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CARNEIRO V G (2019) Traduire La Contrainte - Interrogations Pour La Tradition Littéraire Brésilienne

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Traduire la contrainte : interrogations


pour la tradition littéraire brésilienne
Vinicius Carneiro
Qu'est-ce qu'une mauvaise traduction littéraire?

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Traduire La Disparit ion de Georges Perec


Camille Bloomfield

Voyl, voile, voyelle ou comment t raduire le vide. St rat égie(s), pert es et compensat ions dans la t raduct …
vanda miksic
Vinícius Gonçalves Carneiro, « Traduire la contrainte : interrogations pour la
tradition littéraire brésilienne », dans Qu'est-ce qu'une mauvaise traduction
littéraire ? Sur la trahison et la traîtrise en traduction littéraire. Sous la direction
de Gerardo Acerenza Trento - Dipartimento di Lettere e Filosofia - Università di
Trento Coll. « Labirinti », n. 183, ISBN : 978-88-8443-874-4, 2019, pp. 84-106.

1
Traduire la contrainte : interrogations pour la tradition littéraire
brésilienne

Vinícius GONÇALVES CARNEIRO


Université de Lille
(France)

1. Introduction

Cet article a pour but de mener une réflexion sur l’importance de la traduction des textes à
contrainte pour le renouvellement d’une tradition littéraire. À partir de l’étude de quelques
traductions lipogrammatiques du roman de Georges Perec La Disparition, notre but est de
démontrer comment ces traductions peuvent être pensées selon leur rapport avec la culture de
la langue cible1. Nous examinerons le rapport entre les formes littéraires, la tradition littéraire
et la traduction. Nous analyserons ensuite des choix de traductions de versions du roman en
anglais, en espagnol et en portugais, en sachant que dans les deux derniers cas la lettre la plus
utilisée dans la langue d’arrivée diffère de la lettre la plus utilisée dans la langue d’origine.
Pour illustrer notre argument, nous proposons un projet de traduction vers le portugais d’une
autre œuvre lipogrammatique : les poèmes hétérogrammatiques de Perec.

2. L’Oulipo et le roman

Le groupe français Oulipo s’illustre par l’identification et l’étude, dans la tradition littéraire,
de structures mathématiques, dénommées contraintes, ainsi que par la création de restrictions
et la production d’œuvres au moyen de méthodes restrictives. Georges Perec est l’auteur
français qui est le mieux parvenu à déployer toute la complexité des contraintes. Sa première
publication oulipienne, le roman lipogrammatique de 1969 La Disparition en constitue une
œuvre exemplaire. Partant de l’omission de la lettre « e », la plus courante dans la langue
française, ce livre aborde la thématique de la disparition : celle d’une lettre de l’alphabet au
sein d’un univers linguistique ; celle d’une série de personnages au cœur d’un roman policier ;
et, d’un point de vue linguistique et métaphorique, la thématique de la disparition liée à
l’expérience du génocide de populations entières, phénomène omniprésent au XXe siècle. Ces
expériences sont fréquemment associées, de manière générale, à la question de la Shoah, et
plus spécifiquement, à la mort en 1940 du père de Georges Perec, Icek Peretz, combattant de
la Résistance, et à celle de sa mère, Cyrla Szulewicz, déportée à Auschwitz en 1943.
Le lipogramme de Perec est divisé en 26 chapitres regroupés en 6 parties, plus un
« avant- propos » et un « post-scriptum ». Chaque partie représente une voyelle de l’alphabet
roman, le « y » compris. Il n’y a pas de chapitre 5, parce que la lettre « e » est l’une des six
voyelles, ainsi qu’il n’existe pas de deuxième partie du livre, parce que « e » est la deuxième
voyelle dans la série alphabétique. Les noms propres illustrent aussi la contrainte. Par exemple,

1
Plusieurs questions développées ici pour le public francophone ont déjà été abordées dans mon article Pensando
em Perec : o que seria uma transcriação haroldiana de textos oulipianos?, « Circuladô », n. 6, 2018, pp. 63-92.
2
le nom du premier personnage qui apparaît (et le premier qui disparaît) dans le roman, Anton
Voyl, fait référence à la voyelle effacée, car il s’agit de la voyelle qu’on n’entend pas, si on
reconnaît le jeu de mots entre Anton et atone.
L’intrigue de ce roman commence avec la disparition de Voyl, suivie de celles de
plusieurs autres, ainsi que celles des enquêteurs de la police. Le récit et ses descriptions
s’apparentent donc au roman noir. À cette caractéristique s’en ajoutent d’autres, qui peuvent
embrouiller le lecteur. Le style de l’œuvre, un peu insolite, où manquent des connecteurs
syntaxiques, passe du registre formel à l’informel, des mots courants aux archaïsmes.
L’ensemble des traductions de La Disparition a motivé un corpus représentatif d’études
perecquiennes et oulipiennes, dont ressortent différentes procédures de traduction. Il y a des
langues où la traduction n’impose pas beaucoup de questions, comme c’est le cas de l’anglais,
où la voyelle la plus utilisée est la même qu’en français. Nous sommes ici particulièrement
intéressés par des choix de versions où la lettre la plus utilisée dans la langue d’arrivée diffère
de la lettre la plus utilisée dans la langue d’origine, le français. Une première proposition
consiste à transposer le texte sans le « e », ainsi que tous ses contenus fictionnels, c’est-à-dire,
l’ensemble des références à la voyelle « e ». Cette voie peut s’expliquer par une interprétation
de l’œuvre de Perec où le « e » renvoie strictement à une écriture auto(bio)graphique. Selon
cette approche de Claude Burgelin, d’ordre biographique-psychanalytique, toute l’œuvre de
Perec, ses caractéristiques thématiques et formelles renvoient au vide primordial, qui est une
façon de représenter le manque fondamental des parents.2 L’autre possibilité est de reconnaître
l’importance de la contrainte dans l’original, de traduire le roman en effaçant la lettre la plus
courante dans la langue cible et d’en accepter les conséquences. C’est le cas de la traduction
en espagnol, El Secuestro, de 1997, où le choix a été de supprimer la lettre « a ».

