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Léopold Ii,: Potentat Congolais

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Pierre-Luc Plasman

Léopold II,
POTENTAT CONGOLAIS
L’action royale face à la violence coloniale

Préface de Michel Dumoulin


L’auteur et l’éditeur remercient vivement le Musée royal de l’Afrique centrale
pour avoir fourni les illustrations de ce livre.

Illustration de couverture: Francis Carruthers Goulot ( 1844-1925 )

Couverture: Dominique Hambye


Mise en pages: MC Compo

Toutes reproductions ou adaptations d’un extrait quelconque


de ce livre, par quelque procédé que ce soit, réservées pour tous pays.

© Éditions Racine, 2017


Tour & Taxis, Entrepôt royal
86C, avenue du Port, BP 104A • B-1000 Bruxelles
www.racine.be
D. 2017, 6852. 31
Dépôt légal: décembre 2017
ISBN 978-2-39025-009-8

Imprimé aux Pays-Bas


«Le patriotisme vrai consiste à sonder impitoyablement
ses propres plaies et à réprimer impitoyablement les abus
qui peuvent être signalés chez soi.»

Georges Lorand, intervention à la Chambre, 2 juillet 1903.


Préface

Ce livre, qui n’est ni une biographie de Léopold II ni une histoire de


l’État indépendant du Congo ( EIC ), est le fruit de l’adaptation d’une
thèse de doctorat en histoire présentée à l’Université catholique de
Louvain en 2015.
Une abondante littérature existe désormais aussi bien à propos du
deuxième roi des Belges qu’à celui de l’EIC, dont il fut le souverain
entre 1885 et 1908. Mais qui dit quantité ne dit pas nécessairement
qualité, et ce, quelle que soit l’orientation des auteurs. Les uns,
confondant enquête historique et réquisitoire implacable prononcé
au nom de la morale de notre temps, accumulent les clichés et les
contre-vérités. Les autres, nostalgiques du temps colonial, confèrent
à leur mémoire le statut de source de la vérité historique. Dès lors,
faut-il même souligner combien tout discours soucieux d’échapper
au simplisme est rendu quasiment inaudible du fait du tumulte pro-
voqué par l’instrumentalisation du passé au nom de la repentance
par les uns, des bienfaits de la colonisation et du gâchis de la décolo-
nisation par les autres?
Sans prétendre détenir LA vérité, Pierre-Luc Plasman, s’appuyant
sur les travaux souvent pionniers d’illustres prédécesseurs et exploi-
tant une masse impressionnante de sources inédites, publiques et
privées, ainsi que de non moins nombreuses sources imprimées, vise
deux objectifs. Le premier, pour faire bref, consiste à étudier la nais-
sance et le développement des rouages de l’EIC. Le second relève du
souci de comprendre pourquoi le régime léopoldien a été synonyme
d’une très grande violence épousant diverses formes.
Léopold  II, jadis présenté comme un géant au génie incompris
de  ses contemporains aussi mesquins que dépourvus d’ambition
pour leur patrie, l’est, aujourd’hui, comme un sinistre génocidaire.
Cette opposition radicale entre deux représentations, la seconde

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l’emportant désormais largement sur la première, a limité l’étude
de  la substance et des formes du régime léopoldien à la portion
congrue. Comme si la volonté du roi des Belges avait été la seule et
unique source d’inspiration du système progressivement mis en
place. Or, s’il est évident que le Roi a sans cesse été à la recherche
d’une colonie ou d’un domaine rémunérateur, il tombe sous le sens
qu’il ne pouvait pas y parvenir «seul contre tous». Par ailleurs, il
faut se rappeler qu’à l’origine, l’entreprise devait afficher de nobles
objectifs, fournir des garanties en matière de liberté du commerce
notamment et s’efforcer, au point de vue formel, de ressembler à un
État. Non sans procéder à de fort utiles rappels à propos des deux
premiers points, l’auteur s’arrête plus longuement et utilement sur
le  dernier. En effet, si, à l’origine, l’EIC était un «véritable “village
Potemkine”», pour reprendre une formule de Jean-Luc Vellut a, il
s’affirma ensuite, sous la pression des événements, et dans un
nombre limité de domaines, il est vrai, comme un État possédant
une certaine substance.
Cette évolution s’inscrit dans la courte durée. Trente-deux ans à
peine s’écoulèrent entre 1876, année au cours de laquelle Léopold II
réunit à Bruxelles la Conférence de géographie, et 1908, date de
­l’annexion du Congo à la Belgique. Au cours de cette brève période,
les sociétés d’Afrique centrale, concept neuf à l’époque, qui avaient
évolué, dans la longue durée, à des rythmes différents, furent
confrontées soudainement à une présence européenne qui se vou-
lait moralement civilisatrice et matériellement rémunératrice. Et
n’hésita pas à recourir à la violence afin d’arriver à ses fins. Ce qui ne
manque pas d’alimenter la réflexion à propos de l’adaptation des
êtres humains aux contextes les plus cruels et, aussi, dans le cas d’es-
pèce, au point de vue de l’extrême pauvreté des sources relatives aux
vécus africains de cette tragique histoire.
Ceci pour rappeler deux évidences: d’une part, les sociétés afri-
caines ne sont pas des sociétés immobiles; d’autre part, le temps est
un paramètre essentiel de l’histoire. Ce qui implique de respecter la
chronologie, d’éviter les anachronismes et les télescopages. Bref, de
chercher, avec modestie, à reconstituer le mieux possible ce qui s’est
passé. C’est à ce travail particulièrement ardu que l’auteur s’est livré,
avec talent, en se focalisant sur les séquences successives marquant
l’évolution de l’EIC passé du statut d’entreprise commerciale à peine

