Léopold Ii,: Potentat Congolais
Léopold Ii,: Potentat Congolais
Léopold Ii,: Potentat Congolais
Léopold II,
POTENTAT CONGOLAIS
L’action royale face à la violence coloniale
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l’emportant désormais largement sur la première, a limité l’étude
de la substance et des formes du régime léopoldien à la portion
congrue. Comme si la volonté du roi des Belges avait été la seule et
unique source d’inspiration du système progressivement mis en
place. Or, s’il est évident que le Roi a sans cesse été à la recherche
d’une colonie ou d’un domaine rémunérateur, il tombe sous le sens
qu’il ne pouvait pas y parvenir «seul contre tous». Par ailleurs, il
faut se rappeler qu’à l’origine, l’entreprise devait afficher de nobles
objectifs, fournir des garanties en matière de liberté du commerce
notamment et s’efforcer, au point de vue formel, de ressembler à un
État. Non sans procéder à de fort utiles rappels à propos des deux
premiers points, l’auteur s’arrête plus longuement et utilement sur
le dernier. En effet, si, à l’origine, l’EIC était un «véritable “village
Potemkine”», pour reprendre une formule de Jean-Luc Vellut a, il
s’affirma ensuite, sous la pression des événements, et dans un
nombre limité de domaines, il est vrai, comme un État possédant
une certaine substance.
Cette évolution s’inscrit dans la courte durée. Trente-deux ans à
peine s’écoulèrent entre 1876, année au cours de laquelle Léopold II
réunit à Bruxelles la Conférence de géographie, et 1908, date de
l’annexion du Congo à la Belgique. Au cours de cette brève période,
les sociétés d’Afrique centrale, concept neuf à l’époque, qui avaient
évolué, dans la longue durée, à des rythmes différents, furent
confrontées soudainement à une présence européenne qui se vou-
lait moralement civilisatrice et matériellement rémunératrice. Et
n’hésita pas à recourir à la violence afin d’arriver à ses fins. Ce qui ne
manque pas d’alimenter la réflexion à propos de l’adaptation des
êtres humains aux contextes les plus cruels et, aussi, dans le cas d’es-
pèce, au point de vue de l’extrême pauvreté des sources relatives aux
vécus africains de cette tragique histoire.
Ceci pour rappeler deux évidences: d’une part, les sociétés afri-
caines ne sont pas des sociétés immobiles; d’autre part, le temps est
un paramètre essentiel de l’histoire. Ce qui implique de respecter la
chronologie, d’éviter les anachronismes et les télescopages. Bref, de
chercher, avec modestie, à reconstituer le mieux possible ce qui s’est
passé. C’est à ce travail particulièrement ardu que l’auteur s’est livré,
avec talent, en se focalisant sur les séquences successives marquant
l’évolution de l’EIC passé du statut d’entreprise commerciale à peine
8
Préface
a Note inédite d’Adolphe de Cuvelier consacrée au livre de Félicien Cattier, Étude sur
la situation de l’État indépendant du Congo, Bruxelles-Paris, Larcier-Pedone, 1906.
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peut-être surtout, parce que, s’intéressant au domaine de la Cou-
ronne, créé formellement en 1901, l’auteur peut écrire que celui-ci,
illustrant une fois encore la pratique du grand écart, «ressemble
d’une part à un fonds de pension pour les membres de la famille
royale et d’autre part à une caisse de travaux publics».
Comme annoncé, ce livre n’est donc ni une biographie de Léo-
pold II ni une histoire du Congo léopoldien, mais bien une étude
portant sur l’organisation progressive de la colonisation de l’Afrique
centrale et sur une partie de ses conséquences. Sachant que ce sont
surtout ces dernières qui, non sans susciter de nombreuses polé-
miques, retiennent le plus l’attention, il faut savoir gré à l’auteur de
nous livrer le fruit de ses recherches sur la nature et les formes de ce
«singulier État», pour reprendre la formule de Morel, instrument
d’un souverain dont Pierre Orts écrivait qu’il y avait en lui deux
hommes fort différents: «[ L ]e fondateur d’État, et, plus tard, l’ex-
ploiteur – pour des fins discutables – de la puissance acquise.»