3. La traduction de la contrainte

Il y a beaucoup de débats et même de controverses sur les traductions d’œuvres oulipiennes,


notamment autour de Georges Perec. Nous nous souvenons, par exemple, de la virulence du
principal critique perecquien, Bernard Magné, par rapport à la traduction de La Vie mode
d’emploi par David Bellos, qualifiée d’ « exhibitionniste »3 ; et de l’ardeur de la revue de
traduction Palimpsestes numéro 12 envers la traduction anglaise de La Disparition par Gilbert
Adair, accusée de négligence, puisqu’elle ne tiendrait pas compte des nombreux jeux de mots
de l’original, et ajouterait de nouveaux extraits en anglais4. Dans les deux cas, l’objet de la
critique porte sur le fait que les traducteurs se sont trop éloignés du texte original, qu’ils ont
pris trop de libertés. Cependant, la discussion sur la traduction des textes sous contrainte est
plus profonde.
Pour transposer vers une autre langue la complexité d’une œuvre comme celle de Perec,
il est indispensable d’avoir une compréhension précise de la notion de contrainte, de ses
implications dans le processus de traduction et dans l’univers littéraire de langue d’arrivée.
Selon Jacques Roubaud dans l’article « Deux principes parfois respectés par les travaux

2
C. Burgelin, Georges Perec, Seuil, Paris, 2002.
3
B. Magné, De l’exhibitionnisme dans la traduction. À propos d’une traduction anglaise de La vie mode d’emploi de
Georges Perec, « Meta », vol. 38, n° 3, 1983, pp. 397-402.
4
P. Bensimon et C. Raguet-Bouvart (dir.), « Palimpsestes », n° 12, 2000. [En ligne] :
http://journals.op@enedition.org/palimpsestes/16.27. Consulté le 12 juin 2019.
3
oulipiens », « un texte écrit suivant une contrainte parle de cette contrainte »5, comme on le
voit dans La Disparition, roman sans la lettre la plus utilisée en français et qui parle de
l’absence de cette lettre. Tout texte oulipien serait donc nécessairement et primordialement un
texte métatextuel.
Quand on parle spécifiquement de l’œuvre de Perec, un raisonnement similaire est à la
base d’une grande partie de la production critique sur l’auteur. Par exemple, la critique de
Bernard Magné, qui estime que les textes de Perec parlent tout le temps de Perec, à travers ce
qu’il appelle les autobiographèmes. Cette interprétation des textes perecquiens est assez
proche de la lecture de Burgelin, sauf qu’elle est plus formaliste, car il y trouve des « traces »
textuelles. La suppression du « e » dans La Disparition serait donc une référence au pronom
« eux », destinataires de la dédicace de W ou le souvenir d’enfance (« Pour E »), c’est-à-dire,
les parents de Perec. Dans l’étude du psychanalyste Ali Magoudi, La Lettre fantôme, le
lipogramme est lu comme le livre des fantômes d’un signe spectral, où le « e » connote la
perte des parents de l’écrivain. Magoudi arrive à la conclusion que La Disparition est comme
un cénotaphe pour le peuple juif exterminé par les nazis. Selon lui, « l’unique thème [du
lipogramme] est la Shoah, l’holocauste, le génocide juif, avec cette particularité : le thème
central du roman est aussi absent du livre que la lettre “e” ». Le « e disparu » est en effet les
« Eux disparus », et le roman thématiserait donc les morts du père et de la mère de l’écrivain
durant la Seconde Guerre mondiale.
La conséquence des telles conceptions sur la contrainte et l’œuvre de Perec renvoient à
une lecture assez limitée des textes sous contrainte, car en suivant au pied de la lettre les mots
de Roubaud, Magné et Magoudi, le plus remarquable dans l’œuvre de Perec est que toute la
contrainte parle de la contrainte, comme toute l’œuvre de Perec parle de Perec, donc Perec
parle toujours de la contrainte, comme toute la contrainte parle de Perec. Ainsi toutes les autres
interprétations sont mineures, car l’essentiel est la tautologie chez l’auteur français.
Cependant, en relisant La Disparition ou d’autres œuvres oulipiennes, on se rend compte
du caractère réducteur de telles conceptualisations. D’après David Bellos, La Disparition ne
parle pas que de l’alphabet ou de Perec, et des textes comme La Vie mode d’emploi et
« What a man ! » ne parle pas que de la polygraphie du cavalier et du monovocalisme,
respectivement. Le vrai principe illustré par le roman de Perec est que toute œuvre écrite sous
contrainte parle toujours d’autres choses, parce qu’une contrainte stimule (consciemment ou
inconsciemment) la production d’autres contraintes par le scripteur, qui iront provoquer chez
le lecteur les interprétations « les plus productrices de sens et les plus porteuses de poésie ».
Cette « [ouverture] de l’horizon sur la découverte de structures, de réglages et de
significations dont le scripteur n’avait pas nécessairement conscience » est nommé l’effet
contrainte.6 Spécifiquement dans l’œuvre de Perec, la contrainte (et ses effets) sont étroitement
connectés, à la notion de manque, d’absence, d’oubli, de mort. Selon Marcel Bénabou, il s’agit
de « transformer le manque en plénitude, substituer, à la souffrance imposée par l’histoire,
une jubilation méticuleusement conquise »7.
La complexité de la galaxie littéraire que Perec a édifiée autour de l’idée de manque se

