers travaux
publics doit remédier au chômage et intensifier la circulation des
capitaux.
80
Ces quelques réformes valaient-elles un voyage aussi long, aussi
coûteux ? Peut-être, si elles sont appliquées ; si surtout les indigènes
trouvent à l’avenir un défenseur en M. Reynaud. Il a vu de ses yeux
leur misère, compris les abus dont ils sont victimes ; il ne peut
manquer d’en rendre compte à la Chambre.
Saïgon, 17 novembre
La presse qui, par des subventions, est en grande partie entre les
mains du gouvernement général, me semble assez réservée dans ses
commentaires sur le discours ministériel, surtout si on lit entre les
lignes. Pourtant, M. Bui Quang Chieu déclare, dans son journal La
Tribune indochinoise, que le voyage de M. Reynaud « aura été un
heureux événement pour les Annamites 1 ». Le ministre est parti en
avion. Je n’ai pu, pendant ces derniers jours, lui communiquer les
derniers renseignements que j’avais recueillis ; chaque fois que je
voulais m’approcher de lui, la malice du sort ou celle des humains
m’arrêtait en route. Je dois dire que, de son côté, M. Reynaud ne
semblait plus désireux de m’entendre. Quant à la suite ministérielle
dont je faisais partie, elle s’est embarquée aujourd’hui. Je la conduis à
bord et me sens ensuite merveilleusement allégée.
20 novembre
Je dois aller au Laos. La route la plus courte pour s’y rendre passe
par Hué et Vinh. Au retour, devant prendre le bateau pour la Chine à
Haïphong, je remonterai vers Hanoï. Je ne cache pas mes projets de
revoir certains endroits où le cortège ministériel a trop rapidement
passé. On ne semble pas enchanté en haut lieu d’une décision pourtant
bien naturelle chez un reporter. Depuis le départ du ministre, je me
sens entourée d’une atmosphère de méfiance et d’hostilité à peine
dissimulée. On me guette et c’est à peine si, avec toutes les précautions
possibles pour ne pas les compromettre, j’ose prendre congé de mes
trois jeunes amis annamites.
Depuis Louis Roubaud, on a grand peur ici des journalistes. De
ceux du moins qui n’ont pas été préalablement muselés par des fleurs
et des faveurs.
1
M. Bui Quang Chieu fut quelque temps plus tard nommé délégué au conseil
supérieur des Colonies à Paris.
81
Dans le train, 21 novembre
Quitté Saïgon sans regrets. Un ami, arrivé de France,
m’accompagne avec un appareil de cinéma. Tandis qu’on charge les
bagages, j’échange quelques paroles avec un haut fonctionnaire des
affaires politiques, assis à la terrasse du Continental. Rentré tout
récemment de France, il regrette vivement, dit-il, de n’avoir pas été là
pour me parler lui-même des troubles d’Indochine. Tandis que la
voiture s’ébranle, les deux bras tendus, il me crie d’une voix tragique :
— On vous a mal renseignée, très mal renseignée !
S’il n’y avait pas quelque squelette dans le placard, comme disent
les Anglais, serait-il aussi ému ?
Hué, 23 novembre
Retrouvé le doux silence de Hué, son immobile rivière des Parfums,
aux faibles et tendres nuances, miroir sur lequel glissent d’un
mouvement insensible barques et sampans, doublés de leur exacte
image. Là, dans cette émolliente atmosphère, achèvent de vivre, sous
une stricte surveillance, deux vieux révolutionnaires des temps
héroïques. Jadis condamnés à mort, puis aux travaux forcés à
perpétuité, ils furent enfin graciés par M. Alexandre Varenne, me dit-
on.
L’un d’eux, Huynh Thuc Kang, directeur du seul journal en langue
annamite de Hué, le Tiêng Dân ou Voix du Peuple, me reçoit dans son
bureau. Accroupi et recroquevillé sur un tabouret devant une haute
table, il a, derrière ses lunettes de fer, l’air malicieux d’un vieux singe.
Il croise et décroise devant lui ses souples mains jaunes et desséchées
aux longs ongles courbes de lettré. Des ongles que les autorités
françaises ont pourtant su rogner.
Il me conte comment, élu à la Chambre des représentants du peuple
en 1926, il a donné sa démission en 1928.
— J’espérais collaborer avec les Français, dit-il ; mais chaque fois
que je prenais la parole et émettais un vœu, le resident supérieur criait
au sabotage de la souveraineté française, me répondait en termes
blessants. J’ai donc préféré me consacrer entièrement à mon journal...
Mais la censure lui cause de graves soucis. Chaque article, avec sa
traduction française, doit être porté quarante-huit heures à l’avance à la
sûreté politique où il est soumis à deux censeurs. Et ceux-ci usent
volontiers de leurs ciseaux.
82
Il me montre, par exemple, le compte rendu d’une conversation du
ministre avec deux jeunes prisonniers révolutionnaires de Quang Nai,
recueillie sténographiquement par un de ses collaborateurs. Elle est
assez curieuse. La voici donc, telle quelle. Les passages censurés sont
en italique.
« Demande — Pourquoi faites-vous la révolution ?
Réponse — Parce que les impôts sont excessifs et que des injustices
sont commises.
— Est-ce contre le protectorat ou contre la Cour d’Annam que vous
faites la révolution ?
— C’est parce que le protectorat ne fait pas son devoir qui est de
protéger les indigènes, même contre les mandarins, des subalternes,
qui se conduisent trop souvent d’une façon écœurante.
— Avez-vous commis des actes révolutionnaires ?
— En pensée, oui ; en action, rien du tout.
— Si on vous libère, continuerez-vous à préparer la révolution ?
— À moi seul, je ne puis rien faire. Mais si c’est la volonté de la
majorité du pays, je ne pourrai point ne pas la suivre... »
Huynh Thuc Kang avoue que les Français ont grandement amélioré
les conditions matérielles du pays. Mais les indigènes n’en profitent
guère. Les routes, les chemins de fer, à quoi bon ? puisqu’ils ne
peuvent voyager sans passeport, ou bien sont trop misérables pour
sortir de leur village. Les écoles ? Elles sont insuffisantes et les
difficultés opposées à l’ouverture des écoles libres empêchent les
Annamites diplômés d’en fonder et de se créer ainsi des moyens
d’existence. Toutes les initiatives de l’élite du pays se heurtent à la
mauvaise volonté des dirigeants français.
Et avec une flamme qui, jaillie du fond de ses orbites creuses, fait
trembler sa faible voix de vieillard :
— Je le reconnais, nous ne sommes pas encore mûrs pour nous
diriger, dit-il. Nous nous bornons donc à demander aux Français une
collaboration loyale, même limitée ; qu’ils gardent sept dixièmes du
pouvoir, mais nous en laissent trois dixièmes ; qu’ils nous accordent
les libertés élémentaires dont jouissent si complètement les citoyens
français et certains indigènes de leurs colonies : liberté de circulation,
de parole, liberté de la presse...
« Depuis vingt ans, aucun progrès n’a été accompli ici en ce sens.
On garde toujours les mêmes distances. Le gouvernement ne veut pas
comprendre les changements profonds qui, sous l’impulsion des idées
83
françaises, se sont silencieusement opérés dans notre pensée. Depuis
l’introduction du quoc-ngu1 dans les écoles et l’étude du français, nos
jeunes gens ont tourné le dos au passé et se sont enthousiasmés pour
les idées de liberté, d’égalité, de démocratie et même de socialisme
qu’ils ont trouvées dans les livres d’école que vous leur avez donnés.
Et vous continuez à les traiter en inférieurs, en esclaves !... De là leur
désappointement profond, leur révolte... »
Mêmes théories, presque dans les mêmes termes, que mes jeunes
amis annamites de Saïgon. Groupés derrière la chaise du vieux leader,
plusieurs jeunes gens, ses collaborateurs, sans doute, écoutent avec
déférence ; leurs yeux brillent dans les lisses visages si doux et parfois
ils approuvent de la tête.
Nous parlons des troubles. M. Thuc Kang les attribue en partie à ce
mécontentement des intellectuels, mais surtout à la misère et aux
exactions des mandarins. Il ne croit pas à l’existence du communisme :
— La masse annamite ignore totalement les doctrines de Lénine,
me dit-il. Quelques jeunes gens qui ont fait des séjours à l’étranger les
ont importées ici ; mais le peuple ne les comprend guère et les a
adoptées comme n’importe quelle autre théorie qui leur promettrait un
secours dans leurs terribles maux... C’est à ces maux qu’il faudrait
remédier. Il faudrait encore exercer un contrôle sévère sur les
fonctionnaires annamites, épurer le corps mandarinal, punir
sévèrement les prévaricateurs, ceux qui oppriment et pressurent
cyniquement les pauvres paysans des villages...
Et après un silence mélancolique, ponctuant ses paroles du geste de
ses vieilles mains souples :
— Il est grand temps de réparer ces erreurs politiques, me dit-il, oui,
grand temps. Les mêmes causes en se perpétuant entraîneraient les
mêmes effets et il arrivera une heure où la répression sera impuissante.
… Novembre
Même sincérité apparente chez l’autre vieux révolutionnaire Phan
Boi Chau. On me conte sa vie. Naguère, il combattit farouchement
pour l’indépendance annamite ; ce fut d’abord en faveur d’un prince
royal qu’il voulait placer sur le trône et emmena à Tokio, devenu,
après la victoire des Japonais sur l’immense empire des tsars, la
capitale des espoirs asiatiques ; ensuite, quand il fut expulsé du Japon,
trop prudent pour se créer des difficultés, il se réfugia à Canton, s’y
1
Langue annamite écrite en caractères latins.
84
convertit aux idées démocratiques et lutta désormais pour une
République. Pendant un quart de siècle, il fut derrière tous les
complots, toutes les bombes qui éclatèrent en Indochine. Puis, arrêté
sur la concession française de Shanghai en 1925, vieilli, fatigué, ayant
perdu son magnétisme sur les jeunes, dont plusieurs l’avaient dépassé
et remplacé, après avoir commencé sa peine des travaux forcés à
perpétuité, il accepta la grâce que lui offrit M. Alexandre Varenne ;
celui-ci lui témoignait d’ailleurs beaucoup d’estime et aimait
s’entretenir avec lui des destinées de l’Indochine.
On lui assigna comme résidence la ville de Hué dont il ne peut
s’écarter et où il vit dans une apparente liberté.
Je le trouve dans un pavillon de bambous, ouvert de toutes parts sur
un beau jardin clos de haies de bambous ; des enfants et des chiens
courent et jouent autour de lui ; quelques jeunes hommes vêtus de
blanc, ses disciples, se tiennent respectueusement debout autour de la
table de bois devant laquelle nous sommes assis.
Phan Boi Chau est moins vieux que son émule Huynh Thuc Kang :
droit et large, robe de soie noire bien tendue sur le torse, grand crâne
d’ivoire jauni et mince barbiche encore noire de lettré chinois. Le
sourire de ce terroriste est doux comme celui d’un enfant, et d’une
finesse extrême.
Il me parle donc dans le même sens et presque dans les mêmes
termes que Nguyen Phan Long, Van Vinh et Huynh Thuc Kang.
Cependant il insiste particulièrement sur les questions d’éducation et
réclame avec insistance la liberté d’enseignement.
— Avant la conquête française, me dit-il, dans chaque village,
chaque hameau, il y avait toujours un riche propriétaire qui entretenait
un instituteur à ses frais ; celui-ci faisait une large part non à la
religion, mais à l’éducation morale et philosophique ; il inculquait aux
enfants l’honnêteté, le respect des parents, de l’ordre, des traditions,
leur donnait une base morale. Maintenant, il n’y a pas assez d’écoles,
les enfants sont laissés à l’abandon et, quant à ceux, assez rares, qui
sont élevés dans les écoles françaises, ils reçoivent bien l’instruction,
mais non pas l’éducation qui avait formé leurs pères et leurs grands-
pères. Si bien que ceux de ces jeunes gens qui ont un esprit et des
principes français sont logiquement conduits à la révolte, puisque ces
principes ne sont appliqués ni à eux, ni à leur pays ; les autres, qui ont
perdu les traditions de leur race, sans assimiler les idées françaises,
deviennent rapidement des déclassés, des dévoyés...
85
Il ne faudrait envoyer nos enfants en France qu’après leur avoir
enseigné dans leurs premières années des éléments de l’histoire et de la
civilisation annamites ; sans quoi au retour, ils ne comprennent plus
rien à leur milieu ; ce sont des déracinés.
Nous abordons maintenant la question des mandarins qui semble
inquiéter tous les Annamites qui pensent.
Autrefois, me dit en substance Phan Boi Chau, les mandarins
étaient recrutés dans le peuple par sélection intellectuelle. Confucius a
dit : « Par l’étude et le travail seuls, un homme se montre supérieur à
ses semblables et se rend digne de les commander. » D’après le même
Confucius, le mandarinat devait être réservé aux hommes vertueux ;
c’était un sacerdoce qui entraînait le renoncement aux richesses,
l’amour du vrai et du bien. Les mandarins, élus dans de difficiles
concours triennaux, ne recevaient donc que des soldes dérisoires. De
là, l’antique habitude de leur apporter en cadeaux des œufs, des
poulets, des canards, tous les fruits de la terre et de la basse-cour,
destinés à leur nourriture. C’est de cette époque que date l’expression :
« Mon mandarin mange beaucoup. » Inutile de dire que l’argent
intervint bientôt, et que la concussion remplaça trop souvent les vertus
exigées par le trop optimiste Confucius.
— Pourtant, reprend le vieux leader, ces concussions étaient moins
flagrantes qu’aujourd’hui ; d’abord parce que, choisis dans l’élite
intellectuelle, certains mandarins gardaient le respect de leurs
fonctions ; ensuite parce que le peuple avait un recours contre ceux qui
en abusaient. Il était permis à n’importe quel groupe de villageois et
même à un paysan isolé de porter plainte contre son mandarin, non
seulement devant les chefs de celui-ci, mais devant l’empereur lui-
même ; il y avait un tam-tam devant la porte des grands chefs, devant
celle du palais impérial. Le nha-quê le plus misérable avait le droit de
frapper sur ce tambour et l’empereur venait en personne. Convaincu
d’exactions, le mandarin était destitué, rejeté dans la foule. Quand ses
crimes dépassaient la commune mesure, il était même exécuté...
« Rien de pareil aujourd’hui. Le recrutement des mandarins est
inférieur ; en théorie, c’est la Cour d’Annam qui les nomme ; en fait ce
sont les résidents.
Et ceux-ci ne surveillent point leurs fonctionnaires. Les paysans ne
peuvent pas voir le résident. Le mandarin doit leur servir
d’intermédiaire. Les cortèges de manifestants qui, suivant notre vieille
coutume, allaient demander justice au grand chef, au résident qui pour
86
eux est « le père et la mère », implorer son aide et sa pitié, vous savez
comment on les a reçus : à coups de bombes ou à coups de fusils...
Pourtant ils ne voulaient pas, en agissant ainsi, porter atteinte à la
souveraineté française. Ils étaient sans armes... »
On sent que le vieux révolutionnaire se contient, qu’il s’est promis
d’être calme, mais ses yeux luisent sombrement, ses mains tremblent :
— Alors, continue-t-il, qu’arrive-t-il ? Trop pressurés, trop
opprimés par leur tri-chau, ou leur maire, les paysans exaspérés se
révoltent. Voilà pourquoi ils ont parfois assassiné des notables, leurs
mauvais chefs... Certains de vos colons sont aussi très durs pour nos
paysans. Un seul exemple, tenez : dans le village de Huong Khé,
province de Ha Tinh, un colon, qui se livre à l’élevage des troupeaux, a
interdit aux villageois d’entrer dans la montagne qui, dit-il, fait partie
de sa concession. Or, c’est là que ces misérables allaient chercher du
bois de chauffage non seulement pour eux-mêmes, mais pour le
vendre... C’était leur unique ressource, car leur récolte est mauvaise.
Que voulez-vous qu’ils deviennent ?
Phan Boi Chau hoche douloureusement la tête :
— Je ne connais pas le peuple français, murmure-t-il, mais
seulement les livres français, les idées françaises ; et je n’ai point
retrouvé ces principes dans le cœur des Français d’Indochine. Ils ne
nous traitent pas en frères, en égaux, comme il est inscrit dans votre
Déclaration des droits de l’homme que vous nous avez appris à
admirer, ils nous traitent en esclaves et quelquefois en chiens...
Question des impôts : le plus impopulaire, à son avis, est celui de la
gabelle ; autrefois, avant l’intervention française, existait la liberté des
salines. Or le paysan annamite a besoin de beaucoup de sel pour sa
nourriture ; il mange du poisson salé et assaisonne son riz d’une
saumure spéciale appelée nuoc-mam1.
1
À propos du nuoc-mam, une récente mesure a vivement mécontenté la population :
après 70 ans, le gouvernement s’est avisé de faire vendre le nuoc-mam dans des
bouteilles avec bouchons spéciaux. Voici un passage de l’arrêté en question : « Afin
de protéger la santé publique, le gouvernement général de l’Indochine est autorisé à
édicter par arrêté des mesures spéciales de contrôle en ce qui concerne le
nuocmam... » Le contrôle ainsi institué pourra donner lieu à la perception d’une taxe
spéciale ! « Toute infraction aux dispositions des arrêtés... sera punie d’un
emprisonnement de trois jours à trois mois et d’une amende de 100 à 1 000 francs,
ou de l’une de ces deux peines seulement ainsi que de la confiscation des produits
saisis » (Volonté indochinoise, 12 août 1933).
C’est en somme le monopole du nuoc-mam, avec un nouvel impôt en perspective, et
une hausse du prix d’achat. On murmure en Indochine que cette « mesure
87
Point de riz sans nuoc-mam. La taxe qui frappe le sel enfermé dans
les entrepôts des douanes est double, comme je l’ai déjà dit, d’abord en
gros, puis au détail. Le peuple en demande soit l’abolition, soit la
diminution. Phan Boi Chau estime que les impôts atteignent, tant
directs qu’indirects, une vingtaine de piastres par tête et par an. C’est
beaucoup trop pour des malheureux qui ne mangent pas une fois par
jour. De là aussi le mécontentement.
Quand je lui demande son avis sur le mouvement du parti
nationaliste, le Viet-Nam Gong San Dang, et ses revendications, il se
recueille un instant, tête baissée, puis avec tristesse :
— Je ne puis le nier, je désire vivement l’indépendance de mon
pays ; c’est pour elle que j’ai lutté vingt ans, que j’ai été exilé en
Chine, au Japon, que j’ai souffert, risqué la mort ; mais depuis mon
retour, j’ai constaté, comme d’autres, que nous n’en sommes point
arrivés au stade de l’indépendance. Nous sommes un peuple doux et
pacifique ; si nous étions administrés suivant des principes de justice et
d’humanité, si l’on nous avait offert une collaboration franche et
loyale, nous aurions oublié jusqu’au mot d’indépendance et le drapeau
tricolore serait notre drapeau. Nous possédons des richesses naturelles,
nous avons une histoire, une antique civilisation, mais la France nous
est encore indispensable pour que nous puissions plus tard tenir notre
place dans le concert des nations...
Phan Boi Chau, d’une voix douce et basse, continue longtemps à
broder sur ce thème connu. Je regarde la maisonnette d’une touchante
pauvreté, l’humble jardinet clos de haies de bambous. Je pense
vaguement aux grands noms patriotiques de notre histoire, aux
couronnes, aux colonnes qu’on leur a tressées, dressées ; je pense à
toute la littérature qui entoure les héros de la Grande Guerre, « morts
pour défendre notre sol sacré contre l’envahisseur ». Et soudain,
devant ce vieil homme résigné, j’ai honte, j’ai mal...
Je me secoue, me lève, prends congé de lui. Il se lève aussi. Il paraît
ému et le bras levé prononce d’un ton solennel :
— Dites au peuple français que le vieux révolutionnaire Phan Boi
Chau désire sincèrement une collaboration loyale avec la France. Mais
qu’on se hâte, sans quoi, il sera trop tard ! Trop tard !...
Les jeunes disciples blancs, le visage grave, considèrent leur maître
avec une anxieuse affection.
88
… Novembre
Dîner à la résidence supérieure. Je ne tenais guère à y assister, ne
me sentant pas d’humeur mondaine. Mais M. Châtel, que j’ai retrouvé
avec plaisir, me dit avec un petit rire : « Vous viendrez ce soir ; ce
n’est pas une invitation, mais un ordre. N’oubliez pas que vous êtes
dans mon royaume et que j’ai sur vous droit de haute et basse
justice ! » Le ton est badin, mais le regard qui l’accompagne assez
aigu.
Il y a à ce dîner plusieurs fonctionnaires de la résidence en
smoking ; et aussi un écrivain chargé de mission et sa charmante
femme. Il passe ici, comme il a passé dans plusieurs autres résidences
où je l’ai croisé. Il est fêté, entouré. Qu’a-t-il vu ? Et surtout que peut-
il voir ? Et qu’écrira-t-il au retour de ce « beau voyage » offert sur la
misère des indigènes ?
Je sais que M. Châtel n’ignore aucune de mes démarches ni aucune
de mes intentions. Je sais aussi qu’il est considéré comme un des
administrateurs les plus remarquables de l’Indochine ; il a su, dit-on,
pacifier en quelques mois une région soulevée par la répression
maladroite sinon criminelle de son prédécesseur. J’aimerais causer
ouvertement avec lui, lui confier mes préoccupations. Mais dans une
conversation sur les troubles dans les villages du Nord-Annam, il
déclare tout à coup, sèchement :
— Au moindre signe de communisme dans un village, je serai
impitoyable, je détruirai tout !
Est-ce là un avertissement pour les indigènes avec lesquels je suis
en rapport ? Je sens, en tout cas, que son siège est fait et qu’il
n’admettra nulle discussion avec la profane que je suis. Mieux vaut se
taire.
Mon compagnon de voyage, en sortant de la résidence, était allé
faire un tour dans une petite fumerie d’opium, tenue par un descendant
de la famille impériale, qui compte d’ailleurs 3 000 membres dont les
destinées sont plus ou moins prospères.
Ce curieux bonhomme, fort bavard et qui fait volontiers la
chronique de l’Œil-de-Bœuf de la Cour d’Annam, appelé au dehors,
revient assez embarrassé. Il prie les fumeurs d’occasion de bien
vouloir se retirer. En sortant, ceux-ci rencontrent les jeunes
fonctionnaires de la résidence qui entendent faire les honneurs de la
fumerie à l’écrivain en mission et à sa femme. Rien de plus naturel. Je
l’ai moi-même visitée. Très coquette avec ses tapis, ses coussins, ses
89
lanternes, elle a l’air assez inoffensif et ne ressemble nullement aux
affreux bouges pour coolies de Cholon ou de Saïgon. Mais je gage
bien que l’on ne conduira pas aussi volontiers mon confrère officiel sur
les lieux de la famine ou dans les prisons.
Hué, … novembre
Un jeune intellectuel annamite que je rencontre ici, N. B., revient
sur l’importante question du mandarinat, une des causes principales du
mécontentement indigène. Avant la conquête, les mandarins étaient
loin de s’en tenir aux préceptes de Confucius. Beaucoup
s’enrichissaient par la concussion avec plus ou moins d’impudeur.
Mais il existait des exceptions. Un certain nombre d’entre eux
appartenaient à des familles respectées, dans lesquelles l’honnêteté
était héréditaire ; tous passaient les difficiles concours triennaux.
Ceux-ci ont été supprimés en 1919, en même temps que l’école du
mandarinat, ou école des Hau-Bo. Maintenant, il suffit aux candidats,
munis du baccalauréat local, très inférieur au nôtre, de suivre pendant
deux ans les cours de l’école de droit d’Hanoï. Ils deviennent ensuite
commis de résidence et peuvent, au bout d’un certain temps de stage
dans les bureaux, être nommés aux postes de sous-préfet, c’est-à-dire
de tri-huyen dans le Delta, de tri-chau dans les hautes régions. On
choisit tout naturellement ceux qui montrent le plus de dévouement
apparent pour leurs chefs, et une particulière souplesse d’échine.
Quelques-uns parviennent même du premier coup aux hautes dignités
de préfet, tri-phu, ou de mandarin provincial, tong-doc.
Mais ce qui a surtout scandalisé la population, car elle gardait
malgré tout un certain respect pour ces hautes fonctions et les qualités
d’intelligence et de culture qu’elles impliquaient jadis, c’est que les
autorités françaises font parfois nommer, toujours par l’intermédiaire
de la Cour d’Annam, des interprètes ou des boys qui ont su gagner la
faveur et la confiance de leurs maîtres. Mon jeune Annamite tient
beaucoup à me donner les noms de deux d’entre eux : Mat Toan Xuan,
an-sat de la province de Nam Dinh, cas type du boy devenu mandarin,
et Nguyen Van Khuc, tri-phu de la province de Son Tay, ancien
interprète et, paraît-il, concussionnaire de marque.
Presque tous ces mandarins, avec des soldes de cent à quelques
centaines de piastres, vivent dans le plus grand luxe, entretiennent
femmes et concubines, envoient leurs nombreux enfants en France,
achètent ou reçoivent des concessions de milliers d’hectares, habitent
90
des palais, munis de nombreux domestiques et de toute une
« clientèle », possèdent dans les villes des séries de maisons, de
magasins qu’ils louent. Les autorités supérieures ferment les yeux sur
l’origine de ce luxe et, quand un scandale éclate, prétendent manquer
de preuves et se contentent dans les cas extrêmes de déplacer le
mandarin « qui a trop mangé ». Pourvu que celui-ci témoigne de
l’activité et du zèle dans la poursuite des nationalistes et des soi-disant
communistes, il est d’avance absous.
Exagération sans doute dans les affirmations de N. B., mais tout de
même grande part de vérité, d’après ce que je sais d’autre part.
D’après lui, les assassinats et les « atrocités » très réelles qui se sont
déroulées dans quelques villages ont toujours eu comme victimes des
fonctionnaires indigènes ou des notables qui exagéraient leur tyrannie
et leurs exactions. À part la mutinerie de Yen Bay, cas particulier, il
n’y a eu que deux meurtres de Français : celui de l’inspecteur Legrand,
tombé à Saïgon au cours d’une bagarre, et celui du sergent Perrier,
accompli dans des conditions particulièrement cruelles, parce que,
avec beaucoup de cran et de générosité, il voulait s’opposer à la mise à
mort de deux notables, condamnés par les paysans de leur village. Le
peuple annamite est d’un naturel doux et indolent, il faut l’exaspérer
pour qu’il se soulève et la foule indigène, comme toutes les autres
foules, devient alors capable des pires abominations. Tout cela
n’existerait pas si le contrôle français sur les mandarins s’exerçait
efficacement.
Quant à la répression, elle aurait fait, d’après tout ce qu’on me dit
ici, rien que dans le Nord-Annam, des milliers de victimes. Innocentes
pour la plupart, puisque dans les villages bombardés, des femmes, des
vieux, des enfants figurent en majorité parmi les morts et les blessés.
Un employé de l’hôtel, un Français, avec lequel je cause, trouve
également qu’on exagère la répression.
Il me cite le cas d’un jeune Annamite, secrétaire de la résidence à
Quinhon, où il l’a connu. On le considérait comme dangereux parce
qu’il fréquentait quelques vieux révolutionnaires graciés, dans le genre
de Phan Boi Chau. À chaque fête du Thêt, il est d’usage de tendre sur
les murs intérieurs de grandes bandes d’étoffe rouge, où sont inscrites
des formules rituelles de bonheur. Dong Si Binh y avait ajouté dans un
coin, en petits caractères chinois : République Annamite, première
année. Un mandarin venu pour lui rendre visite fit son rapport au
résident ; traduit devant le tribunal annamite, il fut condamné à neuf
91
ans de travaux forcés. Il est toujours à Dât Tua Dât Xuot, région très
malsaine où sur 500 prisonniers politiques, 200 sont morts en dix-huit
mois. Il a d’ailleurs perdu la raison et ne cesse de rabâcher son cas et
de crier : Vive la République !
Autre histoire contée par le même employé :
Une directrice ou un professeur de l’école de jeunes filles de Hué,
en conduisant son auto, renverse deux paysans qui apportaient des
légumes à la ville. Ils sont légèrement blessés. Désolée, elle est prête à
payer une indemnité. Mais un certain inspecteur de la garde indigène,
outré de l’impudence de ces nha-quê qui osent réclamer de l’argent à
une Française, les frappe et leur crie : « Si j’avais mon revolver, je
vous tuerais ! Filez, qu’on ne vous voie plus, sans quoi je vous
boucle ! »
Les pauvres diables qui avaient perdu leurs légumes s’esquivèrent
en clopinant, la figure ensanglantée, trop heureux de s’en tirer à si bon
compte.
Tous les matins, depuis que je suis à Hué, je suis réveillée par les
éclats rauques d’une voix graillonneuse, une voix d’alcoolique : « Vas-
tu venir, animal, bougre de c... ? Combien de temps faudra-t-il
t’appeler ? Arrive ici, s... que je te botte le..., etc. »
Parfois, fracas de chaises renversées, de souliers lancés à toute
volée. C’est un de nos aimables compatriotes qui s’explique avec son
boy. Celui qui m’apporte mon déjeuner s’arrête pour écouter, me
regarde et sourit imperceptiblement. Voilà quels exemples nous
donnons à ce peuple doux et poli.
Vinh, 26 novembre
Me voici de nouveau dans cette ville malsaine, écrasée sous un ciel
bas aux lourds nuages gris, le long d’un fleuve jaune. L’air est gluant ;
l’eau des baignoires, épaisse comme une purée, sent mauvais : la
nourriture est immangeable.
On m’apprend que les distributions de riz ont été suspendues après
le départ du ministre. La famine, elle, continue ; moins aiguë pourtant
qu’en juillet, parce qu’avec la pluie, les récoltes commencent à donner.
Le docteur Z. m’emmène à quelques kilomètres de la ville, au
lazaret de Phuc My, où l’on fait une dernière distribution de riz et de
poisson séché ; on y donne aussi des soins aux malades.
Je retrouve la même triste foule hurlante qui assaille les
baraquements : affamés, ulcéreux, amputés, yeux troubles et purulents,
92
plaies sanglantes. Des infirmiers en blanc s’affairent. Des malheureux
se traînent jusqu’au lazaret pour y mourir ; il y a toujours des cadavres
sous le hangar là-bas. Les affamés, contenus derrière des barrières,
défilent devant une grande table ; des infirmières ne cessent de verser
des mesures de riz, de jeter dans les paniers du poisson découpé en
lanières. Des enfants avec des palmes chassent les mouches dont
l’essaim bourdonne au-dessus de la table.
— Nous sommes débordés, me dit le docteur. Il nous faudrait plus
de personnel et on le diminue. Nous sommes six docteurs là où nous
étions douze. Une vingtaine seulement dans l’immense province de
Vinh. Tant que l’assistance médicale restera entre les mains de
services civils, il n’y aura rien à faire. Il nous faudrait, comme au
Maroc, un ministre de l’Hygiène avec ses crédits et son personnel
propres. Car c’est toujours sur nous que l’on fait des économies. Quant
à nos rapports, ils ne vont pas directement à nos chefs, mais passent
par les résidents qui les mutilent ou les suppriment. Dire la vérité —
par exemple, que les indigènes sont tuberculeux par suite de famine et
de privations et que la misère physiologique est effrayante dans le
district — passe pour une preuve de mauvais esprit, d’un esprit
antifrançais. Il vous vaut des notes déplorables. Que faire dans ces
conditions ?
Même geste de douloureux découragement que j’avais noté chez le
jeune docteur de Pnom Penh, chez les médecins rencontrés à Saïgon, à
Hanoï.
De pauvres femmes aux visages de guenons pleurent, accroupies :
elles ont laissé l’une, son mari, l’autre, son fils, morts au bord d’une
route ; une troisième essaie de glisser, entre les lèvres serrées d’un
nourrisson, ridé comme un vieux de 80 ans, le bout d’un sein flasque et
noirci.
En contraste, quelques enfants aux joues rondes, aux yeux vifs,
courent çà et là. Leurs parents étant morts dans le lazaret, le poste les a
adoptés.
— Nous espérons qu’on les achètera, dit le docteur, l’argent servira
à en sauver d’autres. Pourquoi sursauter ? Cela se fait couramment ici.
Les mères elles-mêmes aiment mieux vendre leurs enfants que les voir
mourir dans leurs bras. D’autant plus que les gens qui les adoptent, ne
tenant pas à perdre leur argent, les nourrissent et les soignent
convenablement. Hier, une mère aisée qui avait perdu un bébé de deux
mois est venue en acheter un. Les deux mamans étaient fort satisfaites
93
et la première a fait un beau cadeau au lazaret. Allons ! ne prenez pas
cet air tragique ! On perd bien vite ici les préjugés de France. L’amour
maternel, c’est encore du luxe... Ne pas crever, voilà l’essentiel !
La voix ironique, le docteur sourit avec amertume.
Il me parle encore des causes de la famine. Il y a longtemps qu’on
aurait dû effectuer dans la région de Vinh les travaux d’irrigation qui
ont transformé le pays autour de Tan Hoa et triplé la production
agricole. De plus, il y eut jadis dans la province des entrepôts de riz
pour les cas d’urgence. Pourquoi les avoir supprimés ? Enfin, on
devrait détourner les indigènes de ne cultiver que le riz. La
monoculture est un danger ; quand la récolte manque, c’est la disette. Il
faudrait les pousser à cultiver dans les villages des légumes, des fruits,
etc.
Il me répète qu’on a pu assister 85 000 affamés mais que 200 000
au moins ont été touchés par la famine. Je suis épouvantée de penser
que ces malheureux vont être désormais privés de secours.
Au retour, nous nous arrêtons devant une pagode où, à la suite
d’une bataille entre les communistes d’un village et les autres
habitants, les premiers pendirent par représailles plusieurs notables qui
pratiquaient trop volontiers l’usure. On les avait d’ailleurs
copieusement rançonnés auparavant.
— Ce qu’on appelle ici communistes, m’explique le docteur, c’est
un composé de quelques convaincus, d’ordinaire anciens étudiants,
d’un certain nombre de brigands et de tous les miséreux...
28 novembre
Il n’est question à Vinh que des atrocités de la Légion étrangère. On
m’en parle à l’hôtel et partout où je vais. Encore beaucoup sont-elles
ignorées, car il n’existe que peu ou point de communications entre la
brousse et le chef-lieu. Les troubles se prolongeant, il y a un peu plus
d’un an qu’on a lâché les légionnaires sur le pays ; chaque village
possède son poste qui exerce sans contrôle une autorité absolue. Or, si
ce sont d’excellents soldats, ce sont aussi trop souvent des bandits.
Abandonnés à eux-mêmes, ils volent, pillent, violent, tuent,
condamnent, exécutent, au petit bonheur et selon leur caprice.
Des centaines d’hommes, de jeunes gens furent fusillés sans
jugement. « Tous les individus douteux des villages rebelles ont été
exterminés », a-t-on pu paisiblement écrire dans un journal de Saïgon.
La population indigène est terrorisée. Quant aux autorités civiles, elles
94
manquèrent totalement de sang-froid, pour ne pas dire davantage.
L’affolement du reste était général.
Le docteur Z. me dit qu’au mois de mai des gens, fonctionnaires,
commerçants, colons, couraient partout, criant : « Il faut faire des
exemples dans les villages, il faut tuer, exécuter ! » « Bon ! répondait-
il. Mais alors, allez-y ! Faites comme les vieux empereurs d’Annam ;
prenez un village et massacrez tout ! »
C’est ce qu’on a fait d’ailleurs avec les bombardements. On arrêtait,
dit-il, jusqu’à des garçons de 15 ans... Aujourd’hui tous ces gens,
rassurés par cette excellente Légion, ferment les yeux et se lavent les
mains. L’ordre règne...
Un certain nombre « d’histoires » n’ont pu pourtant être étouffées.
J’en écarte quelques-unes sur lesquelles je n’ai pu obtenir assez de
précisions. Mais les autres m’ont été confirmées de tous côtés. On me
donne de nouveaux détails sur le bombardement par avions du 13
septembre 1930, dont j’ai déjà parlé, et qui se termina par « l’erreur »
dite des fossoyeurs. Les aviateurs militaires n’ont pas été inquiétés ; ils
étaient couverts, ayant reçu quelques semaines plus tôt une circulaire
du resident supérieur en Annam, les autorisant et même leur enjoignant
de jeter des bombes sur tous les attroupements, sans s’embarrasser de
sommations. Les villages de Yen Tho, Yen Phu et Thanh Dan, dans la
province de Vinh, ont été complètement incendiés par bombes
d’avions. On avait eu le soin d’abattre tous les gros arbres pour
permettre aux avions d’opérer commodément et à loisir. Un des
aviateurs, revenu après quelques jours au-dessus du théâtre de ses
exploits, disait : « Cela puait tellement que là-haut même j’en étais
malade. » On me cite encore le nom de six villages, de la gare de Yen
Xuan, à 10 kilomètres de Vinh et surtout celui du village de Phui An, à
60 kilomètres de Vinh qui, lui, fut bombardé à plusieurs reprises et
complètement écrasé. On me confirme que le nombre des victimes
connues et inconnues de la région dépasse plusieurs milliers.
On me conte également l’affaire des légionnaires, qui a suivi le
meurtre du sergent Perrier : huit à dix indigènes massacrés de sang-
froid. J’ai d’abord peine à y croire. Mais elle est de notoriété publique.
Elle causa un tel scandale, d’ailleurs, que les coupables durent cette
fois être arrêtés, transférés à Hanoï.
……………………………………………………………………….
Mais il y a une dernière affaire, qui s’est déroulée en plein centre de
Vinh, lors des fêtes du centenaire de la Légion étrangère, en avril
95
1931. Les légionnaires avaient reçu des distributions supplémentaires
de vin et de « gnole ». Ils étaient fort joyeux. Pendant la retraite aux
flambeaux, des indigènes inconnus jetèrent à travers la foule des tracts
nationalistes dont certains tombèrent entre les mains des soldats.
Furieux, le commandant Lambert lança une section, baïonnette au
canon, contre cette foule annamite sans défense et fit procéder, au
hasard, à une dizaine d’arrestations. On amena les soi-disant coupables
au poste de police et, suivant l’expression des exécuteurs, « on leur
flanqua une telle tripotée » que la salle était pleine de sang. Puis, on les
relâcha et tandis qu’ils s’enfuyaient, on tira sur eux comme sur des
lapins. Deux tombèrent aussitôt ; deux autres se jetèrent à l’eau.
