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Liberté I La Justice Et La Loi

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Liberté

I La justice et la Loi

I Synthèse

Pas de liberté sans loi! D'abord au sens où Rousseau disait: obéir aux lois, c'est n'obéir à
personne. La loi est par définition universelle, et préserve l'égalité des droits.
Ensuite la Loi morale est un absolu, un impératif catégorique selon l'expression de Kant.
Sinon elle n'existe pas: si j'agis par calcul, pour aller au Paradis ou par peur du gendarme,
je n'agis pas moralement (mais par intérêt). La morale a pour condition l'absence de
condition. C'est en ce second sens que l'acte moral me fait éprouver que je suis un être
libre: j'ai accès à un type de pratique qui ne dépend de rien, n'est pas la conséquence d'un
enchaînement déterministe, naturel. Le don de la Loi, qui n'a pas de contenu particulier,
puisqu'il faut décider à chaque fois, et non pas obéir à des ordres, est par là-même celui de
la liberté. Tel est le sens philosophique du mythe du sacrifice d'Abraham dans les
traditions monothéistes. L'absence de contenu utilitaire, intéressé, est marqué par
l'injonction dépourvue de tout sens naturel possible, mais qu'écoute Abraham: mets-fin à
ta lignée.
Problématisation 1: Cette conception radicale rejoint l'idée commune, laïque, de conscience
morale, de Loi non écrite que tout être humain, même le pire scélérat, dit Kant,
ressentirait, en dehors de sa situation sociale et historique. Est-ce vrai? La morale est-elle
indépendante des religions, et d'autre part des pressions et exigences de la société? Voir le
sujet-texte d'Alain.
Problématisation 2: La conscience morale non écrite, que la tradition appelle le droit naturel,
prend depuis deux siècles une consistance juridique. Tel est le sens du caractère
institutionnel, contraignant, de la Déclaration des Droits de l'Homme.