5
J. Roubaud, Deux principes parfois respectés par les travaux oulipiens, in Oulipo. Atlas de la Littérature potentielle,
Gallimard, Paris, 1988, p. 90.
6
D. Bellos, L’effet contrainte, in B. Schiavetta et J. Baetens (dir), « Formules. Le goût de la forme en littérature », Reflet
de Lettres, Leuven, 2004, p. 24.
7
M. Bénabou, Perec : de la judéité à l’esthétique du manque, (s. d.), p. 29. [En ligne] : http://oulipo. net/fr/perec-de-la-
judeite-a-lesthetique-du-manque. Consulté le 12 juin 2019.
4
diffuse vers toutes les significations possibles de ce mot. Le lipogramme est l’une d’entre
elles : la « volonté de “défiger” la réalité à l’aide d’un jeu habile »8.
Dans l’article « D’une traduction amnésique (à propos de Algo : Preto, de Jacques
Roubaud) » sur sa traduction de Quelque chose : noir, Inês Oseki-Dépré affirme qu’un regard
critique sur la poétique du poète oulipien permet de comprendre ce qu’elle appelle « l’amnésie
de la traduction brésilienne », car « le sol de la littérature brésilienne, sa mémoire de langue,
[sa « mémoire publique »] n’est pas comparable à la mémoire de la littérature française ».9 On
peut mettre cette affirmation d’Oseki-Dépré en dialogue avec les réflexions d’Itamar Even-
Zohar sur la place de la traduction dans la formation d’un système littéraire. Pour penser cette
place, il faut partir, selon le critique de Tel-Aviv, de l’analyse des œuvres littéraires et de leurs
rapports avec le système dominant, garant de la formation du canon littéraire. L’œuvre traduite
occuperait ainsi une place « primaire » lorsqu’elle influence directement la formation du canon
local, ou « secondaire », lorsqu’elle correspond aux codes en vogue dans le système
d’arrivée.10 Cette conception « polysytémique » d’Even-Zohar prend encore plus
d’importance quand elle est pensée parallèlement à la conception de « tradition de la littérature
brésilienne » telle que la conçoit Antonio Candido. Ce critique comprend l’histoire de la
littérature brésilienne par le biais comparatif, puisqu’elle est vue comme une branche de la
littérature portugaise, elle- même « secondaire » par rapport à la grande littérature
européenne.11 Dans l’introduction « La méthode de l’histoire littéraire » de son ouvrage
Formation de la littérature brésilienne, Candido cherche à centraliser ses études littéraires en
utilisant les autres données comme auxiliaires de l’interprétation. Son principe de base est
l’écriture d’une histoire de la littérature :

[Aborder la littérature du point de vue historique] présuppose en outre que dans le cours du
temps il y a une articulation des œuvres entre elles qui fait que leur mode de production et
d’incorporation au patrimoine d’une civilisation obéit à certaines règles que nous pouvons
mettre au jour.12

Ainsi, comme la tradition littéraire brésilienne se constitue par rapport à d’autres traditions
littéraires, penser la littérature brésilienne est aussi penser les littératures étrangères.
Évidemment, la traduction a un rôle central dans ces voyages transatlantiques vers
l’Amérique. La réception des textes traduits et le processus de traduction lui-même ont
contribué décisivement à établir une littérature brésilienne, ces textes étant responsables au
Brésil « d’autres mouvements esthétiques qui, bien qu’originaires de formes importées des
pays centraux, ont créé quelque chose de nouveau »13. Par exemple, le même Candido , dans
le texte sur les premiers « baudelairiens » brésiliens, montre comment les premiers traducteurs