a  J.-L. Vellut, Congo. Ambitions et désenchantements, 1880-1960, Paris, 2017, p. 39.

8
Préface

déguisée à celui d’un embryon d’État cherchant, contraint et forcé, à


imposer le respect d’un minimum de règles de droit.
Cette évolution, dans un contexte marqué, au sein du monde occi-
dental, par des tensions mettant aux prises des intérêts politiques,
économiques, missionnaires et idéologiques, fut essentiellement
provoquée par les dénonciations de la violence à l’œuvre dans l’EIC.
À cet égard, un des intérêts majeurs de ce livre réside dans la recons-
titution du parcours chronologique de l’usage de la violence qui peut
en quelque sorte être lu en regard des séquences caractérisant l’évo-
lution du cadre institutionnel de l’État et de la manière d’administrer
ce dernier.
Qui dit violence dit aussi recherche des responsabilités. L’auteur,
après d’autres, instruit en quelque sorte le dossier. Il y verse de nou-
velles pièces, non pas dans le but de disculper qui que ce soit, voire
de prononcer un non-lieu collectif, mais bien de comprendre un
processus. Ce qui est un devoir et non un jugement moral. Cela dit, il
reste que le principal inculpé face au «tribunal de l’histoire» – nous
utilisons à dessein cette expression qui reflète la prétentieuse vanité
des procureurs de notre temps – est Léopold II. L’auteur n’en dresse
pas le portrait mais, par une multitude de petites touches, souligne
combien le caractère et l’action du personnage sont paradoxaux.
«Potentat congolais» – rappelons toutefois qu’il n’a jamais visité son
domaine africain, pas plus que Victoria ne s’est rendue dans son
empire des Indes –, Léopold II, roi-souverain et chef d’entreprise, «a
toujours annoncé», écrit de Cuvelier, secrétaire général du ministère
des Affaires étrangères de l’EIC en 1906, «que le Congo était fondé
dans l’intérêt de la civilisation et de la Belgique a.» Atteindre ce
double objectif imposait d’effectuer sans cesse un grand écart entre
recherche de rentabilité et ambition civilisatrice. Cette pratique du
grand écart qui ne contribue pas peu à brouiller les cartes se répète à
propos de bien d’autres questions. Parmi celles-ci figure celle, très
prosaïque, des avantages matériels que le roi a tirés du Congo. À cet
égard, l’auteur revisite la littérature sur le sujet. Il propose, grâce à
son opiniâtre recherche d’informations allant de pair avec une excel-
lente analyse comptable qui n’allait pas de soi, vu le talent de dissi-
mulateur du Roi, un bilan qui doit retenir l’attention. Ceci à cause,
bien entendu, des données chiffrées qui sont fournies. Mais aussi, et

a  Note inédite d’Adolphe de Cuvelier consacrée au livre de Félicien Cattier, Étude sur
la situation de l’État indépendant du Congo, Bruxelles-Paris, Larcier-Pedone, 1906.

9
peut-être surtout, parce que, s’intéressant au domaine de la Cou-
ronne, créé formellement en 1901, l’auteur peut écrire que celui-ci,
illustrant une fois encore la pratique du grand écart, «ressemble
d’une part à un fonds de pension pour les membres de la famille
royale et d’autre part à une caisse de travaux publics».
Comme annoncé, ce livre n’est donc ni une biographie de Léo-
pold  II ni une histoire du Congo léopoldien, mais bien une étude
portant sur l’organisation progressive de la colonisation de l’Afrique
centrale et sur une partie de ses conséquences. Sachant que ce sont
surtout ces dernières qui, non sans susciter de nombreuses polé-
miques, retiennent le plus l’attention, il faut savoir gré à l’auteur de
nous livrer le fruit de ses recherches sur la nature et les formes de ce
«singulier État», pour reprendre la formule de Morel, instrument
d’un souverain dont Pierre Orts écrivait qu’il y avait en lui deux
hommes fort différents: «[ L ]e fondateur d’État, et, plus tard, l’ex-
ploiteur – pour des fins discutables – de la puissance acquise.»