Michel Dumoulin
Professeur ordinaire émérite de l’Université catholique de Louvain
Membre de l’Académie royale de Belgique
10
Introduction
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Léopold II aux missionnaires en 1883, sont brandis comme des
preuves de l’ignominie du Roi. Pourtant, des historiens renommés
produisent depuis longtemps des études fouillées et argumentées
sur la complexité du Congo léopoldien.
Il reste que le Roi n’a pas facilité la tâche de la profession, à com-
mencer par son écriture que son avocat comparait à des hiéro-
glyphes. Difficiles à décrypter pour les contemporains de Léopold II
et plus encore de nos jours pour le chercheur, les manuscrits royaux
ont dès lors tendance à être négligés. De même, les archives de l’EIC
auraient été vouées à un autodafé lié à la campagne anticongolaise.
Même si Charles Liebrechts, le secrétaire général de l’Intérieur, se
réjouit de la destruction des archives, il est nécessaire de bien com-
prendre le but de la disparition des papiers d’État. En tout état de
cause, devant la masse des témoignages, c’eût été une gageure que
de vouloir occulter les atrocités.
Il y a bien eu deux destructions d’archives. En 1906, une première
directive de déclassement répondit en fait à un problème de conser-
vation et de sécurité. Pour gagner de la place, les pièces comptables
furent retirées des archives et furent vendues. En 1908, la majeure
partie des papiers d’État fut réduite en cendres. Cette disparition
voulue par Léopold II fut nourrie par le refus du Roi de voir le gouver-
nement belge prendre connaissance de ses affaires financières. Cette
volonté de dissimulation se retrouvait déjà lors de la première ten
tative de reprise en 1894-1895, où le secrétaire d’État Edmond van
Eetvelde assurait le souverain que pas même un registre ne serait
conservé. En fin de compte, l’EIC est un État qui a entretenu le secret
à défaut d’être discret.
La disparition des archives ne signifie pas l’inexistence de docu-
ments internes à l’EIC. Ceux-ci sont même nombreux et aisément
consultables dans les différentes institutions scientifiques belges et
au Palais royal. En revanche, le caractère fragmentaire de l’ensemble
des documents qui ont survécu impose un long travail de critique et
de mise en concordance des éléments disponibles avant de pré-
tendre pouvoir établir les faits. De plus, les documents en question,
issus essentiellement de papiers privés de fonctionnaires et d’agents
de l’EIC, témoignent de la circulation d’une grande quantité de
rumeurs à propos desquelles il est particulièrement difficile de démê-
ler le vrai du faux.
L’état des archives a accrédité l’idée d’une occultation volontaire
de la vérité historique par les sphères officielles belges. Qui plus est,
12
Introduction
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Le lecteur n’y trouvera donc pas une série d’exposés théoriques, de
discussions historiographiques ou encore certains développements
thématiques notamment sur l’organisation judiciaire. De même,
l’apparat critique et la bibliographie ont été largement réduits. C’est
pourquoi le lecteur désireux de vérifier certaines assertions ou
conclusions pourra consulter le texte intégral de la thèse intitulée
L’État indépendant du Congo et Léopold II ( 1876-1906 ). Étude sur le
paradoxe de la gouvernance léopoldienne, conservée à l’UCL.
Enfin, cette recherche n’aurait pas pu aboutir sans l’apport nour-
ricier des professeurs Michel Dumoulin, Guy Vanthemsche et Jean-
Luc Vellut, dont les conseils avisés rappellent que nous sommes des
nains sur des épaules de géants.