8
G. Acerenza, Stratégies de traduction des phrases (dé)figées dans La comparsa, version italienne de La disparition de
Georges Perec, « Translationes », 2017, p. 62. [En ligne] : https: //www.degruyter.com/view/j/tran.2017.9.issue-1/tran-
2017-0003/tran-2017-0003.xml. Consulté le 12 juin 2019.
9
I. Oseki-Dépré, D’une traduction amnésique (à propos de Algo : Preto, de Jacques Roubaud), « Alea, Revue d’Études
Néolatines », Rio de Janeiro, vol. 11, n° 2, 2011, p. 64.
10
I. Even-Zohar, Polysystem Theory, in « Poetics Today », vol. 11, n° 1, 1990, pp. 9-26.
11
A. Candido, Recortes, Companhia das Letras, São Paulo, 1983, p. 209.
12
A. Candido, La méthode de l’histoire littéraire, « Études littéraires », 1987, p. 160. [En ligne] : https://www.erudit.
org/fr/revues/etudlitt/1987-v20-n1-etudlitt2233/500793ar.pdf. Consulté le 12 juin 2019.
13
G. Henriques Pereira de Sousa, Tradução e sistema literário : contribuições de Antonio Candido para os estudos da
tradução, « Cadernos de Tradução », vol. 35, n° especial 1, Florianópolis, 2015, p. 70. Germana Pereira développe un
travail de recherche remarquable sur la traduction et la tradition littéraire, en mettant en dialogue Candido et Even-
Zohar.
5
du poète français ont introduit le réalisme dans la poésie brésilienne, ce qui s’agit d’une
conséquence secondaire de la pratique de traduction.14
En considérant l’importance de la traduction (en tant qu’un élément du système littéraire
et un système de choix) pour la tradition littéraire brésilienne, on retourne à la question
centrale pour nous dans cette étude : comment traduire une œuvre sous contrainte, conserver
son effet contrainte, selon le concept de Bellos, et enrichir la mémoire de langue, selon Oseki-
Dépré ?

4. Trois traductions de La disparition

Par rapport à la traduction de La Disparition, la discussion commence lorsque l’on se rend


compte des trois contextes linguistiques où le roman peut être traduit : le premier contexte
advient quand la lettre la plus fréquente dans la langue cible est la même qu’en français. Ici,
il n’y a pas de doute : on doit effacer la voyelle « e ».
La deuxième situation concerne le cas où la lettre la plus utilisée dans la langue d’origine
diffère de la lettre la plus utilisée dans la langue d’arrivée. C’est le cas de l’espagnol, du
catalan, du turc, du croate, du suédois, du roumain, de l’italien et du portugais.
Le troisième contexte est celui d’une traduction vers une langue où la voyelle « e »
n’existe pas (ou n’est pas tout à fait équivalente). C’est le cas des traductions en japonais et
en russe, où les traducteurs ont choisi d’enlever la lettre ou l’élément le plus important dans
chaque langue.
Quand la lettre la plus utilisée en français est différente de la lettre la plus utilisée dans
la langue cible, nous avons deux possibilités divergentes. Une proposition consiste à
transposer le texte sans le « e », ainsi que tous ses contenus fictionnels, c’est-à-dire l’ensemble
des références à la voyelle « e ». La traduction brésilienne – ainsi que l’italienne, la turque, la
croate, la suédoise et la roumaine – a choisi cette voie. L’autre possibilité est de reconnaître
l’importance de la contrainte dans l’original, de traduire le roman sans la lettre la plus usuelle
dans la langue cible et de plonger dans une pratique de traduction comme création.
Pour mieux comprendre les deux choix, nous examinerons un extrait de l’avant-propos
du roman, intitulé « Où l’on saura plus tard qu’ici s’inaugurait la Damnation ». Dès les
premiers mots, le récit, comme bientôt les personnages, souffre d’une « malédiction » aux
conséquences fatales – mais aussi référentielles, comme on le verra. Le récit commence avec
une longue énumération des événements tragiques localisés à Paris, au printemps de 1968. La
dernière phrase est une transposition littéraire de l’assassinat de Marat par Charlotte Corday :

Au nom du salut public, un Marat proscrivit tout bain, mais un Charlot Corday l’assassina
dans son tub ».15
Although, on sanitory grounds, a soi-disant Marat bans all bathtalking, this sanctiomonious
fraud hoards a zinc tub fot this own scrotal ablutions ; but, I’m happy to say, a back-
stabbing (or ballstabbing, as word has it) from a Hitchcockian psychopath in drag soon puts
paid to his hypocrisy.16

14
A. Candido, Os primeiros baudelairianos, in A educação pela noite e outros ensaios, São Paulo : Ática, 2003, pp. 23-
38.
15
G. Perec, La disparition, Gallimard, Paris, 2009, [1969], p. 13.
16
G. Perec, A Void, Trad. de G. Adair, Vintage, London, 1994, p. X.
6
En nombre de los negros, cierto M. Luther King recomendó lo oscuro, pero un klown del
Ku Klux Klub lo desintegró con luz potente.17
Visando à boa disposição pública, Marat proibiu os banhos, mas uma tal Charlot Corday
assassinou-o na sua Jacuzzi.18

L’extrait de la version anglaise est particulièrement intéressant. Premièrement, il est beaucoup