Michel Dumoulin
Professeur ordinaire émérite de l’Université catholique de Louvain
Membre de l’Académie royale de Belgique

10
Introduction

Léopold II est semblable à un Janus royal. Souverain constitutionnel


en Belgique, le Roi est un potentat en Afrique. Son domaine, ou plus
correctement son royaume, congolais est un État indépendant qui
n’est pas une colonie, même s’il est de nature coloniale. Cette facette
africaine semble aujourd’hui résumer à elle seule le règne le plus
long de l’histoire de Belgique, dans lequel l’action royale s’est
déployée sous de multiples formes. Au service du Congo léopoldien
dans sa jeunesse, le diplomate Pierre Orts prévient qu’il convient de
jauger avec nuances les actes du Roi dont les défauts sont à la hau-
teur de ses qualités. Or, en ce début du xxie siècle, les échos de l’adu-
lation se sont tus pour laisser place à la critique dénonciatrice. Cette
dernière n’est pas sans rappeler celle du début du xxe siècle, lorsque
Léopold  II fut accusé de s’enrichir du sang des Congolais et était
devenu l’égal d’Abdülhamid  II, le «sultan rouge» associé aux mas-
sacres des Arméniens. En outre, le Roi est à bien des égards une figure
plus romanesque qu’historique. Plus d’un de ses travers ont été saisis
par la plume ou croqués par le crayon dès son vivant. Aujourd’hui,
certains placent le monarque parmi les plus grands criminels de
l’histoire, au même rang qu’Hitler ou Staline. Ce n’est somme toute
que le retour du balancier après des décennies d’amnésie collective
et de glorification de Léopold II en Belgique.
L’affaire semble être entendue. Les témoignages africains et euro-
péens ainsi que les photographies abondent et corroborent les
­horreurs liées à l’exploitation du caoutchouc. Simultanément, la
campagne menée par la Congo Reform Association ( CRA ) entre 1904
et 1913 a fini par réduire l’État indépendant du Congo ( EIC ) au seul
red rubber. Cette veine n’a fait que s’amplifier ces dernières années,
avec d’abord le livre d’Adam Hochschild, avec ensuite les médias
numériques où de faux éléments, comme le supposé discours de

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Léopold  II aux missionnaires en 1883, sont brandis comme des
preuves de l’ignominie du Roi. Pourtant, des historiens renommés
produisent depuis longtemps des études fouillées et argumentées
sur la complexité du Congo léopoldien.
Il reste que le Roi n’a pas facilité la tâche de la profession, à com-
mencer par son écriture que son avocat comparait à des hiéro-
glyphes. Difficiles à décrypter pour les contemporains de Léopold II
et plus encore de nos jours pour le chercheur, les manuscrits royaux
ont dès lors tendance à être négligés. De même, les archives de l’EIC
auraient été vouées à un autodafé lié à la campagne anticongolaise.
Même si Charles Liebrechts, le secrétaire général de l’Intérieur, se
réjouit de la destruction des archives, il est nécessaire de bien com-
prendre le but de la disparition des papiers d’État. En tout état de
cause, devant la masse des témoignages, c’eût été une gageure que
de vouloir occulter les atrocités.
Il y a bien eu deux destructions d’archives. En 1906, une première
directive de déclassement répondit en fait à un problème de conser-
vation et de sécurité. Pour gagner de la place, les pièces comptables
furent retirées des archives et furent vendues. En 1908, la majeure
partie des papiers d’État fut réduite en cendres. Cette disparition
voulue par Léopold II fut nourrie par le refus du Roi de voir le gouver-
nement belge prendre connaissance de ses affaires financières. Cette
volonté de dissimulation se retrouvait déjà lors de la première ten­
tative de reprise en 1894-1895, où le secrétaire d’État Edmond van
Eetvelde assurait le souverain que pas même un registre ne serait
conservé. En fin de compte, l’EIC est un État qui a entretenu le secret
à défaut d’être discret.
La disparition des archives ne signifie pas l’inexistence de docu-
ments internes à l’EIC. Ceux-ci sont même nombreux et aisément
consultables dans les différentes institutions scientifiques belges et
au Palais royal. En revanche, le caractère fragmentaire de l’ensemble
des documents qui ont survécu impose un long travail de critique et
de mise en concordance des éléments disponibles avant de pré-
tendre pouvoir établir les faits. De plus, les documents en question,
issus essentiellement de papiers privés de fonctionnaires et d’agents
de l’EIC, témoignent de la circulation d’une grande quantité de
rumeurs à propos desquelles il est particulièrement difficile de démê-
ler le vrai du faux.
L’état des archives a accrédité l’idée d’une occultation volontaire
de la vérité historique par les sphères officielles belges. Qui plus est,

