L'énergie Créatrice de La Souffrance
L'énergie Créatrice de La Souffrance
L'énergie Créatrice de La Souffrance
DE LA SOUFFRANCE
Henri Boulad, sj
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INTRODUCTION
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seulement un membre ou un organe, je me perds tout entier.
Si cette perte n’était pas compensée par un gain équivalent à
un niveau supérieur, elle serait absurde.
Dans la mort, je livre MA vie à LA Vie. Par ce don de
moi-même, LA VIE est propulsée en avant. Chaque mort
dynamise son mouvement et la fait progresser. Ma souffrance
et ma mort sont ma contribution à la Vie, mon offrande à
l’Humanité. L’une et l’autre me les rendront un jour
multipliées, non par cent ou par mille, mais par les myriades
et myriades de vivants et d’humains qui auront vécu sur la
terre.
« Rendre l'âme », ce n’est pas simplement mourir,
c’est restituer à la Vie ma petite vie, augmentée de tout ce
que j’aurai pu y mettre de peine, de travail, de souffrance et
d’amour. Ma mort donne un souffle nouveau à tous les
humains vivants ou morts et leur injecte un surcroît d’énergie
spirituelle.
On se demande parfois pourquoi il y a une montée de
conscience dans l’histoire. La réponse est claire : le milliard
d'hommes d’il y a deux siècles, en devenant deux, trois,
quatre, cinq, six, ou sept milliards, propulse l’humanité en
avant par le simple fait d’exister.
« La vie ne se multiplie pas pour se multiplier,
mais pour rassembler les éléments nécessaires
à sa personnalisation. »
(Teilhard de Chardin)
La croissance démographique alimente l'évolution,
comme le bois alimente le feu. Les humains qui vivent et qui
meurent attisent la flamme. Si l'humanité d'aujourd'hui est
beaucoup plus consciente que celle d'hier, ce n’est pas
uniquement parce que nos connaissances progressent, mais
parce que notre souffrance nourrit le foyer et que notre mort
active le moteur. Telle est la raison pour laquelle la
conscience cosmique se développe et que l’humanité
progresse.
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Mais, au-delà des humains et de leur indispensable
contribution à l’Evolution, il y a la présence dynamique du
‘Fils de l’Homme’, le Nouvel Adam, Chef de l’Humanité,
qui habite notre histoire depuis ses origines. Alpha de notre
monde, il pousse celui-ci en avant jusque sa culmination dans
le Point Oméga qui se profile à l’horizon de l’histoire. Nous
n’aurions jamais pu donner un nom à cet Alpha-Oméga s’il
ne s’était lui-même manifesté en un point précis du temps et
de l’espace en la personne de Jésus-Christ. En lui, Dieu lui-
même assume notre souffrance et notre mort pour les
transfigurer par sa Résurrection. Le fait que Dieu lui-même
ait voulu assumer ces réalités les illumine de l’intérieur et
leur confère un sens absolument nouveau.
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L’HOMME EST LE FILS DE L’OBSTACLE
« Née, comme ça »
Tel est le titre de l’autobiographie de Denise Legrix née
sans pieds, sans jambes, sans bras, sans mains… juste un
tronc surmonté d’une tête. " Après avoir passé par des
moments terribles, elle est parvenue à surmonter son
désespoir et a lancé un appel au monde via Radio
Luxembourg pour fonder un "Centre pour handicapés".
Cette femme infirme, symbole de l'impuissance, n'avait
que sa bouche pour agir. Elle l’a utilisée pour dicter deux
livres et s’exprimer dans les médias.
Elle aurait pu se dire : « Je suis une inutile, un rebut de
l'humanité, et n'ai plus qu'à finir ma vie dans un hospice. »
Mais elle a réagi de toute la force de sa volonté et a fondé un
institut national de réadaptation, ainsi qu’un établissement
national pour convalescents comportant quatre pavillons,
dont un pour neurologiques, un autre pour traiter les
infirmités motrices cérébrales, et un pavillon de consultations
externes.
Quand je vois tant de gens en pleine santé traîner une
existence inutile et stérile, ne sachant que faire de leur temps,
je bouillonne. La souffrance n’est un obstacle que pour ceux
qui s'y arrêtent. Mais elle peut devenir une puissance
créatrice pour celui qui décide de l’affronter.
En visitant un institut pour aveugles au Caire, j’ai
rencontré un homme qui avait perdu la vue au cours de la
deuxième Guerre Mondiale. Ayant essayé sans résultat de se
faire soigner en Angleterre, il s'est d’abord abandonné au
désespoir. Mais il a ensuite réagi et décidé de fonder au Caire
un Institut pour aveugles. Cet homme me confiait : "J'ai
compris qu'il fallait être plus fort que le désespoir et je me
suis lancé dans ce projet."
Loué soit le Seigneur !
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J’ai lu dans le magazine Paris-Match, un article
relatant la terrible aventure d’une championne américaine
d'équitation et de natation, Jennie Erickson. A seize ans, elle
pique un plongeon du haut d'un tremplin dans la baie de
Washington. Ayant mal calculé la profondeur de l'eau, elle se
brise la colonne vertébrale et se trouve paralysée à vie.
C'est alors le désespoir, le blasphème, la tentation du
suicide. Elle passe des mois dans le noir le plus total,
jusqu’au jour où elle découvre Dieu. C’est alors qu’elle
émerge lentement de sa nuit et décide de s’initier à un
métier. Quel métier pratiquer quand on n'a ni bras, ni jambes,
ni rien qui fonctionne ?
Elle apprend alors à dessiner et à peindre au moyen
d’un crayon ou d’un pinceau serrés entre ses dents. Avec une
énergie farouche, elle produit de petits tableaux qui lui
permettent de gagner sa vie. Mais il y a plus. Car, dans son
épreuve, cette fille a retrouvé la foi et la joie. Sur la photo
publiée par le magazine, on est surpris de son merveilleux
sourire. Plus surprenant encore, c’est qu’elle signe ses
oeuvres par trois lettres : "P T L" (PRAISE THE LORD) –
ce qui signifie : Loué soit le Seigneur !