plus long, sans raison apparente. En outre, la désignation « Hitchcockian psychopath » prend
la place de « Charlot » Corday, ce qui affaiblit singulièrement la référence à mai 1968, à la
Révolution et à la gauche.
Dans la version espagnole, devant l’impossibilité de répéter la référence à Marat et à
Charlotte Corday, les traducteurs ont choisi de les remplacer par d’autres personnages
historiques liés à la gauche. C’est pour cela que nous retrouvons le leader pour les droits civils
nord-américain Martin Luther King. Les mots avec des connotations de propreté, de
nettoyage, présents dans l’original (bain, tub), qui renvoient au « grand blanc » du roman, sont
recréés en espagnol à partir d’une lumière aveuglante (« luz potente ») et par le blanc des
vêtements du Ku Klux Klub19. Dans cette traduction, la grande absence est aussi représentée
par le champ sémantique du « noir », ce que nous voyons dans l’extrait à travers les mots
« negros » (noirs), « oscuro » (obscur).
Au contraire, la traduction en portugais présente une variation lexicale minimale (par
exemple, la construction « Au nom de » de l’original devient « visando à » (visant à) et « tub »
devient « jacuzzi »). L’original donc est presque traduit dans son « intégralité », mot à mot,
sans grande difficulté.
Voyons un deuxième extrait, tout au début du récit, dans le premier chapitre, « Qui,
d’abord, a l’air d’un roman jadis fait où il s’agissait d’un individu qui dormait tout son saoul »,
qui exprime les délires du personnage Anton Voyl après un malaise :

Ou, un court instant, sous trois traits droits l’apparition d’un croquis approximatif,
insatisfaisant : substituts saillants, contours bâtards profilant, dans un vain sursaut
d’imagination, la Main à trois doigts d’un Sardon ricanant.20
Or, just for an instant, an abstract motif without any form at all; but for two Kandinskian
diagonals, along with a matching pair, half as long and slightly awry – its fuzzy contours
trying, if in vain, to draw a cartoon hand, which is to say, a hand with four digits and no
thumb. (If you should find that puzzling, look hard at Bugs Bunny’s hands or Donald
Duck’s).21
O, por unos segundos, el esbozo de un monte del pirineo con nieve en el pico, o un cono con
un hierro puesto en medio por descuido.22
Ou, por um átimo, surgindo duma linha sob mais uma sob mais uma, um croqui
aproximativo, insatisfatório : voltas avultadas, contornos bastardos a rascunhar, num vão
arroubo da imaginação, a Mão tridáctila dum Sardônico rindo às gargalhadas.23

17
G. Perec, El secuestro, Trad. de M. Arbués, M. Burrell, M. Parayre, H. Salceda et R. Vega, Anagrama, Barcelona,
1997, p. 17.
18
G. Perec, O sumiço, Trad. de Zéfere, Autêntica, Belo Horizonte, 2015, p. 9.
19
« Klub » car on ne peut pas dire « Klan » en portugais.
20
G. Perec, La disparition, p. 19.
21
G. Perec, A Void, p. 5.
22
G. Perec, El secuestro, p. 26.
23
G. Perec, O sumiço, p. 14.
7
Notons également dans ce passage en français, où il est question d’un des nombreux avatars
du « E » majuscule, que le chiffre trois est capital – il ne s’agit pas d’un croquis tellement
« approximatif », comme le propose l’extrait. En effet, le « trois » fonctionne comme un
leitmotiv (ici et dans tout le roman) : pour nous rappeler qu’il y a une lettre qui manque.
Le texte d’Adair se caractérise par une adaptation du système numérologique/figurative
du « 3 ». Loin des « trois doigts du Sardon ricanant », le chiffre est remplacé par une autre
image de « E », la main d’un personnage de bande dessinée sans le pouce. En conséquence, le
résultat final est questionnable : A Void est alors plus long que l’original et plus explicite –
caractéristique qui n’appartient pas seulement à l’extrait, mais à cette traduction anglaise
entière.
Selon l’auteur de « Traduire les contraintes de La Disparition en espagnol », il n’y a
aucun moyen de transformer le « A » en un leitmotiv récurrent.24 C’est pour cela que nous
lisons en espagnol plusieurs images évoquant la forme du « A » minuscule ou majuscule (un
triangle dressé sur deux pieds ; un numéro 9 dont le pied aurait été amputé de sa moitié ; ou
un pic à moitié enneigé, un élément « rond pas tout à fait clos » complété par un trait).
Dans la version portugaise, à nouveau il n’y a pas beaucoup de changement par rapport
au texte en français : les mots en français et en portugais ont presque tous la même étymologie.
Nous devons cependant souligner la solution, certes créative, mais assez explicite, de la
traduction de « trois traits ». Afin de pallier l’impossibilité de dire « trois » en portugais
(« três »), le traducteur a proposé de changer par la répétition d’un trait sous un trait sous un
trait (« duma linha sob mais uma sob mais uma »).

5. La traduction dans la tradition

John Lee, le traducteur anglais du roman, souligne dans le texte « Une stratégie traductive
pour La disparition » que :

[…] poussée à l’extrême, une recherche formaliste peut entraîner des écarts considérables,
voire incontrôlables, quant au signifié, à tel point que les différences finissent par l’emporter
sur les similitudes. C’est le risque que Marc Parayre me semble courir en traduisant jusqu’à
la contrainte, qui devient alors la suppression de la lettre la plus fréquente de la langue
employée – donc « a » en espagnol –, au lieu d’« e », la lettre la plus usitée en français.25

Lee énonce ici que choisir la lettre la plus fréquente de la langue employée est pousser « à
l’extrême une recherche formaliste », ce qui est dangereux, car le traducteur risque de tout
perdre. Lee estime que le traducteur doit chercher un contenu (« équivalence sémantique ») et
une contrainte (« équivalence formelle »). C’est-à-dire qu’il y a, selon lui, un sens principal,
le contenu, qui est connecté, d’après d’autres études de Lee, à la biographie de l’auteur, assez
souvent interprétée à partir de W (« Pour E »). Nous sommes devant la reproduction de la
tautologie qui dit que, dans son œuvre, Perec parle toujours de la contrainte, comme toute
contrainte parle de Perec :