12
Introduction

les disciples de Clio ont délaissé pendant près de deux décennies


l’histoire ultramarine belge, laissant à d’autres disciplines l’étude du
Congo colonial. Ces apports de l’anthropologie, de l’économie ou
encore des sciences politiques ont livré des résultats primordiaux.
À l’inverse, d’autres recherches ont été réalisées en vue de construire
des réquisitoires, à l’instar de ceux de Jules Marchal. Le diplomate
belge n’a pas épargné sa peine dans son œuvre de compilation, mais
il a également écarté ou délibérément sous-évalué toute pièce n’en-
trant pas dans le dossier à charge. Or, le travail de Marchal est loin
d’être anodin puisqu’il a servi de source principale aux Fantômes du
roi Léopold. Un holocauste oublié de Hochschild. Il n’existait donc
pas une étude systématique sur la structure politique et les institu-
tions du Congo léopoldien. L’EIC se résumait encore et toujours à la
personne du Roi menant une économie de prédation annihilant les
ressources naturelles et les populations.
Les pages qui suivent s’attachent dès lors à deux problématiques.
La première cherche à comprendre les bases de cet État et les arcanes
de son fonctionnement. Un homme ne dirige pas seul un territoire
équivalant à quatre-vingts fois la superficie de la Belgique. Il est donc
essentiel d’identifier les acteurs du pouvoir et de déterminer les
­processus de décision. La deuxième s’attarde au phénomène de la
violence de masse. Comment expliquer que, subitement, certains
officiers à la moustache réglementaire ou de simples particuliers
sans histoire agissent avec une férocité inouïe? Mais la seule explica-
tion du phénomène n’est pas suffisante. Il convient en plus d’obser-
ver scrupuleusement les réactions et les actions de Léopold II ainsi
que des sphères gouvernementales devant les atrocités.
Le but n’est pas de démontrer si ces violences de masse doivent
être ou non qualifiées de génocide. Certes, la question est loin d’être
inintéressante puisque Raphaël Lemkin, créateur du concept, la
posait dans une étude consacrée précisément à l’EIC. À l’examen,
celle-ci se révèle être principalement un résumé du pamphlet de sir
Arthur Conan Doyle, The Crime of the Congo, qui est lui-même un
succédané des œuvres d’Edmund Morel, le secrétaire de la CRA.
C’est pourquoi nous consacrons nos trois derniers chapitres à un
développement sur la posture de Léopold II qui indique clairement
qu’il y avait une absence de volonté d’extermination autant dans le
chef du souverain que dans celui du gouvernement congolais.
Cet ouvrage est l’adaptation d’une thèse en histoire défendue à
Louvain-la-Neuve en 2015, aménagée pour entrer dans ce volume.

13
Le lecteur n’y trouvera donc pas une série d’exposés théoriques, de
discussions historiographiques ou encore certains développements
thématiques notamment sur l’organisation judiciaire. De même,
l’apparat critique et la bibliographie ont été largement réduits. C’est
pourquoi le lecteur désireux de vérifier certaines assertions ou
conclusions pourra consulter le texte intégral de la thèse intitulée
L’État indépendant du Congo et Léopold II ( 1876-1906 ). Étude sur le
paradoxe de la gouvernance léopoldienne, conservée à l’UCL.
Enfin, cette recherche n’aurait pas pu aboutir sans l’apport nour-
ricier des professeurs Michel Dumoulin, Guy Vanthemsche et Jean-
Luc Vellut, dont les conseils avisés rappellent que nous sommes des
nains sur des épaules de géants.

14
Chapitre I
Du rêve colonial
à la Conférence de Berlin

La pensée coloniale de Léopold II ( 1860-1885 )

