L'Etat Et L'argent - Les Grandes Affaires (PDFDrive)
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L'Etat Et L'argent - Les Grandes Affaires (PDFDrive)
de La Brosse
Benjamin Masse-Stamberger
LE POUVOIR
ET L’ARGENT
Les grandes affaires 1960-2015
Introduction
La décennie 1960, ainsi que le début des années 1970, est celle des
scandales immobiliers. Les Trente Glorieuses sont à leur apogée, les
Français vivent une période de prospérité et de modernisation accélérée,
inédite depuis des décennies. La crise n’est pas encore là, et les Français
renouent avec leur vieille passion pour la pierre. Les constructions se
multiplient dans un désordre pas toujours maîtrisé par les autorités, qui
trouvent aussi parfois leur compte à fermer les yeux, voire à favoriser tel
ou tel promoteur ou constructeur ami. Les affaires fleurissent sur ce
terreau, commençant à éroder la crédibilité du monde de l’entreprise,
mais aussi d’un pouvoir dont l’autorité n’était jusque-là guère contestée.
En ce début des années 1960, l’affaire la plus spectaculaire en la
matière est l’affaire dite du Comptoir national du logement. Dans l’œil du
cyclone, un homme, flambeur, charmeur, hâbleur, travailleur acharné,
mais aussi animé par une folie des grandeurs qui va le conduire au bord
du gouffre : Fernand Pouillon. Aussi novateur qu’ambitieux, l’homme a
construit sa réputation durant l’après-guerre et la reconstruction, qui lui a
permis d’asseoir sa réputation, mais a aussi éveillé le ressentiment de
beaucoup de confrères, agacés par un succès qui s’accompagne parfois
d’une certaine morgue. En ce milieu des années 1950, Pouillon n’a pas
que des amis, loin s’en faut. Il crée alors le Comptoir national du
logement, une société dans laquelle, sous une série de prête-noms, il est à
la fois architecte, promoteur et entrepreneur, un cumul à l’époque
interdit. Il se lance notamment dans un projet moderniste qui fait
sensation, la construction de la résidence du Point du Jour, à Boulogne-
Billancourt. Deux mille logements ultramodernes, avec appartements tout
équipés, et même une façade recouverte de feuilles d’or. Mais ce qui
devait être l’apothéose de sa carrière sera l’origine de sa chute :
malversations, difficultés de vente, problèmes internes entre les
partenaires aboutissent finalement, le 5 mars 1961, à l’arrestation de
Fernand Pouillon et de quatre de ses collaborateurs accusés de faux
bilans, détournement de fonds et abus de biens sociaux.
Malade, hospitalisé, Pouillon s’évade de sa clinique en
septembre 1962. Sa cavale, en Suisse et en Italie, durera quelques mois. Il
comparaît finalement en 1963, et est condamné à quatre années de
prison, avant d’être libéré en 1964. Ne pouvant plus exercer en France, il
s’exile en 1966 en Algérie avant de revenir en 1984, après avoir été
réintégré dans l’ordre des architectes français en 1978. Plus tard, Pouillon,
qui, outre ses qualités indéniables d’architecte, dispose d’une plume alerte
et acérée, clamera avoir été la victime d’un complot ourdi contre lui. Par
qui ? Des lieutenants du gaullisme en cheville avec des promoteurs
concurrents ? Des collègues architectes jaloux de son insolente réussite ?
Des sympathisants de l’Algérie française, ciblant un homme qui ne cachait
pas ses sympathies pour le FLN, et qui rejoindra plus tard l’Algérie pour y
poursuivre son métier d’architecte ? L’histoire ne le dit pas, mais sa chute
rocambolesque inaugure une série de scandales immobiliers qui
s’amplifient encore après le départ du général de Gaulle.
Les entreprises troubles fleurissent, où promoteurs peu scrupuleux et
politiciens en quête de fonds s’arrangent pour contourner la loi. Comme le
disait Georges Pompidou : « L’immobilier, c’est nécessaire, sans doute,
mais c’est mal fréquenté. » Sous sa présidence, parmi les nouvelles
affaires, il faut citer celle de la Garantie foncière. Créée en 1967 par
Robert Frenkel, cette société civile immobilière achète des immeubles
avec l’argent d’épargnants (ils seront plus de douze mille), en leur
promettant un rendement de plus de 10 %. Pour faciliter ses affaires,
Frenkel a eu l’intelligence de s’adjoindre un soutien politique de poids en
la personne du comte André Rives dit Rives-Henrÿs, député de Paris et
ancien secrétaire adjoint de l’UDR, le parti gaulliste. De quoi couvrir des
pratiques pas forcément toujours très nettes : il se révèle que la Garantie
foncière paye une partie des intérêts de ses épargnants avec les apports
des nouveaux souscripteurs. Une sorte de pyramide de Ponzi, un mode de
fonctionnement illégal qui fera plus tard les beaux (et les mauvais) jours
de Bernard Madoff.
L’affaire finit par éclater, mettant au jour les collusions entre le
pouvoir politique gaulliste et ces nouveaux riches entrepreneurs qui ne
s’embarrassent plus guère de scrupules. L’Humanité titre « A bas les
voleurs », François Mitterrand dénonce l’affairisme de la droite, tandis que
Michel Poniatowski, proche de Valéry Giscard d’Estaing, vilipende la
« République des copains et des coquins ». Le procès démarre fin 1973, et
les principaux protagonistes sont finalement condamnés en mars 1974. Le
procès marque la fin d’une époque. Le président Pompidou décède en
avril 1974. Les Trente Glorieuses se terminent. Rien ne sera plus jamais
comme avant.
B. M.-S.
« J’ai retrouvé Pouillon »
Jacques Derogy
Jacques Derogy a retrouvé le personnage central de l’affaire du Comptoir
national du logement, Fernand Pouillon, en cavale depuis septembre 1962,
date à laquelle il s’est évadé de la clinique où il était retenu. Au long d’un
entretien-fleuve, Pouillon, toujours aussi pugnace et fidèle à sa légende, livre
sa vision d’une affaire qui défraie la chronique depuis deux ans. (L’Express
du 9 mai 1963.)
Un spectre hante le prétoire de la onzième chambre correctionnelle où
se poursuivent, depuis une semaine, les débats fastidieux du procès des
dirigeants du CNL. Il est évoqué à tout instant par les inculpés qui
cherchent à se décharger sur lui en en faisant leur démon, leur mauvais
génie. Par les témoins, les magistrats, les avocats qui en brossent des
portraits contradictoires. On l’attendait, à l’ouverture des audiences, avec
l’espoir de le voir donner à la complexité des controverses comptables une
coloration pittoresque et au mécanisme du scandale des dimensions
politiques.
Mais voilà : pour la justice, Fernand Pouillon est demeuré un fantôme
introuvable depuis son évasion, le 9 septembre dernier, de la clinique où il
était en détention préventive. Le dernier signe de vie qu’elle possède de
lui est la lettre adressée à une amie et postée à 4 h 30, à Paris, la nuit de
son évasion :
« Lorsque vous recevrez cette lettre, j’aurai réussi ou échoué : des
milliers de kilomètres me sépareront de ce pays qui m’a fait tant de
mal… »
Je viens de rencontrer Fernand Pouillon à l’étranger. Je l’ai trouvé tel
qu’en lui-même enfin sa légende le change, pourri d’orgueil autant que de
talent, avec sa haute silhouette osseuse et son long visage de vieil
adolescent reconnaissable à cinq cents mètres.
Démuni, malade, il est resté le personnage hors série – ennemi du
banal et du médiocre – du temps du faste et de la splendeur, du temps de
« Pouillon le Magnifique » : inquiétant, séduisant, extravagant.
Des yeux sombres tapis à la base d’un crâne que rehausse une crinière
encore noire, un nez proéminent, des dents de carnassier, deux sillons
droits dans le creux des joues, une planche en guise de corps, tout en
angles et en arêtes vives, des jambes d’échassier, au bout de ses bras
immenses, de belles mains racées qui dansent sans cesse dans l’air.
Tendu, nerveux, le verbe sec mais disert. L’accent du Midi, entraînant,
impératif. La voix chaude, qui se prête aux éclats de la colère, au
débordement sentimental ou au ton du mépris.
— Pourquoi je ne me suis pas présenté ? Parce que je ne tiens pas à
crever en prison. Je sais ce que je risque : après tout ce qui a été dit et
écrit sur moi, après avoir été jeté en pâture à l’opinion et avoir servi de
bouc émissaire à je ne sais quel règlement de comptes politiques, je ne
peux pas ne pas être condamné. Eh bien ! je refuse cette injustice. Je
préfère finir dehors en vous disant merde à tous.
Avant d’accepter de répondre à mes questions, Pouillon se lance dans
une diatribe.
— Vous avez été les premiers à publier cette photo policière me
représentant en jabot et en manchettes de dentelles. On a dit que
j’ordonnais toutes mes réceptions dans cet accoutrement bizarre. Savez-
vous de quoi il s’agissait ? De la fête donnée pour le dix-huitième
anniversaire de ma fille Claude, qui avait acheté ce déguisement au
Marché aux Puces et avait trouvé très drôle d’en affubler ses invités. La
photo a été coupée : à côté de moi, dans la même tenue, il y avait un
honorable confrère de Marseille. On a parlé de mon manteau de vigogne
doublé d’ocelot. C’était du loden. On a parlé de Rolls blanche conduite par
un chauffeur noir. Pure invention. De fontaines lumineuses débitant le
whisky et le soda à gogo, dans mon hôtel particulier de la rue des Ursins.
La même chose. D’abord du whisky, ça n’est bon qu’en bouteille. Ensuite,
il s’agissait d’une simple conduite d’eau potable glacée dans la salle de
bains comme en ont souvent les grands hôtels.
Bon. Je prends note. L’orage est passé. J’enchaîne :
— Pourquoi avoir aggravé votre situation en vous évadant de cette
clinique où vous bénéficiiez, après tout, d’un régime de faveur ?
— Ma santé n’aurait pas résisté à un an de plus de cette vie recluse.
C’était le délai minimum qui m’avait été indiqué pour la date du procès.
Or, l’instruction et les confrontations étaient terminées depuis deux mois.
Ce n’est pas l’approche du jugement, mais au contraire la perspective
d’une prolongation indéfinie de ma détention qui m’a poussé à m’enfuir.
Les traitements douloureux que je subissais à la clinique n’avaient fait
qu’aggraver mon état. J’avais le sentiment que j’allais y laisser ma peau, et
même qu’on n’attendait que cela, surtout quand j’ai appris par mes
1
avocats que ma demande de mise en liberté n’aurait aucune chance
d’aboutir. On devait me faire libérer dans le courant du mois d’août. Mais
Matignon, sur ordre de l’Elysée, s’est interposé : il y avait des raisons
d’Etat qui s’opposaient à la libération de Pouillon. On se contenta de dire :
« Nous faisons tout pour lui rendre la vie aussi agréable que possible. Il
peut recevoir tous les amis qui demandent des permis, vivre avec son
épouse, voir ses enfants, nous ne pouvons faire mieux pour lui. S’il a
besoin d’argent, nous le laisserons publier ses écrits. Sauf aggravation de
son état de santé, il restera à Ville-d’Avray jusqu’à nouvel ordre… »
— C’était tout de même des conditions exceptionnelles.
— Ce qui est exceptionnel c’est qu’on m’ait laissé en détention pour
des raisons d’opinion publique, malgré une expertise médicale qui, pour
tout autre, aurait valu une liberté provisoire.
— De quoi souffriez-vous ?
— D’une vieille infection pulmonaire, de dérèglement nerveux, de
troubles glandulaires avec des analyses biologiques désastreuses. Cinq
jours après mon incarcération, le 5 mars 1961, j’ai été transféré à
l’infirmerie de Fresnes, où le médecin-chef n’a pas voulu prendre
longtemps la responsabilité de me garder, tant mon état était inquiétant.
Le 1er mai, j’ai été transporté de toute urgence dans une clinique
chirurgicale de la rue d’Alleray à 700 000 francs par mois, puis deux mois
plus tard dans cette clinique de névrosés, de drogués et d’agités de Ville-
d’Avray, qui s’apparentait davantage à un hôtel. J’étais considéré
médicalement comme condamné : deux à trois transfusions par semaine,
des séries de piqûres n’avaient raison ni de ma fièvre – je me tapais du 39°
tous les soirs – ni des abcès qui me couvraient le corps. Les traitements
intempestifs m’avaient rendu infirme et m’avaient amené à un poids de
47 kg pour 1 m 86. C’est à ce moment que des médecins personnels furent
admis à mon chevet, qui, diagnostiquant une amibiase insoupçonnée,
modifièrent la thérapeutique et me permirent de reprendre des forces, au
début de l’été. Cette « prison dorée » de 3,50 m sur 4, avec lit de cuivre et
sans tapis, que je n’ai pas quittée pendant quatorze mois, revenait quand
même à 150 000 F par semaine – pension de Vera comprise.
— D’où venait l’argent ?
— Des amis se cotisaient pour m’aider à survivre. Mais, puisqu’on me
dit si riche, je m’étonne que vous me posiez cette question.
— N’avez-vous pas été l’un des principaux profiteurs des
détournements du CNL, qui se sont montés à plus d’un milliard d’anciens
francs ? Le président Fonade ne vous accuse-t-il pas d’avoir bénéficié de
670 millions sur les seules opérations délictueuses, sans compter
456 millions d’honoraires ?
Pouillon m’arrête d’un geste, me foudroie de son regard noir, désigne
une liasse de papiers :
— J’affirme, en conscience, n’avoir jamais pris part à ces
détournements. J’étais à la tête d’une fortune gagnée honnêtement en
tant qu’architecte et en tant qu’homme d’affaires. Bien avant d’être
inquiété par la Justice et jeté en pâture à l’opinion, j’en ai remis la totalité
entre les mains de personnes qui m’ont affirmé à cette époque pouvoir
sauver l’affaire.
— Quelles personnes ?
— Le pool bancaire qui s’était constitué sous l’égide de l’Immobilière
Construction de Paris pour financer la reprise des travaux. Dès le
10 octobre 1960, j’avais réuni les créanciers du CNL pour proposer tous
mes biens immobiliers, mobiliers et même mes honoraires par délégation.
J’avais un ensemble de valeurs qui représentaient environ 1 100 millions
d’actif. Pour passif, j’avais celui laissé par le groupe Larrue-Haag et
Compagnie, le montant des travaux de restauration à l’hôtel des Ursins,
les factures d’agence en retard de règlement, soit environ 500 millions. Je
pouvais donc disposer de 600 millions pour alimenter la trésorerie du
CNL. Je leur dis donc : « Messieurs, ces sommes sont à vous. Je vous les
donne en garantie ou en toute propriété si nécessaire. En les remettant
dans le circuit, je vous affirme que non seulement le CNL, depuis son
début, ne m’a pas rapporté un franc, mais encore va me coûter plus de
100 à 200 millions. » Au moratoire du 15 décembre, j’ai effectivement mis
à la disposition du pool l’ensemble de mes investissements et de mon
patrimoine, réduisant de 90 % mon agence d’architecte qui faisait l’orgueil
de ma vie, vendant meubles et bibliothèque pour indemniser un personnel
de premier plan. Toute cette opération de renflouement s’est faite sous la
caution de deux ministres : Sudreau et Baumgartner. Leurs lettres sont au
dossier. Sudreau a accepté la reprise de l’affaire, Baumgartner l’étalement
de la dette fiscale laissée par la gestion Larrue.
— Mais d’où provenait la fortune dont vous avez fait ainsi rapport ?
— J’ai mené à bien, en quinze ans, 85 milliards de travaux, qui
représentent notamment 25 000 appartements, sans compter les
bâtiments publics. Au taux d’usage de 4 %, cela m’a fait 3 milliards et
demi d’honoraires. Avec, j’ai fait vivre cinquante à cent collaborateurs, soit
15 à 25 millions par mois de charges et de frais généraux. C’était, depuis
dix ans, le plus grand cabinet d’architecte. Quoi d’étonnant à ce que j’aie
pu mettre de côté un demi-milliard sous forme de meubles, d’immeubles
et d’objets d’art ? Le CNL n’a représenté, dans ces activités, que
15 milliards de travaux.
— Puisque votre cabinet marchait si bien, pourquoi vous être lancé
dans les affaires ?
— Justement pour faire face à cette charge et permettre à ce capital
de matière grise de continuer sur sa lancée. De 1945 à 1957, je n’avais
exécuté que des commandes d’Etat ou d’offices publics. Je n’avais pas
cherché à gagner de l’or dans le secteur privé. Claudius Petit m’avait mis
le pied à l’étrier de la reconstruction de Marseille en 1947. Je me suis
trouvé bientôt à la tête d’une agence importante, dans un immeuble que
j’avais construit sur la Canebière, effectuant des travaux considérables
dans la région et remettant en honneur la pierre de taille, ce qui me valut
de faire la connaissance de Blachette et de Chevalier. Ils m’ont chargé, en
1952, de réaliser le programme municipal du Grand Alger : avec mes
travaux en préparation, cela faisait un ensemble de plus de 20 milliards.
J’ai dû adapter mon agence, doubler le nombre de mes collaborateurs,
tous spécialistes sous contrat, partager ma semaine entre Marseille, Alger
et Téhéran, et parcourir, pendant quatre ans, 15 000 kilomètres par mois,
toujours de nuit, pour être présent, chaque matin, sur l’un de mes
chantiers. A partir de ce moment, j’ai été obsédé par un problème :
comment faire tourner mon agence sans à-coups ? J’étais arrivé à avoir un
cabinet qui ne pouvait plus s’alimenter régulièrement par ces seules
affaires publiques. Alger et Marseille allaient en décroissant. J’aurais pu
alors liquider ce personnel et cet outil de travail splendide qui avait la
réputation de construire plus, mieux et moins cher que les autres et me
retirer, fortune faite, dans l’enseignement et la commande officielle.
J’avais alors un patrimoine de 350 millions et 100 millions de liquide. J’ai
préféré jouer à quitte ou double, chercher des ressources régulières pour
faire rouler ce qui était ma raison de vivre : mon cabinet et ses buts, que
l’on peut qualifier de tous les noms d’oiseaux, sauf d’escroquerie. J’ai donc
investi à partir de 1956 mon avoir disponible dans une affaire dont je
serais l’architecte : le CNL. Les travaux d’Etat pouvaient m’assurer un
milliard par an. Il m’en fallait cinq fois plus. Seule la région parisienne
pouvait me procurer des débouchés suffisants. Je me suis donc lancé dans
l’aventure de la promotion.
— Ce n’était pas compatible avec les règles de votre métier.
— D’accord, mais j’y voyais le moyen d’atteindre mes deux buts
d’architecte : l’abaissement du prix de revient et la qualité humaine des
ensembles construits. J’ai toujours construit à 20 ou 30 % au-dessous des
prix pratiqués. A Marseille, j’avais fait gagner un milliard aux sinistrés.
Demandez plutôt à Sasportes. A Alger, j’ai cassé le marché de la
construction. A Boulogne, comme à Pantin et Montrouge, j’ai également
fait baisser le prix du mètre carré de 20 à 30 %. Je donnais le grand
confort au prix où les autres font les HLM. J’ai toujours considéré la vie en
HLM comme inhumaine. J’ai horreur de ces blocs de parpaings et de
béton, et je ne voudrais pas mettre un homme dans un endroit où je ne
voudrais pas habiter moi-même. Tout le monde s’accorde à reconnaître
que mes groupes ne donnent pas la nausée quand on se met à leur
fenêtre. C’est pourquoi, moi, architecte, je n’ai pas hésité à mettre mes
100 millions, par l’intermédiaire de Mouret, dans une société de
promoteurs constituée au départ avec une quinzaine de financiers. Brac
de La Perrière, qui avait été au cabinet de Chevalier, amena Haag et
Ducher, et celui-ci Leroy et Larrue. Moi, je n’y passais que deux jours par
semaine. Quand j’ai emménagé mon agence à Paris, fin 1957, le
programme des opérations était le suivant : 3 500 logements représentant
16 milliards de ventes. Le bénéfice envisagé par plus-value de parts était
de 10 à 12 % net, alors que la plupart des promoteurs parisiens prennent
de 25 à 45 %.
— Avez-vous pris part à la négociation des terrains Salmson ?
— Non, et je crois que c’est là que le CNL a creusé sa tombe en
édifiant sa fortune. L’affaire avait été signalée par Leroy, mais la Société
générale foncière était déjà dessus. Aussi ai-je été surpris quand, deux
mois après, Haag, Larrue, Leroy me demandèrent d’étudier un plan-masse
pour ces terrains redevenus disponibles. Il y eut un déjeuner organisé à ce
sujet chez Taillevent, avec un directeur du cabinet de Ramadier. Puis le
groupe me demanda d’avancer 60 à 100 millions sur mon compte
créditeur, pour l’achat d’actions ou de droits occultes sur ces terrains. Ne
comprenant rien à cette affaire, je me mis au travail et, en un délai record,
j’établis un avant-projet d’urbanisme qui fut soumis à M. Sudreau, alors
commissaire à la Construction. Celui-ci fut enthousiasmé et me chargea
par la suite personnellement d’aménager les îlots voisins. Le groupe
m’annonça alors que, malgré son capital de 125 millions, le CNL avait
acquis pour 500 francs (anciens) la liquidation de la société des moteurs
Salmson, dont le passif était de l’ordre de 2 milliards. C’était beau, non ?
Et cela grâce à l’appui des ministères des Finances, de l’Industrie et du
Commerce et de la présidence du Conseil. Or j’ai appris à l’instruction que
102 millions avaient été attribués, à cette époque, à des personnes qui
figurent dans la comptabilité sous la rubrique X. Il n’est pas difficile de
faire le rapprochement entre le caractère occulte de ces versements, les
facilités obtenues – y compris les dérogations aux permis de construire –
et les déjeuners chez Laurent, chez Potel et Chabot et autres, où Haag,
Brac, Larrue et Leroy me recommandaient de « faire du charme » à de
hauts fonctionnaires des quatre départements ministériels intéressés. Bref,
Haag avait démissionné de la présidence du CNL pour prendre celle des
moteurs Salmson, puis pour revenir avec les terrains à la tête du CNL.
C’était une histoire de fous. J’obtenais, en ce temps-là, toutes les
autorisations et tous les passe-droits imaginables pour réussir la plus
grande opération d’urbanisme privé de la région parisienne. Larrue
centralisait les comptabilités des sociétés immobilières et confondait les
trésoreries des entreprises filiales, dont j’avais demandé la création pour
normaliser le prix du mètre carré, avec celle du CNL, contrôlant ainsi tous
les cordons de la bourse. Mais, pour moi, seuls importaient la surveillance
des chantiers et l’état d’avancement des travaux.
— Quand vous êtes-vous rendu compte de la mauvaise tournure de
l’affaire ?
— Les ventes ne suivaient pas le rythme du chantier. Ducher, qui
raflait sans rien dire 4 % au passage, s’occupait d’opérations extérieures.
Un nouveau directeur des ventes m’avisa alors du désordre qu’il constatait
dans la gestion de Larrue. Celui-ci refusa de me donner une situation
générale de l’échéancier-recettes. D’où disputes et scission inévitables. La
crise éclata en avril 1960. Larrue envisageait de faire déposer le bilan de
l’entreprise-pilote et de stopper le chantier, s’apprêtant à faire supporter
aux entrepreneurs les difficultés de trésorerie du CNL. Je m’aperçus
également que les travaux particuliers (châteaux, chalets, etc.) n’étaient
pas débités par Larrue et je fis réclamer par les entreprises le montant des
factures. Le groupe Larrue prit peur et proposa de quitter le navire en
emportant ses parts de bénéfices, l’affaire étant largement in bonis, qu’ils
disaient. Ecœuré d’un tel maquignonnage, j’ai accepté de signer, sans
même le lire, le fameux protocole du 10 mai 1960, un monstre juridique
établi par quatre docteurs en droit, et aux termes duquel le groupe
prélevait 350 millions sur les 800 millions d’actif disponible au dire de
Larrue, et 150 millions d’appartements 2.
— L’accusation vous reproche d’avoir abusé là de biens sociaux, en
payant le départ de vos associés avec les fonds des souscripteurs.
— Mais ce sont eux qui se sont attribué ces sommes qu’ils
considéraient comme des plus-values acquises ou futures, comptant bien
que j’arriverais à sauver l’affaire. Ce sont eux qui ont exécuté eux-mêmes
le protocole en se payant sur les biens sociaux du CNL. Mon tort, c’est de
les avoir laissés faire, mais j’étais d’accord pour sauver le chantier à tout
prix, quitte à me ruiner, pour éviter la ruine de mon métier.
— On vous reproche d’avoir bénéficié également des dilapidations du
CNL qui se sont élevées à 1,5 milliard.
— Ecoutez, 1,5 milliard, cela pouvait représenter les plus-values de
parts normales pour les 15 milliards d’opérations immobilières réalisées
depuis le début du CNL. Un bénéfice de 10 % ferait sourire n’importe quel
promoteur. En fait, le bilan de Larrue était aussi truqué que le protocole
était sans valeur. En faisant procéder à une expertise comptable et
administrative, on s’est aperçu que la gestion du CNL était depuis cinq ans
en infraction continue avec les lois sur les sociétés et qu’il manquait
700 millions à la trésorerie pour faire face à l’échéance d’octobre. En fait,
le « trou » du milliard et demi avait été provoqué, pour un tiers, par la
gestion malencontreuse du groupe Larrue : fiasco immobilier à Monaco,
financement du journal d’arrondissement de M. Le Tac, commissions de
Ducher, etc. ; pour un tiers, par le vol commis par le même groupe en
exécution du protocole ; pour un tiers, enfin, par les prélèvements en
compte courant et les travaux particuliers, correspondant aux bénéfices
réalisés sur les plus-values des actions réparties à égalité entre le groupe
et moi. Or le bénéfice retiré par le groupe était, pour une mise de fonds
initiale de 25 à 30 millions, de l’ordre de 1 160 millions. Pour Mouret –
c’est-à-dire moi – avec un apport de 100 millions, de l’ordre de
300 millions.
— Mais ces bénéfices n’étaient pas réguliers, puisque prélevés
prématurément et appuyés sur de faux bilans.
— Je ne m’en suis aperçu qu’après le départ du groupe. Et qu’est-ce
que j’ai fait alors ? Tous mes avoirs ont été liquidés, sur mon ordre, dans
de plus ou moins bonnes conditions, alors que le CNL n’était toujours pas
en faillite et que les véritables voleurs n’ont toujours pas rendu gorge !
Cette fois, Pouillon s’indigne, brasse ses papiers, dessine je ne sais
quelle épure dans l’air.
— Pourquoi n’a-t-on jamais parlé de la suite ? C’est de mon propre
chef que je me suis fait hara-kiri, pour que personne – et surtout pas les
souscripteurs – ne soit lésé. En vain. Une seconde fois, j’ai été abusé par
les signataires du moratoire du 15 décembre, par lequel je cédais tous mes
biens, dont les plus importants étaient antérieurs ou extérieurs au CNL,
puisque le moratoire fut considéré comme un chiffon de papier après la
campagne de presse due au jugement du tribunal de commerce sur la
gestion Larrue.
Pouillon brandit une feuille remplie d’une colonne de chiffres :
— En tant que sommes, je peux prouver que le CNL m’a ruiné et que,
malgré la mauvaise réalisation de mes biens, j’ai payé plus que le CNL ne
m’avait soi-disant rapporté. J’ai, avec mon agence, liquidé mon capital de
matière grise, et c’est la seule perte sur laquelle j’ai chialé.
Un silence. Les yeux de Pouillon s’embuent.
