Dictionnaire Amoureux de Marseille
Dictionnaire Amoureux de Marseille
Dictionnaire Amoureux de Marseille
DICTIONNAIRE
AMOUREUX
DE MARSEILLE
www.plon.fr
COLLECTION DIRIGÉE PAR
JEAN-CLAUDE SIMOËN
© Plon, 2008.
© Marseille, la grane métropole industrielle et commerciale, lithographie de Roger Broders, Coll. Galdoc-Grob/Kharbine-Tapabor
© ADAGP Paris 2008.
EAN : 978-2-259-21578-7
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Un disciple anémique d’Edmond Rostand, Michel Zamaçoïs (1866-1955), commit un laborieux pastiche de Cyrano, intitulé L’Accent :
De l’accent ! De l’accent ! Mais après tout en ai-je ?
Pourquoi cette faveur ? Pourquoi ce privilège ?
Et si je vous disais à mon tour, gens du Nord,
Que nous disons de vous, du Rhône à la Gironde,
« Ces gens-là n’ont pas le parler de tout le monde ! »
Et que, tout dépendant de la façon de voir,
Ne pas avoir l’accent pour nous, c’est en avoir…
Eh bien non ! je blasphème ! Et je suis las de feindre !
Ceux qui n’ont pas d’accent, je ne puis que les plaindre !
Emporter de chez soi les accents familiers,
C’est emporter un peu sa lande ou sa montagne !
Lorsque loin du pays, le cœur gros on s’enfuit,
L’accent ? Mais c’est un peu le pays qui vous suit !
C’est un peu, cet accent, invisible bagage,
Le parler de chez soi qu’on emporte en voyage !
C’est pour les malheureux à l’exil obligé,
Le patois qui déteint sur les mots étrangers !
Avoir l’accent, enfin, c’est, chaque fois qu’on cause,
Avoir l’accent, enfin, c’est, chaque fois qu’on cause,
Parler de son pays en parlant d’autre chose !…
Non, je ne rougis pas de mon fidèle accent !
Je veux qu’il soit sonore, et clair, retentissant !
Et m’en aller tout droit, l’humeur toujours pareille,
En portant mon accent fièrement sur l’oreille !
Mon accent ! Il faudrait l’écouter à genoux !
Il nous fait emporter la Provence avec nous,
Et fait chanter sa voix dans tous mes bavardages
Comme chante la mer au fond des coquillages !
Écoutez ! En parlant, je plante le décor
Du torride Midi dans les brumes du Nord !
Mon accent porte en soi d’adorables mélanges
D’effluves d’orangers et de parfums d’oranges ;
Il évoque à la fois les feuillages bleu-gris
De nos chers oliviers aux vieux troncs rabougris,
Et le petit village où les treilles splendides
Éclaboussent de bleu les blancheurs des bastides !
Cet accent-là, mistral, cigale et tambourin,
À toutes mes chansons donne un même refrain,
Et quand vous l’entendez chanter dans ma parole
Tous les mots que je dis dansent la farandole !
Il n’est pas indispensable de vous glisser dans ce quadrille.
L’accent me joua de vilains tours dans l’enfance de ma carrière. Quand j’allais plaider dans le Grand Nord, à Strasbourg ou à Lille, le président
m’interpellait : « Vous prétendez être du barreau de Marseille… C’est étrange. Vous n’avez pas l’accent… » C’est tout juste s’il ne me demandait
pas mes papiers.
Aujourd’hui, pareille mésaventure me serait épargnée. Ma chevelure me sert de passeport. Si j’ai perdu mon accent lors des audiences, je le
retrouve avec bonheur dans ce dictionnaire.
Aïoli (L’)
« L’ail ne manquera pas », avait fait placarder sur les murs de Port Tarascon le capitaine Bravida, émule galonné de Tartarin.
Si, par malheur, il venait à manquer, il n’y aurait plus d’aïoli, puisque l’ail en est le souffle. Que Dieu nous préserve de cette catastrophe.
Pour vous réconforter, en voici la recette : dans un mortier de pierre dure, on broie les gousses (deux par convive) à l’aide d’un pilon en bois
d’olivier (pas en marbre). Quand elles sont réduites en purée, on jette un jaune d’œuf sur l’onguent odorant, puis on verse doucement l’huile
(d’olive, bien sûr), qui permet à la pommade de s’épanouir. Pas la pâte. La pommade. Vous avez bien lu. Si elle est trop épaisse, on peut ajouter
quelques gouttes d’eau pour la délier.
L’aïoli est une accompagnatrice qui prend rapidement des allures de gouvernante. On le sert avec des légumes : pommes de terre, carottes
coiffées de leur fane, courgettes, navets et, cela va de soi, patates douces sans lesquelles la légumière est veuve. Quelques topinambours, ce
légume qui, après avoir fait le régal des stalags, assure aujourd’hui les délices des trois étoiles, seront toujours bien accueillis.
La morue dessalée comme une enfant de Marie doit être servie dans un plat à part. Sa présence est indispensable. Un aïoli sans morue est
comparable à une partie de pétanque sans cochonnet. Si vous voulez faire riche, ajoutez une dorade royale cuite à la vapeur. Mais c’est un
mauvais service à rendre à ce noble poisson : il pâlira face à la morue.
La loyauté qui préside à ce dictionnaire me pousse à me confesser : j’adore l’ail, mais l’ail ne m’aime pas. Aussi, quand on m’invite à un aïoli, je
prends le soin de préciser : servez-moi de tout sauf de la pommade – pour moi, ce sera une mayonnaise. Généralement, la maîtresse de maison
me met à la porte. À Marseille, on n’aime pas les renégats.
Alcazar (L’)
Ce vieux théâtre mythique du cours Belsunce a vu les débuts de Maurice Chevalier, dont quarante ans plus tard je réglerai la succession. Raimu,
qui n’incarnait pas encore le bourgeois gentilhomme, s’y complaisait dans Le Dialogue des deux sourds d’une rarissime vulgarité. Fernandel s’y
produisit pour la première fois avec un répertoire de comique troupier qui faisait rougir le pompier de service.
Avant que les portes du théâtre ne se ferment pour toujours en 1966, je découvris avec Marseille Charles Trenet, le fou chantant qui dépoussiéra
la chanson française, Yves Montand et Georges Brassens, qui finirait aujourd’hui en correctionnelle pour injure à un citoyen chargé d’un service
public. Célébrer la sodomisation d’un fonctionnaire par un quadrumane serait mal vu par les syndicats et la Société protectrice des animaux.
L’Alcazar donna sa première représentation le 10 octobre 1857 : « Le café-concert ressemblait à la fois à une mosquée et à un palais maure qui
aurait une salle de bal. Colonnades et arcades, tentures aux couleurs contrastées, arcades copiées sur l’Alhambra de Grenade et un millier de
becs de gaz suspendus en forme de corbeilles lumineuses assuraient le dépaysement », écrit Jean Contrucci.
Des prestidigitateurs, des ventriloques, des chiromanciennes s’y produisaient. Inaudi, le génial calculateur, y rencontra le mime Debureau et le
grand Albert, le fameux pétomane qui jouait La Marseillaise, expliquait-il, délicat, avec son instrument à vent.
Le 14 juin 1873, pendant que s’y déroulait L’Héroïne des îles Sandwich, un chef-d’œuvre fort heureusement tombé dans l’oubli, le théâtre prit feu.
Les cloches de l’église Saint-Martin sonnèrent le tocsin.
On prétend qu’à Marseille, le bâtiment traîne en longueur. Ce ne fut pas le cas pour l’Alcazar : six mois plus tard, le nouveau propriétaire,
M. Velten, l’illustre brasseur qui connaissait aussi bien les dessus que les dessous-de-table, inaugurait la salle requinquée.
La chansonnette enrichit ce monarque de la bière, mais le chant lui portera malheur. Quand il lança sa carrière politique, les gamins l’accablaient
d’un refrain moqueur :
Aux urnes citoyens
Votez tous pour Velten
La bière à flots
Coulera dans vos pots.
À l’Alcazar, le front moite et la gorge sèche, les débutants, comme les vedettes consacrées, affrontaient un public féroce, qui, déçu, ne se
retenait jamais de faire un malheur.
Une cantatrice en vogue s’y produisit un soir. Le bonimenteur – un vieil artiste chargé de présenter les camarades – s’acquitta de sa tâche dans
les termes suivants : « Et maintenant, vous allez entendre Mme Ombelline Trotebasse, la célèbre soprano des concerts parisiens. » Il allait
poursuivre quand, du troisième rang, une voix s’éleva : « C’est une pute. » Nullement troublé, l’homme poursuivit : « Quoi qu’il en soit, vous allez
entendre… », et il reprit, imperturbable, son dithyrambe.
Papa Nane, mon grand-père maternel, ne se contentait pas de raconter des histoires de théâtre. Il en devint le héros le jour où, après Paulus
coiffé de son bonnet de police, et Maillol, toupet au vent, le cours Belsunce reçut la visite d’un jeune ténor qui, à en croire l’affiche, faisait courir la
capitale. Hélas, la voix du prodige ne dépassait pas les premiers rangs des fauteuils d’orchestre et les spectateurs des mezzanines et du
poulailler ne percevaient que des bribes assourdies de ses timides trémolos. La bronca fut considérable. Les sifflets fusèrent, les tomates
éclatèrent, les coussins volèrent. L’œil furieux et le geste obscène, les mélomanes firent entendre – juste revanche – leur mécontentement.
Profitant d’un instant de silence, Papa Nane, superbe, se leva et apostropha la salle : « Vous n’avez pas honte. Laissez chanter le mime. » Puis,
très digne, il se rassit.
Aujourd’hui, l’Alcazar subsiste dans la seule mémoire de quelques rescapés. À sa place se dresse la grande bibliothèque régionale. Peut-être,
un jour, un cancre nostalgique lui consacrera-t-il une thèse dont je suggère le titre : « Quand Marseille chantait encore. »
Avec l’assassinat le 9 octobre 1934 d’Alexandre Ier de Yougoslavie et de notre ministre des Affaires étrangères, Louis Barthou, l’anecdote prend
une dimension mythique. Elle donna à Marseille le sentiment d’être devenue, pour un jour, le centre du monde, et à la Canebière, le boulevard du
crime. Généralement, en France, les assassins politiques accomplissent leurs basses œuvres dans la capitale, laissant à la province les
meurtres secondaires de l’intérêt ou de la passion. En choisissant Marseille, les Oustachi firent de la ville le chef-lieu du forfait historique.
Aujourd’hui, l’Histoire répétitive nous fait souvenir de la balkanisation de l’Europe de l’Est au lendemain de la Grande Guerre. En 1918, la Serbie
s’était retrouvée dans le camp des vainqueurs et les traités de Versailles et de Saint-Germain l’avaient dotée de la Bosnie-Herzégovine, de la
Croatie, de la Slovénie, des provinces austro-hongroises. Ainsi renforcée, la Yougoslavie s’avérant incapable d’accorder à ses nouveaux
territoires un minimum d’autonomie, les rapports entre Croates et Serbes devinrent exécrables.
Le 20 juin 1928, en pleine séance de la Skoupchina, le Parlement yougoslave, un député monarchiste serbe, Rachitch, mécontent des propos
d’un opposant croate, abattit son contradicteur de plusieurs balles de revolver, puis, faisant bonne mesure, ajouta à son tableau quatre autres
parlementaires de même origine. Ces mœurs faisant un peu désordre, les élus croates quittèrent la séance sans demander leur reste.
L’année suivante, pour ramener la paix civile, le roi Alexandre Ier abolit la constitution démocratique et concentra l’ensemble des pouvoirs entre
ses augustes mains.
Selon nos critères actuels, le dictateur couronné était parfaitement infréquentable. Mais ce grand ami de la France, titre dont il se parait, était un
maillon indispensable du cordon sanitaire que les Alliés désiraient tisser autour de l’Allemagne, déjà courtisée par un certain Adolf Hitler.
Louis Barthou, une des grandes figures de la IIIe République, avait derrière lui, en 1934, quarante années de carrière, son premier portefeuille
datant de 1894. Président du Conseil durant quelques mois en 1913, il avait occupé plusieurs ministères avec une compétence bedonnante.
Barbe blanche, lorgnon, il incarnait la République des instituteurs et des avocats et donnait l’image d’une autorité débonnaire et papelarde. En
apparence. En apparence seulement. Docteur ès intrigues, ami peu fiable, on disait de lui : « Si Barthou est d’un ministère, il pense surtout au
ministère suivant. » Un journaliste se tailla un joli succès en écrivant : « Son visage trahissait, faute de mieux, un vif mécontentement. » Ce
politicien moelleux et retors, par ailleurs historien et bibliophile, siégeait Quai Conti parmi les Quarante, qui, fort heureusement, se souciaient peu
de sa vie privée. On racontait qu’il fréquentait un établissement spécialisé de la place Furstenberg où, à quatre pattes, un collier de chien autour
du cou, il se faisait donner le martinet par ces dames. Léon Daudet, le prince de l’anathème et du calembour, le surnommait Médor ou Bartou-
tou.
Maître du Quai d’Orsay durant le cabinet Gaston Doumergue, il est chargé, le 9 octobre 1934, d’accueillir le roi en visite officielle chez son fidèle
allié.
Dès le petit matin, l’escadre de Toulon se déploie en rade de Marseille au-devant du vaisseau royal, le croiseur Dubrovnik. Chaque unité arbore
le grand pavois pour permettre à la République d’étaler ses fastes en l’honneur de Sa Majesté. On prétendra plus tard que ce lustre avait mis à
mal la sécurité, toutes les mesures n’ayant pas été prises pour protéger une vie menacée en permanence par des terroristes fanatiques. C’est
inexact. Près de mille cinq cents policiers en uniforme ou en bourgeois avaient été mobilisés tout le long du trajet suivi par le cortège : des
gardiens municipaux dépendant du maire, des agents de la Sûreté sous l’autorité du préfet, des gardes mobiles rattachés au ministère de la
Guerre. Tous sont placés sous le commandement du contrôleur général Sisteron, qui s’efforce de conférer à ces unités disparates une certaine
cohésion. Faisant fi du protocole, il prend, mesure audacieuse à l’époque, la décision de placer les argousins toutes catégories face à la foule
pour mieux la surveiller, leur faisant ainsi tourner le dos au monarque.
Les quatre Oustachi étant décidés à faire le sacrifice de leur vie pour abattre le « tyran », cette parade s’avéra insuffisante. Afin de brouiller les
pistes et tenir en échec la police des garnis, les conjurés avaient pris le soin de descendre à l’hôtel Moderne d’Aix-en-Provence, où, éloignement
oblige, aucun contrôle préventif ne fut effectué. Ils purent ainsi, en toute quiétude, se rendre sur les lieux de leur crime et se poster tout au long du
trajet emprunté par le cortège.
Il est temps maintenant de fermer le dossier officiel pour entendre un témoignage : le mien, tel qu’il a été recueilli dans Le Petit Monde.
Le 9 octobre 1934, les écoles avaient fermé leurs portes. Les drapeaux yougoslave et français s’entremêlaient dans une étreinte fraternelle
quand le croiseur Dubrovnik accosta quai des Belges, juste sous nos fenêtres. Louis Barthou monta à bord du vaisseau d’un pas raide et
cérémonieux. Il donna l’accolade à son hôte, tandis que les cuivres et les tambours massacraient les hymnes nationaux. Les citoyens de la
République hurlaient « Vive le roi ! » et, amnésiques, versaient quelques larmes au souvenir de Louis XVI.
À peine à terre, le souverain prit place dans une Delage découverte – la voiture de mes rêves de petit garçon – aux côtés du ministre, face au
général Georges, qui passait pour un grand militaire, assis sur un strapontin. Un service d’ordre pléthorique faisait la haie et présentait les
armes. À droite et à gauche de la voiture royale, deux officiers à cheval caracolaient, sabre au clair. Dix-huit gardes mobiles montés ouvraient le
chemin et un peloton d’agents cyclistes fermait la marche.
Ma famille et ses inévitables pique-assiette accourus pour la circonstance s’agitaient aux fenêtres, exultaient devant ce spectacle tricolore sans
se douter de l’imminence de la tragédie. Vers quatre heures et demie, le vacarme redoubla. Au milieu des vivats et des applaudissements, nous
entendîmes des détonations. « Des fusées », affirma mon père. « Des pétards », corrigea ma mère. Personne ne s’en soucia vraiment, puis la
foule se cabra, les chevaux s’affolèrent, les cyclistes chavirèrent et les officiels perdirent la tête. Le colonel Piollet, un des cavaliers de l’escorte,
essayait de faire lâcher prise à un homme hissé sur le marchepied de la Delage. En vain. Dans une belle figure du Cadre noir, il fit pivoter sa
monture et sabra l’agresseur, dont j’entends encore le hurlement épouvanté, le cri d’un homme dont le crâne éclate sous le fer. Le tueur oustachi
gisait sur le pavé et les policiers hallucinés criblaient son corps de balles inutiles.
Muets de stupeur, nous trouvâmes refuge dans la cuisine où Ité, la bonne Corsoise devenue pythie, répétait avec les accents de l’effroi : « C’est
la guerre mes enfants, c’est la guerre. » Elle anticipait : ces coups de feu furent les premiers du conflit qui saignera le monde cinq ans plus tard.
Regagnant la maison, Papa Nane, mon grand-père, se trouvait à quelques mètres du cortège au moment de l’attentat. Il se précipita, sa carte de
médecin à la main, aux côtés du roi agonisant abandonné par la panique à la seule main du Créateur, pour lui prodiguer les premiers soins.
« Faites transporter immédiatement le blessé à l’Hôtel-Dieu. Il y va de sa vie, dit-il au chef du service d’ordre qui s’agitait dans le vide.
— Êtes-vous assermenté, docteur ? lui répondit le gradé, respectueux du règlement. (Il existait à l’époque deux sortes de praticiens : les
assermentés accrédités par l’Administration et les autres.)
— Je ne le suis pas, mais qu’importe. Je suis médecin.