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Chapitre I
Du rêve colonial
à la Conférence de Berlin
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Royaume qui dépend de ses voisins, principalement de la France, et
de la nécessité de trouver des débouchés pour la surproduction
industrielle. Les géographes mettent en avant l’importance de déve-
lopper des relations commerciales avec de nouveaux et lointains
partenaires. Pour atteindre cet objectif, des idées sont formulées et
constituent en somme la base possible d’un programme d’action. La
création d’une flotte de commerce importante doit en être le premier
jalon. De même, le capital devrait être plus investi dans les lignes
maritimes ou ferroviaires pour lesquelles l’industrie belge peut
répondre à la plupart des besoins. À côté, le mouvement géogra-
phique plaide également pour un investissement plus important
dans les grands travaux améliorant la navigation en haute mer,
comme les canaux de Panama et de Suez, ou encore simplement
dans l’exploration du continent africain.
Léopold II aura continuellement ce même intérêt pour la promo-
tion du commerce comme fer de lance de la modernité. Ses projets
expansionnistes se basent sur les données du commerce mondial et
il investit principalement dans les sociétés de transports utilisant les
nouvelles technologies. L’expansionnisme est loin de se limiter à de
simples investissements, car Léopold élabore une doctrine colo-
niale. Celle-ci se forge d’abord au contact de spécialistes, membres
des sociétés de géographie, explorateurs ou entrepreneurs rencon-
trés lors de voyages, tel Ferdinand de Lesseps. Les voyages sont eux-
mêmes des programmes d’étude qui permettent de voir et de
confronter les différents modèles d’administration et d’exploitation
économique. Enfin, il réunit autour de lui la documentation la plus
complète possible sur le phénomène colonial, un corpus dénommé
l’«arsenal». Il s’agit bien plus qu’un simple centre de documentation
dans lequel le futur Roi nourrit sa réflexion; il y a autour de lui un
bureau d’étude coordonné par Adrien Goffinet. Cette cellule d’étude
se disloque après l’accession au trône de Léopold et ses membres
sont d’ailleurs appelés à prendre d’autres responsabilités. Néan-
moins, le réseau d’information et d’étude ne disparaît pas complète-
ment. Deux figures importantes des Affaires étrangères – le secrétaire
général Auguste Lambermont et Émile Banning – sont de plus en
plus sollicitées. Le zèle et l’intelligence de Banning constitueront des
armes redoutables notamment lors de la Conférence de Berlin. Le
prestige et la carrure de Lambermont feront de lui une pièce centrale
sur l’échiquier du Roi.
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Du rêve colonial à la Conférence de Berlin
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pour l’historien de quitter la voie bien balisée de l’analyse des faits,
mais incontestablement, la prise en compte d’éléments de la psy-
chologie du Roi dans ses projets d’expansion permet de jeter un
regard aussi intéressant que pertinent sur sa gouvernance au Congo.
En attendant, la réflexion princière puis royale se focalise sur
l’analyse économique et la rencontre avec les architectes du canal
de Suez démontre que les œuvres titanesques ne sont pas que de
simples utopies. La pièce centrale de la pensée princière prend la
forme d’un livre qui paraît à Londres en 1861, Java; or, How to Manage
a Colony: Showing a Practical Solution of the Questions Now Affecting
British India. L’auteur, James Money, avocat anglais résidant à
Calcutta, a visité Java et compare le système en vigueur dans la colo-
nie batave avec celui de l’Inde britannique. Money est admiratif du
modèle hollandais et le trouve nettement supérieur. Ce modèle
repose sur le cultuurstelsel. Ce système consiste à obliger la popula-
tion à travailler des cultures dont les produits, comme le café et le
sucre, sont sollicités sur les marchés mondiaux. À Java, un cinquième
des terres agricoles y sont affectées et la population doit y travailler
un maximum de soixante-six jours pour un salaire fixé par le gouver-
nement. Les conséquences pour les indigènes résident dans l’éta-
blissement d’un véritable travail forcé, concernant la moitié de la
population, et d’une exploitation par des administrateurs intéressés
par les hauts rendements. Dès lors, l’occupation de Java rapporte
plus qu’elle ne coûte. Entre 1831 et 1877, le système rapporte 823 mil-
lions de florins, assez pour payer un quart des dépenses de l’État
néerlandais, et il dope d’autres secteurs de l’économie comme la
construction navale.