— J’avoue que, dans ma vie tourmentée et fatigante, j’ai perdu la
notion de la valeur de l’argent. Pourvu que je trouve de quoi faire rouler
mon agence, je ne me rendais plus compte de mes dépenses personnelles.
Mais j’ai toujours eu conscience de dépenser l’argent gagné par mon
travail, et non celui des autres. J’étais à l’échelle d’un grand chirurgien,
d’un grand peintre ou d’un grand industriel. On s’indigne que j’aie mis
110 millions dans l’hôtel des Ursins, mais non que Karim Aga Khan en ait
racheté le bail pour la même somme. Et il existe des centaines
d’appartements, à Paris, qui sont revenus plus cher à des gens qui n’ont
pas produit le dixième de moi. Est-ce un crime d’aimer restaurer les
châteaux plutôt que de faire des placements dans le pétrole ou dans
l’exploitation des logements en location ? Si j’ai eu une vie large, c’est que
je faisais mon métier comme un forcené. Demandez à des architectes ce
que représentent 85 milliards de travaux. Si j’ai eu une vie large, c’était
pour construire encore et toujours. Je demande, dans tout cela, où est ma
culpabilité. J’ai joué, j’ai perdu. J’étais riche, je suis pauvre. J’avais un
métier, je suis un homme fini.
— Dommage que vous ne le disiez pas au tribunal.
— Non, car on veut me faire endosser les responsabilités de la gestion
Larrue, alors que, après le 10 mai, aucune infraction n’a été relevée par
les experts. Je veux bien passer en jugement pour Connerie, avec un
grand C, mais pas pour escroquerie.
— On a dit que votre fuite avait d’autres motifs, que votre silence
pouvait avoir des implications ou des utilités politiques.
Pour la première fois, un large sourire découvre les dents de Pouillon.
Il ouvre un cahier, chausse ses lunettes et se met à me lire le premier
chapitre de ses Mémoires d’outre-tombe, comme il dit, où il fait, avec une
patte de grand écrivain, le récit de son évasion.
— Vous voyez, rien de mystérieux. Je n’ai jamais entretenu chez moi
de clientèle politique. S’il y a eu trafic d’influence dans l’affaire Salmson,
ce n’était pas de mon fait. Pour l’affaire Le Tac, voyez Ducher. On a dit
que je m’étais présenté aux élections municipales, à Romilly, sous
l’étiquette UNR. Ce n’est pas vrai. La seule étiquette que j’aie jamais
portée de ma vie, c’est celle du PC, de 1942 à 1946. J’ai quitté le parti
après une engueulade avec Francis Ponge, que j’ai traité de fesse-mathieu.
Dès le début de la guerre d’Algérie, j’étais naturellement pour la
négociation avec le FLN. J’ai logé 4 000 Algériens dans mes cités.
— Alors, comment vous expliquez-vous votre rôle du bouc émissaire ?
— Par une conjuration de plusieurs facteurs : pour l’Elysée, j’étais le
type du promoteur escroc idéal à mettre en vedette pour masquer la
carence d’une politique du logement ; pour Debré, l’occasion d’un
règlement de comptes avec Sudreau – on m’a arrêté un dimanche,
profitant d’un voyage de Sudreau à Nice ; pour la presse de gauche,
l’affaire Stavisky du nouveau régime ; pour l’extrême droite, le moyen de
discréditer les libéraux d’Alger. Sans compter les haines anciennes, les
jalousies professionnelles, la coalition des promoteurs dont j’avais cassé
les marchés, etc.
— Tout ça, c’est bien joli pour votre défense. Mais que faites-vous de
la situation des souscripteurs ?
— Il faut distinguer plusieurs catégories. Plus de 1 000 ont eu leur
appartement dans les conditions prévues et à un prix avantageux
puisqu’on m’a dit que, depuis, leur appartement avait pris 50 % de plus-
value. Il reste deux catégories malheureuses, la première, ceux qui avaient
leur appartement presque terminé et qui ont dû attendre plus d’un an la
fin des travaux, ceux-là ont perdu beaucoup en fait d’habitation
provisoire. Enfin, ceux pour qui l’immeuble était en cours de gros œuvre
ou pas encore commencé, et c’est à eux que va toute ma peine. Au
moment de l’arrêt du chantier, je me suis senti coupable vis-à-vis d’eux de
n’avoir pas su le mener à bonne fin, moi qui, toute ma vie, ai veillé aux
délais et aux prix. J’avais sacrifié pour eux le fruit de vingt ans d’efforts et
mon agence. En vain. De ceux-là, on s’est moqué éperdument en arrêtant
les chantiers, en déchirant le moratoire, en me foutant en cabane. Vous
connaissez l’histoire du canonnier que raconte Victor Hugo dans
Quatrevingt-treize : comme lui, il fallait me fusiller après, pas avant.
Pouillon esquisse un nouveau sourire, détend ses jambes de coq, agite
sa crête noire, et me tend tout à coup le creux de sa main :
— Vous voyez, ma ligne de vie s’arrête à la cinquantaine. J’y suis.
Encore quelques pages à ajouter à mes Mémoires. Et, dans mon
portefeuille, juste de quoi durer encore le délai d’un cancer.
Immobilier : l’argent sale
Jean-Jacques Faust
L’Express revient sur l’affaire complexe et intriquée de la Garantie foncière,
dénoue avec pédagogie les fils de ce dossier où s’entremêlent intérêts
politiques et financiers, et met en lumière les principales personnalités mêlées
au scandale. Un éclairage qui en dit long sur les dérives d’un secteur alors en
plein boom. (L’Express du 19 juillet 1971.)
A l’heure des départs pour Saint-Tropez, le monde français de l’argent
est en éruption. Et le grand public voit dans ce jaillissement trouble ce
qui, si longtemps, avait été dérobé à sa vue. A savoir qu’il n’y a pas de
grosse fortune vite acquise sans collusion politique.
La Garantie foncière, société civile immobilière, a sauté la première,
mais les explosions, maintenant, se succèdent. Mardi, le parquet de Paris
révélait que les frères Willot avaient été inculpés, au début d’avril, pour
infraction aux lois sur les sociétés et abus de biens sociaux. Les quatre
frères Willot sont les nouveaux champions, un peu acrobatiques, du textile
et des grands magasins. En principe, ils n’ont rien de commun avec la
Garantie foncière, sinon qu’ils lui vendaient des immeubles. Mais au-
dessus du volcan – comme à Puteaux, comme à l’île de Ré, comme à La
Villette – les fumerolles dessinent de vilaines images de corruption et de
trafic d’influence.
Sous la présidence de M. Jacques Chaban-Delmas, le comité de liaison
de la majorité s’en est préoccupé. Vendredi matin, le Premier ministre
affirmait : « Le gouvernement, qui a pris l’initiative des poursuites, veille
et veillera à ce que toute la lumière soit faite sur ces affaires, quelles que
soient les personnes mises en cause. » L’Elysée appuie. Avant de servir
l’Etat, M. Georges Pompidou aurait dit : « L’immobilier, c’est nécessaire,
sans doute, mais c’est mal fréquenté. » L’UDR, pourtant, ne s’est pas
privée d’y avoir des intimités.
C’était, en septembre 1970, le temps de la splendeur. La Garantie
foncière avait rempli le paquebot Mermoz de souscripteurs et de
journalistes. Et le champagne coulait…
Trois hommes régnaient sur ces flots : M. Robert Frenkel, directeur
financier de la société, M. André Rives-Henrÿs de Lavaÿsse, député UDR
de Paris, son P-DG, et Me Victor Rochenoir, avocat, conseil juridique et
fiscal. Gros chat luisant de malice, M. Frenkel posait au gestionnaire
intègre. L’argent des autres, c’était son affaire. Avec un faux air
d’Aznavour, l’avocat faisait état d’un passé de militant gaulliste. Et le
député, venu tout droit des allées du pouvoir, apportait cette solennité
bien habillée qui rassure l’épargnant.
On voit aujourd’hui à quoi servait la solennité. M. Frenkel et sa femme
Nicole sont en prison, inculpés d’abus de confiance. Me Rochenoir a été
récusé par le juge d’instruction. Parce que sa participation aux affaires de
la Garantie foncière était trop voyante et que le code de déontologie du
barreau interdit à un avocat de porter le titre de conseil fiscal. Quant à
M. Rives-Henrys, il se claquemure dans un luxueux appartement de
Cannes. Faute de pouvoir se résoudre à se déclarer ou dupe ou complice.
Le scandale est là. Il est dans cette imbrication du pouvoir et de
l’argent, des affaires et de la politique. Il est dans le réseau des protections
et des complaisances à l’abri desquelles la cupidité se déploie jusqu’à la
spoliation de l’épargne publique.
C’est M. Pierre Chatenet, président de la Commission des opérations
de Bourse, organisme d’Etat, qui a déchiré ce tissu. Avec l’accord du
ministre des Finances, M. Valéry Giscard d’Estaing, et le soutien de
M. René Pleven, ministre de la Justice. Et le scandale est immense. Car
voici que les délits surgissent de toutes parts, débusqués comme lapin
d’un fourré.
Les époux Frenkel sont prévenus d’escroquerie, d’abus de confiance,
d’abus de biens sociaux et d’infraction à la loi sur les sociétés. Quels sont
les mécanismes de la fraude ?
Selon le Code civil, article 1832, une société civile est « un contrat par
lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre quelque chose
en commun dans le but de partager le bénéfice qui pourra en résulter ».
Prenant appui sur ce texte, les messieurs de la Garantie foncière, comme
d’ailleurs leurs concurrents, disaient aux épargnants : « Groupez-vous
pour acheter des immeubles. Nous les louons pour vous et nous vous
verserons le montant des loyers sous forme d’intérêts. » C’était la rengaine
de la démocratisation de la propriété. Aux petits capitalistes qui n’ont pas
les moyens de se lancer seuls dans l’investissement, les dirigeants de
sociétés civiles offraient une quote-part du Pérou immobilier. La Garantie
foncière assurait un rendement de 10,25 % par an. Ce taux alléchant lui
amena, en deux ans et demi, environ 205 millions de francs et 13 000
souscripteurs.
M. Frenkel se vantait volontiers d’avoir un « secret de fabrication ».
Les enquêteurs ont le sentiment de l’avoir percé. M. Frenkel ne rémunérait
pas ses souscripteurs avec le seul produit des loyers, mais aussi grâce à de
savants jeux d’écritures comptables. C’était question d’organisation. Outre
la Garantie foncière, il contrôlait la SPPAPIF (Société parisienne de
promotion et d’accession à la propriété immobilière et foncière), une
société de marchands de biens. La combinaison était la suivante : la
SPPAPIF achetait, par exemple, un immeuble 10 millions, elle le revendait
15 à la Garantie foncière, qui le faisait payer par ses souscripteurs.
M. Frenkel disposait de la différence.
La méthode était rodée. Ainsi M. Jean-Pierre Willot, tout en jurant ses
grands dieux qu’il n’avait rien à voir avec La Garantie foncière, a été
amené à préciser le prix d’immeubles qu’il avait vendus à la SPPAPIF :
17 250 000 francs pour le siège de la société Saint Frères, 34 et 36, rue du
Louvre, à Paris, et 10 millions pour un immeuble de l’avenue de Messine
appartenant à France-Tapis. Or ces deux immeubles figurent au bilan des
avoirs de La Garantie foncière pour – respectivement – 25 583 000 et
16 283 000 francs.
Pareilles plus-values sont, bien sûr, très difficiles à expliquer. Sauf si
l’on admet que le « secret de fabrication » de M. Frenkel résidait
précisément dans ces expédients. C’est-à-dire, selon le mot d’un analyste
financier, qu’il créait de l’argent sur le papier, qu’il battait monnaie.
M. Frenkel n’a d’ailleurs rien inventé. La surévaluation des actifs,
autrement dit le gonflement de la valeur réelle des biens d’une société, est
une technique qui a été beaucoup pratiquée aux Etats-Unis par les
spéculateurs, au moins jusqu’à la catastrophe boursière du printemps de
1970.
Le fait est que, pour les immeubles, en particulier, la notion de juste
prix au bilan est tout à fait floue. En France, la tendance traditionnelle, à
l’inverse de l’Amérique, est à la sous-estimation. Soit par peur du fisc, soit
par négligence des propriétaires. D’aucuns accusent les frères Willot – qui
ne sont, eux, ni timorés ni endormis – d’en avoir tiré profit et d’avoir payé
les sociétés qu’ils ont achetées, Saint Frères et France-Tapis, par exemple,
par la liquidation de leurs patrimoines immobiliers.
Ce n’est peut-être qu’un grief de rivaux moins hardis. Mais ce qui
intrigue aujourd’hui, c’est que plus de la moitié des actifs de La Garantie
foncière proviennent de ventes du groupe Willot. Entre M. Frenkel et les
quatre frères du textile, il n’y a certes, juridiquement, pas le moindre lien.
Il reste que Me Rochenoir, conseil de La Garantie foncière, fut l’avocat des
Willot, et que M. Roland Nungesser, ancien ministre et député UDR du
Val-de-Marne, est entré au conseil d’administration du Bon Marché après
son rachat par les Willot. Coïncidence qui n’est sans doute pas fortuite,
puisque l’avocat est un familier de M. Nungesser et a appartenu à ses
cabinets ministériels de 1966 à 1968.
Sur le petit théâtre politico-financier de Paris, ces associations n’ont
pas de quoi surprendre. Les acteurs changent, mais la pièce est à peu près
la même du côté du Patrimoine foncier, autre société civile de placement
immobilier qui fait l’objet d’une information judiciaire. Voisin de La
e
Garantie foncière – son siège est également dans le XVI arrondissement –,
Le Patrimoine a recueilli, à ce jour, environ 140 millions de francs et
propose aux porteurs de parts un rendement de 10,40 %. Son président
est M. Claude Lipsky, quarante ans, fils d’un ferrailleur qui avait trempé
quelques lames dans les eaux sales de l’affaire Joanovici, au lendemain de
la Libération. Mais le gérant de cette société était, jusqu’au mois dernier,
un ancien député UDR, M. Antoine Roulland, qui fut, un temps, chargé de
mission au cabinet de M. Pompidou, alors Premier ministre. M. Lipsky est,
dit-on, bon prince en amitié.
A situations saugrenues, personnages cocasses. Il n’en manquait point.
« Je m’adresse à l’épargnant du haut d’une pyramide de garanties »,
proclamait M. Jean Quinery, fondateur, président et seul employé de la
Financière de participation, la Finan-par. De son bureau de 4 m sur 3,
meublé d’un seul téléphone, il promettait 15 % aux souscripteurs.
Tant de manigances, tant d’extravagances n’auraient certainement pas
été imaginables sans la vieille et inusable passion des Français pour la
pierre. Et, les choses étant ce qu’elles sont, ce n’est pas une passion
stupide. L’immobilier n’est plus le Far West, mais, de tous les placements
accessibles au commun des mortels, il est le seul qui garantisse encore
efficacement contre la dépréciation de l’argent. Sur ce point, la publicité
des sociétés civiles n’était pas mensongère. Et, surtout, les souvenirs du
passé témoignent pour l’avenir. « L’immobilier est, en France, la meilleure
façon de gagner de l’argent, déclare un promoteur parisien. Depuis vingt
ans, à la faveur de la crise du logement, beaucoup s’y sont exercés. Et la
plupart ont réussi. »
C’est ainsi que les Français se sont rués, coudes au corps, sur les
studios, les petits garages, les murs de boutiques, les parts de bureaux,
etc. Rapport : de 7 % à 12 %. « Les murs de boutiques atteignent très vite
12 %, car les pas-de-porte baissent, mais les loyers commerciaux
augmentent », indique M. Roger Lemialle, vice-président de la Chambre
syndicale parisienne des agents immobiliers. Mais le bon investissement
que recommande M. Lemialle est l’appartement suffisamment neuf pour
bénéficier de l’exonération foncière (vingt-cinq ans), qui rapporte un loyer
de 5 % à 8 %, et qui se revendra avec une honnête plus-value.
L’investisseur immobilier, c’est aussi le médecin, le commerçant ou le
fermier. Ensemble, ils constituent un « tour de table » pour monter une
« opération ». Rentabilité promise : 15 % à 40 % par an, selon le moment,
le secteur ou le promoteur. Sans doute, la faune de la jungle immobilière
est-elle souvent incertaine. Le gros de la troupe est formé de quelque
14 000 agents immobiliers sans statut, dont moins de la moitié appartient
à une organisation syndicale. Mais le promoteur reste le roi de la jungle.
Même s’il n’est plus automatiquement l’homme qui transforme la terre à
betteraves de l’Ile-de-France ou la caillasse du bord de mer en mètres
carrés d’or.
Avec la loi du 3 janvier 1967, l’âge de l’irresponsabilité s’est achevé. Le
promoteur ne peut plus vendre un appartement sans garantie de bonne
fin. Mais le métier demeure confortable. Un banquier explique : « Soit un
programme de cent appartements, qui représente un investissement de
10 millions. Sans prêt du Crédit foncier, le promoteur doit apporter 20 %,
donc 2 millions. S’il a su choisir son emplacement, il en sortira avec un
bénéfice de 2 millions. S’il dénoue l’opération en trois ans, il aura fait du
33 % par an. » Ces 33 % n’ont jamais fait crier personne. Car les Français,
même ceux qui n’en profitent pas, sont tellement habitués à la spéculation
immobilière qu’ils ne peuvent pas imaginer un autre régime.
« Le marché est spéculatif parce que c’est encore un marché de
pénurie », diagnostique M. Charles Delamare, directeur général de la
Banque de la construction et des travaux publics.
Beaucoup accusent l’Etat d’entretenir cette pénurie. D’abord, parce
qu’il ne veut pas déléguer son autorité en matière de construction aux
collectivités locales. Ce qui, comme l’a bien vu M. Albin Chalandon,
multiplie les intermédiaires et étire à l’infini les circuits administratifs.
L’Etat motive son refus en faisant valoir que la décentralisation
favoriserait la corruption, mais tout le monde sait que les permis de
construire sont rarement gratuits. Telle petite forêt au sud de Paris est,
récemment, devenue constructible, moyennant un million et demi de
francs versés par les promoteurs.
Ensuite, parce que l’Etat draine vers le Trésor l’argent des Caisses
d’épargne qui, en Angleterre comme en Suisse, a permis de résoudre la
crise du logement. Non que l’Etat n’aide pas le logement, mais, en dehors
du secteur dit social, les prêts à la construction restent très chers. Et
encore la Fédération du bâtiment calcule-t-elle que les impôts sur la
construction (TVA, impôts sur les sociétés, droits d’enregistrement, etc.)
sont équivalents à l’aide au logement.
C’est pourquoi l’Etat, toujours désireux de voir de l’argent frais se
diriger vers l’immobilier, donna sans regimber sa bénédiction aux sociétés
civiles. Leur rôle économique, d’ailleurs, n’est pas négligeable. Elles
multiplient les mises en chantier, elles permettent aux entreprises qu’elles
logent de réduire leurs investissements immobiliers. La première société
civile naquit en 1964, à l’initiative d’un groupe de promoteurs pieds-noirs
animé par MM. Raymond Roi, par ailleurs mari de Ludmilla Tcherina, et
Pierre Perret. Pour la gérance, l’affaire était bonne : 10 % sur les parts
souscrites et encore 10 % sur les loyers. M. Roi allait faire rapidement
école. Un agent immobilier parisien, M. Louis Pelloux, fondait à son tour
l’Epargne foncière.
Quand apparaissent les Lipsky, les Frenkel, etc., c’est une espèce
immobilière nouvelle qui vient de partout, de la friperie, de la ferraille ou
de l’électroménager, mais surtout pas de l’establishment bancaire. Au
départ, un bureau, un téléphone, et les chèques arrivent.
Un peu amer, le président de la Commission des opérations de Bourse
constate : « L’épargnant français grogne toujours, surtout contre les gros,
mais si quelqu’un, sous un parasol, fait un boniment, il se précipite. » Et
M. Chatenet explique à L’Express : « Nous nous sommes inquiétés dès le
début de 1968. Nous étions frappés par ce paradoxe : nous avions droit de
regard sur Pechiney ou Rhône-Poulenc, mais nous ne pouvions rien contre
Monsieur X, totalement inconnu, qui récoltait des sommes considérables
par simple voie d’annonces. »
Le 15 mars 1968, le Bureau de vérification de la publicité est quand
même habilité à contrôler les annonces des civiles immobilières. Ce sera,
pendant près de trois ans, la seule et unique réglementation. Pourtant, en
1969, huit sociétés civiles, groupées en association sous le nom d’Aprogi,
s’imposent à elles-mêmes un code de fonctionnement. M. Frenkel leur
tourne le dos et lance : « Vous êtes des petits garçons. » M. Pelloux – de
l’Epargne foncière –, président de l’Aprogi, écrit au ministre des Finances
pour le mettre en garde contre les acrobaties de La Garantie foncière. Pas
de réponse. Mais la brigade financière est déjà au travail. M. Giscard
d’Estaing a discrètement chargé l’un de ses conseillers, M. Antoine Brunet,
de surveiller le secteur. Brun et sec, ce jeune fonctionnaire austère, fils
d’un gouverneur de la Banque de France, conduira la chasse à courre
pendant deux ans, avec ténacité. Le Parquet a inculpé M. Frenkel le
7 juillet. La semaine suivante, M. Brunet est parti en vacances.
A La Garantie foncière, un magistrat, M. Pierre Bevierre, qui a déjà
exercé les mêmes fonctions au Figaro, a été désigné comme
administrateur provisoire. Il ne servira certainement pas aux associés le
10,25 % « garanti » par M. Frenkel. Mais ce n’est pas non plus Panama.
Les immeubles de M. Frenkel existent. Un analyste financier chiffre entre
20 % et 25 % l’amputation de capital que subissent aujourd’hui les
épargnants. Quant à leur revenu il risque de tomber autour de 7 %. Les
porteurs de REPS sahariennes et, plus récemment, ceux de Saint-Gobain
ont connu pire sort. Aussi bien le président de l’Association de défense des
souscripteurs de La Garantie foncière, M. Robert Cazilhac, pilote de ligne
à la retraite, leur recommande-t-il de ne pas vendre.
Le procès de M. Frenkel sera donc beaucoup moins celui de la société
civile que de la société politique. Un banquier dit : « La Garantie foncière
a buté sur l’incompatibilité entre la sécurité du placement et le haut
rendement de l’argent. L’ennui est qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre
les trafics immobiliers et un parti de gouvernement, quel qu’il soit. »
Ce n’est donc pas par hasard que M. Giscard d’Estaing a tenu à faire
remarquer que les Républicains indépendants étaient « innocents » dans
ces affaires. Le scandale de la Garantie foncière, éclaté après deux ans
d’enquête besogneuse, précède les grandes manœuvres électorales de
1972. Ce n’est qu’un début.
Principales condamnations
Affaire CNL. – Fernand Pouillon : quatre ans de prison. Il est libéré en
1964 pour raisons de santé.
Affaire de la Garantie foncière. – Robert Frenkel : quatre ans et demi
de prison ferme. André Rives-Henrÿs : dix-huit mois de prison avec sursis.
e e
1. Les avocats de Fernand Pouillon sont M Georges Izard et M Bernard Gorny.
2. Comme on peut le constater dans les débats du procès, les coïnculpés de Pouillon rejettent
entièrement sur l’architecte la responsabilité des conséquences du protocole du 10 mai.
Le scandale des avions
renifleurs
1975
Ils prétendaient avoir inventé la machine à repérer l’or noir. Plus forts
encore, ils parviendront à piéger l’état-major de la plus grande compagnie
pétrolière française, ainsi que les plus hautes autorités de l’Etat, en leur
faisant verser près de 1 milliard de francs pour un dispositif totalement
bidon. C’est ce que Le Canard enchaîné appelle le 21 décembre 1983
« l’affaire des avions renifleurs ». Une superbe escroquerie couverte par le
secret d’Etat.
A l’origine de cette rocambolesque affaire, Alain de Villegas,
aristocrate franco-belge désargenté, ingénieur de son état, et Aldo
Bonassoli, autodidacte italien, Géo Trouvetou, féru de physique et de
géologie. Cet improbable duo prétend avoir mis au point un procédé de
radiodétection permettant de restituer sur un écran la composition des
sols jusqu’à plusieurs milliers de mètres sous terre. Installée à bord d’un
avion, cette technologie permettrait de repérer les nappes de pétrole sans
avoir à procéder à de coûteux forages. Une aubaine en cette époque où la
France subit de plein fouet les effets de la crise pétrolière. Presque une
destinée pour ce pays, qui s’est doté depuis 1973 d’un pompeux slogan :
« La France n’a pas de pétrole mais elle a des idées ! »
Grâce à ses relations, notamment un certain Jean Violet, avocat
trouble au bras long, ancien membre des services secrets, l’aristocrate
franco-belge va réussir à approcher quelques personnages haut placés,
comme le patron de la banque suisse UBS, Philippe de Weck, prêt à
financer le projet, ou encore l’ancien président du Conseil, Antoine Pinay,
devenu membre du conseil d’administration d’Elf-Erap. Lequel Pinay
introduira le trio auprès de la direction de la compagnie pétrolière.
A l’époque, l’entreprise publique est dirigée par Pierre Guillaumat.
Personnage central de la politique énergétique de la France depuis la fin
de la Seconde Guerre mondiale, cet ancien ministre gaulliste, corpsard
passé par les services secrets, n’a pas franchement un profil de farfelu.
Après avoir piloté EDF, il a notamment été chargé de mettre en place la
première bombe nucléaire française à la tête du Commissariat à l’énergie
atomique (CEA). C’est pourtant lui qui, à l’issue d’une rencontre avec
Violet, Villegas et Bonassoli, va donner, sans sourciller, son aval au projet
« Delta et Oméga ». Le 28 mai 1976, un premier contrat, d’une valeur de
400 millions de francs, est signé à Zurich, entre Elf-Erap et une société
panaméenne représentant les intérêts des deux inventeurs.
Est-ce parce que les premières expériences semblent tellement
concluantes ? En octobre 1976, le procédé « vision dirigée sélective »,
comme l’appelle Bonassoli, détecte notamment des gisements déjà connus
au large d’Ouessant… Toujours est-il que chez Elf, à mesure que les
appareils « reniflent » l’or noir, la clairvoyance disparaît des écrans radars.
Dans une lettre à Raymond Barre en date du 27 décembre 1976, Pierre
Guillaumat se dit « ébloui » par les perspectives offertes par cette nouvelle
technologie. Dans la foulée, l’opération est classée secret-défense : il
s’agirait de ne pas se faire voler la poule aux œufs d’or !
Dès lors, même quand les premiers doutes commencent à poindre,
avec quelques ratés en Afrique du Sud et au Maroc, la direction ferme les
yeux. Même le nouveau patron d’Elf, Albin Chalandon, qui, à son arrivée
en 1977, semble flairer l’escroquerie, finit par se laisser convaincre. Pour
sa défense, les deux physiciens du CEA mandatés pour expertiser la
technologie ne trouvent aucune trace de fraude. Tout juste constatent-ils
que le procédé ne répond à aucune règle physique ou chimique connue !
En 1977 et 1978, deux nouveaux contrats sont donc conclus pour
500 millions de francs. En 1978, après plusieurs échecs, Chalandon
accepte une dernière exploration, en Afrique du Sud, où Bonassoli assure
avoir trouvé la plus grande nappe pétrolifère de tous les temps. Las. Au
lieu d’or noir, les forages pénètrent du sable et de la roche volcanique sur
plusieurs kilomètres. Tout le monde remballe et, pour la première fois, la
crédibilité des deux inventeurs est mise en doute.