Furent-ils noyés ou achevés à coups de feu ? on ne les revit jamais.
Quant au sort des survivants, il reste problématique ; à la suite de ces
incidents qui avaient tout de même fait quelque bruit dans la ville, une
enquête fut ordonnée. Elle se termina par un non-lieu. Les légionnaires
coupables qui avaient été enfermés quelques jours furent relâchés, le
commandant Lambert ayant pu sortir le fameux ordre, signé du
résident supérieur L. F.1 , qui lui donnait carte blanche, aussi bien pour
les fusillades et les bombes que pour les exécutions. Cette triste
histoire m’a été contée, à peu près dans les mêmes termes, par divers
témoins, fonctionnaires ou commerçants. L’un de ces derniers me dit :
« Il y a deux gouverneurs généraux qui eussent été capables de pacifier
le pays et de gagner son cœur : d’abord Alexandre Varenne. Les
indigènes l’attendaient comme le Messie. Mais l’opposition furieuse
des colons a commencé dès le début : pensez donc ! Il avait salué la
foule qui l’acclamait avant de tendre la main au gouverneur ! Et puis
c’était un empêcheur de piller en rond... Ensuite, Albert Sarraut qui
était également très populaire, surtout dans les premiers temps ; mais
ni l’un ni l’autre ne sont venus... »
30 novembre
Le docteur Z. va faire une inspection médicale, à une cinquantaine
de kilomètres de Vinh, dans la citadelle de Phu Dien Chau, où sont
enfermés de 6 à 800 prisonniers politiques. Il me propose de
l’accompagner :
— J’emmène également le tong-doc, me dit-il, le gouverneur de la
province, car je compte procéder, pour raisons de santé, à un certain
nombre de libérations et il doit les ratifier.
1
Ordre qui servit également à faire acquitter les légionnaires du procès d’Hanoï.
96
Le docteur paraît soucieux. Il y a, assure-t-il, en ce moment, environ
2 000 prisonniers politiques dans la province de Vinh ; 1 900 sont déjà
condamnés, les autres en prévention. Des prisons ont dû être
improvisées et leurs conditions sont loin d’être satisfaisantes. Le tong-
doc qui nous accompagne, un homme encore jeune, en longue blouse
noire sur un pantalon blanc, se tient avec dignité sur les coussins de la
voiture. Comprend-il ce que dit le docteur ? Il se contente de sourire de
tous les plis de sa figure aux petits yeux rusés qu’enchâsse un étroit
turban de soie noire.
Nous débarquons dans un immense enclos, entouré de sentinelles ;
de longs baraquements couverts de chaume y sont alignés. Quand nous
pénétrons dans l’un d’eux, une psalmodie gémissante, scandée de
bruits de ferraille, nous accueille, en même temps que cette même
odeur de pourriture qui ne quitte plus mes narines. Un instant pour
m’habituer à l’obscurité — il n’y a pas de fenêtres — et j’aperçois peu
à peu, assis ou couchés, étroitement serrés sur des bat-flanc de bois,
deux longues files de prisonniers, les pieds pris dans des anneaux de
fer. Il y en a 200 par baraquement. Ils nous regardent de tous leurs
yeux fiévreux et désespérés, en tendant vers nous des mains
suppliantes. Leurs visages, je les connais déjà, avec cette peau noire
collée sur les pommettes, ces lèvres tirées et crevassées, ces membres
noueux, couverts d’ulcères et de plaies. Presque tous sont galeux,
dévorés par la vermine. On ne les déchaîne que deux fois par jour, dix
minutes chaque fois, pour des raisons hygiéniques. Et ils n’ont le droit
de se laver qu’une fois par semaine. D’après la distribution d’écuelles
de riz au poisson que l’on fait devant nous, ils paraissent
convenablement nourris ; leur déchéance physiologique est toutefois
telle qu’ils ne résistent pas à la dysenterie dont beaucoup d’entre eux
sont atteints. Chaque matin, on doit enlever des cadavres. La moyenne
des morts est de deux ou trois par jour dans chaque baraquement.
La plupart sont là depuis plusieurs mois. Qu’ont-ils fait ? Pendant
que le docteur et le tong-doc confèrent, examinent des listes, j’en
interroge quelques-uns1. Un Annamite qui m’accompagne sert
d’interprète. Les malheureux répondent d’une voix basse et monotone.
Ils ne pouvaient pas payer leurs impôts ; ils se sont mis en route pour
demander une réduction au grand chef français. On les a arrêtés. Ils
n’en savent pas davantage. Maintenant, les linh (gardiens) les
maltraitent.
1
J’ai gardé le nom et le village d’origine de chacun d’entre eux.
97
Celui-ci montre de longues stries rouges qui zèbrent son dos ; un de
ses cousins lui avait apporté un poisson préparé chez lui ; on lui a pris
le poisson et on l’a battu à coups de cravache. Celui-là, qui porte
également des marques de coups et un œil tuméfié, avait reçu de
l’argent de sa famille. On l’en a dépouillé ; il a voulu résister ; on l’a
assommé de coups de poing et de bâton. Un troisième, qui a 42 ans et
en paraît 60, a suivi une manifestation. Il est condamné à deux ans de
prison ; il y a quatre mois qu’il est aux fers et ne peut plus marcher. Il
sait bien qu’il mourra avant de revoir son village. Cet enfant de 17 ans
est en prévention depuis trois mois. Il ignore ce qu’il a pu faire : il a
suivi les autres. Ce vieillard était riche. Il n’a jamais protesté contre les
impôts ; un voisin, un ennemi, l’a calomnié, dénoncé.
Mais voici un enfant, la tête mangée de gourme ; il me supplie de
ses pauvres yeux noyés dans le pus ; il a 11 ans ; ses parents ont été
exécutés comme communistes. Alors, on l’a emmené avec les autres. Il
me tend sa petite main, me montre d’un geste pathétique ses fragiles
chevilles, déchirées par l’anneau de fer trop large et trop lourd. J’ai le
cœur serré. Je me détourne avec douleur, avec honte, puisque je ne
peux rien faire...
Dernière histoire assez incompréhensible : ce garçon était boy chez
un fonctionnaire de la sûreté du district. On ne lui donnait que 12
piastres par mois, sans être logé ni nourri. Il demande le prix
ordinaire : 16 piastres. On le lui refuse, il part alors et rentre dans son
village. Deux jours plus tard, il est arrêté par un policier, remis entre
les mains du tri-phu de Doluong, condamné à neuf mois de prison pour
« avoir refusé de servir un Français » — crime pendable — et placé
parmi les prisonniers politiques. Le linh, interrogé, assure que
l’histoire est vraie. Le docteur auquel je la conte se contente de lever
les épaules d’un air indécis.
Tous ces malheureux sont illettrés. Aucun d’eux ne comprend le
sens du mot communisme. Ils étaient pauvres, ils avaient faim. Voilà
tout.
Au fond du baraquement, j’avise une grande cage aux barreaux de
bois. Huit enfants aux cheveux rasés, qui ne paraissent pas plus de 12
ans, sont là, pelotonnés dans l’ombre, comme une portée de petits
chiens.
— Qu’ont-ils encore fait, ces gamins ?
— Ce ne sont pas des gamins, ce sont des femmes...
— Des femmes ! Quel âge ont-elles donc ?
98
— 14, 15, 16 ans...
—Pourquoi sont-elles là ?
On le leur demande. Elles se consultent du regard. Un éclair de
gaîté passe sur leurs pauvres frimousses émaciées. Puis, elles secouent
la tête : elles ne savent pas. Un gardien répond « qu’elles faisaient les
commissions des communistes »... À la prison de Ha Tinh, ajoute-t-il,
il y a 200 femmes, des étudiantes, qui s’étaient enrôlées comme
propagandistes. Celles-là, on sait bien pourquoi elles ont été arrêtées,
elles l’ont mérité, mais ces petites ?...
Le gardien lui-même hausse les épaules.
Cependant le docteur et le tong-doc passent la revue des bat-flanc ;
le premier désigne du doigt ce prisonnier, cet autre, cet autre encore,
tous les plus affaiblis. Il y en a bientôt une centaine. On les débarrasse
de leurs fers. Debout, ils trébuchent, et lorsqu’ils passent des ténèbres à
l’éblouissante lumière de la cour, tous clignent des yeux ahuris de
hiboux, quelques-uns chancellent, tournent sur eux-mêmes et tombent.
Les voici accroupis en cercle. Le tong-doc parle, d’une voix sévère :
— Nous, gouvernements français et annamite, jugeons que vous
avez suivi les meneurs, par crainte des représailles plutôt que
volontairement. Nous savons qu’il y a parmi vous des ignorants dignes
de pitié, parce qu’ils ne distinguent point le bien du mal. Puisque le
docteur assure que vous êtes malades, les deux gouvernements sont
d’accord avec lui pour vous accorder votre libération. Soyez
reconnaissants à la France de sa générosité et ne recommencez pas :
vous seriez sérieusement punis.
Un frémissement passe sur cette centaine de pauvres diables ; une
lueur de joie anime les tristes masques qui ont la couleur et la dureté
luisante du buis. Mais le tong-doc étend encore le bras :
— Naturellement, il est indispensable que les notables de votre
village vous acceptent. Ceux d’entre vous que l’on refusera seront
remis en prison...
Les malheureux se regardent, hésitants. Leur espoir semble être
tombé.
Le docteur hausse encore les épaules :
— Voilà mon geste inutile : une circulaire du gouverneur général
rend les villages responsables des troubles politiques qui s’y passent.
Les notables sont des gens à leur aise et volontiers du côté du manche.
Ils désavoueront ces indésirables auxquels on va d’ailleurs remettre
leurs chaînes aussitôt après notre départ. Et lorsque ceux-ci auront
99
terminé leur peine, nul doute que les mêmes notables ne s’en
débarrassent. Or, les pauvres diables, dans ces villages auxquels ils
sont attachés par toutes leurs fibres, ont leurs femmes, leurs enfants,
l’autel de leurs ancêtres qui est leur bien le plus précieux. Admettons
qu’ils survivent à cette vie de prison dont vous venez d’avoir un
échantillon, que deviendront-ils ? Des déracinés, des révoltés qui
crèveront comme des chiens ou finiront sous la guillotine. Ah ! la
vanité des efforts que l’on tente ici !
Pendant tout le voyage de retour, le docteur se tait, visiblement
accablé. Quand je lui demande s’il y a en Annam beaucoup de prisons
pareilles à celle que nous venons de voir, il me jette un regard éloquent
et détourne la tête.
À l’hôtel, un ingénieur me conte une anecdote dont il fut témoin il y
a quelque temps, pendant un séjour à Saïgon. Cela se passait dans un
restaurant du quartier de Dakao. Un jeune journaliste annamite,
licencié en droit, y dînait avec sa femme. Un légionnaire, un Noir, un
géant, qui mangeait à une table voisine, se lève tout à coup, prend la
jeune femme dans ses bras et tente de l’embrasser.
— Mais c’est ma femme, ma femme légitime ! s’écrie l’Annamite,
en essayant de dégager celle-ci.
— Je m’en f... ! crie le légionnaire. Toi, tu es un esclave ! Moi,
citoyen français. Moi, soldat de France. Moi, fait la guerre : regarde,
j’ai toutes mes dents cassées par les Boches. Moi, avoir droit de
prendre (il se servit d’un autre mot) toutes les femmes annamites,
toutes, tu entends !
Le jeune journaliste se jeta sur lui. Mais il était fragile ; la brute prit
sur la table une bouteille d’alcool et la lui cassa sur le crâne. Le pauvre
garçon tomba assommé, l’oreille saignante et décollée, se releva et
disparut avec sa femme. L’ingénieur, qui venait d’entrer, voulut
intervenir. Mais les autres Français n’avaient point pipé. Ils riaient.
Seule, une femme s’écria :
— Comment a-t-on pu faire de ce nègre un citoyen français ?
Quelle folie ! Jaunes ou noirs, tous ces indigènes sont des brutes, des
sauvages !
Ce fut le mot de la fin.
En prenant mille précautions pour ne point le compromettre, on
m’amène un commissaire de la police indigène. C’est pour qu’il me
conte les batailles et les scènes de sauvagerie qui ont eu lieu dans les
villages entre les paysans affamés qui ne peuvent payer leurs impôts et
100
les notables qui doublent parfois ces impôts et les exigent avec
brutalité. Alors, on assassine ou on pend ces derniers. « Oui, il y a eu
des meurtres, dit-il, mais parce que les habitants sont las de tant
d’exactions et d’injustices, qu’ils voient mourir leurs enfants de faim.
On appelle ça du communisme, dit-il, moi, je ne sais pas... Quant à
nous, dans la police, nous travaillons nuit et jour, depuis des mois et
des mois, nous devons être prêts à toute heure et pour toutes les
besognes. Nous sommes forcés d’obéir... Nous sommes des sourds, des
muets... »
Quand je lui demande s’il connaît les bombardements par avions,
les incendies, les exécutions sommaires, les assassinats commis par les
légionnaires dans les villages, il fait oui de la tête. Mais il ne veut pas
en ajouter davantage ; il paraît terrorisé. Je lui demande : « Pourquoi
ne pas changer de métier ? » Il me lance un regard effaré. Impossible,
évidemment, il en sait trop ; ne serait-il pas en outre abattu comme
traître par ses compatriotes ?
1er décembre
Visite, tout près de Vinh, de la grande manufacture d’allumettes de
Benthuy, à laquelle est adjointe une scierie. Elle fut fondée en 1888 par
le père et les oncles du propriétaire actuel, M. M. Celui-ci se lamente
sur la crise. Les importations de tabac auraient diminué de 50 %,
entraînant la même baisse sur la vente des allumettes. De plus, l’État
prélève une taxe de 40 % sur la production à la sortie de l’usine. Quant
à la scierie, comme on ne construit plus, elle ne peut travailler qu’une
dizaine de jours par mois. Le personnel qui était d’un millier
d’ouvriers est réduit à 500.
M. M. répond avec franchise à mes questions : « Les coolies sont,
dit-il, payés de 32 à 35 cents1 , les femmes de 20 à 26 cents, les enfants
de 12 à 18 cents pour neuf heures, mais ils ne les touchent pas ; car les
cai, qui dirigent les équipes de 25 à 30 ouvriers, prélèvent un sérieux
pourcentage sur leurs salaires ; de sorte que les hommes ne reçoivent
guère plus de 7 piastres par mois et les enfants 2 piastres.
Comment les chefs d’industrie n’ont-ils pas, depuis si longtemps,
protesté contre ce honteux système de travail ? M. M. se plaint de
sabotage, de grèves. Le mouvement est mené, dit-il, par les ouvriers
intellectuellement les plus développés, mécaniciens, électriciens,
forgerons. Ils voulaient la journée de huit heures, — au lieu de dix ; et
1
3 F 20 à 3 F 50 par jour, la piastre étant à 10 francs à cette époque.
101
par solidarité entendaient ne travailler que cinq ou six heures, en deux
équipes. Le 1er mai, un millier d’hommes ont marché sur la
manufacture. On a même reçu le cortège à coups de fusil.
M. M. m’affirme à son tour que le mouvement politique des
campagnes est en grande partie causé par le manque de contact entre
l’administration et les villages. Point de tournée, donc point de
surveillance, point de compréhension ni de sympathie mutuelle.
L’esprit d’autrefois, le véritable esprit colonial, dans le meilleur sens
du terme, est en train de disparaître. M. M. aussi connaît les crimes
reprochés aux légionnaires et les déplore. C’est non seulement, dit-il,
une mauvaise action de les avoir lâchés sur le pays, mais une terrible
erreur politique. Le précédent résident, qui porte la responsabilité de
tant de morts, n’était pas un méchant homme, mais un neurasthénique,
un aboulique qui craignait les responsabilités et avait peur de l’ombre
de ses oreilles...
Nous parcourons la manufacture, assez primitive comme outillage,
comme organisation et comme locaux. Mais quand on a vu tant de
misère, on devient forcément moins difficile. Les pauvres diables sont
mal payés certes, mais tout au moins mangent-ils. Il y a aussi beaucoup
d’enfants et qui travaillent certainement trop pour leurs forces. La
plupart ont de maigres frimousses pointues et sont si petits et fragiles
pour leur âge ! Il y a un mois je me serais indignée de les voir rivés à la
tâche. Aujourd’hui, après tant de spectacles d’horreur, j’arrive à ne
plus réagir aussi vivement. En suis-je déjà au point de comprendre
l’attitude ironique et lasse des meilleurs parmi les fonctionnaires ?
Ah ! le virus colonial !
27 novembre
Le docteur Z. m’a dit :
— Si vous voulez encore voir une distribution de riz, allez donc au
centre catholique de Xa Doai, près de la gare de Quanhan. Vous
trouverez là une brave bonne femme, la sœur Ignace, qui a non
seulement du cœur mais un cran qui ferait honte à bien des hommes.
Quand elle a appris qu’on crevait de faim dans des villages où jamais
les Français ne mettent le pied, parce qu’il est impossible d’y aller en
voiture, elle n’a fait ni une ni deux : elle a ficelé ses jupes autour de ses
jambes, enfilé des bottes et, accompagnée d’un boy, elle a fait des 20,
30 kilomètres par jour, dans la boue des sentiers, dans l’eau des
rizières, passant de hameau en hameau... Les indigènes étaient sidérés.
102
Ils ne savaient pas si c’était un homme ou une femme... Avec sa
cornette et ses bottes, ils la prenaient pour une sorte de gnome
bienfaisant, de génie protecteur... Ensuite, elle a couru à la résidence,
crié, tempêté, exigé qu’on lui donne du riz « pour ses enfants »,
comme elle dit. C’était en juillet. Par malheur, pour elle aussi, les
envois de riz vont être suspendus. Donc, dépêchez-vous !
En route pour Xa Doai : toujours le même triste paysage de plaines
boueuses, de rizières inondées. Sur la route, çà et là, d’humbles
marchés où l’on vend des légumes et des grains. Accroupis en cercle,
avec leurs énormes chapeaux de paille au-dessus de leurs maigres
corps, ces marchands ont l’air de colonies de champignons ; et si
industrieux, si prêts à profiter de toute occasion de gagner quelques
cents !
Dès qu’un chantier se forme pour la réfection de la route, ils
arrivent, avec leurs loques couleur de terre, leurs corbeilles, leur air
doux et résigné.
Voici le centre catholique. Nous sonnons la cloche d’un portail. Il
s’ouvre : surprise après ces campagnes désolées de nous trouver dans
un jardin de France, soigné, avec quelques fleurs dans des massifs, des
arbres fruitiers, un grand oranger chargé de magnifiques globes d’or.
Ce coin modeste prend pour nous des allures de paradis. Puis, dans le
parloir blanchi à la chaux, carrelé de rouge, d’une méticuleuse
propreté, impression de fraîcheur et de calme. Voici une cheminée,
avec une vierge de Lourdes, des roses artificielles, quelques images
pieuses coloriées. Toutes ces bondieuseries, bien laides pourtant, font
presque plaisir ici.
Et voici sœur Ignace. Toute ronde et vive, elle trotte en roulant. Elle
a une bonne figure de paysanne de chez nous, encore fraîche, avec de
petites rides qui rient au coin de ses yeux d’une clarté de source. Elle
ne reçoit pas souvent de visites, de Français du moins, et s’épanouit
d’aise en nous voyant. Elle bavarde, bavarde. Elle est depuis trente ans
en Indochine et n’a pas la moindre envie de rentrer en France.
Il est vrai qu’elle règne en souveraine sur ce petit domaine, sur deux
jeunes religieuses annamites, muettes, les yeux baissés, sur un peuple
de boys. Elle parle de la famine :
— La première fois que j’ai fait la distribution en juillet, j’ai eu
jusqu’à 20 000 indigènes ici. Quand ils ont aperçu le camion plein de
riz, ils se sont rués dessus. Ils montaient les uns sur les autres,
s’écrasaient, s’étouffaient... J’ai cru ne pas m’en tirer. Ah ! c’était pitié
103
de les voir... Maintenant, il n’en vient plus que quelques milliers. Ils
marchent toute la nuit, ils font 40, 50 kilomètres pour venir recevoir
leur bol de riz, les femmes avec leur marmot sur la hanche, les
hommes qui portent les petits de quatre, cinq ans, les vieux qui se
traînent...
« Quelle misère ! Oh ! ils ne sont jamais bien riches. Mais cette
année, quand il y a eu du communisme, comme on m’a expliqué, ils
avaient fait ce qu’on appelle un soviet. Ils avaient partagé les terres, les
biens, tout ; on leur avait dit qu’ils ne paieraient plus les impôts ni
leurs dettes, ils étaient contents. Et puis tout d’un coup les soldats sont
venus. Qu’est-ce qu’ils ont fait, ces soldats ? Je n’en sais rien, il ne
faut pas croire tout ce qu’on raconte. Mais les pauvres diables ont eu
peur, ils se sont sauvés dans la montagne. Qu’ont-ils pu manger là-
haut ? Ça, je n’en sais rien... Ils vivaient en bandes de 2 000, 3 000.
Puis on leur a fait savoir que s’ils ne revenaient pas, on incendierait
leurs villages. Et quand ils sont rentrés, il n’y avait plus rien, plus rien
dans les maisons, plus rien dans les champs... C’est des simples, vous
savez, de vrais enfants. Vous allez les voir ! »
Nous partons en cortège. Les deux petites religieuses et les boys
portant des sacs de riz. La sœur Ignace trotte en avant. Elle s’arrête, le
bras tendu, se retourne :
— Regardez ! fait-elle, tout ça c’est des païens, tout ça c’est des
païens, les pauvres misérables !
Autour de l’église neuve, rangés en cercle sur le parvis, accroupis,
serrés en une immense bordure couleur de terre, ils sont là par milliers.
Je les reconnais, eux, leurs loques, leurs faces de cadavres, leurs
membres desséchés, leurs ulcères, leurs plaies, leurs yeux purulents. Et
je reconnais aussi leurs cris, leurs plaintes, leurs bras qui supplient,
leur affreuse odeur de pourriture...
La distribution commence ; les mesures de riz tombent avec un petit
bruit de grêle dans les corbeilles, les couffins. Les sévères petites
sœurs indigènes tapent avec des baguettes sur les chapeaux de paille,
sur les épaules ou les doigts de ceux qui sont trop pressés, trop avides ;
elles gardent le visage impassible devant tant de misère : les
Annamites ignorent la pitié.
— C’est qu’ils sont rusés, explique la sœur Ignace, il y en a qui
sortent d’un côté et reviennent par l’autre ; on ne peut pas toujours les
reconnaître. Et ils prendraient bien leurs deux mesures, vous savez !...
Il y a là des enfants de trois ans qui ont un air résigné de vieux
104
philosophes. L’un d’eux en s’en allant laisse tomber son panier de riz ;
il pousse aussitôt des cris déchirants, car deux ou trois autres gosses se
sont jetés dans la boue et ramassent les grains en se battant.
Distribution de coups de houssine. Mais la plupart de ces enfants
attendent avec une patience qui met les larmes aux yeux... Il y a des
vieux, des vieilles à têtes de mort, si immobiles qu’on se demande s’il
n’est pas trop tard...
Un père câline tendrement dans ses bras un petit être au crâne
casqué de croûtes ; à côté, une maman qui tient un nouveau-né sur sa
hanche semble à bout de forces, les yeux clos, la bouche entrouverte
sur un souffle court. Il y a trois jours seulement que son enfant est né,
et cette longue course !
— Qu’est-ce que ça leur fait ? dit la sœur Ignace. Aujourd’hui, elles
viennent accoucher dans mon petit hôpital. Le surlendemain, elles
rentrent chez elles à pied. Il faut bien, puisqu’il y a les autres gosses.
Ah ! elles sont dures au mal, les pauvres !
Et la sœur lève les épaules, avec un air de pitié bourrue.
— J’ai distribué 375 000 rations depuis six mois, continuet-elle. Ils
font bouillir le riz avec des herbes qui ont un goût d’épinards et,
comme ça, ils ne meurent pas... Mais il n’y aura plus maintenant
qu’une seule distribution... Après, c’est fini, c’est fini...
À ce moment passe de l’autre côté de l’église le troupeau de la
mission ; des vaches, des veaux, des moutons gras, luisants, bien
nourris... Hélas ! ici les bêtes comptent plus que les gens...
Je demande le prix du riz : 0 F 35 le kilo et avec un kilo toute une
famille peut vivre ou du moins ne pas mourir pendant quelques
jours !...
La brave sœur m’entraîne maintenant vers ce qu’elle appelle « son
petit hôpital », un bâtiment de trois ou quatre pièces au fond du jardin.
Dans la première pièce, celle où sont recueillis les plus valides, une
quarantaine de misérables, fiévreux, éclopés, couverts de plaies
attendent de la quinine ou des pansements.
Dans la seconde, une trentaine sont étendus sur des lits, des nattes ;
quelques-uns pourtant sont encore debout : les uns ont des figures
ravagées, des yeux caves et rouges, des trous dans les joues à y mettre
le poing, des pommettes sur lesquelles la peau est si collée qu’elle luit
comme de l’ivoire. Au contraire, les autres, les bouffis, sont gonflés
comme des noyés de cinq jours. La sœur Ignace les regarde, puis se
retournant :
105
— Tout ça, c’est pour mourir, fait-elle, tout ça, c’est pour mourir !
On a beau s’y prendre avec précaution, leur donner du lait par
cuillerées, des toutes petites boulettes de riz, c’est trop tard, les
intestins se trouent, le cœur s’arrête, ils meurent, ils meurent tous...
Puis me prenant le bras, elle me conduit devant la troisième pièce
où quatre à cinq corps roulés dans leurs loques sont étendus sur le sol
au milieu des essaims de mouches. Quelques-uns tressaillent encore :
le cercle des horreurs aboutit là.
— J’en ai bien vu mourir un millier comme ça depuis juillet, fait-
elle après un silence... Ah ! si en France on pouvait imaginer cette
misère. Quelquefois je pleure ici, toute seule. C’est que je suis toujours
seule, moi !...
— Seule ? Mais les pères de la mission, ma sœur ?
— Les pères ? Je ne les vois jamais, je ne les vois jamais !...
— Mais ils ne viennent pas visiter ces misérables, les assister, les
consoler ?
— Ils n’ont pas le temps, les pères... Ils sont si occupés ! Et puis si
c’étaient des chrétiens, pour l’extrême-onction, bon, mais tout ça c’est
des païens, des païens !
C’est dit sans malice, — elle en est incapable, la brave sœur ! —
toujours avec la même bonté un peu bougonne.
Je suis consternée. Comment ? Ces affamés dont les flots battent les
murs de l’église du Christ d’infinie bonté resteront donc désormais
privés de secours ? Je croyais pourtant les missions assez riches pour
acheter quelques milliers de kilos de riz. N’ai-je pas entendu parler de
leur grande opulence en Extrême-Orient, des immeubles qu’ils
possèdent à Changhaï, de dépôts importants dans les banques d’Asie ?
Au retour, à Vinh, mon docteur me dit que ce n’est pas exact. « Les
missions ont beaucoup d’œuvres à soutenir » paraît-il ; et « les
missionnaires vivent très pauvrement ». Cela, je le sais. J’ai
notamment connu à Mysore, dans l’Inde, un brave homme de
missionnaire, un véritable saint, qui partageait le peu qu’il possédait
avec les indigènes, sans se soucier de savoir s’ils étaient chrétiens ou
non.
— Leur religion n’est pas si mauvaise, disait-il avec indulgence. Et
ces braves païens valent certes mieux que beaucoup de chrétiens.
Enfin soit. Il est possible que la mission de Xa Doai se sente
incapable de nourrir les victimes de la famine. Aucune œuvre
catholique ne me semble pourtant plus méritoire. Mais pourquoi, chez
106
des prêtres, cette indifférence envers de pauvres créatures, affligées de
toutes les douleurs ?
Au moment où nous partons, comme nous admirons les
magnifiques oranges, la plus belle variété de l’Annam, la sœur Ignace
insiste pour en remplir notre voiture :
— Prenez-les, dit-elle, prenez-les ; il y en a trop ici. Elles se
perdent...
Elles se perdent ? Et tous ces malheureux enfants, et ces mourants à
la gorge desséchée ?
Elle n’est pas méchante certes, la sœur Ignace. Alors ?
Inconscience ? Habitude de voir souffrir et mourir, et de ne pas
considérer ces indigènes tout à fait comme des êtres humains ?
Du 1er au 8 décembre
Voyage rapide jusqu’au Laos par l’hydravion Air-Orient n° 13.
Nous allons faire en quelques heures ce qui exige une semaine en
voiture et chaloupe. Le pilote, M. Noguès1, prospecte en ce moment
cette immense région pour y établir la route et les points d’atterrissage
d’une future ligne aérienne, qui unira le Laos, si isolé, au reste de
l’Indochine. « Jusqu’ici, me dit-il, à Saïgon ou à Hanoï, on vous parlait
du Laos comme du lac Tchad ou de la Patagonie. » C’est un grand
garçon au regard admirablement droit, au franc sourire. Et quel cran !
Magnifique carte en couleurs : nous survolons le Mékong, immense
et moiré, dont le flot bouillonne autour de petites îles d’ocre rouge. Les
sommets de la chaîne annamitique sont noyés dans une molle vapeur.
Au-dessous de nous, des nuages roses s’accrochent au faîte des arbres
qui moutonnent à l’infini, serrés comme des brins de mousse ; çà et là,
petite tache rose des clairières ; j’y cherche vainement des yeux les
tigres et les éléphants. On nous contait hier comment, il y a quelque
temps, une troupe de 22 éléphants poursuivit une auto lancée à 90 à
l’heure qui ne leur échappa que de justesse. Damiers des rizières avec
les lignes bleues, régulières des canaux. M. Outrey, député de la
Cochinchine, « un des vétérans de la colonie », comme il aime le dire
avec orgueil, reçoit aujourd’hui le baptême de l’air. Il va, vient, s’ébat
à travers la carlingue, parle au pilote, se penche sur la carte, sur le vide,
inconscient du danger comme un gros enfant.
Tout à coup, au bord du fleuve, frise de bonzes en jaune,
1
M. Noguès, qui pilotait l’avion ramenant le gouverneur général Pasquier en France,
disparut dans la terrible catastrophe de l’Émeraude.
107
d’Européens en blanc, qui se rapprochent, arbres qui grandissent,
deviennent des pelotons de coton vert, débarcadère. Nous nous posons
doucement sur l’eau. C’est Vientiane. Des sourires amis que nous
sommes venus chercher si loin nous accueillent. Séjour de quarante-
huit heures charmant, trop rapide. Même impression, comme pour
Mahé, dans l’Inde, d’un pays aimable, heureux, à la manière de Paul
et Virginie. Partout des jardins touffus, alternant avec de belles
pagodes en ruines, des bouddhas au sourire tendre et douloureux sous
d’élégants bouquets de cocotiers. Les cases sur pilotis ressemblent à
des chalets suisses. Elles sont entourées de bananiers. Des enfants, nus
avec innocence, chantent et dansent tout autour. Les parents, enfants
eux-mêmes, accroupis sur leur large balcon de bois nous adressent au
passage des sourires épanouis. Tout à fait les « bons sauvages » du
XVIIIe siècle. Ils semblent satisfaits de leur sort, pourvu qu’on ne les
force pas à travailler. Ce sont les prisonniers, condamnés presque tous
pour vols de bestiaux, qui sont chargés de l’entretien des rues. Ils s’en
acquittent sans zèle excessif. Les fers aux pieds, mais une fleur à
l’oreille, ils sont assis à l’ombre, un balai entre les jambes, et regardent
les passants d’un air béat.
Si, dans une école ou au lycée, on demande à un élève : « Que
feras-tu ensuite ? », il vous considère avec surprise : « Moi ? Mais
rien ! Rentrer chez moi... Manger, dormir, chanter... » Il n’ajoute pas
« faire l’amour » qui est cependant une des occupations principales des
Laotiens. Des sages.
Quand on élit cette Chambre des représentants dont les Annamites
déplorent les pouvoirs si limités, les autorités françaises vont trouver
les notables et tâchent de leur expliquer qu’ils doivent choisir un
député : « Pour quoi faire ? » répondent-ils d’un air ahuri. Mais
comme, totalement illettrés, ils votent « bien », c’est-à-dire exactement
selon les volontés des maîtres, ceux-ci insistent et les électeurs sans le
vouloir finissent par désigner un délégué. L’infortuné, n’y comprenant
pas davantage, s’imagine qu’il s’agit d’une sorte d’impôt nouveau et
offre de payer pour être dispensé de la corvée. Charmante candeur !
Rien à craindre ici du nationalisme1.
La vie d’ailleurs est facile. Les récoltes demandent peu de travail et
manquent rarement. Il y a du maïs, des fruits en abondance, il y a la
forêt où l’on trouve des racines, des tubercules, des champignons et
1
Pas tout à fait exact, me dit-on plus tard : il y a même au Laos des mécontents et
des troubles.
108
des baies de tous genres. Cette forêt baigne Vientiane. On y a pratiqué
quatre routes qui s’arrêtent soudain et s’y perdent. Heureux Laos !
3-8 décembre
L’hydravion qui m’a amenée s’est envolé vers Saïgon. Me voici
abandonnée. Par bonheur, un résident de la région m’offre une place
dans sa pirogue à moteur, il me descendra jusqu’à Thakket, à plusieurs
centaines de kilomètres. J’accepte avec enthousiasme.
Départ de Vientiane à trois heures du matin, en voiture, pour
rejoindre le point d’embarquement sur le Mékong. Il fait noir. Je tiens
la main de l’amie que je vais quitter. Parfois, une charrette qui tangue,
tirée par des buffles dont les yeux, éclairés par les phares, luisent
comme des escarboucles. L’haleine de la forêt est là toute proche,
toute chaude. Des animaux traversent parfois la route d’un bond
silencieux. Je reconnais des lièvres, comme sur les routes de France.
Point de fauves, et pourtant c’est le pays du tigre. Émotion de l’heure
magique et des adieux, sur la rive déserte de ce fleuve immense.
Voici la pirogue qui déjà trépide, longue, fine ; au centre, une
cabane ronde couverte de nattes de bambous ; d’un côté, la salle à
manger ; de l’autre, la chambre avec les lits de camp. Notre matelot,
accroupi sur le bord, ses deux bras autour de ses genoux, sa casquette
enfoncée jusqu’aux oreilles, chantonne doucement. Ce petit Laotien a
l’air d’un moco de Toulon.
Pendant que nous filons entre les rives boisées, nous glissant entre
les dangereux bancs de rochers, je cause avec mon hôte, M. T., homme
d’une grande valeur morale et d’une rare élévation d’esprit. C’est un
des plus anciens résidents d’Indochine, qui a fait presque toute sa
carrière au Laos et dans la région de Luang Prabang. Il parle de tout et
de lui-même avec un détachement souriant où entre un soupçon
d’amertume. Il a épousé une Laotienne, vécu parmi les indigènes,
renoncé à toute ambition. Il n’aime guère la nouvelle formule qui
prévaut en Indochine et me répète ce que j’ai déjà plus d’une fois
entendu :
— Autrefois, nous voyagions à cheval dans les sentiers de la
brousse : nous descendions le soir dans les villages et, reçus par les
notables, nous arrivions à nous comprendre mutuellement, à nous
estimer. Depuis le règne de l’auto, les administrateurs passent en
trombe sur les grandes routes, devant des dos courbés par le respect. Ils
ignorent tout ce qui se passe dans leur district. Nous étions des
109
pionniers, presque des explorateurs. Eux, ce sont des bureaucrates... »
Nous nous arrêtons dans quelques résidences. Je suis stupéfaite par
les propos de table de certains administrateurs, leur égoïsme, leur
puérilité. Il n’est question que d’avancement, d’indemnités, de retour
en France, de ragots. Est-ce possible ? Ces gens sont-ils aveugles ?
N’ont-ils aucun souci de leurs devoirs, ni des angoissants problèmes
qui se posent ici ? Ne voient-ils pas l’écriture sur le mur ?
Avec regret, je dois faire un ou deux jours plus tard mes adieux à
M. T., qui pique du côté de Saïgon. De nouveau seule. Un forestier,
par bonheur, s’en va du côté de la chaîne annamitique. Il m’emmène
dans sa voiture pendant quelques centaines de kilomètres, puis le
lendemain me confie à un ingénieur des travaux publics. Celui-ci
inspecte la belle route en lacets qui escalade la montagne boisée : des
ponts se sont effondrés par endroits, des arbres sont tombés en travers
du chemin. Tous deux ont la passion de leur métier, l’amour de la
brousse et m’intéressent autrement que les fonctionnaires des bureaux.
Ils ont dû plus d’une fois demander l’hospitalité à des indigènes dont
ils vantent les qualités de travail, de sobriété, l’humeur confiante. Ils
déplorent leur misère et me confirment, au sujet des impôts excessifs et
des troubles qu’ils provoquent, ce que j’ai maintes fois entendu.
Nous arrivons un soir assez tard en haut d’un col où se trouve un
petit village qui s’appelle, je crois, Napé. Nous dînons dans une
médiocre auberge ; l’ingénieur doit repartir le lendemain à l’aube dans
une direction opposée. Aucun moyen de locomotion pour Vinh. Je dois
attendre une occasion. Je passe la journée dans une épaisse vapeur de
bain turc dont les fines gouttelettes piquent. Les quelques Français,
aubergistes, sous-officier de coloniale, postier et leurs familles, sont
frappés de terreur par les épidémies. Deux enfants viennent de mourir
de fièvres suspectes. Là aussi pourtant, devant et malgré la mort, il
n’est question que de mesquines doléances. Mais cela se conçoit
davantage. Les pauvres mères sont tristes, jaunes, dolentes. Il fait tout
ensemble lourd et froid. Le soir, on m’annonce qu’un camion se
dirigeant sur Vinh passera entre 3 et 4 heures du matin. Je me fais
réveiller et m’habille à tâtons — la lampe charbonneuse ne veut plus
éclairer — en essayant de me laver dans une eau rare et gluante, qui
sent le cadavre.
Au ronflement du camion, je sors, dans une brume visqueuse et
m’installe auprès du chauffeur. La lourde machine s’ébroue, grince,
tangue, se met enfin en marche. À chacun des cahots, des
110
gémissements s’élèvent derrière moi, du fond de la voiture. La route
qui descend en pente abrupte est ravinée, coupée de rigoles ; plus
d’une fois, nous penchons, dangereusement suspendus sur l’abîme. De
temps à autre, les cris déchirants d’un bébé.
