SATURNALES
SATURNALES
SATURNALES
PRÉFACE.
La nature, ô mon fils Eustathe, nous attache dans cette vie, à des objets nombreux et
divers; mais aucun lien n'est plus fort que l'amour qui nous unit à ceux auxquels nous avons
donné l'existence. Afin que nous prenions soin d'élever et d'instruire nos enfants, la nature a
voulu que le soin des parents à cet égard devînt leur plus douce volupté, et que, dans le cas
contraire, ils dussent éprouver un égal chagrin. Aussi rien ne m'a été plus à coeur que ton
éducation. Impatient de tout retard, et abrégeant de longs détours pour la perfectionner, je ne me
contente point de tes progrès dans les matières qui sont l'objetde ton étude constante et spéciale;
mais je m'applique encore à te rendre mes propres lectures utiles, en formant pour toi, de tout ce
que j'ai lu, soit avant, soit après ta naissance, en divers ouvrages écrits dans les langues de la
Grèce et de Rome, un répertoire de connaissances, où, comme dans un trésor littéraire, il te soit
facile de trouver et de puiser, au besoin, les narrations perdues dans la masse d'écrits qui ont été
publiés; les faits et les paroles qui méritent d'être retenus.
Toutes ces choses dignes de mémoire, je ne les ai point ramassées sans ordre, et comme
entassées; mais de cette variété de matériaux pris en divers auteurs et à des époques diverses,
que j'avais d'abord recueillis çà et là indistinctement, pour le soulagement de ma mémoire, j'en
ai formé un certain corps.
Réunissant ceux qui se convenaient entre eux, je les ai organisés, pour être comme les
membres de ce corps. Si, pour développer les sujets que j'emprunterai à mes différentes
lectures, il m'arrive de me servir souvent des propres paroles qu'ont employées les auteurs eux-
mêmes, ne m'en fais point de reproche, puisque cet ouvrage n'a pas pour but de faire montre
d'éloquence, mais seulement de t'offrir un faisceau de connaissances utiles. Tu dois donc être
satisfait si tu trouves la science de l'antiquité clairement exposée, tantôt par mes propres paroles,
tantôt par les expressions des anciens eux-mêmes, selon qu'il y aura lieu, ou à les analyser, ou à
les transcrire.
Nous devons, en effet, imiter en quelque sorte les abeilles, qui parcourent différentes fleurs
pour en pomper le suc. Elles apportent et distribuent ensuite en rayons, tout ce qu'elles ont
recueilli, donnant par une certaine combinaison, et par une propriété particulière de leur souffle,
une saveur unique, à ce suc formé d'éléments divers. Nous aussi, nous mettrons par écrit ce que
nous aurons retenu de nos diverses lectures, pour en former un tout, digéré dans une même
combinaison. De cette façon, les choses se conservent plus distinctement dans l'esprit; et cette
netteté de chacun de ces matériaux, combinés ensemble par une sorte de ciment homogène,
laisse une saveur unique à ces essences diverses. En telle sorte que si l'on reconnaît où chaque
chose est puisée, on reconnaît cependant aussi que chacune diffère de sa source. C'est de la
même manière que la nature agit en nos corps, sans aucune coopération de notre part. Les
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aliments que nous consommons pèsent sur notre estomac tant qu'ils y surnagent, en conservant
leur qualité et leur solidité; mais en changeant de substance, ils se transforment en sang et
alimentent nos forces.
Qu'il en soit de même des aliments de notre esprit. Ne les laissons pas entiers et
hétérogènes, mais digérons-les en une seule substance. Sans cela, ils peuvent bien entrer dans la
mémoire, mais non dans l'entendement. Rassemblons-les tous, pour en former un tout; comme
de plusieurs nombres on en compose un seul. Que notre esprit agisse de façon à montrer ce qui
s'opère, en cachant ce dont il s'est servi pour opérer : comme ceux qui confectionnent des
liniments odorants ont soin avant tout, que leurs préparations n'affectent aucune odeur
particulière, voulant en former une spéciale du suc mêlé de tous leurs parfums. Considère de
combien de voix un chœur est composé: cependant toutes ces voix n'en forment ensemble
qu'une seule. L'une est aiguë, l'autre grave, l'autre moyenne; les voix d'hommes et de femmes se
mêlent au son de la flûte; de cette sorte, la voix de chaque individu se trouve couverte, et
cependant celle de tous s'élève; et l'harmonie résulte de la dissonance elle-même.
Je veux qu'il en soit ainsi du présent ouvrage; je veux qu'il renferme les notions de diverses
sciences, des préceptes divers, des exemples de diverses époques; mais qu'il forme un travail
homogène, dans lequel, en ne dédaignant point de revoir ce que tu connais déjà, et en ne
négligeant pas d'apprendre ce que tu ignores, tu trouveras plusieurs choses agréables à lire,
propres à orner l'esprit et utiles à retenir. Car jecrois n'avoir fait entrer dans cet ouvrage rien
d'inutile à connaître, ou de difficile à comprendre; mais tout ce qui pourra servir à rendre ton
intelligence plus forte, ta mémoire plus riche, ta parole plus diserte, ton langage plus pur : à
moins toutefois que, né sous un autre ciel, l'idiome latin ne m'ait pas favorablement servi.
C'est pourquoi, si jamais quelqu'un a le loisir ou la volonté de lire cet ouvrage, d'avance
nous réclamons son indulgence, s'il trouve à désirer dans notre style l'élégance native du
langage romain. Mais ne vais-je point encourir imprudemment l'ingénieux reproche qu'adressa
jadis M. Caton à Aulus Albinus, qui fut consul avec L. Lucullus ? Cet Albinus écrivit en grec
l'histoire romaine. Au commencement de cette histoire, on rencontre cette pensée : que
personne n'a droit de reprocher à l'auteur ce qu'il pourrait y avoir d'inexact ou d'inélégant dans
son ouvrage; car, dit-il, je suis Romain, né dans le Latium, et la langue grecque m'est tout à fait
étrangère. C'est pourquoi il demande grâce s'il a pu quelquefois errer. Tu es par trop plaisant,
Aulus, s'écria M. Caton en lisant ces mots, d'avoir mieux aimé demander pardon d'une faute,
que de t'abstenir de la commettre. Car on ne demande pardon que pour les erreurs où l'ignorance
nous a entraînés, et pour les fautes auxquelles la nécessité nous a contraints. Mais toi, ajoute
Caton, qui avant d'agir demandes qu'on te pardonne ta faute, qui t'a condamné, je te prie, à la
commettre? Maintenant nous allons exposer, en forme de prologue, le plan que nous avons
adopté pour cet ouvrage.
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CHAPITRE I.
Pendant les Saturnales, les personnes les plus distinguées de la noblesse romaine, et
d'autres hommes instruits, se réunissent chez Vettius Praetextatus, et consacrent, à des
entretiens sur les arts libéraux, les jours solennellement fériés. Ils se donnent aussi des repas
avec une mutuelle politesse, et ne se retirent chez eux que pour aller prendre le repos de la nuit.
Ainsi, pendant tout le temps des féries, après que la meilleure partie du jour a été remplie par
des discussions sérieuses, la conversation roule, durant le repas, sur des sujets convenables à la
table; en sorte qu'il n'y a pas un moment, dans la journée, qui, ne soit rempli par quelque chose
d'instructif ou d'agréable.
Cependant la conversation de la table aura toujours plus d'agrément qu'aucune autre, parce
qu'elle a moins de sévérité et plus de licence. Ainsi, dans le Banquet de Platon, comme dans
tous les auteurs qui ont décrit des repas, la conversation ne roule sur aucun sujet austère, mais
elle forme un traité agréable et varié de l'amour. Socrate lui-même, dans cet ouvrage, n'enlace
point, selon sa coutume, et ne presse point son adversaire, dans des nœuds de plus en plus
resserrés; mais il le circonvient de manière qu'il puisse éluder et revenir au combat, lui
fournissant lui-même l'occasion de s'esquiver et de fuir. La conversation, à table, doit donc être
irréprochable sous le rapport de la décence, autant qu'attrayante par ses agréments; tandis que,
le matin, elle sera toujours plus grave, et telle qu'elle convient à d'illustres et doctes
personnages. Or, si les Cotta, les Lélius, les Scipion ont pu, dans les ouvrages des anciens,
disserter sur tous les sujets les plus importants de la littérature romaine, ne sera-t-il pas permis
aux Flavien, aux Albin, aux Symmaque, aux Eustathe, qui leur sont égaux en gloire et ne leur
sont pas inférieurs en vertu, de disserter aussi sur quelque sujet du même genre? Qu'on ne me
reproche point que la vieillesse de quelques-uns de mes personnages est postérieure au siècle de
Praetextatus, car les dialogues de Platon sont une autorité en faveur de cette licence. En effet,
Parménide est si antérieur à Socrate, que l'enfance de celui-ci aura à peine touché la vieillesse
de celui-là; et cependant ils disputent entre eux sur des matières très ardues. Un dialogue
célèbre est rempli par une discussion entre Socrate et Timée, qu'on sait n'avoir pas été
contemporains. Paralus et Xanthippe, fils de Périclès, dissertent aussi, dans Platon, avec
Protagoras, à l'époque de son second séjour à Athènes; quoique la fameuse peste les eût enlevés
aux Athéniens longtemps auparavant.
Ainsi donc, autorisés par l'exemple de Platon, l'âge où vécurent les personnes que l'on a
réunies a été compté pour rien. Afin qu'on pût reconnaître et distinguer facilement ce que dit
chacun d'eux, nous avons fait interroger Postumien par Décius, touchant le fond de ces
entretiens et touchant les personnes entre lesquelles ils s'agitent; et, pour ne pas suspendre plus
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longtemps l'impatience du lecteur, un dialogue entre Décius et Postumien va exposer quelle fut
l'origine de ces colloques, et quel en fut le développement.
CHAPITRE II.
DÉCIUS - Les féries que nous accorde une grande partie du mois consacré à Janus me
permettent d'aller chez toi, Postumien, et d'y rencontrer des moments favorables pour
t'entretenir; car presque tous les autres jours opportuns à la plaidoirie, on ne peut trouver un seul
instant que tu ne sois occupé, soit à défendre au forum les causes de tes clients, soit à les étudier
chez toi. Si donc tu as maintenant le loisir de répondre à mes interrogations (car je sais que tu ne
remplis point les jours fériés par des frivolités, mais par des occupations sérieuses), tu me
procureras un très grand plaisir, lequel, je pense, ne sera pas non plus sans agrément pour toi. Je
te demande d'abord si tu as assisté personnellement à ces festins qu'une politesse réciproque
prolongeait durant plusieurs jours; ainsi qu'à ces entretiens que tu vantes, dit-on, si fort, et dont
tu fais partout les plus grands éloges. J'aurais dû les entendre raconter par mon propre père, s'il
n'était parti de Rome aussitôt après ces festins, pour aller demeurer à Naples.
J'assistais dernièrement à d'autres festins où l'on admirait les forces de ta mémoire, qui te
permirent souvent de répéter tout ce qui fut dit dans les circonstances dont il s'agit, et de le
reproduire dans le même ordre.
POSTUMIEN - Durant tout le cours de ma vie, Décius, rien ne m'a paru mieux (comme tu
as pu le voir toi-même, autant que te te permet ta jeunesse, ou comme tu as pu l'entendre dire à
ton père Albin) que d'employer les loisirs que me laisse la plaidoirie, à converser dans la société
d'hommes érudits, et tels, par exemple, que toi. En effet , un esprit qui a été bien dirigé ne
saurait trouver de délassement plus utile et plus honnête, qu'un entretien où la politesse orne
l'interrogation aussi bien que la réponse. Mais de quel banquet veux-tu parler? Sans nul doute tu
veux parler de celui qui eut lieu d'abord chez Vettius Praetextatus, composé des plus doctes et
des plus illustres, et qui, rendu ensuite par chacun des convies, s'embellit encore du charme de
la variété.
DÉCIUS - C'est là précisément le but de mon interrogation. Veuille bien m'apprendre quel
fut ce festin, auquel l'amitié particulière de chacun des convives pour toi me fait penser que tu
as dû assister.
POSTUMIEN - Certes je l'aurais bien désiré, et je pense que ma présence n'y eût pas été
désagréable. Mais comme, ces jours-là précisément, j'avais à m'occuper des causes de plusieurs
de mes amis, invité à ces repas, je répondis que j'étais forcé d'employer mon temps, non en
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festins, mais à étudier mes causes; et je priai que l'on cherchât quelqu'un, libre de tout soin et de
toute autre affaire. On le fit; et Praetextatus invita en ma place le rhéteur Eusèbe, homme érudit
et éloquent, supérieur dans son art à tous les Grecs de notre âge, et, de plus, versé dans la
littérature latine.
DÉCIUS - Comment donc sont parvenus à ta connaissance ces entretiens où, avec tant de
grâce et de charme, sont tracés les meilleurs exemples pour régler la vie, riches, à ce que
j'entends dire, de faits nombreux et d'instructions variées?
POSTUMIEN - Le jour du solstice, qui suivit immédiatement les fêtes des Saturnales,
durant lesquelles eurent lieu ces banquets, j'étais chez moi, heureux de me trouver libre des
affaires du barreau. Eusèbe y vint avec un petit nombre de ses disciples, et il me dit en souriant :
- Postumien, j'avoue que je t'ai de grandes obligations pour bien des choses, mais surtout à
raison de ce qu'en t'excusant auprès de Praetextatus, tu as laissé une place pour moi à son festin.
Si bien que je m'imagine que, d'accord avec ta bienveillance pour moi, la fortune elle-même la
seconde, et conspire avec elle pour que je reçoive des bienfaits de toi. - Veux-tu, lui dis-je, me
restituer cette dette, que tu avoues si gratuitement et si bénévolement? employons ce loisir dont
il m'est si rare de jouir, à me faire assister à mon tour, en quelque façon, à ce repas que tu as
partagé. - Je le veux bien, me dit-il; toutefois je ne te donnerai point le détail des mets et des
boissons, encore qu'on en ait servi en abondance, quoique sans superfluité; mais, autant qu'il me
sera possible, je rapporterai ce que dirent en ces jours-là les convives, soit pendant, soit
principalement après les repas.
En les écoutant, il me semblait que je me rapprochais de la vie de ceux que les sages
proclamèrent heureux. Ce qui avait été dit la veille du jour auquel je vins m'asseoir au milieu
d'eux m'est connu par la communication que m'en a faite Aviénus; et je l'ai entièrement mis par
écrit, afin de n'en rien oublier. Si tu désires l'entendre de ma bouche, sache qu'un seul jour ne
suffira pas pour répéter des entretiens qui ont rempli plusieurs journées.
DÉCIUS - Quels étaient, Postumien, ces entretiens dont te parlait Aviénus? quels en
étaient les interlocuteurs, et quelle en fut l'origine? Je t'écoute infatigablement.
POSTUMIEN - Eusèbe commença ainsi : La veille du jour de la fête des Saturnales, vers
le soir, Vettius Praetextatus ayant mis sa maison à la disposition des personnes qui désiraient s'y
réunir, Aurélius, Symmaque et Coecina Albin, très liés ensemble par leur âge, leurs moeurs et
leurs goûts, s'y rendirent, Servius, nouvellement reçu docteur parmi les grammairiens, homme
étonnant par sa science et d'une aimable modestie, les suivait, tenant les yeux baissés, et dans
l'attitude de quelqu'un qui semble chercher à se cacher. Aussitôt que Praetextatus les eut
aperçus, il alla au-devant d'eux, et les salua affectueusement; puis, s'étant tourné vers Furius
Albin, qui se trouvait là par hasard, à côté d'Aviénus : Veux-tu, lui dit-il, mon cher Albin, que
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nous communiquions à ces personnes qui surviennent si fort à propos, et que nous pourrions
justement appeller les lumières de notre cité, le sujet dont nous avions commencé de disserter
entre nous? - Pourquoi ne le voudrais-je pas, dit Albin, puisque rien ne peut être plus agréable,
et à nous et à eux, que de nous entretenir de savantes discussions? Chacun s'étant assis, Caecina
prit la parole : J'ignore encore, mon cher Praetextatus, ce dont il s'agit; cependant je ne saurais
douter que ce ne soit très bon à connaître, puisque cela a pu être entre vous un sujet de
conversation, et que vous ne voulez pas nous le laisser ignorer. - Il faut donc que vous sachiez,
reprit Praetextatus, que nous dissertions entre nous, vu que c'est demain le premier jour
consacré aux fêtes de Saturne, pour savoir à quelle époque on peut dire que commencent les
Saturnales : autrement dit, à quel moment commencera le jour de demain. Nous avions déjà
effleuré quelque chose de cette question. Ainsi, comme ton érudition est trop connue pour que
ta modestie puisse s'en défendre, je veux que tu commences à nous faire part de tout ce que tu
as appris et retenu sur le sujet qui nous occupe.
CHAPITRE III.
Alors Caecina parla en ces termes : Puisque ni l'ignorance ni l'oubli n'ont dérobé, à aucun
de vous tous qui m'engagez à parler sur cette matière, rien de ce que les anciens en ont écrit, il
me parait superflu de vous répéter des choses que vous connaissez. Mais, pour que personne ne
pense que l'honneur d'être interrogé me soit à charge, je vais résumer en peu de mots tout ce que
ma faible mémoire me fournira sur ce sujet. - Après ces paroles, voyant tout le monde attentif et
disposé à l'écouter, il poursuivit en ces termes : - M. Varron, dans son livre Des choses
humaines, en traitant des jours, dit:
Homines, qui ex media nocte ad proximam mediam noctem his horis viginti quattuor
nati sunt uno die nati dicuntur.
Ceux qui naissent dans les vingt quatre heures qui s'écoulent depuis le milieu de la
nuit jusqu'au milieu de la nuit suivante, sont dits nés le même jour.
Par ces paroles, Varron parait avoir fixé la division du jour de telle sorte que celui qui est
né après le coucher du soleil , mais avant minuit, appartient au jour qui a précédé la nuit; et
qu'au contraire, celui qui est né dans les six heures postérieures de la nuit appartient au jour qui
succède à la nuit.
Le même Varron nous apprend, dans le même livre, que les Athéniens observaient la chose
autrement, et qu'ils comptaient pour un jour la distance d'un coucher du soleil à l'autre; que les
Babyloniens en usaient encore différemment, et qu'ils donnaient le nom de jour à l'espace de
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temps qui se trouve compris entre deux soleils levants ; tandis que les Umbres appelaient jour la
distance d'un midi à l'autre :
Quod quidem, nimis absurdum est. Nam qui Kalendis hora sexta apud Umbros natus
est, dies eius natalis videri debebit et Kalendarum dimidiatus et qui post Kalendas erit
usque ad horum eius diei sextam.
Ce qui est trop absurde, continue Varron; car celui qui est né chez les Umbres à la
sixième heure de la journée des calendes, devra avoir son jour natal partagé entre le jour
des calendes et les six premières heures de la journée du lendemain des calendes.
Le peuple romain, comme le dit Varron, a plusieurs motifs pour compter ses jours depuis
le milieu de la nuit jusqu'au milieu de la nuit suivante; car ses solennités sont en partie diurnes,
et en partie nocturnes. Les diurnes se prolongent depuis le commencement du jour jusqu'au
milieu de la nuit, et les nocturnes commencent à la sixième heure de la nuit qui suit ce même
jour. On observe la même division dans les cérémonies qui se pratiquent pour la consultation
des augures. En effet, lorsque les magistrats doivent, en un même jour, consulter les augures, et
accomplir l'action pour laquelle ils les consultent, ils consultent après minuit et agissent après le
soleil levé; et cependant ils ont consulté et agi en un même jour. Pareillement, les tribuns du
peuple, auxquels il n'est pas permis de passer jamais un jour entier hors de Rome, ne sont pas
réputés avoir violé cette loi lorsque, partis après minuit, ils sont revenus après l'heure du
premier flambeau, mais avant minuit suivant; parce qu'étant revenus avant la sixième heure de
la nuit, ils passent une partie de cette nuit dans la ville. Le jurisconsulte Mucius soutenait encore
qu'une femme n'aurait point accompli la formalité légale de l'usurpation, si, après avoir
commencé aux calendes de janvier à cohabiter avec un homme pour cause de mariage, elle le
quittait afin d'interrompre l'usurpation le 4 suivant des calendes de janvier; car on ne saurait
compléter dans cet espace de temps, les trois nuits que la femme devait passer, durant l'année,
éloignée de son mari, d'après la loi des Douze Tables, pour faire acte d'usurpation; puisque les
six heures postérieures de la troisième nuit appartiendraient à l'année qui aurait commencé aux
calendes.
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Par ces paroles, Virgile nous indique que le jour civil (selon l'expression des Romains)
commence à la sixième heure de la nuit.
Le même poète, dans son sixième livre, a indiqué l'époque où commence la nuit. Car après
avoir dit :
Pendant qu'ils s'entretenaient ainsi, déjà l'astre du jour avait sur son char lumineux,
fourni plus de la moitié de sa carrière;
CHAPITRE IV.
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Qu'on dit en latin Saturnaliorum, noctu futura, et die crastini.
Ici, après que chacun se fut mis à louer la mémoire d'Albin comme étant un vrai répertoire
de l'antiquité, Praetextatus, apercevant Aviénus qui parlait bas à Furius Albin : - Qu'est-ce, lui
dit-il, mon cher Aviénus, que tu indiques au seul Albin, et que tu laisses ignorer à tous les
autres? - Celui-ci répliqua : - L'autorité de Caecina m'impose sans doute du respect, et je
n'ignore pas que l'erreur ne saurait se mêler à tant de savoir; cependant la nouveauté de ses
expressions a surpris mon oreille. Car, au lieu de dire nocte futura et die crastino, comme les
règles l'eussent exigé, il a préféré dire noctu futura et die crastini. Or noctu n'est point un
substantif, mais un adverbe; or futura, qui est un adjectif, ne peut s'accorder avec un adverbe, et
il n'est pas douteux que noctu et nocte sont, relativement, comme diu et die. D'un autre
côté, die et crastini ne sont pas au même cas; or, dans ce tour de phrase, ce n'est que l'identité
du cas qui unit les deux mots ensemble. Je désirerais savoir aussi pourquoi nous
dirions Saturnaliorum plutôt que Saturnalium?
- A ces questions, comme Caecina se taisait, ne faisant qu'en sourire, Servius, interrogé par
Symmaque, répondit: Quoique j'aie beaucoup plus à apprendre qu'à enseigner dans cette
réunion, non moins respectable par l'illustration de ceux qui la composent que par leur science,
je céderai cependant à la volonté de celui qui m'interroge; et j'indiquerai d'abord, quant au
mot Saturnalium, puis relativement aux autres expressions dont il s'agit, d'où vient, je ne dis pas
la nouveauté mais la vétusté de ces locutions. Celui qui dit Satumalium suit la règle; car les
noms qui ont le datif pluriel en -bus n'accroissent jamais d'une syllabe au génitif de ce même
nombre. En effet, ou le génitif a autant de syllabes que le datif,
comme monilibus, monilium; sedilibus, sedilium; ou il en a une de moins,
comme carminibus, carminum; luminibus, luminum : de même donc Saturnalibus, Saturnalium,
qui est plus régulier que Saturnaliorum. Mais ceux qui disent Saturnaliorum ont pour eux
l'autorité de grands écrivains car Salluste, dans son troisième livre dit : Bacchanaliorum; et
Masurius, dans son second livre des Fastes, dit : « Le jour des Vinales (Vinaliorum) est
consacré à Jupiter, non à Vénus, comme le pensent quelques-uns » et (pour citer aussi le
témoignage des grammairiens eux-mêmes) Verrius Flaccus, dans le livre intitulé Saturne, dit : «
Les Grecs aussi solennisent les jours des Saturnales (Saturnaliorum) ». Il dit encore, dans le
même livre : « Je pense avoir expliqué clairement l'institution des Saturnales (Saturnaliorum) ».
Julius Modestus, Traité des Féries, dit aussi : feriae Saturnaliorum; et, dans le même livre, il
ajoute : « Antias attribue à Numa Pompilius l'institution des Agonales (Agonaliorum) ».
Mais, direz-vous, ces autorités peuvent-elles être soutenues par quelques raisons?
Certainement; et, puisque l'analogie est tout à fait du ressort de la grammaire, je tâcherai de
faire ressortir de diverses présomptions le motif qui a pu déterminer ceux qui écrivent de
préférence Saturnaliorum, au lieu d'employer l'expression ordinaire Saturnalium. D'abord
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j'estime que de ces noms neutres de fêtes qui n'ont point de singulier, ils ont voulu faire une
classe distincte des autres noms, qui se déclinent dans les deux nombres; car les
noms Compitalia, Bacchanalia, Agonalia, Vinalia, et autres semblables, sont des noms de fêtes,
et n'ont point de singulier; ou si vous faites, usage de leur singulier, il n'a plus alors la même
signification, à moins qu'on n'ajoute le mot fête; comme Bacchanale festum, Agonale festum, et
ainsi des autres en sorte que ce ne sont plus, dans ces cas, des noms positifs, mais des adjectifs,
que les Grecs appellent épithètes. Ceux donc qui ont déterminé d'introduire l'exception dont il
s'agit, au génitif, ont eu l'intention de caractériser, par cette terminaison, le nom des jours
solennels.
Ils n'ignoraient pas d'ailleurs que, dans la plupart des mots qui ont leur datif en -bus, le
génitif se termine en -rum : comme domibus, domorum; duobus, duorum; ambobus, amborum.
Ainsi encore, viridia, lorsqu'il est employé comme épithète, forme son génitif en -ium; viridia
prata, viridium pratorum; tandis que, lorsque nous voulons exprimer la verdure même d'un lieu,
nous disons viridiorum; comme dans formosa facies viridiorum (l'agréable aspect de la
verdure). Dans ce dernier cas, viridia est employé comme positif, et non comme adjectif.
Les anciens ont tellement usé de la licence de ce génitif, qu'Asinius Pollion emploie
souvent le génitif vectigaliorum, quoique vectigal ne soit pas moins usité que vectigalia; et de
même, quoique nous trouvions le singulier ancile laeuaque ancile gerebat (il portait le bouclier
du bras gauche), on trouve aussi anciliorum. En sorte qu'il reste encore à examiner s'il est
rigoureusement vrai qu'on ait affecté cette terminaison aux dénominations des jours de fêtes, ou
si ce n'est pas plutôt l'amour de la variété qui aura charmé les anciens; car enfin, outre les noms
des jours de fêtes, nous en trouvons d'autres déclinés de la même façon, comme nous l'avons
fait voir plus haut : viridiorum, vectigaliorum, anciliorum.
Il y a plus : je trouve les noms mêmes des fêtes déclinés régulièrement dans les auteurs
anciens. Varron dit: « Le jour des fériales (Ferialium diem) est ainsi appelé de l'usage de porter
(ferendis) des mets dans les tombeaux ». On voit qu'il ne dit point Ferialiorum. Il dit
ailleurs floralium et non floraliorum, parlant en cet endroit non des jeux, mais des fêtes mêmes
de Flore. Masurius dit aussi, dans le second livre des Fastes. « Le jour des Libérales
(Liberalium dies) est appelé par les pontifes, agonium martiale (lutte martiale) ». Et dans le
même livre il dit encore: « La nuit qui vient après le jour des Lucaries (Lucarium) » et
non Lucariorum. De même aussi plusieurs auteurs ont dit : Liberalium, et non
pas Liberaliorum.
De tout cela il faut conclure que les anciens se sont prêtés à ces variations par amour de la
diversité : c'est ainsi qu'ils
disaient Exanimos et Exanimes, inermos et inermes, hilaros et hilares. Il n'est donc pas douteux
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qu'on dit également bien Saturnalium et Saturnaliorum; l'un a pour lui et la règle et l'autorité de
l'exemple; l'autre n'a que la seule autorité de l'exemple, mais il est donné par un très grand
nombre d'auteurs.
Il nous reste maintenant à appuyer du témoignage des anciens les autres expressions qui
ont paru étranges à notre ami Aviénus. Ennius, que, malgré l'élégance raffinée de notre siècle, je
ne pense pas que nous devions mépriser, a employé noctu concubia dans les vers suivants : «
Vers le milieu de cette nuit (noctu concubia), les Gaulois ayant attaqué furtivement les murs de
la citadelle, massacrent les sentinelles surprises ». En cet endroit, il est à remarquer qu'il a dit
non seulement, noctu concubia, mais même qua noctu Ennius a employé aussi la même
désinence dans le quatrième livre de ses Annales; et d'une manière plus frappante encore, dans
le troisième où il dit : « Cette nuit (hac noctu) le sort de l'Étrurie tiendra à un fil ».
L'expression die crastini n'a pas été employée non plus, par un homme aussi savant que
Cœcina, sans qu'il y ait été autorisé par l'exemple des anciens, lesquels étaient dans l'usage
d'écrire copulativement et d'employer adverbialement, tantôt diequinti, tantôt diequinte; ce
qu'on reconnaît à la seconde syllabe qu'on fait brève, dans ce cas, tandis qu'elle est longue de sa
nature lorsqu'on dit seulement die. Ce que nous disons de la dernière syllabe de ce mot, qu'elle
est tantôt en -e, tantôt en -i, fut un usage des anciens qui employaient indifféremment ces deux
lettres à la fin des mots : comme praefiscine et praefiscini, procliue et procliui. Voici un vers de
Pomponius qui me revient dans la mémoire; il est tiré de l'Attellane intitulée Maevia:
Dies hic sextus, cum nihil egi: die quarte moriar fame.
Voilà le sixième jour que je n'ai rien fait : je serai mort de faim dans quatre jours (die
quarte).
On disait de même die pristine, ce qui signifiait la même chose que die pristino, c'est-à-
dire la veille. On l'écrit aujourd'hui (en changeant l'ordre de la composition des mots) pridie,
abrégé de pristino die. N'objectez point qu'on trouve dans les anciens die quarto, car on ne le
trouve qu'au passé, et non point au futur. Voici comment le savant Cn. Mattrius exprime, dans
ces vers de ses comédies ïambiques, notre nudius quartus ; (nunc dies quartus)
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Nuper die quarto, ut recordor, et certe
Aquarium urceum unicum domi fregit.
« Dernièrement, il y a quatre jours (die quarto), je m'en souviens fort bien, il a cassé
le seul vase à eau qu'il y eût dans la maison.
Il en résultera donc qu'il faudra dire die quarto au passé, et die quarti au futur.
Pour n'avoir rien omis sur l'expression die crastini, il nous reste à rapporter ce passage du livre
second de l'Histoire de Caelius :
Si vis mihi equitatum dare et ipse cum cetero exercitu me sequi, die quinti Romae in
Capitolio curabo tibi coenam coctam
- En cet endroit Symmaque dit à Servius : - Ton Caelius a pris et le fait et l'expression dans
les Origines de M. Caton, où l'on trouve ce passage :
Praetextatus ajouta: - Les expressions dont se sert le préteur, et par lesquelles il promulgue
dans le langage de nos ancêtres les fêtes appelées Compitales, me paraissent venir en aide pour
démontrer quel fut l'usage des anciens sur la question dont il s'agit. Voici ces expressions:
CHAPITRE V.
Des mots vieillis et inusités. Que l'expression : mille uerborum est latine et correcte.
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Alors Aviénus s'adressant à Servius, lui dit : - Curius, Fabricius et Coruncanius, ces
hommes des temps reculés, ou même les trois Horaces, ces jumeaux plus anciens qu'eux tous,
parlaient à leurs contemporains intelligiblement, clairement, et ils n'employaient point le
langage des Arunces, des Sicaniens, ou des Pélasges, qu'on dit avoir les premiers habité l'Italie ;
mais ils se servaient de la langue de leur siècle : tandis que toi, comme si tu conversais avec la
mère d'Évandre, tu veux nous rendre des termes déjà depuis plusieurs siècles tombés en
désuétude. Tu entraînes même à les recueillir des hommes distingués, qui ornent leur mémoire
par l'habitude continue de la lecture. Si c'est pour ses vertus, son austérité, sa simplicité, que
vous vous vantez d'aimer l'antiquité, vivons selon les moeurs anciennes, mais parlons le langage
de notre temps. Pour moi, j'ai toujours dans l'esprit et dans la mémoire ce que C. César, ce génie
si supérieur et si sage, a écrit dans son livre premier, De l'Analogie : « J'évite un terme
extraordinaire ou inusité, comme sur mer on évite un écueil ».
Enfin, il est mille de ces expressions (mille uerborum est) qui, bien que fréquemment
appuyées de l'autorité.de l'antiquité, ont été répudiées et proscrites par les âges suivants. Je
pourrais en citer une foule, si la nuit qui s'approche ne nous avertissait qu'il faut nous retirer. -
Arrêtez, je vous prie, répliqua aussitôt Praetextatus avec sa gravité ordinaire; ne blessons point
audacieusement le respect dû à l'antiquité, mère des arts, pour laquelle, Aviénus, tu trahis toi-
même ton amour, au moment où tu veux le dissimuler. Car lorsque tu dis mille uerborum est (il
est mille de ces mots) n'est-ce pas là une locution antique? En effet, si M. Cicéron, dans
l'oraison qu'il a composée pour Milon, a écrit mille hominem uersabatur :
Ante fundum Clodii, quo in fundo propter insanas illas substructiones facile mille
hominum versabatur valentium
devant la terre de Clodius, où, pour ses folles constructions, il employait au moins
mille travailleurs;
et non uersabantur, qu'on trouve dans les manuscrits moins corrects; et si dans son sixième
discours contre Antoine, il a écrit mille nummum :
Qui umquam in illo Iano inventus est qui L. Antonio mille nummum ferret
expensum?
A-t-on jamais trouvé dans cette rue de Janus quelqu'un qui voulût prêter à Antoine
mille sesterces;
si enfin Varron, contemporain de Cicéron, a dit aussi, dans son dix-septième livre Des
choses humaines,
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Plus mille et centum annorum est
toutefois, ces écrivains n'ont osé employer une telle construction que sur l'autorité des
anciens. Car Quadrigarius a écrit, dans le troisième livre de ses Annales:
ad portam mille (Il y a mille (mille) de distance jusqu'à la porte, et puis six, de la porte
à Salerne;
tandis qu'ailleurs il décline ce mot; car il a dit, dans son dix-huitième livre : milli passum.
Le cheval campanien qui, dans une course, aura gagné celui-ci de trois mille pas, ne
sera suivi de plus près par aucun autre coursier, et même il paraîtra courir à part.
Symmaque répondit : - Il n'est personne, à moins qu'il ne se sentit indigne de faire partie de
cette réunion, qui en puisse récuser ou les membres ou le chef. Mais pour qu'il ne manque rien à
sa perfection, j'estime qu'il convient d'y inviter, ainsi qu'au repas, Flavien, dont les qualités
gracieuses sont supérieures même à ce que fut son père, et qui se fait encore admirer autant par
l'élégance de ses moeurs et la sagesse de sa vie, que par sa profonde érudition ; Postumien, qui
ennoblit le forum par la dignité de ses plaidoiries; et enfin Eustathe, philosophe si versé dans
tout genre de philosophie, qu'il fait revivre en lui seul le génie de trois philosophes qui ont
illustré nos vieilles annales. Je veux parler de ceux que les Athéniens envoyèrent jadis au sénat,
pour obtenir la remise de l'amende à laquelle il avait condamné leur ville, en punition du
saccagement d'Orope. L'amende était d'environ cinq cents talents. Les trois philosophes étaient :
Carnéade, académicien; Diogène, stoïcien; et Critolaüs, péripatéticien. On rapporte que, pour
montrer leur éloquence, ils discoururent séparément dans les lieux les plus fréquentés de la
ville, en présence d'un grand concours de peuple. L'éloquence de Carnéade fut, à ce qu'on
raconte, rapide et fougueuse; celle de Critolaüs, subtile et diserte; celle de Diogène, simple et
sévère. Mais; introduits dans le sénat, ils durent prendre pour interprète le sénateur Coelius.
Quant à notre ami Eustathe, quoiqu'il ait étudié toutes les sectes, et embrassé celle qui offre le
plus de probabilités, quoiqu'il rassemble en lui seul toutes les qualités qui caractérisaient
l'éloquence de chacun des trois Grecs, il s'exprime néanmoins dans notre idiome avec une telle
richesse, qu'il est difficile de décider quelle langue il parle avec plus d'élégance ou de facilité.
Tout le monde approuva les choix proposés par Symmaque, pour composer la réunion; et
les choses étant ainsi réglées, on prit d'abord congé de Praetextatus, puis on se sépara
réciproquement, et chacun s'en retourna chez soi.
CHAPITRE VI.
Origine et usage de la prétexte; comment ce mot est devenu un nom propre; et de l'origine
de plusieurs autres noms propres.
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Le lendemain, tous ceux qui avaient accédé aux conventions de la veille se rendirent, dès
le matin, chez Praetextatus, qui les ayant reçus dans sa bibliothèque, disposée pour la réunion
leur dit: - Je vois que ce jour sera brillant pour moi, puisque vous voilà présents, et que ceux
qu'il vous a plu d'inviter à nos réunions, ont promis de s'y rendre. Le seul Postumien a cru
devoir préférer le soin de préparer ses plaidoiries. Sur son refus, je l'ai remplacé par Eusèbe,
rhéteur, distingué par sa science et sa faconde helléniques. J'ai pris soin d'engager chacun à
vouloir bien se donner à nous dès le commencement de la journée, puisqu'il n'est permis
aujourd'hui de vaquer à aucun devoir public : car certainement on ne verra personne en ce jour
porter la toge, la trabée, le paludamentum ou la prétexte (praetextatus).
Alors Aviénus interrogeant Praetextatus, comme c'était sa coutume, lui dit : - Puisque tu
prononces ton nom, Praetextatus, révéré par moi, ainsi que par la république entière, parmi ceux
consacrés à désigner l'un de nos divers costumes, ceci me donne l'idée de poser une question
que je ne crois point du tout puérile. Ni la toge, ni la trabée, ni le paludamentum, n'ont prêté leur
dénomination pour former des noms propres. Je te demande maintenant pourquoi l'antiquité a
emprunté un nom propre au seul nom de la robe prétexte, et quelle est l'origine de ce nom?
Pendant ces dernières paroles d'Aviénus, l'arrivée des deux illustres amis Flavien et Eustathe, et
bientôt après celle d'Eusèbe, vint réjouir l'assemblée. Ceux-ci ayant reçu et rendu le salut,
s'assirent, en s'informant du sujet de la conversation. Praetextatus leur dit : - Vous êtes arrivés
bien à propos pour m'aider à répondre à mon interrogateur; car notre ami Aviénus porte la
discussion sur mon nom propre, et demande à connaître son origine, comme s'il s'agissait de
vérifier son extraction. Parce qu'il n'est personne qui porte le nom de Togatus, de Trabeatus, ou
de Paludatus, il veut qu'on lui explique pourquoi on porte celui de Praetextatus.
Or, puisqu'il était écrit sur la porte du temple de Delphes : γνῶθι σεαυτὸν (Connais-toi toi-
même), ce qui était aussi la devise de l'un des sept sages; que devrait-on penser de mon savoir,
si je ne pouvais rendre raison de l'origine et de l'étymologie de mon propre nom?
Tullus Hostilius, troisième roi des Romains, fils d'Hostus, ayant vaincu les Étrusques,
introduisit chez les Romains la chaise curule, les licteurs, la toge colorée, et la prétexte, qui
étaient les insignes des magistrats étrusques. A cette époque, la prétexte n'était point portée par
les enfants; mais, comme les autres objets que je viens d'énumérer, elle était un insigne
honorifique. Dans la suite, Tarquin l'Ancien, qu'on dit aussi avoir été nommé Lucumon, fils de
l'exilé corinthien Démarate, le troisième roi depuis Hostilius, le cinquième depuis Romulus,
ayant vaincu les Sabins; et, dans cette guerre, son fils, âgé de quatorze ans, ayant tué un ennemi
de sa propre main, Tarquin fit son éloge devant l'assemblée du peuple, et lui accorda la bulle
d'or et la prétexte; décorant ainsi cet enfant, qui montrait une valeur au-dessus de son âge, des
attributs de l'âge viril et des honneurs publics. Car, de même que la prétexte était la marque
distinctive des magistrats, de même aussi la bulle était celle des triomphateurs.
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Ils la portaient sur leur poitrine, dans la cérémonie de leur triomphe, après y avoir renfermé
des préservatifs réputés très efficaces contre l'envie. C'est de ces circonstances qu'est dérivée la
coutume de faire porter aux enfants nobles la prétexte et la bulle, pour être comme le voeu et
l'augure d'un courage pareil à celui de l'enfant qui, dès ses premières années, obtint de telles
récompenses.
D'autres pensent que le même Tarquin l'Ancien, voulant fixer, avec l'habileté d'un prince
prévoyant, l'état des citoyens, et considérant le costume des enfants nés libres comme un des
objets les plus importants, avait établi que ceux d'entre les patriciens dont les pères auraient
rempli des magistratures curules porteraient la bulle d'or, avec la toge bordée de pourpre; et
qu'il serait permis aux autres de porter seulement la prétexte, pourvu cependant que leurs
parents eussent servi, dans la cavalerie, le temps légal. Quant aux affranchis, il ne leur était
permis par aucune loi de porter la prétexte; encore moins aux étrangers, qu'aucun lieu n'attachait
à la nation romaine. Mais, dans la suite, la prétexte fut aussi accordée aux enfants des
affranchis, pour le motif rapporté par l'augure M. Lélius. Il dit qu'en vertu d'un sénatus-consulte
rendu durant la seconde guerre Punique, les décemvirs recoururent aux livres Sibyllins, à raison
de divers prodiges; et qu'après leur examen, ils déclarèrent qu'il fallait faire des prières
supplicatoires au Capitole et dresser un lectisterne du produit d'une collecte à laquelle devaient
contribuer, comme les autres, les femmes affranchies, lesquelles seraient autorisées à porter des
robes longues. Ces prières solennelles eurent lieu, et les hymnes furent chantés par de jeunes
garçons, les uns ingénus, les autres fils d'affranchis; et par des vierges, ayant encore leur père et
leur mère. C'est depuis cette époque qu'il fut permis aux enfants des affranchis, mais seulement
à ceux qui étaient nés d'une femme légitime, de porter la robe prétexte, et une lanière de cuir au
cou, au lieu de l'ornement de la bulle.
Verrius Flaccus rapporte que, lors d'une épidémie qui affligea Rome, l'oracle ayant
répondu que cet événement était arrivé parce que les dieux étaient vus de haut en bas
(« despicerentur »), toute la ville se trouva dans une grande anxiété, ne comprenant pas le sens
de ces paroles de l'oracle. Or il était arrivé que, le jour des jeux du cirque, un enfant avait
plongé le regard (« despiceret ») du cénacle sur la pompe religieuse, et avait rapporté à son père
l'ordre dans lequel il avait vu que les bulletins sacrés étaient placés secrètement dans l'arche
portée sur le char. Le père ayant dénoncé au sénat ce qui s'était passé, on décida de voiler les
lieux par où passerait la pompe religieuse. L'épidémie ayant été calmée par ce moyen, l'enfant
qui avait expliqué l'ambiguïté de l'oracle reçut, en récompense, le droit de porter la toge et la
prétexte.
Des personnes très versées dans la connaissance de l'antiquité racontent que, lors de
l'enlèvement des Sabines, une femme nommée Hersilie se trouvant auprès de sa fille, fut
enlevée avec elle. Romulus l'ayant donnée pour épouse à un nommé Hostus, du Latium, homme
distingué par son courage, et qui était venu se réfugier dans son asile, elle mit au monde un fils
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avant qu'aucune autre Sabine fût devenue mère, et lui donna le nom d'Hostus Hostilius, comme
étant le premier né sur le territoire ennemi; Romulus le décora de la bulle d'or et de la prétexte.
On rapporte en effet qu'ayant fait appeler les Sabines enlevées, pour leur donner des
consolations, Romulus s'était engagé à accorder une illustre prérogative au fils de la première
qui donnerait le jour à un citoyen romain.
D'autres croient qu'on fit porter aux enfants de condition libre une bulle, sur laquelle était
une figure suspendue à leur cou, afin qu'en la regardant ils se crussent déjà des hommes, si leur
courage les en rendait capables; et qu'on y ajouta la robe prétexte, afin que la rougeur de la
pourpre leur apprit à rougir de toute conduite indigne de leur naissance.
Je viens de dire l'origine de la prétexte; j'ai ajouté quels sont les motifs pour lesquels on
croit qu'elle fut attribuée à l'enfance : il me reste maintenant à expliquer, en peu de mots,
comment le nom de ce vêtement est devenu un nom propre. C'était autrefois l'usage que les
sénateurs fissent entrer avec eux, dans le sénat, leurs fils encore revêtus de la prétexte. Un jour
qu'une affaire importante, après avoir été discutée, fut renvoyée au lendemain, on décida que
personne n'en parlerait avant qu'elle eût été décrétée. La mère du jeune Papirius, lequel avait
accompagné son père au sénat, interrogea son fils sur ce qui avait occupé les pères conscrits.
L'enfant répond qu'il doit le taire, parce qu'il a été interdit de le dire. La mère en devient plus
curieuse d'être instruite du secret de l'affaire : le silence de son fils stimule sa curiosité. Elle
l'interroge donc avec plus d'empressement et d'instance. L'enfant, pressé par sa mère, prend le
parti de faire un mensonge spirituel et plaisant. Il dit qu'on avait agité dans le sénat cette
question : Lequel serait le plus utile à la république, ou que chaque homme fût marié à deux
femmes, ou que chaque femme fût mariée à deux hommes. Dès que cette femme entend ceci,
elle prend l'épouvante, sort tremblante de chez elle, et va porter la nouvelle aux autres mères de
famille. Le lendemain, une grande foule de mères de famille afflue au sénat, et elles supplient
en pleurant qu'on les marie chacune à deux hommes, plutôt que de donner deux d'entre elles à
un seul. Les sénateurs, à mesure qu'ils arrivaient dans le lieu de leur assemblée, s'étonnaient de
ce dévergondage des femmes, et ne concevaient rien à une aussi étrange pétition. Ils
s'alarmaient même, comme d'un prodige, de la folle impudeur d'un sexe naturellement retenu.
Le jeune Papirius fit bientôt cesser l'inquiétude publique. Il s'avance au milieu du sénat, raconte
les curieuses sollicitations de sa mère, et la feinte dont il a usé à son égard. Le sénat admire la
fidélité ingénieuse de l'enfant; mais il décrète que désormais les enfants n'entreront plus avec
leurs pères dans le sénat, à l'exception du seul Papirius. Ensuite il accorda par un décret, à ce
même enfant, le surnom honorable de Praetextatus, à raison de son habileté à savoir parler et se
taire, à l'âge où l'on porte encore la prétexte. Ce surnom se joignit par la suite au nom de notre
famille.
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Pareillement les Scipions ont reçu leur surnom de ce que Cornélius, qui servait comme de
bâton à un père aveugle, de même nom que lui, fut surnommé Scipio (bâton), surnom qu'il a
transmis à ses descendants. Il en est de même, Aviénus, de ton ami Messala, qui a reçu ce
surnom de Valérius Maximus, l'un de ses aïeux, auquel il fut donné après qu'il eut pris Messine,
l'une des principales villes de la Sicile. Au reste, il n'est pas étonnant que les surnoms soient
devenus des noms, puisque souvent ils sont dérivés des noms eux-mêmes; comme, par exemple,
Aemilianus d'Aemilius, Servilianus de Servilius.
Eusèbe répliqua : - Messala et Scipion ont reçu, comme tu l'as raconté, leurs surnoms, l'un
de son courage, et l'autre de sa piété filiale; mais les surnoms de Scropha et d'Asina, qui sont
ceux d'hommes d'un rare mérite, et qui cependant sont plutôt injurieux qu'honorables, je
voudrais que tu me disses d'où ils sont venus?
- Praetextatus lui répondit. - Ce n'est ni par injure ni par honneur, mais par hasard, qu'ont
été créés ces surnoms. Car celui d'Asina a été donné aux Cornélius, parce que le chef de cette
famille ayant acheté une terre, ou marié une de ses filles, amena dans le forum, au lieu des
garants légaux qui lui avaient été demandés, un âne chargé d'or; remplaçant ainsi les
cautionneurs par la chose cautionnée. Voici maintenant à quelle occasion Trémellius a été
surnommé Seropha. Ce Trémellius était à sa maison des champs, avec sa famille et ses enfants.
La truie (scropha) d'un voisin étant venue errer chez lui, ses esclaves s'en saisissent et la tuent.
Le voisin fait entourer la maison de surveillants, pourqu'on ne puisse soustraire l'animal d'aucun
côté; et il somme ensuite le maître de la maison de lui restituer le quadrupède. Trémellius, qui
avait été instruit par un paysan, cache le cadavre de la truie sous la couverture de la couche de
sa femme, et permet ensuite la recherche au voisin. Lorsque celui-ci fut arrivé à la chambre où
était le lit, Trémellius lui jura qu'il n'avait dans sa maison des champs aucune truie, si ce n'est
celle, dit-il en montrant le lit, qui est étendue sous ces couvertures. C'est ce facétieux serment
qui fit donner à Trémellius le surnom de Scropha.
CHAPITRE VII.
Pendant ces récits, un des serviteurs, celui qui était chargé d'introduire ceux qui venaient
visiter le maître de la maison, annonça Évangélus, avec Dysaire, lequel passait alors pour le
premier de ceux qui exerçaient à Rome l'art de guérir. Plusieurs des assistants laissèrent voir,
par le mouvement de leur visage, que la survenance d'Évangélus allait troubler le calme dont ils
jouissaient, et que sa présence convenait peu dans leur paisible réunion. Car c'était un railleur
amer, un homme dont la langue mordante, et audacieuse au mensonge, s'inquiétait peu des
inimitiés que lui attiraient les paroles offensantes qu'il lançait indistinctement contre ses amis et
ses ennemis. Mais Praetextatus, qui était également doux et facile pour tout le monde, envoya
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au-devant d'eux afin qu'on les introduisît. Horus se trouva arriver en même temps, et entra avec
eux. C'était un homme pareillement robuste de corps et d'esprit, qui, après avoir remporté un
grand nombre de palmes au pugilat, s'était tourné vers les études philosophiques, et qui, ayant
embrassé la secte d'Antisthène, de Cratès et de Diogène lui-même, était devenu célèbre parmi
les cyniques.
Évangélus fut à peine entré, qu'il offensa l'honorable assemblée, qui se levait à son arrivée.
- Est-ce le hasard, dit-il, Praetextatus, qui a rassemblé autour de toi toutes ces personnes? Ou
bien est-ce pour quelque affaire importante qu'ayant besoin d'être sans témoins, vous vous êtes
réunis, afin d'en traiter à votre aise? S'il en est ainsi, comme je le pense, je m'en irai, plutôt que
de m'immiscer dans vos secrets. C'est le hasard seul qui m'a amené au milieu de vous, et je
consentirai bien volontiers à m'en retirer. Praetextatus, malgré la douceur de son caractère et son
calme inaltérable, un peu ému par cette impertinente apostrophe, lui répondit : - Si tu avais
songé, Évangélus, que c'est de moi qu'il s'agissait, ou de ces personnes d'une éclatante vertu, tu
n'aurais jamais soupçonné qu'il y eût entre nous un tel secret qui ne pût être connu de toi, ou
même publiquement divulgué. Car je n'ai pas oublié, et je ne crois pas que personne d'entre
nous ignore ce précepte sacré de la philosophie : Qu'il faut toujours parler aux hommes comme
étant entendus des dieux, et aux dieux, comme si les hommes nous entendaient. La seconde
partie de cet axiome consacre que nous ne devons jamais rien demander aux dieux, dont nous
aurions honte d'avouer le désir devant les hommes. Quant à nous, afin de célébrer les féries
sacrées, et d'éviter cependant l'ennui de l'oisiveté en occupant notre loisir, nous nous sommes
rassemblés pour la journée entière, que nous devons consacrer, chacun pour sa part, à des
discours instructifs. Car puisque « aucun précepte de la religion ne défend de curer les fossés les
jours de fêtes solennelles », et que les lois divines et les lois humaines permettent « de faire
baigner les brebis dans les eaux salubres des fleuves »; pourquoi l'honneur même de la religion
ne nous permettrait-il pas de penser qu'elle a voulu consacrer les jours de fêtes à l'étude sacrée
des lettres? Or, puisque quelque dieu sans doute vous a réunis à nous, veuillez, si cela vous
convient, en passant avec nous cette journée, partager nos repas et nos entretiens. Je me tiens
assuré du consentement de tous ceux qui sont ici rassemblés. Évangélus répondit : - Survenir
dans un entretien sans y avoir été appelé, il n'y a là rien d'inconvenant; mais se jeter
spontanément sur un festin préparé pour autrui, Homère le blâme, même de la part d'un frère.
Vois d'ailleurs si, tandis qu'un aussi grand roi qu'Agamemnon n'a reçu à sa table, sans l'avoir
attendu, qu'un seul Ménélas, il n'y aurait pas de la présomption à toi de vouloir en recevoir trois
à la tienne? - Alors tous les assistants, venant en aide à Praetextatus, se mirent à prier et à
presser d'une manière flatteuse Évangélus, et ceux qui étaient venus avec lui, de partager avec
eux le sort de la journée. Mais leurs invitations s'adressaient plus fréquemment et plus
instamment à Évangélus. Cet empressement unanime l'ayant radouci, il leur dit : - Je ne crois
pas que le livre de M. Varron, intitulé « Tu ne sais pas ce que t'apporte le soir », et qui fait
partie des « satyres Ménippées », soit inconnu à aucun de vous; dans cet ouvrage, l'auteur établit
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cette règle : Que le nombre des convives d'un festin ne doit pas être moindre que celui des
Grâces, ni plus élevé que celui des Muses. Ici, déduisez le roi du festin, je vois que vous êtes le
même nombre que les Muses. Pourquoi cherchez-vous donc à ajouter â ce nombre parfait? -
Praetextatus lui répondit : Nous retirerons de votre présence cet avantage, d'égaler à la fois le
nombre des Muses et celui des Grâces, qu'il est juste de réunir à la fête du premier de tous les
dieux.
Alors tous s'étant assis, Horus s'adressant à Avienus, qu'il connaissait plus particulièrement, lui
dit : - Vos rites quant au culte de Saturne, que vous appelez le premier des dieux, diffèrent de
ceux de la religieuse nation des Égyptiens; car ceux-ci n'avaient admis, dans les mystères de
leurs temples, ni Saturne, ni Sérapis lui-même, jusqu'à la mort d'Alexandre, roi de Macédoine.
A cette époque, contraints par la tyrannie des Ptolémées, ils furent forcés d'admettre ces dieux
dans leur culte, conformément aux moeurs des Alexandrins, qui les honoraient spécialement. Ils
obéirent; mais de manière cependant à ne point laisser confondre ce culte avec les autres cultes
de leur religion. Ainsi, comme les Égyptiens n'ont jamais offert à leurs dieux le sang des
animaux, mais seulement l'encens et les prières, et qu'il fallait pour suivre l'usage, immoler des
victimes aux deux divinités étrangères, ils leur bâtirent des temples à l'extérieur de l'enceinte
des villes, afin de pouvoir les honorer par les immolations des sacrifices solennels, sans
cependant souiller par le meurtre des animaux les autres temples situés dans l'intérieur des
villes. Aussi, aucune ville d'Égypte n'éleva de temple, dans ses murs, à Saturne ou à Sérapis. Je
sais que vous avez à peine admis et reconnu le second de ces dieux. Quant à Saturne, vous
l'honorez, entre tous les autres, d'un culte solennel. Je désire donc, si rien ne le prohibe, qu'on
m'instruise sur ce sujet. - Avienus renvoya à Praetextatus le soin de répondre à la demande
d'Horus : - Quoique tous ceux qui sont ici, dit-il, soient également doctes, le seul Praetextatus,
initié dans les mystères sacrés, peut te dévoiler et l'origine du culte qu'on rend à Saturne, et les
motifs des solennités de sa fête. - Praetextatus ayant tenté de rejeter ce soin sur quelque autre,
tous lui firent des instances pour qu'il s'en chargeât. C'est pourquoi, ayant obtenu du silence, il
commença ainsi :
Il m'est permis de vous découvrir, non cette origine des Saturnales qui se rapporte à la
nature secrète de la divinité, maïs celle qui est mêlée à des traits fabuleux, ou celle que les
physiciens enseignent publiquement. Car, pour les explications occultes et qui découlent de la
source pure de la vérité, il n'est pas permis de les raconter, même au milieu des fêtes sacrées :
que si quelqu'un en obtient la connaissance, ce n'est qu'à la condition de les tenir ensevelies au
fond de sa conscience. Voici donc, de tout ce qu'il est permis de faire connaître, les détails que
notre ami Horus pourra parcourir avec moi.
Janus régna sur ce pays qu'on appelle maintenant l'Italie; et, selon le témoignage d'Hygin,
qui suit en cela Protarchus Trallianus, il partagea son pouvoir sur cette région avec Camèse, qui,
comme lui, en était originaire; en telle sorte que la contrée prit le nom de Camésène, et la ville
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le nom de Janicule. Dans la suite, la puissance royale resta au seul Janus, qu'on croit avoir eu
deux visages, de manière à voir ce qui se passait devant et derrière lui; ce qui certainement doit
être interprété par la prudence et l'habileté de ce roi, qui connaissait le passé et prévoyait
l'avenir; de la même manière que les déesses Antevorta et Postvorta, que les Romains honorent
comme les fidèles compagnes de la divinité. Or Janus ayant donné l'hospitalité à Saturne, qu'un
vaisseau amena dans son pays, et ayant appris de lui l'art de l'agriculture et celui de
perfectionner les aliments, qui étaient grossiers et sauvages avant que l'on connût l'usage des
productions de la terre, partagea avec lui la couronne. Janus fut aussi le premier qui frappa des
monnaies de cuivre; et il témoigna dans cette institution un tel respect pour Saturne, qu'il fit
frapper d'un côté un navire, parce que Saturne était arrivé monté sur un navire, et de l'autre
l'effigie de la tête du dieu, pour transmettre sa mémoire à la postérité. On trouve une preuve de
l'authenticité de cette empreinte de la monnaie de cuivre, dans cette espèce de jeu de hasard où
les enfants jettent un denier en l'air, en disant : « Tête ou vaisseau ». On s'accorde à dire que
Saturne et Janus régnèrent en paix, ensemble, et qu'ils bâtirent en commun, dans le même pays,
deux villes voisines; ce qui est non seulement établi par le témoignage de Virgile, qui dit : «
L'une fut nommée Janicule, et l'autre Saturnia » mais encore confirmé par la postérité, qui
consacra à ces deux personnages deux mois consécutifs, décembre à Saturne, et janvier, à qui
l'on donna le nom de Janus. Saturne ayant tout à coup disparu, Janus imagina de lui faire rendre
les plus grands honneurs. Il donna d'abord à la contrée sur laquelle il régnait le nom de Saturnie;
puis il consacra à Saturne, comme à un dieu, un autel, et des fêtes qu'il nomma Saturnales. C'est
depuis ces siècles reculés que les Saturnales précèdent la fondation de Rome. Janus ordonna
donc que Saturne fût honoré d'un culte religieux, comme ayant amélioré le sort de la vie. La
statue de ce dieu est distinguée par une faux, que Janus lui donna comme l'emblème de la
moisson. On lui attribue l'invention de la greffe, l'éducation des arbres fruitiers, et toutes les
pratiques d'agriculture de ce genre.
Les Cyréniens, qui regardent Saturne comme l'inventeur de l'usage d'extraire le miel et de
cultiver les fruits, célèbrent son culte en se couronnant de jeunes branches de figuier, et en
s'envoyant mutuellement des gâteaux. Les Romains l'appellent Sterculus, parce qu'il a le
premier fertilisé les champs par le moyen du fumier. Les années de son règne passent pour avoir
été très fortunées, soit à raison de l'abondance de toutes choses, soit parce que les hommes
n'étaient point encore distingués par les conditions de liberté et d'esclavage; ce qu'on peut
regarder comme l'origine de l'usage où l'on est, pendant les Saturnales, d'accorder toute licence
aux esclaves.
D'autres racontent ainsi l'origine des Saturnales. Ceux qu'Hercule avait délaissés en Italie,
en punition, comme le disent les uns, de ce qu'ils n'avaient pas soigneusement gardé ses
troupeaux, ou, comme d'autres le rapportent, dans le dessein de laisser des défenseurs à son
autel et à son temple contre les incursions des étrangers, se voyant infestés de voleurs, se
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retirèrent sur une colline élevée, où ils prirent le nom de Saturniens, de celui que portait déjà la
colline. S'étant aperçus qu'ils étaient protégés en ce lieu par le nom du dieu et par le respect
qu'on lui gardait, ils instituèrent les Saturnales, afin, dit-on, d'inspirer, par la célébration de ces
fêtes, aux esprits grossiers de leurs voisins, une plus grande vénération pour le dieu.
Je n'ignore pas non plus cette autre origine qu'on assigne aux Saturnales, et que rapporte
Varron, savoir : que les Pélasges, chassés de leurs foyers, errèrent en diverses contrées, et se
réunirent presque tous à Dodone, où, incertains du lieu dans lequel ils devaient se fixer, ils
reçurent de l'oracle cette réponse :
Allez chercher la terre des Siciliens, consacrée à Saturne et à Kotyla des Aborigènes,
où flotte une île; et quand vous en aurez pris possession, offrez la dîme à Phébus, offrez
des têtes à Adès, et à son père des hommes ( φῶτα).
Ils acceptèrent ce sort; et après avoir longtemps erré, ils abordèrent dans le Latium, et
découvrirent une île née dans le lac Cutyliensis. Ce fut d'abord une large étendue de gazon, ou
plutôt une alluvion de marais, coagulée par la réunion de broussailles et d'arbres qui,
agglomérés ensemble et enlacés au hasard, erraient battus par les flots; de la même sorte qu'on
peut le croire de l'île de Délos, qui flottait sur les mers, quoique couverte de montagnes élevées
et de vastes plaines. Ayant donc aperçu ce prodige, les Pélasges reconnurent le pays qui leur
avait été prédit; ils dépouillèrent les habitants de la Sicile, s'emparèrent de leur pays; et, après
avoir consacré la dixième partie de leur butin à Apollon, conformément à sa réponse, ils
élevèrent à Dis (Pluton) un petit temple, à Saturne un autel, et la fête de cette fondation fut
appelée les Saturnales. On rapporte qu'ils crurent longtemps honorer Dis en lui offrant des têtes
d'hommes, et Saturne en lui offrant des victimes humaines, à cause de ces mots de l'oracle :
Mais Hercule, passant par l'Italie en ramenant le troupeau de Géryon, persuada à leurs
descendants de changer ces sacrifices funestes en d'autres plus propices, en offrant à Pluton, non
des têtes d'hommes, mais de petits simulacres de têtes humaines, et en honorant les autels de
Saturne, non par des sacrifices humains, mais en y allumant des flambeaux; attendu que le
mot φῶτα signifie non seulement homme, mais aussi flambeau. De là vint la coutume de
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s'envoyer, pendant les Saturnales, des flambeaux de cire.
Il en est cependant qui pensent que cette dernière coutume provient, uniquement de ce que, sous
le règne de Saturne, les hommes furent évoqués des ténèbres d'une vie inculte à ce qu'on peut
appeler la lumière de la connaissance des arts utiles. Je trouve aussi dans certains écrits que
comme plusieurs personnes, à l'occasion des Saturnales, arrachaient par avarice des présents à
leurs clients, fardeau qui devenait onéreux pour les gens d'une modique fortune, le tribun du
peuple Publicius décréta qu'on ne devait envoyer aux gens plus riches que soi que des
flambeaux de cire.
Ici, Albinus Caecina prit la parole : - Malgré cette permutation des sacrifices humains, que
Praetextatus vient de mentionner tout à l'heure, je les retrouve, dit-il, postérieurement, durant les
Compitales, pendant les jeux qu'on célébrait dans les carrefours de la ville, et rétablis par
Tarquin le Superbe en l'honneur des Lares et de Mania, conformes à l'oracle d'Apollon, qui
avait prescrit « d'intercéder pour les têtes avec des têtes ». Et en effet, durant un certain temps
l'on immola des enfants pour le salut des familles à la déesse Mania, mère des Lares; sacrifices,
qu'après l'expulsion de Tarquin, le consul Iunius Brutus ordonna qu'on célébrât d'une autre
manière. Il prescrivit, qu'au lieu de commettre le crime d'une sacrilège immolation, on offrit des
têtes d'ail et de pavot, pour satisfaire l'oracle d'Apollon sur le mot tête. La coutume s'établit,
lorsqu'une famille était menacée de quelque danger, de suspendre pour le conjurer, l'effigie de
Mania devant la porte de la maison. Et comme c'était dans les carrefours qu'on célébrait des
jeux en son honneur, ces jeux prirent de là le nom de Compitalia. Mais poursuis ton discours,
Praetextatus. - Et celui-ci continua en ces termes : Cette réforme dans les sacrifices est exacte et
citée à propos. Quant aux Saturnales, il paraît, d'après les causes qu'on assigne à leur origine,
qu'elles sont plus anciennes que la ville de Rome : si bien que L. Accius, dans les vers suivants
de ses Annales, rapporte que cette solennité avait déjà commencé d'être célébrée en Grèce avant
la fondation de Rome :
Une très grande partie des Grecs, et principalement les Athéniens, célèbrent en
l'honneur de Saturne des fêtes qu'ils appellent Cronia. Ils célèbrent ces jours à la ville et à
la campagne, par de joyeux festins, dans lesquels chacun sert ses esclaves. Nous faisons de
même; et c'est d'eux que nous est venue la coutume que les maîtres, en ce jour, mangent
avec les esclaves.
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CHAPITRE VIII.
Il reste maintenant quelque chose à dire du temple même de Saturne. J'ai lu que Tullus
Hostilius, ayant triomphé deux fois des Albins et une fois des Sabins, consacra, par suite d'un
voeu, un temple à Saturne, et que c'est alors, pour la première fois, que furent instituées à Rome
les Saturnales. Cépendant Varron, dans son sixième livre, qui traite des édifices sacrés, dit que
ce fut le roi L. Tarquin qui passa un marché pour la construction d'un temple de Saturne dans le
forum, et que le dictateur T. Largius le consacra pendant les Saturnales. Je n'oublie pas non plus
ce que dit Gellius, que le sénat décréta un temple à Saturne; et que L. Furius, tribun militaire,
fut chargé de l'exécution. Ce temple a un autel, et au-devant un lieu de réunion pour le sénat. On
y sacrifie la tête découverte, selon le rite grec, parce qu'on pense que cela fut ainsi pratiqué, dès
le principe, par les Pélasges, et ensuite par Hercule. Les Romains voulurent que le temple de
Saturne fût le dépôt du trésor public, parce qu'on raconte que, tout le temps que Saturne habita
l'Italie, aucun vol ne fut commis dans ces contrées; ou bien parce que, sous lui, il n'existait point
encore de propriété privée.
Il n'était permis, ni de marquer les champs, ni de les diviser par des limites : on
prenait au milieu du terrain.
Voilà pourquoi on déposa le trésor du peuple chez celui sous lequel tout avait été commun
à tous. J'ajouterai qu'on posait sur le faîte des temples de Saturne des Tritons, la trompette en
bouche; parce que, depuis son époque jusqu'à la nôtre, l'histoire est claire et comme parlante;
tandis qu'elle était auparavant muette, obscure et mal connue; ce qui est figuré par la queue des
tritons, plongée et cachée dans l'eau. Verrius Flaccus dit qu'il ignore pourquoi Saturne est
représenté dans des entraves. Voici la raison que m'en donne Apollodore. Il dit que Saturne est
enchaîné durant l'année, d'un lien de laine, qu'on délie le jour de sa fête, au mois de décembre,
où nous nous trouvons; et que de là est venu le proverbe que : « les dieux ont les pieds de laine
». Cette allégorie désigne le foetus, qui, animé dans le sein de la mère, où il est retenu par les
doux liens de la nature, grandit jusqu'au dixième mois, qu'il naît à la lumière. Κρόνος (Saturne),
et χρόνος (le temps), ne sont qu'un même dieu. Autant les mythologues enveloppent Saturne de
fictions, autant les physiciens cherchent à ramener son histoire à une certaine vraisem blance.
Ainsi, disent-ils, Saturne ayant coupé les parties naturelles de son père Coelus, et les ayant
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jetées dans la mer, Vénus en fut procréée, qui, du nom de l'écume dont elle fut formée, prit le
nom d'Aphrodite; et voici leur interprétation : Lorsque tout était chaos, le temps n'existait point
encore. Car le temps est une mesure, prise des révolutions du ciel; donc le temps est né du ciel;
donc c'est du ciel qu'est né Κρόνος (Saturne), qui, ainsi que nous l'avons dit, est le même
que χρόνος (le temps) : et comme les divers principes de tout ce qui a dû être formé après le
ciel découlaient du ciel lui-même, et que les divers éléments qui composent l'universalité du
monde découlaient de ces principes, sitôt que le monde fut parfaitement terminé dans
l'ensemble de ses parties et dans chacun de ses membres, le moment arriva où les principes
générateurs des éléments durent cesser de découler du ciel, car la création de ces éléments était
désormais accomplie. Depuis lors, pour perpétuer sans cesse la propagation des animaux, la
faculté d'engendrer par le fluide fut transportée à l'action vénérienne; en sorte que, de ce
moment, tous les êtres vivants furent produits par le coït du mâle avec la femelle. A raison de la
fable de l'amputation des parties naturelles, nos physiciens donnèrent au dieu le nom de
Saturnus, pour Sathimus, dérivant de σάθη, qui signifie le membre viril. On croit que de là aussi
vient le nom des Satyres, pour Sathimni, à cause que les Satyres sont enclins à la lubricité.
Quelquesuns pensent que l'on donne une faux à Saturne, parce que le temps coupe, tranche et
moissonne tout. On dit que Saturne est dans l'usage de dévorer ses enfants, et de les vomir
ensuite. C'est encore afin de désigner qu'il est le temps, par lequel toutes choses sont tour à tour
produites et anéanties, pour renaître ensuite de nouveau. Lorsqu'on dit que Saturne a été chassé
par son fils, qu'est-ce que cela signifie, sinon que les temps qui viennent de s'écouler sont
refoulés par ceux qui leur succèdent? On dit qu'il est lié, parce que les diverses portions du
temps sont unies ensemble par les lois régulières de la nature; ou bien parce que la substance
des fruits est formée de noeuds et de fibres enlacés. Enfin, la fable veut que sa faux soit tombée
en Sicile, parce que cette contrée est très fertile.
CHAPITRE IX.
Nous avons dit que Janus régna avec Saturne, et nous avons déjà rapporté tout ce que les
mythologues et les physiciens pensent touchant Saturne: disons maintenant ce qu'ils enseignent
de Janus. Les mythologues racontent que, sous son règne, chaque maison fut habitée par la
religion et par la vertu; et que, pour cette raison, l'on décerna à Janus les honneurs divins; et l'on
voulut, pour reconnaître ses mérites, que l'entrée et l'issue des maisons lui fussent consacrées.
Xénon, dans le premier livre de son Italicon, rapporte que Janus fut le premier qui éleva en
Italie des temples aux dieux, et qui institua des rites sacrés ce qui lui valut d'être invoqué au
commencement de tous les sacrifices. Quelques-uns pensent qu'on lui attribue deux visages,
parce qu'il connut les choses passées et prévit les choses futures. Mais les physiciens établissent
sa divinité sur des bases d'une plus haute importance: car il en est qui disent que Janus est le
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même à la fois qu'Apollon et Diane, et que ces deux divinités sont voilées sous son seul nom.
En effet, comme le rapporte Nigidius, les Grecs honorent Apollon sous le nom de Θυραῖος
(Thyréen), dont ils dressent les autels devant leurs portes, pour montrer qu'il préside aux entrées
et aux issues. Ce même Apollon est encore appelé chez eux Agyieus, c'est-à-dire celui qui
préside aux rues des villes; car ils appellent ἀγυιά les rues qui sont dans la circonférence de
l'enceinte des villes. Les Grecs reconnaissent aussi Diane, sous le nom de Trivia, pour la
divinité des divers chemins. Chez nous le nom de Janus indique qu'il est aussi le dieu des
portes, puisque son nom latin est l'équivalent du mot grec θυραῖος mais on le représente avec
une clef et une baguette, comme étant à la fois le gardien des portes et le guide des routes.
Nigidius a dit expressément qu'Apollon est Janus et Diane, Jana, au nom de laquelle l'on a
ajouté la lettre D, qu'on met souvent par euphonie devant l'i ; comme
dans reditur, redhibetur, redintegratur, et autres mots semblables.
D'autres prétendent démontrer que Janus est le soleil; on lui donne deux visages, parce que
les deux portes du ciel sont soumises à son pouvoir, et qu'il ouvre le jour en se levant et le ferme
en se couchant. On commence d'abord par l'invoquer toutes les fois qu'on sacrifie à quelque
autre dieu; afin de s'ouvrir, par son moyen, l'accès auprès du dieu auquel on offre le sacrifice, et
pour qu'il lui transmette, en les faisant pour ainsi dire passer par ses portes, les prières des
suppliants. Suivant la même opinion, sa statue est souvent représentée tenant de la main droite
le nombre de 300, et de la gauche celui de 65, pour désigner la mesure de l'année; ce qui est la
principale action du soleil. D'autres veulent que Janus soit le monde, c'est-à-dire le ciel, et que
le nom de Janus vienne du mot eundo (allant), parce que le monde va toujours roulant sur lui-
même, sous sa forme de globe. Ainsi Cornificius, dans son troisième livre des Étymologies, dit :
« Cicéron l'appelle, non Janus, mais Eanus, dérivant de eundo. De là vient aussi que les
Phéniciens l'ont représenté dans leurs temples sous la figure d'un dragon roulé en cercle, et
dévorant sa queue; pour désigner que le monde s'alimente de lui-même, et se replie sur lui-
même. Nous avons un Janus regardant vers les quatre parties du monde; telle est la statue
apportée de Falère. Gavius Bassus, dans son traité des Dieux, dit qu'on représente Janus avec
deux visages, comme étant le portier du ciel et de l'enfer; et avec quatre, comme remplissant
tous les climats de sa majesté. Il est célébré dans les très anciens chants des Saliens, comme le
dieu des dieux. Marcus Messala, collègue, dans le consulat, de Cn. Domitius, et qui fut augure
pendant cinquante cinq ans, parle ainsi de Janus : « Celui qui a créé toutes choses, et qui les
gouverne toutes, a combiné ensemble l'eau et la terre, pesantes par leur nature, et dont
l'impulsion les précipite en bas, avec l'air et le feu, substances légères et qui s'échappent vers
l'immensité d'en haut, en les enveloppant du ciel, dont la pression supérieure a relié ensemble
ces deux forces contraires ». Dans nos cérémonies sacrées, nous invoquons aussi Janus-
Géminus (à deux faces), Janus père, Janus Junoniùs, Janus Consivius, Janus Quirinus, Janus
Patulcius et Clusivius.
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J'ai dit plus haut pourquoi nous l'invoquons sous le nom de Géminus. Nous l'invoquons
sous le nom de Père, comme étant le dieu des dieux; sous celui de Junonius, comme présidant
non seulement au commencement de janvier, mais encore au commencement de tous les mois
dont les calendes sont dédiées à Junon. Aussi Varron, dans le cinquième livre Des choses
divines, dit qu'il y a douze autels dediés à Janus, pour chacun des douze mois. Nous l'appelons
Consivius, de conserendo (ensemençant), par rapport à la propagation du genre humain, dont
Janus est l'auteur; Quirinus, comme dieu de la guerre, nom dérivé de celui de la lance que les
Sabins appellent curis; Patuléius et Clusivius, parce que les portes de son temple sont ouvertes
pendant la guerre et fermées pendant la paix.
Voici comment on raconte l'origine de cette coutume. Pendant la guerre contre les Sabins,
à l'occasion de l'enlèvement de leurs filles, les Romains s'étaient hâtés de fermer la porte qui
était au pied de la colline Viminale (à laquelle l'événement qui suivit fit donner le nom de
Janicule), parce que les ennemis s'y précipitaient: mais à peine fut-elle fermée, qu'elle s'ouvrit
bientôt d'elle-même; ce qui survint une seconde et une troisième fois. Les Romains, voyant
qu'ils ne pouvaient la fermer, restèrent en armes et en grand nombre sur le seuil de la porte pour
la garder, tandis qu'un combat très vif avait lieu d'un autre côté. Tout à coup, le bruit se répand
que Tatius a mis nos armées en fuite. Les Romains qui gardaient la porte s'enfuient épouvantés;
mais lorsque les Sabins étaient prêts à faire irruption par la porte ouverte, on raconte que, par
cette porte, il sortit du temple de Janus des torrents d'eau jaillissant avec une grande force, et
que plusieurs groupes ennemis périrent ou brûlés par l'eau, qui était bouillante, ou engloutis par
eon impétuosité. En raison de cet événement, il fut établi qu'en temps de guerre les portes du
temple de Janus seraient ouvertes, comme pour attendre ce dieu secourable à Rome. Voilà tout
sur Janus.
CHAPITRE X.
Quel jour il fut en usage de célébrer les Saturnales: on ne les a d'abord célébrées que
durant un seul jour, mais ensuite durant plusieurs jours.
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« Les sept jours des Saturnales, longtemps attendus, arrivent enfin. »
Memmius, qui ressuscita la comédie atellane, longtemps perdue après Novius et Pomponius, dit
aussi: « Nos ancêtres instituèrent fort bien une foule de choses: ce qu'ils ont fait de mieux, c'est
de fixer durant les plus grands froids les sept jours des Saturnales ».
Cependant Mallius rapporte que ceux qui, comme nous l'avons dit plus haut, se placèrent sous
la protection du nom et du culte de Saturne, instituèrent trois jours de fêtes, qu'ils appelèrent
Saturnales: « c'est pourquoi », dit-il, « Auguste, conformément à cette opinion, ordonna, dans
ses lois judiciaires, de les férier pendant trois jours ». Masurius et d'autres ont cru que les
Saturnales ne durent qu'un jour, savoir, le 14 des calendes de janvier. Fenestella confirme cette
opinion, en disant que la vestale Aemilia fut condamnée le 15 des calendes de janvier, jour
pendant lequel on n'aurait pas même plaidé une cause, si l'on eût célébré les Saturnales. Il ajoute
immédiatement : « Les Saturnales suivaient ce jour »; et bientôt après: « Le surlendemain, qui
était le 13 des calendes de janvier, la vestale Licinia fut citée pour être jugée ». Par où il montre
que le 13 des calendes est un jour non férié. Le 12 des calendes de janvier, c'est la fête de la
déesse Angeronia, à laquelle les pontifes sacrifient dans le temple de Volupia. Verrius Flaccus
fait venir son nom Angeronia, de ce qu'elle délivre des angoisses (angores) et des inquiétudes
de l'âme ceux qui se la rendent propice. Masurius ajoute que la statue de cette déesse est placée
sur l'autel de Volupia, la bouche liée et scellée; parce que ceux qui dissimulent leurs douleurs
physiques et morales parviennent, par le bénéfice de la patience, à une grande félicité. Julius
Modestus dit qu'on sacrifie à cette divinité, parce que le peuple romain fut délivré, par un voeu
qu'il lui adressa, de la maladie appelée angina (esquinancie). Le 11 des calendes (de janvier) est
consacré à la fête des Lares, auxquels le préteur Émillus Régillus, pendant la guerre contre
Antiochus, fit voeu d'élever un temple dans le champ de Mars. Au 10 des calendes sont fixées
les féries de Jupiter, appelées Larentinales, sur lesquelles, puisqu'il m'est permis de m'étendre,
voici les diverses opinions.
On raconte que, sous le règne d'Ancus, le gardien du temple d'Hercule, se trouvant oisif
durant ces féries, provoqua le dieu à jouer aux essères, lui-même tenant les deux mains, sous la
condition que celui qui perdrait payerait les frais d'un souper et d'une courtisane. Hercule ayant
gagné, le gardien du temple y fit renfermer, avec un souper, Acca Larentia, célèbre courtisane
de ce temps-là. Le lendemain, cette femme répandit le bruit qu'après avoir couché avec le dieu,
elle en avait reçu pour récompense l'avis de ne point mépriser la première occasion qui
s'offrirait à elle en rentrant dans sa maison. Or, il arriva que, peu après sa sortie du temple,
Carucius, épris de sa beauté, l'appela. Elle se rendit à ses désirs, et il l'épousa. A la mort de son
mari, Acca étant entrée en possession de ses biens, institua le peuple romain son héritier, après
son décès. Pour ce motif, Ancus la fit ensevelir dans le Vélabre, lieu très notable de la ville, où
l'on institua un sacrifice solennel, qu'un flamine offrait aux dieux mânes d'Acca. Le jour de ce
sacrifice fut férié en l'honneur de Jupiter, parce que les anciens crurent que les âmes émanent de
Jupiter, et qu'elles reviennent à lui après la mort. Caton dit que Larentia s'étant enrichie au
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métier de courtisane, laissa après son décès, au peuple romain, les champs appelés Turax,
Semurium, Lutirium, Solinium, et qu'à cause de cela elle fut honorée d'un tombeau magnifique
et d'une cérémonie funèbre annuelle. Macer Licinius, dans le premier livre de ses Histoires,
affirme qu'Acca Larentia, femme de Faustulus, fut nourrice de Rémus et de Romulus; que, sous
le règne de Romulus, elle fut mariée à un certain Carucius, riche Toscan, dont elle hérita, et
qu'elle laissa dans la suite ce patrimoine à Romulus, qu'elle avait élevé, et dont la piété institua
en son honneur une cérémonie funèbre et un jour de fête.
De tout ce qui vient d'être dit, l'on peut conclure que les Saturnales n'étaient célébrées que
pendant un jour, et que ce jour est le 14 des calendes de janvier, durant lequel, au milieu, d'un
festin dréssé dans le temple de Saturne, on proclamait les Saturnales. Ce même jour, qui fut
jadis consacré à la fois à Saturne et à Ops, est maintenant entre les jours des Saturnales,
spécialement consacré aux Opalies. La déesse Ops était regardée. comme l'épouse de Saturne:
l'on célèbre ensemble, dans ce mois-ci, les Saturnales et les Opalies, parce que Saturne et son
épouse étaient considérés comme ceux qui les premiers avaient su obtenir les grains de la terre
et les fruits des arbres. C'est pourquoi, après qu'ils ont recueilli tous les divers produits des
champs, les hommes célèbrent le culte de ces divinités comme étant les auteurs des premières
améliorations de la vie, et qui suivant certains témoignages, ne sont autres que le Ciel et la
Terre. Saturne ainsi appelé de satus (génération), dont le ciel est le principe; et Ops, de la terre,
par l'assistance (ope) de laquelle s'obtiennent les aliments de la vie humaine; ou bien du
mot opus (travail), par le moyen duquel naissent les fruits des arbres et les grains de la terre. On
offre des veaux à cette déesse assis et touchant la terre, pour montrer que la terre est une mère
que les mortels doivent chérir. Philochore, dit que Cécrops fut le premier qui éleva dans
l'Attique un autel à Saturne et à Ops, qu'il les honora comme étant Jupiter et la Terre, et qu'il
établit que, le jour de leur fête, les pères de famille mangeraient des fruits et des grains de la
terre, par eux récoltés, ensemble avec les esclaves qui auraient partagé avec eux les fatigues des
travaux de l'agriculture. Car le dieu agrée le culte que lui rendent les esclaves, en considération
de leurs travaux. C'est par suite de cette origine étrangère que nous sacrifions à ce dieu la tête
découverte.
Je crois avoir prouvé plus que suffisamment qu'on n'était dans l'usage de célébrer les
Saturnales que durant un seul jour, qui était le 14 des calendes de janvier. Dans la suite, elles
furent prolongées durant trois jours, d'abord à raison de ceux que César ajouta à ce même mois,
ensuite en vertu d'un édit d'Auguste, qui déclara féries les trois jours des Saturnales. Elles
commencent donc le 16 des calendes de janvier, et finissent le 14, qui était primitivement leur
jour unique. Mais la célébration de la fête des Sigillaires leur étant adjointe, l'allégresse
religieuse et le concours du peuple prolongea les Saturnales durant sept jours.
CHAPITRE XI.
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Qu'il ne faut point mépriser la condition des esclaves, et parce que les dieux prennent soin
d'eux, et parce qu'il est certain que plusieurs d'entre eux ont été fidèles, prévoyants, courageux,
et même philosophes ; quelle a été l'origine des Sigillaires.
Je ne puis pas supporter, dit alors Évangélus, que notre ami Praetextatus, pour faire briller
son esprit et démontrer sa faconde, ait prétendu tout à l'heure honorer quelque dieu en faisant
manger les esclaves avec les maîtres; comme si les dieux s'inquiétaient des esclaves, ou comme
si aucune personne de sens voulût souffrir chez elle la honte d'une aussi ignoble société. Il
prétend aussi mettre au nombre des pratiques religieuses les Sigillaires, ces petites figures de
terre dont s'amusent les plus jeunes enfants. Ne serait-il donc jamais permis de douter des
superstitions qu'il mêle à la religion, parce qu'il est réputé le prince des sciences religieuses? - A
ces paroles, tous furent saisis d'indignation. Mais Praetextatus souriant répliqua : Je veux,
Évangélus, que tu m'estimes un homme superstitieux et indigne de toute croyance, si de solides
raisons ne te démontrent la certitude de mes deux assertions. Et, pour parler d'abord des
esclaves, est-ce plaisanterie, ou bien penses-tu sérieusement qu'il y ait une espèce d'hommes
que les dieux immortels ne jugent pas dignes de leur providence et de leurs soins? ou bien, par
hasard, voudrais-tu ne pas souffrir les esclaves au nombre des hommes?
Tu vois quelle sollicitude le plus grand des dieux eut pour un esclave. Qu'est-ce donc qui a
pu t'inspirer un si profond et si étrange mépris pour les esclaves? comme s'ils n'étaient pas
formés et nourris des mêmes éléments que toi, comme s'ils n'étaient pas animés du même
souffle, dérivant du même principe ! Songe que ceux que tu appelles ta propriété sont issus des
mêmes principes que toi, jouissent du même ciel, vivent et meurent comme toi. Ils sont
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esclaves, mais ils sont hommes. Ils sont esclaves, mais ne le sommes-nous pas aussi? Si tu
réfléchis que la fortune a autant de pouvoir sur nous que sur eux, il peut arriver que tu les voies
libres, et qu'à leur tour ils te voient esclave. Ne sais-tu pas à quel âge le devinrent Hécube,
Crésus, la mère de Darius, Diogène, Platon lui-même? Enfin, pourquoi aurions-nous tant
d'horreur de ce nom d'esclave ? On n'est esclave que par l'empire de la nécessité; mais un
esclave peut avoir une âme libre. Tu auras rabaissé l'esclave, si tu peux me montrer qui ne l'est
pas. L'un est esclave de la débauche, l'autre de l'avarice, l'autre de l'ambition; tous le sont de
l'espérance et de la crainte.
Certainement, nulle servitude n'est plus honteuse que celle qui est volontaire; et cependant
nous foulons aux pieds, comme un être méprisable, le malheureux que la fortune a placé sous le
joug; et nous ne voulons pas rectifier nos préjugés à cet égard. Vous en trouverez parmi les
esclaves qui sont inaccessibles à la corruption, tandis que vous trouverez tel maître à qui l'espoir
du gain fait couvrir de baisers les mains des esclaves d'autrui. Ce ne sera donc point d'après leur
condition que j'apprécierai les hommes, mais d'après leur caractère. Chacun se fait son
caractère; c'est le hasard qui assigne les conditions. De même que celui qui ayant à acheter un
cheval n'en considérerait que la housse et le frein, serait peu sensé; de même le plus insensé de
tous les hommes est celui qui croit devoir apprécier son semblable d'après son habit ou d'après
sa condition, qui l'enveloppe comme un vêtement.
Ce n'est point seulement, mon cher Évangélus, dans le sénat ou dans le forum qu'il faut
chercher des amis. Si tu y prends garde soigneusement, tu en trouveras dans ta propre maison.
Traite donc ton esclave avec douceur; admets-le gracieusement dans ta conversation, et accepte
quelquefois de lui un conseil nécessaire. Observe nos ancêtres, qui, pour sauver aux maîtres
l'odieux de la domination, et aux esclaves l'humiliation de la servitude, dénommèrent les
uns patresfamilias (pères de famille), et les autres familiares (membres de la famille). Ainsi
donc, crois-moi, fais-toi révérer plutôt que craindre de tes esclaves.
Quelqu'un m'accusera peut-être de faire descendre les maîtres de leur rang, et d'appeler en
quelque sorte les esclaves à la liberté, parce que j'ai dit qu'ils doivent plutôt révérer leurs maîtres
que les craindre. Celui qui penserait ainsi oublierait que c'est assez faire pour les maîtres, que de
leur accorder ce qui suffit bien aux dieux. D'ailleurs, on aime celui qu'on respecte; mais l'amour
ne saurait être uni à la crainte. D'où penses-tu que vienne ce proverbe insolent : « Autant
d'esclaves, autant d'ennemis »? Non, ils ne sont point nos ennemis; mais nous les rendons tels,
quand nous sommes à leur égard superbes, insultants, cruels. L'habitude d'une vie de délices
nous pousse à un tel excès d'extravagance, que tout ce qui ne répond point sur-le-champ à notre
volonté, excite en nous la colère et la fureur. Nous devenons de vrais tyrans dans nos maisons,
et nous voulons exercer toute l'étendue de notre autorité sur les esclaves, sans aucune
considération de justice.
33
En effet, indépendamment de divers autres genres de cruauté, il est des maîtres qui, tandis
qu'ils se remplissent avidement en face de l'abondance de leurs tables, ne permettent pas à leurs
esclaves, rangés debout alentour, de remuer les lèvres pour dire un seul mot. Le moindre
murmure est réprimé par la verge : les cas fortuits eux-mêmes n'échappent pas au châtiment. La
toux, un éternument, un hoquet, sont sévèrement punis. Il arrive de là que ceux à qui il n'est pas
permis de parler devant leur maître parlent beaucoup de lui; tandis que ceux qui non seulement
n'ont pas la bouche close devant leur maître, mais même qui ont pu parler avec lui, ont été prêts
à périr avec lui, et à détourner sur leur propre tête les dangers qui le menaçaient. Ces esclaves-ci
parlaient pendant les repas, mais ils se taisaient dans les tortures.
Veux-tu que nous parcourions les actes généreux dus à des esclaves? Le premier qui se
présente concerne Urbinus. Condamné à mort, il se cachait à Réatinum. Sa retraite ayant été
découverte, un de ses esclaves se coucha à sa place, portant son anneau et ses vêtements, dans le
lit vers lequel se précipitaient ceux qui le poursuivaient, présenta sa tête aux soldats, et reçut le
coup fatal comme s'il était Urbinus. Dans la suite, Urbinus, réhabilité, érigea à cet esclave un
monument, avec une inscription qui attestait un si grand dévouement. Ésope, affranchi de
Démosthène, instruit de l'adultère que son patron avait commis avec Julie, longtemps torturé,
persévéra à ne point trahir son maître; jusqu'à ce que Démosthène lui-même, pressé par les
autres témoins, eût avoué le crime. Si tu penses qu'il est toujours facile de celer le secret d'un
seul individu, sache que les affranchis de Labiénus, qui l'avaient caché, ne purent être contraints
à le découvrir par aucun genre de tourment. Et pour que personne ne dise que cette fidélité des
affranchis a été due plutôt à la reconnaissance du bienfait de la liberté qu'à leur bon naturel,
écoute un trait de bienveillance d'un esclave à l'égard de son maître, alors même que celui-ci le
punissait. Antius Restion, proscrit, fuyait seul de nuit. Tandis que ses ésclaves pillaient ses
biens, l'un d'eux, qu'il avait fait mettre aux fers et marquer au front, se trouvant, après la
condamnation de son maître, délivré par la compassion d'un autre, se mit à la recherche du
fugitif, l'engagea à ne point le redouter, disant qu'il savait que c'était à la fortune et non à son
maître qu'il devait imputer son affront. Cet esclave vint porter des vivres à Restion pendant tout
le temps qu'il fut caché. Lorsque ensuite il sentit que ceux qui le poursuivaient approchaient, il
égorgea un vieillard que le hasard lui offrit, construisit un bûcher sur lequel il jeta le cadavre; et
y ayant mis le feu, il vint au-devant de ceux qui cherchaient Restion, en leur disant qu'il s'était
fait justice du proscrit, et l'avait châtié plus cruellement qu'il n'en avait été châtié lui-même. On
le crut, et Restion fut sauvé.
Caepion, qui avait conspiré contre les jours d'Auguste, ayant été découvert et condamné,
un esclave le porta de nuit dans une corbeille jusqu'au Tibre : descendu à Ostie, de là il le
conduisit de nuit à la maison de campagne de son père, sur le territoire de Laurente. Repoussé
de Cumes par un naufrage, il se cacha avec son maître à Naples. Là, ayant été pris par un
centurion, ni l'argent, ni les menaces, ne purent l'amener à trahir son maître.
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Asinius Pollion voulant forcer impitoyablement les habitants de Padoue à livrer leurs
armes et leur argent, ceux-ci se cachèrent. Alors il promit la liberté et une récompense aux
esclaves qui découvriraient leurs maîtres. Mais on sait qu'il n'y en eut aucun qui, séduit par la
récompense, ait voulu trahir son maître. Écoute encore un trait qui est de la part des esclaves
non seulement un acte de fidélité, mais même une invention ingénieuse et tournée au bien.
Pendant le siége de Grumentum, des esclaves ayant quitté leur maîtresse, s'en furent vers
l'ennemi. La ville prise, d'accord entre eux, ils se précipitèrent dans la maison de leur maîtresse,
et l'entrainèrent d'un air menaçant, disant à ceux qu'ils rencontraient qu'ils avaient enfin le
pouvoir de punir leur cruelle maîtresse. L'ayant ainsi enlevée, comme pour la conduire au
supplice, ils la mirent en sûreté avec une respectueuse piété.
Mais c'est peu d'avoir servi leurs maîtres vivants; les esclaves feront plus : on les
retrouvera ardents à les venger. Un esclave du roi Séleucus devenu l'esclave d'un des amis de ce
roi, et qui avait été son meurtrier, vengea la mort de son premier maître en tuant le second,
pendant qu'il soupait. Que veut-on de plus? Veut-on voir réunies dans un esclave les deux plus
nobles vertus, l'habileté à gouverner et la magnanimité de mépriser le trône? Messénius
Anaxilaüs, qui fonda Messine en Sicile, et qui fut tyran des Reggiens, ayant laissé des enfants
en bas âge, se contenta de les recommander à son esclave Mycithus, lequel géra religieusement
cette tutelle,. et gouverna avec tant de modération, que les Reggiens ne s'indignèrent pas d'être
régis par un esclave. Dans la suite, Micithus remit aux enfants devenus grands, leurs biens avec
le gouvernement, et se retira muni d'une modique somme, à Olympie, où il atteignit la vieillesse
dans une tranquillité profonde.
Divers exemples nous apprennent aussi de quelle utilité ont été les esclaves à l'intérêt
public. Lors de la guerre Punique, comme on manquait de citoyens à enrôler, les esclaves, ayant
offert de combattre pour leurs maîtres, furent admis au rang des citoyens; et, à raison de ce
qu'ils s'étaient offerts volontairement, ils furent appelés uolones (volontaires). Après la bataille
de Cannes, les Romains vaincus prirent pour soldats huit mille esclaves achetés; et quoiqu'il en
eût moins coûté de racheter les prisonniers, la république, dans cette violente crise, préféra se
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confier aux esclaves. Après la fameuse défaite de Thrasymène, les affranchis furent aussi
appelés au serment militaire. Durant la guerre Sociale, douze cohortes, levées parmi les
affranchis, firent des actions d'une mémorable valeur. On sait que C. César, pour remplacer les
soldats qu'il avait perdus, accepta les esclaves de ses amis, et retira d'eux un très bon service.
César Auguste forma, en Germanie et en Illyrie, plusieurs cohortes d'affranchis, sous la
dénomination de volontaires.
Ne crois pas que de pareils faits ne soient arrivés que dans notre république. Les
Borysthéniens, attaqués par Zopyrion, affranchirent les esclaves, donnèrent aux étrangers le
droit de cité, abolirent les titres des dettes; et purent ainsi résister à l'ennemi. Il ne restait plus
que quinze cents Lacédémoniens en état de porter les armes; lorsque Cléomène, avec des
esclaves affranchis, recruta neuf mille combattants. Les Athéniens aussi, ayant épuisé les
ressources publiques, donnèrent la liberté aux esclaves.
Pour que tu ne penses pas qu'il n'y aurait eu de vertu chez les esclaves que parmi les
hommes, écoute une action des femmes esclaves, non moins mémorable que les précédentes, et
plus utile à la république qu'aucune que tu puisses trouver dans les classes nobles: La fête des
servantes, qu'on célèbre le jour des nones de juillet, est si connue, que personne n'ignore ni son
origine, ni la cause de sa célébrité. Ce jour-là, les femmes libres et les esclaves sacrifient à
Junon Caprotine sous un figuier sauvage, en mémoire du précieux dévouement que
manifestèrent les femmes esclaves pour la conservation de l'honneur national. A la suite de cette
irruption des Gaulois, où Rome fut prise par eux, la république se trouva extrêmement affaiblie.
Les peuples voisins, voulant saisir l'occasion d'anéantir le nom romain, se donnèrent pour
dictateur Livius Postumius, de Fidènes, lequel fit savoir au sénat que, s'il voulait conserver les
restes de la ville, il fallait lui livrer les mères de famille avec leurs filles. Pendant que les pères
conscrits délibéraient, incertains du parti à prendre, une servante, nommée Tutela ou Philotia ,
s'offrit pour aller à l'ennemi avec les autres servantes, sous le nom de leurs maîtresses. Ayant
pris le costume des mères et des filles de famille, les servantes furent conduites aux ennemis,
suivies de personnes éplorées qui simulaient la douleur. Livius les ayant distribuées dans le
camp, elles provoquèrent les hommes à boire, feignant que ce fût pour elles un jour de fête.
