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séquence

1
Leçon 7

Étude d’un texte de Bergson sur le


langage et la perception du monde
C. Pouméroulie

Étude d’un texte de Bergson sur le langage


et la perception du monde
« Nous ne voyons pas les choses mêmes : nous nous bornons, le plus souvent, à lire des
étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée
sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent
des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son
aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette
forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce
ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme
qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu.
Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou
tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les
mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose
d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens.
Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement ex-
térieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que
le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les
mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’in-
dividualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles. »
Henri Bergson, Le Rire © PUF, coll. « Quadrige », 13e éd., 2007.

Introduction
Quel1 est notre rapport au monde, tant extérieur, les choses, qu’intérieur, nos
propres états d’âme ? Dans quel monde vivons nous ? À ces questions, Bergson
répond, contre notre certitude immédiate : « nous ne voyons pas les choses mêmes
(…) », puis plus douloureusement : « ce sont aussi nos propres états d’âme qui
se dérobent à nous ». Pourquoi cette séparation entre soi et les choses et soi et
soi-même ? Tel est l’objet de cet extrait du Rire. Une unique réponse : parce que
nous appréhendons le monde en sa double épaisseur pour nos besoins, mouve-
ment que l’usage commun du langage social accentue. Ainsi ne voyons-nous pas,
ne disons-nous pas, ne saisissons-nous pas l’individualité de l’être. L’épreuve du
texte nous invite à le comprendre. Sommes-nous dans une impasse, tout occupé
de vivre, d’agir, de communiquer, de nous représenter les choses ? Sommes-nous2
condamnés à vivre à l’écart de l’individuel, loin du voir ? Ou bien le philosophe et
l’artiste indiquent-ils un autre rapport possible au monde, une présence ?

1. I ntroduction : dégager la question : signe du problème,


dégager l’objet du texte,
dégager son mouvement.
2. Le texte nous concerne.

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I - a.
De3 quelle limitation souffre notre rapport au monde ? Le philosophe, sorti de la Ca-
verne4, secoue la crédulité perceptive commune, dénonce notre aveuglement. Le mo-
ment est tout à la fois celui de la déception et du désir de comprendre ; moment décisif
et réflexif de la prise de conscience de notre condition humaine. Que nous puissions nous
inquiéter d’être comme dépossédés de l’être en son individualité, Bergson propose de
l’expliquer. Notre aveuglement, pour réducteur qu’il soit, n’a rien d’exceptionnel, il est
commun à notre humanité toute occupée de vivre, c’est-à-dire d’agir naturellement se-
lon le besoin (« tendance »). Le point de vue de l’action, de l’utile est premier et persiste5.
Des choses, nous en usons, seul et ensemble surtout, elles servent et notre rapport
pratique, fonctionnel au monde, identifie la connaissance et le besoin de connaissance
et ainsi, masque notre vision6. De fait, nous ne voyons pas, nous lisons ou plutôt, nous
nous contentons de lire7. Voir serait autre que lire. Nous lisons les étiquettes, mots,
noms communs, genres, collés par les hommes sur les choses. Ainsi, le langage, du
moins dans son usage commun, renforce la voie du besoin, il vous retient à l’extérieur,
à l’écart, pour nommer, classer les genres et ainsi, user des choses en cas de besoin.
Sans réfléchir, ni exprimer assez, nous ordonnons et désignons ; le mot général, com-
mun, c’est-à-dire et banal et commun à tous, n’est qu’un vecteur d’information. Les éti-
quettes, collées par nous, sont tournées vers nous et non vers les choses-mêmes. Aussi,
croyons-nous voir et dire ce que sont les choses-mêmes, alors que, tel un jeune inter-
locuteur de Socrate8, nous ne comprenons pas encore la question « qu’est-ce que ? »
et nous contentons de répondre à « à quoi cela sert-il ? » . L’usage des mots communs
ou genres, rassemble des choses différentes sous une idée générale ou concept9, en ne
retenant que le commun et en faisant abstraction des particularités. Bergson10 ne salue
pas ici notre capacité d’abstraction, pas plus qu’il ne célèbre notre production d’idées
générales, mais il souligne la perte, l’oubli de l’individuel. Seul, le rare nom propre le tra-
duit ; seul, il distingue sans assimiler. Socrate est un homme dans le syllogisme célèbre
d’Aristote, mais il est Socrate, l’unique ; parce qu’ils sont des noms propres, les noms de
ville (Florence) font rêver Marcel Proust. Contre notre seule capacité d’accéder au genre,
de coller et de lire les étiquettes, Bergson propose l’attention, le regard qui tient sous sa
garde le singulier. Voir cette feuille-ci et non l’impossible feuille en général. Usagers du
langage, vivants actifs, nous le sommes, mais à quel prix11 ? Peut-on voir ?
L’inquiétude12 domine quand il s’agit de notre rapport à nous-mêmes, de la conscience
que nous en avons et de ce que nous disons. Nous reconnaissons-nous quand nous
nommons nos sentiments, nos émotions en usant de genres ? L’interrogation nous
convoque : examinons-nous. Sommes-nous dépossédés de notre être singulier ?
Sommes-nous condamnés à ne vivre que dans un monde intermédiaire ?