Pourtant, il faudra encore quelques mois pour que le pot aux roses soit
découvert – il faut dire que, chaque fois que son dispositif est questionné,
Bonassoli menace de le vendre aux Américains ! Le 5 avril 1979, il
présente le procédé à un Valéry Giscard d’Estaing a priori sceptique. A son
retour, le Président aurait fait rédiger par sa secrétaire deux
communiqués, l’un favorable à la technologie, l’autre beaucoup plus
retenu, pour sauvegarder ses arrières dans le cas où cette affaire
tournerait vinaigre.
La supercherie est finalement dévoilée le 24 mai 1979, au moyen
d’une astuce extrêmement simple : pour prouver l’efficacité de son
« VDS », Bonassoli avait pris pour habitude de faire apparaître sur son
écran radar un objet placé derrière un mur. Ce jour-là, de l’autre côté du
mur, on place une règle dans une enveloppe. Laquelle règle a été pliée
sans prévenir personne… Sur l’écran, elle apparaît parfaitement droite !
On apprendra par la suite que Bonassoli peignait lui-même les
cartographies des supposés gisements, pour les incruster ensuite dans son
appareil. De la technologie à l’état pur ! Dans le plus grand secret, le
contrat entre les inventeurs et Elf est rompu. Sur le milliard de francs
déboursé, 500 millions sont quand même récupérés in extremis par les
équipes de Chalandon.
Assommés, Elf, son état-major et ses centaines d’ingénieurs
surdiplômés semblent incapables d’expliquer comment ils ont pu être
dupés à ce point par ces deux hurluberlus notoires. Villegas n’a-t-il pas
travaillé sur un projet d’extraction du sel de l’eau de mer pour en faire de
l’or ? Quant au génie de l’embrouille, Aldo Bonassoli, il suffit de l’entendre
discourir quelques minutes pour comprendre que le personnage est
totalement fantasque, rocambolesque. Des années plus tard, interviewé
par le journaliste Jean-Charles Deniau pour un documentaire sur l’affaire,
voici comment il décrit sa trouvaille révolutionnaire : « C’est capté par
l’avion à partir du moment où il interagit sur l’appareillage. Il y a un flux
dedans s’il y a du gaz [ou du pétrole]. Et il transforme un flux
gravitationnel en un flux électromagnétique. Et après vous pouvez faire ce
que vous voulez. »
Comprenne qui pourra ! Ou surtout qui voudra. Car la vérité, dans
cette affaire, est que tout le monde voulait y croire. Elf bien sûr, qui, outre
l’envolée des prix du brut, affrontait à cette époque la perte de deux
importantes exploitations en Algérie et en Irak. Mais aussi Valéry Giscard
d’Estaing, qui a pu caresser l’espoir de voir la France, grâce à cette
technologie, accéder au rang de première puissance mondiale…
Malheureusement pour ce dernier, l’affaire ne s’arrête pas là. En
janvier 1981, la Cour des comptes rédige un rapport au vitriol sur la
gestion du programme, qui n’aurait observé aucune des procédures
normales de contrôle. Selon elle, les pertes financières directes et
indirectes pour la France pourraient atteindre jusqu’à 790 millions de
francs… A l’approche des élections de 1981, et alors que VGE est déjà
éclaboussé par le scandale des diamants de Bokassa, impossible de publier
le rapport. Décision est prise de l’enterrer discrètement. Mais en
décembre 1983, alors que le gouvernement a changé de main, Le Canard
enchaîné révèle toute l’affaire sous la plume de Pierre Péan. Du pain bénit
pour la nouvelle majorité. A l’Assemblée nationale, Henri Emmanuelli,
alors secrétaire d’Etat au Budget, qualifie de « forfaiture » la destruction
du dernier exemplaire du rapport de la Cour des comptes. Le plus bel
attrape-nigaud de la Ve République se transforme dès lors en affaire
d’Etat…
Curieusement, malgré les pertes engendrées, celle-ci ne donnera lieu à
aucune enquête policière, ni poursuite judiciaire. En novembre 1984, une
commission d’enquête parlementaire rendra un rapport accablant, mais
sans lever toutes les zones d’ombre. On ne connaîtra donc sans doute
jamais l’identité de tous les bénéficiaires des sommes détournées, ni qui
était la taupe, chez Elf, qui livrait à Bonassoli l’emplacement des
gisements pétroliers de la compagnie. Dans un livre paru en 1986, un
ancien magistrat, Jean Cosson, avance une hypothèse dérangeante, non
confirmée depuis. Selon lui, il s’agissait en fait d’une fausse escroquerie
qui aurait, au moins pour partie, servi au financement de la droite
française.
J. de L. B.
Affaire Elf-Erap : par qui le scandale…
Noël-Jean Bergeroux et Yves Guilhannec
Fin 1983, alors que les socialistes sont au pouvoir, Le Canard enchaîné
révèle l’existence d’un rapport de la Cour des comptes sur l’affaire « des
avions renifleurs ». Dans son dernier numéro de l’année, L’Express raconte
comment les dirigeants de l’époque, au premier rang desquels le Premier
ministre Raymond Barre et le président Valéry Giscard d’Estaing, ont tenté
d’étouffer la polémique, bien maladroitement. (L’Express du 30 décembre
1983.)
C’est reparti ! Il y avait bien longtemps que les huit grandes pages du
Canard enchaîné n’avaient tenu en haleine la classe politique. Et voilà
qu’une vieille histoire, déterrée par le « journal satirique paraissant le
mercredi », attendait, comme prochain épisode, une décision du Premier
ministre…
La publication du rapport de la Cour des comptes sur le projet dit des
« avions renifleurs » devrait, en effet, permettre d’y voir un peu plus clair
dans une affaire qui semble causer de nouveaux dégâts à chacun de ses
rebonds. Au départ, le récit sur le mode rigolard de cette escroquerie
monumentale paraissait tout juste susceptible de ridiculiser les patrons
d’une société nationale. En 1976, les dirigeants d’Elf-Erap s’étaient laissé
prendre dans une somptueuse embrouille : une officine étrangère était
parvenue à leur faire financer – chèrement – l’étude d’un procédé
révolutionnaire de détection aérienne des gisements pétroliers. Une vue
de l’esprit, en fait.
Bientôt se déclenchait une réaction en chaîne. Le gouvernement
saisissait l’occasion pour mener une attaque en règle contre l’opposition.
Mais, mal ajustée par le secrétaire d’Etat chargé du Budget, Henri
Emmanuelli, cette attaque permettait surtout, dans un premier temps, une
spectaculaire contre-offensive de l’ancien président de la République
Valéry Giscard d’Estaing. Effet inverse de ce qui avait été voulu… Jusqu’à
ce que la balle revienne à son point de départ. A son troisième
rebondissement, l’affaire des « avions renifleurs » apparaît tout de même
quelque peu encombrante pour les responsables en place sous le
septennat précédent.
Dans son numéro du mercredi 21 décembre, Le Canard reprend des
révélations qu’il a déjà publiées dès le 22 juin. C’est dans le plus grand
secret que les dirigeants d’Elf-Erap ont accepté de financer les inventeurs
étrangers. Bien introduits, ces inventeurs ! Puisque c’est Antoine Pinay
[ancien président du Conseil] qui les a présentés à Pierre Guillaumat,
« patron » d’Elf à ce moment-là ; et puisque le président de l’Union de
banques suisses, Philippe de Weck, a, de son côté, apporté sa caution
financière. Bien étranges également, ces inventeurs : un comte belge
aujourd’hui disparu, un ingénieur italien tout aussi introuvable. Escrocs
ou mythomanes ?
Nul n’est vraiment en mesure de le dire. Elf aura, en tout cas,
déboursé pour cette aventure 1 milliard de francs actuels. Tout n’a pas été
perdu, il est vrai. Une fois la bévue découverte, Albin Chalandon,
successeur de Guillaumat à la tête du groupe pétrolier, a réussi, grâce à
Philippe de Weck, à récupérer environ 500 millions de francs qui n’avaient
pas été dépensés. Les 500 autres millions étaient le prix du risque ; après
tout, le jeu aurait valu la peine si les espoirs avaient été réalisés.
Dès juin, Le Canard avait, brièvement, signalé la mystérieuse
disparition du rapport de François Giquel, conseiller référendaire à la
Cour des comptes, chargé de l’enquête en 1980. Déjà, il indiquait que le
gouvernement avait demandé à l’auteur de « reconstituer » son travail à
partir de ses notes. Mais, le 21 décembre, les attaques du Canard portent
presque exclusivement sur la destruction par le premier président de la
Cour, Bernard Beck, de ses exemplaires du rapport Giquel.
A l’Assemblée nationale, l’après-midi de ce même jour, ces révélations
prennent la dimension d’une affaire d’Etat. C’est l’heure des
traditionnelles questions au gouvernement. Les caméras sont en batterie.
Henri Emmanuelli est interrogé par Michel Sapin, député socialiste de
l’Indre.
La réponse est prête. Elle provoque la stupeur. Le secrétaire d’Etat
reproche à Bernard Beck la destruction du rapport et l’accuse carrément
de « forfaiture ». Mot à la fois précis par son contenu juridique et lourd de
connotations historiques graves. Mettant implicitement en cause, au-delà
du magistrat, les dirigeants politiques d’avant mai 1981, Henri
Emmanuelli ajoute : « Il faut que ce rapport contienne des informations
bien capitales pour qu’un des plus hauts magistrats de ce pays ait commis
cet acte sans précédent. […] Il s’agirait, au mieux, d’une gigantesque
escroquerie. » Et au pire ? Tous les soupçons sont permis.
Apparemment, une opération d’ensemble a été préparée. Dès le
16 décembre, Emmanuelli avait envoyé au président de l’Erap une lettre
dont les principaux éléments sont ceux du réquisitoire prononcé au palais
Bourbon et qui devait être lue devant le conseil d’administration de la
société le même mercredi 21…
En réalité, le gouvernement connaît l’essentiel du dossier depuis
longtemps déjà. Dans une note à son successeur datée du 18 décembre
1982, Bernard Beck a reconnu avoir détruit le rapport Giquel. Le
gouvernement sait donc depuis un an, et aucun véritable fait nouveau
n’est intervenu. « Si je suis coupable de forfaiture, je le suis depuis
septembre 1982 », déclare aujourd’hui Bernard Beck.
Les bénéfices politiques escomptés par le pouvoir sont évidents. Mais
pourquoi Emmanuelli a-t-il choisi cette date pour lancer l’opération ? A-t-
il agi de son propre chef ou est-il couvert ? Par l’Elysée ou par Matignon ?
Ces questions vont se poser dans les heures qui suivent : quand on
commencera à douter de l’efficacité de cette attaque trop brutale qui
semble avoir dépassé la cible.
Le jeudi 22, en tout cas, la rumeur se répand. Giscard viendra lui-
même au journal d’Antenne 2 à 20 heures. « Je n’ai pas à me défendre »,
affirme-t-il d’emblée, coupant court aux questions de Christine Ockrent et
d’Albert du Roy. « Je suis venu dire aux Français que cela suffit. »
L’indignation s’entend dans la voix et se lit sur le visage. Le coup de
théâtre se prépare : « Ce rapport détruit, le voici. Et je demande aux
cameramen de le montrer aux Françaises et aux Français. » Après cela, les
journalistes peuvent bien poser quelques vraies questions. On ne les
entend pas. Giscard a marqué.
Le lendemain matin, Raymond Barre entre en lice avec un long
communiqué explicatif. Rien de nouveau sur le fond, si ce n’est que
l’ancien Premier ministre souligne, au détour d’une phrase, qu’il a
toujours agi… avec l’approbation de Giscard.
Mais l’impression qui prévaut au lendemain de l’intervention de
l’ancien chef de l’Etat est nette : le « coup » d’Emmanuelli a tout l’air d’un
raté. Comment le secrétaire d’Etat a-t-il pu offrir une aussi belle occasion
de réplique à l’ancien président ? Il savait fort bien que Giscard et Barre
avaient reçu le fameux rapport. A-t-il cru que, si Bernard Beck avait
détruit ses exemplaires, Giscard et Barre en avaient forcément fait
autant ?
Pourtant, après l’effet de choc, les questions renaissent. D’où venait le
rapport brandi devant les caméras ? « Des archives de l’Elysée », a
répondu Giscard. Qui a précisé : « L’Elysée de notre temps. » Un peu
comme si l’Elysée se déplaçait avec lui.
L’ancien président considère qu’il s’agit d’un document personnel et
qu’il n’avait donc pas – contrairement à la règle qu’il a lui-même fixée – à
le déposer aux Archives nationales. Mais il reconnaît ne pas avoir
personnellement lu le rapport. Etonnant document personnel qu’un
document qu’on n’a pas lu ! Un élément de défense est toutefois avancé :
quand Giscard et Barre ont quitté le pouvoir, le rapport se trouvait encore
à la Cour des comptes. Ils n’ont donc pas eu le sentiment de priver l’Etat
d’une partie de sa mémoire.
On retombe alors sur la question. Pourquoi Bernard Beck a-t-il
« lacéré » ses exemplaires ? L’a-t-il fait sous la pression des anciens
dirigeants ? Hypothèse peu plausible en septembre 1982, un an après leur
départ. Et si Giscard et Barre avaient voulu effacer toute trace, ils auraient
détruit leurs propres exemplaires. La décision de Bernard Beck ne peut
donc être que personnelle. Ce magistrat a jugé qu’il n’avait pas de raison
de conserver un rapport qui avait échappé au circuit normal de la Cour
des comptes et qui avait été demandé sous le sceau du secret par le
Premier ministre lui-même.
Mais comment ce secret peut-il se justifier ? La découverte des
inventeurs avait des implications militaires évidentes. Si le procédé
nouveau permettait de repérer des nappes de pétrole, il pouvait aussi être
utilisé à la détection des sous-marins nucléaires. Mais après 1979, une fois
toutes les illusions dissipées, le secret-défense pouvait-il encore être
invoqué ? N’avait-on pas plutôt voulu épargner le ridicule aux ingénieurs
d’Elf et à l’ancien président de la République ? Celui-ci s’était intéressé de
très près au projet, participant même à l’une des expérimentations.
Le vendredi 23, les esprits semblent s’apaiser un peu. Max Gallo, en
écho aux propos d’Henri Emmanuelli, parle non pas « d’escroquerie, au
mieux », mais « d’escroquerie, au pire ». De « forfaiture » – et des
poursuites judiciaires qu’un tel mot devrait impliquer –, il n’est plus
question. Va-t-on connaître au moins une trêve de Noël ? Le soir du
25 décembre, Lionel Jospin, premier secrétaire du Parti socialiste, évoque,
lui, d’éventuelles poursuites, sans d’ailleurs préciser contre qui. Et
d’ajouter : « Les Français souhaitent savoir ce que contient le rapport. »
Quarante-huit heures plus tard, Le Canard relance l’affaire en publiant
deux documents embarrassants pour Raymond Barre. D’une part, le
compte rendu d’une rencontre : le 22 janvier 1980, le Premier ministre en
exercice a demandé au président de la Cour des comptes une procédure
spéciale pour assurer le secret. En agissant ainsi, Raymond Barre laissait
aussi peu de place que possible à l’indépendance judiciaire. Et ce alors que
l’intérêt militaire du projet était déjà considéré comme nul. D’autre part,
une lettre en date du 28 février 1978 à Albin Chalandon : Raymond Barre
expose avec un luxe de détails étonnant les procédures dérogatoires qui
permettront à Elf-Erap d’assurer le financement, en Suisse, des
expériences.
Dans la même page du Canard, Chalandon, sans bien sûr « vouloir
paraître se désolidariser de ce qui a été fait ou décidé avant son arrivée »,
prend ses distances avec les explications données par Giscard et Barre. Il
reconnaît, par exemple, « qu’il n’y a rien sans doute dans le rapport qui
puisse concerner la défense nationale ». Un pavé dans l’enclos de l’ancien
président de la République et de son ex-chef de gouvernement. Un pavé
lancé par un homme qui vient de reprendre du service dans les instances
dirigeantes du RPR.
Revoilà la politique, et en piste pour le quadrille. Car les implications
politiciennes de cette affaire sont, au moins, à double détente. Il y a,
certes, l’affrontement gauche-droite. Normal et évident : c’est pain bénit
pour les socialistes que cette escroquerie qui entame la crédibilité de leurs
prédécesseurs et relativise leurs leçons de bonne conduite. C’est pain bénit
aussi que cette affaire qui gêne deux candidats probables à la prochaine
élection présidentielle et qui permet, par diversion, de redonner un peu
d’allant aux militants et aux électeurs troublés par la politique de rigueur.
Mais la gauche n’est pas seule bénéficiaire. Elle a sans aucun doute aidé à
ressortir l’affaire et orchestré son retentissement ; mais aurait-elle pu aller
aussi loin seule ? La disparition du rapport Giquel a pu être découverte
grâce à des amis politiques des socialistes. Il n’en est peut-être pas de
même pour la lettre de Raymond Barre à Albin Chalandon, et pour le
procès-verbal de la réunion avec Beck en janvier 1980. La déclaration
publiée par Raymond Barre le 27 décembre, après la deuxième série de
révélations du Canard, ne comporte d’ailleurs aucune manifestation de
colère ou d’aigreur à l’égard de la gauche elle-même. Mais quelle
amertume transparaît dans la formule « à qui je faisais pleine confiance »
accolée au nom de Chalandon ! Dans l’entourage immédiat de l’ex-chef du
gouvernement, on est même un peu moins prudent. L’ancien président
d’Elf-Erap, qui, d’ailleurs, a écrit au président de la République pour lui
demander de « mettre fin à cette misérable affaire », fait bel et bien figure
de principal accusé…
Un débat gauche-droite qui reprend le chemin des scandales et un
débat dans l’opposition qui reprend le sentier de la guerre des chefs. Un
air de déjà-vu.
Affaire Stehlin
1975
« Le choix de l’avion français sera, une fois de plus, une bonne affaire
pour M. Dassault, mais une mauvaise affaire pour notre industrie
aéronautique dans son ensemble et pour l’argent public français. » La
charge contre le géant français de l’aviation militaire est virulente. Elle ne
vient pas d’un concurrent de l’industriel, mais du député centriste Paul
Stehlin, ancien chef d’état-major de l’armée de l’air. Nous sommes en
1974, à cette époque se discute « le contrat aéronautique du siècle » : une
commande groupée de quatre pays européens, la Belgique, les Pays-Bas,
la Norvège et le Danemark, pour 348 appareils. Une commande de
quelque 18 milliards de francs, qui va devenir le théâtre d’un
affrontement commercial violent…
Le 15 septembre 1974, le général Paul Stehlin, vice-président de
l’Assemblée nationale, membre du groupe centriste des Réformateurs
démocrates sociaux, prend sa plume pour écrire au président de la
République, Valéry Giscard d’Estaing. Selon cet ancien pilote de l’armée
de l’air, inconnu du grand public, mais qui pèse lourd dans les milieux
politique et militaire français, les deux principaux concurrents américains
du Mirage F1-M53 de Dassault, le YF-16 de la General Dynamics et le YF-
17 Cobra de Northrop, sont techniquement bien supérieurs au dernier
prototype de l’avion de combat français. « La vitesse ascensionnelle, la
manœuvrabilité, la résistance des alliages, l’électronique de bord
surpassent celles de l’avion français », détaille-t-il dans une nouvelle
missive envoyée fin septembre à plusieurs ministres et députés. Pour
Stehlin, les pays européens doivent donc investir dans la supériorité
technologique américaine plutôt que dans une technologie française
dépassée. Il y va de la survie de l’Occident face à l’URSS. Et l’homme de
préciser : « Je ne mets dans ces propos aucune passion, encore que, chef
d’état-major de l’armée de l’air, j’aie eu à souffrir, pour le développement
de mon arme, de décisions que M. Dassault réussissait à nous faire
imposer par le gouvernement contre mon avis et celui de mon état-
major. »
Lorsque, en novembre, l’affaire éclate dans les colonnes du Figaro, son
retentissement surpasse de beaucoup la gravité des faits. A l’Assemblée,
comme dans les ministères, on pousse des cris d’orfraie. « C’est une
agression à l’égard de la nation toute entière », tonne le secrétaire général
de l’UDR, Alexandre Sanguinetti. Dans la France gaulliste des années
1970, s’attaquer à Marcel Dassault, avionneur génial, ex-déporté au camp
de Buchenwald, devenu l’une des figures incontestées du patronat,
s’apparente à un crime de lèse-majesté. Un acte antipatriotique.
Dès lors, tout va être mis en œuvre pour discréditer la parole de
l’assaillant. On va même suspecter le général Stehlin d’être à la solde des
Américains. Il est vrai que, depuis qu’il s’est vu refuser par de Gaulle le
poste d’ambassadeur des Etats-Unis, Paul Stehlin est très remonté contre
le pouvoir en place et la vision gaullienne militaro-centrée. En 1968, il est
élu député PDM (Progrès et démocratie moderne) du XVIe arrondissement
de Paris en s’opposant à « l’autoritarisme de De Gaulle ». Et puis, ses
accointances avec les Américains sont réelles. Au milieu des années 1960,
Stehlin a été le vice-président pour l’Europe de l’avionneur Hughes
Aircraft International Service. Un an plus tard, lorsqu’on apprendra qu’il
était aussi consultant pour l’entreprise Northrop, concurrente de Dassault
dans l’appel d’offres, son propos en sera définitivement décrédibilisé.
Reste que, pour les plus fins observateurs, les convictions atlantistes
de Stehlin n’enlèvent rien au problème de fond que soulève cette affaire.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le groupe qui a fait la
fortune de la famille Dassault est en position de monopole sur le marché
de l’aéronautique de la défense. Le 11 novembre 1974, alors que L’Express
consacre sa une à l’affaire, Jean-Jacques Servan-Schreiber, fervent
défenseur du général Stehlin, s’interroge dans son éditorial : au lieu de
spéculer sur la pertinence d’une défense européenne ou atlantiste, le
moment n’est-il pas venu de mettre fin à l’inextricable confusion entre
l’argent public et les intérêts privés ?
Parmi les pistes évoquées par le fondateur de L’Express, l’une d’elles a
déjà été utilisée en 1936 par le gouvernement Léon Blum : la
nationalisation (à l’époque, le rachat de la société Bloch avait rapporté
27,2 millions de francs à Marcel Dassault)… Mais il faudra attendre 1981
pour qu’une nationalisation – plus que partielle – ait lieu, avec la cession à
titre gratuit de 26 % du capital de l’avionneur à l’Etat. « Vous avez été très
gentil », déclare alors Marcel Dassault à Pierre Mauroy, sur le perron de
Matignon. Après la mort de son père en 1986, Serge Dassault parviendra
à plusieurs reprises à éviter de justesse une fusion avec Aerospatiale. Mais
cela, comme l’affaire de Vathaire (du nom du comptable de Dassault,
accusé en 1976 d’avoir fait chanter l’industriel), est une autre histoire…
En 1975, après de multiples rebondissements, la France perd donc le
contrat du siècle (remporté par General Dynamics). Quant au général
Stehlin, pour avoir osé s’en prendre à l’intouchable Marcel Dassault, il est
contraint de démissionner de son groupe parlementaire, et déchu de son
poste de vice-président de l’Assemblée nationale. « Le général Stehlin voit
se briser une carrière de courage », écrit un Servan-Schreiber « bien
pessimiste » sur le fonctionnement des pouvoirs en France. Déshonoré,
humilié, Stehlin contre-attaque quelques mois plus tard, en publiant La
France désarmée, ouvrage dans lequel il dénonce avec vigueur la politique
militaire française. En juin 1975, il meurt écrasé par un bus place de
l’Opéra, à Paris. Malgré les circonstances du drame, jugées troublantes par
certains – quelques mois auparavant, son fils avait essuyé un coup de feu
au volant de sa voiture –, aucune enquête ne sera jamais ouverte.
J. de L. B.
L’Affaire Stehlin
Jérôme Dumoulin
Le 11 novembre 1974 – la date est symbolique –, L’Express consacre sa une à
l’affaire Stehlin. En plus de lever le voile sur les coulisses de cette affaire
d’Etat, l’hebdomadaire donne la parole à Marcel Dassault, et révèle la
fameuse lettre de l’ancien chef d’état-major de l’armée de l’air adressée au
président de la République, Valéry Giscard d’Estaing. (L’Express du
11 novembre 1974.)
Cette affaire se réglera à la cinémitrailleuse ! Du moins, c’est
M. Marcel Dassault qui le propose. Le constructeur d’avions lance un défi
électronique à ses concurrents américains. Pour prouver que le général
Paul Stehlin se trompe lourdement lorsqu’il affirme dans une note
fracassante, rendue publique après six semaines d’intrigues, que deux
appareils américains, le YF-16 de la General Dynamics et le YF-17 Cobra
de Northrop, sont supérieurs au prototype français, le Mirage F1-M53 des
usines Dassault.
Inventée pendant la dernière guerre par les pilotes de la Royal Air
Force pour contrôler leurs victoires, la cinémitrailleuse était à l’origine
une simple caméra actionnée en même temps que les mitrailleuses.
Constamment améliorée depuis, elle permet aujourd’hui de simuler un tir
réel, qu’elle visualise ensuite avec fidélité.
« Si j’étais américain, je prendrais M. Dassault au mot et je lui
donnerais rendez-vous pour demain, dit M. Stehlin. Il serait bien ennuyé,
car son avion ne vole pas. » C’est vrai, le Mirage F1-M53 est encore en
deux morceaux. D’une part, une cellule : celle du F1, déjà en service dans
l’Armée de l’air française. D’autre part, un nouveau réacteur, le M53,
construit par la Snecma, actuellement au banc d’essai sur une Caravelle.
Si tout va bien, le premier vol du F1-M53 aura lieu le 15 décembre.
Mais le réacteur, qui devrait atteindre 8,5 tonnes de poussée, n’en
développe actuellement que 6,5. Le général Claude Grigaut, chef d’état-
major de l’Armée de l’air, s’inquiète du retard dans la mise au point du
moteur. Malgré tout, M. Dassault reste optimiste : « Ce sera un appareil
sûr dans la lignée des Mirage, dont 1 500 exemplaires équipent les armées
aériennes de vingt pays. Les Américains ne peuvent pas en dire autant. »
Le constructeur français fait allusion au F 104 Starfighter qui équipe
les forces aériennes de l’OTAN. Deux cents exemplaires sur une série de
mille se sont écrasés au sol. Or, le F 104 est justement l’avion qu’il s’agit
de remplacer. Un marché immédiat de 350 appareils qui devront être
capables de remplir à la fois des missions d’attaque au sol et d’interception
en altitude à l’aide d’une panoplie d’armes très diversifiée (bombes,
roquettes, missiles). Ils formeront le fer de lance de la flotte aérienne de
l’OTAN, qui comprend 2 500 appareils, face aux 10 000 avions du Pacte
de Varsovie.
Si un constructeur remportait ce marché de 350 appareils, cela
représenterait un chèque colossal de 18 milliards de francs. Cela explique
la violence de l’affrontement commercial.
La course au finish avait déjà été émaillée par quelques scandales : le
mois dernier, la société Dassault était accusée par plusieurs
parlementaires néerlandais de distribuer des pots-de-vin. On parlait aussi
de ravissantes créatures chargées d’influencer les responsables politiques
belges, néerlandais, danois et norvégiens.
Or, au moment où la partie paraissait jouée, les Belges penchant,
semble-t-il, pour le Mirage et leurs partenaires de l’OTAN pour le Cobra,
éclate l’affaire Stehlin.