— Dans ce cas, passez votre chemin. Vous n’avez rien à faire ici. »
Au lieu d’être conduit vers l’hôpital, le mourant se retrouva à la Préfecture, où on l’allongea sur un canapé dans le salon d’apparat. Pendant qu’il
s’éteignait, le préfet téléphonait au ministre de l’Intérieur pour connaître ses instructions. Louis Barthou ne connut pas un sort meilleur. Un simple
garrot aurait pu le sauver. Personne n’y pensa et l’infortuné mourut vidé de son sang.
Ce drame entra dans le folklore familial. Selon les uns, Papa Nane avait traité le chef du service d’ordre d’imbécile, d’incapable et même
d’assassin. D’autres laissaient entendre que le souverain, avant son dernier souffle, avait fait à son sauveteur évincé d’ultimes confidences,
transmises aussitôt au président de la République. Papa Nane écoutait et ne démentait rien. Ces rumeurs qui faisaient de lui un auxiliaire de
l’Histoire le ravissaient.
Voir : Papa Nane.
Allauch
Je ne décrirai pas Allauch, pour ne pas déflorer sa beauté et son charme. Sachez seulement qu’assis sur un petit banc de la place des Moulins,
si paisible et si jolie, vous connaîtrez la douceur de vivre.
Prenez le temps de vous arrêter au village pour y acheter – on en trouve partout, depuis la station-service jusqu’à l’agence locale des pompes
funèbres – les spécialités locales, croquants et suce-miel. J’allais oublier les nougats blancs, mous comme des chiques, et les nougats noirs,
durs comme le fer. Inutile de vous les présenter : ils font partie des treize desserts de Noël. Mais le suce-miel, c’est une autre histoire. Imaginez
un petit bâtonnet de miel brun, compact et parfumé, serré dans un étui épais de papier blanc et lisse, si enduit de sucre qu’il est plus difficile de
s’en séparer que du baiser d’une amoureuse. On dit à Allauch qu’il est pégueux, le suce-miel.
Quant aux croquants fourrés d’amandes blondes un peu anisées, un rien sucrées, c’est un pur délice. Mais attention, c’est aussi un pur danger.
On les appelle casse-dents tellement ils résistent aux mâchoires les plus robustes. Leur fabrication est sûrement subventionnée par les dentistes.
Le nôtre, M. Pontier, un homme doux et poli, était notre voisin de palier. Avant les autres, il avait compris tout le miel – c’est le cas de l’écrire –
que l’on pouvait tirer de la production d’Allauch. Pour fidéliser sa clientèle, la veille de chaque fête religieuse, il envoyait aux enfants une provision
de croquants qui bientôt faisaient des ravages. Mais c’est avec le nougat noir que M. Pontier fit preuve de génie. Après nous en avoir gavés, il
nous vissait sur son fauteuil basculé d’une main ferme en nous intimant cet ordre sans réplique : « Ouvrez bien grand ! » L’exploration de nos
cavités buccales terminée, la voix étranglée, il laissait tomber son diagnostic : « Mes enfants, vous êtes malheureusement atteints de
mélanodontie. Il est grand temps que je vous soigne. » Terrifiés, nous lui laissions en toute impunité manier la roulette et le davier. Nous avions
pour cet homme un véritable culte. Il s’estompa le jour où ma sœur Éliette, helléniste impénitente, m’apporta la traduction du verdict rendu par
l’oracle : mélanodontie signifie en grec « noirceur des dents ».
Âne de la Plaine (L’)
La Plaine est un quartier mystérieux, interdit de soleil. Ses habitants ignorent que Marseille est un port. En vérité, la Plaine n’est pas une plaine,
mais un plateau au centre duquel se trouve un jardin où Ité, notre nourrice corse, nous conduisait, mes sœurs et moi. Dans leurs robes à smocks,
Éliette et Jeannine ressemblaient à Camille et Madeleine ; moi, en costume marin, à Paul naturellement : les bons enfants de la comtesse de
Ségur, née Rostopchine. Entreprenant, d’un pas de chasseurs alpins, l’ascension de la rue Sénac dont nous gravissions la pente roide comme
Maurice Herzog l’Annapurna, nous y arrivions éreintés. Le souffle court, nous faisions halte dans le grand jardin au cœur de la place cernée par
des immeubles bas. Autour de nous, le rideau des fenêtres étriquées s’écartait pour permettre aux retraités d’attraper le mal de la ville.
Nous découvrions toujours avec le même ravissement les plates-bandes de géraniums soigneusement entretenues par les jardiniers municipaux,
parcourions le terre-plein où les bancs fatigués accueillaient les vieilles gens. Éliette, coiffée d’une calotte blanche très en vogue à l’époque,
sillonnait les allées sur une sorte de patinette et se prenait pour Antonin Magne, coureur cycliste réputé, plusieurs fois vainqueur du Tour de
France, son idole.
Moins sportive, Jeannine s’empiffrait de panisses accompagnées d’un jus de réglisse au goût sucré et écœurant. Pendant ce temps, je prenais
place, au désespoir d’Ité, dans une petite carriole à quatre roues dont le toit en toile rouge et or était coiffé de plumeaux multicolores. Sans eux,
elle aurait ressemblé à un corbillard d’enfant. Cette minuscule charrette était traînée par un âne qui portait sur son dos la croix de Saint-André. Un
ancien des Dardanelles qui avait laissé son bras en terre ottomane menait la bête d’une rêne lasse et, du soir au matin, faisait pour dix sous le
tour du mamelon.
En 1944, l’équidé vivait encore. On ne pouvait imaginer âne plus casanier et plus chaste, car, à la Plaine, d’ânesse, il n’y avait point.
Ce quartier paisible et cet animal bonasse allaient servir de décor et de bourreau à une tragédie des années noires. À la Libération, la populace
qui n’était pas sans reproche fit la chasse aux dames qui avaient prêté leur corps à l’occupant. Fifi était de celles-là. Elle était tombée
amoureuse d’un membre de l’organisation Todt, la territoriale teutonne.
Elle allait payer cher cet égarement que Vercors aurait excusé. Le jour où la garnison allemande capitula, elle trouva à son réveil, tracée à la
craie sur la porte de sa petite maison, cette inscription vengeresse couronnée d’une croix gammée : « Bordel à Boches. » Consciente du
danger, elle courut chercher un seau et une éponge pour effacer cette immondice. Elle trébucha et l’eau ruissela sur sa chemise de nuit. Soudain,
elle entendit derrière elle un frottement sourd. Elle se retourna. Des résistants de la onzième heure munis de brassards tricolores, flanqués des
mégères du quartier, avançaient, la prunelle furibonde. Elles étaient toutes là : la marchande de fruits, la fleuriste, la droguiste, les infirmières de
l’Hôtel-Dieu qui lui faisaient risette pour une ration de saucisses au temps où Hans régnait sur le menu du jour. Maintenant, elles la huaient, lui
promettaient le fer, la vouaient au bûcher. Les plus furieuses voulaient la lapider. Une pierre atteignit son front et fit couler le sang sur son joli
visage. Les hommes au brassard s’interposèrent : « Laissez-nous faire, mesdames. Rappelez-vous le message du général de Gaulle : la justice
seule doit passer. Calmez-vous… abandonnez-nous cette femme. » À l’évocation de l’illustre nom, les Érinyes se calmèrent. Alors, les justiciers
forcèrent Fifi à s’asseoir. L’un d’entre eux prit à pleines mains ses longs cheveux, un autre sortit de sa poche une paire de ciseaux. Bientôt, dans
le ruisseau, les mèches brunes s’enfuirent vers les égouts. La tondue se taisait et des larmes perlaient de ses yeux. À ce moment surgit
M. Raymond, le coiffeur. « On va lui mettre la boule à zéro », dit-il, hilare. Il enduisit la tête de Fifi de savon à barbe, le fit mousser avec son
blaireau. Puis le merlan aiguisa son sabre et fit luire au soleil d’août le crâne de la jeune femme. Quand sa beauté fut mutilée, les deux hommes
lui arrachèrent sa chemise de nuit et la placèrent, nue, à la tête d’un hideux cortège dont les gamins fermaient la marche. Fifi avançait comme
une chienne tirée par ses tortionnaires qui avaient passé une laisse autour de son cou.
Une voix s’éleva : « Puisqu’elle a baisé avec un Allemand, elle peut bien le faire avec un âne. » Une clameur de joie remplit le ciel. « Oui, il faut la
faire monter par l’âne de la Plaine », reprit la foule.
Fifi, les mains liées, fut présentée à l’animal. Les plus acharnés chatouillaient ses testicules avec des brindilles pour l’émoustiller ; les timorés
l’encourageaient de la voix : « Ce qui est bon pour les Chleuhs est bon pour les ânes. Vas-y bourricot, vas-y… » L’animal s’approcha d’elle. Fifi
poussa un cri d’épouvante. Elle avait d’abord cru qu’on allait, pour la châtier, la promener sur cette monture ridicule. Elle comprit à ce moment
l’ignominie de sa punition. Elle regardait, horrifiée, l’animal, et l’animal la regardait de son œil vide. La foule retenait son souffle. Elle attendait
l’accouplement monstrueux.
Un homme sauva l’honneur de la ville : Antoine Caparetti, dit le Capitaine, qui venait d’enlever, à la tête de ses camarades de la Résistance, la
dernière casemate de la Joliette, après avoir pris d’assaut Le Petit Provençal. Il s’avança, fendit la foule, s’approcha de la bête, sortit son vieux
pistolet d’ordonnance et lui brûla la cervelle. Puis, il ôta sa veste et en enveloppa Fifi. « Petite, lui dit-il, suis-moi. Si quelqu’un te touche, il
rejoindra l’âne. » Prenant la jeune femme dans ses bras, il la porta jusqu’à sa voiture d’où il apostropha les voyous et les tricoteuses : « Vous
êtes des lâches. Vous êtes plus cons que l’âne mort. À Marseille, quand on outrage une femme, c’est sa propre mère qu’on salit. » Pas une
protestation ne s’éleva.
Raccompagnée chez elle par son sauveur, Fifi se lava des pieds à la tête, se parfuma avec le « sent-bon » offert par Hans après leur dernière
étreinte. Puis elle alla chercher, à la sortie de la communale, Socrate, le fils qu’elle avait eu avec le tambour-major de la Coloniale, celui qu’on
appelait le Négus. La mère et l’enfant prirent le ferry-boat. Le patron refusa son argent : « Tu peux garder tes sous. Ils puent le Boche. »
Arrivés au débarcadère, ils se dirigèrent vers la rampe Saint-Maurice, en haut de la rue Sainte-Catherine, où habitent aujourd’hui mes filles. Sur
l’esplanade, Fifi emprunta l’escalier qui conduit au petit pont en fer, si joli dans sa robe de rouille. Parvenue à son milieu, elle prit Socrate dans
ses bras, enjamba la balustrade et se jeta dans le vide. Il fallut toute la conscience de Police-Secours pour séparer le corps de la mère de celui
de l’enfant.
Artaud (Antonin)
(1896-1948)
L’état civil est formel : « République française, ville de Marseille : l’an mil huit cent quatre-vingt-seize et 4 septembre à huit heures est né à
Marseille un enfant de sexe masculin qui a reçu les prénoms d’Antoine Marie-Joseph, et dont le père est le sieur Antoine Roi Artaud, capitaine
au long cours, et la mère, la dame Euphrasie Marie Lucie Nalpas, sans profession, son épouse. »
Pour le distinguer de son père, on appela l’enfant Antonin. Sa mère, chichiteuse, le surnomma « Nanaqui ». Sa famille et des amis privilégiés le
désignèrent sous ce sobriquet jusqu’à la fin. Le grand-père paternel, Marius Pierre, issu d’une longue lignée de négociants ou capitaines au long
cours, avait contribué à la constitution d’un solide patrimoine : une flottille de cargos et de paquebots chers à Levet desservant les Échelles du
Levant, et Smyrne en particulier, des immeubles à Marseille, cent cinquante hectares sur la rive sud de l’étang de Berre.
Louis Nalpas, le grand-père maternel, dirigeait un clan d’origine grecque spécialisé depuis plusieurs générations dans le commerce avec
l’Orient. Une de ses belles-sœurs, née à Naples, fut envoyée à Marseille où elle épousa Marius Pierre. Un mariage de raison cher à la
bourgeoisie.
Ainsi, le poète héritait d’une double tradition, enracinée dans l’Europe aux anciens parapets et ouverte à l’errance. Ce désir d’ailleurs jaillit de
son œuvre incandescente cernée par les sirènes des départs imaginaires.
Quelques indices rattachent Marseille au développement de sa singularité. Les faits sont nus : baptême à l’église de Sainte-Marie-Madeleine
des Chartreux ; fréquentation du collège mariste du Sacré-Cœur, rue Barthélemy, changements de domiciles – rue du Jardin-des-Plantes, 59,
boulevard de la Blancarde, 104, boulevard de Longchamp, 35, boulevard de la Madeleine. Des maladies : un début de méningite en 1901 ; une
crise de neurasthénie en 1914. Réforme temporaire en janvier 1917, après son incorporation militaire en septembre 1916. La même année,
premier traitement neuropsychiatrique : cortège sans fin des médicastres, du docteur Toulouse au docteur Ferdière. 1920, départ de Marseille et
pour toujours. Artaud a vingt-trois ans. L’Odyssée de la Cruauté peut commencer.
Au regard de l’Histoire, ce démolisseur du langage a choisi de se poser en renégat absolu : « Je ne suis pas du tout Antonin Artaud de
Marseille, mais Antonin Artaud de l’Éternité », écrira-t-il au terme de son existence déchirée. Après le « moi est un autre » de Rimbaud, l’horrible
travailleur, Artaud revendique la position d’aliéné authentique : « Un homme qui a préféré devenir fou dans le sens où socialement on l’entend,
que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. » Il surenchérit dans Ci-gît, avec cette épitaphe composée en
novembre 1946 :
Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère,
et moi ;
niveleur du périple imbécile où s’enferre l’engendrement,
le périple papa-maman
et l’enfant […].
C’est l’époque de la damnation déchirante après la cellule de Rodez, les électrochocs, les dialogues avec le bon docteur Ferdière, versificateur
jadis cocufié par un autre grand expert en Déraison, Henri Michaux.
Le 13 janvier 1947, Antonin Artaud né à Marseille, mais qui n’est pas de Marseille, prononce un discours qui n’est pas un discours devant le
Tout-Paris littéraire rassemblé au Théâtre du Vieux-Colombier. Le temps passé, aucun des témoignages recueillis ne concorde. Dans un
documentaire récent, il est frappant de constater combien les témoins de cette « Conférence » étaient marqués par le souvenir d’un événement
qui n’avait pas vraiment eu lieu.
Selon les uns, Artaud aurait préparé cette séance dès l’été 1946, peu de temps après sa sortie de l’asile de Rodez et son retour à Paris. Il se
serait présenté porteur d’une poignée de notes où étaient rédigés son discours et les poèmes qu’il comptait réciter, hurler serait plus juste. Il
aurait commencé par cette lecture, mais dans son agitation, ne parvenant pas à saisir les autres feuillets, il s’enfuit avant la grande narration, la
chair de ses délires. Il se serait arrêté au bout de quelques pages arrachées à sa souffrance où chaque mot devenait supplice et pénitence :
« Mais, écrit-il à André Breton dans une lettre datée du lendemain, arrivé devant le public et à pied d’œuvre, il m’apparut qu’il n’y avait plus lieu,
qu’il était inopérant de dire certaines choses devant un public qui ne voulait pas les entendre et y mordre jusqu’au bout. »
Au pape du surréalisme qui lui reproche d’avoir renoué avec le théâtre, il rétorque : « Ce n’est pas faire du théâtre que de bramer sur un plateau
des éructations haineuses, des coliques et des crampes à la limite de la syncope. » Confondu par « l’inanité » de sa tentative, il aurait alors
« plié bagage », laissant les spectateurs abasourdis.
En mars 1948, dans le récit qu’il fit de cette journée au journal Combat, André Gide défend une tout autre thèse et alimente la légende : « Jamais
encore il ne m’avait paru plus admirable. De son être matériel, plus rien ne subsistait que d’expressif. Sa grande silhouette dégingandée, son
visage consumé par la flamme intérieure, ses mains de qui se noie, soit tendues vers un insaisissable secours, soit tordues dans l’angoisse, soit
le plus souvent enveloppant étroitement sa face, la cachant et la révélant tour à tour, tout en lui racontant l’abominable détresse humaine, une
sorte de damnation sans secours, sans échappement possible que dans un lyrisme forcené dont ne parvenaient au public que des éclats
orduriers, imprécatoires et blasphématoires […]. En quittant cette mémorable séance, le public se taisait. Qu’eût-on pu dire ? L’on se sentait
honteux de reprendre place en un monde où le confort est formé de compromissions. »
Gide, après l’avoir écouté pétrifié au fond de son siège du premier rang, serait alors monté sur scène avec l’aide du jeune Arthur Adamov et
aurait pris Artaud dans ses bras.
Habitué des assises, rompu à la fragilité du témoignage, je ne suis pas surpris par les contradictions de ces deux témoins privilégiés. À leurs
comptes rendus, je préfère le mien, car, ce 13 janvier 1947, introduit par Roger Blin, j’étais présent au Vieux-Colombier. Si ma mémoire, cette
infidèle, ne me trahit pas, voici ce que j’ai vu : dans un silence de cathédrale, Artaud se présenta tétanisé, les bras chargés de feuilles dont
certaines voletaient au-dessus des fauteuils de l’orchestre. Soudain, sa voix chancelante saigna le silence : « Voilà plus de cinquante ans que je
me suis rendu compte d’un insigne et faramineux mensonge. Ce mensonge est que l’humanité a quelque part une bête qu’elle n’a jamais voulu
éliminer […]. Mais ça c’est la vérité que l’homme est cet incoercible et goulu saligaud, décrit dans cent mythes, voulu par cent mythes, et qui
depuis leurs premières incrustations n’a pas bougé. Le mensonge est celui de cette honnêteté de façade qui, pour combien de temps encore,
recouvre les rapports humains […]. »
Tout était dit : la supercherie de la société, l’impérialisme de la fiction, la résolution de malaxer la vérité pour en extirper le vrai. Puis, vaincu par le
délire et la douleur d’être un homme, il interrompit ses vociférations et se retira.