Aux premières lueurs du jour, je me retourne et j’ai un sursaut : le
camion est plein de malades. On les conduit à l’hôpital de Vinh. De
misérables créatures, hommes ou femmes, on ne sait pas, sont
couchées au fond sous des loques. Ils grelottent. La peau noire et tirée
de leur face fait saillir les dents comme dans les têtes de mort. Un
enfant, dans les bras de sa mère, les paupières livides, la bouche pâle et
détendue, semble déjà un petit cadavre. Un vieux à la face toute rongée
paraît rire effroyablement. Je n’ose plus me retourner. Le trajet est
interminable. Nous voici dans la plaine. Nous traversons d’humbles
marchés ; salades, tubercules qui ne sont pas des pommes de terre,
noix d’arec, colombes dans des cages. Derrière les éventaires se
tiennent des vieux qui semblent avoir mis des barbes postiches,
longues, maigres, blanches. Rizières : pour les labourer avec de larges
râteaux de bois, les paysans sont dans l’eau jusqu’à la taille. Il y a aussi
des rivières avec des flottilles de jonques et de pirogues, chargées de
ballots d’herbes. Aux bacs, avant de charger le lourd camion, on
appelle des linh. Ceux-ci déchiffrent longuement, soigneusement les
papiers des indigènes munis de grossières photos qu’ils comparent aux
pauvres faces informes des moribonds allongés. Le bébé ne bouge
plus. Je crois qu’il est mort. Sa mère est aussi immobile que lui.
La journée tourne. Enfin, avant la nuit, c’est Vinh et l’hôpital. Ma
figure, mes mains, mes vêtements sont noirs de boue et de cambouis.
Pendant qu’on transporte les fiévreux, je cours à l’hôtel.
Vinh, 12 décembre
L’atmosphère devient irrespirable, Ceux qui, avant mon départ,
m’avaient accueillie avec le plus d’amabilité, me tournent le dos. À
mon approche, les visages se figent, les lèvres se ferment. Le docteur
Z. lui-même est, me dit-on, parti en tournée. Sans doute cette attitude
est-elle le résultat d’ordres supérieurs. Elle ajoute aux autres causes de
démoralisation. Je suis malade, envahie de troubles bizarres. Je n’ai
plus qu’à quitter cette ville lugubre dont le poignant souvenir ne
cessera jamais de m’obséder.
Hanoï, 17 décembre
111
Le siège central de la sûreté politique se trouve à Hanoï. On a bien
voulu m’en faire visiter les services. Ils sont évidemment considérables
et parfaitement organisés. 20 000 dossiers politiques et 50 000 fiches y
sont classés en un ordre parfait dans une vaste bibliothèque où
travaillent des employés, aussi nombreux que zélés. D’autres sont
chargés du déchiffrage des télégrammes en langage convenu, venus de
Chine et d’ailleurs, de la surveillance des lettres, ouvertes,
photographiées, et proprement recollées. Et des essaims de mouchards
entrent, sortent, tourbillonnent, accomplissant leur pestilentielle
besogne.
Dans un bâtiment annexe, qui sert de prison, se trouvent les
« moutons », ceux qui « parlent » spontanément ou ceux qu’on veut
amener à parler, c’est-à-dire à trahir leurs camarades. On choisit parmi
les meneurs ceux que l’on suppose capables de faiblir. Il n’est plus
question de fers aux pieds ni de tortures. Ils sont enfermés dans des
pièces éclairées, aérées, reçoivent la nourriture qu’ils désirent, sont
choyés, flattés...
— Vous êtes beaucoup trop intelligente pour vous obstiner ainsi,
prononce mon guide d’une voix caressante ; vous aviez, nous le
savons, des relations avec les chefs communistes. Ils ont dû conférer
devant vous.
La jeune femme à laquelle s’adressent ces invites, accroupie sur son
lit, son visage couleur d’ivoire renversé dans une longue chevelure
noire, écoute avec un sourire énigmatique. Puis :
— Ils ne parlaient pas devant moi... Je suis sage-femme..., je
soignais les accouchées et les enfants, répond-elle enfin d’une voix très
douce.
Dans la cellule voisine, c’est une jeune institutrice. De ses grands
yeux de biche traquée, elle nous dévisage avec une terreur hostile et
serre les lèvres, farouchement silencieuse.
Elle servait, paraît-il, d’émissaire entre les réfugiés politiques du
Yunnan et les militants du Tonkin. Rien à faire avec elle. J’imagine
qu’on la changera bientôt de régime.
Au contraire, ce gamin de dix-huit ans, au visage pointu de fouine,
est prêt à « se mettre à table ». Il tremble de tout son corps.
— Je me repens d’avoir fait des bêtises, balbutie-t-il. Je demande
pardon à la France. Je suis prêt à la servir...
Pitoyable.
À côté, un employé du chemin de fer du Yunnan, qui se prosterne
112
aussitôt, se livre à des lei éperdus. Il appartenait au Parti communiste.
Il l’a quitté ou en a été exclu, on ne sait pas. En tout cas, il a peur des
représailles : le couteau fiché entre les deux épaules, avec la pancarte,
signée Viet Nam, annonçant qu’il a été régulièrement exécuté comme
traître. Il se réfugie entre les bras de la police.
Mais voici un énorme géant à la face bestiale de bourreau, trouée de
tout petits yeux bigles. Il était le chef de cette contrebande de l’opium
dont on inonde la Chine. Pour se concilier la faveur des agitateurs
politiques du Yunnan, il vendait aussi des armes aux nationalistes
annamites. Il est maintenant prêt à les vendre eux-mêmes. Un infâme
bandit, le roi de cette triste faune.
Je sais bien que toutes les polices politiques font les mêmes
besognes, mais j’ai le cœur chaviré de dégoût.
Après cette visite, le chef qui m’accompagnait me fait entrer dans
son cabinet. Un silence. Obéit-il alors à un irrésistible besoin
d’expansion ? Il se lance tout à coup dans une diatribe passionnée
contre le régime actuel. Tous ces troubles d’Annam, dit-il, sont dus à
l’incroyable négligence, à la nullité du personnel des services civils.
Évidemment, le peuple annamite est cruel, habitué depuis longtemps,
par ses empereurs et ses chefs, à être traité sans pitié. Trop
d’indulgence passerait pour de la faiblesse. Mais de là à frapper
aveuglément, injustement...
Il y a eu des fautes impardonnables qu’il aurait fallu punir
sévèrement, mais sur lesquelles on a jeté le voile. Toute cette camarilla
se tient. C’est, du haut en bas, la solidarité dans l’incompétence et
l’incurie, sinon dans la gabegie. À deux ou trois exceptions près, au
lieu d’envoyer dans les pays en fermentation des hommes de valeur et
d’expérience, qui ont fait leurs armes et leurs preuves dans des services
où ils ont été en contact prolongé avec les indigènes — des
fonctionnaires des douanes, des Ponts et chaussées, des docteurs, des
ingénieurs, etc. — on nomme des jeunes gens, frais émoulus de l’École
coloniale. Ils sont vaniteux, satisfaits de leurs connaissances toutes
théoriques, uniquement préoccupés de leur confort : glace,
ventilateurs, boys. Ils ne font que rarement des tournées et négligent à
ce point leurs devoirs que certains villages passent quinze ans, vingt
ans sans avoir vu un seul Français. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que les
malheureux indigènes, écrasés d’impôts, mourant de faim, suivent les
meneurs ? Ces administrateurs ne savent même pas l’annamite. Parmi
les magistrats, pas un seul non plus ne parle la langue du pays. Ils sont
113
entièrement entre les mains des secrétaires indigènes qui, eux, se
vendent au plus offrant. Quelques-uns de ces magistrats eux-mêmes
d’ailleurs ne sont-ils pas également corrompus ? Certain conseiller à la
Cour d’Hanoï, par exemple. Ses chefs n’ignorent rien. On le maintient
pourtant en place, tandis que d’autres, qui ont voulu s’acquitter de leur
mission avec conscience, et dans un esprit de sympathie envers les
indigènes, ont été brisés. L’un d’entre eux n’a-t-il pas été déplacé,
envoyé en disgrâce pour avoir fait asseoir des prévenus politiques, leur
avoir parlé avec politesse ?
Mais l’erreur la plus grave, celle qui nous a causé un tort
irréparable, c’est la politique mandarinale. Les fonctionnaires
annamites trafiquent, concussionnent, commettent les pires excès, sous
la protection de la France. Et c’est la France que les indigènes rendent
responsable de ce système pourri de la base au sommet, c’est elle qui
récolte les haines.
— J’ai commencé ma carrière en Afrique, me disait un autre
interlocuteur, l’esprit y était tout différent. Il y avait entre les indigènes
et les fonctionnaires des rapports constants, une collaboration loyale et
confiante. Pourquoi ai-je quitté l’Afrique ? Pourquoi suis-je venu ici ?
Quant au fonctionnaire qui vient de prononcer ce réquisitoire, l’un
de ceux qui tiennent entre leurs mains la sûreté politique de la colonie,
il prononce lentement avec un inexprimable accent de découragement
et d’amertume :
— Dans quinze ans peut-être, nous autres Français d’Indochine, ne
serons plus ici et ce sera notre faute !
114
magnifiques ! Tout y va maintenant admirablement bien, n’est-ce pas ?
FIN
115
Annexes
PROCÈS DES LÉGIONNAIRES D’HANOÏ (12-14
JUIN 1933)
1° Acte d’accusation (Avenir du Tonkin, 13 juin 1933).
2° Compte rendu sténographique des débats du procès (Ami du
peuple indochinois, 12-14 juin 1933).
3° Acquittement des deux derniers légionnaires inculpés, absents
d’Indochine au moment des débats d’Hanoï en juin 1933.
4° Lettre d’un vieux colon du Nord-Annam sur la conduite de la
Légion étrangère dans le pays.
117
Acte d’accusation
Lorsque le sergent Perrier très aimé à son corps, jeune et plein
d’allant, fut assassiné, un mouvement de réprobation et de colère
souleva tous les postes de la région. Les circonstances de ce drame
avaient été atroces : la victime était sans armes et, pour le tuer, les
communistes lui avaient porté un coup de lance à travers l’anus, un
autre dans les parties sexuelles et lui avaient crevé un œil, tuméfié le
visage à coups de bâton ; les deux bras étaient presque détachés du
corps à coups de coupe-coupe, la tête à moitié sectionnée. Le corps
portait vingt-huit blessures non compris quatre coups de revolver dans
l’abdomen. Or Perrier était un pacifique ne cherchant qu’à se faire
aimer de la population.
I. — La nouvelle venait à peine d’en parvenir au poste de Do Luong
lorsque le sergent Layon reçut du capitaine Doucin, commandant ce
poste, l’ordre de se rendre à Nam Dan et à Tam Quang en vue de
ramener à Du Luong dix légionnaires. C’était le 29 mai 1931. Dans la
camionnette monta aussi le sergent Guttman Armand, chef du poste de
Dai Dinh.
Ce poste était occupé par des linh de la garde indigène et Guttmann
le commandait parce qu’à cette époque il avait été détaché à ce corps.
Au moment où la voiture s’arrêta devant ce poste, Guttmann et
Layon en descendirent. Ils trouvèrent là, sur la route, face à l’entrée,
ligoté à un aréquier qui servait de mât de pavillon, un Annamite arrêté
le matin même à Man Tay par le garde Hoang Thu. Ce garde en
tournée de recouvrement d’impôt avait dû, au cours d’un engagement
avec des communistes, faire usage de ses armes. Plusieurs des rebelles
avaient été tués et leur porte-drapeau arrêté. C’était l’Annamite attaché
à l’aréquier ; il tenait dans ses mains la tête d’un autre communiste tué
dans l’échauffourée et tranchée par Hoang Thu ou le chef de veilleurs
du village de Man Tay.
Aussitôt que Guttmann, entré au poste avec Layon, eut été informé
de ces événements par son subordonné, après avoir ensuite entendu les
linh qui accompagnaient celui-ci, il tenta d’interroger le prisonnier,
mais cet homme garda le silence aux questions qui lui étaient faites.
Devant cette attitude, Layon qui se trouvait au courant des faits comme
Guttmann, puisqu’il n’avait pas quitté son camarade, prit son revolver
et tua l’Annamite d’une balle dans la tête.
Le cadavre et la tête qu’il avait portée furent jetés dans le fleuve
tandis que Layon repartait dans la direction de Nam Dan. La scène tout
118
entière n’avait pas duré plus de cinq minutes. Puis, Guttmann fit son
rapport, que Layon prit la nuit suivante, à son retour pour le remettre
au capitaine Doucin.
Layon, qui avait d’abord nié ce meurtre, l’a avoué à l’information.
Il déclare avoir tiré pendant que la victime était à genoux et parce
qu’on lui avait dit que cet homme avait tué un chef de village.
Guttmann, lui, attribue cet acte à l’état d’esprit dans lequel l’assassinat
de Perrier avait mis Layon, son ami.
II. — Continuant sa route vers Nam Dan, Layon en était encore
éloigné de quatre à cinq kilomètres, lorsqu’il rencontre le sergent Von
Bargen qui commandait ce poste. Von Bargen était à cheval,
accompagné d’un légionnaire. Laissant sa bête à son subordonné, Von
Bargen monta dans l’automobile et, au cours de la conversation qu’il
eut avec le sergent Layon, apprit de ce dernier la mort de Perrier et les
circonstances atroces dans lesquelles elle s’était produite. Ils arrivèrent
ainsi entre 16 et 17 heures à Nam Dan, environ une heure avant le
repas du soir servi aux légionnaires.
L’auto conduite par le légionnaire Didier Joseph ne pénétra pas
dans le poste, mais resta près de la porte d’entrée où le conducteur dut
procéder à la réparation de la direction faussée, ce qui l’occupa jusqu’à
neuf heures du soir. Layon et Von Bargen au contraire pénétrèrent
dans le poste.
À ce moment s’y trouvaient plusieurs Annamites arrêtés : les
nommés Ng Dau ou Dao Cum, Ng Em Lon ou Luong, Ng Phon, Ng
Hai Ni ou Hy, Pham Ai du village de Thanh Dam, Tran Bai et Tran
Xuan de Long Giai et Ng Van Phuong.
L’enquête n’a pas pu préciser d’une manière indiscutable les
conditions dans lesquelles ils avaient été arrêtés1 ; il semble qu’ils l’ont
été à la suite de dénonciations faites contre eux par d’autres personnes
(?), à moins qu’ils ne se soient dénoncés mutuellement pour
communisme. Ils étaient détenus depuis plusieurs jours, quoique
n’ayant pas été arrêtés ensemble ; et ils se trouvaient au poste de Nam
Dan sans que le tri-huyen en eût été averti, et sans qu’on les lui eût
amenés dès l’arrestation, comme cela aurait dû avoir lieu et se réalisa
effectivement pour d’autres après le 29 mai.
Von Bargen a expliqué que ce tri-huyen aurait marqué de la
1
Noter qu’au cours de l’interrogatoire, le président dit formellement qu’il ne
s’agissait pas de coupables mais de « coolies venus pour ravitailler le poste et arrêtés
au lieu de recevoir la rémunération qui leur était due ».
119
bienveillance aux communistes, et qu’il tenait d’un nommé Nguyen
Hoan que ce fonctionnaire en aurait reçu de l’argent en vue de faire
remettre leurs amis en liberté. Le tri-huyen a reconnu que Von Bargen
lui a fait ce reproche, immérité, ajouta-t-il.
Aussitôt après que les deux sergents furent arrivés, Von Bargen fit
appeler le caporal-chef Lussan Élie et lui donna l’ordre de rassembler
la section ; ce qui fut fait. Puis il fit mettre en berne le drapeau du
poste et annonça aux légionnaires que le sergent Perrier venait d’être
assassiné et qu’il fallait le venger. Von Bargen fit rompre les rangs
puis, se ravisant, rassembla de nouveau la section et demanda s’il y
avait cinq volontaires pour Do Luong, quatre hommes sortirent alors
des rangs et le cinquième fut désigné par lui, puis les deux sous-
officiers regagnèrent la chambre de Von Bargen.
Mais ils en ressortirent presque immédiatement, Von Bargen avec
un revolver qui était peut-être celui de Layon ; ce gradé se dirigea vers
la cellule où étaient enfermés les prisonniers du poste. Il en prit un par
le bras et le fit sortir. Puis comme cet Annamite avait les cheveux
longs, il donna l’ordre au caporal Dennonnaud de les lui couper. Celui-
ci tenta avec une scie mais n’y parvint pas. Le légionnaire Godefroy
prit alors une paire de ciseaux, coupa les cheveux et en même temps
enleva la partie supérieure de l’oreille droite. Pendant ce temps Von
Bargen invectivait le prisonnier et, d’après le légionnaire Born, le
frappa à coups de nerf de bœuf. C’est l’un de ces coups qui aurait
atteint Godefroy, lui aurait fait dévier les ciseaux et provoqué la
blessure de l’oreille. Après quoi Von Bargen tira plusieurs balles dans
la hanche gauche du prisonnier, alors qu’il se trouvait par terre, et le fit
ensuite rentrer dans la prison en menaçant les autres prisonniers qui s’y
trouvaient.
C’est vraisemblablement à ce moment que Von Bargen laissa les
légionnaires excités comme on peut le comprendre frapper les autres
prisonniers à coups de manche de pioche, de nerf de bœuf ou d’autres
moyens analogues. Godefroy, Dennonnaud et Hildebrandt seraient
parmi ceux qui auraient ainsi frappé. À ce moment, l’heure de la soupe
sonna et les légionnaires se rendirent au réfectoire où l’on servit trois
quarts de vin par homme. Layon se rendit alors dans la chambre de
Von Bargen.
Pendant la durée du repas, de nouveaux coups de feu furent tirés
dans la cour ; plusieurs légionnaires sortirent ; ils virent alors devant la
cellule dont la porte était ouverte un indigène couché par terre avec du
120
sang à la hanche et à la cuisse gauche. Von Bargen était près de lui, un
revolver à la main. Comme pour le premier, il fit rentrer ce prisonnier
en cellule par ses camarades et donna l’ordre de fermer la porte non
sans avoir encore tiré sur eux. Puis il rentra dans sa chambre retrouver
le sergent Layon et ils demeurèrent ensemble jusqu’au moment où la
nuit fut complètement venue.
Von Bargen a prétendu qu’il avait tiré sur deux personnes qui
actionnaient son panka uniquement parce qu’ils fuyaient, après avoir
reçu des observations que motivait leur nonchalance ; mais les
déclarations des témoins entendus à l’enquête sont formelles ; il a été
précisé qu’à aucun moment ces deux prisonniers n’avaient cherché à
s’enfuir du poste et que Von Bargen avait tiré sur eux après les avoir
fait extraire de leur cellule.
III. — Les déclarations des deux sergents sur ce qui s’est passé
entre eux ne sont pas concordantes : ils ont dîné ensemble et sans
doute beaucoup bu, car il résulte de toute l’information que l’un et
l’autre étaient en état d’ivresse à la sortie du repas, à des degrés divers
cependant, selon ce que chacun avait bu et son degré de résistance.
Mais l’un et l’autre avaient conservé la nette perception de ce qu’ils
faisaient et disaient, puisqu’ils ont pu se le rappeler et le rapporter.
Layon dont l’amnésie totale et l’ivresse complète constituent le
système de défense n’a pas pu le soutenir lors de l’interrogatoire
définitif.
Vers 9 heures du soir, la camionnette fut en état de repartir et les
légionnaires désignés prêts à y prendre place. C’est alors que Von
Bargen donna l’ordre d’y faire conduire les huit prisonniers du poste.
Ceux-ci sortirent alors de la prison ; deux au moins, trois disent
certains témoins étaient grièvement atteints ; les autres qui avaient reçu
des coups de matraque et de bouteille étaient encore valides et purent
aider leurs camarades à gagner le camion et à y monter. Aucun des huit
n’était mort.
Pendant ce temps d’ailleurs, les sergents se concertaient, en
discutant comme des gens ivres et surexcités, mais qui n’ont pas perdu
le contrôle d’eux-mêmes. Von Bargen a déclaré avoir confié ses
prisonniers au sergent Layon pour les faire interroger à Do Luong,
faute d’interprète sur place. Mais son intention était certainement de
les faire exécuter par le sergent Layon car si les propos que les
légionnaires ont rapportés comme tenus par lui sont différents dans
leurs termes, ils indiquent tous un même projet. Layon ne voulait pas,
121
semble-t-il, prendre la responsabilité de les emmener et il ne consentait
à accepter que ceux qui étaient valides. Cependant sa thèse est
contredite par des paroles que lui attribue Janessens : « Surtout ne les
manque pas en route », à quoi Layon répondit : « Ne t’en fais pas, ne
crains rien à ce sujet » ; ou le dialogue rapporté par Scheffer, « Je ne
prends pas la responsabilité des prisonniers », à quoi Von Bargen
répliqua : « Je m’en f...s pas mal, tu n’as qu’à les semer sur la route en
t’en allant. » Layon dit encore que Von Bargen lui a répondu : « Tu
n’as qu’à les jeter dans le fleuve », et Kopansky ajoute que Von
Bargen aurait dit aux prisonniers qu’il les envoyait à l’hôpital pour être
soignés. Mais les deux sergents étaient bien d’accord car Layon ne fit
pas descendre les prisonniers du camion et, bien mieux, au risque de
blesser d’autres personnes qui pouvaient s’y trouver, il tira au hasard
dans le camion un coup de revolver. On ignore quel en fut le résultat.
IV. — Au moment où les prisonniers s’installaient, en dehors du
poste de Nam Dan, survint un Annamite nommé Nhuan, cai au service
des travaux publics à Nam Dan. Cet homme, qui avait quelques jours
auparavant vendu quatre œufs au cuisinier de Von Bargen nommé
Cong Van Chu, n’avait reçu le paiement que de trois. Le 29 mai vers 7
heures du soir, il vint réclamer le prix du dernier œuf, qui ne lui fut
d’ailleurs pas remis, sous le prétexte que l’œuf était mauvais. Une
discussion s’ensuivit et un légionnaire emmena le cai au poste. À ce
moment, le cuisinier Tru survint et se plaignit à son maître d’avoir été
frappé par le cai, et il ajouta même que celui-ci cherchait à délivrer les
prisonniers qui étaient dans le camion. Von Bargen donna quelques
coups de cravache à Nhuan et lui ordonna de partir. Celui-ci s’enfuit
aussitôt mais non sans avoir jeté un coup d’œil sur ce qui se passait
devant le camion. Born fit alors le geste de l’arrêter et, comme il n’y
avait pas réussi, il le poursuivit quelques mètres, ayant sa baïonnette à
la main.
C’est alors que Nhuan fit une chute et que Born, qui l’avait rejoint,
lui porta plusieurs coups de son arme, au moins deux, dont le dernier
si violent qu’il éprouva de la difficulté à la retirer du corps de sa
victime. C’est alors qu’il cria : « Ma baïonnette, ma baïonnette. »
Godefroy qui l’entendit arriva avec le sergent Von Bargen et voyant
que Nhuan était grièvement blessé, il s’adressa à son chef qui ne se
serait pas opposé à ce qu’il l’achevât. Godefroy prit alors son
mousqueton, par le canon, et en asséna à Nhuan un coup si violent que
la culasse fut faussée et le percuteur brisé. Et comme si cela n’avait pas
122
été suffisant, l’Annamite fut frappé à coups de bouteilles vides avec
tant de force qu’elles se brisèrent sur sa tête. Puis sur l’ordre de Von
Bargen, Born et Godefroy ou Lebrun et Hildebrandt, car les
témoignages varient sur ce point, transportèrent Nhuan dans le camion.
Personne n’a pu dire s’il était déjà mort à ce moment, mais il
pouvait être considéré comme tel, et il avait sûrement succombé quand
se déroulèrent les événements de la route de Doluong.
Pendant une grande partie de l’information, il fut difficile de faire la
lumière sur ce crime à cause des mensonges et des inexactitudes des
déclarations recueillies. Il apparaît en effet si odieux et si injustifiable
que ceux qui y étaient mêlés ont tenté de lui donner une apparence de
vraisemblance en le rattachant à un essai d’évasion des prisonniers. Il
semble bien cependant que les causes directes en sont l’intervention de
Tru et la malheureuse circonstance qui avait fait de Nhuan le témoin
involontaire de ce qui se passait à cette heure-là au poste de Nam Dan.
V. — Lorsque la camionnette se mit en marche, elle était occupée
par le sergent Layon, chef d’expédition, le conducteur Dietler, les cinq
légionnaires Le Gallic, Haman, Scheffer, Kolodegny, Kopensky qui
rejoignaient Doluong, les huit prisonniers embarqués à Nam Dan,
Thuan ou son cadavre et Don Thi Phu, maîtresse de Kopensky que son
amant avait fait monter malgré les ordres reçus. Les prisonniers étaient
attachés.
Peu après le départ, Layon donna l’ordre d’arrêter la camionnette.
Les témoins ont ainsi à cause de l’obscurité diversement apprécié la
distance du point de départ puisque les uns l’ont fixée à 800 mètres,
d’autres à 2 kilomètres, à partir du poste de Nam Dan. Cet ordre fut
renouvelé à plusieurs reprises à partir du premier arrêt, deux autres fois
disent Haman et Kopensky, trois fois d’après Scheffer et Kolodegny,
quatre fois d’après Le Gallic. Ces témoins ne sont pas davantage
d’accord sur le nombre des prisonniers qu’à chacun de ces arrêts fit
descendre le sergent Layon, mais ils sont unanimes à déclarer que
tous ces prisonniers ont été exécutés sur l’ordre formel de Layon, que
ce sous-officier y a procédé lui-même pour tous, sauf un, en utilisant
son revolver ; que pour cette unique victime, il donna un ordre formel
au légionnaire Le Gallic d’y procéder et d’utiliser son mousqueton, le
revolver dont il se servait venant de s’enrayer. Le Gallic n’a donc tiré
que sur l’ordre de Layon qui maintenait le mousqueton. Les
prisonniers annamites ont été abattus alors qu’ils se trouvaient
couchés. Enfin, les témoins sont d’accord pour affirmer que Nhuan
123
était déjà mort quand il fut descendu du camion, ce qui n’empêcha pas
qu’on ne fît aucune différence de traitement à son égard.
Le camion continua ensuite sa route ; arrivé au bac à Van Giai, il fut
procédé à son lavage aussi minutieusement que possible pour faire
disparaître toute trace de sang. Puis 3 ou 4 kilomètres après ce bac, à
Voliet, encore sur l’ordre de Layon, un tir à volonté fut effectué par les
légionnaires comme s’ils avaient été attaqués par des bandes
communistes. Ce simulacre de combat était destiné à expliquer les
constatations qui pourraient être faites sur le camion et l’heure tardive
du retour.
Mais le 30 mai, vers 8 heures du matin, le garde numéro matricule
65 atteignait la bifurcation de Yen Thinh, à 80 mètres du poste de Do
Gang, quand il se mit à appeler. Il venait de s’emparer d’un indigène
blessé. Mais comme il se trouvait en face d’un groupe menaçant, il
appela à l’aide. Puis il procéda à l’arrestation de ce blessé, nommé
Tran Hay, du village de Duong Giai ; une balle de revolver avait
pénétré dans la tête par la joue droite et était ressortie par l’oreille
gauche. À 200 mètres environ de ce point, on trouva deux cadavres
dans les broussailles et les recherches continuées les firent découvrir
tous.
L’examen pratiqué par le médecin légiste n’a apporté aucun
élément nouveau à l’information. Les cadavres portaient des traces de
balles à la poitrine, au ventre, à la tête ; certains avaient des morceaux
de verre brisé qui adhéraient aux plaies. Tran Hay est atteint de surdité
complète et définitive. Interrogé par le moyen de questions écrites, il a
pu préciser que le moteur du camion n’avait pas été arrêté pendant les
exécutions et ce dans le but d’empêcher d’entendre les détonations. Il
avait été le dernier frappé.
Si Layon a la réputation d’un caractère doux, Von Bargen est
considéré comme d’une violence et d’une brutalité exceptionnelles. Il
est certain que la cause occasionnelle de ces crimes a été
l’exaspération causée chez ces hommes par l’assassinat du sergent
Perrier ; mais il faut aussi remarquer que les prisonniers étaient
étrangers à ces événements, qu’il y avait injustice flagrante à les en
rendre responsables et à les traiter comme tels.
Il n’est pas douteux que Von Bargen et Layon avaient bu plus que
de raison ; mais l’enquête a formellement établi aussi qu’ils n’avaient
jamais perdu leur lucidité d’esprit ni la conscience de leurs actes. La
précaution prise au bac de Van Giai et la comédie de l’attaque simulée
124
de Voliet en sont des preuves particulièrement décisives.
Enfin, il convient de noter que si, dans cette période troublée, des
exécutions SOMMAIRES ont eu lieu en vertu d’ordres émanant
d’autorités qualifiées pour les donner, et en prendre la responsabilité
dans l’intérêt supérieur de l’ordre ou de la tranquillité publics, ces
ordres ont toujours posé comme condition impérative et essentielle des
exécutions sommaires, que ceux qui étaient ainsi exécutés sans
jugement devaient avoir été pris en flagrant délit, en pleine action de
révolte.
Or, tel n’était pas le cas, puisque les Annamites exécutés l’ont été à
la suite d’une incarcération de plusieurs jours, survenue à la suite de
dénonciations motivées par des faits dont ni la certitude ni la gravité ne
paraissent parfaitement établies, et pour lesquels aucune enquête légale
n’avait encore été effectuée, il est donc impossible de trouver dans des
actes de sévérité réalisés dans d’autres circonstances la justification de
ceux qui ont été déférés à la Cour.
En conséquence :
Sont accusés les susnommés :
1° LAYON ÉMILE
a) D’avoir le 29 mai 1931, en tout cas depuis un temps non prescrit,
au poste de la garde indigène de Dai Dinh, volontairement donné la
mort à un indigène non identifié ;
b) D’avoir le 29 mai 1931, en tout cas depuis un temps non prescrit,
volontairement donné la mort à sept des huit indigènes ci-après
dénommés : Nguyên Phan, Ng An Ny, Dac Cnu, Trân Dinh Xuan,
Nguyen Van Phuong dit Luong, Em Luong, Pham Ai et Ng Nhun avec
cette circonstance aggravante que lesdits homicides ont été commis
avec préméditation ;
c) De s’être, le 29 mai 1931, en tout cas depuis un temps non
prescrit, sur la route de Nam Dan à Doluong, rendu complice, par
instructions données, de meurtre commis par le légionnaire Le Gallic
sur la personne d’un des huit indigènes susnommés avec cette
circonstance aggravante que ledit homicide a été commis sur ses
instructions avec préméditation ;
d) D’avoir le 29 mai 1931, en tout cas depuis un temps non prescrit,
sur la route de Nam Dan à Doluong, tenté de donner la mort au nommé
Tran Bay du village de Duong Giai (Nam Dan), laquelle tentative
manifestée par un commencement d’exécution n’a manqué son effet
que par des circonstances indépendantes de sa volonté et avec
125
préméditation ;
2° LE GALLIC Yves d’avoir, le 29 mai 1931, en tout cas depuis un
temps non prescrit, sur la route de Nam Dan à Doluong,
volontairement donné la mort à un des huit indigènes susnommés ;
3° VON BARGEN Walter de s’être, à Nam Dan, le 29 mai 1931, en
tout cas depuis un temps non prescrit, rendu complice, par instructions
données, des meurtres et tentatives de meurtre commis avec
préméditation par Layon et Le Gallic à la même date sur la route de
Nam Dan à Doluong ;
4° BORN Henri et GODEFROY Henri d’avoir ensemble et de
concert, le 29 mai 1931, en tout cas depuis un temps non prescrit, sur
la route locale n° 36, tenté de donner la mort audit Ng Nhuan, cai des
travaux publics à Nam Dan, laquelle tentative manifestée par un
commencement d’exécution n’a manqué son effet que par des
circonstances indépendantes de leur volonté.
126
L’ami du peuple indochinois, 14 et 15 juin 1933
À LA COUR CRIMINELLE LE SCANDALE DE VINH
Les débats
L’interrogatoire commence et Layon se présente à la barre. Bien
qu’il soit présenté comme très dur, il fait bonne impression et se
défend avec énergie, bien secondé par Me Pascalis.
On reproche d’abord à Layon d’avoir tué un indigène arrêté qui
refusait de répondre au sergent Guttman. Me Pascalis demande si les
opérations du Nord-Annam étaient de guerre ou de police.
De guerre, répond Layon. Lorsqu’un indigène arrêté se refusait à
répondre, les inspecteurs de la Sûreté avaient donné l’ordre de tuer.
On cherche à savoir de combien d’hommes se composait un poste.
— D’une vingtaine de linh, répond Layon, avec 3 ou 4 légionnaires.
Encore les linh étaient-ils parfois communistes.
L’accusé montre d’ailleurs qu’il est pris entre deux feux, l’autorité
militaire qui a ordonné de tuer et qui l’abandonne, la Cour qui ne
connaît pas les ordres donnés.
Le président — Vous n’aviez pas d’ordre écrit, je ne trouve trace
dans le dossier que d’une note qui n’autorise à tuer que ceux qui ont
participé à des troubles.
Layon riposte que les chefs avaient soin de ne donner que des
ordres verbaux. Il accuse un de ses officiers d’avoir coupé des têtes,
d’avoir volé des bestiaux et même de l’argent.
Il indique qu’il ne frappait jamais et qu’il n’avait jamais tué, alors
qu’il fallait tuer pour être félicité, et il donne le nom d’un sergent qui
fut récompensé pour les têtes coupées, les incendies, etc.
Il spécifie qu’il n’a été attaqué qu’une seule fois ou deux. Donc, si
on n’avait tué qu’en cas d’attaques, il n’y aurait pas eu beaucoup de
morts.
Un juré demande à l’accusé s’il était très lié avec le sergent Perrier,
assassiné.
Layon — Nous étions de très bons amis, Perrier devait déjeuner
avec moi le lendemain de sa mort.
L’avocat général — Auriez-vous tué si Perrier n’avait pas été
assassiné ?
Layon — Non, je n’aurais pas tué, mais les autres auraient continué
à tuer puisqu’il ne fallait pas faire de prisonniers ! On sait bien qu’un
légionnaire ne tire jamais en l’air !
127
Sur une question précise, Layon répond que les postes n’avaient pas
d’interprètes.
Il insiste.
— Tout le monde tuait, la garde indigène, la Légion, la Sûreté.
Cette dernière savait faire parler les prisonniers par tous les moyens,
même à l’aide du courant électrique.
Qui a donné des ordres ? Mais tous les officiers, le commandant
Lambert, les résidents Guilleminot, de Bottini, le gouverneur Robin,
les ministres annamites. Pour éviter l’encombrement, on tuait des
prisonniers tous les soirs, souvent des innocents.
Me Pascalis fait observer qu’en raison du faible effectif des postes,
il était en effet difficile d’évacuer les prisonniers.
Layon — D’ailleurs, au Maroc où j’ai fait la guerre à la dissidence
pendant neuf ans, on tuait aussi les prisonniers.
Me Pascalis — Comment justifiait-on les emprisonnements ou la
disparition des prisonniers ?
Layon — Par un simple compte rendu.
La séance, suspendue à 11 heures, est reprise cinq minutes après et
on procède à l’interrogatoire de Von Bargen.
Le président, qui dirige magistralement les débats, fait remarquer à
l’accusé ses nombreuses variations, ses accusations à l’égard de ses
camarades. Il lui demande d’être sincère devant la cour.
Von Bargen expose la situation de son poste au moment des
événements qui lui sont reprochés, il rappelle que ses prisonniers sont
là depuis une huitaine de jours pour divers motifs.
Le président lui fait observer que l’enquête a démontré qu’il
s’agissait de coolies venus ravitailler le poste et qui furent arrêtés au
lieu de recevoir la rémunération qui leur était due. Ils auraient dû être
envoyés au tri-huyen ou à défaut, puisque l’accusé n’avait pas
confiance en ce dernier, au tri-phu.
L’un des prisonniers de la bande fut relâché la veille, les autres
devaient l’être le lendemain.
Il ne s’agissait donc pas de coupables1.
Le président rappelle que pour venger Perrier, Von Bargen fit sortir
le prisonnier qui fut d’abord roué de coups, puis il le livra aux
légionnaires, on coupa les cheveux au malheureux d’abord avec une
scie puis, comme ça n’allait pas très bien, avec un coupe-coupe, enfin
avec des ciseaux, mais on coupa une oreille.
1
Noter la différence entre l’acte d’accusation et l’interrogatoire du président.
128
Von Bargen indique que le fait s’est produit hors de sa présence.
Le président — Comme on aime la symétrie à la Légion, on coupa
l’autre oreille ! Vous avez ensuite pris un revolver et vous avez tiré
dans les jambes du prisonnier qui s’écroula.
Ce prisonnier rejeté dans la prison, un autre en fut tiré et subit le
même sort, puis des légionnaires entrèrent dans le local et ils
frappèrent les prisonniers à coups de bâton, de bidon, de baïonnette.
L’un deux prit une tinette et après en avoir déversé le contenu sur la
tête des malheureux, il se servit du récipient pour frapper, enlevant
avec cette arme la moitié du visage d’un des prisonniers. Après ce bel
ouvrage, vous avez estimé que Perrier était assez vengé et vous êtes
allé manger avec Layon.
L’inspecteur Lajat, venu voir ce qui se passait, trouva les
prisonniers marinant dans un abominable mélange de sang, d’urine et
d’horreurs.
Von Bargen prétend que Lajat n’a pu voir ce qui se passait dans la
prison.
Le président — Pourquoi avez-vous demandé à Layon de prendre
ces prisonniers dans sa camionnette pour les jeter dans le fleuve ou les
semer en route, non sans leur avoir tiré une balle dans la tête ?
Von Bargen — Je n’avais besoin d’aucun subterfuge. Nous avions
l’ordre de tuer. Un simple compte rendu suffisait. Nous devions en
tuer 9 sur 10.
Le président — Vous avez même trouvé le moyen d’en tuer 11 sur
10 puisque vous avez fait tuer un témoin !
Von Bargen — Ça se faisait dans tous les postes.
À ce moment il est question des sorties en armes. Von Bargen
déclare qu’il sortait seul et sans armes. Étant comptable, il alla payer
des soldes à 33 kilomètres avec sa bicyclette, sans même un revolver.
Le président — C’est que la région n’était vraiment pas aussi
dangereuse que vous voulez bien le dire.