L’enthousiasme l’emporte, la presse se montre généralement
favorable, même si certains digèrent mal la critique qui est faite au
système anglais. Ce bilan favorable ne peut que fasciner Léopold II,
qui rencontre Money. Pourtant, ce système ne semble plus une évi-
dence à l’époque aux Pays-Bas. L’opposition libérale gagne en
influence et s’accapare le ministère des Colonies en 1861. Le cultuur-
stelsel est progressivement aboli. Le sucre et le café resteront les
seules denrées cultivées au bénéfice du gouvernement néerlandais.
Ainsi, le principal défaut de l’ouvrage de Money réside dans son
caractère anachronique. Il prône une méthode de colonisation en
opposition, dans la seconde moitié du xixe siècle, avec les progrès des
idées libérales et démocratiques. Toutefois, l’admiration pour Java
conforte Léopold dans ses projets expansionnistes dont la réussite
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Du rêve colonial à la Conférence de Berlin
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La mission civilisatrice et sa récupération par Léopold II
L’année 1875 sert généralement de point de repère pour marquer le
début de l’intérêt royal pour l’Afrique. Avant le retour de Cameron,
le Roi écrit à Lambermont que les Espagnols refusent de lui céder les
Philippines et qu’il a l’intention de prospecter en Afrique. Le Roi
rédige en conséquence une note teintée d’une certaine utopie. Deux
éléments essentiels s’y retrouvent: d’une part la mise en avant de
l’idéal humanitaire – l’abolition de l’esclavage – et d’autre part les
possibilités économiques de l’Afrique 4. Dans ce contexte, les grands
fleuves de l’Afrique centrale sont perçus, à l’exemple de la Chine,
comme les grandes voies de communication. Les anciennes formes
de colonisation sont complètement abandonnées. L’accent est mis
sur l’internationalisme, même si le centre de commande se situe en
Belgique.
Les étapes et les difficultés à franchir pour obtenir une colonie sont
encore nombreuses. Un cap important est franchi avec l’organisation
de la Conférence géographique de Bruxelles. Celle-ci témoigne certes
de l’habileté de Léopold II, mais surtout de la place et du crédit qu’il
possède au sein du mouvement géographique. Au cours des années
1860 et 1870, il a accumulé toutes les données techniques et il connaît
toutes les idées qui nourrissent le mouvement géographique, notam-
ment la «mission civilisatrice» qui anime le monde anglo-saxon. Il
tient un langage qui ne peut que séduire, utilisant des termes comme
«international», «neutralité», «humanitaire» et «scientifique».
L’élite du monde géographique se réunit donc dans la capitale
belge en septembre 1876. L’assemblée est impressionnante. L’Alle-
magne, l’Autriche-Hongrie, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et
la Russie envoient des délégués. Les participants sont principalement
des géographes et des explorateurs de tout premier plan, comme
Cameron. Une délégation belge est également présente, mais elle n’a
pas de caractère officiel et ses membres sont pour la plupart des figu-
rants, les premiers rôles étant réservés à d’autres, issus des Affaires
étrangères. Les hommes d’affaires et les commerçants en sont
absents. La hauteur des vues de la Conférence n’est donc pas des
moindres puisqu’elle doit chercher «les moyens à employer pour
planter définitivement l’étendard de la civilisation sur le sol de
l’Afrique centrale 5».
Aussi étonnant que cela puisse paraître au vu du procès du colo-
nialisme, l’un des puissants incitateurs de l’exploration est d’ordre
20
Du rêve colonial à la Conférence de Berlin
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Table des matières
Préface 7
Introduction 11
Conclusion 225
Abréviations 229
Index 241