24
H. Salceda, Traduire les contraintes de La disparition en espagnol, in J.-L. Joly, L’œuvre de Georges Perec : réception
et mythisation, Université Mohamed V, n° 101, Rabat, 2002, p. 212.
25
J. Lee, Une stratégie traductive pour La disparition, « Palimpsestes », n° 12, 2000, p. 4. [En ligne] :
http://palimpsestes.revues.org/1645. Consulté le 2 juillet 2019.
8
Or, il [traduire La Disparition en effaçant une autre lettre] comporte néanmoins […]
l’inconvénient de n’être pas spécifique de la traduction interlinguistique : on pourrait refaire
une version française de La Disparition avec n’importe quelle autre voyelle manquante, voire
une version à la Revenentes qu’on intitulerait L’Enlèvement ou, si l’on préfère, Les Lettres
menqentes ; mais il s’agirait là d’une traduction au sens large que, pour ma part, je nommerais
transposition, au sens musical, presque.
Or, il me paraît que la traduction a ceci de particulier qu’elle peut viser une équivalence
globale où paramètres formel et sémantique se trouvent réconciliés. Je dirais même qu’elle
doit le faire, surtout quand forme et contenu sont aussi inextricablement mêlés qu’ils le sont
ici : certes, la forme engendre le contenu, et c’est cela, précisément, le contenu du roman ;
mais, en même temps, il est difficile de donner tort au lecteur de W qui, lui, soutiendra
l’inverse.26

Nous pouvons déduire que les traductions de La Disparition qui éliminent une autre lettre ou
qui n’utilisent pas l’alphabet latin sont ou seront nécessairement plus éloignées, plus faibles,
pires ou mauvaises – des « transposition[s], au sens musical, presque ». Si tel est le cas, les
versions de ce roman en japonais et en russe sont disqualifiées a priori, parce que, selon Lee,
la richesse d’une œuvre comme ce texte de Perec serait limitée à certaines langues, les langues
qui utilisent l’alphabet latin, les langues où on dit le « e ».
Même si indirectement, les traducteurs espagnols font référence au même problème
quand ils affirment être conscients du risque de produire El Secuestro :

Pour le traducteur, le danger de ce choix, s’il en mène la logique jusqu’à ses dernières
conséquences, est de produire dans la langue d’arrivée, un nouvel original, un texte engendré
par des règles équivalentes dont les contenus et nombre de structures n’auront plus aucun
rapport avec le roman de Perec.27

Non par hasard, ce danger fait partie du métier de la traduction selon le traducteur et poète
brésilien João Paulo Paes – « La traduction est un très gros risque »28 –, ou du métier de la
poésie elle-même selon Augusto de Campos, également poète, traducteur et brésilien –
« Poésie est risque »29.
Afin d’éviter d’être victime de la peur du risque, un premier choix est d’aller vers la
proposition de traduction moderniste fixée par Ezra Pound et mise à jour par Haroldo de
Campos. Dans son texte « De la traduction comme création et comme critique », la praxis de
Haroldo est caractérisée par une analyse du texte original, « une expérience intérieure du
monde et de la technique du texte traduit », pour ensuite le démonter et remonter « la machine
de la création ». Dans un second temps, il s’agit de proposer une recréation du texte source « à
travers les équivalents dans notre langue [le portugais] de toute l’élaboration formelle ». Cette
pratique permettrait de « refaire, pas à pas, les étapes créatives décrites ». Donc « la meilleure
lecture qu’on aurait jamais pu faire » du texte est « en le collant à sa théorie et en revivant sa
pratique ».30
Pendant les années 1980, Campos propose une révision de cette pratique de traduction.
Cette nouvelle conception, la « translucifération », prévoit d’oblitérer l’original pour le faire

26
Ibidem, p. 6-7.
27
H. Salceda, Traduire les contraintes de La disparition en espagnol, p. 209.
28
H. de Campos, Haroldo de Campos, José Paulo Paes e Paulo Vizioli falam sobre tradução, in H. De Campos, Da
transcriação poética e semiótica da operação tradutora, FALE/UFMG, Belo horizonte, 2011, p. 149.
29
A. de Campos et C. Campos, Poesia é Risco, Polygram, Rio de Janeiro, 1995, [1 CD].
30
H. de Campos, De la traduction comme création et comme critique, Trad. d’Inês Oseki-Dépré, Change – Transformer,
Traduire, Seghers/Laffont, n° 14, Paris, 1973, pp. 80-81.
9
revenir par transparence. Cela veut dire que le texte source va apparaître seulement à travers
la création du nouveau.31 Comme l’a justement souligné Inês Oseki-Dépré, Paul Ricœur,
quelques années plus tard, est arrivé à une proposition analogue, car selon lui la traduction n’a
pas comme conséquence la dette de Derrida, mais un deuil. Face à ce deuil de l’original, il ne
reste au traducteur que de produire une « équivalence présumée, non fondée dans une identité
de sens démontrable, une équivalence sans identité »32.
Le make it new de Haroldo de Campos est d’ailleurs présent dans plusieurs propositions
de traductions de textes sous contrainte. Ce fait est possiblement lié à la traduction d’Exercices
de styles par Umberto Eco :