Invitée à donner des conférences à des dizaines de
milliers de jeunes à travers toute l’Amérique, elle leur parle
de Dieu et du sens de la vie. Grâce à elle, beaucoup
retrouvent la force de croire et d'espérer. Cette fille
handicapée, clouée sur son fauteuil, soutient par sa force
intérieure une multitude de gens en pleine santé, incapables
d'affronter l'existence. Elle leur insuffle un élan que ne
pourrait pas donner une personne normale jouissant de tous
ses moyens.
Croire que le malheur, la souffrance, la douleur puissent
démolir un être humain et l’anéantir, c'est ignorer qu'il existe
en lui des puissances de résurrection insoupçonnées, qui
peuvent le faire jaillir dans une autre dimension. Tagore
disait : « Le malheur est grand, mais l'homme est plus grand
que le malheur.
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Le terrible accident qui a frappé cette fille de seize ans
a révélé la perle précieuse qui se cachait en elle. Si Jennie
n'avait pas été broyée par la souffrance, cette perle n'aurait
peut-être jamais brillé. Il y a un prix à payer. Non qu’il faille
courir après le malheur, mais les événements se chargent
généralement de nous faire passer par le feu de l’épreuve, et
le Seigneur nous donne alors la force de le vivre. Lui seul sait
ce qui est bon pour nous et nous n'avons pas à lui poser trop
de questions.
Paralysée à vie… elle sourit
Je voudrais à présent vous parler de Magda
Mohamed, que vous pouvez contempler sur cette photo.
Cette fille, née paralysée, est clouée au lit depuis des années
au Foyer de la Vierge, à Alexandrie, entourée des soins
attentifs des religieuses. Observez son merveilleux sourire.
Ce n'est pas celui de Sophia Loren, mais il est beaucoup plus
beau, plus doux, plus rayonnant, parce qu’il jaillit d'un être
complètement transformé et purifié par la souffrance.
Magda rit comme une enfant. Elle comprend tout ce
qu'on lui dit, mais elle est incapable de s’exprimer. Quand je
contemple son visage, je me sens tout petit, tout petit…
minuscule. Car Magda est grande, très grande, immense,
héroïque, surhumaine ; elle nous dépasse tous infiniment et
semble appartenir à une autre espèce que la nôtre. Sa
souffrance acceptée et assumée lui a permis de renaître à une
vie nouvelle.
Prière d’un soldat américain
Dans ce contexte, je vous cite cette magnifique prière
d’un soldat américain :
J’avais demandé à Dieu la force pour atteindre le succès ;
Il m’a rendu faible, afin que j’apprenne humblement à obéir.
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J’avais demandé la richesse, pour que je puisse être heureux ;
Il m’a donné la pauvreté, pour que je puisse être sage.
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- Socrate disait qu’il fallait trouver des outils en soi et
non à l’extérieur.
- Il faut cueillir la joie au quotidien.
- Chaque croissance est un miracle.
- Je dois apprendre à vivre dans le présent.
- J’ai peu ou prou conquis l’autonomie, la liberté. Il me
reste à conquérir la sérénité.
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- La perfection est souvent conçue comme un effort
pour acquérir des vertus, accumuler des mérites ...
Mais très vite le Seigneur nous fait comprendre qu'il
ne s'agit pas tant d'acquérir que de perdre.
La vie spirituelle tend à une simplification
progressive, jusqu'à ce que l’être parvienne à l'état de
simplicité totale. Le Christ nous invite à nous perdre tout
entiers dans son fameux paradoxe : « Qui veut sauver sa vie
la perdra, mais qui la perdra la sauvera. » (Mt 10,39 et
16,25 ; Jn 12,25)
Ou encore : "En vérité, en vérité, je vous le dis, si
vous ne redevenez comme des enfants, vous n'entrerez pas
dans le royaume des cieux." (Mt 18,3)
Il ne s’agit pas là d’une enfance prolongée, mais
d’une enfance retrouvée, reconquise.
Pour être soi-même, il faut accepter de perdre bien
des choses. Quand le Seigneur veut nous aider à trouver
l’essentiel, il nous désencombre. C’est ainsi qu’il a permis
que mon portefeuille soit volé plusieurs fois ... Après coup,
j’ai découvert que cela m’avait aidé à grandir. Qu’il s’agisse
du portefeuille ou d'objets auxquels je suis trop attaché, je me
rends compte que le Seigneur fait bien les choses. Avec le
temps, je m’aperçois qu'une perte à un certain niveau se
révèle être un gain à un autre plus profond.
Un proverbe arabe dit : « Ne regrette pas tel malheur,
il est peut-être un bien pour toi. » - « La takrah charran,
la'allahou khairon laka. »
Et le Coran affirme, dans la même ligne: « ’3asa an
takrahou chay'an, wa houwa khairon lakom. Wa 3asa an
touhibbou chay'an, wa houwa charron lakom... Wal-lâhou
ya'lamou, wa antom lâ ta'lamoûna." Il t’arrive de haïr une
chose alors qu'elle est un bien pour toi, ou que tu aimes une
chose, alors qu'elle est un mal pour toi. Dieu (seul) sait (ce
qui convient) alors que toi, tu l'ignores." (Coran 2 116)
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Oui, le bonheur n'est peut-être pas ce que nous
imaginons, ni le malheur ce que nous croyons. Seul le
Seigneur sait où est notre bien véritable et il permet parfois
un malheur qui deviendra pour nous ma source d'un bien
supérieur.
Le dépouillement, chemin de croissance et de sainteté
Nous pensons souvent que la vie spirituelle consiste à
acquérir des tas de vertus à la force des poignets. Pour cela,
on se fait tout un programme au terme duquel on aurait enfin
conquis la sainteté. Mais le Seigneur a d'autres chemins.
Plutôt que de nous faire gagner des vertus ou des mérites, il
nous dépouille de bien des choses inessentielles et nous
appauvrit de nous-mêmes. C’est ainsi qu’une lente
purification de l'être s'opère pour tendre à la simplicité de la
statue cachée au fond de soi.
C'est dans la nudité radicale que nous devenons enfin
nous-mêmes, tout le reste n'étant qu’apparence, masque et
mascarade. C'est au-delà du "paraître" et de "l'apparaître" que
nous accéderons à l'être pur. Pensez à François d'Assise qui,
ayant découvert le Christ à dix-huit ans, décide de tout
abandonner pour le suivre. Face à l’opposition de son père, il
rend à celui-ci tous ses biens et va jusqu’à se dépouiller de
ses vêtements qu’il dépose aux pieds de son père en lui
disant: « Tu veux me déposséder et me déshériter... Soit !