b.
Bergson13 choisit de nous rendre sensibles à ce problème, c’est une méthode, il
prend des exemples de la vie affective14, modalité de notre conscience éminemment
subjective et singulière, et en ce sens, « intime, personnelle, originalement vécue »,

3. Le corps du devoir : expliquer, saisir le sens.


4. Platon, La République VII.
5. « Vivre consiste à agir » Bergson, Le Rire.
6. Rapprochement possible avec G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique : l’opinion traduit des besoins en connaissance.
7. « lire » peut avoir d’autres sens.
8. Platon, Hippias majeur. Nous ne retenons que la forme de la question.
9. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1re partie).
10.  « Distinguons-nous une chèvre d’une chèvre, un mouton d’un mouton ? » Bergson, Le Rire.
11. Nietzsche, Le Livre du philosophe. Il critique le concept.
12. Ceci est la transition entre les deux moments du texte.
13. Deuxième moment de l’explication.
14. F. Alquié, La Conscience affective.

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« absolument nôtre ». Cette énumération descriptive15 n’a rien d’un effet de style,
elle vise ce que nous manquons dans les étiquettes16 : « amour », « haine », « joyeux,
triste ». L’ « intime », ce n’est pas seulement le privé, distinct du public, mais le
profond unique, secrètement vécu en son fond. « Personnel » souligne le moi sin-
gulier du sujet et « originalement » l’unicité, disons plus, l’événement, ce qui arrive
dans le temps propre de notre conscience. Le sentiment ou l’émotion jaillit et, aus-
sitôt se diversifie en « mille nuances fugitives », « mille résonances » profondes ».
Le mot même « d’état d’âme » s’avère trop stable, trop prosaïque et figé. Le temps
de notre vie affective est mouvant, c’est la durée17, et le langage commun et général
fige, spatialise. Les étiquettes défigurent le moi profond, en le masquant. « Amour »,
« haine », « joyeux », « triste », sont autant de catégories uniformément fixées.
Certes, nous pouvons parler, communiquer, mais pouvons-nous nous exprimer ?
Sommes-nous jamais présents à nous-mêmes ? Pouvons-nous redonner sens à
notre vie intérieure ? Bref, pouvons-nous conjuguer un autre rapport au monde et
un autre usage du langage ?