Au moment du chargement des prisonniers sur la camionnette un
nommé Ta Ngung s’approcha pour regarder. Les légionnaires le
frappèrent alors à coups de baïonnette, à coups de crosse. Von Bargen
demande à Layon de charger le malencontreux témoin avec le reste
laissant croire à ce dernier qu’on allait le conduire à l’hôpital.
L’accusé déclare que non seulement il avait voulu venger Perrier,
mais qu’il se bornait à imiter ses supérieurs lesquels s’amusaient à
couper des têtes, même avec le simple couteau réglementaire.
129
Un juré demande pourquoi la coupe de cheveux ?
Von Bargen — Parce que les prisonniers étaient dégoûtants.
L’avocat général — Qu’aviez-vous bu ?
Von Bargen — Deux bouteilles de bière à deux pendant le repas.
L’avocat général — Layon, pouviez-vous être ivre avec une
bouteille de bière ?
Layon — Oui, la fatigue et la chaleur aidant, on s’enivre avec peu
de chose dans la brousse
L’avocat général — Je connais la brousse ! L’audience est renvoyée
à 14 h 30.
Interrogatoire de Le Gallic
Sur 4 prisonniers on devait en tuer 3, sur 10 en tuer 9, n’en garder
qu’un pour l’interrogatoire. Tels étaient les ordres non écrits.
Me Pascalis — Le témoin ne venait-il pas du Maroc ?
L’avocat général — Mais nous ne sommes pas au Maroc.
Me Pascalis — Au contraire ! Au Maroc tous les dissidents sont
passés par les armes. On a laissé croire aux légionnaires arrivés ici que
c’était la même chose en Annam. On a fait venir un bataillon du Sud-
Marocain qui a appliqué les mêmes méthodes qu’il appliquait au
Maroc, faute de consigne.
Interrogatoire de Guttmann
Le témoin — Quand je suis arrivé j’ai vu un prisonnier attaché,
tenant une tête dans ses mains. Je réunis le poste pour demander des
explications, il y avait eu des rebelles tués, on avait fait un prisonnier
et c’est la tête d’un des rebelles, décapité pour servir d’exemple, qu’il
tenait. Le prisonnier a été introduit dans le poste, je l’ai interrogé, il a
refusé de répondre, j’ai demandé mon mousqueton pour le tuer.
Me Dunezat — Vous voyez, c’était normal !
Le témoin — À ce moment, sous le coup de la colère, Layon l’a tué.
L’avocat général. — Qui vous donnait ce droit ?
Le témoin. — Tout rebelle pris en flagrant délit doit être mis hors
d’état de nuire, c’était le cas du prisonnier.
L’avocat général — Votre précédente explication, la colère, est
certainement plus juste !
Me Pascalis — Quelles consignes avait le témoin pour les
prisonniers ?
Le témoin — Très vagues, on ne disait pas textuellement
d’exécuter. Mais on avait reçu l’ordre d’exécuter les quatre plus
coupables dans chaque village.
130
L’avocat général — Comment saviez-vous qu’ils étaient les plus
coupables.
Le témoin — On procédait à l’interrogatoire devant tout le village.
Me Pascalis — Cet ordre était écrit ?
Le témoin — Non, l’ordre d’arrestation était écrit. Mais l’ordre de
tuer était verbal. Un légionnaire nous l’avait rapporté, le légionnaire
Forberg : le capitaine lui aurait dit de prendre les quatre plus coupables
et de les exécuter.
L’avocat général — Fallait-il encore que la rébellion fût positive ?
Le témoin — Elle l’était. Les notables avaient dû fuir.
Le président — Mais il y avait donc déjà une liste de coupables ? Il
y avait donc eu enquête et, par suite, ordre ?
Me Pascalis — Avez-vous entendu l’ordre donné par le tri-phu ?
Le témoin — J’ai entendu cet ordre. C’était à propos de l’assassinat
d’un chef de canton. Le veilleur fut fouillé, on trouva un pantalon plein
de sang. Le tri-phu (qui savait peu de français) a dit : tuer. Cinq
minutes après il donnait l’ordre d’en tuer un autre.
Me Dunezat — Voilà comment un tri-phu donne des ordres aux
soldats du protectorat ! Connaissez-vous l’ordre de tuer 9 prisonniers
sur 10 ?
Le témoin — J’ai entendu dire au poste qu’il y avait ordre
émanant de l’autorité civile de tuer 1 prisonnier sur 5 car il y en avait
trop.
Interrogatoire de Kopenski
Le président — Vous étiez présent lorsqu’on vous a annoncé la
nouvelle de la mort du sergent Perrier. N’avez-vous pas entendu dire
qu’on le vengerait la nuit par une patrouille et qu’on le vengerait sur
les prisonniers ?
Le témoin — J’ai entendu. Pour les prisonniers j’ai entendu dire
seulement qu’on allait leur couper les cheveux.
Le président — Avez-vous vu couper les cheveux avec la scie ?
Le témoin — Oui mais on ne réussissait pas avec la scie et on a pris
des ciseaux qui ont coupé les oreilles.
Le président — Une par accident et l’autre par symétrie ?
Le témoin — Von Bargen a été chercher son revolver et a tiré dans
ce tas.
Le président — Il y a eu deux scènes violentes, avant et après le
repas.
Le témoin — Après, je ne sais pas (déclaration contraire à
131
l’instruction). J’ai entendu Layon crier mais je n’ai pas su pourquoi.
Mais une fois le chargement des prisonniers effectué, je l’ai vu ouvrir
la porte du camion et tirer dans le tas. Ma femme était dans le camion.
On partit. Tous les 2 ou 3 kilomètres on s’arrêtait, on faisait descendre
2 ou 3 prisonniers et Layon les tuait avec son revolver puis on les jetait
sur le côté de la route.
Le président — Les prisonniers étaient-ils tous vivants au départ ?
Le témoin — Oui, mais il y avait quelques blessés.
Le président — Layon était-il en état d’ébriété au départ ?
Le témoin — Il était ivre.
L’avocat général — Chaque fois que le camion s’arrêtait est-ce
Layon qui en donnait l’ordre ?
Le témoin — Oui, puis deux légionnaires descendaient les
prisonniers et Layon tuait.
L’avocat général — Avez-vous entendu Layon donner un ordre à
Le Gallic ?
Le témoin — Plusieurs fois de tuer et il dirigeait le canon du fusil.
À l’arrivée, c’est Layon qui donna l’ordre de nettoyer le camion, de
charger les fusils et de tirer en l’air pour simuler une attaque...
Interrogatoire du légionnaire Schaffer qui confirme le témoignage
ci-dessus.
Interrogatoire de Janessens Charles
Von Bergen a fait un discours pour la mort de Perrier, disant qu’il
fallait n’avoir aucune pitié. Je n’ai pas entendu autre chose. Plus tard
j’ai entendu 3 coups, puis 6 coups de revolver.
L’avocat général— Les prisonniers semblaient-ils des gens
dangereux ?
Le témoin — Non, ils étaient très calmes, peureux.
Interrogatoire de Denonnaud
Il a vu Layon arriver en camion.
Von Bargen était au poste. Il entendit le discours et le confirme
ainsi que les cris des légionnaires. Il a reçu l’ordre de couper les
cheveux avec une scie. Layon a dit : « Vas-y, j’ai coupé plus d’un cou
avec une scie ! » Mais la scie n’a pas marché, on a pris des ciseaux,
pas de coupe-coupe.
……………………………………………………………………….
Layon — Celui-ci est celui qui a coupé deux têtes à Tam Quang
avec une scie. Et moi j’ai dit : « Ne fais pas comme à Tam Quang. »
J’étais dans la prison quand le témoin a frappé avec une touque et il y
132
avait Hildebrandt qui frappait avec une bouteille.
Interrogatoire du commandant Lambert
Les premiers renseignements lui sont parvenus à Dong Ngai ;
l’inspecteur Petit faisait une enquête sur ce qui s’était passé la veille.
Le président — Était-ce l’usage ?
Le témoin — Nous avions des ordres très durs. Venant du Maroc où
l’on était en guerre, on nous a envoyés dans cette province en rébellion
ouverte, cela, je l’ai vu. Nous avons reçu les premiers ordres quand la
rébellion gagnait le Hatinh et plus loin, en octobre. La note émanait
de la résidence supérieure. Nous avons reçu des ordres verbaux de M.
le gouverneur Robin. Les résidents ont donné ces ordres aux
légionnaires. Réprimer, tuer, faire le moins de prisonniers possible.
Mais il fallait voir la situation sur place. Elle était différente de ce
qu’on pensait à Hanoï. C’étaient des villages brûlés, des pillages, des
hommes décapités, des femmes éventrées, des enfants torturés. Il y a
deux mois à la Chambre des députés, on rappelait ces crimes.
Aujourd’hui, chargé de la défense de mes sergents, de mes soldats, je
veux vous montrer leur état d’esprit devant ces horreurs. Lorsqu’ils
apprirent l’assassinat atroce du sergent Perrier, ils ont dit : « Nous le
vengerons ! » et ils l’ont vengé. Il fallait voir leur situation aussi. Ils
venaient du Maroc, ils servent la France sans défaillance, ils ont sauvé
bien des Français1 . Il faut juger de leur état à la mort de leur sergent. Il
y a un esprit de corps à la Légion.
Le commandant sort une note à ce sujet qu’il remet. Il faut attribuer
ces faits à la surexcitation. Pas de confort, il faut les connaître ces
postes ! Des patrouilles jour et nuit, par tous les temps.
Le président — Les autorités militaires ont jugé ces faits blâmables.
Le commandant— Oui, il y a eu enquête, punition, renvois. Oui, ils
ont outrepassé leurs droits. Mais il faut songer à leur état, au martyre
de leur sergent, au martyre !
L’avocat général — Le fait, si lamentable soit-il, ne suffit pas à
justifier ces actes. Fallait-il rendre responsables et frapper des
individus arrêtés bien longtemps avant le crime, et par suite
innocents ?
Le commandant — Ils se vengeaient. Quand on fait de la
répression, il y a des erreurs. Il y en a eu pendant la guerre et ailleurs.
1
Rappelons qu’au cours des troubles et malgré la dureté de la répression, deux
Français seulement furent tués : l’inspecteur Legrand et le sergent Perrier contre
environ 10 000 indigènes.
133
Pour des faits isolés, il est regrettable de trouver des soldats ici
aujourd’hui.
L’avocat général — C’est la légitimité de l’assassinat que vous
soutenez. On ne se venge pas sur des innocents. Vous dites que les
communistes étaient à craindre, devenaient terribles, vous dites qu’ils
étaient communistes. Cela n’est pas prouvé. Je comprendrais qu’une
patrouille se soit livrée ensuite à des actes de ce genre. Mais sur des
prisonniers ?
Le commandant — Ce sont les représentants de l’autorité civile qui
avaient donné l’ordre — que je n’ai jamais donné moimême — de
tuer. Les responsabilités incombent à l’autorité civile qui paraît s’y
dérober aujourd’hui.
Le président constate que certaines pièces, qu’il voulait consulter,
ne figurent plus à leur place au dossier.
En ce qui concerne les ordres donnés, les défenseurs s’étonnent que
des témoins essentiels parmi les auteurs de ces ordres aient pu se
dérober aux débats.
Le légionnaire Forberg rappelle qu’il a entendu lui-même le
résident de Vinh dire qu’au besoin il valait mieux tuer 5 000 individus
pour en garder 500 bons.
Il résulte de ces déclarations que le témoin a été chargé de la
transmission des ordres verbaux relatifs à l’exécution des prisonniers :
Ces ordres auraient été renouvelés à deux reprises par le résident
de Vinh. Le témoin déclare également avoir vu un détachement tirer
dans un marché.
D’autres déclarations de Layon restent mystérieuses et la justice,
elle aussi, ne fait rien — au contraire — pour faire la lumière.
Car on a laissé partir en France plusieurs légionnaires qui en
savaient long sur l’origine des ordres reçus. L’un d’eux, dit Layon,
confronté avec moi à cette barre, eût pu préciser l’origine exacte de ces
ordres selon lesquels nous ne devions pas faire de prisonniers. Une
croix en rouge signifiait qu’il fallait exécuter rigoureusement...
Il déclare que des faits graves se sont passés, dont le résident de la
province a eu connaissance, comme tous les représentants de
l’administration civile, et qui n’ont jamais été l’objet d’aucune
observation. Il rappelle qu’il a parlé de ces faits dans sa déposition,
mais qu’on ne lui a pas permis de tout dire, sous prétexte que cela ne
se rapportait pas aux faits dont l’instruction était saisie.
Me Pascalis confirme cette déclaration et, de son côté, ayant été mis
134
au courant de certains ordres, il en demanda communication, mais ne
put jamais obtenir satisfaction. On lui objecta toujours qu’il s’agissait
d’ordres secrets, émanant du Co-Mat ou d’autres autorités et qui, en
raison de ce caractère, ne pouvaient être communiqués, même à lui,
défenseur d’un des principaux inculpés.
……………………………………………………………………….
Le père Gauthier, missionnaire catholique. — Nos légionnaires, je
m’en porte garant devant la cour et messieurs les jurés, ont fait bonne
œuvre, œuvre patriotique, œuvre française, et remis la paix dans le
pays.
Me Pascalis — Les officiers excusent ces hommes et l’un d’eux n’a-
t-il pas dit à cette barre : « Je ne sais si, à leur place, je n’en aurais pas
fait autant. »
……………………………………………………………………….
Témoignage du capitaine Joseph Doucin
Le président — Au sujet du trop grand nombre de prisonniers,
quelle est la véracité de ces ordres ?
Le capitaine — Ce sont des propos qu’on tenait dans les postes ; les
prisons regorgeaient et on arrêtait toujours ; le 8 octobre 1930, on avait
eu des instructions précises. Nous avons été obligés de faire de la
répression. Ces gens étaient des communistes, et des communistes, on
n’en a pas tué assez.
Le président — Il y a eu évidemment de nombreux innocents.
Le capitaine — Surtout des innocents.
……………………………………………………………………….
Interrogatoire de l’adjudant Egloff
Le témoin ne connaît rien par lui-même de l’affaire de Nam Dan.
Le président — N’avez-vous pas été puni par le capitaine Doucin
pour avoir tiré en l’air quand un indigène se sauvait ? Est-il exact que
d’après la note 280, la Légion devait vivre sur le pays, piller et brûler
les biens de ceux qui se sauvent ?
Le témoin — C’est exact, et nous avons été félicités de notre action
par M. le gouverneur.
……………………………………………………………………….
Von Bargen est allé à Colomb-Béchar, où la discipline est
extrêmement sévère :
— Après la mort de Perrier, M. de Bottini ordonna de fusiller 42
personnes. Mais l’ordre a été retiré pour permettre aux coupables de
passer devant la justice française.
135
Le président — On a donc eu peur !
Me Pascalis — Le témoin n’a-t-il pas reçu d’un résident une liste de
gens à fusiller sans interrogatoire.
Le témoin — C’est exact.
Témoignage Powlosky
Le témoin ne connaissait que l’ordre de considérer les communistes
comme hors la loi et de les tuer. Il a été spécialement félicité par M.
Robin qui lui a dit de continuer.
Me Pascalis fait rappeler l’adjudant Egloff pour lui demander s’il a
accepté de tuer sur l’ordre des autorités indigènes.
Le témoin — À Luu My, le tri-phu a tiré un certain nombre
d’individus, puis il me les a passés pour les fusiller.
Témoignage Rucchani
Ce témoin ne sait rien des faits. En fait d’ordre, il ne connaissait que
la note 280.
Témoignage Biraud-Maurin
On lui dit que les prisons de Vinh et de Do Luong étaient pleines et
qu’il fallait supprimer la moitié des prisonniers.
Le capitaine Doucin lui a donné cet ordre. Il a demandé un ordre
écrit. Le capitaine Doucin lui a répondu qu’il avait reçu un ordre
verbal du commandant Lambert, et qu’il ne pouvait donner que des
ordres verbaux.
Le témoin suivant a entendu raconter que des ordres avaient été
donnés de ne plus faire de prisonniers et ce au poste de Vo Giai, mais
il n’a jamais vu cet ordre.
Le président — Le commandant Lambert a réuni une demi-section
et a donné l’ordre de tuer, pour l’exemple, et non parce que les prisons
étaient pleines.
Témoignage Lemoine
... J’ignorais tout du pays, de la situation, de la langue. Je venais du
Maroc. Huit de mes hommes ont été attaqués. Ils tirèrent et tuèrent 120
manifestants. Il y eut des prisonniers. J’ai reçu l’ordre du commandant
Lambert de les fusiller le lendemain matin. Cet ordre je ne l’ai pas
exécuté.
La parole est ensuite donnée à M. l’avocat général pour son
réquisitoire.
M. Moreau fait d’abord l’éloge de la Légion :
« Corps d’élite amené de but en blanc dans une région qu’il ne
connaissait pas », puis celui du gouvernement :
136
« Directives si sages, si nécessaires, si opportunes prises par le
gouvernement et le Co-Mat. L’ordre 280, je l’aurais signé des deux
mains. » Il était juste de supprimer les communistes pris en flagrant
délit. Pour Layon, il ne se montre pas très sévère. « Je ne comprends
pas qu’un homme qui a le courage de tuer invente des histoires pour se
disculper. » Il rappelle encore une fois les ordres donnés de tuer, ordres
auxquels tout le monde s’est conformé, ce qui s’explique par les
circonstances exceptionnellement graves où l’on se trouvait alors en
Annam.
Il insiste sur ce point en affirmant que, dans une troupe disciplinée
comme la Légion, rien ne se serait passé si ces ordres précis n’avaient
pas été donnés. Les instructions prescrivaient notamment que tout
prisonnier se refusant à répondre devait être exécuté d’une balle dans
ta tête.
... Sauf de rarissimes exceptions, ces ordres d’ailleurs n’étaient pas
transmis par écrit. Un militaire n’a pas, a dit l’inculpé, le droit de
réclamer des ordres écrits. La discipline lui fait un devoir de se
contenter de l’expression verbale des instructions qui lui sont données,
si graves qu’elles soient et quelque important que soit leur objet.
Il rappelle en outre les ordres « de ne plus faire de prisonniers » (ce
qui est très significatif) et de brûler les maisons connues comme
servant d’asile aux révolutionnaires communistes.
En principe, on ne devait conserver dans les groupes de prisonniers
qu’un seul individu qui devait ensuite être interrogé. Ces ordres, dit le
sergent Layon, ont été donnés exactement le 31 décembre.
……………………………………………………………………….
LE PROCÈS SE TERMINE PAR L’ACQUITTEMENT
COLLECTIF DES TROIS INCULPÉS.
137
Tribune indochinoise, 20 décembre 1933
L’AFFAIRE DE NAM DAN
Deux autres légionnaires acquittés
Hanoï, 19 décembre (Arip)
138
Lettre d’un vieux colon du Nord-Annam1
Nous recevons d’un vieux colon du Nord-Annam la lettre ci-après.
Nous avons tout lieu de croire que les faits qu’elle relate et
l’impression d’inquiétude qu’elle exprime ne sont aucunement
exagérés : de divers côtés, en effet, des plaintes extrêmement sérieuses
s’élèvent contre la façon dont est menée la « répression » dans le
Nord-Annam...
Il serait grand temps que cette réédition de « l’Incendie du
Palatinat » prenne fin, si nous ne voulons pas que la simple agitation
communiste devienne rapidement la révolte ouverte de toute une
population exaspérée.
Nous laissons la parole à notre correspondant.
Cher Monsieur,
Sous le prétexte, d’ailleurs justifié, de pacifier le Nord-Annam et de
pourchasser les agitateurs communistes qui infestent le pays, les
autorités civiles et militaires sont en train de faire une besogne qui
risque de transformer rapidement une simple agitation sporadique en
une belle révolte ouverte et générale de toute la population.
L’attitude des troupes et de la Légion en particulier est d’une
brutalité odieuse. Une soldatesque déchaînée, livrée à tous ses
instincts, échappant presque totalement à la main de ses chefs, terrorise
maintenant le pays entier. On vole, on viole, on condamne et on
exécute au petit bonheur. Des légionnaires entrent dans les maisons,
s’emparent de ce qui leur plaît, se livrent à des attentats sur les femmes
et les jeunes filles. À propos de rien, sans preuves, des hommes, des
jeunes gens, sont arrêtés et fusillés froidement, sans jugement. C’est
une véritable troupe de pirates en uniformes qui est lancée sur tout le
pays. La délation fait rage et toute la région vit sous un véritable
régime de terreur militaire.
Il me faudrait un volume pour vous citer les faits. Mais en voici un
entre mille, tellement odieux qu’il a soulevé l’indignation de la
population de Vinh tout entière : je vous en garantis la réalité et vous
pouvez venir faire ici une enquête qui vous le confirmera.
Au début de ce mois, à l’occasion de la fête de la Légion, eut lieu à
1
Extraite du Petit Populaire du Tonkin, 1er avril 1932.
139
Vinh une retraite aux flambeaux. Une foule considérable accompagnait
et suivait la retraite. Tout à coup des tracts communistes furent lancés
par quelques individus perdus dans la foule et tombèrent dans les rangs
des légionnaires. Hors de lui, le commandant Lambert lança sur les
Annamites massés là une section qui chargea, baïonnette au canon. Les
légionnaires, tapant au hasard, s’emparèrent de six Annamites
quelconques et, immédiatement, les alignant près du pont qui se trouve
en face de la résidence, les fusillèrent. Deux des malheureux exécutés
purent sauter à l’eau : ils furent poursuivis de coups de feu et tués dans
l’eau.
De ce crime abominable, commis par une troupe régulièrement
commandée, personne, officiellement, n’a soufflé mot, bien entendu.
Les journaux n’en ont rien dit : chercher à étouffer les faits de ce genre
est la règle. Mais l’indignation est grande à Vinh et partout dans la
région on en parle avec horreur.
Si c’est avec des méthodes semblables que l’on prétend pacifier le
pays, on se trompe lourdement. Le résultat le plus clair de tout cela est
d’exciter encore les esprits et de soulever contre nous-mêmes les plus
paisibles parmi les Annamites... si c’est à cela qu’on veut arriver, on y
sera vite ! Et les communistes ont vraiment là un beau filon à exploiter
contre nous.
140
PROCÈS DE SAÏGON DU 2 AU 7 MAI 1933
1° Extraits du compte rendu des débats, acte d’accusation,
interrogatoire, témoignages, plaidoirie, dans la Dépêche d’Indochine
des 3, 4, 5, 6 et 7 mai ;
2° Condamnations ;
3° Lettre de Me X., avocat à Saïgon, défenseur de plusieurs des
accusés, sur l’atmosphère et les incidents du procès ;
4° Protestation dans la Presse Indochinoise (13 et 14 mai 1933) ;
5° Lettre du comité d’amnistie aux Indochinois à M. le ministre des
Colonies (5 juillet 1933).
141
auparavant en Cochinchine. C’est en 1928, à la suite de l’assassinat
d’un chef révolutionnaire dans un appartement de la rue Barbier, que la
police fut mise en éveil, sans pouvoir pourtant déceler d’une manière
efficace la propagande latente qui se préparait avec une habileté qu’il
faut reconnaître en toute franchise.
Ce n’est que le 1er mai 1930 que des syndicats d’ouvriers
appartenant au Parti communiste manifestèrent leur activité par des
tracts distribués et des mouvements de foule dans l’intérieur du pays.
Des paysans, poussés par des meneurs venus de Canton, voire de
Moscou, organisèrent ces manifestations massives, à Caolanh (Sadec)
les 1er, 3 et 29 mai, la foule envahissait les maisons communes,
arborant des drapeaux rouges et des banderoles, revendiquant la
suppression totale des impôts.
Les 9 et 28 mai à Cho Moi, le 13 du même mois à Tan Duong, le 20
mai à Omon, au mois de juin à Vinh Long, des manifestations
éclatèrent.
Et puis ce fut Saïgon et les environs, Bahom, Duc Hoa, Benluc, Hoc
Mon, qui eurent à souffrir de cet état d’esprit d’insubordination qui
allait grandissant.
Ce furent des journées de troubles sanglants, d’émeutes meurtrières
et de nombreuses victimes1 des moscoutaires payèrent de leur vie un
moment d’égarement et de folie collective.
Les agents de l’ordre, attaqués, insultés, menacés, ne firent
cependant état de leurs armes que dans les instants critiques. Il y eut
des morts, des blessés, des cris, des pleurs, des gémissements.
Cependant, le plan des organisateurs de ces mouvements était bien
conçu et il a fallu toute la diligence et le dévouement de nos agents et
de nos miliciens pour sauver maintes maisons communes et
délégations d’un pillage certain. Il est vrai que, bousculés par le
nombre des assaillants, vaincus par moment par la diversité des
attaques, ils ne purent arriver partout à temps pour réprimer ou
prévenir les méfaits des révolutionnaires. C’est ainsi qu’en septembre
1930 à Thanh Loi (Tanan) et Huu Thanh (Cholon) ceux-ci pillèrent des
maisons de notables, brûlèrent les registres fonciers et d’état-civil et
brisèrent les meubles.
Qu’on se rappelle cette période trouble où les environs de notre
ville devinrent inhabitables. Des énergumènes inféodés au Parti
communiste, agissant aux ordres occultes de chefs qu’ils ne voyaient
1
« Victimes » signifie « adeptes ».
142
jamais ou rarement, avaient pour mission d’attaquer nuitamment les
maisons des notables et des gros propriétaires, ils les rançonnèrent et
alimentèrent de butin ainsi acquis la caisse du parti.
Des gens s’enfuirent de chez eux ; les garnis de Saïgon furent
constamment pleins. Des actes de piraterie se multiplièrent un peu
partout, des tracts invitant le pays à se révolter furent distribués par
milliers. Ils invitaient les paysans à se révolter contre l’administration
française, à célébrer Yen Bay et l’anniversaire de Sacco et Vanzetti.
Le marteau et la faucille, emblèmes de la IIIe Internationale, sont
dessinés sur les bornes kilométriques des environs de Baqueo et
Bahom, sur la route de Phnom Penh.
Non contents de manifester dans les campagnes, les communistes
audacieusement organisèrent des réunions publiques à Saïgon même.
Le 5 novembre 1930, rue Hamelin, le 9 février 1931, rue Legrand-de-
la-Liraye, ils se montrèrent en public. L’inspecteur Legrand fut tué au
cours d’une de ces manifestations.
Au Nhabe, également, ils firent parler d’eux.
Le 14 janvier et le 23 mars 1931, au cours des incidents graves, un
cai de miliciens fut blessé. Des tentatives d’incendie sur des dépôts de
pétrole furent fort heureusement déjouées.
En même temps, des notables qui nous étaient restés fidèles furent
condamnés par le tribunal révolutionnaire et exécutés. Ceux de Huu
Thanh, Tan Tao et Duc Hoa perdirent ainsi la vie.
EXTRAITS DE L’INTERROGATOIRE
empruntés à la Dépêche d’Indochine (3-4-5 et 6 mai)
……………………………………………………………………….
Ngo Gia Tu est un ancien élève du collège du Protectorat. Il fit la
grève de 1925. Il est bachelier sciences-langues ; cependant il
s’exprime en annamite. Il commence par rouspéter avec insolence
disant qu’avant de répondre au président, il veut disculper le parti des
accusations portées contre lui. Si bien que l’avocat général intervient
pour lui dire qu’il a parfaitement le droit de se défendre, mais que s’il
ne veut pas répondre aux questions que le président lui pose, il va être
renvoyé en prison. Ngo Gia Tu voulant poser des conditions, l’avocat
général demande qu’on le renvoie en prison. Malgré l’intervention de
son avocat, Me Motais de Narbonne, Ngo Gia Tu persiste dans son
attitude et est illico expulsé de l’audience et réintégré dans sa prison.
Son rôle était déjà connu par les aveux de Duong Hac Dinh, il fut
143
arrêté le 31 mai 1930 à son domicile où l’on trouva quantité de tracts
importants.
Il joua le même rôle que Duong Hac Dinh et dans les mêmes
conditions. On trouva en particulier chez lui deux documents
importants venus de Moscou et envoyés par le comité exécutif de la
IIIe Internationale, qui ne laissent aucun doute sur l’influence
étrangère dans les événements qui ont ensanglanté l’Indochine en 1930
et 1931.
Nguyen Chi Dieu dit Tron, venu à Saïgon en 1929 en qualité de
journaliste, avait été reporter à la Voix du Peuple à 5 piastres par mois.
À Saïgon, n’ayant pas de travail, il se fit coolie. Il était mûr pour le
communisme, il a joué un rôle de premier plan dans l’organisation
communiste. Il fut désigné par le comité provisoire du Dang Cong San
pour la propagande dans la province de Giading. Il a organisé la
manifestation de Bahom (4 juin 1931) semant des tracts et organisant
des comités provisoires et des bandes d’exécuteurs. Il a amené au
Dang Cong San les membres du Nguyen An Ninh de la province de
Giadinh. Il est l’auteur d’une brochure, sur l’ordre de Duong Hac
Dinh, intitulée : Les tâches immédiates du communisme. Il a fait sur
ces différents points des aveux complets.
Il a été dénoncé par tous ses coaccusés comme ayant assisté à la
réunion du 18 juillet 1930 chez Nhieu au cours de laquelle le notable
Huot a été condamné à mort, mais il le nie. Quand il fut arrêté par le
commissaire Delorme, il était porteur d’un Mauser mais sans
cartouches.
Ha Huy Giap dit Bui Van Te dit Giao est un des principaux chefs
du Dang Cong San où il est venu après avoir fait partie du Thanh Niên.
Envoyé à Sadec, a participé à l’organisation de la région de Cao Lanh
et est responsable des troubles, grèves qui ont éclaté dans cette région.
Venu à Saïgon en 1930, il est membre du Xu-Uy (comité directeur).
Il était chargé spécialement de rédiger les tracts et les journaux du Xu
Uy, le Co-Do et le Nha-quê. À Sadec, auparavant, il dirigeait le Lao-
Chung.
Nguyen Xuan Luyen dit Co Luyen, ancien membre du Thanh Niên
en Annam, est venu à Saïgon sur l’ordre du chef du parti d’où il gagna
Hongkong pour faire son éducation révolutionnaire. Revenu à Saïgon
en août 1929, il s’est affilié au Dang Cong San en mai 1930. Il a fait
partie du comité régional provisoire. Conférencier dans les villages de
la région de Cholon et de Benluc, il a pris part à la manifestation du 4
144
juin 1930 : a parcouru ensuite toute la province de Cholon en créant
des comités et distribuant des tracts et des journaux. Il a fait partie du
Tinh-Uy de Cholon et, comme membre de ce comité, continua sa
propagande dans les campagnes organisant en particulier les Doi-Thi-
Ve. En février 1930 a remplacé Mang, arrêté, dans la rédaction et
l’impression du Nha-quê. Il a joué un rôle très actif dans les comités.
CHEFS DE CELLULES ET TRÉSORIERS
L’audience, suspendue à 11 h 30, reprend l’après-midi à 15 heures.
L’interrogatoire continue, monotone. Il semble bien qu’en prison, les
inculpés se soient donné le mot. Tous ou presque reviennent sur les
aveux faits tant à la Sûreté qu’à l’instruction. Ces aveux, selon un
thème bien connu, leur ont été arrachés par la violence ou par la
crainte. Ils n’ont pris part à aucun crime, ni d’assassinat ni de piraterie
et croyaient, en s’affiliant au Dang Cong San, entrer dans une société
de secours mutuels. Ceux qui ont été arrêtés lors de diverses
manifestations déclarent qu’ils n’avaient pas l’intention d’incendier les
maisons communes ni de faire un mauvais parti aux notables, mais de
réclamer une diminution d’impôts.
Le Van Chai, affilié au Dang Cong San, appartenait à une cellule
sous les ordres de Dam à Vinh Loc et de Ngo à Binh Tri Dong. Il
faisait partie de la bande d’exécuteurs de représailles de ce village. Il a
fait des aveux complets. Lui aussi les rétracte à l’audience et déclare
qu’il était seulement chef de cellule.
Ha Huy Giap est un Tonkinois élève du collège du Protectorat et
possède son baccalauréat. Bien que parlant très bien le français, il
s’exprime en annamite et en profite pour faire une apologie du
communisme en refusant de répondre aux questions du président.
Le ministère public le menace d’expulsion, il se résigne à répondre
et confirme les aveux qu’il a déjà faits.
……………………………………………………………………….
Pham Van Nhieu, ex-partisan de Nguyen An Nhin et affilié au
Dang Cong San, a assisté aux manifestations, notamment le 4 juin à Ba
Hom. C’est chez lui que le tribunal révolutionnaire, réuni par Thay
Giao Long, s’est assemblé pour condamner à mort le notable Huot, et
il en faisait partie.
Luu Van Chan, affilié au Dang Cong San, était Phu Bô, c’est-à-dire
chef de parti pour la délégation de Govap, adjoint à Tu Ban (en fuite).
Il faisait d’abord partie depuis 1926 de la société Nguyen An Ninh. Il
organisa en particulier avec Tu Ban les manifestations de Ba Hom,
145
Ben Luc, Ba Queo, Hoc Mon. Quand il fut arrêté, il était porteur d’un
revolver et cependant il prétend qu’il ne voulait que réclamer une
diminution des impôts.
……………………………………………………………………….
Ng Van Tay dit Dai, dit Hoai, dit Cho, dit Bon, dit Huynh Van Cho,
un des chefs du parti, affilié au Dang Cong San dès le début, a été
l’organisateur de la province de Giadinh et de celle de Cholon. Il a
amené au Dang Cong San le parti Nguyen An Ninh et faisait partie du
Xu Uy. Il a joué un rôle de premier plan mais proteste devant la cour
contre les accusations de crimes imputés au Parti communiste.
UN MOSCOUTAIRE DE MARQUE
Ngo Duc Tri est un garçon instruit. Il a son diplôme d’études
complémentaires. Il a été secrétaire à la compagnie des chemins de fer
du Yunnan dont il fut renvoyé pour avoir pris part à une manifestation
en l’honneur de Phan Chau Trinh. Embarqué clandestinement pour la
France, il s’y affilia au Parti communiste et sur sa demande fut envoyé
à Moscou, où il suivit les cours d’une école révolutionnaire. Il y est
resté trois ans, puis est rentré en Indochine, via Marseille, où il s’est
embauché à bord du Porthos.
Cette initiation moscoutaire fit de Ngo Duc Tri, à son retour ici, un
des grands chefs. Son rôle, dit-il, était de s’occuper de la propagande.
Il faisait partie du comité central.
C’est grâce à ses explications, déclare le président, qu’on a pu
élaborer le vaste travail que représente l’ordonnance de renvoi et l’acte
d’accusation. Il a manifesté des regrets sincères qu’il renouvelle
aujourd’hui, mais à la question du président s’il renie les doctrines
communistes, il ne répond pas.
Me Desgrands demande si Tri n’a pas séduit la jeune Thi Sau et
n’en a pas fait sa servante.
Tri répond qu’il n’en est rien, il a simplement pris pension chez
elle.
Truong Nhan a été arrêté, portant sur lui des circulaires importantes
pour la préparation des grèves des 1er mai et 1er août. Il reconnaît avoir
fait partie du Tong Cong Hoi (syndicat), section imprimerie, mais il
n’a voulu donner aucun détail, sauf qu’il distribuait des tracts. Il devait
jouer dans le parti un rôle important en raison des tracts trouvés sur lui.
Le Hoe Binh, dit Hai, dit Vi, affilié au Dang Cong San en 1929,
s’est fait embaucher sur l’ordre de son chef de cellule Trinh à la
Compagnie des eaux et d’électricité pour y fonder un syndicat rouge ;
146
il a tenté ensuite, mais en vain, d’en créer un aux chemins de fer. Il a
été appelé à faire partie du Xu Uy et faisait partie de la propagande.
Cet accusé, par exception, reconnaît à l’audience les faits qui lui sont
reprochés.
Nguyen Thai, dit Nam, dit Pham Ky, est un des principaux
organisateurs du Dang Cong San, son rôle consistait à organiser le
Tong-Cong-Hoi (syndicats rouges). Il a créé syndicats et cellules,
poussant les ouvriers à faire grève.
Mais il se plaint d’avoir été passé à tabac par les agents de M.
Campana. « C’est chose possible, dit le président, c’est un procédé en
usage dans toutes les polices du monde. »
……………………………………………………………………….
Ngo Van Chinh, dit Ngo Van Tan, dit Dong, est un ancien
instituteur révoqué. Affilié au Dang Cong San dès le début de
décembre 1929, il fut le lieutenant de Ha Huy Giap pour la délégation
de Caolanh et a été un des organisateurs des troubles sanglants de cette
région. Il a fait partie ensuite du comité de l’Ouest et est venu à Saïgon
en mai 1931 pour essayer d’y reconstituer le Xu Uy disloqué deux fois
par les arrestations de ses anciens membres.
Il reconnaît le rôle qu’il a joué dans l’action communiste en
Cochinchine mais, d’après lui, le parti n’est pas responsable des crimes
commis.
LES ANGES DU PARTI
Nguyen Thi Sao, dite Doan, dite Sau Nho n’a que 26 ans et paraît
bien frêle pour être une révolutionnaire dangereuse. Cependant, elle est
gentillette et l’on comprend qu’elle ait plu à Ngo Duc Tri. Affiliée au
Dang Cong San, dès le début, elle a pris part à l’organisation du parti
dans la région de Caolanh. Elle vint à Saïgon en août 1930 et vécut
avec Ngo Duc Tri, imprimant les tracts Co-Do, puis le Co-Vô-San et
faisait partie de la cellule du Trung Uong. Après avoir avoué à la
police et à l’instruction, elle déclare qu’elle n’a jamais pris part à
l’activité communiste.
Nguyen Thi Luu, dite Thi Bay, dite Thi Cuu, affiliée au Dang Cong
San depuis 1930, était à la tête de la section du village du chef-lieu de
Mytho. Elle imprimait un journal communiste à l’usage des femmes.
Elle vint à Saïgon en mars 1931 suivant Nguyen Thien Nga, appelé au
Xu Uy, et l’a aidé dans l’impression des tracts et des journaux. Elle nie
avoir pris part à l’activité du parti et déclare qu’elle a été embauchée
simplement pour faire la cuisine.
147
Nguyen Thi Nho, dite Co Sau, dite Chi San Diet, est la femme de
Phat, condamné à cinq ans de réclusion pour le crime de la rue
Barbier ; elle est une des principales instigatrices du Dang Cong San.