Prends tout ce que tu voudras, et jusque mes vêtements ! Je
m’en irai ainsi tout nu pour suivre mon Seigneur. » Cette
nudité physique était le signe d'une autre nudité, celle du
coeur et de l'être à l'état pur.
La souffrance comme sonnette d’alarme et condition
d’éveil
La souffrance est souvent aussi un avertisseur, une
sonnette d'alarme qui révèle un mal caché et nous met en état
d’éveil face au péril.
J’ai été frappé par une expérience faite à l'Université
de Californie. Vous savez peut-être que la capacité
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intellectuelle d’un individu est en étroite relation avec la
surface de son encéphale. Or on a constaté que le cortex de
plusieurs animaux - souris, chats, chiens, ou singes - qui avait
été torturés en laboratoire enregistraient un développement
cérébral bien au-dessus de la moyenne. Nous avons là une
preuve biologique, que la souffrance développe l’intelligence
et l’ouvre à des réalités nouvelles.
Un de mes amis jésuites, le P. Walter Young, a été
atteint à l’âge de 40 ans d'une hémiplégie qui l’a handicapé à
vie. Il me disait un jour : "Henri, si j'aime vraiment
quelqu'un, je lui souhaiter ais de vivre ce que je vis, - La
plus grande grâce que Dieu m'ait faite est de m’avoir envoyé
cette épreuve." A travers sa paralysie, il avait découvert une
dimension nouvelle qu'il n'aurait jamais soupçonnée
autrement.
Christiane Singer, personnalité d’une finesse
exceptionnelle, que j’ai eu la chance de connaître, raconte
comment une horrible expérience lui a permis de découvrir la
dimension dont je parle : « J'éprouvais une telle souffrance
que tous mes repères ont fondu. C'est dans ces moments-là
qu'une nouvelle perception peut se mettre en place, qu'on est
appelé à changer de niveau d'être. » Au terme d’une terrible
nuit d’épreuve, elle décrit ainsi son état d’âme : « Il existe
dans la vie des portes étroites par lesquelles on pénètre dans
un autre espace de vie. Cette nuit d'autodestruction en a été
une pour moi. J'y ai découvert que toutes les guerres du
monde faisaient aussi rage en moi. On surgit d'une pareille
nuit transformé et anéanti. » "De défaite en défaite, il
grandissait", disait Rilke....
Il m’arrive de rencontrer des gens qui n'ont jamais
souffert et affichent un visage béatement satisfait. On a
l’impression de se trouver devant des êtres à deux
dimensions, qu’on appelle parfois « des imbéciles heureux ».
Ils ont bonne santé, bon appétit et tout ce que la vie peut
offrir de meilleur. Mais ces personnes semblent manquer de
profondeur, et il y a des choses qu'ils ne comprendront sans
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doute jamais. Nul ne découvre le mystère de l'homme tant
qu'il n'a pas souffert.
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en moi une phrase du fameux poète allemand, Rainer Maria
Rilke : « De défaite en défaite, il grandissait. »
Vous me direz : « Grandir, oui, mais jusqu'où ? ». Je
réponds : « Jusqu’au bout de soi-même, jusqu’à l’extrême de
ses possibilités. Il n'y a pas de limite pour grandir, pas de
limite pour changer. On change à tout âge. » Malgré mes 87
ans, je m’aperçois que chaque jour je change, j'évolue, je me
transforme, je découvre du neuf. J’en suis tout surpris, car je
pensais qu'à partir d’un certain âge, on plafonnait. La science
nous dit qu’à 25 ans l’homme atteint sa pleine stature. Si cela
est vrai physiquement, ça ne l’est pas du tout sur les plans
moral, humain et spirituel, où le processus est sans fin. C'est
cela qui est fascinant, exaltant, passionnant ! On n’est jamais
au bout de soi-même, on n’a jamais fini de découvrir la
multitude des possibles cachés en nous.
Des génies comme Karl Rahner et Einstein étaient,
paraît-il, de mauvais élèves. Des saints comme Augustin,
Ignace de Loyola, François Xavier, Charles de Foucauld
menaient une vie déréglée et frivole avant leur conversion.
On pourrait aussi évoquer saint Paul, persécuteur acharné des
chrétiens, qui est devenu, avec Pierre, une des deux colonnes
de l’Eglise.
Sur un autre plan, des pays comme le Japon, la
Hollande ou la Suisse, desservis par une nature hostile et un
manque d’espace et de ressources naturelles ont forcé leur
peuple à inventer, créer, innover.
Pourquoi occulter la mort et le tragique ?
Dans nos sociétés développées, on cherche à cacher la
mort, à occulter le tragique. Or ceux-ci sont inhérents à
l'existence.
Aux Etats-Unis par exemple, le défunt est maquillé
avant d’être déposé dans un beau cercueil d’acajou. Au salon
mortuaire, chacun s’exclame : "Voyez comme il est beau!"
On veut faire comme s'il n'était pas décédé, comme si la mort
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n'existait pas, donner l’illusion que le défunt est toujours
vivant.
C’est oublier que la mort est une réalité
incontournable, et que notre corps entrera un jour dans un
processus inéluctable de décomposition, de pourrissement, de
putréfaction. Telle est la triste réalité.
Je préfère de beaucoup les traditions juive et
musulmane qui veulent que le défunt soit enseveli enveloppé
d’un simple linceul ! « Nu je suis sorti du sein maternel, nu
j’y retournerai. » (Job, 1,21)
La souffrance est aussi une réalité avec laquelle nous
sommes quotidiennement confrontés et qui a pour effet de
nous réveiller et de nous faire grandir. Ce qui ne signifie pas
qu’il nous faille déployer tous nos efforts pour la combattre.
Quand j'étais à l'hôpital, j'étais bien content qu’on me donne
des calmants. Mais quoi qu’on fasse, cela ne supprime pas
pour autant le tragique de l'existence.
On dit qu’en Suisse et dans les pays scandinaves –
qui jouissent d’un des niveaux de vie les plus élevés du
monde - le nombre de suicides annuels bat tous les records. Il
serait même supérieur aux morts dus aux accidents de la
route.