II Cours rédigé

On se trompe sur la morale. Elle n'est pas là pour punir, pour réprimer, pour condamner.
Il y a des policiers pour ça, des prisons pour ça, et nul n'y verrait une morale. Socrate est
mort en prison, et plus libre pourtant que ses juges. C'est où la philosophie commence.
C'est où la morale commence, pour chacun, et toujours recommence: là où aucune
punition n'est possible, là où aucune répression n'est efficace, là où aucune condamnation,
en tout cas extérieure, n'est nécessaire. La morale commence où nous sommes libres: elle
est cette liberté même, quand elle se juge et se commande.
Tu voudrais bien voler ce disque ou ce vêtement dans le magasin ... Mais un vigile te
regarde, ou bien il y a un système de surveillance électronique, ou bien tu as peur,
simplement, d'être pris, d'être puni, d'être condamné... Ce n'est pas honnêteté; c'est calcul.
Ce n'est pas morale; c'est précaution. La peur du gendarme est le contraire de la vertu, ou
ce n'est vertu que de prudence.
Imagine, à l'inverse, que tu aies cet anneau qu'évoque Platon, le fameux anneau de Gygès,
qui te rendrait à volonté invisible ... C'est une bague magique, qu'un berger trouve par
hasard. Il suffit de tourner le chaton de la bague vers l'intérieur de la paumé pour devenir
totalement invisible, de le tourner vers l'extérieur pour redevenir visible. .. Gygès, qui
passait auparavant pour honnête homme, ne sut pas résister aux tentations auxquelles cet
anneau le soumettait: il profita de ses pouvoirs magiques pour entrer au Palais, séduire la
reine, assassiner le roi, prendre lui-même le pouvoir, l'exercer à son bénéfice exclusif.
Imagine, c'est une expérience de pensée, que tu aies cet anneau. Que ferais-tu? Que ne
ferais-tu pas? Continuerais-tu, par exemple, à respecter la propriété d'autrui, son intimité,
ses secrets, sa liberté, sa dignité, sa vie? Nul ne peut répondre à ta place: cette question ne
concerne que toi, mais te concerne tout entier. Tout ce que tu ne fais pas mais que tu
t'autoriserais, si tu étais invisible, relève moins de la morale que de la prudence ou de
l'hypocrisie. En revanche, ce que, même invisible, tu continuerais à t'imposer ou à
t'interdire, et non par intérêt mais par devoir, cela seul est moral strictement.
Tu n'as pas l'anneau? Cela ne te dispense pas de réfléchir, de juger, d'agir. S'il y a une
différence autre qu'apparente entre un salaud et un honnête homme, c'est que le regard
des autres n'est pas tout, c'est que la prudence n'est pas tout. Tel est le pari de la morale et
sa solitude ultime: toute morale est relation à autrui, mais de soi à soi.
Que dois-je faire? Et non pas: Que doivent faire les autres? C'est ce qui distingue la morale
du moralisme. Celui qui s'occupe des devoirs du voisin n'est pas moral, mais moralisateur.
Quelle espèce plus désagréable? Quel discours plus vain? La morale n'est légitime qu'à la
première personne. Dire à quelqu'un: Tu dois être généreux, ce n'est pas faire preuve de
générosité. Lui dire: Tu dois être courageux, ce n'est pas faire preuve de courage. La
morale ne vaut que pour soi; les devoirs ne valent que pour soi. Pour les autres, la
miséricorde et le droit suffisent. Au reste, qui peut connaître les intentions, les excuses ou
les mérites d'autrui?
Y a-t-il alors autant de morales que d'individus? Non pas. C'est tout le paradoxe de la
morale: elle ne vaut qu'à la première personne mais universellement, autrement dit
pour tout être humain (puisque tout être humain est un Je).
Si tout le monde mentait, plus personne ne croirait personne: on ne pourrait même plus
mentir (puisque le mensonge suppose la confiance même qu'il viole) et toute
communication deviendrait absurde ou vaine. Si tout le monde volait, la vie en société
deviendrait impossible ou misérable: il n'y aurait plus de propriété, plus de bien-être pour
personne, et plus rien à voler ? Si tout le monde tuait, c'est l'humanité ou la civilisation
qui courraient à leur perte: il n'y aurait plus que la violence et la peur, et nous serions tous
victimes des assassins que nous serions tous.
Ce ne sont que des hypothèses, mais qui nous installent au c?ur de la morale. Tu veux
savoir si telle ou telle action est bonne ou condamnable? Demande-toi ce qui se passerait si
tout le monde se comportait comme toi. Il s'agit de se soumettre personnellement à une loi
qui nous paraît valoir, ou devoir valoir, pour tous.
Faut-il, pour légitimer cette morale, un fondement? Ce n'est pas nécessaire, ni forcément
possible. Un enfant se noie. As-tu besoin d'un fondement pour le sauver? Un tyran
massacre, opprime, torture. As-tu besoin d'un fondement pour le combattre? Un
fondement, ce serait une vérité incontestable, qui viendrait garantir la valeur de nos
valeurs: cela nous permettrait de démontrer, y compris à celui qui ne les partage pas, que
nous avons raison et qu'il a tort. Mais il faudrait pour cela fonder d'abord la raison, et c'est
ce qu'on ne peut. Quelle démonstration sans principe préalable, qu'il faudrait d'abord
démontrer?
Le croyant qui ne respecterait la morale que dans l'espoir du paradis, que par crainte de
l'enfer, ne serait pas vertueux: il ne serait qu'égoïste et prudent. Celui qui ne fait le bien
que pour son propre salut, explique à peu près Kant, ne fait pas le bien, et n'est pas sauvé.
C'est dire qu'une action n'est bonne moralement, qu'à la condition qu'on l'accomplisse,
comme dit encore Kant, sans rien espérer pour cela. C'est où l'on entre, moralement, dans
la modernité, autrement dit dans la laïcité (au bons sens du terme: au sens où un croyant
peut être aussi laïque qu'un athée). C'est l'esprit des Lumières. C'est l'esprit de Bayle,
Voltaire, Kant. Ce n'est pas la religion qui fonde la morale; c'est la morale, bien plutôt, qui
fonde ou justifie la religion. Ce n'est pas parce que Dieu existe que je dois bien agir; c'est
parce que je dois bien agir que je peux avoir le désir de croire en Dieu. Ce n'est pas parce
que Dieu m'ordonne quelque chose que c'est bien; c'est parce qu'un commandement est
moralement bon que je peux envisager qu'il vienne de Dieu. Ainsi la morale n'interdit pas
de croire, et même elle mène, selon Kant, à la religion. Mais elle n'en dépend pas et ne
saurait s'y réduire. Quand bien même Dieu n'existerait pas, quand bien même il n'y aurait
rien après la mort, cela ne te dispenserait pas de faire ton devoir, autrement dit d'agir
humainement. La morale est cette exigence universelle, ou en tout cas universalisable, qui
t'est confiée personnellement.
Alain Comte-Sponville