II - a.
Bergson18 ouvre une possibilité d’accès au singulier, les choses mêmes et soi-
même. Certes, ce n’est qu’exception mais elle nous permet de penser. Rétablis-
sons le mouvement de cette démarche : si nous ne nous bornions pas à coller et
lire des étiquettes générales et communes sur les choses et nos états d’âme, alors,
« nous serions tous romanciers, tous poètes, tous musiciens », bref, des artistes,
non pas des dieux, mais des hommes voyants, capables de détachement, de désin-
téressement. Ils rompraient avec nos limitations19. L’artiste20 aurait donc, dans sa
spécialité, un art de vivre autrement que rivé au besoin, au fonctionnel. Il pourrait
quitter l’ordre du prosaïque. Il pourrait saisir le particulier, l’individuel, le mouvant,
le divers sensible. Il saurait coïncider avec lui grâce à des mots choisis, formes,
couleurs, sons, de poètes et de musiciens. Un coin du voile se lèverait ainsi21. Nous
pensons aussitôt à l’autobiographie22, aux portraits et autoportraits d’un Rem-
brandt, à la parole poétique d’Yves Bonnefoy rompant avec la parole conceptuelle,
au musicien sensible aux vibrations des choses. L’artiste serait donc attentif et sen-
sible aux choses et à soi sans réserve. Il pourrait voir, être présent, à ce qui est et
arrive dans l’instant, d’un certain point de vue. Le philosophe, lui, vise à nous rendre
sensibles. Il suggère sa parenté avec l’artiste : il décèle l’écart et désire vivre aussi
autrement et le réduire.
La possibilité d’ouverture à l’individuel présenté comme une visée, un dévoilement
discontinu, presque accidentel, il faudrait la vouloir23. Bergson nous ramène à
notre quotidien, celui de nos habitudes, dans l’ordre du prêt à nommer, à penser,
à sentir, le plus souvent, pas toujours, nous vivons dans un milieu « de généralités
et de symboles ». Ce dernier mot, « symbole24 », n’a pas ici sa dimension ambiguë,
poétique mais évoque la pensée symbolique qui dit l’absence au moyen d’un signe
arbitrairement convenu. Le symbole oublie l’origine du sumbolon grec, objet cou-
pé en deux moitiés que des familles séparées voudraient re-joindre pour s’unir et
se reconnaître. Non, décidément, notre milieu en cette fin de texte, est un monde
intermédiaire où nous nous mouvons dans les symboles, à l’écart de l’individuel.