Seul député centriste élu à Paris, au milieu du raz-de-marée UDR, le
30 juin 1968, vice-président de l’Assemblée nationale, M. Stehlin a fait
une brillante carrière militaire, en ne dédaignant pas de jouer les
Cassandre à l’occasion. Pilote de chasse en 1930, à l’époque des peaux de
bique et des grosses lunettes, attaché militaire adjoint à Berlin de 1935 à
1939, le commandant Stehlin déplorait alors les insuffisances de la
construction aéronautique française. Six ans plus tard, au lendemain de la
guerre, en 1945, le colonel Stehlin estimait que la politique du ministre de
l’Air communiste Charles Tillon était d’un nationalisme totalement
irréaliste. « Seul le regroupement des industries aéronautiques
européennes peut répondre aux besoins de défense de l’Europe », disait-il
alors.
Sa querelle avec M. Dassault remonte à cette date. Elle devait
s’envenimer au fil des ans. Au fur et à mesure que le général Stehlin
gagnait une étoile, il s’opposait avec un peu plus de vigueur au P-DG des
usines Dassault, lui reprochant d’être plus soucieux des intérêts de sa
firme que de ceux de la défense nationale. « Le plan de financement d’un
prototype presque entièrement financé par l’Etat coûte affreusement cher
aux contribuables. Notre intérêt est d’acheter le produit fini, au moment
où la série est commercialisée. »
Le général Stehlin se retrouvait parfois devant un interlocuteur
également étoilé : le général Pierre Gallois, un farouche partisan de
l’indépendance militaire et industrielle française, doctrinaire de la force
de frappe nationale, qui abandonnera l’uniforme en 1958 pour devenir
directeur commercial de la société Dassault. Deux ans plus tard, le général
Stehlin accède enfin au poste le plus envié de l’Armée de l’air : celui de
chef d’état-major. Mais il prend sa retraite en 1963, sans avoir pu faire
triompher ses thèses. Après une dernière entrevue avec de Gaulle, qui
écoutait distraitement les opinions de cet Européen convaincu de la
nécessité de l’Alliance atlantique.
Quittant l’armée, le général Stehlin espérait un poste d’ambassadeur à
Washington. On lui offrit le modeste rôle de conseiller d’Etat en mission
extraordinaire. Il s’en consolera mal en devenant vice-président pour
l’Europe de la société Hughes A.C. International, contrôlée par le
milliardaire américain Howard Hughes. Une firme qui fabrique justement
le matériel électronique équipant le Cobra YF-17. « Mais j’ai donné ma
démission le jour même où j’ai décidé de me présenter aux élections »,
affirme-t-il aujourd’hui. Devenu parlementaire, réélu en 1973, le général
Stehlin n’a pas abandonné ses convictions.
L’ancien chef d’état-major continue à accorder la primauté aux armes
conventionnelles. Il ne croit pas à l’efficacité de la force de dissuasion
nucléaire héritée du général de Gaulle.
Il suit avec passion les tractations que mènent les gouvernements
français et américain pour enlever « le marché du siècle », dernier épisode
du match que la firme Dassault livre aux géants américains. Il lit et relit
les fiches techniques des appareils sans nier l’admiration qu’il porte à la
technique américaine. « Depuis qu’ils sont allés dans la Lune, ils ont pris
une avance formidable sur nous. »
Sa conviction est bientôt faite : les appareils américains sont
supérieurs au Mirage. « La vitesse ascensionnelle, la manœuvrabilité, la
résistance des alliages, l’électronique de bord surpassent celles de l’avion
français. » Le 15 septembre, il n’y tient plus. Dans son appartement
parisien, situé rue du Cirque, à deux pas de l’Elysée, il rédige une très
longue note de vingt pages développant son opinion : « Les avions
américains sont indiscutablement supérieurs au Mirage F1… Le choix de
l’avion français serait un grand succès commercial pour la firme Dassault,
mais, une fois de plus, coûterait cher à l’argent public français. »
Le général Stehlin attendra le 24 septembre pour faire tirer « un
certain nombre de copies » de ce rapport. Un exemplaire accompagné
d’une lettre sera aussitôt envoyé au président de la République.
Le lendemain, le général Stehlin recevra un accusé de réception signé
Claude Pierre-Brossolette, secrétaire général de l’Elysée.
Quatre ministres (MM. Michel Poniatowski, ministre d’Etat, ministre
de l’Intérieur, Michel d’Ornano, ministre de l’Industrie, Michel Durafour,
ministre du Travail, et Jacques Soufflet, ministre de la Défense) recevront
eux aussi, quelques jours plus tard, une photocopie de la note rédigée sur
du papier à lettres à en-tête de l’Assemblée nationale. Un « oublié » de
marque sur la liste de M. Stehlin : M. Jacques Chirac. Il est vrai que le
Premier ministre était pris à partie, à la fois dans la lettre au Président et
dans la conclusion de la note. Mais M. Chirac, dit-on à l’Elysée, est mis au
courant à la fin du mois de septembre. M. Valéry Giscard d’Estaing et ses
ministres n’attachent pas, semble-t-il, énormément d’importance aux
conclusions du général Stehlin. Déçu, ce dernier confie, au début
d’octobre, de nouvelles photocopies. A qui ? « A des personnalités amies
venues chez moi », répond-il.
En France, on continue à faire le silence sur cette affaire, mais la note
circule sous le manteau à Bruxelles, à La Haye, à Oslo, à Londres, et
même, dit-on, à Washington.
Il faudra pourtant encore quelques semaines pour qu’elle parvienne
sur le bureau de M. Dassault. Le mercredi 30 octobre, M. Pierre Guillain
de Bénouville, député UDR de Paris, directeur de l’hebdomadaire Jours de
France, ami de longue date et principal collaborateur de M. Dassault,
reçoit par porteur un pli assez épais de l’ambassade des Pays-Bas, parvenu
à Paris par la valise diplomatique. M. de Bénouville décachette
l’enveloppe. Il trouve d’abord une courte lettre d’un de ses amis, officier
d’état-major de l’Armée de l’air néerlandaise : « Je vous envoie ci-joint la
copie d’un texte bizarre dont on parle beaucoup à La Haye. Etant donné
sa teneur et son origine, il s’agit vraisemblablement d’un faux. Mais je
préfère que vous soyez au courant. »
M. de Bénouville est aussitôt persuadé, au contraire, que la note a
bien été écrite par le général Stehlin. Il prévient M. Dassault. Puis
téléphone à son ami de toujours Pierre Messmer et à M. Max Lejeune,
président du groupe réformateur, auquel appartient M. Stehlin.
Les trois parlementaires se retrouvent un peu plus tard dans le bureau
du Premier ministre. M. Chirac leur confirme qu’il est au courant.
C’est un journaliste américain, Cyrus Sulzberger, éditorialiste du New
York Times, qui porte l’affaire sur la place publique. Son article paraît
simultanément le 2 novembre aux Etats-Unis et dans l’édition européenne
de l’International Herald Tribune, l’un des journaux que lit chaque matin le
président de la République. C’est un week-end prolongé. La classe
politique est loin de Paris. L’article de Sulzberger passe presque inaperçu.
Le lundi 4 novembre, M. de Bénouville a deux nouvelles lettres à son
courrier. La première émane d’un officier belge. Il ne cache pas ses
préférences pour les appareils américains, mais conclut : « Je ne saurais
tolérer qu’un avion qui est votre concurrent soit défendu par un ancien
officier supérieur français. » Une nouvelle photocopie de la note de
M. Stehlin accompagne la lettre.
La seconde missive, également déposée par porteur, fait entrer M. de
Bénouville en fureur. Elle est signée Paul Stehlin. Le vice-président de
l’Assemblée nationale écrit : « Je ne voulais pas prendre M. Dassault à
partie. J’ai pour lui une très nette admiration. »
Mardi, un journaliste français, Jean-Pierre Mithois, chroniqueur
militaire du Figaro, est mis au courant. Mercredi matin, le journal titre à
la une : « Les chances de la France compromises. Les Y-16 et Y-17 sont
supérieurs au Mirage F1, écrit le général Stehlin. » La nouvelle, aussitôt
reprise et commentée par les postes de radio, donne le grand frisson à la
classe politique.
M. Dassault préfère généralement agir par « ami » interposé. Cette
fois, exceptionnellement, il paie de sa personne et entre en scène. Ce P-
DG milliardaire, puissant et secret, ancien déporté à Buchenwald et,
depuis, éternellement frileux, profère d’une voix douce de graves
accusations : « Le général Stehlin remercie ses anciens employeurs
américains. »
A l’Assemblée nationale, où l’on s’apprêtait à discuter dans
l’indifférence le budget du ministère de l’Education et du secrétariat d’Etat
aux Universités, l’atmosphère s’électrise. C’est l’excitation des grands
jours. Sur les téléscripteurs de la salle des quatre colonnes, les réactions
s’accumulent.
M. Alexandre Sanguinetti, secrétaire général de l’UDR, attaque le
premier : « C’est une agression à l’égard de la nation tout entière. » Pour
M. Albert Voilquin, député RI, président de la commission de la Défense :
« Il s’agit d’un coup bas porté à notre pays. » M. Lejeune juge la note du
général Stehlin « inopportune dans les circonstances actuelles ».
Dans les couloirs, à la buvette, c’est la valse des imprécations. On
prononce des mots définitifs : félonie, trahison, forfaiture.
Le général Stehlin semble stupéfié par l’ampleur que prend soudain
cette affaire. Son téléphone est constamment occupé. Son fils Marc fait
patienter les dizaines de visiteurs et rapporte les journaux.
« J’ai vu grossir les manchettes », dit le général Stehlin. Il se défend :
« Comment peut-on penser que ma prise de position ait pu être motivée
par des préoccupations mercantiles ? Je n’ai eu à l’esprit que deux
considérations : l’emploi de l’argent public français et la sécurité de la
France et de l’Europe. »
A 15 heures, on apprend que M. Bertrand Flornoy, député UDR de
Seine-et-Marne, veut interroger le gouvernement par un rappel au
règlement. M. de Bénouville souhaite aussi intervenir, ainsi que
M. Jacques Cressard, député UDR d’Ille-et-Vilaine. M. Chirac essaie de
calmer M. de Bénouville avec l’aide de M. René Tomasini, chargé des
relations avec le Parlement. « Ce serait maladroit de prendre la parole. Tu
es trop lié à Dassault. » M. Hubert Dubedout, maire socialiste de
Grenoble, dénonce d’ailleurs très vite « une même confusion des genres »
dans l’attitude de M. Stehlin, ancien vice-président de Hughes Aircraft, et
dans celle de M. de Bénouville, administrateur de la société Dassault.
« On crie haro sur le baudet, répond le général Stehlin. Cette affaire a
été volontairement dénaturée par l’UDR. »
En fait, quelle qu’en soit l’origine, l’affaire Stehlin vient à point pour
faire diversion. On savait déjà depuis plusieurs jours que l’avion français
ne conservait quelques chances que sur le seul marché belge. Or, le
Premier ministre avait mené personnellement les négociations avec les
quatre gouvernements susceptibles d’acheter le Mirage F1-M53.
Mais, même s’il avait été tenté de faire croire à l’opinion publique que
la note du général Stehlin était en grande partie responsable de l’échec
commercial, le Premier ministre ne pouvait ignorer que la marge de
manœuvre était étroite. En ranimant l’idéologie gaulliste de l’UDR, on
risquait de briser la nouvelle majorité présidentielle. Et de donner
l’impression de jouer contre le Président. M. Chirac s’est donc employé à
calmer ses troupes. L’UDR n’a pas réglé ses comptes avec les
Réformateurs. Elle s’est en partie satisfaite de la double démission de
M. Stehlin, qui a abandonné, jeudi, son fauteuil de vice-président et son
étiquette de Réformateur.
L’affaire Sormae–Urba
1982
Dans le milieu des années 1980, l’affaire Sormae, qui éclabousse des
patrons du BTP marseillais accusés d’avoir recours à des systèmes de
fausses factures pour échapper au fisc, permet de lever le voile sur les
circuits de financement des partis politiques. Au premier rang desquels
celui du président de l’époque, François Mitterrand. C’est ce qu’on
appellera l’affaire Urba-Gracco, la première d’une longue série, qui va
révéler comment la plupart des partis se sont financés sur le dos des
marchés publics, grâce à des bureaux d’études bidon.
Tout commence par une procédure banale. En mars 1986, Paul
Bernard, entrepreneur véreux du sud-est de la France, est arrêté par la PJ
de Marseille pour établissement de fausses factures au bénéfice de
plusieurs entrepreneurs de la région. A priori, rien d’exceptionnel :
l’homme assure que ces faux ont été établis – moyennant de belles
commissions – pour aider des chefs d’entreprise à frauder le fisc. Pendant
trois ans, l’enquête suit son cours, de manière peu fructueuse. Mais en
février 1989, coup de théâtre : la PJ décide d’entendre Paul Peltier, le
patron de la Sormae (Société auxiliaire d’entreprises Rhône-Alpes
Méditerranée), filiale marseillaise de la SAE (Société auxiliaire
d’entreprises), le numéro 1 français des travaux publics. Comme les
autres, il est suspecté d’avoir utilisé le procédé des fausses factures à des
fins personnelles.
L’audition de Peltier va se révéler beaucoup plus instructive que prévu.
Ce dernier assure que les fausses factures ont pour dessein d’arroser des
élus locaux en échange de l’obtention de marchés publics. Sans forcer
beaucoup leur interlocuteur, les policiers obtiennent une liste détaillée de
personnalités ayant bénéficié des largesses de la Sormae. Tous les bords
sont représentés : parmi eux, le RPR Jean-Pierre Roux (ancien maire
d’Avignon), l’UDF Jean-Pierre de Peretti della Rocca (ancien ministre), ou
encore le socialiste Michel Pezet (conseiller général des Bouches-du-
Rhône).
De fil en aiguille, cette affaire purement locale va déboucher sur une
autre, beaucoup plus gênante pour le Parti socialiste alors au pouvoir :
l’affaire Urba-Gracco, dont on dira en 1993 qu’elle a joué un rôle
important dans la défaite socialiste. En avril 1989, soit trois mois après les
révélations de Paul Peltier, Antoine Gaudino, inspecteur à la section
financière du SRPJ de Marseille, perquisitionne le siège marseillais
d’Urba-Gracco, soupçonnée de faire partie des bénéficiaires occultes de la
Sormae. Créée en 1972, l’entreprise, dirigée par une ancienne figure du
syndicalisme policier, Gérard Monate, se présente comme un bureau
d’études pour les marchés publics. Presque par hasard, Gaudino va mettre
la main sur les papiers du directeur administratif d’Urba, un certain
Joseph Delcroix, descendu de Paris pour la journée. L’homme, très
scrupuleux, a consigné dans des petits cahiers l’intégralité des réunions de
la société de 1981 à 1989. Une mine d’or.
C’est ainsi que Gaudino va découvrir qu’en fait de bureau d’études,
l’entreprise fonctionne depuis plus de vingt ans comme une véritable
caisse noire pour le Parti socialiste. Il y apprend qu’Urba se rémunère
uniquement par des commissions ou pots-de-vin perçus à l’occasion des
passations de marché publics. Dans le détail, les entreprises du bâtiment
locales versent environ 2 % des marchés obtenus à Urba, commissions
ensuite reversées à hauteur de 30 % aux sections locales du Parti
socialiste, et 30 % à sa caisse nationale.
Au sein du PS, les découvertes de Gaudino font l’effet d’un tsunami.
Dans ces cahiers figure en réalité toute l’histoire du financement occulte
du PS, au pouvoir depuis 1981 ! La panique est telle que François
Mitterrand décide de recourir à l’arme ultime. Le 20 janvier 1990,
prétextant une loi sur le financement des partis politiques, il fait voter
l’amnistie des personnalités politiques corrompues. La deuxième en moins
de dix-huit mois. Du jamais vu !
L’opinion publique grogne, mais l’incendie semble circonscrit. Du
moins pour un temps. Car en octobre 1990 l’inspecteur marseillais
Antoine Gaudino publie un livre-brûlot, L’Enquête impossible, dans lequel
il raconte comment le pouvoir en place a cherché à faire obstruction à ses
investigations. Selon lui, Urba-Gracco aurait financé à hauteur de 25 % la
campagne de François Mitterrand. Il sera révoqué de la police quelques
mois plus tard. Mais cette fois, la braise est définitivement ravivée. La
droite, jamais à une contradiction près – elle est aussi embourbée dans
une affaire de bureaux d’études bidon, « l’affaire Cogedim » –, demande
l’ouverture d’une information judiciaire sur Urba-Gracco.
Ce sera fait quelques mois plus tard grâce à un juge d’instruction
particulièrement tenace. Début 1991, alors qu’il est en train d’enquêter
sur la mort de deux ouvriers sur un chantier de la Sarthe, Thierry Jean-
Pierre découvre que, dans la région aussi, les bureaux d’études du Parti
socialiste empochent les pots-de-vin des marchés publics. Ici, ils ne se
dénomment pas Urba-Gracco mais Sages. Le juge, qui a eu vent des
investigations de l’inspecteur Gaudino, parvient à mettre la main sur les
fameux cahiers du directeur administratif d’Urba. Malgré une ultime
tentative d’étouffer l’affaire – après la perquisition du siège parisien
d’Urba, Thierry Jean-Pierre est dessaisi du dossier, au profit d’un juge non
moins obstiné, un certain Renaud Van Ruymbeke –, l’enquête ira cette fois
à son terme.
Elle conduira jusqu’au président de l’Assemblée nationale, Henri
Emmanuelli, trésorier du Parti socialiste de 1988 à 1992, poursuivi pour
complicité et trafic d’influence. A la fin des années 1990, ce dernier sera
condamné à dix-huit mois de prison avec sursis, et deux ans de privation
de ses droits civiques. Dans le sillage de l’affaire Urba, plusieurs lois sur le
financement des partis seront adoptées, pour interdire notamment les
donations en provenance de personnes morales.
J. de L. B.
Une grande entreprise de corruption
Jean-Michel Caradec’h
En février 1989, des cadres dirigeants et des personnalités politiques du sud
de la France sont suspectés d’avoir participé à un système de fausses factures
pour alimenter les caisses des partis politiques. Mais, à l’époque, l’affaire de
la Sormae apparaît encore comme un scandale purement local. (L’Express
du 24 février 1989.)
Pierre Truche, procureur général de la cour d’appel de Paris, a retenu
sept noms de personnalités politiques locales dans le réquisitoire
d’inculpation dressé à propos de l’affaire de fausses factures et de
corruption qui a secoué, ces dernières semaines, le sud-est de la France.
Dans les jours à venir, le magistrat de la chambre d’accusation chargé de
l’instruction, Pierre Culié, devrait donc entendre, puis inculper – comme
l’a ordonné la chambre criminelle de la Cour de cassation – Jean-Pierre de
Peretti della Rocca, maire UDF d’Aix-en-Provence, Jules Suzini, son
adjoint RPR, Jean-Pierre Roux, député maire RPR d’Avignon, et Jean-
Victor Cordonnier, premier adjoint PS au maire de Marseille. Aux noms de
ces quatre élus, prononcés dès le début de la procédure, il faut ajouter
ceux de Charles Scaglia, maire UDF de La Seyne-sur-Mer, de Roland
Nungesser, maire RPR de Nogent-sur-Marne, et de José Mattei, directeur
du cabinet de Michel Pezet.
A moins d’un mois du premier tour des élections municipales, cette
affaire, aux multiples rebondissements, qui empoisonne le début de la
campagne, a mis au jour la nature malsaine des relations entre certaines
entreprises chargées des gros travaux et ceux qui ont le pouvoir de les
ordonner. Ainsi donc, sept inculpations de personnalités politiques
répondraient aux seize inculpations de cadres, dirigeants et hommes
d’affaires impliqués dans cette entreprise de corruption. Pour l’essentiel
sont poursuivis six membres de l’état-major de la Sormae, filiale, dans le
Sud-Est, de la Société auxiliaire d’entreprises (SAE), une grosse société de
travaux publics. Son directeur général, Paul Peltier, à l’origine des
révélations, le gérant, Claude Popis, et Roger Mistre, l’un des directeurs
régionaux, sont écroués, ainsi qu’Yves Duverger, responsable d’une
entreprise de bâtiment d’Avignon. L’information judiciaire concerne
également Armand da Silva, le vice-président de la chambre de commerce
et d’industrie du Var, Pierre Michaux et Patrice Prud’homme,
administrateurs des trois sociétés d’économie mixte présidées par Jacques
Médecin, le maire de Nice, ainsi que des dirigeants et cadres d’entreprises
de travaux publics du Midi, sous-traitants de la Sormae. Le parquet
général de la cour d’appel de Paris vise ainsi trente-deux personnes.
La liste pourrait s’allonger, si l’enquête, dirigée maintenant par le
président Pierre Culié, prenait le même tour que l’instruction menée,
pendant deux semaines, par Bernadette Augé. La jeune femme, juge
d’instruction spécialisé dans les affaires financières, n’en est pas à son
coup d’essai à Marseille, où elle est chargée, depuis plusieurs années, d’un
dossier particulièrement fécond : celui d’un certain Paul Bernard, artisan
doué dans l’établissement de fausses factures. L’homme avait installé son
QG dans un club de tennis du Xe arrondissement, le Raquette-Club, d’où il
a émis pour près de 15 millions de francs de fausses factures, au bénéfice
de plusieurs dizaines d’entreprises de la région. Son arrestation, en
mars 1986, par la section financière de la PJ, a permis, depuis cette date,
de décoder les livres de comptes et d’identifier les clients de cette officine.
Méthodiquement, Bernadette Augé et les hommes du commissaire
Levasseur, le patron de la section financière de la PJ, ont pu remonter
ainsi jusqu’à la société des Travaux du Midi, à la Sogea de Marseille et au
Groupement de recherche et de construction (GRC) de Lyon. Les sociétés
qui utilisaient ce système de fausses factures pour se constituer une caisse
noire échappaient à tout contrôle. Le procédé est simple : Paul Bernard
leur facturait des prestations imaginaires, encaissait le chèque et restituait
des espèces, moyennant une honnête commission d’environ 30 %. Pour
quoi faire ? demandent les policiers et le juge d’instruction. La réponse est
toujours la même : pour frauder le fisc en dégageant des bénéfices non
imposables. Convaincus d’avoir triché, les dirigeants de ces entreprises
acceptent de porter le chapeau, préférant encourir les foudres du contrôle
fiscal plutôt que d’avouer à qui est destiné cet argent. Les policiers ont
bien quelques soupçons, mais, jusqu’ici, personne n’a « mangé le
morceau ». Certains cadres et responsables prétendent même être les
bénéficiaires de ces caisses noires.
Aussi, le 1er février, lorsque les policiers de la PJ entendent le directeur
de la Sormae, Paul Peltier, en fin d’après-midi, ils n’en attendent pas de
spectaculaires révélations. Ils agissent sur instruction de Bernadette Augé,
qui a retrouvé trace, dans le dossier Paul Bernard, de cinq factures à
destination de cette entreprise de travaux publics. Or non seulement
Peltier reconnaît avoir fait appel aux services de l’officine de fausses
factures, au début de 1986, mais il ajoute qu’il utilise encore ce procédé,
ainsi que le système de la surfacturation, pour se procurer de l’argent noir.
De l’argent dont il a bien besoin, Paul Peltier. Pas pour lui – il gagne près
de 100 000 francs par mois – ni pour frauder le fisc… mais, avoue-t-il,
simplement pour… arroser les élus municipaux ! Comment croyez-vous
donc qu’on obtient des marchés publics ? va-t-il jusqu’à s’indigner. Les
policiers demandent des noms, et Peltier dénonce, de mémoire. Charles
Scaglia : 50 000 francs en 1985 ; Jules Suzini : 60 000 francs en 1986 ;
Jean-Pierre Roux : 150 000 francs ; Jean-Pierre de Peretti :
70 000 francs ; Jean-Victor Cordonnier : 150 000 francs, plus
450 000 francs de travaux dans sa villa de la corniche et son appartement
du centre de Marseille. Roland Nungesser aurait, lui, bénéficié de
150 000 francs de travaux dans sa villa de Ramatuelle, tandis que José
Mattei recevait 100 000 francs et les administrateurs des sociétés
d’investissement mixte de la mairie de Nice, 200 000 francs pour favoriser
la Sormae dans l’adjudication du lycée hôtelier. Les policiers du SRPJ
notent fébrilement sans en croire leurs oreilles.
Pourquoi Paul Peltier leur raconte-t-il tout cela ? Parce qu’il en a ras le
bol. Le directeur de la Sormae avait rêvé d’autre chose que de jouer
l’arroseur municipal pour le compte de la maison mère, la SAE, dont le
chiffre d’affaires dépasse les 23 milliards de francs et dont le bénéfice net,
en 1988, devrait atteindre 280 millions de francs. Oui, Paul Peltier en a
ras le bol d’utiliser ses chefs de région et ses ingénieurs comme porteurs
de mallettes pleines de billets de banque, qu’ils doivent distribuer pour
obtenir simplement le droit de « concourir avec une petite chance ». Car la
concurrence ne se prive pas, elle non plus, d’arroser et c’est souvent celui
qui a ouvert le robinet en grand qui gagne. C’est ainsi que, malgré ces
largesses, Paul Peltier et la Sormae ont vu leur échapper un lycée
d’Avignon et un projet immobilier à La Seyne…
Des valises de billets, Paul Peltier en a jusque dans son bureau. Lors de
la perquisition qui suit son audition, les policiers saisissent plusieurs
dizaines de milliers de francs en grosses coupures de 500 francs. Ils sont
destinés à un collaborateur de Jean-Claude Gaudin, au conseil régional de
Provence-Alpes-Côte d’Azur, prétend-il. Il est tard, ce 1er février. Les
policiers, abasourdis mais ravis, décident de prévenir chez elle le juge
d’instruction. Paul Peltier, en quelques heures, a impliqué avec un bel
œcuménisme la quasi-totalité des personnalités politiques de la région.
« Ça va foutre un de ces b…, madame le Juge… » Bernadette Augé
connaît trop bien Marseille pour s’émouvoir. Elle alerte le procureur de la
République. Le Code de procédure pénale prévoit que, lorsque des
officiers de police judiciaire (OPJ) – certains élus mis en cause possèdent
cette qualité – sont « susceptibles » d’être inculpés, le parquet doit « sans
délai » saisir la chambre criminelle de la Cour de cassation. L’article 681
stipule en effet que les OPJ ne peuvent être poursuivis que devant une
juridiction désignée par la Cour de cassation. Le procureur de Marseille
estime alors que de simples accusations sont insuffisantes pour inculper,
et presse Bernadette Augé de vérifier plus avant ces dénonciations,
arguant de l’« urgence » afin d’éviter le « dépérissement des preuves ».
Aussitôt, le juge d’instruction fait interroger et mettre en détention les
collaborateurs de Paul Peltier, dont la plupart non seulement confirment
ses assertions, mais encore nomment d’autres élus. Pendant une semaine,
sans que le moindre bruit filtre, les policiers de la PJ de Marseille et le
juge d’instruction accumulent un gros dossier, saisissent des cartons
d’argent liquide, des pièces comptables et entendent près d’une vingtaine
de cadres de la Sormae. Six d’entre eux sont inculpés et écroués. Le
procureur possède maintenant suffisamment d’éléments pour saisir la
Cour de cassation. Bernadette Augé sait donc qu’elle va être dessaisie du
dossier, mais elle a le sentiment d’avoir parfaitement fait son travail.
Pourtant, le 15 février, la Cour de cassation annule l’ensemble de la
procédure, estimant que la requête aurait dû être présentée dès la mise en
cause des élus. La cour ne garde du dossier que son PV d’audition, deux
feuilles dactylographiées recto verso. Le reste est classé aux oubliettes, les
pièces comptables et l’argent saisis sont rendus, et les inculpés libérés.