À la sortie du théâtre, assommé par ce génie estropié, je rasai les grilles du Luxembourg sans me douter que cinquante ans plus tard, j’écrirais
ces lignes face à ce jardin où déjà les bourgeons repoussent les assauts de la lassitude hivernale. À cette époque, je dirigeais à Marseille La
RUE (Revue universitaire d’études), parution éphémère qui publia quelques semaines après la mort d’Artaud, sous le titre « Suggestion » ces
lignes : « Le 4 mars 1948, mourait à Paris le grand poète Antonin Artaud. Peu de gens savent que celui que nous considérons comme un des
grands écrivains de ce temps était né à Marseille en 1896. Depuis sa mort, nous assistons à un navrant quadrille autour de son cadavre. La
famille, usant d’un droit objectif, s’oppose à la parution de son œuvre aux Éditions Gallimard et interdit à notre confrère, la Revue 84, de publier
des inédits. Si les admirateurs d’Artaud ont les mains liées, sa ville natale, en revanche, peut protester et honorer sa mémoire. Pourquoi comme
tant d’autres, Antonin Artaud n’aurait-il pas droit à son nom au coin d’une rue ? Paris a attendu trente ans pour donner “sa” rue à Guillaume
Apollinaire. Puisse le conseil municipal phocéen démontrer qu’en manière d’hommage littéraire, il n’a pas de leçons à recevoir des Parisiens. »
Ce vœu, toujours insatisfait, me valut une volée de bois vert des vétérans du surréalisme qui appréciaient fort peu l’idée de rendre un hommage
officiel à un poète maudit. Pourtant, par son farouche désir de demeurer irrécupérable, Artaud tient plus à Marseille qu’il n’y paraît. À Rodez, tout
renégat qu’il se soit voulu, il décide de changer de nom. Dans un moment de désespoir absolu, il exige qu’on l’appelle Nalpas comme sa mère,
la Marseillaise à laquelle il pardonne tous les péchés, sauf celui de l’avoir mis au monde.
Fils de lui-même, ou fils d’une femme et d’un démon, ou fils perdu, « être intégral de poésie », démiurge furieux qui ne pactise jamais, Antonin
Artaud ne parvient pas à détruire la ville qui est en lui. Ce texte d’une lettre communiquée par Mme Elizabeth Royer, que je crois inédit en
témoigne :
« À Saint Barnabé, près Marseille, dans un endroit totalement inventé, au-delà des ponts en pierre spongieuse, blancs de soleil sur un côté.
Sous mes pas, une poussière aveuglante, et malgré le soleil du pays, un côté gris dans le paysage avec des ouvertures sur des vallées, de
douloureux panoramas.
« Je tombai enfin sur cet hôtel de la pègre, à mi-hauteur après les arcs d’un paysage romain, les couples infâmes menaient des vies de
bourgeois qui se reposent, prenaient leur déjeuner sur des tables sales, peintes en vert clair, dans des chambres qui émanaient terriblement la
puanteur de l’eau de Javel.
« Finalement, dans une grande pinède, au débouché de sa petite chambre la femme branlante vint à moi, non absolument laide ou vieille, mais
déjà comme une muraille qui commence à se lézarder. Première tentative d’accouplement non manuel. La tentative ne donne rien, nos corps
usés, le sien surtout, s’étant contentés de demeurer côte à côte car mon esprit n’avait pas agi, ne s’était pas suffisamment figuré à lui-même le
côté physique de l’accouplement. Et ce fut là d’ailleurs avant l’acte que la poursuite commença. Une vieille faute judiciaire, un crime que je
n’avais jamais voulu m’avouer lançait sur moi sa meute de flics terribles et de monstrueux ennemis. J’étais passible de mort.
« La poursuite devint fabuleuse et enragée.
« Mais mon esprit surenchérissait de rage et de monstruosité pour fuir, sur la rage de la poursuite.
« Sous l’idée de ma capture inévitable, apparaissait comme en transparence l’idée qu’il était contraire à mes astres que je fusse jamais pris. Il
me fallait donc créer et faire naître magiquement les moyens d’échapper – et ils naissaient. Les paysages enflaient tout à coup. Derrière moi,
d’immenses étendues de pays me séparaient de mes poursuivants et à chaque instant je pensais avoir atteint la limite de mes pouvoirs, et
cependant ils renaissaient sans cesse. Mais toute mon ingéniosité à bien fuir et à semer d’obstacles le chemin de mes ennemis ne devait
m’amener en fin de compte qu’à une mort un peu plus raffinée.
« Et se fut sur un an de terrain, nu mais “bâti à chaux et à sable” que je découvris la mentalité d’un supplicié.
« C’était certes un lieu pour les supplices où l’on brisait le crâne à coups de marteaux et de haches aux forçats suppliciés. Une fois leur tête
pilée, et qui ne laissait émerger que leurs narines, on leur attachait sous le nez une chaîne cadenassée et l’on insérait le tout : tête, narines,
cadenas et chaîne sur une énorme boîte de pierre qui devait faire partie du paysage des rochers.
« Un nombre déjà important de ces têtes de pierre, coupées au ras de leur pomme d’Adam, figuraient dans le paysage, à l’état de bornes, avec
leurs narines cadenassées.
« C’était la fin. Les bourreaux me montrèrent le marteau des sacrifices ; une sorte de long maillet constellé de clous énormes et qui faisaient sur
l’une de ses faces comme un revêtement de mousse pétrifiée.
« Comme ils étaient sur le point de mettre la main sur moi et que je me demandais par quelle ruse subtile je parviendrais une fois de plus à me
glisser “entre la mort et le marteau”, soudainement la mer monta, envahit tout, bouleversa le paysage, emporta au loin les cadavres réduits à
l’état de bulle, de souvenir et de fumée des bourreaux et des poursuivants. Seul avec mes pieds de rocher dans la mer battante sous le ciel clair
et convulsé, je me demandais s’il était possible que de si loin les tueurs ennemis pussent maintenant parvenir à me faire tomber les chaînes du
nez, sur ma face de pierre qui, sculptée dans sa boîte attendait, contre les rochers. »
Saint Barnabé, cette grande pinède, ces rochers, ces forçats suppliciés, cet hôtel de la pègre, cette Méditerranée dont toute l’eau ne parvient
pas à laver Artaud d’une hérédité qui le répugne, mais dont il ne peut se défaire, font de lui l’anti-Pagnol, le crucifié de l’âme marseillaise.
Barbaroux (Charles Jean-Marie)
(1767-1794)
Barbaroux, fils de la Révolution et de Marseille : de la nitroglycérine faite homme. Michelet ne rate pas une occasion de souligner l’étourderie
d’une éloquence explosive, instable, aussi dangereuse pour son entourage que pour ses adversaires. Seules trois héroïnes parvinrent à adoucir
ce verbe inflammatoire : Mme Roland, Charlotte Corday, la France. Sa ville natale, elle, lui doit l’honneur d’avoir donné son nom au chant
composé par Rouget de Lisle. S’en souvient-elle ?
Issu d’une famille de négociants aisés, ce jeune avocat se distingue dès l’âge de vingt ans par son pouvoir de conviction, qualité première d’un
défenseur. Dans une cité qui compte cent mille orateurs en puissance, il sort du lot grâce à sa beauté, une carrure d’athlète et la chaleur
contagieuse de sa voix qui s’élève au-dessus du vacarme et domine tous les tumultes.
De 1789 à 1792, il se démène sans compter en champion de l’idéal républicain avant d’être délégué dans la capitale pour défendre les navires
phocéens saisis à Gênes, puis comme secrétaire de la Commune de Marseille, juste après la chute du ministère Roland. À ce moment, il fait la
connaissance du grand homme du couple, Manon, plus connue sous le nom de Mme Roland. Cette tombeuse le séduit et il l’écoute quand elle lui
conseille de rassembler dans son Midi une troupe d’hommes résolus, embryon de l’Immortelle compagnie.
Dès son retour à Marseille, il se transforme en sergent recruteur, avant de remonter à Paris où il exige à la barre de l’Assemblée législative, dont
il fait trembler les carreaux, la déchéance du roi au nom des vingt-trois sections de sa ville. Pour répondre aux désirs de Manon, qui continue à le
fasciner, il demande à son fidèle Rebecqui demeuré en Provence de lui envoyer « six cents braves sachant vaincre ou mourir ». La municipalité,
moins ambitieuse, lui en accorde trois cents et il faut tout le poids des Jacobins locaux pour obtenir un bataillon de cinq cents volontaires.
Lors des événements du 10 Août, dont il est l’un des instigateurs, ce meneur se cloître chez lui, pendant que ses Marseillais tombent sous les
balles des Suisses. Cette absence n’empêchera pas ses compatriotes de l’envoyer à la Convention par un vote unanime : soixante-quinze
suffrages sur soixante-seize. Une seule voix lui manque : la sienne.
Barbaroux se complaît alors dans le rôle de soupirant transi d’une femme infidèle qui se pâme devant l’ardent, mélancolique et romanesque
Buzot. Barbaroux se conduit avec Manon comme Panisse avec Fanny et adopte les haines et les rancœurs d’une égérie vindicative, qui ne
pardonne pas à Robespierre et à Danton d’avoir refusé ses avances, l’un par vertu, l’autre par surmenage sexuel. Pour cet enfant de la
Provence, l’épopée de la Gironde devient une histoire d’amour. Elle se transformera en tragédie.
La proscription du 31 mai 1793 permet une nouvelle fois à Barbaroux de faire admirer son flair, ses réflexes et sa pointe de vitesse. Si la plupart
des Girondins tombent dans la nasse de Fouquier-Tainville, il s’échappe en pleine nuit et gagne la Normandie le cœur déchiré par la perte de sa
bien-aimée. Il tenta, avec Pétion et Buzot, d’y organiser la résistance. Arrêté, il fut condamné à mort et guillotiné. Il y avait du général Boulanger
chez ce député de Marseille.
Manon, arrêtée parmi les premiers, endossera bientôt sa dernière parure cornélienne, robe blanche et cheveux noirs éperdus. Elle trouve la force
de dire à ses juges – je devrais écrire – à ses bourreaux : « Je vous remercie de m’avoir trouvée digne de partager le sort des grands hommes
que vous avez assassinés », puis, avant de basculer pour l’éternité, elle devient immortelle : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! »
Le supplice de son idole brise Barbaroux. Michelet note : « L’homme jeune et terrible de 92, le défenseur des hommes de la Glacière,
l’organisateur des bandes marseillaises du 10 Août, semblait mort en 93. À vingt-huit ans, déjà gras et lourd, il avait la lenteur d’un autre âge. »
À Caen, une autre émule de Corneille, au grand poète apparentée, une jeune femme du nom de Charlotte Corday, lui trouve pourtant de beaux
restes. Sous son influence, elle deviendra l’Exterminatrice.
Béjart (Maurice)
(1927-2007)
Un des plus grands danseurs du XXe siècle est né à Marseille, le 1er janvier 1927, année faste. Né à Marseille, certes, mais pas complètement
marseillais. Homme de Bruxelles, de Paris, de Dakar, de Lausanne, Maurice Béjart était un citoyen du monde qui, malgré ses efforts, n’a jamais
pu renier ses origines. Son cosmopolitisme lui permettra, par le gestuel et la musique, d’exprimer l’essence artistique de toutes les civilisations
qui possédaient un dénominateur commun, l’homme. L’homme nu. Il a traduit, comme personne avant lui n’avait su le faire, le métissage de l’art,
métissage hérité de son père, Gaston Berger, qui charriait dans ses veines quelques gouttes de sang noir.
La danse fut pour Béjart ce que l’alphabet fut pour Rimbaud : le moyen le plus sûr d’apprivoiser le silence, la révolution selon lui. Le fondateur en
1966 du Ballet du XXe siècle, puis, en 2002, de la Compagnie M, nous a laissé un message : la danse, « cette géométrie sexuelle variable »,
avant toutes choses. Il ne croyait, comme Nietzsche, qu’à un dieu qui saurait danser. Pourtant, ses rapports avec le Très-Haut étaient moins
difficiles que ceux qu’il entretint jusqu’au bout avec Marseille.
À l’époque où je plaidais pour la ville, il m’adressa ce témoignage dont il serait impie de changer un mot : « Je suis né à Marseille entre la gare
Saint-Charles et la Méditerranée. C’était la Marseille des vieux tramways ouverts : tous les gamins s’amusaient à monter et descendre sans
payer (je fus l’un d’entre eux). Les rues menaient une vie très théâtrale jadis, et les rues de Marseille vivaient beaucoup par le son. Les
marchands de fromage passaient sous les fenêtres avec de grands paniers d’osier où ils serraient dans leurs serviettes leurs fromages de
chèvre frais : le lait coulait encore à travers le tissu et ils modulaient leurs propositions de vente : “Les Brousses du Rôve… Les Brou-ousses du
Rôôve…”
« La Corniche ne s’appelait pas “Corniche du président Kennedy” et Marcel Proust n’aurait pas détesté le parc Borély.
« La gare Saint-Charles, plus tard, me fut très utile : pour m’enfuir et rejoindre Paris. La Méditerranée aussi : pour avoir envie d’y revenir. Mais
aux yeux d’un petit garçon dans la Marseille d’avant guerre, la mer c’était surtout, après le bassin de la Joliette, les plages en dehors de la ville,
ce n’était pas encore le besoin vital d’une eau immense qui bouge et attire.
« La famille habitait rue Ferrari à Marseille dans une grande maison avec une cour. Au bout de la rue, il y avait la place Jean-Jaurès où les autres
allaient jouer aux billes et moi pas. J’aurais préféré que nous habitions rue Paradis parce que je croyais que cette rue conduisait au paradis…
« Mes premières leçons de danse… Pas très différentes de toutes les autres. L’essentiel est déjà là : la barre, le miroir, la discipline, les muscles
qui veulent bien ou qui ne veulent pas et qu’il faut contraindre ou apprivoiser.
« Mon professeur est là. C’est elle : c’est Madame.
« J’apprends. J’apprends. Madame :
« “Tu as les pieds comme deux courgettes farcies !”
« Un jour, elle s’approche de moi. Elle cesse de battre la mesure avec sa canne sur le plancher, elle va droit dans sa poche et en extirpe une
loupe. Elle penche sur moi sa loupe. Je me sens cloué sur place. Elle promène la loupe à dix centimètres de mes épaules, descend le long des
bras, des jambes : les genoux, les pieds.
« “De mon temps, foutu comme ça, eh bien on aurait même pas osé commencer la danse.”
« Elle m’a déjà tourné le dos et s’éloigne. Je ne bouge toujours pas, jusqu’à ce qu’elle se retourne et que toute sa tendresse déguisée n’arrive à
rien trouver de mieux que de me lancer :
« “Travaille !”
« Et puis, en écho :
« “Feignasse !”
« Ce “Travaille, feignasse !” en deux temps, ça m’est resté !
« L’Opéra de Marseille, j’y allais parce qu’il fallait bien y aller d’abord pour m’en dégoûter ensuite. Si c’était ça la danse, il valait mieux que je me
fasse engager par mon grand-père dans son magasin d’antiquités. Ces antiquités-là, au moins, étaient vraies !
« Quitter Marseille était urgentissime. Mais Paris était loin, je ne savais pas trop ce qui s’y passait, et si je voulais quitter Marseille, je n’avais pas
envie de quitter la Méditerranée. Vers treize ans, j’avais rêvé devant la couverture d’un livre de Victor Hugo, dont le titre se détachait en lettres
d’or : Les Travailleurs de la mer ; j’avais associé la mer et le travail, donc je suis parti pour Monte-Carlo !
« Là, catastrophe…
« Finalement, j’ai très peu vécu à Marseille, et très peu joué. Pour moi, c’est une ville fictive, à double titre : d’abord, je l’ai enjolivée dans ma
mémoire. “Mon” Marseille n’existe pas. Ensuite, ce qui en existait, la guerre et les promoteurs l’ont détruit. Ma ville est en culottes courtes. Les
déjeuners sacramentels du dimanche. Le bassin des galeries. Un passé grave. Les Marseillais vivent repliés sur eux-mêmes. Le contraire du
cosmopolitisme. Mais il y a la mer…
Elle est belle la mer, à Marseille
Nine je l’avais rencontrée
À la Belle de Mai1.
L’après-peste révèle la véritable nature du prélat, qui profite de son autorité pour régler ses comptes avec les Oratoriens, ennemis jurés de la
Compagnie de Jésus. Cet ostracisme lasse le parlement de Provence qui fait placarder sur les murs de la ville « Une lettre à Monseigneur
l’Évêque de Marseille en forme d’arrêt » le priant de modérer sa verve inquisitrice et de mettre en sourdine sa fureur partisane. Loin de tempérer
l’humeur de l’ecclésiastique, cette injonction exacerbe sa bile. Il la déverse sur les jansénistes, voués aux flammes de l’enfer, puis sur les
Présentines, privées de sacrements au prétexte qu’elles étaient en délicatesse avec le Saint-Siège. Quarante-sept personnalités marseillaises
interviennent à leur tour pour mettre fin à ce nouvel acharnement.
En vain. Nouveau Savonarole, l’évêque chasse le recteur de l’Hôtel-Dieu, obtient des lettres de cachet contre les mal-pensants, interdit
d’extrême-onction les mourants soupçonnés d’hérésie.
Heureusement pour sa mémoire, il se révéla un pionnier de la communication. Imbu d’une haute idée de son auguste personne, il sauva son
image aux yeux d’une postérité indulgente, toujours en soif de héros.
La défense
À l’ombre des tours Labourdette, et en dépit de ses squares, le cours Belsunce a beaucoup perdu de la « douceur embaumée » que Théophile
Gautier y respirait lors de ses passages à Marseille. Seul ce vieux nom d’évêque conserve la trace d’un parfum d’autrefois, légère odeur
d’encens et de sainteté.