[…] aucun exercice de ce livre n’est purement linguistique, et aucun n’est tout à fait étranger
à une langue. En ce qu’il n’est pas uniquement linguistique, chacun de ces exercices est lié à
l’intertextualité et à l’histoire ; en ce qu’il est lié à une langue, il est tributaire du génie de la
langue française. Dans les deux cas, il faut, plutôt que traduire, recréer dans une autre langue,
et par référence à d’autres textes, à une autre société, et à un autre temps historique.
[…]
Il s’agissait […] de décider ce que signifiait, à l’égard d’un livre de ce genre, être fidèle.
[…]
Queneau, disons-le, a inventé un jeu et il en a explicité les règles au cours d’une partie,
splendidement jouée en 1947. Être fidèle, cela signifiait comprendre les règles du jeu les
respecter, et puis jouer une nouvelle partie avec le même nombre de coups.33

Le point de départ d’Eco est d’identifier les règles du jeu (c’est-à-dire, les contraintes) dans la
langue française, de les répéter (ou les adapter) dans la langue cible, et de rejouer le jeu en
italien (même si quelques résultats seront différents).
Pour mieux comprendre ce propos de traduction de textes sous contraintes, on peut
chercher une autre représentation du manque chez Perec à partir d’une contrainte utilisant
l’alphabet : les poèmes hétérogrammatiques. Ces poèmes constituent l’une des « formes
poétiques » créées par Perec et se caractérisent par une réduction de l’alphabet, qui est ramené
à un chiffre allant de onze à seize lettres, où figurent les dix lettres les plus utilisées en français,
plus des « jokers ». Dans le livre Alphabets, Perec ne rajoute pour chaque poème qu’un joker,
c’est-à-dire, une des 16 lettres restantes de l’alphabet. En outre, dans chaque poème, une lettre
n’est répétée qu’après l’utilisation des autres dix.

ABOLIUNTRES Aboli, un très art nul ose


ARTNULOSEBI
BELOTSURINA bibelot sûr, inanité (l’ours-babil :
NITELOURSBA
BILUNRATESO un raté…) sonore
NORESAUTLIB
ERANTSILBOU Saut libérant s’il boute
TELABUSNOIR l’abus noir ou le brisant
OULEBRISANT trublion à sens :
TRUBLIONASE
NSARTEBLOUI Art ébloui !34

31
H. De Campos, Deus e o diabo no Fausto de Goethe, Perspectiva, São Paulo, 1981.
32
I. Oseki-Dépré, De Walter Benjamin à nos jours…, Honoré Champion, Paris, 2007, p. 79.
33
U. Eco, Introduction à Exercices de style de Raymond Queneau, Trad. de M. Calle-Gruber, « Formules – Traduire la
contrainte », n° 2, Reflet de Lettres, Leuven, 1998, pp. 25-26.
34
G. Perec, Alphabets, Galilée, Paris, 2001, p. 2.
10
La traduction se produirait donc en identifiant les 10 lettres les plus utilisées en portugais (a,
e, o, s, r, i, n, d, m, u + b) plus la lettre de la séquence alphabétique identique (ou équivalente,
le cas échéant). Après cela, nous commençons à reconstruire le texte et ses intertextes, en
respectant : la conception littéraire complexe de Perec, la représentation du manque à travers
la contrainte et la rigueur des lois oulipiennes. Voir comme exemple une proposition de
traduction de ce poème :

BANIDOUMRES Banido, um (re-)saber sumindo ousa


ABERSUMINDO
OUSABRINDEM brinde mor, base dum inane (bis mudo :
ORBASEDUMIN
ANEBISMUDOR rui, né…) som
UINESOMBARD
OSEMBRIDAUN Bardo sem brida, uno, se banir
OSEBANIRUMD um dano, um ser-id,
ANOUMSERIDB (brado num bis):
RADONUMBISE
SABERMUNIDO é Saber munido!35

À partir de cette conception de traduction de la contrainte, nous pouvons produire une nouvelle
réflexion sur des extraits choisis de La Disparition.
Dans le cas de la traduction anglaise, les contraintes internes du roman ne sont pas tout
à fait respectées. Adair maintient l’ambiance du roman policier dans sa version, mais produit
un matériau langagier bien souvent loin du réseau symbolique de l’original, ou trop explicite,
ou encore complètement aléatoire. En effet, la traduction d’Adair a produit un texte très
créatif, léger (la référence au tableau sur la mort de Marat remplacée par celle du directeur de
cinéma Alfred Hitchcock), plus long que l’œuvre originale, où nous identifions un manque
de rigueur, rigueur qu’il faut avoir pour reconnaître et recréer les jeux de mots de l’original.
Paru en 1994, il s’agit de la deuxième traduction de ce roman, publiée sans le dialogue direct
avec Perec et à un moment où les études qui ont fait l’exégèse (comme celui de Marc
Parayre36, notamment) du roman n’étaient pas disponibles en ligne ou en livre.
Dans la traduction de La Disparition en espagnol, nous perdons la force symbolique
cohésive que le « e » possède en français, dont l’exemple est l’omniprésence, dans l’original,
du chiffre « 3 » (la lettre E dans un miroir). Si dans El Secuestro nous perdons la force du
« e », cette traduction garde en revanche un jeu avec la langue d’arrivée équivalent au niveau
de sa complexité et de sa difficulté que celui que nous trouvons dans le texte source.
La version en portugais du roman reproduit des jeux des mots de La Disparition et
préserve ainsi la totalité des éléments fictionnels de l’original, mais les lecteurs brésiliens ne
peuvent pas profiter du rapport entre le résultat de la contrainte (l’absence de l’élément le plus
abondant dans l’alphabet) et de la représentation dans leur propre langue du manque absolu,
innommable, mais toujours présent. Le choix de la traduction brésilienne peut s’expliquer par
la radicalisation d’une interprétation de l’œuvre de Perec où le « e » renvoie à une écriture
auto(bio)graphique de Burgelin, où le bio est toujours graphique. La suppression du « e » est
donc une référence au pronom « eux », les parents de l’auteur, destinataires de la dédicace de