Plutôt que de cacher à l’enfant le tragique de
l’existence, il vaut mieux l’habituer très tôt à le toucher et à
le vivre, quand l’occasion se présente. Souffrance et mort
sont des compagnons avec qui il faut apprendre à cheminer.
Pour que lorsque la mort se présentera un jour à nous, nous
puissions dire avec François d'Assise : « Béni sois-tu,
Seigneur, pour notre soeur la mort. »
La souffrance, condition de connaissance de soi
L'homme est spontanément porté à s’identifier à son
Moi biologique et sociologique, hérité des parents et du
milieu. Dans la mesure où il colle à ce Moi, il bloque sa
croissance. Pour se construire, il doit passer par une
succession d’arrachements, qui l’aideront à faire surgir sa
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véritable identité. Ce douloureux enfantement de soi par soi
est incontournable. C’est ce qu’exprime Alfred de Musset
dans ces vers célèbres :
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est en nous revendique toute la place et se fait tyrannique,
elle nous prive de notre humanité.
Tant que nous vivons au niveau du plaisir, aucune
émergence n’est possible. L'homme ne devient homme qu’en
dépassant la recherche de la pure jouissance. La souffrance a
pour effet de créer en nous une distance grâce à laquelle
notre humanité émerge lentement. La mort, c’est l’émergence
totale et définitive de notre être à l’état pur.
Naître et renaître par la souffrance
Avant sa naissance, l’enfant coïncide avec lui-même
dans la confortable sécurité du sein maternel, image de
l’Eden décrit dans la Bible.
Mais ce sein n’est d’un paradis biologique. A ce
stade-là, le fœtus est encore un petit animal, bien qu’il soit
déjà potentiellement un être humain au plein sens du terme. Il
ne prendra conscience de lui-même qu’à travers une série
d'arrachements difficiles et douloureux.
Naître c'est quitter le milieu douillet de la matrice,
pour découvrir un monde tout autre. En naissant, le bébé
pousse son premier cri dans l’effort qu’il fait pour respirer et
vivre indépendant. Ce premier cri est à la fois un cri de
triomphe et d'agonie, car la naissance est un renoncement au
milieu protecteur du sein, où l’enfant a vécu tranquille
pendant des mois. Mais ce n’est là que la première étape d'un
long chemin. Car la vie entière est naissance. « L’homme est
long à naître », dit Antoine de Saint-Exupéry.
On n'a jamais fini de naître, on n’a jamais fini de
devenir soi-même. Le combat pour l'esprit est sans cesse à
reprendre, comme le disait Aragon : "Rien n'est jamais acquis
à l'homme".
Cependant, la différence entre la naissance d'un chien
et celle d'un homme, c'est que le chien grandira
physiquement, mais ne dépassera jamais le stade de sa nature
canine. Alors que pour l'homme, la naissance n'est que le
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début d'un long processus par lequel il devient pleinement
humain, à travers une série de choix successifs.
Une succession d’arrachements
Le premier arrachement, celui de la naissance, sera
suivi du sevrage, puis par l'oedipe, qui suppose le dépas-
sement de l'amour égoïste à deux pour le parent du sexe
opposé. L’accès à une relation triangulaire exigera de
l’enfant un troisième arrachement.
Enfin, l’entrée à l'école représente un nouvel
arrachement par rapport au milieu familial. C'est ainsi que,
par une succession d’arrachements, l'enfant grandit
psychologiquement pour accéder à son humanité.
Nous nous détachons sans cesse de ce que nous
croyons être, pour devenir peu à peu ce que nous devons être.
S'arrêter dans ce processus d’émergence et s'embourber dans
la jouissance et la confortable sécurité de son milieu, de sa
famille, de sa profession, c’est cesser de grandir.
Nous naissons chaque jour. C’est chaque jour que
nous devenons un peu plus nous-même, chaque jour que
nous tendons vers notre humanité, qui se situe quelque part
en-avant de nous. « Ce que nous sommes n'est pas encore
apparu » nous dit saint Jean (I Jn 3 2).
Naître, ce n’est pas seulement quitter le sein maternel.
Cette naissance biologique n’est que la première étape d’une
série d’autres, qui sont identiquement de petites morts.
Naissance et mort sont les deux faces d'une seule et même
réalité, comme le suggère le titre de mon ouvrage récent sur
ce thème : Mourir, c’est naître.
A travers toutes ces petites morts, l’homme se prépare
à l’arrachement final où son Moi véritable apparaîtra en
pleine lumière. C’est la seconde naissance qu’évoque Jésus
par ces mots. « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est
né de l'esprit est esprit. (Jean 3, 6)
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L’éducation, une école de dépassement
Toute éducation vise à aider l'enfant à dépasser le
niveau de l’instinct et du caprice. Certains d’entre vous ont
été mes élèves à l’âge de douze ou treize ans. Ils se
souviennent avec fierté des excursions épuisantes où je les
emmenais dans un train crasseux de troisième classe jusqu’au
fin fond de la Haute-Egypte. Après une nuit passée sur la
dure, je leur faisais escalader des falaises impossibles et
marcher des heures sous un soleil de plomb. Ces expériences
les ont marqués de façon indélébile. L'effort surhumain que
j’exigeais d’eux leur a permis de découvrir la joie
surhumaine et de découvrir leur transcendance. Les plus
belles années de ma vie sont celles où j'ai pu lentement
façonner ces jeunes pour en faire des hommes.
C’est mal aimer un enfant que de lui accorder tout ce
qu'il désire et de céder à tous ses caprices. Cet enfant ne se
formera qu’en affrontant la difficulté, qu’en étant acculé à
l'héroïsme. C’est ainsi que, par ces expériences suprêmement
exigeantes, je faisais naître ces enfants à eux-mêmes.
Le jeûne et le sacrifice, qui ont depuis toujours joué
un rôle essentiel dans toute formation humaine et spirituelle,
semblent tombés en désuétude. Pourquoi jeûner, pourquoi se
priver des bonnes choses que Dieu nous donne ? Ne sont-
elles pas des grâces à apprécier et une occasion de susciter en
nous reconnaissance et action de grâces. Oui… et pourtant, le
fait de s’en priver crée une distance entre nous et notre
caprice, entre nous et nos pulsions. Toute privation volontaire
en général, nous aide à émerger au-dessus de notre nature
animale.