Lorsque ceux-ci furent endormis, du haut d'un figuier sauvage qui était proche du camp, elles
donnèrent un signal aux Romains, qui furent vainqueurs en attaquant à l'improviste. Le sénat
reconnaissant fit donner la liberté à toutes les servantes, les dota aux frais de l'état, leur permit
de porter le costume dont elles s'étaient servies en cette occasion, et donna à cette journée la
dénomination de Nones Caprotines, à cause du figuier sauvage (caprificus) d'où les Romains
reçurent te signal de la victoire. Il ordonna encore qu'en mémoire de l'action que je viens de
raconter, on solenniserait annuellement ce jour par un sacrifice dans lequel on ferait usage du
lait, parce que le lait découle du figuier sauvage.
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Il s'est aussi trouvé chez les esclaves des esprits assez élevés pour atteindre à la science
philosophique. Phédon, de l'école de Socrate, et son ami, et l'ami de Platon au point que ce
dernier consacra à son nom ce divin traité De l'immortalité de l'âme, fut un esclave qui eut
l'extérieur et l'âme d'un homme libre. On dit que Cébès, disciple de Socrate, l'acheta par le
conseil de son maître, et qu'il fut formé par lui aux exercices de la philosophie. Phédon devint
par la suite un philosophe illustre, et il a écrit sur Socrate des entretiens pleins de goût. Depuis
Cébès, on trouve un grand nombre d'esclaves qui furent des philosophes distingués. Parmi eux,
on compte Ménippus, dont M. Varron a voulu imiter les ouvrages dans ses satires, que d'autres
appellent cyniques, et qu'il appelle lui-même Ménippées. A la même époque vécurent
Pompolus, esclave du péripatéticien Philostrate; Persée, esclave du stoïcien Zénon, et Mys,
esclave d'Épicure, lesquels furent chacun de célèbres philosophes. Parmi eux, on peut aussi
comprendre Diogène le cynique, quoique né libre, il ne soit devenu esclave que pour avoir été
vendu. Xéniade Corinthien voulant l'acheter, lui demanda quel art il savait : Je sais, répondit
Diogène, commander aux hommes libres (liberis). Xéniade, admirant sa réponse, l'acheta,
l'affranchit, et, lui confiant ses enfants, lui dit : Voici mes enfants ( liberos), à qui vous
commanderez. La mémoire de l'illustre philosophe Épictète est trop récente pour qu'il soit
possible de rappeler, comme une chose oubliée, qu'il fut esclave. On cite deux vers de lui sur
lui-même, dont le sens intime est : qu'il ne faut pas croire que ceux qui luttent contre la diversité
des maux de cette vie soient nullement haïs des dieux; mais qu'il faut en chercher la raison dans
des causes secrètes, que la sagacité de peu d'hommes est à portée de pénétrer.
Épictète est né esclave, son corps est mutilé; il est pauvre comme Irus; et néanmoins il
est cher aux immortels.
Maintenant tu es convaincu, je pense, qu'il ne faut point mépriser les esclaves sur le titre de
leur condition, puisqu'ils ont été l'objet de la sollicitude de Jupiter, et qu'il est certain que
plusieurs d'entre eux ont été fidèles, prévoyants, courageux, et même philosophes.
Il me reste maintenant quelque chose à dire sur les Sigillaires, pour que tu restes convaincu que
j'ai parlé d'objets sacrés, et non de choses puériles. Epicadus rapporte qu'Hercule, après avoir
tué Géryon, ramenant en vainqueur, à travers l'Italie, les troupeaux de boeufs qu'il lui avait
enlevés, jeta dans le Tibre, sur le pont maintenant appelé Sublicius, et qui fut construit à cette
époque, un nombre de simulacres d'hommes égal au nombre de ceux de ses compagnons qu'il
avait perdus durant son voyage; afin que ces figures, portées dans la mer par le cours propice
des eaux, fussent rendues par elles à la terre paternelle des défunts, à la place de leurs corps.
C'est de là que l'usage de faire de telles figures serait devenu une pratique religieuse. Quant à
moi, l'origine de cette coutume me paraît plus vraisemblable telle que je l'ai racontée plus haut,
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savoir : que les Pélasges, instruits par une favorable interprétation qu'on pouvait entendre par le
mot (tête), non des têtes humaines, mais des têtes d'argile, et que le mot φωτός signifiait non
seulement un homme, mais encore un flambeau, se mirent à allumer des flambeaux de cire en
l'honneur de Saturne, et consacrèrent des figurines, au lieu de leurs propres têtes, sur l'autel de
Saturne, contigu au sacellum de Dis. De là est venue la coutume de s'envoyer, pendant les
Saturnales, des flambeaux de cire, et celle de fabriquer et de vendre des figurines d'argile
sculptée, qu'on offrait en sacrifice expiatoire, pour soi et pour les siens, à Dis-Saturne. Le
commerce de ces objets s'étant établi durant les Saturnales, la vente se prolongea durant sept
jours, qui sont fériés, quoiqu'ils ne soient pas tous fêtés; mais seulement le jour du milieu des
Saturnales, c'est-à-dire, le 13 des calendes, comme nous l'avons déjà prouvé. La même chose est
encore constatée par le témoignage de ceux qui ont traité plus complétement de la division de
l'année, des mois et des jours, et de l'organisation adoptée par C. César.
CHAPITRE XII.
Comme Praetextatus voulait terminer son discours en cet endroit, Aurélius Symmaque lui
dit : Continue, Praetextatus, à nous parler avec tant d'intérêt sur la division de l'année, si tu veux
éviter l'importunité des interrogations. Peut-être est-il quelqu'un de ceux ici présents, qui ignore
quelle fut chez les anciens la division de l'année, et quelles furent les innovations qu'on
introduisit par la suite, d'après des règles plus certaines. Je crois qu'en parlant des jours ajoutés à
l'un des mois; tu as excité dans l'esprit de ceux qui t'écoutaient l'envie d'être instruits de cette
question. Alors Praetextatus, reprenant son discours, continua dans les termes qui suivent : - Les
Égyptiens sont les seuls qui eurent toujours un mode fixe de régler l'année. Les supputations des
autres nations, quoique différentes entre elles, furent pareillement erronées. Je me contenterai
de rapporter celles de quelques contrées. Les Arcadiens divisaient leur année en trois mois; les
Acarnaniens, en six : les autres Grecs comptaient dans leur année trois cent cinquante-quatre
jours. Il n'est donc pas étonnant qu'au milieu de ces variations, Romulus ait autrefois divisé
l'année des Romains en dix mois. Cette année commençait au mois de mars, et comprenait trois
cent quatre jours, en sorte que six mois, savoir, avril, juin, sextilis, septembre, novembre,
décembre, étaient de trente jours; et quatre mois, savoir, mars, mai, quintilis, octobre, étaient de
trente-un jours. Ces derniers ont encore aujourd'hui leurs nones au septième jour, tandis que les
autres les ont au cinquième. Les mois qui avaient les nones au septième jour comptaient dix-
sept jours d'intervalle des ides aux calendes; ceux qui avaient les nones au cinquième jour en
comptaient dix-huit, depuis les ides jusqu'aux kalendes.
Telle fut la division de Romulus. Il consacra le premier mois de l'année à son père Mars.
L'ordre de primauté de ce mois est prouvé par la dénomination de quintilis, qui est le cinquième
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depuis mars, et par la dénomination des autres mois qui suivent quintilis, et qui portent la
dénomination de leur rang numérique. Le premier jour de ce mois, on allumait le feu nouveau
sur les autels de Vesta, afin qu'avec l'année recommençât le soin de le conserver. Au début de
ce même mois; on remplaçait les vieilles branches de laurier par de nouvelles, autour de la
maison du roi, aux curies, et aux maisons des flamines. Au commencement de ce même mois,
on sacrifiait en public et en particulier à Anna Pérenna, pour obtenir de passer heureusement
l'année et d'en voir plusieurs autres. Dans ce même mois, on payait aux professeurs leurs
salaires que l'année expirée avait fait échoir. Les comices s'ouvraient; on affermait les revenus
publics; les dames romaines servaient leurs esclaves à table, comme les maîtres faisaient
pendant les Saturnales; les femmes, pour exciter les esclaves par cet honneur, en commençant
l'année, à une prompte obéissance; les hommes, pour les récompenser des services qu'ils avaient
déjà rendus précédemment.
le second fût dédié à Vénus, dont l'influence bienfaisante pût neutraliser l'action de Mars.
Ainsi, parmi les douze signes du zodiaque, qu'on croit être chacun le domicile d'une divinité
particulière, le premier, qui est le Bélier, est assigné à Mars; et le suivant, qui est le Taureau, à
Vénus. Le Scorpion est placé en regard et en retour de ces deux signes, de telle sorte qu'il est
commun aux deux divinités. On ne pense pas que cette disposition soit étrangère à l'ordination
céleste : car la partie postérieure du Scorpion, armée d'un aiguillon pareil à un trait redoutable,
forme le second domicile de Mars; tandis que Vénus, qui, comme sous un joug en équilibre,
assortit les amours et les mariages, a pour partage la portion antérieure, que les Grecs appellent
ζυγὸς et nous libra (flèche de la balance). D'autre part, Cincius, dans son Traité des Fastes, dit
que mal à propos aucuns pensent que les anciens ont dénommé le mois d'avril du nom de
Vénus, puisqu'ils n'ont établi, durant ce mois, aucun jour de fête, ni aucun sacrifice solennel en
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l'honneur de cette déesse; et que, même dans les chants des Saliens, Vénus n'est point célébrée
comme le sont tous les autres dieux. Varron est d'accord sur ce point avec Cincius. Il affirme
que le nom de Vénus n'a été connu des Romains, au temps des rois, ni en grec ni en latin; et
qu'ainsi le mois d'avril n'a pas pu en tirer sa dénomination. Mais, poursuit-il, comme jusqu'à
l'équinoxe du printemps le ciel est triste et voilé de nuages, la mer fermée aux navigateurs, la
terre elle-même couverte par les eaux, les glaces ou les neiges, tandis que le printemps,
survenant dans le mois d'avril, ouvre toutes les voies, et que les arbres commencent alors à se
développer, ainsi que tous les germes que la terre renferme; on peut croire que c'est de toutes
ces circonstances que ce mois a pris son nom d'avril, comme qui dirait aperilis. C'est ainsi que,
chez les Athéniens, le même mois est appelé ἀνθεστηριών (anthestérion), parce qu'à cette
même époque toutes les plantes fleurissent. Toutefois Verrius Flaccus convient qu'il fut établi,
plus tard, que les dames romaines célébreraient, le jour des calendes de ce mois, une fête en
l'honneur de Vénus; institution dont je me dispenserai de rapporter la cause, comme étant
étrangère à mon sujet.
Romulus plaça au troisième rang le mois de mai, dont le nom a donné lieu à une grande
diversité d'opinions chez les auteurs. Fulvius Nobilior, dans les Fastes qu'il inscrivit dans le
temple de l'Hercule des Muses, dit que Romulus ayant divisé son peuple en deux classes, les
anciens (maiores) et les jeunes gens (iuniores), les uns destinés à servir l'État par leurs conseils,
les autres en portant les armes, donna, en l'honneur de ces deux classes de citoyens, le nom de
mai au mois dont il s'agit, et le nom de juin au mois suivant. D'autres prétendent que le mois de
mai a passé dans nos Fastes, de ceux des Tusculains, parmi lesquels Jupiter est encore
appelé Deus Maius, à cause de sa grandeur et de sa majesté. Cincius pense que ce mois a pris
son nom de Maïa, qu'il dit l'épouse de Vulcain; s'appuyant sur ce que le flamine de ce dieu
sacrifie à cette déesse, aux calendes de mai. Mais Pison soutient que l'épouse de Vulcain
s'appelle Maïesta, et non Maïa. D'autres prétendent que c'est Maïa, mère de Mercure, qui a
donné son nom au mois dont nous parlons, se fondant principalement sur ce que c'est pendant sa
durée que les diverses classes de marchands sacrifient également à Maïa et à Mercure. D'autres,
et parmi eux Cornélius Labéo, affirment que cette Maïa, à laquelle on sacrifie pendant le mois
de mai, est la Terre, qui aurait pris ce nom à raison de sa grande étendue, et qu'on nomme
effectivement dans les sacrifices « Mater magna ». Ils fondent encore leur assertion sur ce qu'on
offre à Maïa une truie pleine, victime spécialement consacrée à la Terre; et ils disent que
Mercure lui est adjoint, dans ces sacrifices, parce que c'est le contact de la Terre qui donne la
voix à l'homme naissant; or nous savons que Mercure est le dieu de la voix et de l'éloquence.
Cornélius Labéo dit encore qu'à l'époque des calendes de mai, on consacra un temple à cette
Maïa, sous le nom de Bonne Déesse. Il ajoute qu'on peut se convaincre, par les mystères les
plus sacrés de la religion, que cette Bonne Déesse est la même que la Terre, et que les livres des
pontifes la désignent sous les noms de Fauna, Ops et Fatua. Elle est nommée Bona, comme
étant la cause productrice de tout ce qui est bon pour notre nourriture; Fauna, parce qu'elle
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favorise (fauens) tout ce qui est utile aux êtres animés; Ops (secours), parce que la vie n'est que
par son secours; Fatua, de fando (parlant), parce que, comme nous l'avons dit plus haut, les
enfants nouveau-nés n'acquièrent la voix qu'après avoir touché la terre. Les uns disent que cette
déesse possède la puissance de Junon; et que c'est pour cela qu'on lui met le sceptre royal dans
la main gauche. D'autres croient qu'elle est la même que Péoserpine, et qu'on lui sacrifie une
truie, parce que cet animal dévore les moissons que Cérès départit aux mortels. D'autres la
croient l'Hécate des enfers. Les Béotiens la prennent pour Sémélé et la font fille de Faunus. Elle
résista à la volonté de son père, devenu amoureux d'elle, qui la fustigea avec une branche de
myrte, et qui, même en l'enivrant, ne put la faire céder à ses désirs. On croit cependant que le
père, s'étant métamorphosé en serpent, eut commerce avec sa fille. A l'appui de ces
circonstances on produit les indices suivants; les branches de myrte sont interdites dans son
temple; on ombrage sa tête des feuilles de la vigne, dont le fruit fut employé par son père
comme principal moyen de la séduire; le vin n'est pas apporté dans son temple sous son nom
ordinaire; le vase dans lequel il est contenu porte la dénomination de vase à miel (mellarium); le
vin lui-même y est appelé du lait; enfin, les serpents ne sont représentés dans son temple ni
comme effrayant les hommes, ni comme effrayés par eux. Quelques-uns croient que cette
déesse est Médée, parce qu'on trouve dans son temple toutes sortes d'herbes, dont les prêtres
composent un grand nombre de remèdes; et parce qu'il n'est pas permis aux hommes d'y entrer,
à cause de l'injure qu'elle éprouva de l'ingrat Jason. Chez les Grecs elle est appelée ἡ θεὸς
γυναικεία (la divinité des femmes), que Varron dit être fille de Faunus; et tellement pudique
(γυναικωνῖτιν), qu'elle ne sortit jamais du gynécée, que son nom ne fut jamais prononcé en
public, qu'elle ne vit jamais aucun homme et ne fut jamais vue par aucun : c'est pourquoi aucun
n'entre dans son temple. Voici maintenant d'où est venu qu'en Italie il n'est pas permis aux
femmes d'assister aux sacrifices d'Hercule. Ce dieu ayant eu soif pendant qu'il conduisait à
travers l'Italie les boeufs de Géryon, une femme lui dit qu'elle ne pouvait en ce jour lui donner
de l'eau, parce qu'on célébrait la fête de la déesse des femmes, et qu'il n'était pas permis aux
hommes d'en goûter les apprêts. En représailles, Hercule, devant offrir un sacrifice, repoussa la
présence des femmes, et ordonna à Potitius et à Pinarius, gardiens des objets sacrés, d'empêcher
qu'aucune femme y fût présente. Voilà donc qu'à l'occasion du nom de Maïa, que nous avons dit
être la même que la Terre et que la Bonne Déesse, nous avons été entraînés à dire tout ce que
nous connaissons sur cette dernière.
Après le mois de mai vient celui de juin, ainsi nommé, ou, comme nous l'avons dit plus
haut, du nom d'une portion du peuple (iuniores), ou, comme le pense Cincius, de ce que
primitivement nommé Iunonius chez les Latins, et après avoir longtemps porté ce nom chez les
Ariciens et les Prénestiens, il passa ensuite dans nos fastes, où il prit le nom de Iunius; en sorte
que, comme le dit Nisus dans ses commentaires des Fastes, le nom de Iunonius a été longtemps
en usage chez nos ancêtres. Dans la suite, par la suppression de quelques lettres, de Iunonius on
forma Iunius. En effet, un temple fut consacré à Iunon Moneta, le jour des calendes de juin.
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Quelques-uns ont pensé que le mois de juin a pris son nom de Iunius Brutus, qui fut le premier
consul de Rome. Tarquin ayant été chassé durant ce mois, c'est-à-dire le jour des calendes,
Brutus, pour s'acquitter d'un voeu qu'il avait fait, sacrifia à la déesse Carna, sur le mont Caelius.
On regarde Carna comme la déesse des viscères du corps humain; ce qui fait qu'on l'intercède
pour la conservation du foie, du coeur, et de tous les viscères qui sont dans l'intérieur du corps.
Et comme ce fut la dissimulation de ce qu'il avait dans le coeur qui mit Brutus en état d'opérer
le bienfait de la restauration publique, il consacra un temple à la déesse Carna, comme étant
celle qui préside aux viscères. On lui offre de la purée de fèves avec du lard, aliments qui
restaurent puissamment les forces du corps. Les calendes de juin sont aussi appelées Fabariae,
parce que les fèves, mûres durant ce mois, sont offertes dans les sacrifices.
Au mois de juin succède celui de juillet, qui, se trouvant le cinquième selon la division de
Romulus, d'après laquelle l'année commence par le mois de mars, est appelé quintilis, et qui,
après que Numa eut placé avant mars, janvier et février, ne se trouvant plus le cinquième, mais
le septième, conserva néanmoins sa dénomination. Mais dans la suite, d'après une loi portée par
le consul M. Antonius, fils de Marcus (Marc-Antoine), ce mois fut appelé Julius, en l'honneur
du dictateur Jules César, qui naquit dans le même mois, le quatrième jour des ides quintiles.
Vient ensuite Augustus (août), qui fut appelé sextilis, jusqu'à ce qu'il eût été consacré à
Auguste, par un sénatus-consulte dont voici le texte :
Un plébiscite fut porté pour le même objet, sur la motion de Sextus Pacubius, tribun du
peuple.
Le mois de septembre, auquel Domitien avait donné le nom de Germanicus, tandis qu'il
avait donné le sien propre au mois d'octobre, retint son premier nom. Par la suite, quand on
effaça du marbre et de l'airain le nom odieux de Domitien, ces deux mois furent aussi dépouillés
des dénominations que la tyrannie leur avait imposées; et désormais les princes, redoutant de
funestes présages, eurent la circonspection de laisser aux mois leurs anciens noms, qu'ils
conservèrent depuis septembre jusqu'à décembre.
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Telle fut la division de l'année établie par Romulus, laquelle, comme nous l'avons déjà dit,
était de dix mois, et de trois cent quatre jours; six mois étant de trente jours, et quatre de trente-
un. Mais comme cette division n'était d'accord ni avec le cours du soleil, ni avec les phases de la
lune, il arrivait souvent que les froids survenaient durant les mois de l'été, et les chaleurs, au
contraire, durant les mois de l'hiver. Quand cela arrivait, on cessait de compter les mois, et on
laissait s'écouler les jours, en attendant d'être arrivé à cette époque de l'année où le mois dans
lequel on se trouvait devait coïncider avec l'état du ciel.
CHAPITRE XIII.
De la division de l'année par Numa; quelle fut la cause de l'intercalation; et à quelle époque
elle commença.
Numa, qui suivit immédiatement Romulus, ajouta cinquante jours à l'année, suivant tout ce
qu'il avait pu connaître, n'ayant d'autre maître que son génie, dans un pays sauvage, et dans un
siècle qui n'était pas encore civilisé, ou peut-être parce qu'il était instruit de la pratique des
Grecs. En sorte que l'année fut portée à trois cent cinquante-quatre jours, espace qu'il crut
devoir embrasser les douze révolutions de la lune. Aux cinquante jours qu'il avait additionnés à
l'année, Numa en joignit encore six autres, retranchés aux six mois de trente jours, un jour à
chacun d'eux; et ayant ainsi formé cinquante-six jours, il les distribua en deux mois égaux. Il
appela le premier des deux Ianuarius (janvier), et voulut qu'il fût le premier mois de l'année,
parce qu'étant consacré au dieu à la double face, il voit la fin de l'année qui vient de s'écouler, et
regarde le commencement de celle qui s'ouvre. Numa consacra le second mois à Februus, qui
est regardé comme le dieu des lustrations. Or la ville devait être purifiée durant ce mois, dans le
cours duquel Numa institua aussi les sacrifices aux dieux Mânes.
Bientôt les peuples voisins, adoptant la division de Numa, commencèrent à compter dans
leur année le nombre de mois et de jours réglé par Pompilius; mais ils différaient en ce qu'ils
comptaient leurs mois alternativement de vingt-neuf et de trente jours. Peu de temps après, en
l'honneur du nombre impair, dont la nature avait révélé le mystère avant Pythagore, Numa
ajouta à l'année un jour, qu'il donna au mois de janvier, afin de conserver l'imparité tant dans
l'année que dans les mois, celui de février seul excepté. En effet, douze mois, s'ils étaient tous
pairs ou impairs, produiraient nécessairement un nombre pair; au lieu qu'un seul mois pair rend
le nombre total des jours de l'année impairs. Ainsi donc janvier, avril, juin, sextilis, septembre,
novembre, comptaient vingt-neuf jours; ils avaient leurs nones le 5 , et comptaient dix-sept
jours, depuis les ides jusqu'aux calendes; tandis que mai, quintilis et octobre comptaient chacun
trente jours; ils avaient leurs nones le 7, et, comme les précédents, comptaient dix-sept jours
depuis les ides jusqu'aux calendes qui les suivent. Le seul février resta formé de vingt-huit
jours; comme si l'infériorité et la parité du nombre fussent appropriés aux dieux infernaux.
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Les Romains ayant donc, d'après cette division de Numa, conforme au cours de la lune,
supputé leur année comme les Grecs, durent nécessairement établir comme eux un mois
intercalaire. Car les Grecs s'étant aperçus que c'était inconsidérément qu'ils avaient divisé
l'annéeen trois cent cinquante-quatre jours (puisqu'il résultait du cours du soleil, qui parcourt te
zodiaque en trois cent soixante-cinq jours et un quart, qu'il manquait à leur année onze jours et
un quart), ils établirent les intercalations, qu'ils soumirent à une règle fixe. Ils intercalèrent
donc, chaque huitième année, quatre-vingt-dix jours, qu'ils divisèrent en trois mois de trente
jours chacun. Les Grecs en usèrent ainsi, parce qu'il était incommode et malaisé d'intercaler,
chaque année, onze jours et un quart. Ils préférèrent donc prendre ce nombre huit fois, et de ces
quatre-vingt-dix jours, qui sont le produit de onze jours et un quart multipliés par huit, en
former trois mois, divisés ainsi que nous l'avons dit. Ils appelaient ces
jours ὑπερβαίνοντες (surabondants), et ces mois ἐμβολίμους; (intercalés). Les Romains
voulurent adopter cet arrangement; mais ce fut sans utilité, parce qu'ils ne tinrent pas compte du
jour qui, ajouté en faveur du nombre impair, comme nous l'avons dit plus haut, se trouvait en
sus de la supputation des Grecs. Par l'effet de cet accident, l'intercalation octennaire ne pouvait
rétablir la régularité ni dans l'ordre ni dans le nombre des jours. Comme l'erreur ne fut pas
d'abord aperçue, on se mit à compter à l'exempte des Grecs, en ajoutant quatre-vingt-dix jours
de supplément pour chaque huit ans. On les divisait en quatre intercalations, dont deux de vingt-
deux jours, et deux de vingt-trois, qu'on plaçait après chaque deux ans. Mais l'année des
Romains ayant un jour de plus que celle des Grecs, comme nous l'avons dit, chaque année se
trouvait avoir un jour de reste; ce qui, au bout de huit ans, formait un excédant de huit jours
intercalaires. Cette erreur ayant été reconnue à son tour, voici quelle espèce de correction fut
adoptée. Chaque vingt-quatre ans, au lieu de quatre-vingt-dix jours, on n'en intercala que
soixante-dix. Par ce retranchement de vingt-quatre jours, opéré chaque vingt-quatre ans,
l'excédant de vingt-quatre jours, produit par le jour ajouté à l'année des Grecs, se trouvait
exactement compensé.
Toutes les intercalations furent attribuées au mois de février, parce qu'il était le dernier
mois de l'année; ce qu'on faisait encore à l'imitation des Grecs. Car eux aussi ils intercalaient
leurs jours surnuméraires après le dernier mois de l'année, comme le rapporte Glaucippe, qui a
écrit sur les coutumes religieuses des Athéniens. Les Romains différaient des Grecs en un
point : en effet, ceux-ci intercalaient à la fin de leur dernier mois, et les Romains le vingt-
troisième jour de février, après la célébration des Terminales; et ils plaçaient ensuite, après
l'intercalation, les cinq jours qui étaient restés du mois de février. Je crois qu'il entrait dans leurs
antiques coutumes religieuses que le mois de mars suivît immédiatemeut celui de février. Mais
comme il arrivait souvent que les nundines (jours des marchés publics) tombaient, tantôt le
premier jour de l'an, tantôt le jour des nones (deux circonstances réputées pernicieuses à la
république), on imagina un moyen de les écarter toutes deux; ce que nous expliquerons quand
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nous aurons dit auparavant pourquoi l'on évitait que la tenue des marchés se rencontrât, soit le
jour des premières calendes, soit en aucun de ceux des nones.
Toutes les fois que l'année s'était trouvée commencer un jour consacré aux nundines, elle
avait été fatalement marquée par de déplorables événements; observation qui fut surtout
fortement confirmée par la sédition de Lépidus. D'un autre côté, on croyait devoir éviter les
rassemblements généraux de la multitude le jour des nones, parce que le peuple romain, même
après l'expulsion des rois, célébrait solennellement le jour des nones, qu'il regardait comme
celui de la naissance de Servius Tullius. Or, comme il était incertain dans quel mois Servius
était né, et qu'on savait cependant qu'il était né un jour des nones, d'après cette donnée populaire
on les célébrait toutes. Ceux donc qui présidaient à la disposition des jours, craignant que la
multitude, rassemblée les jours de marché public, ne fit quelque innovation en faveur de la
royauté, prirent garde que les marchés fussent écartés des nones. C'est pourquoi le jour que nous
avons dit avoir été surnuméraire dans l'année fut laissé à la disposition de ceux qui présidaient
aux fastes, pour être intercalé à leur gré, soit au milieu des Terminales, soit au milieu du mois
intercalaire, de façon que la tenue des nundines fût écartée des jours suspects.
Les opinions sont partagées sur l'époque où l'on commença d'intercaler. Macer Licinius la
fait remonter jusqu'à Romulus. Antias, livre second, soutient que Numa Pompilius imagina ce
procédé à raison des institutions religieuses. Junius dit que ce fut le roi Servius Tullius qui
intercala le premier. Varron lui attribue aussi l'institution des nundines. Tuditanus, au livre trois
du traité Des magistrats, rapporte que ce furent les mêmes décemvirs qui ajoutèrent deux tables
aux dix premières, qui provoquèrent un plébiscite pour l'intercalation. Cassius désigne les
mêmes auteurs. Fulvius dit que ce fut le consul Manius qui introduisit cette opération l'an 562
de la fondation de Rome, peu avant la guerre Étolique. Mais Varron infirme ce témoignage en
rapportant qu'une très ancienne loi, où il est fait mention de l'intercalation, fut gravée sur une
colonne d'airain par les consuls L. Pinarius et Furius. Mais en voilà assez sur l'époque où
commença l'intercalation.
CHAPITRE XIV.
Des corrections faites successivement à la division de l'année par les deux Césars Jules et
Auguste.
On vit des temps où, par superstition, l'intercalation fut totalement omise; mais ce fut aussi
quelquefois par l'intervention des prêtres, qui, en faveur des publicains, voulant tantôt
raccourcir, tantôt allonger l'année, lui faisaient subir une augmentation ou une diminution de
jours; en sorte que le motif de l'exactitude fournissait le prétexte d'introduire la plus grande
confusion. Parla suite, C. César établit dans la nomenclature du temps, vague encore,
changeante et incertaine, un ordre fixe , avec l'assistance du scribe M. Flavius, qui présenta au
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dictateur un tableau où chacun des jours était inscrit dans un ordre tel, qu'on pouvait le retrouver
très facilement, et qu'une fois trouvé, il restait constamment fixé en sa place.
César, voulant donc entreprendre une nouvelle réglementation de l'année, laissa d'abord
s'écouler tous les jours qui pouvaient encore produire de la confusion : ce qui fit que cette
année, la dernière de l'état de désordre, s'étendit à quatre cent quarante-trois jours. Après cela, à
l'imitation des Égyptiens, les seuls peuples instruits de l'économie céleste, il s'efforça de
modeler l'année sur la révolution du soleil, laquelle termine son cours dans l'espace de trois cent
soixante-cinq jours et un quart.
En effet, de même qu'un mois est l'année lunaire, parce que la lune emploie un peu moins
d'un mois à faire le tour du zodiaque ; de même on doit prendre, pour l'année du soleil, le
nombre de jours qu'il emploie à revenir au signe d'où il est parti. Delà vient que l'année reçoit
les épithètes de uertens (retournant), et de magnus (grand); tandis que la révolution de la lune
est l'annus breuis (la petite année). Virgile les indique toutes deux en disant :
C'est pourquoi Atéius Capiton pense que le mot année signifie circuit du temps; car les
anciens employèrent an pour circum. Ainsi Caton, dans ses Origines, dit an
terminum pour circum terminum (autour de la limite); et ambire pour circumire (aller autour).
Jules César ajouta donc dix jours à l'ancienne année, pour que l'année embrassât les trois
cent soixante-cinq jours que le soleil emploie à parcourir le zodiaque; et, afin de ne pas négliger
le quart de journée restant, il établit que, chaque quatre ans, les prêtres qui présidaient aux mois
et aux jours intercaleraient un jour dans le même mois et au même lieu où les anciens
intercalaient, c'est-à-dire avant les cinq derniers jours de février; et il appela cette opération
le bisextum. Quant aux dix jours que nous avons dit avoir été ajoutés par lui, voici dans quel
ordre il les distribua. Il ajouta deux jours aux mois de janvier, sextilis et décembre, et un jour
aux mois d'avril, juin , septembre et novembre - mais il n'ajouta point de jour au mois de février,
pour ne pas porter atteinte au culte des dieux infernaux. Mars, mai, quintilis et octobre restèrent
dans leur ancien état, comme ayant un nombre suffisant de jours, c'est-à-dire trente et un. César
n'ayant rien changé à ces mois, leurs nones restèrent au septième jour, comme Numa l'avait
établi : janvier, sextilis et décembre, auxquels il ajouta deux jours, quoique depuis cette époque
ils en eussent trente et un, continuèrent à compter cinq jours de nones. Les calendes qui les
suivent sont fixées dix-neuf jours après leurs ides, parce que César ne voulut insérer les jours
qu'il ajouta, ni avant les nones, ni avant les ides, pour ne pas troubler, par une nouvelle
énumération, le rite religieux fixé à ces époques. Il ne voulut pas non plus placer ces jours
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immédiatement après les ides, pour n'avoir à troubler aucune férie dans le rang qui lui était
assigné; mais il plaça ces jours nouveaux après toutes les féries de chaque mois écoulées. Ainsi,
les deux jours que nous avons dits donnés à janvier devinrent le quatre et le trois d'avant les
calendes de février; le jour donné au mois d'avril devint le trois d'avant les calendes de mai;
celui de juin devint le trois d'avant les calendes de juillet; ceux d'août devinrent les quatre et
trois d'avant les calendes de septembre; celui de septembre devint le trois d'avant les calendes
d'octobre; celui de novembre, devint le trois d'avant les kalendes de décembre; ceux de
décembre devinrent les quatre et trois d'avant les kalendes de janvier : en sorte qu'il arriva que
tous ces mois qui furent augmentés, et dont les jours, avant cet arrangement, commençaient à
remonter vers les calendes du mois suivant, le dix-septième jour, depuis cette augmentation
commencèrent à remonter vers les kalendes suivantes, savoir : ceux qui avaient reçu une
augmentation de deux jours, le dix-neuvième jour; et ceux qui n'avaient reçu qu'un seul jour
d'augmentation, le dix-huitième jour. Cependant les féries de chaque mois conservèrent leur
ordre. Ainsi, par exemple, si l'on fêtait ou si l'on fériait le troisième jour après les ides d'un
mois, ce jour était dit le seizième d'avant les calendes. Après l'augmentation de l'année, on
conserva encore ces rites au même jour, savoir, le troisième après les ides, quoique, depuis
l'augmentation, il ne fût plus le seizième d'avant les calendes, mais le dix-septième ou le dix-
huitième, selon qu'on avait ajouté au mois un ou deux jours. César établit que ces nouveaux
jours, insérés à la fin de chaque mois après toutes les féries qui s'y étaient rencontrées, seraient
jours fastes, afin de les laisser libres pour le commerce de la vie ; et non seulement il ne voulut
pas les férier, mais même il ne voulut y fixer aucune assemblée publique, pour ne pas fournir de
nouvelles occasions à l'ambition des magistrats.
César ayant ainsi organisé la division civile de l'année, qu'il mit en concordance avec les
révolutions de la lune, en fit la promulgation publique par un édit. L'erreur aurait pu s'arrêter là,
si les prêtres ne s'en étaient pas formé une nouvelle de la correction même. Mais tandis qu'il
aurait fallu n'intercaler le jour produit par les quatre quarts de jours qu'après quatre années
révolues, et avant le commencement de la cinquième, eux intercalaient, non après, mais au
commencement de la quatrième année. Cette erreur dura trente-six ans, durant lesquels on
intercala douze jours, tandis qu'on n'en aurait dû intercaler que neuf. Mais on s'en aperçut enfin,
et Auguste la corrigea, en ordonnant de laisser écouler douze ans sans intercaler; afin que ces
trois jours surnuméraires, produits par la trop grande hâte des prêtres durant trente-six ans, se
trouvassent consommés par les douze années suivantes privées d'intercalation. Au bout de ce
terme, il ordonna qu'on intercalât un jour au commencement de chaque cinquième année,
comme César l'avait réglé; et il fit graver l'ensemble de cette division de l'année sur une table
d'airain, pour la conserver à perpétuité.
CHAPITRE XV.
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Des calendes, des ides et des nones.
Ici Horus, prenant la parole, dit: La coutume de placer le jour intercalaire avant le
commencement de la cinquième année s'accorde avec celle de l'Égypte, la mère des sciences;
mais il n'y a rien de compliqué dans la disposition des mois des Égyptiens. Tous sont de trente
jours. Au bout de douze de ces mois, c'est-à-dire au bout de trois cent soixante jours, ils ajoutent
à leur année cinq jours qui restent, et qu'ils placent entre août et septembre. C'est là qu'ils
placent aussi, après chaque quatre ans, le jour intercalaire produit par les quatre quarts de jour.
Chez vous on ne compte pas les jours du mois, depuis le premier jusqu'au dernier, suivant
l'ordre croissant et continu de la numération. Mais, des calendes, la numération des jours se
dirige vers les nones; ensuite elle décline vers ce que je vous entends appeler les ides; ensuite, si
j'ai bien compris ce que vous rapportiez tout à l'heure, la numération des jours décline de
nouveau vers les calendes du mois suivant. Or, je voudrais bien connaître la signification de ces
divers mots; et cependant je ne puis me flatter de parvenir à comprendre ces dénominations que
vous donnez à vos différents jours, comme celles de fastes et d'autres diverses. J'avoue aussi
que je ne sais ce que c'est que vos « nundines », dont l'observation comporte tant d'exactitude et
de précaution. Étant étranger, je n'ai point à rougir d'ignorer tout cela; mais même un citoyen
romain ne souffrirait pas de l'apprendre de toi, Prétextatus.
Prétextatus lui répondit : Non seulement tu ne dois point rougir, Horus, toi qui es Égyptien
d'origine; mais nous-mêmes qui sommes d'origine romaine, je ne pense pas que nous devions
rougir de nous instruire sur ce que tous les anciens ont jugé digne de leurs investigations. Or les
calendes, les nones, les ides, et l'observation des différentes féries, sont des sujets qui ont exercé
la plume d'un nombre infini d'auteurs, dont nous allons recueillir brièvement les diverses
opinions.
Romulus, ayant organisé son empire d'après l'instinct de son génie énergique, mais inculte,
commençait chaque mois le jour qu'apparaissait la nouvelle lune. Mais comme il n'arrive pas
régulièrement qu'elle revienne à pareil jour, et qu'au contraire son apparition est retardée ou
accélérée par des causes fixes, il s'ensuivit que, lorsque la lune retarda son apparition, on ajouta
plusieurs jours au mois, et qu'on en retrancha lorsqu'elle l'accéléra. En sorte que le nombre de
jours qui fut attribué, à perpétuité, à chaque mois, se trouva fixé la première fois par le hasard.
De là il arriva que, parmi les mois, les uns furent detrente-un jours, les autres de vingt-neuf.
Mais cependant on voulut que, chaque mois, il y eût neuf jours des nones aux ides; et l'on régla
aussi qu'entre les ides et les calendes du mois suivant, on compterait seize jours. Ainsi les mois
les plus longs avaient leurs deux jours de surplus, placés entre les calendes et les nones. De là
vient que les mois ont leurs nones, les uns le cinquième jour après les calendes, et les autres le
septième. Cependant César, comme nous l'avons dit plus haut, respectant la fixité des
institutions religieuses, ne voulut pas transposer l'ordre des nones, même dans les mois auxquels
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il ajouta deux jours, parce que, sans toucher aux institutions sacrées, il put ajouter ces jours
après toutes les féries du mois.
Anciennement, avant que les Fastes eussent été divulgués au public, contre le gré du sénat,
par le scribe Cn. Flavius, un pontife mineur était chargé d'observer l'apparition de la nouvelle
lune; et, aussitôt après l'avoir aperçue, de la notifier au roi des sacrifices, lequel offrait aussitôt
un sacrifice conjointement avec celui-ci. Après quoi le pontife mineur convoquait le peuple
(kalabat) dans la curie (kalabra) qui est proche de la cabane qu'habita Romulus : il proclamait
combien de jours devaient s'écouler depuis les calendes jusqu'aux nones, et annonçait, en
répétant cinq fois le mot grec καλῶ, que les nones devaient être le cinquième jour ou le
septième jour, en répétant sept fois ce même mot. Le mot καλῶ est grec, et signifie j'appelle. De
là vient qu'on appelle calende le premier des jours qu'on proclamait de cette manière, et qu'on a
appelé « kalabra » la curie où on les proclamait. Or le pontife mineur faisait cette proclamation
du nombre des jours qui devaient s'écouler jusqu'aux nones, parce qu'après la nouvelle lune, les
habitants des campagnes devaient se rendre à la ville le jour des nones, pour apprendre du roi
des sacrifices le motif des féries, et tout ce qu'il y aurait à observer durant le cours du mois. De
là vient que quelques-uns pensent que les nones ont pris leur nom de ce qu'elles sont le
commencement d'un nouvel ordre d'observation, noua; ou bien de ce qu'on suppose qu'il y a
toujours neuf jours des nones aux ides. Chez les Toscans, les nones étaient plus fréquentes; car
chaque neuf jours ils venaient conférer de leurs affaires privées, et saluer leur roi.
Quant au nom des ides, il est pris des Toscans, chez lesquels ce jour est appelé itis. Chez
eux, le mot item signifie : gage de Jupiter. En effet, nous tenons Jupiter pour l'auteur de la
lumière; c'est pourquoi les Saliens le célèbrent dans leurs chants sous le nom de Lucetius; les
Crétois le nomment le dieu du jour; les Romains eux-mêmes l'appellent Diespiter, mot composé
de diei pater (père du jour) : ce n'est donc pas sans raison que le jour des ides est appelé foi de
Jupiter; parce qu'en ce jour la lumière ne se trouve point éteinte par le coucher du soleil, la nuit
étant éclairée comme le jour par la clarté de la lune; ce qui n'arrive que dans la pleine lune,
c'est-à-dire ordinairement à moitié du mois. On nomme foi de Jupiter, en se servant de
l'expression toscane, le jour dont la nuit n'a point de ténèbres; et c'est pourquoi aussi l'antiquité
a consacré les ides de tous les mois comme féries de Jupiter.
D'autres pensent que le mot idus est le même que uidus, lequel vient de uidere (voir), parce
qu'en ce jour la lune se voit en son plein. Dans la suite, on retrancha du mot la lettre V; comme,
par contraire, quand les Grecs disent ἰδεῖν (voir), nous disons, en ajoutant un V, uidere. D'autres
aiment mieux faire venir le mot ides de l'expression grecque οἷον ἀπὸ τοῦ εἴδους (forme), parce
qu'en ce jour la lune découvre sa forme tout entière. Il en est qui pensent que les ides ont été
ainsi appelées d'Idulis, mot par lequel les Toscans désignent la brebis qu'ils font immoler à
Jupiter par un flamine, aux ides de chaque mois. Pour nous, l'étymologie qui nous paraît la plus
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exacte, c'est que nous appelons ides le jour qui partage le mois; car iduare, en langue étrusque,
veut dire diviser. Ainsi l'on dit uidua (veuve), pour ualde idua, c'est-à-dire ualde
divisa (fortement séparée); ou bien l'on dit uidua, pour a uiro diuisa (séparée de son mari).
De même que les ides étaient consacrées à Jupiter, ainsi nous savons, par les témoignages
de Varron et du livre Pontifical, que les kalendes étaient dédiées à Junon. C'est pourquoi les
Laurentins, fidèles aux pratiques religieuses de leurs pères, conservent à Junon le nom
de Kalendaris, que ceux-ci lui donnèrent dans son culte. De plus, ils invoquent cette déesse le
jour des calendes de chaque mois, depuis mars jusqu'à décembre. Les Romains font de même :
outre le sacrifice offert à Junon dans la curie kalabra par le pontife mineur, la reine des
sacrifices lui offre dans sa demeure royale une truie ou une brebis. C'est de cette déesse que
Janus, comme nous l'avons dit, tire son nom de Junonius; parce que, tandis que toutes les
entrées sont consacrées à ce dieu, les jours des calendes de chaque mois paraissent devoir être
attribués à Junon. En effet, puisque les anciens observaient de commencer leurs mois avec la
nouvelle lune, et qu'ils croyaient que la lune était la même que Junon, c'est à juste titre qu'ils
auraient consacré les calendes à cette déesse; ou bien, puisque la lune sillonne l'air (aussi les
Grecs l'appelèrent Ἄρτεμιν (Artémis), c'est-à-dire qui fend les airs (ἀερότομιν), et que Junon
préside à cet élément, c'est à bon droit qu'on lui aurait consacré les commencements des mois,
c'est-à-dire les calendes.
Je ne dois pas passer sous silence que les calendes, les nones et les ides étaient des jours
religieux relativement à la consommation du mariage, c'est-à-dire pendant lesquels on pensait
devoir s'en abstenir; car ces jours, à l'exception des nones, sont fériés. Or il. est sacrilége de
faire violence à qui que ce soit les jours fériés; c'est pourquoi l'on évite, ces jours-là, de célébrer
les mariages, dans lesquels il est censé qu'on fait violence aux vierges. Sur quoi Varron rapporte
que Verrius Flaccus, très versé dans le droit pontifical, avait coutume de dire que puisque les
jours de féries il était permis de recreuser les anciens fossés, mais non d'en creuser de nouveaux,
de même, l'on pouvait licitement, ces jours-là, célébrer les mariages des veuves et non ceux des
vierges. Mais, dira-t-on, les nones n'étaient point jours fériés: pourquoi donc était-il aussi
défendu de célébrer les noces ce jour-là ? La raison en est claire. Le premier jour des noces est
donné à la pudeur. Le lendemain, la nouvelle mariée doit être mise en possession de son autorité
dans la maison de son mari, et offrir un sacrifice : mais les lendemains, soit des calendes, soit
des nones, soit des ides, sont également considérés comme jours funestes; c'est pourquoi l'on a
établi que les jours des nones seraient impropres au mariage, afin que l'épousée n'entrât point en
possession de la liberté que lui donne sa nouvelle condition, sous les auspices funestes du
lendemain; ou afin qu'elle n'offrit point son sacrifice en un jour funeste, ce qui serait néfaste.
CHAPITRE XVI.
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Des diverses sortes de jours chez les Romains et des différences qui furent entre eux.
Mais puisque l'ordre naturel du sujet nous a conduits à parler des jours, il nous faut dire
aussi quelque chose sur ce point, qui est compris dans l'interrogation de notre ami Horus.
Comme il avait divisé l'année en mois, ainsi Numa divisa chaque mois en jours ; et tous les
jours furent dénommés, ou festi (fêtés), ou profesti (non fêtés) ou intercisi (entrecoupés). Les
jours furent consacrés aux dieux. Les jours non fêtés furent laissés aux hommes, pour traiter les
affaires publiques et privées. Les jours entrecoupés furent communs aux dieux et aux hommes.
Aux jours fêtés appartiennent les sacrifices, les festins religieux, les jeux publics et les féries; et
aux jours non fêtés, les fastes, les assemblées comitiales, les comperendini, les stati,
les proeliales. Quant aux jours entrecoupés, ils se subdivisent non entre eux, mais chacun en
soi-même: car à certaines heures de ces jours il est permis, à d'autres heures il est interdit, de
rendre la justice. Pendant l'immolation de la victime, il y a interdiction; entre l'immolation et
l'oblation, l'interdiction est levée; et elle est de nouveau rétablie pendant qu'on brûle la victime.
Il y a donc lieu de parler principalement de la division des jours fêtés et non fêtés.
Un jour est solennellement célébré, ou par des sacrifices offerts aux dieux, ou par des festins
religieux, ou par des jeux en l'honneur des dieux, ou par l'observation des féries. Or il y a quatre
sortes de féries publiques : les statives, les conceptives, les impératives et les nundines.
Les statives sont communes à tout le peuple, placées à des jours et à des mois déterminés
et invariables, et marquées dans les fastes par des observances définies. Les principales de ces
féries sont : les agonales, les carmentales, les lupercales. Les féries conceptives sont celles qui
sont promulguées chaque année par les magistrats ou par les prêtres, soit à des jours fixes, soit
même à des jours indéterminés : comme sont les latines, les sémentives, les paganales, les
compitales. Les féries impératives sont celles que les consuls ou les préteurs établissent au gré
de leur autorité. Les nundines sont consacrées aux habitants des villages et des campagnes,
durant lesquelles ils se rassemblent pour traiter de leurs affaires privées ou de leur négoce. En
outre, il est des féries particulières à chaque famille, comme celles des familles Claudia,
AEmilia, Julia, Cornélia , et toutes autres féries particulières que chaque famille célèbre selon
ses usages domestiques.
Il est des féries particulières aux individus, comme les jours de naissance, de la foudre, des
funérailles, des expiations. Chez les anciens, celui qui avait prononcé les noms de « Salus,
Semonia, Seia, Segetia, Tutilina », observait férie. La femme du flamine, chaque fois qu'elle
entendait le tonnerre, était en férie jusqu'à ce qu'elle eût apaisé les dieux. Les prêtres
enseignaient que les féries étaient profanées, si on se livrait à quelque travail après qu'elles
avaient été promulguées et commencées. Bien plus, il n'était pas même permis au roi des
sacrifices et aux flamines, de voir travailler pendant les féries. C'est pourquoi on faisait
annoncer par un crieur public qu'on eût à s'abstenir du travail, et une amende était infligée à
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celui qui négligeait de se conformer à ce précepte. Les prêtres enseignaient encore que celui qui,
en ces jours, avait travaillé par mégarde, devait offrir, outre l'amende, un porc en expiation; et le
pontife Scévola soutenait qu'il n'y avait point d'expiation pour celui qui aurait travaillé
sciemment. Cependant Umbro affirme que celui qui aurait fait un travail relatif aux dieux ou
aux choses sacrées, ou pour quelque utilité pressante de la vie, ne contracte aucune souillure.
Enfin Scévola, consulté sur ce qu'il était permis de faire les jours de férie, répondit : qu'on
pouvait faire ce dont l'omission serait nuisible. Ainsi donc, si un boeuf était tombé dans un
précipice et qu'un père de famille eût employé ses soins pour l'en retirer, ce père de famille
n'était pas considéré comme ayant profané la férie; non plus que celui qui, étayant la poutre
rompue de son toit, l'a préservé d'une ruine imminente. C'est pourquoi Virgile, profondément
versé en toute doctrine, sachant qu'on lave les brebis, ou pour nettoyer leur laine ou pour les
guérir de la gale, prononce qu'il est licite de plonger les brebis dans l'eau durant les féries,
lorsque c'est pour cause de remède.
Nulle ordonnance des pontifes ne défend) dit-il, de plonger le troupeau bélant dans
l'eau salubre du fleuve.
Si le jour fixé (status condictus) pour plaider contre l'étranger (cum hoste) est échu.
Hoste, en cet endroit, signifie, selon l'usage des anciens, l'étranger. Je ne distinguerai point
les jours proeliales des jours appelés iusti, qui sont trente jours consécutifs, pendant lesquels
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l'armée étant convoquée, un drapeau de couleur rousse est placé au Capitole.
Durant tous les jours proeliales, il est également permis et de répéter sa chose en justice, et
d'attaquer l'ennemi. Mais lorsque le Latiar, c'est-à-dire la solennité des fêtes latines, est
promulgué, ainsi que durant les jours des Saturnales, et lorsque le mundus est ouvert, il n'est pas
permis d'engager le combat: pendant les fêtes latines, parce qu'il n'eût pas été convenable de
commencer la guerre à l'époque où fut jadis publiquement sanctionnée la trêve entre le peuple
romain et les Latins; pendant les fêtes de Saturne, parce qu'on croit que son règne ne fut jamais
troublé par le tumulte de la guerre; enfin pendant que le mundus consacré à Dispater et à
Proserpine est ouvert, parce qu'on a pensé qu'il valait mieux, pour aller au combat, prendre le
temps où la gueule de Pluton est fermée. C'est ce qui a fait dire à Varron :
Mundus cum patet, deorum tristium atque inferum quasi ianua patet: propterea non
modo praelium committi, verum etiam dilectum rei militaris causa habere, ac militem
proficisci, navem solvere, uxorem liberum quaerendorum causa ducere, religiosum est
Lorsque le mundus est ouvert, la porte des divinités du malheur et de l'enfer peut
être aussi considérée comme ouverte; c'est pourquoi il est irréligieux, en ces jours-là, non
seulement d'engager un combat, mais aussi de faire des levées de soldats, ou de les faire
partir pour l'armée, ou de lever l'ancre, ou d'épouser une femme légitime dans la vue d'en
avoir des enfants.
Les anciens évitaient, pour appeler des citoyens à l'armée, les jours signalés par des
malheurs : ils évitaient même les féries, comme l'a dit Varron dans son traité des Augures, où il
s'exprime en ces termes :
Il ne faut point appeler les citoyens à l'armée pendant les féries. Si on l'a fait, il y a
lieu à expiation.
Remarquons cependant que les Romains devaient choisir le jour du combat, lorsqu'ils
étaient assaillants; mais lorsqu'ils étaient attaqués, aucun jour ne les empêchait de défendre, ou
leur propre sûreté, ou la dignité publique. Quel moyen en effet d'être fidèle à aucune
observation, lorsqu'on n'a pas la faculté de choisir?
Nos ancêtres ont en toutes choses considéré les lendemains (des féries) comme
impropices; aussi les ont-ils marqués de la qualification funeste d'atri. Quelques-uns cependant,
comme par mitigation, les appelèrent jours communs.
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Voici la raison qu'en rapporte Aulu-Gelle, dans le quinzième livre de ses Annales, et
Cassius Hemina, dans le second livre de ses Histoires : L'an trois cent soixante-trois de la
fondation de Rome, les tribuns militaires Virginius, Manlius, Aemilius, Postumius et leurs
collègues, discutant dans le sénat quelle était la cause pour laquelle la république venait d'être
affligée de si grands malheurs dans l'espace d'un petit nombre d'années, l'aruspice Aquinius
ayant été mandé par ordre des pères conscrits, pour consulter la religion sur ce point; il dit que
Q. Sulpicius, tribun militaire, prêt à combattre les Gaulois sur l'Allia, avait offert un sacrifice, à
cette intention, le lendemain des ides Quintiles; que de même, auprès de Créméra et dans
plusieurs autres lieux et circonstances, le combat avait eu une issue malheureuse après un
sacrifice offert un lendemain (de férie). Alors les pères conscrits décidèrent qu'il serait référé au
collège des pontifes, touchant cette observation religieuse; et les pontifes prononcèrent que tous
les lendemains des calendes, des nones et des ides devaient être regardés comme jours funestes
(atri), et n'étaient ni proeliales, ni puri, ni comitiales.
Le pontife Fabius Maximus Servilianus prétend, au livre douzième, qu'on ne doit point
offrir des sacrifices funéraires pour ses parents, en un jour « ater », parce que, dans ces cas, il
faut invoquer Jupiter et Janus, dont les noms ne doivent pas être prononcés en de pareils jours.
Plusieurs évitent aussi, comme innominal, le quatrième jour avant les calendes, les nones, ou les
ides. On demande si quelque tradition religieuse nous a transmis cette observation? nous ne
trouvons rien dans les auteurs sur ce sujet, si ce n'est que Q. Claudius (Quadrigarius), dans le
cinquième livre de ses Annales, place l'effroyable carnage de la bataille de Cannes au quatrième
jour avant les nones sextiles. Varron observe qu'il n'importe rien dans les choses purement
militaires, que le jour soit faste ou néfaste; et que cela ne concerne que les seules actions
privées.
J'ai placé les nundines parmi les féries; cette assertion peut être infirmée, puisque Titius,
écrivant sur les féries, ne range point les nundines dans leur nombre, il les appelle seulement
des jours solennels; puisque encore Julius Modestus assure que l'augure Messala ayant consulté
les pontifes pour savoir si les jours des nones et des nundines romaines devaient être considérés
comme féries, ils répondirent que la négative leur paraissait devoir être prononcée pour
les nundines, puisque Trébatius, dans son premier livre des Observances religieuses, dit que les
magistrats, aux jours des nundines, peuvent affranchir les esclaves et prononcer des jugements.
Mais, d'un autre côté, Jules César, dans son sixième livre du Traité des auspices, nie qu'on
puisse, pendant les nundines, convoquer les assemblées pour faire voter le peuple; et, par
conséquent, que les comices puissent avoir lieu ces jours-là chez les Romains. Cornélius Labéo
prononce aussi, au livre premier des Fastes, que les nundines sont des féries. Le lecteur attentif
découvrira la cause de cette variété d'opinion dans Granius Licinianus, au livre second ; cet
auteur dit qu'en effet les nundines sont des féries consacrées à Jupiter, puisque la femme du
flamine est dans l'usage, à toutes les nundines, d'immoler dans sa demeure royale un bélier à
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Jupiter; mais la loi Hortensia a rendu ces jours fastes, dans l'intention que les habitants des
campagnes qui venaient dans la ville tenir les marchés pussent aussi suivre leurs affaires
judiciaires : car, les jours néfastes, le préteur ne pouvait prononcer judiciairement (fari). Ainsi
donc ceux qui soutiennent que les nundines sont des féries restent à l'abri de fausse allégation,
par l'autorité de l'antiquité; et ceux qui pensent le contraire disent la vérité relativement à
l'époque qui a suivi la loi précitée. Quelques-uns attribuent l'origine des nundines à Romulus,
lequel ayant associé C. Tatius au gouvernement, aurait institué des sacrifices et le collége des
prêtres Sodales pour accompagner l'institution des nundines: ainsi l'affirme Tuditanus. Mais
Cassius (Hemina) attribue cette institution a Servius Tullius, dans la vue de rassembler à Rome
les habitants des campagnes, poury régler les affaires tant de la ville que des champs. Géminus
dit qu'on ne commença de célébrer les nundines qu'après l'expulsion des rois, à l'occasion de ce
que plusieurs d'entre le peuple, pour rappeler la mémoire de Servius Tullius, offraient en son
honneur des sacrifices funéraires pendent les nundines. Varron adhère à cette opinion. Rutilius
dit que les Romains instituèrent les nundines, afin que les habitants des campagnes, après s'être
livrés dans les champs pendant huit jours aux travaux rustiques, quittassent les champs le
neuvième jour, et vinssent à Rome pour tenir les marchés, et recevoir notification des lois, afin
que les actes du sénat et des magistrats fussent déférés à une plus nombreuse assemblée du
peuple, et que, proposés pendant trois nundines consécutives, ils fussent facilement connus de
tous et de chacun. De là vient aussi la coutume de promulguer les lois pendant trois nundines.
Par là pareillement s'introduisit l'usage que les candidats vinssent dans le lieu de la réunion
des comices pendant les nundines, et se plaçassent sur une éminence, d'où ils pussent être vus
de tous. Mais ces usages commencèrent d'abord à être négligés, et furent dans la suite abolis,
lorsque l'accroissement de la population fit que, les jours d'intervalle entre les marchés le
concours du peuple ne fut pas moins considérable.
Les Romains ont aussi une déesse Nundina, ainsi nommée du neuvième jour des nouveau-
nés, qui est appelé lustricus (purificatoire); ce jour est celui où ils sont purifiés par l'eau lustrale
et reçoivent un nom. Mais ce jour, qui est le neuvième pour les hommes est le huitième pour les
femmes.
Telle est la constitution des mois et de l'année; et je pense qu'il est pleinement, satisfait aux
questions de notre ami Horus touchant les dénominations des jours et leurs observances. Je
désirerais savoir à mon tour, s'il est quelque chose dans l'organisation de l'année romaine qui
provoque le sourire de l'ingénieux riverain du Nil, voisin de la nation qui excelle dans le calcul
(l'Arabe); ou s'il ne désavoue pas ce que les Toscans riverains du Tibre ont puisé dans les
institutions de son pays.
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Eustathe prit alors la parole : - Je ne dis pas seulement notre ami Horus, homme grave et
d'un esprit orné, mais même qui que ce soit, quelque futile que fût son jugement, ne saurait, je
pense, refuser son approbation à l'organisation rectifiée de l'année romaine; taillée, ainsi qu'on
dit, comme l'ongle; organisation qui a reçu un nouveau lustre de l'imperturbable mémoire et de
l'éloquence lumineuse de celui qui nous l'a expliquée. Au reste, il n'est pas surprenant que cette
organisation échappe aux morsures de la critique, puisque sa dernière réformation est appuyée
sur l'autorité dé l'Égypte. En effet, Jules César, qui apprit plusieurs choses des Égyptiens,
notamment les mouvements des astres, sur lesquels il a laissé de savants ouvrages, puisa à la
même source l'idée de fixer la durée de l'année sur la durée de la course du soleil; tandis que les
anciens habitants du Latium, qui, n'ayant aucun moyen de communiquer avec les Égyptiens, ne
pouvaient rien apprendre d'eux, ont adopté, dans la computation des jours de leurs mois, la
manière des Grecs, qui allaient comptant à rebours du plus au moins. Ainsi nous disons le
dixième jour, puis le neuvième et puis le huitième, comme les Athéniens comptaient, δεκάτην
καὶ ἐννάτην φθίνοντος, en déclinant, dix et puis neuf. Ainsi encore dans ce vers d'Homère :
On voit qu'il considère comme fixe le dernier jour, lequel est en effet celui qui arrête le
rang de tous les autres. Le même poète, non moins illustre par sa science que par sa piété,
sachant que les anciens Romains avaient réglé la durée de l'année sur le cours de la lune, tandis
que leurs descendants l'avaient réglé sur celui du soleil, et voulant rendre hommage aux
opinions de ces deux époques, a dit :
O vous, Liber, et vous, bienfaisante Cérès, flambeaux éclatants du monde, qui dirigez
dans le ciel la course décroissante de l'année!
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Dans cette invocation, le soleil et la lune sont tous deux pareillement désignés comme
étant les régulateurs de l'année.
CHAPITRE XVII.
Que tous les dieux se rapportent au soleil et qu'il est démontré par les divers noms
d'Apollon, qu'il est lui aussi le même dieu que le soleil.
- J'ai souvent et longtemps réfléchi à part moi pourquoi nous honorons le soleil, tantôt sous
le nom d'Apollon, tantôt sous le nom de Liber, tantôt sous diverses autres dénominations. Or
puisque les dieux ont voulu, ô Vettius Praetextatus, que vous exerciez les suprêmes fonctions de
notre culte, continuez, je vous prie, de parler, pour m'expliquer la raison d'une si grande
diversité de noms donnés à la même divinité.
- Croyez, cher Avienus, répondit alors Praetextatus, que lorsque les poètes parlent des
dieux, ils puisent ordinairement leurs sujets dans les mystères de la philosophie. Aussi ce n'est
point une vaine superstition, mais c'est une raison divine, qui ramène au soleil presque tous les
dieux, du moins ceux qui sont sous le ciel. En effet, si le soleil, comme l'ont pensé les anciens,
est le conducteur et le modérateur des autres lumières célestes; si lui seul préside aux étoiles
errantes, et si la course de ces étoiles, ainsi que quelquesuns le croient, est la puissance qui règle
l'ordre des choses humaines, ou bien qui la pronostique, comme il est certain que Plotin l'a
pensé; il faut bien que nous reconnaissions le soleil pour l'auteur de tout ce qui se meut autour
de nous, puisqu'il est le régulateur de nos régulateurs eux-mêmes. Ainsi donc, de même que
Virgile, lorsqu'il a dit, en parlant de la seule Junon : « Par l'offense de quelle divinité --- » a
montré que les divers attributs du même dieu devaient être considérés comme autant de
divinités; pareillement les différentes vertus du soleil ont produit les noms d'autant de dieux :
ceci a conduit les princes de la science à admettre ἓν τὸ πᾶν, un seul tout. Donc on appela la
vertu divinatoire et médicinale du soleil, Apollon. La vertu, source de la parole, reçut le nom de
Mercure; car la parole étant l'interprète des secrets de la pensée, Hermès a reçu, du grec
ἑρμηνεύειν (interpréter), le nom qui lui est approprié. C'est la vertu et la puissance du soleil qui
produit les plantes et les fruits de la terre; et de là sont nés les noms des dieux qui président à
ces objets, comme de tous ceux qui ont un rapport mystérieux, mais certain, avec le soleil. Et
pour qu'une révélation si importante- ne repose pas sur une assertion isolée, consultons,
touchant chacun des noms du soleil, l'autorité des anciens.
Différentes manières d'interpréter le nom d'Apollon le font rapporter au soleil. Je vais les
dévoiler successivement. Platon dit que le soleil est surnommé Apollon, ἀπὸ τοῦ ἀποπάλλειν
τάς ἀκτῖνας (lancer continuellement des rayons). Chrysippe dit qu'Apollon est ainsi nommé, ὡς
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οὐχὶ τῶν πολλῶν καὶ φαύλων οὐσιῶν τοῦ πυρὸς ὄντα, parce que le feu du soleil n'est pas de la
substance commune des autres feux. En effet, la première lettre de ce nom (A) ayant en grec
une signification, privative (ἢ ὅτι μόνος ἐστὶ καὶ οὐχὶ πολλοί), indique qu'il s'agit d'une qualité
unique, et que d'autres ne partagent point avec le soleil. Ainsi il a été appelé, en latin, sol (seul),
à cause du grand éclat qui lui est exclusivement propre.
Speusippe dit que le nom d'Apollon signifie que c'est par la diversité et la quantité de ses
feux qu'est produite sa force (ὡς ἀπὸ πολλῶν οὐσιῶν πυρὸς αὐτοῦ συνεστῶτος). Cléanthe dit
que ce nom signifie que le point du lever du soleil est variable (ὡς ἀπ᾽ ἄλλων καὶ ἄλλων τόπων
τὰς ἀνατολὰς ποιουμένου,). Cornificius pense que le nom d'Apollon vient d' g-anapolein; c'est-
à-dire que le soleil, lancé par son mouvement naturel dans les limites du cercle du monde, que
les Grecs appellent pôles, est toujours ramené au point d'où il est parti.
D'autres croient que le nom d'Apollon vient ἀπὸ τοῦ ἀναπολεῖν, faisant périr les êtres vivants. Il
fait périr en effet les êtres animés, lorsque, par une chaleur excessive, il produit la peste. C'est
pourquoi Euripide dit, dans Phaëthon :
Soleil aux rayons dorés, puisque tu m'as donné la mort, tu mérites bien le nom
d'Apollon que te décernent les mortels.
Enfin on désigne ceux que la maladie consume, par les mots d'ἀπολλωνοβλήτους καὶ
ἡλιοβλήτους (frappés par Apollon et frappés par le soleil). Et comme les effets bienfaisants ou
nuisibles, du soleil et ceux de la lune sont semblables entre eux, les femmes affectées de leurs
maladies périodiques sont dites frappées par Sélène, et frappées par Artémis (la Lune)
(σεληνοβλήτους et ἀρτεμιδοβλήτους). Les simulacres d'Apollon. sont ornés d'un arc et de
flèches, lesquelles figurent la force des rayons que lance le soleil. Ce qui a fait dire à Homère:
Mais ensuite Apollon les frappe (les Grecs), en leur lançant un trait mortel.
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Le soleil est aussi l'auteur de la santé publique, que l'on considère comme produite par
l'effet de sa température sur les êtres animés. Et attendu que le soleil n'est pestilentiel
qu'accidentellement et rarement, et qu'au contraire il est le principe de la salubrité habituelle, les
statues d'Apollon portent les Grâces dans la main droite, et tiennent de la gauche l'arc et les
flèches; ce qui indique que le soleil est lent à nuire, et qu'il prodigue la santé d'une main plus
prompte. On attribue à Apollon le pouvoir de guérir, parce que la chaleur modérée du soleil fait
fuir toutes les maladies. Aussi en est-il qui croient que son nom vient ὡς ἀπελαύνοντα τὰς
νόσους ἀπόλλωνα (détournant les maladies), dont on aurait fait ἀπόλλωνα pour ἀπέλλωνα.
Cette interprétation, qui concorde avec la signification latine de ce mot, nous a dispensés de
traduire du grec le nom du dieu; en sorte que, quand nous disons Apollon, il faut
entendre aspellens mala (repoussant les maux), dans le même sens que les Athéniens appellent
ce dieu ἀλεξίκακος (Sauveur du mal). Les Indiens honorent Apollon Λοίμον, surnom qu'ils lui
donnèrent après la cessation d'une peste.
Nos rites sacrés favorisent aussi l'opinion qui considère Apollon comme le dieu de la
salubrité et de la médecine; car, les vierges vestales l'invoquent en ces termes : Apollon
médecin, Apollon Paean. Le soleil ayant deux effets principaux; la chaleur tempérée propice à
la vie des mortels, et un virus pestilentiel qu'il lance quelquefois, avec ses rayons, on donne à ce
dieu deux surnoms dont la double signification convient a ces deux effets, savoir : Ἰήϊος et
Παιᾶν; dans le premier dérivant de ἰᾶσθαι (guérir), et de παύειν τὰς ἀνίας (faire cesser les
chagrins), ou bien dans le second cas, dérivant Ἰήϊος, de ἱέναι (envoyer des traits mortels); et
Παιὰν, de παὶειν (frapper).
Cependant l'usage s'établit que, lorsqu'on priait Apollon pour demander la santé, on disait
ἰὴ Παιὰν, par un η, c'est-à-dire, Guéris, Paean ; mais que lorsqu'on disait ἵε Παιὰν par un ε, et l'-
ι étant aspiré, cela avait le sens d'une imprécation contre quelqu'un, comme si l'on eût dit,
Frappe, Paean. C'est de cette expression qu'on dit que se servit Latone, lorsqu'elle invita
Apollon à s'opposer avec ses flèches à la fureur de Python : ce dont je donnerai en son lieu
l'interprétation naturelle. On rapporte aussi que l'oracle de Delphes consacra l'expression ἵε
Παιὰν, en répondant aux Athéniens qui, sous le règne de Thésée, invoquaient l'assistance du
dieu contre les Amazones. Il prescrivit qu'avant de commencer la guerre on invoquât son
secours, par ces mêmes expressions.
Apollodore, au livre quatorze de son Traité des Dieux, dit qu'Apollon considéré comme le soleil
est appelé Ἰήϊον, de ἵεσθαι καὶ ἰέναι, à raison de l'impulsion qui le pousse autour du globe.
Timothée s'exprime ainsi:
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πέμψον ἑκαβόλον ἐχθροῖσι βέλος
σᾶς ἀπὸ νεύρας, ὢ ἵε Παιάν.
Et toi, Soleil (ἥλιε), qui toujours éclaires le ciel par tes rayons; darde et lance contre
tes ennemis un trait de ton arc qui frappe au loin.
Ce même dieu considéré comme présidant aux causes de la salubrité est appelé Oulios,
c'est-à-dire principe de la santé; nom dérivé d'une expression d'Homère, salut et grande joie
(Οὖλέ τε καὶ μάλα χαῖρε.).
Méandre dit que les Milésiens sacrifiaient pour leur santé à Apollon Oulios (auteur de la santé).
Phérécyde rapporte que Thésée, lorsqu'il était conduit en Crète vers le Minotaure, fit des vœux
pour sa conservation et pour son rteour à Apollon Oulios et à Artémide (Diane) Oulia
(ἀπόλλωνι Οὐλίῳ καὶ ἀρτέμιδι Οὐλίᾳ). Or, il n'est pas surprenant que deux effets géminés
soient célébrés sous divers noms; puisque nous savons que, par un procédé contraire, on attribue
à d'autres dieux une double puissance et un double nom à l'égard d'une même chose. Ainsi
Neptune tantôt est appelég-enosichthona, c'est-à-dire ébranlant la terre; et tantôt g-asphaliohna,
c'est-à-dire, affermissant la terre. De même Mercure assoupit ou bien réveille les esprits et les
yeux des mortels ;
C'est ainsi et de même que nous adorons Apollon, c'est-à-dire le soleil, sous des noms qui
signifient tantôt la salubrité, tantôt la contagion. Néanmoins c'est aux méchants qu'il envoie la
contagion, ce qui prouve évidemment que ce dieu protège les bons. De là vient qu'on rend à
Apollon Libystinus un culte solennel à Pachynum, promontoire de Sicile. La flotte des Libyens
ayant abordé ce promontoire pour envahir la Sicile, imploré parles habitants, Apollon, qui y est
honoré, envoya chez les ennemis une peste qui les fit périr presque tous subitement; ce qui le fit
surnommer Libystinus. Dans nos propres annales est aussi consigné un pareil effet de la
puissance de ce dieu. Pendant qu'on célébrait à Rome pour la première fois les jeux
Apollinaires, d'après les vaticinations du devin Marcius, et d'après les vers Sibyllins, une
attaque subite de l'ennemi fit courir, le peuple aux armes, et marcher au combat. Dans ce même
temps, on vit une nuée de flèches fondre sur les assaillants, les mettre en fuite, et les Romains
vainqueurs retourner aux fêtes du dieu qui venait de les sauver. C'est d'après cette version qu'on
croit que les jeux Apollinaires ont été institués à cause de cette victoire, et non à cause d'une
peste , comme quelques-uns le pensent. Voici quel est le fondement de cette dernière opinion.
Le soleil, à l'époque de ces jeux, darde à plomb sur nos demeures; car le signe du Cancer est
situé dans le tropique d'été. Pendant que le soleil parcourt ce signe, ce n'est plus de loin que les
rayons de cet astre atteignent notre climat, mais ils sont dardés directement au-dessus de nos
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têtes. Voilà ce qui a fait croire à quelquesuns qu'on célébrait à cette époque les jeux
Apollinaires pour se rendre propice alors surtout, le dieu de la chaleur. Mais je trouve dans
divers écrits que ces jeux ont été établis à raison d'une victoire, et non pour des causes
sanitaires, comme le rapportent certains annalistes. C'est en effet pendant la guerre punique que
la première institution de ces jeux fut prise des livres Sibyllins, sur l'avis du décemvir Cornélius
Rufus, lequel, à raison de cela, fut surnommé Sibylla, dont on fit depuis, par corruption, le nom
de Sylla, qu'il fut le premier à porter. On dit qu'on trouva les paroles suivantes écrites dans les
textes du devin Marcius, dont deux volumes furent portés dans le sénat:
Hostem, Romani, si ex agro expellere vultis, vomicam quae gentium venit longe,
Apollini censeo vovendos ludos qui quotannis comiter Apollini fiant. His ludis faciendis
praesit is praetor qui ius populo plebique dabit summum: decemviri Graeco ritu hostiis
sacra faciant. Hoc si recte facietis, gaudebitis semper fietque res publica melior: nam is
divus extinguet perduelles vestros qui vestros campos pascunt placide.
Pour obéir à ces textes prophétiques, un jour fut d'abord consacré à des cérémonies
religieuses. Ensuite il intervint un sénatus-consulte qui ordonnait aux décemvirs de consulter les
livres Sibyllins, pour se mieux instruire touchant la célébration des jeux d'Apollon, et de la
manière dont il convenait d'organiser cette fête. Ces livres ayant dit la même chose que ceux de
Marcius, les pères conscrits délibérèrent qu'il serait voté et célébré en l'honneur d'Apollon des
jeux pour lesquels on mettrait à la disposition du préteur douze mille (livres) de cuivre et deux
hosties majeures. Avec ces deux hosties, il fut ordonné aux décemvirs d'offrir un sacrifice selon
le rite grec, savoir : à Apollon un boeuf et deux chèvres blanches ayant les cornes dorées, et à
Latone une vache ayant aussi les cornes dorées ; il fut ordonné au peuple d'assister à ces jeux,
dans le cirque, la tète couronnée. Telle est l'origine la plus accréditée des jeux Apollinaires.
Maintenant prouvons encore, par les autres noms d'Apollon, que ce dieu est le même que le
soleil. Il est surnommé Loxias, comme dit Oenopides, de λοξὸς (oblique), parce que de l'orient
à l'occident le soleil parcourt une ligne circulaire oblique (ὅτι ἐκπορεύεται τὸν λοξὸν κύκλον
ἀπὸ δυσμῶν ἐπ᾽ ἀνατολὰς κινούμενος); ou, comme le dit Cléanthe, parce qu'il suit le même
mouvement que l'hélice, et que l'un et l'autre ont une course oblique (ἐπειδὴ καθ᾽ ἕλικας
κινεῖται· λοξαὶ γάρ εἰσιν καὶ αὗται), ou bien parce que, situés au septentrion relativement au
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soleil, ses sayons nous viennent transversalement du midi (ἢ ὅτι λοξὰς τὰς ἀκτῖνας ἵησιν ἐφ᾽
ἡμᾶς βορείους ὅντας νότειος ὢν).
Apollon est surnommé Délius, ἀπὸ τοῦ δῆλα καὶ φανερὰ πάντα ποιεῖν τῷ φωτὶ, (clair, qui
éclaire et illumine l'œil); parce que c'est la lumière qui nous fait voir toutes choses. Il est appelé
Φοῖβος, dit Cornificius, ἀπὸ τοῦ φοιτᾶν βίᾳ, (force énergique), à raison de la force de son
mouvement. D'autres croient que ce nom de Phébus vient de la purété et de l'éclat de son aspect.
On l'appelle aussi Φάνητα, ἀπὸ τοῦ φαίνειν (briller) et Φανεὸν, ἐπειδὴ φαίνεται νέος, parce qu'il
éclaire en se renouvelant chaque jour : ce qui a fait dire à Virgile : mane nouum (le matin
nouveau). Les Camérienses, qui habitent une île consacrée au soleil, sacrifient à Apollon
ἀειγενέτῆς (toujours engendré et qui engendre toujours), τῷ τὸν ἥλιον ἀεὶ γίγνεσθαι καὶ ἀεὶ
γεννᾶν, parce qu'en effet il est toujours engendré chaque fois qu'il se lève, et qu'il engendre lui-
même toutes choses, en les semant, en les échauffant, en les produisant, en les alimentant, en les
développant.
Nous connaissons plusieurs origines du surnom d'Apollon. Lycius Antipater le stoïque dit
qu'Apollon est appelé Lycius, ἀπὸ τοῦ λευκαίνεσθαι πάντα φωτίζοντος ἡλίου (blanchir), parce
que le soleil blanchit toutes choses en les éclairant. Cléanthe observe qu'Apollon est appelé
Lycius, parce que, de même que les loups enlèvent les brebis, de même le soleil enlève
l'humidité avec ses rayons. Les anciens Grecs appelèrent la première lueur qui précède le lever
du soleil, λύκη, c'est-à-dire temps clair : on l'appelle aujourd'hui Λυκόφως (Lycophos); C'est de
ce moment qu'Homère a dit :
Lorsque l'aurore n'a pas commencé à briller, et que la nuit domine encore le
crépuscule.
Comme qui dirait : celui qui par son lever engendre la lumière. En effet, la splendeur des
rayons qui précèdent dans tous les sens l'approche du soleil, dissipe peu à peu l'épaisseur des
ténèbres, et engendre la lumière. Les Romains, qui ont pris plusieurs choses des Grecs,
paraissent avoir emprunté d'eux l'usage de représenter la lumière sous la figure d'un loup. Aussi
les plus anciens écrivains grecs ont-ils donné à l'année l'épithète de λυκάβαντα (marchant
comme le loup), mot ἀπὸ τοῦ λύκου (le loup) qui est le soleil, et de βαινόμενον καὶ
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μετρούμενον (qui marche et qui mesure). Une autre preuve que le soleil reçoit le nom de Lycos,
c'est que Lycopolis, ville de Thébaïde, rend un culte pareil à Apollon et au loup (λύκος),
adorant le soleil dans tous les deux : parce qu'en effet cet animal enlève et dévore tout, comme
fait le soleil, et, par son regard pénètrant, triomphe presque entièrement, comme cet astre, des
ténèbres de la nuit. Quelques-uns pensent aussi que le loup tire son nom λύκος de λυκῆ, c'est-à-
dire la lumière du crépuscule; parce que cet animal choisit ce moment comme le plus favorable
pour enlever les troupeaux, que le jeûne de la nuit fait sortir de leurs étables avant le jour, pour
aller paître.
Apollon reçut aussi le nom de Πατρῷος (paternel), non de la piété particulière d'une nation
ou d'une ville, mais comme l'auteur de la génération de toutes choses; car le soleil en absorbant
les eaux devint la cause efficiente de toutes les générations. Aussi Orphée a dit en parlant du
soleil :
A notre tour, nous disons « Janus pater », adorant le soleil sous ce nom. On a aussi
surnommé Apollon Νόμιος (berger), non parce qu'il aurait exercé l'état de berger, ou à raison de
la fable qui feint qu'il fut pasteur des troupeaux du roi Admète, mais parce que le soleil nourrit
toutes les productions de la terre; ce qui lui a valu d'être célébré, non comme le pasteur de
quelque espèce particulière, mais comme le pasteur de toutes les espèces de troupeaux. Ainsi,
dans Homère, Neptune dit :
Phébus, tu faisais paître les boeufs qui courbent, en marchant, leur pied à forme de
croissant.
Cependant le même est encore désigné, dans le même poète, comme pasteur de juments,
en ces termes :
Apollon, ce dieu armé d'un arc d'argent, a nourri sur le mont Piéris deux juments
portant la terreur de Mars.
De plus, Apollon a un temple, comme pasteur des brebis, chez les Camirenses, sous le nom
de Épimélios (qui préside aux brebis) ; et chez les Naxiens, sous celui de Poïmnios (berger de
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brebis). Il est aussi honoré chez les Lesbiens sous les noms d'Arnocomès (ἀρνοκόμης - toison
de brebis), et de Napaïos (Ναπαῖος - habitant des bois). Il porte encore, dans différentes villes,
divers autres surnoms, ayant tous rapport à l'office d'un dieu pasteur. Aussi il est
universellement reconnu comme le pasteur et le gardien de toute espèce de troupeau.
Apollon est encore appelé Eléléus (Ἐλελεὺς), ἀπὸ τοῦ ἐλίττεσθαι περὶ τὴν γῆν (tourner
autour), parce qu'un continuel mouvement parait entraîner le soleil à rouler circulairement
autour de la terre:
O soleil, dit Euripide : dont les rapides coursiers répandent circulairement la lumière
par allusion et à la direction circulaire de sa course, et à la masse de feu dont il est formé;
et, comme dit Empédocle : Ainsi formé de ces substances réunies ἀναλισθεὶς), ils parcourt
circulairement la vaste étendue des cieux.
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parcourons la série des faits qui concernent la naissance d'Apollon, comme je me suis engagé à
le faireun peu plus haut.
On raconte que Junon voulut s'opposer à l'enfantement de Latone, prête à mettreau monde
Apollon et Diane; et l'on ajoute qu'à peine ceux-ci eurent vu le jour, qu'un serpent nommé
Python attaqua leur berceau; et qu'Apollon, dans sa première enfance, tua le monstre à coups
deflèches: ce que la raison naturelle explique ainsi qu'il suit : Après le chaos, quand, pour la
première fois, la matière informe, et confuse commença à prendre les formes des corps divers;
quand les éléments parurent, et que la terre, substance encore humide, vacillait sur sa base
instable et molle; quand la chaleur éthéréenne, augmentant peu à peu répandait sur elle des
semences enflammées; c'est alors, comme on le croit, que les deux astres dont nous parlons
furent produits; le soleil fût enlevé dans les régions supérieures par un très grand degré de
chaleur; tandis que la lune, appesantie par une tiédeur humide, semblable à celle qui est
naturelle au sexe féminin, resta dans des régions inférieures, comme si l'un eût participé de la
substance du père et l'autre de celle de la mère. Les physiciens veulent que Latone soit la terre.
Junon s'opposa longtemps à ce qu'elle mit au monde les divinités dont nous venons de parler;
c'est-à-dire que l'air, qui alors était encore humide et pesant, empêchait que l'éclat des feux de
l'éther pût rayonner, comme par une sorte d'enfantement, à travers son humide épaisseur. Mais
la, Providence divine favorisait, ajoute-t-on, cet enfantement; et sa puissance triompha. Ce qui
confirme la vérité de cette manière d'expliquer la fiction, c'est qu'on a élevé dans l'île de Délos
un temple à la Providence, qu'on appelle le temple de la prescience d'Athéna. On lui rend un
culte approprié à la nature de sa divinité. On dit que l'enfantement a eu lieu dans une île, parce
que les deux astres nous paraissent sortir de la mer. Cette île est appelée Délos, parce que le
lever, et, pour ainsi dire, l'enfantement des deux astres, fait apparaître clairement (δῆλα) tous les
objets.
Voici maintenant l'explication physique du meurtre du dragon, telle qu'elle est donnée par
Antipater le stoïque. Les exhalaisons de la terre encore humide s'élevaient en haut par
tourbillons, et puis après s'être échauffées se repliaient sinueusement en bas comme un serpent
venimeux, corrompaient toutes choses par l'action de la putréfaction, laquelle est produite par la
combinaison de la chaleur et de l'humidité, et, voilant le soleil lui-même par leur épaisse vapeur,
paraissaient en quelque sorte anéantir sa lumière. Mais enfin ces exhalaisons furent aspirées,
desséchées, absorbées par l'ardeur des rayons célestes, pareils à des flèches; ce qui donna lieu à
la fable du dragon tué par Apollon. Il est encore une autre interprétation du meurtre du dragon.
Le cours du soleil, quoiqu'il ne s'écarte jamais de la ligne de l'écliptique, est sinueux comme le
corps d'un dragon, s'élevant et s'abaissant alternativement, et variant ainsi, par une certaine
inflexion, les alternatives des vents. Ce qui fait dire à Euripide :
- Πυριγενὴς δὲ δράκων
ὁδὸν ἡγεῖται ταῖς τετραμόρφοις
65
ὥραισι ζευγνὺς ἁρμονίᾳ
πλούτου πολύκαρπον ὄχημα.
Le dragon enflammé conduit les quatre saisons; et son char, sous les pas duquel
naissent les fruits, roule avec harmonie.
On exprimait donc, sous cette dénomination de dragon, cette route céleste du soleil; et
lorsque cet astre l'avait accomplie (confecisset), on disait qu'il avait tué le dragon (draconem
confecisset); et de là est venue la fable du meurtre du dragon. Les flèches indiquent les rayons
que lance le soleil, lesquels paraissent les plus longs à l'époque où le soleil, parvenu à la plus
grande élévation de son parcours annuel, donne lieu aux plus longs jours du solstice d'été. De là
vient que le soleil est appelé Ἑκηβόλος (Hékebolos) et Ἑκατηβόλος (Hécatebolos), noms
formés de ἕκαθεν τὰς ἀκτῖνας βάλλων, c'est-à-dire lançant ses rayons sur la terre de très haut et
de très loin. Nous en aurions assez dit sur le surnom de Python, s'il ne s'en offrait encore une
autre origine. Le soleil accomplit le solstice d'été lorsqu'il est parvenu dans le signe du Cancer,
qui est le terme des jours les plus longs, et le commencement de l'inclinaison graduelle vers les
jours les plus courts. A cette époque, le soleil est appelé Pythius, de πύματον θέων (le dieu qui
finit); ce qui signifie qu'il est parvenu à l'extrémité de sa carrière. Ce même nom lui convient
aussi, lorsque, rentrant dans le Capricorne, il a terminé la course du jour le plus bref et, par
conséquent, le parcours de sa carrière annuelle dans l'un et l'autre signe. C'est pourquoi on dit
qu'Apollon a tué le dragon, c'est-à-dire qu'il a terminé en cet endroit sa course sinueuse.
Cornificius rapporte cette autre opinion dans ses Étymologies. Les deux signes appelés portes
du soleil ont reçu le nom de Cancer (écrevisse) et de Capricorne (chèvre) : l'un, parce que le
cancer est un animal qui marche obliquement et à reculons, et que le soleil commence dans ce
signe sa course rétrograde et oblique; l'autre, parce que l'habitude des chèvres paraît être de
gagner toujours les hauteurs en paissant, et que le soleil, dans le Capricorne, commence à
remonter de haut en bas.
On appelle Apollon Didyme (Jumeau ), parce qu'il reproduit une seconde image de sa
divinité, en illuminant et en rendant visible la lune; et que ces deux astres éclairent les jours et
les nuits par une double lumière qui découle de la même source. C'est pourquoi les Romains
honorent le soleil sous le nom et sous la figure de Janus et d'Apollon Didyme. On appelle
Apollon Delphien, parce que le soleil fait apparaître, par la clarté de sa lumière, les choses
obscures: ce nom dérive de δηλοῦν ἀφανῆ (manifestant ce qui est obscur); ou bien ce nom
signifie, ainsi que le veut Numénius, que le soleil est seul et unique. Car, dit cet auteur, en vieux
grec, un se dit δέλφος : « c'est pourquoi frère se dit ἀδέλφος, c'est-à-dire qui n'est pas un ».
Les Hiérapolitains, qui sont de la nation des Assyriens, ramènent toutes les vertus et tous
les attributs du soleil à un simulacre barbu, qu'ils appellent Apollon. Sa tête, d'une forme
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allongée, est terminée par une barbe pointue, et surmontée d'un calathus. Son corps est couvert
d'une cuirasse. De la main droite il élève une pique, au-dessus de laquelle est placée une petite
statue de la Victoire; et de la gauche il présente l'effigie d'une fleur. Du haut de ses épaules pend
un voile bordé de serpents, comme ceux des Gorgones, qui le couvre par derrière. Auprès de lui
sont des aigles qui semblent prêts à s'envoler. A ses pieds est l'image d'une femme, avec deux
autres figures, de femmes, placées l'une à sa droite et l'autre à sa gauche. Un dragon les entoure
des replis de son corps. La barbe pendante désigne que les rayons sont lancés d'en haut sur la
terre. Le calathus, qui s'élève au-dessus de la tête, désigne la masse de l'éther, qu'on croit être la
substance du soleil. Par la pique et la cuirasse, on veut représenter Mars, que nous prouverons,
dans la suite, être le même que le soleil. L'image de la Victoire témoigne que toutes choses sont
soumises à la puissance du soleil. L'effigie de la fleur figure les fleurs de toutes les plantes, que
ce dieu ensemence et fait germer, développe, nourrit, et fait mûrir. La figure de femme est
l'image de la terre, que le soleil éclaire d'en haut. Les deux autres statues de femmes qui
l'environnent sont la Nature et la Matière, qui servent ensemble la Terre : le dragon représente
la carrière sinueuse que parcourt le soleil. Les aigles, par la vélocité et la hauteur de leur vol,
désignent la hauteur du soleil. La statue porte un vêtement de Gorgone, parce que, comme on
sait, c'est l'attribut de Minerve, laquelle est une vertu du soleil. En effet, Porphyre dit que
Minerve est cette vertu du soleil qui donne la prudence à l'esprit humain. C'est à cause de cela
qu'on la dit sortie de la tête de Jupiter; c'est-à-dire de la partie la plus élevée de l'éther, d'où le
soleil aussi tire son origine.
CHAPITRE XVIII.
Ce que nous avons dit d'Apollon peut être considéré comme si nous l'avions dit de Liber
pater. En effet, Aristote qui a écrit les Théologumènes, entre plusieurs arguments par lesquels il
prouve qu'Apollon et Liber pater ne sont qu'un seul et même dieu, raconte qu'il y a en Thrace,
chez les Ligyréens, un temple consacré à Liber, où l'on rend des oracles. Dans ce temple, les
vaticinateurs ne proclament l'avenir qu'après avoir bu beaucoup de vin; de même que, dans celui
d'Apollon de Claros, c'est après avoir bu beaucoup d'eau.
Les Lacédémoniens, pendant les fêtes appelées Hyacinthia, qu'ils célèbrent en l'honneur
d'ApolIon, se couronnent de lierre, comme il se pratique dans le culte de Bacchus. Les Béotiens,
tout en reconnaissant que le Parnasse est une montagne consacrée à Apollon, y révèrent à la
fois, comme étant consacrés au même dieu, et l'oracle de Delphes et les cavernes bachiques:
c'est pourquoi on sacrifie sur le Parnasse à Apollon et à Pater-Liber. C'est ce qu'affirment
Varron et Granius Flaccus, et ce qu'Euripide nous apprend avec eux.
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Διόνυσος ὃς θύρσοισι καὶ νεβρῶν δοραῖς
καθαπτὸς ἐν πεύκαισι Παρνασσὸν κάτα
πηδᾷ χορεύων.
Bacchus, portant des thyrses et des peaux de faon, danse sur le Parnasse, au milieu
des torches d'arbres résineux.
C'est sur ce mont Parnasse, qu'une fois chaque deux ans se célèbrent les Bacchanales, où
l'on voit, à ce qu'on assure, de nombreux rassemblements de Satyres, et où souvent l'on entend
leurs voix. Un retentissement de cymbales vient aussi, de cette montagne, frapper souvent les
oreilles des hommes. Et que personne ne croie que le Parnasse est consacré à des dieux
différents; car le même Euripide (cité plus haut) nous apprend, dans ce vers de Licyninius,
qu'Apollon et Liber ne désignent qu'un seul et même dieu:
Puis donc qu'il a été prouvé peu auparavant, qu'Apollon et le soleil ne font qu'un, et que
nous apprenons après cela que Pater-Liber est le même qu'Apollon, on ne doit nullement douter
que le soleil et Pater-Liber ne soient la même divinité; ce qui va être positivement prouvé par
des arguments encore plus clairs.
C'est une pratique mystérieuse de la religion, dans les cérémonies sacrées, que tandis que
le soleil est dans l'hémisphère supérieur, c'est-à-dire pendant le jour, on l'appelle Apollon, et
que, tandis qu'il est dans l'hémisphère inférieur, c'est-à-dire pendant la nuit, on l'appelle
Dionysius, qui est le même que Liber-Pater. De plus, les simulacres de Pater-Liber sont
représentés les uns sous la figure d'un enfant, ou d'un adolescent; et d'autres sous celle d'un
homme barbu, et même d'un vieillard; tels que ceux des Grecs, qui l'appellent Bassarea et
Brisea, et ceux des Napolitains dans la Campanie, qui l'honorent sous le nom d'Hélion.
Ces diversités d'àges se rapportent au soleil. Il est en effet considéré comme un enfant au
solstice d'hiver, époque à laquelle les Égyptiens le portent sous cette figure hors de son temple.
Alors en effet, à cause de la brièveté du jour, le soleil parait être dans son enfance. Ensuite,
lorsque, vers l'équinoxe du printemps, les journées augmentent, semblable à un adolescent, il
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acquiert des forces, et on le représente sous la figure d'un jeune homme. Enfin, au solstice d'été,
il entre dans la plénitude de l'àge, figurée par la barbe; et alors aussi le jour est parvenu à son
plus grand accroissement. Les diminutions des jours le font ensuite ressembler à un homme qui
vieillit; ce qui est la quatrième figure sous laquelle on représente le dieu.
Nous savons aussi que, chez les Thraces, le soleil est regardé comme étant le même que
Liber. Ils l'appellent Sébadius, et ils l'honorent, au rapport d'Alexandre, avec la plus grande
solennité. Un temple de forme ronde, éclairé par le milieu du toit, lui est consacré sur la colline
Zilmissus. La rondeur de cet édifice figure la forme de l'astre. Il est éclairé par le sommet de la
voûte, pour indiquer que le soleil éclaire tout par la lumière qu'il lance du haut du ciel, et que
son lever rend perceptibles tous les objets. Orphée, voulant parler du soleil, dit, entre autres
choses :
Dios (Jupiter), ayant liquéfié l'Éther, qui était auparavant solide, rendit visible aux
dieux le plus beau phénomène qu'on puisse voir. On l'a appelé Phanès Dionysos, seigneur,
sage conseiller, éclatant procréateur de soi-même; enfin, les hommes lui donnent des
dénominations diverses. Il fut le premier qui se montra avec la lumière; et s'avança sous le
nom de Dionysos, pour parcourir le contour sans bornes de l'Olympe. Mais il change ses
dénominations et ses formes, selon les époques et les saisons.
Orphée appelle le soleil Phanès ἀπὸ τοῦ φῶτος καὶ φανεροῦ, c'est-à-dire lumière et
illumination; parce qu'en effet, voyant tout, il est vu partout. Orphée l'appelle encore Dionysos,
de δινεῖσθαι et de περιφέρεσθαι, à cause de sa marche circulaire; ce qui a fait dire à Cléanthe
que le soleil était surnommé Dionysius, de διανύσαι (qui termine une marche) ; parce que, dans
sa course quotidienne de l'orient à l'occident, qui forme le jour et la nuit, il parcourt le contour
du ciel. Les physiciens l'ont appelé Dionysos, de Διὸς νοῦν (intelligence divine), parce qu'ils
disent que le soleil est l'âme du monde. Par le monde, ils entendent le ciel, auquel ils donnent le
nom de Jupiter. C'est pourquoi Aratus, s'apprêtant à chanter le ciel, a dit :
Les Romains appellent le soleil Liber, parce qu'il est libre et vagabond (vagus). Comme dit
Naevius :
Le soleil vagabond retire à soi ses rênes de feu, et dirige son char vers la terre.
Les vers d'Orphée que nous avons cités, en donnant à Apollon l'épithète d'Εὐβουλῆα (qui
conseille bien), prouvent que ce dieu préside aux bons conseils. Car si les conseils naissent des
conceptions de l'esprit, et si le soleil, comme le pensent les auteurs, est cette âme du monde d'où
émane le principe de l'intelligence humaine, c'est avec raison qu'on a cru que le soleil présidait
aux bons conseils.
Orphée prononce clairement, dans le vers suivant, que le soleil est le même que Liber :
Ce vers est positif. En voici un du même poète, dont le sens est plus difficile:
Ce vers est fondé sur l'autorité de l'oracle d'Apollon de Claros, dont les vers sacrés ajoutent
aux autres noms du soleil celui d' g-iaoh. Car Apollon de Claros, consulté pour savoir quel était
ce dieu appelé Ἰαὼ, répondit ainsi :
Ιl faut, après avoir été initié dans les mystères, les tenir cachés sans en parler à
personne; car l'intelligence (de l'homme) est étroite, sujette à l'erreur, et son esprit est
faible. Je déclare que le plus grand de tous les dieux est « Iao », lequel est Aïdès (le dieu
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de l'enfer) , en hiver; au commencement du printemps, Dia (Jupiter); en été, Hélios (le
soleil); et en automne, le glorieux « Iad ».
Cornélius Labéo, dans son livre intitulé De l'oracle d'Apollon de Claros, s'est conformé à
l'autorité divine de cette réponse de l'oracle, et à l'explication qu'il donne de la signification du
nom d'Iaô; d'où il résulte qu'il est le même dieu que Liber-Pater et le soleil. Orphée, en
démontrant que Liber et le soleil ne font qu'un seul et même dieu, a décrit ainsi ses ornements et
son costume pendant les fêtes appelées Libérales :
Voici les vêtements sacrés dont on doit revêtir la statue éclatante du soleil. D'abord
un péplos couleur de pourpre et de feu, et, sur l'épaule droite, la peau tachetée d'un faon
aux diverses couleurs, à l'imitation de l'admirable disposition des étoiles et du sacré
firmament. Ensuite il faut mettre, par-dessus la peau du faon, une ceinture d'or brillant,
passée autour de la poitrine de la statue, symbole du soleil; qui, lorsqu'il vient à paraître et
à briller aux extrémités de la terre, frappe de ses rayons d'or les ondes de l'Océan. Dans
cet instant, sa splendeur immense, se mêlant avec la rosée, fait rouler devant lui la lumière
en tourbillons; et alors (chose merveilleuse à voir!) la vaste circonférence de la mer paraît
une ceinture placée sous sa poitrine.
Virgile sachant que Pater-Liber est le soleil, et Cérès la lune, lesquels influent également
et sur la fertilité de la terre et sur la maturité des fruits, l'un par la température douce de la nuit,
et l'autre par la chaleur du jour, a dit:
Le même poète prouve bientôt après, par un exemple puisé hors de la religion, que le soleil
est le principe de la fécondité de la terre, lorsqu'il dit:
En effet, si l'emploi du feu imaginé par l'homme est d'une grande utilité, que ne doit-on pas
attribuer à la chaleur éthérée du soleil ?