Le mouvement géographique et Léopold II 1


Traditionnellement, la tenue de la Conférence géographique de
Bruxelles en 1876 marque le début de l’action royale en Afrique.
Cependant, Léopold, alors prince héritier, dévoile déjà son intérêt
pour l’expansionnisme lors d’un discours au Sénat en 1860. Accé-
dant au trône cinq ans plus tard, son attention n’est alors pas encore
fixée sur le continent noir. Ce n’est que vingt ans plus tard qu’il en
acquiert une part léonine. Un quart de siècle sépare donc l’énoncé
public du projet colonial de sa réalisation. Les conceptions et les
formes de projet auront le temps de mûrir, de s’affirmer ou de se
modifier au gré des lectures, des rencontres et des contextes dans
lesquels ils sont projetés.
En outre, il est nécessaire de déconstruire entièrement l’idée selon
laquelle le souverain a échafaudé en penseur solitaire sa doctrine
coloniale. Au contraire, le Roi pense et agit comme un géographe de
son époque. Il faut donc revenir sur ce qu’étaient un géographe et le
mouvement géographique durant la seconde moitié du xixe siècle. La
géographie connaît d’importantes évolutions tout au long du siècle.
L’optique se développe de plus en plus dans une perspective écono-
mique, à savoir une volonté non seulement de connaître le monde,
mais de mettre à profit ses ressources pour les transformer en
richesses et en progrès. L’élément capitaliste est évidemment pré­
dominant. Le développement de nouveaux secteurs industriels et
l’accroissement considérable de la production, qui impliquent des
changements radicaux en matière de transports, de commerce et de
communications, poussent dans cette direction. Le monde géo­
graphique belge n’échappe pas à cette évolution. Le thème de l’ex-
pansionnisme économique y devient rapidement un sujet majeur.
La principale raison se situe dans la situation économique même du

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Royaume qui dépend de ses voisins, principalement de la France, et
de la nécessité de trouver des débouchés pour la surproduction
industrielle. Les géographes mettent en avant l’importance de déve-
lopper des relations commerciales avec de nouveaux et lointains
partenaires. Pour atteindre cet objectif, des idées sont formulées et
constituent en somme la base possible d’un programme d’action. La
création d’une flotte de commerce importante doit en être le premier
jalon. De même, le capital devrait être plus investi dans les lignes
maritimes ou ferroviaires pour lesquelles l’industrie belge peut
répondre à la plupart des besoins. À côté, le mouvement géogra-
phique plaide également pour un investissement plus important
dans les grands travaux améliorant la navigation en haute mer,
comme les canaux de Panama et de Suez, ou encore simplement
dans l’exploration du continent africain.
Léopold II aura continuellement ce même intérêt pour la promo-
tion du commerce comme fer de lance de la modernité. Ses projets
expansionnistes se basent sur les données du commerce mondial et
il investit principalement dans les sociétés de transports utilisant les
nouvelles technologies. L’expansionnisme est loin de se limiter à de
simples investissements, car Léopold élabore une doctrine colo-
niale. Celle-ci se forge d’abord au contact de spécialistes, membres
des sociétés de géographie, explorateurs ou entrepreneurs rencon-
trés lors de voyages, tel Ferdinand de Lesseps. Les voyages sont eux-
mêmes des programmes d’étude qui permettent de voir et de
confronter les différents modèles d’administration et d’exploitation
économique. Enfin, il réunit autour de lui la documentation la plus
complète possible sur le phénomène colonial, un corpus dénommé
l’«arsenal». Il s’agit bien plus qu’un simple centre de documentation
dans lequel le futur Roi nourrit sa réflexion; il y a autour de lui un
bureau d’étude coordonné par Adrien Goffinet. Cette cellule d’étude
se disloque après l’accession au trône de Léopold et ses membres
sont d’ailleurs appelés à prendre d’autres responsabilités. Néan-
moins, le réseau d’information et d’étude ne disparaît pas complète-
ment. Deux figures importantes des Affaires étrangères – le secrétaire
général Auguste Lambermont et Émile Banning – sont de plus en
plus sollicitées. Le zèle et l’intelligence de Banning constitueront des
armes redoutables notamment lors de la Conférence de Berlin. Le
prestige et la carrure de Lambermont feront de lui une pièce centrale
sur l’échiquier du Roi.

16
Du rêve colonial à la Conférence de Berlin

Si Léopold  II systématise et mathématise sa pensée, il ne le fait


pas  forcément sur base de prémisses, d’arguments et de théories
valides ou scientifiques. Cette «scienticité» est souvent dominée par
l’impulsivité du souverain liée à son hyperactivité. Ce dernier est
constamment à l’affût de toutes les possibilités coloniales, même
après la fondation de l’EIC. Son engagement dans l’action, il est vrai,
ne repose pas toujours sur une étude préalable fouillée. Il réagit
au  départ d’un faisceau indiciaire, voire à chaud. L’occupation du
Katanga en est certainement un bon exemple. En 1890, sur base d’ar-
ticles parus dans The Times, il pousse Albert Thys à presser l’expédi-
tion Delcommune et à précipiter la constitution de la Compagnie du
Katanga. Il arrive donc souvent que l’action coloniale de Léopold II
commence par une prise de décision, se poursuive avec la réflexion
et se termine éventuellement par l’étude.