III Sujet-Texte

Je dis que le respect de la vie d'autrui n'est pas un devoir social, attendu qu'il existe
indépendamment de l'existence ou de la nature d'une société quelconque. Quand un
homme tomberait de la lune, vous n'auriez pas le droit de le torturer ni de le tuer. De
même pour le vol; je m'interdis de voler qui que ce soit; j'ai la ferme volonté d'être juste et
charitable envers mes semblables, et non pas seulement envers mes concitoyens; et je
rougirais d'avoir augmenté injustement la note à payer, qu'il s'agisse d'un Chinois ou d'un
Nègre. La société n'a donc rien à faire ici; elle ne doit pas être considérée.
Ou alors, si je la considère, qu'exige-t-elle de moi, au nom de la solidarité? Elle exige que
j'approuve en certains cas le vol, l'injustice, le mensonge, la violence, la vengeance, en
deux mots les châtiments et la guerre. Oui, la société, comme telle, ne me demande que de
mauvaises actions. Elle me demande d'oublier pour un temps les devoirs de justice et de
charité, seulement elle me le demande au nom du salut public, et cela vaut d'être
considéré. C'est pourquoi je veux bien que l'on traite de la morale sociale, à condition
qu'on définisse son objet ainsi: étude réfléchie des mauvaises actions que le Salut Public ou
la Raison d'Etat peut nous ordonner d'accomplir.
Alain