Manœuvre politique ? Non. Le procureur près la Cour de cassation lui-
même s’est prononcé contre cette annulation. La Cour a strictement
appliqué la loi, ce qui est particulièrement mal ressenti au palais de justice
ainsi qu’à l’hôtel de police de Marseille.
Néanmoins, le procureur général Truche – qui fut procureur à
Marseille – réagit immédiatement. S’appuyant sur le seul document dont
il dispose, il assortit ses réquisitions de l’inculpation de toutes les
personnes désignées par Paul Peltier, dans sa courageuse déposition. Et
sauve ainsi le travail effectué à Marseille. De justesse.
Exclusif – Histoire du financement
du PS (85-89)
Gilles Gaetner et James Sarazin
A la fin de l’année 1990, l’affaire de la Sormae, qui a débouché sur l’affaire
Urba-Gracco, conduit à lever le voile sur le financement occulte du Parti
socialiste. Dans une publication exclusive, L’Express révèle les archives du
principal bailleur de fonds du parti, un certain Gérard Monate. (L’Express
du 29 novembre 1990.)
Un homme, la soixantaine enveloppée, sort d’un porche discret du
quai des Grands-Augustins. Sous son bras, un paquet joliment emballé de
papier fantaisie. Un beau cadeau, en vérité : 5 millions de francs, en
coupures de 500 francs. Le porteur du colis s’appelle Gérard Monate,
patron d’Urba-Gracco, la pompe à finances du PS. Une affaire qui a failli
passer sous le nez du parti au pouvoir. Quelque temps plus tôt, l’un des
plus gros chauffagistes parisiens a emporté un contrat fabuleux : la
réfection des installations des lycées d’Ile-de-France. Un contrat qui vaut
bien une largesse : 10 millions de francs en liquide pour le RPR, via un
intermédiaire, Jean-Claude Méry. Au siège du PS, on l’apprend. Fureur.
Monate est chargé de récupérer le coup. Méry, qu’il connaît bien – ils font
le même « métier » –, accepte de couper la poire en deux. Moyennant
promesse de ristourner une partie du pactole au PC, lui-même se
chargeant d’« intéresser » l’UDF.
L’histoire remonte à quatre ou cinq ans. Depuis, Monate en a vécu
bien d’autres. Toutefois, le métier de financier du monde politique n’a pas
toujours un côté si pittoresque. Henri Nallet, l’actuel ministre de la
Justice, harcelé par l’opposition à propos de son rôle de trésorier de la
campagne présidentielle de François Mitterrand en 1988, n’est pas le seul
à en savoir quelque chose. Deux amnisties au goût amer pour l’opinion
publique – votées en 1988 et 1989 – auront soulagé plus d’un élu pris
dans le collimateur de deux petits flics marseillais, Antoine Gaudino et
Alain Mayot. Mais elles auront aussi sacrément troublé le débat politique.
Comment une affaire de fausses factures purement locale – celle de la
Sormae, filiale marseillaise de la SAE (Société auxiliaire d’entreprises) – a-
t-elle pu aller battre jusqu’aux marches des palais de la République ?
Elle n’aurait certainement pas fait plus de bruit que les autres, n’était
le goût pour la chose écrite d’un brave bureaucrate de soixante ans,
Joseph Delcroix. Représentant, dans les années 1950, à la Lainière de
Roubaix, puis attaché commercial à la Compagnie générale de chauffe,
Delcroix est entré, en 1978, au GIE Gestion de sociétés regroupées (GSR).
Sous cette étiquette s’abritent diverses entreprises – Urbatechnic, Gracco,
etc. – créées en 1972. Officiellement, des bureaux d’études. En fait, 60 %
de leurs honoraires servent à financer les dépenses du PS. Lequel en tire
de 40 à 45 millions de francs par an.
D’abord simple assistant, Delcroix devient directeur administratif de
l’entreprise en 1984 (année où la présidence échoit à l’ancien syndicaliste
policier Gérard Monate), puis son représentant général à Marseille en
1988. Homme intègre et désintéressé (salaire mensuel : 21 000 francs), il
va, de 1981 à 1989, assister à toutes les réunions du comité de
coordination d’Urba-Gracco comme à celles des dix-huit délégués
régionaux (tous socialistes) de l’entreprise. Scribe consciencieux, il note
tout sur ses cahiers, de simples cahiers d’écolier à spirale : les rendez-
vous, les ordres du jour, les montages, les contacts, les sommes en jeu, les
noms des politiciens bénéficiant de la manne. Mais aussi les pépins
d’Urba, comme en 1984, où, à la suite d’ennuis avec le fisc, l’entreprise
demandera conseil à Henri Emmanuelli, à l’époque secrétaire d’Etat au
Budget. Bref, Delcroix, c’est la mémoire vivante des finances du PS.
17 avril 1989. Voilà trois ans que Gaudino et Mayot, inspecteurs à la
section financière du SRPJ de Marseille, piétinent sur un dossier de
fausses factures mettant en cause quelques sociétés de travaux publics de
la région, lorsqu’ils perquisitionnent au siège marseillais d’Urba-Gracco. Et
tombent sur les fameux cahiers. Aussitôt, ils embarquent Delcroix et le
délégué régional de l’entreprise, Bruno Desjobert. A Paris, Monate prend
peur. Il s’attendait à la perquisition, pas à la mise en garde à vue de ses
deux collaborateurs. Affolé, il téléphone au ministre de l’Intérieur, Pierre
Joxe, qui, oublieux de son passé de trésorier très exigeant, le cueille à
froid : « Il se fait tard. On verra demain ! » Effectivement, après que
l’Elysée eut été mis au parfum, un conseil de guerre réunit Michel Rocard,
Pierre Arpaillange, Pierre Mauroy… et Joxe. Le premier secrétaire du PS
tonne : « Ouvrir une information judiciaire sur Urba, c’est du suicide ! »
Rocard le comprend. L’affaire est promise à l’enterrement. Juste à temps.
Le 5 mai 1989, un procès-verbal de six pages, signé Gaudino et Mayot,
confirme en long et en large l’activité d’Urba du 2 mars 1984 au
2 décembre 1988. Et donc son rôle dans le financement de la campagne
de François Mitterrand.
Ce n’est pas tout. Le PV du 5 mai sort un nouveau nom : celui de
Philippe Sanmarco, député PS des Bouches-du-Rhône et adjoint au maire
de Marseille jusqu’au 12 mars 1989. Celui-ci, grâce à des associations de
façade, aurait financé sa campagne électorale à hauteur de
2 486 000 francs. Le juge Pierre Culié demandera, le 11 octobre 1989,
l’inculpation de Sanmarco.
A ce jour, rien ne s’est passé. Sanmarco a eu plus de chance que tous
ceux qui, de la gauche à la droite, se retrouvent épinglés dans le dossier
du magistrat : les Pezet, Nungesser, Cordonnier, Roux… Lesquels seront,
au bout, du compte, sauvés par l’amnistie.
Des noms, il en défile beaucoup dans les cahiers à spirale de Delcroix.
L’Express a pu consulter ses notes pour la période 1985-1989. Et disséquer
ainsi l’histoire du financement du PS sur cinq ans. En voici, à l’état brut,
quelques morceaux choisis :
25 avril 1985. Réunion du comité de coordination. Présents : Gérard
Monate, président ; Jean-Louis Claustres, directeur général ; Jean-
Dominique Blardone, secrétaire général, ancien directeur de cabinet
d’André Laignel ; et, bien sûr, Delcroix lui-même, directeur administratif.
Les législatives sont dans moins d’un an. Il faut y penser. Inquiétude sur
les « bureaux d’études parallèles » qui voudraient concurrencer Urba-
Gracco auprès des élus socialistes. Delcroix les cite : « Le GEC
(Petitdemange, ancien chef de cabinet de Rocard), Socofred (Poperen),
Certa (Fajardie, Maurois [sic].) »
Pas question de faire des démarches auprès des parallèles, note encore
Delcroix. En bas de page : « Pour les législatives, 6,5 à 7 millions de plus
sont nécessaires. »
20 juin 1986. Réunion des délégués régionaux. « GM [Gérard
Monate] : nous sommes mandatés par le parti qui a pris des risques
politiques pour couvrir nos sociétés. Sans le parti, nous ne serions plus
rien. »
3 février 1987. Encore une réunion du comité de coordination.
Delcroix note : « Trésorerie : bonnes recettes de ce matin. Améliorent la
trésorerie qui se présentait critique en fin de semaine dernière. »
« Congrès PS va coûter cher. » « GM voit Romant. Sec fédé Lille (59). Voit
JC Colliard, Elysée, le 24/2. A reçu Beauchamp, président commission de
contrôle du PS. » Georges Beauchamp, l’un des fidèles de François
Mitterrand, dont il fut, sous la IVe République, le collaborateur dans divers
ministères.
30 mars 1987. Comité de coordination. Atmosphère au beau fixe.
Delcroix écrit : « Comme dit GM, heureusement qu’on a le congrès [de
Lille], sinon on ne saurait pas comment dépenser ! »… La trésorerie du PS
atteint, il est vrai, la coquette somme de 6 113 000 francs. A la dernière
ligne, entourée et soulignée, cette phrase : « Maintenant, il faut penser
aux présidentielles. »
11 mai 1987. Comité de coordination. Capital. Pour la première fois
est évoqué le financement de la campagne présidentielle de 1988. Un
besoin de 100 millions, dont 25 à la charge d’Urba-Gracco (à l’époque,
personne ne sait qui défendra les couleurs du PS). Petit problème : la
trésorerie du parti est exsangue. Aussi, le comité de direction d’Urba-
Gracco demande de relancer Bouygues et la Compagnie générale des
eaux. Enfin, en bas de page, ce petit rappel : « 7 mai. GM a vu les impôts.
Ça s’est bien passé. »
4 juin 1987. Réunion des délégués régionaux. Compte rendu sur deux
pages. Delcroix évoque le congrès de Lille, qui a coûté 7,7 millions de
francs. Suivent quelques notes sur la campagne présidentielle : « SVP.
Elysée et trésorier cumul à 100 millions de francs. Prise en charge par GIE
en un court temps. » En bas et à gauche de la première page, ce
commentaire de Delcroix, plein d’espoir : « L’image du groupe s’est
améliorée. Le PS nous aidera. » A la deuxième page, Delcroix évoque la
création, pour une courte durée, d’une société tampon chargée de recevoir
des fonds parallèlement à Urba-Gracco. « Date d’opérationalité [sic] :
avant les présidentielles de 1988. Disparition : après les municipales de
1989. »
8 octobre 1987. Naissance officielle de la fameuse société tampon. Son
nom : Multiservices. Adresse : 8, rue de Liège, Paris-VIIIe. Son objet :
« Payer un tas de petites choses hétéroclytes [sic] ». Delcroix précise que
les ressources de Multiservices proviennent soit de contrats spécifiques,
soit de contrats passés par des sous-traitants d’Urba-Gracco. L’activité de
Multiservices commencera officiellement le 1er décembre 1987 et se
terminera en septembre 1989. Chiffre d’affaires prévu : 10-12 millions de
francs.
12 octobre 1987. « Situation financière : pas mal », écrit Delcroix. A
preuve, dit-il en substance, un découvert à la BCCM de 606 000 francs,
alors qu’elle autorise 2,8 millions. Idem à la Bred, avec 864 000 francs,
pour 1,1 million autorisé.
Suit une liste d’élus rencontrés par GM : Auroux (Roanne).
Commentaire : « Bonne rencontre. » Et de ceux qu’il ira voir : les députés
Pierre Forgues, maire adjoint de Tarbes ; Roger Mas, de Charleville ;
Laurent Cathala, maire de Créteil.
26 octobre 1987. Comité de coordination. Toujours les mêmes
présents : Monate, Claustres, Blardone, et, bien sûr, Delcroix. Ordre du
jour : « Les entreprises auprès desquelles on pourrait soutirer de l’argent. »
Leurs noms : Bouygues, Compagnie générale des eaux, Société auxiliaire
d’entreprises, Lyonnaise des eaux, Spie-Batignolles. Liste agrémentée des
noms des contacts, avec numéros de téléphone. Ce sont généralement les
présidents des groupes.
Pour mémoire, on rappelle la liste des généreux donateurs en 1981 :
Casino (1 150 000 francs), Quillery (270 000), Auchan (100 000),
Campenon-Bernard (350 000), Compagnie générale des eaux (400 000),
Pernod (180 000). En tout : 4 363 000 francs, récoltés auprès de vingt-
trois entreprises.
2 novembre 1987. Comité de coordination. Sur la sellette, à nouveau,
les sociétés qui font de la concurrence à Urba-Gracco. Commentaire de
Delcroix : « La commission de contrôle semblerait décidée à faire quelque
chose. » Suivent alors des indications qui montrent que certains députés
n’ont visiblement pas recours à Urba-Gracco : « Serco, Coffineau, Sages…
Rocard ? Pezet (Irec), Copaps (Marius Bouchon), Sainte-Marie, Pierret,
Association mosellane. » Nota bene : Michel Coffineau est député du Val-
d’Oise, Christian Pierret, des Vosges, et Michel Sainte-Marie, de la
Gironde.
14 décembre 1987. Comité de coordination à l’hôtel Arcade, à Paris.
« Situation financière reste bonne. GM va voir demain Laignel. Avant
congés, va voir Elysée au sujet financement partis. » Rien de surprenant :
l’affaire Luchaire – trafic d’armes vers l’Iran – relance le débat. Et le
gouvernement Chirac, à la demande du président de la République,
prépare une loi sur le financement des partis… assortie d’une amnistie.
11 janvier 1988. Réunion des délégués régionaux d’Urba-Gracco. Nous
sommes à quatre mois de l’élection présidentielle. Tout baigne ! A preuve,
cette annotation de Delcroix : « Trésorerie. Les mecs, on est positifs à la
BCCM. Du jamais vu ! » Delcroix note une réunion des trésoriers généraux
du parti, prévue pour le 30 janvier. GM ira.
18 mars 1988. Comité de coordination. Exposé de Monate :
renforcement du personnel de la Rue de Solferino : onze personnes.
Multiservices va fermer. Argent campagne présidentielle : « 9 U [millions]
payés sur 25 prévus. »
2 décembre 1988. Réunion à l’hôtel Ibis. On fait le bilan des fonds de
la campagne présidentielle : « 24 694 653 faits. 21 300 000 payés.
Environ 3 000 000 à payer. » Mais, déjà, il faut penser à l’avenir. En clair :
« Les municipales de 1989 nous coûteront cher. Et les européennes nous
attireront des demandes du parti. » Enfin, le temps des récompenses : une
augmentation de 3 % est décidée pour tout le personnel d’Urba-Gracco à
compter du 1er janvier 1989.
23 mars 1989. Emotion à la réunion des délégués régionaux. L’affaire
des fausses factures de Marseille fait des vagues. Le juge Culié multiplie
les inculpations. Notamment celles des dirigeants de la Sormae. A l’Elysée
et Place Vendôme, on est de plus en plus inquiet. A Urba-Gracco aussi.
Claire allusion au « risque pénal encouru par les délégués régionaux ». Et
Delcroix d’écrire qu’avec eux le commissaire aux comptes, le chef
comptable et le trésorier du GIE, Pierre Letort, risquent « l’écrou et la
tôle » (sic).
On comprend mieux pourquoi, au printemps 1989, le pouvoir ne veut
absolument pas d’une information judiciaire sur Urba-Gracco. Et
pourquoi, le 14 mai, lors de son traditionnel pèlerinage de Solutré, le
président – qui est parfaitement informé du dossier – propose une
nouvelle loi sur le financement des partis politiques. Et une seconde
amnistie en moins d’un an ! Du jamais vu dans les annales !
On aurait pu en rester là si, en octobre dernier, Antoine Gaudino
n’avait publié son livre-brûlot, L’Enquête impossible, révélant qu’Urba-
Gracco avait financé, à hauteur de 25 %, la campagne présidentielle de
François Mitterrand. Ce qui n’apparaît pas dans les comptes communiqués
par Henri Nallet au Conseil constitutionnel.
Résultat : depuis un mois, chaque mercredi, lors de la séance des
questions orales à l’Assemblée nationale, l’opposition livre une guérilla
verbale à la majorité. La droite, pugnace – comme si elle était exempte de
tout reproche en la matière –, demande à cor et à cri l’ouverture d’une
information judiciaire sur Urba-Gracco par la voix de François d’Aubert
(UDF) et de Nicole Catala (RPR), ou proclame, par celle de Philippe de
Villiers (UDF, Vendée), que les comptes du candidat Mitterrand publiés au
« JO » sont des faux. Ce qui vaut illico à l’association Le Puy-du-Fou, qu’il
préside, un redressement fiscal de 4 millions de francs. Alors que, à l’issue
de ses investigations, le contrôleur des impôts qui avait consulté le livre
de comptes n’y avait trouvé « aucune irrégularité, pas même une seule
erreur de TVA ». Dans son langage fleuri, le ministre du Budget, Michel
Charasse, fournira bien vite à de Villiers la clef de ce rebondissement :
« Vous, vous nous emmerdez. Eh bien, nous, on va vous emmerder ! »
Ambiance. On se croirait revenu trois ans en arrière, au plus fort des
remous causés par l’affaire Luchaire. Dans la logomachie un peu absconse
à laquelle le bon peuple est soumis depuis quelque temps, qui a tort et qui
a raison ? Tout le monde et personne. En fait, le montage qui a permis de
financer la campagne socialiste repose sur deux cagnottes distinctes. Celle
du candidat Mitterrand en personne, que Nallet a gérée entre le 23 mars
et la fin mai 1988, et dont il a, par la suite, publié la comptabilité, en
application de la loi du 11 mars 1988 relative à la transparence de la vie
politique. Et celle du PS, qui a payé toute la partie de la campagne menée,
pour le compte du chef de l’Etat, par les ténors du parti. Quand Louis
Mermaz ou Lionel Jospin allaient battre l’estrade au fin fond des
provinces, c’est la caisse du PS, et non celle de Nallet, qui réglait les frais
d’avion, d’hôtel, de location de salles ou de voitures, etc.
Et Urba-Gracco, dans tout cela ? L’organisation de Gérard Monate a
continué de jouer son rôle de principal bailleur de fonds du parti. Avec le
« candidat Mitterrand », elle n’a guère été généreuse. Monate a signé trois
chèques de 50 000 francs chacun pour Nallet – « après accord du trésorier
du PS, André Laignel » – tirés respectivement sur les comptes
d’Urbatechnic, de Gracco et de Valorimmo, autre société de la nébuleuse
GSR. En revanche, le PS s’est montré fort gourmand en faisant régler par
Monate 24,6 millions de francs de factures diverses. Ce qui alourdit
singulièrement la note de l’opération, que Nallet a chiffrée modestement,
dans le Journal officiel du 16 juillet 1988, à 99,8 millions de francs –
couverte seulement à hauteur de 64,9 millions par les recettes de
campagne.
A présent, GSR est en liquidation. Une loi prétend moraliser les
finances des partis politiques. Plus d’un observateur en doute. « La droite
a toujours travaillé avec des valises d’argent liquide, affirme Monate. Elle
pourra continuer, les censeurs n’y verront que du feu ! » Mauroy lui-même
a versé une larme, lors d’un récent comité directeur du PS, en affirmant
que « ceux qui ont travaillé avec Urba-Gracco étaient des vertueux ».
Pourtant, aujourd’hui, les vertueux se rebiffent. Monate a toujours refusé
un blanchiment à la sauvette : « Je ne suis pas un truand, clame-t-il. Je
veux expliquer publiquement ce que j’ai fait. Je n’ai pas à en rougir. » Ses
deux collaborateurs, Delcroix et Desjobert, qui avaient formé un pourvoi
en cassation contre leur renvoi en correctionnelle, viennent de se désister.
Ils comparaîtront devant le tribunal en janvier 1991 avec leur ancien
patron. Un beau déballage en perspective.
Principales condamnations
Henri Emmanuelli. – Après le rejet de son pourvoi en cassation,
l’ancien trésorier du Parti socialiste a été définitivement condamné en
1997 à dix-huit mois de prison avec sursis, 30 000 francs d’amende, et
deux ans de privation de ses droits civiques.
Gérard Monate. – L’ancien patron d’Urba-Gracco a lui aussi été
jusqu’en cassation sans succès. Il a été condamné à dix-huit mois avec
sursis et 30 000 francs d’amende.
Le scandale Pechiney-
Triangle
1988
S’il est une affaire qui incarne les travers et dérives de la Mitterrandie,
c’est bien celle-là. Tout commence le 21 novembre 1988. Pechiney, une
des plus grandes entreprises industrielles de l’Hexagone, annonce qu’elle
rachète l’américain Triangle, leader mondial de l’emballage. Une
opération à l’honneur de l’industrie tricolore, mais qui laisse bien vite
apparaître de multiples zones d’ombre. Des soupçons de délit d’initiés
apparaissent, concernant des personnes proches des négociations, qui
auraient profité de leur connaissance d’un accord proche pour racheter
massivement des actions Triangle. La source de ces rumeurs se trouve
outre-Atlantique : il s’agit de la Securities and Exchange Commission, la
SEC, l’équivalent américain de notre Commission des opérations de
Bourse (COB), elle-même ancêtre de notre Autorité des marchés
financiers (AMF). La SEC a constaté, entre les 14 et 18 novembre 1988,
des mouvements d’ampleur sur le marché hors-cote à New York : alors
qu’habituellement, environ 4 000 titres Triangle par jour sont vendus ou
achetés durant un tel laps de temps, ce sont environ 200 000 actions qui
ont changé de main quotidiennement ! De quoi mettre la puce à l’oreille
de la COB. Elle découvre rapidement l’identité des bienheureux
bénéficiaires de ces transactions, qui ont profité de leur connaissance de
l’opération pour acheter des actions, dont le cours a flambé lorsque le
rachat a été officialisé.
Et là, stupeur. Comme le révèle L’Express, figurent parmi eux des très
proches du pouvoir, comme Roger-Patrice Pelat, compagnon de détention
de Mitterrand en Allemagne, durant la Seconde Guerre mondiale. Les
deux hommes sont demeurés des intimes, tant et si bien que Pelat est une
des seules personnes en France à pouvoir pousser la porte du bureau
présidentiel sans se faire annoncer. Y figure également Max Théret,
compagnon de route de longue date de la gauche, également cofondateur
et associé de Robert Reiplinger à la tête de la Compagnie parisienne de
placements.
L’enquête, confiée à l’opiniâtre juge Edith Boizette, remonte peu à peu
le fil des événements. A l’origine des informations privilégiées dont ont
disposé les initiés, se trouvent en réalité deux hommes, qui ont eu un
accès direct aux négociations. Il s’agit d’abord d’Alain Boublil, directeur de
cabinet du ministre des Finances de l’époque, Pierre Bérégovoy, et qui, en
tant que tel, a pu suivre de très près les tractations entre Pechiney et
Triangle. L’enquête révélera les liens d’amitié qui existent entre les
familles Bérégovoy, Boublil et Pelat. Selon cette même enquête, c’est bien
Boublil qui aurait révélé à Pelat l’imminence du rachat, lui permettant
ainsi de faire un très beau coup de Bourse : avec 50 000 actions achetées,
Pelat a réalisé plusieurs dizaines de millions de francs de plus-value.
Roger-Patrice Pelat, à son tour, a prévenu Max Théret, qui, avec son
associé, a acquis 32 300 actions, pour une plus-value de près de 9 millions
de francs. Un autre homme a joué un rôle-clé dans la diffusion de
l’information confidentielle de la fusion : il s’agit de Samir Traboulsi, un
homme d’affaires libanais, partie prenante des négociations. Lui a alerté
une société de négoce suisse, Socofinance, qui a racheté, via une banque
fictive située aux Antilles britanniques, 91 000 actions Triangle. Soit un
gain de 21 millions de francs ! Excusez du peu… Traboulsi a aussi informé
une société financière luxembourgeoise, Petrusse Securities International,
qui a de son côté acquis, peu avant l’annonce du rachat, 10 000 actions de
l’entreprise américaine.
Au fil de la diffusion de ces informations, le projecteur revient sans
cesse sur le pouvoir socialiste. Car, au cœur de la tourmente, se trouve le
directeur de cabinet du ministre des Finances, Alain Boublil. Inculpé,
celui-ci sera contraint de démissionner de son poste en janvier 1989.
Pierre Bérégovoy, lui, demeurera meurtri par cette affaire qui a mis en
avant ses liens supposés avec Pelat.
L’affaire remonte plus haut encore, jusqu’au président de la
République lui-même, contraint de se justifier de sa grande proximité avec
Pelat. Le 12 février 1989, il s’exprime finalement sur RTL : « S’il est révélé
que Patrice Pelat s’est contenté de jouer en Bourse, comme le font des
milliers de Français, je n’aurai pas à lui en vouloir ou à regretter son
action. S’il se révèle avoir commis une faute, dans le cadre de mes
fonctions, j’estimerai que je ne pourrai préserver la même qualité d’amitié
que celle que j’ai connue depuis longtemps. » La raison d’Etat est plus
forte que l’amitié avec Pelat, qui se trouve ainsi sacrifiée. Ce dernier
décédera peu après, les poursuites contre lui s’éteignant de fait. Le procès,
qui se tient finalement en 1993, après le suicide de Pierre Bérégovoy, et
peu avant la fin du second septennat du président, résonne à certaines
oreilles comme le lugubre crépuscule du mitterrandisme. La flamme de
1981 s’est éteinte. Avec elle, c’est une certaine idée de la gauche qui
s’évanouit pour longtemps.
B. M.-S.
Affaires d’Etat
Gilles Gaetner
L’Express suit la piste de l’affaire Pechiney jusqu’en Suisse, où il se révèle
qu’une ou plusieurs personnalités proches du pouvoir ont acquis plusieurs
dizaines de milliers d’actions Triangle. De quoi renforcer les soupçons qui
pèsent sur les principaux suspects de l’affaire, notamment l’ancien patron de
la FNAC, Max Théret. (L’Express du 13 janvier 1989.)
L’enquête de la COB (Commission des opérations de Bourse) sur
l’affaire Pechiney va-t-elle déboucher sur une piste suisse ? Les inspecteurs
de la tour Mirabeau ont appris qu’au moins une personnalité proche du
pouvoir – et déjà citée – aurait acquis plusieurs dizaines de milliers
d’actions de l’américain Triangle, en Suisse, via quelques banques peu
connues. Et qu’une société de Genève, Unigestion, en aurait acquis, pour
sa part, 3 000.
Voilà qui offre de nouvelles perspectives au chef de l’inspection de la
COB, Jean-Pierre Michau. Ce dernier accélère d’ailleurs le rythme de ses
auditions et accumule preuves et indices sur une affaire qui exhale de plus
en plus un parfum style IIIe République. Et qui suscite désormais gêne et
malaise jusque dans les rangs de l’actuelle majorité. C’est le ministre de
l’Industrie, Roger Fauroux, qui réclame une « moralisation de la vie
financière » et relance, par de graves accusations, l’affaire de la Société
générale. C’est le patron de Pechiney, Jean Gandois, qui ne cache pas, en
privé, son « écœurement ». C’est, enfin, le pouvoir politique qui est
ébranlé par la révélation de l’affairisme de certains de ses proches.
