Bergson Langage Sentiments
Bergson Langage Sentiments
Bergson Langage Sentiments
Bergson relève l’insuffisance des mots (à l’exception des noms propres) à traduire la
singularité des éléments du monde extérieur et de nous-mêmes.
Le langage est lui aussi dépendant de notre constitution à agir. Il a une fonction d’abord
sociale et utilitaire, aussi généralise-t-il et simplifie-t-il, par commodité, la réalité extérieure et
notre propre individualité. Il désigne par des mots, donc des concepts, des idées générales et
abstraites, ce qui n’existe que singulièrement. Notre discours, fait de mots, échoue donc le
plus souvent à saisir l’originalité du réel, comme de notre vie intérieure. Les mots semblent
des « étiquettes » toutes faites collées sur les choses toujours nouvelles. Les concepts sont
trop généraux, trop impersonnels, puisqu’ils désignent des catégories ou des genres. En ce
sens, il y a bien de l’ineffable, de l’indicible, inexprimable par le simple moyen du discours
linguistique.
Ainsi l’amoureux a-t-il l’impression que sa déclaration d’amour est bien faible pour désigner
toute la richesse et la profondeur de son sentiment intime, unique. La phrase « je t’aime » a
tellement été prononcée, lue, entendue au cinéma… que sa formulation semble d’une banalité
presque insultante.
Les mots qui appartiennent à tout le monde passent donc à côté de ce qu’il y a de singulier,
d’inédit, d’inouï au sens premier du terme, dans le sentiment individuel.
C’est le langage conventionnel articulé qui est en cause, il ne fausse pas le réel
volontairement, mais établit des généralités pour que la communication linguistique soit
possible, pour que les interlocuteurs partagent une somme de mots de vocabulaire en
commun. Pour pouvoir échanger des idées, dans un dialogue, il faut bien un code linguistique
commun. Cette simplification à laquelle procède le langage n’est pas un défaut au sens où elle
est nécessaire pour vivre avec d’autres humains en bonne intelligence, pour agir et interagir
ensemble. En entrant dans une boulangerie, la phrase « Une baguette tradition bien cuite s’il
vous plait » nous permet d’avoir sans grand délai le pain désiré, qui ne sera pas confondu avec
« une boule de campagne pas trop cuite »… même si on sait que la baguette achetée n’est pas
exactement la même que sa voisine sur l’étagère.
Bergson distingue bien deux types d’expression distincts : la communication ordinaire, pour
les commodités de la vie, parce que nous sommes « fascinés par l’action ». Nous employons
volontairement des mots qui ne notent de la chose « que sa fonction la plus commune et son
aspect banal », par soucis d’efficacité de l’interlocution.
Deuxième emploi possible des mots : l’usage poétique, le travail de la langue dans l’exercice
de création littéraire, avec la recherche patiente du mot juste, de la phrase bien ciselée.
Bergson reconnait que certains individus rares savent saisir « notre sentiment lui-même qui
arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui
en font quelque chose d'absolument nôtre ». Si nous étions comme ces êtres extralucides
« nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. »
Vingt ans plus tard, le génial romancier Marcel Proust semble répondre à Bergson, et
confirmer son analyse :
« Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous
des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque
minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour
propre, la passion, l’intelligence et l’habitude aussi
accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions
vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts
pratiques que nous appelons faussement la vie. »
La démarche de Proust, ici, présuppose une opposition entre deux « moi » différents. Il y a
tout d'abord un « moi social », qui est l'image que nous donnons de nous-même aux autres,
image à laquelle, souvent, nous finissons par nous identifier, et qui est portée par les
habitudes. Ce moi est purement extérieur et souvent interchangeable. Il y a ensuite un « moi
privé », plus profond et impénétrable qui caractérise notre personnalité toute entière, qui
échappe bien entendu aux autres, mais aussi, le plus souvent, à nous-mêmes. C'est grâce à une
certaine attention portée à notre vie intérieure, que par moments, nous pouvons le retrouver.
C'est la mémoire et notamment la mémoire involontaire, qui va constituer l'une des clefs pour
accéder à ce moi pur, que la plupart des hommes, par manque de courage le plus souvent,
laissent se perdre. Quoi qu'il en soit, ce « moi privé » est unique pour chaque individu, en
même temps qu'il constitue ce qu'il y a d'essentiel en chaque être. Se pose alors le problème
du rapport à autrui et celui de la communication des consciences.
Si se comprendre soi-même est déjà périlleux, la connaissance d'autrui paraît totalement hors
de notre portée. C'est que, selon Proust, l'intelligence échoue quand elle cherche à rendre
compte de la vie intérieure dans la mesure où elle ne peut saisir la dimension qualitative de la
conscience.
Toutefois, si une communication est possible entre les hommes, elle s'effectuera
exclusivement par le biais de l'art et plus particulièrement de la littérature. C'est que l'art
nous ouvre la porte d'une autre conscience, qui nous serait à jamais demeurée inaccessible
sans cela. Il ne s'agit pas ici d'une compréhension intellectuelle de l'autre, mais d'une saisie
directe de sa subjectivité, une plongée dans un monde radicalement étranger au notre.