Le 25 mai 1720, pour sa dernière visite officielle (la précédente datait de 1649), la peste noire arrivait à Marseille dans les soutes du Grand-
Saint-Antoine, une flûte en provenance de l’Orient chargée de soieries pour une valeur de trois cent mille livres, soit trois ou quatre millions
d’euros. Des morts suspectes étant signalées à son bord, les autorités mettent le navire en quarantaine à l’île de Pomègues, près du château
d’If. Les armateurs, qui comptaient dans leurs rangs un échevin, Jean-Baptiste Estelle, minimisent la menace de contagion et chargent des
manutentionnaires de transférer les étoffes les plus précieuses pour les « purger » et préserver leur valeur marchande. Risque insensé des
commerçants : forts des franchises locales, ils font passer leurs affaires avant l’intérêt général, sans que l’autorité royale puisse s’y opposer. La
peste fait son entrée dans Marseille à dos d’homme.
En un mois, on passe de cinquante morts par jour à cinq cents. Les riches, pour fuir l’épidémie, courent à leurs bastides pendant que le peuple
brave les bubons en compagnie, il faut leur rendre cette justice, de ses échevins, Estelle en tête, demeurés à leur poste.
L’évêque de Marseille, monseigneur de Belsunce, parcourt les rues les narines protégées par une éponge imbibée de vinaigre, emblème de la
Passion.
Le 1er novembre, alors que le mal décroît, le prélat dit la messe sur le nouveau Cours, puis conduit à travers la cité une procession à laquelle
participent les survivants. Le 20 juin de l’année suivante, il célèbre la fête du Sacré-Cœur en disant une nouvelle messe et en menant une
nouvelle procession au son des cloches et du canon : cette fois, grâce à l’intercession de l’évêque auprès du Ciel, l’épidémie est vaincue. Elle a
fait cinquante mille morts. La moitié de la population.
Le portrait littéraire du saint homme se trouve accroché parmi les deux mille cent pages qui constituent l’immense galerie des Mémoires de
Saint-Simon. Il connaissait le prélat par l’intermédiaire de son oncle, le diabolique duc de Lauzun : « À Marseille, note-t-il dans la chronique de
1709, le Roi nomma l’abbé de Belsunce, fils d’une sœur de M. de Lauzun. C’était un petit prêtre, nourrisson favori du P. Tellier, qui avait été
longtemps jésuite, et que les jésuites mirent hors de chez eux dans l’espérance de s’en servir plus utilement : en quoi ils ne se trompèrent guère.
Il était trop saint et trop borné, trop ignorant et trop incapable d’apprendre pour leur faire le moindre honneur ni le plus léger profit ; évêque, il
imposa avec raison par la pureté de ses mœurs, par son zèle, par sa résidence et son application à son diocèse, et y devint illustre par les
prodiges qu’il y fit dans les temps de la peste, et après, par le refus de l’évêché de Laon pour ne pas quitter sa première épouse. »
… C’est-à-dire Marseille, où il choisit de rester jusqu’à la fin de sa vie, lié par un mariage d’amour célébré au temps de la Grande Peste.
Les noms de Marseille et de Belsunce réapparaissent dans la chronique de 1723, après la fin de l’épidémie : « Quand elle fut tout à fait passée,
M. de Lauzun demanda une abbaye pour lui à M. le duc d’Orléans. Il donna les bénéfices peu après et oublia M. de Marseille. M. de Lauzun
voulut l’ignorer, et demanda à M. le duc d’Orléans s’il avait eu la bonté de se souvenir de lui. Le Régent fut embarrassé ; le duc de Lauzun,
comme pour lever l’embarras, lui dit d’un ton doux et respectueux : Monsieur, il fera mieux une autre fois, et avec ce sarcasme, rendit le régent
muet, et s’en alla en souriant. Le mot courut fort, et M. le duc d’Orléans, honteux, répara son oubli par l’évêché de Laon, et, sur le refus de M. de
Marseille de changer d’épouse, il lui donna une grosse abbaye, quoique M. de Lauzun fût mort. »
Il devait avoir une bienheureuse nature, monseigneur de Belsunce, pour qu’un ancien jésuite trouve grâce aux yeux de Saint-Simon.
Berger (Gaston)
(1896-1960)
Cet homme réunissait en sa personne des qualités antinomiques : l’action et la réflexion ; les affaires et la philosophie ; l’idéalisme et le
pragmatisme : le mysticisme et la raison…
Né à Saint-Louis du Sénégal à la fin du XIXe siècle, marseillais d’adoption, il est contraint d’abandonner ses études dès la troisième pour les
reprendre à l’âge de vingt-cinq ans, quand il est déjà à la tête d’une entreprise d’engrais. Il soutient alors deux thèses de doctorat, l’une sur la
connaissance, l’autre sur Husserl. En 1925, il fonde la Société d’études philosophiques dont le siège s’installe à son domicile marseillais, où il
édite également sa revue, Études philosophiques.
Pendant la guerre, Gaston Berger prend une part active à la Résistance. Nommé à la Libération directeur régional des services d’information du
Sud-Est, il enseigne à la faculté des lettres d’Aix, conduit son entreprise et assure la direction de la radiodiffusion et de la presse régionales.
Ayant reçu le titre de Visiting Professor à l’université de Buffalo, aux États-Unis, il devient secrétaire général de la Commission franco-
américaine d’échanges universitaires, avant de se retrouver directeur général de l’enseignement supérieur.
Peu avant l’accident de voiture qui causa sa mort, l’École pratique des hautes études crée pour lui une chaire de « prospective », cette science
permettant de comprendre l’évolution future de l’humanité pour mieux modeler l’avenir.
Afin de permettre aux générations de l’après-guerre de reprendre en main leur destinée, Gaston Berger rassemble autour de lui philosophes,
médecins, industriels, sociologues, diplomates, juristes, financiers, physiciens, mathématiciens… intelligences positives au service de ce qui
n’est plus une utopie : la construction d’un monde meilleur.
La réalité de demain dépend de nous : « Regarder un atome le change, regarder un homme le transforme, regarder l’avenir le bouleverse. »,
écrit-il dans sa Phénoménologie du temps et prospective.
La dignité de cette figure rare, allergique à tout fatalisme, s’enracinait dans son amour de la clarté. Philosophe, administrateur, praticien, il
témoigne d’un dévouement à un idéal fondé sur la probité de l’esprit et le culte de l’exactitude, formes les plus pures du courage.
Avec un mélange de simplicité et d’ouverture, Gaston Berger est une des fiertés de Marseille. Son fils, Maurice, préféra laisser ce nom
prestigieux à celui qui l’avait si bien illustré. Il l’échangea, en hommage à la femme de Molière, avec celui de Béjart.
Malgré sa beauté méditerranéenne, Juliet Berto n’était pas marseillaise, mais grenobloise. En 1967, elle débuta à l’écran dans le rôle-titre de La
Chinoise de Jean-Luc Godard. Pour avoir été une de ses interprètes favorites, on colla sur sa jolie poitrine l’étiquette imbécile d’« actrice
intellectuelle ». Ce succès se révéla un handicap et l’empêcha d’accéder aux premiers rôles auxquels son talent la destinait.
Déçue, elle émigra vers la mise en scène et, en 1983, devint l’interprète principale, coscénariste et coréalisatrice avec Jean-Henri Roger de Cap
Canaille, un film consacré, comme Justin de Marseille, à la ville et à sa pègre. Pourtant, les deux films ne se ressemblent guère. Les règlements
de comptes dans Justin baignent dans le pittoresque et le bon enfant, alors que dans l’œuvre de Juliet, nous errons dans le « tous pourris ». Des
flics aux promoteurs immobiliers, les bons, les moins bons, les mauvais… tous périssent de mort violente. Seuls les vraiment méchants – gros
bonnets, hommes de main, indics – échappent au massacre. Ces images noires d’encre et rouges de sang se déroulent dans un décor d’une
stupéfiante beauté. Pour décrire Marseille, la caméra de l’horreur se fait amoureuse et nous dévoile le charme du vallon des Auffes, les
calanques sauvages, l’exotisme rauque du port. Le soleil omniprésent devient un immense sunlight et permet à Juliet d’exprimer dans un même
temps l’indifférence de la nature devant la cruauté des hommes et sa passion pour Marseille.
Atteinte d’un cancer, Juliet nous quitta quelques jours avant ses quarante-trois ans. Albertine en avait trente quand Julien, son mari, l’enterra avec
tous ses bijoux. Le souvenir de ces deux femmes m’obsède…
Bouillabaisse (La)
La décentralisation a mis fin à la dictature savoureuse, mais rébarbative, de la cuisine lyonnaise, qui, en l’absence de cuisine parisienne, régnait
sur les tables du pays.
Trois plats ont détrôné l’usurpatrice : le cassoulet, la choucroute et, bien entendu, la bouillabaisse.
Comment doit-on écrire le nom de ce mets inégalable ? On nous propose trois orthographes : bouille-abaisse ; bouille à baisse ; bouillabaisse,
enfin. C’est mon choix. Les commentateurs se sont épuisés sur les verbes bouillir et abaisser, au prétexte que la casserole doit être retirée
après ébullition, comme si tous les plats ne subissaient pas le même sort. Donc bouillabaisse en un seul mot.
L’origine de ce régal ? Les opinions divergent. Mery joue sur les mots :
Dans le vendredi maigre un jour certaine abbesse
D’un couvent marseillais créa la bouillabaisse.
Les historiens plus sérieux pensent que sa naissance coïncide avec celle du Vieux-Port : ce plat pauvre fut créé par des pauvres pêcheurs.
Sa recette ? Il en existe des centaines. Une a ma préférence : la bouillabaisse selon saint Reboul2. J’ai le devoir de la reproduire pour que ce
livre devienne non un livre de cuisine, mais une bible :
« Une bouillabaisse, pour être servie selon la règle usitée à Marseille, dans de parfaites conditions, demande au moins sept ou huit convives. La
raison, la voici : comme on emploie à sa confection une grande variété de poissons dits de roche, il est bon de la faire volumineuse pour y faire
entrer le plus d’espèces possibles.
« Plusieurs de ces poissons ont un goût particulier, un parfum qui leur est propre. C’est de la combinaison de tous ces goûts différents que
dépend le succès de l’opération. On peut certainement faire une bouillabaisse passable avec trois ou quatre sortes de poissons, mais on
conviendra avec nous de la justesse de l’observation ci-dessus.
« Revenons à l’opération. Après avoir rassemblé le poisson nécessaire, tel que langouste, rascasse, grondin ou galinette, vive, roucaou, saint-
pierre, vaudreuil ou baudroie, congre ou fielas, merlan, loup, crabes, etc., écaillez et videz. Coupez en morceaux et mettez sur deux plats ; sur
l’un, le poisson ferme : langouste, rascasse, vive, grondins, fielas, baudroie, crabe ; sur l’autre, le poisson tendre : loup, roucaou, saint-pierre,
merlan.
« Mettez dans une casserole trois oignons émincés, quatre gousses d’ail écrasées, deux tomates pelées, épépinées et hachées, un brin de
thym, autant de fenouil, persil, une feuille de laurier, un morceau d’écorce d’orange ; déposez dessus le poisson ferme, arrosez d’un demi-verre
d’huile, mouillez un peu plus qu’à couvert avec de l’eau bouillante ; assaisonnez avec sel, poivre et safran, et faites partir le liquide en ébullition à
feu très vif. La casserole doit entrer à moitié dans le fourneau, c’est-à-dire qu’elle doit être à moitié environnée de flammes. Après cinq minutes
d’ébullition, ajoutez le poisson tendre. Continuez l’ébullition, toujours vivement, encore cinq minutes, ce qui fait dix minutes depuis le
commencement de l’ébullition.
« Retirez alors du feu, passez le liquide sur des tranches de pain d’uvn centimètre et demi d’épaisseur, rangées dans un plat creux. Dressez
symétriquement le poisson sur un autre plat. Saupoudrez le tout de persil haché et envoyez en même temps.
« Observez surtout que la cuisson s’effectue vivement, c’est un des points essentiels : par ce fait, l’amalgame d’huile avec le bouillon donne un
jus parfaitement lié. Autrement, elle se séparerait du liquide et surnagerait à la surface, ce qui ne serait pas appétissant. »
Cette recette éclipse toutes les autres. Cependant, un point de désaccord m’oppose à Reboul : l’intrusion inopportune de la galinette dans la
liste des poissons. Sa chair insipide devrait l’éloigner de ses prestigieux congénères.
Tel n’est pas l’avis de Michel, le légendaire propriétaire de la Brasserie des Catalans, qui confectionne une des meilleures bouillabaisses à
l’usage de ses amis.
Je lui avais interdit de glisser une galinette dans sa marmite. Quand je m’aperçus de sa trahison, il me cloua le bec : « C’est peut-être une
galinette, mais c’est une galinette de haute mer. » Mon silence fut grand.
Constat insipide : la littérature provençale fait preuve de discrétion face à la bouillabaisse. Jusqu’au XIXe siècle, seul Thackeray, écrivain anglais,
entreprend ses louanges :
Cette bouillabaisse est un noble mets,
Une sorte de soupe, à la fois potage et boisson,
Un hochepot de toutes sortes de poissons,
Que ne valent point ceux de Greenwich ;
Couplet 1 :
Les courageux prennent leur canne
Et vont eux-mêmes la pêcher.
Mais le poisson passe et ricane,
Y’a plus qu’à l’acheter au marché !
Refrain :
Ah ! que c’est bon la bouillabaisse !
Ah ! mon Dieu que c’est bon bon bon.
Ah ! que c’est bon la bouillabaisse !
Ah ! mon Dieu que c’est bon.
Chœurs :
Pour faire une bonne bouillabaisse,
Il faut se lever de bon matin
Préparer le pastis et sans cesse,
Raconter des blagues avec les mains.
Couplet 2 :
Une langouste est nécessaire
De la baudroie et des favouilles,
Douze rascasses, un petit saint-pierre,
Huile, safran, ail et fenouil.
Refrain
Couplet 3 :
On invite une belle petite
Marie-Louise ou bien Ninon.
Ensemble on remue la marmite
En se bécotant tout de long.
Refrain
Couplet 4 :
Il faut bien attiser la braise
Ninon le fait ingénument
C’est ainsi que les Marseillaises
Éprouvent leur tempérament.
Refrain
Couplet 5 :
On laisse un peu la bouillabaisse
Pour pétanquer au cabanon
On tire et on fait des prouesses.
Quand on revient, y’a plus de bouillon !
Refrain
La bouillabaisse n’est pas un plat, c’est toute une civilisation.
Bourguet (Georges)
(1900-1987)
Un inconnu dans la maison. Pourtant cet inconnu mérite le détour. Tous ceux qui ont eu le privilège de rencontrer Georges Bourguet vous le
confirmeront. Il faisait partie de cette race d’hommes dont le passage laisse des traces qui ne s’effacent jamais.
Il se moquait de tout… sauf de l’amitié, de la culture et de la bonté. Poète, il refusait l’imprimerie ; historien, il ne croyait qu’à la légende ; homme
de cœur, il feignait de ne pas en avoir.
Cet Aixois – « Je suis né en ce siècle à l’aube./ Et les sept fontaines sont mes sœurs » – était marseillais d’adoption. Il posait sur Marseille le
regard d’un amoureux. Avec Pagnol, et mieux sans doute, il avait compris la pudeur de la ville qui hésite à se montrer nue et se refuse aux
voyeurs et aux badauds. Il en connaissait les moindres recoins et les livrait à ma curiosité. Il m’a fait, à une époque où le monument de Puget
n’intéressait personne, la charité de la Vieille Charité.
Aristocrate désargenté, il commandait ses costumes à Londres et ses chaussures aux artisans de luxe réglés avec ses derniers sous. Accoutré
comme un milord, il faisait honte à la simplicité, car il était plus simple qu’elle.
Georges Bourguet m’a enseigné la fausse désinvolture héritée de Jules Laforgue, un certain perfectionnisme à la manière de Mallarmé et –
surtout – l’amour de la poésie. Sans lui, je m’en rends bien compte aujourd’hui, je serais devenu un clerc besogneux, lorgnant les filles et froissant
les codes.
À la mort de ce faux dilettante, j’ouvris, suivant ses volontés, une enveloppe. Elle contenait ce poème :
Quand serai mort,
au temps inéluctable,
Amis et miens vous m’incinérerez.
Un jour, en mer,
d’où vint la vie, aurore indispensable,
mes cendres répandrez.
Il s’intitulait « Souhait ». Ce souhait fut exaucé, le jour où je m’embarquai avec quelques amis sur le bateau de Jean Guichet, un des plus chers,
serrant l’urne qui enfermait ses cendres. Au large des Îles, je les ai dispersées. Long fantôme blanc, elles suivirent notre sillage. Longtemps.
Quand je retrouve cette Méditerranée où le soleil et l’eau se confondent, il me semble déposer un peu d’écume sur sa tombe.
Je dédie ce dictionnaire à cet inconnu.
Brauquier (Louis)
(1900-1976)
Dans l’exemplaire d’Alain Bosquet du Louis Brauquier paru chez Seghers, je lis sous la plume de Gabriel Audisio, condisciple du lycée Thiers,
historiographe et ami de cœur, ces quelques lignes : « Tout commence à Marseille, tout continue pour et par Marseille et, finalement, tout
reviendra à Marseille. Dès les premiers mots du premier poème : Marseille. Dans les derniers mots du dernier poème : Marseille. Il est
certainement peu de villes au monde et très rarement qui ont été l’objet d’une célébration aussi continue qui peuvent dire aussi distinctement d’un
poète qu’il est “leur” poète. »
Tout est écrit. Ou presque.
Marseille, la muse et l’amour de Brauquier, fit, comme souvent les objets de la passion, son malheur. La République des Lettres supporte mal les
poètes de province ou d’une ville qui ne s’appelle pas Paris. Une malédiction continue à peser sur René Guy Cadou, un Breton, sur Jean de La
Ville de Mirmont, natif de Bordeaux, qui la célébra. Marseille, elle, sortit Brauquier de l’anonymat pour le conduire à l’oubli.
