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Chapitre 5

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Chapitre 5

1 Lundi soir. Minuit.


Je pensais au livreur qui devait être en train de sonner à la porte de chez moi pour me donner
huit caisses inutiles à vider dans mon frigo. Quel gâchis. Tout cela n’arrangerait pas l’état de
Céleste.
5 Depuis la veille, je regardais différemment chaque geste que je faisais. J’éteignais les lumières
en sortant des pièces. Je faisais attention à elle. Ma planète.
Minuit. Briss ne profiterait même pas de ces affreuses caisses. Personne n’allait ouvrir au
livreur puisque je n’étais pas là.
J’étais dans une nacelle en métal accrochée à des poulies qui grimpaient le long de la paroi
10 d’un gigantesque immeuble de verre.
La tour Industry.

Quand Briss est arrivé chez moi, la veille au


soir, j’avais tout de suite compris que notre brouille
était oubliée.
15 Je ne sais pas ce que Briss fait sur cette terre. C’est
un ange. Quand je repense à lui, maintenant, je prie
pour que la vie ne lui ait pas brûlé les ailes. Mais je
refuse de penser que la gentillesse est un sport
dangereux.
20 Briss n’a pas demandé d’explication. Il a vu dans
quel état j’étais. Il voulait savoir ce qu’il pouvait
faire.
- Deux choses, Briss. Tu peux faire deux choses pour moi.
Il a compris que ça risquait de durer un peu. Il est allé se prendre une boîte de cornets vanille
25 dans la cuisine avant de revenir vers moi.
- Raconte… m’a-t-il dit.
- D’abord, j’ai un petit message à envoyer sur l’ordinateur.
Il m’a souri. Un grand sourire à la vanille. Il se doutait bien que je ne savais pas me servir de
cette machine. J’étais le seul garçon vivant à n’avoir jamais touché un clavier autre que celui
30 d’un piano. Briss s’est installé devant l’écran.
- Bon. À qui veux-tu l’envoyer ?
- À plein de gens.
- Combien ?
- Neuf Milliards.
35 Briss est tellement gentil qu’il n’avait pas l’air étonné. Il a juste dit :
- Ça va être un peu long.
- Tu peux le faire tout de suite ?

~1~
- C’est du viral. Le seul moyen, c’est de faire du viral.
- Qu’est-ce que c’est ?
40 - J’envoie un message, il se promène partout. Il fait des petits.
- Des petits ?
Il a marqué un temps. Il essuyait la crème glacée sur son menton.
- En fait, tu veux l’envoyer à tout le monde, c’est ça ?
J’ai hoché la tête. Il m’a dit :
45 - C’est quoi ton message ?
Je lui ai tendu les photos. Il ne les a même pas regardées.
- Je le ferai de chez moi. Promis.
J’avais confiance. Je n’osais pas lui parler du second service. Comme toujours, il a été plus
rapide que moi.
50 - Et l’autre chose ?
- Ton père s’occupe bien de nettoyer la façade de l’immeuble Industry ?
- Oui.
- Alors, je vais avoir besoin de lui.

Voilà comment je me suis retrouvé le lundi soir dans cette nacelle qui monte contre la façade
55 d’une tour infinie. Lepère de Briss était bien au rendez-vous, au pied de la tour. Il m’a montré
les boutons pour faire fonctionner la nacelle. Il m’a avoué :
- Il paraît que tu n’es pas très doué pour les techniques modernes.
- Cette fois, je devrais y arriver.
Je lui ai serré la main.
60 Il m’a dit qu’il m’attendrait dans sa fourgonnette au pied de la tour.
Je montais rapidement sans oser regarder le vide derrière moi. J’ai atteint le dernier étage à
minuit exactement.
Devant moi, une salle vide éclairée par une ampoule rouge. J’ai ouvert la vitre avec une clé
triangulaire que m’avait confié le père de Briss. En mettant le pied sur le carrelage blanc, j’ai
65 ressenti un autre vertige.
La peur. Tout allait se jouer en quelques minutes.
Un regard par le hublot de la porte. Découvrant le nombre de gardien qui hantaient le couloir,
j’ai eu la conviction que Céleste était encore là, dans une des chambres de cet étage. Le service
d’observation prioritaire.
70 J’ai jeté un nouveau coup d’œil.
Au fond du couloir, une porte était gardée par quatre hommes en noir qui n’avaient
pas vraiment des silhouettes d’infirmières.
Elle était là. Désormais, j’en étais sûr. Mais comment atteindre cette chambre ?
Je n’ai pas eu le temps de réfléchir. Juste derrière le hublot, quelqu’un cherchait ses clés pour
75 entrer dans la salle où je me trouvais. Quand la porte s’est ouverte, j’avais trouvé refuge dans