La souffrance ouvre notre coeur aux autres et nous aide à
les comprendre.
J’ai connu une personne dure, autoritaire, sûre d'elle-
même, jugeant tout le monde avec beaucoup de sévérité. Et
voilà qu’il lui est arrivé tout à coup un malheur qui l'a
écrasée. Du piédestal où elle était juchée, elle s’est trouvé
tout à coup projetée à terre. Je lui ai dit alors : "L’épreuve
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que vous traversez est sans doute la plus grande grâce que le
Seigneur vous ait faite".
- Que voulez-vous dire par là ?
- Eh bien, ce que vous vivez vous aidera à mieux
comprendre les autres et à savoir ce que c'est qu'être faible,
fragile, impuissant, désespéré.
- Oui, c'est bien vrai ! Depuis cette épreuve, je suis
devenu beaucoup plus indulgent, beaucoup plus
compréhensif et attentif aux autres."
NUL NE COMPREND LES AUTRES TANT QU'IL N’A
PAS SOUFFERT.
Si quelqu’un vient me visiter quand je suis malade
ou en difficulté, je sais du premier coup d’œil - par sa
manière de regarder, de sourire, de parler ou de se taire - si
cette personne a fait l’expérience de la souffrance. Celui qui
a passé par l’épreuve sait comment se comporter avec un
malade ou une personne en difficulté. Cela ne s’apprend pas
dans les livres, mais à travers une expérience personnelle.
La souffrance nous ouvre le coeur, brise la coque
d'égoïsme qui nous referme sur nous-mêmes, nous donne une
capacité d'intuition, une délicatesse et un sens de la
compassion que rien au monde ne pourrait nous enseigner.
Voici ce que nous dit à ce sujet Khalil Gibran dans son
fameux livre Le Prophète : « Par la douleur se brise la
coquille ».
Lorsque la souffrance visite un foyer sous la forme
d'un enfant handicapé, c’est un véritable choc au début :
révolte, rejet, refus de l’accepter. Puis, au fil des jours, cet
enfant devient pour le foyer le moyen privilégié de vivre une
ascension extraordinaire et resserre les liens des membres de
la famille. J'ai connu des foyers complètement
métamorphosés par la présence d’un enfant handicapé.
« L'humanité devient humaine quand elle invente la
faiblesse », disait le philosophe contemporain Michel Serres.
Je pense quant à moi, que le degré d’évolution d’une société
se mesure à sa capacité de compassion envers les plus
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faibles. Jean Vanier, fils de diplomate, qui est à l’origine de
L'Arche et de dizaines de communautés accueillant des gens
atteints de handicap mental, nous montre comment ces
personnes nous apprennent à aimer. « Lorsqu'on a tout fait
pour eux, il faut avoir le courage de se tenir là, à côté d'eux,
demeurer avec eux, comme Marie qui a su rester au pied de
la croix…. Marie a connu Jésus dans la faiblesse de sa
naissance, c'est pour cela qu'elle a su demeurer près de lui au
pied de la croix. … Dans tout coeur humain, il y a le désir
d'aimer et d'être aimé, d'être important pour quelqu'un,
l'angoisse d'être rejeté ». C’est Paul Claudel qui disait :
« Dieu n'est pas venu supprimer la souffrance. Il n'est même
pas venu l'expliquer, mais il est venu la remplir de sa
présence. »
La souffrance nous révèle notre essentielle fragilité et
nous ouvre à Dieu
Outre qu’elle nous ouvre à nous-mêmes et aux
autres, la souffrance nous aide à faire l’expérience de notre
fragilité, de notre précarité et de notre impuissance. Elle nous
ouvre à une transcendance. L'homme fort, en pleine
possession de ses moyens, risque de tomber dans une superbe
autosuffisance qui le referme sur lui-même. Il a tendance à se
dire : j'ai ma santé, ma maison, ma voiture, mon compte en
banque. Que me manque-t-il ? Je n’ai besoin de rien ni de
personne. Je me suffis à moi-même.
Puis, voilà qu’un jour la souffrance le frôle de son
aile, le cloue au lit, le prive d’une partie de de ses moyens ou
de sa fortune. Il découvre alors une réalité nouvelle à laquelle
il n'avait jamais prêté attention : Dieu, la foi, un nouveau sens
à la vie, le besoin des autres ! « Dieu entre en nous par nos
blessures », disait Monique Brossard-le-Grand
Que de gens ont été complètement retournés par
l’épreuve et se sont alors jetés dans les bras de Dieu. Que de
gens ont découvert la joie, la véritable joie qui se situe au
terme de cette ascension. Khalil Gibran nous dit à ce propos :
« Votre joie est votre tristesse sans masque. Et le même puits
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d’où fuse votre rire fut souvent rempli de vos larmes … Plus
profondément le chagrin creusera votre être, plus vous
pourrez contenir de joie … Ce qui vous apporte de la joie
n’est autre que ce qui vous a donné de la tristesse … » Mais
pour que cela puisse arriver, il faut assumer pleinement sa
souffrance.
Un tel acte d’abandon n'est pas facile à poser.
Surtout aujourd’hui, où il est de bon ton de se révolter contre
toute autorité, en particulier contre celle de Dieu, qui nous
apparaît souvent comme un despote sadique ...
Et pourtant, si nous savons accepter dans la foi
notre souffrance et découvrir à travers elle un visage
amoureusement penché sur nous, où se reflète notre propre
détresse, peut-être alors saurons-nous nous abandonner. La
révolte ne mène à rien et doit être dépassée. Après nous être
longtemps débattus, nous comprendrons un jour qu'il vaut
mieux nous jeter avec confiance dans les bras du Père.
C’est généralement après coup qu’on saisit le sens
de ce que l’on vit. Au départ, il y a un acte d'abandon à faire.
Une fois celui-ci fait, on découvre lentement la signification
de ce que l’on vit. Autant la souffrance peut construire
l’homme, autant elle peut le détruire, si elle n’est pas
pleinement assumée.