Elle fut chargée, dès le début de l’organisation, de faire de la
propagande dans la région de Duc Hoa où elle organisa et suivit toutes
les manifestations. Elle a créé des comités, distribué des tracts et
parcouru les campagnes pour soulever les paysans. Elle a aussi
contribué à l’organisation des Doi Thi Ve. Membre de Tinh Uy de
Cholon, elle a joué un rôle de premier plan dans les troubles de cette
province où on la retrouve partout. Elle a présidé, avec Le Quang
Sung, l’assemblée des chefs du parti, laquelle a condamné à mort les
notables de Huu Thanh.
Elle nie ce dernier fait, malgré la dénonciation de ses complices.
Les aveux qu’elle a faits à la Sûreté à ce sujet lui ont été arrachés par la
violence.
Nguyen Thi Nam, dite The, dite Cam, dite Van, concubine de Ngo
Chinh, a été affiliée au Dang Cong San dès le début. Elle a secondé
l’action de son ami dans la région de Caolanh et est donc responsable
comme lui des troubles de cette région.
Elle a fait partie du comité de Caolanh, puis du comité de l’Orient à
Vinhlong. C’était une militante active, qui fut arrêtée à Saïgon où elle
était revenue pour la reconstitution du comité.
Elle déclare qu’elle n’a jamais fait de la propagande et n’a jamais
rien avoué.
Tran Thi Han, dite Nguyen Thi Bay, ex-institutrice à Vinhlong,
licenciée à la suite d’un échec à un examen pédagogique, elle s’affilia
au Dang Cong San et fit partie du Cong Hoi des femmes à Vinhlong.
Elle fut dirigée par ordre du parti sur le Nha Bè, où elle s’embaucha à
la Franco-Asiatique de pétroles avec mission de faire de la propagande
parmi les femmes.
Ce fut une des principales collaboratrices de Son pour
l’organisation des manifestations du Nha Bè d’août 1930 et mars 1931.
À cette dernière, elle accompagnait la conférencière Nguyen Thi Hai
qui la dénonça. Du reste, elle a pris la fuite aussitôt après les tragiques
événements, sans même prendre la peine d’aller toucher sa paie.
À un moment donné, elle dirigea les Cong Hoi du Nha Bè elle fut
soupçonnée fortement d’être l’un des auteurs de l’incendie.
C’est une propagandiste très dangereuse. Elle a fait des aveux
complets à la Sûreté, mais nia à l’instruction.
148
Pham Thi Loi, dite Thi Ba, membre du comité du Dang Cong San
de la délégation de Duc Hoa, a joué un rôle de propagandiste de
premier plan. Elle a participé aux manifestations de Duc Hoa le 4 juin
1933, de Huu Thanh et Than Loi le 1 er septembre 1930, entraînant les
habitants et distribuant des tracts.
Elle faisait partie du tribunal révolutionnaire qui a condamné à mort
les notables de Huu Thanh.
Elle nia, mais son rôle fut affirmé par Xa Bien et Le Quang Sung.
Devant la Cour, elle persiste à affirmer son innocence et ses
dénonciateurs ont menti. Elle ne sait pas non plus ce que c’est que le
Dang Cong San.
Huynh Van Binh, ancien notable et membre du Thanh Nien, a pris
part à la manifestation de Duc Hoa, le 4 juin 1930, à l’attaque de la
maison commune de Huu Thanh, au pillage de la maison du huong-ca
Duong, le 1er septembre et à la manifestation de Thanh Loi, le 4
septembre. Il a assisté aux réunions préparatoires où l’on vota la mort
des notables de Huu Thanh et a participé à l’exécution en faisant le
guet. Devant la cour, il nie toute participation à ce crime. Huynh Van
Do, dit Xa Do est un ancien membre du Thanh Nien passé au Dang
Cong San, où il a le grade de Tong Bo. Il a assisté aux pillages des
maisons communes de Huu Thanh et de Thanh Loi et de la maison du
huong-ca Duong, le 1er septembre 1930.
Il faisait partie du tribunal révolutionnaire qui a condamné à mort
les notables de Huu Thanh et a dirigé le groupe chargé de surveiller la
route pour empêcher l’arrivée des secours.
Il nia, mais il fut dénoncé par Cao Van Hiep, Nguyen Van Ton,
Tran Van Xa, Huynh Van Binh, Co Van Thien, Huynh Van Hien, Co
Van Phu. Quand le président lui demande s’il confirme ses aveux, il se
contente de répondre : je suis innocent et je n’ai jamais fait d’aveux.
LES PROPAGANDISTES
Mao Van Guong, dit Nghia, affilié au Dang Cong San en mai 1930,
était chargé de la propagande à Thoi An et Phuoc An (Cantho), puis à
Thuan Kieu (Giadinh).
Il distribuait tracts et journaux. Il fut envoyé dans l’Ouest, par
Nguyen Van Tuy, qui lui remit trois revolvers à porter au comité de
l’Ouest pour protéger les orateurs. Il faisait aussi partie des Doi Thu
Vê.
Le Van Thu, affilié au Dang Cong San qui avait absorbé l’ancien
parti Ng An Ninh, donna les noms des chefs et des détails sur les
149
bandes de représailles auxquelles il participa.
Arrêté, porteur des tracts communistes, il avait fait des aveux
complets à la Sûreté, mais nia ensuite devant le magistrat instructeur.
Mais ses premiers aveux étaient sincères, car arrêté un des premiers, il
avait fait des révélations qui, par la suite, furent reconnues exactes.
Le Van Kiet, dit Cong, dit Nguyen Vuong Cong, dit Lieu, affilié au
Dang Cong San en novembre 1929, a commencé son action en créant
des syndicats.
Le Quang Sung, dit Hoang, dit Ng Con Binh, entra au Thanh-Nien
en mai 1929 et arriva à Saïgon en août de la même année. Là, il passa
au Dang Cong San et fut chargé de la liaison entre le comité directeur
de Saïgon et le comité régional de Duc Hoa. Il organisa toutes les
manifestations, pillages et assassinats de cette région ainsi que les
bandes de Doi-Thi-Ve.
Il imprima le journal le Nha-quê, par lequel il fit une propagande
active. Puis, il fut à la tête du Tinh-Uy de Cholon et aussi du comité du
syndicat des ouvriers.
Comme délégué du Tinh-Uy, il présida avec Co Sau le tribunal
révolutionnaire qui condamna à mort les notables de la région.
Il a toujours nié, mais tous ses co-inculpés, sans distinction, l’ont
désigné comme étant leur chef.
Devant la cour, il continue à nier.
Nguyen Thi Hai, dite Thi Hoa, concubine de Mai Phuoc Thien,
grand organisateur des syndicats rouges (Cong-Hoi), était affiliée et
chargée de la propagande parmi les femmes coolies.
C’est elle qui fit la conférence le 23 mars 1931 au début de la
manifestation. Elle a fait des aveux sur ce point, mais nia faire partie
du Dang Cong San. Elle déclara avoir débité sa harangue sans savoir
ce dont il s’agissait.
Mais l’information a établi que c’était une propagandiste très
dangereuse ayant joué un rôle particulièrement pernicieux.
Ayant pris part à la manifestation du 13 mars, dont elle avait connu
les préparatifs, elle a sa part de responsabilité dans les événements
tragiques qui l’ont précédée, accompagnée et suivie.
Thi Hai affirme qu’elle n’a joué aucun rôle dans ces manifestations
et que ses aveux précédents lui ont été arrachés par la violence.
Ngo Van Ngu, dit Nu, coolie à la Standard Oil, faisait partie du
Dang Cong San. Il était parmi l’équipe chargée de couper les fils
télégraphiques et téléphoniques. Le jour de la manifestation, il a
150
rassemblé et y a conduit les ouvriers, mais n’y aurait assisté que de
loin.
Il a fait des aveux complets au commissariat de police : il les
rétracte devant la cour et se déclare absolument innocent.
LES TÉMOIGNAGES
M. Hennequin, commissaire de police1 , est le premier témoin
entendu. Il dépose spécialement sur le vol du camp des Mares ; il a
constaté, en même temps que la disparition des armes, celle du
tirailleur. Par ailleurs, sa déposition ne fait que répéter ce que nous
avons déjà dit à ce sujet, sauf qu’ayant seulement opéré au début de
l’enquête, il ne soupçonnait pas le caractère politique du vol.
M. Hennequin raconte ensuite l’arrestation de Ngo Gia Tu, chez qui
il a retrouvé des documents très importants sur la constitution du parti.
Ngo Gia Tu, qui paraît un peu calmé par son expulsion d’hier, ne
fait aucune observation.
M. Coltelloni vient ensuite. Arrivé à Cholon, en février 1931, il a
procédé à diverses enquêtes notamment sur l’organisation rouge dans
la région de Duc Hoa et du comité central de Saïgon, dont il a pu
arrêter les membres. Dans la caisse du parti, il a trouvé 1 300 piastres
et un millier de francs d’argent français.
Sur une question du président, le témoin répond que le but du Dang
Cong San était d’instaurer en Cochinchine le régime communiste, par
tous les moyens : propagande, violence, etc.
Puis il donne des précisions sur l’assassinat de Le Quang Chieu,
ordonné par le Tinh-Uy de Mytho, et sur l’assassinat du notable Huot.
Sa déposition très nette et très détaillée produit une forte impression.
M. Bertin a été chargé spécialement des syndicats rouges et en
donne le fonctionnement. Il raconte aussi en détail la manifestation de
la rue Lareynière, où fut tué l’inspecteur Legrand. M. Bertin dément la
légende des mauvais traitements infligés aux accusés pour les faire
avouer. Pham-Boi proteste et affirme qu’il a été torturé de 6 heures du
soir à 3 heures du matin, frappé à coups de pied et de poing, les bras
retournés, le sang lui sortait de la bouche. « Le docteur Montel a été
obligé de me soigner », dit-il. M. Bertin déclare que tout cela n’est pas
1
On notera que les témoins de l’accusation sont tous des commissaires et des
inspecteurs de police. Des deux témoins français qui n’appartiennent pas à la police,
l’un est plutôt favorable à l’accusé, l’autre est absent. Il n’y a pas de témoins de la
défense.
151
vrai. Me Cancellieri, lui, déplore ces méthodes policières et déclare que
la défense y reviendra. La conférencière du Nha Bè donne aussi des
détails sur les souffrances qu’on lui a infligées et provoque un
scandale par la violence de ses protestations.
Nguyen Loi, lors de la déposition de M. Dubois, proteste qu’il
n’assistait pas aux réunions préparatoires de la manifestation de
Lareynière. M. Dubois dit que c’est bien possible, mais qu’il avait été
dénoncé par un de ses chefs.
Le Van Kiet prétend lui aussi que M. Dubois a dit une inexactitude
en déclarant qu’il était un instrument de Moscou. Kiet est allé à
Moscou en simple invité et n’a pas reçu de directive de Moscou.
M. Perroche, dans une déposition remarquable, fait l’historique du
Dang Cong San, de ses buts et de ses moyens d’action. Nous en avons
parlé longuement au début du procès. Nous n’y reviendrons pas. Mais
le tableau de tous les troubles, assassinats, incendies de maisons
communes, vols à main armée produit une impression considérable. Et
comme le dit le témoin, il est fort heureux que tous ces faits se soient
produits successivement et non simultanément, autrement la
Cochinchine aurait couru un très grave danger. Pham Boi vient encore
faire une conférence sur le communisme, déclarant que les prolétaires
français sont leurs frères, que les Annamites n’ont pas l’intention de
chasser les Français d’Indochine, etc.
M. Borel parle des troubles de la région de Caolanh et désigne Tran
Van Diep comme leur principal instigateur. Diep proteste que ce n’est
pas lui, car il ne connaissait pas la région. M. Borel désigne Mao Van
Quang comme un chef des Doi-Thu-Vê. À quoi Quang répond que les
Doi-Thu-Vê n’étaient pas des bandes de pirates, mais une sorte de
contre-police.
M. Alexandre dépose qu’il est arrivé près du notable Huot, peu
après qu’il eut été frappé. Huot n’a pas pu parler, mais il a réussi à
écrire sur un bout de papier les noms de ses agresseurs, entre autres
celui de Binh. Ce dernier déclare qu’il n’a jamais vu ce papier.
M. Roche, commissaire à Giadinh, a fait l’enquête sur les
événements du Nha Bè Il a constaté que les 12 fils téléphoniques
avaient été coupés. Puis la manifestation a éclaté, 2 miliciens ont été
frappés, l’un mortellement. M. Roche a fait arrêter quelques
manifestants, dont l’un était blessé, et, par leurs aveux, a réussi ensuite
à arrêter les autres.
L’accusé Kinh, qui frappa le milicien Tho à coups de coupecoupe,
152
affirme qu’il n’était pas à la manifestation, que M. Roche l’a frappé.
Le président ne peut y croire, car l’honorabilité du témoin est trop
connue. Pham Van Khuong et Ng Van Tan protestent également qu’ils
n’ont pas frappé les agents ; Ng Thi Hai, la conférencière du Nha Bè,
déclare à nouveau qu’elle n’a avoué que sous les coups.
……………………………………………………………………….
M. Filhol, qui était à l’époque adjoint de M. Delorme à Giadinh,
déclare qu’on a soupçonné Tho d’avoir préparé l’incendie du magasin
à touques, mais il a toujours nié.
La cour félicite de leur activité et de leur dévouement à la cause de
l’ordre les commissaires et inspecteurs qui ont pris part aux enquêtes
et à la répression de l’agitation communiste en regrettant que M.
Campana, qui y a pris une part considérable, soit absent. Le ministère
public y ajoute ses félicitations, que le public sera unanime à trouver
des plus méritées. La cour passe à l’audition des témoins indigènes1 du
Dang Cong San.
Le chef de canton de Binh Hoa Xa a procédé à l’arrestation des
accusés compromis dans le vol du camp des Mares.
M. Huynh Van Dan, ancien délégué de Duc Hoa, expose les
différentes manifestations qui eurent lieu à cet endroit en mai-juin
1930, entre autres le pillage et l’incendie de la maison commune de
Huu Thanh, puis en septembre l’assassinat des notables May et Duong
qui, dit-il, ont été des vengeances.
Huynh Van Vo, qui faisait partie du tribunal qui condamna les deux
notables, vient déclarer que c’est bien le délégué qui l’a arrêté, qu’il
n’a pas été frappé et qu’il a toujours nié.
Le Thi Deo, femme du huong-quan Huot, vient ensuite déposer.
Elle était dans sa chambre, quand elle entendit deux détonations. Son
mari entra dans sa chambre, blessé et suivi par deux individus. Mais
elle n’a pu reconnaître ceux-ci.
Le chef de canton de LongHungThuong déclare que, d’après son
enquête, l’assassinat de Huot est une vengeance des communistes
contre lesquels il avait déployé une grande activité. Avant sa mort,
Huot lui a désigné Binh comme un de ses assassins.
Le huong-quan de Tan-Tao, M. Le Cong Khoi, a reçu aussi les
déclarations de Huot expirant, qui lui a désigné parmi ses assassins
Binh, Huynh et Dai.
1
Les témoins indigènes sont les notables convaincus d’exactions et de cruautés par
leurs administrés.
153
L’INCENDIE DU NHA BÈ
M. Tursan, mécanicien à la Franco-Asiatique, dépose ensuite sur
l’incendie du magasin à pétrole. Après avoir fait sa ronde, il rentrait
chez lui sans avoir rien constaté d’anormal. Mais vers 6 heures, un
gardien, ayant remarqué de la fumée dans le magasin n° 3, vint le
prévenir. Il se rendit à ce magasin et réussit au bout d’une heure à
éteindre l’incendie.
Il trouva sur les lieux une boîte d’allumettes et des morceaux de
coton imbibés de pétrole disséminés parmi les touques. Il en conclut
que l’incendie a été prémédité, car il est formellement interdit d’avoir
des allumettes à l’intérieur de l’exploitation ; quant à désigner les
coupables, le témoin déclare que cela ne lui est pas possible, car les
indigènes de service au magasin ne sont pas sous ses ordres.
Le témoin déclare que le service d’incendie est si bien organisé que
cet incendie ne pouvait s’étendre hors du magasin incendié. Le fléau
ne pouvait se répandre au dehors. En réalité, dans ce sinistre partiel,
la compagnie n’a perdu que 15 touques.
Le mobile de ce crime ne peut guère être attribué à une vengeance
personnelle, car la compagnie est très large pour ses employés : ce doit
être un mobile politique.
Le caporal Huynh Van Trung, qui entendit sonner l’alarme et se
rendit immédiatement sur les lieux, fait une déposition analogue. Bien
qu’il ne puisse donner de renseignements précis sur les auteurs du
crime, il soupçonne Thê qui est un mauvais ouvrier, paresseux et
indocile. La cour estime que ce n’est pas suffisant pour inculper Thê.
Ce dernier prétend que le caporal lui en voulait et qu’il a profité de
l’occasion pour le signaler.
L’ASSASSINAT DE LE QUANG CHIEU
La grand-mère de Le Quang Chieu, 60 ans, dépose ensuite sur
l’assassinat de son petit-fils. La pauvre vieille ne sait pas pourquoi il a
été tué ni par qui.
Le huong-quan Ngo Van Dinh dépose sur cette même affaire. C’est
lui qui a fait les premières constatations sur l’assassinat de Le Quang
Chieu. L’assassin est entré par la fenêtre et a tiré deux coups de
revolver sur Le Quang Chieu qui était couché sur un lit de camp.
D’après ses voisins, Chieu aurait été tué par vengeance communiste.
Pham Van Tien, le condamné à mort, affirme que ce ne sont pas les
communistes qui ont tué Chieu, mais que ce dernier a été victime
d’une vengeance personnelle. D’après lui, le Parti communiste
154
n’autorise pas les châtiments individuels, car cela n’avance à rien.
Le Van Ho, père de Chieu, croit à une vengeance communiste, mais
ne peut dire par qui elle a été exécutée.
Tran Van Thinh, commissaire à bord de la chaloupe de Mytho,
raconte ensuite les circonstances de l’attaque de celle-ci par les
communistes. Les pirates ont dévalisé la caisse, le personnel et les
passagers : il n’en peut reconnaître aucun, car tous étaient masqués.
Le témoin croit reconnaître Ton pour celui qui a été l’indicateur de
ce vol. Ton demande sur quoi il a pu baser ces soupçons.
LE RÉQUISITOIRE
Le ministère public, avant de descendre pour de longues années de
son siège, déclare qu’il fera une dernière fois son devoir avec
impartialité. Ce devoir lui est facilité par la clarté avec laquelle le
président a conduit les débats, par la netteté des dépositions des
inspecteurs de la Sûreté.
L’avocat général n’avait pas été trop surpris par la révolte de Yen
Bay, ni par l’agitation en Annam. Mais les événements de Cochinchine
l’ont profondément étonné. Nous avons tous été surpris par l’étendue
et la vigueur de l’organisation communiste dans ce pays.
Le ministère public passe rapidement en revue l’époque des
manifestations en masse, contre lesquelles la Sûreté dut faire usage de
ses armes, des attaques contre les maisons communes et du terrorisme
qui régnait dans les campagnes : assassinats, pillage, extorsion de
fonds, etc.
Après avoir ainsi passé en revue ces événements, le ministère public
conclut que les 119 accusés présents ont bien fait partie d’une
organisation secrète ayant des buts subversifs et coupable de complot
contre le gouvernement français. Il rappelle que cette société dépendait
directement de la IIIe Internationale de Moscou par l’intermédiaire du
Bureau d’Orient de Shanghai, puis il esquisse rapidement
l’organisation du communisme en Cochinchine. Il en montre la
perfection et la discipline qui y régnaient. « Perinde ac cadaver »
comme chez les Jésuites.
Les 119 inculpés ont fait des aveux complets à la Sûreté et à
l’instruction. Devant la cour, ils se sont rétractés, prétendant que leurs
aveux leur ont été arrachés par la violence. Qu’ils aient été passés à
tabac, c’est possible. Mais leurs tortures sont un produit de leur
imagination. D’ailleurs, inventer des détails aussi précis que ceux
relatés dans leurs aveux eût été impossible.
155
Le ministère public passe en revue les charges pesant sur chacun
des inculpés : Duong Hac Dinh et Ngo Gia Tu sont déjà condamnés.
Binh a reconnu avoir voté la mort de Huot et y avoir participé, ainsi
que Pham Van Nhieu, etc. Nous n’y reviendrons pas ayant déjà relaté
toutes ces charges dans le compte rendu détaillé de l’interrogatoire.
Le ministère public requiert ensuite la peine de mort contre tous
ceux qui ont commis les assassinats sur la personne des notables et de
Le Quang Chieu, c’est-à-dire contre Huynh Van Binh, Nguyen Van
Ton, Huynh Van Gon, Dang Van Cu, Co Van Tien, Ho Van Moc,
Phan Van Khuong, Cao Van Luong, la peine des travaux forcés à
perpétuité contre tous ceux qui ont été complices dans les assassinats
ou actes de piraterie.
Contre les principaux chefs du Dang Cong San la déportation et
contre les autres accusés des peines diverses de travaux forcés et de
réclusion.
LES PLAIDOIRIES
Plaidoirie de Me Cancellieri
Me Cancellieri ne fera pas le procès de la police : elle mérite au
contraire des félicitations pour l’élaboration d’un acte d’accusation où
tous les accusés ont avoué.
L’affaire d’aujourd’hui dépasse les limites de ce prétoire. La révolte
date des millénaires : elle a pris la forme chrétienne, puis ce furent les
révoltes du Moyen Âge ; enfin lorsque le capitalisme s’instaura, elle
prit une forme rationnelle et s’organisa. Tandis que des millions
d’hommes meurent de faim, on détruit en masse des produits, on brûle
du blé, on jette le café à la mer. Aussi les hommes, indifférents
jusqu’ici, prêtent l’oreille à des appels qu’autrefois ils n’auraient pas
écoutés.
Les échos de cette lutte sont arrivés jusqu’à ce peuple pacifique et
doux. On lui a fait des promesses, les a-t-on tenues ? On a parlé ce
matin de société secrète. N’est-ce pas une nécessité dans ce pays, où
une réunion de plus de 20 personnes est interdite ? Si l’on veut éviter
une explosion, donnez des libertés. Créez des partis, formez des
syndicats, vous les aurez en mains. Mais si l’on veut comprimer à tout
prix, la révolution se produira violente.
Ces accusés ne forment pas des associations de malfaiteurs. Ce
sont des idéalistes qui savent que le meurtre individuel, l’acte de
piraterie a toujours été interdit par leur parti. Ils ont raison de dire
qu’ils n’en veulent pas aux Français, mais à leurs mandarins qui
156
depuis des siècles exploitent leur misère.
Puis le défenseur passe à l’affaire du Nha Bè, dans laquelle ses
clients sont impliqués. Ce n’est qu’un incident provoqué par des faits
étrangers au communisme, des brutalités de caporaux, etc. Certains
ouvriers du Nha Bè n’ont pu supporter ces procédés. L’émeute du Nha
Bè se réduit à des coups échangés au cours d’une réunion. Il est vrai,
un bep1 a été tué, mais le meurtre fut-il intentionnel ? Quant à la
conférencière Tran Thi Hau, on a voulu en faire une des dirigeantes du
parti. Il n’en est rien, et on ne peut prouver qu’elle a conduit la
manifestation du 21 mars. Ce n’est qu’une propagandiste. Pour Thi
Hai, la seule chose qu’on lui reproche, c’est d’avoir cousu des
banderoles. Quant à May, il s’est toujours tenu sur le terrain de la lutte
de classe. Le Thanh Tan a reconnu aussi avoir organisé le Secours
rouge, mais cette œuvre n’a rien de violent ni de militant. Thien avoue
avoir frappé à coups de bâton le cai Tho. Mais a-t-il voulu le tuer ? Ce
n’est pas un assassinat, ce sont des coups portés dans une bagarre.
Quant aux chefs, le défenseur demande à la cour de ne pas retenir
leur responsabilité morale. Cette responsabilité n’existe pas en droit
pénal. Aussi la cour les jugera-t-elle avec humanité.
Le défenseur termine en déposant des conclusions dans le sens
suivant : la manifestation du Nha Bè a été spontanée et non organisée.
Les manifestants n’avaient pour armes que des bâtons et n’avaient pas
l’intention de tuer. Aussi le défenseur demande-t-il la disqualification
de l’inculpation en coups et blessures mortels.
Avant de terminer, le défenseur indique qu’un mouvement se
produit en France en faveur de l’amnistie qu’on a refusé d’étendre à
l’Indochine. Il attend de la cour non pas un geste de clémence, mais un
geste d’humanité. Ici, il n’y a pas de politique, pas de haine, il ne doit
y avoir que des sanctions justes, car ces hommes n’ont eu d’autre but
que d’arriver à un meilleur état social.
Plaidoirie de Me Blaquière
Son confrère Cancellieri a situé le conflit qui est à l’origine de ce
procès sur le terrain indochinois. Quand les Français sont venus en
Cochinchine, c’est pour défendre des opprimés, exilés par la Cour de
Hué.
Une grande erreur a été commise par des hommes politiques, c’est
de rendre aux notables trop d’influence. Ils ne subissent presque aucun
contrôle. Une des causes de la mort de Huot a été précisément qu’il
1
Bep : cuisinier.
157
abusait de son influence et qu’il commettait des exactions.
La plupart de ces pauvres gens qu’on accuse aujourd’hui d’être des
malfaiteurs ont manifesté pour obtenir des allégements à leur situation.
Dans la plupart des cas, ils ont attendu paisiblement, assis sur leurs
talons, l’arrivée de l’administrateur.
Le défenseur critique, lui aussi, les méthodes policières employées
pour obtenir des aveux ; le défenseur disculpe ses clients. Long a
déclaré qu’il avait remis un revolver à Binh, mais c’était pour assurer
la défense personnelle de ce dernier, dont le ministère public a réclamé
la tête ainsi que celle de Gon et de Ton. Aucun des témoins n’a pu
préciser qui avait pris part à l’assassinat. Seule la rumeur publique et
les rapports de police les ont désignés.
Le verdict de mort est donc absolument disproportionné aux
charges qui pèsent sur eux. La cour ne voudra pas faire des martyrs et
le défenseur conclut en demandant lui aussi un verdict d’apaisement.
Plaidoirie de Me Motais de Narbonne
Me Motais de Narbonne déclare qu’il se limitera au terrain judiciaire
et ne soutiendra pas de thèse politique ou doctrinale, malgré l’ampleur
donnée à cette affaire.
Le défenseur plaide pour Ng Thi Nho. Elle est inculpée non
seulement de crime politique mais aussi de droit commun, ayant voté
la mort des notables de Huu Thanh. Il évoque le souvenir d’un de ses
professeurs, disant avec un sourire sceptique qu’un État considère
toujours comme un crime le fait de vouloir le renverser. Mais ce
scepticisme n’est pas de mise dans une œuvre d’association coloniale,
quand on voit à quels châtiments mènent les inculpations faites d’après
des textes abrogés en France, mais maintenus ici. Ces délits politiques
sont suffisamment expiés par des années de prison préventive.
Le défenseur ne veut pas critiquer les méthodes de la police, mais
n’est-ce pas chose troublante que les dénégations passionnées et
constantes de cette jeune institutrice, qui nie avoir pris part à la réunion
où furent condamnés à mort les notables de Huu Thanh. Elle n’a été
que propagandiste et ne peut être, à ce titre, inculpée de complicité
d’assassinat. Les vrais coupables sont ceux qui n’osent pas exécuter
eux-mêmes, mais donnent des instructions et arment des bras.
Plaidoirie de Me Dujon
Me Dujon ne veut pas porter la discussion sur le terrain politique :
les opinions de ses clients sont opposées aux siennes et Me Cancellieri
a suffisamment, avec son talent habituel, fait l’exposé des convictions
158
qu’il ne partage pas.
Le défenseur plaide pour son premier client qui est allé à Moscou,
mais n’y est allé que comme visiteur et n’a joué aucun rôle important
dans l’agitation locale. Il en est de même de Ng Trac.
Quant à Le Quang Sung, il est inculpé de complicité dans
l’assassinat des notables de Duc Hoa. Mais ce tribunal a-til réellement
existé ? Sung en faisait partie. Sung est donc un simple propagandiste,
qui a imprimé et répandu le journal le Nha-quê.
Bui Cong Trung est accusé d’avoir hébergé une cellule dirigée par
Minh. Trung n’est qu’un simple sympathisant, chargé de faire des
conférences. Quant à avoir accueilli la police à coups de revolver, cette
accusation est encore à prouver. Contre Bui Van Lam et Pham Sam,
on n’a que des accusations d’avoir fait de la propagande. Le Van Kiet
a organisé la protection des orateurs lors de la réunion de la rue
Lareynière. Loi était le guetteur chargé de signaler l’arrivée des
policiers. Il a bien mal rempli sa mission. Pham Boi, lui, a été arrêté au
cours de cette même réunion. Son rôle n’est pas bien précisé. En
somme, la principale accusation qui pèse sur eux est celle d’être des
militants.
Le défenseur attendait que le ministère public citât les noms des
Doriot, des Cachin, pour montrer comment ils avaient été châtiés. Il ne
l’a pas fait. Voulait-il éviter la comparaison des peines infligées en
France et de celles qu’on demande ici ?
Le communisme est-il encore ici tellement dangereux que la cour
veuille montrer, par des peines exemplaires, la crainte qu’il inspire ?
La cour ne s’inspirera pas d’un motif d’exemplarité et ne fera pas
de martyrs.
8 condamnés à mort
Huynh Van Binh 53 ans.
Nguyen Van Ton 47 ans.
Huynh Van Gon 47 ans.
Nguyen Van Ut 52 ans.
Dang Van Cu dit Bo Cu 34 ans.
159
Le Quang Sung 23 ans.
Pham Van Khuong 23 ans.
Cao Van Luong 33 ans.
160
Lettre de Me X, avocat à Saïgon
10 mai 1933
Cher ami,
Les débats commencés le mardi 2 mai se sont terminés le dimanche
7 à 4 h 30 du matin. Cinq jours ont donc suffi pour juger 120 hommes
impliqués dans 6 affaires différentes. La scène du verdict fut d’un
dramatique intense. J’y reviendrai tout à l’heure.
La cour était composée de 3 conseillers français, dont M. Weill,
président, et de 2 assesseurs annamites ignorant tout du dossier et qui,
ayant 120 accusés devant eux, devaient, à l’heure du verdict et à
l’allure à laquelle ont été menés les débats, se trouver dans
l’impossibilité de déterminer la responsabilité pénale incombant à
chacun d’eux.
Ceci d’autant plus qu’il s’agissait de 6 affaires particulières n’ayant
aucun lien de connexité et qui, contrairement à toute règle judiciaire,
avaient été jointes pour permettre de faire une fournée communiste.
Ce procédé possédait pourtant l’avantage de discréditer le Parti
communiste et de poursuivre en particulier ses membres pour
association de malfaiteurs, accusation contre laquelle ils se sont élevés
avec véhémence.
Les débats ont été menés à toute vapeur. Je vous signale le chef-
d’œuvre que constitue l’acte d’accusation. Tous les accusés ont avoué
et maintenu leurs aveux devant le juge d’instruction.
En réalité, dans cette affaire, comme dans toutes les affaires
« communistes » (et chose qui constitue légalement une forfaiture),
l’instruction est faite par la Sûreté. Les accusés sont gardés plusieurs
mois et quelquefois, comme c’est le cas en l’espèce, deux et trois ans
en prison.
Faisant preuve d’un raffinement tout asiatique, des tortures sans
nom leur sont infligées. Plusieurs se sont présentés à l’audience
estropiés pour la vie. L’un d’entre eux a montré son bras fracturé lors
du supplice de l’estrapade.
L’électricité est elle-même employée, sans parler des doigts écrasés
et des épingles enfoncées sous les ongles. Ceci pour ne citer que les
procédés courants. Des aveux sont ainsi obtenus.
Lorsque ces aveux sont consignés, on conduit alors l’accusé devant
161
le juge d’instruction pour qu’il les confirme. Ceci en le prévenant bien
toutefois que s’il se rétracte on l’interrogera de nouveau et jusqu’à ce
que mort s’ensuive, s’il le faut.
C’est ainsi que, par ces aveux ainsi obtenus et que la cour
naturellement retient, on arrive à donner corps à des monstruosités
policières échafaudées pour le besoin de la cause.
Les 13 avocats constitués d’office quelques jours à peine avant
l’audience n’ont pu prendre connaissance complète du dossier qui
contenait plusieurs milliers de documents divers.
Le palais était gardé militairement et toutes les issues barrées. Le
public annamite était en principe admis dans la mesure des places
disponibles, mais inutile de vous dire que les deux bancs qui auraient
pu être occupés l’étaient par des agents de la Sûreté.
Comme par ailleurs les Annamites qui voulaient pénétrer au palais
devaient décliner leur identité et étaient minutieusement fouillés, il ne
s’en présenta naturellement pas et c’est en vase clos qu’eurent lieu les
débats.
Les comptes rendus parus dans les journaux de langue annamite
furent en majeure partie censurés.
Au moment de la lecture du verdict, comme quelques condamnés
criaient à l’injustice, ce fut immédiatement et en plein prétoire la ruée.
La troupe croisa la baïonnette et gendarmes et miliciens en uniforme
qui encadraient les condamnés virent les agents de la Sûreté, matraque
au poing, se joindre à eux.
Je dus me jeter dans la mêlée et, grimpé sur un banc, rallier à moi la
défense. Bousculé, c’est sous la protection de l’avocat général que je
pus faire dire au nom de tous, à nos clients, que nous ne les
abandonnions pas et je peux affirmer que sans notre attitude énergique
nous eussions assisté à des scènes de violence dans le prétoire même.
La défense a d’ailleurs au sujet de tous ces faits adressé une plainte
tant au bâtonnier qu’au procureur général.
Remarquez que les faits se sont déroulés il y 3 ans. Que depuis, le
Parti communiste ayant été détruit physiquement, le pays est calme
depuis lors et que la majeure partie des condamnés sont de tout jeunes
gens.
Vous remarquez en particulier la sauvagerie des condamnations
frappant de mort Le Quang Sung et Pham Van Khocong ainsi que tous
les déportés à vie, simples militants ou syndicalistes honnêtes et
dévoués.
162
X.
avocat à Saïgon
163
La presse indochinoise, samedi 13 et dimanche 14
mai 1933
QUI SÈME LE VENT RÉCOLTE LA TEMPÊTE
Pour des faits vieux de trois ans, alors qu’un souffle d’apaisement
devait ramener en ce pays l’ordre et le calme, alors qu’un verdict de
clémence avait été promis, était espéré de tous, un verdict impitoyable
a été prononcé par la cour d’assises.
Nous ne sommes pas communistes
Mais convaincus que de graves erreurs ont été commises, qu’une
semence de division et de haine a été jetée par le pays, nous faisons
appel à tous les bons Français, à tous les honnêtes gens, sans
distinction de parti et d’opinion.
Et nous leur disons :
On a torturé les accusés pour leur arracher des aveux.
Il n’y a pas eu de débats. Aucun des jurés n’a été capable d’isoler
un coupable de la masse des 120 accusés dont le procès a été instruit
en cinq jours.
Il y a eu des témoins ; il n’y a pas eu de témoignages. Des accusés
ont été pour les mêmes faits :
Les uns condamnés à mort.
Les autres acquittés !
Onze jeunes gens ont été condamnés à la déportation à vie pour le
seul crime d’avoir voulu former des syndicats professionnels.
Nous portons ce verdict au jugement de l’opinion publique !
La Ligue des droits de l’homme est saisie.
Tout ce qui, en France, défend, sans distinction de parti, la liberté et
la légalité est alerté :
Les Français, en Indochine, se doivent de défendre la paix menacée
par un verdict impitoyable et inexplicable.
164
assassiné le notable Hay
MORT.
72. Hh Van Vo — Ex huong-quan, affilié au Dang Cong San, a
assisté aux différentes manifestations du parti. Faisait partie du tribunal
révolutionnaire qui a condamné à mort les notables de Huu Thanh et
du groupe chargé d’exécuter le huong-quan May
ACQUITTÉ.
73. Co Van Phu — Affilié au Dang Cong San, il a pris part aux
différentes manifestations terroristes du parti. Il a assisté aux réunions
préparatoires où fut décidée la mort des notables de Huu Thanh et
faisait partie du groupe chargé d’exécuter le huong-quan May
VINGT ANS DE DÉTENTION.
22. Ng Van Do — Affilié au Dang Cong San, était to-truong (chef
de cellule) à Binh tri Donge
QUINZE ANS DE DÉTENTION.
26. Cao Van Luc — Affilié au Dang Cong San, était to-truong du
village de My Hanh, faisait partie de la section d’exécuteurs et, à ce
titre, a pris part à des manifestations et à des vols
ACQUITTÉ.
96. Ph Van Cuong — Faisait partie du syndicat du Nha Bè et du
Dang Cong San, présida le 22 mars au soir la réunion préparatoire à la
manifestation du lendemain.
Au cours de la manifestation, il arrêta le caï Tha qu’il maintint
pendant que Deo le frappait avec un marteau. Il était armé d’un
revolver avec lequel il forçait les ouvriers à venir à la manifestation.
Faisait partie des Doi-Thu-Vê. Il nia, mais fut dénoncé par tous ses co-
inculpés
MORT.
08. Ph Van Nen — Membre du Dang Cong San et du Cong Hoi du
Nha Bè, a participé à toutes les manifestations depuis 1930, où il était
chargé de distribuer des tracts.
Il a assisté à la réunion préparatoire de la manifestation et était
chargé de couper les fils téléphoniques ; au cours de la manifestation,
il a frappé les agents avec un bâton. Arrêté sur place, il réussit à
s’enfuir, mais fut repris peu après.
Il a fait des aveux à la Sûreté, mais a nié à l’instruction
VINGT ANS DE DÉTENTION.
97. Ng Van Lung — Arrêté sur les lieux de la manifestation, il
faisait, en qualité de membre des Doi-thu-Vê, partie de l’équipe
165
chargée d’empêcher les ouvriers de reprendre leur travail. Armé d’un
bâton, il frappa les miliciens. Il a fait des aveux, mais prétendit avoir
été forcé d’assister à cette manifestation par la menace. Or,
l’information (pièce 159) (dossier 46) a établi qu’il s’y était rendu
spontanément en étant au courant depuis la veille, car il avait assisté
aux réunions préparatoires
CINQ ANS DE PRISON.
98. Tran Van Lua — Membre des syndicats rouges, arrêté sur les
lieux de la manifestation dont il avait été prévenu deux jours
auparavant, armé d’un bâton il a frappé les miliciens
ACQUITTÉ.