35
Un article à paraître en 2021 dans la revue électronique Le Cabinet d’amateur – Revue d’études perecquiennes
développera une réflexion sur nos choix de traduction de ce poème.
36
M. Parayre, Lire La Disparition, Thèse de Doctorat en Lettres Modernes, Université de Toulouse le Mirail, Toulouse,
1992, vol. I et II.
11
W ou le souvenir d’enfance.
Cette lecture du roman est pertinente, mais elle reste assez limitée. Il existe d’autres
interprétations, beaucoup plus riches, englobant une réalité plus large, qui extrapolent les
limites imposées par les analyses psychanalytiques. Selon d’autres interprétations de l’œuvre
de Perec, comme nous le trouvons dans la lecture de Bénabou, le thème du roman n’est pas la
Shoah, mais le vide, l’absence, dont l’origine est un manque fondamental, le manque des
parents. D’après cette lecture, comme Perec jouait toujours avec l’alphabet (voir les poèmes
hétérogrammatiques), il est central d’effacer la lettre la plus utilisée, car le lipogramme
représente le grand vide, le manque absolu, l’éclipse totale de la totalité. Si l’élément le plus
important dans notre langue est ignoré, nous ne pouvons que jouer avec la pleine absence au
moment de la lecture.

6. Conclusion

Il existe une contradiction entre, d’un côté, la conception radicale de l’écriture sous contrainte
de Perec, qui utilise le manque absolu dans l’alphabet pour exprimer le « rien », et de l’autre,
une traduction qui n’efface pas la lettre ou l’élément correspondant le plus important dans la
langue cible. Dans la traduction d’un texte sous forte contrainte, si le traducteur reste trop
proche de la métatextualité de Roubaud ou de l’autoréférentialité de Magné, on risque d’offrir
certes une version « fidèle » à ce qui est dit, aux références, mais sans traduire la contrainte.
De plus, le récepteur ne pourra jamais oblitérer l’original, comme dans une
« translucifération » de Haroldo de Campos, car le « e » de Perec et le « e » en français devront
être présents dans la tête du lecteur pour que le « contenu » du roman soit compris. Dans ce
cas, le deuil du roman, pour rappeler l’expression de Ricœur, n’est jamais vécu, et le lecteur
a toujours besoin de la langue et des références françaises pour lire le texte en portugais.
La Disparition et les poèmes hétérogrammatiques surgissent d’un riche héritage
littéraire qui ne rencontre pas de parallèle dans la littérature brésilienne, et le rôle de la
traduction est de révéler « dans notre langue une poétique inédite, héritière de formes et
traditions diverses, absentes dans notre mémoire »37. Les traductions comme O Sumiço
empêchent donc le lecteur de ressentir l’effet contrainte, et par conséquent, font obstacle à
l’enrichissement des formes d’une tradition littéraire à travers la traduction, indispensable
pour la genèse littéraire brésilienne.
Plutôt que de produire un texte crypté dans la langue cible, circonscrit à un groupe de
spécialistes perecquiens brésiliens déjà familiers des évènements de la vie de Perec et qui
comprend l’homophonie entre « e » et eux en français, la proposition de traduire les contraintes
alphabétiques de Perec s’efforce ici d’élargir les potentialités de l’usage des mots, des lettres,
des sons en portugais, mais aussi d’insérer la littérature sous contrainte dans le système
littéraire brésilien.
En prenant en compte l’importance des œuvres traduites dans la formation et la
reformulation d’un système littéraire étranger souligné par Even-Zohar, et en respectant la
conception littéraire complexe de Perec et la rigueur de la contrainte oulipienne, nous
considérons que le projet de la traduction en portugais de La Disparition devrait être proche
du projet de la traduction du lipogramme vers l’espagnol. Cette vision de la littérature

37
I. Oseki-Dépré, D’une traduction amnésique (à propos de Algo : Preto, de Jacques Roubaud, p. 401.
12
perecquienne est présente dans ses poèmes hétérogrammatiques, qui peuvent être traduits en
suivant le même principe. Ce n’est qu’ainsi que nous respecterons la tâche la plus importante
de la traduction selon Haroldo de Campos : « la configuration d’une tradition vivante », de
laquelle puisse découler « une pédagogie, non morte et désuète, mais féconde et stimulante,
active »38.

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38
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