~2~
ma nacelle. La fenêtre était restée entrebâillée. Attiré par le
courant d’air, l’homme s’est approché. Il l’a refermée sans me voir
et, en se retournant, il a commencé à manipuler des éprouvettes
sur une table. Je ne pouvais plus passer par là.
80 Il ne restait qu’une solution. J’ai pris dans la main le boîtier de
commande. Je savais que la nacelle se déplaçait aussi sur le côté.
Lentement, elle s’est mise en mouvement, glissant le long de
l’immeuble vers la chambre de Céleste. Je n’avais plus rien à
perdre.

85 Je me souviens de tout. Je me souviens de cette grande


chaleur qui m’a envahi, de ces larmes qui affluaient vers mes yeux,
de cette force qui venait à mon secours.
Elle était là.
Elle ne m’avait pas vu.
90 Elle était appuyée sur des oreillers, dans un lit en métal posé au milieu d’une pièce vide. Il n’y
avait autour d’elle aucun appareil médical, aucun médicament. Rien.
On savait que sa santé ne dépendait pas des soins qu’;on lui porterait. Elle dépendait de tous
les actes de la vie quotidienne, de tous les choix faits par les pays, les sociétés, et par chacun
sur tous les continents. Sa vie n’était pas suspendue à l’attention d’un médecin, mais à celle
95 de milliards d’humains.
Ensemble, ils pouvaient la guérir.
Oui. J’ai compris à ce moment-là, que Céleste était la seule malade au monde qu’on
pouvait sauver à coup sûr si on le décidait.
Quand elle m’a vu, elle n’a pas eu l’air surprise.
100 Je suis entré comme si j’avais juste été descendre les poubelles ou promener le chien et
qu’elle en avait profité pour faire un somme.
Elle m’a demandé en s’étirant :
- Il fait un peu froid dehors ?
- Un peu. On va prendre ta couverture.
105 Je l’ai aidée à se lever. Elle pouvait encore marcher. Je l’ai juste portée pour franchir la fenêtre.
Je l’aurais préférée moins légère.

La nacelle a commencé à descendre.


C’était comme un voyage en ballon.
Des nuages nocturnes se reflétaient sur les tours. Elle
110 m’a remercié en me parlant dans l’oreille.
Je lui ai dit que je n’avais pas envie qu’elle me remercie,
alors elle a déplacé un tout petit peu ses lèvres, à
quelques centimètres de là, et elle m’a embrassé.

~3~
C’est à cet instant qu’est parti le premier coup de feu.
115 Deux hommes étaient à la fenêtre de sa chambre et quatre autres arrivaient sur le toit avec
des fusils automatiques. Les balles rebondissaient sur la surface blindée de la tour et lançaient
des étincelles dans la nuit. C’était un peu le bouquet final d’un feu d’artifice.
Je m’étais assis avec Céleste au fond de la nacelle. Je regardais les quatre câbles qui retenaient
nos vies au-dessus du vide. Ils tenaient encore.
120 Les trois quarts du chemin étaient parcourus. Je craignais juste que des hommes d’Industry
aient le temps de descendre par les ascenseurs de la
tour pour nous cueillir en bas.
Cette crainte ne dura pas longtemps.
Une nouvelle explosion retentit. Notre nacelle se
125 pencha brutalement, rejetant vers l’extérieur tout ce
qui nous entourait. Je tenais Céleste par les épaules
pour qu’elle ne nous rejoigne pas dans le vide, les
brosses, les spatules et toute cette quincaillerie de
laveur de carreaux.