109. Vo Van Lo — Affilié au Dang Cong San, a assisté à la
manifestation du 23 mars 1931 sur l’ordre de son chef de cellule. Il a
frappé à coups de bâton le bep Giac
VINGT ANS DE PRISON.
110. Vo Van Ky — Mêmes charges que le précédent1
CINQ ANS DE PRISON.
Nous multiplierons ces exemples.
Nous montrerons que l’instruction a été faite par la police, ce qui
est, d’après les maîtres du droit criminel, une forfaiture !
Nous croyons que ce verdict est un manquement à la haute et pure
conception de l’œuvre française en ce pays et nous demandons que ce
manquement soit effacé !
1
Nous reproduisons textuellement l’acte d’accusation officiel.
166
Comité d’amnestie et de défense des Indochinois et
des peuples colonisés
Monsieur le Ministre,
Le comité d’amnistie et de défense des Indochinois vous adressait
le 20 mai 1933 une délégation dirigée par M. le député Monnerville et
chargée de vous exprimer l’émotion causée non seulement parmi nos
collègues mais dans tous les milieux de travailleurs intellectuels et
manuels par le récent verdict de Saïgon.
Vous avez bien voulu dire à nos délégués que, partageant cette
émotion, vous aviez télégraphié à Saïgon pour qu’aucune
condamnation ne soit rendue effective avant que vous ayez examiné
les dossiers dont vous demandiez communication.
Aussi sommes-nous surpris d’apprendre que 89 des condamnés
indochinois sont déjà envoyés au bagne de Poulo Condor. Nous
comptons que vous renouvellerez sans délai l’ordre que vous avez déjà
donné de surseoir à l’exécution des peines prononcées le 7 mai, ordre
dont les autorités indochinoises ne paraissent pas suffisamment
décidées à tenir compte.
Nous sommes en effet convaincus que l’examen du dossier, en vous
renseignant sur les conditions dans lesquelles s’est déroulé le procès du
2-7 mai, aura pour conséquence immédiate la révision de ce procès au
cours duquel ont été jugés, en cinq jours, 120 individus impliqués dans
six affaires absolument différentes, sans lien de connexité.
La liaison créée contrairement à toute règle judiciaire et de façon
scandaleusement arbitraire entre ses diverses affaires a seule permis
l’inculpation d’association de malfaiteurs, inculpation contre laquelle
les accusés n’ont cessé de s’élever et que rien n’est venu justifier ni au
cours de l’instruction, ni au cours des débats. Il est à remarquer
d’ailleurs que l’acte d’accusation contient une série d’affirmations
qu’aucune preuve et aucun témoignage ne sont venus étayer. Les
aveux des accusés — presque toujours suivis de rétractations — n’ont
167
aucun caractère probant, n’ayant, semble-t-il, été obtenus, ainsi qu’il
est d’usage constant en Indochine, que par des tortures.
Dénoncées par tous les accusés, ces pratiques honteuses sont niées
par le ministère public qui reconnaît cependant et paraît excuser le
« passage à tabac ». Quelles sont à vrai dire les limites qui séparent ce
« passage à tabac » avoué par le ministère public et la torture
proprement dite dont les accusés se plaignent d’avoir été victimes ?
C’est ce qu’il importerait de préciser. Vous n’ignorez assurément pas,
monsieur le ministre, que plusieurs inculpés se sont présentés à
l’audience estropiés pour la vie. L’un d’eux avait le bras fracturé,
l’autre la colonne vertébrale brisée. Il semblerait d’après la plaidoirie
de M. Béziat, ancien bâtonnier, ancien maire de Saïgon, que le juge
d’instruction aurait confié l’interrogatoire de plusieurs inculpés à un
officier de police judiciaire. Il y avait là une forfaiture et par
conséquent un cas de cassation sur lequel nous jugeons indispensable
d’attirer votre attention.
L’importance accordée aux rapports de police, le rôle joué par cette
police, ses procédés sont tels que le président crut pouvoir proposer à
deux défenseurs, membres comme lui de la franc-maçonnerie (MM.
Blaquière et Giao), une sorte de marché leur promettant de prononcer
un verdict indulgent, s’ils renonçaient à faire, au cours de leurs
plaidoiries, le procès de la police. Il assure à cette occasion être le seul
à connaître vraiment le dossier. Les assesseurs n’avaient pas plus eu le
temps de l’étudier que les avocats eux-mêmes nommés d’office peu de
jours avant l’audience.
L’instruction avait cependant été fort longue puisque la plupart des
accusés étaient en prison préventive depuis deux et trois ans.
Nous vous rappelons qu’à plusieurs reprises diverses associations
(et notamment la Ligue des droits de l’homme) ont déjà eu l’occasion
de réclamer pour les inculpés des pays coloniaux les garanties
accordées par la loi aux inculpés de la Métropole.
Un membre du comité central de cette Ligue, qui est aussi membre
de notre comité d’amnistie, M. le député et avocat Marius Moutet, a
particulièrement signalé que ces « garanties n’existent ni avec le
régime des commissions criminelles qui sont de véritables cours
martiales ni avec les tribunaux mandarinaux. »
Pour en revenir au cas d’espèce qui nous occupe aujourd’hui, nous
ne doutons pas que vous ayez été frappé comme nous de l’arbitraire
assez proche de l’incohérence qui caractérise des condamnations sur
168
l’extrême sévérité desquelles nous aurons à revenir.
C’est ainsi que pour des inculpations à peu près identiques, l’accusé
n° 96 est condamné à mort, le n° 97 est condamné à cinq ans de
détention et le n° 98 est acquitté.
Le n° 21 et le n° 26 sont l’objet d’une même accusation : l’un est
condamné à dix ans de détention. L’autre est acquitté.
Vo Van Lo (n° 109) est condamné à vingt ans de détention pour des
faits qui ne valent à Vo Van Ky (n° 110) que cinq ans de la même
peine.
Il en va de même des accusés nos 70, 72, 73. Pour des faits
semblables, le premier est condamné à quinze ans de détention, le
second est acquitté et le troisième envoyé en prison pour vingt ans. Les
faits reprochés au n° 17 ne sont pas très différents : ils valent
cependant à Nguyen Van Ut une condamnation à mort. Il lui est
reproché, à vrai dire, d’avoir fait partie d’un tribunal révolutionnaire,
mais l’existence de ce même tribunal n’a pu être établie.
Ceci nous amène à souligner la fragilité de l’accusation et
l’extraordinaire sévérité du verdict.
Sans doute serons-nous bientôt en mesure d’établir le mal fondé de
certaines accusations ; nous ne voulons, pour aujourd’hui, faire état, et
sans même le discuter, que du texte de M. le procureur général. Ce
texte nous permet de constater que maintes condamnations ont été
prononcées pour délit d’opinion. C’est ainsi que Nguyen Van Dac (n°
9) n’est accusé que d’avoir assisté (sic) à des manifestations, distribué
des tracts et recueilli des souscriptions. Il est condamné pour ces faits à
dix ans de détention. Nguyen Van Nam (n° 12) est envoyé en prison
pour cinq ans. On ne lui reproche que son affiliation à un parti
politique et la distribution des tracts.
Le fait d’avoir joué dans ce parti un rôle que l’on dit « important »
sans d’ailleurs le préciser vaut à NguyenVan Nep (n° 16) vingt ans de
détention. On ne trouve à reprocher à Nguyen Van Do (n° 22) que son
affiliation au parti Dang Cong San : quinze ans de détention. Dix ans
sont infligés à Nguyen Van Dua (n° 24) qui nie les faits qu’on lui
reproche et dont on ne peut apporter aucune preuve. « Mais, dit l’acte
d’accusation, il est désigné dans tous les rapports des notables comme
un communiste notoire et on a trouvé chez lui un fusil de fabrication
indigène dont se servent généralement les pirates. »
Le journaliste Nguyen Chi Dieu (n° 30) est à 22 ans envoyé aux
travaux forcés à perpétuité pour avoir joué un rôle de premier plan
169
dans l’organisation communiste, avoir distribué des tracts, organisé des
comités et rédigé une brochure : Les tâches du communisme.
Ha Huy Giap (n° 32) est déporté à perpétuité pour avoir rédigé
différents journaux et être considéré comme un des chefs (?) du Dang
Cong San. Le Hoc Bing (n° 34) a tenté de créer des syndicats dits
« rouges » parmi des ouvriers de la Cie des Eaux et d’Électricité, puis
aux chemins de fer. Cette conception européenne, républicaine,
française du droit syndical lui vaut dix ans de détention ainsi qu’à
Nguyen Trong Nhat (n° 35) auquel on reproche en outre d’avoir
assumé la responsabilité d’un journal, le Co-Do.
Conférences, distribution de tracts, création de comités et article
dans le journal le Nha-quê valent à Nguyen Xuan Xuyen (n° 36) d’être
déporté à perpétuité. Ngo Dac Tri (n° 39) a passé trois ans à Moscou. Il
a avoué être partisan d’une révolution sociale qui instaurerait le régime
des soviets. Cet aveu lui vaut quinze ans de détention.
Âgé de vingt-trois ans, Nguyen Van Tay (n° 39) est déporté à
perpétuité pour avoir joué comme propagandiste un rôle que l’acte
d’accusation assure être de premier plan sans apporter aucune
précision.
Nguyen Thai (n° 40) est frappé de la même peine pour avoir créé
des syndicats et incité des ouvriers à faire grève. Pham Kim Son
(n° 41) a fait passer des correspondances communistes (sic) à
Singapour, Shanghai, Hongkong. Il est condamné à dix ans de
détention.
Nguyen Thi Luu (n° 42) a aidé son amant à l’impression des
journaux et des tracts. Elle est condamnée à cinq ans de détention.
Même peine infligée à Lê Van So (n° 47) qui a préparé la
manifestation de juin 1930 à Cho Moi, à Trân Van Diêp (n° 48) contre
lequel on ne formule aucune accusation précise, si ce n’est d’avoir
« fait à Canton son éducation révolutionnaire » et que l’on considère
— sans esquisser la moindre preuve — comme responsable des
troubles de la région de Cao Lanh.
Pour avoir recelé un fusil et être venu chercher des tracts à Saïgon,
Nguyen Van Lan (n° 50) est envoyé pour vingt ans en prison ainsi que
Mao Van Cuong (n° 52) qui porte trois revolvers au comité de l’Ouest
pour protéger les orateurs. Hô Van Lang (n° 53) est envoyé aux
travaux forcés à perpétuité bien qu’on n’ait pu d’aucune façon établir
sa complicité dans l’assassinat du notable Huot. Mais il a fait de la
propagande et dirigeait un comité politique.
170
Lê Van Kiêt (n° 54) a créé des syndicats dits « rouges ». Il a fait de
« la propagande active, essayant vainement d’ailleurs (sic) de fomenter
des grèves. Il a rencontré un délégué de la IIIe Internationale. Il a été à
Moscou et de retour à Saïgon fut arrêté avant d’avoir pu jouer à
nouveau un rôle actif (sic). » Il n’en est pas moins déporté à perpétuité.
Dix ans de détention sont infligés à Nguyen Trac (n° 85) pour avoir
organisé en syndicat dit « rouge » les employés du magasin Chernu et
avoir, le 21 janvier 1931, arboré un drapeau rouge.
Bui Cong Trung (n° 87) a avoué qu’il avait été faire à Moscou ses
études révolutionnaires et qu’il faisait des cours chez lui à de jeunes
Indochinois. Les policiers venus perquisitionner chez lui ont été,
affirme l’accusation, reçus à coups de revolver. En tout cas, aucun
d’eux n’a été atteint. Bui Cong Trung n’en est pas moins condamné à
quinze ans de détention. Le Van Gioi (n° 88) est condamné à quinze
ans comme syndicaliste et propagandiste du Parti communiste. Il a,
ajoute l’acte d’accusation, « fait des aveux complets ». Affilié au Dang
Cong San, au Syndicat des chemins de fer, distributeur des tracts,
Nguyen Van Loi (n° 91) avait été chargé, lors d’une manifestation, de
veiller à ce que chacun soit à son poste. Malade il dut être remplacé
mais restera cependant vingt ans.
Pham Xuan Dind (n° 92) y restera quinze ans. Il a avoué assister à
des manifestations et être syndiqué.
Pham Boi (n° 93) est condamné à vingt ans. Il était membre du
comité du syndicat qu’il avait organisé et fut chargé d’imprimer deux
journaux syndicalistes.
Cinq ans à Nguyen Van Tan (n° 95) qui a assisté à une
manifestation et aux réunions préparatoires. Vingt ans à Nguyen Van
King (n° 100) pour être sur l’ordre de son parti entré à la Standard Oil
afin d’y préparer les ouvriers à une manifestation. Cinq ans à Nguyen
Thi Hai (n° 102) que l’acte d’accusation présente comme une
propagandiste dangereuse bien qu’il ne puisse lui être reproché que
d’avoir prononcé une conférence. Dix ans à Ngo Van Ngu (n° 103) qui
n’aurait assisté que de loin (sic) à une manifestation à laquelle il avoue
avoir conduit des ouvriers.
Cinq ans à Tran Thi Day (n° 105) qui se fit embaucher à la Franco-
Asiatique des pétroles, y distribua des tracts, confectionna des
banderoles et assista (sic) à une manifestation.
Quinze ans à Lê Tan Cam (n° 107) qui rédigea et tira le journal
Thuong-Dan, organisa des manifestations. Au cours de l’une d’elles, il
171
retira des mains de Cai-Tho le revolver dont celui-ci le menaçait.
Vingt ans à Vô Van Lo (n° 109) et cinq ans à Vô Van Ky (n° 110)
pour avoir l’un et l’autre frappé d’un bâton le bep Giao.
Vingt ans également à Nguyen Van (n° 112) pour avoir fait de la
propagande, ce qu’il avoue, et avoir pris part aux délibérations du
tribunal révolutionnaire qui condamne à mort Lê Quang Chiêu, ce
qu’il nie énergiquement. Vingt ans aussi à Nguyen Van Hanh (n° 113)
pour participation à ce tribunal dont nous vous rappelons que
l’existence reste pour le moins douteuse.
Pour avoir présidé une réunion de cet hypothétique tribunal,
Nguyen Thiên (n° 114) est condamné aux travaux forcés à perpétuité.
Pour avoir, prétend-on, exécuté cette soi-disant sentence, CaoVan
Luong (n° 115) est condamné à mort, bien qu’il rejette sur Phuoc
(décédé) la responsabilité de ce meurtre.
C’est aussi pour avoir présidé avec Co-Sau un tribunal
révolutionnaire que Lê Quang Sung (n° 86) est condamné à la peine de
mort. Aux négations énergiques de l’accusé, on n’a pu opposer que
l’assurance donnée par ses co-inculpés que Lê Quang Sung était leur
chef. Mais ceux-ci affirment que la torture les a seule obligés à cette
dénonciation calomnieuse.
Il semble évident qu’une confusion ait été volontairement établie
entre ces crimes de droit commun et des actes de propagande politique.
Toujours est-il que diverses condamnations que nous venons
d’énumérer ne frappent que des militants et ne visent — avec quelle
cruelle rigueur ! — que des délits d’opinion.
Les accusations portées contre 119 des 122 accusés et ces lourdes
peines réclamées et obtenues sont aux yeux de M. le procureur général
justifiées par le seul fait de leur affiliation au Parti communiste (sic).
Nous ne pensons pas qu’une pareille thèse puisse être soutenue et
approuvée par un défenseur de la Déclaration des droits de l’homme,
par un serviteur de la démocratie républicaine, par un partisan d’un
régime qui se dit avant tout soucieux de libéralisme.
En ne protestant pas contre de pareilles sentences, en acceptant
qu’elles soient ratifiées et mises à exécution, ne perdrionsnous pas tout
droit de flétrir les pires excès du fascisme ?
Nous nous élevons donc une fois de plus contre le cruel verdict de
Saïgon et faisons appel à votre esprit de justice pour qu’il soit rapporté
ou pour qu’une large amnistie réclamée d’ailleurs par tous rende à la
liberté les malheureux condamnés pour délits d’opinion et propagande
172
politique.
Nous estimons convenable de nous adresser à vous, bien que nous
sachions que, comme l’a remarqué M. Raymond Poincaré, « une des
étrangetés de notre régime indochinois est qu’il est très difficile de
déterminer les pouvoirs respectifs du ministre et du gouverneur
général ». Tous deux ils administrent et même tous deux ils légifèrent.
Le gouverneur général a autour de lui des assemblées indigènes qu’on
institue pompeusement « Chambres des représentants du peuple » mais
qui n’existent guère que pour la forme. Les Annamites et les
Cambodgiens réclament le libre accès des fonctions publiques qu’on
leur a, du reste, maintes fois promis. Nous avons même proclamé en
1926 le principe de l’égalité. Mais jusqu’ici nous ne l’avons guère
appliqué : non point de parti pris mais par habitude, par insouciance,
par préjugé.
Tous, en espérant que seront un jour réparées les graves erreurs
dues à l’insouciance dénoncée par M. Raymond Poincaré et en
attendant que soient exécutés les engagements pris par la France, nous
nous permettons, monsieur le ministre, de compter en l’occurrence
expressément sur votre haute autorité personnelle pour que ne soit pas
plus longtemps prolongé ce qui a tous les caractères d’un déni de
justice. Vous tiendrez certainement à rappeler aux autorités
compétentes l’article 444 du code d’instruction criminelle (Livre II,
Titre III) qui leur fait un devoir de suspendre l’exécution du jugement.
Nous comptons donc que les condamnés envoyés par suite d’une
regrettable erreur à Poulo Condor reviendront attendre à Saïgon la
révision qui ne saurait leur être refusée.
Veuillez trouver ici, monsieur le ministre, l’expression de nos
sentiments distingués.
Pour le comité d’amnistie,
Francis JOURDAIN
173
SUR LES PERSÉCUTIONS CAODAÏSTES
1° Protestation du chef de la religion caodaïste au ministre des
Colonies ;
2° Lettre de M. Lé Van Trung, pape caodaïste, renvoyant au
président de la République son ruban de chevalier de la Légion
d’honneur.
Monsieur le Ministre,
Représentant de la religion caodaïste qui compte en Cochinchine
plus d’un million d’adeptes sur une population de trois millions et
demi, j’ai l’honneur, au nom de la liberté de conscience que la France
a inscrite sur les plis de son drapeau, de protester contre les paroles
attribuées à M. le gouverneur général Pasquier qui, publiées dans la
presse indochinoise, n’ont jamais reçu de démenti.
Ces paroles, les voici :
« Le caodaïsme, loin d’être une respectable religion, n’est qu’une
vaste affaire d’escroquerie ; il faut tout faire pour empêcher sa
propagation. »
Ces paroles, dans la bouche du représentant de la France, sont d’une
particulière gravité, puisqu’elles font insulte à un million de vos sujets.
Le caodaïsme que M. le gouverneur général Pasquier juge aussi
sévèrement, il ne le connaît pas, il ne s’est jamais donné la peine de le
connaître et malgré nos démarches il ne nous a même jamais favorisé
d’une audience1 . Il nous condamne sans nous entendre et tranche de
haut en grand seigneur à la manière des gens de qualité du théâtre de
1
Cette audience a été demandée le 10 mai 1930 à M. le gouverneur général. Parmi
les signataires qui auraient pu se recommander à son attention se trouvaient deux
chevaliers de la Légion d’honneur et une dame annamite qui, à elle seule, a versé à la
France plus de 500 000 francs pour ses emprunts de guerre. Tels sont les
représentants choisis par cette « vaste affaire d’escroquerie ».
175
Molière.
Je vais donc profiter de la présente protestation, monsieur le
ministre, pour relater en quelques mots les angoisses de nos fidèles et
attirer votre attention sur leur vie qui s’écoule dans un perpétuel état de
persécution.
On essaie de nous représenter, tantôt comme des révolutionnaires,
tantôt comme des communistes, et la qualification d’escrocs, plus
bénigne cependant, est une troisième manière de jeter sur notre
religion l’opprobre émanant d’un homme trop bien placé pour savoir
que nous ne rentrons dans aucune des deux catégories précédemment
citées.
Après de telles paroles, la foule (celle des Français en particulier
que notre doctrine indiffère) n’a plus qu’à répéter le jugement tout fait
qu’on lui propose, ce qui lui évite l’effort — trop fatigant pour son
intelligence moyenne — de se documenter elle-même.
Vous pouvez dès lors juger si nous servons de pâture à tous les
fonctionnaires subalternes français et indigènes qui se croient d’autant
plus puissants qu’ils violent plus effrontément les lois qui nous
régissent ; et vous devinez que les abus perpétrés contre nous
deviennent œuvre pie et signalent à l’avancement ceux qui les
commettent en raison du zèle excessif qu’ils n’hésitent pas à y
déployer.
En conséquence, on viole nos demeures privées, on arrête nos
adeptes, on perquisitionne sans mandat, on arrache et on détruit nos
images pieuses — et si elles sont sous verre on brise la glace pour
mieux les atteindre — en un mot, on commet des actes qui ne sont
d’aucune utilité pour renforcer l’autorité française et qui sont
considérés comme des sacrilèges par plus d’un million de vos sujets.
Voilà les seules preuves de nos escroqueries que peut apporter M. le
gouverneur général à la nation française, avec l’opinion de tous ceux
qui rapportent sans contrôle, en circuit fermé, ce qu’ils ont entendu
dire par lui.
Néanmoins il n’est point superflu de proposer à votre esprit,
monsieur le ministre, le raisonnement suivant :
L’escroquerie est un délit prévu par le code pénal.
Si nous sommes des escrocs, appliquez purement et simplement la
loi, et punissez-nous pour escroquerie, vous serez dans la légalité et
vous aurez l’opinion publique avec vous ; mais ne venez pas violer nos
domiciles et commettre des actes dignes d’iconoclastes et non
176
d’auxiliaires de la justice.
Mais le hasard veut que nous soyons inculpés de tout ce qui passe
par l’imagination de nos persécuteurs sans que, par une coïncidence
incompréhensible, le mot escroquerie ait jamais fait partie de
l’inculpation.
Les arrestations se terminent, après une longue prévention, soit par
un non-lieu, soit par une poursuite en réunions illicites, quelquefois par
une inculpation de complot, suivant la fantaisie de celui qui nous
poursuit. L’affaire ensuite est jugée la plupart du temps par des
hommes qui sont en même temps juges et résidents, qui ont déclenché
les poursuites et prononcent euxmêmes la sanction. C’est vous dire que
nous avons toutes les chances qu’ils ne se donnent pas tort à eux-
mêmes et surtout qu’ils ne donnent pas tort au chef hiérarchique qui
détient leur avancement : M. le gouverneur général.
Quant aux abus dont nous sommes les victimes, nous sommes
prévenus que M. le procureur général refuse de les poursuivre, ils
peuvent donc continuer en toute sécurité.
En Cochinchine, de nombreux journaux français nous ont attaqués
— mais à la manière de M. le gouverneur général, c’està-dire au petit
bonheur et sans savoir.
Un des signataires les plus acharnés des articles parus contre nous
est un nommé Paul Marchet. Nous avons voulu savoir quel était en
réalité cet ennemi irréductible.
Voici ce que nous avons recueilli :
M. Nguyen Van Khanh, dit Paul Marchet, est un ancien séminariste,
client des missions catholiques, qui donne des marques de dévouement
à la main qui le nourrit.
Or, si les missions catholiques n’ont aucune inquiétude en tant que
françaises, elles ne voient pas sans mauvaise humeur les indigènes
revenir aux cultes de leurs aïeux, légèrement modifiés et réformés par
nos doctrines.
Le caodaïsme, dont les principes sont en conformité avec l’âme du
peuple annamite, se développe malgré les persécutions quotidiennes et
le désir contraire récemment exprimé de M. le gouverneur général,
avec une poussée irrésistible plus forte que toutes les persécutions.
À qui avons-nous escroqué de l’argent ?
Nos temples ne se bâtissent pas moins spontanément que le Sacré-
Cœur de Paris, la basilique de Lourdes ou l’oratoire de Sainte-Thérèse
de Lisieux.
177
Si nous avons des temples, il a fallu les construire et les fidèles, qui
ont contribué volontairement à cette œuvre, n’ont pas été plus
escroqués que les catholiques qui, dans la France tout entière, ont versé
aux quêtes faites dans le but d’élever des autels qui leur semblaient
plus prédestinés à leurs prières.
Nous n’avons encore jamais sollicité d’argent « pour sauver de la
mort les petits Chinois que les parents jettent en pâture aux cochons »
et nous sommes heureux que les Chinois, comme les Annamites, aient,
au contraire, comme premier souci, celui de se réserver une postérité
qui leur rendra le culte après la mort.
Nous ne quêtons pas non plus pour le denier de Saint-Pierre, ni pour
les âmes du purgatoire, car nous savons que l’Au-Delà a mis entre
elles et nous une barrière douanière infranchissable qui ne laisse pas
passer les métaux précieux pour la plus grande tranquillité des
bienheureux.
... Et de plus, chez nous, les prières sont gratuites.
Dans ces conditions, vous nous voyez navrés à juste titre des
paroles graves d’un gouverneur général jetant sur nous l’opprobre à la
légère et dénonçant à la persécution des mauvaises natures plus d’un
million de personnes sur trois millions et demi que comporte votre
possession d’Extrême-Orient.
Nous savons que la France ne veut point ces choses : mais nous
savons aussi qu’elle est faible et que sa sollicitude n’a pas une force
suffisamment agissante pour maintenir sévèrement ses principes au
loin ; qu’elle se trouve, en un mot, sans moyens d’action sur ceux
auxquels elle a, en quelque sorte, délégué ses pouvoirs et qui trahissent
ses directives généreuses.
En conséquence, vous nous voyez obligés, monsieur le ministre, de
venir protester entre vos mains au nom de plus d’un million d’adeptes
qui ont embrassé la religion caodaïste parce qu’elle répond à leur idéal
religieux et non, comme dans le grand nombre des autres religions,
parce qu’ils restent simplement dans la religion où ils ont été élevés.
En sorte que, si l’on faisait le décompte des gens activement croyants
et convaincus, nous viendrions peut-être en tête des religions
pratiquées en Indochine.
Je ne doute pas que l’homme éclairé que vous êtes ne prenne notre
protestation en considération et nous terminons cette lettre par une
déclaration de loyalisme vis-à-vis de la nation française, acte que nous
n’avons jamais manqué de faire et de renouveler à l’occasion de
178
chaque avènement d’un chef de la colonie.
Je vous prie de trouver, sous ce pli, un dossier de divers documents
qui viendront vous apporter les preuves de ce que nous avons avancé.
Daignez agréer, monsieur le ministre, l’assurance de nos sentiments
respectueusement dévoués.
179
Lettre de M. Lé Van Trung, pape caodaïste
M. Lé Van Trung
Chevalier de la Légion d’honneur,
Ancien conseiller colonial,
Ancien membre du Conseil du gouvernement,
Chef de la religion caodaïste,
À Tayninh (Cochinchine)
180
Nous ne sommes pas compris peut-être par le gouvernement
colonial ?
Toujours est-il que le caodaïsme est sans cesse injustement frappé.
À nos doléances et à nos réclamations, on répond par des actes
arbitraires et des persécutions religieuses.
À l’heure qu’il est, on fait tout pour atteindre le promoteur de cette
nouvelle Église dans son honneur.
Dans de nombreux documents, je me permets d’extraire les
passages édifiants ; ci-après une lettre que j’ai écrite récemment à M.
l’administrateur Vilmont, chef de la province de Tayninh
(Cochinchine) :
« En ce qui concerne vos récentes instructions, je vous serais obligé
de bien vouloir me faire connaître jusqu’à quand est applicable cette
nouvelle réglementation des cultes.
« Quant aux événements dont vous avez fait allusion dans votre
lettre, je me permets de vous faire remarquer que si vous aviez bien
voulu tenir compte de mes requêtes et de mes droits, sinon de chef du
sacerdoce caodaïste, du moins de chef du temple de Long Thanh
(Tayninh), ces désordres n’auraient jamais eu lieu. Mieux que tout
autre, vous saviez que les désordres que vous signalez aujourd’hui ne
venaient pas de nous.
« La réunion du 24 novembre dernier, autorisée par vous à se tenir
dans mon temple, à des personnes tout à fait étrangères à la religion et
malgré ma lettre n° 349 du 22 novembre 1933, est un véritable défi,
sinon une insulte jetée sans motif à la face d’un vieux et loyal serviteur
de la France doublé d’un décoré de la Légion d’honneur.
« Il m’est vraiment pénible de constater ces choses à l’heure où tous
mes efforts et tout mon dévouement sont mis sincèrement au service
de la cause commune des deux peuples, c’està-dire à l’entente cordiale
et sincère des deux races appelées par la volonté du Tout-Puissant à
vivre en communauté de vie et d’intérêts. »
Naturellement, ces doléances sont restées sans réponse. Par contre,
les persécutions se font de plus belle.
La dernière en date fut mon emprisonnement, le 22 février dernier,
pour dette due au fisc par 34 de mes coreligionnaires, prétexte tout à
fait fallacieux.
Le chevalier de la Légion d’honneur, à l’aurore de sa soixantième
année, fut jeté en prison sans qu’aucune formalité prescrite par la loi
fût observée.
181
J’ai séjourné deux jours et demi dans une cellule de la prison de
Tayninh avec mon ruban et ma carte de chevalier sur moi.
Ainsi, aux yeux du gouvernement colonial, la Légion d’honneur ne
signifie rien, l’infamie peut l’atteindre.
Tout le tort revient-il à la République qui ne devait pas conférer cet
insigne honneur à un pauvre indigène ?
J’accomplis mon geste avec d’amers regrets, mais je préfère ne plus
porter une très haute distinction à laquelle le gouvernement colonial
n’a aucun égard et qui ne peut même plus devenir un éclatant
témoignage de mon attachement à la France.
Cependant, confiant en la justice de cette France, douce, généreuse,
que j’ai toujours aimée, je poursuivrai jusqu’au bout ma tâche sans
passion et sans haine, espérant qu’on voudra bien un jour se rendre
compte des erreurs commises et rendre justice à une religion qui n’a
d’autre prétention que celle d’apporter au monde la paix et la
concorde.
Veuillez agréer, monsieur le président de la République,
l’expression de mon plus profond respect.
Signé : Le Van Trung
182
Lettre du president du village Son Duong
Monsieur le Directeur,
Nous soussigné, président de la commune Son Duong, phu de Lam
Thao, province de Phu Tho (Tonkin),
Avons l’honneur, à cause de la bienveillance de votre feuille, de
vous adresser la présente requête avec le ferme espoir que vous allez
représenter la France pour l’examiner au grand bien de nous tous et de
nos malheureuses familles.
Des 69 propriétaires victimes de la punition incendiaire, 5
seulement la méritent pour avoir participé aux affaires de révolte, ce
sont : Dau, Toai, Tin, Sy, Tin.
Restent 64 propriétaires dont nous au nombre qui, cependant,
n’avons rien fait et pourtant avons perdu nos maisons.
Jugez donc notre malheur quand, au lieu de revoir notre maison,
nous ne trouvions que des tas de cendre et de braise.
Notre malheur, en ces jours, monsieur, a été intense, d’autant plus
que, malgré la faim atroce, nous n’avions point de riz, et malgré le
froid piquant nous n’avions pas de couvertures, mais encore avons été
obligés avec nos parents, épouses et enfants de rester exposés aux
intempéries le jour comme la nuit, parce que nous avons été refusés, en
ces heures difficiles, même par des familles les plus hospitalières.
Mais qu’est-ce que nous avons fait pour mériter ces malheurs ?
nous cependant qui sommes de paisibles habitants, nous ainsi que tous
les nôtres.
L’incendie, Monsieur, nous avait détruit tout : non seulement les
maisons, mais toute leur contenance, céréales, objets, vêtements et
même jusqu’aux tablettes sacrées de nos ancêtres.
Et si nous n’avions rien pu sauver du feu, c’est parce que, avant que
l’heure du désastre sonne, nous avons été, hommes et femmes,
vieillards et enfants, deux par deux rangés sur le terrain sis au bout du
village par les soldats armés et encore en face de deux canons
« mitrailleuses » qui nous imposaient le silence.
183
Tandis que, près de là, le feu continuait ses ravages, commandé par
les autorités françaises et indigènes, ici, dans nos rangs, des pleurs
sourds qui sont des pleurs de regret et de désespoir coulèrent qui
faisaient pitié à voir.
Mais ce n’est pas fini !
Malgré notre désolation et notre douleur, encore, nous avons été
obligés, sans compter les 200 piastres à nous exigées dans bref délai à
titre de contribution, de transporter nos bambous au phu et y faire
reconstruire par nos propres soins les bâtiments détruits par les
révolutionnaires ; et encore d’en transporter sur une route de 16
kilomètres pour les délivrer au chef-lieu de la province.
Notre malheur en ces derniers jours nous a été au comble, car plus
que Xuan Tung, Cao Mai, Kin Ke, Phung Nguyen, La Hao, Vong La,
notre pauvre village de Son Duong avait beaucoup perdu de cette
cruelle punition.
Ne sachant comment faire pour pouvoir saisir la mère patrie de tous
nos malheurs qui, hélas, est bien loin, nous nous confions à vous,
Monsieur, et vous supplions de bien vouloir vous pencher
généreusement vers les faibles que nous sommes et nous faire voir la
justice française.
Ce dont nous vous serions infiniment reconnaissants ainsi que
toutes nos malheureuses familles.
Puissent ces modestes lignes constituer pour la mère patrie un gage
de notre loyalisme dont déjà ont donné des preuves manifestes les plus
de vingt anciens combattants rapatriés qui cependant avaient perdu
tout de même leurs maisons bien que n’ayant rien fait de répréhensible.
Et puissent nos doléances vous décider à voler à notre secours et
faire réparer nos pertes subies si injustement par le responsable, en
février 1930, ces grosses pertes qu’on nous avait fait sans pitié, tout
comme en avaient fait à nos ancêtres les pirates chinois à une époque
encore pour nous mémorable.
Puissent donc nos pauvres paysans au aride gain attendre de la
bienveillance maternelle de la noble France qui sans doute n’avait pas
commandé ces terribles châtiments, ni au résident supérieur M. R., ni
au résident de France de Phu Tho, M. C.
P. le village de Son Duong,
Le Président,
Copie conforme
184
Résidence de Phu Tho
Reçu du village de Son Duong, phu de Lâm Thao (Phu Tho), la
somme de deux cents piastres (200 $).
Pour contribution aux dépenses occasionnées par les actes de
rébellion auxquels se sont livrés certains habitants de cette commune.
Phu Tho, le 28 février 1930
L’administrateur résident,
Signé : Calasse
185
RAPPORT AU CONSEIL FÉDÉRAL AU
SUJET DES ÉVÉNEMENTS
D’INDOCHINE
Vous avez bien voulu nous demander de vous éclairer sur les
événements graves dont l’Indochine française a été le théâtre au cours
de l’année 1930. Nous vous adressons les renseignements les plus
précis et les plus objectifs que nous avons pu nous procurer, en y
joignant un examen fait en plein accord avec nos amis annamites des
causes de ces événements et des moyens propres à en empêcher le
retour.
I. — LES FAITS
Les faits d’agitation et de rébellion plus ou moins caractérisés
s’échelonnent tout au long des mois de février à septembre 1930. Nous
les grouperons sous trois chefs, moins pour répondre à un souci de
clarté ou pour suivre un ordre à la fois chronologique et géographique
que parce que chacun des trois ensembles de faits que nous avons à
considérer : mutinerie de Yen Bay, pirateries cochinchinoises,
jacquerie du Nord-Annam, présente un caractère spécifique, met en
scène des acteurs différents, mus par des mobiles distincts et agissant
suivant des méthodes particulières.
1° La mutinerie de Yen Bay a été le fait de tirailleurs mécontents
des brutalités de leurs cadres d’officiers et sous-officiers qui ne les
comprenaient pas et les faisaient « barder ». Ce mécontentement a été
exploité par des meneurs nationalistes empruntant leurs méthodes
d’action aux communistes chinois. Des mutineries semblables à celles
de Yen Bay devaient éclater simultanément à Bac Ninh, Kiên An, Hai
Duong, de façon à disperser les efforts de la défense française. La
masse paysanne n’est pas atteinte par la propagande nationaliste.
L’essai reste circonscrit aux tirailleurs. Il échoue.
2° Pirateries de Cochinchine. — Après Yen Bay, les communistes
décident d’entrer eux-mêmes en action et ils choisissent la
Cochinchine comme théâtre de leur effort. Ce n’est pas qu’il y ait en
Cochinchine une véritable misère paysanne comparable à celle du
Tonkin, mais le paysan cochinchinois est frappé par le contraste entre
sa médiocrité et la richesse énorme des gros propriétaires, il jalouse le
187
richard qui trop souvent étale insolemment son opulence et comme il
est léger, un peu badaud, il suit volontiers les meneurs qui lui
proposent d’attaquer les maisons des notables de la riziculture ; s’il ne
suit pas bénévolement, il y est d’ailleurs contraint par des menaces
précises et marche à la suite de la voyoucratie organisée des du-côn1
dont les drapeaux rouges, ornés de faucilles et de marteaux, abritent les
mêmes appétits que les pavillons noirs ou jaunes des pirates chinois du
Tonkin de sinistre mémoire.
3° La jacquerie du Nord-Annam. — Le mouvement a pris dans le
Nord-Annam un véritable caractère social. C’est une véritable
jacquerie, une insurrection de la misère. Il existe dans le Nord-Annam
un véritable prolétariat industriel et agricole, honteusement exploité.
À la fabrique d’allumettes de Bên Thuy, les enfants gagnent 6 sous
pour onze heures et demie de travail, les femmes de 8 à 12 sous, les
hommes de 25 à 35 sous. Or une bouche coûte à nourrir 16 sous par
jour. L’ouvrier est dans l’impossibilité de nourrir sa famille. Quant à la
loger et à l’habiller ?
Les paysans sont pour moitié journaliers, domestiques, ayant un
bien minime et obligés de travailler pour le compte des gros
propriétaires. Ils gagnent 30 sous par jour (ou 25 sous plus le repos de
midi), leurs femmes 20 à 22 sous (ou 18 avec le repos), leurs enfants 5
à 6 piastres par an pour garder les buffles. Les paysans sont donc très
misérables ; ils sont contraints d’emprunter pour boucler leurs budgets,
payer l’impôt et se trouvent pris dans un engrenage qui fait d’eux de
véritables serfs à perpétuité. Ajoutez à cela le poids des impôts, les
exactions mandarinales, les corvées communales. Un jour vient où la
mesure est comble et Jacques Bonhomme suit les bannières rouges de
ceux qui promettent le pillage, le partage des terres, l’abolition des
taxes.