CHAPITRE XIX.
Que Mars aussi, ainsi que Mercure, sont la même divinité que le soleil.
Ce qui vient d'être dit sur Pater-Liber démontre que Mars aussi est le même que le soleil;
car on les réunit quelquefois comme n'étantqu'un même dieu. En effet, Bacchus est surnommé
Ἐνυάλιος (meurtrier), ce qui est un des noms propres à Mars. Chez les Lacédémoniens, la statue
de Liber est représentée avec une pique, et non point avec un thyrse. Mais-même lorsqu'elle
tient ce thyrse, qu'est-ce que ce thyrse, sinon une lance déguisée, dont le fer est couvert par le
lierre qui l'entortille? Ce qui signifie que la modération doit servir comme un lien pour modifier
l'impétuosité guerrière. Or, d'un côté le lierre a la propriété de lier et d'étreindre; tandis que, d'un
autre côté, la chaleur du vin, dont Liber-Pater est le principe, pousse souvent les hommes à la
fureur des combats. C'est donc à cause du rapport qui existe entre ces deux effets, qu'on n'a
voulu faire qu'un même dieu de Mars et de Liber. Aussi les Romains les honoraient tous deux
du nom de père, appelant l'un Liber-Pater, et l'autre Marspiter, c'est-à-dire Mars père. Ce qui
prouve encore que Liber-Pater est le dieu de la guerre, c'est qu'on le regarde comme le premier
inventeur de la cérémonie du triomphe. Puis donc que Liber-Pater est le même que le soleil, et
que Mars est le même que Liber-Pater, qui peut douter que Mars ne soit le même que le soleil?
Les Accitains, nation espagnole, honorent très religieusement, sous le nom de Néton, le
simulacre de Mars orné de rayons.
D'ailleurs, la raison veut que les dieux, principes de la céleste chaleur, s'ils sont distingués par le
nom, ne soient en effet qu'une même chose et une même substance. Ainsi, on a nommé Mars
cette ardeur qui, lorsque l'âme en est embrasée, l'excite tantôt à la colère, tantôt au courage,
tantôt aux excès passagers de la fureur, sentiments d'où naissent les combats. C'est pour
exprimer cette force qu'Homère, en la comparant au feu, a dit:
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La fureur (d'Hector) était semblable à celle de Mars lorsqu'il fait vibrer sa lance, ou
bien à celle du feu destructeur.
De tout cela on peut conclure qu'on appelle Mars cet effet du soleil qui produit l'ardeur des
esprits et excite la chaleur du sang. Des autorités d'un grand poids prouvent aussi que Mercure
est le même que le soleil. En effet, on peut croire qu'Apollon est le même que Mercure, soit
parce que, chez plusieurs nations, l'astre de Mercure porte le nom d'Apollon, soit parce
qu'Apollon préside le choeur des Muses, et que Mercure est le dieu de la parole, qui est l'attribut
des Muses. Il est en outre plusieurs motifs de croire que Mercure est pris pour le soleil.
D'abord les statues de Mercure ont des ailes, ce qui fait allusion à la vélocité du soleil. En
effet, nous regardons Mercure comme le dieu de l'intelligence, et nous pensons que son nom
vient de ἑρμηνεύειν (interpréter). D'un autre côté, le soleil est l'intelligence du monde et la
vélocité de l'intelligence est extrême.
Elle est, ainsi que le dit Homère,
Voilà pourquoi on donne des ailes à Mercure, comme pour indiquer la nature du soleil. Les
Égyptiens rendent cette preuve plus évidente, en représentant le soleil sous la forme d'une statue
ailée. Ces simulacres n'ont pas tous la même couleur. Les uns sont bleus, les autres d'une
couleur claire. Des Égyptiens appellent ceux de couleur claire, supérieurs; et ceux de couleur
bleue, inférieurs. Or le soleil est qualifié inférieur, lorsqu'il parcourt l'hémisphère inférieur,
c'est-à-dire les signes de l'hiver; et il est qualifié supérieur, lorsqu'il parcourt dans le zodiaque
les signes de l'été. La même fiction, sous une autre forme, existe à l'égard de Mercure, considéré
comme ministre et messager entre les dieux du ciel et ceux des enfers. De plus, il est surnommé
Argiphontès, non pour avoir tué Argus, qui, dit-on, ayant la tête pourvue d'yeux dans tout son
contour, gardait, par ordre de Junon, Io, fille d'Inachus, sa rivale, métamorphosée en vache;
mais parce que, dans cette fiction, Argus figure le ciel qui est parsemé d'étoiles, lesquelles
paraissent en quelque sorte être ses yeux. Le ciel a été appelé Argus, des mots grecs λευκὸν et
ταχὺ, qui signifient éclat et vélocité. Par sa position supérieure, il semble considérer la terre, que
les Égyptiens désignent, dans leurs caractères hiéroglyphiques, sous la figure d'une vache.
Argus tué par Mercure signifie la voûte du ciel ornée d'étoiles, que le soleil tue, pour ainsi
parler, en les obscurcissant, et en les dérobant par l'éclat de sa lumière aux yeux des mortels.
On représente aussi Mercure sous la forme d'un bloc carré, n'ayant de modelé que la tête,
et le membre viril en érection. Cette figure signifie que le soleil est la tête du monde et le
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procréateur des choses, et que toute sa force réside dans l'intelligence; dont la tête est le siége, et
non dans les fonctions réparties entre les divers membres.
On donne à cette figure quatre côtés, par la même raison pour laquelle on place le
tétrachorde au nombre des attributs de Mercure. Le nombre quatre fait allusion, ou au nombre
pareil des parties du monde, ou bien aux quatre saisons qui embrassent la durée de l'année, ou
enfin à la division du zodiaque en deux équinoxes et en deux solstices.
C'est ainsi que la lyre à sept cordes d'Apollon est considérée comme l'emblème du
mouvement des sphères célestes, à qui la nature a donné le soleil pour modérateur.
Il est encore évident que c'est le soleil qu'on honore sous le nom de Mercure, d'après le
caducée que les Égyptiens ont consacré à ce dieu, sous la figure de deux serpents, mâle et
femelle, entrelacés. Ces serpents se tiennent ensemble par le milieu du corps, au moyen d'un
nœud dit nœud d'Hercule. Leurs extrémités supérieures se replient en rond, et, se baisant
mutuellement, forment un cercle; tandis que leurs queues, après avoir formé le noeud, viennent
aboutir au manche du caducée, et sont garnies d'ailes qui partent de ce même point.
Les Égyptiens appliquent la fiction du caducée à la génération des hommes, appelée (en
grec) γένεσις.
Ils disent qu'il y a quatre dieux qui président à la naissance de l'homme: Δαίμων (le génie
individuel), Τύχη (la fortune), Ἔρως (l'amour), Ἄναγκη (la nécessité). Par les deux premiers, ils
entendent le soleil et la lune. Le soleil, étant le principe de la chaleur et de la lumière, est
l'auteur et le conservateur de la vie humaine : c'est pourquoi il est regardé comme le démon,
c'est-à-dire le dieu du nouveau-né. La lune est appelée Τύχη (la fortune), parce qu'elle est la
divinité des corps, lesquels sont sujets aux chances fortuites des événements. L'amour est figuré
par le baisement des serpents; la nécessité, par le nœud qu'ils forment. Nous avons expliqué
plus haut pourquoi on leur donne des ailes. En suivant cette interprétation, le motif qui avait fait
choisir pour allégorie des serpents au corps onduleux doit être le cours sinueux des deux astres.
CHAPITRE XX.
Qu'Esculape, Hercule, Salus, ainsi qu'Isis et Sérapis, sont la même divinité que le soleil.
C'est parce qu'Esculape et Salus sont les mêmes divinités que le soleil et la lune, qu'on
donne un serpent pour attribut à leurs statues. Esculape est cette force salutaire, émanant de la
substance du soleil, qui soutient les esprits et les corps des mortels.
Salus est cet effet propre à la lune, qui maintient les corps animés dans un état de santé. On joint
à leurs statues des figures de serpents, parce que ce sont ces divinités qui font que le corps
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humain, dépouillant, pour ainsi parler, la peau de la maladie, recouvre sa primitive verdeur; de
même que les serpents rajeunissent chaque année, en se dépouillant de leur peau.
C'est aussi par la même raison que le serpent représente le soleil, parce que cet astre est
toujours ramené du point de sa plus grande déclinaison, qui est en quelque sorte sa vieillesse, à
celui de sa plus grande hauteur, où il semble recouvrer la force de la jeunesse. On prouve aussi
que le serpent (draco) est un des principaux emblèmes du soleil, par son nom formé de δέρκειν,
qui signifie voir. Son oeil perçant et vigilant participe, dit-on, de la nature du soleil. Aussi
désigne-t-on le dragon comme gardien des temples, des oracles, des édifices publics et des
trésors.
Quant à Esculape, ce qui prouve qu'il est le même qu'Apollon, c'est non seulement qu'il est
regardé comme son fils, mais encore qu'il partage avec lui la prérogative de la divination. Car
Apollodore, dans l'ouvrage intitulé Des Dieux, dit qu'Esculape préside aux divinations et aux
augures. Et cela n'est point surprenant, puisque l'art de la médecine et celui de la divination ont
des principes communs.
En effet, le médecin prévoit les biens et les maux qui doivent survenir au corps.
Hercule n'est pas non plus une divinité autre que le soleil ; car Hercule est cette vertu du
soleil qui donne à l'espèce humaine un courage qui l'élève à la ressemblance des dieux. Et ne
croyez pas que le fils d'Alcmène, né à Thèbes en Béotie, soit le seul ou le premier, qui ait porté
le nom d'Hercule. Au contraire, il fut le dernier qui ait été jugé digne et honoré de ce nom, après
plusieurs autres, pour avoir mérité par son grand courage, de porter le nom du dieu qui préside
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aux actes de la force. Hercule est religieusement honoré comme dieu à Tyr. Les Égyptiens lui
rendent un culte des plus solennels et des plus sacrés; et, quelle que soit la. haute antiquité où
remontent leurs traditions, ils l'honorent comme n'ayant point eu de commencement, du moins
en deçà de la mémoire des hommes. Hercule est la valeur des dieux; et c'est pourquoi on croit
que ce fut lui qui tua les Géants, en défendant le ciel contre eux. Mais que doit-on penser que
furent les Géants, si ce n'est une race d'hommes impies, qui méconnaissait les dieux? Voilà ce
qui a fait croire qu'ils ont voulu les chasser des célestes demeures. Les pieds des Géants se
terminaient roulés sur eux-mêmes, dans la forme du corps des serpents : ce qui signifie qu'ils
n'ont eu aucun sentiment droit ni élevé, et que toutes les actions de leur vie se sont traînées dans
la bassesse. Le soleil punit avec justice cette race, par le violent effet d'une chaleur
pestilentielle. Le nom même d'Hercule montre aussi clairement qu'il n'est autre que le soleil.
Car Ἡρακλῆς n'est-il pas formé de Ἥρας κλέος (gloire de l'air)? Or, qu'est-ce que la gloire
de l'air, si ce n'est la lumière du soleil, en l'absence de laquelle l'air est couvert de ténèbres
profondes? Les cérémonies sacrées des Égyptiens représentent, dans leurs divers détails, les
diverses puissances du dieu, et prouvent qu'Hercule est cet Hélios (soleil) qui est partout et dans
tout. Un autre argument, qui n'est point à mépriser, se tire d'un événement arrivé dans une
contrée étrangère aux nôtres. Théron, roi de l'Espagne citérieure, équipa une flotte, poussé par la
fureur de détruire le temple d'Hercule. Les Gaditains vinrent à sa rencontre, montés sur des
vaisseaux longs. Le combat était engagé et se soutenait avec des succès balancés, lorsque tout à
coup les navires de l'armée du roi furent mis en fuite, et se trouvèrent envahis en même temps
par un subit incendie, qui les consuma. Le peu d'ennemis qui se sauvèrent. furent pris, et
déclarèrent que des lions leur étaient apparus sur la proue des vaisseaux gaditains, et qu'au
même instant leurs vaisseaux avaient été brûlés par des rayons tels que ceux qu'on figure autour
de la tête du soleil.
Une ville adjacente à l'Égypte, et qui se glorifie d'avoir pour fondateur Alexandre le
Macédonien, rend un culte qu'on peut dire extraordinaire à Sérapis et à Isis, mais elle témoigne
que, sous ces noms, tout ce culte se rapporte au soleil; soit lorsqu'elle place sur la tête de la
statue un calathus, soit lorsqu'elle place auprès de ce simulacre l'image d'un animal à trois têtes:
celle du milieu, qui est aussi la plus élevée, appartient à un lion; celle de droite est d'un chien, à
l'air doux et caressant; et celle de gauche est d'un loup rapace. Un serpent entoure de ses noeuds
le corps de ces animaux, et sa tête vient s'abaisser sous la main droite du dieu. Or, la tête du lion
figure le temps présent, qui, placé entre le passé et l'avenir, jouit d'une force énergique par le
fait de son action actuelle. Le temps passé est figuré par la tête du loup, parce que le souvenir
des choses passées est enlevé et dévoré. La tête caressante du chien désigne les événements
futurs à l'égard desquels l'espérance nous flatte, bien qu'incertaine à qui cependant le temps
obéirait-il, si ce n'est à celui qui en est l'auteur? Le calathus qui surmonte la tête de la statue
figure la hauteur du soleil et la puissance de sa capacité, qui est telle que tous les éléments
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terrestres reviennent en lui, enlevés par la force de la chaleur qui émane de son sein. Voici
maintenant ce qu'un oracle a prononcé touchant le soleil, ou Sérapis. Sérapis, que les Égyptiens
proclamèrent le plus grand des dieux, consulté par Nicocréonte, roi de Chypre; pour savoir
quelle divinité il était, satisfit par les vers suivants à la religieuse curiosité de ce roi:
La nature de ma divinité est celle que je vais te faire connaître. Ma tête est l'ornement
du ciel, mon ventre est la mer, mes pieds sont la terre, mes oreilles sont l'air, et mon oeil
resplendissant au loin est la lumière brillante du soleil.
D'après cela il est clair que Sérapis et le soleil sont une seule et même divinité. On joint à
son culte celui d'Isis, qui est, ou la terre, ou la nature des choses qui sont sous le soleil. De là
vient que tout le corps de la déesse est couvert de mamelles, serrées l'une sur l'autre, parce que
la nature ou la terre nourrit toutes choses.
CHAPITRE XXI.
Qu'Adonis, Attis, Osiris, et Horus, ne sont autres que le soleil; et que les douze signes du
zodiaque se rapportent à la nature du soleil.
On ne doutera pas non plus qu'Adonis ne soit le soleil„ si l'on considère la religion des
Assyriens, chez lesquels florissait autrefois le culte de Vénus Architis et d'Adonis, lequel est
passé maintenant chez les Phéniciens. Or les physiciens ont attribué le nom de Vénus à la partie
supérieure, que nous habitons, de l'hémisphère terrestre; et ils ont appelé Proserpine la partie
inférieure de cet hémisphère. Voilà pourquoi Vénus, chez les Assyriens et chez les Phéniciens,
est en pleurs lorsque le soleil, parcourant dans sa course annuelle les douze signes du zodiaque,
entre dans la partie inférieure de l'hémisphère; car, des douze signes du zodiaque, six sont
réputés inférieurs, et six supérieurs. Lorsque le soleil est dans les signes inférieurs, et que, par
conséquent, les jours sont plus courts, la déesse est censée pleurer la mort temporaire et la
privation du soleil, enlevé et retenu par Proserpine, que nous regardons comme la divinité de
l'hémisphère inférieur, appelé par nous antipodes.
On veut qu'Adonis soit rendu à Vénus, lorsque le soleil, ayant accompli la traversée
annuelle des six signes inférieurs, commence à parcourir le circuit de ceux de notre hémisphère,
avec accroissement de lumière et prolongement du jour. On dit qu'Adonis fut tué par un sanglier
: c'est qu'on veut figurer l'hiver par cet animal au poil rude et hérissé, qui se plaît dans les lieux
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humides, fangeux, couverts de gelée, et qui se nourrit de gland, fruit particulier à l'hiver. Or
l'hiver est comme une blessure pour le soleil, dont il diminue pour nous la lumière et la chaleur;
ce qui est aussi l'effet que produit la mort sur les êtres animés. Vénus est représentée sur le mont
Liban, la tête voilée, l'attitude affligée, soutenant son visage dans les plis de sa robe, avec la
main droite, et paraissant verser des larmes. Cette image, outre qu'elle représente la déesse
pleurant pour le motif que nous avons dit plus haut, figure aussi la terre pendant l'hiver, époque
à laquelle, voilée par les nuages et privée du soleil, elle est dans l'engourdissement. Les
fontaines, qui sont comme les yeux de la terre, coulent abondamment, et les champs dépouillés
de leurs ornements n'offrent qu'un triste aspect. Mais lorsque le soleil s'élève au-dessus des
régions inférieures de la terre, lorsqu'il franchit l'équinoxe du printemps et prolonge la durée du
jour, alors Vénus est dans la joie. Les champs s'embellissent de leurs moissons, les prés de leurs
herbes, les arbres de leur feuillage.
Les traditions et les diverses cérémonies religieuses qui existèrent jadis chez les Phrygiens,
bien que différentes de celles qui précèdent, donnent les mêmes choses à entendre à l'égard de
la mère des dieux et d'Attis. Qui doute en effet que cette mère des dieux ne soit la terre? La
déesse est portée par des lions, animaux d'une force ardente et impétueuse, ce qui est aussi la
nature du ciel, dans le contour duquel est contenu l'air qui porte la terre. On donne pour attribut
au soleil, sous le nom d'Attis, une verge et une flûte. La flûte comporte une série de souffles
inégaux; ce qui désigne l'inégalité des vents, dont la substance émane de celle du soleil. La
verge témoigne la puissance du soleil, qui régit toutes choses. Parmi toutes les cérémonies des
Phrygiens, la principale circonstance dont on peut conclure qu'elles se rapportent au soleil, c'est
que, d'après les rites de ce peuple, la fin du déclin de l'astre étant arrivée, et avec elle la
simulation du deuil ayant cessé, on célèbre la renaissance de la joie le 8 des calendes d'avril,
jour qu'ils appellent des Hilaries, et qui est le premier que le soleil fait plus long que la nuit.
La cérémonie qui a lieu chez les Égyptiens lorsqu'ils pleurent Osiris, est la même chose
sous d'autres noms; car on n'ignore pas qu'Osiris n'est autre que le soleil, et Isis, comme nous
l'avons dit, la terre, ou la nature. Pour les mêmes motifs que ceux qui concernent Adonis et
Attis, la religion de l'Égypte prend aussi alternativement, suivant les phases de l'année, les
marques de la joie, ou du deuil. De plus les Égyptiens, toutes les fois qu'ils veulent exprimer
dans leur écriture hiéroglyphique qu'Osiris est le soleil, gravent un sceptre, sur lequel est
sculptée la figure d'un oeil. Cet emblème représente Osiris, et signifie que ce dieu est le soleil,
lequel voit de sa région sublime toutes les choses sur lesquelles il exerce son souverain pouvoir.
Et en effet, l'antiquité appela le soleil l'oeil de Jupiter. Chez les mêmes Égyptiens, Apollon,
c'est-à-dire le soleil, est appelé Horus, d'où les vingt-quatre parties dont le jour et la nuit sont
composés ont tiré leur nom; ainsi que les quatre saisons qui forment le cercle de l'année, et qui
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sont aussi appelées heures. Ces mêmes Égyptiens, voulant consacrer au soleil une statue sous
son propre nom, le figurèrent la tête rase, à laquelle il ne restait des cheveux que du côté droit.
Ces cheveux qui restent indiquent que le soleil n'est jamais caché à la nature; les cheveux
coupés, mais dont cependant la racine existe, désignent que cet astre, même lorsqu'il n'est pas
visible pour nous, conserve, comme les cheveux, la propriété de reparaître. Cette fiction désigne
encore l'époque des jours les plus brefs, alors que, privée de tous ses accroissements, la journée
se trouve réduite à sa plus courte durée, parce que le soleil est parvenu au point le plus étroit de
sa carrière diurne.
C'est cette époque que les anciens appelèrent solstice brumal; car le nom de (hiver
(bruma), est dérivé de βραχὺ (court), ἥμαρ (jour), à raison de la brièveté des jours.
Mais ensuite, sortant de son étroite et obscure prison, le soleil s'élève vers l'hémisphère de
l'été, et semble renaître par ses accroissements progressifs. C'est alors qu'il est réputé parvenu
dans son empire. Aussi les Égyptiens lui consacrèrent un animal dans le zodiaque, et dans cette
partie du ciel où sa course annuelle est animée de la chaleur la plus ardente.
Ils appelèrent cette demeure du soleil le signe du Lion, parce que la nature de cet animal
parait émaner de la substance du soleil, et qu'il est au-dessus de tous les autres animaux par son
ardeur et son impétuosité, de la même façon que le soleil est au-dessus des autres astres.
Ce n'est pas seulement le lion, mais encore tous les signes du zodiaque, qu'on peut a bon
droit rapporter à la nature du soleil. Et, pour commencer par le bélier, ne lui trouve-t-on pas un
grand rapport avec cet astre ? car cet animal, pendant les six mois de l'hiver, se couche sur le
côté gauche; tandis qu'il se couche sur le côté droit, à partir dé l'équinoxe du printemps. De
même le soleil, pendant la première de ces époques, parcourt le côté droit de l'hémisphère, et,
pendant la seconde, l'hémisphère gauche. C'est pour cela que les Libyens représentent Hammon,
qu'ils regardent comme le soleil couchant, avec les cornes du bélier, dans lesquelles réside la
principale force de cet animal, de même que celle du soleil réside dans des rayons. Aussi est-il
appelé chez les Grecs corne de bélier. La religion des Égyptiens fournit aussi plusieurs preuves
du rapport qui existe entre le taureau et le soleil, soit parce qu'ils rendent un culte solennel, dans
la ville d'Héliopolis, à un taureau consacré au soleil et qu'ils appellent Néton, soit parce que le
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boeuf Apis est honoré à Memphis, comme étant le soleil ; soit enfin parce qu'en la ville
d'Hermunthis, dans un magnifique temple d'Apollon, on honore un taureau nommé Pacin,
célèbre par des prodiges qui ont rapport à la nature du soleil. Caron assure qu'à chaque heure il
change de couleur, et que son poil est disposé en sens contraire de celui de tous les autres
animaux; ce qui le rend en quelque sorte l'image du soleil, qui brille dans la partie du monde qui
lui est opposée. Les Gémeaux, dont la vie se compose de morts alternatives, que figurent-ils,
sinon le soleil, qui seul et toujours le même, tantôt descend au point le plus bas du monde, et
tantôt remonte au point le plus élevé? Que signifie la démarche oblique du cancer, si ce n'est la
route du soleil, qui n'est jamais directe, puisqu'il est toujours obligé :
Le Sagittaire est la plus basse des douze demeures du zodiaque. Aussi la partie supérieure
de son corps est de forme humaine, tandis que les parties inférieures dégénèrent en la forme
d'un animal, comme si les parties supérieures de son corps refoulaient les parties inférieures
dans les basses régions. Il lance cependant sa flèche, ce qui indique que tout puise la vie dans
les rayons du soleil, alors même qu'ils viennent du point le plus abaissé. Le Capricorne, qui
ramène le soleil des signes inférieurs vers les signes supérieurs, paraît imiter le caractère de la
chèvre, qui, en paissant, tend toujours des lieux les plus bas vers la cime des rochers les plus
élevés. Le Verseau désigne spécialement la puissance du soleil; car d'où la pluie tomberait-elle
sur la terre, si la chaleur du soleil n'attirait en haut les vapeurs humides, dont la réfusion forme
la pluie? Au dernier rang dans l'ordre du zodiaque, sont placés les Poissons, consacrés au soleil,
non pour quelque similititude à sa nature, comme les autres signes; mais en témoignage de la
puissance de cet astre qui donne la vie, non seulement aux animaux de l'air et de la terre, mais
même à ceux dont le séjour, étant au fond des eaux, sont comme exilés de sa présence : tant est
grande la puissance du soleil, qu'il vivifie même les choses qui lui sont cachées, en pénétrant
dans elles !
CHAPITRE XXII.
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Que Némésis, Pan (qu'on appelle aussi Inuus), et Saturne, ne sont autres que le soleil.
Je reviens aux divers effets de la puissance du soleil. Nemésis, qu'on invoque contre
l'orgueil, qu'est-ce autre chose que la puissance du soleil, qui est de telle nature qu'elle obscurcit
et dérobe à la vue les objets brillants, tandis qu'elle illumine et fait ressortir à la vue ceux qui
sont dans l'obscurité? Les esprits les plus avisés doivent aussi reconnaître le soleil dans les
formes sous lesquelles on représente Pan, surnommé Inuus. Les Arcadiens honorent ce dieu
sous le nom de seigneur de la matière (ὕλης κύριον); n'entendant pas par le mot ὕμης les forêts,
mais la matière universelle, dont ils veulent dire qu'il est la divinité: c'est-à-dire cette substance
qui constitue l'essence de tous les corps, soit terrestres, soit célestes. Ainsi les cornes d'Inuus et
sa longue barbe pendante figurent la lumière du soleil ; qui éclaire et la voûte élevée des cieux
et les parties inférieures du monde. Ce qui a fait dire à Homère, en parlant du soleil:
Qu'il se levait pour porter la lumière aux mortels comme aux immortels.
Nous avons dit plus haut, en parlant des attributs d'Attis, ce que signifient la flûte et la
verge. Voici l'explication des pieds de chèvre qu'on donne à la statue de Pan. La matière qui, par
l'intermédiaire du soleil, entre dans la composition de toutes les substances, après avoir donné
naissance aux corps divins, a fini par former l'élément de la terre. On a choisi, pour figurer cette
dernière destination de la nature, les pieds de la chèvre, parce que, quoiqu'elle soit un animal
terrestre, néanmoins en paissant elle tend toujours vers les lieux élevés : à l'exemple du soleil ,
qui tantôt lance ses rayons du haut du ciel, et tantôt, lorsqu'il se couche, paraît se montrer sur les
montagnes. L'invisible Écho passe pour être l'amour et les délices d'Inuus. C'est l'emblème de
l'harmonie céleste, qui est l'amie du soleil, comme du modérateur des sphères qui la produisent,
en même temps que cette harmonie n'est jamais perceptible pour nos sens. Saturne lui-même,
qui est le principe du temps, et qui, à cause de cela, est appelé par les Grecs Κρόνος (le temps),
avec le changement d'une lettre (χρόνος), quel autre serait-il que le soleil, si l'on considère cet
ordre constant des éléments, que divisent les périodes du temps, éclairé par la lumière, dont
l'éternité enchaîne le noeud, et qui n'est pas accessible à notre vue? toutes choses où se
manifeste l'action du soleil.
CHAPITRE XXIII.
Que Jupiter lui-même, et l'Adad des Assyriens, ne sont autres que le soleil; et qu'on peut
prouver par l'autorité d'Orphée, aussi bien que des autres théologiens, que tous les dieux se
rapportent au soleil.
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Jupiter lui-même, le roi des dieux, n'est point un être supérieur au soleil : mais, au
contraire, il est des preuves évidentes qu'ils ne sont tous deux qu'un même dieu. Quand, par
exemple, Homère dit .
Hier Jupiter, suivi de tous les autres dieux, est allé dans l'Océan souper chez les
vaillants Éthiopiens, et dans douze (heures) il retournera dans le ciel.
Cornificius écrit que, sous le nom de Jupiter, il faut entendre le soleil, auquel l'Océan
fournit ses ondes, afin de lui servir comme d'aliment. C'est pour cette cause que la carrière du
soleil, ainsi que l'affirment Possidonius et Cléanthe, ne s'écarte pas de la zone dite torride ;
parce que l'Océan, qui embrasse et divise la terre, coule dans cette partie. Or il est certain,
d'après le témoignage de tous les physiciens, que la chaleur s'alimente de l'humidité.
Quand Homère dit : θεοὶ δ᾽ ἅμα πάντες ἕποντο (Jupiter suivi de tous les autres dieux), il
désigne les astres, qui, avec le soleil, sont portés, par le mouvement diurne du ciel, vers le
levant envers le couchant, et, comme lui, s'alimentent de la même substance humide. Car par
θεοὺς on entend les étoiles et les astres en général : ce mot est dérivé de θέειν, qui est la même
chose que τρέχειν (courir), parce que les astres sont toujours en course; ou bien il est dérivé de
θεωρεῖσθαι (être contemplé). Quand le poëte dit : δωδεκατῆ (douze), il entend parler, non du
nombre des jours, mais de celui des heures, qui ramènent les astres au-dessus de l'hémisphère
supérieur.
Les paroles suivantes du Timée de Platon nous conduisent à la même opinion touchant le
soleil :
Ὁ μὲν δὴ μέγας ἡγεμὼν ἐν οὐρανῷ Ζεὺς ἐλαύνων πτηνὸν ἅρμα πρῶτος πορεύεται
διακοσμῶν πάντα καὶ ἐπιμελούμενος· τῷ δὲ ἕπεται στρατιὰ θεὼν καὶ δαιμόνων κατὰ
ἕνδεκα μέρη κεκοσμημένη, μένει δὲ Ἑστία ἐν θεῶν οἴκῳ μόνη.
Jupiter, le grand souverain des cieux, s'avance le premier, conduisant un char ailé,
gouvernant et embellissant toutes choses. Le cortége des dieux et des démons (génies),
rangés en onze groupes, le suit. Hestia seule reste dans la demeure des dieux.
Par ces paroles, Platon établit que le soleil, sur un char ailé qui désigne la vélocité de
l'astre, est le souverain régulateur du ciel, sous le nom de Jupiter. En effet, comme, dans
quelque signe qu'il se trouve, il éclipse tous les signes et tous les astres, ainsi que les dieux qui y
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président, on a pensé qu'il marche au-devant de tous les dieux et les conduit, en ordonnant et
embellissant toutes choses. Et parce qu'en quelque signe qu'il se trouve, il occupe le douzième
rang à cause de leur disposition circulaire, les autres dieux, distribués dans les diverses parties
des autres signes, paraissent former son armée. Platon joint à l'énonciation de la dénomination
des dieux, celle des démons; ou parce que les dieux sont instruits de l'avenir (δαίμονες) ou bien,
comme l'a dit Possidonius dans l'ouvrage intitulé Des dieux et des Héros, parce qu'ils ont été
admis à la participation de la substance éthérée; ce qui ferait dériver leur dénomination, ou de g-
deomenos, qui signifie la même chose que g-καίομενος (enflammé), ou de δαιόμενος, qui
signifie la même chose que μεριζόμενος (divisé). Ce que Platon ajoute ensuite :
signifie que la terre, que nous savons être cette Hestia, demeure seule immobile dans la
maison des dieux, c'est-à-dire dans le monde. Cela est conforme à ce que dit Euripide :
O terre, notre mère, que les sages d'entres les mortels appellent Hestia, et qui es
assise dans l'éther!
Νous apprenons aussi, dans les deux passages suivants, ce qu'il faut penser du soleil et de
Jupiter. On lit dans le premier que
Dans l'autre :
Il résulte de ces deux passages, que le soleil et Jupiter sont tous deux une même puissance.
Aussi les Assyriens rendent au soleil, dans la ville d'Héliopolis, un culte solennel, sous le nom
de Jupiter, qu'ils nomment Dia Heliopolites. La statue de ce dieu fut tirée, sous le règne de
Sénémure, qui est peut-être le même que Sénépos, d'une ville d'Égypte nommée aussi
Héliopolis. Elle y avait été primitivement apportée par Opia, ambassadeur de Déléboris, roi des
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Assyriens, et par des prêtres Égyptiens, dont le chef se nommait Partémétis. Après avoir
longtemps séjourné chez les Assyriens, elle fut de nouveau transférée à Héliopolis. Je remets à
un autre moment, parce que cela est étranger au sujet actuel, de dire comment tout cela arriva;
comment cette statue est venue de l'Égypte au lieu où elle est maintenant, et pourquoi elle y est
honorée conformément aux rites du culte des Assyriens, plutôt que selon ceux des Égyptiens.
Mais on reconnaît, aux cérémonies de son culte et à ses attributs, que ce dieu est le même que
Jupiter et le soleil. En effet, sa statue est d'or, sans barbe, la main droite levée et tenant un fouet,
dans l'attitude du conducteur d'un char; sa main gauche tient la foudre et des épis : toutes choses
qui figurent la puissance réunie du soleil et de Jupiter. Le temple du dieu est principalement
consacré à la divination, objet qui rentre dans les attributions du pouvoir d'Apollon, qui est le
même que le soleil. Le simulacre du dieu d'Héliopolis est promené sur un brancard, de la même
manière qu'on promène ceux des autres dieux, dans la pompe des jeux du cirque. Les personnes
les plus distinguées de la province, la tête rasée, et purifiées par une longue continence, le
portent sur leurs épaules. Agitées par l'esprit divin, elles ne transportent point le simulacre au
gré de leur propre pensée, mais là où elles sont poussées par le dieu : comme nous voyons à
Antium les statues de la Fortune se mouvoir pour donner leurs réponses. Les absents consultent
aussi le dieu par des écrits cachetés, auxquels il répond en suivant l'ordre des demandes qui y
sont consignées.
Ainsi l'empereur Trajan, près de passer, avec une armée, de l'Assyrie dans la Parthie,
engagé par des amis d'une ferme religion, qui avaient grandement expérimenté la puissance du
dieu, à le consulter sur le sort futur de son entreprise, voulut auparavant, de l'avis de son conseil
romain, mettre à l'épreuve l'authenticité de ce culte, de peur qu'il ne couvrît quelque fraude de la
part des hommes. C'est pourquoi il envoya d'abord des lettres cachetées, auxquelles il
demandait qu'il fût répondu. Le dieu ordonna qu'on apportât un papier, qu'on le scellât en blanc
et qu'on l'envoyât en cet état, au grand étonnement des prêtres, qui ignoraient le contenu des
lettres de l'empereur. Trajan reçut cette réponse avec une grande admiration, car il avait lui-
même envoyé au dieu des tablettes en blanc. Alors il écrivit et scella d'autres lettres, dans
lesquelles il demanda s'il était destiné à retourner à Rome après la fin de la guerre. Le dieu
ordonna qu'on prit, parmi les objets consacrés dans le temple, un sarment de centurion, et
qu'après l'avoir divisé en plusieurs morceaux, on l'enveloppât dans un suaire, et qu'on l'envoyât
à l'empereur. Le sens de cette allégorie fut expliqué par la mort de Trajan et la translation à
Rome de ses os. Les sarments divisés en morceaux désignaient l'état des restes de Trajan; et la
vigne, l'époque de l'événement.
Maintenant, sans parcourir les noms de tous les dieux, je vais dire quelle était l'opinion des
Assyriens sur la puissance du soleil. Ils ont donné le nom d'Adad au dieu qu'ils honorent comme
le premier et le plus grand de tous. Ce mot signifie unique. Ils honorent donc ce dieu comme le
plus puissant; mais ils lui adjoignent une déesse nommée Adargatis, et attribuent à ces deux
divinités toute puissance sur toute chose entendant par elles, le soleil et la terre. Sans énoncer
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par une multitude de noms, les divers effets de leur puissance, ils en expriment la multiple
prééminence par les attributs dont ils décorent les deux divinités. Ces attributs désignent le
soleil. Car la statue d'Adad est entourée de rayons inclinés qui indiquent que la force du ciel
réside dans les rayons que le soleil envoie sur la terre. Les rayons de la statue d'Adargatis
s'élèvent en haut, ce qui marque que c'est par la force des rayons envoyés d'en haut, que naît
tout ce que produit la terre. Au-dessus de cette même statue sont des figures de lions, qui
désignent la terre, par la même raison que les Phrygiens représentèrent la mère des dieux, c'est-
à-dire la terre, portée par des lions. Enfin les théologiens enseignent que la suprématie de toute
puissance se rapporte à la puissance du soleil, d'après cette courte invocation qu'on prononce
dans les sacrifices:
Orphée aussi, dans les vers suivants, rend témoignage que le soleil est tout:
Écoute-moi, ô toi qui parcours dans l'espace un cercle brillant autour des sphères
célestes, et qui poursuis ta course immense, brillant Jupiter, Dionysos, père de la mer,
père de la terre, Soleil à la lumière dorée et aux couleurs diverses, toi qui as tout engendré
---.
CHAPITRE XXIV.
Éloge de Virgile et son érudition variée. De l'ordre des matières qui doivent être traitées
dans les livres suivants.
Ici Praetextatus ayant cessé de parler, les assistants, les yeux fixés sur lui, témoignaient
leur admiration par leur silencieux étonnement. Ensuite l'un se mit à louer sa mémoire, l'autre sa
science, tous son instruction religieuse, chacun proclamant que lui seul était initié au secret de
la nature des dieux, et que seul il avait l'intelligence pour pénétrer les choses divines, et le génie
pour en parler. Sur ces entrefaites, Évangélus prenant la parole, dit: J'admire, je l'avoue, que
Praetextatus ait pu discerner le genre de puissance de tant de divinités différentes. Mais si,
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toutes les fois qu'il s'agit de religion, vous appelez en témoignage notre poète de Mantoue, je
pense que c'est plutôt pour l'agrément du discours, que pour un motif très judicieux. Croirai-je
que lorsqu'il a dit: « Liber, et vous bienfaisante Cérès » pour le soleil et la lune, il n'ait pas écrit
cela à l'imitation de quelque autre poète ; sachant sans doute qu'on l'avait dit avant lui, mais
ignorant pourquoi? A moins que nous ne voulions imiter les Grecs, qui, en parlant de tout ce qui
leur appartient, exagèrent toujours à l'excès, et qu'à leur exemple, nous ne voulions aussi faire
des philosophes de nos poètes : alors que Cicéron lui-même, qui cultiva avec une égale
application la philosophie et l'art de la parole, toutes les fois qu'il traite ou de la nature des
dieux, ou du destin, ou de la divination, affaiblit par l'incohérence de ses raisonnements la gloire
qu'il tira de son éloquence.
Symmaque répliqua - : Plus tard nous nous occuperons de Cicéron, qui d'ailleurs,
Évangélus, est au-dessus du blâme. Maintenant, puisqu'il s'agit de Virgile, je veux que tu me
dises si tu penses que les ouvrages de ce poète ne sont propres seulement qu'à instruire les
enfants, ou si tu avoues qu'ils contiennent des choses au-dessus de cet âge. Car il me paraît que
les vers de Virgile sont encore pour toi ce qu'ils étaient pour nous, lorsque dans notre enfance
nous les récitions d'après nos maîtres. Évangélus lui répondit: - Lorsque nous étions enfants,
Symmaque, nous admirions Virgile sans connaissance de cause; car ni nos maîtres, ni notre âge,
ne nous permettaient d'apercevoir ses défauts. Qui oserait cependant les nier, alors que l'auteur
lui-même les a avoués? En léguant, avant de mourir, son poème aux flammes, n'a-t-il pas voulu
sauver sa mémoire des affronts de la postérité? Et certes l'on s'aperçoit que ce n'est pas sans
raison qu'il a redouté le jugement de l'avenir; quand on lit, ou le passage dans lequel Vénus
demande des armes pour son fils au seul mari qu'elle avait épousé, et dont elle savait bien
qu'elle n'avait point eu d'enfant, ou mille autres choses bien plus honteuses pour le poète; soit en
ce qui concerne les expressions tantôt grecques, tantôt barbares; soit dans la disposition même
de l'ouvrage. A ces paroles, qui faisaient frémir l'assemblée, Symmaque répondit :
- Évangélus, telle est la gloire de Virgile, qu'aucune louange ne peut l'accroître, qu'aucune
critique ne peut l'affaiblir. Quant à tes tranchantes assertions, le moindre des grammairiens est
en état d'y répondre, sans qu'il soit besoin de faire l'injure à notre ami Servius (lequel, à mon
avis, surpasse en savoir tous les maîtres anciens), d'avoir recours à lui pour réfuter de telles
inculpations. Mais enfin, puisque les vers d'un si grand poète t'ont déplu, je te demanderai si du
moins la force de l'éloquence, portée chez lui à un si haut degré, est digne de te plaire.
Évangelus accueillit d'abord cette question par un sourire. Il répondit ensuite : - En vérité,
il nevous reste plus qu'à proclamer encore que Virgile est un orateur. Au reste, ce n'est pas
surprenant, après que, tout à l'heure, vous aviez l'ambition de le placer aussi au rang des
philosophes. - Puisque tu as l'opinion, répliqua Symmaque, que Virgile n'a rien envisagé que
comme poète, quoique tu lui envies encore ce titre, écoute ce qu'il dit lui-même des
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connaissances variées qu'exigeait son ouvrage. Une de ses lettres, adressée à Auguste,
commence ainsi :
Et plus bas :
De Aenea quidem meo, si mehercle iam dignum auribus haberem tuis, libenter
mitterem: sed tanta inchoata res est, ut paene vitio mentis tantum opus ingressus mihi
videar, cum praesertim, ut scis, alia quoque studia ad id opus multoque potiora inpertiar.
Ces paroles de Virgile sont concordantes avec l'abondance des choses que renferme son
ouvrage, sur lesquelles la plupart des littérateurs passent légèrement; comme si les
grammairiens n'avaient autre chose à connaître que d'épiloguer sur les mots. Ces beaux diseurs
ont posé des bornes à la science, et lui ont tracé comme une enceinte consacrée, que nul ne peut
avoir l'audace de franchir, sans être accusé d'avoir porté des regards dans l'intérieur du temple
de la déesse dont les mâles sont repoussés. Pour nous, à qui cette sagesse grossière ne saurait
convenir, nous ne souffrirons pas que les mystères du poème sacré restent voilés; mais, par
l'investigation du sens qui s'y trouve caché, nous offrirons au culte des savants la connaissance
de choses qui n'avaient pas encore été pénétrées. Et afin qu'on ne croie pas que je veuille moi
seul tout embrasser, je ne m'engage qu'à démontrer, dans l'ouvrage de Virgile, les plus fortes
conceptions et les plus puissants artifices de la rhétorique. Mais je n'enlève point à Eusèbe, le
plus éloquent de nos orateurs, le soin de le considérer sous le rapport de l'art oratoire: il s'en
acquittera mieux que moi par son savoir, et par l'habitude qu'il a d'enseigner. Vous tous enfin
qui êtes ici présent, je vous conjure instamment de mettre en commun, chacun pour sa part, vos
observations particulières sur le génie de Virgile.
Ces. paroles causèrent un vif plaisir à tous les assistants. Chacun eût désiré entendre parler
les autres, sans qu'aucun voulût se charger de prendre la parole. Après s'être engagés d'abord
mutuellement à parler, on tomba d'accord, avec facilité et de bonne grâce. Tout le monde ayant
d'abord jeté les yeux sur Praetextatus, on le pria de donner le premier son opinion; après quoi
chacun parlerait à son tour, dans l'ordre où le hasard les avait fait trouver assis.
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Praetextatus dit aussitôt : Parmi tant de choses dans lesquelles brille le mérite de Virgile,
dont je suis le lecteur assidu, ce que j'y admire le plus, c'est qu'en plusieurs parties de son
ouvrage il a aussi savamment observé les règles du droit pontifical que s'il l'eût professé
spécialement. Si la conversation permet de traiter une matière si importante, je m'engage à
démontrer que Virgile est le plus grand de tous nos pontifes.
Flavien dit à son tour. Je trouve notre poète si profondément versé dans la science du droit
augural, que, quand même il manquerait de savoir en d'autres sciences , celle-là seule suffirait
pour le placer à un rang élevé. Quant à moi, dit Eusthate, je vanterais principalement avec
quelle adresse et quel art il a su profiter des ouvrages des Grecs, tantôt en dissimulant avec
habileté, tantôt par une imitation avouée, si je n'admirais encore davantage sa philosophie en
général, et en particulier les connaissances astronomiques qu'il a semées dans son ouvrage, avec
une sobriété qui n'encourt jamais le blâme. Furius Albin, placé à l'autre côté de Praetextatus, et
auprès de lui Cécina Albin, louèrent tous deux, dans Virgile, le goût de l'antiquité, l'un dans la
versification, l'autre dans les expressions.
Pour moi, dit Aviénus, je ne me chargerai de démontrer. en particulier aucune des qualités de
Virgile; mais en vous entendant parler, soit que je trouve quelque chose à observer dans ce que
vous direz, soit que j'aie déjà fait mon observation en lisant, je vous la produirai dans l'occasion;
pourvu que vous n'oubliiez pas d'exiger de notre ami Servius qu'il nous explique, lui, qui est le
premier des grammairiens, tout ce qui paraîtra obscur.
Après ces discours, qui obtinrent l'adhésion universelle, Praetextatus, voyant tous les yeux
fixés sur lui, dit : - La philosophie, qui est le don unique des dieux et l'art des arts, doit obtenir
l'honneur de la première dissertation. C'est pourquoi Eusthate se souviendra qu'il est le premier
à parler, toute autre question devant céder à la sienne.
Tu lui succéderas, mon cher Flavien, et pour que je jouisse du plaisir de vous entendre tous
deux, et afin que, par un moment de silence, je reprenne des forces pour parler. - Sur ces
entrefaites, le chef du service des esclaves, chargé de brûler l'encens aux Pénates, de dresser les
mets sur la table et de diriger les actes du service domestique, vient avertir le maître que ses
serviteurs ont terminé le repas d'usage en cette solennité annuelle. Car en cetté fête (les
Saturnales) on fait l'honneur aux esclaves, dans les maisons religieuses, de les servir les
premiers, et à des tables disposées comme pour les maîtres.
On renouvelle ensuite le service de la table pour le repas des maîtres. Celui qui avait
présidé à ce repas des esclaves venait donc avertir que le moment du repas des maîtres était
arrivé. Alors Praetextatus dit : - Il faut réserver notre Virgile pour un moment plus favorable de
la journée, et lui consacrer une autre matinée, où nous parcourrons avec ordre son poème.
Maintenant l'heure nous avertit de venir honorer cette table de votre présence. Mais Eustathe, et
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après lui Nicomaque, se souviendront qu'ils ont le premier rang pour nos dissertations de
demain.
- D'après votre consentement, dit Flavien, je suis convenu avec vous que, le jour suivant,
mes Pénates auront le bonheur et l'honneur d'offrir l'hospitalité à une réunion si distinguée. -
Tous en ayant été d'accord, ils allèrent prendre le repas du soir avec beaucoup de gaieté, chacun
se rappelant et confirmant quelqu'une des questions qu'ils avaient traitées entre eux.
LIVRE DEUX
CHAPITRE I.
A quelle occasion la conversation des convives tomba sur les plaisanteries et les bons mots
des anciens.
Après un frugal repas, quand la gaieté commença à naître avec les petites coupes, Aviénus
prit la parole :
- Notre Virgile, dit- il, a caractérisé avec autant de justesse que d'intelligence un repas
bruyant et un repas sobre, par un seul et même vers, au moyen du changement d'un petit
nombre d'expressions. Ainsi, lorsqu'il s'agit du fracas occasionné par le déploiement d'un luxe
royal, il dit
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Mais lorsqu'il fait asseoir ses héros à une table modeste, il ne ramène point parmi eux le
calme, puisque le tumulte n'a pas précédé; mais il se contente de dire
Quant à notre repas, puisqu'il réunit à la modestie des temps héroïques l'élégance de
moeurs de notre siècle, puisqu'on y rencontre la sobriété à côté du luxe et l'abondance auprès de
l'économie, dois je craindre non de le comparer, mais de le mettre au-dessus de celui d'Agathon,
même après le magnifique éloge que Platon a fait de ce dernier? En effet, le roi de notre festin
n'est pas inférieur à Socrate par son caractère moral; et comme philosophe, il n'a pas moins
d'influence que lui sur sa patrie. Quant à vous tous qui êtes ici présents, vos vertus sont trop
éminentes pour que personne puisse vous comparer à des poètes comiques, à cet Alcibiade qui
fut si fort pour le crime, et à tous ceux enfin qui fréquentaient la table d'Agathon.
- Parle mieux, je te prie, dit Praetextatus ; plus de révérence pour la gloire de Socrate ! car
pour tous les autres qui assistèrent à ce banquet, qui pourrait contester leur infériorité
respectivement à des hommes aussi éclairés que le sont nos convives? Mais dis-moi, Aviénus, à
quoi tend ta comparaison?
- C'est pour en venir, répondit-il, à dire qu'il y en eut parmi ceux-là qui ne craignirent pas
de proposer d'introduire une de ces joueuses d'instruments à cordes, formées artificiellement à
une souplesse plus que naturelle, qui par les charmes de la mélodie et les attraits de la danse
vint récréer nos philosophes. Cela se fit pour célébrer la victoire d'Agathon. Quant à nous, nous
ne cherchons point à rendre honneur au dieu dont nous célébrons la fête, en y mêlant la volupté.
Et toutefois je n'ignore pas que vous ne placez point au rang des biens la tristesse et un front
obscurci de nuages, et que vous n'êtes pas grands admirateurs de ce Crassus qui, comme l'écrit
Cicéron d'après Lucilius, ne rit qu'une seule fois dans sa vie.
- Praetextatus ayant répondu à ce discours que ses Pénates n'étaient point accoutumés aux
plaisirs folâtres, qui d'ailleurs ne devaient point être introduits au milieu d'une aussi grave
réunion, Symmaque repartit :
- Puisque pendant les Saturnales, « les meilleurs des jours, » ainsi que le dit le poète de
Vérone, nous ne devons ni proscrire le plaisir comme un ennemi, à l'exemple des stoïciens, ni,
comme les épicuriens, y placer le souverain bonheur, imaginons des récréations d'où
l'indécence soit bannie. Je crois les avoir découvertes, si je ne me trompe: elles consisteront à
nous raconter mutuellement les plaisanteries des hommes illustres de l'antiquité, recueillies de
nos diverses lectures. Que ces doctes jeux, que ces amusements littéraires nous tiennent lieu de
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ces bateleurs, de ces acteurs planipèdes, qui profèrent des paroles déshonnêtes et équivoques,
couvertes des apparences de la modestie et de la pudeur. Cet exercice a paru à nos pères digne
de leur étude et de leur application. En effet, j'observerai d'abord que deux des hommes les plus
éloquents de l'antiquité, le poète comique Plaute et l'orateur Tullius, se distinguèrent tous deux
par la finesse de leurs plaisanteries. Plaute se signala tellement dans ce genre, qu'après sa mort
on le reconnut, à la profusion des saillies, dans des comédies dont l'auteur était incertain. Quant
à Cicéron, ceux qui ont lu le recueil qu'a composé son affranchi, des bons mots de son maître,
recueil que quelques-uns lui attribuent à lui-même, savent combien il a excellé en ce genre. Qui
ignore aussi que ses ennemis l'appelaient bouffon consulaire, expression que Vatinius
introduisit dans son oraison ? Si je ne craignais d'être trop long, je rapporterais dans quelles
causes défendant des accusés très gravement incriminés, il les sauva avec des plaisanteries,
comme par exemple L. Flaccus, qu'il fit absoudre des concussions les plus manifestes par un
bon mot placé à propos. Ce mot ne se trouve point dans l'oraison de Cicéron : il m'est connu par
un ouvrage de Fusius Bibaculus, où il est célébré entre tous les autres bons mots (dicteria) de
Cicéron. Je n'ai point employé l'expression dicteria par hasard, je l'ai bien proférée à dessein :
car c'était là le nom que nos ancêtres donnaient à ce genre de plaisanterie témoin ce même
Cicéron qui, dans le second livre de ses lettres à Cornélius Népos, s'exprime de la manière
suivante :
« Ainsi, quoique tout ce que nous disons soit des mots (dicta), nos ancêtres ont
néanmoins voulu consacrer spécialement l'expression dicteria aux mots courts, facétieux
et piquants. »
Ainsi parle Cicéron; Nonius et Pomponius appellent souvent aussi les plaisanteries du nom
de dicteria. Marcus Caton le Censeur était lui-même dans l'habitude de plaisanter subtilement.
L'autorité de ces hommes, quand même nous dirions des plaisanteries de notre propre fonds,
nous mettrait à l'abri de tout reproche; mais lorsque nous ne faisons que rapporter les bons mots
des anciens, la gravité de leurs auteurs nous sert encore de défense. Si donc vous approuvez
mon idée, mettez-la à exécution : que chacun de nous recherche dans sa mémoire, pour les
rapporter à son tour, les bons mots qui lui viendront dans la pensée.
- Le caractère modéré de cet amusement le fit approuver de tout le monde, et l'on invita
Praetextatus à commencer de l'autoriser par son exemple.
CHAPITRE II.
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- Je veux vous rapporter le mot d'un ennemi, mais d'un ennemi vaincu, et dont le nom
rappelle les triomphes des Romains. Le Carthaginois Annibal, réfugié auprès du roi Antiochus,
dit une plaisanterie remplie de finesse; la voici : Antiochus lui montrait, rangées en bataille, des
troupes nombreuses qu'il avait rassemblées pour faire la guerre au peuple romain; il faisait
manoeuvrer cette armée, dont les étendards brillaient d'or et d'argent; il faisait défiler devant lui
les chariots armés de faux, les éléphants chargés de tours, la cavalerie, dont les harnais, les
mors, les colliers, les caparaçons, brillaient du plus grand éclat. Enflé d'orgueil à la vue d'une
armée si nombreuse et si magnifique, le roi se tourne vers Annibal, et lui dit : « Pensez-vous
que tout cela soit assez pour les Romains? » Alors le Carthaginois, raillant la mollesse et la
lâcheté de ces soldats si richement armés, répondit :
Plane, inquit, satis esse credo Romanis haec, etsi avarissimi sunt
« Oui, je crois que tout cela c'est assez pour les Romains, quelque avares qu'ils soient.
»
Certainement on ne peut rien dire de plus spirituel et en même temps de plus mordant. Le
roi, dans son interrogation, parlait du grand nombre de ses soldats et de leurs précieux
équipements : la réponse d'Annibal faisait allusion au butin qu'ils allaient fournir.
Flavien dit après Praatextatus :
- Un sacrifice était usité chez les anciens, appelé proptervia c'était l'usage, s'il restait
quelque chose des viandes qui y avaient été offertes, de le consumer par le feu. De là le mot
suivant de Caton. Il disait d'un certain Q. Albidius qui, après avoir mangé son bien, perdit dans
un incendie une maison qui lui restait, qu'il avait fait un proptervia, puisqu'il avait brûlé ce qu'il
n'avait pu manger.
Symmaque :
- Servilia, mère de M. Brutus, ayant obtenu de César, lorsqu'il faisait vendre aux enchères
les biens des citoyens, un riche fonds de terre à vil prix, ne put éviter l'épigramme suivante de
Cicéron :
Equidem, quo melius emptum sciatis, conparavit Servilia hunc fundum tertia
deducta.
« Il faut que vous sachiez que Servilia a acheté ce fonds d'autant meilleur marché,
que Tertia (ou le tiers) en a été déduite. »
Or la fille de Servilia, épouse de C. Cassius, se nommait Junia Tertia, et était, ainsi que sa
mère, l'objet des amours impudiques du dictateur. Les propos et les plaisanteries de la ville
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tombaient sur les débauches de l'adultère vieillard, et venaient égayer un peu les malheurs
publics.
Cécina Albin :
- Planeus, dans le jugement d'un de ses amis, voulant détruire un témoignage incommode,
et sachant que le témoin était cordonnier, lui demanda de quel métier il vivait. Celui-ci répondit
élégamment.
Gallam subigo
« Je travaille ma Galla. »
Il est certain en effet que, dans ce pays, les chiens, redoutant d'être enlevés par les
crocodiles, boivent en courant.
Eusthate :
- Publius ayant aperçu Mucius, homme d'un caractère malveillant, plus triste qu'à
l'ordinaire, dit :
Aut Mucio nescio quid incommodi accessit, aut nescio cui aliquid boni.
« Je ne sais quel mal est arrivé à Mucius, ou quel bien est arrivé à un autre. »
Aviénus :
- Faustus, fils de Sylla, avait une soeur qui avait en même temps deux amants Fulvius, fils
d'un foulon, et Pompéius Macula (tache); ce qui lui faisait dire :
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Évangélus:
- Servilius Géminus soupait un jour chez L. Mallius, qui était à Rome le meilleur peintre
de son temps; et s'apercevant que ses enfants étaient mal conformés :
« Mallius, lui dit-il, tu ne sais pas aussi bien sculpter que peindre; »
« C'est que je sculpte dans les ténèbres, au lieu que je peins de jour. »
Eusèbe :
- Démosthène, attiré par la réputation de Lais, dont toute la Grèce admirait de son temps la
beauté, se mit sur les rangs pour obtenir ses faveurs si vantées; mais dès qu'il sut qu'il en coûtait
un demi-talent pour une nuit, il se retira, en disant :
C'était à Servius de parler, mais il se taisait par modestie : c'est nous accuser tous
grammaticalement d'impudeur, lui dit Évangélus, que de prétendre en pareille matière garder le
silence par modestie : c'est pourquoi, ni toi, ni Disaire, ni Horus, vous ne serez exempts du
reproche d'orgueil, si vous refusez d'imiter Praetextatus et nous tous. Alors Servius, voyant qu'il
serait plus blâmable de se taire que de parler, s'enhardit à prendre la liberté d'une narration
analogue.
- « Marcus Otacilius Pitholaüs, dit-il, à propos de ce que Caninius Révillus n'avait été
consul qu'un jour, disait :
« On avait jadis les flamines du jour (Diales); maintenant ce sont les Consuls qui
deviennent diales. »
Pour Disaire, sans attendre qu'on lui reprochât son silence, il dit :.......
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(Il y a ici une lacune dans les manuscrits.)
« Quand j'embrassais Agathon, mon âme accourait sur mes lèvres, et semblait, dans
son délire, vouloir s'envoler. »
Ces propos firent naître la gaieté; on passa de nouveau en revue ces traits exquis de
plaisanterie antique qui venaient d'être rapportés, et on les soumit tour à tour à un examen
critique.
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Ut ad me fierem mortuus,
Ad puerum intus viverem.
CHAPITRE III.
Mais je étonne que vous ayez tous passé sous silence les plaisanteries de Cicéron, qui
cependant n'excella pas moins en ce genre que dans tous les autres; je vais donc, si vous le
trouvez bon, vous rapporter tous ceux de ses bons mots qui me reviendront dans la mémoire, à
peu près comme l'aedituus d'un temple répète les réponses de l'oracle qui y réside. Tout le
monde à ces mots redoublant d'attention, Symmaque commença ainsi :
M. Cicéron soupait chez Damasippe; celui-ci ayant servi du vin médiocre, disait :
Bibite Falernum hoc, annorum quadraginta est: Bene, inquit, aetatem fert
repartit Cicéron.
Une autre fois voyant Lentulus son gendre, homme d'une petite taille, ceint d'une longue
épée, il dit:
Il n'épargna pas non plus un trait de causticité du même genre à son frère Q. Cicéron.
Ayant aperçu, dans la province que celui-ci avait gouvernée, l'image de son frère ornée d'un
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bouclier, et modelée comme il est d'usage dans de grandes proportions (or son frère Quintus
était aussi de petite taille,) il dit :
On a beaucoup parlé des bons mots que Cicéron laissa échapper durant le consulat de
quelques jours de Vatinius.
Magnum ostentum anno Vatinii factum est, quod illo consule nec bruma nec ver nec
aestas nec autumnus fuit
« II est arrivé, disait-il, un grand prodige dans l'année de Vatinius : c'est qu'il n'y a
eu, durant son consulat, ni hiver, ni printemps, ni été, ni automne. »
Une autre fois Vatinius se plaignant de qu'il n'était pas venu chez lui pendant qu'il était
malade, Cicéron lui répondit :
« Je voulais t'aller voir durant ton consulat, mais la nuit m'a surpris en route. »
Cicéron semblait parler ainsi par un sentiment de vengeance, se ressouvenant que lorsqu'il
se vantait d'être revenu de son exil porté sur les épaules du peuple, Vatinius lui avait répondu
Caninius Révilius, qui, comme Servius l'a déjà dit, ne fut consul qu'un jour, monta à la
tribune aux harangues pour y recevoir les honneurs du consulat et les y déposer en même
temps; ce que Cicéron, qui saisissait avec plaisir toutes les occasions de plaisanter, relevaen
disant:
Il disait aussi :
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« Révilius a si bien fait, qu'on est obligé de chercher sous quels consuls il a été consul;
»
Vigilantem habemus consulem Caninium, qui in consulatu suo somnum non vidit
« Nous avons dans Caninius un consul vigilant, qui n'a point goûté le sommeil de tout
son consulat. »
Pompée supportait impatiemment les plaisanteries de Cicéron; voici ce que celui-ci disait
sur son compte :
Cependant il vint trouver Pompée; et comme on lui reprochait qu'il venait tard:
Il répondit ensuite à Pompée, qui lui demandait où était son gendre Dolabella :
Une autre fois Pompée ayant accordé à un transfuge les droits de citoyen romain :
Hominem bellum Gallis civitatem promittit alienam, qui nobis nostram non potest
reddere.
« Un bel homme, dit Cicéron, peut promettre aux Gaulois les droits de citoyen chez
les autres, lui qui ne peut pas nous les rendre à nous-mêmes dans notre patrie. »
« Je souhaite que Cicéron passe à nos ennemis, pour qu'il nous craigne. »
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La mordante causticité de Cicéron s'exerça aussi sur César lui-même. Interrogé, peu après
la victoire de César, comment il s'était trompé dans le choix d'un parti, il répondit :
Praecinctura me decepit
voulant par là railler César, qui ceignait sa toge de manière qu'en laissant traîner le pan, il
avait la démarche d'un homme efféminé; ce qui même fut cause que Sylla avait dit presque
prophétiquement à Pompée :
Une autre fois, Labérius, à la fin des jeux publics, après avoir reçu les honneurs de
l'anneau d'or de la main de César, passa aussitôt après, du théâtre parmi les spectateurs, aux
siéges du quatorzième rang, comme étant réhabilité dans l'ordre des chevaliers, dont il avait
dérogé en jouant un rôle de comédien. Cicéron lui dit, au moment où il passait devant lui pour
chercher un siège :
Par ces mots, en même temps qu'il le repoussait, il raillait le nouveau sénat, que César
avait porté au delà du nombre légal. Mais son sarcasme ne resta pas impuni, car Labérius lui
répondit :
« Il est merveilleux que tu soies assis à l'étroit, toi qui as l'habitude de siéger sur deux
bancs. »
II censurait par ces mots la mobilité de Cicéron, imputation qui pesait injustement sur cet
excellent citoyen. Le même Cicéron railla publiquement, dans une autre occasion, la facilité de
César pour la nomination des sénateurs. L. Mallius, hôte du dictateur, le sollicitant de nommer
décurion le fils de sa femme, Cicéron dit, en présence d'un grand nombre de personnes :
Il avait aussi un genre de causticité sérieuse et qui passait la plaisanterie, comme par
exemple lorsque il écrivait à C. Cassius, un des meurtriers de César :
« J'aurais désiré que vous m'eussiez invité au souper des ides de mars: certainement
il n'y aurait point eu de restes; tandis que maintenant vos restes me donnent de l'exercice.
»
Il a fait encore une plaisanterie très piquante sur son gendre Pison et sur M. Lépidus.
Symmaque parlait, et paraissait avoir encore plusieurs choses à dire, lorsque Aviénus lui
coupant la parole, comme cela arrive quelquefois dans les conversations de table, dit:
-César Auguste ne fut inférieur à personne dans le genre de la plaisanterie satirique, pas
même peut-être à Tullius; et, si vous l'agréez, je vous rapporterai quelques traits de lui que ma
mémoire me fournira. Morus lui répliqua:
-Permettez, Aviénus, que, Symmaque nous apprenne les bons mots de Cicéron sur ceux
dont il avait déjà prononcé le nom; et après cela succédera plus à propos ce que vous voulez
nous raconter d'Auguste.
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J'allais raconter encore que M. Lépidus ayant dit dans le sénat, aux pères conscrits :
« Je n'aurais point donné tant d'importance à un pareil fait »
Cicéron répliqua:
CHAPITRE IV.
In spongiam incubuit
Quelqu'un qui lui présentait un placet en tremblant avançait à la fois et retirait la main
Paeuvius Taurus lui demandait un congiaire, disant qu'on racontait dans le public qu'il lui
avait donné une somme considérable.
lui répliqua-t-il.
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Quelqu'un qui fut destitué de la charge de préfet de la cavalerie demandait qu'on lui
accordât au moins une gratification.
« Je ne sollicite point ce don, disait-il, par amour du gain, mais pour qu'il paraisse
que je n'aie quitté mon emploi qu'après avoir mérité de recevoir une récompense. »
« Affirme à tout le monde que tu l'as reçue, et je ne nierai point de te l'avoir donnée.
»
Son urbanité se manifesta à l'égard d'Hérennius, jeune homme adonné au vice, et auquel il
avait prescrit de quitter son camp. Celui-ci le suppliait, en disant :
« Comment reviendrai-je dans mes foyers? que dirai-je à mon père? --
Un soldat blessé à l'armée d'un coup de pierre, et défiguré par une cicatrice apparente au
front, mais qui cependant vantait trop ses actions, fut légèrement réprimandé par lui en ces
termes
Il répondit à un bossu nommé Galba, qui plaidait une cause devant lui, et qui répétait
fréquemment :
« Si tu trouves en moi quelque chose de répréhensible, redresse-moi. -
Plusieurs individus que Cassius Sévérus avait accusés ayant été absous (absoluti) , tandis
que l'architecte du forum d'Auguste traînait cet ouvrage en longueur; Auguste joua sur le mot,
en disant :
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Vellem Cassius et meum forum accuset.
Ayant appris que, parmi les enfants de deux ans et au-dessous qu'Hérode, roi des Juifs,
avait fait massacrer en Syrie, était compris le propre fils de ce roi, il dit
N'ignorant pas que le style de son ami Mécène était négligé, tâche et sans nerf, il y
conformait le sien la plupart du temps, dans les lettres qu'il lui écrivait : c'est ainsi que, dans une
épître familière à Mécène, il cache sous un débordement de plaisanteries cette pureté sévère
qu'il se prescrivait en écrivant à d'autres.
Vale, mel gentium, meculle, ebur ex Etruria, lasar Arretinum, adamas supernas,
Tiberinum margaritum, Cilniorum smaragde, iaspi figulorum, berylle Porsenae,
carbunculum habeas, ἵνα συντέμω πάντα, μάλαγμα moecharum.
« Porte-toi bien, miel des nations, mon petit miel, ivoire d'Étrurie, laser d'Arétium,
diamant des mers supérieures, perle du Tibre, émeraude des Cilniens, jaspe des potiers,
bérylle de Porsena; puisses-tu avoir un escarboucle, et en résumé les charmes artificiels
des prostituées ! »
Quelqu'un le reçut un jour avec un souper assez mesquin, et d'un ordinaire journalier; car il
ne refusait presque aucune invitation. Après le repas, comme il se retirait l'estomac vide et sans
appareil, il se contenta de murmurer ces mots, après la salutation de son hôte :
Comme il se plaignait de la couleur terne d'une étoffe pourpre de Tyr dont il avait ordonné
l'achat:
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« Regarde-la » lui dit le vendeur en la tenant plus élevée;
à quoi il répondit :
Quid? ego, ut me populus Romanus dicat bene cultum, in solario ambulaturus sum?
« Faudra-t-il donc, pour que le peuple romain me trouve bien vêtu, que je me
promène sur la terrasse de ma maison? »
« Est-ce au forum que tu m'envoies? » lui disait un jour celui-ci? - Oui, répondit-il; et
voilà des lettres de recommandation, car tu n'y connais personne. »
Jeune encore, il persifla finement Vatinius. Cet homme, cassé par la goutte, voulait
cependant avoir l'air d'être délivré de cette infirmité, et se vantait de faire mille pas.
« Je rien suis point surpris, repartit Auguste, car les jours sont devenus un peu plus
longs. »
Ayant appris qu'un chevalier romain avait tenu cachées, durant sa vie, de grandes dettes
excédant vingt millions de sesterces, il ordonna qu'on achetât à son encan le coussin de son lit,
donnant pour raison de cet ordre, à ceux qui s'en étonnaient, qu'il fallait avoir pour son sommeil
un coussin sur lequel cet homme avait pu dormir avec tant de dettes. Il ne faut point passer sous
silence ce qu'il dit en l'honneur de Caton. Il eut un jour occasion de venir dans la maison qu'il
avait habitée; au sortir de là, comme Strabon, pour le flatter, parlait mal de l'opiniâtre fermeté
de Caton, Auguste dit :
Quisquis praesentem statum civitatis conmutari non volet, et civis et vir bonus est
Donnant ainsi à Caton de sincères louanges, sans néanmoins encourager contre son intérêt
à changer l'état présent des choses.
Toutefois j'admire davantage en Auguste les plaisanteries qu'il a supportées que celles qu'il a
dites, parce qu'il y a plus de mérite d'avoir de la tolérance que d'avoir de l'esprit; voyez donc
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l'égalité d'âme avec laquelle il a supporté les traits les plus mordants. On connaît la cruelle
plaisanterie d'un habitant des provinces. Cet homme, qui ressemblait beaucoup à Auguste, était
venu à Rome et attirait sur lui tous les regards. L'empereur se le fit amener, et lui adressa, en le
voyant, la question suivante:
Du temps du triumvirat, Auguste écrivit contre Pollion des vers fescennins; ce qui fit dire à
celui-ci :
At ego taceo. Non est enim facile in eum scribere qui potest proscribere
« Pour moi, je me tais; car il n'est pas facile d'écrire contre celui qui peut proscrire.
»
Curtius, chevalier romain, homme accoutumé à nager dans les plaisirs, ayant rencontré,
dans un repas qu'il prenait chez Auguste, une grive maigre, lui demanda s'il pouvait la renvoyer
(mittere).
Quidni liceat?
« Pourquoi pas? »
Curtius la fit aussitôt passer par la fenêtre (misit). Auguste avait payé, sans en être
sollicité, les dettes d'un sénateur qu'il chérissait, montant à quatre millions de sesterces : celui-
ci, pour tout remerciement, ne lui écrivit que ces mots :
Mihi nihil
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Lorsqu'il entreprenait quelque bâtiment, Licinius, son affranchi, était dans l'usage de lui
apporter de grandes sommes d'argent; dans une de ces occasions, Licinius lui fit un billet d'une
somme de cent. Une ligne était tracée au-dessus des caractères qui exprimaient cette somme, et
s'étendait un peu au delà, laissant ainsi un espace vide au-dessous d'elle. Auguste, profitant de
l'occasion, ajouta une centaine à la première, et remplit soigneusement l'espace vide de sa
propre main, en imitant le reste de l'écriture : l'affranchi dissimula, et paya la somme ainsi
doublée. Dans la suite, Auguste ayant commencé quelque autre entreprise, Licinius lui fit sentir
avec douceur le tort de cette conduite, en lui donnant un autre billet conçu en ces termes :
« Je t'offre, seigneur, pour les frais de cette nouvelle entreprise, tout ce que tu jugeras
nécessaire. »
La patience d'Auguste dans les fonctions de censeur est aussi louable que renommée. Il
accusait un chevalier romain , comme ayant détérioré sa fortune; mais celui-ci prouva
publiquement qu'il l'avait au contraire augmentée. peu après, il lui reprocha de n'avoir pas obéi
aux lois qui ordonnaient de contracter mariage; à quoi le chevalier répondit qu'il avait une
femme et trois enfants, et il ajouta ensuite :
Il supporta aussi, je ne dirai pas seulement la liberté, mais même la témérité d'un soldat. Il
se trouvait à la campagne, où les chants nocturnes d'un hibou, interrompant fréquemment son
sommeil, lui faisaient passer des nuits troublées. Il ordonna qu'on tâchât de prendre le hibou.
Un soldat habile dans la chasse aux oiseaux, et espérant une grande récompense, lui apporta
l'oiseau. L'empereur l'en loua, et donna ordre de lui compter mille petits sesterces; mais celui-ci
eut l'audace de dire :
Malo vivat
et de lâcher l'oiseau.
Qui ne s'étonnera qu'Auguste, sans s'offenser de ce trait, ait laissé aller le soldat impuni?
Un vétéran avait un procès : le jour indiqué pour le jugement avançait; il aborda César en
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public, et le pria de se charger de sa cause. Celui-ci lui donna aussitôt un avocat de sa suite,
auquel il recommanda le plaideur. Alors le vétéran s'écria d'une voix forte
At non ego, Caesar, periclitante te Actiaco bello vicarium quaesivi, sed pro te ipse
pugnavi,
Et en disant ces mots le soldat découvrit ses cleatrlces. Auguste rougit et vint plaider pour
lui, dans la crainte non pas tant de paraître superbe que de paraître ingrat.
II avait entendu avec plaisir pendant son souper les musiciens de Toronius Flaccus,
marchand d'esclaves, et les avait payés avec du blé, tandis qu'il en avait plus libéralement payé
d'autres avec de l'argent. Ayant de nouveau demandé à Toronius ses mêmes musiciens pour
jouer pendant son souper, celui-ci s'excusa, en disant,
Ad molas sunt
Lorsqu'il retournait triomphant, après la victoire d'Actium, parmi ceux qui venaient le
féliciter, se présenta un individu qui lui offrit un corbeau qu'il avait dressé à dire ces mots
Auguste, agréablement surpris, acheta l'ingénieux oiseau vingt mille petits sesterces. Un
camarade du précepteur de l'oiseau, auquel il ne revenait rien de cette libéralité, dit à l'empereur
qu'il avait encore un autre corbeau semblable à celui-là. Auguste demanda qu'on le lui amenât :
quand l'oiseau fut en sa présence, il récita les mots qu'on lui avait appris:
Auguste, sans s'offenser nullement, ordonna que les vingt mille pièces fussent partagées
entre les deux camarades.
Une autre fois, salué de la même façon par un perroquet, il le fit acheter. Il fit aussi acheter une
pie dressée de la même manière. Ces exemples engagèrent un pauvre cordonnier à instruire un
107
corbeau à répéter une pareille salutation. Le cordonnier, fatigué des soins qu'il se donnait, disait
souvent à l'oiseau, qui restait muet :
Cependant le corbeau vint enfin à bout de répéter la salutation: on le plaça sur le passage
d'Auguste, qui, l'ayant entendu, dit.
Le corbeau eut assez de mémoire pour ajouter aussitôt cette phrase, qu'il avait entendu dire
à son maitre lorsqu'il se plaignait :
A ces mots, Auguste sourit, et fit acheter l'oiseau plus chèrement qu'il n'avait payé aucun
autre.
Un pauvre Grec avait pris l'habitude de présenter à Auguste, quand il descendait de son
palais, une épigramme en son honneur. Après qu'il l'eut fait plusieurs fois vainement,
l'empereur, voyant qu'il s'apprêtait à le faire encore, traça rapidement de sa main, sur un feuillet,
une épigramme grecque, et la lui fit remettre comme il venait au-devant de lui. Celui-ci de la
louer après l'avoir lue, de témoigner son admiration de la voix et du geste; et s'étant rapproché
du siège de l'empereur, il mit la main dans une misérable bourse dont il tira quelques deniers,
qu'il lui présenta, en ajoutant:
« Cela n'est point sans doute proportionné à ta fortune, ô César; je te donnerais plus,
si je possédais davantage. »
Ce trait provoqua un rire universel, et Auguste, ayant appelé son trésorier, fit compter à ce
pauvre Grec cent mille petits sesterces.
CHAPITRE V.
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Voulez-vous que je vous rapporte quelques uns des mots de Julie, fille d'Auguste? Mais
auparavant, si je ne dois point passer pour un trop discoureur, je voudrais dire quelques mots
des moeurs de cette femme, à moins qu'aucun de vous n'ait à dire autre chose de plus utile et de
plus sérieux. Tout le monde l'ayant invité à poursuivre, il commença ainsi :
- Julie, parvenue à l'âge de trente-huit ans, aurait, avec plus de bon sens, considéré cette
époque comme celle de son déclin vers la vieillesse; mais elle abusa de l'indulgence de la
fortune, comme de celle de son père. Néanmoins son amour pour les lettres, et l'instruction qu'il
lui avait été si facile d'acquérir dans sa maison, le tout joint à un caractère rempli de douceur et
de bonté, faisaient encore d'elle une femme pleine de grâces, au grand étonnement de ceux qui,
connaissant ses vices, ne concevaient pas comment ils pouvaient s'allier avec des qualités si
disparates. Plus d'une fois son père lui avait prescrit, en des termes dont l'indulgence tempérait
la gravité, qu'elle eût à modérer le faste de ses ornements et l'appareil de ses cortéges. Lorsqu'il
considérait la ressemblance de physionomie de ses nombreux petits-fils avec Agrippa, il
rougissait de douter de la vertu de sa fille; puis il se flattait que son caractère léger et pétulant
lui donnait l'apparence du vice sans qu'elle en eût réellement la culpabilité, et il osait croire
qu'elle était telle que, parmi ses ancêtres, avait été Claudia; ce qui lui faisait dire à ses amis qu'il
avait deux filles qui demandaient les plus grands ménagements, et dont il devait tout supporter :
la république, et Julie. Julie était venue voir Auguste dans un costume dont l'indécence offensait
les yeux de son père, qui néanmoins garda le silence. Le lendemain elle changea de tenue, et
elle vint embrasser son père, joyeux de la voir dans un costume d'une sévérité remarquable.
Celui-ci, qui la veille avait comprimé sa douleur, ne put retenir sa joie, et dit.
« En effet, je me suis parée aujourd'hui pour les yeux de mon père; et hier, pour ceux
de mon mari. »
On connaît le trait suivant. Livie et Julie avaient attiré sur elles les regards du public, dans
un spectacle de gladiateurs, par la dissimilitude de leur suite. Livie était entourée d'hommes
graves, Julie d'une foule de jeunes gens, et même de libertins. Son père lui écrivit, pour lui faire
remarquer cette différence de conduite entre deux femmes d'un rang également élevé: elle
répondit ingénieusement :
109
Et hi mecum senes fient
II lui était survenu de bonne heure des cheveux blancs, qu'elle se faisait secrètement
arracher : l'arrivée inopinée de son père surprit une fois ses coiffeuses. Auguste aperçut des
cheveux blancs sur les vêtements de sa fille, mais n'en témoigna rien. Quelque temps après, au
milieu de plusieurs autres propos, il amena la conversation sur l'âge, et demande à à sa fille si,
en vieillissant, elle préférait voir ses cheveux blanchir ou tomber: elle répondit:
Une autre fois, Julie entendant un de ses amis, homme d'un caractère grave, qui s'efforçait
de lui persuader qu'elle ferait mieux de régler sa conduite sur l'exemple de la simplicité de son
père, elle dit :
« Il oublie qu'il est César, et moi je me souviens que je suis la fille de César. »
Comme les confidents de ses débauches s'étonnaient de ce que, se livrant à tant de gens,
elle donnait à Agrippa des enfants qui lui ressemblaient:
« C'est, dit-elle, que je ne prends point de passager que le navire ne soit plein. »
110
CHAPITRE VI.
Mais revenons des femmes aux hommes, et des plaisanteries lascives à d'autres plus
décentes. Cascellius était un jurisconsulte d'une grâce et d'une liberté d'esprit également
admirables. On a beaucoup cité de lui le trait suivant. Vatinius, assailli à coups de pierres par le
peuple, auquel il donnait un spectacle de gladiateurs, avait obtenu des édiles qu'ils défendissent
de lancer rien autre chose dans l'arène que des pommes. Cascellius, consulté par quelqu'un dans
cette occasion, pour savoir si le fruit du pin était une pomme, répondit :
Un marchand lui demandait comment il devait partager un vaisseau avec son associé : on
rapporte qu'il lui répondit :
On raconte le mot suivant de M. Lollius sur Galba, homme, distingué par son éloquence,
mais qui en détruisait l'effet par sa difformité corporelle, dont j'ai parlé plus haut.
Le grammairien Orbilius railla ce même Galba d'une manière encore plus piquante.
Orbillus déposait contre un accusé. Galba, pour confondre le témoin, se met à l'interroger en
feignant d'ignorer sa profession:
111
répondit celui-ci.
C. César faisait compter cent mille sesterces à ceux qui jouaient à la paume avec lui, tandis qu'il
n'en faisait compter que cinquante à L. Cécilius.
« Qu'est-ce donc? dit celui-ci; est-ce qu'au lieu de jouer des deux mains, je ne joue
que d'une seule, pour que je ne puisse recevoir davantage? »
On disait à Décimas Labérius que P. Clodius était irrité contre lui, parce qu'il lui avait
refusé de composer un mime.
Quid amplius, inquit, mihi facturus es, nisi ut Dyrrhachium eam et redeam?
CHAPITRE VII.
Mais puisqu'Aurélius Symmaque a parlé naguère de Labérius, et que j'en fais moi-même
actuellement mention, si je rapportais ici quelques mots de lui ainsi que de Publius, nous
aurions introduit en quelque sorte, à notre festin, l'appareil de fête que semble permettre la
présence des comédiens, en évitant le reproche de libertinage qu'elle attire. César invita
Labérius, chevalier romain, homme d'une âpre liberté de parole, à monter sur le théàtre
moyennant la somme de cinq cent mille petits sesterces, et à jouer lui-même les mimes qu'il
composait. Or, l'homme puissant commande non seulement lorsqu'il invite, mais lors même
qu'il prie. Aussi Labérius témoigne la contrainte que César lui fit subir, dans les vers du
prologue suivant.
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Viri excellentis mente clemente edita
Summissa placide blandiloquens oratio?
Etenim ipsi di negare cui nihil potuerunt,
Hominem me denegare quis posset pati?
Ego bis tricenis annis actis sine nota
Eques Romanus e Lare egressus meo
Domum revertar mimus: nimirum hoc die
Uno plus vixi mihi quam vivendum fuit.
Fortuna inmoderata in bono aeque atque in malo
Si tibi erat libitum litterarum laudibus
Floris cacumen nostrae famae frangere,
Cur, cum vigebam membris praeviridantibus,
Satisfacere populo et tali cum poteram viro,
Non flexibilem me concurvasti ut carperes?
Nuncine me deiecis? quo? Quid ad scenam adfero?
Decorem formae an dignitatem corporis,
Animi virtutem an vocis iocundae sonum?
Ut hedera serpens vires arboreas necat,
Ita me vetustas amplexu annorum enecat.
Sepulchri similis nihil nisi nomen retineo.
« Où m'a précipité, vers la fin de mon existence, la force adverse de la nécessité, que
tant d'hommes ont voulu éluder, et que si peu ont pu fuir? Moi, que dans ma jeunesse
aucune ambition, aucune largesse, aucune crainte, aucune force, aucune autorité, ne
purent faire déchoir de mon rang, voilà que dans ma vieillesse la parole flatteuse; douce et
clémente d'un homme illustre, m'en fait descendre avec facilité. Car qui aurait toléré que
moi, mortel, j'eusse refusé à celui auquel les dieux ne purent rien refuser? Ainsi donc
après avoir vécu soixante ans sans reproche, je quitte mes lares chevalier romain, et je
rentre dans ma maison comédien. Dès cet instant j'ai vécu trop d'un jour. O fortune
immodérée dans la prospérité comme dans le malheur, si l'un de tes caprices devait être
de faire servir la gloire des lettres à briser vers son terme une renommée honorable,
pourquoi ne m'as-tu pas rendu flexible à accomplir tes desseins, alors que mes membres
pleins de vigueur me permettaient de plaire au peuple et à cet homme illustre? Mais
maintenant où me précipites-tu? Qu'apporté je sur la scène? est-ce la beauté, ou la dignité
du corps? l'énergie de l'âme, ou le son gracieux de la voix? De même que le lierre épuise
les forces de l'arbre autour duquel il serpente, de même la vieillesse m'énerve, en
m'entourant de ses étreintes annuelles; et, semblable au tombeau, il ne reste plus de moi
qu'un nom. »
113
Dans cette même pièce Labérius se vengeait comme il le pouvait, dans le rôle d'un Syrien
battu de verges, sous le masque duquel il s'écriait
« Il faut qu'il craigne beaucoup de gens, celui que beaucoup de gens craignent. »
A ces derniers mots, tout le peuple fixa les yeux sur César, et se complut à le voir dans
l'impuissance de repousser ce trait qui le frappait. Cette circonstance fut cause que le dictateur
transporta ses faveurs à Publius.
Ce Publius, Syrien de nation, ayant été présenté adolescent au patron de son maître, s'attira
ses bonnes grâces, non moins par sa beauté que par les agréments de son esprit. Ce dernier,
apercevant un de ses esclaves hydropique qui était couché par terre, et lui reprochant ce qu'il
faisait au soleil :
Aquam calefacit
repartit Publius. Pendant le souper, on agita en plaisantant la question de savoir quel genre
de repos était le plus déplaisant: les opinions étaient partagées :
Podagrici pedes
dit Publius.
A cause de ces traits et de plusieurs autres, il fut affranchi, et instruit avec beaucoup de
soin. Ayant composé des mimes qui obtinrent de grands succès dans les villes d'Italie, il parut à
Rome durant des jeux que César y donna, et défia tous ceux qui, à cette époque, exposaient
leurs ouvrages sur la scène, à concourir avec lui sur pu sujet donné, et pendant un espace de
temps déterminé. Il vainquit tous ceux qui se présentèrent; de ce nombre fut Labérius, ce qui fit
dire à César, en souriant :
114
Favente tibi me victus es, Laberi, a Syro
Aussitôt il donna une palme à Publius, et à Labérius un anneau d'or avec cinq cent mille
sesterces. Comme ce dernier se retirait, Publius lui dit:
Et Labérius, à la première représentation théâtrale qui eut lieu, fit entrer les vers suivants
dans un de ses mimes:
Quant à Publius, on connaît de lui des sentences ingénieuses, et d'une application très
fréquente; je ne me souviens que de celles-ci, renfermées chacune dans un seul vers
115
« C'est un méchant avis, celui dont on ne peut changer. »
« Celui qui donne à qui en est digne, reçoit un bienfait en donnant. »
« Au lieu de récriminer, supporte ce qui ne peut être changé. »
« Celui à qui on permet plus qu'il n'est raisonnable, veut plus qu'on ne lui permet. »
« Un compagnon de voyage, d'une conversation agréable, tient lieu de véhicule en chemin.
»
« La frugalité est la broderie d'une bonne réputation. »
« Les larmes d'un héritier sont le rire sous le masque. »
« La colère s'attire plus de mal que la patience. »
« Celui qui fait un second naufrage accuse Neptune à tort. »
« Trop de contestation fait perdre la vérité. »
« C'est un demi-bienfait de refuser vite ce qui est demandé. »
« Sois avec ton ami en songeant qu'il peut devenir ton ennemi. »
« Supporter une ancienne injure, c'est en quêter une nouvelle. »
« On ne triomphe jamais d'un danger, sans danger. »
Mais puisque je suis venu à parler du théàtre, je ne dois oublier ni le comédien Pylade, qui
s'illustra dans son art du temps d'Auguste, ni Hylas son disciple, qu'il instruisit jusqu'au point de
devenir son rival. Les suffrages du peuple étaient divisés entre eux. Hylas exécutait un jour une
pantomime musicale, dont la finale était
« Le grand Agamemnon : »
et en disant ces mots, il se redressait comme pour dessiner une haute stature. Pylade ne
pouvant supporter cela, lui cria de sa loge
Alors le peuple l'obligea à exécuter la même pantomime; et lorsqu'il en fut venu à l'endroit
qu'il avait relevé, il prit l'air d'un homme qui réfléchit, persuadé que le principal caractère d'un
grand général est de penser pour tout le monde. Hylas jouait le rôle d'OEdipe; Pylade le reprit
sur la sécurité qu'il y montrait, en lui disant :
Σὺ βλέπεις
116
Dans le rôle d'Hercule furieux, plusieurs personnes trouvaient que Pylade ne conservait
pas assez la démarche qui convient à un acteur : alors quittant son masque, il gourmanda ses
critiques en ces termes :
Jouant le même rôle par ordre d'Auguste dans fine salle particulière, il banda son arc et
lança sa flèche; et l'empereur ne fut point offensé que Pylade fît avec lui comme il avait fait
avec le peuple romain. On lui attribuait d'avoir remplacé la pantomime sans art de nos ancêtres,
par une nouvelle pantomime beaucoup plus gracieuse. Auguste lui ayant demandé quel avait été
son procédé, il répondit
Sa rivalité avec Hylas ayant occasionné une sédition parmi le peuple, excita l'indignation
d'Auguste; ce que Pylade apprenant, il s'écria :
CHAPITRE VIII.
Préceptes de Platon touchant l'usage du vin; et combien il est honteux et même dangereux
d'être sujet aux plaisirs de la bouche et du tact.
Cette conversation provoqua la gaieté; et tandis qu'on louait la mémoire ornée et l'aménité
d'esprit d'Aviénus, un serviteur avança les secondes tables. Alors Flavien prenant la parole,
dit :
- Bien des gens, je pense, ne sont pas de l'avis de Varron, qui, dans son ingénieuse satire
Ménippée intitulée : « Tu ne sais ce que t'apporte le soir, » bannit les mets raffinés du second
service. Mais toi, Cécina, qui as une meilleure mémoire, répète-nous, je te prie, les propres
paroles de Varron, si tu les as retenues.
117
Albin répondit:
« Les bellaria les plus doux sont ceux où l'on ne met point de miel; car le miel ne souffre
point la cuisson. Le mot bellaria signifie toute espèce de mets du second service : c'est le nom
que nos ancêtres ont donné à ce que les Grecs appelèrent πέμματα ou τραγήματα. Les vins les
plus doux sont aussi désignés sous cette dénomination dans de très anciennes comédies, où ils
sont appelés bellaria, de liber. »
- Allons, reprit alors Évangelus, livrons-nous un peu au vin, avant de nous lever de table;
et ceci d'après l'autorité de Platon, qui pense que le vin est un excitant, et une sorte de feu qui
renouvelle les forces de l'esprit et du corps de l'homme qui s'y adonne.
- Quoi donc, Évangelus, répliqua Eusthate, crois-tu que Platon ait voulu conseiller de faire
un fréquent usage du vin? Ce qu'il a paru ne pas improuver, n'est-ce pas plutôt ces festins libres
et joyeux, où l'on boit dans de petites coupes, et où des hommes sobres président? Ce sont de
tels repas qu'il déclare pouvoir être utiles à l'homme, dans les livres l et 2 de son traité Des lois.
Il pense que la. boisson modérée, au sein d'honnêtes délassements, rafraîchit l'esprit, et le
dispose à reprendre les exercices ordinaires d'une vie sobre; et qu'un moment de gaieté le rend
plus propre à poursuivre ses travaux accoutumés. En même temps, si quelqu'un est entraîné par
sa cupidité et ses passions dans des erreurs que la honte lui fait tenir cachées, la liberté qui naît
du vin les fait découvrir sans inconvénients et les rend plus faciles à corriger et à guérir. Platon
dit aussi, dans le même endroit, qu'on ne doit pas craindre de s'habituer à supporter la force du
vin, puisqu'il n'est personne de si sobre ou de si tempérant, dont la vie ne s'écoule à travers les
dangers de l'erreur ou les amorces de la volupté. Car qui n'a pas connu les Grâces et les Plaisirs,
divinités des festins? Et s'il était quelqu'un qui ne se fût pas trouvé dans ce cas, aussitôt que sa
propre volonté, la nécessité ou l'occasion, les lui auront fait connaître, il se laissera bientôt
attirer et subjuguer, sans que son esprit ni son coeur puissent résister. Il faut donc combattre et
entrer pour ainsi dire en lutte avec les voluptés, et principalement avec les effets licencieux que
produit le vin; non par la fuite ou par l'éloignement, mais par la vigueur de l'âme et en les
affrontant avec constance. Qu'un usage modéré entretienne la tempérance et la continence, et
cependant que notre esprit, animé et réchauffé, repousse et la froide tristesse et la craintive
timidité. Nous venons de parler des voluptés : Aristote nous apprend quelles sont celles qu'on
doit éviter. L'homme a cinq sens, que les Grecs appellent αἰσθήσεις, par le canal desquels l'âme
et le corps perçoivent le plaisir. Ces sens sont : le tact, le goût, l'odorat, la vue, l'ouïe. Tout
plaisir pris immodérément est déréglé et honteux, mais principalement ceux du tact et du goût;
ces deux genres de volupté, de l'avis des hommes sages, sont ce qu'il y a de plus honteux. Les
Grecs ont donné à ceux qui se livrent à ces vices graves les noms de ἀκρατεῖς ou d'ἀκολάστους,
118
et nous les appelons incontinents ou intempérants. Ces deux plaisirs du goût et du tact, c'est-à-
dire du manger et du coït, sont les seuls que l'homme ait de commun avec les bêtes; et c'est
pourquoi l'on dit que celui qui est dominé par ces voluptés brutales se ravale au rang des
animaux sans raison les plaisirs qui nous viennent par les trois autres sens ne sont propres qu'à
l'homme. Je vais rapporter un passage d'Aristote sur ce sujet, afin qu'on sache ce que pensait cet
homme illustre touchant ces infâmes voluptés.
Διό τοι κατὰ τὴν τῆς ἁφῆς ἢ φεύσεως ἡδονὴ ἐγγινομένην ἐὰν ὑπερβάλλωσιν,
p260ἀκρατεῖς λέγονται· οἵ τε γὰρ περὶ τὰ ἀφροδίσια ἀκόλαστοιο τοιοῦτοι, οἵ τε περὶ τὰς
τῆς τροφῆς ἀπολαύσεις, τῶν δὲ κατὰ τὴν τροφὴν ἀπ᾽ ἐνίων μὲν ἐν τῇ γλώττῃ τὸ ἡδὺ, ἀπ᾽
ἐνίων δὲ ἐν τῷ λάρυγγι, διὸ καὶ Φιλόξενος γεράνου λάρυγγα εὔχετο ἔχειν· οἱ δὲ κατὰ τὴν
ὄψιν καὶ τὴν ἀκοὴν οὑκέτι. Ἢ διὰ τὸ τὰς ἀπὸ τούτων γινομένας ἡδονὰς κοινὰς εἶναι ἡμῖν
καὶ τοῖς ἄλλοις ζώοις, ἅτε δὲ οὐσῶν κοινῶν αἰσχρὰν εἶναι τὴν ὑποταγὴν, αὐτίκα τὸν ὑπὸ
τούτων ἡττώμενον ψέγομεν καὶ ἀκρατῆ καὶ ἀκόλαστον λέγομεν διὰ τὸ ὑπὸ τῶν χειρίστων
ἡδονῶν ἡττᾶσθαι; Οὐσῶν δὲ τῶν αἰσθήσεων πέντε τὰ ἄλλα ζῶα ἀπὸ δύο μόνων ἥδεται,
κατὰ δὲ τὰς ἄλλας ἢ ὅλως οὐχ ἥδεται ἢ κατὰ συμβεβηκὸς τοῦτο πάσχει.
Quel est donc celui, pour si peu qu'il ait de pudeur, qui pourra se complaire dans les
plaisirs de la bouche et du coït, que l'homme partage avec l'âne et le pourceau? Socrate disait
que beaucoup de gens ne désiraient de vivre que pour manger et boire; mais que lui, il ne
mangeait et buvait que pour vivre. Hippocrate, cet homme d'un savoir divin, pensait que l'action
vénérienne était une sorte de maladie affreuse que nous appelons comitiale; voici ses paroles
119
τὴν σονουσίαν εῖναι μικρὰν ἐπιληψίαν
CHAPITRE IX.
Voici les expressions de M. Varron. Dans le livre troisième de son traité De l'agriculture,
en parlant des paons qu'on nourrit dans les maisons de campagne, il dit:
Primus hos Q. Hortensius augurali coena posuisse dicitur, quod potius factum tum
luxuriose quam severe boni viri laudabant. Quem cito secuti multi extulerunt eorum
pretia, ut ova eorum denariis veneant quinis, ipsi facile quinquagenis.
« Q. Hortensius fut le premier qui en servit dans un repas augural ; ce qui fut jugé,
par des gens sages, un acte de luxe et non un trait de religion. Cet exemple, qui fut bientôt
suivi par plusieurs personnes, fit monter le prix de ces oiseaux à un tel point, qu'on les
vendait aisément cinquante deniers, et leurs oeufs cinq deniers. »
Voilà une chose, je ne dirai pas seulement étonnante, mais même honteuse, que des oeufs
de paon qui aujourd'hui ne valent pas même un bas prix, mais qui ne se vendent d'aucune façon,
se soient vendus cinq deniers. Ce même Hortensius était dans l'usage d'arroser ses platanes avec
du vin, puisque nous savons que, dans une action judiciaire qu'il eut à soutenir contre Cicéron,
il le supplia instamment d'échanger avec lui le jour où il aurait à parler; parce qu'il fallait qu'il
allât lui-même, ce jour-là, arroser avec du vin des platanes qu'il avait plantés à Tusculum. Mais
peut-être Hortensius, efféminé de profession, ne suffit-il point pour caractériser son siècle, lui
qui faisait consister toute la beauté d'un homme dans la manière de se ceindre; il soignait sont
vêtement jusqu'à la recherche; il se servait d'un miroir pour se bien vêtir, et avec cet instrument
il se mettait la robe de façon que les plis ne se formaient point au hasard, mais qu'ils étaient
disposés avec art au moyen d'un nœud, de manière que le pan de la robe se déroulait
régulièrement à ses côtés. Marchant un jour ainsi artistement vêtu, un de ses collègues, qui le
rencontra dans un lieu étroit; détruisit par hasard l'économie de son vêtement: Hortensius
l'assigna en réparation, et lui fit grief capital d'avoir dérangé sur lui un pli de sa robe. Passant
120
donc sous silence Hortensius, venons-en à ces hommes qui ont obtenu les honneurs du
triomphe. Le luxe a vaincu ces vainqueurs des nations. Je ne parlerai point de Gurgès, ainsi
surnommé pour avoir dévoré son patrimoine, puisqu'il compensa postérieurement, par
d'insignes vertus, les vices de son premier âge. Mais dans quel abîme de luxe et d'orgueil une
prospérité soutenue ne précipita-t-elle pas Métellus Pius.