La focalisation sur la donne économique


Le discours du prince au Sénat en 1860 figure comme un point de
repère évident et il est aussi le premier grand discours de Léopold.
Celui-ci entretient les sénateurs sur la nécessité de promouvoir le
commerce belge à l’étranger. Le prince avance diverses solutions,
telle la fondation de comptoirs en Orient. En effet, lorsqu’il entre-
prend sa quête coloniale en 1858-1859, il n’y a que peu de colonies
européennes en Afrique. Le terrain d’action privilégié se trouve à
cette époque en Asie. L’Inde est considérée comme «le joyau de la
couronne» de l’Empire britannique. Les possessions européennes
en Asie seront en fait bien plus importantes que celles d’Afrique,
même si l’impérialisme européen sera plus spectaculaire en Afrique.
L’intérêt de Léopold se porte avant tout sur la Méditerranée et
­l’Extrême-Orient. À Séville en 1862, il s’attache à étudier la comptabi-
lité des colonies espagnoles des Philippines et de Cuba pour confor-
ter son argumentaire économique. Le jeune Léopold observe les
possibilités de faire fructifier sa fortune dans les parties de l’Empire
ottoman où l’autorité est plus nominative que réelle. Les schémas
projetés se réfèrent à des projets de lignes maritimes, à des colonies
de cultures ou encore à une société concessionnaire.
Ses voyages et ses réflexions lient de plus en plus sa destinée à celle
de sa patrie. Cette interpénétration des deux destinées dépasse lar-
gement la simple conception politique d’«une plus grande Belgique»
et des logiques d’action qui en découlent. Au fil des années, cette
pensée devient un leitmotiv quasi sacerdotal2. Il est certes dangereux

17
pour l’historien de quitter la voie bien balisée de l’analyse des faits,
mais incontestablement, la prise en compte d’éléments de la psy-
chologie du Roi dans ses projets d’expansion permet de jeter un
regard aussi intéressant que pertinent sur sa gouvernance au Congo.
En attendant, la réflexion princière puis royale se focalise sur
l’analyse économique et la rencontre avec les architectes du canal
de  Suez démontre que les œuvres titanesques ne sont pas que de
simples utopies. La pièce centrale de la pensée princière prend la
forme d’un livre qui paraît à Londres en 1861, Java; or, How to Manage
a Colony: Showing a Practical Solution of the Questions Now Affecting
British India. L’auteur, James Money, avocat anglais résidant à
­Calcutta, a visité Java et compare le système en vigueur dans la colo-
nie batave avec celui de l’Inde britannique. Money est admiratif du
modèle hollandais et le trouve nettement supérieur. Ce modèle
repose sur le cultuurstelsel. Ce système consiste à obliger la popula-
tion à travailler des cultures dont les produits, comme le café et le
sucre, sont sollicités sur les marchés mondiaux. À Java, un cinquième
des terres agricoles y sont affectées et la population doit y travailler
un maximum de soixante-six jours pour un salaire fixé par le gouver-
nement. Les conséquences pour les indigènes résident dans l’éta-
blissement d’un véritable travail forcé, concernant la moitié de la
population, et d’une exploitation par des administrateurs intéressés
par les hauts rendements. Dès lors, l’occupation de Java rapporte
plus qu’elle ne coûte. Entre 1831 et 1877, le système rapporte 823 mil-
lions de florins, assez pour payer un quart des dépenses de l’État
néerlandais, et il dope d’autres secteurs de l’économie comme la
construction navale.
L’enthousiasme l’emporte, la presse se montre généralement
favorable, même si certains digèrent mal la critique qui est faite au
système anglais. Ce bilan favorable ne peut que fasciner Léopold II,
qui rencontre Money. Pourtant, ce système ne semble plus une évi-
dence à l’époque aux Pays-Bas. L’opposition libérale gagne en
influence et s’accapare le ministère des Colonies en 1861. Le cultuur-
stelsel est progressivement aboli. Le sucre et le café resteront les
seules denrées cultivées au bénéfice du gouvernement néerlandais.
Ainsi, le  principal défaut de l’ouvrage de Money réside dans son
caractère  anachronique. Il prône une méthode de colonisation en
oppo­sition, dans la seconde moitié du xixe siècle, avec les progrès des
idées  libérales et démocratiques. Toutefois, l’admiration pour Java
conforte Léopold dans ses projets expansionnistes dont la réussite