15. U ne énumération pose problème, elle doit être analysée, tout comme les exemples.
16. Il faut s’appuyer sur le texte précisément pour l’expliquer.
17. « La durée », Bergson la définit dans L’Énergie spirituelle : « ce que nous percevons en fait c’est une certaine épaisseur de
durée ».
18. Dernière partie de l’explication.
19. Avec ce milieu général qu’est la langue.
20. Qu’est-ce qu’un artiste ?
21. On peut lire Le Rire de Bergson.
22. Ce ne sont que des exemples parmi d’autres possibles.
23. Nous sommes comme assujettis.
24. Être attentif à ce mot : « symbole » doit être expliqué.
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b.
La rencontre25 de ce texte de Bergson éclaire le geste philosophique : celui de
l’étonnement d’abord, de la révélation ensuite. « Nous ne voyons pas les choses
mêmes26 », cela est à accepter et à comprendre. Notre foi perceptive est ébranlée
et le paradoxe met en évidence les limites de notre condition humaine. Il nous faut,
si nous y consentons, devenir lucides et incertains à la fois, et nous libérer de nos
illusions sans sombrer. La question du langage est revisitée27 ; toutefois, ne nous
méprenons pas : Bergson ne fait pas le procès du langage commun, ni celui du lan-
gage conceptuel, mais, plutôt, il dénonce un usage unilatéral, voire dogmatique du
langage. En effet, nous n’avons plus qu’un point de vue possible sur le monde et sur
soi. Les étiquettes collées et lues sont « relatives28 » au besoin. Elles sont les sym-
boles dans lesquels on parle, on exprime sans s’exprimer et notre parole se perd
dans l’uniformité. Seul, « l’absolu » peut nous permettre de reprendre la parole, il
ne tolère aucun symbole. Rester au dehors de la chose dans sa singularité et de soi
dans son intimité ou être dedans ? Telle est la question. Nous ne pouvons pas faire
l’économie du langage commun, dans son analyse indéfinie, il nous laisse à l’écart.
Ce qui pourrait nous loger à l’intérieur du singulier, Bergson ne le nomme-t-il pas
« l’intuition » dans La Pensée et le Mouvant29 ? Ici ce concept n’est pas utilisé, les
artistes le suggèrent. Elle est la « sympathie » grâce à laquelle « on se transporte
à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent
d’inexprimable30 ». Inépuisablement, nous pourrons discourir de l’extérieur, mais
en vain, l’originalement vécu, l’unique nous échappe en sa simplicité même. « Il
devient, par rapport à ces signes qui l’expriment la pièce d’or dont on n’aura jamais
fini de rendre la monnaie31 ». Cette phrase de Bergson prend ici toute sa force :
pouvons-nous jamais dire le monde en sa chair et le soi en son vécu ? Sommes-
nous contraints à des représentations ? Ou bien y a-t-il un philosophe qui, tel un
artiste, pourrait s’en passer ?
Quel est notre désir ? Est-ce de voir les choses mêmes et être au plus près de soi-
même ? Telle est bien la double question du texte. Nous sommes engagés à réflé-
chir sur notre propre usage des mots et au rôle privilégié et paradigmatique des ar-
tistes32. Bergson valorise ce qui est le plus souvent manqué, l’individuel, et propose
pour y accéder, de penser ensemble philosophie et poésie en quelque sorte. Voir,
c’est autre chose que lire, si lire se réduit à répéter les étiquettes33. Par habitude,
les mots nous éloignent-ils des choses ? C’est à ce problème que nous sommes
amenés à répondre : les mots ne sont pas que prosaïques, et il n’y a pas que les
mots. Peut-être pourrions nous écouter Saint-John Perse en son discours de 1960 :
« Si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, le réel absolu, elle est bien la plus proche
convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le
réel dans le poème semble s’informer lui-même34 ». Bergson nomme « métaphy-
sique » cette philosophie, qui se passe de symbole et Saint-John Perse, « poésie »,
la métaphysique désertée, croit-il, par les philosophes.

25.  ernière partie réflexive.


D
26. Merleau-Ponty, début de La Phénoménologie de la perception.
27. On peut choisir de discuter à propos du langage.
28. « relatif », « absolu » sont employés par Bergson dans La Pensée et le Mouvant.
29. Bergson dans La Pensée et le Mouvant.
30. Bergson dans La Pensée et le Mouvant.
31. Lire de Bergson, Le Rire.
32. On peut discuter la question de l’artiste. Ou encore la question de l’individuel et du général.
33. « lire » peut prendre un sens plus riche, proche de « voir ».
34. Amers, Saint-John Perse.

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Conclusion
Le texte35 ne nous donne pas à choisir entre voir l’individuel et lire les étiquettes
communes et générales. Bien plus, il nous incite à quitter la voie familière qui,
bien qu’utile, et fonctionnelle et commune à tous, nous maintient dans un rapport
unilatéral et extérieur aux choses comme à soi. Or, la réalité est plus dense, plus
diverse, plus profonde, plus imprévisible aussi, et sensible surtout, que le langage
commun ne le dit. Le philosophe et les artistes nous font signe : ne nous contentons
pas de traverser la vie. Prêts à suivre cet appel à l’ouvert36, nous nous demandons
néanmoins si nous ne sommes pas contraints de nous mouvoir entre la représen-
tation et l’inexprimable. C’est donc à un effort que nous sommes incités.

35. E n guise de conclusion : s’approprier le problème posé et réfléchir pour s’orienter dans la pensée.
36. « le clos » et « l’ouvert » sont employés par Bergson dans Les Deux sources de la morale et de la religion.

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