Sans m'étendre davantage sur son compte, je transcris ici un passage de Salluste à son sujet.
« Métellus étant revenu au bout d'un an dans l'Espagne ultérieure, se montrait sur
les routes et dans les lieux où il logeait, avec beaucoup de pompe, et un grand concours de
personnes de l'un et de l'autre sexe. Le préteur C. Urbinus, et d'autres personnes
instruites de ses inclinations, lui donnèrent un repas, où ils le traitèrent avec une pompe
non pas romaine, mais surhumaine. Les salles du festin étaient ornées de tentures et de
trophées, et entourées de théâtres élevés pour des représentations scéniques; le pavé était
couvert de safran et d'autres parfums, à la façon des temples les plus augustes. Tantôt la
statue de la Victoire, s'abaissant au moyen d'une poulie, venait lui poser sur son siège une
couronne sur la tête, tandis que d'autres machines imitaient le bruit du tonnerre; tantôt
on venait, en faisant fumer l'encens, lui adresser des supplications, comme à un dieu. Il
était couché, revêtu de la toge peinte, avec un amiculus par-dessus. Les mets étaient des
plus exquis. C'étaient plusieurs espèces de bêtes fauves et d'oiseaux inconnues jusque-là et
venues non seulement de tous les points de la province, mais même de la Mauritanie; au
delà de la mer. Ces circonstances lui avaient fait perdre une portion de sa gloire, surtout
aux yeux des hommes âgés et vertueux, qui regardaient ce faste comme un tort grave, et
indigne de la majesté romaine. »
Telles sont. les paroles de Salluste, ce sévère censeur du luxe d'autrui. Sachez que le luxe
s'est aussi montré chez des personnages du caractère le plus grave; car je vais vous parler d'un
121
repas que donna un pontife dans les siècles reculés, et qui est décrit en ces termes dans l'Index
de Métellus, le souverain pontife
Ante diem nonum Kalendas Septembres, quo die Lentulus flamen Martialis
inauguratus est, domus ornata fuit: triclinia lectis eburneis strata fuerunt: duobus
tricliniis pontifices cubuerunt, Q. Catulus, M. Aemilius Lepidus, D. Silanus, C. Caesar,
rex sacrorum, P. Scaevola Sextus, Q. Cornelius, P. Volumnius, P. Albinovanus, et L. Iulius
Caesar augur qui eum inauguravit: in tertio triclinio Popilia Perpennia Licinia Arruntia
virgines Vestales et ipsius uxor Publicia flaminica et Sempronia socrus eius. Coena haec
fuit: Ante coenam echinos, ostreas crudas quantum vellent, peloridas sphondylos, turdum
asparagos subtus, gallinam altilem, patinam ostrearum peloridum, balanos nigros,
balanos albos: iterum sphondylos glycomaridas urticas ficedulas, lumbos capraginos
aprugnos, altilia ex farina involuta, ficedulas murices et purpuras. In coena sumina,
sinciput aprugnum, patinam piscium, patinam suminis, anates, querquedulas elixas,
lepores, altilia assa, amulum, panes Picentes
« Le neuvième jour avant les calendes de septembre, qui fut celui auquel Lentulus fut
inauguré flamine de Mars, sa maison fut décorée de la manière suivante : dans la salle du
festin furent dressés des lits d'ivoire, sur deux desquels étaient couchés les pontifes Q.
Catulus, M. Aemilius Lépidus, D. Silanus, C. César roi des sacrifices, P. Scévola Sextus, Q.
Cornélius, P. Volumnins, P. Albinovanus, et L. Julius César, augure, qui fit la cérémonie
de l'inauguration de Lentulus; le troisième lit était occupé par Popilia, Perpennia, Licinia
et Arruntia, vierges vestales, par la flamine Publicia, femme de Lentulus, et par sa belle-
mère Sempronia. Voici en quoi consista le festin: avant-repas, hérissons de mer, huîtres
crues, tant qu'on en voulut, pelourdes, spondyles, grives, asperges, poule grasse sur un
pâté d'huîtres et de pelourdes, glands de mer noirs et blancs, encore des spondyles,
glycomarides, orties de mer, becfigues, rognons de chevreuil et de sanglier, volailles
grasses enfarinées, becfigues, murex et pourpres. Repas; tétines de truie, hures de
sanglier, pâtés de poisson, pâtés de tétines de truies, canards, cercelles bouillies, lièvres,
volailles rôties, farines, pains du Picénum, »
A qui désormais pouvait-on reprocher le luxe, lorsque le repas des pontifes était composé
de tant de mets ? Il est certaines espèces de plats dont on rougit de parler. Cincius, en proposant
la loi Fannia, reprocha à son siècle qu'on servait sur les tables le porc troyen. On l'appelait ainsi,
parce qu'on le remplissait d'autres animaux, comme le cheval de Troie eut les flancs remplis de
gens armés. Cette intempérance de la bouche voulait aussi qu'on engraissât les lièvres comme le
témoigne Varron, qui, dans le troisième livre de son traité De l'agriculture, dit, en parlant des
lièvres :
122
Hoc quoque nuper institutum, ut saginarentur, cum exceptos e leporario condant in
caveis, et loco clauso faciant pingues
« L'usage s'est établi depuis peu de les engraisser; on les tire de la garenne pour les
renfermer dans des caves fermées, où ils deviennent gras. »
Si quelqu'un s'étonne de ce que dit Varron, de cette manière d'engraisser les lièvres, qu'il
apprenne quelque chose de plus étonnant encore: le même Varron, dans le même livre, parle
des limaçons engraissés. Celui qui voudra lire le passage pourra recourir là où je viens
d'indiquer. Au reste, je n'ai prétendu ni nous préférer ni même nous comparer à l'antiquité; mais
j'ai voulu seulement insister sur l'assertion d'Horus, qui reprochait à l'antiquité, comme cela est
vrai, d'avoir apporté plus de recherche dans les plaisirs, que notre siècle.
CHAPITRE X.
Que les anciens Romains ont considéré l'habileté dans le chant et dans la danse, non pas
seulement comme un talent d'histrion, mais même qu'ils l'ont classée parmi les exercices
déshonorants.
Furius Albin, non moins versé que Cécina, dans la connaissance de l'antiquité, reprit :
- Je m'étonne que tu n'aies point fait mention de la grande quantité de provisions que les
anciens étaient dans l'usage de se faire apporter de la mer, quantité qui, comparée avec les
habitudes de notre temps, aurait fait ressortir davantage la sobriété de nos festins.
-Fais-nous part, lui répondit Cécina, de tout ce que tu as lu sur ce sujet; car, en fait d'antiquité,
ta mémoire est plus riche que celle d'aucun autre. Alors Albin commença ainsi
- L'antiquité doit être adorable à nos yeux, si nous sommes vraiment sages; car elle n'est
autre chose que ces siècles qui, au prix du sang et des sueurs, ont fondé cet empire; et pour cela
il a fallu une grande fécondité de vertus. Mais il faut l'avouer aussi, au milieu de cette
abondance de vertus, cet âge eut aussi ses vices, dont quelques-uns ont été corrigés par la
sobriété des moeurs de notre siècle. J'avais résolu, par exemple, de parler du luxe de cette
époque, relativement à la quantité de vivres qu'on tirait de la mer. Mais comme les preuves
naissent les unes des autres à l'appui de mon assertion, sans omettre de parler des poissons, je
diffère seulement, parce qu'il me revient dans la mémoire un genre d'intempérance dont nous
sommes exempts aujourd'hui. Car dis-moi, Horus, toi qui nous opposes l'antiquité, dans la salle
à manger de qui te souviens-tu d'avoir vu un danseur ou une danseuse? tandis que, chez les
anciens, tout le monde à l'envi cultivait la danse, même les personnes de la conduite la plus
123
décente. En effet, pour commencer par le siècle des meilleures moeurs, entre les deux premières
guerres Puniques, des ingénus, que dis-je (ingénus?) des fils de sénateurs fréquentaient une
école de danse; et là, portant des crotales, ils apprenaient à danser. Je ne dirai pas seulement que
les dames romaines ne regardaient pas la danse comme une chose indécente, mais même que les
plus honnêtes d'entre elles avaient soin de s'y former, pourvu que ce ne fut pas au point
d'atteindre jusqu'à la perfection de l'art. Salluste ne dit-il pas, en effet,
En sorte qu'il blâme Sempronia, non pas de savoir danser, mais seulement de le savoir trop
bien. Les fils des nobles, et, ce qui est odieux à dire, leurs filles encore vierges, mettaient au
rang de leurs études d'apprendre à danser; c'est ce qui est attesté par Scipion Émilien l'Africain,
qui, dans un discours contre la loi judiciaire de Tibérius Gracchus, s'exprime ainsi
Vous venez d'entendre comment l'Africain gémit d'avoir vu danser avec des crotales le fils
d'un pétiteur, c'est-à-dire d'un candidat, que le motif et l'espoir d'obtenir la magistrature n'avait
pu détourner de faire une chose qui sans doute ne devait pas être considérée comme
124
déshonorante, puisqu'il se la permettait dans un temps où il devait se laver, lui et les siens, de
toute tache. On s'est plaint plus d'une fois, et dès avant cette époque, que la noblesse
s'abandonnât à ces divertissements honteux. Ainsi M. Caton qualifie le noble sénateur Cœcilius
de danseur et poète fescennin; et il nous apprend, dans le passage suivant, qu'il exécutait des
staticules :
« Il descendit d'un canthérius, et se mit à danser des staticules et des pas grotesques.
»
Praeterea cantat, ubi collibuit, interdum Graecos versus agit, iocos dicit, voces
demutat, staticulos dat
« Outre cela, il chante dès qu'on l'y invite; il déclame d'autres foisdes vers grecs; il
dit des bouffonneries, il joue sur les mots, il exécute des staticules. »
- Telles sont les expressions de Caton, qui, comme vous voyez, ne trouvait pas convenable
à un homme grave même de chanter. Cependant d'autres l'ont regardé si peu comme
déshonnête, qu'on dit que L. Sylla, homme d'un si grand nom, chantait parfaitement. Cicéron
fournit aussi la preuve que l'état de comédien n'était pas déshonorant; car personne n'ignore
qu'il fut étroitement lié avec les comédiens Roscius et Ésopus, qu'il employa son éloquence à
défendre leurs droits de propriété. On voit encore, dans ses Épîtres, qu'il fut lié avec plusieurs
autres comédiens. Qui n'a pas lu le discours dans lequel il reproche au peuple romain d'avoir
troublé une représentation de Roscius? On sait positivement qu'il s'exerça souvent avec ce
comédien, à qui reproduirait plus de fois la même pensée, l'un par des gestes variés, l'autre par
les diverses tournures de phrase que lui fournissait son abondante éloquence; exercice qui
donna à Roscius une telle idée de son art, qu'il composa un livre dans lequel il comparait
l'éloquence avec la déclamation théâtrale. C'est ce même Roscius qui fut singulièrement chéri
de Sylla, et qui reçut l'anneau d'or de ce dictateur. Il jouit de tant de réputation et de faveur, qu'il
retirait chaque jour, de ses représentations, mille deniers pour lui, sans compter la part de ses
camarades. On sait qu'Ésopus laissa à son fils deux cent mille sesterces qu'il avait gagnés dans
la même profession. Mais pourquoi parler des comédiens, puisqu'Appius Claudius, qui obtint
les honneurs du triomphe, et qui jusque dans sa vieillesse fut prêtre salien, se fit un titre de
gloire d'être celui de tous ses collègues qui dansait le mieux. Avant de quitter l'article de la
danse, j'ajouterai qu'on vit dans le même temps trois citoyens très illustres, non seulement
s'occuper de la danse, mais même se glorifier de leur habileté dans cet art savoir, Gabinius,
personnage consulaire, auquel Cicéron reprocha publiquement son talent; M. Célius, qui se fit
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connaître dans nos troubles civils, le même que Cicéron défendit; et Licinius Crassus, fils de ce
Crassus qui périt chez les Parthes.
CHAPITRE XI.
Combien les poissons, et spécialement la lamproie, furent estimés chez les Romains de
l'âge qui précéda le nôtre.
Mais le nom de Licinius m'avertit de passer de la danse des anciens au luxe qu'ils
déployaient dans les provisions qu'ils tiraient de la mer; on sait assez que cette famille reçut le
surnom de Muréna (lamproie), parce qu'elle affectionna ex- traordinairement les lamproies. M.
Varron vient à l'appui de cette opinion, en disant que les Licinius furent surnommés Muréna,
par la même raison que Sergius fut surnommé Orata (dorade), parce qu'il aima beaucoup le
poisson qui porte. ce nom. C'est ce Sergius Orata qui le premier fit construire des baignoires
suspendues en l'air, qui le premier fit parquer des huîtres aux environs de Baies, et qui le
premier fit la réputation de celles du lac Lucrin. Il fut le contemporain de l'éloquent L. Crassus,
dont Cicéron lui-même atteste la sagesse et la gravité. Néanmoins, ce Crassus, qui fut censeur
avec Cn. Domitius, et qui passait pour l'homme le plus éloquent de son temps et le plus illustre
de ses concitoyens, fut si contristé de la mort d'une lamproie qu'il conservait chez lui dans un
bassin, qu'il la pleura comme s'il eût perdu sa fille. Ce trait ne fut point ignoré, car son collègue
Domitius le lui reprocha dans le sénat, comme un crime honteux : mais Crassus non seulement
ne rougit pas de l'avouer, mais même il s'en glorifia, bon Dieu, ce censeur, comme d'une action
qui prouvait la bonté et la tendresse de son coeur. Le fait rapporté par M. Varron, dans son
traité De l'agriculture, savoir que M. Caton, celui qui dans la suite périt à Utique, ayant été
institué héritier par le testament de Lucilius, vendit les poissons de sa piscine pour la somme de
quarante mille petits sesterces; ce trait indique assez de quelle quantité de poissons les plus
précieux les illustres Romains Lucilius, Philippus et Hortensius, que Cicéron appelle
piscenaires, avaient rempli leurs piscines. On amenait les lamproies dans les piscines de Rome,
jusque du détroit de Sicile, entre Reggio et Messine. C'est de là que les prodigues tiraient celles
qui passent pour les meilleures en vérité, ainsi que les anguilles ; les Grecs appelaient les deux
sortes de poissons qu'on tirait de ce lieu πλωταὶ (nageurs), et les Latins flutae (flotteurs), parce
qu'ils viennent nager à la surface de l'eau pour s'échauffer au soleil, ce qui permet de plonger
au-dessous d'eux, et de les prendre plus facilement. Je serais trop long si je voulais passer en
revue les auteurs nombreux et distingués qui ont vanté les lamproies du détroit de Sicile; je me
contenterai de rapporter un passage de Varron dans son livre intitulé Gallus, des choses
étonnantes.
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In Sicilia quoque, inquit, manu capi murenas flutas, quod eae in summa aqua prae
pinguedine flutentur
« En,Sicile, dit- il, on prend les lamproies avec la main; et on les appelle flutées, parce
qu'elles sont si grasses qu'elles flottent à la surface de l'eau. »
Voilà les expressions de Varron. Assurément on ne peut nier que ceux qui faisaient venir
d'une mer si éloignée les objets de leur gourmandise étaient doués d'une gloutonnerie
indomptable et renforcée (vallatam), selon l'expression de Cecilius. La lamproie n'était pas rare
à Rome, quoiqu'on la fît venir de loin. Pline nous apprend que le dictateur C. César, donnant
des festins au peuple à l'occasion de ses triomphes, C. Hirrius lui vendit six mille livres pesant
de lamproies. La maison de campagne de cet Hirrius, quoiqu'elle ne fût pas grande, se vendit
quarante millions de petits sesterces, à cause des viviers qui s'y trouvaient.
CHAPITRE XII.
L'esturgeon que les mers nourrissent pour l'homme prodigue, n'échappa point à la
sensualité du siècle dont nous parlons; et, pour qu'il soit manifeste que, dès la seconde guerre
Punique, ce poisson était en grande réputation, écoutez ce qu'en dit Plaute, dans le rôle d'un
parasite de la pièce intitulée Baccharia.
« Quel mortel fut jamais plus favorisé de la fortune que je ne le suis maintenant,
devant ce magnifique repas destiné pour mon estomac? Je vais m'y faire avec les dents et
avec les mains pour engloutir dans mon ventre les flancs de cet esturgeon, qui jusqu'à
présent vécut caché dans la mer. »
Si le témoignage d'un poète paraît de trop peu de poids, apprenez de Cicéron quel cas
faisaient de ce poisson Scipion l'Africain et le Numantin. Voici les paroles de Cicéron dans son
dialogue Du destin
Nam cum esset apud se ad Lavernium Scipio unaque Pontius, adlatus est forte
Scipioni accipenser, qui admodum raro capitur, sed est piscis, ut ferunt, inprimis nobilis.
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Cum autem Scipio unum et alterum ex his qui eum salutatum venerant invitavisset,
pluresque etiam invitaturus videretur, in aurem Pontius: Scipio, inquit, vide quid agas,
accipenser iste paucorum hominum est.
« Scipion étant dans sa maison de Lavernium avec Poutius, on vint lui apporter un
esturgeon, poisson qu'on prend rarement, mais, à ce qu'on dit, des plus précieux. Comme
il eut invité successivement deux personnes qui étaient venues le saluer, et qu'il paraissait
vouloir en inviter plusieurs autres, Pontius lui dit à l'oreille. Prends garde, Scipion, à ce
que tu fais! cet esturgeon n'est fait que pour peu de monde. »
Qu'on ne m'oppose pas que ce poisson n'était point estimé du temps de Trajan, selon le
témoignage de Pline le jeune, qui, dans son Histoire naturelle, s'exprime à son sujet ainsi qu'il
suit
Nullo nunc in honore est, quod equidem miror, cum sit perrarus inventu.
Car ce dédain ne dura pas longtemps: en effet, sous le règne de Sévère, prince qui affectait
une grande austérité de mœurs, Sammonieus Sérénus, un des hommes savants de son siècle, lui
parlait de ce poisson dans une de ses lettres; et après avoir transcrit le passage de Pline que je
viens de citer, il ajoutait
Plinius, ut scitis, ad usque Traiani imperatoris venit aetatem. Nec dubium est, quod
ait nullo honore hunc piscem temporibus suis fuisse, verum ab eo dici. Apud antiquos
autem in pretio fuisse ego testimoniis palam facio vel eo magis quod gratiam eius video ad
epulas quasi postliminio redisse, quippe qui, dignatione vestra cum intersum convivio
sacro, animadvertam hunc piscem a coronatis ministris cum tibicine introferri. Sed quod
ait Plinius de accipenseris squamis, id verum esse maximus rerum naturalium indagator
Nigidius Figulus ostendit, in cuius libro de animalibus quarto ita positum sit: Cur alii
pisces squama secunda, accipenser adversa sit.
« Pline, comme vous savez, vécut jusque sous Trajan ; et il n'est pas douteux que ce
qu'il dit du peu de cas qu'on faisait, de son temps, de ce poisson, ne soit vrai; mais je
prouverai, par divers témoignages, qu'il fut très estimé des anciens : et le premier de ces
témoignages c'est que, pour l'amour de ce poisson, on se a remettait à manger de plus
belle. Lorsque, par suite de la faveur que vous daignez m'accorder, Assiste à votre festin
sacré, je vois apporter ce poisson au son de la flûte par des serviteurs couronnés. Quant à
ce que dit Pline des écailles de l'esturgeon, Nigidius Figulus, ce grand investigateur des
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ouvrages de la nature, en démontre la vérité, dans son quatrième livre Des animaux, où il
pose ainsi la question: Pourquoi l'écaille, qui est posée d'une façon adhérente sur les
autres poissons, est-elle posée à rebours sur l'esturgeon ?»
Telles sont les paroles de Sammonicus, qui, tout en le louant, dévoile la turpitude des repas
de son prince, et nous apprend en même temps l'espèce dé vénération qu'on avait pour
l'esturgeon, puisqu'il était porté au son de la flûte par des serviteurs couronnés, pompe plus
convenable au culte d'une divinité qu'à une affaire de plaisir. Mais ne nous étonnons pas tant du
prix qu'on mettait à un esturgeon, puisque le même Sammonicus rapporte qu'Asinius Céler,
personnage consulaire, acheta un mulet sept mille nummi. On appréciera mieux dans ce fait le
luxe de ce siècle, quand on sauraque Pline le jeune soutient que, de son temps, il était rare qu'on
trouvât un mulet pesant au delà de deux livres. Aujourd'hui on en trouve facilement d'un poids
plus considérable; et néanmoins ces prix extravagants sont inconnus parmi nous. Cette
gloutonnerie des Romains ne leur permit pas de se contenter des richesses de leur mer. Octave,
préfet de flotte, sachant que le scare était si inconnu sur les rivages italiques qu'il n'a pas même
de nom en latin, y transportasur des navires à viviers une quantité incroyable de ces animaux,
qu'il répandit dans la mer, entre Ostie et les côtes de la Campanie; donnant ainsi l'étrange et
nouvel exemple de semer les poissons dans la mer, de même qu'on sème sur la terre certains
fruits. Et comme si cette entreprise devait être fort utile au public, il tint la main pendant cinq
ans à ce que si quelqu'un, parmi d'autres poissons, prenait par hasard un scare, il le rendît
aussitôt à la mer, sans lui faire aucun mal. Mais pourquoi s'étonner que les gourmands de cette
époque aient payé leur tribut à la mer, puisque nous voyons que le loup du Tibre fut en grand,
en très grand honneur auprès des prodigues, et en général tous les poissons de ce fleuve? J'en
Ignore la raison, mais M. Varron l'atteste. Parcourant les meilleurs objets de consommation que
produisent les différentes parties de l'Italie, il donne la palme, en ces mots, au poisson du Tibre,
dans son traité Des choses humaines, livre onzième :
Ad victum optima fert ager Campanus frumentum, Falernus vinum, Cassinas oleum,
Tusculanus ficum, mel Tarentinus, piscem Tiberis
« La Campanie produit le meilleur blé pour faire le pain; Falerne, le meilleur vin ;
Cassinum, la meilleure huile; Tusculum, les meilleures figues; Tarente, le meilleur miel ;
IeTibre,les meilleurs poissons. »
Varron parle de tous les poissons de ce fleuve; mais le loup, comme je l'ai dit plus haut,
était parmi eux le plus recherché, particulièrement celui qu'on prenait entre les deux ponts. C'est
ce qui est prouvé par plusieurs témoignages, mais surtout par C. Titius, contemporain de Lucile,
dans son discours pour la loi Fannia. Je cite ses paroles, non seulement parce qu'elles
prouveront ce que j'avance au sujet du loup pris entre les deux ponts, mais encore parce qu'elles
129
mettront au jour quelles étaient alors les moeurs d'un grand nombre de gens. Pour dépeindre ces
hommes prodigues, allant ivres au forum, afin d'y juger, et rapportant leurs entretiens
ordinaires, Titius s'exprime ainsi
Ludunt alea studiose, delibuti unguentis, scortis stipati. Ubi horae decem sunt, iubent
puerum vocari, ut comitium eat percontatum, quid in foro gestum sit, qui suaserint, qui
dissuaserint, quot tribus iusserint, quot vetuerint. Inde ad comitium vadunt, ne litem
suam faciant. Dum eunt, nulla est in angiporto amphora quam non inpleant, quippe qui
vesicam plenam vini habeant. Veniunt in comitium: tristes iubent dicere: quorum
negotium est narrant: iudex testes poscit: ipsus it minctum: ubi redit, ait se omnia
audivisse: tabulas poscit, litteras inspicit: vix prae vino sustinet palpebras. Eunt in
consilium: ibi haec oratio: Quid mihi negotii est cum istis nugatoribus potius quam
potamus mulsum mixtum vino Graeco, edimus turdum pinguem bonumque piscem,
lupum germanum qui inter duos pontes captus fuit?
Telles sont les expressions de Titius. Lucile, poète mordant et satirique, montre assez qu'il
n'ignorait pas l'excellent goût du poisson qu'on prenait entre les deux ponts ; car il lui donne les
épithètes de friand et de tatillon, parce qu'il venait, le long du rivage, à la recherche des
immondices. On appelait proprement tatillons ceux qui, arrivant les derniers au festin du temple
d'Hercule, léchaient les écuelles (catillos). Voici les vers de Lucile:
130
« Peindre chacun qui se fait apporter ce qui lui convenait : l'un des tétines de truie
qui vient de mettre bas; l'autre, un pâté de volaille grasse; l'autre, un tatillon pris entre les
deux ponts du Tibre. »
CHAPITRE XIII.
Je serais long, si je voulais énumérer toutes les inventions que la gourmandise des anciens
Romains leur suggéra, et qu'ils mirent en pratique; c'est ce qui fut cause qu'on proposa au
peuple un si grandnombre de lois sur les dépenses des festins, et qu'on ordonna de dîner et de
souper les portes ouvertes, afin que le regard des citoyens lmposât des bornes au luxe. La
première loi qui fut proposée au peuple touchant les festins, est la loi Orchia; elle le fut par C.
Orchius, tribun du peuple, d'après la décision du sénat, la troisième année que Caton était
censeur. Je n'en rapporte point le texte, parce qu'il est trop long. Son objet était de limiter le
nombre des convives. C'était contre l'infraction de cette disposition de la loi, que Caton tonnait
dans ses discours. La nécessité d'une nouvelle loi s'étant fait sentir, la loi Fannia fut portée,
vingt-deux ans après la loi Orchia, l'an 588 de la fondation,de Rome, selon l'opinion d'Aulu-
Gelle. Sammonicus Sérénus s'exprime ainsi au sujet de cette loi
« La loi Fannia, très saints augustes, fut proposée au peuple, de l'avis unanime de
tous les ordres; elle ne fut point présentée, comme la plupart des autres, par les préteurs
ou les tribuns, mais par les consuls eux-mêmes, de l'avis et par le conseil de tous les bons
citoyens, attendu que le luxe des festins nuisait à la république plus qu'on ne pourrait se
l'imaginer;. car la chose était venue à un tel point, que plusieurs jeunes gens ingénus
trafiquaient de leur liberté et de leur vertu pour satisfaire leur gourmandise, et que
plusieurs citoyens romains arrivaient au comice gorgés de vin, et décidaient, ivres, du sort
de la république. »
131
Telles sont les paroles de Sammonicus. La loi Fannia surpassait la sévérité de la loi
Orchia, en ce que cette dernière ne faisait que circonscrire le nombre des convives, ce qui
n'empêchait pas de manger son bien avec un petit nombre de personnes; tandis que la loi Fannia
borna la dépense des repas à cent as : ce qui lui fit donner par le poète Lucilius, avec sa
causticité ordinaire, le nom de centussis. Au bout de dix-huit ans, la loi Fannia fut suivie de la
loi Didia; cette dernière eut deux motifs: le premier et le principal fut d'étendre les lois
somptuaires de Rome à toute l'Italie, car les Italiens pensaient que la loi Fannia ne les
concernait pas; et qu'elle n'était obligatoire que pour les seuls citoyens de Rome; le second fut
de rendre passibles des pénalités de la loi, non seulement ceux qui dans les festins qu'ils avaient
don nés avaient dépassé les bornes prescrites, mais encore ceux qui avaient été invités à ces
festins, ou qui y avaient assisté de quelque manière que ce fût. Après la loi Didia vint la loi
Licinia, présentée par P. Licinius Crassus le riche, à la confection de laquelle les plus distingués
citoyens mirent tant de zèle, que le sénat ordonna, par extraordinaire, qu'aussitôt après sa
promulgation elle devint obligatoire pour tout le monde, comme si elle eut été soumise à
l'acceptation du peuple, et avant d'attendre sa confirmation dans les trinundines. Cette loi
ressemblait à la loi Fannia, à quelques changements près. En effet, on n'avait voulu qu'obtenir
l'autorité d'une loi nouvelle, l'ancienne commençant à tomber en désuétude; et en cela on ne fit
en vérité que ce qui s'est pratiqué pour les lois des Douze Tables. Lorsque leur antiquité
commença à les affaiblir? on fit passer leurs dispositions dans de nouvelles lois, qui prirent le
nom de ceux qui les présentèrent. Les principales dispositions de la loi Licinia consistaient à
défendre aux Romains d'employer à leur nourriture, chacun des jours des calendes, des nones et
des nundines, plus de cent as: quant aux autres jours qui ne sont point compris dans cette
catégorie, il était défendu de servir sur la table plus de trois livres de viande sans apprêt, et
d'une livre de viande d'apprêt, sans comprendre les fruits de la terre, de la vigne et des ar bres.
Je vois déjà la réflexion que de pareilles dispositions vont faire naître: C'était donc un siècle
bien sobre que celui où les lois pouvaient circonscrire à tel point la dépense des repas? Mais il
ne faut point raisonner ainsi ; car les lois somptuaires n'étaient proposées que par une seule
personne, tandis qu'elles devaient corriger les vices de toute la cité; et certainement l'on n'aurait
pas eu besoin de pareilles lois, si l'on n'eût vécu au milieu des moeurs les plus corrompues et les
plus dissipatrices: c'est un ancien adage, que les bonnes lois sont enfantées par les mauvaises
mœurs. A ces lois succéda la loi Cornélia, qui fut aussi une loi somptuaire que présenta le
dictateur Cornélius Sylla : cette loi ne prohibait pas la magnificence des festins, ne prescrivait
pas de bornes à la gourmandise; mais elle diminuait le prix des denrées : et quelles denrées, bon
Dieu! quel genre de sensualités recherchées, et à peu près inconnues aujourd'hui ! quels
poissons et quels mets y sont nommés ! et cependant la loi leur assigne de bas prix. Je ne
craindrai pas d'avancer que ce bas prix des mets invitait à s'en procu rer une grande quantité et
permettait aux personnes peu riches de satisfaire leur gourmandise. Pour dire tout ce que je
pense, celui-là me paraît entaché de luxe et de prodigalité qui se fait servir immodérément,
132
encore que ce soit à peu de frais : ainsi donc notre siècle doit être considéré comme beaucoup
plus sobre que celui dont il est question, puisque chacun de nous ne connaît tout au plus que de
nom la plupart des objets dont la loi de Sylla parle comme étant alors d'un usage vulgaire.
Après la mort de Sylla, le consul Lépidus porta aussi une loi alimentaire, car Caton qualifie
ainsi les fois somptuaires. Peu d'années après, une autre loi fut soumise à l'acceptation du
peuple par Antius Restion; cette loi, bien qu'excellente et non abrogée, fut rendue inutile par la
ténacité du luxe et le concours puissant des autres vices. On rapporte néanmoins ce trait
remarquable de Restion qui la présenta, savoir, que de toute sa vie il ne soupa plus hors de chez
lui, afin de n'être pas témoin de la violation d'une loi qu'il avait présentée pour le bien public. A
ces lois, je joindrais un édit somptuaire présenté par Antoine, qui fut dans la suite triumvir, si je
ne trouvais inconvenant de placer, au nombre de ceux qui ont réprimé le luxe, Antoine, qui ne
put être surpassé dans la dépense ordinaire de ses repas qu'au moyen de la valeur d'une pierre
précieuse qu'avala son épouse Cléo- pâtre. Tout ce qui vit dans la mer, sur la terre ou dans les
airs, lui semblait destiné à assouvir sa voracité, et il le livrait à sa gueule et à sa mâchoire. C'est
dans cette vue qu'il voulut transférer en Égypte le siège de l'empire romain. Cléopâtre son
épouse, qui ne voulait pas se laisser vaincre même en fait de luxe, par des Romains, fit la
gageure de consommer dix millions de sesterces dans un souper. Antoine trouva la chose
prodigieuse; néanmoins, il accepta la gageure sans hésiter. Munacius Plancus fut choisi pour
arbitre, digne juge d'un pareil combat. Le lendemain Cléopâtre, pour engager la lutte, servit à
Antoine un souper magnifique, mais qui ne l'étonna point, parce qu'il reconnut partout ses mets
quotidiens. Alors la reine, souriant, se fit apporter un flacon dans lequel elle versa un peu de
vinaigre très acide; et, détachant une pierre précieuse qui lui servait de pendant d'oreille; elle l'y
jeta dedans résolument. Celle-ci s'y fut bientôt dissoute, comme c'est le propre de cette pierre; et
aussitôt Cléopâtre l'avala : après cela, quoiqu'elle eût gagné la gageure, puisque la pierre valait
sans contestation dix millions de sesterces, elle mettait déjà la main à celle qui lui servait de
pendant à l'autre oreille, lorsque Munacius Plancus prononça gravement et en juge sévère
qu'Antoine était vaincu: On peut juger quelle devait être la grosseur de cette pierre, puisque
après que Cléopâtre eut été vaincue et faite prisonnière en Égypte, celle qui resta fut portée à
Rome où on la scia en deux morceaux, qui furent placés, comme étant chacun d'une énorme
grosseur, sur la statue de Vénus, qui était dans le temple appelé Panthéon.
CHAPITRE XIV.
Furius parlait encore lorsqu'on apporta les bellaria du second service, ce qui fit tomber la
conversation sur un autre sujet. Symmaque mettant la main aux noix : Je voudrais, dit-il,
133
apprendre de toi, Servius, quelle est la cause ou l'origine de tant de noms divers qu'ont reçus les
noix; comme aussi d'où vient que les pommes, dont les goûts et les noms sont si variés, ont recu
néanmoins toutes ce nom générique: et d'abord je souhaiterais que tu commençasses par nous
dire, touchant les noix, ce qui te reviendra en mémoire de tes fréquentes lectures. Alors Servius
prit la parole:
Iuglans arbor proinde dicta est ac Iovis glans. Nam quia id arboris genus nuces habet
quae sunt suaviore sapore quam glans est, hunc fructum antiqui illi, qui egregium
glandique similem ipsamque arborem deo dignam existimabant, Iovis glandem
appellaverunt, quae nunc litteris interlisis iuglans nominatur
Cloatius Vérus, dans son livre Des mots tirés du grec, explique ce nom de cette manière
Juglans, c'est comme s'il y avait diuglans (gland du dieu Ju), il manque le mot d : en
grec, Διὸς βάλανος (gland de Jupiter)
comme on le trouve dans Théophraste, qui dit: Les arbres particuliers aux montagnes, et
qui ne croissent point dans les plaines, sont le térébinthe, l'yeuse, le tilleul, l'alaterne et le noyer,
qui est le même que le Διὸς βάλανος. Les Grecs appellent aussi cette espèce de noix basilique
(royales) »
La noix appelée avellane ou prénestine est produite par l'arbre appelé coryle (coudrier),
dont Virgile a parlé:
Corylum sere
« Corylum sere. »
Il est près de Prénestine une peuplade appelée les Karsitains, ἀπὸ τῶν καρύων (noix).
Varron en fait mention dans son Logistorique intitulé Marius de la Fortune. Voilà d'où vient le
nom de la noix prénestine. On trouve le passage suivant dans la comédie du Devin, de Naevius
134
Quis heri
Apud te? Praenestini et Lanuvini hospites.
Suopte utrosque decuit acceptos cibo,
Alteris inanem bulbam madidam dari,
Alteris nuces in proclivi profundere.
« Qui était hier chez vous? des hôtes de Préneste et de Lanuvium il fallut donner à
chacun le mets de son pays qu'il aime : à l'un des noix en abondance, à l'autre l'oignon
apprêté en sauce. »
Les Grecs appellent cette autre noix pontique, tandis que chaque nation lui fait prendre le
nom de celle de ses provinces où elle croît le plus abondamment. La noix-châtaigne, qui est
mentionnée dans Virgile castaneasque nuces, s'appelle aussi héracléotique; car le savant Oppius
dans l'ouvrage qu'il a fait sur les arbres, forestiers, dit
Heracleotica haec nux, quam quidam cataneam nominant, itemque Pontica nux
atque etiam quae dicuntur basilicae iuglandes germina atque flores agunt similiter isdem
temporibus quibus Graecae nuces
- En disant cela, Servius tira une amande de son noyau et la présenta aux convives.
- La noix grecque est celle que nous appelons amygdale (amande). Elle est aussi appelée
thasienne, témoin Cloatius, qui, dans le quatrième livre des Étymologies grecques dit:
135
Puisque nous parlons des noix, je n'omettrai point la noix mollusque, quoique l'hiver ne
nous permette pas d'en jouir actuellement. Plaute, dans son Calceolus (petit soulier), en fait
mention en ces termes: II dit que
— Molluscam nucem
Super eius dixit inpendere tegulas.
« les branches d'un noyer mollusque s'élèvent au- dessus de son toit. »
Plaute la nomme à la vérité; mais il ne nous donne aucun renseignement sur elle. C'est
celle qu'on appelle vulgairement persique (pêche), et on la nomme mollusque, parce que c'est la
plus molle de toutes les noix c'est ce qui est attesté par le très savant Suévius, auteur compétent
en cette matière, dans l'idylle intitulée Moretum. Parlant d'un jardinier qui apprête un moretum,
parmi les diverses choses qu'il y fait entrer, il nous apprend qu'il y met la noix mollusque; voici
ses expressions
« Toi, Acea, joins la noix basilique à la noix de Perse. Cette dernière a pris son nom,
dit-on, de ce que jadis ceux qui, avec le puissant roi appelé Alexandre le Grand, allaient
porter chez les Perses une guerre féconde en terribles combats, à leur retour dans les
champs de la Grèce, y plantèrent cette espèce d'arbres, qu'ils en avaient apporté;
procurant ainsi de nouveaux fruits aux mortels. Cette noix est la noix mollusque, pour que
personne ne s'y trompe faute de le savoir. »
On appelle noix térentine, celle qui est si peu compacte qu'elle se brise presque en la
touchant. On trouve à son sujet le passage suivant dans le livre de Favorin
Item quod quidam Tarentinas oves vel nuces dicunt, quae sunt terentinae a tereno,
quod est Sabinorum lingua molle: unde Terentios quoque dictos putat Varro ad Libonem
primo
136
« Quelques personnes donnent aux noix et aux brebis l'épithète de tarentines, tandis
qu'il faut dire tarentines, de terenus, qui dans l'idiome des Sabins signifie mou. C'est de
cette origine que Varron, dans son livre troisième à Libonis, pense que dérive le nom des
Térentins. »
Horace est tombé dans l'erreur que Favorin vient de signaler, lorsqu'il dit:
CHAPITRE XV.
Puisque nous trouvons les pommes au nombre des bellaria, parlons de leurs différentes
espèces, maintenant que nous avons terminé ce qui concerne les noix. II est des écrivains
agronomiques qui établissent la distinction suivante entre les noix et les pommes. Ils appellent
noix tout fruit qui, étant dur à l'extérieur, renferme intérieurement un corps bon à manger; et ils
appellent pomme tout fruit qui, étant extérieurement bon à manger, renferme dans l'intérieur un
corps dur. D'après cette définition, la pêche, que le poète Suévius compte, comme nous l'avons
vu plus haut, au nombre des noix, devrait être rangée plutôt parmi les pommes. Après ce
préliminaire il faut passer en revue les différentes espèces de pommes que Cloatius, dans le
quatrième livre des Étymologies grecques, énumère soigneusement en ces termes
« Voici quelles sont les diverses espèces de pommes : l'abricot, le coing, le citron, le
coccymelum, la pomme à cuire, la pomme de Mélos, la pomme douce, la mattiane, la
137
pomme orbieulée, la grenade, la pomme précoce, la pomme ridée, la punique, la persique
(pêche), la quiriane, le prosivum, la pomme rouge, la scaudiane, la pomme silvestre, le
struthium, la scantiane, la pomme de Tibur, la vériane. »
Vous voyez que la pêche, qui a conservé le nom de son soi originaire (persicum),
quoiqu'elle soit depuis longtemps naturalisée sur le nôtre, est comptée par Cloatius au nombre
des pommes. Le citron, dont parle le même auteur, est aussi une espèce de pomme persique,
selon Virgile, qui dit
Et pour qu'on ne doute pas que ce soit du citron dont Virgile a voulu parler, écoutez un
passage d'Opplus, dans son livre Des arbres forestiers :
« Le citron est aussi une pomme persique; une espèce croit en Italie, et l'autre en
Médie. »
Est autem odoratissimum: ex quo interiectum vesti tineas necat. Fertur etiam venenis
contrarium, quod tritum cum vino purgatione virium suarum bibentes servat.
Generantur autem in Perside omni tempore mala citrea: alia enim praecarpuntur, alia
interim maturescunt.
« Il est fortement odorant; son jus jeté sur les habits y tue les teignes. On le regarde
aussi comme un contre-poison, parce que, écrasé dans du vin, il produit une boisson qui
fortifie en purgeant. Les citrons viennent en Perse dans toutes les saisons, et tandis qu'on
cueille les uns, les autres mûrissent encore. »
On voit que le citron est nommé dans ce passage avec toutes les qualités distinctives que
Virgile lui attribue, sans prononcer son nom. Homère, qui appelle le citron θύον, nous apprend
que c'est un fruit odorant :
138
Et quant à ce que dit Oppius, qu'on mettait du jus de citron sur les habits, Homère a aussi
exprimé la même chose en ces termes ;
De même aussi Névius, dans son poème de la guerre Punique, par l'expression de citrosa
vestis, veut exprimer un habit parfumé au citron.
La poire que vous voyez devant vous est un fruit qui a de nombreuses variétés, distinguées
pardes noms différents. Cloatius, déjà cité, donne la nomenclature suivante de leurs
dénominations
CHAPITRE XVI.
Ces figues sèches qui sont là m'invitent à énumérer les diverses espèces de ce fruit,
toujours guidé, pour celui-là comme pour les autres, par Cloatius: voici l'énumération qu'il fait,
avec son exactitude ordinaire, des diverses espèces de figues
Africa albula harundinea asinastra, atra palusca, Augusta bifera Carica, caldica alba
nigra, Chia alba nigra, Calpurniana alba nigra, cucurbitiva duricoria Herculanea Liviana
ludia leptoludia Marsica Numidica pulla Pompeiana praecox, Tellana atra.
139
« L'africaine, la figue blanche, la figue de roseau, l'asinastre, la figue noire, la figue
de marais, l'augusta, la figue bisannuelle, la figue de Carie, la figue de Chaleide, l'alba-
nigra, l'alba-nigra de Chio, l'alba-nigra calpurniane, la flgue citrouille, la figue à peau
dure, la figue herculane, la Liviane, la figue de Lydie, la petite figue de Lydie, la figue des
Marses, la figue de Numidie, la pompéiane brune, la figue précoce, la tellane noire. »
Il est bon de savoir que le figuier blanc est un des arbres heureux, et le figuier noir un des
arbres malheureux, selon que nous l'apprennent les pontifes. Voici en effet ce que dit Vérianus,
dans son traité Des formules Pontificales :
Felices arbores putantur esse quercus aesculus ilex suberies fagus corylus sorbus,
ficus alba, pirus malus vitis prunus cornus lotus.
Tarquin l'Ancien, dans son livre Des prodiges qui concernent les arbres, s'exprime ainsi
Arbores quae inferum deorum avertentiumque in tutela sunt, eas infelices nominant:
alternum sanguinem filicem, ficum atram, quaeque bacam nigram nigrosque fructus
ferunt, itemque acrifolium, pirum silvaticum, pruscum rubum sentesque quibus portenta
prodigiaque mala comburi iubere oportet.
« On appelle arbres malheureux ceux qui sont sous la protection des dieux des enfers,
dont il faut se préserver; ces arbres sont : l'alaterne, le sanguin, la fougère, le figuier noir,
tous les arbres qui produisent des baies noires, et toute espèce de fruits de cette couleur,
l'alisier, le poirier sauvage, le houx, le buisson, et les arbrisseaux à épines. Tous ces arbres
doivent être brûlés, pour conjurer les phénomènes de mauvais augure. »
Mais que penser de voir dans de bons auteurs la figue distinguée de la pomme, comme ne
faisant point partie de cette classe de fruits? Afranius, dans la Sella (chaise), dit :
Neque serit vitem neque quae sata est diligenter colit: oleum ficos poma non habet
140
« Il ne plante point la vigne; il ne cultive pas soigneusement ce qu'il a semé; il n'a ni
huile, ni figues, ni pommes. »
Il ne faut pas négliger la remarque que le figuier est le seul de tous les arbres qui ne fleurit
point. On donne le nom de grossus à la figue qui ne mûrit point, et qui donne encore de ce lait
qui est propre à ce fruit. Les Grecs, pour les désigner, se servent du mot ὀλύνθους. On lit dans
Mattius :
« C'est pourquoi il se faisait passer pour fou et pour insensé: il mangeait des grossuli
au miel. »
Voici quelles sont les diverses espèces d'olives l'olive d'Afrique, l'olive blanchâtre,
l'aquilia, l'olive d'Alexandrie, l'olive d'Égypte, la culminea, l'olive des ragoûts, la liciniane,
Torchas, l'olive sauvage, la pausia, la paulia, l'olive longue, la sallentine, la sergiane, la
termutia. Voici maintenant les diverses espèces de raisins. L'aminéen, ainsi nommé du pays où
il croît; car le lieu où est maintenant Falerne fut jadis habité par les Aminéens. L'asinusca,
l'atrusca, l'albivérus, le raisin d'Albano, le raisin des abeilles, l'apicia, le bumamma, ou, comme
disent les Grecs, βούμασθος, le raisin à chair dure, le raisin sauvage, le psithia noir, le
maronien, le raisin maréotide, le raisin de Nlumente, le raisin précoce, le pramnien, le psithia, le
pilleolata, le raisin de Rhodes, le raisin à couronne, le vénucula, le variola, le lagéa.
- Je voudrais écouter plus longtemps notre cher Servius ; mais l'heure du repos étant
arrivée, nous avertit de remettre au moment où nous pourrons écouter le reste de la savante
dissertation entamée par Symmaque dans sa propre maison. Là-dessus on se retira.
141
LIVRE TROIS
LIVRE III.
CHAPITRE 1.
Avec quelle exactitude Virgile a décrit les divers rites des sacrifices.
Les personnes attendues se trouvant réunies, à l'heure fixée avant le repas du soir, dans la
maison de Praetextatus, Evangelus commença par lui adresser la parole en ces termes:
-Tu nous as dit, mon cher Praetextatus, qu'entre les mérites divers de Virgile, dont tu es le
lecteur assidu, celui que tu admires le plus, c'est la science profonde du droit pontifical qu'il
montre dans plusieurs parties de ses ouvrages, comme si cette science eût été le principal objet
de ses études. Tu t'es engagé, si l'occasion se présentait de traiter un sujet aussi important, à
prouver que Virgile devait être considéré comme le premier de nos pontifes : remplis donc
maintenant ta promesse; sans quoi je devrai croire ou que tu as oublié ton engagement, ou
plutôt que le président du collège de nos pontifes ignore le mérite de Virgile considéré comme
pontife. Le visage de Praetextatus se couvrit d'une rougeur modeste, et il répondit : Je vais
prouver, et que je n'oublie point mes engagements, et que Virgile ne fut pas ignorant des rites
sacrés. Je le ferai, Évangelus, non à cause de tes paroles, beaucoup plus inconsidérées que
vraies, mais par égard pour cette réunion, qui, je le sais, m'écoutera avec empressement. La
première chose par laquelle je crois devoir commencer, c'est la cérémonie de la purification, par
où doit toujours commencer quiconque veut offrir aux dieux du ciel un sacrifice régulier. C'est
ce que Virgile démontre clairement, lorsque introduisant Énée en qualité de pontife, il lui fait
adresser à son père les paroles suivantes
142
« Toi, mon père, prends dans tes mains les ustensiles sacrés et nos pénates
domestiques; sortant d'un si terrible combat, et la main encore fraîchement ensanglantée,
je serais sacrilège de les toucher avant de m'être lavé dans l'eau vive du fleuve. »
« Vers les lieux riants par où coule le Tibre pour se précipiter dans la mer;»
afin qu'aussitôt qu'il aura mis le pied sur le seul de l'Italie, lavé dans les ondes du fleuve, il
puisse invoquer avec pureté Jupiter,
Et pourquoi tout cela? parce qu'il navigue sur le Tibre pour aller joindre Évandre, et que,
devant le trouver occupé à célébrer les fêtes d'Hercule, il veut être purifié, afin de pouvoir
participer aux sacrifices de son hôte. Aussi Junon ne se plaint-elle pas tant de ce que contre sa
volonté Énée est parvenu en Italie, que « de ce qu'il est entré dans le lit désiré du Tibre, » parce
qu'elle savait qu'une fois purifié dans ce fleuve, il pouvait régulièrement sacrifier à elle-même,
et qu'elle ne voulait pas seulement être intercédée par lui. Maintenant que nous avons démontré,
par l'autorité de Virgile, que la purification estime cérémonie essentielle aux sacrifices que l'on
offre aux dieux du ciel, voyons si ce poète a observé la même exactitude de rites à l'égard du
culte des dieux des enfers.
Lorsqu'on veut sacrifier aux dieux du Ciel, il faut se purifier par l'ablution de tout le corps; mais
lorsqu'on veut sacrifier aux dieux des enfers, il suffit seulement de l'aspersion. Énée veut donc
parler de sacrifices à faire aux dieux du ciel, lorsqu'il dit :
Mais lorsque Didon veut sacrifier aux dieux infernaux, elle dit
143
« O ma chère nourrice, fais venir ici ma soeur Anne; dis-lui qu'elle se hâte d'asperger
son corps de l'eau du fleuve. »
« II (le prêtre Corynée) tourne trois fois autour de ses compagnons, portant une onde
pure, dont il les aspergeait légèrement. »
De même, lorsque dans les enfers Virgile peint Énée prêt à consacrer un rameau à
Proserpine, il s'exprime ainsi
« Énée s'arrête à l'entrée, et asperge son corps avec de l’eau fraîchement puisée. »
CHAPITRE II.
Avec quelle propriété Virgile a employé les expressions sacramentelles des cérémonies
sacrées.
La propriété des termes est si familière à Virgile, que cette observation, à son égard, paraît
cesser d'être un éloge. Néanmoins il ne l'a nulle part poussée plus loin qu'en fait de sacrifices et
de choses sacrées. Et d'abord je ferai une remarque sur un terme à propos duquel on s'est
plusieurs fois trompé. Virgile dit:
— Extaque salsos
Porriciam in fluctus,
144
II ne faut point lire porriciam (je jetterai), comme le font quelques uns, à cause des mots in
fluctus, dans lesquels on croit que Virgile a voulu dire : je jetterai les entrailles. Mais il n'en est
point ainsi; car, selon la doctrine des haruspices et les maximes des pontifes, le
mot porriciam est sacramentel dans les sacrifices. Véranius, sur le Ier livre de Pictor, discute
ainsi cette expression:
Exta porriciunto, dis danto, in altaria aramve focumve eove quo exta dari debebunt.
« Les entrailles des victimes (exta) sont présentées (porriciunto) et données (danto)
aux dieux, ou sur l'altare, ou sur l'ara, ou sur le focus, ou en quelqu'un des lieux où l'on
doit faire ces offrandes. »
« Dieux qui régnez sur cette mer dont je parcours les plaines, je fais vœu avec joie de
vous immoler sur ce rivage un taureau blanc, je vous offrirai (porriciam) ses entrailles
(exta) dans les flots amers, et j'y répandrai le vin liquide. »
De là il résulte que, suivant les rites sacrés, les entrailles des victimes peuvent porrici (être
offertes), et non projici (être jetées).
Constituam ante aram voti reus (j'amènerai devant vos autels, engagé par voeu) : ce sont les
mots sacramentels des sacrifices: celui qui s'engage envers les dieux par un vœu est appelé reus;
et celui qui ne remplit pas son vœu est appelé damnatus. Mais je n'ai pas besoin d'en dire
davantage sur ce sujet, puisque le savant Eustathe naguère l'a traité à fond. C'est une chose
particulière à remarquer dans Virgile, qu'il emploie souvent, avec une profonde intelligence, tel
mot que le vulgaire pourrait plus d'une fois croire placé au hasard. Ainsi, nous lisons en
plusieurs endroits qu'on ne peut sacrifier par la simple oraison, si en outre celui qui prie les
dieux ne tient en priant leurs autels embrassés. Varron, dans le cinquième livre de son
traité Des choses divines, dit que
145
aras primum asas dictas, quod esset necessarium a sacrificantibus eas teneri: ansis
autem teneri solere vasa quis dubitet? Conumtatione ergo litterarum aras dici coeptas, ut
Valesios et Fusios dictos prius nunc Valerios et Furios dici.
les autels (arae) s'appelaient anciennement anses parce qu'il fallait qu'ils fussent
tenus, par ceux qui offraient les sacrifices, de la même façon qu'on tient les vases par les
anses. Au moyen d'un changement de lettre, d'asa on aura fait ara, comme de Valesius et
de Fusius qui se disaient anciennement, on a fait aujourd'hui les noms de Valérius et de
Furius.
« Le dieu tout-puissant entendit les prières qu'Iarbe lui adressait en tenant ses autels
embrassés. »
Ne croirait-on pas qu'Iarbe est écouté, non pas tant parce qu'il priait, que parce qu'il tenait
les autels embrassés? Lorsque Virgile dit ailleurs
« Je touche les autels, j'atteste les dieux, et les feux qui y brûlent en leur honneur »,
Il entend donner une signification analogue au terme qui exprime l'action de saisir l'autel
(tango). Le même poète, savant aussi profond qu'esprit ingénieux, a usé de certains vieux mots
qu'il savait appartenir spécialement aux rites sacrés, de manière qu'en changeant le son du mot,
la signification restât tout entière. Ainsi dans le premier livre de Pictor, du Droit pontifical, on
trouve le mot vitulari, dont Titus explique ainsi la signification:
« dans certains sacrifices le prêtre fait éclater sa joie (vitulatur); ce que les Grecs
appellent παιανίζειν. »
Virgile, avec sa docte élégance, rend en peu de mots cette interprétation compliquée
car puisque vitulari, qui n'est autre chose que voce laetari, s'exprime par παιανίζειν, pour
désigner ceux qui sont joyeux en chantant, peut-on trouver un terme plus propre que
l'adjectif παιᾶνος? Arrêtons-nous un moment sur le mot vitulari. Hyllus, dans le livre qu'il a
composé sur les dieux, dit qu'on appelait Vitula la déesse qui préside à la joie. Pison dit que
c'est la victoire qu'on appelle Vitula, et voici la raison qu'il en donne : Le lendemain des nones
de juillet, les Romains ayant mis en fuite les Toscans qui les avaient battus la veille, ce qui a
fait donner à ces nones le surnom de Populifugia (fuite du peuple), après la victoire, l'on offrit
certains sacrifices appelés Vitulations.
D'autres pensent que le nom de Vitula vient de ce que cette déesse a le pouvoir de nous faire
soutenir la vie (vita) ; c'est pourquoi on lui offre des sacrifices pour la remercier des
productions de la terre, parce que ces productions servent à soutenir la vie de l'homme. De là
vient que Virgile a dit
« Viens te joindre à moi lorsque je sacrifierai une génisse (cum faciam vitula) pour
les fruits de la terre. »
Virgile signale la qualité de pontife dans Énée, jusque dans la qualification qu'il donne au
récit de ses labeurs. Les pontifes avaient la prérogative d'écrire sur des tables le récit des
événements publics; on appelait ces tables annales maximi, pour désigner qu'elles étaient
l'ouvrage des souverains pontifes; c'est à cause de cela que Virgile fait dire par Énée (à Didon
147
« Si vous avez le loisir d'écouter les annales de nos malheurs, si grands et si
nombreux. »
CHAPITRE III
On demande souvent ce que signifient dans les décrets des pontifes les expressions de
sacré, de profane, de saint, de religieux. Voyons si Virgile a employé ces mots d'une manière
conforme à leur définition, et si, selon son usage, il a conservé à chacun sa signification propre.
Trébatius au livre premier Des choses religieuses, s'exprime ainsi :
Le poète, ayant cette définition présente à la mémoire, a prononcé à peine le mot de sacré,
qu'il fait suivre presque aussitôt le nom de la divinité
Ailleurs
« Le sacrifice (sacra) que j'ai disposé pour être, suivant les rites religieux, à Jupiter
Stygien.»
Ailleurs
148
Tout le monde convient à peu près que la chose profane est celle qui n'a aucun rapport
avec le temple, ni avec nulle autre partie du culte religieux. Virgile, en parlant d'un bois sacré et
de l'entrée des enfers, également sacrée, nous fournit un exemple de la signification de ce mot
« Loin d'ici, profanes, s'écria la Sibylle; loin d'ici; sortez de ce bois sacré. »
C'est ici le lieu de remarquer que Trébatius dit que la chose profane est proprement celle
qui, d'un usage religieux et sacré, a été transportée à l'usage et à la propriété de l'homme.
« Divinités, s'écrie Turnus, dont j'ai toujours respecté le culte, que les soldats d'Épée
ont profané durant cette guerre, ô Faune, secoure-moi, je t'implore! et toi, Terre
protectrice des hommes, retiens son javelot! »
« Que les Troyens, sans aucun respect, avaient coupé le tronc d'un arbre sacré. »
Par où il est démontré que la chose profane est proprement celle qui est transportée d'un
usage sacré, aux actes communs de la vie humaine. La chose sainte, d'après la définition du
même Trébatius, liv. X Des choses religieuses,
interdum idem quod sacrum idemque quod religiosum, interdum aliud, hoc est nec
sacrum nec religiosum, est
149
Sancta ad vos anima, atque istius inscia culpae,
Descendam.
Par l'expression sainte, Virgile n'a pas voulu dire que l'âme de Turnus fût sacrée ou
religieuse, mais pure. De même aussi dans l'exemple suivant
« Voilà que nous voyons sortir, du haut de la tête d'Iule, comme un épi lumineux. »
Dans ce passage, l'épithète de saints est donnée aux feux, pour celle de sacrés, parce qu'ils
étaient produits par la divinité.
De même dans cet autre passage:
150
l'épithète de très sainte est donnée à la Sibylle pour celle de sacrée, parce qu'elle était
prêtresse, et remplie de la divinité.
Il nous reste maintenant à reconnaître dans Virgile quelle est la chose religieuse. Servius
Sulpicius nous apprend que la religion a été ainsi nommée, comme étant une chose que sa
sainteté sépare et éloigne de l'homme; et il fait dériver ce mot du participe relinquendo, de
même que celui de cérémonie de carendo. Virgile, se conformant à cette étymologie, a dit
« Il est un vaste bois, près de la fraîche rivière de Cérète, dont la religion de nos pères
consacra les terres environnantes à une grande distance (religione patrum late sacer: »)
undique colles
Inclusere cavi, et nigra nemus abiete cingit,
« De tous les côtés il est entouré de collines caverneuses, et ceint d'une forêt de noirs
sapins. »
« On dit, ajoute le poète, que les antiques Pélages le consacrèrent à Silvain, dieu des
champs et des troupeaux. »
« Les hommes religieux sont ceux qui discernent ce qu'il faut faire et ce qu'il faut
éviter. »
151
Rivos deducere nulla
Religio vetuit.
Deducere est pour detergere, nettoyer, désobstruer; car il est bien permis, les jours de fêtes,
d'écurer les fossés encombrés, mais non d'en creuser de nouveaux. Remarquons, en passant, un
éclaircissement que le poète jette, comme en glissant, sur la signification d'un mot. Le droit
pontifical, prévoyant qu'on lave les brebis pour deux motifs, ou pour les guérir de la gale, ou
pour nettoyer leur laine, a interdit de les laver les jours de fête pour le premier motif; et il a
permis de le faire pour le second. Aussi le poète a-t-il compté cette action de plonger dans le
fleuve les troupeaux bêlants au nombre des choses permises. S'il se fût arrêté là, il eût confondu
la chose permise avec la chose prohibée; mais en ajoutant à la fin du vers le mot salubre, (fluvio
mersare salubri) il donne à entendre le cas qui rend l'ablution permise.
CHAPITRE IV.
Qu'est-ce que le delubrum, et les dieux Pénates? Que Virgile a employé ces termes avec
son exactitude ordinaire.
C'est une partie de la science pontificale, de donner aux lieux sacrés les dénominations qui
leur sont propres. Voyons donc ce que les pontifes appellent proprement delubrum, et dans quel
sens Virgile a employé ce mot. Varron, liv. VIII des choses divines, dit:
Delubrum ait alios aestimare in quo praeter aedem sit area adsumpta deum causa, ut
est in Circo Flaminio Iovis Statoris: alios in quo loco dei simulachrum dedicatum sit, et
adiecit: sicut locum in quo figerent candelam candelabrum appellatum, ita in quo deum
ponerent nominatum delubrum.
« Les uns pensent que le delubrum est cet emplacement qui, dans les édifices sacrés,
est plus particulièrement consacré au dieu, comme celui qui dans le cirque Flaminien est
consacré à Jupiter Stator ; d'autres croient que c'est le lieu même où est placé le simulacre
du dieu. »
De ce passage de Varron, on peut conclure que, selon l'opinion pour laquelle il penche, et
qu'il est dans l'usage d'émettre la dernière, le mot delubrum dérive de dei dedicatum
simulacro (dédié à la statue d'un dieu).
152
Virgile s'est conformé tour à tour à l'une et à l'autre opinion. Pour commencer par la seconde,
voici un exemple où il prend le mot delubrum comme étant le nom du simulacre de dieu, ou au
moins du lieu sur lequel il est posé.
« Cependant les deux serpents fuient vers les parties les plus élevées de la citadelle
sacrée » (delubra ad summa).
Et aussitôt, pour désigner la divinité dont elle renferme la statue, le poète ajoute
« ils gagnent le sanctuaire de la cruelle Pallas, ils se réfugient aux pieds de la déesse,
et se mettent à couvert sous l'égide de son bouclier: »
Ailleurs il a dit
« Anne et Didon vont d'abord dans le sanctuaire (delubra) chercher la paix au pied
des autels; »
« Didon porte ses pas (spatiatur) devant les statues des dieux (ante ora deum) et aux
pieds de leurs autels arrosés de sang. »
153
Or, que signifie le mot spatiatur, si ce n'est qu'elle parcourt un certain espace. Ad aras, que
le poète ajoute ensuite, indique que cet espace est celui qui entoure le simulacre de la divinité.
C'est ainsi que, selon son usage, sans avoir l'air de s'en occuper, Virgile ne néglige pas de se
conformer aux mystères sacrés. On trouve çà et là, dans les ouvragés de Virgile, des
éclaircissements précieux sur les dieux particuliers aux Romains, c'est-à-dire sur les Pénates.
Nigidius, dans son traité Des dieux, livre XIX, demande si les dieux pénates ne sont point
l'Apollon et le Neptune des Troyens, qui bâtirent, à ce qu'on dit, les murs de leur ville; et si ce
n'est pas Énée qui les apporta en Italie. Cornélius Labéo exprime la môme opinion sur les dieux
pénates. C'est celle que Virgile a suivie, lorsqu'il a dit
« Anchise, ayant ainsi parlé, rendit aux autels les honneurs ordinaires; il immola un
taureau à Neptune, et un autre à toi, ô bel Apollon. »
Varron, dans son traité Des choses humaines, livre second, rapporte que Dardanus
transporta les Pénates de Samothrace en Phrygie, et Énée de Phrygie en Italie. Il ne s'explique
point sur les dieux pénates; mais ceux qui ont fait des recherches plus approfondies disent que
les Pénates sont les dieux par lesquels nous respirons, par lesquels nous avons un corps et une
âme raisonnable: ils disent de plus que Jupiter est l'air mitoyen, Junon la terre et la partie
inférieure de l'air, et Minerve la partie la plus élevée de l'atmosphère : ils tirent un argument en
faveur de cette opinion, de ce que Tarquin, fils de Démarate de Corinthe, instruit des secrets
mystères du culte des Samothraces, consacra un même temple, sous les noms réunis de ces trois
divinités. Cassius Hemina dit que les dieux des Samothraces, qui sont les mêmes que les
Pénates des Romains, étaient spécialement qualifiés de dieux grands, dieux bons, dieux
puissants. Virgile, instruit de ces particularités, fait dire à Anchise.
« J'amène avec moi mon fils, mes compagnons, nos Pénates, et les grands dieux; »
ce qui rend θεοὺς μεγάλους. Dans des passages divers, il donne les trois épithètes à une
seule des divinités nommées plus haut; ce qui démontre pleinement sa manière de voir à l'égard
de l'opinion ci-dessus émise. Ainsi, lorsqu'il dit
154
il lui donne l'épithète de τὴν μεγάλην.
Lorsqu'il dit
« Que Bacchus qui inspire la joie, que la bonne Junon, président à cette fête, »
Ailleurs il lui donne celle de dominamque potentem, qui correspond à τὴν δυνατήν
(puissante).
Virgile a aussi donné la même épithète à Vesta, laquelle, au reste, fut certainement du
nombre des dieux pénates, ou leur fut au moins associée; si bien que les consuls, les préteurs et
les dictateurs, au commencement de leur magistrature, allaient à Lavinium sacrifier aux Pénates
et en même temps à Vesta; aussi Virgile à peine a-t-il dit, en faisant parler Hector
Higin, dans son traité Des dieux pénates, ajoute qu'on les appelait aussi θεοὺς πατρῷους,
dieux paternels ou de la patrie. Virgile ne l'a pas ignoré »
« Dieux paternels, a-t-il fait dire à Anchise, conservez ma maison, conservez mon
petit-fils ! »
CHAPITRE V.
155
Avec quel soin Virgile a spécifié les divers genres de victimes; et pourquoi il qualifie
Mézence de contempteur des dieux?
L'exactitude de Virgile ne se montré pas moins dans les rites des sacrifices que dans la
science spéciale des dieux. Trébatius, livre I Des choses religieuses, nous apprend qu'il y a deux
sortes de victimes : les unes dans les entrailles desquelles on consulte la volonté des dieux, les
autres dont la vie (anima) est purement offerte en sacrifice à la divinité; ce qui leur fait donner
par les haruspices le nom d'animales. Virgile, dans ses vers, a spécifié des deux espèces de
victimes la première, c'est-à-dire l'espèce de victimes dans les entrailles desquelles se manifeste
la volonté des dieux, en ces termes
« Énée immole deux brebis, choisies selon l'usage, n'ayant encore que deux ans. »
Et peu après
— Pecudumque reclusis
Pectoribus inhians spirantia consulit exta.
« Didon consulte avec attention l'intérieur des entrailles palpitantes des victimes. »
II désigne la seconde espèce, c'est-à-dire celle dans laquelle la victime est appelée animale,
parce que son immolation n'a d'autre but que d'offrir sa vie à la divinité, lorsqu'il fait sacrifier
un taureau par Entelle, vainqueur d'Éryx; car, dans cette occasion, voulant spécifier l'objet de la
victime animale, il s'est servi du mot technique
« Je m'acquitte envers toi en t'immolant cette âme, moins vile que celle de Darès: »
C'est pour caractériser le veeu qu'il emploie le verbe persolvo (j'acquitte), qui est le terme
sacramentel. De même, quelques vers plus haut, voulant aussi faire entendre que le taureau
(abattu par Darès) était immolé, pour l'acquitter envers les dieux, il avait dit
Virgile n'a-t-il pas aussi, en cet autre endroit, voulu parler de la victime animale
156
Sanguine placastis ventos et virgine caesa,
Cum primum Iliacas Danai venistis ad oras:
Sanguine quaerendi reditus, animaque litandum
Argolica.
« O Grecs, lorsque jadis vous avez abordé sur les côtes d'Ilion, c'est avec du sang et
par le sacrifice d'une vierge que vous avez apaisé les vents ce n'est que par le sang que
vous obtiendrez le retour, et en sacrifiant la vie d'un Grec (animaque litandum Argolica);
»
« Il conviendra maintenant d'immoler sept taureaux qui n'aient jamais porté le joug
(grege de intacto) ; autant de brebis, choisies, selon l'usage, parmi celles qui n'ont encore
que deux ans. »
Et dans un autre endroit il désigne encore plus clairement les injuges, lorsqu'il dit
157
La victime ambarvale est, comme le dit Pompéius Festus, celle que promènent autour des
champs ceux qui sacrifient pour les fruits de la terre.
« Tels sont les honneurs qui te seront toujours rendus, soit lorsque nous solenniserons
la fête des nymphes, soit lorsque nous ferons le tour (lustrabimus) des champs. »
« Que l'heureuse victime fasse trois fois le tour des champs nouvellement ensemencés.
»
Ceux qui offraient des sacrifices avaient le soin d'observer que si la victime que l'on
conduisait aux autels résistait avec violence, et témoignait par là qu'on l'y traînait contre son
gré, elle devait en être écartée, parce qu'ils pensaient qu'alors le dieu ne l'agréait pas : que si, au
contraire, elle se laissait offrir paisiblement, ils pensaient que le dieu l'avait pour agréable; de là
notre poète a dit
« Le bouc sacré, conduit par la corne, restera (stabit) au pied des autels. »
Et ailleurs
« Je placerai (statuam) devant vos autels un taureau dont la corne sera dorée. »
Il fait tellement consister toute la piété dans les sacrifices qu'on doit offrir aux dieux, qu'il
qualifie Mézence de contempteur des dieux, pour une cause diamétralement opposée. En effet,
ce n'est point, comme le pense Asper, pour avoir été sans pitié envers les hommes et sans aucun
rapport aux dieux, que Virgile a donné ce surnom à Mézence; car alors il l'aurait plutôt donné à
158
Busiris, qu'il s'est contenté de qualifier, quoiqu'il fût bien plus cruel, d'illaudatum, indigne de
louange. Mais le lecteur attentif trouvera le motif véritable d'une épithète qui caractérise
l'orgueilleuse impiété de Mézence dans le Ier livre des Origines de Caton. Cet auteur raconte en
effet que Mézence ayant ordonné aux Rutules de lui offrir les prémices qu'ils offraient aux
dieux, tous les peuples latins, craignant un pareil ordre de sa part, avaient fait le voeu suivant :
IUPPITER, SI TIBI MAGIS CORDI EST NOS EA TIBI DARE POTIUS QUAM
MEZENTIO, UTI NOS VICTORES FACIAS
« Jupiter, si tu as à coeur que nous t'offrions ces prémices plutôt qu'à Mézence, fais-
nous vainqueurs de lui. »
C'est donc pour s'être arrogé les honneurs divins, que Mézence a été justement qualifié par
Virgile de contempteur des dieux. De là cette pieuse et pontificale imprécation
Par cette dernière expression il fait rejaillir, sur les dépouilles enlevées à Mézence, la
dénomination du fait pour lequel il subit sa peine.
CHAPITRE VI.
Science admirable de Virgile dans la doctrine sacrée tant des Romains que des peuples
étrangers; ce qui est démontré par les rites sacrés d'Apollon Délien et d'Hercule vainqueur.
La science de Virgile touchant les doctrines sacrées tant de notre nation que des peuples
étrangers est digne, d'admiration. Ainsi ce n'est pas sans motif qu'Enée, à son arrivée à Délos,
n'immole aucune victime, et, qu'à son départ il sacrifie à Apollon et à Neptune; car il est à
Délos un autel, comme nous l'apprend Cloatius Vérus au second livre des Origines (grecques),
sur lequel on n'immole point de victime, mais où l'on honore le dieu seulement par des prières
solennelles. Voici les expressions de Cloatius :
C'est sur cet autel que le poète a voulu faire entendre qu'Énée sacrifia à Apollon Géniteur;
car, aussitôt entré dans le temple, Énée commence sa prière, sans avoir fait auparavant aucun
159
sacrifice. Pour désigner plus clairement la qualité d'Apollon considéré comme procréateur, cette
prière contient ces mots
En sorte que, lorsque dans la suite Énée immole un taureau à Apollon et à Neptune, nous
ne devons pas douter que ce ne soit sur un autre autel. En effet, Virgile se sert alors du nom
ordinaire d'Apollon, tandis que plus haut il l'a appelé Père, ce qui était cette fois le terme
propre. Caton, De l'éducation des enfants, parle de cet autel en ces termes:
Je ne crois pas non plus devoir omettre de remarquer pourquoi dans le même passage
Virgile a dit que le temple était bâti (saxo vetusto) de pierre antique. Vélius Longus dit:
« que c'est une transposition d'épithète, et qu'il veut exprimer par là l'antiquité du
temple. »
Plusieurs commentateurs, après lui, ont embrassé cette opinion; ce pendant il n'y a pas
intérêt à exprimer ainsi l'âge d'un édifice. Epaphus, homme d'une grande érudition, nous
apprend, livre XVII, qu'à une certaine époque le temple de Delphes, qui jusqu'a lors était resté
inviolable et sacré, fut pillé et incendié; il ajoute que plusieurs villes et îles voisines de Corinthe
furent englouties par un tremblement de terre; tandis que Délos n'a rien souffert, ni avant ni
depuis ces événements; et par conséquent son temple est resté toujours construit des mêmes
pierres. Thucydide, dans le livre III de son Histoire, nous apprend la même chose. Il n'est donc
pas étonnant que Virgile voulant offrir à la vénération publique cette île, conservée par la
protection du ciel, il signale l'antique solidité de ses constructions; ce qui implique
simultanément la stabilité de l'île elle-même. De même que le poète conserve à Apollon
l'épithète de père pour marquer ses attributions, c'est dans une intention analogue qu'il donne à
Hercule celle de victorieux. Voici, dit Évandre, la maison où est entré « Alcide victorieux. »
Varron, au livre IV Des choses divines, pense qu'Hercule a été surnommé victorieux, parce
qu'il a vaincu toutes espèces d'animaux. Et en effet, il y a à Rome deux temples consacrés à
Hercule vainqueur, l'un près de la porte Trigemina, et l'autre au marché des bœufs. Mais
Masurius Sabinus, au livre II de ses Mémorables, assigne une autre origine à ce surnom.
160
« Marcus Octavius Herennius, dit-il, après avoir été dans sa première adolescence
joueur de flûte, se dégoûta de cette profession, et entreprit un négoce: ayant heureusement
réussi, il consacra à Hercule la dixième partie de ses gains. Dans la suite, naviguant pour
son commerce, il fut attaqué par des pirates, les combattit vaillamment et demeura
vainqueur. Hercule lui apprit en songe que c'était à lui qu'il devait son salut. Alors
Octavius, ayant obtenu un emplacement des magistrats, consacra au dieu un temple et un
étendard, et lui donna le surnom de Victorieux dans une inscription qu'il fit graver. Il
choisit cette épithète comme renfermant tout à la fois et le témoignage des anciennes
victoires d'Hercule, et le souvenir du nouvel événement qui avait donné lieu de lui élever
un temple à Rome. »
Ce n'est pas sans motif non plus que dans le même endroit Virgile dit
On rapporte en effet que l'autel appelé maxima, étant menacé d'un incendie, fut sauvé par
les Pinariens, et c'est la raison pour laquelle le poète donne à cette famille la qualité de
gardienne du temple. Asper prétend que c'est pour les distinguer des Potitiens qui, corrompus
par les présents d'Appius Claudius, abandonnèrent les fonctions sacrées à des esclaves publics.
Mais Vératius Pontificalis, dans le livre qu'il a composé sur les supplications, s'exprime ainsi:
« Les Pinariens étant arrivés les derniers, lorsque le repas était déjà achevé, et au
moment où les convives se lavaient les mains, Hercule ordonna qu'à l'avenir ni eux, ni leur
race, ne goûteraient la moindre portion du dixième qu'on lui consacrait, et qu'ils ne
viendraient plus désormais que pour servir dans le temple, et non pour prendre part aux
festins. »
C'est sous ce rapport que Virgile les appelle gardiens du temple, c'est-à-dire ministres
servants, dans le même sens qu'il dit ailleurs
161
Et custos furum atque avium cum falce saligna
Hellespontiaci servet tutela Priapi.
« Qu'un gardien, une branche de saule à la main, préserve des voleurs et des oiseaux
la statue de Priape, né dans l'Hellespont. »
Dans ce dernier passage, le mot gardien signifie sans aucun doute celui qui repousse les
oiseaux et les voleurs.
« Après avoir ainsi parlé, Évandre fait rapporter les mets et les coupes qu'on avait
enlevés, et fait placer les Troyens sur des sièges de gazon (sedili.) »
Virgile n'a pas employé sans motif le mot sedili (siége); car c'est une observation
particulière aux sacrifices d'Hercule, de manger assis. Cornélius Balbus, livre XVIII de
ses Exegétiques, dit que jamais on ne faisait de lectisterne à l'ara maxima. Un autre rite
particulier au temple d'Hercule, c'est de n'y sacrifier jamais que la tête découverte. Cela se
pratique ainsi, pour ne pas se rencontrer dans la même situation que le dieu, lequel y est
représenté la tête couverte. Varron dit que c'est un usage grec, qui vient de ce que ou le dieu, ou
ceux de ses compagnons qu'il laissa en Italie et qui bâtirent l'ara maxima, sacrifièrent selon le
rite grec. Gavius Bassus ajoute encore que cela se pratique ainsi, parce que l''ara maxima était
bâtie avant la venue d'Énée en Italie, qui y trouva établi l'usage de voiler la tête du dieu.
CHAPITRE VII.
Que bien des choses que le commun des lecteurs ne remarque pas dans Virgile ont une
grande profondeur de sens; et pourquoi il était permis de tuer les hommes sacrés.
Une foule de choses que le commun des lecteurs ne remarque pas dans Virgile ont une
grande profondeur. Ainsi, lorsqu'il parle du fils de Pollion, comme en cet endroit il fait allusion
à son prince, il ajoute
« Le bélier dont la toison est déjà d'un pourpre suave, pendant qu'il paît dans la
prairie, la changera en un jaune doré. »
162
Or, on trouve dans le livre (Sibyllin) des Etrusques que si la laine du bélier est d'une
couleur insolite, cela présage au chef de l'État un gouvernement heureux en tout. Il existe là-
dessus un ouvrage de Tarquitius, extrait de l'Ostentaire toscan, où l'on trouve ce passage :
« Si un bélier ou une brebis est tachée de couleur pourpre ou or, cela promet au
prince un très grand bonheur, par l'augmentation de sa puissance et par une nombreuse
postérité; cela promet à sa race une longue succession comblée de gloire et de félicité. »
C'est donc une pareille destinée que le poète en passant prophétise à l'empereur. On peut
remarquer aussi, dans le passage suivant, comment, par le moyen d'une seule expression prise
du rite sacré, Virgile exprime des conséquences extrêmement éloignées
« Les Parques mirent la main sur Halésus, et le dévouèrent (sacrarunt) aux traits
d'Évandre. »
Tout ce qui est destiné aux dieux est qualifié sacré; or l'âme ne peut parvenir à eux, si elle
n'a été délivrée du poids du corps, ce qui ne peut arriver que par la mort: c'est donc avec
justesse que Virgile donne à Halésus la qualité de sacré, puisqu'il était sur le point de mourir.
Au reste, il satisfait également dans ce passage aux lois divines et aux lois humaines : aux
premières, par laconsécration d'Halésus; aux secondes, par l'imposition des mains des Parques;
ce qui est une sorte de mancipation. C'est ici le lieu de parler de la condition de ces hommes que
les lois consacrent à certains dieux, parce que je sais qu'on trouve étonnant que, tandis qu'il
serait sacrilége de voler une chose sacrée, le meurtre d'un homme sacré soit légalement
autorisé: en voici le motif. Les anciens ne souf-raient pas qu'un animal sacré vint paître sur
leurs terres, mais ils le repoussaient sur les terres du dieu auquel il était consacré. Ils pensaient
aussi que les âmes des hommes sacrés, que les Grecs appellent zanas, étaient dues aux dieux.
De même donc qu'ils n'hésitaient pas à chasser de chez eux les animaux consacrés aux dieux,
quand même ils n'auraient pas pu les conduire dans leur temple, de même aussi ils pensaient
qu'ils pouvaient envoyer dans les cieux les âmes des hommes sacrés, qu'ils croyaient devoir y
aller aussitôt après leur séparation d'avec leur corps. Trebatius,livre IX des (Observances)
religieuses, discute cet usage; je ne cite point le passage, pour éviter la prolixité; il suffira, pour
ceux qui aiment à lire, que je leur aie indiqué l'auteur et l'endroit de l'ouvrage.
CHAPITRE VIII.
Passages de Virgile qu'on a altérés par des fausses leçons que beaucoup de choses qui
paraissent jetées au hasard dans ce poète sont très bien motivées; et de quelques autres sujets.
163
On a défiguré certains passages de Virgile, en altérant des expressions qu'il avait
employées avec une profonde science. Ainsi certaines personnes lisent
tandis que le savant poète a dit : ducente deo ( sous la conduite du dieu), et non dea (de la
déesse).
Actérianus affirme qu'on doit aussi lire dans Calvus, Vénus dieu puissant, et non déesse.
En effet, dans l'île de Chypre l'effigie de Vénus est représentée ayant du poil, avec la stature
d'un homme habillé en femme, et tenant un sceptre à la main. Aristophane l'appelle Aphroditon
(au neutre). Lévinus s'exprime de la manière suivante :
« Ainsi donc, adorant le bienfaisant (almum) Vénus, qui est mâle ou femelle, comme
est aussi la bienfaisante noctiluca » (la lune).
Philochore, dans son Athis, assure que Vénus est la même que la Lune, et que les hommes
lui sacrifiaient avec des habits de femme, et les femmes avec des habits d'homme, parce qu'elle
est réputée mâle et femelle. Le passage suivant montre encore l'exactitude de Virgile en matière
de religion
« (La colombe) tombe inanimée ( exanimis), et laisse la vie parmi les astres aériens. »
Or Higin, dans son traité Des dieux, parlant des astres et des étoiles, dit qu'on doit leur
immoler des oiseaux. C'est donc avec une profonde science que Virgile fait rester l'âme de
l'oiseau chez les dieux, qu'elle est destinée à apaiser. La moindre expression, qu'on pourrait
croire placée fortuitement, a chez lui son intention particulière. Exemple
Matrisque vocavit
Nomine Casmillae mutate parte Camillam.
164
Or, Statius Tullianus, livre Ier de son Vocabulaire, nous apprend que l'on trouve, dans
Callimaque, que les Toscans surnommaient Mercure Camillus, c'est-à-dire premier ministre des
dieux; de même Virgile fait donner par Métabus à sa fille le nom de Camilla, c'est-à-dire
prêtresse de Diane. C'est ainsi que Pacuvius, faisant parler Médée, dit :
« Vous m'attendez : me voici, moi la servante: (Camilla) des habitants des cieux ! -
Salut! soyez la bienvenue. »
C'est ainsi encore que les Romains appellent Camilli et Camillae, les jeunes gens nobles
de l'un et de l'autre sexe, qui n'ayant point vêtu la robe de puberté, servaient auprès des prêtres
et des prêtresses flamines. Il est à propos de ne pas négliger non plus une autre remarque: on
trouve dans Virgile le passage suivant
« Il existait dans l'Hespérie, d'abord habitée par les Latins, une coutume (mos) que
les Albains continuèrent d'observer comme sacrée, et que Rome, la maîtresse du monde,
observe encore aujourd'hui. »
« Par mos, on entend une institution de nos ancêtres relative aux cérémonies religieuses de
nos pères.»
Ainsi donc Virgile a rempli le sens des deux auteurs, d'abord celui de Varron, qui dit
que mos précède et que consuetudo suit; puisque après avoir dit :
il ajoute aussitôt
Par où il exprime la persévérance de l'usage. Virgile satisfait ensuite au sens de Festus, qui
dit que mos est une expression religieuse, en ajoutant l'épithète de sacrée: « que les Albains
continuèrent d'observer comme sacrée. »
165
On voit, dans sa phrase, que la coutume précède, et que la pratique de la coutume, qui est
précisément l'usage, vient ensuite. Il a donc rempli la définition de Varron; et par l'épithète de
sacrée, il a montré que mos était une expression qui appar tenait aux cérémonies religieuses; ce
qui satisfait à l'assertion de Festus. Virgile s'y est encore conformé dans le XIIe livre de son
poème, lorsqu'il dit
En quoi il montre clairement que par coutume il entend une cérémonie religieuse. De plus,
il s'est conformé à l'histoire dans le passage dont nous parlons :
« II existait dans l'Hespérie, d'abord habitée par les Latins, une coutume, etc. »
En cela il a suivi la succession des divers gouvernements. En effet, ce furent d'abord les
Latins qui régnèrent, puis les Albains, et enfin les Romains. C'est pourquoi il commence par
dire
« Il existait dans l'Hespérie, d'abord habitée par les Latins, une coutume; »il ajoute
ensuite: « Que les Albains continuèrent d'observer, comme un usage sacré. »
Et enfin :
CHAPITRE IX.
De la formule par laquelle on était dans l'usage d'évoquer les dieux tutélaires, et de
dévouer les villes, ou les armées.
166
« Ils se sont tous retirés de leurs sanctuaires; ils ont abandonné leurs autels, les dieux
qui jusqu'à ce jour avaient maintenu cet empire. »
Ces expressions de Virgile sont tirées d'une coutume très ancienne des Romains, et de
leurs mystères sacrés les plus secrets. En effet, il est certain que chaque ville a un dieu sous la
tutelle duquel elle est placée, et qu'une coutume mystérieuse des Romains, longtemps ignorée
de plusieurs, lorsqu'ils assiégeaient une ville ennemie et qu'ils pensaient être sur le point de la
prendre, était d'en évoquer les dieux tutélaires au moyen d'une certaine formule. Ils ne croyaient
pas que sans cela la ville pût être prise, ou du moins ils auraient regardé comme un sacrilège de
faire ses dieux captifs. C'est pour cette raison que les Romains ont tenu caché le nom du dieu
protecteur de Rome, et même le nom latin de leur ville. Cependant tel nom de ce dieu se trouve
dans quelques ouvrages anciens, qui néanmoins ne sont pas d'accord entre eux: les diverses
opinions sur ce sujet sont connues des investigateurs de l'antiquité. Les uns ont cru que ce dieu
était Jupiter, d'autres la Lune, d'autres la déesse Angerona, qui, tenant le doigt sur la bouche,
indique le silence. D'autres enfin, dont l'opinion me parait la plus digne de confiance, ont dit
que ce fut Ops-Consivia. Quant au nom latin de Rome, il est demeuré inconnu, même aux plus
érudits, les Romains appréhendant que, si leur nom tutélaire venait à être connu, ils n'eussent à
éprouver de la part de leurs ennemis une évocation pareille à celle dont on savait qu'ils avaient
usé à l'égard des villes de ces derniers. Mais prenons garde de ne pas tomber dans l'erreur qui en
a égaré d'autres, en nous persuadant qu'il n'y eut qu'une seule et même formule et pour évoquer
les dieux d'une ville, et pour la dévouer : car dans le livre V du traité Des choses cachées, de
Sammonieus Serenus, je trouve ces deux formules, qu'il avoue avoir tirées d'un ouvrage très
ancien d'un certain Furias. Voici la formule par laquelle on évoque les dieux d'une ville dont on
fait le siége :
« S'il est un dieu, s'il est une déesse sous la tutelle de qui soit la ville et le peuple de
Carthage, je te prie, je te conjure et je te demande en grâce, ô grand dieu qui as pris cette
167
ville et a ce peuple sous ta tutelle, d'abandonner le peuple et la ville de Carthage, de
déserter toutes ses maisons, temples et lieux sacrés, et de t'éloigner d'eux; d'inspirer à ce
peuple et à cette ville la crainte, la terreur et l'oubli, et après les avoir abandonnés, de
venir à Rome chez moi et les miens. Que nos maisons, nos temples, nos objets sacrés et
notre ville, te soient plus agréables et plus convenables; en sorte que nous sachions et que
nous comprenions que désormais tu es mon protecteur, celui du peuple romain et de mes
soldats. Si tu le fais ainsi, je fais voeu de fonder des temples et d'instituer des jeux en ton
honneur. »
En prononçant ces paroles, il faut immoler des victimes, et il faut que l'inspection de leurs
entrailles proibette l'accomplissement de ces évocations. Voici maintenant comment on dévoue
les villes et les armées, après en avoir auparavant évoqué les dieux; mais les dictateurs et les
empereurs peuvent seuls employer cette formule de dévouement.
DIS PATER VEIOVIS MANES, SIVE QUO ALIO NOMINE FAS EST
NOMINARE, UT OMNES ILLAM URBEM CARTHAGINEM EXERCITUMQUE
QUEM EGO ME SENTIO DICERE FUGA FORMIDINE TERRORE CONPLEATIS,
QUIQUE ADVERSUM LEGIONES EXERCITUMQUE NOSTRUM ARMA TELAQUE
FERENT, UTI VOS EUM EXERCITUM EOS HOSTES EOSQUE HOMINES URBES
AGROSQUE EORUM ET QUI IN HIS LOCIS REGIONIBUSQUE AGRIS
URBIBUSVE HABITANT ABDUCATIS LUMINE SUPERO PRIVETIS
EXERCITUMQUE HOSTIUM URBES AGROSQUE EORUM QUOS ME, SENTIO
DICERE, UTI VOS EAS URBES AGROSQUE CAPITA AETATESQUE EORUM
DEVOTAS CONSECRATASQUE HABEATIS OLLIS LEGIBUS QUIBUS
QUANDOQUE SUNT MAXIME HOSTES DEVOTI. EOSQUE EGO VICARIOS PRO
ME FIDE MAGISTRATUQUE MEO PRO POPULO ROMANO EXERCITIBUS
LEGIONIBUSQUE NOSTRIS DO DEVOVEO, UT ME MEAMQUE FIDEM
IMPERIUMQUE LEGIONES EXERCITUMQUE NOSTRUM QUI IN HIS REBUS
GERUNDIS SUNT BENE SALVOS SIRITIS ESSE. SI HAEC ITA FAXITIS UT EGO
SCIAM SENTIAM INTELLEGAMQUE, TUNC QUISQUIS HOC VOTUM FAXIT UBI
FAXIT RECTE FACTUM ESTO OVIBUS ATRIS TRIBUS. TELLUS MATER TEQUE
IUPPITER OBTESTOR.
« Dis-Père, Vejovis, Mânes, ou de quelque nom n qu'il soit permis de vous appeler, je
vous prie vous tous de remplir de crainte, de terreur, d'épouvante cette ville de Carthage,
et cette a armée dont je veux parler. Que ces hommes, que ces ennemis, que cette armée
qui porte les armes et lance des traits contre nos légions et contre notre armée, que leurs
villes, que leurs champs, et que ceux qui habitent dans leurs maisons, dans leurs villes et
dans leurs champs, soient par vous mis en déroute et privés de la lumière du ciel; que
168
l'armée des ennemis, que leurs villes, que leurs champs dont je veux parler, que la tête des
individus de tous les âges, vous soient dévoués et consacrés, selon les lois par lesquelles les
plus grands ennemis vous sont consacrés. En vertu de ma magistrature, je les dévoue en
notre place, je les substitue pour moi, pour le peuple romain, pour a nos légions et nos
armées, afin que vous conserviez, au milieu de l'entreprise que nous avons à conduire, ma
personne, ma dignité, mon pouvoir, nos légions et notre armée. Si je sais, si je sens, si je
comprends que vous l'ayez fait ainsi, alors que quiconque a fait le voeu de vous immoler
trois brebis noires, en quelque lieu qu'il l'ait fait, se trouve valablement engagé. Terre
notre mère, et toi Jupiter, je t'atteste ! »
« Les dieux se sont tous retirés de leurs sanctuaires, ils ont abandonné leurs autels. »
Et enfin, pour montrer, outre l'évocation des dieux, l'effet de la cérémonie du dévouement
d'une ville, comme c'est Jupiter, ainsi que nous l'avons dit, qui y est principalement invoqué, le
poëte dit
Maintenant vous paraît-il prouvé qu'on peut à peine concevoir la profondeur de la science
de Virgile tant dans le droit divin que dans le droit profane?
169
CHAPITRE X.
Pourquoi Virgile, dans le troisième livre de l'Énéide a fait immoler un taureau à Jupiter : et
quels sont les dieux auxquels il est d'usage d'immoler des taureaux.
Après que Praetextatus eut parlé, tous, d'une voix unanime, s'accordaient à reconnaître un
égal degré de science dans Virgile et dans son interprète, lorsque Évangelus s'écrie que sa
patience est à bout, et qu'il ne tardera pas davantage à montrer le côté faible de la science de
Virgile. - Et moi aussi, continua-t-il, jadis je subis la férule, je commençai à suivre un cours de
droit pontifical; et, d'après la connaissance que j'en ai, il sera prouvé que Virgile a ignoré les
règles de cette science. En effet, quand il disait :
savait-il alors qu'il était prohibé d'immoler le taureau à ce dieu? et était-il pénétré de ce
principe qu'Attélus Capito, dans le livre Ier de son traité Du droit des sacrifices, exprime en ces
termes
« Ainsi donc il n'est pas permis d'immoler à Jupiter, ni le taureau, ni le verrat, ni le bélier?
»
Labéo soutient aussi, livre LXVIII, qu'on ne peut immoler le taureau qu'à Neptune,
Apollon et Mars. Voilà donc ton pontife qui ignore quelles victimes on doit immoler sur les
autels, chose qui n'a pas échappé aux connaissances des anciens, et qui est connue même des
gardiens des temples. Praetextatus répondit en souriant : Si tu veux te donner la peine de
consulter Virgile, il t'apprendra lui-même, dans le vers suivant, à quel dieu on immole le
taureau
Tu vois que tu retrouves les expressions de Labeo dans les vers du poète. L'un a parlé
savamment, l'autre habilement; car il a voulu montrer que c'est parce que ce sacrifice n'avait
point apaisé le dieu, qu'il fut suivi
170
C'est en considération des événements subséquents que Virgile fait immoler une hostie
impropre. Mais il n'ignorait pas que cette erreur n'était pas inexpiable. En effet, Attéius Capito,
que tu as placé en opposition avec Virgile, ajoute ces paroles :
« Si quelqu'un par hasard avait immolé un taureau à Jupiter, qu'il offre un sacrifice
expiatoire. »
Ce sacrifice est donc inusité, mais il n'est pas inexpiable; et Virgile l'a fait offrir, non par
ignorance, mais pour donner lieu au prodige qui devait suivre.
CHAPITRE XI.
Que Virgile, dans ce vers du ler livre des Géorgiques: Cui tu lacte favos et miti dilue
Baccho, a voulu signifier qu'on devait offrir en sacrifice à Cérès, du mulsum; et pourquoi, dans
le Ier et dans le VIII livre de l'Énéide, il fait faire des libations sur la table, tandis qu'on n'en
devait faire que sur l'autel.
Évangelus répliqua : Si une chose illicite doit être excusée par l'événement, dis-moi, je te
prie, Praetextatus, quel prodige devait survenir lorsque Virgile fait faire des libations de vin à
Cérès, ce qui est prohibé pour tous les rites sacrés?
« Offre-lui, dit-il, des rayons de miel détrempés dans du lait et du vin doux
(mulsum).»
Au moins aurait-il dû apprendre de Plaute qu'on ne fait point à Cérès des libations de vin;
car on trouve dans l'Aululaire le passage suivant
« STAPHYLA. Ces gens-là, mon cher Strobile, vont-ils faire les noces de Cérès?
STROBILE. Pourquoi?
STAPHYLA. Parce que je ne vois point qu'on ait apporté du vin. »
Voilà donc votre flamine, votre pontife, également ignorant et sur l'objet de l'immolation et sur
celui de la libation. Il tombe toujours dans l'erreur relativement à cette dernière cérémonie dans
le VIIIe livre de l'Énéide, il dit :
« Joyeux, ils font sur la table des libations de vin invoquant les dieux; »
171
tandis que suivant la coutume sacrée ils auraient dû (les Troyens) faire des libations non
sur la table, mais sur l'autel. Avant de répondre, dit Praetextatus, à ta seconde objection,
j'avouerai que ce n'est point sans raison que tu critiques cette libation indignement faite sur la
table ; et tu aurais aggravé la difficulté si tu avais signalé le vers suivant, où Didon fait une
pareille libation.
Car Tertius, dissertant sur plusieurs points des rites sacrés, s'objecte ce passage, et après
l'avoir discuté ne petit en trouver la solution. Je vais vous communiquer l'interprétation que j'a
trouvée dans un grand maître. Il est clairement énoncé, dans le droit Papirien, qu'une table
consacrée peut tenir lieu d'autel :
« Il y a, dit Papirien, dans le temple de Junon Populonia, une table consacrée. Or,
dans un temple, il faut distinguer les vases et ustensiles sacrés, et les simples ornements.
Les instruments qui servent à consommer le sacrifice doivent être assimilés aux vases; et
parmi eux, la table sur laquelle on place les viandes, les libations et les offrandes en
monnaie, tient le premier rang. Les ornements sont les boucliers, les couronnés, et les
autres offrandes de ce genre ; or ces offrandes ne sont pas consacrées en même temps que
le temple, tandis que la table et les petits autels sont consacrés ordinairement le même
jour que le temple. La table consacrée de la sorte sert d'autel, et reçoit les mêmes
honneurs religieux que le temple lui-même. »
C'est donc régulièrement que les Troyens font des libations chez Évandre, puisqu'elles se
font dans un bois sacré, dans lequel on mangeait sur une table qui avait été consacrée avec l'ara
maxima, et certainement avec toutes les cérémonies religieuses. Quant au repas de Didon,
comme c'était un repas royal et non religieux, fait sur une table profane, dans une salle, et non
dans un temple; que cette libation n'était point proprement religieuse, mais seulement imitée de
la religion, Virgile ne la fait faire que par la reine, en la personne de laquelle il n'était tenu à
aucune observation, et dont le rang, au contraire, l'autorisait à user de beaucoup de latitude;
tandis que, dans le repas d'Évandre, ce sont
— omnes
In mensam laeti libant, divosque precantur,
« tous les Troyens joyeux qui font sur la table des libations de vin et invoquent les
dieux,»
172
parce que, dans ce cas, il a voulu remémorer un acte que le poëte savait pouvoir être fait
licitement par tous ceux qui mangent ensemble dans un temple et sont assis à une table sacrée.
Quant au vers
« Offre à Cerès des rayons de miel détrempés dans du lait et dans du vin doux, »
je justifierai Virgile en peu de mots, parce que c'est à tort que tu l'accuses; car ce poète,
également amoureux et de l'élégance dans les expressions et de la science dans le fond des
choses, sachant d'ailleurs qu'on faisait des libations à Cérès avec du vin miellé, a dit :
voulant faire entendre par là que le vin n'est véritablement du mulsum que lorsqu'il est
miellé. C'est dans ce même sens qu'il avait dit ailleurs :
CHAPITRE XII.