130 Quelque chose avait dû céder dans la poulie de notre cabine puisqu’;elle descendait
maintenant plusieurs étages à la seconde. Cette fois, c’était sûr, on allait être à terre avant
nos poursuivants. Mais dans quel état ?
- Pourquoi tu as dit à mon père que j’étais une voleuse ?
J’ignore où Céleste trouvait la force de lancer ce genre de conversation, en chute libre le long
135 d’un immeuble. Une voleuse. Pourquoi l’avais-je traitée de voleuse ?
- Je ne sais pas. J’inventais
Je me souvenais que j’avais juste voulu le faire réagir. Mais il y avait sûrement de la vérité
dans cette phrase qui m’était venue sans réfléchir. En apparaissant dans ma vie, Céleste
m’avait volé l’insouciance, l’indépendance, l’enfance. Elle m’;avait tout pris et m’avait laissé
140 les poches vides avec juste cette envie d’être avec elle.
Je ne lui en voudrais jamais de ce hold-up. Grâce à elle j’allais vivre éveillé.
Vivre ? En regardant le sol approcher, je dus m’avouer que ce n’était pas gagné ... J’ai serré
un peu plus fort Céleste dans mes bras.
- On arrive ? A-t-elle demandé.
145 - Oui, Céleste, on arrive.
Il n’y avait pas eu le bruit que j’attendais, ni choc, ni rien. On a juste senti comme un coup de
frein brutal qui nous a plaqués au fond de la nacelle.
Et puis, le silence. Un instant de silence, les yeux fermés, dans les bras de Céleste.
Etait-ce cela, le paradis ?
150 L’éternité ne dura pas longtemps.
Un homme a attrapé Céleste. Je lui ai envoyé mon pied dans la figure. Ça a dû lui écraser le
nez. En échange, j’ai reçu un coup sur la tête et j’ai perdu connaissance. Voilà.

~4~
En ouvrant les yeux, j’ai assez vite compris la situation.
Céleste était à côté de moi sur le siège d’une camionnette lancée à toute vitesse. L’homme
155 qui conduisait avait fixé un gros chiffon sur son nez avec du sparadrap. Il saignait
abondamment.
C’était le père de Briss.
- Je vous ai écrasé le nez ?
- Oui, a-t-il répondu.
160 - Je suis désolé, j’ai cru que …
- T’inquiète pas.
En quelques mots, il m’a expliqué comment la chute de la nacelle avait été ralentie, grâce à
un système de sécurité installé au sol. Il l’avait déclenché juste à temps. Il n’;a pas trop insisté
sur l’accueil que j’;avais réservé à son aide, ni sur le coup qu’il m’avait mis sur la tête pour me
165 calmer.
J’ai regardé derrière nous. Personne ne nous poursuivait.
- Je conduis vite, a précisé le père de Briss.
J’avais remarqué.
Pour être complètement honnête, il conduisait comme un fou. Je n’avais même pas le temps
170 de voir la couleur des feux. Mais la direction était la bonne. Il nous emmenait vers l’endroit
prévu.
- Regardez !
Les premières tours de briques apparurent. C’était un quartier que j’aimais malgré la
poussière et le prix. L’atmosphère était rouge et or, elle variait selon la lumière et la couleur
175 des briques. Des passerelles de planches s’élançaient contre les tours. Ce fragile assemblage
paraissait improvisé. Une foule de piétons y circulaient. La vie était rude dans ces tours de
briques. Ici on travaillait indifféremment le jour comme la nuit. Les sous-sols du quartier était
souvent inondé par le fleuve. On tendait des filets aux fenêtres pour se préserver des rats.
Céleste, les yeux fermés, était immobile à côté de moi.
180 Un coup de volant vers la gauche l’a fait peser sur mon épaule. La camionnette
s’engagea dans une route en spirale qui grimpait à l’intérieur d’une tour presque noire. Quand
le père de Briss a arrêté le moteur, j’avais légèrement le tournis et Céleste était réveillée.
- C’est ici, a-t-il dit.
Je lui ai serré la main. Il est sorti de la voiture et a fait le tour pour ouvrir la porte du côté de
185 Céleste. Il l’a prise par la taille et l’a aidée à descendre.
Il devait peser cent cinquante kilos. Juste un peu plus que son fils Briss. Mais quand on le
voyait soulever Céleste, il avait l’air d’un danseur de ballet qui porte sa partenaire.
Elle l’a remercié dans un souffle. Je l’ai prise par le bras et on est entrés tous les deux
en marchant sous l’énorme porche d’acier. Derrière nous, la camionnette ronronnait déjà.
La gare centrale.