18
Du rêve colonial à la Conférence de Berlin

économique devient un credo. Le livre de Money joue un rôle essen-


tiel, mais d’autres éléments de la doctrine de Léopold II ont été pui-
sés dans des manuels coloniaux, des rapports diplomatiques, des
articles de presse, etc.
Différentes étapes jalonnent la formation de la pensée du prince,
auxquelles s’ajoutent plusieurs éléments, dont le modèle des compa-
gnies à charte des xvie et xviie siècles. Perçu pendant un temps comme
le moyen de réaliser des projets personnels, ce type d’entreprise
connaît par ailleurs un renouveau à la fin du xixe siècle. Si toutes ces
informations aboutissent à des plans ou à des schémas, aucune réa-
lisation ne se concrétise. Il n’y a pas non plus une trajectoire unique
dans la pensée léopoldienne. La constance réside dans la nécessité
d’acquérir des possessions outre-mer. Elle fait figure d’obsession,
voire de dogme. L’intronisation de Léopold  II modifie sa percep-
tion.  Il ne met plus aucun espoir dans l’intervention des milieux
­gouvernementaux pour le soutenir dans sa «marotte», comme la
qualifient certains hommes politiques. Le jeune souverain n’ima-
gine plus une participation de l’État belge et s’oriente vers un pro-
jet de société internationale possédant de petites bases stratégiques
aux points pivots des grandes routes commerciales. Semblables aux
compagnies à charte, ces sociétés produiraient des bénéfices à partir
du contrôle des douanes, de la collecte d’impôts et de la pratique du
cultuurstelsel 3.
Le champ de prospection de Léopold II se décale également vers
l’Afrique. Le continent noir intéresse de plus en plus le mouvement
géographique et la «médiatisation» des explorateurs attire le regard
de l’opinion publique. Ces explorateurs de plus en plus nombreux
deviennent les nouveaux héros et ils sont en lien avec les sociétés de
géographie. Une interdépendance existe, puisque les sociétés servent
de bailleurs de fonds pour les explorations et la réputation des
­sociétés s’accroît parallèlement au prestige des explorateurs. Leur
influence devient prépondérante dans le contrôle et la circulation
des informations sur l’Afrique. Léopold II n’hésite pas à se rappro-
cher de la Société géographique de Paris ou de la Royal Geographical
Society de Londres pour bénéficier du flux d’informations. Lorsque
son intérêt pour l’Afrique prédominera, il cherchera à obtenir les
informations à la source, à commencer par Verney Lovett Cameron.
Revenu en 1875 d’une expédition au Congo, Cameron propose la
création d’une compagnie commerciale pour la navigation sur les
grands fleuves africains.

19
La mission civilisatrice et sa récupération par Léopold II
L’année 1875 sert généralement de point de repère pour marquer le
début de l’intérêt royal pour l’Afrique. Avant le retour de Cameron,
le Roi écrit à Lambermont que les Espagnols refusent de lui céder les
Philippines et qu’il a l’intention de prospecter en Afrique. Le Roi
rédige en conséquence une note teintée d’une certaine utopie. Deux
éléments essentiels s’y retrouvent: d’une part la mise en avant de
l’idéal humanitaire – l’abolition de l’esclavage – et d’autre part les
possibilités économiques de l’Afrique 4. Dans ce contexte, les grands
fleuves de l’Afrique centrale sont perçus, à l’exemple de la Chine,
comme les grandes voies de communication. Les anciennes formes
de colonisation sont complètement abandonnées. L’accent est mis
sur l’internationalisme, même si le centre de commande se situe en
Belgique.
Les étapes et les difficultés à franchir pour obtenir une colonie sont
encore nombreuses. Un cap important est franchi avec l’organisation
de la Conférence géographique de Bruxelles. Celle-ci témoigne certes
de l’habileté de Léopold II, mais surtout de la place et du crédit qu’il
possède au sein du mouvement géographique. Au cours des années
1860 et 1870, il a accumulé toutes les données techniques et il connaît
toutes les idées qui nourrissent le mouvement géographique, notam-
ment la «mission civilisatrice» qui anime le monde anglo-saxon. Il
tient un langage qui ne peut que séduire, utilisant des termes comme
«international», «neutralité», «humanitaire» et «scientifique».
L’élite du monde géographique se réunit donc dans la capitale
belge en septembre 1876. L’assemblée est impressionnante. L’Alle-
magne, l’Autriche-Hongrie, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et
la Russie envoient des délégués. Les participants sont principa­lement
des géographes et des explorateurs de tout premier plan, comme
Cameron. Une délégation belge est également présente, mais elle n’a
pas de caractère officiel et ses membres sont pour la plupart des figu-
rants, les premiers rôles étant réservés à d’autres, issus des Affaires
étrangères. Les hommes d’affaires et les commerçants en sont
absents. La hauteur des vues de la Conférence n’est donc pas des
moindres puisqu’elle doit chercher «les moyens à employer pour
planter définitivement l’étendard de la civilisation sur le sol de
l’Afrique centrale 5».
Aussi étonnant que cela puisse paraître au vu du procès du colo-
nialisme, l’un des puissants incitateurs de l’exploration est d’ordre