Pourquoi Virgile a attribué des Saliens à Hercule, et pourquoi il leur a donné des
couronnes faites de branches de peuplier.
173
Virgile a attribué des Saliens à Hercule, tandis que l'antiquité les a consacrés
exclusivement à Mars. Il parle aussi de couronnes de peuplier, tandis qu'on n'en pottait jamais
d'autres autour de l'ara maxima que celles faites avec des feuilles de laurier. Nous voyons
d'ailleurs que le préteur urbain porte une couronne de laurier lorsqu'il sacrifie à Hercule.
Térentius Varron, dans sa satire intitulée De la foudre, atteste que les anciens étaient dans
l'usage d'offrir la dîme à Hercule; qu'ils faisaient cette oblation de dix en dix jours, en donnant
un festin et une couronne de laurier à ceux d'entre le peuple qui ne pouvaient rien offrir. C'est
donc là, répondit Praetextatus, ta double erreur de Virgile? Eh bien ! je soutiens qu'il n'y a
erreur dans aucune des deux circonstances et, pour parler d'abord du genre de feuillage dont il
forme les couronnes, il est incontestable que ceux qui sacrifient aujourd'hui sur l'ara maxima
sont couronnés de laurier; mais cet usage n'a pris naissance que longtemps après la fondation de
Rome, depuis que le bois de laurier qui est sur le mont Aventin a commencé à croître, comme
nous l'apprend Varron, livre II Des choses humaines. C'est donc la proximité de cette montagne
quiifit que ceux qui sacrifiaient sur l'ara maxima prirent l'habitude d'aller y couper du laurier.
Le passage de Virgile est donc exact, puisqu'il se rapporte à ces temps où Évandre sacrifiait sur
l'ara maxima, avant la fondation de Rome, et où il seservait du peuplier, arbre spécialement
consacré à Alcide. Quant aux Saliens que le poète attribue à Hercule, c'est une suite de la
profondeur abondante de son savoir. En effet, ce dieu est considéré parles pontifes comme étant
le même que Mars. C'est ce qu'atteste la Ménippée de Varron, intitulée l'autre Hercule, dans
laquelle, après avoir disserté sur ce dieu, il prouve qu'il est le même que Mars. Les Chaldéens
donnent le nom d'Hercule à l'astre que tous les antres peuples nomment Mars. II existe un
ouvrage d'Octavius Hersennius, intitulé Des rites des Saliens de Tibur, dans lequel il nous
apprend que les Saliens consacrés à Hercule, lui sacrifiaient à certains jours fixes, et sous de
certains auspices. De plus, le savant Antonius Gnipho, dont Cicéron fréquentait l'école après les
travaux du forum, prouve qu'on donne des Saliens à Hercule, dans le traité où il discute ce qu'on
doit entendre par festra. Ce mot désigne une petite ouverture pratiquée dans le sacrarium;
Ennius l'a employé. Je crois avoir défendu, par de graves auteurs et par d'invincibles raisons, les
deux passages mal à propos qualifiés d'erreur. Si quelqu'un a encore des doutes; qu'il nous en
fasse part, afin que nous en conférions pour dissiper nos erreurs, mais non pas celles de Virgile.
Ne t'est-il jamais venu dans l'esprit,dit Évangelus à Praetextatus, que Virgile a, pour ainsi dire,
bouleversé les rangs des habitants des cieux, lorsque, faisant offrir par Didon un sacrifice pour
ses noces, il dit :
« Elle immole des brebis choisies selon l'usage, n'ayant encore que deux ans, à Cérès
Législatrice, à Phébus; et au père Lyieus. »
174
Et il ajoute aussitôt après, comme quelqu'un qui s'éveille d'un sommeil profond
Servius, prié de répondre, s'exprima en ces termes : - Cérès est regardée comme
l'inventrice des lois, car ses fêtes sont appelées Themisféries; mais c'est une fiction, qui provient
de ce qu'avant la découverte de l'usage du blé par Cérès, les hommes erraient sans lois; cette
découverte mit un terme à leur barbarie, car après s'être partagé la propriété des terres, on en
vint à faire des lois. Phébus préside aux auspices: Lyœus ou Liber est le dieu des villes libres;
son ministre Marsias y est l'emblème de la liberté. Le sens naturel de ce passage est que Didon,
se mariant en quelque sorte pour l'utilité publique, sacrifiait aux divinités qui président aux
villes; et elle sacrifiait ensuite à Junon, qui préside aux liens du mariage. Mais il existe encore
un autre sens plus profond: en effet, il est d'usage, avant d'entreprendre quelque chose, d'apaiser
les dieux adverses et de supplier ensuite les dieux propices. C'est ainsi qu'on offre une brebis
noire à l'Hiver, et aux heureux Zéphyrs une brebis blanche. De même aussi Didon, avant de se
marier, commence par apaiser Cérès, laquelle, à cause de l'enlèvement de sa fille, a les noces en
horreur; ensuite Apollon, dieu qui n'est point marié, et enfin Liber, qui ne put avoir une femme
qu'en l'enlevant. - C'est ainsi que Servius expliqua le (dernier) rang où Virgile place Junon.
Tout le monde applaudit à cette interprétation, et après cela on désira d'entendre Eusèbe
développer la supériorité de notre poète, considéré comme rhéteur.
175
LIVRE QUATRE
LIVRE IV.
Alors Eusèbe commença en ces termes : Il ne sera pas difficile de trouver dans Virgile de
nombreux exemples de ce pathétique que tous les rhéteurs ambitionnent dans leurs discours.
Ainsi, après avoir introduit Énée dans les enfers, adressant à Didon qui le fuit les paroles sui
vantes
« O reine, c'est malgré moi que j'ai quitté vos rivages... Mais les ordres des dieux... me
contraignirent. Arrête et ne te dérobe pas à ma vue. »
il ajoute
sermone movetur,
Quam si dura silex aut stet Marpesia cautes.
Tandem corripuit sese atque inimica refugit.
« Mais ce discours faisait sur son visage aussi peu d'impression que si elle fût un dur rocher ou
un bloc de Marpésie; elle se dérobe enfin, et s'enfuit d'un air courroucé. »
Voici un autre exemple
176
Obstupui, steteruntque comae et vox faucibus haesit.
« Je demeurai stupéfait; les cheveux se dressèrent sur ma tête, et ma voix s'arrêta dans mon
gosier. »
Ailleurs, l'état de fatigue de Darès est dépeint complètement par la description de l'attitude
extérieure
« Appelés (par Énée) » indique qu'ils ne vont point volontairement chercher une
récompense, un don qui n'était en effet que le signe d'une défaite humiliante. Le passage suivant
est du même genre
Et :
177
Au sentiment du pathétique se mêle celui de la honte, lorsqu'il peint:
Le désespoir est peint par l'attitude extérieure, lorsque la mère d'Euryale apprend la mort
de son fils.
— Defixa.
Obtutu tenet ora:
« Sa bouche est immobile. »
178
— Quid me alta silentia cogis
Rumpere?
« Pourquoi me forces-tu à rompre un silence profond? »
Et ailleurs
Didon s'écrie
— Moriemur inultae?
Sed moriamur, ait,
« Mourrons-nous donc sans vengeance? N'importe, mourons, dit-elle. »
Le pathétique ne doit point s'arrêter au début ; il doit, s'il est possible, animer le discours
entier. Les phrases doivent être courtes, et les figures du style changer fréquemment, en sorte
que celui-ci paraisse agité par les flots de la colère. Qu'un même discours de Virgile nous serve
encore d'exemple.
179
— Num Sigeis occumbere campis,
Num capti potuere capi? num incensa cremavit
Troia viros?
« Quoi! ils n'ont pas péri dans les champs de Sigée? ils n'ont pas été pris et retenus captifs?
Troie embrasée n'a donc pu brûler ses habitants ! »
Puis l'ironie
— Per undas
Ausa sequi et profugis toto me opponere ponto.
« J'ai osé les poursuivre sur les ondes, et m'opposer à leur fuite sur toutes les mers. »
180
— Mars perdere gentem
Inmanem Lapithum valuit.
« Mars a bien pu exterminer la terrible nation des Lapithes. »
Après avoir récapitulé les causes qui devaient la faire réussir, avec quel accent la déesse
s'écrie
Vincor ab Aenea.
« Je suis vaincue par Énée ».
Elle se confirme ensuite dans le dessein de lui nuire, et, par un sentiment naturel à la
colère, quoiqu'elle désespère de réussir complètement, elle est satisfaite de pouvoir au moins
l'entraver
Enfin elle profère des malédictions. Elles s'échappent volontiers d'un coeur irrité
Et aussitôt elle fait valoir un argument a simili, tiré des événements antécédents.
181
« La fille de Cyssée (Hécube) ne sera pas la seule qui aura porté dans son sein un flambeau
ardent. »
Vous voyez comment Virgile coupe fréquemment ses phrases, et les varie par de
nombreuses figures; c'est qu'en effet la colère, qui n’est qu'une courte folie, ne saurait continuer
longtemps ses discours dans le même sens. On trouve aussi dans Virgile un grand nombre de
discours ayant pour but d'exciter la compassion. Exemple, celui de Turnus à Juturne
Il veut faire sentir ce qui lui rend plus sensible la perte de ses amis tués en combattant pour
sa cause
Pour être épargné du vainqueur, le même Turnus dépeint son misérable sort :
C'est-à-dire, faire ce que je voudrais le moins faire. Voici un autre exemple, entre plusieurs
semblables, des prières de ceux qui intercèdent pour leur vie.
Parlons maintenant du pathétique tiré de l'âge, de la faiblesse, etc. Nous trouverons dans
Virgile des exemples ingénieux du parti qu'il a su tirer de tous les âges de la vie de l'homme,
pour émouvoir la compassion.
De l'enfance
182
De l'adolescence.
Ou (Créuse) :
En sorte que la pitié est émue par le péril non seulement du fils, mais encore de l'enfant.
Ailleurs :
« Les joues (de Turnus) s'altèrent, et la pâleur envahit la jeunesse de son corps. »
Parle-t-il de la vieillesse?
Ailleurs c'est
183
Canitiem multo deformat pulvere.
« Qui souille de poussière ses cheveux blancs. »
Virgile se sert de la fortune de ses personnages pour exciter, tantôt l'indignation, tantôt la
pitié.
184
« Depuis que le père des dieux et le roi des humains souffla sur moi le vent de la foudre et
m'atteignit de ses feux » (Anchise).
Et Mézence,
— Attollit in agrum
Se femur,
« Qui se soulève sur sa cuisse blessée. »
Et (Pindarus)
Et
Et (Hector)
— Aterque cruento
Pulvere perque pedes traiectus lora tumentes.
« le visage noirci de poussière; et les pieds enflés par les courroies dont ils furent transpercés.»
Le poète provoque souvent le sentiment de la compassion, par (la circonstance) des lieux
(exemples).
Et
« D'Ilion », c'est-à-dire de sa patrie, de ces remparts qu'il avait défendus, et pour lesquels il
avait combattu efficacement durant l'espace de dix années : et cet autre vers :
Et :
Et:
Et:
Pour marquer l'atrocité du meurtre d'Agamemnon, il choisit le lieu où il tombe sous les
coups de son épouse,
La sainteté des lieux est un motif spécial de pathétique. Virgile dépeint le meurtre
d'Orphée, et le rend plus déplorable en raison des lieux.
Le lieu sacré d'où Cassandre fut enlevée pour être réduite en esclavage n'aggrave-t-il pas
son malheur?
Ailleurs :
La colère de Junon poursuit Énée sur les mers. Vénus s'en plaint à Neptune, et trouve dans
la nature des lieux un motif d'exciter la jalousie du dieu:
Achéménide :
Ailleurs :
Le pathétique qui résulte de la cause n'est pas rare dans Virgile. C'est souvent la cause par
laquelle une chose est produite, qui la rend déplorable ou atroce. Ainsi, quand Cicéron contre
Verrès dit:
« II exigeait les prières des parents pour la sépulture de ceux qu'il avait fait périr dans les
prisons ; »
ce n'est pas tant d'être intercédé ou d'exiger de l'argent qui excite l'indignation, que la
cause du cas dont il s'agit. Ainsi encore, quand Démosthène se plaint de Midias, qui avait
suborné un individu, il aggrave l'indignation du délit, par la cause qu'il lui attribue
« II a suborné, dit-il, un arbitre qui avait jugé avec intégrité entre lui et moi. »
188
C'est aussi avec succès que Virgile use souvent de ce moyen oratoire pour provoquer le
pathétique :
Cet événement, en temps de guerre, n'a rien en soi qui doive émouvoir le pathétique ; mais
il n'en est pas de même de la cause qui l'a produit, car
Autre exemple
Sternitur infelix,
« L'infortuné Anthore est renversé. »
alieno vulnere:
« Par un trait lancé contre un autre. »
Énée, pour faire sentir la grandeur de ses craintes, en indique les objets :
Pourquoi Iapix renonce-t-il aux arts pour une carrière sans gloire, ainsi que le dit le
poète ?
189
Autre exemple du même genre :
Et voilà la cause qui le rend (Lausus) un objet de compassion même pour ses ennemis.
Lorsqu'Enée exhorte ses compagnons à ensevelir les morts, quel motif en donne-t-il ?
Exemple:
Dans les passages suivants, le pathétique provient de la cause qui provoque le sentiment de
celui qui s'indigne:
Et:
190
Nec partem posuere suis.
« Ceux qui n'ont point fait part de leurs trésors à leur famille. » (Habitants des enfers.)
Virgile n'a eu garde d'omettre, pour exciter le pathétique, ces deux lieux communs que les
rhéteurs appellent le mode et la matière. Le mode, c'est lorsque je dis: Il a tué publiquement ou
secrètement ; la matière, c'est lorsque je dis Par le fer, ou par le poison. Démosthène emploie le
premier de ces moyens pour provoquer l'indignation contre Midias, qui l'avait frappé avec son
cothurne. Cicéron l'emploie contre Verrès, lorsqu'il raconte qu'il avait fait attacher quelqu'un
tout nu à une statue. Voici des exemples non moins sensibles, tirés de Virgile
Et:
Et:
191
Saxum ingens volvunt alii,
« D'autres roulent un énorme rocher. »
Et :
L'autre lieu commun, usité chez les rhéteurs pour exciter le pathétique, se tire de la
matière. C'est celui qu'emploie Cicéron, lorsqu'il déplore la mort de cet individu étouffé par le
moyen de la fumée d'un tas de bois vert, auquel on avait mis le feu. Le pathétique est tiré de la
matière, parce que la fumée fut la matière dont on se servit en cette occasion pour commettre le
meurtre, comme d'autres foi on emploie l'épée ou le poison; et même c'est cette circonstance qui
porte le pathétique au plus haut degré. Il en est de même lorsque l'orateur déplore le sort de ce
citoyen romain que Verrès fit battre de verges. Voici maintenant un exemple tiré de Virgile
— Miserere parentis
Longaevi,
« Aie pitié de ton vieux père. »
192
quem nunc maestum patria Ardea longe
Dividit;
« Qui gémit loin de toi dans Ardée, sa patrie. »
Ecce trahebatur,
« On la trainait. »
Du lieu :
Ipse Mycenaeus,
« Le Mycénéen. »
De sa haute fortune:
De sa famille :
Coniugis,
« C'est une épouse criminelle. »
193
— possedit adulter.
« Il tombe dans les piéges d'un adultère. »
Que vent-il exprimer par là, sinon que la perte d'un fils (Lausus) est une blessure bien
cruelle? Aussi ajoute-t-il peu après (s'adressant à Énée)
Ce qui veut dire que c'est périr que de perdre un fils. Juturne, déplorant son impuissance à
secourir son frère, s'écrie:
Inmortalis ego?
« Moi! immortelle! »
Exclamation dont la conséquence est : que ce n'est point être immortel que de vivre dans le
deuil.
Ces indications ont la force d'une définition, et le poète les emploie par élégance.
L'art des rhéteurs leur fournit encore ces lieux communs qu'ils appellent circa rem ( relatifs
au sujet), et qui sont très propres à exciter le pathhétique.
194
bien pu évoquer des enfers les mânes de son épouse. »
« Pollux a bien pu racheter son frère de la mort, en l'alternant avec lui. »
Toutes ces comparaisons ont pour but de provoquer la pitié : car il paraît cruel de refuser à
celui qui prie, ce qui fut accordé à d'autres. Voyez ensuite comment le poète accroît ce
sentiment, par la différence des causes :
pour Orphée, il s'agit des mânes de son épouse; pour Énée, il s'agit de son père. Pour
Orphée, de rappeler l'une; pour Énée, de voir simplement l'autre: L'épithète de thréicienne,
donnée à la lyre d'Orphée, est employée par dérision.
Voilà un argument a modo : assez est beaucoup plus qu'une seule fois.
Ceux-ci sont des héros trop illustres pour que le poète puisse les rabaisser, ou élever Énée
au-dessus d'eux; mais il ne manque pas de se glorifier de ce qu'il partage avec eux.
195
— Pallasne exurere classem
Argivum?
« Quoi ! dit Junon, Pallas a pu brûler la flotte des Grecs ! »
C'était une flotte victorieuse, bien au-dessus de ces restes fugitifs que la déesse poursuit.
Elle atténue ensuite la cause :
Le poète emploie l'expression noxam, qui signifie proprement une faute légère. C'était la
faute d'un seul; ce qui peut se pardonner aisément; et encore le coupable était dans un état de
fureur: en sorte qu'il n'y avait pas même faute.
Autre exemple :
Remarquez des combinaisons analogues: c'est une nation, et elle est monstrueuse
(immanem).
Poursuivons
Concessit in iras
Ipse deum antiquam genitor Calydona Dianae,
« Le père des dieux a livré aux fureurs de Diane l'antique Calydonie. »
Maintenant Junon va atténuer les causes (du ressentiment des deux dïvinités) :
La parabole est une figure qui appartient spécialement à la poésie. Aussi Virgile s'en sert
fréquemment pour exciter le pathétique, soit qu'il veuille peindre l'infortune, soit qu'il veuille
peindre la colère.
196
Qualis populea maerens Philomela sub umbra,
« Ainsi pleure Philomèle à l'ombre d'un peuplier. »
Et plusieurs autres paraboles semblables, par lesquelles Virgile sollicite les sentiments de
la pitié.
Et:
Et plusieurs autres exemples semblables, que celui qui les recherche trouvera facilement.
L'image est la troisième espèce d'ornement à simili. Elle est aussi très propre à remuer les
passions. Elle consiste, ou à décrire les formes d'un objet absent, ou à créer la forme d'un objet
qui n'existe point. Virgile s'est servi de l'une et de l'autre avec une égale élégance. Il emploie la
première à l'égard d'Ascagne :
197
« Il dépeignit ensuite la Renommée éclatante, dont la ceinture est formée de monstres aboyant.
»
La première de ces deux images convient mieux pour exciter la pitié. Aussi les Grecs
l'appellent οἶκτον (pitié); et l'autre convient mieux pour provoquer l'horreur, et ils l'appellent
δείνωσιν (force).
On pourrait citer tous les passages où Virgile décrit la forme des personnes; mais nul n'est
plus beau que le suivant :
Nous venons de parler du pathétique a simili, parlons du pathétique tiré par le poète de
l'argument a minore. Je cite une grande infortune; si je fais voir ensuite qu'elle est encore au-
dessous de celle que je veux peindre, il en résultera certainement un effet très pathétique.
Exemple
198
« Quoiqu'on ait fait parler un oracle pour prononcer son arrêt, quoiqu'elle ait reçu la mort
sur le tombeau d'un ennemi, elle est cependant plus heureuse que moi, puisqu'elle n'eut point à
supporter de devenir le prix du sort. »
puis il ajoute, pour faire sentir que cette monstruosité est au-dessous de celle de Pasiphaé :
Ce qui nous fait comprendre que la mort de son père était un événement plus cruel pour
Énée que tous ceux qu'il avait soufferts. On a nié qu'il fût possible d'agrandir une chose par la
comparaison d'une autre plus grande (a majore); mais Virgile a employé ce moyen avec
beaucoup d'habileté, à l'occasion de la mort de Didon.
Par où il fait voir que la seule mort de Didon causa une aussi grande désolation que si la
ville entière eût été détruite; ce qui, néanmoins, aurait été indubitablement une plus grande
calamité. Homère a employé la même figure:
199
῾Ως εἰ ἅπασα
῎Ιλιος ὀφρυόεσσα πυρὶ σμήχοιτο κατ' ἄρκας
« Il semblait que l'altière Ilion fût devenue tout entière la proie des flammes.»
Il est un autre lieu commun, usité chez les orateurs pour produire le pathétique. On le
rencontre fréquemment dans Virgile. C'est celui qu'on appelle praeter spem (qui trompe
l'espérance).
(Exemple)
Autre:
— Advena nostri,
Quod numquam veriti sumus, ut possessor agelli
Diceret: Haec mea sunt, veteres migrate coloni.
« Un étranger (chose que nous n'aurions jamais pu croire), possesseur de notre petit champ,
nous dit : Partez, anciens colons ! ces terres sont à moi. »
On peut aussi tirer un moyen de pathétique d'un espoir déçu; comme lorsqu'Évandre dit
(en parlant de son fils) :
200
Les orateurs appellent ὁμοιοπάθειαν (homéopathée), cette figure qui produit le pathétique
par la similitude des sentiments, comme dans ces passages de Virgile
Et :
Il est un lieu commun, dans lequel, pour produire le pathétique, on s'adresse aux êtres
inanimés ou muets; les orateurs l'emploient fréquemment. Dans les deux cas, Virgile a tiré un
grand parti de l'un et de l'autre, soit lorsque Didon s'écrie :
201
Rhoebe, diu, res si qua diu mortalibus ulla est,
Viximus.
« Rhèbe, nous avons vécu longtemps, si toutefois il est permis de dire que quelque chose soit
long pour les mortels. »
L'addubitation, que les Grecs appellent aporèse, est encore un moyen de pathétique
employé par les orateurs. Car il est dans le caractère de celui qui se plaint, comme de celui qui
s'irrite, d'hésiter sur ce qu'il doit faire.
La description de la chose vue est encore un moyen employé par les rhéteurs pour produire
le pathétique. En voici des exemples pris dans Virgile :
202
— Moriensque suo se in sanguine versat,
« ( Eunée) expire en se roulant dans son sang. »
L'hyperbole, ce qui veut dire exagération, produit aussi le pathétique. Elle sert d'expression
à la colère, ou à la pitié; à la colère, lors, par exemple, que nous disons : « II eût dû périr mille
fois; » tournure qu'on trouve dans Virgile :
L'hyperbole s'emploie encore pour peindre l'amour ou toute autre passion. (Par exemple) :
203
— Non si tellurem effundat in undas.
« Quand la terre serait noyée dans les eaux. »
L'exclamation, que les Grecs appellent ἐκφώνησις (ecphonèse), est encore une figure qui
produit le pathétique. Elle part, tantôt de la bouche du poète, tantôt de celle du personnage qu'il
fait parler.
— Di talia Graiis
Instaurate, pio si poenas ore reposco!
« Dieux ! faites éprouver aux Grecs de semblables traitements (ceux qu'avait éprouvés
Déiphobe), si la vengeance que j'implore a rien qui ne soit juste. »
La figure opposée à l'exclamation est celle que les Grecs appellent ἀποσιώπησις
(aposiopèse), qui consiste dans la réticence. Dans la précédente, la pensée s'exprimait par une
exclamation; dans celle-ci, on la fait ressortir par un silence ménagé de telle sorte qu'il puisse
être compris par l'auditeur. Comme Neptune dans Virgile :
204
Comme Mnesthée :
Comme Turnus :
Le pathétique se produit encore par la répétition, que les Grecs appellent ἐπαναφορὰν
(épanaphore). Cette figure consiste à répéter le même mot dans plusieurs phrases consécutives.
Exemples de Virgile
Ailleurs :
205
« C'était toi qu'il chantait, ô tendre épouse ! il te chantait sur la plage déserte, il te chantait au
lever du jour, il te chantait à son déclin. »
Enfin, une dernière figure employée pour produire le pathétique est l'objurgation, en grec
᾿Επιτίμησις, qui consiste à réfuter les objections par les mêmes termes dans lesquels elles sont
produites (exemple) :
206
LIVRE CINQ
HAPITRE I.
Que Virgile est supérieur à Cicéron, sinon sous tous les rapports, du moins en ce qu'il
excelle dans tous les genres de style; tandis que Cicéron n'a excelle que dans un seul. De la
division du style en quatre et en deux genres.
Eusèbe s'étant arrêté en cet endroit, afin de prendre un peu de repos, toute l'assemblée fut
d'accord pour reconnaître dans Virgile l'orateur aussi bien que le poëte, et l'observation aussi
exacte des règles de l'art oratoire que de celles de la rhétorique. - Dis-moi, ô le premier des
docteurs, dit Aviénus à Eusèbe, si l'on consent, comme il le faut bien, à mettre Virgile au rang
des orateurs, maintenant, l’homme qui étudie l'art oratoire, lequel devra-t-il préférer, de Virgile
ou de Cicéron? - Je vois, dit Eusèbe, ton intention, où tu prétends venir et m'amener c'est à
établir, entre les deux écrivains, un parallèle que je veux éviter. Tu me demandes simplement
lequel est supérieur à l'autre, afin que , de ma réponse à cette question, il en résulte
nécessairement que l'un doive être plus étudié que l'autre. Mais je veux que tu me dispenses
d'une décision si difficile et si grave. Il ne m'appartient pas de prononcer sur de si grandes
questions; et quelle que dût être mon opinion, j'en appréhenderais également la responsabilité.
J'oserai dire seulement, en considérant la fécondité si variée du porte de Mantoue, qu'il
embrasse tous les genres d'éloquence, tandis que Cicéron n'a qu'une manière : son éloquence est
un torrent abondant et inépuisable. Cependant, il est plusieurs manières d'être orateur. L'un
coule et surabonde; l'autre, au contraire, affecte d'être bref et concis; l'un aime en quelque sorte
la frugalité dans son style; il est simple, et d'une sobriété d'ornements qui va jusqu'à la
sécheresse; l'autre ce complaît dans un discours brillant, riche et fleuri. Toutes ces qualités si
opposées, Virgile les réunit; son éloquence embrasse tous les genres. - Je voudrais, dit Aviénus,
que tu me fisses sentir plus clairement ces diversités, en me nommant des modèles. Eusèbe
répondit: Il est quatre genres d'éloquence, le genre abondant dans lequel Cicéron n'a point
d'égal; le genre concis, dans lequel Salluste est au-dessus de tous; le genre sec, dont Fronton est
désigné comme le modèle; enfin le genre riche et fleuri, qui abonde dans les écrits de Pline le
jeune, et de nos jours, dans ceux de notre ami Symmaque, qui ne le cède, sous ce rapport, à
aucun des anciens : or ces quatre genres, on les retrouve dans Virgile.
Voulez-vous l'entendre s'exprimer avec une concision qu'il est impossible de surpasser :
207
Voilà comment, en peu de paroles, il détruit, il efface une grande cité, il n'en, laisse pas
seulement un débris. Voulez-vous l'entendre exprimer la même idée avec de longs
développements :
« Le dernier jour est arrivé, que l'inévitable destin assigna à la race de Dardanus ! Il
n'est plus de Troyens; Ilion, qui fut leur gloire, a passé. Le cruel Jupiter a tout livré à
Argos; les Grecs sont maîtres de la ville, que la flamme « consume.... O patrie ! ô Ilion,
demeure des dieux ! ô remparts célèbres partant d'assauts que leur livrèrent les fils de
Danaüs!... Qui pourrait raconter le deuil et les désastres de cette nuit? Quelles larmes
pourront égaler de telles douleurs? Elle croule cette cité antique, qui fut reine pendant
tant d'années ! »
Quelle source, quel fleuve, quelle mer répandirent jamais plus de flots, que Virgile en cet
endroit répand d'expressions? Je passe maintenant à un modèle de simplicité dans l'élocution
« Turnus, qui volait, pour ainsi dire, au-devant de son armée, à son gré trop tardive,
arrive à l'improviste devant la ville, suivi de vingt cavaliers d'élite : il monte un cheval
thrace, tacheté de blanc; il porte un casque doré, surmonté d'un panache rouge. »
Voyez maintenant avec quels ornements, avec quelle richesse il sait exprimer, quand il
veut, les mêmes choses :
208
In plumam squamis auro conserta tegebat.
Ipse peregrina ferrugine clarus et ostro
Spicula torquebat Lycio Cortynia cornu...
Pictus acu tunicas et barbara tegmina crurum.
Vous venez de voir séparément des modèles de chaque genre de style en particulier.
Voulez-vous voir maintenant comment Virgile sait les allier tous quatre, et former un tout
admirable de leurs diversités :
« Souvent il convient de mettre le feu aux champs stériles, et de livrer le petit chaume
aux flammes pétillantes; soit que cette opération communique actuellement à la terre de
nouvelles forces et produise un abondant engrais, soit que le feu consume les substances
délétères et fasse exhaler l'humidité superflue, soit que la chaleur élargisse les pores et les
filtres secrets à travers lesquels les plantes renouvellent leurs sucs; soit enfin qu'au
contraire la terre, par l'action du feu, s'endurcisse et resserre ses fissures, en sorte que ni
les pluies, ni l'action rapide et puissante du soleil, ni le souffle glacial et pénétrant de
Borée, ne lui enlèvent sa substance. »
Voilà un genre de style que vous ne trouverez nulle part ailleurs. Il réunit tout: concision
sans négligence, abondance sans vide, simplicité sans maigreur, richesse sans redondance.
Il est encore deux autres genres de style différents dans leur couleur : l'un est sérieux et grave,
c'est le caractère de celui de Crassus. Virgile l'a employé dans la réponse de Latinus à Turnus :
209
O praestans animi iuvenis, quantum ipse feroci
Virtute exuperas, tanto me inpensius aequum est
Consulere, et reliqua.
« Jeune homme, votre âme est élevée ; mais plus votre courage est ardent, plus il me
convient à moi de réfléchir mûrement, etc. »
L'autre genre de style, au contraire, est audacieux, ardent, offensif. C'était celui d'Antoine;
il n'est pas inusité dans Virgile :
« Ce n'est pas ainsi que naguère tu parlais. Meurs, et va rejoindre ton frère. »
Vous voyez que l'éloquence de Virgile se distingue par la réunion de la variété de tous les
genres, que le poète opère avec tant d'habileté, que je ne puis m'empêcher d'imaginer qu'une
sorte de prescience divine lui révélait qu'il était destiné à servir de modèle à tous. Aussi n'a-t-il
suivi aucun autre modèle que la nature, mère de toutes choses, en la voilant; comme dans la
musique l'harmonie couvre la diversité des sons. En effet, si l'on considère attentivement le
monde, on reconnaîtra une grande analogie entre son organisation divine, et l'organisation
divine aussi du poème de Virgile. Car, de même que l'éloquence du poète réunit toutes les
qualités, tantôt concise, tantôt abondante, tantôt simple, tantôt fleurie, tantôt calme ou rapide,
tout ensemble; de même aussi la terre, ici est ornée de moissons et de prairies, là hérissée de
rochers et de forêts; ailleurs desséchée par les sables, plus loin arrosée par les sources, ou
couverte en partie par la vaste mer. Pardonnez-moi cette comparaison; elle n'a rien d'exagéré;
car si je prends dix rhéteurs parmi ceux qui fleurirent dans Athènes, cette capitale de l'Attique,
je trouverai dans le style de chacun des qualités différentes; tandis que Virgile les aura réunies
toutes en lui.
CHAPITRE II.
Des emprunts que Virgile a faits aux Grecs; et que le plan de l'Énéide est modelé sur ceux
de l'Iliade, et de l'Odyssée d'Homère.
210
la littérature grecque? -
Eustathe - Prends garde, Évangelus, qu'il n'est aucun des auteurs grecs, même parmi les plus
distingués, qui ait puisé dans les trésors de savoir de cette nation avec autant d'abondance que
Virgile, ou qui ait su les mettre en oeuvre avec autant d'habileté qu'il a fait dans son poème. -
Praetextatus - Eustathe, tu es prié de nous communiquer, sur ce sujet, tout ce que ta mémoire te
fournira à l'instant.
Tout le monde se joignit à Praetextatus pour adresser à Eustathe les mêmes sollicitations, et il
commença en ces termes :
Vous vous attendez peut-être à m'entendre répéter des choses déjà connues : que Virgile, dans
ses Bucoliques, a imité Théocrite, et dans les Géorgiques, Hésiode; que, dans ce dernier
ouvrage, il a tiré ses pronostics dés orages et de la sérénité, du livre des Phénomènes d'Aratus;
qu'il a transcrit, presque mot à mot, de Pisandre, la description de la ruine de Troie, l'épisode de
Sinon et du cheval de bois, et enfin tout ce qui remplit le second livre de l'Énéide. L'ouvrage de
Pisandre a cela de remarquable entre tous ceux des poètes de sa nation, que, commençant aux
noces de Jupiter et de Junon, il renferme toute la série des événements qui ont eu lieu depuis
cette époque jusqu'au siècle de l'auteur, et qu'il forme un corps de ces nombreux épisodes
historiques. Le récit de la ruine de Troie est de ce nombre, et l'on suppose que celui de Virgile
n'est qu'une traduction littérale de celui de Pisandre. Cependant je passe sous silence ces
observations et quelques autres encore, qui ne sont que des déclamations d'écolier. Mais, par
exemple, les combats de l'Énéide ne sont-ils pas pris de l'Iliade, et les voyages d'Énée ne sont-
ils pas imités de ceux d'Ulysse? Seulement le plan des deux ouvrages a nécessité une différence
dans la disposition des parties; car tandis qu'Homère ne fait voyager Ulysse que lorsqu'il revient
de la prise de Troie, et après que la guerre est terminée ; dans Virgile, la navigation d'Énée
précède les combats qu'il va livrer en Italie. Homère, dans son premier livre, donne Apollon
pour ennemi aux Grecs, et il place le motif de sa haine dans l'injure faite à son pontife. Virgile
donne Junon pour ennemie aux Troyens; mais les motifs de la haine de la déesse sont de la
création du poète. Une observation que je ferai sans y attacher beaucoup d'importance, quoique
tout le monde, je crois, ne l'ait pas signalée, c'est que Virgile, après avoir promis, dès le premier
vers, de prendre Énée à son départ des rivages troyens :
- « (Je chante) celui qui, poursuivi par le destin, arriva le premier des bords troyens
en Italie, et atteignit les rivages latins; »
- lorsqu'il en vient à commencer sa narration, ce n'est point de Troie, mais de la Sicile qu'il
fait appareiller la flotte d'Énée :
211
Vix e conspectu Siculae telluris in altum
Vela dabant laeti.
- Ce qui est entièrement imité d'Homère, lequel évitant dans son poème de suivre la
marche de l'histoire, dont la première loi consiste à prendre les faits à leur origine et à les
conduire jusqu'à leur fin par une narration non interrompue, entre en matière par le milieu de
l'action, pour revenir ensuite vers son commencement ; artifice usité par les poètes. Ainsi, il ne
commence point par montrer Ulysse quittant le rivage troyen; mais il nous le fait voir
s'échappant de l'île de Calypso, et abordant chez les Phéaciens. C'est là qu'à la table du roi
Alcinoüs, Ulysse raconte lui-même sa traversée de Troie chez Calypso. Après cela, le poète
reprend de nouveau la parole en son propre nom, pour nous raconter la navigation de son héros,
de chez les Phéaciens jusqu'à Ithaque. Virgile, à l'imitation d'Homère, prend Énée en Sicile, et
le conduit par mer jusqu'en Libye. Là, dans un festin que lui donne Didon, c'est Énée lui-même
qui raconte sa navigation depuis Troie jusqu'en Sicile, en résumant en un seul vers, ce que le
poète avait décrit longuement:
« C'est de là que je suis parti pour venir, poussé par quelque dieu, aborder sur vos
côtes. »
Après cela le poète décrit de nouveau, en son propre nom, la route de la flotte, depuis
l'Afrique jusqu'en Italie :
Que dirai-je enfin? le poème de Virgile n'est presque qu'un miroir fidèle de celui
d'Homère. L'imitation est frappante dans la description de la tempête. On peut, si l'on veut,
comparer les vers des deux poèmes. Vénus remplit le rôle de Nausicaa, fille du roi Alcinoüs ;
Didon, dans son festin, celui d'Alcinoüs lui-même. Elle participe aussi du caractère de Scylla,
de Charybde et de Circé. La fiction des îles Strophades remplace celle des troupeaux du Soleil.
Dans les deux poèmes, la descente aux enfers, pour interroger l'avenir, est introduite avec
l'accompagnement d'un prêtre. On retrouve Épanor dans Palinure; Ajax en courroux, dans
Didon irritée; et les conseils d'Anchise correspondent à ceux de Tirésias. Voyez les batailles
212
de l'Iliade, et celles de l'Énéide, où l'on trouve peut-être plus d'art; voyez, dans les deux
poèmes, l'énumération des auxiliaires, la fabrication des armes, les divers exercices
gymnastiques, les combats entre les rois, les traités rompus, les complots nocturnes; Diomède, à
l'imitation d'Achille, repoussant la députation qui lui est envoyée; Énée se lamentant sur Pallas,
comme Achille sur Patrocle; l'altercation de Drancès et de Turnus, pareille à celle
d'Agamemnon et d'Achille, (quoique, dans l'un des deux poèmes, l'un soit poussé par son
intérêt, et dans l'autre par l'amour du bien public) ; le combat singulier entre Énée et Turnus,
dans lequel, comme dans celui d'Achille et d'Hector, des captifs sont dévoués, dans l'un aux
mânes de Patrocle, dans l'autre à ceux de Pallas :
— Sulmone creatos
Quattuor hic iuvenes, totidem quos educat Ufens,
Viventes rapit, inferias quos immolet umbris.
« En ce moment Énée saisit, pour les immoler aux ombres infernales, quatre jeunes
gens fils de Sulmuni et quatre autres qu'élevait Ufens. »
Poursuivons. Lycaon, dans Homère, atteint dans sa fuite, a recours aux prières pour fléchir
Achille, qui ne fait grâce à personne, dans la douleur qu'il ressent de la mort de Patrocle; dans
Virgile, Magus, au milieu de la mêlée, se trouve dans une position semblable.
Et lorsqu'il lui demande la vie en embrassant ses genoux, Énée lui répond :
« Turnus a le premier banni de nos combats les échanges de guerre, lorsqu'il a tué
Pallas. »
Les insultes qu'Achille adresse au cadavre de Lycaon, Virgile les a traduites par celles
qu'Énée adresse à Tarquitius. Homère avait dit :
213
« Va au milieu des poissons, qui ne craindront pas de boire le sang qui coule de tes
blessures; Ta mère ne te déposera point sur un lit pour t'arroser de ses larmes; mais les
gouffres du Scamandre t'entraîneront dans le vaste sein de la mer. »
CHAPITRE III.
Je rapporterai, si vous le voulez, les vers que Virgile a traduits d'Homère, presque mot
pour mot. Ma mémoire ne me les rappellera pas tous, mais je signalerai tous ceux qui viendront
s'offrir à moi :
Homère a exprimé toute l'action en aussi peu de mots que lui a permis la richesse de son
idiome. Votre poète dit la même chose, mais en employant une période :
« Camille tend fortement son arc, au point que la courbure des deux extrémités les fit
se rencontrer; ses deux mains sont à une égale distance du milieu de l'arc; la gauche dirige
le fer, la droite tire le nerf vers sa poitrine. »
Homère a dit
« On n'apercevait plus la terre, on ne voyait plus que le ciel et la mer. Alors Saturne
abaissa sur le navire une nuée sombre, qui obscurcit la surface de la mer. »
(Virgile)
214
— Nec iam amplius ulla
Adparet tellus, caelum undique et undique pontus.
« On n'apercevait plus aucune terre; de tous côtés on ne voyait que cieux et mers. »
(Homère)
(Virgile)
τόσσον ἔνερθ' ᾿Αΐδεω ὅσον οὐρανός ἐστ' ἀπὸ γαίης· (Iliade, VIII, 15)
(Virgile)
« Le Tartare est deux fois aussi profondément enfoncé vers les ombres, que l'Olympe
est suspendu au loin dans les hauteurs de l'Éther. »
(Homère)
(Virgile)
215
(Homère)
« Telle fut la prière (d'Achille). Jupiter l'entendit, et, dans sa sagesse, l'exauça en
partie, mais lui refusa l'autre partie - il voulut bien lai accorder de repousser la guerre de
dessus les vaisseaux des Grecs; mais il lui refusa de revenir sauf du combat. »
(Virgile)
(Homère)
« Énée doit désormais régner sur les Troyens, ainsi que les enfants de ses enfants et
leur postérité. »
(Virgile)
« C'est de là que la maison d'Énée dominera surtout le monde, ainsi que les enfants
de ses enfants, et leur postérité. »
καὶ τότ' ᾿Οδυσσῆος λύτο γούνατα καὶ φίλον ἦτορ, (Odyssée, XXII, 147)
Αἴας δ' ἐρρίγησε, κασίγνητον δὲ προσηύδα· (Iliade, XV, 436)
« Alors Ulysse sentit ses genoux fléchir sous lui, son courage l'abandonner; et
s'adressant à son coeur magnanime, il se disait à lui-même. »
216
De ces deux vers, Virgile n'en a fait qu'un
(Homère)
« Auguste Minerve, gardienne de la ville, la plus excellente des déesses, brise la hache
de Diomède, et qu'il soit lui-même précipité devant les portes de Scée. »
(Virgile)
(Homère)
οὐρανῷ ἐστήριξε κάρη καὶ ἐπὶ χθονὶ βαίνει· (Iliade, IV, 443)
« (La Discorde) se montre d'abord d'une petite stature ; mais bientôt elle porte sa
tête dans les cieux, tandis que ses pieds foulent la terre. »
(Virgile)
« (La Renommée) marche sur la terre, et cache sa tête parmi les nuages. »
217
« Un doux sommeil, profond, délicieux, image de la mort, s'appesantit sur les
paupières (d'Ulysse). »
(Homère)
« Je te le promets, je t'en fais le plus grand des serments; par ce sceptre qui ne
produira plus de rameaux ni de feuilles, puisqu'il a été séparé du tronc de l'arbre des
montagnes qui le porta; par ce sceptre qui ne repoussera plus, puisque la hache l'a
émondé de ses feuilles et dépouillé de son écorce, et que les juges des Grecs le tiennent
dans leurs mains, lorsqu'ils rendent la justice au nom de Jupiter. »
(Virgile)
« Mon serment est aussi infaillible qu'il est certain que ce sceptre (Latinus portait
alors le « sien) ne poussera jamais la moindre branche ni la moindre feuille qui puisse
donner de l'ombrage, puisqu'il a été retranché du tronc maternel de l'arbre de la forêt, et
dépouillé par le feu de ses feuilles et de ses branches, alors que la main de l'ouvrier osa le
revêtir d'un métal précieux, pour être porté par les princes latins. »
Maintenant, si vous le trouvez bon, je vais cesser la comparaison des vers traduits
d'Homère par Virgile. Un récit si monotone produirait à la fin la satiété et le dégoût, tandis que
218
le discours peut se porter sur d'autres points non moins convenables au sujet.
Continue, dit Aviénus, à faire l'investigation de tout ce que Virgile a soustrait à Homère. Quoi
de plus agréable en effet que d'entendre les deux premiers des poètes exprimant les mêmes
idées? Trois choses sont regardées comme également impossibles: dérober à Jupiter sa foudre, à
Hercule sa massue, à Homère, son vers; et quand même on y parviendrait, quel autre que
Jupiter saurait lancer la foudre? qui pourrait lutter avec Hercule? qui oserait chanter de nouveau
ce qu'Homère a déjà chanté? Et néanmoins Virgile a transporté dans son ouvrage, avec tant de
bonheur, ce que le poète grec avait dit avant lui, qu'il a pu faire croire qu'il en était le véritable
auteur. Tu rempliras donc les voeux de toute l'assemblée, si tu veux bien lui faire connaître tout
ce que notre poète a emprunté au vôtre. - Je prends donc, dit Eustathe, un exemplaire de
Virgile, parce que l'inspection de chacun de ses passages me rappellera plus promptement les
vers d'Homère qui y correspondent. - Par ordre de Symmaque, un serviteur alla chercher dans la
bibliothèque le livre demandé. Eustathe l'ouvre au hasard, et jetant les yeux sur le premier
endroit qu'il rencontre ; - Voyez, dit-il, la description du port d'Ithaque transportée à la cité de
Didon
« Là, dans une rade enfoncée, se trouve un port formé naturellement par les côtes
d'une île; les vagues qui viennent de la haute mer se brisent contre cette île, et, se divisant,
entrent dans le port par deux passages étroits : à droite et à gauche s'élèvent deux roches
dont les sommités menacent le ciel, et à l'abri desquelles la mer silencieuse jouit du calme
dans un grand espace; leur cime est chargée d'une forêt d'arbres touffus, qui répandent
sur le port une ombre épaisse et sombre. Derrière la forêt, un antre est creusé dans les
cavités des rochers suspendus; on y trouve des eaux douces, et des sièges taillés dans le roc
vif. C'est là la « demeure des Nymphes; là, les vaisseaux battus par la tempête trouvent le
repos, sans être attachés par aucun câble, ni fixés par des ancres. » (Virgile.)
219
Φόρκυνος δέ τίς ἐστι λιμήν, ἁλίοιο γέροντος,
ἐν δήμῳ ᾿Ιθάκης· δύο δὲ προβλῆτες ἐν αὐτῷ
ἀκταὶ ἀπορρῶγες, λιμένος ποτιπεπτηυῖαι,
αἵ τ' ἀνέμων σκεπόωσι δυσαήων μέγα κῦμα 100
ἔκτοθεν· ἔντοσθεν δέ τ' ἄνευ δεσμοῖο μένουσι
νῆες ἐΰσσελμοι, ὅτ' ἂν ὅρμου μέτρον ἵκωνται.
αὐτὰρ ἐπὶ κρατὸς λιμένος τανύφυλλος ἐλαίη,
ἀγχόθι δ' αὐτῆς ἄντρον ἐπήρατον ἠεροειδές,
ἱρὸν νυμφάων αἱ νηϊάδες καλέονται. (Odyssée, XIII)
« Sur la côte d'Ithaque, il est un port consacré au vieillard Phorcus, dieu marin. Ce
port est produit par la disposition de la côte escarpée, qui s'ouvre entre deux lignes
parallèles pour former un canal où la mer est à l'abri de la fureur des vents qui l'agitent
au dehors; les vaisseaux bien construits peuvent séjourner dans l'intérieur de ce port, sans
être attachés; l'olivier touffu orne le sommet de la côte - non loin est située une caverne
gracieuse et profonde, consacrée aux Nymphes des eaux, dans l'intérieur de laquelle on
trouve des urnes et des coupes formées par le roc, et où l'abeille fabrique son miel. »
(Homère.)
CHAPITRE IV
Aviénus pria Eustathe de ne point faire ses remarques sur des passages pris çà et là, mais
de suivre un ordre méthodique, en partant du commencement du poème. Eustathe ayant donc
retourné les feuilles jusqu'au talon, commença ainsi :
(Virgile)
« Éole ; toi à qui le père des dieux et des hommes a donné le pouvoir d'apaiser les
flots, ou de les soulever par les vents. »
(Homère)
220
κεῖνον γὰρ ταμίην ἀνέμων ποίησε Κρονίων,
ἠμὲν παυέμεναι ἠδ' ὀρνύμεν, ὅν κ' ἐθέλῃσι. (Odyssée, Livre X, 20)
« Saturne a constitué (Éole) le gardien des vents, qu'il peut apaiser ou déchaîner à
son gré. »
(Virgile)
« J'ai quatorze Nymphes d'une beauté parfaite; Déiopée est la plus belle d'entre
elles ; elle sera à toi, unie par les liens durables du mariage. »
(Homère)
« Ainsi donc, agis en ma faveur; et je te donnerai pour épouse la plus jeune des
Grâces, Pasithée, pour laquelle tu brûles tous les jours de ta vie. »
La tempête qu'Éole excite contre Énée, ainsi que le discours que celui-ci adresse à ses
compagnons sur leur situation, sont imités de la tempête et du discours d'Ulysse, à l'égard
duquel Neptune remplit le même office qu'Éole. Comme ce passage est long dans les deux
poètes, je ne le rapporte point; j'en indiquerai le commencement pour ceux qui voudront le lire
dans le livre de l'Énéide; c'est à ce vers :
(Virgile)
221
Ut primum lux alma data est, exire locosque
Explorare novos, quas vento accesserit oras,
Qui teneant, nam inculta videt, hominesne feraene,
Quaerere constituit, sociisque exacta referre.
« Dès que le jour secourable parut, il résolut de sortir pour aller reconnaître sur
quelles nouvelles côtes il avait été jeté par les vents, et si ce pays, qui lui paraissait inculte,
était habité par dès hommes ou par des bêtes, afin d'en instruire ensuite ses compagnons.
»
(Homère)
« Mais l'aurore du troisième jour s'étant levée radieuse, je prends ma lance et mon
épée, et je m'élance hors du vaisseau, pour aller à la découverte, désirant d'entendre la
voix d'un mortel et d'apercevoir quelques travaux de sa main. »
(Virgile)
« Qui es-tu, ô vierge, toi dont je n'ai jamais vu ni entendu la soeur, toi qui n'as ni le
visage ni la voix d'une mortelle, toi qui es certainement une déesse? Es-tu la soeur de
Phébus, ou l'une de ses nymphes? »
(Homère)
222
« Je te supplie, ô reine, que tu sois une divinité, ou bien une mortelle. Mais non, tu es
une de ces divinités qui habitent la vaste étendue des cieux; ta beauté, ta stature, tes traits,
me portent à te prendre pour Diane, fille du grand Jupiter ».
(Virgile)
(Homère)
« Quel mortel pourrait raconter toutes ces choses? cinq ou six ans ne suffiraient pas
pour raconter tous les malheurs qu'ont éprouvés les généreux Grecs. »
(Virgile)
« Tandis qu'ils étaient en marche, Vénus répandit autour d'eux un brouillard épais
dont ils furent enveloppés, afin que personne ne pût les apercevoir, ou retarder leurs pas,
ou s'informer des causes de leur venue. »
(Homère)
223
« Alors Ulysse se mit en chemin pour aller vers la ville; et Pallas, qui le protégeait,
répandit autour de lui une grande obscurité, afin qu'aucun des audacieux Phéaciens qu'il
pourrait rencontrer ne l'insultât, et ne lui demandât même qui il était. »
(Virgile)
« Telle sur les rives de l'Eurotas, ou sur les sommets du Cynthus, Diane conduit les
choeurs des Oréades, qui dansent en groupes et par milliers à sa suite; elle marche le
carquois sur l'épaule, et sa tête dépasse celles de ses compagnes; Latone, sa mère, en a le
coeur ému d'une secrète joie. Telle était Didon; telle elle marchait joyeuse. »
(Homère)
(Virgile)
224
Caesariem nato genitrix lumenque iuventae
Purpureum et laetos oculis adflarat honores:
Quale manus addunt ebori decus, aut ubi flavo
Argentum Pariusve lapis circumdatur auro.
« Énée parut environné d'une lumière éclatante, ayant le port et la physionomie d'un
dieu; car sa mère elle-même avait embelli sa chevelure, et répandu dans ses yeux l'éclat
brillant de la jeunesse, la majesté et le bonheur; tel est l'éclat que la main de l'ouvrier sait
donner à l'ivoire, ou à l'argent, ou à la pierre de Paros, qu'il enchâsse dans l'or. »
(Homère)
(Virgile)
« Il est devant toi, celui que tu cherches; le voici. C'est moi qui suis le Troyen Énée,
sauvé des mers de Libye. »
(Homère)
225
ἀνδρὸς ἀφεσταίη, ὅς οἱ κακὰ πολλὰ μογήσας
ἔλθοι ἐεικοστῷ ἔτεϊ ἐς πατρίδα γαῖαν· (Odyssée, 23)
« Me voici revenu, après vingt années de malheurs, sur les rivages de ma patrie. »
CHAPITRE V.
(Virgile)
(Homère)
(Virgile)
(Homère)
(Virgile)
226
Pars stupet innuptae donum extitiale Minervae:
Et molem mirantur equi: primusque Thymoetes
Duci intra muros hortatur et arce locari,
Sive dolo seu iam Troiae sic fata ferebant.
At Capys et quorum melior sententia menti
Aut pelago Danaum insidias suspectaque dona
Praecipitare iubent subiectisque urere flammis,
Aut terebrare cavas uteri et temptare latebras.
Scinditur incertum studia in contraria vulgus.
« Les uns fixent leurs regards sur le présent fatal offert à la chaste Minerve, et
admirent l'énorme grandeur du cheval; Thymètes le premier, soit perfidie de sa part, soit
que tels fussent les destins de Troie, Thymètes propose e de l'introduire dans l’enceinte
des murs, et de le placer dans la citadelle: mais Capys et ceux qui jugeaient le mieux
voulaient qu'on précipitât dans la mer, ou qu'on livrât aux flammes ce don suspect des
Grecs insidieux, ou du moins qu'on entrouvrit ses entrailles et qu'on en visitât les cavités.
La multitude incertaine se partage entre ces avis opposés. »
(Homère)
« Les Troyens, assis autour du cheval, tenaient un grand nombre de propos confus;
trois avis obtiennent des partisans: de percer avec le fer le colosse de bois creux, de le
précipiter du haut de la citadelle escarpée où on l'avait traîné; ou bien enfin, de l'y
conserver pour être consacré aux dieux. Ce dernier avis dut être suivi; car il était arrêté
par le destin que Troie devait périr dès qu'elle aurait reçu dans ses murs cet énorme
cheval de bois, où étaient renfermés les chefs des Grecs qui apportaient aux Troyens le
carnage et la mort. »
(Virgile)
227
Vertitur interea caelum et ruit oceano nox
Involvens umbra magna terramque polumque.
« Cependant le soleil achève sa carrière, et la nuit enveloppe de ses vastes ombres les
cieux, la terre et la mer. »
(Homère)
« Le soleil plonge dans l'Océan sa lumière éclatante, et en fait sortir la nuit sombre
qui apparaît sur la terre. »
(Virgile)
« Hélas ! qu'il était défiguré! Qu'il était différent de ce même Hector lorsqu'il revint
du combat chargé des dépouilles d'Achille, ou le jour qu'il venait de lancer la flamme sur
les vaisseaux phrygiens. »
(Homère)
« Certes, voilà Hector devenu maintenant moins redoutable que lorsqu'il incendiait
nos vaisseaux ».
(Virgile)
— Iuvenisque Choroebus
Mygdonides, illis qui ad Troiam forte diebus
Venerat insano Cassandrae incensus amore,
Et gener auxilium Priamo Phrygibusque ferebat.
228
« Le jeune Mygdonien Chorèbe, brûlant d'un fol amour pour Cassandre, était venu à
Troie quelques jours auparavant, proposer à Priam de devenir son gendre, et aux
Phrygiens d'accepter ses secours. »
(Homère)
« Idoménée rencontre et tue Othryon de Cabèse, qui était venu depuis peu à Troie,
pour y obtenir une réputation guerrière. Il demandait, mais il n'avait point encore obtenu,
la main de Cassandre, la plus belle des filles de Priam; il s'était engagé à chasser les Grecs
de devant Troie; et, à cette condition, le vieux Priam lui avait promis sa fille. C'était dans
l'espoir de remplir son engagement, qu'il se présentait au combat. »
(Virgile)
« Les paroles d'Énée changent en fureur le courage des jeunes Troyens : semblables à
des loups ravisseurs que la faim intolérable et l'aveugle rage animent pendant la nuit
sombre, tandis que leurs petits délaissés attendent vainement leur pâture; ainsi, au milieu
des traits et des ennemis, nous courons à une mort certaine, en traversant la ville par son
centre, tandis que la nuit obscure et profonde l'enveloppe de son ombre ».
(Homère)
229
εἴ περ γάρ χ' εὕρῃσι παρ' αὐτόφι βώτορας ἄνδρας
σὺν κυσὶ καὶ δούρεσσι φυλάσσοντας περὶ μῆλα,
οὔ ῥά τ' ἀπείρητος μέμονε σταθμοῖο δίεσθαι,
ἀλλ' ὅ γ' ἄρ' ἢ ἥρπαξε μετάλμενος, ἠὲ καὶ αὐτὸς 305
ἔβλητ' ἐν πρώτοισι θοῆς ἀπὸ χειρὸς ἄκοντι· (Iliade, XII)
« (Sarpédon) résolut de marcher contre les Grecs; il était semblable au lion nourri
dans les montagnes, et à qui la pâture manque trop longtemps; son coeur généreux lui
commande d'aller attaquer les brebis, jusque dans les bergeries les mieux gardées; c'est en
vain qu'il trouve les bergers armés de piques, faisant la garde avec leurs chiens : il ne
reviendra pas sans avoir fait une tentative; et, ou il enlèvera sa proie d'un premier bond,
ou il sera blessé lui-même par un trait lancé d'une main rapide. »
(Virgile)
« Tel que celui qui, sans y songer, ayant marché sur un serpent caché sous des ronces,
s'éloigne rapidement et en tremblant du reptile qui élève son cou bleuâtre, enflé par la
colère tel, à peu près, Androgée, saisi de frayeur, reculait à notre aspect. »
(Homère)
(Virgile)
230
Qualis ubi in lucem coluber mala gramina pastus,
Frigida sub terra tumidum quem bruma tegebat,
Nunc positis novus exuviis nitidusque iuventa,
Lubrica convolvit sublato pectore terga
Arduus ad solem et linguis micat ore trisulcis.
(Homère)
(Virgile)
« C'est avec moins de fureur que le fleuve écumant renverse ses bords, et,
abandonnant son lit, triomphe des digues énormes qui lui a furent opposées, pour aller
porter sa rage dans les campagnes, et entraîner les troupeaux avec les étables où ils sont
renfermés. »
(Homère)
231
« Ainsi, lorsque Jupiter fait tomber des torrents de pluie du haut des montagnes, le
fleuve inonde la campagne, et entraîne avec lui, jusqu'à la mer, des chênes desséchés et des
larys, avec une grande quantité de limon. »
(Virgile)
« Trois fois il tenta de le serrer entre ses bras, trois fois il n'embrassa qu'une ombre
vaine qui s'échappait de ses mains, aussi légère que le vent, aussi volatile que la fumée. »
(Homère)
« Trois fois je me sentis le désir et je tentai de l'embrasser, et trois fois elle échappa
de mes mains, comme une ombre ou comme un songe; et chaque fois je sentais la douleur
s'aigrir davantage dans mon âme. »
CHAPITRE VI.
Des passages du troisième et du quatrième livre de l'Énéide, qui sont pris dans Homère.
Une seconde tempête que subit Énée, et celle que subit Ulysse, sont toutes deux décrites
longuement dans les deux poètes; mais elles commencent ainsi qu'il suit :
Dans Virgile
« Lorsque nos vaisseaux tinrent la haute mer, et que déjà aucunes terres..... »
Et dans Homère
ἀλλ' ὅτε δὴ τὴν νῆσον ἐλείπομεν, οὐδέ τις ἄλλη (Odyssée, XII)
232
« Quand nous eûmes perdu de vue l'île, qu'on n'aperçut plus la terre, qu'on ne vit
que le ciel et la mer, qui tous deux environnaient le vaisseau de leur sombre profondeur. »
(Virgile)
(Homère)
(Virgile)
« Les matelots déploient les voiles, nous fuyons à travers les vagues écumantes, là où
les vents et le pilote dirigent notre course. »
(Homère)
« Pour nous, nous déposons nos armes et nous nous asseyons, tandis que les vents et
le pilote dirigent le vaisseau. »
(Virgile)
« A droite est placée Scylla, à gauche l'implacable Charybde; trois fois celle-ci
engloutit les flots dans un profond abîme, et trois fois elle les revomit dans les airs et les
fait jaillir jusqu'aux astres. Scylla, enfoncée dans le creux d'une caverne obscure, avance
la tête hors de son antre, et attire les vaisseaux sur ces rochers. Ce monstre, depuis la tète
jusqu'à la ceinture, est une femme d'une beauté séduisante; poisson monstrueux du reste
de son corps, son ventre est celui d'un loup, et il se termine par une queue de dauphin. Il
vaut mieux, en prenant un long détour, doubler le promontoire sicilien de Pachynum, que
de voir seulement dans son antre profond la hideuse Scylla, et les rochers bleuâtres qui
retentissent des hurlements de ses chiens. »
234
ἔνθα δ' ἐνὶ Σκύλλη ναίει δεινὸν λελακυῖα.
τῆς ἦ τοι φωνὴ μὲν ὅση σκύλακος νεογιλῆς
γίγνεται, αὐτὴ δ' αὖτε πέλωρ κακόν· οὐδέ κέ τίς μιν
γηθήσειεν ἰδών, οὐδ' εἰ θεὸς ἀντιάσειεν.
τῆς ἦ τοι πόδες εἰσὶ δυώδεκα πάντες ἄωροι, 90
ἓξ δέ τέ οἱ δειραὶ περιμήκεες, ἐν δὲ ἑκάστῃ
σμερδαλέη κεφαλή, ἐν δὲ τρίστοιχοι ὀδόντες
πυκνοὶ καὶ θαμέες, πλεῖοι μέλανος θανάτοιο.
μέσση μέν τε κατὰ σπείους κοίλοιο δέδυκεν,
ἔξω δ' ἐξίσχει κεφαλὰς δεινοῖο βερέθρου, 95
αὐτοῦ δ' ἰχθυάᾳ, σκόπελον περιμαιμώωσα,
δελφῖνάς τε κύνας τε, καὶ εἴ ποθι μεῖζον ἕλῃσι
κῆτος, ἃ μυρία βόσκει ἀγάστονος ᾿Αμφιτρίτη. (Odyssée, XII)
(Virgile)
« O chère et unique image de mon fils Astyanax, voilà ses yeux, voilà ses mains, voilà
le port de sa tête. »
(Homère)
« Tels étaient ses pieds, ses mains; tel était son regard, son visage, sa chevelure. »
(Virgile)
235
Ter scopuli clamorem inter cava saxa dedere:
Ter spumam elisam et rorantia vidimus astra.
« Trois fois les écueils firent retentir le creux des rochers, et trois fois l'écume brisée
nous fit voir les astres dégoûtants de rosée. »
(Homère)
« Au pied de ce rocher, trois fois par jour Charybde engloutit l'onde noirâtre, et trois
fois elle la vomit. »
(Virgile)
« Telle la biche qui errait sans précaution dans les forêts de Crète, est frappée par la
flèche du pasteur qui s'exerçait à lancer des traits, et qui l’a atteinte à son insu ; elle fuit à
travers les bois et les détours du mont Dictys, mais le trait mortel reste fixé dans ses
flancs. »
(Homère)
« Le cerf blessé par la flèche du chasseur fuit tant qu'il conserve de la chaleur dans le
sang, et de la force dans les membres. »
(Virgile)
236
Dixerat. Ille patris magni parere parabat
Imperio: et primum pedibus talaria nectit
Aurea, quae sublimem alis sive aequora iuxta,
Seu terram, rapido pariter cum flamine portant.
Tum virgam capit: hac animas ille evocat Orco
Pallentes, alias sub Tartara tristia mittit,
Dat somnos adimitque et lumina morte resignat.
Illa fretus agit ventos et turbida tranat
Nubila.
« Jupiter a parlé, et déjà Mercure se dispose à exécuter les ordres de son auguste
père. Il ajuste d'abord à ses pieds ses brodequins d'or, dont les ailes le soutiennent dans
les airs, et le portent avec la rapidité de la flamme au-dessus des terres et des mers. Il
prend ensuite son caducée, dont il se sert pour évoquer des enfers les pâles ombres, ou
pour les y conduire; pour donner et ôter le sommeil, et pour fermer la paupière des morts.
Avec son secours, il gouverne les vents et traverse les plus épais nuages. »
(Homère)
« Jupiter parla ainsi, et le meurtrier d'Argus n'a garde de lui désobéir; il s'empresse
de chausser ses magnifiques, ses divins brodequins d'or, qui le portent, aussi rapide que
les vents, au-dessus de la mer, comme au-dessus de la vaste étendue de la terre; il prend
cette verge avec laquelle il appesantit ou excite à son gré les yeux des mortels, et il fend les
airs, la tenant dans les mains. »
(Virgile)
237
Illa haeret scopulis, et quantum vertice ad auras
Aetherias, tantum radice in Tartara tendit.
« Ainsi, lorsque, soufflant du haut des Alpes, les Aquilons attaquent de toutes parts le
vieux chêne endurci par l'âge, et se disputent entre eux pour l'arracher, l'air siffle, et le
tronc secoué couvre au loin la terre de ses feuilles; néanmoins l'arbre demeure attaché aux
rochers, et autant sa cime s'élève vers le ciel, autant ses racines plongent vers les enfers. »
(Homère)
« Tel l'olivier cultivé par l'agriculteur, dans un terrain préparé avec soin, où l'eau
coule avec abondance, accessible au souffle de tous les vents, pousse, grandit, étend au loin
son feuillage bleu; mais tout à coup le vent survient en tourbillonnant, renverse la
tranchée qui l'environne, et le couche sur la terre. »
(Virgile)
« Déjà l'Aurore, quittant le lit pourpré de Tithon, répandait sur la terre ses premiers
feux. »
(Homère)
(Le même)
238
« Cependant l'Aurore, revêtue d'un manteau de pourpre, répandait ses feux sur la
terre. »
CHAPITRE VII.
Des emprunts que Virgile a faits à Homère, dans les cinquième et sixième livres de
l’Énéide.
(Virgile)
« Dès que les vaisseaux eurent gagné la haute mer, et qu'on n'aperçut plus autour de
soi que le ciel et les eaux, un nuage grisâtre, chargé de ténèbres et de frimas, se forma au-
dessus de nous, et vint épouvanter les ondes de son obscurité. »
(Homère)
« Quand nous eûmes perdu de vue l'île, qu'on n'aperçut plus la terre, qu'on ne vit
plus que la mer et les cieux, qui se chargeaient de sombres nuées. »
(Virgile)
« Énée répand des coupes remplies de vin; il évoque la grande âme d'Anchise, et ses
mânes qui dorment dans l'Achéron. »
(Homère)
239
οἶνον ἀφυσσόμενος χαμάδις χέε, δεῦε δὲ γαῖαν
ψυχὴν κικλήσκων Πατροκλῆος δειλοῖο. (Iliade, XXII)
(Virgile)
(Homère)
« Je lui donnerai (et j'espère qu'il appréciera ce présent) une cuirasse d'airain que
j'ai enlevée à Astérope, et dont le contour est revêtu d'ornements d'étain poli. »
La lutte des coureurs est semblable dans les deux poètes. Comme elle comprend dans
chacun, un grand nombre de vers, le lecteur pourra comparer ces deux morceaux semblables.
Elle commence comme il suit
(Virgile)
(Homère)
240
« A l'instant, chacun se dresse sur la pointe des pieds. »
Et dans Homère :
« Alors les deux champions, levant ensemble l'un contre l'autre leurs mains robustes ,
s'accrochent en même temps, et entrelacent leurs doigts nerveux. »
Si l'on veut comparer la lutte à l'exercice de l'arc, voici où elle commence dans les deux
poètes:
(Virgile)
« Aussitôt Énée invite ceux qui voudront disputer d'adresse à tirer de l'arc. »
(Homère)
« Il fait distribuer aux tireurs d'arc un fer propre à servir de trait, dix haches à deux
tranchants, et autant de demi-haches. »
Il aura suffi d'indiquer le commencement de ces narrations étendues, pour mettre le lecteur
à même de vérifier les imitations.
(Virgile)
241
(Homère)
« Ainsi parla (Anticlée). Moi, j'eus la pensée d'embrasser l'âme de ma mère défunte;
trois fois je le tentai , et trois fois elle échappa de mes mains, comme une ombre ou comme
un songe. »
« Son âme rentra sous la terre en gémissant, et disparut comme la fumée. »
La sépulture de Palinure est imitée de celle de Patrocle. L'une commence par ce vers (dans
Virgile)
Et plus loin :
« Ils élevèrent un bûcher de cent pieds carrés, et, la douleur dans le coeur, ils
placèrent dessus le cadavre de Patrocle. »
242
« Énée fit élever un grand tertre-au-dessus du tombeau de Misène ; il le décora de ses
armes, d'une rame et d'une trompette. Ce monument a donné son nom à la haute
montagne sur laquelle il est placé, et elle le conservera dans tous les siècles. »
(Homère)
« Après que le cadavre et les armes d'Elpénor eurent été brûlés, qu'on eut formé un
tertre sur son tombeau et érigé une colonne au-dessus, nous posâmes encore en haut un
monument, et une rame artistement travaillée. »
(Virgile)
(Homère)
(Virgile)
(Homère)
« Je te conjure au nom de tes ancêtres qui ne sont plus, au nom de ton épouse et du
père qui a pris soin de ton enfance, au nom de Télémaque ton fils unique, que tu as laissé
dans ton palais; je te conjure, ô roi, de te souvenir de moi lorsque tu seras parvenu dans
l'île d'Ea, où je sais que tu vas diriger ton vaisseau, en quittant le domaine de Pluton; ne
me laisse plus désormais sans deuil et sans sépulture, de peur que je n'attire sur toi la
colère des dieux, mais brûle mon cadavre avec toutes les armes qui m'ont appartenu; sur
les bords de la mer écumeuse, élève-moi un tombeau qui apprenne mes malheurs à la
postérité, et place au-dessus une rame, instrument dont je me servais, quand je partageais
l'existence avec mes compagnons. »
(Virgile)
« On voyait aussi dans ce lieu Tityus, fils de la Terre, dont le corps étendu couvre
neuf arpents de surface. Un insatiable vautour déchire avec son bec crochu, son foie
indestructible, ses entrailles sans cesse renaissantes pour son supplice; et, se repaissant
dans l'ouverture de sa poitrine, qui lui sert d'asile, il en dévore incessamment les chairs à
mesure qu'elles se reproduisent. »
(Homère)
244
καὶ Τιτυὸν εἶδον, Γαίης ἐρικυδέος υἱόν,
κείμενον ἐν δαπέδῳ· ὁ δ' ἐπ' ἐννέα κεῖτο πέλεθρα,
γῦπε δέ μιν ἑκάτερθε παρημένω ἧπαρ ἔκειρον,
δέρτρον ἔσω δύνοντες, ὁ δ' οὐκ ἀπαμύνετο χερσί· 580
Λητὼ γὰρ ἕλκησε, Διὸς κυδρὴν παράκοιτιν,
Πυθώδ' ἐρχομένην διὰ καλλιχόρου Πανοπῆος. (Odyssée,XI)
« J'ai vu Tityus, fils orgueilleux de la Terre, renversé sur le sol dont il couvrait neuf
arpents; des vautours l'entouraient de tous côtés, et, pénétrant dans ses entrailles, allaient
lui ronger le foie, sans que ses mains pussent les repousser. C'était en punition de ce qu'il
avait osé faire violence à Latone, illustre épouse de Jupiter, lorsqu'elle traversait les
riantes campagnes de Panope pour se rendre à Delphes... »
(Virgile)
« Quand j'aurais cent bouches et cent langues, avec une voix de fer, je ne pourrais
vous décrire leurs diverses espèces de crimes, et raconter, seulement en les nommant,
leurs divers supplices. »
(Homère)
« Je ne pourrais nommer seulement les nombreux chefs des Grecs, quand j'aurais dix
langues et dix bouches, une voix infatigable et une poitrine d'airain. »
CHAPITRE VIII.
Des vers des septième et huitième livres de l'Énéide qui sont pris dans Homère.
(Virgile)
245
Hinc exaudiri gemitus iraeque leonum
Vincla recusantum et sera sub nocte rudentum,
Setigerique sues atque in praesepibus ursi
Saevire ac formae magnorum ululare luporum:
Quos hominum ex facie dea saeva potentibus herbis
Induerat Circe in vultus ac terga ferarum.
« On entendait gémir dans son île des lions furieux qui luttaient contre leurs liens, et
rugissaient dans l'horreur des ténèbres; des sangliers et des ours qui poussaient des
hurlements monstrueux, semblables à ceux des loups, dans les étables où ils étaient
renfermés : c'étaient des hommes que la cruelle Circé avait dépouillés de leur forme, pour
les métamorphoser en animaux féroces. »
(Homère)
« Dans un vallon agréable, ils trouvèrent la maison de Circé, bâtie en pierres polies,
autour de laquelle erraient des lions et des loups des montagnes, que la magicienne avait
apprivoisés par ses enchantements. »
(Virgile)
« Que demandez-vous? quels motifs ou quels besoins vous ont conduits, à travers tant
de mers, sur les rivages de l'Ausonie? Vous seriez-vous égarés de votre route, ou bien
quelque tempête telle qu'on en essuie souvent sur mer..... »
(Homère)
246
« O étranger ! qui êtes-vous? Quel est le but de votre navigation? est-ce quelque
affaire? ou bien errez-vous à l'aventure, comme les pirates qui vont exposant leur vie,
pour nuire à autrui? »
(Virgile)
« Ainsi, au retour du pâturage, les cygnes au plumage blanc font retentir les nues
qu'ils traversent de leurs chants mélodieux, que répètent au loin les bords du Caïstre et du
lac Asia. »
(Homère)
(Virgile)
« Elle aurait pu voler sur la surface d'un champ couvert d'une riche moisson, sans
blesser dans sa course les fragiles épis; ou courir au milieu des mers, en glissant sur les
vagues, sans mouiller seulement la plante de son pied rapide. »
(Homère)
247
αἳ δ' ὅτε μὲν σκιρτῷεν ἐπὶ ζείδωρον ἄρουραν,
ἄκρον ἐπ' ἀνθερίκων καρπὸν θέον οὐδὲ κατέκλων·
ἀλλ' ὅτε δὴ σκιρτῷεν ἐπ' εὐρέα νῶτα θαλάσσης,
ἄκρον ἐπὶ ῥηγμῖνος ἁλὸς πολιοῖο θέεσκον. (Iliade, XX, 226)
« Tantôt ces cavales bondissaient sur la terre féconde, tantôt elles couraient dans les
champs au-dessus des épis mûrs, sans les briser, et tantôt elles s'abattaient sur la vaste
surface des ondes amères. »
(Virgile)
« On sert à Énée et aux Troyens, ses compagnons, le dos entier d'un boeuf, et des
viandes offertes sur l'autel. »
« Lorsqu'on fut rassasié et qu'on eut cessé de manger; le roi Évandre prit la parole. »
(Homère)
(Virgile)
248
Nec non et gemini custodes limine in ipso
Praecedunt, gressumque canes comitantur herilem.
« Évandre est éveillé dans son humble habitation par le retour heureux de la lumière,
et par le chant matinal des oiseaux nichés sous son toit. Le vieillard, se lève, couvre son
corps d'une tunique, et attache à ses pieds les cordons de la chaussure tyrrhénienne; il met
ensuite sur son épaule un baudrier, d'où pend à son côté une épée d'Arcadie; une peau de
panthère tombe de son épaule gauche sur sa poitrine; deux chiens, ses fidèles gardiens,
sortent avec lui de la maison, et accompagnent leur maître. »
(Homère)
(Le même)
« Il s'avance vers l'assemblée, tenant sa lance à la main; il n'était pas seul, ses deux
chiens blancs le suivaient. »
(Virgile)
« Oh! si Jupiter me rendait mes premières années, alors que pour la première fois,
vainqueur sous les murs. de Préneste, je détruisis une armée et je brûlai des monceaux de
249
boucliers, après avoir de ma propre main envoyé dans les enfers le roi Hérilus, auquel
Féronie, sa mère, par un prodige étonnant, avait donné trois vies. Il fallut le vaincre trois
fois et trois fois lui donner la mort, ce que mon bras sut accomplir. »
(Homère)
« Plût aux dieux que je fusse jeune et vigoureux, comme lorsque la guerre s'alluma
entre nous et les Éléens, à l'occasion de l'enlèvement d'un troupeau de boeufs: je tuai
Itymon et le vaillant Hypirochide, habitant de l'Elide, qui les amenait chez lui; ce dernier,
en les défendant, tomba des premiers, frappé par un trait lancé de ma main. »
(Virgile)
« Telle l'étoile du matin, dont Vénus chérit particulièrement les feux, élève dans les
cieux son disque sacré, et dissipe les ténèbres. »
(Homère)
« Telle Vesper, la plus brillante étoile du firmament, se distingue entre toutes les
autres pendant une nuit calme. »
(Virgile)
250
En perfecta mei promissa coniugis arte
Munera, ne mox aut Laurentis, nate, superbos
Aut acrem dubites in proelia poscere Turnum.
Dixit et amplexus nati Cytherea petivit,
Arma sub adversa posuit radiantia quercu.
« Voici le don précieux que je t’ai promis, les armes faites de la main de mon époux :
désormais ne crains pas, ô mon fils, de défier au combat les superbes Laurentins et
l'audacieux Turnus. Vénus dit; et embrassant son fils, elle dépose devant lui, au pied d'un
chêne, les armes étincelantes. »
(Homère)
« Vulcain, après avoir fabriqué pour Achille un vaste et solide bouclier, lui fit encore
une cuirasse plus éclatante que la flamme; il lui fit aussi un casque pesant, et qui
s'adaptait exactement sur la tempe; il était d'ailleurs habilement ciselé en or; il lui fit
encore des brodequins d'étain ductile : après qu’il eut terminé toutes ces armes, il vint les
apporter à la mère d'Achille. »
(Virgile)
« Le héros, charmé de l'insigne honneur que lui font les présents de la déesse, ne peut
se rassasier de les regarder, de les examiner en détail, et de les tenir dans ses mains. »
(Homère)
τέρπετο δ' ἐν χείρεσσιν ἔχων θεοῦ ἀγλαὰ δῶρα. (Iliade, XIX, 18)
« Il jouissait de tenir dans ses mains les dons magnifiques du dieu; et après en avoir
admiré à son gré l'admirable fabrication... »
251
CHAPITRE IX.
Des passages du neuvième livre de l'Énéide qui sont pris dans Homère.
(Virgile)
« Iris, vous l'ornement de l'Olympe, quelle divinité vous fait traverser les airs, pour
descendre vers moi sur la terre? »
(Homère)
῏Ιρι θεὰ τίς γάρ σε θεῶν ἐμοὶ ἄγγελον ἧκε; (iliade, XVIII)
(Virgile)
« Les Atrides ne sont pas les seuls qui aient essuyé un pareil outrage. »
(Homère)
« La belle Hélène n'est-elle pas la cause pour laquelle les Atrides ont amené ici
l'armée des Grecs? Mais les Atrides ne sont pas les seuls des humains qui aiment leurs
femmes. »
(Virgile)
« Quels sont les braves qui s'apprêtent à briser ce faible retranchement, et à pénétrer
avec moi dans un camp déjà épouvanté? »
252
(Homère)
« Avancez hardiment, cavaliers troyens; renversez le mur qui défend les Grecs, et
jetez la flamme dévorante sur leurs vaisseaux. »
(Virgile)
(Homère)
νῦν δ' ἔρχεσθ' ἐπὶ δεῖπνον, ἵνα ξυνάγωμεν ῎Αρηα. (Iliade, XIX, 275)
« Allez maintenant prendre votre repos, pont vous disposer à combattre. »
(Virgile)
« Ainsi parle Ascagne, les larmes aux yeux ; en même temps il délie de dessus son
épaule son épée d'or, renfermée dans un fourreau d'ivoire, ouvrage admirable de Lycaon,
artiste de Gnosse. Mnestée donne à Nisus la peau velue d'un lion, et le fidèle Aléthès
échange son casque avec lui. »
(Homère)
253
Μηριόνης δ' ᾿Οδυσῆϊ δίδου βιὸν ἠδὲ φαρέτρην
καὶ ξίφος, ἀμφὶ δέ οἱ κυνέην κεφαλῆφιν ἔθηκε
ῥινοῦ ποιητήν· πολέσιν δ' ἔντοσθεν ἱμᾶσιν
ἐντέτατο στερεῶς· ἔκτοσθε δὲ λευκοὶ ὀδόντες
ἀργιόδοντος ὑὸς θαμέες ἔχον ἔνθα καὶ ἔνθα 265
εὖ καὶ ἐπισταμένως· μέσσῃ δ' ἐνὶ πῖλος ἀρήρει. (Iliade, X)
« Le fils de Tydée avait laissé sur la flotte son épée et son bouclier; le puissant
guerrier Thrasymède lui donne la sienne, qui était à deux tranchants, et le couvre de son
casque, qui avait la forme d'une tête de taureau, mais sans ornement ni crinière. Ulysse,
d'un autre côté, donne à Mérion son carquois, son arc et son épée. »
(Virgile)
« Ces deux guerriers ainsi armés partent, accompagnés jusqu'aux portes par l'élite
des jeunes gens et des vieillards, qui forment des voeux pour eux ainsi que le bel Iule. »
(Homère)
« Après les avoir revêtus de ces armes redoutables, les chefs de l'armée les laissèrent
partir. »
(Virgile)
254
A tergo possit, custodi et consule longe.
Haec ego vasta dabo et recto te limite ducam.
« Au sortir des portes, ils franchissent les fossés, et, à la faveur des ombres de la nuit,
ils entrent dans le camp ennemi, où ils commencent par donner la mort à un grand
nombre de guerriers; ils trouvent les soldats étendus çà et là sur l'herbe, et plongés dans le
vin et dans le sommeil; ils voient les chars dételés le long du rivage, et les conducteurs
couchés au milieu des harnais et des roues; des armes étaient par terre, à côté de vases
remplis de vin. Le fils d'Hyrtacide prenant le premier la parole : Euryale, dit-il, il faut
signaler notre audace; en voilà l'occasion, en voici le moment. Toi, prends garde, et
observe au loin, qu'aucune troupe ne vienne nous prendre par derrière; moi, je vais
ravager ce quartier, et t'ouvrir un large passage. »
(Homère)
« Ils s'avancent à travers les armes et le sang; ils arrivent d'abord dans les rangs des
Thraces, qui dormaient accablés de fatigue; à côté d'eux étaient posées à terre et sur trois
rangs leurs armes brillantes. »
Et peu après
255
(Virgile)
« Mais la connaissance qu'il avait de l'art des augures ne put garantir Rhamnès de la
mort. »
(Homère)
« La science des augures ne servit point à Eunomus pour éviter la cruelle mort ».
(Virgile)
« Déjà l'Aurore, quittant le lit pourpré de Tithon, répandait sur la terre ses premiers
feux. »
(Homère)
« L'Aurore quittait le lit du beau Tithon pour porter la lumière aux dieux et aux
mortels.»
La mère d'Euryale, qui, à l'affreuse nouvelle de la mort de son fils, jette sa quenouille et
ses fuseaux, et court, échevelée et poussant des hurlements, vers les remparts et vers l'armée,
pour y répandre sa douleur en plaintes et en lamentations, est une imitation complète
d'Andromaque pleurant la mort de son époux.
(Homère)
« Andromaque ayant ainsi parlé se mit à courir dans le palais, essoufflée et hors
d'elle-même; ses servantes la suivaient; mais lorsque, parvenue, à là tour où étaient les
soldats, elle jeta les yeux en bas de la muraille, et qu'elle aperçut Hector, que les rapides
coursiers traînaient autour de la ville... »
(Virgile)
256
O vere Phrygiae, neque enim Phryges.
« Allez, Phrygienne (car vous ne méritez point le nom de Phrygien), allez sur la
montagne. »
(Homère)
(Virgile)
(Homère)
« Pensez-vous que nous ayons des auxiliaires derrière nous, ou quelque mur
inébranlable qui repousse les attaques de nos ennemis? Nous n'avons pas près de nous une
ville fortifiée, où nous puissions nous défendre, secourus par une population entière; nous
sommes au contraire renfermés par la mer dans le pays des Troyens, qui le défendent bien
armés. »
257
CHAPITRE X.
Des emprunts que Virgile a faits à Homère dans les autres livres de l'Énéide.
(Virgile)
« Ils lancent leurs traits, et tels que les grues, regagnant les bords du Strymon, se
donnent entre elles des signaux au milieu des nuées épaisses, et, traversant les airs avec
bruit, fuient les vents du midi en poussant des cris d'allégresse. »
(Homère)
« Les Troyens s'avançaient en poussant des cris, semblables aux troupes de grues qui,
après avoir fui l'hiver et ses longues pluies, retournent en criant vers l'embouchure des
fleuves qui descendent dans l'Océan. »
(Virgile)
« Le casque d'Énée jette sur sa tête un éclat étincelant; la crinière s'agite, semblable à
la flamme, et son bouclier d'or vomit au loin des éclairs. Telle une comète lugubre lance
ses feux rougeâtres au sein d'une nuit sans nuage; ou tel le brûlant Sirius se lève pour
apporter aux mortels consternés la sécheresse et les maladies, et attriste le ciel même de sa
funeste lumière. »
(Homère)
258
τὸν δ' ὃ γέρων Πρίαμος πρῶτος ἴδεν ὀφθαλμοῖσι
παμφαίνονθ' ὥς τ' ἀστέρ' ἐπεσσύμενον πεδίοιο,
ὅς ῥά τ' ὀπώρης εἶσιν, ἀρίζηλοι δέ οἱ αὐγαὶ
φαίνονται πολλοῖσι μετ ἀστράσι νυκτὸς ἀμολγῷ,
ὅν τε κύν' ᾿Ωρίωνος ἐπίκλησιν καλέουσι. 30
λαμπρότατος μὲν ὅ γ' ἐστί, κακὸν δέ τε σῆμα τέτυκται,
καί τε φέρει πολλὸν πυρετὸν δειλοῖσι βροτοῖσιν·
ὣς τοῦ χαλκὸς ἔλαμπε περὶ στήθεσσι θέοντος. (Iliade XXII)
(Le même)
(Virgile)
(Homère)
« Il n'est, je pense, aucun des humains, et le fort pas plus que le faible, qui évite le
destin qui lui fut assigné en naissant. »
(Le même)
259
« Quelles paroles inconsidérées dis-tu, ô fils de Saturne? Veux-tu soustraire un
mortel à la triste mort qui lui est depuis longtemps réservée par le destin : »
(Virgile)
« Ses destinées l'appellent, Turnus touche à la borne des jours qui lui furent
accordés. »
(Homère)
(Virgile)
« Au nom des mânes de votre père, au nom d'Iule, votre espoir naissant, conservez-
moi la vie pour mon père et pour mon fils. Je possède une belle maison; des objets en
argent ciselé, de la valeur de plusieurs talents y sont enfouis; j'ai encore beaucoup d'or
brut et ouvré. La victoire des Troyens n'est pas attachée à mon existence, et un homme de
plus ne changera rien aux événements. A ces paroles de Magus Énée répond : Garde pour
tes enfants ces talents d'or et d'argent dont tu me parles; Turnus a le premier, en tuant
Pallas, banni de cette guerre ces sortes de transactions ; ainsi le veut Iule, ainsi le veulent
260
les mânes de mon père Anchise. En disant ces mots, il lui saisit le casque de la main
gauche, et, renversant eu arrière la tête du suppliant, il lui enfonce dans le sein son épée
jusqu'à là garde. »
(Homère)
(Virgile)
261
« Tel, souvent, le lion parcourt à jeun de vastes pâturages, entraîné par la faim
dévorante : s'il aperçoit un chevreuil timide ou un cerf qui dresse son bois, il ouvre, dans
le transport de sa joie, une gueule effrayante, hérisse sa crinière, et, fondant sur sa proie,
lui déchire les entrailles et s'abreuve de son sang. C'est avec une pareille impétuosité que
Mézence se précipité sur les épais bataillons de l'ennemi. »
(Homère)
« Comme le lion affamé se réjouit à la vue d'une proie considérable, telle qu'un cerf
ou qu'un chevreuil, et la dévore avidement, malgré qu'il soit poursuivi par des chiens
rapides et par des jeunes gens courageux; ainsi tressaillit de joie Ménélas en apercevant le
bel Alexandre, sur lequel il se promettait de venger son injure. »
(Le même)
« Sarpédon résolut de marcher contre les Grecs. Il était semblable au lion nourri
dans les montagnes, et à qui la pâture manqua trop longtemps : son coeur généreux lui
commande d'aller attaquer les brebis jusque dans les bergeries lés mieux gardées; c'est en
vain qu'il trouve les bergers armés de piques, faisant la garde avec leurs chiens : il ne
reviendra pas sans avoir essayé une tentative, et ou bien il enlèvera la proie du premier
bond, ou bien il sera blessé lui-même par un trait lancé d'une main rapide. Un pareil
262
mouvement de courage poussait dans ce moment Sarpédon à attaquer la muraille, et à se
précipiter dans les retranchements. »
(Virgile)
(Homère)
(Virgile)
(Homère)
263
« Ainsi parla Achille, et cependant Patrocle se revêtait d'un airain brillant; il
commença par chausser des brodequins magnifiques, attachés par des crochets d'argent;
après cela il couvrit sa poitrine de la cuirasse brillante et semée d'étoiles du fils bouillant
d'Éacus; il suspendit à son épaule son épée d'airain, ornée d'anneaux d'argent, son
bouclier solide et vaste et plaça sur sa tête son casque artistement travaillé, orné d'une
crinière de cheval et d'une aigrette menaçante. »
(Virgile)
(Homère)
« Comme le pavot des jardins fléchit sa tête altière sous le poids de ses graines et des
eaux pluviales, ainsi Gorgythion incline sa tête frappée. »
CHAPITRE XI.
264
Aut onera accipiunt venientum aut agmine facto
Ignavum, fucos, pecus a praesepibus arcent.
Fervet opus, redolentque thymo fragrantia mella.
« Telle est, dans les campagnes fleuries, l'active ardeur que déploient les abeilles aux
premiers rayons du soleil de l'été, lorsqu'elles traînent leurs nymphes hors de la ruche, ou
qu'elles travaillent à épaissir leur miel trop liquide, et qu'elles distribuent dans leurs
cellules ce doux nectar. Les unes reçoivent les fardeaux de celles qui arrivent, d'autres se
réunissent en troupe pour repousser loin de leurs ruches des essaims paresseux de frelons.
Le travail se poursuit avec ardeur, et le miel embaume l'air de l'odeur du thym dont il est
composé. »
(Homère)
Vous voyez que Virgile a décrit les abeilles au travail, qu'Homère les a dépeintes errantes;
l'un s'est contenté de dépeindre le vol incertain et égaré de leurs essaims , tandis que l'autre
exprime l'art admirable que leur enseigna la nature.
Virgile me paraît aussi, dans le passage suivant, plus riche que celui dont il est l'interprète.
(Virgile)
265
Mittite: forsan et haec olim meminisse iuvabit.
Per varios casus, et reliqua.
« O mes compagnons, le ciel, qui permit autrefois que nous éprouvassions le malheur,
donnera un terme à celui que nous subissons aujourd'hui, comme à ceux, plus grands
encore, dont il nous a délivrés. Vous avez évité les rochers des Cyclopes, vous avez
entendu les fureurs de Scylla, et vous avez approché de ses écueils mugissants : ranimez
donc votre courage, repoussez les tristes frayeurs; peut-être un jour vous éprouverez
quelque volupté à rappeler ces choses. »
(Homère)
« O mes amis, sans doute rien ne nous garantit que nous échapperons au danger;
mais nous en avons vu de plus grands lorsque le Cyclope redoutable nous enfermait dans
cette sombre caverne, d'où mon courage, ma prudence et mon adresse nous ont retirés;
j'espère que quelque jour nous nous en ressouviendrons. »
Ulysse ne rappelle à ses compagnons qu'une seule infortune; Énée leur fait espérer la fin
de leur souffrance présente, par l'exemple d'une double délivrance. D'ailleurs Homère a dit
d'une manière un peu obscure
Ce que votre poète ajoute ensuite offre des motifs de consolation bien plus puissants. Il
encourage ses compagnons, non seulement par des exemples de salut, mais encore par l'espoir
d'un bonheur futur, en leur promettant pour récompense de leurs travaux, non pas seulement des
demeures paisibles, mais encore un empire.
266
Remarquons encore les passages suivants
(Virgile)
« Tel, au haut de nos montagnes, l'orme antique résiste aux coups redoublés des
bûcherons qui s'efforcent de l'arracher; il conserve encore son attitude superbe, et agite
seulement les branches qui forment sa cime; mais enfin, miné peu à peu par les coups, il
fait entendre a lé dernier craquement, et déchire par sa chute le sein de la montagne. »
(Homère)
Votre poète a exprimé avec beaucoup de soin la difficulté de couper un gros arbre, tandis
que l'arbre d'Homère est coupé sans qu'il soit question d'aucun effort.
(Virgile)
« Le diligent Palinure se lève polir observer les vents; et prête l'oreille à leur bruit; il
explore les astres qui déclinent silencieusement sur l'horizon, l'Arcture, les Hyades
pluvieuse; les deux Ourses, et l'armure dorée d'Arion. »
(Homère)
267
αὐτὰρ ὁ πηδαλίῳ ἰθύνετο τεχνηέντως
ἥμενος, οὐδέ οἱ ὕπνος ἐπὶ βλεφάροισιν ἔπιπτεν
Πληιάδας τ' ἐσορῶντι καὶ ὀψὲ δύοντα Βοώτην
῎Αρκτον θ', ἣν καὶ ἄμαξαν ἐπίκλησιν καλέουσιν,
ἥ τ' αὐτοῦ στρέφεται καί τ' ᾿Ωρίωνα δοκεύει,
Le pilote qui étudie le ciel doit lever fréquemment la tête, pour chercher des signes de
sécurité dans les diverses régions d'un horizon serein. Virgile a rendu admirablement, il a pour
ainsi dire, peint et coloré cette action: En effet, l'Arcture est située vers le septentrion; le
Taureau. dans lequel sont placées les Hyades, est situé, ainsi qu'Orion, dans la partie
méridionale du ciel. Virgile indique les divers mouvements de tête de Palinure, par l'ordre dans
lequel il énumère ces constellations. Il nomme d'abord l'Arcture; Palinure est donc tourné vers
le septentrion; les Hyades pluvieuses, Palinure se tourne vers le midi; les deux Ourses, il se
retourne vers le septentrion. Enfin, il observe (circumspicit) l'armure dorée d'Orlon : Palinure se
tourne de nouveau vers le midi. De plus, le mot circumspicit (il regarde autour) peint un homme
qui se tourne alternativement de différents côtés. Homère se contente de fixer une seule fois les
yeux de son pilote sur les Pléiades, qui sont situées dans la région australe, et sur le Bootès et
l'Arctos; qui sont placés au pôle septentrional.
(Virgile)
« Non, perfide, tu n'es point le fils d'une déesse, et Dardanus ne fut point ton père;
mais le Caucase t'enfanta dans ses affreux rochers, et tu as sucé le lait des tigresses
d'Hyrcanie. »
(Homère)
268
« Cruel, certainement Pélée ne fut point ton père, ni Thétis ta mère; mais c'est la mer
qui t'a engendré. »
Virgile, dans ce passage, ne se contente point, comme le poëte dont il l'a imité, de
reprocher à Énée sa naissance; mais encore il l'accuse d'avoir sucé le lait sauvage d'une bête
féroce; il ajoute de son propre fonds :
Parce qu'en effet, le caractère de la nourrice et la nature de son lait concourent ensemble
pour former le tempérament. Le lait se mêle au sang que l'enfant, si tendre encore, a reçu de ses
parents, et ces deux substances exercent une grande influence sur les moeurs. De là vient que la
nature prévoyante, et qui voulut que l'enfant trouvât dans sa première nourriture une nouvelle
cause de participation à la substance de sa mère, produit l'affluence du lait à l'époque de
l'enfantement. En effet, le sang, après avoir formé et nourri le foetus dans ses parties les plus
intimes, lorsqu'arrive l'époque de l'enfantement, s'élève vers les parties supérieures du corps de
la mère, blanchit en devenant lait, pour servir de nourriture au nouveau-né, dont il fut déjà le
premier élément. Aussi ce n'est pas sans raison que l'on pense que, comme la semence a
naturellement la propriété de former un être ayant des similitudes, quant au corps et quant à
l'âme, avec celui dont elle émane, de même le lait, par sa nature et par ses propriétés, exerce une
pareille influence. Cette observation ne s'applique point exclusivement à l'homme, mais encore
aux animaux. Car si l'on fait allaiter un bouc par une brebis, ou un agneau par une chèvre, il est
constant que la laine du premier deviendra plus rude, et le poil du second plus doux. De même,
la nature des eaux et des terres dont se nourrissent les plantes et les fruits a plus d'influence sur
leur bonne ou mauvaise qualité, que la semence qui les a produits; et l'on voit souvent un arbre
vigoureux et florissant languir, transplanté dans un terrain de mauvaise qualité. Concluons de
tout cela qu'Homère a négligé, dans la peinture des moeurs féroces, un trait que Virgile a
recueilli.
(Virgile)
« Les chars qui disputent le prix aux combats du cirque partent de la barrière et
s'élancent dans la lice avec moins de vitesse; et leurs a conducteurs, secouant les rênes
269
flottantes, ne montrent pas tant d'ardeur lorsque, penchés sur leurs coursiers, ils les
animent du fouet. »
(Homère)
« Tels des chevaux qui traînent un char dans la lice, excités tous ensemble par les
atteintes du fouet, relèvent la tête, et parcourent rapidement la carrière ».
Le poète grec ne fait mention que du fouet qui anime les chevaux à la course, quoique
cependant, par l'expression ὑψόσ' ἀειρόμενοι, il ait rendu avec autant d'élégance qu'il est
possible la rapidité de leur course. Mais Virgile décrit admirablement, et tout à la fois, et les
chars s'élançant de la barrière, et dévorant l'arène avec une incroyable rapidité; et s'emparant de
la circonstance du fouet, indiquée seulement par Homère, il peint les conducteurs secouant les
rênes flottantes, frappant du fouet avec rapidité et sans intervalle; enfin il n'a omis aucune partie
de l'équipage d'un quadrige, pour parvenir à la description complète d'une de ces lices où ils
concourent.