Note: le mot de nègre n'a pas de sens péjoratif à l'époque (1900) où écrit Alain

Commentaire détaillé rédigé

Ce texte fait réfléchir sur la nature de la morale et introduit de plain-pied dans une
controverse: la morale s'explique-t-elle à partir des nécessités et des besoins de la vie en
société? Certains l'affirment, et Alain argumente contre eux. Il faut donc percevoir la
nature polémique de la thèse et de l'argumentation de l'auteur.
Comprenons le problème. La moralité désigne un type de contrainte qui oblige à se
conduire vertueusement. La vertu désigne cet élément de la conduite qui suscite
l'approbation de tous. Il y a donc un aspect social dans la définition de la morale, et on ne
peut jamais faire abstraction des catégories de perception et de jugement du groupe
auquel on appartient (famille, voisinage, classe, etc.). Mais cet aspect social est-il
déterminant? C'est-à-dire: la moralité viendrait-elle à disparaître si les conditions sociales
de l'exercice de la perception et du jugement des actions venait à manquer? Dans ce cas,
c'est parce qu'une chose est approuvée par le groupe qu'elle est bonne. En définitive, il n'y
aurait rien de bon en soi, la différence entre le bien et le mal serait relative et finalement
arbitraire. Ce relativisme moral se nourrit aux exemples contradictoires qui nous
enseignent que telle chose bonne ici est mauvaise ailleurs.
Si, en revanche, on considère que c'est parce qu'une chose est bonne en elle-même qu'on
l'approuve, il faut alors produire les critères d'une définition du bien et de la bonne action.
Où les trouver? Il semble que les critères sociaux soient alors insuffisants si l'on veut
définir objectivement le bien, et penser la nécessité qu'il y aurait à bien agir en toute
circonstance sous la forme d'un impératif ou d'une obligation.
On entend souvent dire que la morale est l'affaire de l'individu (chacun est seul juge de ce
qu'il approuve). Dans ces conditions, il est difficile de se laisser interroger par le texte
d'Alain. Pourtant, sa question est de premier ordre: à qui s'adresse au juste l'obligation
morale: à l'homme seul ou à l'homme en groupe? Fait-elle appel à sa liberté, ou exprime-
telle la contrainte du groupe sur le comportement des individus?
Pour nous aider à percevoir le débat, citons un extrait de l'analyse de la morale chez un
sociologue comme Durkheim:
Quant à ce qu'on appelle la morale individuelle, si l'on entend par là un ensemble de
devoirs dont l'individu serait à la fois le sujet et l'objet, qui ne le relieraient qu'à lui-même
et qui, par conséquent, subsisteraient alors même qu'il est seul, c'est une conception
abstraite qui ne correspond à rien dans la réalité. La morale, à tous ses degrés, ne s'est
jamais rencontrée que dans l'état de société, n'a jamais varié qu'en fonction de conditions
sociales. C'est donc sortir des faits et entrer dans le domaine des hypothèses gratuites et
invérifiables que de se demander ce qu'elle pourrait devenir si les sociétés n'existaient pas.
Les devoirs de l'individu envers lui-même sont en réalité des devoirs envers la société (De
la Division du travail social).
Le problème qui constitue l'arrière-plan du texte d'Alain est le suivant: quelle est la nature
de nos devoirs moraux à l'égard d'autrui? S'agit-il de devoirs sociaux, nés des contraintes
et des règles de la vie en société? La moralité doit-elle quelque chose à l'existence ou à la
forme d'une société quelconque? Si c'est non, y a-t-il convergence ou opposition entre les
exigences de la vie sociale et celles de la moralité?
C'est par rapport à cette question, ravivée par le débat entre philosophes et sociologues,
qu'Alain prend ici position en affirmant que l'impératif moral de respecter la vie d'autrui
n'est pas un devoir social. Le premier paragraphe établit que la moralité est indépendante
de l'existence et de la nature d'une société quelconque.
Il va même plus loin dans le second paragraphe, puisqu'il estime que la société exige
parfois d'approuver ce que la morale réprouve. Une société obéit à des impératifs
incompatibles avec ceux de la morale.
1. A quoi reconnaître qu'un devoir est moral?
Le premier paragraphe caractérise la moralité comme la capacité d'agir par devoir. Le
devoir moral est défini comme un type de devoir qui n'a rien à voir avec un devoir social.
Cela est affirmé dans la première phrase et confirmé dans la dernière: La société n'a donc
rien à faire ici; elle ne doit pas être considérée.
Un devoir social est un devoir, que l'on exécute par contrainte externe: ainsi du devoir de
payer l'impôt. Même si on peut juger que l'impôt est juste (il contribue à redistribuer les
biens), reste que ce n'est pas par moralité que nous le payons. Sans la contrainte fiscale, il y
a de fortes chances que personne ne décide de soi-même de s'en acquitter.
Au contraire, dans le devoir purement moral, c'est l'intention et la qualité de la volonté qui
comptent. Le devoir moral est un devoir que l'on s'impose à soi. Cela est marqué dans le
texte par les expressions: je m'interdis de voler; j'ai la ferme volonté d'être juste ... Parce
que la contrainte est intérieure, je peux moi-même me prendre en faute, et avoir honte de
moi en cas de mauvaise action: je rougirais d'avoir injustement augmenté la note à payer.
Alors que se dérober à une contrainte extérieure suscite tout juste la crainte d'être pris et