Le premier paragraphe du texte énonce un paradoxe qui frappe immédiatement et qui attire
l'attention du lecteur : nous sommes le plus souvent dans l'ignorance de nous-mêmes, de ce
que nous possédons de plus intime, à savoir notre monde intérieur et ses richesses
insoupçonnées. L'une des raisons de cela, c'est «la connaissance conventionnelle que nous lui
substituons », c'est à dire le poids des habitudes sociales, la répétition de lieux communs, les
préjugés, mais aussi, sans doute une utilisation stéréotypée du langage, qui aplatit la
différence et les nuances. Or c'est justement sur ce terrain-là que sera rendue possible
l'expression de notre intériorité, avec, comme corrélat, la possibilité d'une rencontre
authentique et directe d'autrui. L'art, selon Proust, possède donc un double intérêt : d'une
part il nous révèle à nous-mêmes et d'autre part il nous révèle aux autres. Mais ce qui est
révélé n'est pas un élément de surface ou emprunté, mais bel et bien notre réalité authentique,
l'expression d'une irréductible différence. C'est bien là le but essentiel de la démarche
artistique, et non pas l'expression de valeurs universelles dans lesquelles chacun pourrait se
reconnaître. C'est comme le dit Proust, la réalité de notre propre vie qui s'exprime ici, et que la
plupart des hommes ne connaissent jamais.
Le deuxième paragraphe s'ouvre également sur une formule paradoxale, puisque Proust
affirme que « la vraie vie, [...] c'est la littérature ». Or la littérature et l'art en général
participent de la fiction et de l'imaginaire, sans vraiment mordre sur le territoire de la vie et de
la réalité. Mais justement, c'est de la « vraie vie » qu'il s'agit ici ; non pas d'une vie sociale
stéréotypée, et finalement superficielle, mais de notre vie intérieure qui s'ouvre à la dimension
qualitative des essences. « Or le monde de l'Art est le monde ultime des signes ; et ces signes
comme dématérialisés, trouvent leur sens dans une essence idéale. Dès lors, le monde révélé
de l'Art réagit sur tous les autres, et notamment sur les signes sensibles ; il les intègre, les
colore d'un sens esthétique et pénètre ce qu'ils avaient encore d'opaque ». Gilles Deleuze,
Proust et les signes.
Il est à noter que cette quête des essences, dont le caractère platonicien n'échappera à
personne, est dévolue à l'art et non pas, comme traditionnellement à la philosophie. Car s'il
s'agit bien ici de la vérité, cette dernière ne peut être trouvée par « l'intelligence pure », qui ne
parvient qu'à des vérités abstraites, qui ne sont que des vérités possibles. « Les idées de
l'intelligence ne valent que par leur signification explicite, donc conventionnelle. Il y a peu de
thèmes sur lesquels Proust insiste autant que celui-ci : la vérité n'est jamais le produit d'une
bonne volonté préalable, mais le résultat d'une violence dans la pensée. [...] A l'idée
philosophique de « méthode », Proust oppose la double idée de « contrainte » et de « hasard ».
La vérité dépend d'une rencontre avec quelque chose qui nous force à penser, et à chercher le
vrai. » (3)Ibid. p.24-25.
Mais Proust va encore plus loin, dans le texte, puisqu'il envisage que chaque homme possède,
profondément ancrée en lui, une véritable nature artistique ; toutefois, ce livre intérieur nous
reste le plus souvent inconnu, parce que nous manquons de courage pour l'aller chercher. Peu
de gens, en fin de compte, sont pris dans la spirale de la création artistique et leur être
essentiel finit par leur échapper ; de ce fait, toute communication authentique avec autrui
devient impossible. L'exploration du temps vécu, chez la plupart des hommes, se heurte à «
d'innombrables clichés », qui forment comme autant d'obstacles à la quête des essences, parce
qu'ils n'ont pas été médités. L'idée, par exemple, que le passé est à jamais révolu en est un.
L'écrivain, au contraire, va très rapidement s'apercevoir que le passé continue à vivre en nous,
et que par le mouvement même de l'écriture, nous avons la possibilité de le faire ressurgir,
intact.
Si le «style» («aussi bien que la couleur pour le peintre»), est une «vision», et non
l'application d'une «technique» particulière, c'est qu'il restitue aussi bien les sensations
fugitives, que les perceptions à peine entrevues, mais également les émotions puissantes, qui,
de temps à autres, envahissent notre vie intérieure. Cette « vision » n'est donc pas tournée vers
l'extérieur, mais au contraire totalement intériorisée, à l'image de l'illumination des grands
mystiques. L'artiste voit enfin, c'est à dire qu'il parvient, grâce à un travail acharné, à mettre
en relief les mouvements subtils de sa vie intérieure, et, du même coup, puisqu'il produit une
oeuvre et que cette oeuvre est diffusée, il livre à d'autres son monde particulier, unique, qui
sans cela, « resterait le secret éternel de chacun ». Ver Meer, comme tous les grands peintres,
provoque cette ouverture lumineuse, que le narrateur de la Recherche trouve dans « le petit
pan de mur jaune » qui apparaît dans un tableau fameux admiré par Proust.
Ce texte, finalement, introduit une opposition entre l'art (plus particulièrement la littérature) et
la philosophie. Cette opposition repose sur une certaine conception de la vérité, seulement
possible quand elle est révélée par la philosophie, essentielle quand elle est révélée par l'art.