Né à la Belle Époque – sans doute la pire –, il aurait dû trouver sa place aux côtés des voleurs de feu, d’Apollinaire à Aragon, au lieu de se
contenter du strapontin de la renommée. Les puristes ne pardonnent pas à ce navigateur solitaire d’avoir préféré la place Thiars à la place
Blanche, Saint-Victor à Saint-Germain-des-Prés.
Aux quatre coins du globe où l’envoyèrent les Messageries maritimes, également l’employeur de Levet – Sydney, Nouméa, Shanghai, Diego
Suarez, Colombo, Alexandrie –, Brauquier n’a qu’une idée : revoir Marseille et sa rade semblable à celle de Rio, où il a laissé ses amours, où il a
laissé Brauquier. À chaque départ, il prend un billet aller-retour.
Poète de l’exil, ce fils prodigue qui veut à toute force retrouver sa maison est aussi le poète de la mer. La mer de Brauquier, cette étoffe pâle de
satin moiré d’émeraude, ne ressemble ni au grand océan de Maldoror, ni au delta de Rimbaud peuplé de poulpes géants, pas davantage à
l’écume blanche et furieuse de Tristan Corbière. Elle n’est ni lisse ni receleuse de naufragés, mais striée par le sillage des steamers qui, tel
l’Armand-Behic, naviguent à toute vapeur pour le ramener à Marseille loin de ces îles où il n’a jamais accepté de jouer les Vendredi aux
manches de lustrine ou vestons galonnés. Il attend en rêvant sous les cocotiers le paquebot de la délivrance.
À quoi penses-tu ? disait-il
– Je pense au golfe de Marseille –
Une angoisse qui se réveille,
Un morceau de cœur plein d’exil
Si vous voulez connaître la suite et rencontrer un des poètes les plus atypiques de notre temps, ne laissez pas passer Je connais des îles
lointaines publié aux éditions de La Table ronde en 1995, où vous trouverez ses œuvres complètes.
Complètes ? Voire. Une lettre écrite le 19 novembre 1939, quand Brauquier était soldat, aurait mérité d’y figurer. Elle commence par un pastiche
de Péguy :
Jeanne, je viens vers
vous, sous ma lourde capote
Par Rigny-Saint-Martin,
Pagny-la-Blanche-Côte,
Dans mes gros godillots
Et ma pauvre culotte
Contre le vent de Meuse
Et l’éternelle flotte.
À une époque où il ne faisait pas bon froisser le drapeau, le poète en rajoute : « Je fais des vers que Péguy voudrait voir insérer dans ses
œuvres complètes et je pense à ce que l’Histoire en général et nous en particulier aurions gagné à l’abstention de l’héroïne. Ces Plantagenêts, si
français […] seraient devenus rois de France et d’Angleterre, Marie Stuart n’aurait pas été décapitée dans son corselet écarlate, le régime
parlementaire se serait établi chez nous sans Terreur, nous nous serions dispensés des vingt-cinq années de guerres napoléoniennes, nous
aurions l’Inde, le Canada, un si puissant Empire que personne n’oserait nous contredire, nous parlerions une langue assez semblable à celle de
Chaucer, et j’écrirais sans doute mes poèmes en provençal. »
Que d’insolence et de lucidité. Il fait de Brauquier le Cendrars de Marseille, le disciple de Benjamin Péret.
Fort heureusement notre poète a écrit ses poèmes en français, comme cette « Fondation de Marseille » dont les accents me sont si proches :
À cause de cela je chanterai ces choses :
Le monde et ta rumeur,
Ô Marseille, où débarquent, passent, s’entreposent
Tant de clameur.
Car la ville de proie est chaque jour conquise,
Les paquebots hangars
Vont s’amarrer pensifs et lourdes marchandises
Au seuil des grands hangars,
Le soleil sur le quai jette l’ombre des bâches
Par terre et sans effort.
Ma vie est au soleil et sur l’ombre je tâche
D’être aussi le plus fort.
Et le port est gorgé de lumière, et les hommes
Échangent au café.
C’est en les écoutant que j’ai changé à Rome,
À Mécène, à l’art, c’est
D’avoir rêvé mon nom dans les banques futures,
Sur les chèques inscrits,
Que j’ai senti monter dans mon corps d’aventures
L’âme des Médicis.
Puisse ce chèque que je tire sur et pour la mémoire de Brauquier être encaissé par l’avenir.
Brosse parisienne (La)
J’avais douze ans. Comme tous les gamins du monde, mon aspect, mon allure, la mode commençaient à me préoccuper. Mon regard
interrogeait les miroirs et je priais saint Narcisse.
La plupart de mes camarades suivaient la tendance du temps et adoptaient la coiffure dite « en brosse » : ils étaient pratiquement tondus, seuls
cinq centimètres de cheveux émergeaient de la peau de leur crâne. Je trouvais cette coupe du dernier chic et l’épaisse chevelure dont ma mère
m’avait gratifié me paraissait ringarde. Après une introspection sévère, je résolus de me mettre au goût du jour et de confier mon charme aux
mains expertes de monsieur Raymond de Paris, le célèbre merlan de la rue Reine-Elizabeth. Pourquoi Raymond ? Parce que l’on appelle
toujours les coiffeurs par leur prénom. Pourquoi de Paris ? Parce que le bougre, un Marseillais pure souche, avait vu le jour dans la capitale où
sa mère effectuait un bref séjour. Il possédait deux titres de gloire. Tous les matins, à grand renfort de serviettes chaudes, il faisait la barbe à
Papa Nane. À la Libération, il devint le tondeur en chef des filles de la Collaboration.
Malheureusement, monsieur Raymond de Paris était cher et je n’avais pas le premier sou. Une décision chez l’homme d’action en entraîne
fatalement une autre. Je choisis de me faire voleur.
Tapi dans le placard de la cuisine, j’attendis patiemment le retour d’Ité après « les commissions » du matin. Elle rentra, posa son grand porte-
monnaie sur la table, sortit pour recevoir les ordres de maman. Quelques francs gagnèrent prestement ma poche. Le bon Dieu, vous allez le voir,
me punira de ce larcin.
Quand, poursuivi par le remords, je pénétrai dans le salon de la rue Reine Élizabeth, monsieur Raymond m’attendait en blouse blanche
immaculée qui faisait ressembler ce spécialiste du rasoir à un virtuose du bistouri. Il m’installa dans un immense fauteuil en cuir fauve et se livra
sans perdre une minute à un examen complet de ma chevelure, suivi d’un interrogatoire que n’aurait pas désavoué Mme Éva Joli.
« Que désirez-vous, jeune homme ?
— Une coupe en brosse, nuque nette et oreilles dégagées.
— Je vois, répondit-il gravement. Je vois. Mais peut-être désirez-vous une mèche longue sur le front ?
— À aucun prix, monsieur. Je ne veux pas ressembler à Hitler. »
Il rit poliment et se mit au travail. Les ciseaux élaguaient, le rasoir égalisait. Quand le coiffeur déposa sur le marbre du lavabo ses instruments de
torture, ses mains aux doigts écartés aplatirent ce qui restait de ma chevelure. Fasciné par mon image, je ne quittai pas des yeux le miroir d’en
face. Il me révéla un crâne dégarni, un menton fuyant, un nez qui me semblait disproportionné et des oreilles mal ourlées d’un rose agressif.
Comme je demandais à monsieur Raymond pourquoi cette couleur inattendue, il me répondit : « Ce n’est rien mon brave, ce n’est rien. Un peu
de congestion, peut-être. »
Son ouvrage terminé, il chassa avec un séchoir les traces de son agression sur mes vêtements et ajouta : « J’espère que vous êtes satisfait. Je
vous ai fait une brosse parisienne. C’est la tendance en ce moment. Tous vos camarades de Saint-Giniez et de la rue Paradis l’ont adoptée.
Vous allez en faire des conquêtes. »
Je le remerciai de ses bontés et me glissai hors du salon de ce grand artiste.
Ité vint m’ouvrir. À ma vue, elle poussa une sorte de rugissement qui fit croire à ma mère que Carbone et Spirito avaient fait irruption dans la
cuisine. Elle accourut, faillit tomber à la renverse, se reprit et, devant mon air déconfit, me fit l’aumône d’un encouragement : « Franchement, ça
ne te va pas si mal. » Mes sœurs, moins charitables, se tapaient sur leurs jolies cuisses et me surnommèrent « brosse à dents ».
Je n’avais pas encore atteint le fond de l’abîme. Le lendemain marqua la deuxième station de mon chemin de croix. Il était de tradition à
Marseille de choisir un parrain le plus jeune possible pour qu’il puisse accompagner le plus longtemps possible son filleul. Ce rôle m’était dévolu
et je devais, ce jour-là, tenir sur les fonts baptismaux mon petit cousin.
Devant l’église des Augustins où avait lieu la cérémonie, une douzaine de gamins s’étaient rassemblés dans l’attente de quelques pièces
lancées à la volée par le parrain. J’en avais, grâce à la générosité de Papa Nane, toute une provision dans les poches. Hélas, il s’agissait de
piécettes de un sou, fort peu prisées par la jeunesse. Elle entama aussitôt l’anathème d’usage :
Si le parrain il est rascous
Le petit, il deviendra gibous.
« Si le parrain est avare, l’enfant deviendra bossu. »
La sortie fut pire encore. Ces nervis en herbe, qui, décidément, ne respectaient rien, s’en prirent à ma brosse parisienne et, pointant leurs doigts
vers mon crâne, l’outragèrent :
Tondu
Rabattu
La cigale t’a mordu
Le c…
J’étais à l’agonie.
Quand mes cheveux repoussèrent, reprirent leur longueur et leur épaisseur d’antan, je crus mon martyr terminé. Mais le Très-Haut ne laisse
jamais en paix les garnements malhonnêtes et vaniteux. À l’école libre de Provence, brosse à dents fut oublié et les bons pères jésuites me
surnommèrent « Tignasse de Loyola ».
Brousses du Rove (Les)
Ce sont de merveilleux petits fromages au lait caillé que l’on mange saupoudrés de sucre ou, comme aimait à le faire mon père, accompagnés
de cébettes, ces tendres oignons de printemps. On peut ajouter, pour en faire un vrai régal, de minuscules pignons de pin, tout frais sortis de leur
coquille noire. Nées de père inconnu, les brousses nous viennent du Rove, petit village haut perché sur les collines qui dominent la route de bord
de mer qui joint l’Estaque à Sausset-les-Pins.
Autrefois, du temps de mon enfance, à la tombée du jour, Clovis, le marchand de brousses, arrivait dans sa vieille Citroën. Il s’installait quai des
Belges ; tout près de l’embarcadère des bateaux du château d’If. C’était l’heure où, fatigués par une journée d’école, nous finissions avec peine
nos devoirs. L’aigre turlututu de sa minuscule trompette nous faisait courir à la fenêtre. Le grand vieillard au teint bronzé par le soleil des marchés
matinaux, aux cheveux drus et blancs, s’activait déjà. Avec les gestes mesurés des infatigables, il sortait du coffre les immenses paniers plats où
s’alignaient sur un linge immaculé les brousses toutes fraîches, rangées comme des cantinières, blanches comme neige, bien droites dans leur
moule de métal perforé.
Il criait à sa femme : « Nénette, boulégan, bouge-toi un peu. » Elle obtempérait, la malheureuse, pour ne pas être traitée de molasse, d’arapède
de trottoir, d’ahurie de Plan de Cuques où elle était née…
Déjà, nous courions à la cuisine chercher des assiettes pour nous précipiter dans l’escalier, suivis d’Ité, son grand porte-monnaie noir du marché
à la main. Elle maugréait en corse des paroles incompréhensibles. Peut-être demandait-elle à la Madone de l’aider à nous supporter ?
En bas, c’était la fête. Les enfants arrivaient de toutes parts en criant ; les mères suivaient, les sous à la main. Clovis se démenait comme un
diable pour servir son monde, ajoutant toujours à la commande un généreux bada – un supplément inespéré dans le jargon marseillais. Nénette
encaissait, elle rendait la monnaie avec une dextérité pas toujours très orthodoxe.
Nous remontions nos trois étages avec précaution, attentifs à ne rien renverser, essayant d’attraper en douce un brin de cette douceur.
Après un dernier turlututu d’adieu, Nénette rangeait les paniers dans la voiture et s’asseyait avec un soupir de lassitude à côté du chauffeur. La
fête était finie. En route pour le Rove. À demain si Dieu veut, et que la Vierge vous garde et préserve vos chèvres.
1- Plaidoyer pour Marseille, Paul Lombard, Robert Laffont, 1979.
Les hommes et la nature ont toujours malmené les pierres sèches et les tuiles rouges ; tel collecteur d’égouts a enfangué ces petites villégiatures
collectives pendant que les flammes poussées par le mistral ravageaient la côte jusqu’aux premières vaguelettes. Fort heureusement, les
alarmes du grand Victor furent vaines et les cabanonniers sauvèrent les derniers refuges du farniente.
Au moment même où Gelu prophétisait la disparition de ces zones franches accueillantes à ceux qui n’ont rien, deux félibres, Paul Ruat et
Dominique Piazzea, recensaient les sites accessibles, en fixaient les nouvelles frontières.
Cette « franchise de vivre » hors toute surveillance – peut-on imaginer une partie de pétanque sous l’œil vigilant d’un gentil organisateur ? – est
morte avec notre société de loisirs préfabriqués, mais le cabanon, lui, reste bien vivant, ancré dans l’âme de chaque Marseillais.
Peu de temps avant de rédiger cette entrée, j’ai rencontré, à Cuges-les-Pins, le conseiller Sacoman qui présidait les assises d’Aix-en-Provence.
Il était tout chaviré : « Maître, je vais pour la première fois de ma vie violer le secret du délibéré. La semaine dernière, la cour a condamné un
minable qui, pris de boisson, avait mis le feu à un cabanon. Il a écopé le maximum. Je faisais mon possible pour calmer mes jurés en colère
quand l’un d’eux m’a cloué le bec : “Arrêtez, monsieur le président. On voit bien que vous n’avez pas de cabanon !”»
Selon le témoignage de Jacques Senez, introduit dans la revue par Toursky et Jean Tortel, l’entrée de l’immeuble des Cahiers abritait un
clochard poétique, à la barbe blanche, descendant, selon lui, du cardinal Richelieu. Moyennant un litron de rouge, il aidait les collégiens à faire
leurs versions latines. En grimpant les étages, on découvrait un homme pomponné en veston d’intérieur ou en robe de chambre, le cou ceint d’un
foulard de soie : Jean Ballard.
Selon leur directeur, Les Cahiers du Sud relevaient du pur artisanat, mais aussi d’une forme de civilité littéraire propre à Marseille qui
s’exprimait lors des « mercredis » où le couple Ballard invitait ses fidèles. On y croisait Artaud, Joe Bousquet, Louis Branquier, René Crevel,
René Daumal, Desnos, Éluard, Pierre Jean Jouve, Michel Leiris, Michaux, Reverdy, Toursky, mais aussi Ponge, Simone Weill, Benjamin
Fondane, Georges Mouin… En ces années 1940, on y parlait « lyriquement » de tout, et beaucoup de peinture avec Kupka, Kandinsky,
Malevitch, Mondrian, Arp, Picasso, Matisse, Delaunay, Bazaine, Soulages…
Je fus introduit aux Cahiers du Sud par Toursky, qui m’avait pris sous son aile. J’avais à peine dix-neuf ans et me croyais poète. Jean Ballard
nous reçut comme Louis XIV un mousquetaire et son page. Son foulard, négligemment coincé dans le col entrouvert de sa chemise, était rouge
ce jour-là, la couleur de mes joues.
On a peu écrit sur Jean Ballard. C’est un tort. L’homme méritait le détour. À mi-chemin entre Jean Paulhan et Fernandel, il possédait une culture
certaine et une certaine roublardise. Pendant quarante ans, il accomplit un exploit devenu légendaire : faire vivre et, surtout, faire rayonner une
revue littéraire prestigieuse au pays de la galéjade.
Il me serra nonchalamment la main. « Alexandre prétend que vous commettez des poèmes. Je serais heureux de les entendre. » Sans lui laisser
le temps du repentir et sans reprendre mon souffle, je lui récitai les vers de la veille :
Il ne faut pas forcer son âme.
Il ne faut pas forcer son cœur.
Il ne faut pas forcer sa flamme…
Toursky m’interrompit : « Il ne faut pas forcer sa sœur. » Ballard ne broncha pas. « Passons à la prose », me dit-il. Je lui tendis quelques articles
publiés dans des feuilles à éclipses. À ma surprise, il les lut en silence pendant que Toursky mettait à mal un paquet de cigarettes anglaises dont
il avalait la fumée pour la restituer en petits ronds qui se dissipaient dans la chaleur de la pièce. Je flairais un nouveau désastre. Mes craintes
furent vaines et, au bout d’une heure, Ballard me chargea de la rubrique « Peinture » des Cahiers.
Mais les revues, comme les théâtres, sont enfants de l’Éphémère : les affiches jaunissent et le nom des vedettes devient murmure. En parcourant
les numéros des Cahiers, on mélancolise : c’était le temps de Crevel, c’était le temps d’Artaud, c’était le temps de Desnos, c’était le temps de
Toursky… Les Cahiers du Sud se confondent avec l’aventure du surréalisme et se sont éteints avec lui…
Vous qui passez par le cours Jean-Ballard, laissez-vous entraîner dans la ronde des fantômes. Ceux des Cahiers du Sud illuminent ma nostalgie
et me font partager la vôtre.
Passez, passez, puisque tout passe
Je me retournerai souvent.
Apollinaire a été entendu.
Caius Marius
(vers 157-vers 86 av. J.-C.)
Il fut, au cours de l’histoire de Marseille, le premier d’une longue succession de Marius.
Dans La Voix, Baudelaire réveille le fantôme d’Egeus, le héros de Poe, né au milieu des livres anciens :
Mon berceau s’adossait à la bibliothèque,
Babel sombre où romans, sciences, fabliaux,
Tous, la cendre latine et la poussière grecque
Se mêlaient. J’étais grand comme un in-folio.