La grande communion du Corps Mystique
Un ancien film, Le Défroqué, met en scène un
prêtre ayant abandonné son sacerdoce. Une multitude de gens
se mettent à prier et à se sacrifier pour lui. On le voit alors
bouillonner au fond de lui-même, en proie à un intense
conflit intérieur. Finalement, quelque chose craque en lui et
ouvre la voie à un retournement total. Cette conspiration
spirituelle exprime notre union profonde les uns avec les
autres, au-delà de toute apparence.
Prière et souffrance, par l’ouverture qu’elles opèrent
en nous, nous introduisent dans le grand courant d’amour et
de vie traditionnellement appelée « communion des saints ».
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Ce n’est rien d’autre que la grande union des vivants et des
morts dans l’immense Corps du Christ, qui nous rassemble
tous.
Au-delà de nos liens extérieurs et de nos contacts à
travers les réseaux sociaux, nous sommes tous en
communion intime et constante les uns avec les autres.
Imaginez un arbre dont on ne verrait que les cimes.
Quelqu’un qui n’aurait jamais vu cet arbre par le bas
n’imaginerait pas que ces millions de feuilles sont réunies à
seul un tronc commun. Ainsi de notre humanité dispersée à
travers le monde. Chacun semble isolé dans son petit coin,
alors qu’il est en étroite connexion à tous les humains par un
lien invisible. Nous constituons tous une seule grande
famille, frères et soeurs les uns des autres au sens le plus vrai
du terme, dans ce qu'on appelle le CORPS MYSTIQUE.
La souffrance d’un seul aide tout le corps à grandir.
Pas un atome ne se perd de la souffrance humaine : pas une
douleur, pas une larme, pas un désespoir, pas une solitude.
Rien de cela ne tombe dans le néant. Tout est
recyclé dans le grand Corps de notre humanité. La détresse
que je vis dans la nuit de ma chambre et de mon coeur
engendre une énergie qui régénère le monde et permet à
l’humanité de grandir.
Cette loi est aussi rigoureuse que celles qui
régissent la physique et la thermodynamique. De même que
rien ne se perd dans le monde physique, rien ne se perd dans
le monde moral et spirituel. Teilhard de Chardin explique
quelque part que la loi de 1'entropie a son corollaire dans la
montée évolutive. Tout ce qui grandit, tout ce qui monte, tout
ce qui se développe a pour contrepartie une énergie qui se
consume quelque part.
La quantité de litres d'essence d’un réservoir
équivaut à tant de kilomètres de route. Pour que la voiture
avance, cette essence doit brûler. L’humanité elle aussi ne
29
progresse que parce que quelque part dans le monde une
énergie se consume.
La dialectique Ordre-Désordre
Nul mieux qu’Edgar Morin n’a analysé le jeu
dialectique entre les notions contradictoires d’Ordre et de
Désordre. Il semble que ce jeu anime aussi bien le monde
physique et biologique que le monde humain et spirituel. Par
exemple, au niveau du corps, nous trouvons le phénomène du
métabolisme, qui consiste dans l’alternance entre le
catabolisme et l’anabolisme. Si le catabolisme représente un
processus de dégradation des tissus, il est la condition de
l’anabolisme qui le suit. Le catabolisme, qui est destruction
et mort, prépare et alimente la régénération et le
renouvellement que constitue l’anabolisme.
Cela évoque le va-et-vient de la dialectique
hégélienne entre thèse, antithèse et synthèse. Karl Jaspers
résume cette alternance par deux phrases lapidaires : « Ce qui
détruit, c’est ce qui crée. En créant le néant, on provoque
l’être ». N’est-ce pas la signification de cet apophtegme lu
quelque part : LESS IS MORE – Le moins est un plus.
Ce qu’il est important de noter c’est que la synthèse
ne se situe pas au niveau des deux premiers termes, mais les
dépasse et les transcende, tout en les intégrant. Il s’agit là
d’une harmonie des contraires d’ordre paradoxal, qui semble
être le secret de l’être et de la vie.
La Voie du Tao chinois cherche justement à
harmoniser le Yin et le Yang, le masculin et le féminin, le
plein et le vide, la mort et la vie – considérés non pas comme
des pôles opposés, mais comme des entités complémentaires
s’appelant l’une l’autre.
C’est dans une telle perspective qu’on peut trouver un
sens à la souffrance, au-delà de son apparente absurdité. « Ce
qui fait mourir, c’est ce qui fait mûrir ».
J’ai toujours été frappé par le fait que beaucoup de
génies et de saints ont été de grands malades : Jean
30
Chrysostome, Basile de Césarée, Ignace de Loyola, Thérèse
d’Avila, Pascal, Richelieu, Napoléon, Monsieur Pouget,
Maurice Blondel, Henri Bergson, Henri de Lubac, Simone
Weil, et cet esprit étincelant contemporain, l’astrophysicien
Stephen Hawking. Ce handicapé universellement connu, au
visage crispé et tout recroquevillé sur sa chaise roulante
passe son temps à parcourir l’espace et le temps, pour tenter
de décrypter les secrets de l’univers.
« Depuis que mes yeux m'ont été enlevés, le monde
est devenu plus grand. » déclare Paquita, héroïne du roman
La nuit sauvage, de Mohamed Dib, écrivain algérien.
FECONDITE DE LA SOUFFRANCE
Le Père Ayrout
Le Père Henri Ayrout, jésuite égyptien bien connu,
a fondé l’Association de la Haute-Egypte, une œuvre
extraordinaire rayonnant jusque dans les villages les plus
reculés de la Haute-Egypte. Il a aussi lancé un mouvement de
solidarité entre la ville et la campagne pour la promotion de
l'homme égyptien. Le Père Ayrout est mort, mais son oeuvre
lui survit et prospère.
Quel est le secret de ce succès ? Ceux qui ont connu
cet apôtre au cœur de feu savent à quel point il brûlait de
dynamisme et bouillonnait d'idées. Son exemple et ses
réalisations électrisaient ses collaborateurs et suscitaient des
enthousiasmes fous. Le danger serait de croire que c'est par
ses qualités humaines, son savoir-faire et son sens des
relations que son œuvre a prospéré. Tout cela a joué bien sûr,
mais la raison profonde de son succès est à chercher ailleurs.
Ce secret, le Père Ayrout me l'a lui-même révélé.
Au moment de fonder son Association, Père Ayrout
s’est rendu dans un hôpital pour demander à certains malades
cloués au lit depuis des années, de lui offrir leur souffrance.