On peut distinguer trois phrases dans les événements qui se sont
produits jusqu’à ces derniers jours dans les provinces du Nord-Annam.
Tout au début, ce fut la découverte de deux sociétés secrètes. La
première appelée TânViêt ou Nouvel Annam est une société à
tendance nationaliste ; ses membres, qui n’étaient pas nombreux,
étaient surtout des intellectuels, des fonctionnaires et des lettrés. Leur
action qui ne se manifestait pas encore publiquement se bornait à
recruter des partisans et à élaborer un programme (celui qui passait
pour être leur chef s’appelait Lê Van Hoan, qui avait précédemment
1
Voyous.
188
demandé à M. Pasquier, sans l’obtenir, l’autorisation de former un
parti politique désigné sous le nom de Parti progressiste du peuple
annamite). Arrêté par le résident de Ha Tinh, ce lettré est mort en
prison ; cette mort dont on n’a pu encore établir la cause a eu une
fâcheuse répercussion dans les milieux annamites où il était connu
comme un grand patriote, étant ancien révolutionnaire.
La deuxième société secrète dont on a fait la découverte, à la suite
de l’arrestation d’un fabricant de tracts communistes dans la province
de Quang Tri, est celle connue sous le nom de Viêt Nam Thanh Niên
Cach Mênh Dông Chi Nôi, Société de la jeunesse révolutionnaire
annamite. On a arrêté plusieurs de ses membres qui sont très actifs et
qui, bien que nationalistes, sont tous gagnés au communisme. Deux
d’entre eux ont été condamnés à mort par le tribunal provincial de
Vinh. Cette condamnation allait être approuvée par le Co-Mat quand,
sur l’ordre reçu de France, M. le gouverneur général de l’Indochine est
intervenu pour obtenir son remplacement par la peine de travaux forcés
à perpétuité. Cette condamnation à mort de deux jeunes gens qui
n’avaient commis aucun crime a surexcité l’opinion publique. Des
gens malintentionnés n’ont pas manqué de s’en servir comme prétexte
pour discréditer les autorités annamites et françaises de la province
dans l’esprit de leurs administrés et pour exciter contre elles la colère
de ces derniers. Des difficultés allaient bientôt se produire. Ce fut
d’abord la grève des ouvriers des usines de Bên Thuy qui, travaillés et
poussés par des meneurs, se sont à diverses reprises entendus pour
protester contre les mauvais traitements et pour réclamer une
augmentation de salaire. Une fois on a tiré sur eux pour les empêcher
de manifester. Cinq d’entre eux ont trouvé la mort. Presque au même
moment, les habitants d’un village de l’intérieur de la province se sont
soulevés et ont commis des dévastations dans une concession
appartenant au sieur Viên Ky, un Annamite originaire de la province
de Thanh Hoa. Ceux d’autres villages ont suivi leur exemple et sont
venus dans les sièges du huyên1 de Thanh Chuong et du phu de Anh
Son pour protester contre certaines mesures administratives et pour
demander une diminution d’impôt. À part l’incident survenu dans un
village de Thanh Chuong où l’administration a eu recours à la force et
a ainsi tué 17 personnes, les autres attroupements ont pu être dispersés
assez facilement grâce à l’activité et au savoir-faire des quan-phu et
des quan-huyên. C’était, on peut dire, l’époque des manifestations
1
Huyên et phu, locaux de la sous-préfecture.
189
pacifiques. On en a remarqué tant dans les huyên de Nam Dan et de
Nghi Lôc (province de Vinh) que dans les huyên de Nghi Xuân et de
Cau Lôc (province de Ha Tinh). On sentait cependant que la situation
restait grave et que les communistes continuaient à faire une
propagande active parmi les habitants qui les écoutaient, d’autant plus
facilement qu’ils manquaient de riz pour subsister, et d’argent, pour
payer les impôts (c’était l’époque de la rentrée des impôts).
Les arrestations et les perquisitions continuent. De temps à autre, on
signalait quelques assassinats ayant un caractère politique. Des
mouvements populaires allaient se produire. De braves nha-quê,
jusque-là attachés à leur terre, quittent leurs villages pour venir
détruire les bureaux des quan-huyên (Thanh Chuong et Nam Dan) ou
incendier les maisons de notables soupçonnés d’avoir des relations
secrètes avec les autorités administratives. Des bandes de plusieurs
centaines d’individus parcouraient la campagne lançant des tracts et
poussant les honnêtes gens à les suivre pour aller manifester dans les
centres. C’est la fureur populaire qui se déchaîne. On malmène les
hésitants, brûle les pagodes, détruit les écoles. Le 12 septembre, les
manifestants, venus par milliers des régions de Thanh Chuong et de
Nam Dan, marchèrent sur le siège du phu de Hung Nguyên, situé à 3
kilomètres de Vinh et avancèrent en faisant un bruit infernal. Les
véritables meneurs ne marchent jamais en tête ; armés de revolver, ils
suivent les autres pour les surveiller et pour tirer sur ceux qui prennent
la fuite. Les manifestants ne sont pas armés, mais se munissent de
bâtons en bambou longs de 0 m 80 à 1 mètre. Bien qu’ils aient détruit
le bureau de télégraphe de la gare de Yên Xuân, située dans la
direction d’où ils venaient, les autorités ont pu être avisées à temps et
ont envoyé contre eux des avions avec ordre de les bombarder s’ils ne
reculent pas au signal donné. Les avions les ont surpris à leur arrivée
dans le territoire du village de Yenlao, situé non loin du pays de Hung
Nguyên. Six bombes ont été jetées sur les manifestants et ont tué plus
de 200 d’entre eux et en ont blessé un nombre considérable, car ils
étaient très nombreux (plus de 800, d’après les communiqués
officiels). Après ces bombardements, ils se sont dispersés, mais une
bande de 300 personnes a marché dans la direction de Huong Son où
ils ont brûlé la maison du Quan-Bô de Vinh qu’ils détestent bien pour
avoir prononcé de sévères condamnations contre certains membres de
la société la Jeunesse révolutionnaire annamite. Ils ont voulu
également attaquer le siège du huyên, mais ont été repoussés par les
190
miliciens, envoyés contre eux par le résident de Ha Tinh. En même
temps que ces incidents se produisaient dans la province de Vinh, des
manifestations avaient lieu également dans différents coins de la
province de Ha Tinh. C’est ainsi que les 7, 8, 9 septembre des
groupements se sont formés à Cau Lôc, à Can Xuyên et à Ky Anh.
Après avoir endommagé quelques bâtiments publics ou brûlé des
papiers administratifs, ils se sont dirigés sur le chef-lieu de Ha Tinh,
mais ils ont été dispersés par le résident et ses subordonnés qui sont
allés au-devant d’eux et les ont obligés à prendre la fuite en leur faisant
administrer force coups de rotins par les gardes de la milice
provinciale.
La situation semble actuellement s’améliorer. Le résident supérieur
en Annam et un ministre de la Cour de Hué sont venus dans les régions
troublées et ont pris des mesures destinées à rétablir l’ordre. Il ne faut
cependant pas se fier sur l’apparence tant qu’on n’a pas réussi à arrêter
les meneurs et qu’on continue à terroriser les habitants sans chercher
à soulager leur misère et surtout à leur inspirer confiance, il serait
vain d’affirmer qu’ils se sont parfaitement soumis et que le calme a
véritablement régné.
191
Les menaces, la violence grossiront bientôt ce noyau aux proportions
d’une petite armée insurrectionnelle.
Absence de contre-propagande. — En face de cette propagande
remarquablement habile et insidieuse, qu’a fait l’administration
française pour organiser une contre-propagande intelligente ? Rien ou
à peu près rien. Pourtant il eût été facile d’opposer tract à tract,
discours à discours.
Manque de collaboration entre les autorités françaises et
annamites. — Mais il eût fallu — condition nécessaire et préalable —
que les autorités françaises, les résidents de province eussent vécu en
contact étroit et confiant avec les mandarins et les lettrés ; il eût fallu
que la collaboration franco-indigène descendît des circulaires
gubernatoriales, où elle brille en bonne place, dans la réalité
administrative quotidienne.
Il est à noter que dans la province de Ha Tinh, où le résident X.,
bien que nouveau venu, a su instaurer et entretenir un contact cordial
avec les lettrés, l’ordre a été rétabli beaucoup plus vite que dans la
province voisine du Nghe An, dont le résident Z., ancien officier de
marine, réputé pour sa brutalité (affaire du lettré Hoan), s’isole dans
ses bureaux où il est le jouet de ses interprètes.
Fiscalité lourde et vexatoire. — À ces causes d’ordre moral
s’ajoutent des causes d’ordre matériel : la lourdeur et le caractère
souvent vexatoires des impôts.
Quelles sont les taxes qui frappent le paysan d’Annam ?
1° La capitation, 2 $ 50 par an1 ;
2° La corvée, remplacée par 20 % de la capitation, soit 0 $ 50 ;
3° Les taxes communales, environ 1 piastre ;
4° Les charges rituelles (entretien des édifices cultuels, fêtes des
génies, etc.), environ 1 piastre ;
5° L’impôt foncier, 2 $ 50 par mau de rizière (1 mau = un demi
hectare environ) ;
6° Les taxes de marché, de bacs qu’on peut évaluer à 12 piastres ;
7° Les redevances forestières ;
8° Les patentes qu’on vient d’étendre aux petits artisans de village,
aux petits cultivateurs, sous prétexte qu’ils font acte de commerce en
vendant leurs produits. Et par une aberration singulière, cet essai
d’extension des patentes a été fait précisément dans les provinces de
1
En Cochinchine, cette même taxe, paraît-il, atteignait au même moment 6 piastres
par tête.
192
Vinh et de Ha Tinh, où il a été, naturellement, exploité par les agents
du communisme.
L’ensemble de ces taxes représente un ou deux mois du salaire
moyen d’un paysan ou artisan. Mais ce n’est pas tout. Il faut ajouter à
ces taxes les impôts indirects très lourds sur le sel, l’alcool, le tabac et
les allumettes. Il faut ajouter aussi un coefficient variable, représenté
par les déplacements imposés aux contribuables pour s’acquitter de
leurs impôts, par les cadeaux, pots-de-vin, régulièrement offerts aux
autorités communales pour obtenir un visa, une transmission de
requête, etc. Un paysan a-t-il affaire dans un bureau ? S’il n’arrose pas
convenablement le planton, il doit perdre tout espoir d’en franchir le
seuil. Pour régler les 60 sous de patente auxquels il vient d’être
astreint, le nha-quê du Nghe-An doit se déplacer quatre fois dans
l’année, perdre chaque fois deux ou trois journées de travail, offrir à
boire et à manger au ly-truong qui l’accompagne, etc. Ainsi l’impôt,
déjà lourd par lui-même, est alourdi singulièrement par des procédés
de perception archaïques et injustes.
Tout compte fait, le paysan voit le tiers ou le quart du produit de
son dur labeur tomber entre les mains du fisc ou des notables.
Comment ne prêterait-il pas une oreille complaisante aux mauvais
bergers qui lui promettent le partage des terres, le pillage des riches et
l’abolition des impôts ?
193
où les autorités administratives françaises garderont avec les
fonctionnaires et lettrés indigènes un contact amical et fructueux.
Les impôts qui pèsent lourdement sur le travailleur indigène
peuvent être allégés. Tout d’abord les impôts indirects qui donnent lieu
à des poursuites et à des condamnations scandaleuses, hors de
proportion avec la nature du délit, peuvent être supprimés. Lorsque le
monopole de l’alcool sera aboli, c’est un immense soupir de
soulagement qui s’élèvera des campagnes du Tonkin et du Nord-
Annam. Les impôts directs peuvent être révisés et perçus de façon
moins vexatoire. Il est de toute urgence qu’une fiscalité vraiment
démocratique soit instituée en Indochine et qu’à la poussière de taxes
qui existe actuellement soit substitué un impôt progressif sur le revenu,
seul équitable et seul d’un rendement assez élevé pour satisfaire aux
charges croissantes des différents budgets. Il est scandaleux que dans
un pays placé sous le protectorat de la République française, fille de la
Révolution et mère de l’Égalité, le riche propriétaire foncier, le riche
industriel indigène que notre venue a créé, qui est le grand bénéficiaire
de l’essor économique que nous avons produit, paie la même
capitation que le malheureux coolie-pousse ou le misérable journalier
de la rizière, que les bénéfices énormes qu’il accumule grâce aux
travaux d’intérêt général, routes, voies ferrées, ports, canaux, payés par
l’effort de tous, soient exempts de toutes taxes, en dehors de l’impôt
foncier et des impôts indirects.
CONCLUSION
Meilleure adaptation de l’enseignement au milieu,
Répression de la concussion à tous les degrés de la hiérarchie,
Protection des travailleurs indigènes, en particulier des femmes et
des enfants,
Réforme fiscale dans un sens nettement démocratique, telles sont à
nos yeux les mesures essentielles à prendre et à prendre d’urgence.
Elles mettront un terme à tous les mécontentements et feront
s’évanouir les agitateurs plus ou moins moscovites qui tentent de les
exploiter,
La tâche serait-elle au-dessus de nos forces ?
Nous ne le pensons pas. Au travail donc, sans plus tarder !
(Non signé)
194
ÉCRIT PAR M. PHAN THUC DUYEN, LETTRÉ
ANNAMITE
Tourane, le 28 octobre 1931
196
répression sanglante jusqu’à l’invitation à la soumission secondée par
une large propagande. Les perturbateurs, de leur côté, ne songent pas à
abandonner leur agitation, malgré les pertes douloureusement essuyées
maintes fois et les échecs qu’ils subissent fatalement à chaque
tentative. Ces faits ne sont ignorés de personne, et pourtant bien peu se
décident à rechercher l’origine véritable du mal, se contentent
complaisamment de constater les faits et d’en évoquer les causes
apparentes sur lesquelles il est beaucoup plus commode d’ergoter.
Ainsi les troubles actuels du pays seraient dus, selon la plupart des
gens, aux causes suivantes : 1° La propagande communiste des
Soviets ; 2° les excitations des vieux lettrés ; 3° l’enthousiasme de la
jeunesse turbulente pour les idées extrémistes ; 4° l’aveuglement d’une
partie des ouvriers et des paysans poussés par la misère et le chômage
vers la violence ; 5° la concussion des mandarins. Et le tout aggravé
par la crise mondiale dont les fâcheuses répercussions n’épargnent
aucune contrée.
Ces faits, pour être réels, n’en sont pas moins incapables à eux seuls
de déterminer les événements formidables qui ébranlent tout un
peuple. Ils ne constituent que des prétextes à d’autres causes plus
profondes qu’il faut rechercher dans l’histoire moderne de notre
nation. Et si l’on y regarde de près, on peut trouver, en effet, toute une
série de rapports de causalité qu’il est intéressant de mettre en lumière
pour poser le problème indochinois sous son aspect véritable. Ces
rapports qui ont présidé à notre évolution pendant près d’un siècle
continueraient à avoir toute leur valeur si nous ne nous décidions pas
enfin à faire notre profit des leçons de l’expérience. Les mêmes causes
produiraient fatalement les mêmes effets, et cette loi ne pourrait être
mise en échec que lorsque les Annamites auraient cessé d’être un
peuple et que leur nom aurait été complètement rayé de l’histoire du
monde.
À m’entendre ainsi parler, vous pourrez penser, monsieur le
ministre des Colonies, que j’exagère. Je dois vous dire, pour que vous
soyez persuadé de ma sincérité, que, par mon métier, je m’occupe
essentiellement de l’agriculture et que je ne suis nullement habitué à la
surenchère politique, mais l’expérience de plus de quarante ans d’une
vie accidentée dans un pays qui a connu tant de drames m’a permis de
saisir ce que je considère comme la cause profonde de tous les
événements malheureux qui se sont abattus sur nous ces derniers
temps. Je veux parler de la politique erronée que le gouvernement du
197
protectorat n’a cessé de pratiquer ici, politique qui a toujours suscité
dans le peuple des mécontentements qui n’attendent que la première
occasion pour exploser. Du côté des Français, il est vrai que
l’ignorance de la langue et de la psychologie des indigènes est pour
une grande part dans les erreurs commises. Du côté des Annamites,
même parmi ceux qui se targuent d’être l’élite du pays, bien peu
s’intéressent aux questions d’ordre général et peuvent s’élever au-
dessus des contingences accidentelles pour reconnaître la véritable
cause du mal. Existerait-il dans la classe des intellectuels de rares
personnes dont l’esprit indépendant leur aurait permis de saisir la
vérité, il leur serait impossible de se faire comprendre des Français
avec qui elles ne sont pas en relation. Si même, par exception, il se
trouvait quelqu’un qui tenterait l’impossible pour faire entendre sa
voix (exemple, la lettre de Phan Châu Trinh en 1906), le gouvernement
la prendrait pour une opinion personnelle ou celle d’un parti indigne
d’être pris en considération. Ce sont là des raisons qui ont contribué à
élargir de jour en jour le fossé d’incompréhension qui sépare les deux
catégories d’hommes, Français et Annamites, dont les destinées sont,
quoi qu’on en dise, solidement liées par une foule de circonstances
historiques. Qu’y gagnerait la France si, la même politique erronée
continuant d’être pratiquée, notre vieil Annam était condamné à voir
renouveler toujours à son détriment d’incessantes aventures néfastes ?
Aussi bien devons-nous étudier avec soin l’histoire contemporaine
du pays pour dissiper les malentendus qui sont autant d’entraves à la
solution des problèmes du jour.
198
comme un simple acte de piraterie. La rébellion réprimée, il aurait été
plus politique de la part du gouvernement du protectorat de prendre
des mesures d’apaisement pour ramener le calme dans les esprits et la
confiance dans les cœurs. Au lieu de cela, il croyait préférable de
traiter les révoltés soumis, tout comme ceux qui étaient arrêtés au
cours des expéditions punitives ou des recherches administratives,
avec la dernière rigueur. Ainsi il ne suffisait pas que Mai Xuân Thuong
de Binh Dinh, Nguyên Hiêu de Quang Nam, et surtout les partisans de
Phan Dinh Phung du Nghe-An et du Hàting, fussent décapités
impitoyablement ; il fallait encore, pour faire expier leur audace, que
leurs maisons fussent détruites et brûlées, que leurs tombeaux fussent
profanés, que leurs villages fussent supprimés et incorporés à
d’autres. Il me serait impossible d’énumérer toutes les victimes de ces
répressions qui étaient plutôt des mesures de représailles que des actes
de justice, tellement elles étaient nombreuses. Il est vrai que ces
horreurs dépourvues de toute humanité étaient toutes consommées par
les mandarins annamites, et que le gouvernement du protectorat
pourrait arguer du code pénal de la Cour d’Annam pour les justifier
mais, aux yeux du peuple, la Cour de Hué n’était que la main qui les
exécutait, et les moins intelligents pouvaient comprendre que seul
l’établissement du protectorat était cause de ces tragédies. Voilà que
les germes du mécontentement étaient semés pour une fois.
199
gouvernement décida que les impôts, jusqu’ici libérés en nature et en
sapèques, fussent désormais perçus en piastres indochinoises. Les
impôts fonciers et les taxes de capitation de chaque village devaient
être augmentés tous les ans d’une certaine progression. Toutes sortes
de taxes nouvelles, tels que les droits de douane, la gabelle, les taxes
forestières, les taxes des marchés, les taxes sur l’alcool furent
successivement instituées, qu’il était particulièrement pénible aux
habitants de supporter dans les conditions présentes. Ces taxes
n’étaient pas injustifiables par elles-mêmes, mais leur création était
trop prématurée, et ce n’était pas là le moindre mal. Mais c’était dans
les agissements des agents d’exécution que se révélait le pire de la
situation. Des mandarins en mal d’avancement, des notables influents
abusant de leurs fonctions, des employés prévaricateurs, tout ce monde
indésirable d’agents irresponsables s’acharnait sur les pauvres
contribuables qu’ils pressuraient sans merci et qui ne savaient
comment crier leur oppression.
Les germes de mécontentement étaient ainsi semés une fois de plus,
et cette fois dans toute la masse du peuple.
200
n’avait du roi que le nom, tandis que toutes les affaires du pays étaient
entre les mains du protectorat. Que le roi eût pu commettre les pires
folies à l’intérieur du harem, cela était indifférent au public qui n’en
saisissait que de vagues échos et pour qui les secrets du palais ne
présentaient aucun intérêt. Ce que l’on voyait bien, c’est que tous les
actes intéressant le public, les faveurs du gouvernement comme ses
méfaits, émanaient directement du protectorat et laissaient le roi
entièrement irresponsable. Dans ces conditions, comment pouvait-on
ne pas s’émouvoir de ce fait sans précédent dans l’histoire qu’était
l’internement du roi qui n’avait commis aucun crime aux yeux de la
population ?
Thanh Thai parti, son fils Duy Tân, âgé de huit ans, fut mis à sa
place. Que le fils vint se mettre sur le même trône d’où son père était
chassé, cela apparut à ce peuple traditionaliste comme un acte non
moins immoral que l’autre. L’âme nationale, formée par les préceptes
millénaires du confucianisme, se trouvait désemparée en voyant tous
ces préceptes jetés à bas. L’opinion annamite se révoltait et j’ignore si
les échos en parvenaient jusqu’aux oreilles des Français d’alors. À
Hué, des tracts furent placardés sur les murs, dont les textes étaient
ainsi intitulés : « Appel aux Français », « Appel aux Annamites », où il
était dit en substance que la déportation du roi était un acte d’injustice
et d’immoralité qui soulevait tous les cœurs. Je donne ici, pour montrer
l’état d’esprit de l’époque, quelques fragments de satires qui
circulaient parmi la masse : « Danh nghia ngan thu dây, kià ai lai ho
Truong, Hay trông chung muoi ho, cho bat chuoc Bang Xuong. »
Traduction littérale : « Les principes moraux sont là éternellement. À
celui qui porte encore le nom de famille Truong, nous conseillons de
penser au châtiment qui frappe les dix catégories de parentés et de ne
pas imiter Bang Xuong (Truong Bang Xuong était dignitaire de la
dynastie chinoise des Song). Après que l’empereur des Song fut
prisonnier des envahisseurs Kin, Bang Xuong se rangea du côté des
envahisseurs qui faillirent le placer sur le trône des Song. Le Premier
ministre de la Cour de Hué était Truong Nhu Cuong. La satire
populaire le rapprochait de Truong Bang Xuong, qui avait le même
nom de famille que lui, et : « vua da doi chun noi nui tham, tôi con vui
thu bong trang thu », traduction littérale : « Le roi est parti au-delà des
montagnes profondes. Pourtant le sujet continue à s’égarer sous le clair
de lune automnal. » À la nouvelle du départ du roi, Nguyên Thuong
Hiên (qui était parti ensuite pour le Japon, puis pour la Chine où il était
201
resté), directeur d’un collège provincial d’alors, adressa une lettre de
reproche à la Cour d’Annam, par l’intermédiaire des mandarins
provinciaux. (Il paraît que les mandarins provinciaux ne l’avaient
jamais transmise.) Voici un des passages caractéristiques de cette
lettre : « De quel crime l’empereur est-il coupable ? Les sujets n’en
parlent nulle part. J’ai obéi à l’ordre paternel pour honorer l’empereur.
L’empereur est déporté. Puis-je simuler l’aveugle ou le sourd et
regretter le sacrifice de ma vie et de ma famille ? »
Encore une fois, les germes de mécontentement furent semés à
pleines poignées. La profanation des tombeaux royaux qui survenait
quelque temps après ne fit que déborder la résignation populaire et
acheva de ruiner tout le prestige attaché à la royauté (ce que je veux
faire ressortir dans ce qui précède est le peu de cas que le
gouvernement du protectorat faisait de la population dans des actes de
première importance. Bien loin de moi est l’idée de prendre la défense
de la royauté).
202
morale de Dê Tham, dont le champ d’action était limité dans le Nord-
Annam et au Tonkin. De l’autre, le parti des jeunes évolués qui avaient
pris contact avec des idées de liberté et de démocratie à la faveur des
nouveaux livres et des journaux venus de la Chine d’après le
mouvement des Boxers (1900). Un vent de rénovation soufflait sur
tout le pays surtout à la suite des événements que l’on venait de voir. Il
convient néanmoins de distinguer deux nuances dans le parti des
évolués. Les premiers franchement révolutionnaires émigraient au
Japon dans l’espoir de recevoir l’éducation intellectuelle et militaire
moderne et de demander le concours des Japonais pour renverser le
régime du protectorat. Leurs partisans se recrutaient surtout dans les
provinces du Nord-Annam. Les seconds, plus modérés, visaient à
l’européanisation et préconisaient seulement des réformes telles que la
suppression des concours triennaux, l’instruction donnée en Quôc-Ngu
et en langue française, l’institution de l’enseignement communal, la
création des sociétés agricoles et commerciales, ainsi que l’adoption du
costume français et de la coupe des cheveux. Ces derniers jouissaient
d’un grand prestige dans les provinces du Centre et du Sud.
Toutes ces tendances, bien que différentes dans le but, aussi bien
que dans les moyens, trouvaient facilement un terrain d’entente dans
l’hostilité générale à l’égard du régime de despotisme. Aussi
s’accordèrent-elles pour déclencher simultanément en 1908, dans le
Sud, le Centre et le Nord, divers mouvements : protestation contre les
impôts, rassemblements dans les forêts, actes d’empoisonnements, qui
furent les événements les plus graves depuis cinquante ans de
domination française. Il est vrai que sous la poussée du
mécontentement et sous la stimulation des influences extérieures, le
mouvement était mené sans plan déterminé, pêle-mêle, en désordre,
avec des éléments les plus hétéroclites. Ce n’en fut pas moins le
premier mouvement de masse que l’on put enregistrer dans l’histoire
du protectorat et il n’était pas difficile d’y reconnaître les trois
tendances bien nettes que j’ai indiquées plus haut.
1° Le parti royaliste conservateur, sans chef avoué, subissant
l’influence de Dê Tham. Il était instigateur des empoisonnements et
des actes de violence perpétrés au Tonkin ;
2° Le parti des émigrés avec Phan Bôi Châu en tête, dont le rêve
était de renverser le gouvernement du protectorat avec l’aide du Japon,
mais qui n’en était encore qu’à la phase de l’organisation et de la
propagande ;
203
3° Le parti réformiste, empreint de l’influence de Phan Châu Trinh,
dont le but était de s’appuyer sur le gouvernement du protectorat pour
abolir le despotisme et réaliser des réformes politiques dans le sens
d’un régime constitutionnel.
Passons sur le parti royaliste conservateur qui aimait les coups de
force et le parti des émigrés dont le moyen d’action était la révolution
à main armée. Arrêtons-nous plus longuement sur le parti réformiste
qui fut plus ou moins responsible du mouvement de protestation contre
les impôts. Les réformes qu’il réclamait n’avaient rien d’exagéré et ne
contenaient aucune idée d’hostilité envers la souveraineté française. La
protestation contre les impôts que les Français désignent plus souvent
sous le nom de « révolte des tondus » n’était qu’un mouvement
sporadique, presque spontané, provoqué directement par le poids trop
lourd des nouvelles taxes et par les agissements inavouables des
mandarins locaux qui venaient à temps pour outrer la mesure des
mécontentements accumulés depuis des années. Elle avait plutôt le
caractère d’une manifestation pacifique qu’une véritable insurrection
et la preuve en est que ces hommes rassemblés par plusieurs milliers
ne touchaient pas à la peau d’un seul Français et respectaient même la
personne des mandarins annamites dont les plus détestés étaient
seulement l’objet des vociférations et des menaces anodines. À Binh
Dinh, quelques collecteurs de taxes de marché furent tués, mais c’était
là des cas d’espèce. Je m’abstiens de parler des horreurs commises
dans le dispersement des attroupements à coups de feu et de
baïonnettes et qui pouvaient à la rigueur se justifier par le manque de
sang-froid. La répression en règle qui s’ensuivait était bien plus
douloureuse. Le gouvernement qui pensait à réduire jusqu’aux derniers
les éléments de troubles et qui visait à sévir à tout prix ne faisait que
suivre les indications des mandarins locaux et frappait dans le tas sans
distinction entre les innocents et les coupables. C’est ainsi que
s’ouvrait le plus grand procès de « haute trahison » que notre histoire
ait connu jusqu’à ces temps. Les décapitations ne se comptaient plus.
Les condamnations à la détention, à la réclusion, aux travaux forcés et
à la déportation furent données par centaines et milliers. Que d’erreurs
et de dénis de justice commis dans tout cela ! Trân Qui Cap, originaire
du Quang Nam, mandarin de l’enseignement du phu de Tân Dinh, de
la province de Khanh Hoà, fut arrêté et décapité sans qu’aucune charge
eût pu être relevée contre lui. D’autres comme BôKhiêt et AmLoan à
QuangNghia, Ong Ich Bât à Quang Nam, Nguyên Hang Chi, Trinh
204
Khac Lâp à Nghê Tinh et tant d’autres encore, furent décapités pour le
seul crime d’avoir osé se présenter, les mains vides, au chef-lieu de
leurs provinces respectives pour demander la diminution ou
l’exonération des impôts. Un grand nombre de lettrés tels que Duong
Ba Trac, Nguyên Quyên, Vo Hoành, Nguyên Chi Tin, Lê Bai
(Tonkin), Hoàng Van Khai, Nguyên Loi Thiêp, Nguyên Xung, Nguyên
Soan, Lê Dinh Ta (Thanh Hoa), Ngô Duc Kê, Dang Nguyên Cân,
Dang Van Ba, Lê Van Huân (Nghê Tinh), Trân Hoành (Quang Tri), Lê
Dinh Mông (Hué), Phan Châu Trinh, Huynh Thuc Khang, Nguyên
Thành, Lê Ba Trinh, Truong Ba Huy, Mai Di, Phan Ahôi, Duong Thac
(QuangNam), TrânKyPhong, NguyênDinhQuan, NguyênSuy, Lê Dinh
Cân, Pham Cao Châm (Quang Nghia), Hô Si Tao, Nguyên Duy Viên,
Hô Nhu Y (Binh Dinh), Trân Quang Chiêu (Cochinchine), etc. furent
condamnés à des peines les plus lourdes. Moi-même, j’ai été
condamné à la déportation à perpétuité et ne dois ma libération, après
un séjour de onze ans à Poulo Condor, qu’à une mesure d’amnistie
générale intervenue en 1918. De nombreuses autres personnes furent
condamnées rien que pour un poème ou un texte quelconque composé
sur des thèmes jugés par les autorités de ce temps comme subversifs, et
qui sont développés aujourd’hui par des journaux les plus
réactionnaires.
Voilà que les mécontentements s’accumulèrent une fois de plus de
toutes les douleurs qui ont marqué notre histoire nationale en lettres de
sang.
205
extrémistes. Ils avaient beau jeu, à l’heure que la France était aux
prises avec toutes les difficultés de la guerre, pour faire leur
propagande et intéresser à leur cause le jeune roi Duy Tân, qui n’avait
point oublié le traitement infligé à son père. Mais ce mouvement,
préparé en hâte pour profiter d’une occasion rare (on misait sur la
complicité des engagés volontaires envoyés au service de la France)
par des gens qui étaient plus riches en illusions qu’en forces réelles,
était voué fatalement à l’échec.
Après cet événement, la France comprit qu’il était temps de changer
de politique. Pendant la guerre surtout, il ne fallait négliger aucun
moyen de s’attirer la confiance et le loyalisme du peuple protégé.
Voici donc s’inaugurer l’ère des réformes. Les régimes des concours
triennaux furent supprimés pour faire place à l’enseignement moderne
à plusieurs degrés, avec la vulgarisation du Quôc Ngu. Le pays fut
même doté d’un certain nombre d’écoles supérieures (qu’on
dénommait à tort des universités). Des personnes à cheveux coupés et
habillées à la française n’étaient plus considérées comme des rebelles.
À vrai dire, tout n’était pas encore pour le mieux, mais on assistait à un
commencement d’amélioration, ce qui était déjà un grand progrès.
L’Annamite n’est pas réfractaire à la reconnaissance comme beaucoup
de personnes, hélas ! se plaisent à le croire. Qu’ils considèrent ceux qui
les oppressent comme des ennemis, cela n’a rien d’extraordinaire.
Mais ils savent bien par contre honorer ceux qui leur font du bien et ne
manquent jamais, le moment venu, de s’en rendre dignes. Notre
histoire est riche en enseignements. Les dominateurs chinois qui
maltraitaient le peuple n’étaient pas tolérés et il se trouvait toujours
dans la foule des Trung Trac, des Ngô Quyên pour lever le drapeau de
l’indépendance. Mais les administrateurs comme Nhâm Diên, Tich
Quang, Si Nhiêp étaient par contre vénérés à l’égal des dieux. Si la
France est réellement animée du désir d’accomplir ici sa mission
civilisatrice, le peuple annamite de son côté saurait lui montrer que
l’ingratitude n’est pas son vice congénital. Les concours en hommes et
en argent que l’Annam a apportés à la métropole pendant la Grande
Guerre sont là pour prouver qu’en échange de quelques réformes
sincèrement accomplies, mes compatriotes ne regrettaient ni leurs
biens ni leur sang.
Ce n’est pas tout. Après la victoire de la France, les Annamites, qui
y avaient contribué dans la mesure de leurs moyens et à qui le
gouvernement avait répété à plusieurs reprises de mirobolantes
206
promesses, espéraient que la France allait pousser plus loin la politique
d’émancipation entamée dans les années de la guerre et leur octroyer
quelques droits qui leur assureraient une part dans la vie politique du
pays. L’un des plus fameux adversaires du régime, Phan Châu Trinh
lui-même, qui séjournait en France depuis plus de dix ans, se montrait
le plus chaleureux partisan de la politique d’association. Il n’était pas
jusqu’au vieux révolutionnaire Phan Bôi Châu, le plus grand ennemi
du gouvernement colonial, qui ne préconisait la « Collaboration
franco-annamite ». (C’est le titre d’une de ses brochures, traduite en
annamite, actuellement interdite en Indochine.) De son côté, la Cour
d’Annam, refuge des idées les plus conservatrices et rétrogrades, tenait
à marquer son assentiment vis-à-vis de la politique généreuse de la
France en accordant, de concert avec le protectorat, l’amnistie des
prisonniers politiques. Le voyage en France du roi Khâi Dinh et le
séjour en France de son successeur le roi Bao Dai étaient autant de
signes des temps. En un mot, tout le pays, fasciné par tant de
pronostics favorables, frémissait d’espoirs en attendant patiemment les
réformes annoncées.
Le terrain n’était-il pas des mieux préparé pour effacer à tout jamais
les mécontentements du passé et pour réaliser la plus belle œuvre de
civilisation ?
Mais les réformes tant souhaitées ne venaient toujours pas. Des
promesses que le gouvernement avait faites pendant la guerre, il n’en
tenait que quelques-unes en ce qui concernait les combattants et les
ouvriers non spécialistes (indemnités, pensions, grades de mandarinat,
etc.) tandis que le peuple en était toujours à sa situation d’auparavant.
Comment les espoirs pouvaient-ils encore se maintenir dans de telles
conditions ? Le retour de France du roi Khâi Dinh dont on avait
attendu des miracles n’amena aucun changement dans le pays. La
lettre de sept articles de Phan Châu Trinh, qui fut un accablant
réquisitoire, acheva d’effondrer les restes d’illusions. La majoration de
30 % apportée aux impôts fonciers à l’occasion du quarantenaire du roi
et maintenue par la suite mit le comble au désespoir et au
mécontentement général.
6° LA POLITIQUE DE M. VARENNE
C’est ainsi que nous arrivons aux dernières années du règne de Khâi
Dinh où le mécontentement commença déjà à grandir sourdement. (Il
convient de noter la présence de quelques tracts et de certaines lettres
207
anonymes, ainsi que l’affaire Buu Trac.) Sur ces entrefaites, un grand
événement survint qui ranima d’une façon miraculeuse les
enthousiasmes les plus détendus. Ce fut l’arrivée de M. Varenne. Le
seul titre de député socialiste qu’il portait était fait pour reconquérir la
confiance de toute la population. On attendait avec optimisme la
réalisation de ses premières déclarations. D’autres circonstances
concouraient à alimenter les espoirs, tels que le retour de Phan Châu
Trinh en Cochinchine, la grâce accordée à Phan Bôi Châu au Tonkin,
la convention du 5 novembre en Annam, accordant au peuple le droit
de prendre part aux affaires politiques et l’institution de la Chambre
des représentants du peuple avec l’élection d’anciens déportés
politiques comme Huynh Thuc Khang et Lê Van Huân. Non seulement
les jeunes formés à l’école française étaient pris d’un bel
enthousiasme, mais ceux qui avaient passé jusqu’alors pour des
adversaires les plus résolus de la domination ont renoncé à leurs
anciennes convictions pour attendre les résultats de la politique
d’association et de collaboration qui était en honneur. Je puis vous
affirmer, monsieur le ministre des Colonies, que jamais depuis
l’arrivée des Français les Annamites ne s’étaient montrés avec autant
de sympathie et de confiance à l’égard du gouvernement du
protectorat. Toutes les causes de mécontentements, tous les prétextes à
l’opposition furent oubliés comme par miracle. On aimait plus à
regarder vers l’avenir plein d’heureuses promesses que de se retourner
vers le sombre passé.
Les espoirs des Annamites étaient ainsi arrivés à leur point
culminant. S’il n’y avait rien pour les guider dans leur épanouissement
raisonnable, le moindre fait pourrait les culbuter et il serait impossible
d’éviter le choc en retour. La pensée de l’homme est comme l’eau
d’inondation qui doit fatalement déborder et se répandre n’importe où,
quand le lit du fleuve n’est pas suffisant pour la rouler vers la mer.
L’élite annamite, surtout les jeunes, n’avait qu’une pensée : réaliser
des réformes politiques et sociales avec l’aide de la France.
L’empressement que les jeunes gens témoignaient aux conférences
données par Phan Châu Trinh, leurs demandes de grâce en faveur de
Phan Bôi Châu, l’accueil grandiose qu’ils réservaient à Bui Quang
Chiêu rentrant d’un voyage de propagande fait en France, la campagne
électorale que l’on voyait pour la première fois en Annam, la
formation de petits clubs dans les principales provinces, la tentative de
former un parti politique pour seconder l’effort du gouverneur général,
208
prouvaient combien leur enthousiasme était chaleureux et sincère.