Rome et Athènes semblent bien loin de la mémoire marseillaise. Et pourtant… L’Histoire continue à jouer de drôles de tours à ce dictionnaire. Si
la poussière grecque virevolte toujours dans l’air du Vieux-Port dont le sel attique est devenu accent, que reste-t-il des cendres latines ? Pourtant,
Marseille l’ingrate doit beaucoup à Rome.
Ces cendres, Pagnol les a réchauffées et les enfants de la ville, qu’ils s’appellent César ou Marius, portent les noms de généraux vainqueurs
apparentés par la main gauche, Marius étant l’époux d’une tante de César qui, convenons-en, ne s’appelait pas Fanny.
Marius fait claquer la cape pourpre de la victoire remportée sur les Teutons à Aix en 102 et permet à Plutarque de s’affirmer grand reporteur :
« Depuis cette bataille, les Massiliens fermèrent leurs vignes de haies faites d’os de morts, les corps étant pourris et consumés dessus leurs
champs par de grandes pluies qui tombèrent dessus. L’hiver suivant, les terres en devinrent si grasses et en pénétrèrent la graisse si
profondément au-dedans, que l’été suivant, elles rapportèrent une quantité incroyable de toutes sortes de fruits. »
J’espère qu’ils n’avaient pas le goût de la mort comme les framboises de Verdun que mon père, ancien combattant incorrigible, nous faisait
déguster pendant nos vacances alsaciennes où nous visitions les tranchées, comme les enfants des premiers chrétiens, les catacombes.
La postérité retiendra cette fertilité miraculeuse qui pare Marius de son aura et fait de son prénom un porte-bonheur.
Si l’on en croit les historiens, notre Marius, général tribun de son état, hâbleur et intarissable, ne laissait à personne le soin de rappeler – tradition
mariusienne de l’enflure – ses mérites et ses exploits. À quatre-vingts ans, âge respectable pour un agitateur professionnel, le vieux traîneur de
glaive rêvait de nouveaux coups d’éclat et en perdait le sommeil : « Il se trouvait en merveilleuse détresse et angoisse d’esprit qui lui causaient
une inquiétude telle qu’il ne pouvait se reposait la nuit ou, s’il s’endormait, il lui venait des songes turbulents en la fantaisie, et il lui était d’avis qu’il
oyait une voix qui toujours lui cornait à l’oreille :
Du fier lion le gîte épouvantable,
Quoiqu’il y soit, est toujours redoutable.
« Et surtout, craignant encore plus de ne pouvoir reposer et dormir, il se mit à faire des banquets inopportuns, et à boire outre ce que son âge
comportait, tâchant à gagner le sommeil par ces moyens-là, pour éviter le souci. »
Vieillards, mes frères, ne suivez pas l’exemple du vainqueur d’Aix ou bientôt l’insomnie et la gueule de bois viendront à bout des reliefs de votre
robustesse.
Quant à Marius, après avoir exagéré une dernière fois ses prouesses devant ses ultimes amis, il se mit au lit et mourut d’indigestion. Le premier
des Marius ne supportait plus de s’entendre raconter des histoires de Marius.
Calanques (Les)
Qu’une pareille merveille, sauvage, naturelle, se trouve si proche d’une grande ville relève du miracle. Que dirait-on si le Grand Canyon du
Colorado jouxtait la banlieue de New York ? Le promeneur arpentant la calanque de Sormiou imagine mal qu’il se trouve dans le
IXe arrondissement de Marseille.
Une calanque – du mot provençal calanco, signifiant « découpé » – est un caprice de la géologie remontant à quelque douze mille ans, quand la
Méditerranée s’était insinuée entre les reliefs calcaires d’un littoral tourmenté. Des falaises vertigineuses tombent à pic dans les flots, et tolèrent,
çà et là, de petites plages, de minuscules ports de pêche. Cette beauté brutale dans son âpreté, où le vert rampe au ras du sol, est dénuée
d’arbres, victimes d’un relief aride et des incendies. C’est un des seuls endroits où les amateurs de flore méditerranéenne dénichent des
espèces rares, telle cette herbe à Bouffée, pratiquement introuvable.
Il existe des calanques sur la Côte Bleue dont on peut saisir fugitivement la beauté des fenêtres du train qui relie Marseille à Miramas. Mais les
vraies, celles qui font la gloire de Marseille, sont au sud de la ville, au cœur du « massif des calanques » qu’il est question, depuis un demi-
siècle, de transformer en parc national. Dans le Midi, la consécration sait attendre.
On accède à ce massif majestueux et pelé en empruntant la route tortueuse reliant Marseille à Cassis par le col de la Gineste. Elle serpente dans
la garrigue à l’écart de la côte et seuls quelques sentiers permettent aux marcheurs de découvrir d’inoubliables paysages marins. Aux amoureux
de la varappe, les falaises offrent leurs rochers dont la solidité caponne réserve parfois des surprises tragiques. Mais, récompense après une
cordée, parvenus au sommet de la falaise, les vainqueurs peuvent contempler le petit îlot appelé « Le Torpilleur » qui prend son bain entre
Sugiton et Les Pierres Tombées.
Les navigateurs hardis qui préfèrent accéder aux calanques par la mer peuvent apercevoir les célèbres cabanons, moins nombreux que jadis,
dont seuls quelques privilégiés possèdent les clefs. Des innombrables chansonnettes qui leur furent consacrées, la rengaine créée par Alibert en
1920 et reprise par Fernandel mérite d’être sauvée de l’oubli, grâce à cette jolie fin mélancolique :
Mais c’est fini, l’existence fut brève
Mais de tout temps la vie avait du bon
Et l’on s’endort un p’tit peu dans un rêve
En bord de mer, un soir au cabanon.
Depuis la préhistoire, les calanques aimantent les hommes. À quelques encablures de leur rivage, le commandant Cousteau a exhumé plus d’un
millier d’amphores romaines, témoignages de l’importance du cabotage à cette époque où la mer conquise était devenue un lien entre les
hommes.
Mais, enfoui depuis des millénaires sous les eaux, le cadeau inestimable offert par les calanques à l’humanité restait à découvrir.
En 1985, Henri Cosquer, un scaphandrier de Cassis, repère dans la falaise du cap Sormiou, à trente-cinq mètres de profondeur, l’entrée d’un
tunnel long de soixante-quinze mètres, dont l’exploration se révèle assassine : trois plongeurs y laissent la vie. Malgré cette tragédie, Cosquer
persévère et, en 1991, il découvre une grotte de cent mètres de long, dont la partie émergée révèle ses trésors : une incomparable collection de
peintures rupestres remontant au Paléolithique supérieur.
L’exploration conduite par la direction des Recherches archéologiques sous-marines permet de répertorier plus de deux cents dessins dont les
plus anciens, vieux de vingt-sept mille ans, sont des silhouettes de mains à la manière des peintures au pochoir. D’autres, plus élaborés, âgés
de dix-neuf mille ans, représentent toute une faune terrestre et maritime : chevaux, bouquetins, cervidés, bisons, phoques, pingouins, méduses,
poissons de toutes races… L’un d’entre eux projette la silhouette d’un blessé, sans doute un pêcheur ou un chasseur trop téméraire. Les
hommes viennent d’arracher de l’antre de la mer la nouvelle Lascaux. Photographiées, filmées, représentées virtuellement en images de
synthèse en 3D – projet réalisé par l’EDF en 1994 –, ses merveilles sont bientôt confiées à nouveau à la mer protectrice. On mure l’entrée de la
grotte pour la préserver de la curiosité destructrice et l’oxygène meurtrière.
Peut-être un refroidissement de la planète réveillera dans quelques siècles la belle aux eaux dormantes du massif des calanques.
Voir : Cabanon.
Canebière (La)
L’un des cours les plus célèbres du monde. Avant les Champs-Élysées ? Bien avant. Sacha Guitry remontait les Champs-Élysées dans les
années 1940 ; Pythéas, lui, avait depuis des millénaires descendu la Canebière, qui, déjà, finissait au bout de la terre, une aubaine pour un
marin.
Le mot « canebière » apparaît pour la première fois dans les ouvrages historiques du XVIe siècle. Depuis, les étymologistes, race tatillonne et
irritable, s’empoignent sur son origine. Sans entrer dans leur querelle, j’ai fait mon choix : « canebière » vient du chanvre cultivé dans les lieux où
elle s’étend aujourd’hui. Au temps de la marine à voile, cette plante servait à fabriquer les cordages destinés aux navires du Vieux-Port en
partance pour les quatre coins de la Méditerranée.
À Marseille, on prend son temps et la Canebière ne s’est pas faite en un jour. Deux mi-temps, une prolongation et des tirs au but furent
nécessaires pour qu’elle devienne ce qu’elle est aujourd’hui, ou plutôt ce qu’elle était hier. Trois siècles au total.
Tout commence en 1660 quand Louis XIV décide d’en finir avec la cité indocile. Pour qu’elle cesse de lui faire de l’ombre, il fait abattre son
rempart sud et tracer la rue Saint-Louis en l’honneur de son pieux ancêtre au pardon avaricieux.
En 1688, les bords de la nouvelle allée sont plantés de mûriers pour protéger les promeneurs des rayons perfides du soleil, assurer aux
serviteurs de Dieu la douceur propice aux méditations et aux demoiselles de petite vertu de conserver la blancheur aguichante de leur peau.
Pourtant, l’endroit est loin d’avoir acquis une réputation universelle. Quand, faisant route vers l’Italie, le président de Brosses s’arrête à Marseille,
il ne fait aucune allusion à la Canebière, réservant ses louanges à la rue de Rome, plus représentative de l’urbanisme local.
Il faut attendre 1782 pour que la petite Canebière atteigne le Vieux-Port dont les relents n’avaient pas toujours la senteur marine. Cette année-là,
le Conseil d’État ordonne la démolition du reste des remparts et dote la grande avenue d’un éclairage sans pareil : douze lanternes de une, deux
ou trois mèches pendues à des tringles de fer, distantes les unes des autres de vingt-cinq à trente toises, faisant de Marseille, en attendant la fée
électricité, la Ville lumière.
Fin de la première mi-temps.
La seconde débute en 1860 par l’élargissement de la rue de Noailles et l’annexion des allées de Meilhan qui transforment l’ancienne artère en
une avenue où les étrangers affluent chaque jour et souvent y demeurent. Être de Marseille, c’est devenir citoyen du monde.
En 1927, le bon M. Flaissières, seigneur et maître de la mairie, siffle les prolongations. Parlant de l’avenue qui s’étend désormais du Vieux-Port
aux Réformés, il trouve les mots devant son conseil municipal : « Messieurs, cette rue n’est pas une rue banale. Lorsque au fond d’un pouf (sic)
d’Orient, lorsque, dans les pays mystérieux (resic), on parle de Marseille, on parle de la Canebière. »
Puisque « rue » banalise, « avenue » généralise, « impasse » rétrécit, devant la carence des substantifs le maire les remplace par un article : la
Canebière s’appellera désormais « La Canebière », dont Vincent Scotto, le Rouget de Lisle de la Belle de Mai, compose l’hymne méridional :
Aux quatre coins du monde, indiscutablement
On aime sa faconde et ses mille défauts charmants
Elle a la grâce brune des filles du Midi
Il n’en existe qu’une, voilà pourquoi chez nous l’on dit :
(Refrain)
On connaît dans chaque hémisphère
Notre Cane… Cane… Canebière
Et partout elle est populaire
Notre Cane… Cane… Canebière
Elle part du Vieux-Port et sans effort
Coquin de sort, elle exagère
Elle finit au bout de la terre
Notre Cane… Cane… Canebière
Comment vous la décrire, son charme est sans pareil
Joyeuse elle s’étire comme un lézard au soleil
Internationale pour l’amour prend de l’air
Elle est la capitale des marins de l’univers
(au Refrain)
Il est né le divin enfant, il est né sur la Canebière
Il est né le divin enfant, il est né près du fort Saint-Jean
Au milieu du XIXe et pendant près d’un siècle, il existe des dizaines de ces établissements qui, chacun, possède sa spécialité, ses habitués, ses
habitudes, son rayonnement. Si l’on veut connaître les nouvelles de Marseille, il suffit d’écouter le journal parlé avec les mains, diffusé à partir des
comptoirs.
La capitale de l’Orient se devait d’avoir son Café Turc, situé à l’angle de la rue Beauvau. Les soirs de cohue, il faut faire appel aux sergents de
ville pour ramener le calme malmené par l’absinthe et modérer les ardeurs des marins, journalistes et étudiants qui, à l’unisson, menacent de
faire un malheur. Dans Constantinople, Théophile Gautier lustre ses souvenirs :
« J’entre au Café Turc : je me dois cela à moi-même, puisque je pars pour Constantinople : c’est un très beau café, ma foi. Cependant, je ne
vous en parlerais pas, malgré son luxe de miroirs, de dorures, de colonnettes et d’arcades, sans une charmante salle à l’entresol décorée de
peintures d’artistes exclusivement marseillais : c’est un musée local très curieux et très intéressant. Les boiseries sont divisées en panneaux
représentant divers sujets abandonnés à la fantaisie du peintre. Loubon, dont on a admiré à Paris les paysages poudroyants de soleil et les
grands troupeaux cheminant sur des terrains de pierre ponce, a fait là son chef-d’œuvre, une Descente de buffles par un ravin aux approches
d’une ville d’Afrique. La lumière brûle la terre blanche sur laquelle se projette l’ombre bleue des bêtes difformes qui suivent la pente dans des
poses de raccourci, se déhanchant, heurtant leurs genoux cagneux, levant leurs mufles baveux et lustrés pour humer l’air torride : les retardataires
sont pressés par l’aiguillon d’un sauvage pasteur hâve et bistré. Au fond, les murs de craie de la ville, se détachant sur un fond de ciel indigo,
ferment nettement l’horizon. C’est libre, ferme et franc. Decamps ne ferait pas mieux… Pour rappeler la dénomination du café, M. Lagier a
représenté un Turc faisant le kief après avoir fumé l’opium ou le haschisch… Il serait à désirer que cette galerie marseillaise, perdue dans un
café, fût lithographiée et publiée. Cet exemple de décoration intelligente devrait bien être suivi à Paris où l’on abuse un peu trop du luxe bête des
glaces et des étoffes. »
Le Café Allemand, à l’angle de la rue Saint-Ferréol et de la place de la Bourse, ne cédait pas à la réputation de son concurrent. Son enseigne ne
devait rien à notre ancien ennemi héréditaire, mais reproduisait fidèlement le patronyme de son propriétaire, le chef d’orchestre Allemand, à
l’époque un nom bien lourd à porter. Son épouse, dont les charmes débordaient du comptoir caisse, aurait servi de modèle à la fameuse
chanson égrillarde, La Caissière du Grand Café. Rendez-vous des joueurs de billard, le Café Allemand était prisé des journalistes du
Sémaphore et même du Figaro de passage à Marseille. Une consécration.
Le Café de l’Univers, dont Horace Bertin nous a légué la saisissante peinture, s’ouvre en 1853 : « C’est le seul établissement où le luxe de la
décoration ait été porté si loin. Ce ne sont partout que festons, astragales, que dorures, scintillements, papillonnages, sculptures, enjolivements,
glaces et candélabres. Des gravures peintes par Lagier ne contribuent pas peu de leur côté à donner un aspect éblouissant à ce café qui
rappelle les Mille et Une Nuits. » Véritable annexe de la Bourse et de la chambre de commerce, le Café de l’Univers permettait aux négociants et
aux spéculateurs de traiter les affaires parmi la sciure et les crachoirs, entre un verre de vermouth et une partie de dominos.
Le Grand Café Glacier, place de la Bourse, avait pour patron M. de Lamothe, un génie du marketing et du stakhanovisme hôtelier. Ses garçons
pouvaient servir cinq cents tasses de café à la minute dans sa grande salle éclairée par cent vingt becs de gaz convertis sur le tard à l’électricité.
L’été, l’établissement débitait six cents glaces à l’heure, mais pas n’importe quelles glaces. Il s’agissait de petits santons de crème et de givre
consommés par des fidèles avides de cette crèche rafraîchissante.
L’Indicateur marseillais lui attribue le prix de l’excellence : « Les objets de consommation sont délicats et non fraudés, avantage que l’on ne
trouve pas partout, et surtout à Paris, où l’on donne effrontément pour de la crème de la farine diluée dans l’eau avec quelques gouttes de lait. »
C’est en pensant à ces douceurs parisiennes qu’un poète anonyme composa ce quatrain :
Un Poulbot voulait de la crème
C’est du caca qu’on lui donna
Moralité :
Quand on n’a pas ce que l’on aime
Il faut aimer ce que l’on a.
Mais de tous les établissements de la Canebière, ma préférence va au Café des Allées. Il n’était ni le plus beau ni le plus tape-à-l’œil et les jaloux
l’avaient surnommé de « Cachoflé » (l’artichaut), parce que, disait-on, ses habitués possédaient un cœur comparable à ce légume partageux. Le
Cachoflé était le rendez-vous des « petits crevés », avocats sans cause qui y tenaient leurs assises à la recherche d’une clientèle. Cette façon
peu orthodoxe de bâtir un cabinet au comptoir fait partie d’une vieille tradition de la basoche marseillaise. Quand je me suis inscrit au barreau, le
Cachoflé n’existait plus. Il avait été remplacé par La Civette du Palais, rue Grignan, baptisé par les magistrats « La Onzième Chambre », en un
temps où le Palais n’en possédait que dix. À La Civette, on rencontrait des défenseurs pittoresques, professionnels de la belotte et du baby-foot
rassemblés au sein d’une association intempérante, Les Chargeurs réunis, créée à Aix par le bâtonnier Raymond Filippi. Deux pénalistes
redoutables dominaient le lot : Paul Olivetti, dit « le soda inconnu », et Jean-Pierre Poutache, un ancien parquetier, dit « l’attorney général », en
hommage à la générosité avec laquelle il étanchait la soif de ses confrères.