Alors, ces débris d'humanité, ces grands inutiles ont ouvert
de grands yeux étonnés et ont demandé :
31
- Père, que voulez-vous dire ? Vous vous êtes trompé
d'adresse. Vous voyez bien que nous sommes cloués au lit,
impotents, incapables de rien faire.
- C'est de votre impuissance, de votre souffrance, de
votre apparente inutilité que j'ai besoin,. C'est sur elles que
je voudrais fonder mon oeuvre. Voulez-vous me les offrir ?
- Mais bien sûr, prenez-les et faites-en ce que vous
voudrez »
Ces grands malades se demandaient ce que le Père
pourrait bien en tirer. Mais lui le savait. Il savait que seule la
souffrance offerte pouvait servir de base à son oeuvre, seules
les épreuves apparemment inutiles de ces infirmes pouvaient
constituer le fondement de l'édifice qu'il s'apprêtait à
construire.
Le résultat est que cette association est plus
florissante que jamais. Si elle grandit et se développe, c’est
parce qu'elle a été fondée sur le roc de la souffrance. Ces
inutiles fournissaient, de leur lit d’hôpital, l’énergie
spirituelle dont cette œuvre avait besoin pour fonctionner.
Ma mission au Soudan
Moi-même, quand j'ai voulu me lancer dans
l'aventure du Soudan, je me suis rappelé l'expérience du Père
Ayrout, qui m’avait révélé que rien de valable ne se construit
sans un capital de grâce. Et ce capital ne s'obtient que par
l’épreuve et la souffrance. J’ai compris que, dans cette
mission du Soudan, il y avait un prix à payer, un prix que je
ne pouvais payer moi-même.
Comme vous le savez, je suis un homme d'action :
je vais, je viens, je crée, j’invente... En tout cela, j’ai la
bêtise de croire que c'est en me démenant ainsi, en courant à
droite et à gauche, en parlant aux uns et aux autres, en
envoyant des lettres aux quatre coins du monde, en récoltant
des fonds auprès d’organismes que je réalise quelque chose.
Mais le Seigneur m'a fait comprendre que sans un capital
spirituel et sans des racines, je ne pourrais rien faire. J'ai donc
32
été, moi aussi, rencontrer les vieillards du Foyer de la Vierge
à Alexandrie et leur ai dit : « J'ai besoin de vous pour
commencer ma mission au Soudan. »
Ils ont ouvert de grands yeux, sans trop
comprendre, se demandant en quoi ils pourraient m'être
utiles. Je leur ai alors expliqué que leur souffrance et leur
impuissance représentaient un capital dont j'avais absolument
besoin pour entreprendre mon oeuvre. A ma question :
« Voulez-vous me les offrir ? » ils m’ont spontanément
répondu : « Bien sûr, de grand cœur ! »
Je me suis ensuite rendu chez un grand paralysé
nommé Bertrand. Ce jeune homme, qui dépassait à la course
tous ses camarades de classe à l’école, a perdu l'usage de ses
membres à l’âge de quinze ans. Il passait son temps tout
recroquevillé sur sa chaise roulante à réparer des livres dans
une boutique en face de notre collège. Il est mort à l’âge de
trente-sept ans, au terme d’un calvaire interminable. J’ai donc
été le trouver et lui ai dit : « Bertrand, s'il te plaît, veux-tu
m’aider ?... Donne-moi ta souffrance et ta paralysie, j’en ai
besoin pour commencer ma mission au Soudan. Comme il
avait une vie spirituelle extraordinaire, il a tout de suite
compris et m'a répondu : « Prenez-les, Père, elles sont à
vous, je vous les offre de tout coeur. »
A partir de ce jour, la certitude de porter ma mission
au cœur de son épreuve donnait à Bertrand un courage
extraordinaire. Il savait que ce qu’il endurait insufflait une
vie nouvelle dans l'arbre qui poussait quelque part au
Soudan.
Je pense aussi au Curé d’Ars qui, pour convertir son
village, s’imposait de terribles privations : veilles, jeûnes,
sacrifices, mortifications. Sa nourriture consistait en quelques
pommes de terre moisies, et ses nuits se réduisaient à trois ou
quatre heures de sommeil après des journées épuisantes.
C’est ainsi qu’il « achetait les âmes », pour reprendre sa
propre expression. « On instruit les âmes par la parole, mais
on les sauve par la souffrance », aimait-il à répéter. Cet
33
homme, malgré son manque de culture et d’éloquence attirait
les foules de tous les coins d’Europe. Ses propos, d’une
extrême simplicité, touchaient les cœurs à vif et les gens
étaient retournés, bouleversés. L’extraordinaire fécondité de
sa vie avait son origine dans sa souffrance offerte.
Il y a quelques années, à Alexandrie, le Seigneur a
voulu m’arracher au tourbillon de mes activités en me
clouant sur un lit d'hôpital : calcul à la vessie, opération
immédiate ; infection et complications, nouvelle
intervention... Mes visiteurs me plaignaient : « Pauvre Père
Boulad, vous voilà immobilisé : vous ne pouvez plus prêcher,
donner des conférences, organiser des retraites, courir dans
votre petite Volkswagen à travers tout Alexandrie ! » Ils
considéraient mon immobilité comme un handicap, alors que
je la vivais comme une grâce. Je savais que mon épreuve
était aussi importante - et sans doute beaucoup plus
importante - que mes activités quotidiennes. Au fond de moi-
même, je me disais : Si le Seigneur a permis cela, c'est qu'il a
ses raisons. C'est donc très bien ainsi, et je resterai sur ce lit
d’hôpital tant qu’il le voudra.
Pas un atome ne se perd de la souffrance humaine
Vous connaissez le fameux principe de Lavoisier
qu’on apprenait autrefois en classe de troisième : « Rien ne se
perd, rien ne se crée, tout se transforme. » Or ce principe ne
s'applique pas seulement au niveau physique, mais aussi au
niveau spirituel. Et avec la même rigueur. Rien ne se perd
dans notre monde où tout est relié. Chaque détresse, chaque
solitude, chaque souffrance a sa contrepartie dans le monde
mystérieux de l’esprit. Tout ce que vivent les malades cloués
au lit, tout ce qu’endurent les prisonniers au fond de leur
cachot, toutes les détresses et les angoisses qui nous rongent
de l’intérieur… tout, absolument tout rejaillit en sève de
grâce.