Car, dans le scandale Pechiney, les faits sont désormais patents :
quelques personnes – dont deux amis de longue date du président, Roger-
Patrice Pelat et Max Théret, ancien patron de la FNAC, aujourd’hui
président de la Compagnie parisienne de placements – ont réalisé un joli
coup de Bourse. En achetant, les 16, 17 et 18 novembre 1988 – soit trois
jours avant l’annonce officielle du rachat de Triangle par Pechiney –,
plusieurs milliers de titres de l’entreprise américaine. Aussi Michau n’a-t-il
plus qu’une idée en tête : identifier celui (ou ceux) qui a (ou ont) informé
ces personnalités décidément bien chanceuses. Pari difficile, mais pas
impossible. Car le magistrat connaît le nom de ceux qui ont participé aux
négociations ultrasecrètes, de la fin d’avril 1987 au 14 novembre 1988,
entre la firme américaine et l’entreprise nationalisée. Or ceux-ci peuvent
l’aider dans ses recherches.
Les négociateurs, les voici. Côté Triangle : ses deux principaux
dirigeants, Nelson Peltz et Peter May. Ainsi que l’homme d’affaires
libanais Samir Traboulsi. Côté Pechiney : Jean Gandois, Jean-Martin Folz
(directeur général), Jean-Pierre Ergas (directeur de la division
emballage), Jean-Louis Vinciguerra (directeur financier) et André-Yves
Istel (conseiller financier aux Etats-Unis de la banque Wasserstein-
Perella).
Le 12 juillet 1988, un nouveau personnage entre dans la danse : Alain
Boublil, directeur de cabinet de Bérégovoy, qui reçoit Traboulsi, venu
l’informer d’une éventuelle vente de Triangle à Pechiney. Cette fois, les
discussions progressent. A grands pas. Tantôt à Monte-Carlo, tantôt en
Corse ou en Normandie. Mais toujours loin de Paris.
Finalement, le 11 novembre, malgré un couac le 17 septembre, où
tout faillit capoter, Gandois et Peltz se voient une dernière fois aux Etats-
Unis pour mettre au point les ultimes modalités de l’accord. Bouquet final
le 14 novembre : le président de Pechiney demande le feu vert du
gouvernement français. Dans la foulée, il annonce successivement la
bonne nouvelle au ministre de l’Industrie, Roger Fauroux, au ministre de
l’Economie, Pierre Bérégovoy, et, enfin, au Premier ministre, Michel
Rocard. Ce dernier, le lendemain, en tête à tête, informe le président de la
République.
Dès lors, le nombre de « gens au courant » se multiplie. Tout comme
se multiplient bizarrement, à New York, les transactions sur Triangle : le
14 novembre, 2 100 ; le 15, 3 800. Puis, brusquement, 120 700, le 16 ; et
encore 50 200, le 17, et autant le 18. La SEC (Securities and Exchange
Commission) flaire la magouille. Elle alerte la COB. Scandale en France.
Méchantes rumeurs autour du pouvoir socialiste. Qui a informé les
acheteurs ? Qui a commis le délit d’initié ? Un véritable casse-tête pour
Michau. Car les intéressés se défendent vigoureusement. Pelat, l’intime du
président, qui a ramassé 10 000 titres, le dit tout net : « C’est mon ami
Théret qui m’a donné le tuyau. » Les deux traders, Pierre-Alain Marsan, de
la charge Ferri, et Ricardo Zavala, de Magnin-Cordelle (5 000 titres
chacun), invoquent, eux, leur professionnalisme. Quant aux dirigeants de
la mystérieuse charge luxembourgeoise – à capitaux américains et
néerlandais – Petrusse Securities (10 000 actions empochées), ils se
taisent.
Seul Théret, autre proche du chef de l’Etat, qui a ramassé 32 300
actions, parle. Beaucoup. Et se défend d’avoir commis un délit d’initié en
donnant des explications différentes. Dans un premier temps, il affirme
avoir acquis les actions Triangle sur la foi d’informations parues, le
8 novembre, dans la Lettre confidentielle de la communication et du livre.
Dans un second, il rectifie le tir : c’est au cours d’un voyage aux Etats-
Unis, fin septembre début octobre 1988, qu’il a eu l’intuition que Triangle
était promis à un grand avenir. Les arguments de Théret convaincront-ils
la COB ? De même, parviendra-t-il à démontrer que sa seule intuition a
convaincu son « ami Pelat » d’acheter, en son nom et pour sa famille,
10 000 actions de Triangle ? Scepticisme chez les enquêteurs.
Cette péripétie tombe évidemment très mal pour Théret. Au moment
même où une autre affaire intrigue les milieux financiers parisiens : la
reprise par l’ancien patron de la FNAC de la société de cinéma Pathé. Bien
sûr, on reparle de l’industriel italien Giancarlo Parretti, lui aussi candidat
à ce rachat. Et qui a été écarté. Fort de ses appuis politiques, Théret est-il
venu indirectement à son secours ? Hypothèse possible. Les deux hommes
se connaissent depuis longtemps. Ils ont renfloué l’un et l’autre, en 1987,
Le Matin de Paris. Seulement, voilà : Parretti, même s’il peut se targuer
d’une amitié ancienne avec le socialiste Bettino Craxi, a fort mauvaise
réputation. Ses ennuis avec la justice italienne sont nombreux, et l’origine
du financement du holding luxembourgeois qu’il dirige, Interpart, suscite
toujours des interrogations.
A l’Elysée et Rue de Rivoli, on suit au jour le jour les développements
de l’affaire Pechiney. Dont on ne sait où elle peut conduire… Restent, en
effet, 140 000 actions de Triangle, sur les 220 000 acquises, encore non
identifiées par la France. Elles ont, pour une bonne part, été achetées en
Suisse. La SEC connaît les noms des acquéreurs. Les transmettra-t-elle à la
COB ? Un refus serait catastrophique. En effet, aucune convention
d’entraide en matière de délit d’initié n’existe entre la France et la Suisse.
Aussi la Commission des opérations de Bourse risque-t-elle d’éprouver
bien des difficultés pour faire la lumière sur ce dossier. Et Jean-Pierre
Michau pourrait se retrouver dans une position inconfortable. Celle qu’il a
connue quand on lui a opposé le secret-défense dans l’affaire du vrai-faux
passeport d’Yves Chalier, où la justice fut impuissante à démêler les fils
d’une affaire d’Etat.
Le rapport-vérité sur l’affaire Pechiney
Gilles Gaetner
L’Express révèle en exclusivité les conclusions du réquisitoire du parquet de
Paris, rédigé dans le cadre de l’affaire Pechiney. Un rapport accablant pour
les principaux inculpés, Alain Boublil, Max Théret, Samir Traboulsi, mais
aussi Roger-Patrice Pelat, l’ami du président. Deux cents pages synthétisées
dans cet article qui fera date. (L’Express du 18 février 1993.)
Alain Boublil, ex-directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy, est bien
l’homme qui a informé, en novembre 1988, Roger-Patrice Pelat de
l’imminence du rachat de la firme américaine d’emballage Triangle par le
groupe Pechiney. Cette générosité a bien permis à l’ami du président de
réaliser, grâce à l’achat de titres Triangle, une juteuse plus-value. Pelat n’a
pas gardé l’information pour lui tout seul : il en a fait profiter l’ex-patron
de la FNAC, Max Théret. Samir Traboulsi, l’homme d’affaires libanais qui
a participé aux négociations Pechiney-Triangle a, de son côté, informé la
société suisse Socofinance. Ainsi que Petrusse Securities International, une
charge d’agent de change installée au Luxembourg.
Telles sont les principales révélations qui figurent dans le réquisitoire
du parquet de Paris transmis, il y a peu, au juge d’instruction Edith
Boizette. C’est dire que, à moins d’un coup de théâtre – un complément
d’information diligenté à la suite de la récente découverte de liens
privilégiés entre Pelat et Pierre Bérégovoy (le premier ayant accordé au
second un prêt de 1 million de francs en 1986, sans intérêt, et
remboursable en 1995) –, le procès de l’affaire Pechiney devrait avoir lieu
avant la fin de cette année.
Si le juge Boizette suit les réquisitions du parquet, on ne trouvera donc
sur le banc des inculpés – présumés innocents, faut-il le rappeler ? – que
du beau monde : Alain Boublil, aujourd’hui directeur général adjoint de
Framatome, Samir Traboulsi, Max Théret, son associé Robert Reiplinger,
ainsi qu’un trader, Ricaldo Zavala. Manquera à l’appel Roger-Patrice Pelat,
décédé le 7 mars 1989. Absents également, en principe, pour cause de
non-lieu : une amie de Pelat, Isabelle Pierco, ainsi qu’un trader de la
société de Bourse Ferri-Ferri, Pierre-Alain Marsan.
En près de 200 pages, denses et détaillées, le réquisitoire décortique
l’affaire qui, sans doute, gêna le plus le président de la République en
raison de la présence – parmi les initiés – de celui qui fut son intime,
Roger-Patrice Pelat. Au point qu’il dut s’en expliquer solennellement à la
radio et à la télévision.
Tout est minutieusement décrit dans ce document : les tractations
Pechiney-Triangle de juin à novembre 1988, leur conclusion finale le
20 novembre, le rôle des principaux négociateurs, tels Jean Gandois, le
président de Pechiney, Nelson Peltz, le patron de Triangle, Samir
Traboulsi et Alain Boublil. Sans oublier l’amitié ancienne entre les familles
Pelat, Bérégovoy et Boublil.
Enfin, de longues pages – au moins une centaine – sont consacrées
aux conditions d’achat des titres Triangle, tantôt par Pelat ou Théret,
tantôt par Socofinance, dirigée par un ami de Traboulsi, Charbel Ghanem,
ou par la mystérieuse charge Petrusse Securities International, animée par
un Israélien, nommé Leo Arie From.
Pour la première fois, une plongée dans les coulisses de l’affaire
Pechiney, avec ses acteurs, leurs mensonges et leurs combines. Bref, une
authentique rétrospective, agrémentée de révélations inédites de ce qui
restera comme un scandale clef des années Mitterrand.
19 novembre 1988. Le Premier ministre, Michel Rocard, sourire
entendu, révèle que, dans les quarante-huit heures, la France connaîtra
« une grande et bonne nouvelle ». Suspense dans les milieux d’affaires. Le
21, c’est officiel : Pechiney, l’un des fleurons de nos entreprises publiques,
annonce la construction prochaine d’une usine d’aluminium à Dunkerque
et la prise de contrôle d’American National Can, le numéro 1 mondial de
l’emballage, plus connu sous le nom de Triangle. Las ! très vite, une
méchante rumeur commence à circuler : à l’occasion de ce rachat, un
(gros) délit d’initiés aurait été commis. Quelques personnes proches des
négociateurs, forcément au courant de la signature rapide de l’accord
Pechiney-Triangle, en auraient profité pour ramasser des dizaines de
milliers d’actions Triangle.
L’origine de la rumeur ? Elle vient de New York. De la SEC (Securities
and Exchange Commission), l’équivalent de notre COB (Commission des
opérations de Bourse). La SEC a en effet détecté, entre le 14 et le
18 novembre 1988, des mouvements anormaux de titres Triangle sur le
marché hors cote de New York : alors qu’à l’époque 3 500 titres sont
échangés chaque jour, plus de 200 000 opérations portent sur cette valeur
au cours de la semaine ! Bizarre. La SEC alerte alors la COB, qui découvre
bien vite le nom des bienheureux acheteurs. Parmi ceux-ci : Roger-Patrice
Pelat et Max Théret, associé de Robert Reiplinger à la tête de la
Compagnie parisienne de placements. Grâce à un rapport des RG, l’Elysée
apprend la nouvelle. C’est la consternation : à l’évidence, Pelat et Théret
ont bénéficié d’informations privilégiées.
Qui est donc Pelat ? Agé de soixante-dix ans, ce self-made-man,
devenu un riche industriel, est un intime du président de la République.
Les deux hommes se sont connus pendant la guerre dans un camp de
prisonniers en Allemagne. Depuis, même si leurs chemins ont divergé – les
affaires pour Pelat, la politique pour Mitterrand –, ils sont restés très liés.
Preuve de leur indéfectible amitié : Pelat est l’un des rares à entrer dans le
bureau du président sans rendez-vous.
Janvier 1989. Pelat est interrogé par deux inspecteurs de la COB, une
première fois – hors procès-verbal – à son domicile parisien de l’avenue
Raphaël ; une seconde, dans les locaux de la COB. Chaque fois, il confesse
volontiers avoir acheté 10 000 actions Triangle pour lui et sa famille, par
l’intermédiaire de Bertrand Godbille, fondé de pouvoir à la banque
Hottinguer. « 10 000, et pas une de plus », martèle-t-il. Omettant de
préciser qu’il en aurait bien pris 15 000 supplémentaires, mais qu’il en fut
empêché au dernier moment.
Interrogé quelques jours plus tard, Max Théret reconnaît avoir
ramassé 32 300 titres Triangle. Pour lui-même et pour Robert Reiplinger.
Bénéfice total ? Plus de 8 millions de francs.
Avec l’apparition de ces deux noms, suivis de ceux de Samir Traboulsi
et d’Alain Boublil, cette détestable affaire de délit d’initiés prend des
allures d’affaire d’Etat. Elle le devient réellement le 23 janvier 1989,
lorsque Le Monde, s’appuyant sur un rapport des RG, annonce que Pelat
aurait acquis, en réalité, non pas 10 000, mais 50 000 actions Triangle.
Dont 40 000 par l’intermédiaire de la Banque cantonale vaudoise, à
Lausanne, et Petrusse Securities International, à Luxembourg. L’ami du
président, harcelé par les journalistes, demeure silencieux. Se contentant
de déclarer qu’il fait « entièrement confiance à la COB pour la suite de
l’enquête ».
Il n’empêche. L’Elysée se trouve désormais en première ligne.
L’opposition en profite pour assener ses coups. Ainsi, le secrétaire général
du RPR, Alain Juppé, dénonce « la gauche la plus pourrie du monde ». Le
député UDF Alain Lamassoure, quant à lui, voit dans cette « affaire
Pechiney un flot de fumée et de boue ». Ambiance. Un temps sonné, le PS
réplique. Par la voix de Pierre Joxe, qui stigmatise « la formidable
entreprise d’intoxication qui cherche à atteindre le président de la
République ». Par celle de Michel Rocard, encore, qui déclare : « Vérité,
justice, quoi qu’il en coûte, je n’ai pas d’autre conception de l’Etat
impartial. »
C’est dans cette atmosphère pesante que, le 31 janvier 1989, la COB, à
l’initiative du ministre de l’Economie et des Finances, Pierre Bérégovoy,
rend public son rapport sur l’affaire Pechiney.
Quarante-sept pages qui égrènent les noms des acheteurs de titres
Triangle. Tous déjà cités par la presse : Max Théret, associé à Robert
Reiplinger, qui, via la Compagnie parisienne de placements, a raflé, les
15, 16 et 17 novembre 1988, 32 300 titres Triangle (plus-value :
8 835 913,32 francs) ; Roger-Patrice Pelat, qui, le 16 novembre 1988, en
a acheté 10 000 (plus-value : 2 238 997,56 francs) ; les traders Ricaldo
Zavala et Pierre-Alain Marsan, qui, chacun, en ont pris 5 000,
respectivement le 16 et le 18 novembre. Le rapport dresse aussi la liste
des acheteurs qui ont passé leurs ordres de l’étranger. Du Luxembourg,
comme la charge d’agent de change Petrusse Securities International
(15 000 titres). De Suisse, tels une fiduciaire de Zurich, Experta Treuhand
AG (20 000 titres), le Crédit suisse à Genève (10 000), Unigestion
(6 000), etc. Des Etats-Unis : Drexel-Burnham-Lambert (72 400 titres).
Enfin, d’Anguilla, paradis fiscal des Petites Antilles britanniques, une
mystérieuse banque, International Discount Bank (IDB), a raflé 91 000
titres. Ayant transité sur le compte de la société de négoce en métaux
précieux Socofinance, installée à Genève.
La publication du rapport de la COB, qui entraîne, dès le lendemain,
er
1 février, l’ouverture d’une information judiciaire, est évidemment un
coup dur pour le pouvoir. Et, par ricochet, pour le président : son plus
vieil ami officiellement suspecté d’être l’un des initiés, cela est du plus
mauvais effet. Que faire ? Après avoir hésité, François Mitterrand décide
finalement de s’exprimer publiquement. Il le fait sur RTL, le 12 février, où,
pendant près d’une heure, il évoque son compagnon de captivité, Roger-
Patrice Pelat, auquel il rend, d’abord, un hommage appuyé. Soulignant
notamment « la force d’âme, l’esprit de décision dont il a fait preuve dans
le camp allemand où il était prisonnier ». Puis, abordant l’affaire Pechiney
elle-même, le président de la République déclare : « S’il s’est révélé que
Patrice Pelat s’est contenté de jouer en Bourse, comme le font des milliers
de Français, je n’aurai pas à lui en vouloir ou à regretter son action. S’il se
révèle avoir commis une faute, dans le cadre de mes fonctions, j’estimerai
que je ne pourrai préserver la même qualité d’amitié que celle que j’ai
connue depuis longtemps… » Voilà qui est clair : le compagnon de stalag,
après cinquante ans d’amitié, est sacrifié. Du reste, après les propos du
président, on ne le vit plus guère à l’Elysée.
Quatre jours plus tard, le 16 février 1989, le juge Edith Boizette
inculpe Pelat de recel de délit d’initié. Elle récidive le même jour avec
Robert Reiplinger, Pierre-Alain Marsan et Ricaldo Zavala. Tous trois
inculpés de délit d’initié. Une amie de Pelat, Isabelle Pierco, qui, grâce à
ses conseils, a pris 650 actions, est elle aussi inculpée de recel de délit
d’initié. Quant à Théret, hospitalisé en raison de problèmes cardiaques, il
ne se verra notifier son inculpation pour délit d’initié que le 3 mars 1989.
Edith Boizette se met au travail, recueillant, sur de longs procès-
verbaux, les explications des inculpés. Le plus bavard ? Sans conteste Max
Théret. L’œil vif, toujours vert malgré ses soixante-seize ans, il a une ligne
de défense toute prête : le flair…, dont il fera profiter son ami Pelat. Et
l’ancien patron de la FNAC d’expliquer que différents articles de presse –
notamment La Lettre confidentielle de la communication et du livre, reçue
le 8 novembre 1988 – lui ont fait comprendre la nécessité d’investir dans
le secteur de l’emballage. Mais c’est surtout, poursuit-il, un voyage aux
Etats-Unis, effectué courant septembre 1988, en compagnie de l’un de ses
successeurs à la FNAC, Jean-Louis Pétriat, qui l’a convaincu d’acheter des
titres Triangle. Théret raconte aussi au juge que, à cette occasion, il a
rencontré deux designers, Samuel Goldstein et Nicolas Canetti. Tous deux
lui ont vanté les mérites d’une entreprise pleine d’avenir : Triangle.
Aussi, à son retour en France, a-t-il demandé à l’un de ses
collaborateurs, Patrick Gruman, de ramasser des actions de la firme
américaine. Démarche banale. Sauf que ses arguments ne persuaderont
guère le juge Boizette. Pas davantage le procureur de la République de
Paris, qui estime que Théret a menti. Pourquoi ? D’abord, en raison d’une
grève des PTT, il ne peut avoir reçu le 8 novembre la fameuse Lettre de la
communication : elle n’a pu lui parvenir, au plus tôt, que le 14 ou le
15 novembre. Ensuite, parce que l’ancien patron de la FNAC n’a jamais
disposé d’informations précises sur la firme Triangle. Et qu’il n’en a
entendu parler pour la première fois que vers le 14 ou 15 novembre, soit
la période à laquelle il a effectivement transmis ses ordres d’achat.
Deux témoignages réduisent d’ailleurs à néant les arguments de Max
Théret. Celui de Patrick Gruman, qui révèle au magistrat que son patron
ne passe jamais d’ordre supérieur à 1 million de francs. Or, en l’espèce, il
s’agissait du double. Théret ayant même envisagé un moment d’investir
jusqu’à 6 millions de francs dans cette opération. Quant à Jean-Louis
Pétriat, il donne carrément le coup de pied de l’âne : jamais, au cours du
fameux voyage outre-Atlantique, il n’a, jure-t-il, entendu citer le nom de
Triangle. Pas plus que ceux de ses dirigeants, Nelson Peltz et Peter May.
D’où ce commentaire définitif du procureur de la République de Paris :
« Ainsi sont mis à néant les arguments avancés par Max Théret et Robert
Reiplinger tendant à accréditer la thèse d’une décision d’investissement
ancienne et mûrement réfléchie. » Et le procureur de conclure : « Ces
arguments avaient en réalité pour unique objet de faire remonter cette
décision à une date antérieure au 14 novembre 1988, afin de dissimuler la
nature et, partant, la source de l’information privilégiée dont ils [Théret et
Reiplinger] avaient bénéficié. »
Et Alain Boublil ? En ce début d’année 1989, il passe de fort mauvais
moments. Pas un jour où il ne se voie montré du doigt par la presse
comme étant l’initié. Autrement dit, le bavard. Celui qui aurait alerté ses
amis de la signature prochaine de l’accord Pechiney-Triangle. Pas un jour,
non plus, où l’on ne mette en avant son amitié avec l’un des personnages
clefs de cette affaire, qui fut le conseil de Peltz pour Triangle, l’homme
d’affaires libanais Samir Traboulsi. Soutenu par son ministre, Boublil fait
front, pendant quelques jours. Jusqu’à ce que, le 20 janvier 1989, sa
situation devenant intenable, il démissionne : « Pour mieux assurer ma
défense », affirme-t-il.
Quelques semaines plus tard, le magistrat décide de l’entendre. « Je ne
suis pas un initié », plaide Boublil. Un point, c’est tout. Son principal
argument ? En substance : « Je n’ai joué qu’un rôle minime lors des
tractations Pechiney-Triangle. Les seules informations que j’ai eues étaient
extrêmement parcellaires. Elles provenaient de mes rares discussions avec
le directeur financier de Pechiney, Jean-Louis Vinciguerra. Je ne pouvais
donc détenir des informations privilégiées. »
Pas d’accord, rétorque aujourd’hui le parquet de Paris. Convaincu que
Boublil n’a pas dit la vérité. Pour deux raisons. D’abord, parce qu’il était
très lié, depuis 1981, à Samir Traboulsi. Ce dernier le recevait
régulièrement, ainsi que sa famille, dans la suite qu’il louait à l’hôtel de
Paris à Monaco. Ensuite, et surtout, parce qu’il participa à une croisière en
Méditerranée du 11 au 15 août 1988, en compagnie de Traboulsi, de
Nelson Peltz et de Jean-Louis Vinciguerra. Croisière au cours de laquelle
furent évoquées les négociations Pechiney-Triangle. Devant le juge
Boizette, Boublil, qui sera inculpé de délit d’initié le 7 novembre 1991,
reconnaîtra d’ailleurs avoir été l’« auteur intellectuel de l’accord Pechiney-
Triangle dans le cadre d’une nouvelle politique pour les entreprises
publiques françaises ». D’où cette conclusion sans appel du parquet : « Il
ressort des pièces de la procédure que Roger-Patrice Pelat et son fils
Patrice entretenaient des liens amicaux avec Alain Boublil depuis que les
familles Bérégovoy, Pelat et Boublil avaient passé leurs vacances en
Tunisie, en 1982 […]. Ces relations suivies comportaient des entretiens
fréquents entre Roger-Patrice Pelat et Alain Boublil, les deux hommes se
recevant mutuellement à leur domicile. Cette amitié conduisit Alain
Boublil et Patrice Pelat, amateurs de vin de qualité, à fonder, en 1985,
avec Jean Matouk, la société Internégoce, spécialisée dans le négoce des
vins et davantage destinée à fournir un club d’amis qu’à réaliser une
importante activité commerciale. » Suit alors cette déduction, assassine :
« Cette chaîne de liens amicaux conduit à identifier en Alain Boublil, à
l’exclusion de tout autre, l’auteur de la transmission de l’information
privilégiée à Roger-Patrice Pelat, lequel devait ensuite la communiquer à
Max Théret. »
Voilà expliquée la clef du volet français de cette affaire. Reste la partie
étrangère, non négligeable. Les sociétés en cause ? Petrusse Securities
International (15 000 titres) et Socofinance (91 000).
Petrusse Securities International, d’abord. Officiellement, elle est
dirigée par un Luxembourgeois, Claude Thill. En fait, ce dernier n’est que
l’homme de paille d’un certain Leo Arie From, véritable animateur de la
charge. From est surtout connu pour être proche d’un personnage
douteux, de nationalité canadienne, Irving Kott, poursuivi dans de
nombreux pays pour vente frauduleuse de valeurs mobilières. Le juge
Boizette, grâce à diverses perquisitions au Luxembourg, n’a aucun mal à
découvrir que From a ramassé 15 000 actions Triangle le 18 novembre
1988. En passant un ordre à la succursale luxembourgeoise de Prudential
Bache.
Achetés 10 dollars l’unité, ces 15 000 titres seront revendus les 21 et
23 novembre suivants à… 45 dollars. Soit une plus-value de
730 000 dollars (4 228 149 francs).
Comment, et par qui, From a-t-il été informé ? Secret professionnel,
dira-t-il au magistrat venu l’interroger au Luxembourg. Nullement
découragée, Edith Boizette poursuit ses investigations. Bien lui en prend :
elle découvre que From avait chargé un banquier libanais, Adrien Geday,
de préparer l’ouverture d’un bureau de Petrusse à Paris. Elle entend alors
Geday. Lequel révèle que, un jour de novembre 1988, en compagnie de
From, il a rencontré, par hasard, Samir Traboulsi chez le coiffeur
Alexandre. Et que, ce même jour, Traboulsi a donné rendez-vous à From à
l’hôtel George-V. Troublant… Continuant de démêler les fils, le magistrat
découvre aussi que From a séjourné au George-V du 17 au 20 novembre
1988. Le 18 novembre – le jour même où il achètera les titres Triangle –
From téléphonera six fois à Samir Traboulsi. De plus en plus troublant…
Cela commence à faire beaucoup de rencontres inopinées et de
coïncidences. Traboulsi a beau dire n’être pour rien dans les achats de
From, qu’il qualifie de « crapule » et d’« escroc », le juge Boizette décide,
en janvier 1991, de l’inculper de délit d’initié. Conclusion du réquisitoire :
« Ces éléments objectifs venant à l’appui des déclarations faites par Adrien
Geday, il sera donc requis renvoi de Samir Traboulsi du chef de délit
d’initié, en raison de la transmission, à Paris, des informations privilégiées
qu’il détenait à Leo Arie From, même si les investigations n’ont pas permis
d’établir la destination finale donnée aux plus-values dégagées par les
transactions frauduleuses réalisées par ce dernier. »
L’énigme Socofinance, ensuite. Animée par un Libanais, Charbel
Ghanem, cette société a ramassé, du 13 août au 11 novembre 1988 – pour
le compte de la banque IDB, installée à Anguilla – la bagatelle de 91 000
titres Triangle. Réalisant ainsi le plus beau coup : près de 21 millions de
francs de bénéfice. Première découverte : IDB n’existe pas. C’est une
banque fictive créée par Ghanem, qui ne vise qu’un seul but : masquer les
achats d’actions Triangle par Socofinance.
Question (rituelle) : comment a-t-elle accédé à ces informations
privilégiées ? Le mystère ne dure pas. Dès janvier 1989, des bruits – vite
confirmés – commencent à courir : Traboulsi est un ami de longue date de
Ghanem ; il a un compte chez Socofinance ; c’est lui qui a présenté Peltz à
Ghanem, en septembre 1987. Aussi le juge Boizette, lorsqu’elle commence
son instruction, a-t-elle un objectif essentiel : démontrer que Ghanem a
parfaitement été au courant des négociations entre Pechiney et Triangle.