20
Du rêve colonial à la Conférence de Berlin

moral 6. Peu d’historiens acceptent l’hypothèse selon laquelle la mis-


sion civilisatrice réside au cœur de la motivation de l’expansion
européenne outre-mer. Néanmoins, la plupart d’entre eux valident
que le concept – attributif d’une certaine vanité européenne – est
intervenu dans la formation des politiques coloniales 7. D’un côté, les
raisons politiques et géopolitiques et plus encore les motifs écono-
miques ont largement inspiré la domination européenne sur le
monde. D’un autre côté, le xixe siècle se réclame d’un «impérialisme
moderne» – celui du travail des ingénieurs, marchands, enseignants
et docteurs – qui s’oppose à celui des conquistadors des xvie et
xviie  siècles. Intégré à la mission civilisatrice, cet «impérialisme
moderne» veut servir la métropole tout en aidant à civiliser les popu-
lations colonisées 8.
Le concept même de mission civilisatrice est associé aux actions
européennes aussi bien en Asie qu’en Afrique. Ses racines plongent à
la fois dans le christianisme et dans la philosophie des Lumières. Au
xviiie  siècle, l’abbé Grégoire critique violemment l’oppression colo-
niale et l’esclavage. Sa vision universaliste propose de faire adopter le
modèle européen et chrétien pour tout un chacun. Le philosophe
Denis Diderot ne partage pas entièrement cette position. Il dénie aux
puissances européennes le droit de gouverner les autres et accepte
les différences culturelles comme partie intégrante de l’humanité.
La  maturation de telles idées prend de l’ampleur en Angleterre. Le
renouveau évangélique – le méthodisme du pasteur John Wesley –
y modifie la conscience sociale en élevant la dignité humaine et en
déniant par conséquent toute légitimité à l’esclavage. Le Royaume-
Uni se place à l’avant-garde du combat abolitionniste, avec en 1807
la suppression de l’esclavage dans les Antilles britanniques et en
1833 le Slavery Abolition Act. Par la suite, le mouvement humanitaire
trouve dans les missionnaires de zélés agents, tel Livingstone, par-
courant principalement l’Afrique orientale pour lutter contre le trafic
d’esclaves, qui paradoxalement s’intensifie dans la seconde moitié
du xixe siècle.
Rudyard Kipling magnifie cette mission à travers son poème The
White Man’s Burden, publié en 1899. Par ses vers, Kipling appelle les
États-Unis à assumer la tâche de développer les Philippines récem-
ment acquises après la guerre hispano-américaine. Le white man se
réfère surtout à l’«homme doté des qualités du monde civilisé 9».
Cette considération renvoie à l’émergence même du concept de
­civilisation au xviiie  siècle. Les auteurs ne s’entendent pas sur une

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Table des matières

Préface 7

Introduction 11

I Du rêve colonial à la Conférence de Berlin 15


La pensée coloniale de Léopold II ( 1860-1885 ) 15
Autour de la Conférence de Berlin 24
La reconnaissance de l’Association internationale
  congolaise 26
Les fondements juridiques de l’EIC 29

II Le gouvernement congolais à Bruxelles 37


L’avènement de l’EIC et de son souverain 37
Les ministres du Roi et les secrétaires généraux 39
L’absolutisme léopoldien 44
Les canaux d’information du Roi-souverain 47
Les canaux de décisions du Roi-souverain 49
Les politiques prioritaires du Roi-souverain 51
Tensions, rivalités et oppositions au sein du gouvernement
  central 54

III L’administration léopoldienne au Congo 69


La mise en place du gouvernement local ( 1884-1887 ) 69
L’homme fort de Boma: l’homme fort du Congo? 73
Les commissaires de district: les maîtres du territoire 83
Les «alliés politiques» africains de l’EIC 87
IV Les premières critiques envers l’EIC et le système
du red rubber 101
Le paradoxe de la gouvernance léopoldienne 101
Réalités du terrain et premières dénonciations
  ( 1885-1891 ) 105
Les caractéristiques du système du red rubber 120
Les facteurs explicatifs de la violence européenne 128

V Le Congo léopoldien devant les campagnes


 anticongolaises 147
Les suites de l’affaire Stokes-Lothaire ( 1895-1898 ) 147
Les sociétés concessionnaires et le droit de police
  ( 1898-1903 ) 165
Colères de Léopold II et réactions gouvernementales 172

VI Le Congo léopoldien devant les commissions 189


Le rapport d’enquête du consul Casement 189
La commission d’enquête instituée par Léopold II 196
La commission des réformes 207
L’enrichissement personnel de Léopold II 213

Conclusion 225

Abréviations 229

Repères biographiques sur quelques protagonistes 231

Sources d’archives utilisées 237

Bibliographie sélective 239

Index 241

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