Revenons à la Canebière et à ses cafés où Marseille, ses visiteurs, ses émigrés, ses étrangers se retrouvaient dans la fraternité, l’odeur de
l’absinthe et l’asphyxie des cigares qui, en 1851, faisait fulminer L’Indicateur marseillais : « L’habitude de fumer dans les endroits publics est
détestable. Heureusement que cette licence est maintenant interdite et des salles particulières y sont consacrées. »
Marseille – ce mérite lui est peu souvent accordé – fut à la pointe de la lutte antitabac. Déjà, au XVIIIe siècle, un établissement public était réservé
aux fumeurs, Le Tubanaux, qui donna son nom à la rue Thubaneau où, bien plus tard, dans une de ces maisons dont cette vilaine venelle s’était
fait la spécialité, j’ai laissé ma vertu entre des bras mercenaires.
Le mistral a dissipé la fumée des cigares, chassé l’odeur entêtante des pipes et les grands cafés chantés par Charles Trenet ont, les uns après
les autres, fermé leurs portes. Les capitaines au long cours sont partis pour Marignane, la Bourse des valeurs s’est installée à Londres et à New
York et le journal télévisé a remplacé la tournée des grands ducs. La Canebière elle-même n’a pas résisté au chambardement des nations et
des consciences. Elle n’est plus tout à fait la Canebière et il est temps qu’elle se réconcilie avec Marseille, qu’elle retrouve l’âme qui avait séduit
les plumes les plus exigeantes.
Dans son Journal, Stendhal, un habitué du Café des Mille Colonnes où la tasse coûtait vingt-cinq centimes, parle d’une avenue aux platanes
centenaires, plus large que la rue de la Paix.
Flaubert évoque « les grands pavés de la Canebière qui chauffaient la semelle de mes souliers, me faisaient tendre le jarret à l’idée des plages
brûlantes où j’aurais voulu marcher ».
Avant de s’embarquer pour l’Orient, Théophile Gautier, cité pour la deuxième fois parce que, de tous nos grands écrivains, il est sans doute celui
qui a le mieux compris Marseille, contemple depuis le Café Turc ce spectacle inattendu : « Un convoi funèbre débouchait sur la Canebière,
précédé de pénitents blancs, horribles comme des spectres en plein midi. La tête enveloppée dans leur cagoule, ils lançaient par les trous de
leurs masques des regards noirs ; ils murmuraient d’une voix caverneuse la prière des morts ; sous le bord de leurs frocs, on voyait de gros
souliers ferrés ; une lumière vive et gaie éclairait le cortège lugubre qui traversait la foule affairée, comme s’il avait hâte de fuir la vie. »
Je trouve émouvante la description de cet enterrement insolite au milieu des vociférations et des interpellations de trottoir à trottoir. On apprend à
mieux connaître une ville à travers ses funérailles, parce que le chagrin plus que la joie sait mettre les âmes à nu. Celui-là révèle la foi italienne
des Marseillais pour lesquels le bon Dieu est un personnage de la commedia dell’ arte. La Canebière d’hier, receleuse d’exagérations et de
criailleries, voit sa bimbeloterie s’écailler devant des capelans encagoulés et leur macabre litanie.
Ce passage de Gautier me fait penser à la vision que m’a offerte Venise l’année dernière. À quelques encablures de l’île cimetière de San
Michele, notre vaporetto croisa une étrange gondole où quatre rameurs vêtus de blanc conduisaient à sa dernière demeure un notable rappelé à
Dieu. Leur frêle embarcation était décorée de fleurs immaculées et les gondoliers la faisaient glisser sur la lagune plate comme ma main.
La lagune, c’est la Canebière de Venise.
C’est sur la Canebière que j’ai failli devenir un voyou de Marseille, un nervi, si vous préférez. Avec quelques garnements de mon entourage – Guy
Pelletier dont le père était général, position considérable à l’époque du Maréchal ; Pierre Cristol, qui refusait déjà les contraintes de la vie pour
épouser la liberté ; Jean Guichet, futur héros du Vercors et des 24 Heures du Mans et quelques autres –, nous pratiquions un sport qui faisait
pouffer les sergents de ville, rendait confuses les femmes honnêtes et furieuses celles qui ne l’étaient pas : le jeu de dattes.
En voici les règles :
Les joueurs devaient descendre la Canebière en rangs par quatre. Les deux du milieu, les guetteurs, formaient le noyau dur. À droite et à
gauche, les voltigeurs qui les flanquaient devaient imprimer de forts balancements – l’un à son bras gauche, l’autre à son bras droit – poing fermé
et pouce levé. Quand les guetteurs apercevaient une robe affolée par le mistral, ils avertissaient les voltigeurs qui accéléraient pas et mouvement
jusqu’au moment où le poing et le pouce atteignaient le séant de la victime dont ils s’efforçaient, leur forfait accompli, de calmer le courroux de
pâles excuses.
On appelait cette délicatesse « faire une datte », le pouce des humains ayant quelques ressemblances avec le fruit du palmier. Celui qui avait
fait le plus de dattes dans un après-midi recevait en récompense un paquet de dattes, friandise rare en ces temps de disette.
Le règlement était impitoyable : la moindre gifle effaçait tous les points et le giflé était interdit de dattes pour deux jours. La muflerie a son
étiquette.
C’est également sur la Canebière que j’ai frôlé la mort, le 27 mai 1944. J’avais dix-sept ans et j’étais en seconde au lycée Thiers. Ce matin-là,
Robert Jardillier nous enseignait la géographie.
Robert Jardillier ? Ce nom a été effacé par le temps. Injustice. Ministre des Postes sous Léon Blum, il avait accumulé sur sa personne les
crachats de la presse collaborationniste. Gringoire et Je suis partout l’accablaient de leur boue et réclamaient contre lui les châtiments les plus
sévères. Mes parents bien-pensants s’inquiétaient de voir leur fils confié à ce dangereux bolchevique, mais, solidaire des persécutés, n’en
laissaient rien paraître. Comme mon professeur ne mangeait pas toujours à sa faim, ils l’invitèrent à déjeuner le jour où papa avait reçu d’un de
ses patients, cadeau inestimable, un magnifique loup. Jardillier, qui ressemblait à Louis Jouvet, fit preuve, comme à son habitude, de bonté, de
culture, de tolérance. Je connaissais ses qualités ; elles avaient fait naître en moi le goût de la poésie.
Ce 27 mai, un peu après dix heures, les sirènes retentirent d’un meuglement continu : l’alerte. En pareil cas, nous devions immédiatement nous
diriger vers la cave du lycée et y demeurer jusqu’au moment où des sons intermittents annonceraient la fin du danger.
Au moment de pénétrer dans l’abri, le surveillant général m’orienta, avec une vingtaine de mes camarades, vers le sous-sol d’un immeuble
voisin. Je n’avais qu’une idée en tête : fuir ces catacombes bondées pour aller regarder les actualités à Cinéac, la salle de cinéma située à
l’angle de la Canebière et du boulevard Garibaldi. Un moment d’inattention de notre guide me rendit la liberté.
Marseille était déserte. Seules quelques tractions avant noires sillonnaient les rues, pendant que les volontaires de la Défense passive, masques
à gaz en bandoulière, patrouillaient sans grande conviction. Face à l’école des beaux-arts où j’étais parvenu en rasant les murs, je rencontrai,
poussant sa petite charrette, Thiburce, le marchand de livres ambulant. « Qu’est-ce que tu fais là, petit ? Tu ferais mieux de te planquer, au lieu
de suivre mon exemple. Moi, c’est pas pareil, je peux pas abandonner mon commerce. »
Son commerce ! Il m’avait toujours fasciné, son commerce, mais jamais Thiburce ne m’avait permis de plonger mes mains dans les rayonnages
où reposaient ses trésors. Ce jour-là, il me laissa faire. Égarés parmi un Buffon en trente-trois volumes, deux ouvrages me saisirent au cœur :
Alcools d’Apollinaire, et Les Complaintes de Jules Laforgue : « Alcools, nous avait dit Jardillier, c’est le bréviaire de la nouvelle beauté. Quant
aux Complaintes, faites-en votre bible, elles vous enseigneront l’art de ne pas se prendre au sérieux, d’éviter la larme écrite. »
Mes yeux brillaient si fort que le libraire ambulant rendit les armes. « Ils te plaisent, mes deux livres ? Tu n’as qu’à les prendre, petit. Tu sais, je ne
te fais pas un beau cadeau : ils sont invendables. »
Je l’aurais embrassé.
Mon héritage inespéré sous le bras, je forçai le pas vers Cinéac, où la guerre devait me révéler les images de ses derniers ravages. À peine
arrivé à destination, la terre s’ouvrit dans un vacarme de géhenne ; la ville éventrée se soulevait comme un volcan ; l’odeur de la mort était plus
puissante que celle de la poudre.
Projeté à terre, je perdis connaissance. Pendant combien de temps ? Je suis incapable de le dire aujourd’hui. Je revins à moi entre les jambes
d’un cheval mort. Couvert de sang, noyé dans les tripes de l’animal auquel je devais mon salut, sa chair m’ayant servi de pare-éclats, je chancelai
puis retombai à nouveau. Une averse de bombes anglaises et américaines venait de pleuvoir sur Marseille. Le quartier de la gare, le centre, la
Canebière servaient de linceul de pierre à sept mille victimes et les hôpitaux regorgeaient de blessés. Une fumée âcre rendait les survivants
aveugles et cette fumée qui ne laissait rien voir, je la vois encore. Près de moi, des enfants sans bras, des hommes sans tête, des femmes
dévêtues par le souffle qui rendait hideuse leur nudité… Après m’avoir protégé, les entrailles de la bête sacrifiée me servaient de couverture
gluante. Je n’aurais jamais imaginé qu’un cheval mort pût sentir aussi mauvais.
Quand je parvins à me dégager, la Canebière ressemblait à une avenue stratifiée dans du charbon de bois. Les blessés et les morts, pêle-mêle,
étaient couchés à même le sol. Les rescapés terrifiés mordaient le bitume et n’osaient pas se relever.
Seul un homme restait debout. Sanglé dans un uniforme noir, son visage de borgne coupé en deux par un bandeau, il montrait le poing au ciel et
maudissait les cracheurs de bombes. S’adressant aux vivants et aux morts, il retrouvait les accents qui firent trembler les murs de Troie : « Vous
les avez voulus, vos amis. Vous les avez. Marseille est couverte de sang. Marseille a ses Anglais. Au lieu de chialer, allez enterrer vos femmes et
vos enfants. »
Je reconnus Simon Sabiani, premier adjoint au maire, l’ami de Carbone et de Spirito, l’ancien communiste devenu un des chefs du PPF de
Doriot. Son parler corse s’enroulait autour de ses anathèmes et blindait ses malédictions. La colère transfigurait ce renégat héroïque et faisait de
lui le prophète du malheur. À Marseille, même les salauds ont le droit d’être grands.
Un tuyau laissant échapper sa cascade, je pus me laver à grande eau. Il me fallait à tout prix rejoindre mes camarades, bien à l’abri dans leur
petite cave. Quand je parvins à l’endroit d’où je m’étais échappé, l’immeuble avait disparu. Tous mes amis, écrasés sous le béton et les
poutrelles, gisaient, victimes de la discipline et de leur docilité.
Je devais mon salut à la désobéissance.
De retour à la maison, pour un temps encore debout, mes parents étaient au désespoir. De passage, mon oncle, le curé de Saint-Zacharie,
récitait la prière des défunts, quand le fantôme de l’enfant prodigue apparut. Ma mère, le visage ravagé par les larmes, posa le chapelet dont elle
égrenait les grains.
« Comment se fait-il que tu sois là ? Ton père est parti à la recherche de ton corps.
— Je suis là, maman, parce que j’ai désobéi. »
Elle me gifla, éclata en sanglots, me serra si fort dans ses bras que je faillis mourir, pour de bon, étouffé.
Quand leur occupation principale leur en laisse le loisir, ils entrent en racket comme les séminaristes en religion. Hôtels, bars, restaurants,
cabarets, boucheries, commerces de primeurs et de melons de Cavaillon… sont mis à l’amende. Leurs propriétaires, soucieux de souscrire une
assurance sur la vie, ne se font pas trop prier.
À l’époque, la boxe n’était pas encore détrônée par le football. Carbone et Spirito organisent les matchs, les « truquent et blousent » les parieurs.
Un « cousin », un certain Buonaugura, devenu le premier de France poids coq sous le nom de Kid Francis, rencontre en 1930 aux arènes du
Prado le champion du monde de la catégorie, George Mack, qui s’écroule dès le deuxième round. La foule ovationne le Français et conspue
l’Américain. Plus tard, on découvrira que le pseudo-Mack est un soutier recruté quelques jours plus tôt sur un navire de passage, qui n’a jamais
pratiqué le noble art…
Carbone et Spirito régneront pendant quinze ans sur le milieu aux côtés de leur soutien politique, Simon Sabiani, grande gueule et « gueule
cassée », œil de verre et mâchoire défoncée, un authentique héros des tranchées.
Lors des élections municipales de 1929, Sabiani devient premier adjoint et le restera jusqu’en 1935. À chaque élection, Carbone et Spirito lui
fournissent les gros bras dont il a besoin. Un service d’ordre en vaut un autre et le politicien protège les gangsters, place leurs amis dans
l’Administration, nomme le frère de Carbone directeur du stade municipal.
1934, l’affaire Stavisky secoue la France. Un mois et demi après son « suicide » de deux balles dans la nuque, selon l’expression de Léon
Daudet, un nouveau drame met le pays en émoi. Le 20 février, le corps du conseiller Prince est retrouvé écrasé sur une voie de chemin de fer
près de Dijon. Le fonctionnaire dirigeait la section financière du parquet et avait obtenu à quatorze reprises le renvoi du procès Stavisky. Deux
thèses s’affrontent : complice de l’escroc, Prince a mis fin à ses jours, affirme la gauche. Il était sur le point de révéler les pressions politiques
subies et la police l’a éliminé, réplique la droite.
L’énigme passionne les foules et Paris-Soir confie l’enquête à Georges Simenon, le père de Maigret. Moins perspicace que le commissaire, il
recueille les confidences d’un certain Gaétan de Lussatz, aristocrate encanaillé qui accuse nos deux truands d’être les auteurs du crime. Le
30 mars, l’inspecteur Bonny – qui fera carrière dans la Gestapo – arrête Carbone et Spirito, puis Lussatz pour faire bonne mesure. À son grand
désappointement, les deux gangsters ont des alibis, les témoins se rétractent, Sabiani fait placarder sur les murs de Marseille une affiche
vengeresse : Carbone et Spirito sont mes amis, tous ceux qui les calomnient auront affaire à moi et à la justice. Redoutable duo. Maître Moro-
Giafferi et maître Ceccaldi, leurs avocats, obtiennent leur libération. La municipalité accueille les triomphateurs en grande pompe gare Saint-
Charles, d’où ils descendent la Canebière en voiture découverte jusqu’à leur réception à l’Hôtel de Ville.
En 1935, à la suite de l’invasion de l’Éthiopie, la Société des nations prend des sanctions économiques contre les importations italiennes.
Carbone et Spirito se portent au secours du Duce et organisent la contrebande. Une nuit, dans les faubourgs de Hyères, un chargement de
parmesan est saisi par les douaniers. Les deux hommes, surpris sur les lieux, s’en tirent avec une peine symbolique. La douane se hâte de
mettre en vente cette marchandise périssable. Des envoyés très spéciaux font comprendre aux acheteurs potentiels qu’ils n’ont pas intérêt à
pousser les enchères. Un complice enlève le marché à un prix dérisoire et le fromage, en toute légalité, est écoulé au prix fort.
Du fromage au trafic d’armes, il n’y a qu’un pas. En 1936, la guerre civile espagnole permet à Carbone et Spirito de se consacrer à cette
nouvelle activité. Le matériel militaire, acheté à la manufacture d’Herstal en Belgique, est acheminé vers l’Espagne où il rejoint le camp de
Franco, grand ami de Sabiani, pour le grand profit de nos deux compères, qui font feu de tout bois.
En 1940, Vichy – ordre moral oblige – les emprisonne à Sisteron. Les Allemands, qui cherchent à recruter des agents en zone libre, obtiennent
leur libération. Dotés d’une carte « V. Mann » – homme de confiance du SD ou Sicherheit Dienst –, leur collaboration est d’abord économique :
trafics alimentaires, marché noir ou gris. Après l’invasion de la zone libre en novembre 1942, ils passent à des activités plus sérieuses et
rejoignent la Gestapo.
Carbone fait de nombreux séjours dans la capitale, où Spirito habite avenue Foch l’appartement d’une famille juive réquisitionné à son profit.
Ses allées et venues entre Marseille et Paris seront fatales à Carbone. Le 16 décembre 1943, il sommeille dans un wagon-lit lorsque son train
saute sur une mine posée par des maquisards à Neuville-sur-Saône. Les deux jambes broyées, cet escarpe courageux demande aux
sauveteurs une dernière cigarette avant de les envoyer s’occuper des autres blessés.
Ses obsèques à Sainte-Marie-des-Batignolles à Paris rappellent davantage une rafle qu’un enterrement. Le milieu corse et marseillais, les filles
sorties de leurs maisons côtoient le gratin de la collaboration. Otto Abetz, des SS en uniforme, Paul Marion, ministre de Vichy, et des célébrités
comme Mistinguett se bousculent autour du cercueil englouti sous trois cents couronnes pendant que Tino Rossi chante l’Ave Maria et
l’Ajaccienne.
La fin de Spirito est moins glorieuse. Condamné à mort par contumace à la Libération, il rejoint l’Espagne en compagnie de Sabiani. En 1947,
sous une fausse identité, il rallie les États-Unis où ses origines italiennes le lient à la mafia. Victime de ses vieux démons, il écope de deux
années de prison à Atlanta pour trafic de drogue. Son identité découverte, il est, à l’issue de sa peine, expulsé et extradé vers la France. Après
huit mois de préventive, les juges l’acquittent au bénéfice du doute. Citoyen respectable, il se retire à Sausset-les-Pins où il ouvre un restaurant.
Le nouveau milieu le consulte comme un juge de paix, jusqu’en octobre 1967 où, muni des sacrements de l’Église, il rejoint son vieux complice.