Comment y parvenir ? Il lui suffit de jeter un coup d’œil sur les
mouvements du titre Triangle acquis par Socofinance. Ils varieront au gré
des pourparlers. Quand ces derniers progressent – d’août à
septembre 1988 – Socofinance rafle 33 000 actions Triangle… Et quand,
le 27 septembre, ils piétinent, au point d’être quasi interrompus, la firme
suisse cède ses titres. A hauteur de 25 000. Indice que Ghanem dispose
d’un informateur au sein des négociateurs. Mais qui ? La réponse ne tarde
pas. Le magistrat apprend que, entre le 12 juillet et le 21 novembre 1988,
Traboulsi a téléphoné à de nombreuses reprises à son vieil ami Ghanem.
Tantôt du Waldorf Astoria, à New York, tantôt de l’hôtel de Paris, à
Monaco. Edith Boizette apprend aussi que, le 8 septembre, Ghanem, à
l’initiative de Traboulsi, a rencontré au moins trois fois les dirigeants de
Triangle : au restaurant Le Bœuf sur le toit, où il déjeunera avec le
directeur financier de Triangle, Marko Dimitrijevic ; à l’hôtel Bristol, où il
prendra le thé, en fin d’après-midi, avec Peltz et Traboulsi ; enfin, le soir,
où il rendra son invitation à Dimitrijevic.
Sur ces multiples contacts, les intéressés donneront des explications
peu convaincantes. Jurant à l’unisson n’avoir jamais évoqué les
négociations Pechiney-Triangle. Les coups de fil répétés de Traboulsi à
Ghanem ? Le premier assure n’avoir eu qu’un but : savoir si l’un de ses
amis brésiliens – dont il était caution – ne connaissait pas de difficultés
avec Socofinance. La rencontre Peltz-Ghanem du 8 septembre ? Fortuite !
clame haut et fort le patron de Socofinance. Ajoutant qu’il ignorait
totalement les fonctions et la profession exacte de Nelson Peltz. Un peu
court, tranche aujourd’hui le parquet. Qui écrit : « L’organisation de ces
rencontres par Samir Traboulsi […] ne devait, en réalité, servir qu’à
conforter, par la présence simultanée de MM. Peltz et Dimitrijevic à Paris,
les renseignements transmis à Charbel Ghanem sur les négociations en
cours. L’ensemble de ces contacts et entrevues, auxquels il faudrait ajouter
la présence de Charbel Ghanem et de William Haddad [l’un des dirigeants
de Socofinance] lors de la remise, le 3 octobre 1988, des insignes de
chevalier de la Légion d’honneur à Samir Traboulsi, démontrent que ce
dernier est l’auteur de la transmission, notamment à Paris, des
informations confidentielles dont a pu disposer Charbel Ghanem pour
procéder aux diverses transactions sur les titres Triangle. » Après avoir
souligné que Traboulsi disposait de ces informations en raison de sa
fonction même de conseil de Nelson Peltz, le réquisitoire poursuit : « Cette
connaissance professionnelle des négociations était confortée par sa
connaissance d’Alain Boublil, véritable initiateur de ces négociations, qui
était à même de lui donner le sentiment nécessaire des autorités
gouvernementales françaises sur cette opération. » Pourtant, estime le
parquet, « l’information n’a pas permis d’établir, s’agissant des opérations
réalisées par Charbel Ghanem, qu’Alain Boublil ait transmis sciemment à
Samir Traboulsi des informations aux fins d’être communiquées à la
société Socofinance ».
Traboulsi, comme il l’a fait pour Petrusse, protestera de son
innocence : « Quel intérêt aurais-je à divulguer des informations sur les
négociations Pechiney-Triangle, qui auraient pour effet de les amener à
capoter et de me faire perdre une commission de 13 millions de dollars ?
Aucun, évidemment. »
Octobre 1991. Après deux ans et demi d’enquête, le dossier Pechiney
est quasi bouclé. Le magistrat – qui a, entre-temps, inculpé quelques
« petits » acheteurs, comme le remisier Joseph Jossua, aujourd’hui décédé
(3 000 actions ramassées), et Jean-Pierre Emden, un chef d’entreprise
français (6 000 actions, achetées via Unigestion) – n’attend plus qu’une
seule chose : le retour de la commission rogatoire sur la fiduciaire de
Zurich Experta Treuhand AG, acheteuse de 20 000 titres Triangle. Au nom
de qui ? Edith Boizette a une petite idée. L’administrateur d’Experta se
nomme Nicolas-Pierre Rossier. Dans le passé, il a été l’un des dirigeants de
la société Vibrachoc. Dont le fondateur se nomme… Roger-Patrice Pelat…
Les deux hommes se connaissent, donc. La commission rogatoire revient
le 8 octobre 1991. La « petite idée » du juge se confirme : Pelat a bien été
l’acquéreur des 20 000 actions, via Experta Treuhand AG.
Il en avait pris, pourtant, des précautions. Jugez plutôt : le
15 novembre 1988, Pelat appelle l’un de ses amis suisses, Antoine
Schaller, pour qu’il ramasse « au plus vite » 20 000 titres Triangle.
Schaller répercute l’ordre au gestionnaire de fortune d’Experta, Freddy
Niggeler. Dès lors, tout s’enchaîne. Les 16 et 17 novembre, Niggeler
achète – via le Crédit suisse – 20 000 titres Triangle. La plus-value de
755 225 dollars (4 380 305 francs) – dégagée après la revente des titres
les 22 et 23 novembre – est virée, instantanément, au profit d’une société
Irving Trust, à New York. Laquelle transfère illico le magot à la Banca
della Svizzera italiana de Lugano, sur le compte no 2324893, ouvert au
nom d’Experta. Correspondant en fait à celui d’une firme panaméenne,
Elco. Et par qui celle-ci vient-elle d’être achetée, le jour même ? Par Pelat,
encore lui. Ainsi, l’ami du président a menti…
Epilogue. Plus de quatre ans après les faits, le dossier Pechiney –
symbole d’un coup de Bourse commode réalisé grâce à la complicité
d’amis proches du pouvoir – va venir prochainement devant le tribunal
correctionnel. Que plaideront les inculpés ? Le hasard ? Le flair ?
Comment parviendront-ils à démonter la démonstration implacable du
réquisitoire du parquet de Paris ? Tâche délicate, surtout pour les
acheteurs d’actions Triangle.
Un homme, entendu comme témoin, ne leur facilitera guère la tâche :
le président de Pechiney, Jean Gandois. Il n’a jamais caché l’écœurement
que lui a inspiré cette affaire. Et il aura beau jeu d’ironiser sur la subite
passion que suscita, en novembre 1988, un titre – Triangle – totalement
inconnu quelques semaines auparavant…
Condamnations
Alain Boublil est condamné en appel à deux ans de prison dont un
ferme, après avoir été relaxé en première instance.
Samir Traboulsi est condamné en appel à deux ans de prison dont un
ferme, ainsi qu’à 20 millions de francs d’amendes, après avoir été
condamné à un an de prison avec sursis en première instance.
L’affaire Tapie – Crédit
lyonnais
1992
AFFAIRE DUMAS
En France, c’est l’affaire financière qui a fait le plus grand bruit durant
la crise. Tous les ingrédients étaient réunis pour cela. En premier lieu, une
grande institution prestigieuse et arrogante. La Société générale, en effet,
a vu sa réputation d’excellence encore accrue au début de la décennie
2000 tandis qu’elle devenait une des championnes mondiales du marché
des produits dérivés. Polytechniciens et autres petits génies des écoles de
commerce et d’ingénieurs rêvent alors de rejoindre la banque au logo
rouge et noir, ses salles de marché survoltées et ses bonus annuels à six
chiffres.
Ensuite, un homme seul face à la machine. Jérôme Kerviel, jeune
trader sans envergure, est venu de sa Bretagne natale pour rejoindre le
« back-office » de la SocGen, loin des sommets où s’ébrouent les stars, qui
ne s’aperçoivent même pas de son existence. Le petit Kerviel veut
absolument entrer dans la cour des grands. Il se met à jouer gros, des
millions, puis des milliards, pris par le désir d’exister, d’être quelqu’un
dans ce milieu où tout se mesure à l’aune du compte en banque.
Enfin, une apocalypse financière. C’est elle qui fait perdre le contrôle
au petit trader, dont les manigances sont découvertes par sa hiérarchie
début 2008. La crise des subprimes est en marche, et ce n’est que le début
des catastrophes. Reste que Kerviel, lui, a joué plusieurs dizaines de
milliards d’euros et fini par perdre, lorsque ses positions sont finalement
« débouclées », 4,9 milliards d’euros.
La question reste en suspens : Kerviel peut-il avoir agi seul, c’est-à-dire
sans que, a minima, ses supérieurs n’aient fermé les yeux ? Pour les
acteurs des marchés et tous ceux qui suivent d’un peu près le monde de la
finance, il est difficile de répondre par l’affirmative. De deux choses l’une :
soit le trader bigouden a eu des complicités, au moins tacites, au sein de
l’établissement, soit il a pu agir seul, et, dans ce cas, les systèmes de
contrôle de la banque, un des leaders mondiaux dans son domaine, ont
failli. La deuxième hypothèse reste la plus difficile à croire. Le marché des
dérivés, d’où vient la fraude, était certes une machine à cash, un Etat dans
l’Etat, et l’on peut admettre qu’au plus haut niveau de la hiérarchie, on
n’ait pas suivi les activités du trader de très près. Mais qu’au sein même de
cette entité personne n’ait été au courant est difficile à faire avaler par des
professionnels. D’autant que Kerviel avait dans le milieu un surnom, le
« gros », certainement dû à la taille des positions qu’il avait prises plus
qu’à sa corpulence. Reste qu’à l’issue d’une garde à vue de quarante-huit
heures, Kerviel est présenté fin janvier 2008 devant le pôle financier du
tribunal de Paris avec une demande de mise en examen par le parquet de
Paris pour « tentative d’escroquerie », « faux et usage de faux », « abus de
confiance aggravée », et « atteinte à un système de données
informatiques ».
Suivent des explosions en chaîne, pour les dirigeants de la banque
notamment. Daniel Bouton, parangon des patrons de banque donneurs de
leçon, est contraint de démissionner de son poste de P-DG en avril 2008
pour devenir président du conseil d’administration. Un an plus tard, il
quitte définitivement l’établissement de la Défense, par la petite porte,
pour fonder son propre cabinet de conseil.
Au cœur de l’affaire elle-même, la justice prend d’emblée le parti de la
banque. Il est vrai que les enquêteurs sont peu familiers de ce milieu si
particulier, où jargons et acronymes servent surtout à se protéger du
monde extérieur pour faire ses petites affaires entre soi. La SocGen
participe activement à l’enquête, feint de ne pas comprendre lorsqu’on
touche à des points plus sensibles. Juges et policiers « achètent » assez
facilement la version de la banque, celle d’un trader isolé dans sa tour
d’ivoire qui a pris des positions de plus en plus importantes à l’insu de sa
hiérarchie. La loi du silence fait le reste. Elle est particulièrement active
dans le microcosme de la finance, où tout le monde se connaît, où les flots
d’argent brassés servent parfois aussi à assurer la discrétion nécessaire à la
poursuite des affaires.
De l’autre côté, la défense de Kerviel patine, hésite sur la stratégie à
suivre. Kerviel lui-même change plusieurs fois d’avocat : Me Meyer, puis
Me Dupont-Moretti, puis encore Me Metzner. Autant de ténors du barreau.
Finalement, en octobre 2010, Kerviel est condamné à rembourser les
4,9 milliards d’euros perdus par la banque – qui avait, en compensation,
bénéficié d’une déduction fiscale de 1,7 milliard d’euros – ainsi qu’à cinq
ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis. Le jugement est
extrêmement sévère. Démesuré, même, de l’avis de beaucoup. On avait
affaire à un petit trader ambitieux et complexé, prêt à tout pour se hisser
jusqu’au sommet de la hiérarchie financière. La justice en a fait un héros.
Kerviel s’engouffre dans la brèche, joue les Dreyfus, fait appel, et
change encore de stratégie : il prend cette fois un avocat très médiatique,
David Koubbi, qui fut le conseil de Tristane Banon dans l’affaire
Dominique Strauss-Kahn. Une photo les immortalise dans les couloirs du
Palais de Justice, tous les trois d’une élégance sans reproche, Koubbi
arborant comme une médaille un cocard reçu dans une rixe pendant un
embouteillage parisien. Elle symbolise à elle seule l’époque qui s’achève,
où spectacle, sexe, argent et désir de reconnaissance se mélangent en un
cocktail fort peu digeste. Cependant, le battage des deux K produit des
effets : on reparle de l’affaire Kerviel. Suit un feuilleton pénible où l’on
retrouve notre héros, devenu entre-temps croyant, dans diverses postures
plus médiatisées les unes que les autres : Kerviel va voir le pape, Kerviel
marche de Rome à Paris… Sans jamais quitter ses lunettes de soleil. La
foi, semble-t-il, ne l’a pas guéri de son hypertrophie de l’ego. Cette fois, ce
sont des politiques (Jean-Luc Mélenchon, Eva Joly), qui avalent l’histoire
d’un Kerviel victime innocente du système financier, avec une candeur qui
rappelle celle dont la justice a fait preuve quelques années plus tôt en
écoutant le « story-telling » de la banque de la Défense.
Finalement, le 19 mars 2014, la Cour de cassation confirme la peine
de prison, mais revient sur la condamnation à verser 4,9 milliards d’euros
à la Société générale. Fin juillet de la même année, le juge d’application
des peines accède à la demande d’aménagement de la peine en placement
sous surveillance électronique. Gageons que les aventures médiatiques et
judiciaires de l’ex-trader devenu star, elles, ne s’arrêteront pas là…
B. M.-S.
Affaire Kerviel 72 heures chrono
Eric Pelletier et Jean-Marie Pontaut
L’Express a reconstitué minutieusement les trois jours qui ont fait basculer la
Société générale dans l’inconnu. Un décompte sous haute tension, digne des
meilleurs thrillers. (L’Express du 3 septembre 2009.)
« Chui mort. » Le vendredi 18 janvier 2008, à 8 heures 45 minutes et
45 secondes – l’inflexible mémoire de son ordinateur faisant foi – Jérôme
Kerviel se confie à son ami Moussa. Le moral de ce trader de trente et un
ans est en berne. Depuis la salle des marchés, au septième étage d’une des
tours jumelles de la Société générale, dans le quartier de la Défense
(Hauts-de-Seine), ces échanges quotidiens via les chats Reuters
représentent son unique bouffée d’oxygène. Ce jour-là, dans le jargon des
messageries électroniques, il écrit aussi : « Chui maudit. » Kerviel se sait
sous le coup d’une procédure interne. La veille encore, à 16 h 30, il a été
convoqué par les agents du contrôle, intrigués par huit achats-ventes de
titres Porsche pour un montant de 1,4 milliard d’euros. Pourtant, à ce
stade, ses explications paraissent convaincantes. Tout aurait donc pu
s’arrêter là, sans le flair de Richard Paolantonacci…
A quarante-trois ans, dont vingt de maison, celui qu’on surnomme
« Paolo » est chargé de détecter les engagements susceptibles de mettre la
banque en difficulté. Or, en faisant et refaisant les additions, il est intrigué
par le montant engagé par Kerviel en 2007 : quelque 80 milliards
d’euros ! Il s’étonne qu’une telle transaction soit passée par un petit
courtier allemand, Baader. « Mon premier sentiment, c’est qu’il y a très
certainement une erreur de saisie, une opération qui est entrée pour 10 ou
100 fois sa taille réelle », dira Paolo au cours de l’instruction.
Kerviel rassure son collègue : via Baader, il affirme traiter en réalité
avec la puissante Deutsche Bank (DB) allemande. Paolo, toujours
dubitatif, prend tout de même contact avec les supérieurs du trader. A
11 h 30, il fond à nouveau sur Jérôme Kerviel, exigeant cette fois les
justificatifs de la DB. Quelques minutes plus tard, à 11 h 34, sur le chat
Reuters, Kerviel confesse à son ami Moussa : « Je me fais démonter la
gueule ici. » Peu avant 13 heures, il transmet malgré tout, par courriel, les
documents de confirmation de la DB à sa hiérarchie.
Paolo, lui, flaire le coup tordu. Dans l’après-midi, il provoque donc
une réunion avec l’un des supérieurs de Kerviel, Martial Rouyère, et
plusieurs hauts responsables de la salle des marchés. De son siège, le
jeune homme assiste à ces grandes manœuvres qui, physiquement,
s’apparentent à un encerclement… Loin des oreilles indiscrètes, le
management se décide – enfin – à disséquer l’opération. Il est 19 heures.
Rouyère décroche son téléphone pour appeler la DB. Las ! elle vient de
fermer ses portes pour le week-end. Contrarié, Rouyère quitte ses bureaux
et, sur le parvis de la Défense, rebrousse aussitôt chemin : avec le
décalage horaire, il doit encore être possible de joindre New York. Peine
perdue : son correspondant ne peut pas faire les vérifications sur-le-
champ.
A quelques pas de là, au pied de la tour, Jérôme Kerviel prend un
verre dans un bar pour se remonter le moral. Dans la journée, il a engagé
à nouveau 900 millions d’euros. Et à son copain Moussa qui lui demande :
« Comment il va le poto ? », il répond : « Il est mort le poto. »
Samedi 19 janvier. En ce début de week-end, dans des bureaux quasi
déserts, Martial Rouyère parvient enfin à joindre le trader de la DB.
Stupeur : ce dernier dément toute opération récente avec Kerviel. Les
documents fournis par celui-ci sont donc des faux. Alerte générale : on
sonne le rappel des hauts cadres, jusqu’au grand patron de la banque de
financement et d’investissement, Jean-Pierre Mustier, de retour de
Londres. Personne n’imagine pour autant le tsunami à venir. Après tout,
d’un strict point de vue financier, la situation n’apparaît pas si dramatique
puisque Kerviel a fait gagner à son employeur 1,4 milliard d’euros en
2007. Sauf que ces gains n’ont pu être obtenus qu’au prix de risques à
peine croyables, en engageant des sommes folles.
Dans l’après-midi, quatre des plus hauts responsables de la Générale
organisent une conférence téléphonique avec le « suspect ». Kerviel, qui
s’est accordé un week-end de répit à Deauville pour fêter son anniversaire,
accepte de rentrer à Paris, mais évoque une panne de batterie pour
abréger la conversation.
Lorsqu’il débarque sur le parvis de la Défense, le samedi soir vers
20 heures, il annonce son arrivée à l’un de ses supérieurs par un SMS
troublant : « J’hésite à me mettre sous un train mais je ne suis pas loin. Je
rentre comment dans la tour ? » Inquiète de ses réactions, la direction
convoque le médecin du travail afin de prévenir toute défaillance. Dans la
salle de trading du septième étage, une task force d’interrogateurs
s’impatiente…
Ils reçoivent le suspect, à tour de rôle, deux par deux. Comme dans les
séries télévisées américaines, les conversations sont enregistrées. « Nous
avons décidé d’utiliser le téléphone fixe de la salle de réunion où se
déroulaient les entretiens pour permettre aux autres intervenants réunis
dans une salle de réunion de l’étage de suivre les conversations en temps
réel », confiera l’un des interrogateurs aux juges Françoise Desset et
Renaud Van Ruymbeke.
En fin de soirée, Kerviel reconnaît avoir fabriqué des faux afin de
masquer le montant de ses gains pour ne pas donner l’alerte sur les
sommes engagées. « Recroquevillé sur sa chaise, il s’exprimait au
minimum », assure devant les juges l’un des protagonistes.
Peu avant le départ du trader, vers 1 heure du matin, Jean-Pierre
Mustier prend le temps de l’accompagner jusqu’aux toilettes, et lui lâche
cette phrase sibylline : « Si t’as vraiment gagné 1,4 milliard, c’est que tu es
vachement bon, ça veut dire que tu es un bon trader. Il faut que tu te
mettes ça en tête. Ce que t’as fait, c’est emmerdant mais pas grave. »
Mustier expliquera avoir cherché à réconforter le jeune homme pour qu’il
ne commette pas l’irréparable.
Dimanche 20 janvier. Au septième étage de la tour, les lumières
restent allumées toute la nuit. Les équipes traquent les ordres passés par
Kerviel en 2007. Et, à 4 heures du matin, Jean-Pierre Mustier reçoit un
rapport confirmant les soupçons : le trader a d’abord perdu des sommes
considérables au cours du premier semestre mais, en anticipant la crise
des subprimes, il a bien décroché le jackpot (1,4 milliard d’euros) au
moment de la revente, en novembre.
A 6 heures, épuisés, les contrôleurs rentrent chez eux pour dormir un
peu. Lorsqu’ils reviennent vers 9 heures, Mustier est déjà à son poste.
Quant à Kerviel, il se présente, comme convenu, pour affronter sa seconde
journée d’interrogatoires. Au milieu de ce tourbillon, vers 10 heures, la
voix suave de Claire Dumas, l’une des responsables du back-office,
s’élève : « Il faut quand même vérifier au plus vite l’activité de Kerviel
depuis le début de l’année. » Une heure plus tard tombe le chiffre exact
des engagements de ces vingt derniers jours : Kerviel a engagé son
employeur à hauteur de… 50 milliards d’euros, soit une fois et demie les
fonds propres de la banque !
A cet instant, Jean-Pierre Mustier a déjà rejoint le P-DG, Daniel
Bouton, dans son bureau. Un conseil d’administration extraordinaire,
destiné à faire face à la crise bancaire mondiale, est en effet prévu à midi.
Son portable vibre : Claire Dumas lui annonce par texto l’étendue de la
catastrophe. « Je me suis assis, incrédule et sous le choc », dira Mustier.
Dans la salle du conseil, au trente-cinquième étage, Daniel Bouton
annonce que la banque doit faire face à une immense « fraude ». Mais il
exige la confidentialité absolue : si le marché apprend la nouvelle, la
Société générale peut être absorbée par un autre établissement. Dans
l’urgence, Bouton tranche : il faut liquider les positions de Kerviel au plus
vite. Cette délicate mission est confiée à un trader maison qui ignore que
son employeur est le vendeur… Seuls le gouverneur de la Banque de
France et le secrétaire général des marchés financiers sont dans la
confidence, ce qui provoquera par la suite une grosse colère de Nicolas
Sarkozy à l’Elysée. La Société générale paie le prix fort : les Bourses sont
au plus bas, les pertes nettes s’élèvent à 4,9 milliards. Ces soixante-douze
heures viennent de mettre au jour une manipulation qui a failli mettre à
bas une banque vieille de cent quarante ans.
Principales condamnations
Jérôme Kerviel est condamné en octobre 2010 à rembourser les
4,9 milliards d’euros perdus par la banque, ainsi qu’à cinq ans
d’emprisonnement, dont deux avec sursis. Le 19 mars 2014, la Cour de
cassation revient sur l’amende, mais confirme la peine de prison. Début
juillet de la même année, le juge d’application accède à sa demande de
libération sous bracelet électronique. Des procédures sont en cours de la
part de la défense de Jérôme Kerviel pour obtenir un nouveau procès
pénal.
L’affaire Bettencourt
2010
C’est sans doute l’affaire la plus exceptionnelle qui ait éclaté durant le
quinquennat de Nicolas Sarkozy. Elle mérite à elle seule tous les
superlatifs. Du fait de ses protagonistes, d’abord. Une des femmes les plus
riches du monde, Liliane Bettencourt, le président de la République,
Nicolas Sarkozy, le ministre du Budget, Eric Woerth, un artiste habitué à
se blottir sous l’aile de protecteurs généreux, François-Marie Banier…
Mais encore un gestionnaire de fortune issu de l’aristocratie, Patrice de
Maistre. Et des avocats, tous soupçonnés d’avoir profité de la faiblesse de
la vieille dame pour obtenir ses bienfaits. Sans compter la troupe des
employés de la milliardaire, comptable, médecins, infirmiers…
L’affaire Bettencourt, c’est aussi l’histoire d’une haine – ou pour le
moins d’une acrimonie tenace – entre une fille et sa mère dont les
différends seront étalés sur la place publique pendant des mois. Jalousies,
rancœurs, déceptions font la une des magazines et l’ouverture des
journaux télévisés. Argent, famille, politique forment le décor d’une
intrigue digne d’un roman de Balzac.
L’affaire Bettencourt, enfin, c’est la révélation, intemporelle et en
même temps très contemporaine, de ce que la richesse peut engendrer de
plus sordide : des personnages en apparence tous plus dévoués les uns
que les autres qui cherchent à s’accaparer ne serait-ce que quelques
miettes d’une immense fortune.
Tout commence fin 2007. Françoise Bettencourt-Meyers porte plainte
contre François-Marie Banier, photographe et ami de ses parents, Liliane
et André Bettencourt, tout juste décédé. Françoise soupçonne le
photographe d’utiliser l’empire qu’il exerce sur sa mère pour lui soutirer
des cadeaux somptueux : des tableaux (Picasso, Matisse, Mondrian,
Léger), des objets de valeur, des manuscrits, mais aussi des contrats
d’assurance-vie. Le tout pour un montant de plusieurs dizaines de millions
d’euros, au bas mot.
Françoise Bettencourt veut faire placer sa mère sous tutelle, en
démontrant qu’elle n’est plus en état de gérer ses affaires. Mais Liliane
Bettencourt refuse de se faire examiner par les médecins, comme le
propose la justice, et, début 2009, présente l’expertise d’un
neuropsychiatre qui atteste de ses capacités mentales.
L’affaire se complique lorsque Pascal Bonnefoy, le majordome de
Liliane Bettencourt, décide d’enregistrer les conversations de sa patronne
avec François-Marie Banier, mais aussi avec le gestionnaire de fortune des
Bettencourt, Patrice de Maistre. Or le nom d’Eric Woerth, alors ministre
du Travail, ressort de ces enregistrements. Selon des propos de De Maistre
retranscrits notamment par Mediapart, Woerth aurait promis l’appui du
gouvernement à la milliardaire en l’échange de dons.
C’est le volet politique de cette affaire, qui prend d’autant plus
d’ampleur que l’on apprend bientôt qu’Eric Woerth a remis la Légion
d’honneur à de Maistre en 2008, et que sa femme, Florence Woerth,
travaille pour le fonds d’investissement du gestionnaire de fortune des
Bettencourt. De plus, en 2010, Claire Thibout, la comptable des
Bettencourt, affirme avoir remis 50 000 euros en liquide à Woerth pour la
campagne présidentielle, lorsque ce dernier était trésorier de l’UMP.
Fin 2011, l’affaire s’accélère. François-Marie Banier est interpellé,
incarcéré, interrogé, de même que son compagnon Martin d’Orgeval. Tous
deux sont mis en examen, ainsi que Patrice de Maistre, et Eric Woerth,
soupçonné de trafic d’influence dans l’affaire de la remise de la Légion
d’honneur à de Maistre. De l’autre côté, Liliane Bettencourt porte plainte
pour atteinte à la vie privée contre Pascal Bonnefoy et cinq journalistes,
eux aussi mis en examen. Enfin, c’est au tour de l’avocat Pascal Wilhelm,
ex-conseiller de Mme Bettencourt, d’être mis en examen. Il est soupçonné
d’avoir poussé l’héritière de L’Oréal à investir dans l’entreprise d’un autre
de ses clients, Stéphane Courbit, l’homme qui a introduit la téléréalité en
France.
L’affaire remonte jusqu’à Nicolas Sarkozy. Après sa défaite à l’élection
présidentielle de 2012, il n’est plus protégé par l’immunité présidentielle.