~5~
190 Cette gare accrochée au cinquantième étage
d’une tour était une vraie cocotte-minute. Elle
chauffait, soufflait, sifflait, dans une odeur de poudre.
Les caissons et les voies ferrées s’empilaient dans tous
les sens. Une foule grise se faufilait dans ce dédale.
195 J’ai dit à Céleste :
- Ne t’inquiète pas.
Mais elle ne semblait pas inquiète. Personne n’avait
remarqué sa chemise de nuit blanche qui cachait mal les
blessures de son corps. Personne ne regardait ce petit
200 couple presque enfantin clopinant dans le hall de la gare
centrale.
Quelques minutes plus tard, nous étions installés dans
un compartiment de l’Express du Nord. Il n’y avait
personne avec nous.
205 J’ai allongé Céleste sur la banquette.
Assis en face d’elle, j’ai senti un grand apaisement. Le plus dur était fait.
Par la fenêtre couverte de vapeur d’eau, je regardais les gens qui défilaient sur le quai. Le train
n’était pas encore parti, mais dans quelques instants, nous serions sauvés.
Alors un visage s’est écrasé brutalement sur la vitre. J’ai fait un bond vers Céleste. Deux mains
210 immenses encadraient ce gros visage qui tentait de voir à l’intérieur de notre compartiment
malgré la buée.
En me reconnaissant, l’homme a souri.
C’était encore le père de Briss.
Il criait quelque chose que je n’entendais pas.
215 Le train s’est mis en marche. J’ai tenté d’ouvrir la fenêtre.
Le père de Briss courait sur le quai. Il faisait des gestes.
La vitre s’est enfin ouverte.
- Briss m’a appelé. Tu lui as demandé
d’envoyer quelque chose sur l’ordinateur…
220 - Oui !
- Des photos, je crois …
Le père de Briss était en sueur. Il slalomait entre
les voyageurs. Le train allait maintenant très vite.
Sa voix était de plus en plus hachée.
225 - Il ne pourra pas l’envoyer. Ils ... Ils ont
repéré sa tentative. Ils sont venus à... à la maison.
Ils ont emporté l’ordinateur ... les photos …
- Et Briss ?

~6~
Il s’est arrêté au bout du quai. Notre train s’est éloigné et les cent cinquante kilos de cet
230 homme en combinaison verte sont devenus comme un petit pois posé, très loin, au bord des
rails.
Je me suis retourné vers Céleste qui dormait sur la banquette du compartiment.
D’un certain côté, elle avait de la chance…
Elle ne savait pas comme moi que notre seul espoir venait de s’envoler avec la vapeur de ce
235 train, dans les sifflements du quai.
Dans ma main, nos deux billets indiquaient en lettres majuscules notre destination :
TERMINUS NORD.

~7~

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