Le moindre atome de souffrance construit quelque
part quelque chose. Rien ne se consume sans générer un
surcroît de vie.
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Si vous contemplez un arbre, que voyez-vous ? Un
tronc, des branches, des feuilles, des fleurs, des fruits. Vous
pensez alors avoir tout vu. Eh bien non, vous avez raté
l'essentiel. Cet essentiel, ce sont les racines enfouies sous
terre, invisibles, inconnues, ignorées. C'est par elles que vit
l'arbre, c'est en elles qu’il puise sa sève et son élan, ce sont
elles la source de sa vitalité.
« L'essentiel est invisible pour les yeux », avait écrit
Saint-Exupéry dans Le Petit Prince. Et il ajoute ailleurs :
"TU ES RACINE D'UN ARBRE QUI VIT DE TOI"
Ceux qui agissent, bougent, parlent et se démènent ne
se rendent pas compte que le succès de leur action tient à des
millions d’inconnus qui s’offrent et se sacrifient dans le plus
total anonymat. Ce sont eux la vraie cause du bien qu’ils
font. S’il m’arrive de faire du bien, je sais que c'est grâce à
une multitude de gens qui me portent dans leur prière et leur
souffrance.
Le vieillard, l’infirme, le handicapé, incapables de
tout, sont peut-être plus utiles à l’humanité que ceux qui se
démènent et parcourent le monde.
Action et passion
Notre vie comporte deux volets : l’activité et la
passivité. Cette dernière est sans doute beaucoup plus
importante que la première. Le Christ n’a pas sauvé le monde
par son action mais par sa Passion. Les trente ans de sa vie
cachée et les trois années de sa vie publique n’étaient en
quelque sorte qu’un préambule. L'essentiel s’est déroulé dans
les dernières heures de sa vie. Le mot « passion » - qui vient
du verbe « pâtir » - signifie : cesser d'agir pour être agi ; ne
plus rien faire pour se laisser faire. Il faut que la pâte se laisse
malaxer par le boulanger pour devenir un beau pain
croustillant. Il faut que la glaise se laisse pétrir par l’artiste et
cuire au four pour devenir une splendide œuvre d’art. Il faut
que la graine se laisse absorber par le sol et se dissolve en lui
pour devenir un arbre.
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« Si le grain de blé tombé en terre ne meurt, il reste seul,
mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. » (Jn 12 24)
C’est au moment où le Christ a cessé d’agir que s’est
opérée la rédemption du monde. C’est lorsqu’il s'est tu, que
sa parole a atteint les extrémités de la terre. Pour nous aussi,
c'est au moment où nous cessons d’agir que nous agissons
vraiment.
En lien avec ce qui précède, je voudrais dire un mot
du purgatoire, quelle que soit la manière dont nous le
comprenons ou l’imaginons. Si le purgatoire représente une
souffrance, celle-ci n’est en aucune manière un châtiment de
Dieu, ni un prix à payer pour expier nos fautes. Il n’est que la
poursuite d’une croissance spirituelle, faite de détachements
successifs qui nous ouvrent lentement à l’amour infini auquel
nous sommes appelés. Je m’en explique longuement dans
mon récent livre sur la mort.
Cette progressive purification de soi a pour
corollaire de fournir à l'humanité l’énergie dont elle a besoin
pour alimenter son dynamisme ascensionnel. Ceux qui nous
ont précédés, unis à ceux qui souffrent sur notre terre,
fournissent au processus évolutif l’énergie qui lui est
nécessaire pour progresser. Souffrance et mort ont donc un
rôle structurel dans l’évolution. Elles constituent en quelque
sorte son combustible. Sans elles, ce serait la stagnation.
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CONCLUSION
En conclusion nous pourrions dire que LA
SOUFFRANCE EST UN MYSTERE CREATEUR. Plutôt
que de la subir comme un destin ou de la vivre comme une
fatalité, saisissons-la à bras-le-corps et faisons-en une
offrande, dans une démarche pleinement libre et consciente
qui la muera en énergie créatrice.
C’est dans une telle perspective qu’apparaît en
pleine lumière le sens de la Croix de Jésus plantée au coeur
de l’histoire. Cette Croix qui représente le grand mystère de
notre rédemption, nous sommes invités à la porter derrière le
Christ en répétant avec saint Paul : « Je trouve ma joie dans
les souffrances que j'endure pour vous et complète en ma
chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps
qui est l'Eglise. » (Col 1 24) Tout ce que nous vivons, tout ce
que nous endurons est assumé dans ce mystère pascal, qui est
à la fois résurrection du Christ et résurrection du monde.
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PUBLICATIONS DU MÊME AUTEUR
I. FRANÇAIS
L’homme et le mystère du temps
Téqui – Paris, 1987, 1990, 1993, 1996
Les dimensions de l'amour
Albin Michel – Paris, 1996
L'anti-destin : l'homme face à sa liberté
Presses de la Renaissance – Paris, 1999
Paraboles d’aujourd’hui
St Augustin – Suisse 2000
L’amour fou de Dieu
Anne Sigier – Canada, 2001
J’ai découvert Medjugorje
Jesuits – Egypt, 2002
L’amour et le sacré
Anne Sigier – Canada, 2003
Amour et sexualité
Anne Sigier – Canada, 2003
Chasteté et consécration
Anne Sigier – Canada, 2003
Le mystère de l’être
Anne Sigier – Canada, 2005
Jésus de Nazareth, qui es-tu ?
Anne Sigier – Canada, 2005
Jésus en Blue Jeans
Jésuites – Egypte, 2009
La foi et le sens
Médiaspaul – Canada, 2014
Mourir c'est naître
Médiaspaul – Canada, 2015
La famille, de l'enracinement à la liberté
Médiaspaul – Canada, 2016
38
II. ANGLAIS
All is grace - Man and the mystery of time
SCM - London, 1991
Crossroad - New York, 1991
Jesuits - Egypt, 2002
Jesus in these days - Twelve modern parables
Jesuits - Egypt, 2008
Freedom beyond freedom
Jesuits - Egypt, 2008
Love will overcome
Fast Print - England, 2014
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