Son domicile est perquisitionné, puis il est entendu pendant douze heures
par le juge Gentil, en tant que « témoin assisté ». S’ensuit une guerre
larvée entre le magistrat et l’ancien président et ses conseils, au terme de
laquelle Nicolas Sarkozy sera mis en examen, en mars 2013. Finalement,
à partir de fin 2013, le volet politique de l’affaire se dégonfle : Nicolas
Sarkozy obtient un non-lieu en octobre 2013, et Eric Woerth sera à son
tour relaxé en mai 2015.
En revanche, d’autres acteurs sont condamnés à des peines plus ou
moins lourdes : François-Marie Banier est reconnu coupable par le
tribunal correctionnel de Bordeaux d’abus de faiblesse et de blanchiment.
Il écope de 350 000 euros d’amende et de trois ans de prison, dont six
mois avec sursis. Patrice de Maistre est également condamné à trente
mois de prison, dont un an avec sursis. Même peine pour Pascal Wilhelm,
dont le parquet avait requis la relaxe. Les avocats de Banier et de De
Maistre ont cependant annoncé leur intention de faire appel.
D’autres volets de l’affaire restent à juger : la comptable, Claire
Thibout a été mise en examen pour faux témoignage aggravé ; mais aussi
le majordome, ainsi que cinq journalistes du Point et de Mediapart, jugés
pour avoir retranscrit les enregistrements de Bonnefoy. Enfin, à l’automne
2015, le parquet de Paris a ouvert une information judiciaire pour
subornation de témoin, visant implicitement Françoise Bettencourt-
Meyers.
L’épilogue judiciaire de cette affaire tentaculaire est donc encore loin.
Beaucoup de ceux qui s’en sont approchés de trop près – qu’ils soient
avocats, juges, financiers – se sont brûlé les doigts. Quant à la vérité, elle
n’est ni dans les enregistrements des uns, ni dans les plaidoiries des
autres, ni même dans les milliers d’articles écrits sur le sujet. Peut-être est-
elle quelque part dans la mémoire de Liliane Bettencourt…
B. M.-S.
Dans les coulisses de l’enquête
Pascal Ceaux et Jean-Marie Pontaut
L’Express a suivi les pérégrinations des enquêteurs de cette affaire aux
multiples ramifications politiques et économiques. Des pistes qui réservent
chacune son lot de surprises. (L’Express du 14 juillet 2010.)
A chaque jour son rebondissement… La perquisition conduite au
domicile parisien du photographe François-Marie Banier, lundi 12 juillet,
ne constitue sans doute pas le dernier épisode de l’affaire Woerth-
Bettencourt. Et les policiers, qui cherchaient chez l’artiste, en déplacement
à New York, des documents liés à la propriété de l’île d’Arros, aux
Seychelles, ne vont bientôt plus savoir où donner de l’enquête. Cet îlot
paradisiaque serait l’un des fleurons non déclarés au fisc de la fortune de
l’héritière de L’Oréal, Liliane Bettencourt, sans que l’on sache quel est son
vrai propriétaire, abrité derrière une fondation.
La décision d’Isabelle Prévost-Desprez, présidente de chambre au
tribunal correctionnel de Nanterre (Hauts-de-Seine), de lancer ses propres
investigations, mardi 13 juillet, vient s’ajouter aux trois enquêtes
préliminaires ordonnées par le parquet, à condition de franchir les
éventuels barrages juridiques qui se dresseront devant elle. Le bras de fer
annoncé risque d’alimenter une concurrence déjà exacerbée entre la
magistrate du siège et son ennemi juré, le procureur Philippe Courroye. Et
d’aggraver ainsi la confusion dans un dossier où le plus difficile reste de
démêler le vrai du faux. Car les déclarations et les témoignages
contradictoires se sont enchaînés à grande vitesse depuis la fin du mois de
juin, au point de contraindre parfois la police à courir derrière les
révélations de la presse.
Pendant plusieurs jours, les enquêteurs de la brigade financière et de
la brigade de répression de la délinquance sur la personne (BRDP) ont
concentré leurs efforts sur le témoin clef qui a transformé un sulfureux
conflit de famille en retentissante affaire d’Etat.
Jusqu’au mois dernier, personne ne connaissait Claire Thibout. La
discrétion faisait partie du métier de cette comptable, présente au côté de
Liliane Bettencourt pendant quatorze ans (1994-2008). En s’exprimant
sur le site Mediapart, le 6 juillet, cette femme de cinquante-deux ans fait
exploser une bombe politique : elle accuse l’actuel président de la
République d’avoir reçu illégalement des enveloppes d’argent des
Bettencourt, lorsqu’il était maire de Neuilly-sur-Seine (1983-2007) ou
candidat à la magistrature suprême. Eric Woerth, ministre du Travail, déjà
cité dans l’affaire, est lui aussi désigné comme le bénéficiaire d’une
somme de 50 000 euros destinée à la campagne présidentielle. La
comptable l’aurait retirée dans une agence parisienne de la BNP à la date
du 26 mars 2007. L’avocat de Claire Thibout, Me Antoine Gillot, confirme
à deux reprises, le même jour, sur les antennes de France Info et de RMC,
les propos dévastateurs de sa cliente et amie de vingt-cinq ans.
L’ensemble de ces déclarations stupéfie les enquêteurs par leur
caractère inédit. Car, la veille, au siège de la sous-direction des affaires
économiques et financières, ils ont entendu pendant près de trois heures
cette même Claire Thibout. Et dans ce face-à-face tendu, l’ex-comptable
leur a tenu un autre langage. Elle n’a pas cité le nom de Nicolas Sarkozy.
Pas plus qu’elle n’a évoqué la date du 26 mars : elle est en fait restée plus
évasive, situant l’épisode du retrait d’argent litigieux à la fin du mois de
mars ou au début d’avril 2007.
Les policiers souhaitent donc la réentendre au plus vite. A condition
de la trouver ! Claire Thibout a disparu. Son téléphone portable ne répond
plus. Elle a quitté son domicile, partie sans laisser d’adresse, et ne
séjourne pas non plus dans sa résidence secondaire de Normandie. Les
e
enquêteurs obtiennent des explications de M Gillot : sa cliente s’est
réfugiée avec son mari et ses enfants dans le Vaucluse.
Aussitôt, des policiers sautent dans le TGV, en direction du sud. Une
nouvelle audition commence au commissariat de Nîmes (Gard), puis est
poursuivie à Paris. Au grand soulagement de l’Elysée, l’ex-comptable de
Liliane Bettencourt revient en partie sur ses déclarations à Mediapart. Au
passage, elle reproche au site d’avoir détourné certains de ses propos. Et
affirme que, d’une part, la date du 26 mars lui a été suggérée par les
journalistes, et que, d’autre part, sur le nom de Sarkozy, elle s’est
contentée d’un « peut-être » dubitatif. Elle utilise même l’expression de
« romance de Mediapart » à propos d’un autre passage de l’article du site,
dans lequel elle évoque un financement irrégulier de la campagne
présidentielle d’Edouard Balladur en 1995.
Comment expliquer ce décalage entre les versions ? L’entretien
controversé s’est déroulé en deux fois. Le journaliste de Mediapart Fabrice
Lhomme assure qu’il a d’abord rencontré Claire Thibout en tête à tête.
Puis qu’il l’a questionnée une nouvelle fois au téléphone. « Il n’y avait
aucune ambiguïté, mes notes en font foi, maintient-il. Je l’ai relancée à
plusieurs reprises sur le nom de Sarkozy, elle m’a indiqué que le maire de
Neuilly était un habitué chez les Bettencourt, même si elle avait du mal à
évaluer la fréquence de ses visites. »
Sur la date du 26 mars, le journaliste, qui n’a pas enregistré le contenu
des conversations, est plus circonspect. Au moment où il interroge Claire
Thibout, il a déjà pris connaissance, avant même la police, des carnets de
caisse établis par l’ex-comptable, lorsqu’elle était au service de Liliane
Bettencourt. Ces documents sont une sorte de livre de comptes à son
usage. Y figure la mention de chaque retrait d’argent liquide effectué par
l’employée pour ses patrons. A la date du 26 mars est bien inscrite une
sortie de 50 000 euros. « Est-ce la bonne date ? » interroge le journaliste.
Claire Thibout acquiesce. A son départ, en 2008, elle a restitué à son
employeur, Liliane Bettencourt, les trois carnets de caisse concernant la
période 2006-2008, ainsi que la clef d’un coffre d’une agence bancaire,
place Vendôme, à Paris. Mais elle a probablement conservé des
photocopies, dissimulées en lieu sûr.
Entre-temps, les policiers ont à leur tour mis la main sur les carnets
originaux au terme d’un autre épisode rocambolesque. Comme son
prédécesseur, la nouvelle comptable de Mme Bettencourt est introuvable.
Et personne d’autre qu’elle ne détient la clef donnant accès aux précieux
documents ! En fait, l’employée est simplement partie en vacances…
L’examen du carnet à la date du 26 mars confirme alors le retrait de
50 000 euros. Seulement voilà : la mention « Bettencourt », qui, selon
Claire Thibout, accompagnait d’ordinaire, en toutes lettres, les retraits
d’argent destinés à des hommes politiques, n’est pas écrite sur la page de
papier quadrillé du carnet. Et, surtout, des justifications détaillées font
apparaître quel a été l’usage de la somme controversée : 11 200 euros de
frais pour l’île d’Arros, aux Seychelles ; 12 861 euros pour la cuisine ;
1 143 pour un médecin ; 3 500 euros pour une relieuse de livres ; la
coiffeuse est rétribuée 770 euros ; plus 3 599 euros pour sa venue à Arros,
etc. Une somme de 30 500 euros versée à un membre d’une grande
famille historique de la majorité est bien indiquée, mais cela n’a rien à
voir avec Nicolas Sarkozy ou Eric Woerth.
Sur les autres points, le témoignage de Claire Thibout ne varie pas.
Elle persiste notamment à mettre en cause Patrice de Maistre, le
gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt. Selon ses déclarations,
celui-ci lui aurait réclamé la somme de 150 000 euros au bénéfice du
trésorier de l’UMP, Eric Woerth, dans le cadre de la campagne
présidentielle de 2007. Mme Thibout affirme qu’elle lui a opposé un refus.
Elle ne pouvait retirer plus de 50 000 euros par semaine, comme le lui
aurait d’ailleurs confirmé au téléphone la responsable du compte à
l’agence bancaire. Toujours d’après l’ex-comptable, Patrice de Maistre
aurait alors évoqué une autre solution devant elle, en lui disant : « Ça sert
d’avoir des comptes en Suisse. » En dépit de ses accusations fermes et
répétées, Claire Thibout reconnaît n’avoir jamais assisté en personne à
une quelconque remise d’argent à un homme politique.
Lors de la confrontation, le jeudi 8 juillet, le gestionnaire de fortune a
nié les accusations réitérées par l’intéressée, ravivant l’inimitié personnelle
entre deux membres de l’entourage de la milliardaire. La responsable du
compte Bettencourt à la banque a, quant à elle, contesté la réalité de
l’appel de Claire Thibout au début de 2007. Mais, comme pour
compliquer les choses un peu plus, les policiers ont découvert que cette
employée de la BNP entretenait des liens d’amitié avec la sœur de Patrice
de Maistre ! Elle a reconnu cette étonnante coïncidence, mais en insistant
auprès des enquêteurs : cela n’a pas influencé son témoignage.
Une fois traité le volet politiquement le plus explosif de l’affaire, les
enquêteurs devraient revenir dans les jours qui viennent sur deux autres
points dont ils sont saisis par le parquet de Nanterre : l’éventuel
blanchiment de fraude fiscale et le soupçon de prise illégale d’intérêt.
Deux enquêtes qui risquent de remettre en première ligne le couple
Woerth.
Dimanche 11 juillet, l’Inspection générale des finances, rattachée à
Bercy, a dédouané l’ancien ministre du Budget du soupçon d’interventions
fiscales illicites au bénéfice de Liliane Bettencourt, la femme la plus riche
de France. « M. Eric Woerth, écrivent les rapporteurs, durant la période où
il était ministre du Budget, n’est pas intervenu auprès des services placés
sous son autorité pour demander, empêcher ou orienter une décision ou
un contrôle portant sur Mme Bettencourt, MM. Banier et de Maistre ainsi
que sur les sociétés Téthys et Clymène. »
Plus délicate est la question d’un éventuel coup de pouce du ministre à
son épouse. En clair, Florence Woerth a-t-elle bénéficié d’une embauche
de complaisance dans les sociétés de Patrice de Maistre ? Les enquêteurs
n’ont pas de doute sur la pertinence de la question. Ils sont intrigués par
la coïncidence des dates ; Mme Woerth est recrutée par le financier entre
la fin d’octobre et le début de novembre 2007, soit quelques mois après
l’arrivée de son mari au ministère du Budget dans le premier
gouvernement de François Fillon. Dans les bandes enregistrées
frauduleusement par le majordome de Liliane Bettencourt, Patrice de
Maistre ne cache pas l’intérêt que présente pour lui la situation du mari de
sa collaboratrice. Mieux : il suggère ouvertement l’avoir engagée à la
demande du ministre du Budget !
Devant l’émotion suscitée par la révélation des documents sonores,
e
l’avocat de Florence Woerth, M Antoine Beauquier, a livré ses premières
explications à la justice. Dans un courrier adressé le 7 juillet au procureur
de Nanterre, il résume les conditions, régulières, selon lui, dans lesquelles
cette diplômée d’HEC, spécialiste de la gestion des grandes fortunes, a
rejoint l’équipe chargée des avoirs de Liliane Bettencourt. Selon Me
Beauquier, la première rencontre professionnelle entre Patrice de Maistre
et Florence Woerth aurait eu lieu en mai 2007. A l’époque, l’épouse du
maire (UMP) de Chantilly (Oise) exerçait dans une filiale de la Caisse
d’épargne, dont l’objet était de placer des produits financiers auprès de
gros investisseurs.
Lorsqu’elle est embauchée, quelques mois plus tard, pour s’occuper de
la fortune de Liliane Bettencourt, poursuit Me Beauquier, elle ne traite à
aucun moment de fiscalité. Elle recommande ou rejette les produits
financiers soumis à son diagnostic. La décision finale revient ensuite à un
comité d’investissement. « La leçon de cette affaire, explique l’avocat à
L’Express, est-elle qu’une femme de ministre doit rester à la maison ? »
Sous la pression, Florence Woerth a néanmoins choisi de démissionner.
Comme son mari, elle a demandé à être rapidement entendue par la
justice. Le prochain épisode du feuilleton tourbillon ?
Bettencourt mère et fille. Histoire d’une
haine
Entre Liliane et Françoise, entre la mère et la fille, le ressentiment a fini par
prendre toute la place, et l’échange n’est plus possible que par avocat
interposé. (L’Express du 21 juillet 2010.)
Christophe Barbier
« Ah ! L’argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui desséchait
les âmes, en chassait la bonté, la tendresse, l’amour des autres ! Lui seul
était le grand coupable, l’entremetteur de toutes les cruautés et de toutes
les saletés humaines. » Ainsi se lamente Mme Caroline, l’héroïne de
L’Argent de Zola, avant de replonger dans les affres financières et les
vertiges du boursicotage. A plus d’un siècle de distance, l’affaire
Bettencourt est le parfait écho de ce constat. Cet ahurissant roman vrai,
qui passionne la France depuis plus d’un mois, n’est pas qu’un feuilleton
politique. Certes, la nasse ne s’est pas desserrée d’une maille autour d’Eric
Woerth. Au contraire, avec les déclarations aux policiers de son
gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre, la situation du ministre du
Travail s’aggrave. Mais avant d’entrer dans la chambre d’écho du pouvoir,
l’affaire Bettencourt est d’abord une terrible histoire de famille. Et pas
n’importe laquelle : celle de la femme la plus riche de France…
Le lien filial entre Liliane et Françoise Bettencourt brûle en public
parce que la mère donnait trop, selon la fille, à François-Marie Banier. Les
mots se font vitriol, les attaques judiciaires s’accompagnent de
communiqués de presse, la France entière assiste à un vaudeville
protéiforme. L’ami-confident est-il trop gourmand ? Le gendre n’a-t-il
aucune arrière-pensée ? La mère a-t-elle toute sa tête ? La fille a-t-elle un
cœur ? Il y a, dans la France ballottée par la crise, une certaine jouissance
révolutionnaire à se repaître sans pitié du spectacle offert par le clan
Bettencourt, ce grand cirque où les riches se dévorent entre eux. Mais ce
plaisir est malsain, car c’est L’Oréal, empire magnifique, qu’éclabousse
cette sitcom pathétique.
Larbins du fric et politiques avides, faux serviteurs et vrais aigrefins,
tous ceux qui ont approché l’assiette au beurre en ont aujourd’hui les
doigts sales. Il était si facile d’aller mendier quelques liasses chez les
Bettencourt, et pas si difficile de leur vendre bien cher quelques années de
bons et loyaux, et même de médiocres et déloyaux, services. Une
escouade de ces profiteurs se retrouve sous les projecteurs, l’essentiel de
leur cohorte échappera à la honte. Et pendant ce temps-là, l’interminable
feuilleton Bettencourt poursuit son chemin dans les égouts de la haine, où
l’argent ne protège de rien.
Pascal Ceaux et Jean-Marie Pontaut
Si proches, si loin. C’est une rue tranquille dans un quartier huppé de
Neuilly, là où résident quelques-unes des plus grosses fortunes de France,
là où tout ne devrait être que luxe, calme et volupté. Au cœur de Saint-
James, dans ce bastion des bonnes manières, les deux bâtisses se font
face, l’hôtel particulier et l’immeuble, séparés d’une cinquantaine de
mètres. D’un côté, Liliane Bettencourt, quatre-vingt-sept ans, milliardaire,
actionnaire de référence de L’Oréal ; de l’autre, sa fille unique et héritière,
Françoise, cinquante-sept ans, le mari de celle-ci, Jean-Pierre Meyers, et
leurs enfants, Jean-Victor et Nicolas. En quelques mois, ce qui est devenu
l’« affaire Bettencourt » a fait éclater le cadre convenu d’une famille bien
sous tous rapports et, au fil des révélations de presse, a mué le combat
judiciaire en une chronique de la détestation entre une mère et sa fille. On
ne se voit plus. On ne se parle plus. Sauf à l’occasion des rares conseils
d’administration de L’Oréal, qui ont lieu autour de la table de la salle à
manger familiale de l’hôtel particulier !
Le 19 décembre 2007, bien qu’encore ignoré du public, le conflit
prend un tour irréversible. Ce jour-là, Françoise Meyers-Bettencourt
dépose une plainte pour « abus de faiblesse ». La procédure vise le
photographe François-Marie Banier. L’héritière soupçonne cet artiste
excentrique d’avoir mis sous influence sa mère, Liliane, et de lui avoir
soutiré près de 1 milliard d’euros. Pendant plusieurs jours, avant le
lancement de cette procédure, Françoise a demandé avec insistance à
Liliane de subir des examens médicaux. Le 14 décembre, à la demande de
la fille, un neurologue est venu examiner en catimini la vieille dame pour
conforter un éventuel placement sous curatelle.
Celle-ci n’aura connaissance de la plainte visant son ami Banier que
par une lettre de sa fille du 14 janvier 2008. « Je sais par avance que tu
seras très contrariée », écrit Françoise, avant de dénoncer en ces termes
les agissements de Banier : « Il y a une limite au-delà de laquelle ce n’est
plus tolérable. » Le photographe est devenu l’enjeu d’une bataille sans
merci entre mère et fille. Celle-ci le voit comme un manipulateur cupide
qui ne pense qu’à l’argent de la milliardaire. Celle-là en fait son
compagnon favori d’amusement. « Il m’a ouvert des espaces de liberté et
de gaieté », explique-t-elle.
Dans sa réponse à la lettre du 14 janvier, Liliane Bettencourt
rétorque : « Une plainte contre François-Marie serait une plainte contre
moi. En as-tu conscience ? » Elle reproche aussi à sa fille de ne plus lui
laisser voir ses petits-enfants, qui « ont si longtemps ignoré leur grand-
mère, de l’autre côté de la rue ». Le 19 février, autre lettre, dont Le Monde
a révélé le contenu ; autres mots, tout aussi sévères. Evoquant « le
manque de considération » de Françoise à son égard, Liliane le qualifie de
« gravement injurieux ». Elle profère aussi une menace : « Cette lettre est
un dernier avertissement. » Le sous-entendu est sans équivoque. Liliane
Bettencourt pourrait revenir sur la donation faite à sa fille des actions de
L’Oréal pour « ingratitude ».
En dépit de ces échanges acides, une tentative de conciliation
tripartite est engagée à l’initiative de Liliane Bettencourt, en février 2008,
afin que sa fille retire sa plainte. La vieille dame souhaite un arrangement
entre elle, Françoise et son ami Banier. Comme le raconte Christophe
D’Antonio dans La Lady et le dandy (éd. Jacob-Duvernet), elle sollicite
même les bons offices de Lindsay Owen-Jones et de Maurice Lévy, P-DG
de L’Oréal et de Publicis. La négociation s’étale sur des mois, jusqu’à la
rédaction d’un protocole qui semble convaincre les parties. Le document
précise notamment que l’artiste conserve la totalité des dons reçus, mais
s’engage à ne plus en accepter. Au mois de juin 2008, Liliane écrit
d’ailleurs à sa fille : « Avec cette plainte odieuse, tu me tues à petit feu
[...] Le protocole est une sortie honorable pour toi », et elle conclut la
lettre d’une phrase qui ouvre la voie à une éventuelle réconciliation : « Si
Dieu t’éclaire, je t’ouvrirai les bras dans la joie. »
Au début de l’été, l’accord qui paraissait si proche tombe pour des
raisons pas complètement élucidées. Françoise Meyers-Bettencourt a-t-elle
été effrayée par l’éventualité d’une adoption de François-Marie Banier par
sa mère, ainsi que des employés de maison en ont fait courir la rumeur ?
Le photographe, tout comme Liliane, a catégoriquement démenti. A
L’Express, il déclare dans l’entretien exclusif qu’il nous a accordé : « Ma
mère était vivante jusqu’à il y a trois semaines et jamais je n’aurais renié
mon nom, Banyaï devenu Banier. » Ou bien la fille unique de Liliane
Bettencourt a-t-elle craint, malgré le protocole, d’être en partie dépouillée
de son héritage par le testament de sa mère ? Quoi qu’il en soit, la guerre
continue. Et les vieux démons resurgissent avec une nouvelle vigueur.
Depuis longtemps déjà, au moins une dizaine d’années, Liliane
Bettencourt fait grief à sa fille de ne pas s’intéresser suffisamment à
L’Oréal. Fondée par Eugène Schueller, son père, l’entreprise représente
énormément pour elle, qui tient absolument à la conserver dans le giron
familial et national. Sa fille a préféré se distinguer dans un tout autre
domaine, plus intellectuel. Elle a publié deux livres : Les Dieux grecs.
Généalogies (éd. Christian) en 1994, et, en 2008, Les Trompettes de Jéricho.
Regard sur la Bible (éd. de l’Œuvre), qui fut alors salué par Bernard-Henri
Lévy.
Cette divergence d’intérêts entre mère et fille a alimenté les pires
soupçons de Liliane. Elle redoute que les 30,8 % du capital de L’Oréal
possédés par les Bettencourt soient un jour vendus à Nestlé par sa fille. La
multinationale suisse détient déjà 29,6 % des actions. Mais un accord de
non-agression de 2004, revu en 2009, unit les deux partenaires et institue
des droits de préemption réciproques valables jusqu’en 2014. Il
n’empêche. Le 3 mars 2010, Françoise Bettencourt-Meyers éprouve le
besoin de publier un communiqué. Elle y affirme que la procédure pour
« abus de faiblesse » ne cache pas une intention de vendre au géant
helvète.
Aujourd’hui, seule la justice semble en mesure de clore ce chapitre
douloureux de l’histoire familiale. La fille en a l’air intimement
convaincue. La semaine dernière encore, elle a saisi la justice d’une
deuxième demande de placement sous tutelle de Liliane Bettencourt, dans
un but de protection, comme le justifie une lettre envoyée par ses avocats
au procureur de la République à Nanterre (Hauts-de-Seine), Philippe
Courroye. La première, en 2009, avait échoué, faute d’une expertise
médicale que Liliane Bettencourt avait rejetée. Dans un entretien à France
3-Bretagne, le 15 juillet, la milliardaire ne s’est pas opposée formellement
à des examens médicaux… à condition d’en décider elle-même. Ses
relations avec sa fille ne s’améliorent donc pas. « Je m’inquiète beaucoup
plus pour elle » a ironisé la vieille dame, en renchérissant d’un « qu’elle
s’occupe d’elle-même, moi je m’occupe de moi ».
La blessure sera-t-elle un jour cicatrisée ? Elle remonte peut-être à une
période plus ancienne. En février 2009, Liliane Bettencourt s’était livrée
auprès d’un neuropsychiatre à cette cruelle confession : « C’est un échec
avec ma fille, disait-elle au praticien [...] Françoise était lourdaude,
toujours en retard d’une manche avec moi. »
Condamnations
Nicolas Sarkozy obtient un non-lieu en octobre 2013.
Eric Woerth est relaxé en mai 2015.
François-Marie Banier est reconnu coupable, par le tribunal
correctionnel de Bordeaux, d’abus de faiblesse et de blanchiment. Il est
condamné à trois ans de prison, dont six mois avec sursis. Il est aussi
condamné à 350 000 euros d’amende et 158 millions d’euros de
dommages-intérêts au profit de Liliane Bettencourt. Il a fait appel.
Martin d’Orgeval, compagnon de Banier, a, lui, été condamné à dix-
huit mois de prison avec sursis et 150 000 euros d’amende pour les
mêmes motifs. Il a fait appel.
Patrice de Maistre est condamné pour abus de faiblesse et
blanchiment à trente mois de prison dont un an avec sursis, et à 250 000
euros d’amende. Il a aussi été condamné à verser plus de 12 millions
d’euros de dommages et intérêts à la milliardaire. Il est finalement
parvenu à un accord avec Liliane Bettencourt et sa famille, renonçant
ainsi à faire appel.
L’avocat Pascal Wilhelm est condamné pour abus de faiblesse à trente
mois de prison, dont un an avec sursis, et 250 000 euros d’amendes. Il a
également été condamné à 2,9 millions d’euros de dommages et intérêts.
Il a fait appel.
Carlos Cassina Vejarano, ex-gestionnaire de l’île seychelloise de Liliane
Bettencourt, résidant au Mexique, a été renvoyé devant le tribunal pour
abus de faiblesse et abus de confiance. Il a été condamné à dix-huit mois
de prison dont neuf avec sursis et 250 000 euros d’amende. Il devait en
outre verser 5,6 millions d’euros à Liliane Bettencourt au titre du
préjudice subi. Il a fait appel.
Pascal Bonduelle et Jean-Michel Normand, deux notaires de la
milliardaire, renvoyés pour « complicité d’abus de faiblesse » sur leur
cliente, sont également condamnés. Le premier à un an de prison avec
sursis et 100 000 euros d’amende, le second à six mois de prison avec
sursis et 80 000 euros d’amende. Ils ont fait appel.
Stéphane Courbit, entrepreneur audiovisuel et patron de LOV Group,
est condamné à 250 000 euros d’amende pour « abus de faiblesse » sur la
milliardaire. Il n’a pas fait appel.
L’affaire du Mediator
2011
1. Sollicités par L’Express, ni Michel Pébereau ni BNP Paribas n’ont donné suite.
Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L.
122-5, 2e et 3e a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement
réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation
collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but
d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou
partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants
cause est illicite » (art. L. 122-4).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit,
constituerait donc une contrefaçon, sanctionnée par les articles L. 335-2 et
suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Atelier Didier Thimonier - Photo © Mark Hooper / Getty Images EAN 978-2-258-11921-5