(Virgile)
« Ainsi, lorsqu'on entretient activement la flamme avec des branchages placés sous le
ventre d'une chaudière pleine d'eau, la chaleur soulève intérieurement les entrailles du
liquide courroucé; un nuage de fumée et d'écume s'élève au-dessus de la chaudière, d'où
bientôt l'eau s'échappe en lançant dans l'air une noire vapeur. »
(Homère)
270
« Comme une chaudière où l'on fait fondre la graisse d'un porc, bouillonne en tout
sens, excitée par l'ardeur du feu entretenu avec du bois sec; ainsi bouillonnaient
enflammées les ondes du Scamandre. »
Le poète grec peint une chaudière bouillonnante sur un grand feu, et l'on remarque dans
ses vers l'expression πάντοθεν ἀμβολάδην, qui imite avec beaucoup de justesse le bruit des
globules d'air s'échappant de toutes parts. Dans le poëte latin, la description est plus com-plète
et plus achevée. C'est d'abord le bruit dela flamme : πάντοθεν ἀμβολάδην est rendu par exultant
astu latices. Il peint ensuite un nuage de fumée et d'écume s'élevant au-dessus de la chaudière.
Enfin, ne trouvant pas de mot exactement juste pour peindre la fureur concentrée du liquide, il y
supplée par un équivalent : nec jam se capit unda; ce qui rend bien l'effet produit sur l'eau par la
grande intensité du feu placé au-dessous. Virgile a donc réuni tout l'effet de la trompette
poétique dans cette description, qui renferme avec exactitude toutes les circonstances du
phénomène qu'il a voulu peindre
(Virgile)
« (Pandarus et Bitias), s'en reposant sur leurs armes, ouvrent la porte que leur chef
leur a confiée, et invitent l'ennemi à s'approcher du mur. Semblables à deux tours, ils se
postent en dedans, à droite et, à gauche. Ils sont hérissés de fer, et l'aigrette de leur casque
s'agite fièrement sur leur tête. Tels sur les bords du Pô, ou du riant Athésis (Adige), deux
chênes pareils portent vers les cieux leur tête chargée de feuilles, et agitent leur cime
élevée. »
(Homère)
Les soldats grecs Polypeetès et Léontéus, placés aux portes du camp, attendent, immobiles
comme des arbres, l'arrivée du guerrier ennemi Asius. Là s'arrête la description d'Homère. Dans
Virgile, Bitias et Pandarus ouvrent la porte du camp, comme pour se mettre en la puissance de
l'ennemi, et lui offrir toutes les facilités qu'il pouvait désirer, afin de s'emparer du camp. Tantôt
le porte Compare les deux héros à des tours, tantôt il peint l'éclat brillant de leurs aigrettes. Il
n'a pas négligé néanmoins la comparaison des arbres, employée par Homère; mais il l'a,
développée avec plus de pompe et d'étendue.
Je conviendrai encore que le passage suivant est un de ceux dans lesquels Virgile a su mettre
plus d'art qu'Homère
(Virgile)
(Homère)
« Ainsi tomba Iphidamas en cet endroit, et il s'y endormit d'un sommeil d'airain. »
CHAPITRE XII.
Des passages dans lesquels les deux poètes sont d'une égale beauté.
Il est certains passages dans lesquels les deux poètes sont à peu près d'une égale beauté,
comme les suivants
(Virgile)
272
— Spargit rara ungula rores
Sanguineos, mixtaque cruor calcatur arena.
« Les pieds rapides des chevaux (de Turnus) font jaillir le sang, en foulant la terre
qui en est imprégnée. »
(Homère)
« L'essieu du char et les roues, jusqu'à la hauteur du siège étaient souillés du sang
que faisaient jaillir les pieds des chevaux. »
(Virgile)
(Homère)
(Virgile)
(Homère)
(Virgile)
273
Indum sanguineo veluti violaverit ostro
Si quis ebur.
(Homère)
(Virgile)
— Si tangere portus
Infandum caput ac terris adnare necesse est:
Et sic fata Iovis poscunt, hic terminus haeret:
At bello audacis populi vexatus et armis,
Finibus extorris, conplexu avulsus Iuli,
Auxilium inploret, videatque indigna suorum
Funera: nec, cum se sub leges pacis iniquae
Tradiderit, regno aut optata luce fruatur,
Sed cadat ante diem mediaque inhumatus arena.
« S'il faut que celui que je ne peux nommer a touche au port et qu'il gagne la terre, si
Jupiter l'a ainsi arrêté, et que cette destinée soit irrévocable, que du moins, troublé par un
peuple belliqueux, chassé des lieux où il aura abordé, séparé de son fils Iule, il soit réduit à
implorer le secours de l'étranger, après avoir vu périr misérablement ses compagnons;
qu'après s'être soumis au joug d'une honteuse paix, il ne jouisse pas longtemps de cet
empire objet de ses désirs, mais qu'il périsse prématurément, et que son corps reste sur
l'arène, privé de sépulture. »
(Homère)
274
ὀψὲ κακῶς ἔλθοι, ὀλέσας ἄπο πάντας ἑταίρους,
νηὸς ἐπ' ἀλλοτρίης, εὕροι δ' ἐν πήματα οἴκῳ.
(Virgile)
« Bientôt la flotte rase les rivages du pays qu'habite Circé, lieux inaccessibles que la
puissante fille du Soleil fait retentir de ses chants continuels, palais superbe qu'elle éclaire
la nuit par la flamme du cèdre odorant, tandis qu'elle fait glisser la navette rapide entre
des fils déliés. »
(Homère)
(Virgile)
275
Maeonio regi quem serva Licymnia furtim
Sustulerat vetitisque ad Troiam miserat armis.
« (Hélénor était fils) du roi de Méonie; l'esclave Licinia, sa mère, l'avait fait partir
secrètement pour Troie, muni des armes interdites à sa condition. »
(Homère)
« Bucolion était le plus âgé des fils de l'illustre Laomédon; et sa mère l'avait mis au
monde hors du mariage. »
(Virgile)
« Quel que tu sois, dit (Orode à Mézence) en expirant, tu n'auras pas été impunément
mon vainqueur, tu ne t'en réjouiras pas longtemps. De pareilles destinées t'attendent
aussi, et tu seras bientôt couché sur ce même champ. Mézence lui répondit, avec un
sourire mêlé de colère : Meurs en attendant; le père des dieux et le roi des hommes verra
ce qu'il a à faire de moi. »
(Homère)
« Je te dirai une autre chose, que tu peux renfermer en ton âme. Toi non plus, tu ne
poursuivras pas longtemps le cours de la vie; déjà la mort s'apprête à paraître à tes côtés,
suivie du destin tout-puissant qui te livre aux mânes de l'illustre Achille fils d'Éacus. »
Et ailleurs
276
...κῆρα δ' ἐγὼ τότε δέξομαι ὁππότε κεν δὴ
Ζεὺς ἐθέλῃ τελέσαι ἠδ' ἀθάνατοι θεοὶ ἄλλοι.
« Le divin Achille parla ainsi (à Hector) déjà expiré : Meurs. Pour moi, j'accepterai
mon destin, alors qu'il plaira à Jupiter et aux autres dieux immortels de le terminer. »
(Virgile)
« Tel l'oiseau qui porte la foudre de Jupiter s'élance vers les cieux, enlevant dans ses
griffes crochues un lièvre, ou un cygne au blanc plumage; ou tel un loup terrible enlève de
l'étable un agneau, que redemandent les bêlements multipliés de sa mère. Un cri s'élève de
tous côtés : l'ennemi envahit le camp, et en comble les fossés. »
(Homère)
« Il se retourne et se précipite, semblable à l'aigle qui, de son vol élevé, descend sur
un champ, à travers les sombres nuées, pour enlever le tendre agneau ou le lièvre timide;
ainsi se précipitait Hector, brandissant son épée aiguë. »
CHAPITRE XIII.
Des passages dans lesquels Virgile n'atteint pas à la majesté du vers d'Homère.
Puisque Virgile n'aurait pas à rougir de s'avouer lui-même inférieur à Homère, je vais dire
en quels passages il m'a semblé plus faible que son modèle
277
« Alors (Énée), sans écouter les prières (de Tarquitus) et tout ce qu'il se disposait à
lui dire , « abat la tête par terre et la sépare du tronc, »
Quelle rapidité d'expression, sans rien ôter à la plénitude de l'image! Les efforts de Virgile
n'ont pu atteindre jusque-là. Dans la course des chars, de quelles couleurs Homère peint l'un
d'eux qui devance d'un peu celui qui le suit, et qui presque l'atteint !
(Virgile)
« Ils mouillent de leur souffle et de leur écume ceux qui les suivent. »
Homère est plus admirable encore dans la peinture de la rapidité de celui qui suit
immédiatement le premier dans la course à pied
« Les pieds (d'Ulysse) foulaient la trace de ceux (d'Ajax) avant qu'ils eussent soulevé
la poussière. »
Voici quel est le sens de ce vers : Si quelqu'un court sur un sol poudreux aussitôt que son
pied aura quitté la terre, on en découvre infailliblement l'empreinte; et cependant la poussière
que le coup du pied a soulevée est retombée sur l'empreinte plus vite que la pensée. Le divin
poète dit donc que le second des coureurs suivait de si près le premier, qu'il occupait la trace. de
son pied avant que la poussière fût retombée. Pour exprimer la même chose, que dit le poète
latin?
278
«... Déjà le pied de Diorès foule celui (d'Hélymus). »
κεῖτ' ἀποδοχμώσας παχὺν αὐχένα, κὰδ δέ μιν ὕπνος (Odyssée, IX, 372)
Virgile a dit
(Virgile) :
« (Des chevaux) paraissaient tantôt raser la terre, et tantôt s'élancer en haut, portés
dans le vide des airs, »
(Homère)
πασάων δ' ὑπὲρ ἥ γε κάρη ἔχει ἠδὲ μέτωπα, (Odyssée, VI, 107)
« Diane surpasse de la tête toutes les Nymphes, au-dessus desquelles apparaissait son
front. »
(Virgile)
279
(Homère)
ὑμεῖς γὰρ θεαί ἐστε πάρεστε τε ἴστέ τε πάντα, (Iliade, II, 484)
« (Muses) vous êtes ciel déesses, vous êtes présentes; vous savez toutes choses, »
(Virgile)
(Homère)
(Virgile)
« En même temps (Laocoon) pousse vers le ciel d'horribles cris; tels sont les
mugissements du taureau lorsqu'il s'enfuit blessé de l'autel, et qu'il dérobe sa tête à la
hache mal assurée. »
Si l'on compare la contexture des deux morceaux, quelle grande distance l'on apercevra
entre eux l C'est avec beaucoup de justesse qu'en parlant du taureau traîné à l'autel, Homère fait
mention d'Apollon
Et aussi de Neptune
280
γάνυται δέ τε τοῖς ἐνοσίχθων
Car Virgile lui-même nous fournit la preuve qu'on immolait principalement le taureau dans
les sacrifices que l'on offrait à ces deux divinités, lorsqu'il dit
(Virgile)
« Ainsi lorsque par un vent furieux la flamme vient à se manifester au milieu des
moissons; ou lorsque le torrent rapide, tombant du haut de la montagne, bouleverse les
champs et les labeurs du boeuf, renverse les joyeuses moissons et entraîne les forêts
déracinées; placé sur la cime d'un roc escarpé, le pâtre reste dans la stupeur, en entendant
cet étrange fracas. »
(Homère)
« Ainsi, lorsque le feu dévorant vient à se manifester dans une forêt sauvage, partout
où le porte le vent qui tourbillonne, les branches tombent sur les troncs, renversées par la
violence du feu. »
Et ailleurs
281
ἐλθόντ' ἐξαπίνης ὅτ' ἐπιβρίσῃ Διὸς ὄμβρος·
πολλὰ δ' ὑπ' αὐτοῦ ἔργα* κατήριπε κάλ' αἰζηῶν·
ὣς ὑπὸ Τυδεΐδῃ πυκιναὶ κλονέοντο φάλαγγες (Iliade, V)
« Ainsi, lorsque les vents contraires se précipitent déchaînés; lorsque Zéphyre, Notus,
Eurus qui souffle du côté du char riant de l'Aurore, s'entre-choquent entre eux; les forêts
frémissent, et l'empire écumeux de Nérée, agité par le trident, vomit les mers du fond de
ses abîmes. »
(Homère)
« Ainsi deux vents, Borée et Zéphyre, qui soufflent du côté de la Thrace, par leur
soudaine arrivée émeuvent la mer poissonneuse; et aussitôt l'onde noire s'élève en
monceaux, et une grande quantité d'algue est dispersée hors de la mer. »
Et ailleurs
282
φηγόν τε μελίην τε τανύφλοιόν τε κράνειαν,
αἵ τε πρὸς ἀλλήλας ἔβαλον τανυήκεας ὄζους
ἠχῇ θεσπεσίῃ, πάταγος δέ τε ἀγνυμενάων, 770
ὣς Τρῶες καὶ ᾿Αχαιοὶ ἐπ' ἀλλήλοισι θορόντες
δῄουν, οὐδ' ἕτεροι μνώοντ' ὀλοοῖο φόβοιο. (Iliade, XVI)
« Ainsi, lorsque le vent d'occident et le vent du midi combattent entre eux, dans les
gorges des montagnes, la forêt profonde en est ébranlée; le hêtre, le frêne, le cornouiller à
l'épaisse écorce, maltraitent réciproquement et tumultueusement leurs longs rameaux, qui
latent avec fracas; ainsi les Troyens et les Grecs se livraient de mutuels assauts, sans
qu'aucun d'eux songeât à la fuite désastreuse. »
En formant des deux comparaisons du poète grec une seule plus lumineuse, Virgile a
racheté le tort que nous lui avons reproché plus haut.
(Virgile )
(Homère)
« (Circé) envoie de nouveau sur l'arrière du vaisseau, dont la proue est peinte, un
vent favorable et ami, qui remplit la voile et seconde la marche. »
« (Polyphème) se repaît du sang et des entrailles des malheureux qui tombent entre
ses mains. Je l'ai vu moi-même, couché sur le dos, au milieu de son antre, saisir avec son
énorme main deux de nos compagnons, et les briser contre le rocher. »
283
(Homère)
« (Polyphème) se jetant sur mes compagnons, saisit de la main deux d'entre eux, les
brisa contre terre, comme de petits chiens ; et les lambeaux de leur cervelle jaillirent sur
le sol. Ayant ensuite séparé les membres, il les disposa pour son repas. Il se mit à les
dévorer comme eut fait le lion des montagnes, et il ne laissa rien de leurs chairs, ni de
leurs intestins, ni même de leurs os. Pour nous, en voyant ces lamentables atrocités, nous
élevâmes en pleurant nos mains vers Jupiter, tandis que le désespoir s'emparait de notre
âme. »
Dans Virgile, la narration du fait est concise et nue; Homère, au contraire, a mêlé à la
sienne un pathétique égal à l'atrocité de l'action qu'il raconte.
(Virgile)
« Là, je vis les deux fils d'Aloéus, ces deux monstrueux géants qui tentèrent
d'enfoncer de leurs mains la voûte céleste, et de précipiter Jupiter de son trône sublime. »
(Homère)
284
« Oton comparable aux dieux, et le glorieux Éphialte, géants que la terre nourrit, et
plus beaux encore que le bel Orion. Dès l'âge de neuf ans, ils avaient neuf coudées de
circonférence et neuf brasses de hauteur. Ils menaçaient les immortels de porter jusque
dans les cieux l’effort tumultueux de la guerre; et, pour s'y frayer un accès, ils avaient
tenté d'entasser l’Ossa sur l'Olympe, et le Pélion chargé de forêts sur l'Ossa. »
Homère décrit les membres des géants, et mesure en long et en large, les vastes
dimensions de leurs corps. Votre poète se contente de dire, monstrueux géants, sans ajouter rien
autre chose, et sans oser employer les termes métriques. S'agit-il de ces montagnes entassées
pour l'entreprise insensée des géants? il se contente de dire : qui tentèrent d'enfoncer de leurs
mains la voûte céleste. Enfin, si l'on compare chaque point l'un après l'autre, on y trouvera une
différence fâcheuse pour le poète latin.
(Virgile)
« Ainsi, lorsque le premier souffle du vent commence à faire blanchir le flot, la mer
s'enfle peu à peu, et soulève les ondes, et bientôt elle surgit depuis le fond de ses abîmes
jusqu'aux cieux. »
(Homère)
« Ainsi, lorsque sur le rivage sonore le flot de la mer est ému par l'arrivée soudaine
du zéphyr, il commence d'abord à s'élever; mais, bientôt brisé contre la terre, il frémit
avec grand bruit, se gonfle, et s'élance contre les promontoires, et vomit l'écume de la
mer. »
Homère décrit jusqu'aux premiers mouvements de la mer, et jusqu'à ces premiers flots qui
naissent sur le rivage. Virgile a négligé ces choses-là. Il traduit : πόντῳ μέν τε πρῶτα
κορύσσεται, par : paulatim sese tollit mare. Tandis qu'il se borne à soulever le flot depuis le
fond des abîmes jusqu'aux nues, Homère le décrit avec une vérité qu'aucune peinture ne saurait
égaler, s'enflant, s'élevant, se recourbant, se brisant contre le rivage, qu'il couvre des
285
immondices qu'il a ramassées.
(Virgile)
« Après avoir parlé, (Jupiter) confirme son serment par le Styx où règne son frère,
par les torrents de poix et les gouffres de ses rives; et l'Olympe entier tressaille d'un
mouvement de son front. »
(Homère)
« Le fils de Saturne confirme ses paroles d'un mouvement de ses noirs sourcils; son
immortelle chevelure s'agite sur son front immortel, et le vaste Olympe en est ébranlé. »
Et ailleurs
« Que l'eau du Styx reçoive ma promesse; ce qui est le serment le plus grand et le
plus grave que puissent faire les heureux immortels. »
et que c'était des sourcils et de la chevelure décrits par Homère qu'il avait tiré le visage
entier de son Jupiter. Virgile, comme vous l'avez vu, a négligé ces deux objets; mais il n'a pas
omis, il est vrai, l'Olympe ébranlé par un mouvement du front majestueux du dieu. Quant au
serment, il l'a pris dans un autre endroit d'Homère, pour compenser sans doute, par cette
286
addition, la stérilité de sa traduction.
(Virgile)
(Homère)
Pour avoir omis de rendre τοῦ περ χαριεστάτη ἥβη, qui exprime la puberté naissante, la
description du poète latin est moins gracieuse.
(Virgile)
« Comme une bête féroce qui, entourée d'une foule de chasseurs, tourne sa fureur
contre leurs traits, et, se jetant au-devant d'une mort certaine, s'enfonce elle-même dans
leurs épieux, »
(Homère)
287
« Le fils de Pélée se précipitait contre lui, semblable au lion meurtrier qu'une foule de
chasseurs rassemblés ambitionne de mettre à mort; il va d'abord les méprisant; mais si
quelque jeune homme impatient du combat le frappe de sa lance, il se retourne en
rugissant, l'écume naît entre ses dents, le naturel indompté se réveille en lui : il frappe de
sa queue ses cuisses et ses flancs, il s'excite au combat, et, les regardant d'un air menaçant,
il se précipite le premier sur les chasseurs, pour tuer quelqu'un d'entre eux; ainsi Achille
incitait sa force et son grand coeur à marcher contre le magnanime Énée. »
Vous voyez que la comparaison latine est réduite à la plus grande maigreur qu'il soit
possible; la comparaison grecque au contraire, et par l'abondance des mots et par celle des
tableaux, égale l'appareil d'une chasse réelle. Cette fois, la différence est si grande, qu'il y aurait
presque à rougir d'établir la comparaison.
(Virgile)
« Ainsi s'entre-choquent l'armée troyenne et l'armée latine; l'on combat pied à pied,
corps à corps. »
(Homère)
Je laisse au lecteur à juger toute la différence qui existe entre ces deux passages.
(Virgile)
« Ainsi l'aigle sauvage, au vol élevé, enlève un serpent qui s'attache aux griffes qui le
blessent, entoure les jambes de l'oiseau de ses replis sinueux, hérisse ses horribles écailles,
288
et siffle en dressant sa tête; et néanmoins, malgré la lutte, l'aigle le presse de son bec
crochu, en même temps qu'il frappe l'air de ses ailes. »
(Homère)
« Un oiseau était venu à passer, conformément à leur désir. C'était un aigle au vol
élevé, qui, se dirigeant à gauche, rappelait les troupes du combat. Il portait dans ses serres
un énorme serpent ensanglanté, mais encore palpitant de vie, et qui lui résistait encore;
car s'étant replié en arrière, il frappa l'aigle à la poitrine, près du cou : la douleur fit que
l'oiseau lâcha le serpent à terre; et celui-ci vint tomber au milieu de la troupe, tandis que
l'aigle, en poussant des cris, s'envola dans la direction du vent. »
Virgile reproduit l'action de l'aigle qui saisit une proie; et il ne parait pas avoir remarqué
les présages qui l'accompagnent dans Homère. L'arrivée de l'aigle du côté gauche, qui semblait
interdire aux vainqueurs d'avancer davantage, la morsure qu'il reçoit du serpent qu'il tient dans
ses serres, ce tressaillement d'un augure non équivoque, la douleur qui fui fait abandonner sa
proie et s'envoler en poussant un cri; ce sont autant de circonstances qui animent la
comparaison, et dont l'omission laisse aux vers du poëte latin l'apparence d'un corps sans âme.
(Virgile)
« (La Renommée) est d'abord faible et timide, mais bientôt elle s'élève dans les airs;
et tandis qu'elle marche sur la terre, elle cache sa tête dans les nues. »
(Homère)
289
« (La Discorde) s'élève faible d'abord; mais bientôt elle cache sa tête dans le ciel, et
marche sur la terre. »
Homère dit qu'Éris, c'est-à-dire la Discorde, est d'abord faible dans ses commencements, et
s'accroît ensuite au point de toucher jusqu'au ciel. Virgile a dit la même chose de la Renommée,
mais c'est avec moins de justesse; car les accroissements de la discorde et ceux de la renommée
ne sont pas les mêmes. En effet, la discorde, lors même qu'elle est parvenue à produire des
guerres et des dévastations réciproques, demeure toujours la discorde, telle qu'elle fut dans le
principe; tandis que la renommée, lorsqu'elle est parvenue à un immense accroissement, cesse
d'être elle-même, et devient notoriété publique. Qui s'aviserait, en effet, de parler de renommée,
s'il s'agissait d'une chose connue dans le ciel et sur la terre? En second lieu, Virgile n'a pas
même pu atteindre l'hyperbole d'Homère. Celui-ci a dit jusqu'au ciel (οὐρανῷ ), l'autre dit
jusqu'à la région des vents et des nuages (auras et nubila ).
La cause pour laquelle Virgile n'a pas toujours égalé les passages qu'il traduisait, c'est la
continuité avec laquelle il s'efforce de faire passer, dans toutes les parties de son ouvrage, des
imitations d'Homère. Or il ne pouvait pas toujours être donné aux forces humaines d'atteindre
jusqu'à cette divinité poétique. Prenons pour exemple le passage suivant, dont je désire
soumettre l'appréciation à votre jugement. Minerve, protectrice de Diomède, lui prête dans le
combat des flammes ardentes, dont l'éclat rejaillissant de son casque et de ses armes lui sert
d'auxiliaire contre l'ennemi.
Virgile, trop émerveillé cette fiction, en use immodérément; tantôt il dit de Turnus
« Une aigrette couleur de sang s'agite au haut de son casque, et des éclairs étincelants
partent de son bouclier. »
« Son casque brille sur sa tête, au-dessus de laquelle une aigrette se déploie en forme
de flamme; son bouclier d'or vomit de vastes feux. »
290
Ceci est d'autant plus déplacé en cet endroit, qu'Épée ne combattait pas encore, et ne faisait
que d'arriver sur un vaisseau. Ailleurs
« Le casque (de Turnus ), décoré d'une triple crinière, supporte une Chimère, dont la
gueule vomit les feux de l'Etna. »
Veut-il faire admirer les armes que Vulcain vient d'apporter sur la terre à Énée, Virgile dit
« Son casque terrible est armé d'une aigrette, et vomit des flammes. »
Veut-on un autre exemple de cet abus de l'imitation? Séduit par l'éclat de ce passage
(d'Homère) que nous avons cité plus haut :
Virgile a voulu tardivement attribuer aux paroles de Jupiter une semblable révérence.
Après l'avoir fait parler sans fracas, dans le premier, le quatrième et le neuvième livre, il dit
(dans le dixième), lorsqu'après les débats de Jupiter et de Vénus, Jupiter va prendre la parole
« La demeure sublime des dieux est dans le silence; la terre tremble sur sa base; l'air
immobile se tait ; les zéphyrs s'arrêtent, et les mers paisibles calment leur surface ».
Comme si ce n'était pas le même Jupiter, qui peu auparavant a parlé, sans que l'univers
manifestât sa vénération. Une pareille inopportunité se remarque dans l'emploi que fait le poète,
de la balance de Jupiter, emprunté de ce vers (d'Homère) :
« Maintenant je vois ce jeune homme prêt à venir lutter contre des destins inégaux; le
jour des Parques approche, avec la force ennemie. »
Il était manifeste qu'il devait infailliblement périr; cependant le poète ajoute tardivement
« Jupiter tient lui-même deux balances en équilibre, et place dans leurs bassins les
destinées diverses des deux combattants. »
Mais il faut pardonner à Virgile ces fautes, et d'autres, où l'a fait tomber une admiration
excessive pour Homère. D'ailleurs, il était difficile qu'il ne fût pas quelquefois inférieur à celui
que , dans tout le cours de son ouvrage, il se propose constamment pour modèle. Car il a
toujours les yeux fixés sur Homère, pour tâcher d'imiter sa simplicité, sa grandeur, l'élévation et
la majesté calme de son style. C'est chez lui qu'il a puisé les traits magnifiques et variés de ses
héros, l'intervention des dieux, les autorités mythologiques, l'expression des sentiments de la
nature; la recherche des souvenirs , la prodigalité des comparaisons, l'harmonie d'une éloquence
entraînante, et enfin l'ensemble imposant des diverses parties.
CHAPITRE XIV.
Que Virgile s'est tellement complu dans l'imitation d'Homère, qu'il a voulu imiter
quelques-uns de ses défauts. Avec quel soin il a imité les épithètes ainsi que les autres
ornements du discours.
Virgile se complaît tellement à imiter Homère, qu'il imite même des défauts mal à propos
reprochés à ses vers. Ainsi, il approuve dans la versification d'Homère ces sortes de vers que les
Grecs appellent ἀκέφαλοι (acéphales), λαγαροί (lâches), ὑπερκαταληκτικοί
(hypercataleptiques), et il ne craint pas de les imiter.
Exemples de vers acéphales....
arietat in portas,..
« (frappe de la tête contre les portes »).
292
Parietibus textum caecis iter,
(« chemin tissu de murailles aveugles;) »
On trouve aussi dans Homère des vers nus et sans ornements, qui ne diffèrent en rien du
langage ordinaire de la conversation. Virgile parait affectionner en eux une noble négligence.
(Homère)
(Virgile)
« Pan lui-même, s'il voulait entrer en lice avec moi, au jugement de l'Arcadie; Pan
lui-même, au jugement de l'Arcadie, s'avouerait vaincu. »
Virgile, en les imitant, nous a révélé son admiration pour les épithètes homériques:
et mille autres expressions du même genre, qui sont comme des étoiles brillantes dont
l'éclat divin répand la variété sur la majestueuse poésie d'Homère. A ces épithètes répondent,
dans Virgile, celles de
Virgile n'a pas négligé non plus d'imiter cette tournure de phrase
294
Migrantes cernas totaque ex urbe ruentes
« Vous les auriez vus déménageant, et se précipitant hors de la ville. »
Le divin Homère sait rattacher très à propos au fil de sa narration les événements soit
récents, soit écoulés depuis longtemps, sans néanmoins les disposer par ordre chronologique ; et
de cette manière, en ne laissant rien ignorer des événements passés, il évite les formes du style
historique. Achille, avant sa colère, avait déjà renversé Thèbes d'Asie et plusieurs autres cités.
Mais le poème d'Homère ne commence qu'avec cette colère. Toutefois, pour ne pas nous laisser
ignorer les faits antérieurs, la narration en est amenée à propos
« Nous sommes allés à Thèbes, la ville sacrée d'Éétion : nous l'avons dévastée, et nous
avons amené ici toutes ses dépouilles. »
Et ailleurs
« J'ai dévasté douze villes avec la flotte, et onze dans les champs troyens avec l'armée
de terre »
De même, lorsqu'il est question de Calchas, le poète saisit l'occasion de nous faire
connaître quel est celui qui dirigea la flotte des Grecs vers les rivages troyens qui leur étaient
inconnus
295
« (Calchas) avait dirigé vers Ilion les vaisseaux des Grecs, au moyen de l'art de la
divination qu'Apollon lui avait donné. »
Calchas raconte encore le présage que donna aux Grecs, durant leur navigation, ce serpent
qui dévora des passereaux; ce qui leur annonçait que leur armée aurait dix ans à passer dans le
pays ennemi. Dans un autre endroit, c'est un vieillard qui raconte d'anciens événements. Or, on
sait que la vieillesse est verbeuse, et se plaît à faire des narrations
(Nestor :)
« Pour moi, j'ai eu affaire jadis avec des hommes plus vaillants que vous, etc. »
et ailleurs
(Nestor :)
« Je m'en souviens, lorsque Priam, fils de Laomédon, vint visiter les États de sa soeur
Hésione. »
(Didon :)
(Évandre :)
296
« Tel que j'étais lorsque, pour la première fois, je mis en déroute une armée sous les
murs mêmes de Préneste. »
Voyez aussi le récit tout entier du vol et de la punition de Cacus. Enfin Virgile n'a jamais
négligé, à l'exemple de son modèle, de nous instruire des faits anciens.
Exemple :
CHAPITRE XV.
Des diversités qu'on observe dans les dénombrements de troupes chez Virgile et chez
Homère.
Dans les énumérations de soldats auxiliaires (ce que les Grecs appellent catalogues),
Virgile continue à s'efforcer d'imiter Homère; mais néanmoins il s'éloigne un peu quelquefois
de sa méthode, pleine de noblesse. Homère, omettant les Lacédémoniens, les Athéniens et
même les Mycéniens, auxquels appartenait le chef de l'armée, commence son énumération par
la Béotie. Ce n'est point par un motif pris de la dignité du rang de cette province, mais parce
qu'elle lui offre un promontoire très connu pour point de départ. C'est de là qu'il s'avance,
parcourant successivement les pays alliés, tant insulaires que littoraux. Les régions qu'il
rencontre sur sa route, limitrophes les unes des autres, le ramènent progressivement au point
d'où il est parti, sans qu'aucun écart l'ait fait dévier. Mais, fidèle à son ordre méthodique, quand
son énumération est terminée, il se retrouve au lieu où il l'avait commencée. Virgile au
contraire, n'observant aucune méthode dans la mention qu'il fait des divers pays, bouleverse par
de fréquentes divagations la disposition des lieux. Le premier individu qu'il nomme est
Massicus, chef des guerriers de Clusium et de Cose : après lui vient Abas, accompagné des
soldats de Populonie et d'Ilva (l'île d'Elbe); ensuite Asilas, envoyé par les habitants de Pise,
dont la situation, très éloignée de l'Étrurie, est trop connue pour qu'il soit besoin de la faire
remarquer. Il revient ensuite à Cose, à Pyrges et à Gravisca, villes situées non loin de Rome,
aux contingents desquelles il assigne pour chef Astur. De là Cygnus l'entraine en Ligurie, et
Ocnus à Mantoue. Si l'on parcourt ensuite l'énumération des auxiliaires de Turnus, et la
297
situation des régions auxquelles ils appartiennent, l'on verra que Virgile n'a pas mieux suivi
cette fois l'ordre de la disposition des lieux.
D'autre part, Homère a soin de ramener dans la suite de la guerre, pour y venir éprouver un
sort heureux ou fatal , tous ceux dont il a prononcé le nom dans son énumération. Lorsqu'il veut
mentionner la mort de ceux qui n'y ont point été compris, il introduit une dénomination
collective, au lieu d'un nom d'homme. Lorsqu'il veut parler de la mort d'un grand nombre
d'individus, il appelle cela une moisson d'hommes. En un mot, il ne se permet pas facilement de
prononcer ou d'omettre, dans le combat, tout nom en dehors ou en dedans de son catalogue.
Virgile s'est affranchi de ces difficultés; car il omet de reparler, dans le courant de la guerre, de
quelques-uns de ceux qu'il a nommés dans son énumération, tandis qu'il en nomme d'autres
dont il n'avait point parlé jusque-là. Il dit que, sous la conduite de Massiens,
Cet Osinius n'avait point encore été nommé. D'ailleurs; n'est-il pas absurde de mettre le roi
sous les ordres de Massicus? Enfin, ni Massicus, ni Osinius, ne jouent aucun rôle durant le
cours de la guerre. Il en est de même
Ils n'ont obtenu, parmi la foule des combattants, aucune mention, soit glorieuse, soit
honteuse. Astur, Cupanon et Cygnus, célèbres par les fables de Cygnus et de Phaéton, ne font
rien dans le combat; tandisque les noms obscurs d'Alésus et de Saratus y figurent, ainsi
qu'Atinas, qui n'avait point été nommé auparavant. De plus, par défaut d'attention, Virgile
introduit la confusion parmi les personnages qu'il nomme. Ainsi, dans le neuvième livre, Asilas
terrasse Corinée, lequel reparaît dans le douzième pour tuer Ébuse
298
Corinaeum sternit Asilas, IX
Obvius ambustum torrem Corinaeus ab ara
Corripit et venienti Ebuso plagamque ferenti
Occupat os. XII
« Corinée, qui se trouvait là, saisit sur l'autel un tison ardent, et le porte au visage
d'Ébuse, qui venait le frapper. »
De même Numa, après avoir été tué par Nisus, se trouve ensuite poursuivi par Énée.
Clorée est tué dans le onzième livre par Camille, et dans le douzième, par Turnus. Je me
demande si Palinure-Jasides et Japix-Jasides sont deux frères. Hippocoon est qualifié fils
d'Hyrtacide, tandis que je retrouve ailleurs
A la vérité, il est possible que deux individus aient porté le même nom; mais voyez
l'exactitude d'Homère dans de pareils cas. Comme il a deux Ajax dans son poème, il appelle
l'un :
Αἴαντα Τελαμώνιον
« le « fils de Télamon; »
et l'autre :
299
« avaient le même nom et le même courage. »
C'est ainsi qu'il a soin de séparer par des insignes spéciaux ceux qui portent un nom
semblable, afin que les différents prénoms ne jettent point le lecteur dans l'incertitude.
Virgile, dans son énumération, a tâché d'éviter la monotonie. Homère a eu ses motifs pour
répéter souvent la même tournure
Virgile, au contraire, varie ses tournures, ayant l'air d'appréhender les répétitions, comme
des fautes ou comme des taches
300
Ecce Sabinorum prisco de sanguine,
« Voici l'antique sang des Sabins. »
Hic Agamemnonius,
« Le fils d'Agamemnon. »
Et te montosae
« Et toi venu des montagnes. »
Peut-être quelques personnes penseront que la variété de l'un est préférable à la divine
simplicité de l'autre. Pour moi, je ne sais comment il se fait qu'Homère soit le seul chez qui ces
répétitions ne me paraissent point déplacées. Elles me semblent convenables au génie antique
du poète et à la nature même de l'énumération. N'ayant dans ce morceau que des noms à relater,
il n'a point voulu se donner la peine de tourmenter minutieusement son style, pour y répandre
de la variété; mais, à l'exemple de celui qui passe effectivement une armée en revue, il se sert
simplement des expressions numériques; ce qui n'empêche pas qu'il ne sache, quand il le faut,
ajouter d'ingénieuses circonstances aux noms des chefs de l'armée :
Virgile lui-même admirait les énumérations accumulées d'Homère, qu'il a traduites avec
une grâce que j'oserais presque dire supérieure à celle de l'original :
301
« Ceux qui habitent Gnosse, Gortyne qui est bien enceinte de murs, Lyctum, Milet, la
blanche Lycaste, et Phaste. » (Homère).
« Les campagnes sont couvertes de troupes les jeunes descendants des Argiens, les
batailIons des Arunces, les Rutules, les vieux Sicaniens, et auprès d'eux le corps des
Gauranes,et les Labiens qui portent des boucliers peints; les peuples qui habitent les
bords du Tibre, et ceux qui cultivent la rive sacrée du Numicus, qui labourent les collines
Rutules et la montagne de Circé, champs que protège Jupiter Anxur etc. »
CHAPITRE XVI.
Des ressemblances qui se rencontrent dans les dénombrements (de troupes) de Virgile et
dans ceux d'Homère; des maximes fréquentes qui se trouvent dans leurs ouvrages; des passages
dans lesquels Virgile, soit par hasard, soit à dessein, s'éloigne d'Homère; et de ceux dans
lesquels il dissimule ses imitations.
Nos deux poètes ont soin, dans leurs dénombrements de troupes, après des détails arides et
des catalogues de noms propres, de placer un récit d'une poésie agréable, pour délasser l'esprit
du lecteur. Homère sait amener, parmi les énumérations des noms de pays et de villes, des récits
qui rompent la monotonie.
302
« Ceux qui habitaient Pylos et la riante Arénée, et Thryon où est un gué de l'Alphée,
et Apys qui est bien bâtie; Cyparisse, Amphigénée, Plétée, Élos, Dorion, où les Muses
privèrent le Thrace Thamyris de l'art du chant ce Thamyris, fils d'Eurytus, natif
d'Oechalie, assurait orgueilleusement qu'il triompherait, au chant, des Muses elles-
mêmes, filles de Jupiter; mais, celles-ci irritées l'aveuglèrent, lui enlevèrent l'art divin du
chant, et lui firent perdre le souvenir de fart de jouer de la cithare. »
Et ailleurs
« Le chef de ces peuples était Tlépolème, que sa lance avait rendu célèbre. Hercule
l'eut d'Astyochée, qu'il amena d'Éphyre, ville située sur les bords du fleuve Sellente, après
avoir dévasté plusieurs villes habitées par les enfants de Jupiter. Tlépolème, après avoir
été nourri dans l'abondance, tua bientôt l'oncle chéri de son père, le vieux Licymnius, fils
de Mars. »
Voyez aussi ce qui suit et les ornements, dont Homère l'embellit. Virgile, fidèle à suivre
son modèle, intercale dans son premier dénombrement l'épisode d'Aventin et celui d'Hippolyte,
et dans le second l'épisode de Cygnus. Ce sont ces ornements mêlés à la narration qui en
détruisent la monotonie. Virgile observe la même chose, avec beaucoup d'élégance, dans tous
ses livres des Géorgiques. Ainsi, après les préceptes, arides de leur nature, pour soulager l'esprit
et l'oreille du lecteur, il termine chacun de ses livres par un épisode qui en est déduit. Dans le
premier livre, ce sont les signes précurseurs des orages; dans le deuxième, l'éloge de la vie
champêtre; dans les troisième, la description de l'épidémie des troupeaux; le quatrième enfin est
terminé par l'épisode, bien amené, d'Orphée et d'Arislée. C'est ainsi que, dans tous les ouvrages
de Virgile, reluit l'imitation d'Homère.
La poésie d'Homère est remplie de sentences,et chacun de ses apophtegmes est devenu
proverbe, et a passé dans la bouche de tout le monde.
ἀλλ' οὔ πως ἅμα πάντα θεοὶ δόσαν ἀνθρώποισιν· (Iliade, IV, 320)
« Mais comment les dieux protégeraient-ils tous les hommes ensemble? »
303
χρὴ ξεῖνον παρεόντα φιλεῖν, ἐθέλοντα δὲ πέμπειν. (Odyssée, XV, 73)
« Il faut bien accueillir l'hôte qui se présente, et le laisser partir quand il veut. »
Voyez aussi plusieurs autres vers en forme de maximes. Il ne manque pas non plus de
ceux-là dans Virgile.
304
Auri sacra fames
« Faim sacrilége de l'or. »
On trouve dans Virgile mille autres maximes pareilles, qu'il deviendrait fastidieux de
rapporter, puisqu'elles sont dans la bouche de tout le monde, et qu'elles se présentent d'elles-
mêmes à l'esprit du lecteur. Quelquefois cependant, soit fortuitement, soit spontanément,
Virgile s'écarte des principes d'Homère. Ainsi, le poète grec ne reconnaît point la Fortune; il
attribue la direction universelle de toutes choses à un seul dieu qu'il appelle Moira; et le mot
μοῖρα (le hasard) ne se trouve nulle part dans son poème. Virgile, au contraire, non seulement
reconnaît et mentionne le hasard, mais il lui attribue encore la toute puissance; tandis que les
philosophes qui ont prononcé son nom reconnaissent qu'il n'a par lui-même aucune force, mais
qu'il est seulement le ministre du destin ou de la providence. Dans les fables, comme dans les
narrations historiques, Virgile s'écarte aussi quelquefois d'Homère. Ainsi, chez ce dernier,
Égéon combat pour Jupiter, tandis que, chez l'autre, il combat contre lui. Virgile nous
représente Eumèdes, fils de Dolon, comme un guerrier courageux qui a hérité de la bravoure et
de la vigueur de son père, tandis qu'Homère fait de Dolon un lâche. Le poète grec ne fait pas la
moindre mention du jugement de Pâris ; il ne fait point de Ganymède le rival de Junon enlevé
par Jupiter, mais l'échanson de Jupiter enlevé dans le ciel par les dieux, pour les servir. Virgile
attribue le ressentiment de la déesse Junon à ce qu'elle n'obtint pas, au jugement de Pâris, le prix
de la beauté, motif qui serait honteux pour toute femme honnête; et il prétend que c'est à cause
de cet adultère débauché qu'elle persécuta toute sa nation.
D'autres fois, c'est avec une sorte de dissimulation que Virgile imite son modèle. II
changera la disposition d'un lieu qu'Homère aura décrit, pour empêcher qu'on ne le reconnaisse.
Homère, par une grande idée, suppose que le bouleversement de la terre arrache des enfers
Pluton lui-même, poussant des cris d'épouvante.
« Le père des dieux et des hommes fit entendre son tonnerre au haut du ciel, d'une
manière effroyable, tandis que Neptune ébranla les fondements immenses de la terre et les
sommets élevés des montagnes. Les racines et les sommets de l'Iida, qu'arrosent de
nombreuses sources, furent ébranlés, ensemble avec la ville des Troyens et les vaisseaux
des Grecs. Pluton lui-même fut effrayé au fond de son royaume infernal; il se leva de son
trône et s'écria d'épouvante, redoutant que Neptune, en ébranlant la terre, ne la fît
305
entrouvrir au-dessus de lui, et que ces demeures hideuses et terribles, qui font frémir les
dieux eux-mêmes, ne fussent ouvertes aux regards des mortels et des immortels. »
Virgile a profité de cette conception; mais pour la faire paraître neuve, au lieu de la mettre
en récit, il en fait une comparaison
« Telle à peu près la terre, si, profondément déchirée, elle découvrait les demeures
infernales et les royaumes sombres, détestés des dieux; si on apercevait d'en haut l'abîme
sans mesure, et les mânes tremblants, à l'immission de la lumière. »
Voici un autre exemple de ces larcins dissimulés. Homère avait dit que le travail ne trouble
point la vie des immortels :
« Les dieux, dans le palais de Jupiter, déplorent les malheurs inutiles des deux
peuples, et la condition des mortels, condamnés à tant de travaux, »
CHAPITRE XVII
Que Virgile n'a pas suffisamment motivé l'origine de la guerre qui s'élève entre les
Troyens et les Latins. Des morceaux qu'il a traduits d'Apollonios et de Pindare; et qu'il s'est plu
non seulement à employer des. noms grecs, mais encore des désinences helléniques.
Ce qui fait ressortir évidemment le secours qu'Homère a prêté à Virgile, ce sont les
moyens que celui-ci a imaginés lorsque la nécessité l'a contraint à inventer des motifs de guerre,
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dont Homère n'avait pas eu besoin, puisque la colère d'Achille, qui donne sujet à son poëme,
n'eut lieu que la dixième année de la guerre de Troie. C'est d'un cerf, blessé par hasard, que
Virgile fait un motif de guerre; mais sentant que ce moyen est faible et même puéril, il le
renforce de la douleur que cet événement occasionne aux habitants de la campagne, dont les
agressions suffisent pour amener les hostilités. Mais il ne fallait pas que les serviteurs de
Latinus, et surtout ceux qui étaient attachés au service des écuries royales, et qui, par
conséquent, n'ignoraient pas l'alliance que le roi avait contractée avec les Troyens, les dons qu'il
leur avait faits de plusieurs chevaux et d'un char attelé, vinssent attaquer le fils d'une déesse
(Énée). Qu'importe, après cela, que la plus grande de toutes descende du ciel, et que la plus
horrible des Furies soit évoquée du Tartare; que des serpents viennent, comme au théâtre,
répandre l'horreur sur la scène; que la reine, non contente de sortir de la retraite que la
bienséance impose aux femmes, et de parcourir les rues de la ville, associant à ses fureurs
d'autres mères de famille, prenne l'essor vers les bois, et que cette troupe de femmes, jusqu'alors
pudiques, devienne un chœur de Bacchantes qui célèbre de folles orgies? qu'importe, dis-je, tout
cela? J'avoue que j'eusse mieux aimé que, dans cet endroit comme en d'autres, Virgile eût
trouvé quelque chose à imiter dans son modèle ordinaire, ou dans quelque autre des écrivains
grecs.
Ce n'est pas sans motif que je dis dans quelque autre des écrivains grecs; car Virgile ne s'est pas
borné à moissonner dans un seul champ; mais partout où il a trouvé quelque chose de bon à
Imiter, il se l'est approprié. Ainsi, c'est avec le quatrième livre de l'Argonautique dont
Apollonius est l'auteur, qu'il a composé presque entièrement le quatrième livre de l'Énéide, en
transportant entre Énée et Didon les chastes amours de Médée et de Jason. Mais il a tellement
effacé son original, que la fable des amours de Didon, dont tout le monde connaît la fausseté, a
pris depuis tant de siècles les couleurs de la vérité, et est tellement répandue dans tous les
esprits, que les peintres, les sculpteur, et ceux qui exécutent des sujets de tragédies puisent
principalement dans cet épisodes comme dans un type unique de décoration, tous les sujets de
leurs travaux, tandis que, de leur côté, les comédiens le reproduisent continuellement dans leurs
pantomimes et dans leurs chants. Le charme de la poésie a tellement prévalu, que, encore que
l'on connaisse fort bien la chasteté de Didon, et qu'on sache qu'elle se donna la mort de ses
propres mains, pour mettre sa pudeur à l'abri de toute atteinte, on cède cependant à la fiction; et,
étouffant en soi la conscience du vrai, ou se plaît à voir célébrer comme véritables les fables
que les séductions du poète ont glissées dans les esprits.»
Voyons maintenant si Virgile aura pu atteindre Pindare, qu'Horace avoue inaccessible à
l'imitation. J'omets d'abord quelques légers larcins, pour examiner avec vous un passage que
Virgile a tenté de traduire presque intégralement, et qui mérite d'être discuté avec attention.
C'est avec les vers de Pindare sur la description des éruptions de l'Etna, qu'il veut lutter; et, pour
cela, il essaye de s'approprier ses pensées et même ses expressions, à un tel point qu'il est plus
abondant et plus enflé que Pindare lui-même, à qui l'on a reproché cette redondance et cette
307
enflure. Pour vous mettre à portée de juger par vous-mêmes de ce que j'avance, je vais placer
sous vos yeux ceux des vers du lyrique grec, sur l'Etna, que ma mémoire me suggère
« (L'Etna) dont l'abîme vomit les sources sacrées d'un feu inaccessible. Ces fleuves
brûlants ne semblent, dans l'éclat du jour, que des torrents de fumée rougis par la
flamme; dans l'obscurité de la nuit, c'est la flamme elle-même, roulant des rochers qu'elle
fait tomber avec fracas sur la profonde étendue des mers. Typhée, ce reptile énorme,
vomit ces sources embrasées; prodige affreux dont l'aspect imprime l'épouvante, et dont
on ne peut sans frayeur se rappeler le souvenir. »
Écoutez maintenant les vers de Virgile, qui paraissent une ébauche plutôt qu'un tableau
« Le port où nous abordâmes est vaste, et tout à fait à l'abri des vents; mais on
entend tonner auprès les horribles éruptions de l'Etna. Tantôt il vomit dans les airs une
sombre nuée, où brille l'étincelle, où fument des tourbillons de poix, d'où partent des
globes de feu qui s'élèvent jusqu'aux astres; tantôt il décharge et lance dans les airs des
rochers arrachés des entrailles de la montagne, où ses profonds bouillonnements font
rejaillir avec fracas les pierres liquéfiées, et agglomérées en une seule masse. »
Fidèle à la vérité, Pindare commence à peindre l'Etna tel qu'il se montre réellement,
exhalant la fumée pendant le jour, et laissant échapper des flammes durant la nuit. Virgile, tout
occupé à faire du fracas, en rassemblant des expressions retentissantes, n'a fait aucune
distinction entre ces deux moments. Le poète grec peint magnifiquement l'éruption des sources
308
embrasées, les torrents de fumée, et ces colonnes tortueuses de flamme qui, semblables à des
serpents de feu, sont portées jusqu'à la mer. Mais lorsque, pour rendre ῥόον καπνοῦ
αἴθων'· (un torrent de fumée rougie par la flamme), le poète latin emploie les mots atram
nubem, turbine piceo, favilla fumante, il tombe dans de grossières redondances; globes
flammarum rend bien mal κρουνοὺς (sources de flammes) : mais ce qui n'a pas de qualification,
c'est de dire que la nuée sombre et fumeuse lance de noirs tourbillons et des étincelles; car les
matières incandescentes ne produisent ni noirceur ni fumée. Peut-être Virgile a-t-il employé le
mot candente pour brûlant et non pour brillant, ce qui est une manière de parler grossière et
impropre; car candens dérive de candor, et non de calor. Quant à ce que Virgile ajoute, que le
volcan soulève et vomit les rochers, tandis qu'il dit aussitôt après que, fondus en une seule
masse, ils sont lancés en l'air avec fracas, rien de semblable n'a été écrit par Pindare, ni articulé
par qui que ce soit; et c'est la plus grande des monstruosités.
Maintenant, jugez de l'affection de Virgile pour la langue grecque, d'après les mots nombreux
qu'il lui a empruntés
Dirus Ulixes,
« Le cruel (dirus) Ulysse. »
spelaea ferarum,
« Antre (spelaea) des bêtes féroces.
daedala tecta,
« Dédale de loges (des abeilles). »
Rhodopeiae arces,
« Les sommets du Rhodope. »
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Non tibi Tyndaridis facies invisa Lacaenae
« Ne t'irrite point contre le visage de la Laconienne (Latence), fille de Tyndare.
» (Hélène).
Voici un vers du grammairien Parthénlus, lequel parmi les Grecs a été quelquefois utile à
Virgile .
Virgile a dit
310
(Et ailleurs)
Il aime jusqu'aux déclinaisons des Grecs, en sorte qu'il dit Mnesthea, au lieu de
Mnestheum. car lui-même avait dit ailleurs: nec fratre Mnestheo. Au lieu d'Orpheo, il préfère
décliner à la manière des Grecs Orphi, comme dans ce vers:
Et (dans celui-ci)
Cet accusatif en en est grec; car si quelqu'un pense qu'il a dit Diomedem en latin, la
mesure du vers n'existera plus. Enfin, Virgile s'est complu à donner à tous ses poèmes des titres
grecs, Bucolica, Georgica, Aeneis, noms qui sont tous d'une forme étrangère à la langue latine.
CHAPITRE XVIII.
Des passages que Virgile a traduits des Grecs, si clandestinement qu'on peut à peine
reconnaître où il les a puisés.
Nous n'avons parlé jusqu'ici que des emprunts de Virgile qui sont connus de tout le
monde, et de quelques-uns qui ne sont pas ignorés des Romains. J'en viens maintenant à ceux
qui, provenant d'une connaissance profonde des lettres grecques, ne peuvent par conséquent être
connus que des personnes qui ont fait de cette littérature l'objet d'une étude approfondie. Car, de
même que la science de ce poète se montre scrupuleuse et circonspecte, de même elle se tient
dissimulée et à demi voilée; tellement qu'il est plusieurs des passages qu'il a traduits, dont il
n'est pas facile de reconnaître la source. Dans l'exorde des Géorgiques, on trouve les vers
suivants
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Liber et alma Ceres, vestro si munere tellus
Chaoniam pingui glandem mutavit arista,
Poculaque inventis Acheloia miscuit uvis.
« Liber, et vous bienfaisante Cérès, si la terre vous doit d'avoir échangé le gland de
Chaonie pour l'épi nourrissant des blés, et d'avoir mêlé dans les coupes d'Achéloüs
(pocula Acheloïa) la liqueur tirée du raisin. »
La foule des grammairiens ne fait remarquer rien autre chose à ses disciples, au sujet de
ces vers, sinon que c'est Cérès qui a fait abandonner aux hommes leur antique nourriture, et qui
leur a appris à substituer le blé au gland; et que Liber découvrit la vigne et en retira le vin, pour,
former, mêlé avec l'eau, la boisson de l'homme.
Mais pourquoi Virgile, afin de désigner l'eau, nomme-t-il précisément le fleuve Achéloüs? C'est
ce dont personne ne s'informe, car on ne soupçonne même pas qu'un sens érudit soit caché sous
ce passage. Pour nous, après l'avoir profondément médité, nous avons reconnu que le docte
poète s'est conformé, en cet endroit, aux idées des plus anciens auteurs grecs,, chez lesquels,
comme nous en donnerons la preuve, le nom d'Achéloüs était employé spécialement pour
désigner l'eau. Et ce n'était point sans raison; car le motif de cet usage nous a été soigneusement
transmis : mais, avant de l'exposer, je veux prouver, par l'exemple d'un ancien poète, que c'était
une locution usuelle, de désigner l'eau en général sous le nom d'Achéloüs. L'ancien comique
Aristophane, dans la comédie intitulée Cocalus, s'exprime ainsi
Ἤμουν ἄγριον
βάρος, ἤτειρεν γάρ τοί μ᾽ οὶνος,
οις πόμα μίξας Ἀχελῶῳ.
« Je me sentais pesant. » « C'était du vin, bu sans être mêlé avec de l'eau (Ἀχελῶῳ). »
C'est-à-dire du vin pur, en latin merum. Maintenant, voici dans quels termes Éphore,
historien très connu, nous apprend , dans le livre second de son Histoire, les causes de cette
locution
Τοῖς μέν οὒν ἄλλοις ποταμοῖς οἱ πλησιόχωροι μόνοι θύουσιν· τὸν δὲ Ἀχελῷον μόνον
πἀντας ἀνθρώπους συμβέβηκεν τιμᾶν, οὐ τοῖς κοινοῖς ὀνόμασιν ἀντὶ τῶν ἰδίων, τοῦ
Ἀχελῴου τὴν ἰδίαν ἐπωνυμίαν ἐπὶ τὸ κοινὸν μεταφέροντας. Τὸ μὲν γὰρ ὕδωρ ὅλως, ὅπερ
ἐστὶ κοινὸν ὅνομα, ἀπὸ τῆς ἰδίας ἐκείνου προσηγορίας Ἀχελῷον καλοῦμεν, τῶν δὲ ἄλλων
ὀνομάτων τὰ κοινὰ πολλάκις ἀντὶ τῶν ἰδίων ὀνομάζομεν, τοὺς μὲν ἀθηναίους Ἕλληνας,
τοὺς δὲ Λακεδαιμονίους Πελοποννησίους ἀποκαλοῦντες. Τούτου δὲ τοῦ ἀπορήματος οὐδὲν
ἔχομεν αἰτιώτατον εἰπεῖν ἢ τοὺς ἐκ Δωδώνης χρησμοῦς· σχεδὸν γὰρ ἐν ἅπασιν αὐτοῖς
προστάττειν ὁ θεὸς εἴωθεν Ἀχελώῳ θύειν, ὥστε πολλοὶ, νομίζοντες οὐ τὸν ποταμὸν τὸν διὰ
312
τῆς ἀκαρνανίας ῥέοντα ἀλλὰ τὸ σύνολον ὕδωρ Ἀχελῷον ὑπὸ τοῦ χρησμοῦ καλεῖσθαι,
μιμοῦνται τὰς τοῦ θεοῦ προσηγορίας. Σημεῖον δὲ, ὅτι πρὸς τὸ θεῖον ἀναφέροντες οὕτω
λέγειν εἰώθαμεν· μάλιστα γὰρ τὸ ὕδωρ Ἀχελῷον προσαγορεύομεν ἐν τοῖς ὅρχοις καὶ ἐν
ταῖς εὐχαῖς καὶ ἐν ταῖς θυσίαις, ἅπερ πάντα περὶ τοὺς θεούς.
« Les fleuves sont adorés seulement par les peuples qui habitent sur leurs bords; mais
le fleuve Achéloüs, lui seul , est adoré par tous les hommes. Il ne partage pas la
dénomination commune des fleuves; mais c'est de lui qu'elle leur a été transportée dans le
langage commun. Ainsi, au lieu d'appeler l'eau de son nom spécial, nous lui donnons le
surnom d'Achéloüs, emprunté à ce fleuve; tandis que souvent, dans d'autres
circonstances, nous employons le nom commun, au lieu du nom spécial. Par exemple, on
appelle les Athéniens Hellènes, et les Lacédémoniens, Péloponnésiens. Je ne saurais
assigner d'autre cause à l'exception dont il s'agit, que les paroles de l'oracle de Dodone,
lequel donnait presque toujours pour réponse : Sacrifiez à Achéloüs. De sorte que
plusieurs personnes, pensant que l'oracle n'entendait pas désigner exclusivement par le
nom d'Achéloüs le fleuve qui coule chez les Acarnaniens, mais toute espèce d'eau en
général, attribuèrent ce surnom à l'eau des fleuves de leur pays, et leur donnèrent par
suite le nom du dieu, qui est passé après, dans le langage ordinaire, surtout quand il s'agit
de l'eau qu'on offre à l'occasion des sacrifices, des prières, des serments, et de tout ce qui
concerne les dieux. »
Il n'est pas possible de démontrer plus clairement que, dans les temps les plus reculés de
la Grèce, le nom d'Achéloüs était employé pour désigner l'eau en général. Virgile s'est donc
exprimé d'une manière savante, lorsqu'il a dit que Liber mêla le vin avec Achéloüs. Il ne serait
pas besoin d'autres témoignages en faveur de cette assertion, après ceux du poète comique
Aristophane et de l'historien Éphore. Cependant ne nous en contentons point. Didyme,
incontestablement le plus savant des grammairiens, après avoir donné la raison rapportée ci-
dessus par Éphore, en ajoute encore une autre, qu'il déduit en ces termes
πρεσβύτατον εὶναι Ἀχελῷον τιμὴν ἀπονέμοντας αὐτῷ τοὺς ἀνθρώπους πάντα ἁπλῶς
τὰ νάματα τῷ ἐκείνου ὀνόματι προσαγορεύειν· ὁ γοῦν Ἀγησιλαος διὰ τῆς πρώτης ἱστορίας
δεδήλωκεν p458ὅτι Ἀχελῷος πάντων τῶν ποταμῶν πρεσβύτατος. Ἔφη γὰρ· Ὠκεανὸς δὲ
γαμεῖ Τηθὺν, ἑαυτοῦ ἀδελφήν· τῶν δὲ γίνονται τρισχίλιοι ποταμοί· Ἀχελῷος δὲ αὐτῶ,
πρεσβύτατος, καὶ τετίμηται μάλιστα
« Peut-être serait-il mieux de dire que c'est parce qu'Achéloüs est le plus ancien des
fleuves, que les hommes lui font l'honneur de donner son nom à toutes les eaux en général.
Car Agésilas, dans le premier livre de son Histoire, nous instruit du droit d'aînesse du
313
fleuve Achéloüs. L'Océan, dit-il, ayant épousé Téthys, sa soeur, il naquit de cette union
trois mille fleuves, et Achéloüs fut l'aîné de tous; c'est pourquoi il est le plus révéré. »
Quoique ces témoignages soient plus que suffisants pour prouver que ce fut une locution
familière aux anciens, d'employer le nom d'Achéloüs pour désigner génériquement l'eau; j'y
ajouterai encore celui de l'illustre tragique Euripide, que le même grammairien Didyme expose
en ces termes, dans son ouvrage intitulé « Du style de la tragédie. » Euripide nous dit, dans
Hypsipyle,
Ἀχελῷον πᾶν ὕδωρ Εὐριπίδης φησὶν ἐν Ὑψιπύλῆ. Λέγων γὰρ περὶ ὕδατος ὅντος
σφόδρα πόῤῥω τῆς Ἀκαρνανίας, ἐν ᾗ ἐστιν ὁ ποταμὸς Ἀχελῷος, φησιν·
Δείξω μὲν ἀργείοισιν Ἀχελῷου ῥόον.
« qu'Achéloüs signifie toute eau en général; car, en parlant d'un fleuve très éloigné
de l'Acarnanie, province dans laquelle coule le fleuve Achéloüs, il dit « Je montrerai le
cours de l'Achéloüs. »
On lit dans le septième livre (de l'Énéide) les vers suivants, où il est question des
Berniques et de leur principale ville, qui était alors Ananie
«... Les fils du fleuve Amasène, que nourrit la « riche Anagnie. Tous n'ont pas des
armes, un bouclier, ou un char retentissant. La plupart font pleuvoir des balles de plomb
mortel; d'autres portent un épieu à chaque main, et sur la tête un bonnet de la peau fauve
du loup. Ils ont le pied gauche nu, et l'autre est recouvert d'une chaussure faite de cuir
cru. »
On ne trouve nulle part, que je sache, que cet usage d'aller au combat, un pied chaussé et
l'autre nu, ait jamais existé en Italie; mais je prouverai bientôt, par le témoignage d'un auteur
grave, que cet usage a été celui de certains peuples de la Grèce. Il faut admirer ici l'idée qui a
dirigé secrètement le poète. Car ayant lu que les Herniques, dont la capitale est Anagnie, étaient
des descendants des Pélasges, et de plus qu'ils tiraient même leur nom d'un de leurs anciens
chefs, Pélasge de nation, nommé Hernicus, il a imaginé d'attribuer aux Herniques, qui sont une
314
ancienne colonie des Pélasges, une coutume qu'il avait lu être celle des Étoliens. Or, Julius
Higin, au second livre de son traité des Villes (d'Italie), prouve longuement que les Herniques
ont eu pour chef un Pélasge nommé Hernicus. Quant à la coutume des Étoliens, d'aller au
combat un pied chaussé et l'autre nu, l'illustre poète Euripide nous l'atteste. Dans sa tragédie de
Méléagre, un messager paraît sur la scène, et décrit le costume des chefs qui s'étaient réunis
pour aller à la poursuite du sanglier (de Calydon). Voici le passage
« Un aigle d'or brille sur le bouclier que Télamon oppose au sanglier; des feuilles de
vigne couronnent la tête de ce héros, honneur de Salamine, sa patrie chérie; l'Arcadienne
Atalante, haïe de Vénus, conduit ses chiens; elle est vêtue élégamment; elle porte un arc et
une hache à deux tranchants. Les fils de Thestius ont le pied gauche nu, et l'autre chaussé
d'un brodequin ; costume qui rend léger à la course, et qui est d'un usage général chez les
Étoliens.... »
Remarquez que Virgile a conservé soigneusement le texte d'Euripide, car celui-ci avait dit
Toutefois, pour vous prouver l'attention que nous avons donnée à cette question, nous vous
ferons là-dessus une observation qui n'est connue que de peu de monde. Euripide a encouru, à
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cette occasion, le reproche d'ignorance de la part d'Aristote, lequel soutient que c'était le pied
droit, et non le gauche, qui était nu chez les Étoliens. A l'appui de ce que j'avance, je vais citer
les expressions d'Aristote dans le livre second de sa Poétique, où il dit, en parlant d'Euripide
Τοὺς δὲ Θεστίου κόρους τὸν μὲν ἀριστερὸν πόδα φησὶν Εὐριπίδης ἐλθεῖν ἔχοντας
ἀνυπόδετον· λέγει γοῦν, ὅτι
— τὸ λαιὸν ἴχνος ἦσαν ἀνάρβυλοι ποδὸς,
τὸ δ᾽ ἐν πεδίλοις, ὡς ἐλαφρίζον γόνυ
ἔχοιεν,
ὡς δὴ πᾶν τοὐναντίον ἔθος τοῖς αἰτωλοῖς. τὸν μὲν γὰρ ἀριστερὸν ὑποδέδενται, τὸν δὲ
δεξιὸν ἀνυποδετοῦσιν· δεῖ γὰρ οὶμαι τὸν ἡγούμενον ἔχειν ἐλαφρὸν, ἀλλ᾽ οὐ τὸν ἐμμένοντα.
« Euripide dit que les fils de Thestius vinrent « (à la chasse) ayant le pied gauche nu.
Voici ses expressions : « Ils ont le pied gauche nu, et l'autre chaussé d'un brodequin, ce
qui rend léger à la course. » Tandis que la coutume des Étoliens était, tout au contraire, de
chausser le pied gauche et d'avoir le pied droit nu; ce qui me paraît plus convenable pour
rendre rapide à la course. »
Vous voyez, d'après cela, que Virgile a préféré l'autorité d'Euripide à celle d'Aristote; car
je me refuse à croire que ce poète, si profondément instruit, ait ignoré ce passage d'Aristote; et
il doit avoir eu ses motifs pour donner la préférence à Euripide; car les ouvrages des tragiques
grecs lui étaient très familiers, comme il est facile de s'en convaincre d'après ce que nous avons
déjà dit, et d'après ce que nous dirons bientôt.
CHAPITRE XIX.
Des autres passages que Virgile a pris chez les Grecs, dans les quatrième et neuvième
livres de l'Énéide.
« Proserpine ne lui avait point encore enlevé son cheveu blond, ni dévoué sa tête à
Orcus et au Styx. »
316
Bientôt Iris est envoyée par Junon pour couper ce cheveu, et l'apporte à Orcus. Cette
fiction n'est point adoptée par Virgile sans quelque fondement, ainsi que le suppose Cornutus,
homme d'ailleurs très savant, qui fait sur ces vers la remarque suivante :
Unde haec historia, ut crinis auferendus sit morientibus, ignoratur: sed adsuevit
poetico more aliqua fingere, ut de aureo ramo.
« On ignore d'où est tirée cette histoire du cheveu coupé aux mourants; mais on sait
que Virgile, conformément aux usages de la poésie, invente des fictions, comme, par
exemple, celle du rameau d'or. »
Ainsi s'exprime Cornutus. Je suis fâché qu'un homme si savant, particulièrement versé
dans les lettres grecques, n'ait pas connu le beau poème d'Euripide, dans lequel Orcus est mis
en scène, le glaive à la main, pour couper les cheveux d'Alceste, et où il parle en ces termes
« Cette femme se présente pour entrer dans le royaume d'Adès (Pluton). Je vais à
elle, afin de la consacrer par le glaive; car il est consacré aux dieux des enfers celui dont ce
glaive aura coupé le cheveu. »
Il est évident, je pense, quelle est l'autorité d'après laquelle Virgile a admis la fiction du
cheveu coupé. Les Grecs emploient le mot ἁγνίσαι, pour désigner l'action de consacrer aux
dieux. C'est pourquoi Virgile fait dire à Iris
« Je vais, selon qu'il m'est prescrit, apporter ce cheveu à Dis, auquel il est consacré;
et toi, je te délie de ce corps. »
Je viens de prouver que la plupart des passages cités plus haut sont appuyés sur l'autorité
des poètes tragiques; maintenant, je vais signaler ce que Virgile a pris à Sophocle. Dans le
quatrième livre (de l'Énéide), Elisse, (Didon) abandonnée par Énée, a recours aux prières des
pontifes et aux invocations des magiciennes ; et, entre autres pratiques qu'elle met en usage
pour calmer son amour, Virgile dit qu'elle se fait apporter des herbes coupées avec des faux
d'airain. Ne semble-t-il pas naturel de se demander ici comment les faux d'airain sont venues
317
dans l'esprit de Virgile? Je vais mettre sous vos yeux les vers du poète, et ceux de Sophocle
qu'il a imités
« On apporte des herbes couvertes de leur duvet, coupées au clair de la lune, avec des
faux d'airain, et qui distillent un suc noir et venimeux. »
Une tragédie de Sophocle porte, jusque dans son titre, l'indication de ce qui fait l'objet de
nos recherches. Elle est intitulée ῾Ριζοτόμοι: (ceux qui coupent des racines). Médée y est
représentée cueillant des herbes vénéneuses, la tête tournée derrière le dos, pour ne pas être
victime elle-même de la violence de l'odeur léthifère, et exprimant leur suc dans des vases
d'airain, après les avoir coupées avec des faux du même métal.
Voici les vers de Sophocle
«Celle-ci , le visage tourné par derrière, reçoit dans des vases d'airain le suc qui
découle de l'incision ».
Et peu après
— Αἵδε καλύπται
κίσται ῥιζῶν κρύπτουσι τομὰς,
ἃς ἥδε βοῶσ᾽ ἀλαλαζομένη
γυμνὴ χαλκέοις ἤμα δρεπάνοις.
« Elle recueillait dans des paniers couverts les racines qu'elle avait coupées avec des
faux d'airain, en criant et poussant des hurlements. »
C'est indubitablement de ce .passage de Sophocle, que Virgile a tiré ses faux d'airain. On a
d'ailleurs plusieurs preuves qu'on employait très souvent des instruments d'airain dans les
sacrifices, et principalement lorsqu'il s'agissait ou de calmer quelqu'un, ou de le dévouer, ou de
dissiper des maladies. Je ne dis rien de ce vers de Plaute
318
Curetum sonitus crepitantiaque aera
Mais je veux rapporter les paroles de Carminius, dans le livre second de son savant et
curieux ouvrage sur l'Italie :
Prius itaque et Tuscos aene vomere uti, cum conderentur urbes, solitos in Tageticis
eorum sacris invenio, et in Sabinis ex aere cultros quibus sacerdotes tonderentur.
« Jadis les Toscans se servaient de charrues à soc d'airain, pour tracer les
fondements des villes; ils s'en servaient aussi dans le culte qu'ils rendaient à Tagès. Chez
les Sabins, on se servait de lames d'airain pour couper les cheveux des prêtres. »
Il serait trop long de passer en revue les nombreux passages des plus anciens auteurs grecs,
qui attestent la grande vertu qu'ils attribuaient aux sons de l'airain. Il suffit, pour le moment,
d'avoir prouvé que c'est d'après les écrivains grecs que Virgile a parlé des faux d'airain.
On trouve, dans le neuvième livre de l'Énéide, les vers suivants
« Le fils d'Arcens se faisait remarquer par « l'éclat de ses armes, par sa chlamyde
brodée en couleur, et teinte de rouge ibérique. Il était beau de visage, et son père, qui
l'avait envoyé à cette guerre, l'avait élevé dans un bois consacré à Mars, auprès du fleuve
Symèthe, où est situé l'autel engraissé (pinguis) et placable de Palicus. »
Quel est ce dieu Palicus, ou plutôt quels sont ces dieux Paliques (car ils sont deux), dont il
n'est fait mention, que je sache, dans aucun écrivain latin? C'est dans les sources les plus
profondes de la littérature grecque que Virgile les a trouvés.
D'abord le fleuve Symèthe, dont Virgi le fait mention dans ces vers, est situé en Sicile; et c'est
aussi en Sicile que les dieux Paliques sont honorés. Le premier écrivain qui en ait parlé est le
tragique Eschyle, Sicilien de naissance, qui donne dans ses vers la signification, ou, comme
disent les Grecs, l'étymologie de leur nom. Mais avant de rapporter les vers d'Eschyle, il
convient d'exposer en peu de mots l'histoire des Paliques. Sur les bords du fleuve Symèthe, qui
coule en Sicile, Jupiter rendit mère la nymphe Thalie, qui, par crainte de Junon, souhaita que la
terre l'engloutît; ce qui arriva : mais à l'époque où les enfants qu'elle avait portés dans son sein
319
eurent atteint leur terme, la terre se rouvrit, et les deux enfants parurent sortant du sein de
Thalie, et furent appelés Palici, de ἀπὸ τοῦ πάλιν ἱκέσθαι, parce qu'ils étaient revenus de la terre
dans laquelle ils avaient été engloutis. Non loin de là sont des lacs de peu d'étendue, mais d'une
immense profondeur, et où l'eau surgit à gros bouillons. Les habitants du pays les appellent des
cratères, et les nomment Delloï. Ils pensent que ce sont des frères des dieux Paliques : ils les
honorent d'un culte solennel, à cause d'une divinité qui manifeste sur leurs bords, relativement
aux serments, sa présence et son action. En effet, lorsqu'on veut savoir la vérité touchant un
larcin nié ou quelque action de cette nature, on exige le serment de la personne suspecte ; celui
qui l'a provoquée s'approche avec elle des cratères, après qu'ils se sont lavés tous deux de toute
souillure, et après que l'inculpé a garanti par une caution personnelle qu'il restituera l'objet
réclamé, si l'événement vient à le condamner. Invoquant ensuite la divinité du lieu, le défendeur
la prenait à témoin de son serment. S'il parlait conformément à la vérité, il se retirait sans qu'il
lui fût arrivé aucun mal; mais s'il jurait contre sa conscience , il ne tardait pas à trouver dans les
eaux du lac la mort due au parjure. Ces circonstances recommandaient tellement les deux frères
à la piété publique, qu'on les surnommait placables, tandis que les cratères étaient
surnommés implacables. De plus, le temple des dieux Paliques est favorisé d'un oracle. En
effet, une année que la sécheresse avait rendu la Sicile stérile, ses habitants, avertis par un avis
miraculeux des dieux Paliques, offrirent à un certain héros un sacrifice particulier, et
l'abondance revint. Les Siciliens, par reconnaissance, entassèrent sur l'autel des Paliques des
fruits de toute espèce; ce qui fit donner à leur autel lui-même la qualification de pinguis. Voilà
toute l'histoire des Paliques et de leurs frères, qui ne se trouve que dans les écrivains grecs, chez
lesquels Virgile n'a pas moins puisé que chez les Latins.
Maintenant il faut rapporter des autorités en faveur de ce que nous avons raconté. Il est une
tragédie d'Eschyle, intitulée Etna, dans laquelle il s'exprime ainsi, en parlant des Paliques
« Quel nom leur donnent les mortels? Jupiter veut qu'on les nomme Paliques, et ce
nom leur est attribué avec justice, puisqu'ils sont retournés des ténèbres à la lumière. »
320
Παλικῶν οἱ Σικελιῶται νομίζουσιν, τὰς δὲ ἀναφορὰς τῶν πομφολύγων παραπλησίας
βραζούσαις ἔχουσιν.
« Éryx est éloigné de Géla d'environ quatre-« vingt-dix stades. C'est une montagne
aujourd'hui entièrement déserte, et jadis ce fut une ville de la Sicile. Là sont situés deux
gouffres que les Siciliens appellent Delloï, qu'ils croient frères des Paliques et dont les
eaux sont continuellement bouillonnantes. »
« Les dieux, dit-il, que (les Siciliens) appellent Paliques, sont regardés comme étant
originaires de l'île; ils ont pour frères deux gouffres très profonds, dont on ne doit
s'approcher, afin de leur rendre les honneurs religieux, que revêtu de vêtements nouveaux
et purifié de toute souillure charnelle. Il s'exhale de ces gouffres une forte odeur de soufre,
qui excite une ivresse effrayante dans ceux qui s'approchent de leurs bords. Leurs eaux
sont troublées, et d'une couleur très ressemblante à celle d'une flamme blanchâtre; elles
s'agitent et font le même bruit que si elles bouillonnaient modérément. On dit que la
profondeur de ces gouffres est incommensurable, tellement que des boeufs y étant tombés
y disparurent, ainsi qu'un chariot attelé de mulets, et des cavales qui étaient sautées
dedans. Il est, chez les Siciliens, une sorte de serment qui est la plus solennelle des
321
justifications que l'on puisse exiger. Les juges du serment lisent sur un billet, à ceux qui
doivent le prêter, le serment qu'on exige d'eux; ceux-ci , brandissant une branche d'arbre,
ayant à la tête couronnée, le corps sans ceinture et ne portant qu'un seul vêtement,
s'approchent du gouffre et font le serment requis. S'ils retournent chez eux sains et saufs,
leur serment est confirmé; mais s'ils sont parjures, ils expirent aux pieds des dieux. Au
reste, (ceux qui jurent ) sont tenus de constituer entre les mains des prêtres des cautions
qui leur garantissent, en cas d'événement, les frais des purifications qui doivent être
pratiquées à l'égard des assistants. Auprès de ces gouffres habitèrent les Paliciens, dont la
ville fut surnommée Palicina, du nom de ces divinités. »
Ainsi s'exprime Polémon. Xénagore, dans le troisième livre de son Histoire des lieux où
existent des oracles, dit ce qui suit
« La Sicile ayant été affligée de stérilité, ses habitants, par l'ordre de l'oracle des
Paliques, sacrifièrent à un certain héros; et après « le retour de la fertilité, ils comblèrent
d'offrandes le temple des Paliques. »
Voilà, je pense, pleinement terminée, et appuyée sur de graves autorités, l'explication d'un
passage de Virgile, que nos littérateurs ne regardent pas même comme obscur, et sur lequel ils
se contentent de savoir et d'apprendre à leurs disciples que Palicus est le nom d'une certaine
divinité. Mais quelle est cette divinité, et d'où vient son nom? Ils l'ignorent et ils ne cherchent
pas à le savoir, ne soupçonnant pas même où ils pourraient le trouver, dans l'ignorance où ils
sont des ouvrages grecs.
CHAPITRE XX.
N'omettons pas de parler des vers suivants, que nous trouvons dans le premier livre
des Géorgiques
322
Laetus ager: nullo tantum se Mysia cultu
Iactat, et ipsa suas mirantur Gargara messes.
Dans ce passage, outre que le sens du poète paraît plus obscur et plus complexe qu'à son
ordinaire, il se présente encore une question, qui tient à l'antiquité grecque. Qu'est-ce que ces
Gargares que Virgile cite comme un exemple de fertilité? Ils sont situés dans la Mysie, qui est
une province de l'Hellespont; et le mot est au pluriel, parce qu'en effet il est deux points qui
portent ce nom; savoir : le sommet du mont Ida, et une ville située sur cette même montagne.
C'est du sommet de la montagne qu'Homère veut parler, lorsqu'il dit
« Il vient sur l'Ida qu'arrosent de nombreuses « fontaines, à Gargare qui nourrit des
animaux
« sauvages. »
Dans ce passage, le sens indique assez que par le mot Gargare il faut entendre le sommet
le plus élevé de l'Ida; car c'est de Jupiter que parle le poète. Ce sens est encore plus manifeste
dans un autre passage du même poète
D'après ces passages, il est clair que la cime du mont Ida porte le nom de Gargare.
Je vais maintenant passer en revue ceux qui ont parlé d'une ville nommée Gargare. Éphore,
historien très-célèbre, dit dans son livre cinquième
323
Μετὰ δὲ τὴν ἄσσον ἐστὶ τὰ Γάργαρα πλησίον πόλις
Il n'est pas le seul qui en fasse mention. Un ancien écrivain nommé Philéas, dans son livre
intitulé l'Asie, en parle en ces termes :
On attribue à Aratus un livre d'Élégies; où il a dit, en parlant d'un poète nommé Diotime
« Je pleure Diotime qui, assis sur des pierres, enseignait (alphabet aux enfants des
Gargaréens. »
Ces vers nous apprennent même le nom des citoyens de cette ville, qui y sont nommés
Gargaréens.
Il est donc constant que le nom de Gargare désigne tantôt le sommet d'une montagne, tantôt une
ville située sur cette même montagne. Ce n'est point du sommet, mais de la ville, que Virgile a
voulu parler. Recherchons maintenant pourquoi il a cité Gargare comme un lieu d'une grande
fertilité. D'abord c'est un fait connu que la Mysie tout entière produit de riches moissons, qu'elle
doit à l'humidité de son sol; ce qui fait que Virgile, dans les vers cités, après avoir parlé des
solstices humides, ajoute
Comme s'il disait : Tout pays qui sera convenablement humecté égalera en fécondité les
champs de la Mysie. Lorsque Homère dit
Ἴδην πολυπίδακα
324
était passé en proverbe, pour exprimer un grand nombre, une immense multitude. Témoin
Alcée, qui s'exprime ainsi dans sa tragédie de Alcaeus
Il est évident, comme vous voyez, que le poète a employé le mot Gargare, pour multitude.
C'est ainsi que, dans ses fables, Aristomène a dit
Le poète Aristophane, dans sa comédie des Acharnes, fabrique un mot composé de celui
de
Gargare et du mot grec qui signifie sable, pour exprimer, avec sa gaieté ordinaire, un nombre
innombrable : ce mot est ψαμμακοσιογάργαρα.
ἅδ᾽ ὠδυνήθην ψαμμακοσιογάργαρα.
325
« O vous aussi, courant d'eau de la Mysie. »
Nous avons indiqué les auteurs grecs chez lesquels Virgile a puisé pour ce passage; faisons
voir encore, et pour l'agrément du sujet, et pour démontrer que votre poète a recueilli des
ornements de tous côtés chez les divers auteurs de l'antiquité, faisons voir d'où il a tiré
On trouve, dans un très ancien livre de poésies qu'on croit composées avant toutes celles
que nous avons en latin, ce vieux et rustique chant
CHAPITRE XXI.
Souvent Virgile donne aux coupes des noms grecs, comme carchesia, cymbia, cantharos,
scyphos. Exemple de la première dénomination
Ailleurs
« Ici, il répandit, suivant le rite religieux, deux carchésions remplis de vin pur, dont il
fit des libations à Bacchus. »
Exemple de la seconde
326
Inferimus tepido spumantia cymbia lacte
« Nous déposâmes sur le tombeau (de Polydore) des cymbia remplies de lait encore
fumant. »
Exemple de la troisième
Exemple de la quatrième
On se contente de savoir que ce sont là des dénominations de coupes; mais quelle fut leur
forme, et quels auteurs en ont parlé? C'est ce que personne ne recherche. Cette négligence est
tolérable à l'égard des scyphes et des canthares, dont les noms sont vulgairement connus; mais
quant aux cymbes et aux carchésions, dont les noms ne se trouvent jamais, que je sache, dans
les écrivains latins, et ne se voient que fort rarement dans les écrivains grecs, je ne comprends
pas pourquoi on ne se détermine pas à faire des recherches sur la signification de ces
dénominations nouvelles et étrangères.
Le carchésion est une coupe qui ne fut connue que des Grecs. Phérécydes en fait mention dans
son Histoire, où il dit que Jupiter acheta les faveurs d'Alcmène par le don d'un carchésion d'or.
Plaute, dans sa comédie d'Amphitryon, a répudié ce nom étranger, pour lui substituer celui de
patère, qui, comme le mot l'indique, est une coupe plate et découverte (planum ac patens);
tandis que le carchésion est d'une forme haute, resserrée vers le milieu, avec des anses peu
saillantes, mais qui descendent depuis le haut jusqu'au pied de la coupe. Asclépiade, écrivain
grec des plus distingués par sa science et par son exactitude, dit que le carchésion tire son nom
d'un agrès de marine. En effet, dit-il, la partie inférieure de la voile s'appelle πτέρναν , le
milieu τράχηλον ; et le haut, d'où partent les deux côtés de la voue, ce qu'on appelle les cornes,
est nommé carchésion. Asclépiade n'est pas le seul qui ait parlé de ce genre de coupe. Nous
pouvons citer encore plusieurs autres poètes illustres qui en ont fait mention, tels que Sapho,
qui dit
327
« ils firent tous des libations avec des carchélions, et formèrent des voeux pour le
bonheur
« du genre humain. »
« Il portait un vêtement tout d'une même cou« leur, un thyrse, une robe jaune, et un
carchésion peint de diverses couleurs. »
Voilà pour ce qui concerne le carchésion inconnu aux Latins, et mentionné seulement par
les écrivains grecs. On en peut dire autant du cymbion, sorte de coupe sur laquelle même les
Grecs ne nous ont transmis que peu de chose.
Philémon, auteur comique très connu, dit dans le Fantôme
Démosthène lui-même fait mention du cymbion dans son discours contre Midias :
328
« Vous êtes parti d'Argyre en Eubée, monté sur une voiture commode, et traînant
avec vous des manteaux et des cymbia, objets soumis aux pentecostologues (les cinquante
percepteurs de l'impôt). »
Cymbia, comme l'indique la contexture du mot, est un diminutif de cymba, mot qui
désigne chez vous, comme chez les Grecs, de qui vous le tenez, une espèce de navire. Et en
effet, j'ai remarqué que, chez les Grecs, plusieurs sortes de coupes ont reçu leur dénomination
de quelques agrès de marine; comme le carchésion, ainsi que je l'ai dit plus haut, et le cymbion,
deux coupes de forme haute, et qui ont quelque ressemblance avec un navire. Le savant
Ératosthène fait mention de cette dernière coupe, dans une lettre adressée au Lacédémonien
Hagétor, où l'on trouve les paroles suivantes :
Κρατῆρα γὰρ ἔστησαν τοῖς θεοῖς, οὐκ ἀργύρεον οὐδὲ λιθοκόλλητον, ἀλλὰ τῆς
κωλιάδος· τοῦτον δὲ ὁσάκις εἰσπληρώσαιεν, ἀποσπείσαντες τοῖς θεοῖς, ᾠνοχόουν ἐφεξῆς
βαπτιστῷ κυμβίῳ.
« Ils avaient consacré aux dieux une coupe qui n'était ni d'argent ni enrichie de
pierres précieuses, mais fabriquée à Colla; et lorsqu'on la remplissait, l'on faisait des
libations aux dieux, en vidant successivement la coupe dans un cymbion. »
Quelques-uns ont pensé que cymbium était un mot syncopé de cissybium, duquel plusieurs
auteurs font mention, entre autres Homère, qui dit que c'est une coupe de cette sorte qui fut
donnée par Ulysse au Cyclope. Il en est qui prétendent que cissybium est proprement une coupe
faite avec le bois du lierre, κισσοῦ.. Nicandre de Colophon, dans le premier livre de l'Étolique,
s'exprime ainsi
« Lorsqu'on offre un sacrifice à Jupiter Didyme, l'on fait des aspersions avec des
feuilles de lierre; de là vient que les anciennes coupes ont été appelées cissybies. »
« Il refusa de boire tout d'un trait, à la manière des Thraces, une amyste de vin pur;
il préféra le petit cissybion. »
329
Ceux qui pensent que le mot cissybium est formé de οἱονεὶ κίσσινον fait de lierre,
s'appuient de l'autorité d'Euripide, qui dans Andromède s'exprime ainsi qu'il suit
« La foule des pasteurs accourt, portant une coupe faite de bois de lierre, remplie ou
de lait, onde la liqueur délicieuse, honneur de la vigne, et qui étouffe le chagrin. »
Après avoir terminé ce qui concerne le cymbion, il nous reste à prouver par des exemples
que le cantharus est tout ensemble une espèce de coupe et une espèce de navire. Le cantharus
est une coupe; c'est un fait qui résulte des vers mêmes de Virgile, qui l'attribue à Silène, comme
étant proprement la coupe de Liber-Pater.
Il nous reste encore, pour remplir nos engagements, à prouver que ce mot signifie aussi une
espèce de navire. Ménandre a dit dans le Pilote
« Ô Straton ! voici enfin Théophile qui arrive, après avoir traversé la mer Égée. Quel
bonheur pour moi de t'annoncer le premier l'heureuse arrivée de ce fils, et celle du
canthare doré.- STRAT. Quel canthare? - Le vaisseau. »
Comme le canthare est la coupe de Bacchus, le scyphus est la coupe d'Hercule. Ce n'est
pas sans motif que les sculpteurs anciens ont représenté ce dieu une coupe à la main, et
quelquefois ivre et chancelant; car, d'après d'anciennes traditions, Hercule poussé par les vents
aurait traversé d'immenses mers dans une coupe, en guise de nacelle. Je ne prendrai que peu de
chose à l'antiquité grecque, concernant ces deux circonstances. Une preuve non obscure (sans
parler de celles qui sont plus connues) que ce héros était un grand buveur, c'est ce que lui fait
dire Éphippus, dans Busiris
330
Οὐκ οὶσθά μ᾽ ὄντα, πρὸς θεῶν, Τιρύνθιον
ἀργεῖον; οἶ μεθύοντες ἀεὶ τὰς μάχας
πάσας μάχονται. Τοιγαροῦν φεύγουσ᾽ ἀεί.
« Ne sais-tu pas, par Dieu! que je suis Tirynthus d'Argos? Les ivrognes se mêlent
dans toutes les querelles, et y sont toujours vainqueurs. »
Un autre fait qui est de même peu connu, c'est l'existenee, proche d'Héraclée, ville fondée
par Hercule, de la nation des Cylicranes, nom formé ἀπὸ τῆς κύλικος, espèce de coupe qu'au
moyen du changement d'une lettre nous avons nommée calix. Phérécyde et Panyasis, ce dernier
écrivain grec d'un grand mérite, disent qu'Hercule traversa les mers sur une coupe, et vint
aborder à Érythée, île de la côte d'Espagne. Je ne rapporte point leurs paroles, parce que je
regarde ce fait moins comme une histoire que comme une fable; et je présume qu'Hercule aura
navigué, non sur une coupe, mais sur un navire du nom de scyphus; en sorte qu'il en aura été de
même à l'égard du cymbion, dérivé de cymba (barque), que pour le cantharus et le carchésion,
que nous avons démontré être des termes de navigation.
CHAPITRE XXII.
Virgile emprunte quelquefois des noms propres aux histoires les plus anciennes des Grecs.
Vous savez qu'il nomme une compagne de Diane Opis. Ce nom, que des gens peu instruits
croient pris au hasard par le poète, il l'a ingénieusement attribué à l'une des compagnes de
Diane, sachant que les anciens écrivains grecs l'avaient donné à la déesse elle-même. Voici le
passage de Virgile
« Cependant la fille de Saturne, qui était alors dans les demeures célestes, appelait la
légère Opis, l'une des vierges ses compagnes qui composent son cortége sacré. Voici les
paroles qu'elle lui adressait avec tristesse. »
Et plus bas :
331
« Cependant Opis, fidèle gardienne de Trivia (était assise) depuis longtemps au haut
de la montagne. »
Voilà donc, selon Virgile, Opis compagne et suivante de Diane. Apprenez maintenant d'où
il a tiré ce nom, lequel, comme je vous le disais, est un surnom qu'il avait vu attribué à la déesse
elle-même, et qu'il transporte à sa compagne.
Alexandre Étolien, poète distingué, dans son ouvrage intitulé Les Muses, rapporte avec quel
zèle le peuple d'Éphèse, après avoir consacré un temple à Diane, invita, en leur proposant des
récompenses, les poètes les plus célèbres de l'époque, à composer différents ouvrages en vers,
en l'honneur de la déesse. Dans ce passage, le nom d'Opis est donné, non pas à la compagne de
Diane, mais à la déesse elle-même. Le poète, comme je l'ai dit, parle des Éphésiens.
« Ce peuple, sachant que Timothée fils de Thersandre, habile dans la musique et dans
la poésie, excitait universellement l'admiration des Grecs, l'honora d'un don sacré de mille
sicles d'or, afin qu'il célébrât Opis qui lance des flèches rapides, et qui a un temple célèbre
à Cenchrée. »
Et peu après
« ... Afin qu'il ne laissât pas sans gloire les actions de la fille de Latone. »
Il est prouvé, si je ne me trompe, qu'Opis est un surnom de Diane, et que C'est l'érudition
de Virgile qui lui à suggéré de transporter ce nom à la compagne de la déesse.
Personne ne recherche où Virgile a pris cette idée. Il est constant toutefois que c'est dans
Euripide, qui, dans sa Troade, fait dire à Apollon, quand Troie va être prise, les paroles
suivantes
332
Λείπω τὸ κλεινὸν Ἴλιον, βωμούς τ ἐμούς·
ἐρημία γὰρ πόλιν ὅταν λάβῃ κακὴ,
νοσεῖ τὰ τῶν θεῶν, οὐδὲ τιμᾶσθαι θέλει.
« Vaincu par Junon et par Minerve, qui renversent de concert les murs phrygiens,
j'abandonne l'illustre Ilion, et les temples qu'on m'y a élevés; car lorsque la triste solitude
s'est emparée d'une ville, le culte des dieux y est négligé, et ils n'y sont plus honorés. »
Ce passage nous apprend d'où Virgile a tiré que les dieux abandonnent une ville au
moment qu'elle va être prise. Ce n'est pas non plus sans quelque autorité de la vieille Grèce qu'il
a dit
Car Euripide met en scène Minerve, sollicitant de Neptune des vents contraires à la flotte
des Grecs, et lui disant qu'il doit faire le même usage de la foudre contre les Grecs, qu'en aurait
fait Jupiter de qui il la tient.
Dans Virgile, Pan séduit la Lune par le charme d'une toison blanche comme la neige
« Il l'entraîne dans les forêts profondes... (s'il faut croire ce qu'on en dit) par le
charme d'une toison plus blanche que la neige. »
Valérius Probus, homme très savant, remarque, sur ce passage, qu'il ignore d'où le poète a
tiré cette fable ou cette histoire. Cette ignorance m'étonne de la part d'un tel homme. C'est le
poète Nicandre qui est l'auteur de cette histoire. Didyme, le plus savant des grammairiens qui
ont existé jusqu'ici, donne a ce fait l'épithète de fabuleux. C'est parce que Virgile n'ignorait pas
cette circonstance qu'il a ajouté
Si credere dignum es
333
« Phébus l'apprit du dieu tout-puissant; à son tour, Phébus Apollon me l'a révélé. »
A de tels passages les grammairiens, pour excuser leur ignorance, attribuent ces fictions au
génie de Virgile, plutôt qu'à son savoir; et ils ne disent pas même qu'il les a empruntées à
d'autres, pour ne pas se trouver contraints à nommer les auteurs. Mais j'atteste que dans ce
passage, le savant poète n'a fait que suivre l'illustre tragique Eschyle, qui, dans la pièce intitulée
en latin Sacerdotes (les Prêtres), dit
« Il faut partir le plus promptement possible, car voici les oracles que Jupiter dicte à
Loxias (Apollon), »
Et ailleurs
N'est-il pas évident que c'est de là que Virgile a tiré qu'Apollon répète les oracles que lui
dicte Jupiter? Après cela, ne reste-t-il pas prouvé pour nous que, de même que Virgile ne peut
pas être compris par celui qui n'entend pas la langue latine, il ne peut pas l'être non plus par
celui qui n'a pas approfondi jusqu'au dernier degré de l'érudition grecque? Car si je ne craignais
de devenir fatigant, je pourrais remplir de gros volumes de ce que ce poète a puisé dans les
parties les moins connues de l'érudition des Grecs; mais ce que j'en ai rapporté suffit pour
établir ma proposition.
LIVRE SIX
CHAPITRE I.
Des vers que Virgile a pris à moitié, ou même en entier, dans d'anciens poètes latins.
Eusthate nous a tracé un admirable tableau, dit ici Praetextatus, des emprunts que Virgile a
faits à l'antiquité grecque, pour les transporter dans ses poèmes; mais nous n'avons pas oublié
pour cela que des hommes que l'on compte parmi les plus savants de notre âge, Furius Albinus
et Cécina Albinus, nous ont promis de dévoiler les emprunts que Virgile a faits en outre aux
334
anciens écrivains romains île moment est arrivé d'exécuter cette promesse. - Tout le monde
ayant approuvé la proposition, Furius Albiuus parla en ces termes
- Tandis que je désire montrer combien Virgile a su mettre à profit la lecture des anciens,
et recueillir dans leurs divers ouvrages des fleurs et des ornements dont il a embelli ses poèmes,
j'appréhende de fournir aux ignorants ou aux mal intentionnés l'occasion d'accuser de plagiat un
si grand poète, sans faire attention que le fruit qu'on espère de ses lectures, c'est de parvenir à
imiter ce que l'on trouve de bon dans les autres, et à s'approprier ce qu'on admire le plus en eux.
C'est ce qu'ont fait réciproquement entre eux les écrivains grecs les plus distingués : c'est ce
qu'ont fait les nôtres réciproquement entre eux, autant qu'à l'égard de ces derniers. Sans parler
des étrangers, il me serait facile de vous démontrer combien les écrivains de notre ancienne
littérature se sont fait de mutuels emprunts; ce que je pourrai exécuter plus opportunément dans
une autre occasion, si cela vous convient. Je n'en citerai pour le moment qu'un exemple, qui doit
suffire à prouver mon assertion. Afranius, auteur de comédies à toge, dans celle qui est intitulée
les « Compitales, » répond très convenablement à ceux qui lui reprochaient d'avoir pris
plusieurs choses dans Ménandre. J'avoue, dit-il, que j'ai puisé non seulement chez lui, mais
encore chez tous les écrivains, même latins, dans lesquels j'ai trouvé quelque chose qui m'a
convenu; et, en cela, j'ai cru agir on ne peut mieux. Si donc une telle société, une pareille
communauté est permise et établie entre les poètes, et généralement entre tous les écrivains, qui
accusera Virgile de plagiat, parce qu'il a fait des emprunts aux écrivains qui l'ont précédé, pour
en orner ses ouvrages? Ne lui doit-on pas plutôt de la reconnaissance de ce qu'en transportant
quelques-uns de leurs morceaux dans ses vers qui doivent demeurer éternellement, il a préservé
d'un entier oubli la mémoire de ces anciens auteurs, que notre siècle ne se contente pas de vouer
à l'oubli, mais qu'il commence même à condamner au mépris? D'ailleurs, Virgile choisit avec
tant de discernement, ou il imite d'une telle manière, que lorsque nous lisons ses emprunts, nous
nous plaisons à les trouver dans ses mains; et nous sommes dans l'admiration de les voir y
produire plus d'effet qu'en leur place primitive. Je signalerai donc d'abord les demi-vers, puis
les vers presque entiers, que Virgile a pris à d'autres poètes. Je passerai ensuite aux morceaux
qu'il a translatés intégralement, avec de légères mutations; à ceux dont il a saisi le sens, en
laissant clairement en apercevoir l'origine; à ceux enfin auxquels il a fait des changements qui
n'ont pas empêché d'en découvrir la source. Après cela, je prouverai que quelques-unes des
choses qu'il a prises dans Homère, il ne les y a point puisées directement, mais que d'autres les
y avaient prises avant lui; et que c'est de ces auteurs qu'il les a transportées dans ses ouvrages,
puisqu'il les avait lus indubitablement.