l'espoir d'y échapper, la moralité, elle, est inexorable: on n'échappe pas à son propre
jugement. Le devoir moral procède donc de la volonté intérieure, et non de la pression
extérieure.
Mais comment se caractérise la volonté morale? Comment distinguer la volonté bonne de
la volonté mauvaise? Une indication est donnée dans le texte: quand je veux le bien, je le
veux pour tous et non pas seulement pour moi ou mes proches. La volonté morale vise
l'universel. Ainsi s'expliquent les exemples pris: quand un homme tomberait de la lune,
qu'il s'agisse d'un Chinois ou d'un nègre.
On peut donc supposer a contrario qu'une volonté mauvaise est partielle et partiale: je
peux vouloir le mal, mais je ne peux le vouloir pour tous, et d'abord pour moi-même. Je
peux vouloir m'avantager, mais je ne peux vouloir me léser. Cela ne serait pas rationnel et
la volonté bonne se reconnaît en ceci qu'elle s'accorde avec la raison. Alain s'inscrit ici dans
une tradition philosophique qui, de Platon à Kant, accorde à la raison le pouvoir de
déterminer la volonté à bien vouloir (à vouloir le bien). La raison permettrait à l'homme de
dépasser son égoïsme naturel.
J'ai la ferme volonté d'être juste et charitable envers mes semblables, et non pas seulement
envers mes concitoyens: agir selon l'exigence morale ne revient donc pas à suivre les lois
de son pays, mais à accomplir une action parce qu'elle est bonne pour tous, et qu'une
reconnaissance de l'égale dignité de tous l'exige. Le devoir comme tel est indépendant du
contexte social. Faire son devoir n'est pas l'affaire du citoyen mais de la personne, la
personne désignant l'homme en général, reconnaissant entre lui et tout autre une égalité
de principe justifiant une égalité de traitement et une réciprocité dans le respect.
On justifie ainsi que le respect de la vie et de la personne d'autrui soit un devoir absolu.
Autrui a droit au respect de sa personne, en tant que personne. Par respect, on n'entend
pas alors une modalité possible des relations sociales réglées par convention, comme le
respect hiérarchique, mais le devoir absolu de reconnaître tout homme comme homme.
Autrui comme personne est défini comme ayant des droits: vous n'auriez pas le droit de le
torturer ni de le tuer.
Résumons: le devoir moral consiste en la volonté de considérer tout autre comme
personne. Il suppose une détermination universelle de l'autre homme
dont les conditions ne sont jamais livrées dans une société donnée, puisque ce qui
structure celle-ci, c'est au contraire une détermination purement négative de l'autre: l'autre
est celui qui n'est pas de chez nous, etc. La société fait obstacle à ce qu'émerge à la
conscience de ses membres l'idée que l'autre est aussi, en tant qu'homme, le même et soit
digne à ce titre d'une considération et d'un traitement égaux. Le devoir moral n'est pas un
devoir social, et la moralité n'est en rien du ressort de la société mais de l'individu
élargissant son horizon à l'humanité tout entière et prenant conscience du caractère absolu
de ses devoirs envers ses semblables.
2. Ce qu'exige la société
Dans le second paragraphe, au caractère polémique, Alain donne plus de force à sa
pensée: la société n'est pas indifférente à la moralité; elle la contredit. Comme le devoir
moral, la société aussi a ses exigences, mais elle peut être amenée à exiger de moi
strictement l'inverse de ce qu'il commande: d'approuver le vol, l'injustice, le mensonge, la
violence, la vengeance, en deux mots, les châtiments et la guerre. Dans ces exemples,
l'obligation de respect et de justice envers autrui se voit bafouée. Comment l'expliquer?
La raison en est que ce ne sont pas les mêmes principes qui fondent l'obligation morale et
l'obligation sociale. Alors que celle-là reconnaît tout autre comme être humain d'abord,
celle-ci obéit au principe de solidarité. La solidarité est une dépendance réciproque qui lie
les parties d'un tout. On peut dès lors mieux comprendre la distinction radicale que fait
Alain entre ces deux obligations. La première est le fait non de l'homme solidaire, mais de
l'homme indépendant. Entre l'une et l'autre se joue un conflit de principes: avec d'un côté
celui de responsabilité, supposant la liberté du sujet moral, son autonomie à l'égard de sa
société, et de l'autre le principe social de solidarité, supposant à l'inverse que l'individu est
déterminé comme membre d'un groupe.
L'immoralité de la société est alors affirmée avec force par Alain: Oui, la société, comme
telle, ne me demande que de mauvaises actions. La moralité s'est donc constituée malgré
la société, et non grâce à elle. La moralité est une aberration sociale.
La société peut donc être amenée à exiger le sacrifice de la moralité personnelle (Elle me
demande d'oublier pour un temps les devoirs de justice et de charité. On voit bien que la
moralité
se constitue contre la société quand celle-ci autorise, voire oblige, ses membres à agir
contre la moralité. Qu'est-ce que la guerre, sinon l'autorisation du meurtre? Dans la
société, surtout durant de telles périodes de crise, l'impératif supérieur est le salut public,
c'est-à-dire tout ce qui est bon pour la survie et la conservation du groupe. L'humanité
s'arrête alors à ses frontières nationales.
La dernière phrase est ironique: elle entend montrer que l'expression de morale sociale est