Mais voilà que d’autres circonstances fâcheuses vinrent peu à peu
réduire à néant tout édifice moral qu’on avait réussi péniblement à
élever. Je me borne à citer les faits les plus importants.
a) Le retour de Phan Châu Trinh. — Quel personnage était Phan
Châu Trinh ? Sa lettre adressée au gouvernement en 1906 et l’attitude
qu’il gardait durant quatorze ans qu’il avait séjourné en France
suffisaient pour montrer à tous les yeux, tant français qu’annamites,
qu’il était essentiellement modéré et partisan de la politique
d’association franco-annamite. Bien qu’adversaire déterminé du
régime, il n’en combattait que les abus et les erreurs et ne cessait de
demander au gouvernement métropolitain d’y remédier. Il savait que la
Cour d’Annam n’avait aucun pouvoir réel et servait seulement de
prétexte à une politique arbitraire, tandis que toute la responsabilité
devait raisonnablement tomber sur le gouvernement du protectorat. Il
était en un mot ennemi de tout le despotisme d’où qu’il vînt et
préconisait un régime de collaboration entre les deux peuples basé sur
l’égalité et la démocratie. Il n’était nullement francophobe et ne
partageait pas les opinions des partis de violence. Après son retour au
pays, à peine avait-il fait quelques conférences d’un caractère modéré
que la maladie le retenait au lit et l’emporta enfin, regretté de tous ses
compatriotes. Pour montrer comment nous savions honorer ceux qui se
consacraient à la cause de la nation, des cérémonies funèbres furent
organisées en son souvenir dans toutes les provinces. Ces cérémonies
présentaient un caractère purement cultuel et s’accomplissaient dans le
plus grand calme. Et cependant, à l’exception de Saïgon où il mourut
et où ses funérailles pouvaient être faites sans encombre, partout
l’administration locale se dressait pour intervenir. Des particuliers
furent suspectés, arrêtés, voire condamnés. La jeunesse des écoles ne
souffrait pas moins. Le mouvement des grèves scolaires qui prit
naissance n’avait pas d’autres causes que ces brimades et voilà toute
une classe de jeunes jetés sur le pavé et dont l’avenir était brisé à tout
jamais. Le terrain était on ne pouvait mieux préparé pour la semence
des idées subversives.
b) La grâce de Phan Bôi Châu. — Phan Bôi Châu était le chef du
parti révolutionnaire des émigrés qui avait médité pendant plus de
vingt ans le renversement du gouvernement du protectorat jusqu’au
moment où, à la faveur de quelques réformes accomplies par le
gouvernement pendant la guerre, il se décida à se rallier à la politique
209
d’association. Son nom et son attitude étaient connus de tous. D’autres,
qui avaient fait beaucoup moins que lui, avaient été condamnés à mort.
En le graciant, le gouvernement du protectorat a fait un geste
magnifique dont la valeur n’échappait pas aux yeux du peuple et qui
inspira à tous ses compatriotes une reconnaissance émue. Mais pour
que cet acte de générosité conservât toute sa haute signification, il
aurait fallu que sa grâce fût accompagnée de sa libération pure et
simple, pour lui permettre de poursuivre en toute liberté sa nouvelle
politique de collaboration franco-annamite, ou tout au moins pour lui
donner la faculté de gagner sa vie comme bon lui semblait. Au lieu de
cela, on ne faisait que le déloger de la prison centrale de Hanoï pour
l’envoyer, sous bonne escorte, à Hué où il fut enfermé dans la maison
de M. Nguyên Ba Trac alors sous-secrétaire d’État du ministère de
l’Instruction publique. Mais l’opinion qui avait quelque peu contribué
à sa grâce se révolta contre la façon dont il fut traité. Le gouvernement
lui permit alors de choisir lui-même sa demeure. Il ne faisait cependant
que changer de prison car, sorti de chez M. Trac, il fut à nouveau
enfermé dans cette prison plus grande qu’est la ville de Hué. En effet,
il ne pouvait plus quitter la capitale qui devenait sa résidence forcée.
Un jour qu’il voulait se rendre à Hanoï, où quelques amis l’avaient
invité à venir, il fut arrêté à Thanh Hoa et ramené de force à Hué
escorté par l’inspecteur de la garde indigène des provinces qu’il devait
traverser. Depuis ce jour, il était l’objet d’une surveillance étroite et
fort gênante. Il lui fut même interdit de vivre dans un sampan qu’il
avait acheté pour passer la monotonie de ses jours à rimer des poésies
sur le fleuve des Parfums. Aujourd’hui, il lui est interdit de quitter sa
demeure pour aller quelque part dans la ville même, sans l’autorisation
des mandarins provinciaux. Sérieusement, ce ne devait pas être ainsi
que le gouvernement devait faire aboutir une mesure de grâce qui avait
été tant applaudie par toutes les classes de la population. Voilà encore
un fait dont les semeurs de troubles ne se faisaient pas faute de se saisir
pour alimenter leur propagande.
c) L’avortement d’un parti politique. — Lé Van Huân était un vieil
adversaire du régime. À la suite des mouvements de 1908, il fut
condamné à la déportation. Après l’amnistie, il revint chez lui pour
mener une existence obscure, sans plus s’occuper de politique. Au
moment où, en vertu de la convention de novembre, la politique du
pays semblait s’engager dans une nouvelle voie, sollicité par les
jeunes, il consentit à se rallier aux idées nouvelles pour poser sa
210
candidature à l’élection des représentants du peuple et à s’occuper de
la fondation d’un parti politique national. Une demande d’autorisation
et un programme d’action furent soumis au gouvernement. Celui-ci
répondit par un refus en disant que cette autorisation était conditionnée
par la promulgation d’une nouvelle loi concernant les associations
politiques, faite prochainement par la Cour d’Annam. Cette déclaration
eut l’effet d’une douche froide sur tous les enthousiasmes. Comment
en effet la jeunesse pouvait-elle persister dans son espoir, elle qui
désirait justement former un parti politique, servant d’organe à la
volonté du peuple, pour seconder le gouvernement à faire des réformes
dans le régime et les lois despotiques dont la Cour de Hué était le
dépositaire, alors qu’on lui enjoignait d’attendre une loi émanant de
cette même Cour ?
Toute la jeunesse aux idées modernes mettait dans cette question
ses plus chers espoirs, car elle y voyait la possibilité de participer enfin
aux affaires publiques. L’échec complet qu’elle venait d’essuyer était
bien fait pour pousser l’effort et la bonne volonté de ses meilleurs
éléments vers l’activité secrète et révolutionnaire qui était le seul
exutoire possible à leur enthousiasme débordant.
d) La Chambre des représentants du peuple et Huynh Thuc Khang.
— Il restait cependant un point sur lequel le peuple résigné pouvait
encore fonder son dernier espoir. C’était la Chambre des représentants
du peuple pompeusement affublée d’un beau nom. Ce nom inspirait à
la population, aux jeunes du centre surtout, une confiance exagérée. Ils
organisaient des campagnes de propagande pour les candidats qu’ils
avaient sollicités et choisis selon leurs convictions. L’administration
locale et les mandarins n’y apportaient aucune entrave. Un certain
nombre d’élus, qui mandarins démissionnaires (Nguyên Trac), qui
anciens condamnés politiques (Huynh Thuc Khang, Lê Van Huân)
donnaient à la Chambre un grand prestige aux yeux de la population.
On espérait que le nouvel organisme serait capable d’accomplir des
miracles. Mais quelques mois ne s’étaient pas écoulés, après la
première session, que la circulaire de novembre 1926 de M. le résident
supérieur intérimaire en Annam d’E., qui était une véritable insulte
jetée à la face de la Chambre, fit disparaître tout le crédit qu’on lui
attachait. Cependant, pour ne pas démolir une œuvre à peine entamée
et pour ménager la susceptibilité des impatients, les élus du peuple se
contentaient d’adresser une protestation collective, tout en considérant
cette circulaire non comme un acte gouvernemental, mais comme un
211
acte individuel. Grâce à cette attitude pleine de tact de la Chambre, le
choc que reçut la population était moins rude. Mais le souvenir de cette
insulte n’était pas complètement effacé, que le discours d’ouverture de
la session de 1928 de M. le résident supérieur intérimaire J. contraignit
le président de la Chambre, Huynh Thuc Khang, et un certain nombre
de représentants, dont Lê Van Huân, à donner leur démission devant
une collaboration impossible. Il n’est peut-être pas inutile de vous
rappeler, monsieur le ministre des Colonies, que ce discours disait,
entre autres propos, que la Chambre représentait quelques milliers
d’électeurs et non pas tout le peuple, et que ceux des élus qui
s’aviseraient de soulever la question de la Constitution seraient frappés
par la rigueur de la loi. Ainsi s’en allait le dernier espoir de la
population qui ne trouvait maintenant devant elle que la dure réalité.
Les faits que j’ai énumérés plus haut étaient des erreurs étalées aux
yeux de tout le monde et qui contribuaient irrésistiblement à accumuler
des mécontentements tout prêts à faire explosion. Il est d’autres causes
moins apparentes et auxquelles le gouvernement ne semble pas
attacher plus d’attention qu’aux précédentes. Qu’il me soit permis de
les citer sommairement pour vous donner une idée de la situation
intenable du peuple protégé.
1° La forme confuse du gouvernement (il n’existe aucune
démarcation entre le protectorat et le gouvernement direct) ;
2° L’éducation insuffisante (manque d’écoles publiques, difficultés
opposées à la création d’écoles privées) ; 3° La restriction de la liberté
d’opinion (interdiction des livres, censure des journaux, impossibilité à
la population de faire entendre ses douleurs au gouvernement) ; 4° La
vie économique pleine d’entraves (pas de liberté de voyage, travail
forcé, etc.). Je ne parle pas du régime de favoritisme qui tolérait les
mandarins et les fonctionnaires les plus indignes dont parlait Phan
Châu Trinh dans la lettre de 1906, et qui subsiste tel quel jusqu’à
l’heure présente.
Comment voulez-vous, monsieur le ministre des Colonies, que le
peuple, acculé à cette extrémité où il ne lui était plus permis d’espérer
quoi que ce soit du côté du gouvernement, ne prêtât pas une oreille
complaisante aux paroles des agitateurs qui leur montraient avec
habileté un monde merveilleux à l’autre bord ? Il s’en fallait de bien
peu pour lui faire perdre contenance et le pousser vers les actes les plus
irréfléchis.
212
7° DE 1928 AUX TROUBLES ACTUELS
Du moment que les Annamites ne voyaient plus aucune possibilité
de poursuivre la politique de collaboration franche et loyale, ils durent
prendre le chemin qui leur parut le plus commode, car il leur fallait
coûte que coûte vivre leur vie. Comment pouvaient-ils, dans ces
conditions, se défendre contre la propagande intense des agents de
Moscou qui faisaient miroiter devant leurs yeux de belles perspectives.
La libération nationale, le départ des étrangers, la destruction d’une
société pourrie et son remplacement par une société communiste où
chacun a sa place et sa part de biens. Ce serait vite fait. Le terrain était
d’autant plus propice à une telle propagande que les inondations se
succédaient sans cesse, que des mauvaises récoltes répétées
aggravaient la misère des paysans, que des jeunes gens par milliers
étaient jetés sur le pavé en quête d’une place introuvable, que des
millions d’ouvriers, à cause du marasme économique, étaient réduits
au chômage. Et puis l’arrestation des suspects, les exactions des
mandarins, les délations inspirées par la vengeance personnelle, les
difficultés de toutes sortes que l’on rencontrait dans ses affaires, tout
cela avait l’effet de l’huile versée sur un feu qui couvait. En vérité, les
Annamites, même les plus cultivés, ne savent pas ce qu’est exactement
le communisme. Les adeptes de Lénine de leur côté ne sont non plus
pourvus d’aucune recette miraculeuse capable d’hypnotiser les gens.
Tout leur mérite consiste à savoir exploiter habilement un état de fait
que le gouvernement n’a rien tenté pour éviter. Il faut reconnaître par
contre qu’à l’origine il y avait bien un mouvement nettement
nationaliste, représenté par le ViêtNam Quoc-Dan-Dang (parti
nationaliste du Viêt-nam), et d’autres sociétés secrètes de l’Annam
dont les noms de PhucViêt (Restauration de l’Annam), de Hung-Nam
(Rénovation de l’Annam), de Viêt-Nam Thanh-Niên Cach-Mang
(Jeune Annam révolutionnaire) renseignent suffisamment sur son
caractère. Ce ne fut qu’après l’échec du Viêt-Nam Quoc-Dan-Dang au
Tonkin et la dissolution des organisations secrètes de l’Annam que
commencèrent les manifestations communistes. Un des faits les plus
caractéristiques du mouvement actuel est que, partout où il s’est
implanté, il trouva les éléments les plus divers, des ouvriers, des
paysans, des écoliers, des fonctionnaires, des commerçants, des
militaires, même de vieilles femmes, de jeunes garçons et de jeunes
filles de 15 ans, pour le soutenir. Tant de classes différentes qui
s’accordent dans un même mouvement de protestation nous prouvent
213
pleinement qu’il a bien ses racines profondes dans les
mécontentements qui se sont accumulés depuis de longues années dans
le cœur de tout le monde. De communiste, il n’en doit avoir que le
nom. En vérité, nous ne sommes en présence ni des Russes, ni des
Chinois, ni d’aucun autre étranger, mais bien des Annamites, c’est-à-
dire des protégés du gouvernement qui, à bout de ressources, et
entraînés par la force des choses dans de folles aventures, s’offraient
désespérément aux bombes des avions et à la balle des mitrailleuses
pour chercher la mort qu’ils ne craignaient plus. Quel intérêt y aurait-il
pour la France qu’une telle situation se prolongeât par la même
politique erronée qui nous avait si chèrement coûté ?
CONCLUSIONS
Le mouvement communiste s’est ralenti. Le pays est relativement
calme. Le gouvernement du protectorat est en train d’élaborer les
réformes. Le gouvernement de la métropole même a décidé de vous
confier la noble et haute mission d’aller enquêter sur place pour étudier
avec le gouvernement colonial les remèdes à employer. Des problèmes
vitaux de notre nation se posent à l’heure actuelle. Notre existence
même dépend de la façon dont ils seront résolus. Il y va aussi des
intérêts de la France qui sont tellement liés aux nôtres qu’il est
désormais impossible d’envisager les uns sans les autres. Je ne me
mêle pas de parler de ces questions sur lesquelles le gouvernement doit
avoir des plans bien arrêtés. Je me borne à vous exposer, sous la
poussée des douleurs profondes que m’inspire la situation présente, les
erreurs que j’ai pu remarquer dans la politique du gouvernement et qui
sont, à mon avis, les causes profondes de tous ces troubles, dans
l’espoir que mes humbles paroles pourront servir de quelque chose
dans la nouvelle politique de collaboration franco-annamite qui doit
mener notre pays vers une meilleure destinée. Comme s’il s’agissait
d’un malade dont des médecins malhabiles ont ruiné la santé, je ne
vous expose que les différents aspects du mal, en souhaitant que vous,
praticien renommé, vous trouverez une meilleure formule pour le
sauver d’une mort imminente.
Voilà le vœu suprême que je forme en vous adressant cette lettre.
Pour terminer, je vous prie, monsieur le ministre des Colonies, de
pardonner à mon audace et d’agréer l’expression de mes sentiments les
plus humbles.
Signé : Phan Thuc Duyen
214
(lettré annamite)
215
LETTRES DE FAMILLES
DES PRISONNIERS POLITIQUES
Annam, le 17 juillet 1933
À Monsieur Francis Jourdain,
57, rue Charlot, Paris (3e)
Monsieur,
Je soussignée Le Thi Phu, votre fille bien respectueuse, je suis la
femme du nommé Pham Tien Nang, déporté à Lao Bao (Annam), moi
et tous ses parents du village de Thu Loc, canton Thu Chinh de la
sous-préfecture de Quang Xuong, province de Thanh Hoa (Annam),
nous venons bien respectueusement vous prier, monsieur le mandarin,
de transmettre notre requête au comité réclamant l’amnistie pour les
prisonniers politiques d’Indochine, pour demander l’amnistie du
nommé Pham Tien Nang, détenu 491, à Lao Bao (Annam) dont
l’affaire est la suivante :
Le nommé Nguyen Tien Nang est un honnête homme, il n’a jamais
commis de fautes contre la loi, ni dans son village, ni dans le pays, ni
où que ce soit ; il était instituteur de village et durant six à sept ans a
toujours rempli ses devoirs ; seulement la solde était trop petite et il
semble qu’il y avait encore des règlements restreignant encore cette
solde des instituteurs. Aussi Pham Tien Nang quitte son poste
d’instituteur, retourne au village pour passer tranquillement les joies de
la famille et pendant deux ou trois mois, il n’a rien fait contre la loi.
Après, à cause du mouvement communiste progressant sans arrêt —
partout on entend parler de communisme — et plus le gouvernement
fusille, plus il tue, plus il emprisonne, plus ce mouvement se lève
terriblement, pareil aux nids de fourmis qui apparaissent. Après, donc
on ne sait pourquoi, il écoute la propagande acharnée des autres et en
fin de compte il suit les communistes.
Il paraît qu’il fut arrêté après deux mois de travail avec eux. Quand
on l’a jugé, Nang n’avait encore rien commis, en quoi que ce soit, qui
puisse troubler l’ordre dans le pays. Il n’avait seulement que la pensée.
Après son arrestation, en fouillant sa maison, on n’a pu prendre un seul
morceau de papier ayant quelque importance. Malgré cela, il fut
condamné à neuf ans de travaux forcés à Lao Bao. La commission de
la cour d’Annam condamne et, par des tortures renforcées qui ne
217
peuvent être supportées, force à « avouer ».
C’est vraiment malheureux. Je ne sais d’où vient cette séparation de
la femme et du mari, du fils et de ses parents. La situation est vraiment
lugubre. Nous espérons que votre honorable comité, au nom de
l’Humanité, fera tout pour prendre sa défense, pour le faire libérer ou
bien faire diminuer sa peine ou bien notre famille tout entière signera
un papier à l’État s’engageant, si le nommé Phan Tien Nang commet à
nouveau la faute, à être tous emprisonnés.
Notre cou est trop court pour nous faire entendre de Dieu. Me
recroquevillant dans l’obscurité, je viens d’apprendre aujourd’hui la
formation de votre honorable comité, cela est pour moi comme un
rayon de lumière ; je pensais que le sort du ver de terre était de devoir
vivre perpétuellement sous terre, mais dépassant les espoirs nous
savons qu’il y a des gens qui regardent sur nous. C’est une joie inouïe.
Aussi, vos enfants adressent cette requête à votre honorable comité,
espérant que celui-ci lèvera sa main pour nous défendre. Nous aurons
alors la chance de voir la réunion du mari avec la femme, du père avec
le fils, de cette façon, nous vous serons reconnaissants pour des
milliers de siècles.
Bien respectueusement,
Le Thi Phu, et toute sa famille
Monsieur le Président,
Ne sachant que depuis peu de temps qu’il existe en France un
comité dont les membres poursuivent le but de porter secours aux gens
touchés par la misère, surtout à ceux qui sont victimes d’injustices, j’ai
pris la décision de vous écrire cette lettre.
C’est un forçat, un Annamite en Guyane, qui s’adresse à vous pour
rendre compte de sa situation et demander votre secours.
Le 28 juin 1930, je fus condamné par le tribunal du 2 e degré de la
province de Thai Binh à dix ans de bannissement, accusé d’avoir mené
la manifestation des paysans du 1er mai de l’année courante. Étranger
au complot contre le gouvernement dont on m’accusait, j’ai fait appel.
La cour d’appel de Hanoï me condamna à dix ans de travaux forcés, 5
ans de surveillance administrative et 2 867 F 60 de frais de justice.
Comme preuve de mon innocence, j’invoque :
Ne jamais avoir fait partie d’une association politique ni secte
218
poursuivant un but politique ;
N'avoir été condamné que sur des accusations verbales ;
Aucun document n’a été trouvé ni sur moi ni à mon domicile ;
Que les hommes qui m’ont accusé ont été torturés par ordre du chef
indigène de province nommé Bi Van Dinh ;
Que c’est sous l’emprise desdites tortures qu’ils m’ont accusé en
écrivant sous la dictée de M. Vi Van Dinh ;
Qu’à l’audience du tribunal de Thai Binh et de la cour d’appel
d’Hanoï mes accusateurs se sont tous rétractés ;
Enfin, qu’au moment où la manifestation s’est déroulée dans le
territoire de Thai Binh, je me trouvais au village montagneux de Luong
Thuong où j’occupais la place d’instituteur. Ce village se trouve à une
distance de trois jours de voyage à cheval de la ville de Backan qui
sépare le Thai Binh à 186 kilomètres ;
Que l’autorité locale de ce village ainsi que M. le résident de France
à Backan ont témoigné que le jour de la manifestation je me trouvais à
mon poste.
Pour terminer, je vous fais remarquer qu’innocent on me force à
vivre entre des voleurs et des voyous.
Serais-je coupable des faits pour lesquels je fus condamné, faits
purement politiques, ma place ne serait pas ici entre les rebuts de la
société.
Monsieur le président,
Par ouï-dire je connais votre grand pouvoir ; c’est donc à vous que
je m’adresse en vous implorant de bien vouloir intervenir auprès de M.
le ministre de la Justice à seule fin qu’une révision de mon procès me
soit accordée.
En espérant de ne pas avoir fait en vain appel à vos sentiments
d’humanité et de fraternité, je vous prie d’agréer l’assurance de mes
remerciements anticipés.
Le condamné annamite en Guyane,
X.
219
Quang yen, le 19 mai 1933
Monsieur le Président,
Je soussignée, Nguyen Thi Mo, âgée de 22 ans, originaire au village
de Quong Dong, huyen de Yen Hung, province de Quang-yen, Tonkin,
Indochine, épouse du né Vu Dinh Anh, originaire du village de Duong
Dong, arrêté pour affiliation au parti Viet-Nam Quoc-Dan-Dang,
condamné à perpétuité le 7-11-30 par la commission criminelle de Hai
Duong (Tonkin) et déporté à Poulo Condor.
Ai l’honneur de venir très respectueusement me jeter à vos pieds,
vous suppliant de bien vouloir demander grâce en faveur de mon mari,
pour les raisons suivantes :
Descendu d’une famille honorable qui, à travers les âges, s’est
montrée loyale à l’égard du protectorat, élevé dans un milieu tranquille
baigné de la paix française, éduqué par son père Vu Dinh Ban, ex-chef
de canton qui, pour des satisfactions données à l’administration, a pu
obtenir de celle-ci des distinctions honorifiques et des médailles
d’honneur du travail, mon mari était un simple écolier innocent de 19
ans, de l’école de Plein-exercice de Quang Yen, reconnu sérieux de ses
maîtres et de son directeur. D’ailleurs, ayant voulu le tenir loin du
souffle du monde qui réduit tant de jeunes gens, ses parents avaient
soin de ne le laisser fréquenter que les bons esprits. Parmi les garçons
avec qui il entrait en relations, il y avait malheureusement un de ses
parents, le né Nguyen Nang Hach. Celui-ci, pour s’être donné l’allure
de conquérant et de redresseur de torts, a été écroué, puis condamné et,
en raison de son âge mineur (17 ans), est actuellement retenu dans une
maison correctionnelle. Le nommé Hach, dans l’embarras ou sous
l’influence de la peur, a dénoncé à la Sûreté que mon mari était lui-
même partisan de Viet-Nam Quoc-Dan-Dang. Et mon mari a été arrêté
au milieu de ses longues maladies qu’on ne parvenait pas encore à
guérir et qui l’avaient retiré de l’école.
La commission criminelle, qui s’est montrée plus sévère que jamais
au lendemain de l’événement de Yen Bay, a condamné mon mari à
perpétuité.
Une fois exilé au Poulo Condor pour ne plus revenir, mon mari a
220
laissé à ma charge ses vieux parents, ses frères et sœurs en bas âge et
notre enfant âgé à peine de 2 ans.
Réduite à mes seules forces d’une femme inexpérimentée de 22 ans,
je ne peux, étant donnée notre situation devenue précaire il y a quelque
temps, entretenir notre nombreuse famille qu’avec grand-peine, au prix
des torrents de larmes et de sueur.
Pour comble de malheur, mes beaux-parents, épuisés presque par
l’âge, d’une part, et par le chagrin de ne plus voir leur enfant, d’autre
part, souffrent de maladies fréquentes et ne demandent au ciel que de
terminer leur vie, subitement frappée d’un si grand malheur.
Mon mari, de son côté, est toujours maladif sur sa terre d’exil. A-t-il
commis une si grave faute à l’égard du gouvernement protecteur qui a
comblé nos compatriotes de bienfaits inoubliables ? Il a assez souffert
pour savoir la regretter et s’en corriger.
Puisse ma faible voix parvenir jusqu’à vous ébranler votre cœur
sympathique et humanitaire, vous pousser à faire rendre à moi mon
mari, à mes beaux-parents leur fils, à mes beaux-frères leur frère et à
notre enfant son papa.
Puissent ces pages imprégnées de mes larmes être arrosées bientôt
de la pluie de votre générosité.
En attendant le plaisir d’être excusée par vous de l’audace qu’a une
humble femme telle que moi de s’adresser à vous et la satisfaction de
revoir mon mari dont la libération dépendra uniquement de votre noble
cœur, j’ai l’honneur d’être votre servante très obéissante.
Veuillez agréer, monsieur le président, l’expression de mes
sentiments les plus respectueux et les plus reconnaissants.
Signé : Mô
221
À monsieur le Président du comité d’amnistie
et de défense des Indochinois
222
Tham, pour ne citer que les plus célèbres épisodes du vieux
mouvement révolutionnaire indochinois, ont envoyé à Poulo Condor
des centaines de condamnés. Combien en sont-ils revenus ? Quelques-
uns. Que reste-t-il d’eux à l’heure qu’il est, à Poulo Condor ?
Quelques-uns aussi. Et le reste ? Morts !
La France possède en Indochine deux pénitenciers de sinistre
renommée : Son La et Poulo Condor. Il faut y ajouter Lao Bao et Ban
Me Thuot qui se trouvent en Annam et qui ont jusqu’ici battu tous les
records de tuerie, mais Lao Bao et Ban Me Thuot relèvent de la cour
de Hué, et quoique le simulacre de la cour de Hué ne soit que
l’instrument du gouvernement français, celui-ci prétend qu’il n’en est
pas responsable.
Si on compare Son La et Poulo Condor, Son La tue peut-être mieux
encore et plus vite que Poulo Condor car, sur 200 détenus politiques
qui y ont été envoyés en février 1933, une trentaine ont été enlevés
dans l’espace de neuf mois. L’impérialisme français ne demanderait
pas mieux que d’y diriger tous les détenus politiques du Tonkin ;
seulement, voilà que ces 30 morts ont fait trop parler d’eux et c’est
ainsi que les survivants viennent d’être renvoyés à Poulo Condor.
À Poulo Condor ils mourront dans la paix et dans le silence, car il y
a les flots de la mer et les règlements du pénitencier qui étoufferont
leurs râles.
Au comité d’amnistie, à tous ceux que ces souffrances émeuvent,
nous adressons, du fond de notre enfer, le plus puissant appel qui soit
sorti de nos poitrines oppressées :
Vive l’amnistie !
Vive le régime politique aux condamnés politiques !
223
Hanh Thiên, le 8 mai 1933
Sire,
C’est avec une douleur profonde que j’adresse à votre majesté cette
lettre pour solliciter de votre haute clémence la grâce de mon mari
Pham Quân Tai, condamné à quinze ans de déportation par la
commission criminelle de juillet 1929, et qui est actuellement au jardin
des détenus politiques de Poulo Condor sous le n° 3020.
Il est vrai que mon mari faisait partie du Viêt-Nam QuocDan-Sing,
mais ce parti, au début, avait un caractère franchement modéré. Dans
son programme comme dans les déclarations verbales et écrites de
mon mari devant la commission criminelle, il avait pour objet d’aider
le gouvernement à élever le niveau moral et intellectuel des habitants
du pays, de favoriser les réformes et de chercher à donner un essor à la
grande industrie et au commerce extérieur.
Porter atteinte à la sécurité générale du pays est un crime bien au-
dessus de la force de mon mari, qui n’est au fond qu’un excellent père
de famille et un bon serviteur de l’administration. Il a été instituteur
pendant dix ans et, durant ces dix années de service, il a été bien noté
de ses chefs par son zèle et son dévouement. L’ardeur de sa jeunesse
lui avait fait commettre l’imprudence de se lancer dans la voie illégale,
cependant il avait bien sincèrement la conviction d’être utile au
gouvernement comme à ses compatriotes. Bien payé de sa témérité, il
n’a que trop reconnu sa faute. Il regrette amèrement cet acte audacieux
et il ne demande jour et nuit qu’à tendre à votre majesté pour implorer
de votre majesté le moyen de racheter sa faute.
Sire, pitié pour lui et pour sa famille dont il était l’unique soutien.
Pitié pour sa vieille maman au désespoir, pitié pour sa petite fille
innocente de l’erreur de son père, pitié pour sa jeune épouse qui se
consume en le pleurant et qui, en son absence, doit supporter sur ses
frêles épaules tout le poids de sa charge.
224
Sire, la bonne justice veut que le coupable soit toujours capable de
racheter ses fautes tant qu’il le désire sincèrement et avec une bonne
volonté. C’est pourquoi j’ose élever une faible voix jusqu’à votre
majesté pour implorer de votre sage clémence la grâce de mon mari.
En attendant de votre haute bienveillance une suite favorable à ma
demande, j’ai l’honneur de prier votre majesté d’agréer l’hommage de
mon profond respect.
Votre très humble servante
225
Nhù Long, le 11 mai 1933
(Traduit de l’annamite)
Bien respectueusement,
Je suis Tran Van Ngùon, du village de Nhù Long (Can Tho).
J’ai mon fils Tran Van Diep, numéro d’écrou 4535 à la maison
centrale de Saïgon, faisant partie des détenus politiques.
Dans l’acte d’accusation, mon fils n’a été accusé ni d’avoir préparé
des assassinats ou des incendies, ni d’avoir frappé qui que ce soit, mais
seulement d’avoir écouté les autres et participé une seule fois à une
manifestation.
Le tribunal a fait arrêter et emprisonner mon fils depuis le 15
septembre 1931 jusqu’au samedi 6 mai 1933, c’est-à-dire durant plus
de vingt mois déjà. À cette date, la Haute-Cour l’a condamné à cinq
ans de travaux forcés, condamnation excessivement lourde.
Ma famille est très pauvre ; je n’ai que ce fils, qui est assez âgé ; il
est marié, père d’un enfant de 3 ans ; sa femme est orpheline. Ma
famille est si pauvre que je ne puis nourrir sa femme et son gosse. De
plus j’ai à ma charge quatre enfants qui ne peuvent pas encore
travailler. Ma situation est ainsi désastreuse.
Aussi je demande respectueusement à vous, mesdames et messieurs
du comité d’amnistie, d’agir pour la libération de mon fils, pour une
fois.
J’espère en votre générosité pour nous aider, nous sauver.
Signé : Tran Van Nguon,
village de Nhu Long
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« Principal lieutenant de Ha Huy Giap, il est responsable de la
région de Cao Nanh, qu’il fut obligé de quitter après la soumission, et
se rendit dans la province de Baclieu pour la travailler. Il a fait des
aveux complets. »
Quant à Ha Huy Giap (déporté à vie) il est accusé d’être « un des
principaux chefs du Cong San Dang » et voici ce dont il est coupable :
« Il était chargé spécialement de rédiger les tracts et les journaux du
Xu-Uy (Comité directeur), le Co-Do (Drapeau rouge) et le Nha-quê
(Paysan), à Sadec ; auparavant, il dirigeait le Lao-Chaung. Il a fait des
aveux complets. »
Devant le tribunal, ce jeune déporté à vie de 26 ans a protesté contre
la qualification d’association de malfaiteurs, a voulu développer les
buts véritables de son parti et a revendiqué ses responsabilités.
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Haïphong, le 1er juillet 1933
Excellence,
Je soussignée Bui Thi Ninh, 60 ans, marchande de viandes au
détail, originaire du village de Thuong Coc, huyen de Gia Loc,
province de Hai Duong (Tonkin), domiciliée n° 15, rue de l’Abattoir, à
Haïphong.
Ai l’honneur de venir très respectueusement solliciter de votre haute
clémence la faveur de la grâce pour mes deux fils, NguyenVan Lam et
Nguyen Hoi, originaires des lieux susdits, détenus politiques
actuellement incarcérés au pénitencier de Poulo Condor.
Mes jeunes enfants ont été arrêtés les 7 novembre 1929 et 7 mai
1930 ; le premier à Haïphong, le second à Nam Ding (Tonkin), dans
des circonstances apparues telles que la cour les a condamnés
respectivement à la peine de déportation et à vingt ans de travaux
forcés.
Il est tardif de vous présenter aujourd’hui leur défense. Nous autres
Annamites nous acceptions par atavisme tous les événements qui
arrivent comme des coups de sort auxquels il ne nous est pas donné
d’échapper. Du reste nous croyons, nous avons une confiance entière
et parfaite à la justice française, bien que ici, dans une colonie, elle
n’ait peut-être pas nécessairement les moyens d’instruction et la
clairvoyance de la sœur métropolitaine.
Tout ce que je puis donc dire c’est, excellence, que mes enfants
avaient été compris dans ces arrestations énormes et fréquentes,
rendues inévitables en ces années troublées et que peut-être le
gouvernement français d’Indochine, débordé, n’eût pas eu le temps et
toutes les facultés de prononcer ses jugements en toute sérénité, surtout
contre les gens que l’état d’esprit d’alors et les services de répression
amenés à ne pas user de mesure avaient représentés comme de terribles
ennemis et qui en somme ne sont que des gosses.
Lam et Hoi n’ont été que des gosses. Ils avaient été des enfants
dociles, des écoliers et des jeunes gens paisibles. Hoi n’avait que 19
ans au moment de son arrestation. Leur inexpérience, leur légèreté
seules les avaient dû se laisser entraîner et malmener par des
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exhortations et menaces des fauteurs, enfin livrés à leurs dangereux
caprices.
Excellence,
Je suis persuadée qu’ils demeurent au fond des enfants. Et cette
pensée me torture. Elle me donne une ombre de doute... en la justice
d’alors. D’ailleurs, je crois que leur séjour depuis bientôt deux années
déjà au bagne de Poulo Condor doit être assez suffisant pour les
corriger de toutes leurs étourderies possibles de jeune âge.
Ils peuvent alors, si on veut bien leur laisser le moyen de faire
joyeusement leur rédemption, ils peuvent encore être de bons éléments
aimant l’ordre et le travail dans la paix, sous la protection de la France.
Excellence, j’ai 60 ans, près de la tombe. Ils sont mes seuls
soutiens, mes deux exilés. Car en ce temps de crise et de détresse, nous
qui vivons ordinairement de quelques dizaines de cents, nous ne
gagnons que 8 ou 9 sen par jour ! Je m’adresse à son excellence, à ses
sentiments nobles et humanitaires, à sa bonté et à cette vertu bien
française, à sa clémence, pour vous prier de vouloir bien libérer mes
deux fils.
C’est dans ma douleur profonde de mère, à qui on a enlevé ses
enfants, que j’ose vous écrire. J’ai une foi indéfectible en votre
générosité, en la magnanime France. Et dans cet espoir contre toute
espérance, je vous supplie d’accepter l’hommage de ma vive et
respectueuse gratitude.
(Empreinte digitale de Bui Thi Nin)
Bui Thi Nin,
60 ans, marchande de viandes au détail,
n° 15, rue de l’Abattoir,
Haïphong (Tonkin)
(Ces lettres, avec bien d’autres, ont été reçues par le Comité
d’amnistie des prisonniers politiques indochinois et sont conservées
dans ses archives.)
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EXTRAIT DE LA REVUE ESPRIT,
DU 1ER DÉCEMBRE 1934
À la suite de notre polémique avec le P. Jalabert, plusieurs lecteurs
nous écrivent leurs encouragements. Un ancien gendarme en Indochine
nous dit comment il a vu provoquer les « aveux spontanés » en
donnant aux indigènes du riz affreusement salé et en les privant de
boisson. Un Annamite chrétien (non pas un de ces affreux suspects)
nous communique une lettre qu’il adresse à notre critique des Études
(le P. Jalabert).
« J’apporte mon témoignage pour soutenir la vérité des faits cités
par Mme Viollis. J’ajoute que, si odieux déjà soient-ils, ils ne
répondent pas encore à la vérité, beaucoup plus horrible encore.
...Vous avez bien fait de mettre en sous-titre : « Un autre enfer,
l’Indochine. » Oui, c’est un véritable enfer. Les voyageurs qui
s’attardent en Indochine pour l’approfondir se demandent avec
étonnement comment il est possible de vivre sous un pareil régime.
Comment les Annamites, jadis si fiers, avec un passé historique si
glorieux, se résignent-ils à subir une semblable dictature. Car, sans
exagération, il n’y a pas de pire dictature que celle de l’Indochine.
...La nomination de M. René Robin comme gouverneur de
l’Indochine a produit le plus vif mécontentement parmi les Annamites.
Vivrons-nous mille ans, nous n’oublierons pas de si tôt la tragédie de
Co-Am.
Mais ne croyez pas que nous avons une haine de la France, bien au
contraire. Malgré notre soif de justice et la nostalgie de notre
indépendance, la France que nous avons appris à connaître dans ses
saints, ses poètes, ses écrivains, ses savants, dans ses grands hommes
politiques même, nous est infiniment aimable. Certes, ces publications
sont « offensantes pour l’honneur de la France », mais elles ne sont
nullement de nature à lui attirer des haines. »
Notre correspondant se réjouit de voir que, pour compenser la
responsabilité de certains chrétiens dans les exactions du colonialisme,
d’autres chrétiens prennent l’initiative des campagnes libératrices, avec
une fermeté sans parti-pris, celle de la justice contre la raison d’État.
Quant au P. Jalabert, nous prenons acte de ce qu’il considère la
discussion comme close par la réponse d’Andrée Viollis, puisque dans
sa « Réponse à Esprit » il ne réfute aucune des précisions apportées. Si
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la vérité a gagné du terrain dans cette échauffourée, nous ne pouvons,
détestant la polémique comme telle, que nous en réjouir.
E. M.
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