Virgile
335
Ennius, livre sixième
Virgile
Livre troisième
Et livre dixième
Virgile
« Alors le père des dieux et le roi des humains dit en son coeur. »
336
Virgile
Virgile
Virgile
« Reçois ma foi et donne-moi la tienne; car nous avons tous deux de vaillants
guerriers. »
Virgile
337
Ennius, livre premier
Virgile
« Je jure qu'aucun homme vivant n'aura fait ceci impunément; pas même toi, car ton
sang fumant va me le payer. »
Virgile
« Après s'être fatigués, ils s'arrêtent et s'appuient sur leurs lances; de tous côtés
volent leurs traits recourbés. »
Virgile
338
Romani scalis summa nituntur opum vi
« Les Romains font les plus grands efforts avec leurs échelles. »
Et dans le seizième
« Les rois font les plus grands efforts pour « obtenir dans leur empire des statues et
des mausolées, et pour se faire un nom. »
Virgile
Virgile
« Que mes ordres soient exécutés sans aucun délai. Jupiter est pour nous. »
« Jupiter ne renverse pas toujours vos entreprises; maintenant il est pour nous. »
Virgile
339
Nunc hostes vino domiti somnoque sepulti
« Les ennemis sont maintenant domptés par le vin et ensevelis dans le sommeil. »
Virgile
Virgile
Virgile
340
Unus qui nobis cunctando restituit rem.
Virgile
Virgile
Virgile
341
« Ne vois-tu pas traîner de longs traits de flamme? »
Virgile
Virgile
Virgile
Virgile
342
« (Le lion) sauvage recule à cet aspect terrible. »
Virgile
Virgile
« Quelle est cette espèce d'hommes, et quelles sont ces moeurs barbares? »
Virgile
343
Virgile
« En les appelant chacun par son nom, il ramène les fuyards au combat. »
Et plus bas
« Il les encourage par ses paroles, il ranime dans leur coeur l'ardeur guerrière; il les
dispose à revenir au combat. »
Virgile
Virgile
344
« Chacun regarde autour de soi; l'horreur s'empare de nous. »
Virgile
Virgile
Virgile
« Celui-ci a vendu sa patrie pour de l'or, et lui a imposé le joug d'un maître; au gré
de son avarice, il a dicté et abrogé des lois. »
Varius, de la Mort
« Cet homme a vendu le Latium aux étrangers, il a dépouillé chaque citoyen de ses
champs; pour de l'argent, il a fait et abrogé des lois. »
345
Virgile
« Pour boire dans des coupes enrichies de pierreries, et dormir sur la pourpre de
Sarra. »
« Pour coucher sur des tapis de pourpre et boire dans l'or massif. »
Virgile
Catulle
Virgile
Catulle
« Plût au ciel, ô tout-puissant Jupiter, que les vaisseaux troyens n'eussent jamais
touché les rivages de Crète! »
Virgile
346
Magna ossa lacertosque
Extulit.
Virgile
Virgile
Camposque liquentes.
347
Virgile
Virgile
Et ora
Tristia tentantum sensu torquebit amaro.
« (Cette eau) laissera dans la bouche de ceux qui la goûteront une amertume
désagréable. »
Virgile
« Telles sont ces figures inanimées des morts qui voltigent (dit-on) sur la terre. »
« Ainsi nous croyons voir et entendre devant nous des morts, dont la terre embrasse
les os. »
348
Et patris Anchisae gremio conplectitur ossa
« La terre qui renferme dans son sein les os de mon père Anchise. »
Virgile
Virgile
Virgile
Virgile
349
« Il tombe une pluie de fer. »
Virgile
Virgile
Virgile
350
« On ne peut le considérer, ni lui parler. »
Virgile
« Je vais m'illustrer, ou par les dépouilles opimes que je remporterai sur vous, ou par
une mort glorieuse. »
Virgile
Virgile
351
Virtuti sis par, dispar fortunis patris
Virgile
« Non, ni la puissante Junon, ni le fils de Saturne, ne voient que d'un oeil indifférent
ce qui se passe ici-bas. »
Virgile
« Les captifs ne pourront-ils donc être prisonniers? Et Troie en feu n'aura-t-elle donc
pas dévoré ses habitants?
« Ils n'auront donc pu périr dans les champs troyens? Ils ne seront point restés
prisonniers de celui qui les a pris? Ils n'auront point été consumés par l'incendie qui les a
brûlés? »
Virgile
352
Ennius, dans Alexandre
Virgile
Virgile
« Ils retrempent au fourneau les épées de leurs pères, et la faux recourbée se redresse
pour former une épée. »
«Insensiblement le fer se convertit en épée, et la faux d'airain fut rejetée avec mépris.
»
Virgile
« Leurs coupes sont les fontaines liquides et les fleuves battus par leur cours. »
353
Ad sedare sitim fluvii fontesque vocabant
« Pour apaiser leur soif, ils n'invoquaient que les fleuves ou les fontaines. »
Virgile
« Il cueille les fruits que les arbres et les champs produisent spontanément. »
CHAPITRE Il.
Des passages que Virgile a translatés des anciens écrivains latins, ou intégralement, ou
avec de légers changements ; et de ceux qu'il a transformés de manière néanmoins à en laisser
facilement découvrir l'origine.
Après avoir parlé des vers que Virgile a transportés dans ses ouvrages, soit intégralement,
soit en partie, ou avec le changement de quelques mots, comme pour leur donner une couleur
nouvelle, je veux maintenant établir la comparaison entre des passages entiers, afin qu'on puisse
considérer, comme dans un miroir, d'où ils ont été tirés.
Virgile
« Je n'ignore pas combien il est difficile dans ce sujet, de triompher des expressions,
et de prêter quelque importance à des objets si légers; mais un doux plaisir m'entraîne
vers les sentiers difficiles et déserts du Parnasse, et je me plais à m'ouvrir vers la source de
Castalie un chemin qui n'ait été frayé par aucun autre avant moi. »
354
Lucrèce, livre premier
« Je n'ignore pas qu'une nuit épaisse en dérobe la connaissance (de la vérité); mais
l'espérance de la gloire aiguillonne mon courage, et verse dans mon âme la passion des
Muses : cet enthousiasme divin qui m'élève sur la cime du Parnasse, dans des lieux
jusqu'alors interdits aux mortels ».
Comparez cet autre passage de Virgile, avec celui d'où il l'a tiré, et vous y retrouverez la
même couleur, et presque les mêmes formes de la phrase.
« S'ils n'habitent point de palais superbes, qui regorgent chaque jour des flots de la
multitude qui vient les saluer; si leurs lambris ne sont point revêtus de superbes
reliefs......»
Et peu après
« Du moins au sein de la sécurité, ils jouissent d'une vie qui n'est point sujette aux
tourments de la déception, et qui abonde en toute sorte de biens; du moins, sans sortir de
leur joyeux héritage, ils trouvent des retraites paisibles, des eaux vives,de fraîches vallées;
ils entendent les mugissements des troupeaux; ils goûtent un doux sommeil à l'ombre de
leurs arbres; ils ont sous les yeux des forêts, des pâturages; et ils jouissent d'une jeunesse
endurcie au travail et accoutumée à se contenter de peu. »
355
Lucrèce, livre second
« Si vos festins nocturnes ne sont point éclairés par des flambeaux que soutiennent de
magnifiques statues; si l'or et l'argent ne brillent point dans vos palais; si le son de la lyre
ne retentit point sous vos lambris; vous en êtes dédommagés par la fraîcheur des gazons,
le cristal des fontaines, et l'ombrage des arbres, au pied desquels vous goûtez des plaisirs
qui coûtent peu, surtout dans la riante saison, quand le printemps sème à pleines mains les
fleurs sur la verdure. »
« Ni l'ombre des hautes forêts, ni la molle verdure des prés, ni la fraîcheur des
ruisseaux, dont l'onde plus pure que le cristal roule sur les cailloux à travers les
campagnes, ne peuvent ranimer leurs esprits. »
« Les tendres saules, les herbes rajeunies par la rosée, les bords riants des larges
fleuves, n'ont plus de charme, et ne peuvent écarter l'invasion subite du mal. »
356
La couleur générale et les traits particuliers du tableau de la peste, dans le troisième livre
des Géorgiques, sont tirés presque en entier de la description de la peste qui se trouve dans le
sixième livre de Lucrèce. Virgile commence ainsi.
« Là, s'éleva jadis une maladie, déplorable fléau du ciel, qui fit de grands ravages
tout le temps que durèrent les chaleurs de l'automne; elle fit périr toutes les diverses
espèces d'ani« maux domestiques ou sauvages. »
« Une maladie de cette espèce, causée par des vapeurs mortelles, désola jadis les
contrées où régna Cécrops, rendit les chemins déserts, et épuisa Athènes d'habitants. »
Comme il serait trop long de retracer en entier le tableau de chacun des deux poètes, j'en
prendrai seulement quelques passages, qui feront ressortir les similitudes des deux descriptions.
Virgile dit
Lucrèce
357
Atque animi interpres manabat lingua cruore,
Debilitata malis, motu gravis, aspera tactu.
« Le mal s'annonçait par un feu dévorant qui se portait à la tête; les yeux devenaient
rouges et enflammés; l'intérieur du gosier était humecté d'une transpiration de sang noir;
le canal de la voix, fermé et resserré par des ulcères; et la langue, cette interprète de l'âme,
souillée de sang, affaiblie par la douleur, pesante, immobile, rude au toucher. »
Virgile
« Tels étaient les symptômes qui se manifestalent pendant les premiers jours de la
maladie. »
« Les oreilles abattues; une sueur intermittente, qui devenait froide aux approches de
la mort; la peau sèche et rude au toucher. »
Lucrèce
« On remarquait encore en eux plusieurs autres symptômes de mort: leur âme était
troublée par le chagrin et par la crainte, leurs sourcils froncés, leurs yeux hagards et
furieux, leurs oreilles inquiétées par des tintements continuels, leur respiration tantôt vive
et précipitée, tantôt forte et lente; leur,cou baigné d'une sueur livide, leur salive
appauvrie, teinte d'une couleur de safran, salée, et chassée avec peine de leur gosier par
une toux violente. »
358
Virgile
« Le vin qu'on faisait avaler aux (animaux) mourants, par le creux d'une corne,
parut être d'abord un moyen unique de salut; mais bientôt ce remède lui-même devint
funeste. »
Lucrèce
« Il n'y avait point de remède sûr, ni général ; et le même breuvage qui avait
prolongé la vie aux uns était dangereux et mortel pour les autres. »
Virgile
« Il fut inutile de changer de pâturages ; les remèdes même auxquels on eut recours
devinrent nuisibles; le mal triompha des médecins. »
Lucrèce
« La douleur ne leur laissait aucun repos. Leurs membres étendus ne suffisaient point
à ses assauts continuels; et la médecine balbutiait en tremblant à leurs côtés. »
Virgile
359
« L'air devint contagieux aux oiseaux eux-mêmes; ils périssaient au milieu des nues,
et tombaient morts sur la terre. »
Lucrèce
Ne vous semble-t-il pas que les diverses parties de cette description dérivent d'une même
source?
Mais comparons encore d'autres passages.
Virgile
« On voit des hommes qui se plaisent à se baigner dans le sang de leurs frères, ou à
les proscrire de leur foyer et de leur douce patrie. »
Virgile
360
« La marche inconstante du temps et des circonstances a souvent amélioré les choses,
et la fortune s'est fait un jeu de passer d'un parti à l'autre, et de raffermir celui qu'elle
avait ébranlé. »
« Un seul jour, dans la guerre, détruit bien des choses, et fait tout à coup crouler de
brillantes destinées. Jamais la fortune ne fut constamment fidèle à qui que ce soit. »
Virgile
Virgile
361
« Ô cher Hector! ô toi la gloire d'Ilion! pourquoi me faut-il voir ton corps
indignement déchiré? Qui t'a traité de la sorte, et à nos yeux? »
Virgile
« L'art de monter les chevaux, de les rendre dociles au frein et souples à tous les
mouvements, fut inventé par les Lapithes de Péléthronium, qui les formèrent aussi à
marcher fièrement, et à bondir avec orgueil sous un cavalier armé. »
« Le cavalier, à l'aide de ses rênes, empêche doucement le cheval de dévier selon son
caprice; et, au moyen du frein qui lui presse la bouche; il le forme peu à peu à marcher
superbement, »
Virgile
« Une génisse éprise d'amour pour un jeune taureau le suit à travers les bois, et, lasse
enfin de le chercher, tombe de fatigue au bord d'un ruisseau et se couche sur le gazon,
sans que la nuit obscure lui fasse songer à se retirer : que Daphnis éprouve le même
amour, sans que je m'inquiète de soulager sa peine! »
362
Non amnes illam medii, non ardua tardant;
Perdita nec serae meminit decedere nocti.
Virgile
« ...Moi ta mère, je n'ai pas seulement accompagné tes funérailles, je n'ai pas fermé
tes yeux, je n'ai pas lavé tes blessures. »
« Il n'a point été permis à mes larmes douloureuses d'étancher ton sang; il ne m'a
point été permis d'envelopper ton corps ensanglanté, et de le couvrir de terre. »
Virgile
« Orphée chantait comment les atomes semés dans un vide immense et se mêlant
confusément formèrent d'abord la terre, l'air, l'eau et le feu; et comment de ces premiers
éléments furent formés tous les êtres, et notre globe lui-même; comment ensuite ce globe
que nous habitons devint une masse solide et resserra la mer dans ses bornes, tandis que
chaque objet prenait peu à peu sa forme actuelle : il peignait l'étonnement de la terre,
lorsque le soleil naissant vint luire pour la première fois sur elle. »
363
Lucrèce, livre cinquième : (II parle du chaos dans lequel se trouvait le globe avant son
organisation actuelle)
« On ne voyait pas encore dans les airs le char éclatant du soleil, ni les flambeaux du
monde, ni la mer, ni le ciel, ni la terre, ni rien de semblable aux objets qui nous
environnent; mais un assemblage orageux d'éléments confondus. Ensuite, quelques
parties commencèrent à se dégager de cette masse; les atomes homogènes se
rapprochèrent, le monde se développa, ses vastes membres se formèrent, et ses vastes
parties se coordonnèrent. »
Et plus bas
« Ainsi le ciel se sépara de la terre, la mer attira toutes ses eaux dans ses réservoirs;
et les feux altérés allèrent briller à part dans toute leur pureté. »
Et plus bas
« En effet, ces corps sont formés des éléments les plus sphériques et les plus légers. »
Virgile
« Lorsque le funeste cheval fut parvenu dans la citadelle de Troie, avec les hommes
armés qu'il portait dans ses flancs. »
364
Ennius,dans Alexandre
« Il a franchi le grand fossé, le cheval dont les flancs sont pleins d'hommes armés, et
dont l'enfantement doit perdre la citadelle de Pergame. »
Virgile
« Alors le père tout-puissant, celui dans lequel réside le pouvoir souverain sur toute
chose, prend la parole, et à sa voix la voûte céleste écoute en silence, la terre est ébranlée
sur ses fondements, les vents se taisent, l'air demeure immobile, et la mer domptée calme
ses flots. »
« Le vaste abîme des cieux s'arrêta en silence; le sévère Neptune accorda un instant
de repos aux ondes irritées; le soleil comprima le vol de ses chevaux; les fleuves
suspendirent leur cours éternel; et les vents laissèrent les arbres en repos. »
Virgile
« On va dans une antique forêt, profonde retraite des bêtes sauvages; les sapins sont
abattus, les troncs des chênes et des frênes retentissent sous les coups de la hache, les coins
fendent les bois les plus durs, et de vastes ormeaux roulent du haut des montagnes. »
365
Ennius, livre sixième
« Ils marchent au milieu des arbres élevés, et les font tomber sous la hache; ils
renversent les vastes chênes; l'yeuse est coupée, le frêne rompu; le sapin élancé est couché
sur le sol; le pin altier est abattu; tous les arbres de la forêt ombreuse retentissent de
frémissements. »
Virgile
« Ainsi Zéphyr, Notus, le vent d'orient et l'Eurus, joyeux compagnon des chevaux
d'Eoo, se heurtent, déchaînés en tourbillons. »
« Ils accourent, tels qu'accourent l'un contre l'autre le vent du midi, chargé de pluie,
et l'Aquilon au souffle opposé, dont la lutte soulève les vastes flots de la mer. »
Virgile
« Et cependant, après tant de travaux de la part des hommes et des boeufs, l'oie
sauvage enlève tout. »
366
Sed tamen interdum magno quaesita labore,
Cum iam per terras frondent, atque omnia florent,
Aut nimiis torrens fervoribus aethereus sol,
Aut subiti perimunt imbres gelidaeque pruinae,
Flabraque ventorum violento turbine vexant.
« Encore, trop souvent, ces fruits que la terre accorde si difficilement à nos travaux, à
peine en herbe ou en fleurs, sont brûlés par des chaleurs excessives, emportés par des
orages subits, détruits par des gelées fréquentes, ou tourmentés par le souffle violent des
aquilons. »
Il est encore d'autres passages de plusieurs vers, que Virgile a pris aux anciens pour les
transporter dans ses ouvrages, en n'y changeant que quelques paroles; et comme il serait trop
long de citer en entier ces morceaux et leur imitation , je ne ferai qu'indiquer les vieux ouvrages
dans lesquels ils se trouvent, afin que ceux qui voudront les y aller lire puissent en vérifier la
singulière conformité. La description d'une tempête est placée au commencement de l'Énéide.
Vénus vient se plaindre à Jupiter des périls auxquels son fils est exposé. Jupiter la console par le
tableau de la prospérité que lui promet l'avenir. Tout cela est pris à Nœvius, dans le premier
livre de son poème de la Guerre Punique; car là aussi, Vénus vient se plaindre à Jupiter de la
tempête qu'éprouvent les Troyens; et Jupiter adresse la parole à sa fille pour la consoler, en lui
montrant l'avenir. Le morceau de Pandarus et Bitias, qui ouvrent les portes du camp, est pris du
quinzième livre d'Ennius, lequel fait faire aux deux Hister, durant le siège, une sortie par une
porte de la ville, et effectuer un grand carnage des assiégeants. Virgile n'a pas même hésité à
prendre dans Cicéron, quand il y a trouvé des beautés dont il a pu s'accommoder
« Ô prince des Troyens, dont les faits belliqueux sont encore au-dessus de leur vaste
renommée. »
Ce qui signifie que, bien que la réputation d'Énée soit au-dessus de toute expression, ses
hauts faits la surpassent encore. La même pensée se retrouve dans le Caton de Cicéron,
exprimée par les paroles qui suivent :
Contingebat in eo, quod plerisque contra solet, ut maiora omnia re quam fama
viderentur: id quod non saepe evenit, ut expectatio cognitione, aures ab oculis
vincerentur.
367
« Il arrivait de lui le contraire de ce qui arrive ordinairement des autres hommes, que
ses actions se trouvaient au-dessus de leur renommée ; en sorte que, chose bien rare ! ce
qu'on voyait de ses yeux surpassait l'attente qu'avait fait naître ce que l'on avait ouÏ dire.
»
CHAPITRE III.
De quelques passages que d'autres poètes avaient lés premiers pris dans Homère, et que
Virgile a transportés ensuite de chez eux dans son poème.
Il est des passages de Virgile qu'on croit qu'il a pris dans Homère; mais je prouverai que
certains de nos poètes les avaient transportés avant lui dans leurs vers. Cette espèce de guerre
faite par un grand nombre, cette coalition pour dérober à Homère, est le comble de l'éloge qu'on
ait pu faire de lui; et toutefois
368
ἀμφ᾽ αὐτῷ πελεμίξαι, ἐρείδοντες βελέεσσιν·
αἰεὶ δ᾽ ἀργαλέω ἔχετ᾽ ἄσθματι· κὰδ δέ οἱ ἰδρὼς
πάντοθεν ἐκ μελέων ῥέεν ἄσπετος, οὐδέ πή εὶχεν
ἀμπνεῦσθαι, πάντή δὲ κακὸν κακῷ ἐστήρικτο.
« Cependant Ajax ne pouvait plus tenir; il « était accablé par les traits que lui
lançaient les plus illustres des guerriers troyens; il était vaincu par la volonté de Jupiter.
Le casque brillant qui lui couvrait la tête retentissait horriblement sous les coups répétés
qu'on lui portait; son bras gauche , quoique toujours ferme, se fatiguait sous le poids d'un
bouclier chargé d'ornements; néanmoins ceux qui l'entouraient; et qui le pressaient de la
pointe de leurs traits, ne pouvaient le faire reculer : mais il était accablé par un
essoufflement violent; une sueur abondante découlait de tous ses membres; tout venait
aggraver sa situation, sans qu'il pût obtenir un instant de relâche. »
Ennius a traduit ce passage dans le livre douzième, où l'on trouve les vers suivants sur le
combat du tribun Coelius
« De tous les côtés une grêle de traits pleut sur le tribun et vient frapper son bouclier,
dont la croupe d'airain retentit sous leurs coups, sans que le fer d'aucun des combattants
parvienne à déchirer le corps de Caelius. Il brise ou repousse ces traits nombreux;
cependant il est tout couvert de sueur, et accablé de fatigue par les javelots que lui lancent
les Istriens, sans le laisser respirer un instant. »
C'est de ce passage d'Ennius que Virgile, en l'embellissant, a tiré ces vers, où, parlant de
Turnus entré dans le camp des Troyens, il dit
369
Ictibus: ingeminant hastis et Troes et ipse
Fulmineus Mnestheus: tum toto corpore sudor
Liquitur, et piceum (nec respirare potestas)
Fulmen agit, fessos quatit aeger anhelitus artus.
« Son bouclier ni son bras ne peuvent donc plus parer les coups qu'on lui porte; il est
accablé sous les traits qu'on lui lance de toutes parts, son casque en retentit sans cesse, et
les pierres font plier l'airain solide de son armure; sa crinière est emportée, et son bouclier
cède à tant d'atteintes. Les Troyens et le terrible Mnesthée redoublent leurs traits; alors
une sueur de poussière et de sang mouille tout son corps; il ne peut reprendre haleine, et
l'essoufflement oppresse ses membres fatigués. »
Homère a dit
« Le pied est pressé par le pied, la pointe du fer par le fer, le soldat par le soldat. »
De là Virgile a dit
De ce vers d'Homère
370
« Je ne le pourrais, quand j'aurais cent langues , autant de bouches et autant de voix.
»
« Ainsi le cheval qui, renfermé dans l'étable, mangeait l'orge au râtelier, s'il vient à
rompre ses liens, court, en bondissant à travers la campagne, vers le fleuve limpide où il
est accoutumé à se laver : superbe et la tête dressée, sa crinière flotte sur ses épaules; il se
dirige ensuite avec assurance et fierté vers ses pâturages ordinaires, et vers ceux que
fréquentent les cavales. »
« Et tel alors que le cheval qui, après s'être rassasié à la crèche, rompt ses liens,
animé d'une brûlante ardeur, et s'échappe à travers la campagne joyeuse et verdoyante, la
tête haute, agitant fréquemment sa crinière hérissée, et lancent de ses naseaux enflammés
un souffle mêlé d'écume blanchâtre. »
371
« Tel un coursier s'enfuit, après avoir rompu les liens qui l'attachent à la crèche, etc.
»
Que personne ne croie devoir dédaigner les anciens poètes, parce que leurs vers
aujourd'hui nous paraissent durs. Leur style était celui qui plaisait aux hommes du siècle
d'Ennius; et il fallut de longs travaux dans l'âge qui suivit, pour lui donner des formes plus
polies. Mais je ne veux pas empêcher Cécina de nous révéler, à son tour, les emprunts faits à
l'antiquité, qu'il a observés dans Virgile:
CHAPITRE IV.
De certains mots latins, grecs et barbares, dont on pourrait croire que Virgile a usé le
premier, tandis que les anciens les ont employés avant lui.
Alors Cécina parla en ces termes : - Furius Albin vient de vous signaler, en homme qui possède
pleinement les auteurs anciens et modernes, les vers, ou même les passages entiers, que Virgile
a puisés dans l'antiquité : moi, je veux m'attacher à vous démontrer que ce savant poète a su
apprécier avec beaucoup de justesse les expressions employées par les anciens, et qu'il en est
quelques-unes qu'il a choisies pour en faire usage dans ses vers, où elles nous paraissent
nouvelles, à cause de notre négligence à étudier l'antiquité: Ainsi, lorsqu'il a
employé addita pour inimica et infesta qui ne croirait que le poète a eu la fantaisie purement
arbitraire de fabriquer du nouveau mot? Mais il n'en est point ainsi; car s'il a dit :
« .... Et Junon, acharnée (addita) contre les « Troyens, les poursuivra partout »,
Virgile
372
« ... des palais qui, chaque matin, vomissent des flots (vomit undam) de clients qui
viennent saluer. »
Vomit undam est une belle mais antique expression; car Ennius a dit
C'est ainsi que nous appelons aujourd'hui vomitoires le lieu par où la foule se précipite,
pour se répandre sur les bancs du théâtre.
Agmen est employé élégamment par Virgile pour actus et ductus, comme
C'est aussi une expression antique; car Ennius a dit, livre cinquième
il n'a pas employé une expression nouvelle; car Lucrèce, avant lui, avait dit dans le livre
sixième
« Il n'y a pas de corps que la flamme pétillante (flamma crepitante) consume avec un
bruit plus terrible que le laurier de Delphes consacré à Phébus. »
(Virgile):
373
« Le champ est horriblement hérissé (horret) de fers de lances. »
Horret est admirable sans doute; mais Ennius l'avait dit dans le livre quatorzième
Et dans Érechthée
« Les armes sont levées , les traits présentent leurs horribles pointes (horrescunt); »
Et dans Scipion
« La campagne brille horriblement (splendet et horret) dès traits dont elle est
parsemée au loin. »
(Virgile)
Tremulum lumen est une expression fournie par la nature elle-même; mais Ennius l'avait
déjà employée dans Ménalippe
« Ainsi la terre et la cavité du ciel brillent d'une lueur tremblante (lumine tremulo). »
374
Praeterea solis radiis iactatur aquai
Humor, et in lucem tremulo rarescit ab aestu.
« D'ailleurs l'eau est frappée par les rayons du soleil, et raréfiée par ses feux
tremblants (tremulo aestu ). »
(Virgile)
Quelques personnes sont dans la croyance que le mot umbracula a été inventé par Virgile,
tandis que Varron a dit, dans le dixième livre Des choses divines:
Visne igitur (quoniam sol paululum a meridie iam devexus videtur, nequedum satis
ab his novellis arboribus omnis hic locus opacatur) descendatur ad Lirim, eaque quae
restant in illis alnorum umbraculis persequamur?
« Puisque le soleil commence à s'abaisser sur l'horizon, et que ces arbres encore
jeunes n'ombragent pas suffisamment ce lieu, veux-tu que nous descendions vers le Liris,
et que nous achevions ce qui reste à l'ombre légère (umbraculis) de ces aunes? »
(Virgile)
375
« Des troupeaux de cerfs traversent (transmittunt) les champs, et soulèvent dans leur
fuite des tourbillons de poussière. »
« Les cavaliers, tantôt voltigent autour des légions, tantôt d'une course subite et
énergique se transportent ( transmittunt ) au milieu des campagnes. »
(Virgile)
« Atteint subitement d'une blessure grave, il lâche les rênes de son cheval, tombe,
coule à terre (in humum defluxit), et ses armes d'airain retentissent de sa chute. »
(Virgile)
376
Le verbe discludere paraît nouveau à notre oreille; cependant Lucrèce l'avait déjà employé
dans son cinquième livre
(Virgile)
« Tityre, un berger doit faire paître ses brebis grasses, et répéter un chant simple
(deductum). »
« Triste, elle répondit en peu de mots, et d'une voix faible (voce deducta), qu'elle eût
mieux aimé ne s'être pas reposée. »
Tous ces auteurs ont tiré cette expression de Pomponius, qui, dans l'Atellane intitulée les
Calendes de Mars, dit :
« Il faut que tu modifies (deducas) ta voix, afin que l'on croie que c'est une femme qui
parle. Va, fais apporter le présent; moi, je rendrai ma voix douce et légère. »
377
Et plus bas :
(Virgile)
Si projecta doit être pris dans le sens ordinaire, il est synonyme d'abjecta (jeté à terre);
mais dans le sens où le prenaient les anciens, il est synonyme de jacta (placé devant), comme
Virgile l'a dit ailleurs
Et Marsi propius succedunt: atque ita scutis proiectis tecti saxa certatim lenta
manibus coniciunt in hostes
« Les Marses approchent de plus près; et s'étant fait un toit de leurs boucliers mis en
avant (projecta), ils lancent à l'envi des pierres contre (ennemi. »
Vetus atque ingens erat arbor ilex, quae circum proiectis ramis maiorem partem loci
summi tegebat
« Il était un antique et vaste chêne, dont les rameaux projetés (projectis) en cercle
ombrageaient une grande partie de ce vaste espace. »
378
Quamlibet inmani proiectu corporis extet
(Virgile)
Cette épithète tempestiva, à propos du pin, est prise dans Caton, qui dit :
Pineam nuceam cum effodies, luna decrescente eximito post meridiem, sine vento
austro: tum vero erit tempestiva, cum semen suum maturum erit.
Virgile a employé, dans ses vers, des mots grecs : mais il n'est pas le premier qui ait osé
prendre cette licence; il n'a fait en cela que suivre l'exemple d'auteurs plus anciens.
« Ces lumières terrestres qui éclairent pendant la nuit, suspendues à des lustres
(lychi) »
379
Porro clinopodas lychnosque
Diximus σεμνῶς ante pedes lecti atque lucernas.
« Nous nommons chénopode (pied d'oie), clinopode (pied de lit), et lychni (lustres), ce
que nous nommions précédemment ornements de pieds de lit, et lampes. ».
Interea fax
Occidit, oceanumque rubra tractim obruit aethra
« L'astre brûlant qui rouleau haut des cieux enflammés (flammeam aethram). »
(Virgile a dit)
Daedala Circe
Daedala tellus.
il a dit
380
« La forêt et les échos de l'Olympe retentissent (reboant ), »
Mais ce sont là des licences dont Virgile a usé beaucoup plus sobrement que les anciens
poètes; car ils ont dit encore pausa (pause), machoera (espèce de
glaive), asotia (intempérance,) malacen (mauve), et autres mots semblables.
Les anciens poètes ont aussi employé quelquefois des mots puniques ou osques, et, à leur
imitation, Virgile a accueilli quelquefois ces mots étrangers, comme dans ce vers :
Le mot (uri) est une expression gauloise qui signifie boeuf sauvage; et encore dans le vers
suivant
Camuris est un mot étranger qui signifie replié sur soi-même; et c'est peut-être de là que
nous avons formé figurément le mot camara ( voûte).
CHAPITRE V.
De certaines épithètes qui nous paraissent nouvelles dans Virgile, et que les anciens ont
employées avant lui.
Il est dans Virgile plusieurs épithètes qu'on regarde comme créées par lui; mais je
prouverai qu'il les a tirées des anciens. Les unes sont simples, comme Gradivus, Mulciber;
d'autres composées, comme arquitenens, vitisator. Je parlerai d'abord des épithètes simples :
381
Mulciber est Vulcain, c'est-à-dire le feu, qui dompte tout et amollit tout (mulceat). Accius
avait dit dans Philoctète
Heu Mulciber
Arma ignavo invicta fabricatus es manu,
(Virgile)
Haedique petulci
Floribus insultent.
« Que les chevreaux qui frappent des cornes (petulci) n'insultent point aux fleurs. »
« Les tendres chevreaux à la voix tremblante, et les agneaux qui frappent des cornes
(petulci), « reconnaissent leurs mères qui portent des cornes. »
On pourrait regarder comme une grande audace que Virgile ait parlé, dans les Bucoliques,
du feu liquide (liquidi) pour puri, lucidi ou pour effusi, abundantis, si Lucrèce n'avait déjà
employé cette épithète dans son sixième livre
« C'est cette même cause qui fait voltiger sur la terre ces flammes mobiles, ce feu
liquide (liquidi ignis) et doré. »
Tristis au lieu d'amarus, est une permutation d'expression très convenable , comme :
Tristisque lupini.
382
« L'amer lupin (tristesque lupini ). »
C'est ainsi qu'Ennius, dans le quatrième livre des Sabines, avait dit
Ce n'est pas Virgile qui a dit le premier auritos lepores (les lièvres aux grandes oreilles). Il
n'a fait en ceci que suivre Afranius, qui, dans un prologue où il fait parler Priape, dit
« Ce qu'on débite communément, que je suis fils d'un père à longues oreilles (aurito),
n'est pas vrai. »
« (Didon) voit, lorsqu'elle déposait ses offrandes sur l'autel à brûler l'encens
(turicremis.)... »
(Virgile)
Naevius avait employé cette épithète, dans le second livre de la Guerre punique
383
Deinde pollens sagittis inclytis arquitenes
Sanctusque Delphis prognatus Pythius Apollo.
« Ensuite le divin archer (arquitenens) puis sant par ses flèches, Apollon pythien, né
et honoré à Delphes. »
Et ailleurs
« La divine Minerve et l'invincible Apollon, fils de Latone, qui est armé d'un arc
( arquitenens). »
(Virgile)
Silvicolae Fauni.
(Virgile)
384
« Considérant la mer, où volent les voiles. (mare velivolum). »
« Toi qui as parcouru la vaste surface des mers, où volent les voiles (maria velivola ).
»
« Lorsqu'ils aperçoivent de loin l'ennemi approcher sur ses vaisseaux, dont les vents,
font voler les voiles (navibus velivolis ). »
« Il enlève dans la haute mer les navires aux voiles ailées (naves velivolas). »
(Virgile)
O Dionyse
Pater optime vitisator, Semela
*Genitus Euhia.
(Virgile)
Almaque curru
Noctivago Phoebe.
385
Egnatius, de la Nature des choses, livre premier
« Phébé, humide de rosée, chassée de sa place, la cède aux astres élevés qui roulent
durant la nuit (noctivagis ). »
(Virgile)
« Héros invincible, tu domptes les (centaures) aux doubles membres (bimembres), fils
de la nuée. »
(Virgile)
« Quoique la trace du pas d'un animal de l'espèce des chèvres (caprigena) soit plus
ailongée. »
386
« Est-il issu de la semence humaine, ou de celle de l'espèce des taureaux (taurigeno) ?
»
Virgile a employé avec justesse les épithètes suivantes: (volatile ferrum), pour flèche;
et gens togata, pour les Romains. Mais avant lui Suévius avait employé la première; et
Labérius, la seconde. En effet, Suévius a dit, livre cinquième
Et plus bas
« Ainsi donc, par notre secours, la domination de la nation qui porte la toge (togatae
gentis) a été étendue. »
CHAPITRE VI.
De certaines figures qui sont tellement particulières à Virgile, qu'on ne les trouve point du
tout, ou très rarement, chez d'autres que chez lui.
J'énumérerai, si cela vous convient, à mesure que ma mémoire me servira à cet égard, les
figures que Virgile a empruntées à l'antiquité. Mais pour le moment je veux que Servius nous
signale celles qu'il a remarquées comme étant de la création du poète, et que, par conséquent, il
n'a point reçues des anciens; mais qu'il a innovées lui-même, par une audace poétique toujours
contenue dans de justes bornes. Les explications quotidiennes que Servius fait aux Romains de
ce poète ont dû nécessairement lui faciliter ces observations.
Le choix de ce nouveau sujet convint à tout le monde, et l'on engagea Servius à faire part de
ses observations. Il commença en ces termes : Virgile, ce poète digne de notre vénération, a
387
beaucoup ajouté aux grâces de la langue latine, en y introduisant différentes figures, soit de
mots, soit de pensées. En voici des exemples
« Elle créa une race de chevaux croisés, en dérobant furtivement leur mère à son
père. »
Aux termes de ce vers, Circé aurait créé, tandis qu'en effet, elle a seulement fait créer.
Tepidaque recentem
Caede locum,
Locus recens caede est une expression employée pour la première fois par Virgile.
« Il dit, et ses compagnons lui cédèrent le terrain prescrit (cesserunt aequore jusso). »
Pour iussi cesserunt.
« Le vainqueur, dès l'aurore, acquittait les voeux des dieux (vota deum). »
388
« (Iris) accélère la route en décrivant l'arc aux mille couleurs (per mille coloribus
arcum).»
« Les uns jettent au feu (conjiciunt igni) les « dépouilles enlevées aux Latins égorgés
»
pour, in ignem.
« Le mouvement de son corps et la vigilance de son regard lui font éviter les traits
(tela exit) ..... »
pour, vetustate senilia.
pour caverna.
« Trois fois (Énée) reçoit, sur le contour de son bouclier d'airain, cette forêt (silvam)
(de traits). »
389
Silvam, pour jaculis. Vir gregis (le mâle du troupeau) , pour caper (le bouc); et tant
d'autres expressions, comme
« Plût au ciel que tu fusses revêtu d'une tunique de pierre, en récompense de tous les
maux que tu m'as occasionnés ! »
(Virgile)
« Il ne reçoit la nuit (noctem accipit ), ni dans ses yeux, ni dans son coeur. »
Souvent Virgile emploie avec beaucoup de bonheur une expression à la place d'une autre
390
Oraque corticibus sumunt horrenda cavatis
Ora, pour personas (masques).
« L'éclat particulier de l'or brille à travers les rameaux (aura auri refulsit). »
« Ceux qu'une juste colère anime contre Mézence (justae quibus est Mezentius irae).»
Odio esse aliquem, est usité; irae esse est une tournure de phrase inventée par Virgile.
Ailleurs il commence la phrase en parlant de deux individus, et la termine en ne parlant que
d'un seul
« Cependant les rois arrivent. Latinus est monté sur un énorme char à quatre
chevaux. »
391
Οἱ δὲ δύω σκόπελοι, ὁ μὲν οὐρανὸν εὐρὺν ἱκανει
ὀξείῃ κορυφῇ, νεφέλη δέ μιν ἀμφιβέβηκεν.
« Des deux rochers, l'un touche par son sommet à la hauteur des cieux; les nuées
l'environnent. »
Et (Virgile )
Aussitôt (Camille) renverse Orsiloque et Butés, les deux plus remarquables des
Troyens par la taille; et, de plus, elle cloue Butés d'un trait, etc. »
pour urbs.
« Quant aux chevaux que vous destinez à être l'espoir de leur race (in spem statues
submittere gentis), commencez dès leurs tendres années à leur consacrer des soins
particuliers (impende laborem). »
392
« Car ni les sommets du Parnasse, ni ceux du Pinde, ne vous retenaient. »
« Quelle récompense sera digne de vous? quelle récompense sera digne d'hommes qui
osèrent de telles choses? »
« Que ce sceptre (car en cet instant il se trouvait le tenir à la main) ne pousse jamais
la plus légère feuille. »
Quelquefois, par une transposition pleine d'élégance, il adresse tout à coup la parole à celui
dont il parlait
« De même que tu ruinas les deux illustres villes de Troie et d'Oechalie; de même que
tu supportas mille durs travaux sous le roi Lurysthée, auquel l'inique Junon soumit ses
destins; de même, ô héros invaincu, tu tuas (les centaures) aux doubles membres, fils de la
nuée, etc. »
Cette réticence,
393
Quos ego: — sed motos praestat conponere fluctus
Ἀλλ᾽ ἐμοὶ μέν· — οὐ βούλομαι δυσχερὲς οὐδὲν εἰπεῖν ἀρξόμενος τοῦ λόγου, οῦτος
δ᾽ ἐκ περιουσίας ἐμοῦ κατηγορεῖ.
« Pour moi.... Mais je ne veux rien dire de fâcheux en commençant mon discours. »
« Apportez promptement le fer, lancez les traits, gravissez les murs : l'ennemi est là.
»
Mentitaque tela,
394
« Des traits imposteurs. »
« Adoucir par la culture des moeurs sauvages les auront dépouillé leur essence
sauvage (silvestrem animum).»
« Cependant une noble flamme dévore sa moelle, et une blessure secrète vit dans son
coeur. »
395
« Sous le dur chêne vit l'étoupe vomissant une lente fumée. »
« Son père Inachus vidant un fleuve (amnem fundens) hors, de son urne ciselée. »
« L'aiguillon une fois fiché dans les veines, (les abeilles) laissent leur vie ( animas)
dans les blessures. »
Ajoutez tout ce que dit Virgile sur le sujet des abeilles, qu'il traite avec autant d'importance
qu'une nation vaillante, en décrivant leurs mœurs, leurs goûts, leurs associations, leurs guerres;
et enfin, pour tout dire, en leur donnant le nom de Quirites. La journée entière ne me suffirait
pas, si je voulais passer en revue toutes les figures créées par Virgile ; mais, au moyen de celles
que j'ai indiquées, le lecteur attentif pourra remarquer toutes celles qui leur ressemblent.
CHAPITRE VII.
Après que Servius eut cessé de parler, Praetextatus apercevant Aviénus qui chuchotait à
l'oreille d'Eusthate, lui dit : - Voudrais-tu, Eusthate, aider à la timidité du jeune et excellent
Aviénus, et nous faire part publiquement de ce qu'il te communique tout bas? - Eusthate : Il
désirerait beaucoup interroger Servius sur plusieurs endroits de Virgile, dont l'explication
appartient au domaine de la littérature. Il souhaite en conséquence qu'on lui permette
d'apprendre, de la bouche d'un plus savant que lui, à fixer ses incertitudes et à éclaircir ses
doutes. - Praetextatus : J'approuve, mon cher Aviénus, ta volonté de ne pas rester dans
l'ignorance, relativement à ces questions douteuses; c'est pourquoi nous prions tous notre très
savant docteur de vouloir bien répondre à ta demande; car ce que tu souhaites d'apprendre nous
sera utile à tous; et je t'exhorte à ne pas négliger à l'avenir les occasions de mettre Servius sur la
voie de nous parler de Virgile. - Alors Aviénus s'adressant à Servius : Je voudrais, dit-il, ô le
premier des docteurs, qu'on m'expliquât pourquoi Virgile, toujours si exact, si scrupuleux dans
l'emploi des termes, selon le mérite ou la criminalité des actions, a placé improprement un mot
dans les vers suivants
396
Candida succinctam latrantibus inguina monstris
Dulichias vexasse rates.
« Ses flancs blanchissants, ceints de monstres aboyants, ont tourmenté (vexasse) les
vaisseaux de Dulichium. »
Vexasse est un mot qui n'exprime qu'un accident petit et léger, et qui n'est point du tout en
rapport avec la circonstance atroce d'hommes enlevés et déchirés par un monstre effroyable. J'ai
encore une autre observation du même genre :
Servius. Voici, je crois, ce qu'on peut répondre relativement au mot vexasse. Ce mot a une
signification très énergique, puisqu'il paraît qu'il est dérivé du verbe vehere (porter), qui
exprime déjà l'influence du pouvoir d'un autre, car celui qui est porté n'est pas maître de soi.
Or, vexasse exprime un mouvement et une force incomparablement plus grande que son
radical : donc on peut dire proprement vexatur, de celui qui est porté, enlevé, déchiré, et traîné
çà et là. C'est ainsi que taxare exprime une action plus énergique et plus fréquente que tangere,
dont il est dérivé incontestablement. Jactare exprime un gisement plus complet et plus étendu
que jacere, son primitif; et c'est ainsi que quassare (ébranler) emporte ridée de plus de force et
de violence que quatere (secouer) : donc, quoi qu'on dise vulgairement vexatur, en parlant de
celui qui est incommodé par la fumée, par le vent ou par la poussière, néanmoins la nature et la
force véritable de ce mot ne doivent point dépérir, puisque d'ailleurs elles ont été soigneusement
conservées, comme elles le devaient être, par ceux des anciens qui ont écrit avec exactitude et
justesse. M. Caton, dans son discours sur les Achéens, a dit:
397
Cumque Hannibal terram Italiam laceraret atque vexaret.
On voit que Caton dit, en parlant d'Annibal, vexatam, alors qu'il n'est aucune espèce de
calamité, de cruauté, d'atrocité, que l'Italie n'ait eu à souffrir du temps de ce dernier. Cicéron,
dans son quatrième discours contre Verrès, dit aussi :
Quae ab isto sic spoliata atque direpta est, ut non ab hoste aliquo, qui tamen in bello
religionem et consuetudinis iura retineret, sed ut a barbaris praedonibus vexata esse
videatur
« (La Sicile) a été pillée et dépouillée par lui; non comme par un ennemi qui
respecterait, du moins durant la guerre, la religion et le droit des gens ; mais d'une telle
façon qu'on dirait qu'elle a été ravagée (vexata) par de féroces brigands. »
Mais celui-là est illaudatus, qui, en toute chose et en toute circonstance, se montre indigne
d'éloge; et il est par conséquent le plus méchant, le pire de tous les hommes. Ainsi l'absence de
toute faute fera qu'un individu sera inculpatus; ce qui exprimera une vertu parfaite,
comme illaudatus désigne le comble de la plus extrême méchanceté. C'est ainsi qu'Homère a
coutume de combler ses éloges, non par l'attribution des qualités, mais par la privation des
défauts.
Ainsi il dira :
Et ailleurs :
398
« Vous n'auriez point vu alors l'illustre Agamemnon sommeillant, ou tremblant, ou
évitant le combat. »
C'est par une tournure semblable qu'Épicure a défini la souveraine volupté, l'absence et la
privation de toute douleur. Voici ses expressions :
C'est encore dans le même sens que Virgile qualifie le marais du Styx, inamabilis. Car
comme illaudatus exprime l'absence de qualités dignes d'éloges, inamabilis exprime l'absence
de qualités dignes d'amour.
Quem pellis aenis
In plumam squamis auro conserta tegebat,
« Une peau le couvrait, sur laquelle des écailles (squamis) d'airain étaient tissues
avec de l'or, posées en manière de plumes. »
Déjà (Turnus) avait endossé sa cuirasse étincelante, hérissée d'écailles d'airain (aenis
horrebat squamis). »
399
Eiu serpentis squamae squalido auro et purpura praetextae
Ainsi donc on disait squalere de tout objet sur lequel une autre matière était tissue et
incrustée avec surabondance, de manière à frapper l'œil d'un aspect nouveau. De là vint que l'on
appela squalor l'accumulation considérable d'ordures qui se forme sur les corps écailleux et
raboteux; signification qui, par un usage très fréquent, a tellement envahi le sens de ce mot, que
désormais squalor ne s'est plus dit exclusivement qu'en parlant de l'ordure.
CHAPITRE VIII.
Je vous remercie, dit Aviénus, d'avoir redressé la fausse opinion que je m'étais formée sur
quelques expressions parfaitement justes. Mais voici un vers où il me semble qu'il manque
quelque chose :
Car si l'on veut soutenir qu'il n'y manque rien, il faudra convenir qu'on peut dire, (lituo et
trabea succinctus) vêtu du, lituus et de la trabée; ce qui serait par trop absurde, puisque
le lituus est un bâton court, à t'usage des augures, recourbé par sa plus grosse extrémité; et
certes, je ne vois pas comment l'on pourrait être vêtu du lituus (lituo succinctus). Servius
répondit : C'est ici une tournure elliptique, comme lorsque l'on dit : M. Cicéron, homme d'une
grande éloquence (homo magna eloquentia) Roscius, comédien plein de grâce (histrio summa
venustate), phrases certainement incomplètes et inachevées, que cependant on emploie comme
complètes et achevées. C'est ainsi que Virgile a dit, dans un autre endroit :
400
In medium geminos inmani pondere cestus
Proiecit,
« Il jette au milieu de l'assemblée deux cestes d'un poids énorme » ( inmani pondere
cestus.) »
Et pareillement:
« L'intérieur de, cette sombre demeure est souillé de sang et de mets sanglants. »
Mais puisque nous parlons du lituus, je ne passerai pas sous silence une question qu'on
peut faire à ce sujet, savoir : si le bâton augural a emprunté de la trompette (tuba) le nom
de lituus, ou bien si c'est la trompette qui a emprunté du bâton augural le nom de lituus, qu'on
lui a donné; car les deux instruments sont d'une forme semblable, et tous deux pareillement
recourbés par le bout. Si, comme quelques personnes le conjecturent, d'après l'expression
d'Homère Λίγξε βιὸς (la vie frémit), c'est le son que produit la trompette qui a donné naissance
au mot lituus, il en faudra conclure que le bâton augural, à son tour, aura reçu ce nom à cause
de sa ressemblance avec la trompette. Ainsi, dans le vers suivant, Virgile
emploie lituus pour tuba
« Il se faisait remarquer dans les combats par sa lance et par sa trompette (lituo). »
Mature, est quod neque citius neque serius, sed medium quiddam et temperatum est.
« ce qui n'est ni trop prompt, ni trop tardif, mais qui est dans un certain milieu et
tempérament. »
401
Cette définition est parfaitement juste; car l'on dit des grains et des fruits, qu'ils sont mûrs,
lorsque, n'étant ni crus, ni âpres, ni pourris, ni desséchés, ils sont parvenus en leur temps au
degré précis de la maturité. L'empereur Auguste rendait élégamment par deux mots grecs cette
définition de Nigidius; car l'on dit qu'il avait la coutume de dire dans la conversation, et d'écrire
dans ses lettres:
Σπεῦδε βραδέω
« Hâte-toi lentement; »
par où il avertissait qu'on apportât dans l'action, et cette célérité que produit l'habileté, et
cette lenteur qui naît du soin; deux qualités opposées, qui sont les éléments de la maturité. Ainsi
donc Virgile introduit Neptune commandant aux vents de se retirer, ce qui doit être exécuté
avec la promptitude d'une fuite; mais en même temps ils doivent, en se retirant, modérer la
violence de leur souffle, ce qui est exprimé par le mot maturate; comme s'il disait : Tempérez
votre fuite; car le dieu craint encore que, même en fuyant, s'ils le faisaient avec trop de
violence, ils ne nuisent à la flotte (d'Énée). Virgile, parfaitement instruit de la signification
entièrement opposée des mots properare et maturare, les a employés distinctement dans les
vers suivants :
« S'il arrive qu'une pluie froide retienne le laboureur chez lui, il peut travailler à
loisir (maturare) à des ouvrages qu'il lui faudrait bientôt précipiter (properanda) par un
ciel serein. »
Cette distinction est juste, et élégamment exprimée; car dans ce qui concerne les travaux
champêtres, lorsque les frimas et les pluies condamnent au repos, l'on peut travailler à loisir
(maturari); mais dans les jours sereins il faut se hâter (properari), parce que le temps presse.
D'une chose faite avec trop de précipitation et de hâte, l'on dit qu'elle a été faite prématurément,
et non pas mûrement. C'est ainsi qu'Afranius, dans sa comédie la Toge, intitulée Nomos (loi), a
dit :
402
Remarquez qu'il dit praecocem, et non pas praecoquem; en effet, le nominatif de ce mot
est non pas praecoquis, mais praecox.
Ici Aviénus interrogea de nouveau Servius : - Pourquoi, lui dit-il, Virgile, qui a affranchi son
pieux Enée de l'affreux spectacle des enfers, et qui s'est contenté de lui faire entendre les
gémissements des coupables, sans lui faire voir leurs tourments, tandis qu'il ne fait aucune
difficulté de l'introduire dans les champs qu'habitent les justes; pourquoi, dis-je, ne lui fait-il
voir, dans ce seul vers, qu'une partie des lieux où sont renfermés les impies?
Car celui qui voit le vestibule et les gorges (fauces) d'un édifice, incontestablement a déjà
pénétré dans l'intérieur; à moins qu'il ne faille entendre autrement le mot vestibule; ce que je
désirerais savoir. - Servius répondit: Il est plusieurs termes dont nous nous servons
vulgairement, sans en apprécier clairement la juste valeur. Tel est le mot vestibule; très connu et
très usité dans la conversation, mais peu clairement compris par ceux, même qui l'emploient le
plus volontiers. L'on pense, en effet, que le vestibule est la même chose que cette première
partie de l'habitation qu'on appelle atrium. Mais le savant Cécilius Gallus, dans son traité de la
Signification des termes qui appartiennent au droit civil, livre second, dit que le vestibule n'est
point situé dans l'intérieur de l'édifice, et n'en fait point partie; mais que c'est un espace vide,
situé devant l'entrée de la maison, à travers lequel on parvient de la voie publique aux portes de
l'édifice. Et en effet, autrefois les maisons étaient séparées de cette voie par une aire vacante.
Quant à l'étymologie du mot, elle a donné lieu à beaucoup de recherches . Je ne me refuse pas à
vous rapporter ce que j'en ai lu dans les bons auteurs. La particule ve, ainsi que quelques autres,
exprime tantôt l'intensité, tantôt l'atténuation : ainsi vetus et vehemens sont des mots composés
pour exprimer, l'un, avec élision, l'accumulation des années, l'autre, une excessive force et
impétuosité de l'âme; tandis que vecors et vesanus expriment privation de cœur (cor), ou de
santé. Nous avons dit plus haut que ceux qui construisaient anciennement de vastes maisons
étaient dans l'usage de laisser au-devant de l'entrée un espace vide, qui séparait la porte de la
voie publique. C'était là que s'arrêtaient, en attendant d'être introduits, ceux qui venaient saluer
le maître de la maison : en sorte qu'ils ne se trouvaient ni dans l'intérieur de l'édifice, ni sur la
voie publique. Or, c'est à raison du séjour qu'on faisait dans ces vastes espaces, et du
mot stabulatio (lieu où l'on séjourne), que l'on a formé celui de vestibula, que l'on appliqua à
ces lieux où séjournaient, longtemps avant d'être introduits, ceux qui venaient dans la maison.
D'autres personnes, d'accord avec nous sur le lieu désigné par le nom de vestibule, diffèrent de
nous sur la signification du mot; le faisant rapporter, non à ceux qui viennent à la maison, mais
à ceux qui l'habitent, lesquels ne s'arrêtent jamais dans ce lieu, mais ne font qu'y passer, tant
pour entrer que pour sortir. Ainsi donc, soit qu'on l'entende dans un sens augmentatif , comme
403
les premiers, soit qu'on l'entende dans un sens atténuatif, comme les seconds, il reste toujours
constant qu'on appelle vestibule cet espace qui sépare la maison de la voie publique. Fauces est
cet étroit sentier qui conduit de la voie publique au vestibule; donc, quand Énée
voit fauces et vestibulum (la gorge et le vestibule) du séjour des impies, il n'est point dans
l'intérieur, il ne s'est point souillé par l'horrible contact de cet exécrable séjour; il n'a fait
qu'apercevoir du chemin les lieux situés entre ce dernier et la demeure elle-même.
CHAPITRE IX.
Aviénus. - J'ai demandé à un individu du commun des grammairiens, ce que c'était que les
hosties bidentes. Il me répondit que c'étaient les brebis, et que c'est pour cette raison qu'on
trouve jointe à ce mot l'épithète lanigeras, qui les désigne plus clairement. Soit, lui dis-je; mais
je voudrais savoir encore pour quelle raison l'on a qualifié les brebis de bidentes. Et lui, sans
hésiter, de répondre: Parce qu'elles n'ont que deux dents. En quel lieu du monde, lui répliquai-
je, avez-vous vu les brebis n'avoir naturellement que deux dents? Ce serait là un prodige qui
réclamerait des sacrifices expiatoires. Alors celui-ci, ému et irrité contre moi, me dit :
Interrogez-moi sur ce qui est, du ressort d'un grammairien; et interrogez les pâtres touchant les
dents des brebis. Je ris de la facétie du pédant, et je le laissai là; mais je m'adresse aujourd'hui à
vous, qui connaissez la valeur des termes.- Servius : Je n'ai rien à dire des deux dents de votre
grammairien, puisque votre rire en a fait justice; mais je ne dois pas laisser passer l'opinion que
le mot bidentes soit une épithète particulière aux brebis. Car Pomponius, auteur distingué de
comédies atellanes, a dit, dans celle intitulée, les Gaulois transalpins:
P. Nigidius, dans le traité qu'il a composé sur les entrailles des victimes (extis) , dit qu'on
donnait la qualification de bidentes, non pas seulement aux brebis, mais à toutes les bêtes âgées
de deux ans. Il n'en donne point la raison; mais j'ai lu, dans des commentaires sur le droit
pontifical, qu'on avait dit d'abord bidennes, mot dans lequel la lettre d se trouve superflue,
comme cela arrive souvent : ainsi l'on dit : redire, pour reire; redamare,
pour reamare; redarquere, pour rearguere. Cette lettre s'interpose afin d'éviter l'hiatus de deux
voyelles. Ainsi donc l'on commença par dire bidennes, pour biennes; le mot se corrompit encore
404
à la longue, et se transforma, par l'usage, de bidennes en bidentes. Cependant Higinus, qui n'a
pas ignoré le droit pontifical, dans le cinquième livre de son ouvrage sur Virgile, écrit qu'on
appelle hosties bidentes, celles qui, à cause de leur âge, ont deux dents plus longues que les
autres, et d'après la longueur desquelles on juge qu'elles ont passé le jeune âge, et sont
parvenues à un âge avancé.
Aviénus demanda encore pourquoi, dans les vers suivants
« L'art de monter le cheval et de le rendre docile au frein fut inventé par les Lapithes
de Péléthronium, qui formèrent aussi le cheval (equitem) à insulter an sol, et à marcher
fièrement sous les armes et à bondir avec orgueil. »
Virgile avait attribué au cavalier (equitem) ce qui ne peut concerner que le cheval (equum).
Car insulter au sol, marcher fièrement, sont le fait du cheval, et non point du cavalier. - Cette
observation, répondit Servius, résulte naturellement de l'ignorance d'une ancienne manière de
s'exprimer. Car notre siècle ayant oublié Ennius et toute la vieille bibliothèque, il s'ensuit que
nous ignorons beaucoup de choses que nous connaîtrions, sida lecture des anciens nous était
plus familière. En effet, tous les vieux auteurs ont nommé eques le cheval qui porte l'homme,
aussi bien que l'homme qui le monte; et ils ont employé le verbe equitare, aussi bien en parlant
du cheval qu'en parlant de l'homme. Ennius dit, dans ses Annales, livre huitième :
« Enfin le cheval (quadrupes eques) et les éléphants se précipitent avec une grande
violence.»
Peut-il y avoir le moindre doute qu'en cet endroit c'est le cheval que le poète a voulu
désigner par eques, puisqu'il ajoute l'épithète quadrupes? Je dis de plus que le mot equitare,
formé d'eques, s'employait, tant en parlant de l'homme qui est monté sur le cheval, que du
cheval qui marche sous lui. Et en effet, Lucilius, l'un des hommes qui ont le mieux connu la
langue latine, emploie à la fois en parlant du cheval, dans le vers suivant, les
mots currere et equitare :
405
Ainsi donc dans Virgile, qui eut un goût si prononcé pour la latinité antique, l'on doit
entendre par l'equitem du passage cité plus haut : Equitem docuere sub armis, le cheval qui
porte le cavalier.
Aviénus ajouta : Quand Virgile a dit
« Lorsque ce cheval, construit de planches d'érable, fut dressé sur ses pieds; »
je voudrais savoir si c'est sans motif, ou avec quelque dessein, qu'il a spécifié cette qualité
de bois. Car, bien que la licence de la poésie permette de nommer un bois pour un autre,
néanmoins Virgile n'affecte guère ces témérités, et c'est une raison positive qui le détermine
ordinairement dans le choix des noms et des choses.
Servius : Ce n'est pas sans raison que Virgile parle en cet endroit du sapin, ainsi que de
d'érable et du pin peu après; car le sapin, que frappe la foudre, signifiait la mort d'une femme; et
en effet, Troie périt par une femme. Quant à l'érable, il est consacré à la divinité de la stupeur;
et l'on sait que les Troyens, à la vue du cheval, demeurèrent stupéfaits, selon que le dit Virgile:
« Les uns demeurent stupéfaits à la vue du don fatal de la vierge Minerve. » Quant au pin, il est
à la vérité sous la protection de la mère des dieux; mais il est aussi consacré aux fraudes et aux
embûches, parce que ses pommes tuent en tombant à l'improviste. Or, le cheval de bois était
rempli d'embûches.
Servius ayant ainsi parlé, on convint d'entendre parler Flavien, le lendemain, sur la science
que Virgile a fait briller touchant le droit augural.
LIVRE SEPT
406
LIVRE SEPTIÈME.
CHAPITRE I.
407
pour tous les actes de la vie humaine. Car ne croyez pas que j'invite la philosophie à venir
s'asseoir à nos tables sans y amener avec elle la modération, elle dont les instructions tendent à
nous apprendre à l'observer en toutes choses. Voici donc le jugement que je prononce, me
rendant en quelque sorte arbitre entre toi et Praetextatus : Je veux bien consentir à ouvrir à la
philosophie les portes de nos salles de festins; mais je veux qu'elle et ses sectateurs s'y fassent
remarquer par la sagesse de leur conduite.
Furius Albin.
- Eusthate, toi que, dans notre siècle, la philosophie compte pour son premier adepte, tu es prié
de nous expliquer quelle est cette sagesse que tu exiges de ton convive.
Eustathe.
- La première observation à faire relativement à la philosophie, c'est de considérer le caractère
des convives, et de savoir si le plus grand nombre de ceux qui composent la réunion, savants,
ou du moins amateurs de ses doctrines, permettront de la voir devenir le sujet de la
conversation. Car, de même que quelques lettres muettes (consonnes), mêlées avec plusieurs
voyelles, s'adoucissent facilement dans la composition des mots, de même des personnes, en
petit nombre, privées d'instruction, ou s'estiment heureuses de se trouver en la société de gens
instruits, ou participent en ce qu'elles peuvent à leur conversation, ou bien se laissent entraîner
au charme de l'entendre. Que si des sages se trouvent dans une réunion où la majorité soit
étrangère aux connaissances philosophiques, ils devront se dissimuler et avoir la patience de se
mêler au bavardage, accessible au plus grand nombre, afin d'éviter que le petit nombre
d'hommes distingués qui se rencontrent dans la société ne devienne victime de la multitude
tumultueuse. Et c'est ici un privilège particulier à la philosophie : car tandis que l'orateur ne
peut persuader qu'en parlant, le philosophe met son art en pratique, autant en se taisant à propos
qu'en parlant. Ainsi donc, lorsqu'un petit nombre d'hommes doctes se rencontreront dans une
société d'hommes sans culture, ils devront se renfermer en eux-mêmes, et y conserver dans le
silence la connaissance de la vérité, afin d'éloigner jusqu'au soupçon de toute discordance. Cette
conduite n'a rien d'étrange; elle ressemble à celle que tint jadis Pisistrate, tyran d'Athènes.
Celui-ci ayant donné à ses fils un conseil juste auquel ils ne s'étaient point conformés, ce qui
l'avait mis en mésintelligence avec eux, n'eut pas plutôt appris que ses rivaux concevaient de la
joie de cet accident, dans l'espoir que ces divisions pourraient amener quelques changements
dans la maison régnante, qu'il s'empressa aussitôt de convoquer l'assemblée des citoyens,
auxquels il dit : qu'à la vérité il avait donné à ses fils des conseils auxquels ils n'avaient point
acquiescé; mais qu'ensuite il avait reconnu qu'il était plus convenable à la piété paternelle de
céder au désir de ses enfants; qu'ainsi la ville ne devait pas ignorer que la concorde régnait entre
le roi et sa famille. Par cette explication, il ôta toute espérance à ceux qui intriguaient contre la
tranquillité de celui qui régissait l'État. C'est ainsi que dans toutes les circonstances de la vie, et
principalement dans la joie des festins, tout ce qui pourrait choquer les autres doit être sacrifié à
la concorde, sans toutefois blesser la vertu. Ainsi, dans le banquet d'Agathon, où Socrate,
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Phèdre, Pausanias, Érisymaque, furent les convives; dans celui que donna le très savant Callias,
où assistèrent Charmade, Antisthène, Hermogène, et d'autres personnages du même caractère,
on ne parla exclusivement que de philosophie; mais à la table d'Alcinoüs et à celle de Didon,
consacrées uniquement au plaisir, furent appelés à l'une Iopas, à l'autre Démodocus, pour
chanter en s'accompagnant sur la cithare. La première fut entourée de danseurs; et à celle de
Didon, Bitias but du vin avec tant d'avidité, qu'il s'inonda lui-même de celui qu'il ne put avaler.
Si quelqu'un parmi les Phéaciens, ou parmi les Carthaginois, eût été jeter à travers les propos de
la table des discours sur la sagesse, n'est-il pas vrai qu'il aurait détruit tout le charme propre à ce
genre de festin, et qu'il se serait attiré des moqueries assurément bien méritées? Concluons de
tout cela que la première considération à laquelle doit avoir égard un philosophe qui assiste à un
repas, c'est d'apprécier ses convives. Après avoir reconnu l'opportunité des circonstances, ce ne
seront point des questions obscures, abstraites, compliquées, difficiles, qu'il devra agiter le
verre en main, mais des questions faciles, quoique utiles. Car si quelqu'un de ceux qui sont
appelés dans les festins pour s'y livrer à la danse allait, pour se faire valoir davantage,
provoquer ses camarades à la course ou au pugilat, son extravagance le ferait congédier par la
société, dont elle exciterait les dérisions. Il en est pareillement, alors même qu'il pourra être
permis de philosopher à table: ce doit être sur des matières analogues à la circonstance; en sorte
que les Muses viennent se joindre aux nymphes, afin de mêler leur sagesse à la gaieté produite
par la liqueur qui coule dans les coupes. Or, puisqu'il est nécessaire de convenir de l'une de ces
deux choses, ou qu'il faut se taire, ou qu'il faut parler dans les festins, voyons laquelle est la plus
convenable, ou le silence, ou une conversation opportune. S'il faut être silencieux au milieu des
mets, comme le sont à Athènes les juges de l'Aréopage, il est inutile de discuter s'il convient ou
non de philosopher à table : mais si nos repas ne doivent pas être muets, pourquoi, puisque la
parole y est permise, serait-elle interdite sur des sujets honnêtes, alors surtout que la
conversation contribue autant que le vin au charme d'un festin? En effet, si l'on veut sonder le
sens caché qu'Homère avait en vue, en parlant de ce baume :
νηπενθές τ' ἄχολόν τε, κακῶν ἐπίληθον ἁπάντων. (Odyssée, IV, 221)
« --- Qui apaise la colère et le chagrin, et qui verse l'oubli de tous les maux »,
l'on verra que ce n'est ni une herbe, ni un suc de l'Inde, mais la douceur de la narration, qui
rappelle au bonheur l'étranger plongé dans le chagrin; car c'étaient les hauts faits d'Ulysse que
Hélène racontait devant son fils,
οἷον καὶ τόδ' ἔρεξε καὶ ἔτλη καρτερὸς ἀνὴρ (Odyssée, IV, 270)
« Et tout ce que fit et tout ce qu'eut à supporter cet homme courageux ».
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Parce qu'en lui parlant de la gloire et de chacun des hauts faits de son père, Hélène rappela
le bonheur dans l'âme de Télémaque, on a cru qu'elle aurait mêlé, au vin qu'elle lui versait, un
remède contre le chagrin. Que fait cela, direz-vous, à la philosophie? C'est que rien n'a plus de
connexité avec la sagesse que d'approprier ses discours aux lieux, et au caractère des personnes
qui doivent les entendre. L'émulation des uns est excitée par des exemples de courage; d'autres
le sont par des exemples de modestie ; d'autres par le tableau des bienfaits : de pareils discours
font souvent s'amender ceux qui les entendent, et qui jusque-là agissaient tout différemment.
Toutefois; à table, la philosophie ne doit frapper l'homme vicieux qu'en lui dissimulant ses
coups, comme Bacchus frappe de son thyrse, dont le fer est caché au sein du lierre qui
l'embrasse de ses replis. En effet, la censure qui, au milieu des festins, attaquerait ouvertement
le vice, n'obtiendrait point de succès; car celui qui se verrait attaqué se défendrait, et le festin
serait en proie à un tumulte qui permettrait d'adresser aux convives invités à de pareils repas,
ces paroles:
« Compagnons, joyeux des succès que vous avez obtenus, employez le temps qui vous reste à
réparer vos forces, et tenez-vous prêts pour le combat ». Ou, comme Homère l'a dit, avec plus
de précision et d'énergie:
νῦν δ' ἔρχεσθ' ἐπὶ δεῖπνον, ἵνα ξυνάγωμεν ῎Αρηα. (Iliade, XIX, 275)
CHAPITRE II.
Aviénus.
- Tu m'as indiqué deux manières nouvelles d'instruire: l'interrogation et la correction, chacune
employée de façon à exciter la gaieté de ceux à qui elle s'adresse; tandis qu'ordinairement une
sensation pénible est l'effet de la répréhension, même la plus juste. Développe, je te prie, cette
matière, que tu n'as fait que toucher légèrement.
Eustathe.
- Tu dois d'abord remarquer que ce que j'ai dit, je n'ai pas entendu le dire de cette répréhension
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qui ressemble à une accusation, mais de celle-là qui n'est qu'un simple blâme. C'est celle que les
Grecs appellent σκῶμμα (sarcasme) : non moins amer que l'accusation directe, sil est lancé sans
ménagement; mais qui, parti d'une main habile, ne manque pas même d'une certaine douceur. Je
répondrai d'abord à ta demande au sujet de l'interrogation : Celui qui veut faire à autrui des
questions qui lui soient agréables n'en doit faire que de celles auxquelles il est facile de
répondre, et sur des matières qu'une longue habitude a rendues familières à son interlocuteur.
Chacun, en effet, aime à se voir provoqué à étaler son savoir, parce que personne ne veut tenir
caché ce qu'il a appris; surtout si la connaissance de la science qui fit l'objet de ses travaux ne
lui est commune qu'avec un petit nombre de gens, et qu'elle soit ignorée de la multitude; telles
sont l'astronomie, la dialectique, et autres sciences semblables. Car on croit recueillir le fruit de
ses labeurs, lorsqu'on trouve l'occasion de montrer en public le résultat de ses études sans
encourir le reproche d'ostentation, qu'évite celui qui ne s'est pas mis en avant de lui-même, mais
qui a été invité à parler. Tout au contraire, l'on occasionne une amère souffrance, si, en présence
de plusieurs personnes, l'on interroge quelqu'un sur un sujet qu'il n'a pas bien approfondi; car
alors l'on est obligé ou d'avouer son ignorance (ce que certaines gens considèrent comme le
comble de la honte), ou de répondre témérairement, et de s'exposer ainsi aux chances du hasard,
qui peut faire rencontrer l'erreur aussi bien que la vérité. Ainsi souvent est trahie l'impéritie du
répondant, qui impute à son interrogateur les infortunes de son amour-propre. Celui qui a
parcouru la terre et les mers aime à être interrogé sur la position inconnue de quelque golfe ou
de quelque contrée, qu'il se plait à décrire de la voix et de la main, trouvant je ne sais quelle
gloire à placer sous les yeux des autres, Ies lieux qu'il a vus. Que faut-il demander à des
généraux et à des soldats qui brûlent de raconter leurs actes de courage, et qui se taisent
cependant, pour ne point paraître orgueilleux ? Si on les invite à raconter ces actes de courage,
ne se croient-ils pas assez payés de leurs travaux, considérant comme une récompense de
rapporter ce qu'ils ont fait, devant des personnes qui veulent en écouter le récit? Ces narrations
leur font tellement goûter les délices de la gloire, que si quelques-uns de leurs rivaux ou de
leurs émules s'y trouvent présents, ceux-ci tâchent de faire écarter ces questions, et s'efforcent
de supplanter par d'autres récits ceux qui mettraient au jour la gloire du narrateur. On se voit
encore provoquer avec beaucoup de plaisir à raconter des périls, pourvu qu'ils soient passés, ou
des douleurs, lorsqu'elles sont entièrement apaisées; car si l'on ressent encore tant soit peu
l'atteinte des uns ou des autres, l'on redoute de se les voir rappeler, on appréhende de les
raconter. C'est le premier de ces sentiments qu'Euripide a exprimé en ces termes :
! Le poète dit : « auxquels on est échappé », a pour faire sentir que ce n'est qu'après qu'ils
ne sont plus, que commence la douceur de raconter ses maux. Votre poète lui-même n'a-t-il pas
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employé le mot « olim », pour exprimer que ce n'est que lorsque l'infortune est effacée, qu'il
vient un temps où l'on se plait à rappeler la mémoire des fatigues passées?
J'avouerai cependant qu'il est certains genres de malheurs que celui qui les a éprouvés
aime à oublier, alors même qu'ils sont entièrement écoulés. Ainsi, celui qui a éprouvé dans ses
membres les tortures des bourreaux, celui qui a subi des pertes déplorables, celui qui a été
autrefois noté par les censeurs, ne souffre guère moins lorsqu'on l'interroge sur ses infortunes,
qu'alors même qu'il les éprouvait. Gardez-vous de pareilles interrogations, qui ressembleraient
trop à des récriminations. Au contraire, provoquez souvent, si l'occasion s'en présente, à vous
raconter sa bonne fortune, celui que le public écouta favorablement; celui qui s'acquitta
heureusement et libéralement de sa mission; celui que l'empereur a accueilli avec faveur et
bonté; celui qui, d'une flotte tombée presque tout entière dans les mains des pirates, à échappé
seul, par son adresse ou par son courage. Dans ces cas, la plus longue narration doit suffire à
peine au plaisir des narrateurs. Vous ferez plaisir aussi à celui que vous inviterez à raconter la
fortune qui vient de combler subitement son ami, et qu'il n'osait ni taire, ni annoncer
spontanément, dans la crainte de se voir accuser ou de jactance ou d'envie. Interrogez le
chasseur sur les détours de la forêt, sur les circuits de la bête fauve, sur les succès de sa chasse.
A l'homme religieux, fournissez l'occasion de décrire par quelles pieuses pratiques il a su
mériter la protection des dieux, et les fruits qu'il en a recueillis; car il croit faire un nouvel acte
de religion, en publiant les bienfaits de la Divinité; ajoutons qu'il aime qu'on le considère
comme un ami des dieux. Si un vieillard est présent, vous avez trouvé l'occasion de lui rendre
un grand service, quand même vous l'interrogeriez sur des matières qui ne sont nullement de
son ressort, car la loquacité est un défaut ordinaire à cet âge. C'est parce que Homère le savait,
qu'il adresse à Nestor des interrogations accumulées:
« O Nestor, ô fils de Nélée, dis-moi comment est mort le fils d'Atrée, le puissant
Agamemnon? Où était Ménélas? --- N'était-il pas à Argos, dans l'Achaïe? »
Le poète accumule dans ces interrogations tant de motifs de parler, pour satisfaire à la
démangeaison qu'éprouve la vieillesse. Dans Virgile, Énée, désirant se rendre agréable à
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Évandre en toute manière, lui fournit diverses occasions de raconter; il ne se contente pas de
l'interroger sur ce sujet ou sur cet autre;
— singula laetus
Exquiritque auditque virum monumenta priorum,
« Mais il s'enquiert de tout avec bonheur, et écoute les narrations des premiers
hommes (de la contrée.) »
CHAPITRE III.
Des divers genres du sarcasme, et avec quel ménagement il faut l'employer entre convives.
Ces discours d'Eusthate furent accueillis par une approbation universelle, et tout aussitôt
Aviénus dit : Je vous prierai, vous tous qui êtes ici présents, vous les doctes entre tous les
doctes, d'engager Eustathe à nous développer ce qu'il disait naguère du sarcasme; et Eustathe,
déférant à leur vœu unanime, parla en ces termes : Outre le mot ψόγος (inculpation) et διαβολή
(accusation), les Grecs ont encore deux autres expressions, λοιδορία et σκῶμμα pour lesquelles
je ne trouve point de synonymes latins. Par la première, il faut entendre un blâme avec affront
direct : je dirai volontiers du second, que c'est une morsure déguisée; et en effet, le sarcasme se
couvre souvent de dissimulation ou même d'urbanité, en sorte qu'il dit autre chose qu'il ne veut
faire entendre. Cependant il ne vise pas toujours à l'amertume; et certaines fois même il
renferme quelque chose d'agréable pour celui contre lequel il est lancé. C'est ce dernier genre
qu'emploiera l'homme sage et poli, surtout à table et au milieu des coupes, qui rendent plus
facile la provocation à la colère. Car, de même qu'une légère impulsion suffit pour précipiter
celui qui est au bord d'un escarpement, de même la plus légère blessure suffit pour faire entrer
en fureur celui qui est plongé dans le vin. On doit donc s'abstenir soigneusement de lancer à
table le sarcasme qui cache une injure; car des traits de cette espèce restent plus profondément
fixés qu'un outrage direct, comme un hameçon crochu reste enfoncé avec plus de ténacité
qu'une lame droite. D'ailleurs, ces sarcasmes excitent le rire des personnes qui les entendent,
lesquelles paraissent ainsi confirmer l'insulte, en lui donnant leur assentiment. Voici un
exemple du sarcasme injurieux:
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Voici un exemple de cette espèce de sarcasme, que nous avons dit être souvent une injure
déguisée:
La même pensée a été exprimée par les deux interlocuteurs; mais le premier a proféré une
insulte, parce que ce qu'il reproche est entièrement nu et à découvert; le second a lancé un
sarcasme, parce qu'il a déguisé l'outrage. Octave, qui passait pour être d'origine noble, dit un
jour à Cicéron, qui lisait en sa présence:
ce qui fait allusion à l'opinion d'après laquelle Octave aurait été originaire de Libye, où
c'est l'usage de percer les oreilles. Le même Cicéron repoussa Labérius, qui venait s'asseoir
auprès de lui, en lui disant:
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à qui l'on aurait arraché les dents. Tel est celui de Cicéron à l'égard de ce consul dont les
fonctions ne durèrent qu'un jour :
« Jadis nous avions, disait-il, des flamines diales; maintenant nous avons des consuls
diales ».
vigilantissimus est consul noster, qui in consulatu suo somnum non vidit
« Nous avons un consul très vigilant, puisqu'il n'a point goûté le sommeil pendant
toute la durée de son consulat ».
- Comme ce même consul reprochait à Cicéron qu'il n'était point venu lui rendre visite,
celui-ci lui répondit :
« C'est donc me dire, répliqua-t-il, que tout espoir de salut m'est interdit ».
Or Antigone était borgne. Ce bon mot hors de saison coûta la vie au mauvais plaisant.
Cependant je ne dissimulerai point que l'indignation a quelquefois poussé des philosophes à
employer ce genre de sarcasme.
Nouvellement enrichi, l'affranchi d'un roi avait rassemblé plusieurs philosophes dans un festin,
et les interrogeait en raillant sur des niaiseries.
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- « Pourquoi, avec des fèves noires et des fèves blanches, produit-on une purée d'une seule
couleur?
Tu nobis, inquit, absolve, cur et de albis et de nigris loris similes maculae gignantur-
Il est des sarcasmes qui ont l'apparence de l'insulte, et qui néanmoins ne choquent point
ceux à qui ils sont adressés; tandis qu'ils déchireraient cruellement, s'ils étaient lancés contre
quelqu'un qui les eût mérités. Il en est d'autres, au contraire, qui ont l'apparence de la louange,
et qui cependant outragent gravement celui à qui ils sont adressés. Je donnerai d'abord un
exemple du premier : L. Quintius venait de retourner d'une province où il avait exercé la préture
avec la plus grande intégrité; ce que vous admirerez, puisque c'était sous l'empire de Domitien.
Se trouvant malade, il disait à un ami qui était auprès de lui, qu'il avait les mains froides.
Quintius sourit et fut même flatté de ce propos, tant le soupçon de toute malversation était
loin de planer sur lui. Si, au contraire, ce propos eût été tenu à un homme mal avec sa
conscience, et poursuivi par le souvenir de ses rapines, celui-ci en eût été fortement irrité.
Socrate plaisantait et ne prétendait point rabaisser Critobule, lorsqu'il provoquait ce jeune
homme, fameux par sa beauté, à faire la comparaison de leurs agréments physiques.
Certainement si vous dites à un homme très riche :
« Vous aimez les courtisanes, vous les enrichissez par vos largesses; »
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ils en souriront tous deux, sachant bien que leur conscience est tranquille à cet égard.
A ce genre de sarcasme est opposé celui qui blesse sous l'apparence de la louange, comme je
l'ai établi plus haut. Si je dis à un homme très timide :
assurément ils ne manqueront pas de prendre pour des outrages ces propos louangeurs.
Il est tel sarcasme qui peut plaire ou offenser, selon les personnes en présence desquelles il est
prononcé. Il est des reproches que nous pouvons écouter sans peine, s'ils nous sont faits devant
nos amis; et il en est que nous ne voulons pas entendre devant notre femme, nos enfants, ou nos
maîtres; à moins que ces reproches ne soient d'une telle nature, que la censure qui en résulte soit
flatteuse pour nous : comme, par exemple, si quelqu'un reprochait à un jeune homme, devant
ses parents ou devant ses maîtres, qu'il risque de perdre la raison par ses veilles continuelles et
ses lectures nocturnes; ou à un époux, devant sa femme, qu'il est insensé de se montrer bon
mari, et de ne pas prendre les mœurs du bon ton. De pareils reproches n'occasionnent que de
l'hilarité et à ceux à qui on les adresse, et à ceux devant qui ils sont proférés.
Le sarcasme est encore adouci, si la position de celui qui le lance est la même que celle de celui
contre qui il est lancé; comme si, par exemple, un indigent, un homme d'une naissance obscure,
en raille un autre sur la pauvreté, ou sur l'obscurité de sa naissance. Ainsi, Tharsius Amphias,
qui tenait sa fortune d'un jardinier, après avoir dit quelques mots contre un ami auquel il
semblait reprocher sa dégénération, ajouta aussitôt :
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Ipse me, aiebat, mendicum fecit ex divite et pro ampla domo in dolio fecit habitare.
« Il m'a rendu, disait-il, mendiant, de riche que j'étais auparavant; et au lieu d'une
vaste maison, il m'a donné un tonneau pour habitation ».
CHAPITRE IV.
Qu'une nourriture simple est préférable à une nourriture composée, comme étant de plus
facile digestion.
Praetextatus.
- Pourquoi proposer exclusivement à un jeune homme de s'exercer sur des questions de ce
genre, qui ne conviennent pas moins aux hommes âgés? Bien plus; vous tous qui êtes ici,
pourquoi n'engageriez-vous pas la discussion sur des sujets relatifs au repas; et non point
seulement sur la nourriture, mais encore sur la nature des corps, et autres questions de ce genre,
puisque nous avons ici notre ami Disaire, dont les connaissances relatives aux objets de sa
profession pourront nous être si utiles dans ce genre de discussions?
Tout le monde fut de l'avis de Praetextatus, et on l'invita à parler le premier, afin que les autres
pussent se régler sur son exemple relativement à la manière d'interroger.
- Je demanderai donc, dit-il, laquelle est d'une digestion plus facile, de la nourriture simple ou
de la nourriture composée? car nous voyons que la plupart des gens usent de la dernière, et un
petit nombre de l'autre. La sobriété est une qualité fière, sévère, et en quelque sorte glorieuse
d'elle-même : la gourmandise, au contraire, est un vice agréable, qui a même des prétentions au
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bon ton. Je voudrais donc savoir lequel de ces deux régimes, l'un austère et l'autre délicat, est
plus propre à maintenir la santé. Je n'aurai pas à chercher bien loin mon répondant, puisque
Disaire est présent ici, lui qui connaît aussi bien ce qui convient au corps humain, qu'il connaît
l'essence productrice et nourricière de son organisation. Je voudrais donc, Disaire, t'entendre
dire ce que les principes de la médecine indiquent sur cette question.
- Si quelqu'un, répliqua Disaire, de la troupe commune des hommes sans instruction m'eût
consulté sur cette question, attendu que les esprits vulgaires sont plus frappés des exemples que
des raisonnements, je me serais contenté de l'instruire en lui faisant remarquer les mœurs des
animaux, qui, usant d'une nourriture simple et uniforme, jouissent d'un tempérament beaucoup
plus sain que l'homme; et que parmi eux, ceux-là seulement sont sujets à des maladies, qu'on
gorge et qu'on engraisse avec une nourriture préparée, et dans la composition de laquelle il entre
plusieurs ingrédients. Certainement, en considérant que les animaux qui usent d'une nourriture
simple jouissent ordinairement de la santé, et que ceux qu'on soumet, pour les engraisser, à une
nourriture variée et composée sont malades, il ne douterait pas que ce dernier régime ne soit
aussi indigeste par sa variété que par son abondance. Peut-être l'aurais-je frappé encore
davantage par un autre exemple, en lui faisant remarquer qu'il ne fut jamais de médecin assez
imprudent ou assez audacieux pour permettre à un malade fébricitant d'user de la nourriture
composée, au lieu de la nourriture simple; tant il est constant qu'une nourriture uniforme est
d'une facile digestion puisque même un tempérament malade y peut suffire ! Un troisième
exemple pourrait encore être apporté, pour prouver qu'on doit éviter la variété des mets comme
on évite celle des vins. Qui ignore, en effet, que celui qui boit de diverses sortes de vins est
bientôt saisi par l'ivresse, sans qu'il soit nécessaire pour cela d'en avoir bu une grande quantité?
Mais avec toi, Praetextatus, toi à qui seul il est donné d'atteindre au plus haut degré de toutes les
sciences, cette question, qui n'aurait pas besoin de mes discours pour t'être éclaircie, doit être
traitée par le raisonnement plutôt que par les exemples.
Les indigestions résultent, ou de la qualité du suc dans lequel la nourriture se résout, s'il n'est
point approprié à l'humeur qui domine le tempérament, ou de la trop grande quantité de
nourriture, dont la nature ne peut opérer la digestion complète. Parlons d'abord de la qualité du
suc : celui qui se nourrit d'aliments simples reconnaîtra facilement par expérience ceux dont la
substance lui est favorable ou pernicieuse car n'en ayant pris que d'une seule espèce, il ne peut
être dans le doute sur celui qui lui est nuisible; et, par suite, il devient facile d'éviter une
incommodité dont on connaît la cause. Mais celui qui se nourrit d'aliments divers doit éprouver
des effets divers, résultant de la diversité des sucs qu'ils produisent. Les humeurs engendrées
par des matières si variées n'ont point d'homogénéité entre elles; le sang, qui en est formé par le
ministère du foie, au lieu de passer dans les veines pur et liquide, y porte avec lui cette
discordance : de là, la source des maladies qui naissent du trouble des humeurs antipathiques.
D'ailleurs, comme les différentes nourritures qui ont été consommées ne sont pas de même
nature, elles ne sont pas toutes digérées simultanément; les unes le sont avec célérité, d'autres
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avec lenteur; ce qui trouble l'ordre des digestions subséquentes. Car la nourriture que nous
prenons n'est pas soumise à une seule digestion; mais, pour alimenter le corps, elle doit en avoir
subi quatre, dont une seule est sensible à tous, même aux plus grossiers; et les autres, plus
occultes, ont été découvertes par le raisonnement. Pour expliquer ceci plus clairement, je dois
reprendre la chose de plus haut.
Nous avons en nous quatre forces destinées à agir sur les aliments. La première, appelée
καθεκτική « cathectique », est celle qui attire en bas les aliments broyés par les mâchoires. Car
comment une matière aussi épaisse que celle-là pourrait-elle pénétrer à travers le défilé de notre
gosier, si une force naturelle secrète ne l'attirait ? La nourriture une fois avalée, il fallait éviter
que, par une chute continue à travers les cavités qui se succèdent dans l'intérieur de notre corps,
elle ne parvînt jusqu'aux dernières issues, et n'en fût expulsée telle qu'elle avait été reçue, au
lieu d'attendre l'opération salutaire de la digestion. C'est à quoi pourvoit la seconde force, qu'à
cause de sa puissance rétentrice les Grecs ont nommée καταδεκτική « catadectique ». La
troisième force par laquelle est opérée la transmutation de la nourriture s'appelle ἀλλοιοτική «
alloïotique »; de celle-là dépendent toutes les autres, parce qu'elle est le mobile de la digestion.
Le ventre a deux orifices : l'un dirigé vers le haut, qui reçoit les matières consommées et les
entasse dans la cavité du ventre; cette cavité est l'estomac, qui a mérité d'être surnommé le père
de famille, comme gouvernant lui seul toute l'organisation de l'animal : aussi, s'il souffre, la vie
entière est attaquée, par suite du désordre qu'éprouve le conduit alimentaire. La nature a en
quelque sorte doué l'estomac de raison, en lui donnant la capacité de vouloir et de ne pas
vouloir. Par l'orifice inférieur, la nourriture est transmise dans les intestins qui y sont adjacents,
où elle trouve le canal par où elle est expulsée. Une première digestion est donc opérée dans le
ventre par la force alloïotique, qui transforme en suc toutes les matières qui ont été
consommées. Le résidu forme un mare, qui tombe par l'orifice inférieur à travers les intestins,
hors desquels, par la puissance de la quatrième propriété dite ἀποκριτική « apocritique »,
s'effectue son éjection. Maintenant que la nourriture est réduite en un suc, commencent les
fonctions du foie. Le foie n'est autre chose qu'un amas de sang concret; la chaleur naturelle dont
il est doué lui fait convertir en sang le suc qui vient d'être formé par la première digestion; et la
transformation de ce suc en sang constitue la seconde digestion. Le sang ainsi préparé par la
chaleur du foie est refoulé par elle dans les canaux des veines, qui le distribuent par tous les
membres; tandis que la portion la plus froide de la substance digérée est rejetée dans la rate,
laquelle est le centre de la froideur, comme le foie est celui de la chaleur : et voilà pourquoi
toutes les parties droites sont les plus fortes, et les parties gauches les plus faibles; c'est que les
unes sont dominées par la chaleur du viscère de droite, tandis que les autres sont engourdies par
l'influence du viscère de gauche qu'elles avoisinent. La troisième digestion s'opère dans les
artères et dans les veines, qui sont le réceptacle du sang et des esprits vitaux. Les veines et les
artères font subir une espèce d'épuration au sang qu'elles reçoivent, et déversent dans la vessie
toute la partie aqueuse, tandis qu'elles distribuent dans les diverses parties des membres de
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notre corps le sang liquide, pur et nutritif.
Voilà comment de la nourriture que le ventre seul reçoit, il se forme une substance qui,
distribuée par les canaux de tous nos membres, nourrit les os et la moelle, les ongles même et
les cheveux. C'est ici la quatrième digestion, au moyen de laquelle chaque membre se nourrit de
ce qui lui a été départi. Cette substance tant de fois épurée a cependant encore sa portion
grossière, qui, lorsque notre corps est dans un parfait état de santé, se dissipe par des conduits
secrets; mais lorsque quelqu'une de ses parties est malade, c'est sur elle, à cause de sa faiblesse,
que cette dernière portion se précipite : voilà quelle est l'origine de ces maladies que les
médecins appellent fluxions. En effet, si la quantité du suc résultant de la dernière nourriture se
trouve être trop copieuse, la partie du corps qui est la plus saine en repousse l'excédant, lequel
retombe infailliblement sur la partie la plus faible, qui n'a pas la force de le repousser. Ces
matières étrangères font éprouver une tension à la partie sur laquelle elles se portent, et cela
occasionne de la souffrance. Voilà donc quelles sont les trois causes de la goutte et des autres
maladies d'engorgement : la surabondance des humeurs, l'énergie d'une partie qui les repousse,
et la débilité d'une autre qui les reçoit.
Nous avons avancé qu'il se fait dans notre corps quatre digestions, qui dépendent l'une de
l'autre; en telle sorte que si l'une est entravée, la suivante ne peut être effectuée. Reportons-nous
maintenant à la première, qui s'opère dans le ventre, et nous reconnaîtrons les obstacles qu'y
apporte une nourriture de nature diverse. Les divers aliments ont chacun leur nature particulière
: les uns se digèrent promptement, les autres avec plus de lenteur : l'effet de cette opération est
de les convertir en un suc; et quoiqu'ils aient été consommés en même temps, comme cette
opération ne s'effectue pas simultanément, ceux des aliments qui ne l'ont pas encore subie
aigrissent le suc déjà produit; ce dont nous sommes souvent avertis par l'effet des éructations.
Certains aliments ne se soumettent que tardivement à l'action digestive; or, de même que
l'action du feu sur le bois humide produit de la fumée, ainsi la chaleur naturelle fait exhaler une
fumée de ces aliments, que cette chaleur ne consume que tardivement ; c'est encore un effet que
font éprouver les éructations. Au contraire, une nourriture uniforme n'éprouve point ce trouble
produit par les retards de la digestion, puisqu'elle est simultanément convertie en un suc d'une
nature simple; et aucune des digestions n'est intervertie, puisqu'elles se succèdent chacune à
leurs époques déterminées. Si quelqu'un cependant dédaignait d'admettre ces raisonnements
(car l'on sait que rien n'est plus intraitable que l'ignorance), et persistait à penser que c'est la trop
grande abondance de nourriture qui entrave la digestion, sans considération de sa qualité, je
trouverais encore dans cette thèse la preuve qu'une nourriture multiforme est une cause de
maladie; car la variété des ragoûts exige différents ingrédients, au moyen desquels on irrite
l'appétit au delà du vœu de la nature.
Cette irritation fait qu'on mange des mets une seconde fois, ou du moins qu'on goûte un peu de
chacun; ce qui produit une pléthore.
Aussi Socrate avait-il coutume d'exhorter à éviter les mets et les boissons qui prolongent
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l'appétence au delà de ce qu'il faut pour apaiser la faim et la soif. Finalement, il faut éviter la
variété dans les mets, parce que c'est un raffinement de volupté, dont un homme grave et
studieux doit s'abstenir. Car qu'y a-t-il de plus opposé à la vertu que la volupté? Mais je ne
pousse pas plus loin cette discussion, de peur d'avoir l'air d'incriminer le repas auquel nous
assistons, et qui, encore que sobre, est composé cependant de mets variés.
CHAPITRE V.
Qu'au contraire une nourriture composée nous est plus appropriée qu'une nourriture
simple.
422
que justes que notre ami Disaire a commencé, comme je le prouverai, à s'emparer de nos
esprits; car il a prétendu que les animaux usent d'une nourriture uniforme, et que c'est pour cela
que leur santé est plus robuste que celle de l'homme. Je prouverai la fausseté de ces deux
assertions; car je démontrerai que l'animal sans raison ne se contente point d'une nourriture
uniforme, et qu'il n'est pas plus que nous à l'abri des maladies. Le premier fait est attesté par la
seule variété des prés où il paît, et dans lesquels croissent ensemble des herbes amères et des
herbes douces, les unes à sucs chauds et les autres à sucs froids; en sorte que tout l'art du
cuisinier ne pourrait composer aucun mets aussi diversifié que tous les herbages dont les
espèces furent si diversifiées par la nature. Eupolis est reconnu par tous comme l'un des plus
élégants des anciens poètes comiques. Dans sa pièce intitulée « les Chèvres », il introduit ces
animaux parlant eux-mêmes de leur nourriture en ces termes:
Nous nous nourrissons de toute sorte
De plantes que la terre porte,
Du sapin les tendres rejetons
Et du chêne verd nous broutons,
Du cythise, de l'arboisier,
Genievres odorants et laurier,
De l'if au dru menu-feuillage,
Du pin, de l'olivier sauvage,
Du lierre, lentisque, et du fresne,
Du tamarin, bruyere et chesne,
Du fouteau et du groselier,
Du cistre, saule et prunelier,
Des aphrodilles (asphodèles), du bouillon,
De la sarriette.
Reconnaissez-vous dans cette énumération de branchages et d'arbrisseaux, dont les sucs ne sont
pas moins divers que les noms, cette simplicité de nourriture dont on vous a parlé? Pour
prouver que les animaux ne sont pas moins sujets que les hommes à être attaqués par les
maladies, je me contenterai d'invoquer le témoignage d'Homère, qui parle d'une maladie
pestilentielle, laquelle se manifesta d'abord chez les animaux, et qui faisait déjà des ravages
parmi les troupeaux, avant qu'elle eût fait aucun progrès parmi les hommes.
La brièveté de leur vie est encore une preuve des infirmités auxquelles beaucoup d'animaux
sont sujets. Quel est, en effet, parmi ceux que nous connaissons bien, celui dont les années
égalent celles de l'homme; à moins qu'on n'aille recourir aux choses fabuleuses qu'on raconte
des corbeaux et des corneilles? Et ces animaux-là eux-mêmes, ne les voit-on pas rechercher
avec avidité toute espèce de cadavres, de graines et de fruits ? car leur voracité n'est pas moins
excessive que ce qu'on raconte de leur longévité.
Le second exemple allégué, si je m'en souviens bien, c'est l'usage où sont les médecins de faire
423
prendre aux malades une nourriture uniforme, et non point des aliments diversifiés. En cela
vous avez pour motif, je pense, non que cette nourriture soit plus facile à digérer, mais qu'elle
est moins appétissante; en sorte que le dégoût de cette uniformité émousse le désir de manger,
dans les circonstances où l'infirmité de la nature lui enlève les forces nécessaires pour opérer la
digestion d'une grande quantité d'aliments. Cela est si vrai, que si quelque malade voulait
manger une trop grande quantité de cette nourriture, même uniforme, vous la refusez à son
appétit. Ce n'est donc là qu'une ruse relative à la quantité et non à la qualité de la nourriture.
Quand tu essayes de persuader d'éviter la variété dans le manger, comme on l'évite dans le
boire, ce n'est encore qu'un sophisme insidieusement caché, sous la couleur d'une similitude de
mots; car les résultats de la boisson sont bien différents de ceux de là manducation. En effet, qui
jamais, en mangeant beaucoup, a ébranlé sa raison? ce qui peut arriver par suite de la boisson.