absurde. Quelle personne de bon sens oserait définir ainsi la morale: étude réfléchie des
mauvaises actions que le salut public ou la raison d'Etat peut nous ordonner d'accomplir?
On apprend au passage que la société, selon Alain, obéit aux commandements du salut
public, mais aussi de la raison d'Etat. La raison d'Etat est l'idée d'intérêt public invoquée
par l'Eat pour justifier une action illégale ou injuste. L'Etat, défini comme la forme
d'organisation et de pouvoir dont sont dotées généralement les sociétés, dispose de la
force. En cela, il peut nous ordonner d'accomplirce que la volonté morale répugnerait à
faire. Derrière l'obligation sociale, il y aurait donc l'Etat souverain imposant l'obéissance et
supprimant l'autonomie du jugement moral.
3. Une morale universelle est-elle forcément transcendante?
Alain pourrait cependant nous adresser une objection: si la morale ne dépasse pas la
simple exigence de solidarité sociale, alors comment pourrait surgir à la conscience des
hommes que l'exigence morale s'applique aussi aux hommes des autres sociétés?
Comment expliquer le caractère universel de l'impératif moral si l'on n'accorde pas que la
morale est indépendante de son cadre social?
On pourrait répondre que rien dans le principe de solidarité ne s'oppose à ce qu'on
retende à l'humanité. Le christianisme, par exemple, décide de voir en tout autre homme
un prochain, un frère. On peut compatir à la souffrance d'un étranger qui vit aux
antipodes. Néanmoins, force est de constater que cela reste le plus souvent une vue de
l'esprit, et que la compassion est d'autant plus forte que la proximité est plus grande avec
autrui.
Ces remarques soulignent le caractère idéal de la morale universelle dont parle Alain. Rien
n'est plus idéal en effet que de définir les droits et les devoirs de l'homme,
universellement. Elles soulignent aussi la distance qu'il y a entre cet idéal et la moralité
dont les hommes sont capables. Kant a remarqué cet écart. Mais il ne s'en émeut pas: loin
que la nature idéale de la morale puisse servir à critiquer son inefficacité, elle signifie pour
lui qu'elle transcende les limites de l'expérience ordinaire des hommes et le cadre social de
leurs actions. Cette transcendance est aussi ce qui fait que les principes moraux ne
souffrent pas des manquements répétés que les hommes lui font subir.
Mais alors ne doit-on pas reconnaître dans les devoirs envers l'humanité le caractère d'une
telle transcendance? Trouve-t-on dans une société donnée de quoi les concevoir?
Bergson fait une analyse originale en réponse à la question de savoir si la morale est
immanente à une société donnée ou si elle la transcende. Il distingue deux morales: la
première, sociale, de la solidarité, consiste en un ensemble d'obligations à l'égard de nos
proches et de nos concitoyens. La morale est d'abord close dans les limites de la société.
Mais, si la société est le lieu où s'est constituée primitivement la morale, cette dernière
n'est pas condamnée à y demeurer. A cette morale close, Bergson oppose une morale
ouverte ou complète, débordant et transcendant les limites du groupe pour viser l'homme.
Pour lui, cette morale humaine ne peut être une simple extension de la morale sociale. On
ne passe pas de l'une à l'autre par étapes successives: entre une morale sociale et une
morale humaine la différence n'est pas de degré, mais de nature (Les Deux Sources de la
morale et de la religion.
La conscience que nos devoirs s'adressent à la personne de tout homme, quel qu'il soit,
serait-elle donc le dernier refuge de la transcendance? Marque-t-elle la limite de l'influence
de la société sur la moralité? Ce n'est pas certain. Il y a certes loin du cercle familial à
l'humanité. Mais celle dernière n'existe pas qu'à titre d'idée dans la conscience. Comme
idéal, elle correspond aussi au projet historique de construire les conditions qui réaliseront
l'existence de l'humanité comme telle, comme par exemple la constitution d'une société
mondiale. Dans cette perspective, une morale ou s'épanouirait la conscience que nos
devoirs s'adressent à tous les hommes a tout à gagner à ce que les sociétés s'affranchissent
du pouvoir des Etats qui les séparent en différentes nations, sociétés ou ethnies. La morale
universelle décrite par Alain transcende certes les particularités morales et politiques de
telle société; mais on condamnerait définitivement l'idéal d'une morale de la personne
humaine à l'abstraction si on ne la liait pas au projet de l'aire exister, par étapes, une
société universelle.
Les philosophes ont particulièrement bien vu ce qui, dans la moralité, déborde des bornes
étroites où les sociétés la contiennent. Cela ne doit pas empêcher de voir, à l'inverse, dans
l'universel moral, une invitation à élargir ces bornes et à réaliser socialement et
politiquement l'universalité.
Si l'on veut honorer nos devoirs vis-à-vis des hommes, c'est bien mal s'y prendre de penser
l'homme universellement et d'opposer son existence morale à son existence sociale
concrète. Si nous voulons réaliser l'impératif moral qui nous voue à construire un monde
dans lequel l'homme serait traité comme une fin et non comme un moyen, commençons
donc par être plus sociables. L'humanité universelle ne se construira pas en dehors du
monde, mais dans le monde.

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