La réplétion de la nourriture appesantit le ventre et l'estomac, tandis que l'homme plongé dans
le vin devient semblable à un insensé. Pour moi, je pense que la nourriture, par son poids
naturel, se réunit en un seul endroit, où elle attend l'action de la digestion, qui, après l'avoir
dissoute insensiblement, la distribue aux divers membres; tandis que la boisson, plus légère de
sa nature, s'élève tout de suite, et va frapper des gouttes d'une fumée chaude le cerveau, qui est
placé au sommet de notre corps. Voilà donc pourquoi l'on évite la variété des vins; c'est afin
que cette fumée, dont la chaleur subite et diversifiée dans ses degrés court s'emparer de la tête,
n'aille point troubler ce siége de la raison; crainte que nul motif, que rien de semblable ne
saurait inspirer relativement à la variété des aliments.
Quant à la discussion dans laquelle tu as décrit avec beaucoup de clarté l'organisation
compliquée des différentes digestions, je n'ai que des éloges à donner à l'éloquence de tout ce
que tu as dit concernant le corps humain; mais cela ne nuit en rien à la question actuelle. La
seule chose à laquelle je ne puis accorder mon assentiment, c'est lorsque tu dis que les sucs
divers, produits par des aliments variés, sont contraires à nos corps, tandis que nos corps eux-
mêmes sont un composé de qualités contraires. Car nous avons en nous les principes de la
chaleur et du froid, du sec et de l'humide. Or, une nourriture uniforme ne saurait produire qu'un
suc d'une seule qualité. D'un autre côté, nous savons qu'un semblable ne peut se nourrir que par
son semblable. Maintenant, je te demanderai comment s'alimenteront trois des principes
différents de notre corps. Je trouve dans Empédocle un témoignage que chaque substance attire
son semblable. Il dit:
Le doulx saisit ce qu'il y a de doulx,
L'amer s'en court se joindre à l'amer roux;
L'aigre s'attache à l'aigre; et la partie
Qui est bruslée, aussi à la rostie.
Je t'entends citer toi-même souvent avec admiration ces paroles de ton Hippocrate :
« Si l'homme était un corps simple, il ne souffrirait pas; or il souffre, donc il est composé ».
Concluons de là que, puisque l'homme n'est pas une substance simple, il ne doit pas être
424
alimenté d'une substance unique. Et en effet, le Dieu créateur de toutes choses n'a pas fait d'une
substance simple cet air que nous respirons, et dans lequel nous sommes plongés, en sorte qu'il
soit toujours froid ou toujours chaud; il ne l'a point livré non plus à une continuelle sécheresse,
ni à une perpétuelle humidité; parce qu'étant composé de quatre principes, un seul n'eût pas été
propre à nous alimenter. Il a donc fait le printemps à la fois humide et chaud ; l'été, chaud et sec
; l'automne, sec et froid; l'hiver, froid et humide. De même aussi les éléments, qui sont nos
principes constitutifs, possèdent des propriétés diverses qu'ils nous communiquent en nous
alimentant. Le feu est à la fois chaud et sec; l'air, humide et chaud; l'eau, froide et humide; la
terre, sèche et froide. Pourquoi donc nous condamnes-tu à une nourriture simple, alors que rien
n'est simple, ni en nous, ni autour de nous, ni dans les principes d'où nous provenons?
Relativement à ces aigreurs et à ces exhalaisons que la nourriture produit quelquefois dans
l'estomac, et que tu veux attribuer à la variété des aliments, il faut que tu déclares, pour que
nous t'en croyions, ou que celui qui use d'une nourriture multiforme éprouve toujours ces effets,
ou que celui qui use d'une nourriture uniforme ne les éprouve jamais. Mais si, au contraire,
celui qui s'asseoit à une table abondamment servie est souvent affranchi du désordre que tu
signales, tandis que celui qui ne se nourrit que d'une seule qualité d'aliments l'éprouve
quelquefois, pourquoi ne pas l'attribuer plutôt à la voracité qu'à la variété? car celui qui mange
gloutonnement une nourriture simple est sujet aux indigestions, tandis que celui qui use avec
modération d'une nourriture variée jouit d'une digestion facile. Mais, diras-tu, l'excès est le
résultat de la variété des mets, qui irrite la gourmandise, et excite à manger plus qu'il n'est
nécessaire. Je reviens à ce que j'ai déjà dit. Les indigestions proviennent. de la quantité de
nourriture, et non de la qualité. Celui qui sait se commander à lui-même observe la tempérance,
même lorsqu'il est assis à une table sicilienne on asiatique; tandis que l'homme vorace la viole,
en ne mangeant que des olives ou des légumes. Celui qui use avec sobriété de l'abondance
conserve la santé; comme celui-là lui porte atteinte, qui n'use d'autres assaisonnements que de
sel, mais qui s'en gorge voracement. Enfin, si tu crois nuisible la variété des matières que tu
consommes, pourquoi composez-vous les remèdes que nous avalons, et, qui par conséquent
descendent dans nos entrailles, de substances si diverses et même si opposées entre elles? Vous
mêlez l'euphorbe au suc du pavot; vous mitigez, au moyen du poivre, la mandragore, et d'autres
herbes dont les propriétés sont fortement réfrigérantes. Ne faites-vous pas usage de viandes
monstrueuses, telles que des testicules de castor et des chairs venimeuses des vipères, que vous
plongez dans des boissons, concurremment avec les productions de l'Inde, et avec les herbes si
nombreuses que produit la fertile Crète? Puis donc que les remèdes font, pour la conservation
de la vie, la même chose que la nourriture, les premiers en la ranimant, la seconde en
l'entretenant, pourquoi vous efforcez-vous d'introduire la variété parmi les uns, tandis que vous
condamnez l'autre aux dégoûts de l'uniformité? Après toutes ces objections, tu as déclamé
pompeusement contre la volupté, comme si la volupté était toujours l'ennemie de la vertu;
tandis qu'elle ne devient telle que lorsque, dédaignant la modération, elle se précipite dans les
425
excès.
Et en effet, l'esclave qui ne mange que lorsqu'il est pressé par la faim, et qui ne boit que pour se
désaltérer, ne recherche-t-il pas le plaisir dans ces deux actes? Ce n'est donc pas le nom de la
volupté qui est honteux, car elle ne devient honnête ou blâmable que selon l'usage qu'on en fait.
Mais ce serait peu de l'excuser, il faut encore lui donner l'éloge qu'elle mérite. En effet, la
nourriture qui est prise avec plaisir est reçue et attirée dans le ventre qui la désirait; elle y trouve
libre la place qui l'y attendait; il s'en alimente avec activité, et bientôt il en a opéré la digestion;
ce qui ne s'exécute pas aussi bien à l'égard de la nourriture qui ne nous provoque par aucun
attrait. Pourquoi donc faire un crime à la variété d'exciter à manger, puisque là vivacité de
l'appétit constitue la santé de l'homme, qui languit et souvent court des risques, si l'appétit vient
à s'évanouir? Ainsi, si le vent souffle trop fortement sur la mer, le pilote s'en abrite, et neutralise
sa trop grande impétuosité en pliant entièrement ses voiles; mais il n'a aucun moyen de l'exciter
lorsqu'il est assoupi de même, lorsque l'appétit nous provoque et s'accroît trop, on peut le
modérer par le gouvernail de la raison; mais si une fois il s'anéantit, la vie s'éteint avec lui.
Donc, puisque c'est la nourriture qui nous fait vivre ; et que l'appétit peut seul nous en prescrire
l'usage, nous devons avoir soin de l'exciter en nous au moyen de la variété, puisque la raison est
toujours là pour le tenir renfermé dans les bornes de la modération. N'oubliez pas cependant que
je parle assis à un repas d'agrément, et non à un repas d'apparat; et que je n'admets point la
variété comme un moyen d'étaler du luxe, ainsi que font ceux qui recherchent les neiges de l'été
et les roses de l'hiver, et qui, plus par ostentation que pour l'usage, font fouiller les plus secrets
asiles des forêts et fatiguer les mers étrangères; car alors, quand même la tempérance des
convives mettrait à l'abri leur santé, ce luxe lui seul est déjà une atteinte portée aux mœurs.
Disaire accueillit fort bien bette réplique :
- Tu as parlé, Eustathe, lui dit-il, en dialecticien, et moi en médecin. Que celui qui voudra faire
un choix relatif à sa conduite consulte son expérience, et elle lui apprendra ce qui est le plus
utile à la santé.
CHAPITRE VI.
Que le vin, de sa nature, est plutôt froid que chaud ; et pourquoi les femmes s'enivrent
rarement, et les vieillards fréquemment.
Flavien:
- J'ai entendu, j'en conviens, tous les médecins comprendre le vin au nombre des substances
échauffantes; et tout à l'heure Eustathe, en traitant des causes de l'ivresse, parlait de la chaleur
du vin. Quant à moi, en réfléchissant plus d'une fois sur ce point, il m'a semblé que la nature du
vin était plus froide que chaude ; et je vais exposer les raisons qui me déterminent à penser
426
ainsi, pour que vous prononciez votre jugement sur cette opinion. Le vin, selon mon sentiment,
est une substance froide, mais susceptible, lorsqu'elle est mise en contact avec des substances
chaudes, de recevoir on même d'attirer la chaleur. Ainsi le fer est froid au tact :
ἤριπε δ' ἐν κονίῃ, ψυχρὸν δ' ἕλε χαλκὸν ὀδοῦσιν. (Iliade, V, 75)
(a dit Homère ) cependant il s'échauffe étant exposé au soleil; et la chaleur qui lui est
étrangère détruit le froid qui lui est naturel. Voyons si le raisonnement ne nous conduira pas à
dire la même chose du vin. Le vin, ou est absorbé dans notre intérieur par voie de boisson, ou
est employé extérieurement par voie de friction curative. Dans ce dernier cas, les médecins eux-
mêmes ne nient pas sa froideur; mais ils disent qu'il est échauffant pris à l'intérieur, non point
par sa nature, mais par son mélange avec des substances chaudes. Qu'ils me disent donc
pourquoi ils l'administrent à l'estomac malade et affaibli, afin d'en réparer les forces par ses
propriétés astringentes, si ce n'est parce que sa froideur donne de l'énergie aux parties relâchées,
et rétablit celles qui se désorganisent. Qu'ils me disent encore pourquoi, tandis qu'ils ne laissent
prendre rien d'échauffant aux estomacs fatigués, pour ne pas augmenter leur lassitude, sachant
tirer par ce traitement un principe de force d'une privation, le vin n'est point au nombre des
choses dont ils interdisent l'usage?
Voici encore une autre preuve que la chaleur n'est point innée dans le vin, mais qu'elle lui est
seulement accidentelle. Si quelqu'un, sans le savoir, a bu de l'aconit, je n'ignore pas qu'on le
guérit ordinairement en lui faisant avaler beaucoup de vin pur, qui, se répandant dans les
entrailles, attire à soi la chaleur, et, comme s'il était naturellement échauffant, combat le froid
du poison : mais si l'aconit est avalé étant exprimé dans le vin, aucun remède ne peut préserver
de la mort celui qui en a bu de la sorte; car alors le vin, froid de sa nature, par son mélange avec
le poison en augmente la froideur; et il ne s'échauffe point dans l'intérieur du corps, parce qu'il
n'est point parvenu pur dans les entrailles, mais mêlé ou plutôt transformé en une autre
substance. De plus, on prescrit le vin aux personnes affaiblies par des sueurs trop abondantes,
ou par un relâchement intestinal, pour, dans les deux cas, resserrer les conduits. Les médecins
calment les insomnies avec du jus de pavot, ou de la mandragore, ou d'autres remèdes de cette
espèce, dans lesquels il entre du vin; car le vin a la propriété de rappeler le sommeil, ce qui est
la preuve de la froideur de sa substance. Tous les échauffants provoquent l'action vénérienne,
excitent la semence et favorisent l'acte de la génération, tandis que celui qui a bu beaucoup de
vin n'est point porté au coït. Il paraît même que cette liqueur est contraire au principe de la
génération; car, prise en trop grande quantité, sa froideur appauvrit ou énerve la semence. Ce
qui vient encore manifestement à l'appui de mon opinion, c'est que les mêmes symptômes se
manifestent chez les hommes qui sont dans l'ivresse, et chez ceux qui sont d'un tempérament
froid. Les uns et les autres sont pâles, appesantis, tremblants; leurs esprits vitaux, s'agitant par
427
secousses tumultueuses, ébranlent leurs membres et les diverses parties de leurs corps; les uns
et les autres éprouvent le même engourdissement, le même bégayement. Chez plusieurs
personnes, cette maladie que les Grecs appellent παραλύσιν -paralysie- est produite par l'excès
du vin, comme par un trop grand refroidissement.
Considérez encore quel genre de remède on emploie pour guérir ceux qui sont atteints de
l'ivresse. On les fait coucher sous beaucoup de couvertures, afin de ranimer la chaleur éteinte;
on leur fait prendre des bains chauds, on excite la chaleur du corps par des onctions chaudes;
enfin ceux qui s'enivrent fréquemment vieillissent bientôt; d'autres, avant l'âge compétent,
voient leur tête blanchir ou se dépouiller, signes de l'appauvrissement de la chaleur. Quoi de
plus froid que le vinaigre, qui n'est autre chose que du vin altéré? car de tous les liquides, c'est
le seul qui éteint une flamme très ardente, parce que sa froideur triomphe de la chaleur de
l'élément. N'omettons pas non plus de remarquer que, parmi les fruits que produisent les arbres,
ceux-là sont les plus froids, dont le suc imite la saveur du vin ; comme les pommes ordinaires,
la grenade et la pomme cydonienne, que Caton appelle coing.
Au reste, je n'oublie point que j'ai à faire une interrogation. Je te prierai donc, Disaire, de
m'expliquer ce que je vais te demander. Je me souviens d'avoir lu dans un philosophe grec (si je
ne me trompe, c'est dans le traité d'Aristote sur l'ivresse) que les femmes s'enivrent rarement, et
les vieillards fréquemment; mais il ne donne point les raisons de cette fréquence chez les uns, et
de cette rareté chez les autres. Comme cette question appartient entièrement à la nature de nos
corps, dont tes études et ta profession te commandent la connaissance, je voudrais que tu nous
révélasses les causes de ce phénomène que le philosophe a exprimé en forme d'axiome, si
d'ailleurs tu partages son opinion.
Disaire.
- Aristote a dit vrai en cela, comme dans tout le reste; et je ne saurais n'être pas de l'avis d'un
homme dont la nature elle-même a confirmé les découvertes. Les femmes, dit-il, s'enivrent
rarement, les vieillards fréquemment. Ce double axiome est plein de justesse, et l'un découle de
l'autre; car lorsque nous saurons ce qui préserve les femmes de l'ivresse, nous aurons appris en
même temps ce qui y plonge fréquemment les vieillards. En effet, le tempérament du corps de
la femme et celui du corps du vieillard sont d'une nature opposée : celui de la femme est très
humide; la beauté et la finesse de sa peau nous en avertissent, et surtout ces évacuations
assidues qui déchargent son corps du superflu des humeurs. Lors donc que les femmes boivent
du vin, précipité au milieu de cette abondance d'humeurs, il s'y délaye et y perd sa force; et c'est
cet affaiblissement qui met obstacle à ce qu'il puisse aller frapper le siége du cerveau. Voici
encore une autre raison en faveur du principe. Le corps de la femme, destiné à de fréquentes
évacuations, contient un grand nombre de conduits, qui sont autant de canaux et de voies qui
offrent à l'affluence des humeurs des passages pour s'évacuer au dehors; or la vapeur du vin se
dissipe promptement à travers ces conduits. Le corps des vieillards, au contraire, est sec; ce que
prouvent et l'aspérité et les écailles de leur peau. Les larmes sont rares à cet âge, ce qui est
428
encore un signe de siccité. Chez eux, le vin n'est point neutralisé par des humeurs qui lui soient
contraires; il s'empare avec toute son énergie d'un corps desséché, et bientôt il a atteint le lieu
où siège l'intelligence de l'homme. Nul doute aussi que le corps des vieillards ne soit endurci; ce
qui fait que les pores de leurs membres sont resserrés par l'effet de cette roideur; en sorte qu'il
ne s'échappe aucune exhalation du vin qu'ils ont bu, mais il s'élève tout entier vers le siège de
l'intelligence. C'est à cause de cette dernière raison que les vieillards, sains d'ailleurs, éprouvent
les mêmes infirmités que les vieillards ivres; le tremblement des membres, le bégayement,
l'abondance des paroles, la propension à la colère : toutes choses auxquelles les jeunes gens
ivres sont sujets, ainsi que les vieillards sobres. Si donc ceux-ci se donnent au moyen du vin la
plus légère incitation, ce n'est pas de cette boisson qu'ils reçoivent tous ces maux qui déjà les
ont atteints par l'effet de l'âge; mais seulement le vin les réveille en eux.
CHAPITRE VII.
Si le tempérament de la femme est plus froid ou plus chaud que celui de l'homme; et
pourquoi le moût n'enivre pas.
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parce qu'elles sont d'un tempérament plus chaud; aussi notre législation fixe l'âge de puberté à
quatorze ans pour l'homme, et à douze ans pour la femme. Qu'ajouter encore de plus? Ne
voyons-nous pas les femmes, pendant les plus grands froids, au lieu de s'envelopper comme les
hommes dans de nombreux habits, se contenter de légers vêtements, à cause de leur chaleur
naturelle, qui résiste au froid répandu dans l'air?
A cela Symmaque répondit en souriant :
- Notre ami Horus vient de s'essayer heureusement à passer du rôle de cynique à celui d'orateur,
en détournant toutes les preuves qui peuvent servir à démontrer la froideur du tempérament de
la femme, vers la proposition contraire. D'abord, c'est le défaut de chaleur qui fait que les
femmes n'ont point de poil, comme les hommes; car c'est la chaleur qui le produit : aussi il
manque chez les eunuques, dont personne n'a contesté que le tempérament ne fût plus froid que
celui des hommes. En outre, dans le corps humain, ce sont les parties où la chaleur abonde le
plus qui sont revêtues de plus de poil. Les chairs de la femme sont d'une grande finesse, parce
qu'elles sont condensées par leur froideur naturelle; car la condensation est la suite de la
froideur, et le poli des surfaces est une suite de la condensation. Les fréquentes évacuations des
femmes ne sont pas le symptôme d'une humeur abondante, mais d'une humeur vicieuse. En
effet, ce qui est expulsé est une substance crue, indigeste, et dont l'écoulement peut être
considéré comme une infirmité. Cette matière n'a point de siège qui lui soit propre; mais la
nature la repousse, parce qu'elle est nuisible, et surtout parce qu'elle est froide ce qui est prouvé
principalement par le sentiment de froid qu'il arrive aux femmes d'éprouver pendant cette
évacuation : d'où l'on peut inférer que la matière qui s'écoule est une matière froide, et que,
l'absence de la chaleur la laissant inanimée, elle ne peut plus séjourner dans un corps vivant.
Quant à l'exemple cité, du cadavre féminin qui aidait à brûler les cadavres masculins, ce n'était
point par l'effet du calorique, mais par celui de la nature graisseuse et en quelque sorte
oléagineuse du corps de la femme. La promptitude avec laquelle la femme devient apte à la
génération est le résultat de la faiblesse, et non de la grande chaleur de sa constitution : c'est
ainsi que les fruits tendres mûrissent plus promptement que les fruits durs. Mais si tu veux
apprécier, par l'acte de la génération, la véritable mesure de la chaleur, considère combien les
hommes conservent plus longtemps la faculté d'engendrer que les femmes celle de concevoir; et
que ce soit pour toi une mesure certaine de la chaleur ou du froid qui domine dans chaque sexe.
Car cette puissance commune à chacun d'eux s'éteint plus promptement dans le corps le plus
froid, et persévère plus longtemps dans celui qui est le plus chaud. C'est encore le froid naturel
aux femmes qui fait qu'elles supportent plus facilement que les hommes la froideur de
l'atmosphère; car les semblables se conviennent réciproquement.
C'est donc le tempérament froid qu'elles ont reçu de la nature qui fait que leur corps ne redoute
point le froid.
Au reste, que chacun là-dessus pense ce qu'il voudra. Je passe maintenant au rôle
d'interrogateur, et c'est encore à Disaire que je m'adresse, comme à un de mes amis les plus
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tendres, et comme à un des plus savants hommes généralement, et spécialement comme à l'un
des plus savants d'entre ceux qui sont présents ici.
Dernièrement, je suis allé à mon domaine de Tusculum, à l'époque solennelle où l'on faisait la
récolte annuelle des fruits de la vendange. Il fallait voir les esclaves, mêlés avec les paysans,
boire du moût qui coulait spontanément ou qu'ils exprimaient, et cependant n'être point saisis
par l'ivresse : ce qui m'étonnait surtout de la part de ceux en qui j'avais remarqué qu'une petite
quantité de vin suffisait pour leur faire perdre la raison. Je demande donc pourquoi le moût
produit si difficilement l'ivresse, ou ne la produit point du tout.
Disaire lui répondit :
- Tout ce qui est doux a bientôt rassasié; on n'en conserve pas longtemps le désir, et à la satiété
succède le dégoût. Or, le moût n'a que de la douceur, et il n'a aucune suavité. En effet, le vin est
doux quand il est jeune; mais en vieillissant, il devient suave. On peut citer le témoignage
d'Homère, en preuve qu'il existe une nuance entre ces deux qualités; car il a donné au miel
l'épithète de doux, et au vin celle de suave, καὶ μέλιτι γλυκερῷ καὶ ἡδέϊ οἴνῳ· (Odyssée, 20, 69).
Ainsi, le moût n'étant encore que doux, sans aucune suavité, par le dégoût qu'il inspire ne
permet pas d'en boire une quantité suffisante pour enivrer. Voici une autre preuve, prise dans la
nature, que la douceur est contraire à l'ivresse. Les médecins provoquent au vomissement ceux
qui ont pris une quantité de vin assez grande pour les mettre en péril; et après le vomissement,
afin de combattre les fumées du vin qui est resté dans les veines, ils leur font prendre du pain
trempé dans du miel, dont la douceur préserve l'individu des atteintes de l'ivresse. Ainsi donc le
moût, qui n'a d'autre propriété que la douceur, ne doit point enivrer. Cela découle encore de la
cause naturelle de la pesanteur du moût, mélange d'air et d'eau, qui par son propre poids tombe
et coule bientôt travers les intestins, sans séjourner dans les, lieux où peut se produire l'ivresse.
Sans doute que, pendant sa chute, il dépose dans le corps les deux substances qui composent sa
nature, l'air et l'eau; mais l'air, étant suffisamment pesant, tombe dans les parties inférieures :
quant à l'eau, non seulement elle n'a point la propriété de troubler la raison; mais même, si
quelque partie de la force vineuse tombe dans le corps, elle la délaye et l'éteint. Ce qui prouve
qu'il y a de l'eau dans le moût, c'est qu'en vieillissant son volume diminue, tandis que son
énergie augmente; parce que, l'eau qui l'adoucissait s'étant évaporée, il ne reste que la pure
substance du vin dans toute sa force, sans mélange d'aucune humeur délayante et adoucissante.
CHAPITRE VIII.
Furius Albin.
- Je veux aussi, pour ma part, donner de l'exercice à notre ami Disaire : Dis-moi, je te prie,
pourquoi la saucisse est-elle d'une digestion difficile? la saucisse cependant à été nommée «
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insicium » (mot formé d'« insectio », avec retranchement d'une lettre), à cause de la trituration
extrêmement menue à laquelle on la soumet, qui doit détruire toutes les parties pesantes de la
viande, et avancer en grande partie sa décomposition.
Disaire.
- Ce qui rend cette espèce d'aliment difficile à digérer, c'est précisément ce que tel croyais en
devoir préparer la digestion. Car la légèreté que lui donne la trituration fait qu'elle surnage au-
dessus de la nourriture délayée qu'elle trouve dans l'estomac, et qu'elle n'adhère pas aux parois
de celui-ci, dont la chaleur aide la digestion. C'est ainsi que si l'on jette dans l'eau une matière
broyée et pétrie, elle y surnage; d'où l'on peut inférer que la nourriture, faisant la même chose
au sein du liquide qui se trouve dans l'estomac, se soustrait à l'action de la digestion; et que sa
coction est retardée d'autant que la dissolution opérée par la vapeur de l'eau est plus tardive que
celle qui est opérée par le feu. D'ailleurs, à proportion que la nourriture est plus broyée, elle
renferme plus d'air, lequel doit être épuisé avant que les parties de la chair qu'il laissera libres
puissent être dissoutes.
- Je voudrais beaucoup encore, dit Furius, savoir pourquoi certaines viandes compactes sont
plus faciles à digérer que d'autres plus légères.
Par exemple, la digestion des ragoûts de bœuf est bientôt opérée; tandis que celle de certains
poissons est laborieuse.
Disaire lui répondit:
- La raison de ceci est la force surabondante de la chaleur qui est dans l'homme, laquelle, si elle
rencontre une quantité suffisante de matière, s'en empare facilement, agit sur elle; et par ses
efforts parvient bientôt à la dissoudre. Mais si cette matière est trop peu considérable, elle la
néglige comme si elle lui échappait, ou bien elle la réduit en cendre plutôt qu'en suc. Ainsi, le
feu réduit de gros chênes en charbons ardents, tandis que la paille ne laisse après elle qu'un peu
de cendre: Un exemple qui revient encore à notre sujet, c'est celui d'une forte meule qui broie
les grains les plus gros, tandis qu'elle laisse passer tout entiers les plus petits. Le chêne et le
sapin sont arrachés par les grands vents, tandis que le roseau résiste facilement à toutes les
tempêtes.
Furius, enchanté des ingénieuses réponses de Disaire, voulait encore lui faire plusieurs autres
questions, lorsqu'Albinus Caecina prit la parole :
- Je veux aussi, dit-il, obtenir quelque chose des trésors de l'érudition de Disaire : dis-moi, je te
prie, pourquoi le sénevé et le poivre, qui, appliqués sur la peau, la percent et produisent une
blessure, lorsqu'ils sont avalés n'occasionnent aucune lésion dans l'estomac et dans l'intérieur du
corps?
Disaire :
- Les substances échauffantes et âcres irritent la surface sur laquelle on les applique, parce que
leur force n'étant mitigée par le mélange d'aucune autre substance, produit des ravages; au lieu
que dans l'estomac cette force est neutralisée au sein des liquides, où ses substances sont
432
délayées. D'ailleurs, elles sont converties en suc par la chaleur de l'estomac, avant d'avoir le
temps de produire un effet nuisible.
Caecina ajouta :
- Puisque nous parlons de chaleur, je me souviens d'une chose que j'ai toujours regardée comme
méritant une explication. Pourquoi en Égypte, qui est un des pays les plus chauds, le vin, au lieu
d'avoir une vertu échauffante, a-t-il naturellement une vertu, je dirais presque refroidissante?
- Disaire répondit :
Caecina, tu sais par ta propre expérience que l'eau qu'on puise dans des puits ou dans des
fontaines fume en hiver, et qu'elle est très fraîche en été; ce qui arrive ainsi, parce que l'air
répandu autour de nous, échauffé par la température de l'atmosphère, refoule le froid dans les
parties inférieures de la terre, et en pénètre les eaux, dont les sources sont profondes. Au
contraire, lorsque l'air subit la température de l'hiver, la chaleur concentrée dans l'intérieur de la
terre fait fumer les eaux qui naissent à une grande profondeur. Ce qui partout subit des
alternatives, à cause de la variété de la température, est permanent en Égypte, dont l'air est
toujours échauffé.
Or, le froid pénétrant dans l'intérieur de la terre, enveloppe les racines de la vigne, et
communique sa qualité au suc auquel elles donnent naissance.
Voilà pourquoi les vins d'un pays chaud se trouvent privés de chaleur.
La discussion étant entamée sur la chaleur, dit Caecina, nous ne la quittons pas facilement. Je
voudrais que tu m'expliquasses pourquoi celui qui se plonge dans l'eau chaude est peu
tourmenté s'il demeure immobile, tandis que s'il agite l'eau en se remuant, le sentiment de la
chaleur devient plus fort?
- Disaire :
Le contact de l'eau chaude, qui adhère à notre corps, devient bientôt moins vif; ou parce que
nous lui communiquons quelque chose de la froideur qui est en nous, ou parce que la peau s'y
accoutume; tandis que le mouvement met sans cesse en contact avec notre corps une eau
nouvelle, ce qui interrompt l'habitude dont je parlais tout à l'heure; et ce renouvellement
augmente chaque fois le sentiment de la chaleur.
Pourquoi donc, dit Caecina, lorsque, pendant l'été, l'air échauffé est mis en mouvement par un
éventail, en résulte-t-il de la fraîcheur, et non pas de la chaleur ? car dans ce cas-ci, par la même
raison, le mouvement devrait augmenter la chaleur.
- Cela est ainsi, répondit Disaire, parce que, dans l'eau et dans l'air, la chaleur ne se trouve point
dans les mêmes conditions ; ici, c'est la chaleur d'un corps matériel, et une matière intense,
lorsqu'elle est en mouvement, envahit de toute sa puissance la surface du corps vers lequel elle
est poussée; tandis que là, par suite de l'agitation, l'air devient du vent; le mouvement le liquéfie
et en fait du souffle. Ce souffle éloigne ce qui était autour de nous, or c'était de la chaleur, la
chaleur étant donc éloignée par le souffle, l'agitation extérieure doit produire la sensation de la
fraîcheur.
433
CHAPITRE IX.
Pourquoi ceux qui roulent circulairement sur eux-mêmes éprouvent un tournement de tête?
comment le cerveau, qui est privé de sentiment, en est cependant le régulateur dans tous les
autres membres; l'on indique en même temps quelles sont les parties du corps humain privées
de sensibilité.
Dis-moi, Disaire, pourquoi ceux qui roulent en tournant circulairement sur eux-mêmes
éprouvent-ils un tournement de tête et un obscurcissement de la vue, tels que, s'ils continuent,
ils finissent par tomber, sans que leur chute soit déterminée par aucun autre mouvement de leur
corps ?
Disaire répondit : Il est sept mouvements que peut faire le corps: ou il se porte en avant, ou
il recule en arrière, ou il se détourne à droite ou à gauche, ou il est poussé en haut ou en bas, ou
il tourne circulairement. De ces sept mouvements un seul, le mouvement sphérique, dont le ciel,
les astres et les autres éléments éprouvent aussi l'impulsion, se rencontre dans les corps divins,
tandis que les six premiers sont spécialement familiers aux êtres vivants de la terre. Cependant
ceux-ci font quelquefois le septième mouvement. Les six autres mouvements, à raison de leur
nature directe, sont incapables de produire d'effet nuisible ; mais le septième, c'est-à-dire le
mouvement sphérique, par suite de ses fréquentes conversions, trouble et submerge dans les
humeurs de la tête l'esprit, qui communique la vie au cerveau, comme au régulateur de toutes
les sensations du corps. C'est cet esprit qui, enveloppant le cerveau, communique à chacun des
sens son action; c'est lui qui donne la force aux nerfs et aux muscles. Lors donc qu'il est troublé
par le mouvement circulaire, et que les humeurs agitées le compriment, il souffre, et cesse ses
fonctions; et de là vient que, chez celui qui tourne circulairement, l'ouïe s'émousse et la vue
s'obscurcit. Enfin, les nerfs et les muscles ne recevant plus aucune énergie de l'esprit qui doit la
leur communiquer, et dont l'action se trouve annulée, le corps entier qu'ils soutiennent, et qui
leur doit sa force, croule, privé de son appui. Néanmoins, l'habitude, qu'on appelle
ordinairement une seconde nature, fait triompher de tous ces obstacles ceux qui s'exercent
fréquemment au mouvement circulaire. Car cet esprit cérébral, dont nous avons parlé plus haut,
une fois accoutumé à un mouvement qui n'est plus nouveau pour lui;continue ses fonctions sans
être troublé; en sorte que ce mouvement-là même ne produit aucun effet nuisible sur ceux qui
s'y sont habitués.
434
Évangélus : - Je te tiens, Disaire, dans mes filets; et, si je ne me trompe, cette fois tu ne
m'échapperas pas. J'ai entendu souvent tes collègues dans ton art, et toi-même, dire qu'il n'y
avait point de sensibilité dans le cerveau, mais que, comme les os, les dents, les cheveux, il était
privé de sentiment. Est-il vrai que vous le soutenez ainsi, ou bien le nies-tu?
- Cela est vrai, répondit Disaire.
- Te voilà donc pris. Car, même en t'accordant (ce qui est pourtant difficile à se persuader) qu'il
y ait dans l'homme, autre chose que les cheveux qui soit privé de sentiment, comment as-tu pu
dire tout à l'heure que le cerveau est le régulateur de tous les sens, puisque tu avoues toi-même
qu'il n'existe point en lui de sensation? Peut-on excuser l'audace d'une telle contradiction, ou la
légèreté frappante de tes discours ?
Disaire répondit en souriant : - Les filets dans lesquels tu me tiens enveloppé, Évangélus,
sont trop lâches, et leurs mailles trop écartées; car tu m'en verras échapper sans efforts. La
nature a voulu que les parties qui sont très sèches on très humides ne fussent pas susceptibles de
sensibilité. Les os, les dents, les ongles, les cheveux, sont tellement condensés par une grande
siccité, qu'ils ne sont point accessibles aux impressions de cet esprit qui communique la
sensibilité. La graisse, la moelle et le cerveau sont tellement amollis et plongés dans l'humidité,
que cette même impression, que la siccité repousse, ne peut être retenue au sein de cet
amollissement. C'est ce qui fait que la sensibilité n'a pu exister dans la graisse, dans la moelle et
dans le cerveau, tout comme dans les dents, les ongles, les os et les cheveux; et de même que
l'amputation des cheveux n'occasionne aucune douleur, de même il n'en éprouverait pas la
sensation celui à qui l'on trancherait une dent, un os, une portion de graisse, de moelle, ou de
cerveau. Cependant nous voyons, diras-tu, ceux à qui l'on coupe des os éprouver des tourments;
et les hommes sont souvent torturés par des douleurs aux dents. Personne ne nie cela. Mais,
pour couper un os, il faut couper la membrane qui l'enveloppe; et c'est cette section qui fait
éprouver de la douleur. Quand la main du médecin a franchi cette partie, l'os et la moelle que
celui-ci contient subissent l'amputation avec la même insensibilité que les cheveux. Lorsqu'on
souffre des maux de dents, le sentiment de la douleur n'est point dans l'os de la dent, mais dans
la chair où elle est emboîtée. Toute la partie de l'ongle excroissante hors de la chair peut être
coupée sans aucune sensation; mais celle qui est adhérente à la chair occasionne de la douleur,
si elle est tranchée, non en elle-même, mais dans la partie où elle est fixée. De même aussi le
cheveu dont on coupe la partie extérieure, est insensible à la douleur; mais, si on l'arrache il
communique une sensation à la chair dont il est séparé. De même enfin, l'attouchement du
cerveau fait éprouver à l'homme de la souffrance, et souvent lui donne la mort, non par sa
propre sensation, mais par celle de la membrane qui l'enveloppe, laquelle donne lieu à la
douleur.
J'ai dit quelles sont les parties du corps humain qui sont privées de sentiment, et j'en ai
indiqué les causes. Le reste de ma tâche consiste à expliquer comment le cerveau, qui est privé
435
de sentiment, est cependant le régulateur des sensations. Les sens, dont nous avons à parler,
sont au nombre de cinq : la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, et le tact. Ces sens sont inhérents aux
corps, et ils ne sont propres qu'aux seuls corps périssables : car les corps divins n'ont aucune
espèce de sens, tandis que tous les corps, même les divins, ont une âme plus divine encore. Si
donc l'excellence des corps divins rend les sens indignes d'eux, comme n'étant convenables qu'à
des corps périssables, combien plus l'âme se trouvera-t-elle trop élevée pour avoir besoin des
sens? Or, pour constituer un homme et en faire un être vivant, il faut une âme qui illumine un
corps. Elle l'illumine en habitant en lui; et sa résidence est dans le cerveau. Sphérique de sa
nature et nous venant d'en haut, l'âme occupe aussi la partie sphérique et la plus élevée du corps
humain, laquelle est en même temps privée de sensibilité, dont l'âme n'a pas besoin. Mais
comme la sensibilité est nécessaire à la partie animale, un esprit est placé dans les cavités du
cerveau, esprit au moyen duquel l'âme communique ses effets, et dont les fonctions sont de
produire et de gouverner les sensations. De ces cavités, que les anciens médecins ont appelées
ventricules du cerveau, naissent sept paires de nerfs, auxquelles vous donnerez en latin le nom
qu'il vous plaira. Pour nous, nous appelons en grec syzygie l'assemblage de deux nerfs qui
partent ensemble du même lieu, et viennent aboutir au même point. Les sept paires de nerfs
partant donc de la cavité du cerveau remplissent les fonctions de canaux, qui vont distribuer,
chacun en son lieu, d'après les lois de la nature, le souffle et la sensation, et communiquent ainsi
cette propriété aux membres les plus rapprochés, comme à ceux qui s'écartent le plus de l'esprit
animal. La première paire de ces nerfs se dirige vers les yeux, et leur donne la faculté de
distinguer les divers objets et de discerner les couleurs; la seconde se dirige en se partageant
vers les deux oreilles, dans lesquelles elle produit la notion des sons ; la troisième entre dans le
nez, et lui communique la vertu de l'odorat ; la quatrième va occuper le palais, par où nous
apprécions le goût des choses; la cinquième communique son action à tout le corps, car toutes
les parties du corps discernent les objets mous d'avec les objets durs, ceux qui sont froids d'avec
ceux qui sont chauds. La sixième paire de nerfs partant du cerveau vient aboutir à l'estomac,
auquel la sensibilité est essentiellement nécessaire pour invoquer ce dont il a besoin, repousser
le superflu, et pour être enfin à lui-même, dans l'homme sobre, son propre modérateur. La
septième paire de nerfs répand le sentiment dans la moelle épinière, qui est chez l'animal ce
qu'est la quille dans le navire, et qui joue un rôle si utile et si important, que les médecins l'on
appelée le long cerveau. De là aussi, comme du cerveau, partent divers canaux qui concourent
aux trois actes que se propose l'âme. Car il est trois choses que l'âme a pour but de procurer au
corps animal: qu'il vive; que sa vie soit bien organisée ; et que, par la succession, l'immortalité
lui soit assurée. L'action de l'âme pour ces trois objets est communiquée, comme je l'ai dit, par
la moelle épinière, qui fournit la force, suivant les moyens dont j'ai parlé, au cœur, au foie, et
aux organes de la respiration ; trois objets qui appartiennent à l'essence de la vie. C'est aussi par
ces canaux que reçoivent des forces les nerfs des mains et des pieds, et des autres parties du
corps qui constituent l'organisation régulière de la vie; et c'est enfin pour assurer au corps une
436
succession, que, de cette même moelle épinière, d'autres nerfs se dirigent vers les parties
naturelles ou vers la matrice, afin de les rendre capables de remplir leur fonction. C'est ainsi
qu'aucune partie du corps humain n'est privée de l'influence de la moelle épinière, ou de celle de
l'esprit qui est placée dans la cavité du cerveau ; et voilà comment on explique que le cerveau,
qui est privé de sentiment, soit néanmoins le point d'où il se répand dans tout le corps.
- C'est très-bien, dit Évangélus; notre petit Grec nous a expliqué si clairement les choses
que la nature avait couvertes de ses voiles, que nous croyons voir de nos yeux ce que ses
discours n'ont fait que nous décrire. Mais je cède la parole à Eusthate, auquel j'ai usurpé son
tour d'interroger.
- Eusthate : qu'Eusèbe, le plus disert des hommes, ou que tout autre qui le désirera,
s'empare maintenant de l'interrogation; pour moi, j'y vaquerai par la suite, dans un moment plus
loisible.
CHAPITRE X.
Pourquoi la calvitie et la blancheur des cheveux commencent toujours par envahir la partie
antérieure de la tête; et pourquoi les femmes et les eunuques ont la voix plus grêle que les
hommes.
Disaire, nous disserterons donc ensemble, dit Eusèbe, sur cet âge à la porte duquel nous
sommes près de frapper tous deux. Lorsque Homère dit des vieillards qu'ils ont les tempes
blanches, je demande si, à la manière des poètes, il prend cette partie pour la tête entière, ou
bien s'il a eu quelque motif d'attribuer la blancheur à cette partie spécialement.
- Disaire : En cela, comme dans tout le reste, éclate l'exactitude du poète divin; car la
partie antérieure de la tête est plus humide que l'occiput, et c'est à cause de cela que la
blancheur commence par cet endroit à se manifester.
- Si la partie antérieure, répliqua Eusèbe, est la plus humide, pourquoi est-elle si exposée à
la calvitie, qui n'est produite que par la siccité?
- L'objection, dit Disaire, est faite à propos; mais la solution n'en est pas moins claire. La
nature a fait les parties antérieures de la tête les moins compactes, afin que les émanations
fumeuses ou superflues du cerveau pussent s'évaporer par un plus grand nombre de voies. De là
vient qu'on remarque sur les crânes desséchés des hommes une espèce de suture, par laquelle, si
j'ose m'exprimer ainsi, sont liés ensemble les deux hémisphères dont est formée la tête. Or,
437
l'humidité fait place à la siccité dans les individus chez lesquels ces voies sont les plus ouvertes;
et si leurs cheveux blanchissent plus tard, ils n'échappent point à la calvitie.
- Eusèbe: Si c'est la siccité qui produit la calvitie, et que les parties postérieures de la tête
soient, comme tu l'as dit, les plus sèches, pourquoi ne voyons-nous jamais l'occiput devenir
chauve?
- Disaire répondit : La siccité de l'occiput n'est point un vice, c'est une chose naturelle; car
il est tel chez tous les individus. Or la calvitie n'est produite que par la siccité qui résulte de
cette mauvaise complexion, que les Grecs appellent δυσκρασίαν (dyscratie). Ainsi, ceux qui
ont les cheveux crépus, ce qui est un effet de la sécheresse de leur tête, blanchissent
tardivement, mais deviennent bientôt chauves; au contraire, ceux dont les cheveux sont rares ne
les perdent pas facilement, parce qu'ils sont nourris par le fluide appelé flegme; mais ils
blanchissent bientôt, et cela parce qu'ils se teignent de la couleur du fluide qui les nourrit.
- Eusèbe : Si c'est à cause de l'abondance des humeurs que blanchissent les cheveux des
vieillards, pourquoi attribue-t-on à la vieillesse une si grande siccité?
- Parce que pendant la vieillesse, répondit Disaire, la chaleur naturelle se trouvant éteinte
par le temps, le tempérament devient froid, ce qui donne naissance à des humeurs froides et
superflues. D'ailleurs, le fluide vital se dessèche par la longévité. Ainsi la vieillesse est affectée
de la sécheresse, en ce sens qu'elle manque de ce fluide naturel, et que son humidité ne consiste
qu'en une abondance d'humeurs vicieuses, procréées par la froidure du tempérament. C'est aussi
la raison pour laquelle l'âge avancé est sujet aux insomnies, parce que le sommeil, qui est
produit principalement par l'humidité du corps, ne saurait l'être par l'humidité qui n'est point
naturelle. La constitution de l'enfance est humide, parce qu'il y a abondance de fluide naturel,
mais non superfluité. C'est à cause de cette grande humidité que les cheveux des enfants ne
blanchissent jamais, parce que leur flegme n'est point alimenté par la froidure, mais par le fluide
vital et naturel. Car tout fluide qui résulte du froid de l'âge, ou qui est produit par quelque autre
vice, est superflu, et par conséquent nuisible. Nous voyons les dangers extrêmes auxquels une
pareille humidité expose les femmes, si elle n'est pas fréquemment évacuée. C'est elle qui
affaiblit les jambes des eunuques, dont les os nageant toujours, pour ainsi dire, dans une
humidité surabondante, sont privés de la vigueur naturelle, et plient facilement, parce qu'ils ne
peuvent supporter le poids du corps dont ils sont chargés, comme le jonc se courbe sous le faix
qu'on lui impose.
Èusèbe : - Puisque la discussion sur la superfluité des humeurs nous a conduits des
vieillards aux eunuques, je veux que tu me dises pourquoi la voix de ces derniers est si aiguë,
que, lorsqu'on ne les voit pas, on peut la confondre avec celle des femmes?
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- C'est encore, répondit Disaire; l'abondance superflue de l'humidité qui produit cet effet.
Car cette humidité, épaississant l'artère par laquelle monte le son de la voix, en rétrécit le
passage; et voilà pourquoi la voix des femmes et celle des eunuques est aiguë, tandis que celle
des hommes est grave, parce qu'elle trouve une ouverture libre et béante dans toute la capacité
de l'artère. Une semblable froidure de tempérament produit dans les femmes et dans les
eunuques une pareille abondance d'humeurs superflues; c'est ce que prouve l'embonpoint qu'ils
acquièrent également, et le développement presque égal qu'atteignent les mamelles chez les uns
comme chez les autres.
CHAPITRE XI.
Quand Disaire eut cessé de parler, c'était au tour de Servius d'interroger, lorsque sa
timidité naturelle alla jusqu'au point de le faire rougir et Disaire lui dit:
- Courage, Servius, rassérène ton front ! Puisque tu surpasses en science, non seulement
tous les jeunes gens de ton âge, mais même tous les vieillards, bannis cette pudeur qu'atteste la
rougeur de ton visage, et disserte librement avec nous sur ce qui te viendra dans l'esprit. Tu ne
nous instruiras pas moins par tes interrogations, que si tu répondais toi-même à celles d'autrui.
- Comme il garda le silence encore quelque temps, Disaire l'excita à le rompre par de
pressantes invitations.
- Eh bien! dit Servius, je t'interroge sur ce que tu dis qui vient de m'arriver : pourquoi la
pudeur que l'âme éprouve produit la rougeur de la surface du corps?
- Disaire : Lorsque quelque chose excite en nous une honnête pudeur, la nature, en se
portant vers les extrémités, pénètre dans notre sang qui se trouble, et l'agite de manière à ce que
la peau en est colorée; et voilà ce qui produit la rougeur. Les physiciens disent encore que la
nature, lorsqu'elle éprouve le sentiment de la pudeur, se couvre du sang, comme d'un voile; et
c'est pourquoi nous voyons souvent celui qui rougit mettre sa main devant son visage. Tu ne
douteras point de cette raison, lorsque tu sauras que la rougeur n'est autre chose que la couleur
du sang.
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- Disaire : La joie vient du dehors de nous; la nature se porte avec impétuosité vers elle; le
sang la suit, comme partageant le sentiment de son bonheur, et colore la peau. C'est ce qui
produit, ainsi que dans le cas précédent, la rougeur du teint.
- Ceci n'est point obscur, répondit Disaire; car lorsqu'elle craint quelque chose de
l'extérieur, la nature se retire dans son intérieur. C'est ainsi que nous-mêmes, lorsque nous
appréhendons quelque chose, nous cherchons les ténèbres et les lieux qui peuvent nous cacher.
Ainsi donc, la nature, tendant à descendre pour trouver à se cacher, entraîne avec soi le sang,
qui lui sert comme de char pour la transporter : sa retraite laisse sur la peau un fluide plus clair,
et c'est ce qui fait que celle-ci pâlit. C'est par une raison analogue que ceux qui craignent
tremblent. La force vitale, se concentrant dans l'intérieur, abandonne les nerfs qui la
communiquaient aux membres; et ceux-ci sont agités par les secousses de la crainte. C'est
encore ainsi que le relâchement du ventre accompagne la frayeur, parce que les muscles, qui
tenaient fermés les conduits des excréments, abandonnés par la force vitale qui se concentre
intérieurement, lâchent les liens qui devaient retenir les excréments jusqu'à l'opportunité de la
digestion.
CHAPITRE XII.
Aviénus : - Puisque mon tour est venu de faire, comme les autres, des interrogations, je
veux ramener sur des sujets relatifs aux festins la conversation, qui s'était beaucoup écartée de
la table pour passer à d'autres questions. En voyant servir de la viande salée, que nous appelons
lard laridum, mot composé, je pense, de large aridum (très sec), je me suis proposé souvent de
rechercher pourquoi le mélange du sel avec la viande la conserve pendant si longtemps; et
quoique je puisse en entrevoir de moi-même la cause, j'aime mieux en acquérir la certitude de
celui qui s'occupe de l'étude de la nature du corps.
Disaire : - Tout corps tend par sa propre nature à se flétrir et à se dissoudre; et, à moins
qu'il ne soit retenu par quelque lien, il se désorganise facilement. Ce lien existe tant que dure la
vie, au moyen du renouvellement de l'air, par lequel les poumons qui engendrent le souffle
s'alimentent continuellement, en en aspirant sans cesse de nouveau. L'absence de la vie ayant
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fait cesser cet acte, les membres se flétrissent, le corps s'affaisse, cédant à son propre poids.
Alors aussi le sang, qui, tant qu'il a été doué de chaleur donnait de la vigueur aux membres, se
putréfie par l'absence de cette chaleur. Ne se contenant plus dans les veines, il s'écoule au
dehors; et, de leurs canaux ainsi relâchés, dégoutte un pus fétide. Ce sont ces effets que prévient
le mélange du sel dans les corps. En effet, le sel est de sa nature sec et chaud; sa chaleur
empêche la dissolution du corps; sa siccité comprime ou absorbe l'humidité. Ce dernier point
est facile à démontrer par l'exemple suivant : Faites deux pains d'une pareille grandeur, l'un salé
et l'autre sans sel, vous trouverez le second plus pesant que le premier; ce qui est l'effet de
l'humidité, que la privation du sel y laisse séjourner.
Aviénus. Je veux demander à mon ami Disaire « pourquoi, tandis que le vin clarifié est
plus vigoureux, il a cependant moins de force pour se conserver; et en même temps pourquoi il
trouble si promptement celui qui le boit, tandis qu'il tourne facilement, si on le conserve »?
- Ce vin trouble promptement, répondit Disaire, celui qui le boit, parce qu'il pénètre plus
facilement dans ses veines, à proportion qu'il a été liquéfié par l'épuration de la lie; d'un autre
côté, il se tourne facilement, parce que, ne trouvant à s'appuyer sur aucun soutien, il est exposé
de toutes parts à ce qui peut lui nuire; car la lie est comme la racine du vin, qu'elle maintient,
alimente, et auquel elle fournit des forces.
Je te demande maintenant, dit Aviénus, « pourquoi en toutes choses, excepté dans le miel,
la lie tombe au fond, et pourquoi le miel seul décharge sa lie par en haut »?
- Disaire répondit: La lie, étant une substance épaisse et terreuse, est plus pesante que tous
les liquides, le miel excepté. Aussi, chez les premiers, sa pesanteur la fait couler à fond, tandis
que, se trouvant plus légère que ce dernier, elle est chassée du lieu où elle se trouve vers la
surface.
Aviénus. - De ce qui vient d'être dit naissent des questions du même genre. « Pourquoi,
Disaire, le vin et le miel sont-ils réputés meilleurs à des époques différentes? le miel, lorsqu'il
est plus récent; le vin, lorsqu'il est plus vieux »? De là est venu ce proverbe des gourmets : Pour
bien faire le mulsum (vin doux), il faut mêler de l'Hymette nouveau avec du vieux Falerne.
- La raison de ceci, répondit Disaire, c'est la nature différente des deux liquides. Le vin est
humide, et le miel sec. Si tu doutes de mon assertion, considère leur emploi en médecine. On
prépare avec du vin les remèdes destinés à humecter le corps; et l'on épure avec du miel ceux
qui sont destinés à le dessécher. Ainsi donc, le temps absorbant incessamment quelque chose de
ces deux substances, le vin devient plus pur et le miel plus aride, l'un se déchargeant de l'eau,
l'autre perdant son suc.
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Aviénus : - Tu ne trouveras pas non plus la demande suivante étrangère à notre sujet : «
Pourquoi, si l'on conserve du vin ou de l'huile dans des vases à demi remplis, le vin dégénère-t-
il en tournant vers l'aigreur, tandis que l'huile, au contraire, acquiert une saveur plus douce »?
- Ces deux observations sont justes; dit Disaire. La partie supérieure du vase de vin qui se
trouve vide est remplie par un air qui lui est étranger, et qui pompe et absorbe jusqu'aux
moindres portions d'humidité. Par l'effet de cette dessiccation, le vin, pour ainsi dire dépouillé
de ses forces, ou s'aigrit, ou perd tout son agrément, selon qu'il est d'une qualité faible ou
spiritueuse. L'huile, au contraire, par suite de l'épuisement du fluide muqueux qu'elle renferme,
et qui est produit par la dessiccation du superflu de son humidité, acquiert un goût d'une
nouvelle suavité.
Aviénus, insistant sur le même sujet, reprit : - Hésiode dit que, lorsqu'on est arrivé à moitié
du tonneau, il faut ménager le vin; mais qu'on peut abuser jusqu'à la satiété des autres parties.
Infailliblement, il veut dire par là que le meilleur vin est celui qui se trouve vers le milieu du
tonneau. D'un autre côté, il est constaté par l'expérience que la meilleure portion de l'huile est
celle qui surnage; et la meilleure portion du miel, celle qui se trouve au fond. Je demande donc
« pourquoi on répute comme la meilleure, la portion qui se trouve à la surface dans l'huile; au
milieu, dans le vin ; au fond, dans le miel »?
- Disaire répondit sans hésiter : Ce qu'il y a de meilleur dans le miel est plus pesant que le
reste. Ainsi, dans un vase de miel, la partie du fond est certainement la plus pesante; elle est
donc meilleure que celle qui surnage. Dans un vase de vin, au contraire, la partie inférieure, à
cause du mélange de la lie, est non seulement trouble, mais même d'une mauvaise saveur; la
partie supérieure s'altère par la contiguïté de l'air, dont le mélange l'affaiblit. C'est pourquoi les
agriculteurs, non contents d'avoir abrité les tonneaux sous leurs toits, les enfouissent et les
couvrent par des enduits extérieurs, éloignant ainsi de leur vin, autant qu'il est possible, le
contact de l'air, qui lui est si manifestement nuisible, que le vin a de la peine à se conserver
même dans un vase plein, par conséquent moins accessible à l'air. Ainsi donc, si l'on vient à y
puiser, et qu'on ouvre par là une voie au mélange de l'air, tout ce qui reste s'altérera. Donc le
milieu du tonneau, parce qu'il est également distant de ses deux extrémités, est préservé de toute
détérioration, n'étant ni troublé, ni affaibli.
Aviénus ajouta : - « Pourquoi la même boisson parait-elle plus pure à celui qui est à jeun
qu'à celui qui a mangé »?
- Disaire : L'abstinence épuise les veines, la saturation les obstrue; ainsi donc, lorsque la
boisson coule dans un vide complet, ne trouvant point les veines obstruées par de la nourriture,
elle n'est affaiblie par aucun mélange, et parait plus forte au goût, à cause de la vacuité des lieux
qu'elle traverse.
442
Je voudrais savoir encore, dit Aviénus, « pourquoi celui qui boit lorsqu'il a faim apaise un
peu la faim; tandis que celui qui prend de la nourriture lorsqu'il a soif, non seulement n'apaise
pas la soif, mais au contraire l'augmente de plus en plus »?
- La cause en est connue, répondit Disaire : lorsqu'on a consommé quelque liquide, rien ne
l'arrête en aucun endroit, et ne l'empêche de se distribuer vers toutes les parties du corps et
d'aller remplir les veines. Aussi, lorsqu'on remédie par la boisson à la vacuité produite par
l'abstinence, cette vacuité ne se reproduit pas entièrement; tandis que la nourriture, dont le
volume est plus considérable et plus dense, ne parvient dans les veines qu'après avoir été
dissoute peu à peu. Ainsi, elle n'apporte aucun soulagement à la soif actuelle. Loin de là, elle
absorbe toute l'humidité extérieure qu'elle rencontre, et par là elle augmente l'ardeur de la soif.
- Je ne veux pas non plus, dit Aviénus, rester dans l'ignorance de ceci : « Pourquoi on
éprouve plus de plaisir à se désaltérer qu'à se rassasier »?
- Disaire : Ceci s'explique par ce que j'ai déjà dit. La boisson pénètre tout d'un trait dans
l'ensemble du corps, et le sentiment qu'éprouvent toutes ses parties produit une volupté unique,
sensible et très grande; tandis que la nourriture, n'étant prise qu'à petites portions, n'apaise la
faim que peu à peu; et la volupté qu'elle occasionne, étant plusieurs fois répétée, doit par cela
même être moindre.
- La réponse est courte, dit Disaire. Lorsqu'on dévore avidement, beaucoup d'air s'introduit
avec les aliments, en ouvrant la bouche et par les fréquentes aspirations; cet air remplit les
veines, et contribue, comme la nourriture, à procurer la satiété.
- Disaire : La chaleur intérieure qui se trouve dans le ventre, beaucoup plus forte et plus
véhémente que celle des objets qu'il peut recevoir, enveloppe celle-ci, et la détruit par sa
puissance. Aussi, si tu as mis dans la bouche quelque chose de brûlant, il ne faut point ouvrir les
lèvres, comme font certaines personnes; car l'air renouvelé ne fait que prêter de nouvelles forces
à la chaleur; mais il faut fermer un peu la bouche, afin que la chaleur plus forte, que le ventre
443
communique jusqu'à la bouche, comprime la chaleur moindre de la nourriture. Quant à la main,
il n'est aucune chaleur qui lui soit propre, qui l'aide à supporter un objet brûlant.
- Depuis longtemps, dit Aviénus, je désire de savoir « pourquoi l'eau qu'on a amenée à la
température de la neige, en y recueillant des grêlons, est moins nuisible à boire que celle qui
provient de la neige fondue »?
Aviénus. - En parlant de la congélation, tu m'as fait souvenir d'une question qui m'a
souvent préoccupé : « Pourquoi les vins ne se gèlent-ils point, ou très rarement, tandis que la
rigueur du froid fait prendre la plus grande partie des autres liquides? n'est-ce pas parce que le
vin a en lui certains principes de chaleur, à cause desquels Homère lui donne l'épithète d'ardent;
et non, comme le pensent quelques personnes, à cause de sa chaleur? ou bien existe-t-il quelque
autre raison de cela »? C'est ce que j'ignore, et ce que je désire savoir.
- Disaire répondit: Je veux que le vin possède une chaleur qui lui soit naturelle; mais
l'huile ne la possède-t-elle pas aussi, et a-t-elle moins de force pour réchauffer les corps?
Néanmoins la gelée la fige. Certainement, si tu penses que les substances les plus chaudes sont
celles qui doivent se congeler le plus difficilement, il s'ensuivrait que l'huile ne devrait point se
geler; et si tu penses aussi que les substances les plus froides sont celles qui se congèlent le plus
facilement, comment le vinaigre, qui est la plus frigorifique de toutes, n'est-il jamais pris par la
gelée? La cause qui rend l'huile si prompte à se prendre ne serait-elle pas plutôt son épaisseur et
sa densité? car le vin est beaucoup plus sec et beaucoup plus liquide que l'huile; le vinaigre est
le plus liquide de tous les fluides, comme il en est le plus acerbe par son aigreur désagréable. A
444
l'exemple de l'eau de mer, que son amertume ne rend pas moins désagréable, il n'est jamais
coagulé par l'effet de la gelée. Car ce qu'a écrit l'historien Hérodote, contre l'opinion presque
universelle, que le Bosphore qu'il appelle Cimmérien, ainsi que toutes les plages qu'on nomme
la mer Scythique, sont sujets à se geler et à prendre de la consistance, est autre chose que ce
qu'il croit. En effet, ce n'est point l'eau de mer qui se congèle; mais comme, dans ces régions, il
est beaucoup de fleuves et de marais qui affluent dans ces mers, la superficie de la mer, au-
dessus de laquelle surnagent les eaux douces, se congèle; et l'on distingue l'eau marine qui reste
intacte, au milieu de cette congélation d'eaux qui lui sont étrangères. C'est ce que nous voyons
arriver aussi dans le Pont, où des quartiers de glaces provenant des fleuves, et de la grande
quantité d'eaux marécageuses qui s'y rendent, flottent, quoique fortement coagulés, à la surface
des eaux marines, qui sont plus pesantes qu'eux. C'est à raison de cette grande quantité d'eaux
qui affluent dans le Pont et qui inondent d'eau douce sa surface, que Salluste a dit que cette mer
est moins amère que les autres. Ce qui prouve encore ce fait, c'est que, si l'on jette dans la mer
de Pont des morceaux de bois, des brins de paille, ou tout autre corps flottant, il est entraîné
hors de cette mer vers la Propontide, et par conséquent sur les côtes de l'Asie; tandis qu'il est
certain que l'eau ne coule point hors du Pont, mais au contraire qu'elle y afflue, de l'autre mer.
Car le seul courant qui déverse dans nos mers les eaux de l'Océan; est le détroit de Gadès, situé
entre l'Afrique et l'Espagne, dont le courant se prolonge incontestablement jusqu'à la mer
Tyrrhénienne, en suivant les côtes de l'Espagne et de la Gaule. Il forme ensuite la mer
Adriatique; puis à droite, la mer de Parthénium; à gauche, la mer Ionienne; et en face, la mer
Égée, d'où il entre dans le Pont. Or donc, quelle est la cause par laquelle les courants d'eau
sortent du Pont, tandis que cette mer reçoit ses eaux du dehors? Chacun de ces effets a son
explication. La surface de la mer du Pont coule en dehors, à cause de la grande quantité d'eaux
douces qu'elle reçoit de la terre; tandis que, dans le fond, l'écoulement des eaux a lieu en
dedans. C'est pour cela que, comme je l'ai dit, les objets flottants que l'on jette dans cette mer
sont portés à l'extérieur; tandis que si une colonne est jetée au fond, elle est roulée vers
l'intérieur. Et en effet, il a été souvent expérimenté que des objets pesants, jetés au fond de la
mer de Propontide, avaient été entraînés dans l'intérieur de la mer du Pont.
Aviénus. Encore une seule question, et je me tais. « Pourquoi toute substance douce le
paraît-elle davantage lorsqu'elle est froide que lorsqu'elle est chaude »?
- Disaire répondit: La chaleur absorbe la sensation, et son ardeur émousse le goût sur la
langue. Le sentiment pénible qu'elle commence par produire dans la bouche en bannit la
volupté. Que si, au contraire, la bouche n'est point affectée par le sentiment de la chaleur, la
langue peut alors apprécier sans obstacle la douceur d'un aliment agréable. En outre, les sucs
rendus doux par le moyen de la chaleur ne pénètrent point dans nos veines impunément, et cette
qualité nuisible en diminue la volupté.
445
CHAPITRE XIII.
- Disaire : Tu m'interroges, Horus, sur un sujet qui mérite bien d'être traité, mais dont
l'explication est évidente. L'animal est un composé de divers éléments; mais entre les éléments
qui constituent le corps, il en est un qui exige seul, ou du moins beaucoup plus que les autres,
l'aliment qui lui est exclusivement propre; je veux parler de la chaleur, qui réclame sans cesse
qu'on lui fournisse du liquide. Hors de nous, nous ne voyons, parmi les quatre éléments, ni
l'eau, ni l'air, ni la terre, porter aucune atteinte aux objets placés dans leur voisinage ou dans
leur contact, pour les consommer ou pour s'en nourrir. Le feu lui seul, par un effet de sa
tendance perpétuelle à s'alimenter, dévore tout ce qu'il rencontre. Considère le premier âge de
l'enfance, et vois quelle quantité de nourriture il consomme, par l'effet de l'abondance du
calorique. Vois, au contraire, les vieillards supporter facilement l'abstinence, parce que la
chaleur, que la nourriture sert à alimenter, est chez eux presque éteinte; tandis que l'âge
intermédiaire, s'il excite par beaucoup d'exercice sa chaleur naturelle, désire la nourriture avec
plus de vivacité. Remarquons aussi que les animaux privés de sang ne prennent aucune
nourriture, à cause de l'absence de la chaleur. Si donc l'appétit contient toujours un principe de
chaleur, et que le liquide soit l'aliment propre à la chaleur, il en résulte que, lorsque notre corps
se trouve privé par le jeûne des objets de sa nutrition, la chaleur réclame spécialement le sien,
lequel une fois obtenu restaure le corps entier, et lui permet d'attendre plus patiemment une
nourriture solide.
Comme Disaire eut achevé de parler, Aviénus ramassa sur la table son anneau, qui venait
de tomber du petit doigt de sa main droite; et les assistants lui ayant demandé pourquoi il le
mettait à une autre main et à un autre doigt qu'à celui qui est consacré à le porter, il leur montra
sa main gauche enflée par suite d'une blessure. Cette circonstance fournit à Horus le sujet d'une
question.
446
principalement à la main gauche, et au doigt qui est à côté du plus petit, et qu'on appelle
médicinal »?
- Disaire. L'explication de cette question m'était venue de chez les Égyptiens, et je doutais
encore si elle était fabuleuse ou réelle, lorsque ayant consulté depuis des ouvrages anatomiques,
j'ai découvert qu'effectivement un nerf parti du coeur se prolonge jusqu'au doigt de la main
gauche qui est à côté du plus petit, et qu'il s'y termine en s'enlaçant dans les autres nerfs du
même doigt. Voilà pourquoi les anciens voulurent que ce doigt fût entouré d'un anneau, comme
d'une couronne.
- Horus. Ce que tu dis de l'opinion des Égyptiens, Disaire, est si vrai, qu'ayant vu dans
leurs temples leurs prêtres, qu'ils appellent prophètes, parcourir les simulacres de leurs dieux
pour oindre ce seul doigt d'essences odoriférantes, et leur en ayant demandé le motif, j'appris de
leur premier pontife que c'était à cause du nerf dont tu viens de parler, et de plus, à cause du
nombre qui est signifié par ce doigt; car étant plié, il désigne le nombre six, nombre entièrement
plein, parfait et divin. Le pontife me démontra par plusieurs arguments les causes qui
constituent la perfection de ce nombre. Je les passe sous silence, comme étant peu appropriés à
notre conversation actuelle ; mais voilà ce que j'ai appris dans cette Égypte, dépositaire de
toutes les connaissances sacrées, sur le motif qui a fait affecter l'anneau à un doigt plutôt qu'à
un autre.
Alors Cècina Albin, prenant la parole, dit : Si vous le trouvez bon, je vais vous rapporter
ce que je me souviens d'avoir lu sur ce même sujet dans Atéius Capito, l'un des hommes les
plus instruits du droit pontifical. Capito, après avoir établi que la religion défend de sculpter les
statues des dieux avec des anneaux aux doigts, passe à l'explication du motif pour lequel on
porte l'anneau à ce doigt et à cette main. « Les anciens, dit-il, portaient l'anneau autour de leur
doigt, comme sceau et non comme ornement; c'est pourquoi il n'était permis d'en porter qu'un
seul; et encore ce droit n'appartenait qu'aux hommes libres, à qui seuls pouvait être accordée
cette confiance qu'on attache à un sceau. Ainsi, les esclaves ne jouissaient point du droit de
porter l'anneau. Soit qu'il fût de fer, soit qu'il fût d'or, l'anneau était orné de ciselures, et chacun
le portait à son gré, à quelque main ou à quelque doigt que ce fût. Dans la suite, ajoute-t-il, un
siècle de luxe amena l'usage d'inciser les sceaux sur des pierres précieuses. Cet usage devint
bientôt universel; en sorte qu'il s'établit une émulation de vanité, pour élever de plus en plus le
prix des pierres destinées à être ciselées. De là, il arriva que la main droite, qui agit beaucoup,
fut affranchie de l'usage de porter des anneaux, usage qui fut transporté à la main gauche,
laquelle reste plus oisive; et ceci pour éviter que la fréquence de l'usage et du mouvement de la
main droite n'exposât les pierres précieuses à être brisées.
447
De plus, ajoute encore Capito, on choisit parmi les doigts de la main gauche celui qui est à
côté du petit, parce qu'il fut trouvé plus apte que les autres à recevoir la garde précieuse de
l'anneau. En effet, le pouce (pollex), ainsi nommé à cause de l'influence qu'il exerce, (qui
pollet), ne reste pas oisif, même à la main gauche. Il est toujours en activité de service, autant
que la main tout entière; aussi est-il appelé par les Grecs ἀντίχειρ, (avant-main), comme s'il
était une seconde main. Le doigt qui est placé à côté du pouce fut trouvé trop nu, puisqu'il n'est
point défendu par la juxtaposition d'un autre doigt; car le pouce est placé tellement au-dessous,
que c'est tout au plus s'il dépasse sa racine. Le doigt du milieu, ajoute encore Capito, et le plus
petit furent négligés, comme peu convenables, l'un, à cause de sa longueur, l'autre, à cause de sa
courte taille, et l'on choisit celui qui est enclavé entre ces deux, et qui fait peu de service,
comme étant, à cause de cela, le plus convenablement disposé pour la garde de l'anneau ».
Telle est la version du droit pontifical; que chacun suive à son gré l'opinion des Étrusques,
ou celle des Égyptiens. Ici Horus reprenant le cours de ses interrogations :
- Tu sais, Disaire, dit-il, que je ne possède rien autre chose que cet habit qui me couvre;
ainsi je n'ai ni ne désire d'avoir d'esclave, mais je me rends à moi-même tous les services qui
sont nécessaires à un homme vivant. Dernièrement donc, séjournant dans la ville d'Ostie, je
lavai quelque peu dans la mer mon manteau sali, et je le mis sécher au soleil sur le rivage; et
néanmoins, après cette ablution, les taches de ses saletés reparurent. Comme cela m'étonnait, un
marin qui se trouvait là me dit : Que ne vas-tu laver ton manteau dans le fleuve, si tu veux le
rendre propre? Je le fis pour éprouver la vérité de son assertion; et en effet, après l'avoir lavé
dans l'eau douce et fait sécher, je vis mon manteau rendu à sa propreté naturelle. Je demande
donc l'explication de ce fait, et pourquoi l'eau douce est plus propre que l'eau salée à laver les
souillures?
- Depuis longtemps, dit Disaire, cette question a été posée et résolue par Aristote. Il dit que
l'eau marine est beaucoup plus épaisse que l'eau douce; bien plus, que l'une est féculente, tandis
que l'autre est pure et légère. De là vient que l'eau de la mer soutient facilement ceux même qui
ne savent pas nager, tandis que l'eau des fleuves offre peu de résistance, parce qu'elle n'est
renforcée par aucun mélange étranger; elle cède tout de suite, et laisse aller à fond les fardeaux
qu'elle reçoit. C'est pourquoi il conclut que l'eau douce, étant d'une nature plus légère, pénètre
plus promptement dans les objets qu'elle lave, et emporte avec soi, en séchant, les taches et les
saletés, tandis que l'eau de mer, étant plus épaisse, trouve dans sa densité un obstacle qui
l'empêche de pénétrer facilement les objets qu'elle doit laver; et comme elle ne sèche qu'avec
difficulté, elle n'entraîne avec soi que peu de saletés.
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- N'abuse point, Disaire, de la confiance de celui qui a soumis ses doutes à ta décision.
Aristote, en cela comme en plusieurs autres choses, raisonne avec plus de subtilité que de
justesse. La densité de l'eau nuit si peu à l'opération du lavage, que souvent, pour laver certains
objets que l'eau douce pure elle-même nettoierait trop tardivement, on y mêle de la cendre, ou, à
son défaut, de la terre, afin que, devenue plus crasse, elle opère plus promptement l'ablution. Ce
n'est donc point son épaisseur qui rend l'eau de la mer moins propre au lavage; ce n'est pas non
plus sa salure; car le propre du sel étant de séparer et d'ouvrir les pores, elledevrait au contraire
nettoyer mieux ce qu'on veut laver : mais la seule cause qui rend l'eau de la mer moins propre
au lavage, c'est sa qualité graisseuse, qu'Aristote lui-même a souvent reconnue, et qui est
attestée d'ailleurs par la présence du sel, dans lequel personne n'ignore qu'il existe une substance
grasse. Un autre indice de la qualité graisseuse de l'eau de mer, c'est que lorsqu'on en jette sur la
flamme, elle l'attise au lieu de l'éteindre, parce que sa graisse fournit de l'aliment au feu. Enfin,
croyons-en Homère, que la nature admit seul dans ses secrets. Quoique Nausicaa, fille
d'Alcinoüs, se trouvât au bord de la mer, le poète lui fait laver ses vêtements, non dans la mer,
mais dans un fleuve. Dans ce même passage, Homère nous apprend qu'il existe dans l'eau de la
mer une partie graisseuse. Ulysse, parvenu à s'échapper des flots et à se sécher le corps, dit aux
servantes de Nausicaa:
« Restez à l'écart, afin que je purifie mes épaules de la salure des eaux ».
Le divin poète, qui en toute chose suit la nature, peint ici ce qui arrive à ceux qui, au sortir
de la mer, s'exposent au soleil. La chaleur a bientôt desséché l'eau; mais il reste sur la surface
du corps comme une espèce de fleur, dont on reconnaît la présence en se frottant : et cet effet
est produit par la graisse qui se trouve dans l'eau marine, et qui seule la rend impropre au
lavage.
CHAPITRE XIV.
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Pourquoi les objets paraissent plus grands sous l'eau, qu'ils ne le sont en effet; et en
général comment s'opère la vision : est-ce par la susception d'atomes qui émanent des objets
vers nos yeux, ou est-ce plutôt par une émission de rayons hors de nos yeux?
Puisque tu as terminé avec les autres personnes de la société, continua Eusthate, consacre-
moi donc un instant. Nous parlions tout à l'heure de l'eau. Je demande : « Pourquoi les objets
paraissent plus grands dans l'eau qu'ils ne le sont effectivement »? Ainsi, chez les traiteurs,
certains mets délicats nous sont présentés, qui nous semblent d'un volume plus considérable
qu'ils ne sont en effet. Nous voyons, par exemple, dans des vaisseaux de verre en forme de
petits tonneaux, remplis d'eau, des oeufs dont le volume paraît considérablement augmenté; des
foies dont les fibres paraissent très gonflées, et des oignons dont les zones orbiculaires sont très
agrandies. Enfin, les objets nous semblent alors tout différents de ce qu'ils sont réellement; c'est
pourquoi certaines personnes ont là-dessus des idées fausses et hors de vraisemblance.
- Disaire : L'eau est plus épaisse que l'air, c'est pourquoi la vue la pénètre plus lentement.
Sa résistance repousse le trait visuel, qui est brisé et se replie sur lui-même. Ce retour ne
s'effectue point en ligne directe; mais le trait visuel rompu se replie en débordant en tout sens
les contours de l'objet; et c'est ainsi que l'image de celui-ci se représente plus grande que son
archétype. Ainsi, le disque du soleil nous apparaît le matin plus grand qu'à l'ordinaire, parce
qu'entre lui et nous se trouve placé l'air, encore surchargé de l'humidité de la nuit, qui agrandit
l'image du soleil, comme si on la voyait dans le miroir des eaux.
Quant à la nature même de la vision, Épicure l'a profondément étudiée; et son opinion, à mon
sens, doit être d'autant moins repoussée, qu'elle est fortement appuyée par Démocrite, qui, en
cela comme en tout le reste, est du même sentiment que lui. Épicure pense donc qu'il s'échappe
continuellement de tous les corps une émanation de certains atomes, et que cette émission
spontanée de particules d'un volume imperceptible, dont les corps se dépouillent, ne cesse pas
un seul instant. Ces atomes trouvent un asile dans nos yeux, vers lesquels les attire le siège du
sens auquel la nature les a appropriés. Voilà ce que soutient Épicure. Si tu es opposé à son
opinion, j'attends ce que tu auras à lui répliquer.
- A cela Eusthate répondit en souriant : Il est facile d'apercevoir ce qui a trompé Épicure.
En effet, il s'est écarté de la vérité, en se réglant sur l'analogie des quatre autres sens. Car, dans
l'ouïe, dans le goût, dans l'odorat, dans le toucher, rien n'émane de nous; mais nous recevons du
dehors ce qui provoque l'exercice de chacun de ces sens. Ainsi, la voix entre dans les oreilles;
l'air coule dans les narines; c'est ce que nous faisons entrer dans le palais, qui engendre les
saveurs; et c'est en appliquant les objets contre notre corps qu'ils deviennent sensibles au tact.
C'est par analogie qu'Épicure a pensé qu'il ne s'échappe rien de nos yeux, mais que l'image des
objets vient s'y placer spontanément. Cette opinion est contredite par l'expérience du miroir, qui
représente à celui qui s'y regarde son image tournée vers lui, tandis qu'elle devrait, si elle
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émanait de nous en ligne directe, nous montrer en s'échappant sa partie postérieure; en sorte que
la gauche et la droite de l'image se trouvassent placées dans le même sens que la gauche et la
droite du corps réel. C'est ainsi que l'histrion qui s'ôte le masque le voit du côté qui lui couvrait
le visage; c'est-à-dire, par le creux du revers et non par la face. D'ailleurs, je voudrais demander
à Épicure si les images ne se détachent des objets que lorsque quelqu'un a la volonté de voir, ou
si, lorsque personne ne les considère, les atomes continuent d'en émaner en tout sens. S'il
soutient le premier système, je demande quel pouvoir commande aux atomes de se tenir prêts à
obéir à celui qui regarde, et de se déplacer autant de fois qu'il voudra mouvoir son visage. S'il
s'en tient au second, et qu'il dise qu'il émane de tous les objets un flux perpétuel d'atomes, je
demanderai combien de temps ils demeurent adhérents à nos yeux, auxquels rien ne les retient
liés? Ou si j'accorde leur adhérence, comment transmettront-ils les couleurs, lesquelles, bien
qu'incorporelles de leur nature, ne peuvent néanmoins jamais exister sans corps. D'ailleurs, qui
peut concevoir qu'aussitôt que vous tournez vos yeux, accourent les images du ciel, de la mer,
de son rivage, des prés, des vaisseaux, des troupeaux, et de ces innombrables objets que nous
apercevons d'un coup d'oeil, surtout lorsque c'est dans le très petit espace de notre prunelle que
réside la faculté de la vue? Et de quelle manière s'effectue la vision d'une armée? Est-ce que les
atomes, sortis de chaque soldat, se réunissent, et, ainsi agglomérés par milliers, pénètrent dans
l'œil de celui qui regarde? Mais pourquoi prendre la peine de discourir, afin de détruire une
opinion qui se réfute elle-même par sa propre futilité? Or, il est certain que c'est par le
mécanisme suivant que s'opère en nous la vision. Un trait de lumière s'échappe en ligne directe
de nos deux prunelles, de quelque côté qu'on les tourne. Si cette émanation naturelle de l'oeil
rencontre la lumière dans l'air qui est autour de nous, elle lui sert de conduit direct, jusqu'à ce
qu'elle ait rencontré un corps ; quoique l'on tourne le visage pour regarder autour de soi, le
rayon visuel s'échappe toujours directement. Ce trait, que nous avons dit parti de nos yeux,
après avoir été délié à sa racine, s'élargit vers son extrémité, en la manière que les peintres
représentent les rayons. C'est pour cela qu'un oeil qui regarde par un très petit trou embrasse la
profondeur des cieux. Ainsi donc, trois choses nous sont nécessaires pour opérer la vision :
qu'un trait de lumière émane de nous, que l'air qu'il trouve sur son passage soit éclairé, et que le
rayon rencontre un corps dont le choc arrête son cours; car s'il le prolonge trop longtemps, ce
cours cesse d'être direct, le trait se fatigue, il se déchire et se déverse à droite et à gauche. De là
vient qu'en quelque endroit de la terre qu'on se trouve, on croit apercevoir les bornes du ciel, et
c'est là ce que les anciens nommèrent horizon. Leurs observations ont constaté avec exactitude
que le rayon visuel ne se prolonge pas horizontalement au delà de cent quatre-vingts stades, et
qu'à cette distance il commence à se diviser en lignes courbes. J'ai dit horizontalement, car notre
vue atteint très loin en hauteur, puisque nous voyons le ciel. Celui qui regarde est toujours placé
au centre du cercle que forme son horizon; et, d'après la mesure que nous avons donnée de la
longueur du rayon visuel, depuis le centre jusqu'à la circonférence du cercle, il résulte
évidemment que le diamètre du cercle horizontal est de trois cent soixante stades; et, soit qu'il
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avance, soit qu'il recule, l'oeil découvrira toujours autour de soi un cercle de cette même
grandeur. Ainsi donc, comme nous l'avons dit, lorsque le rayon qui émane de nous traverse un
air éclairé et vient frapper un corps, le phénomène de la vision est opéré; et afin que l'objet vu
soit connu de nous, le sens de la vue instruit notre intelligence de sa forme extérieure, et
l'intelligence le reconnaît à l'aide de la mémoire; par conséquent les yeux voient, l'intelligence
juge, la mémoire se souvient. Trois agents sont nécessaires pour compléter par la vue la
connaissance de la forme d'un objet ; le sens, l'intelligence, la mémoire : le sens transmet à
l'intelligence l'objet vu, et celle-ci reconnaît par le souvenir quel il est. La coopération du
raisonnement est tellement nécessaire dans l'acte de la vision, que souvent, par ce sens seul,
l'intelligence nous fait reconnaître une autre sensation que la mémoire nous suggère. Car si
j'aperçois du feu, ma raison sait, avant que je l'aie touché, qu'il est chaud. Si c'est de la neige
que j'aperçois, ma raison sait aussitôt que son contact est froid. En l'absence de la raison, la vue
est inefficace; tellement que si l'on néglige de la consulter, une rame vue dans l'eau paraît
rompue, ou une tour anguleuse paraît ronde, étant vue de loin. Mais si la raison veut s'y
appliquer, elle reconnaît les angles de la tour et l'intégrité de la rame. En un mot, la raison
discerne toutes ces erreurs qui ont fourni à la secte des académiciens des prétextes pour
condamner le témoignage des sens. Le témoignage d'un seul sens, accompagné du
raisonnement, peut être compté parmi les choses les plus certaines; mais le témoignage d'un
seul sens ne suffit pas toujours à la raison, pour reconnaître la nature des objets. Car si
j'aperçois de loin la figure de ce fruit qu'on appelle pomme, il n'est pas certain, sous tous les
rapports, que ce soit là une pomme; car on aura pu en former la figure avec quelque matière. Il
faut donc invoquer un autre sens, pour décider l'odeur de l'objet; mais cet objet, placé au sein
d'un tas de pommes, aura pu en retenir leur exhalaison; il faudra donc consulter le tact, qui peut
juger de son poids : mais on peut craindre que le poids ne nous trompe à son tour, si l'ouvrier a
eu l'artifice de choisir une matière dont le poids fût pareil à celui du fruit ; il faut donc recourir
au goût; et s'il est d'accord avec la forme, il n'y a plus de doute que l'objet ne soit une pomme.
C'est ainsi qu'il est démontré que l'efficacité des sens dépend du raisonnement; et c'est pourquoi
le Dieu qui nous a faits a placé tous nos sens dans la tête, c'est-à-dire, autour du siège de la
raison.
CHAPITRE XV.
Si Platon est exact lorsqu'il écrit que la nourriture se rend dans l'estomac, et que la boisson
coule dans les vaisseaux du poumon par l'artère appelée trachée.
452
Quand Disaire eut ainsi, parlé, il s'éleva touchant la solidité de ses raisonnements, un
murmure universel d'approbation qu'Évangélus lui-même ne rougit point de partager; après
quoi, Disaire reprit en ces termes :
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redouter les liquides épaissis par des farines, par des graines, ou par toute autre matière dense.
Pour quelle fonction la nature a-t-elle disposé l'épiglotte, qui bouche l'artère lorsque nous
avalons la nourriture, si ce n'est pour empêcher que par le canal de celle-ci il ne tombât quelque
portion de cette dernière dans le poumon, par l'effet de l'attraction irrégulière de l'aspiration?
Lorsque nous voulons émettre la parole, l'épiglotte s'incline d'un autre côté pour fermer la route
de l'estomac, et laisser à la voix un libre passage dans l'artère. Un résultat constaté par
l'expérience, c'est que ceux qui avalent peu à peu la boisson en ont les intestins plus humectés,
parce que le liquide, ainsi bu lentement, y fait un plus long séjour; tandis que, si l'on boit avec
avidité, le liquide passe dans la vessie avec la même précipitation qu'il a été avalé; et la
nourriture restant dans un état très sec, il en résulte une digestion plus tardive. Or cette
différence n'existerait point, si, dès le principe, la nourriture et la boisson avaient suivi des
routes différentes. Quant à ce qu'a dit le poète Alcée, et qu'on répète vulgairement:
cela doit s'entendre du bien-être que l'humectation occasionne au poumon, mais en tant
qu'il n'attire du liquide qu'à proportion de son besoin. Tu vois maintenant que le prince des
philosophes eût fait sagement de s'abstenir de parler de choses qui lui étaient étrangères, plutôt
que de traiter des sujets qui lui étaient trop peu connus.
Eusthate un peu ému répliqua en ces termes: - Disaire, je te comptais autant parmi les
philosophes que parmi les médecins; cependant, tu m'as paru tout à l'heure oublier une chose
généralement crue et proclamée par le consentement universel de tous les hommes: c'est que la
philosophie est l'art des arts et la science des sciences; et voilà que, par une audace parricide, la
médecine se déchaîne contre elle. Toutefois, la partie rationnelle, c'est-à-dire celle qui traite des
objets incorporels, n'est que la portion la plus étroite du domaine de la philosophie; tandis
qu'elle s'étend principalement vers la physique, laquelle traite des corps divins, soit du ciel soit
des astres. Quant à la médecine, elle n'est que la partie la plus grossière de la physique; elle ne
raisonne que sur des corps terrestres et pétris de limon. Mais que parlé-je de raisonnement, dans
un art où les conjectures dominent bien plutôt? Ainsi donc, la science qui consiste à former des
conjectures sur une chair de boue ose s'égaler à la philosophie, qui, d'après des raisonnements
certains, traite d'objets incorporels et véritablement divins. Mais pour que cette défense
générale ne paraisse point un subterfuge, afin d'éluder ce qui concerne le poumon, écoute les
motifs qui ont déterminé l'opinion du sublime Platon. L'épiglotte, dont tu as parlé, a été
disposée par la nature pour ouvrir et fermer, par une alternative régulière, les deux conduits de
la nourriture et de la boisson; de manière que la première soit transmise à l'estomac, et que le
poumon reçoive ta seconde par les nombreux canaux qui traversent le poumon. Les ouvertures
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qui s'y rencontrent ne sont pas destinées à permettre la sortie du souffle, pour lequel une
exhalation occulte eût été suffisante, mais à laisser, dans le cas où quelque portion de la
nourriture viendrait à tomber dans le poumon, un passage au suc qui en résulte, afin qu'il puisse
se rendre au siège de la digestion. Si, par quelque accident, l'artère vient à être coupée, nous
n'avalons plus la boisson; car son canal se trouvant percé, elle s'échappe au dehors, sans arriver
à l'estomac : ce qui n'aurait pas lieu, si l'artère n'était le canal des liquides. Voici encore qui
prouve évidemment ce fait c'est que ceux qui ont le poumon malade éprouvent une ardente soif,
ce qui n'arriverait pas non plus, si le poumon n'était le réceptacle de la boisson. Remarquez
aussi que les animaux qui n'ont point de poumon ne connaissent pas la soif; et en effet, il n'y a
rien de superflu dans la nature, mais elle a prédestiné chaque membre à quelqu'une des
fonctions de la vie. Lors donc que l'un d'eux manque, c'est que ses fonctions seraient superflues.
Réfléchis encore que, si l'estomac recevait la boisson et la nourriture, les fonctions de la vessie
deviendraient inutiles; car l'estomac aurait pu livrer aux intestins le résidu de chacune d'elles,
taudis qu'il se borne à livrer celui de la nourriture; et il ne serait pas besoin de divers conduits
pour donner passage à chacune de ces deux substances, mais un seul suffirait à toutes deux,
pour les évacuer du même lieu. Au lieu de cela, la vessie et les intestins coopèrent, chacun
séparément, à l'entretien de notre organisation : la première, en évacuant le poumon; la seconde,
en évacuant l'estomac. Il ne faut pas non plus négliger de remarquer qu'on ne trouve dans
l'urine, qui est le résidu de la boisson, aucun vestige de la nourriture, et même qu'elle n'est
nullement empreinte de la couleur ou de l'odeur de cette dernière. Si cependant celle-ci eût été
mêlée dans le ventre avec la boisson, l'urine conserverait quelque impression de la substance de
leur commun excrément. Enfin, les pierres que la boisson produit dans la vessie, et que la
boisson seule a la propriété de former, pourquoi ne se forment-elles jamais dans le ventre? ce
qui devrait être cependant, s'il était le réceptacle de la boisson. Le fait de l'écoulement de la
boisson dans le poumon n'a pas été ignoré de plusieurs poètes distingués. Eupolis, dans la pièce
intitulée les Parasites, dit:
— Πίνειν
γὰρ ὁ Πρωταγόρας ἐκελεύεν, ἵνα
*πρὸ τοῦ κυνὸς τὸν πνεύμον᾽ ἔκλυτον ἔχῆ.
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Euripide vient encore manifestement à l'appui de ce même fait:
Puis donc que le système de l'organisation de notre corps et l'autorité des plus illustres
témoins viennent appuyer celle de Platon y n'est-il pas absurde de penser le contraire?
CHAPITRE XVI.
Sur ces entrefaites, Évangélus, qui voyait avec envie la gloire qu'obtenaient les deux
Grecs, leur dit en se moquant : Quittez ces questions, que vous n'agitez entre vous que pour
faire parade de votre loquacité. J'aimerais mieux encore, si votre science y peut quelque chose,
que vous voulussiez m'apprendre « si l'oeuf a été avant la poule, ou la poule avant l'oeuf »?
Ainsi l'oeuf a été créé d'une forme simple, et qui est la même dans tous les sens. Il est le
germe d'où se sont développés les ornements divers qui complètent le corps de l'oiseau. De
même que les éléments ont d'abord préexisté, et que de leur mélange ont été formés les autres
corps, de même, si l'on peut permettre la comparaison, les principes séminaux qui se, trouvent
dans l'oeuf peuvent être considérés, en quelque sorte, comme étant les éléments de la poule.
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Non, elle n'est pas inopportune la comparaison de l'oeuf avec les éléments dont toutes les
choses sont composées ; car, dans toutes les classes d'animaux qui se reproduisent par le coït,
vous en trouverez quelques-uns dont l'oeuf est le principe et comme l'élément. En effet, tous les
animaux ou marchent, ou rampent, ou nagent, ou volent. Parmi ceux qui marchent, les lézards
et tous les animaux de cette famille sont reproduits par des oeufs.
Il en est de même des reptiles. Tous les animaux qui volent sont ovipares; un seul excepté,
dont la condition est incertaine : car la chauve-souris vole, il est vrai, au moyen d'ailes formées
de pellicules, mais ne doit pas être comptée parmi les oiseaux, puisqu'elle marche sur quatre
pieds, qu'elle met au monde ses petits entièrement conformés, et qu'elle les allaite. Tous les
animaux nageants sortent d'un oeuf particulier à leur espèce, excepté le crocodile, qui, comme
les oiseaux, provient d'un oeuf à écaille. Et pour que je ne te paraisse pas avoir trop relevé la
condition de l'oeuf, en le nommant un, élément, consulte les initiés aux mystères de Liber Pater,
dans lesquels l'oeuf n'est honoré avec tant de vénération qu'en raison de sa forme ovale et
presque sphérique, qui ne présente d'ouverture en aucun sens et parce qu'il renferme en soi la
vie, on l'appelle le symbole du monde. Or, d'après l'opinion unanime, le monde est le principe
de toutes choses.
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donnée de la semence. Cette définition établit que la semence est une production d'une
substance pareille à la substance de celui dont elle émane. Or, il ne peut pas exister de
similitude avec une chose qui n'est pas encore; de même qu'il n'émane pas de semence de celui
qui n'existe pas. Concluons de là que, dès la première origine des choses, et à l'exemple des
autres animaux qui sont reproduits seulement par la semence, et dont on n'a pas mis en question
la préexistence à leur semence, les oiseaux, eux aussi, sont sortis complètement formés des
mains de la nature. Chaque animal ayant été doté de la puissance de se reproduire, tous les
animaux sont descendus des premiers, suivant les divers modes de naissance, que la nature a
diversifiés selon la variété des espèces. Voilà, Évangelus, ce qu'on peut alléguer des deux côtés.
Contiens un peu tes dérisions, et considère en toi-même lequel tu dois embrasser.
- La réponse est simple et facile, dit Disaire. Rien ne se corrompt que par le concours
simultané de l'humidité et de la chaleur. La putréfaction des corps des animaux n'est autre chose
qu'un écoulement latent qui convertit en liquide les chairs solides. Si la chaleur est médiocre et
tempérée, elle entretient l'humidité; si au contraire elle est forte, elle dessèche et réduit le
volume des chairs. Ainsi, le soleil, par sa grande chaleur, épuise l'humidité des corps morts,
tandis que la lumière de la lune, dont la chaleur est insensible, mais qui renferme une tiédeur
cachée, accroît la liquéfaction des parties humides, et produit ainsi la putréfaction, en injectant
la tiédeur et en augmentant l'humidité.
- Tout ce qu'a dit Disaire, répondit Eustathe, est lumineux et vrai : mais il faut examiner
brièvement si le degré de la chaleur est réellement la cause de la putréfaction; en sorte qu'on
puisse dire qu'une grande chaleur ne la produit point, mais qu'elle est produite par une chaleur
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légère et modérée. Or, la chaleur du soleil, qui n'est jamais plus ardente durant l'année qu'à
l'époque de l'été, et qui s'attiédit pendant l'hiver, putréfie cependant les chairs pendant l'été et
non pendant l'hiver. Ce n'est donc pas à cause de la douce température de sa chaleur, que la lune
augmente la liquéfaction des substances humides; mais il est dans la nature de la lumière qui
émane de cet astre, je ne sais quelle propriété que les Grecs appellent idiotique, laquelle
humecte les corps, et les baigne, pour ainsi dire, d'une imperceptible rosée, et qui, jointe à la
chaleur propre à la lune, putréfie les chairs qu'elle a pénétrées un instant. En effet, toute chaleur
n'est pas d'une quantité uniforme, en sorte qu'elle ne varie que du plus au moins; mais il est
démontré, par des expériences évidentes, qu'il est des qualités de feu très diverses qui n'ont
aucune parité entre elles. Ainsi les orfèvres n'emploient, pour travailler l'or, que du feu de
paille, parce que tout autre serait impropre à fondre ce métal. Les médecins emploient le feu du
sarment, préférablement à celui de tout autre bois, pour faire cuire les remèdes. Ceux qui
fondent ou coulent le verre alimentent leur fourneau avec l'arbre appelé bruyère. La chaleur
produite par le bois de l'olivier est salutaire aux corps, mais elle est nuisible dans les bains, et
d'ailleurs elle a beaucoup d'efficacité pour séparer les jointures du marbre. Il n'est donc pas
étrange qu'en raison des propriétés particulières à chaque sorte de chaleur, celle du soleil
dessèche, tandis que celle de la lune humecte. Voilà pourquoi les nourrices couvrent
soigneusement leurs nourrissons lorsqu'elles passent sous les rayons de la lune, de crainte que
sa lumière n'augmente l'humidité naturelle qui abonde à cet âge, et qu'à l'exemple du bois vert,
que la chaleur fait contourner parce qu'il contient encore des sucs humides, cet accroissement
d'humidité ne fasse contourner les membres des enfants. L'on sait aussi que celui qui s'endort
pendant longtemps au clair de la lune s'éveille péniblement et comme hébété, oppressé sous le
poids de la substance humide que la lumière de la lune a la propriété de disperser et de répandre
dans le corps, dont elle ouvre et relâche tous les conduits, en pénétrant dans son intérieur. De là
vient que Diane, qui est la même que la lune, est appelée Artémis, mot formé
d'ἀερότεμις,, c'est-à-dire qui fend l'air. Elle est invoquée sous le nom de Lucine par les femmes
en travail d'enfant, parce qu'elle a la propriété spéciale de distendre les ouvertures du corps et
d'ouvrir les voies aux écoulements, ce qui est favorable à accélérer les accouchements. C'est ce
que le poète Timothée a élégamment exprimé en ces termes:
« Par le ciel où brillent les astres, par la lune qui facilite les accouchements ».
L'action de la lune ne se fait pas moins sentir à l'égard des corps inanimés. Ainsi, les arbres
coupés pendant la lune pleine ou même croissante sont impropres aux constructions, comme
ayant été ramollis par l'influence de l'humidité. Les agriculteurs ont soin de ne ramasser le
froment sur l'aire que pendant la lune décroissante, afin qu'il se conserve sec. Faites au
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contraire, pendant la lune croissante, les choses pour lesquelles vous désirez de l'humidité. C'est
alors qu'il conviendra de planter les arbres, surtout pendant que la lune éclaire la terre; parce
que l'humidité est un aliment nécessaire à la croissance des racines. L'air éprouve aussi et
manifeste les effets de l'humidité lunaire; car lorsque la lune est dans son plein, lorsqu'elle est
naissante (et dans ce dernier cas elle est pleine dans sa partie supérieure), l'air, ou se résout en
pluie, ou, s'il reste serein, produit beaucoup de rosée. C'est pourquoi le poète lyrique Alcman dit
« que la rosée est fille de l'air et de la lune ».
Ainsi il est prouvé de toute manière que la lumière de la lune possède la propriété
d'humecter et de dissoudre les chairs, ce que l'expérience démontre encore mieux que le
raisonnement.
Quant à ce que tu as dit, Évangélus, concernant l'aiguille d'airain, voici ma conjecture, qui,
si je ne me trompe, ne s'écarte point de la vérité. Il y a dans le cuivre une vertu âcre, que les
médecins appellent stiptique : c'est pourquoi ils usent de ses écaillures dans des remèdes qu'ils
emploient contre les ravages de la pourriture: En second lieu; ceux qui vivent dans des mines de
cuivre ont toujours les yeux dans un excellent état de santé; et leurs paupières s'y regarnissent
de poils, s'ils les avaient perdus auparavant. C'est que l'exhalaison qui émane du cuivre, entrant
dans les yeux, épuise et dessèche les humeurs pernicieuses. Homère, en se rapportant à ces
effets, donne au cuivre les épithètes de fortifiant et éclatant. C'est Aristote qui a découvert que
les blessures faites avec une pointe de cuivre sont moins dangereuses que celles qui sont faites
avec une pointe de fer, et se guérissent plus facilement; parce qu'il y a, dit-il, dans le cuivre une
vertu médicinale et desséchante, qu'il dépose dans la blessure. C'est par la même raison qu'une
pointe d'airain, enfoncée dans le corps d'un animal, le préserve de l'humidité lunaire.
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