Castellane (Marcelle de)
(1577-1606)
Après l’armistice de 1918, quand les Marseillais en eurent assez de crier « À bas Guillaume », la municipalité chargea Allar, l’artiste à la mode,
de sculpter pour le faîte de la colonne qui domine la grande fontaine de la place Castellane une nymphe toute nue. Elle offrait ses formes
parfaites aux regards égrillards des passants. Il prit pour modèle celle qui allait devenir notre tante Jeanne, Jeanne parce qu’elle s’appelait ainsi,
et tante parce qu’elle ne l’était pas. Après s’être acheté une conduite, elle réserva – du moins l’affirmait-elle – ses charmes à Gaby, notre oncle à
héritage dont les frasques inquiétaient maman. Il finit, mais cela est une autre histoire, par épouser sa bonne. Chaque fois que je passe devant la
colonne, je pense à Gaby dont les errances ancillaires nous firent passer à côté de la fortune, à tante Jeanne aux appâts marmoréens, et au
marquis de Castellane qui, sur le terrain concédé par la ville, érigea, en 1810, la fontaine qui porte son nom.
Dans cette mine de petits romans vrais que constituent Les Historiettes de Tallemant des Réaux, immortel railleur du Grand Siècle, on trouve sa
trace associée à Marseille : « Or, cette Mme de Castellane étant accouchée à Marseille, elle fit tenir sa fille sur les fonts par la ville de Marseille
même. On lui donna le nom de Marcelle, une de leurs saintes, et aussi, peut-être, parce que ce nom approchait de celui de la ville.
Insensiblement le peuple, quand cette fille n’ayant plus ni père ni mère, vint demeurer avec une de ses tantes, l’appela Mademoiselle de
Marseille, au lieu de Mademoiselle Marcelle. C’était une personne de la meilleure grâce du monde, de belle taille, les cheveux châtains, qui
dansait bien, qui chantait, qui savait la musique jusqu’à composer, qui faisait des vers et dont l’esprit était extrêmement adroit ; fière mais civile ;
c’était l’amour de tout le pays. »
Tallemant narre sa triste histoire. Séduite par le duc de Guise, le fils du chef de la Ligue, elle fut son amie durant plusieurs années. Quand elle
sentit son compagnon près de manquer à ses promesses de mariage, elle prévint leur rupture. Cette élève préférée du poète Desportes eut
l’élégance de s’éloigner en chansons dont elle composa la musique et les couplets :
Il s’en va, ce cruel vainqueur,
Il s’en va plein de gloire ;
Il s’en va méprisant mon cœur,
Sa plus noble victoire ;
Et, malgré toute sa rigueur,
J’en garde la mémoire.
L’écrivain, qui avait fait connaissance avec Marseille au début du siècle, y retourna en 1838 puis en 1845, quelque temps après la parution de La
Vie de Rancé. Cette année-là, des témoins l’aperçurent place Castellane contemplant la fontaine. Qu’essayait-il de deviner à travers ces tresses
d’eau ? Que distinguait-il sous ce chant de larmes. Une chevelure châtaine ? Une chevelure blonde ? Les deux sans doute. Les femmes tirent
nos cœurs par les cheveux.
Cazaulx (Charles de)
(1558-1596)
Entre en scène une de ces figures farouches, dérangeantes, séduisantes, repoussantes dont le Guignol historique de Marseille fourmille.
Pour les uns, Cazaulx incarne l’âme brûlante de la ville, son aspiration à l’indépendance et à la liberté : un grand citoyen, un pur républicain
sacrifié aux intérêts du royaume de France. D’autres ne considèrent que le démagogue, l’homme de main, le ligueur fanatique, le dictateur sans
pitié qui finit comme il vécut, en spadassin éviscéré.
À l’annonce de son assassinat, Henri IV, qui en était le commanditaire, aurait déclaré : « C’est maintenant que je suis roi de France. » Un mot
peut-être forgé, mais exaltant pour notre héros et pour Marseille.
Sur l’échelle du temps, Cazaulx passa comme un éclair : de 1591 à 1596, dix fois moins que la parenthèse républicaine au XIIIe siècle. Il occupe
pourtant une place à part dans l’imagination locale, car on y retrouve tous les ingrédients de la bouillabaisse révolutionnaire, qui reste, au même
titre que l’autre, la grande spécialité du cru.
Cazaulx n’appartient pas à la classe des notables traditionnels, négociants catholiques modérés tournés vers le Levant que le menu peuple
déteste et nomme bigarrats. En 1572, la Saint-Barthélemy ouvre la chasse aux huguenots, les Marseillais s’enflamment, et la Pastorale devient le
théâtre de la cruauté.
Gasconne d’origine, phocéenne depuis trois générations, la famille Cazaulx est liée au monde du commerce citadin, à l’aise dans le métissage
social de la Blanquerie. Capitaine de milice, Charles baigne dans l’élément populaire dont il partage les valeurs et la foi.
Le grand historien Fernand Braudel remarque dans son Histoire de la Méditerranée : « l’on ne comprendra jamais l’épisode de Cazaulx si on ne
le replace dans son cadre étroit de vie municipale. Pour lui, le problème, de bout en bout, a été de ne pas trahir sa ville ».
Récapitulons les faits.
Le 26 août 1586, face à l’agitation des ligueurs, Antoine de Lenche, le deuxième consul, fidèle au roi, tente un coup de main sur l’Hôtel de Ville.
Mis en déroute, il cherche asile dans le couvent de l’Observance, d’où il est extrait sous les yeux de Cazaulx impavide, puis massacré par la
populace. En février 1591, les biggarrats, la fleur de lys au pourpoint, font une nouvelle tentative. Ils sont tenus en échec par le parti de Dieu
appuyé par les hommes du duc de Savoie, bientôt repoussés à leur tour hors des murs de la ville.
En octobre 1591, Cazaulx, élu premier consul, prend des mesures qui vont dans le sens de l’indépendance marseillaise : rétablissement de
l’Hôtel des monnaies et du Grenier à sel, suppression de la gabelle royale, fortifications et renforcement des défenses, grands travaux d’utilité
publique pour manifester le caractère irréversible de l’émancipation, mise à contribution des riches au nom de l’intérêt municipal, négociations
avec le roi d’Espagne… Le premier consul veut faire de Marseille une commune libre, à l’italienne. La tentation de Venise.
Sous tous les régimes, l’impôt sur la fortune irrite les nantis. Ils ne se laissent pas faire. Pour rétablir un ordre malmené, Cazaulx renforce la
milice, incarcère les récalcitrants ; certains, avant d’être conduits en prison, sont assassinés en pleine rue. Cazaulx et Louis d’Aix, le troisième
consul, échappent eux-mêmes à plusieurs attentats.
À la nouvelle de l’abjuration d’Henri IV, les cités ligueuses se rallient les unes après les autres. Seul Cazaulx fait la sourde oreille et conclut un
traité d’alliance avec Philippe II d’Espagne, le pire ennemi de la France, le 20 janvier 1596. C’est le prix à payer pour la liberté de Marseille.
Devenu collaborateur, le consul vient de signer son arrêt de mort. Le Vert-Galant, qui, contrairement à la légende, n’était pas un tendre, charge un
ligueur, Baglione, dit Libertat, de le débarrasser de l’irréductible. Le 17 février, Cazaulx est attiré dans un guet-apens et le sbire lui passe son
épée à travers le corps.
De siècle en siècle, les foules ne changent guère. Les mêmes qui acclamaient Cazaulx le Patriote explosent d’une joie mauvaise à la nouvelle de
l’exécution de Cazaulx le Tyran. Privés de leur allié, les Espagnols de la garnison décampent et le lendemain, les portes de la cité s’ouvrent
devant l’envoyé du roi de France, le fils de l’ancien chef de la Ligue, le duc de Guise.
L’Histoire ne sera pas clémente pour celui qui a fait passer les intérêts d’une ville, qui existe, avant les intérêts d’un pays qui se cherche. Il a fait
don de sa personne à Marseille avec le même désintéressement que Rebecqui ou Gaston Crémieux. Mais la statue du grand apostat écrase de
tout son poids le petit Marseillais et l’ombre portée du roi pacificateur rejette l’agitateur dans les ténèbres où sont plongés les agents de
l’intolérance. Par son opposition au souverain le plus emblématique de France, Cazaulx était condamné au mauvais rôle. Je ne cherche pas à
absoudre ses violences commises sans haine et dans l’urgence, mais son amour pour Marseille m’incite à lui accorder les circonstances
atténuantes.
À travers les siècles, certains édiles marseillais ont été hantés par le souvenir de l’aventurier. La poitrine barrée de l’écharpe tricolore, ils ont
rêvé d’une République marseillaise dont ils seraient le président.
Le syndrome Cazaulx ne serait-il pas l’ultime séquelle de l’utopie d’une Marseille indépendante dans une interdépendance française réduite à la
portion congrue ?
Centre international de poésie de Marseille
Depuis près de vingt ans, la Vieille Charité est retournée à ses anciennes amours : elle est redevenue un asile, mais cette fois, un asile de
poésie vivante. Elle abrite en effet le CIPM (le Centre international de poésie de Marseille), ses manifestations et la revue qu’il édite, le CCMP.
Comme dans la rôtisserie de Ragueneau, les poètes coulaient des jours heureux dans ce haut lieu de la culture et de l’Histoire où le souffle
épique se mêlait au mistral. Las, le bonheur est éphémère, et l’abandon n’était pas loin. Il prit la forme d’un arrêté d’expulsion, si l’on en croit la
pétition affichée à la porte du centre :
« La convention d’occupation triennale entre le CIPM [créé en 1990 à la demande de la ville de Marseille] et cette dernière arrive légalement à
terme le 6 mai 2008. La DGAC (Direction générale des affaires culturelles) ne souhaite pas renouveler cette convention au prétexte de sécurité
et de circulation différenciée pour le public non muséo. […] À l’heure de la candidature de Marseille-Provence, capitale européenne de la culture
en 2013, nous ne voudrions pas commencer une nouvelle année ne sachant pas en quel lieu nous pourrons assurer notre programmation, dans
quel lieu se trouveront les quelque quarante mille documents de notre bibliothèque unique en France, dans quel lieu nous pourrons accueillir nos
résidents, dans quel lieu nous pourrons montrer nos expositions, dans quel lieu nous pourrons organiser nos lectures et performances, dans quel
lieu nous pourrons tout simplement continuer à faire rayonner la poésie. »
Comment imaginer que la ville d’Artaud, de Brauquier, de Toursky et des Cahiers du Sud puisse transformer la muse Erato en SDF ? En
revanche, je trouve réconfortant qu’au début d’un nouveau millénaire où le matérialisme s’accroche, on puisse ressusciter la querelle des anciens
et des modernes. Je signerai la pétition parce que je suis un ancien de la modernité qui refuse la limite d’âge. Je signerai la pétition, car il ne faut
jamais mépriser l’avant-garde : elle se venge en devenant classique.
L’école poétique de Marseille attise les énergies, les électrise, les soude aux fantômes du passé. Où lire ailleurs qu’à Marseille ces Éclats
d’éveil de Julien Blaine, le fondateur du centre ?
Comment rendre la chose illisible ? Comment rendre la chose illisible ? Comment rendre la chose illisible ? Comment rendre la chose illisible ?
Comment rendre la chose illisible ? Comment rendre la chose illisible ? Comment rendre la chose illisible ? Comment rendre la chose illisible ?
Comment rendre la chose
… litanie qui se prolonge sur deux pages pleines… Cette accumulation répétitive est-elle un chef-d’œuvre ? Je vous laisse juge.
À cause de – ou malgré – ce poème, inspirons-nous du général Hugo d’« Après la bataille », et tournons-nous vers le premier magistrat de la
cité : intervenez quand même en leur faveur, monsieur le maire.
César (César Baldaccini, dit)
(1921-1998)
Il est temps que les Marseillais en prennent conscience : l’un des plus grands sculpteurs de la seconde moitié du XXe siècle est un enfant de la
Belle de Mai.
En 1979, quand je plaidais pour Marseille, j’avais enregistré César. Je m’entends aujourd’hui et ne change rien à ses confessions. Mon dialogue
avec lui se termina en 1998, quand Dieu l’invita à compresser les nuages.
« C’est là que je suis né. Comme un émigré, comme un Italien. Mon grand-père, c’est un émigré. Ma mère, c’est une émigrée. Mon père seul est
né à Marseille, c’est pareil, nous étions tous des Italiens. C’est-à-dire de vrais Marseillais, parce qu’il n’y a pas plus marseillais qu’un Italien,
sinon, peut-être, un Corse. »
Sans me laisser le loisir de l’interrompre, il enchaîna. Ses yeux, cachés au fond de sa barbe, brillaient d’une malice rendue plus profonde par
l’angoisse qui ne le quittait guère.
« C’est encore à la Belle de Mai que j’ai fait connaissance avec moi-même. C’est là, à Marseille, que j’ai commencé à vivre, à me connaître, à
apprendre ce que serait mon métier. J’avais beaucoup de complexes, tu sais Lombard [il ne m’a jamais appelé par mon prénom], du simple fait
d’être né à la Belle de Mai. J’étais humble, inculte, c’est ce qui m’a sauvé, mais j’observais, j’essayais de comprendre. »
Quand un homme de génie n’a pas de culture, il est condamné à inventer. Toute sa vie, César ne cessera jamais d’inventer.
« Mes parents disaient : “Il est sage ce petit. Il s’occupe.” Le mot juste serait “je tripotais”. J’étais un tripoteur. »
Armand fut un artisan inventif, Tinguely, un mécanicien onirique, Germaine Richier, une suiveuse de talent. César restera sa vie durant un
tripoteur. Il tripotera inlassablement toutes les matières, tous les matériaux auxquels il conférera des lettres de noblesse refusées par le Créateur.
Ce tripotage sera sa grandeur.
Aux Beaux-Arts de Marseille, il rencontre – « détail » trop souvent oublié par ses biographes – le metteur au point de Rodin. Le bonhomme
charrie avec lui le rude savoir de l’immense sculpteur. La leçon ne sera pas perdue. César, tout au long de son corps-à-corps avec l’insolite,
restera, comme Rodin, un sculpteur classique. Il maîtrisera tout, y compris le baroque, emboîtant ainsi les pas de Puget.
Tout en restant fidèle au bronze et à l’argile, il discipline le fer et dote les matières pauvres d’une nouvelle richesse : carton, mie de pain,
allumettes, plastique sont traités avec autant d’irrespect que le marbre. Ce défi au bon goût débouche sur une esthétique explosée jusqu’au jour
où il fait la rencontre de sa vie. Elle va transformer son art. À Jacques Ségala, il confie :
« Tu sais, petit, depuis vingt ans, je m’échinais avec les outils de mon père : la masse, le burin, les tenailles. Et puis, un jour, passant par hasard
chez un ferrailleur, j’ai vu le plus surréaliste des outils : une presse. Que c’était beau. J’ai voulu tout savoir sur elle. Et le ferrailleur m’a prêté ses
gros bras de fer. »
César vient d’entrevoir puis d’inventer la compression qui écrase l’objet, le contraint à devenir un autre, à adopter une beauté nouvelle, plus
inquiétante que l’ancienne, puisqu’elle repose sur le cycle destruction/recomposition. Voitures, motos, appareils ménagers, cafetières, théières,
jouets… tout y passe. La chose la plus banale en rendant son dernier soupir sous le poids récupère aussitôt une âme neuve. Elle devient œuvre.
Dans cette planète, dépotoir des hommes, il impose un art écologique de protestation. Il transforme le détritus en ineffable, métamorphose les
poubelles en musées. Il avait compris, ce maître inculte et formidable, qu’après Hiroshima l’artiste devait réconcilier la démolition et la recréation,
et laisser aux pompiers pyromanes le soin de balayer les décombres. César ne les déblaie pas, il les apprivoise, les comprime, les étire.
Et puis, il y aura Venise où la Biennale, tous les deux ans, fait de la Sérénissime la capitale de l’art contemporain. En 1995, on confie à César le
pavillon français. Il propose une installation – je déteste ce mot – constituée de compressions de voitures multicolores d’un poids global de cinq
cent vingt tonnes. Autant organiser le bal du club des Cent kilos dans une cabine téléphonique. Les sceptiques parlent de galéjade ; les envieux,
de paranoïa. Le petit homme s’en moque. Dans la salle centrale de notre pavillon, les prismes de métal sont assemblés, soudés les uns aux
autres en un bloc compact. Les châssis et les tôles chauffés à blanc donnent une inoubliable impression de grandeur et écrasent de leur masse
le spectateur stupéfait. Tout le message de César est résumé dans cette accumulation/compression provocatrice où les carrés inégaux
s’entremêlent, se défient, puis s’harmonisent sous sa poigne. Les carrosseries se superposent, se flattent, se heurtent, se complètent pour
former le mur du défi césarien.
Puget disait : « Devant moi, le marbre tremble. » Devant César, c’est toute la matière du monde qui vacille.
Peu de temps avant sa mort, place Thiars, quand le crépuscule plombe les tuiles, il me confie : « J’ai quitté Marseille à vingt et un ans. J’imagine
que j’ai accompli ce que je devais être : un émigré à nouveau, comme mes parents, comme mes grands-parents. »
Puis, il ajoute ces phrases inouïes : « Émigrer, c’est-à-dire nourrir Paris de la force de Marseille, comme Marseille se nourrit de la force de la
Méditerranée. Mes souvenirs sentent le violet. Tu sais ce que c’est, le violet ? Le violet, c’est le coquillage et c’est l’artichaut. Les deux.
Cinquante ans après, j’ai du violet plein la bouche. »
Lorsque François Mitterrand à l’apogée de sa force tranquille reçoit César à l’Élysée, il lui dit : « Je ne connais que deux César : l’autre et vous. »
Rassurez-vous : l’un et l’autre figurent dans ce dictionnaire.
César (Jules)
(100-44 av. J.-C.)
Marseille ne connaît pas la neutralité. Jules César (Jules comme Raimu, César comme le sculpteur) ne s’y trompe pas dans son Histoire de la
guerre civile. En 49, ayant chassé Pompée en Grèce et conquis Rome, l’Italie et l’Espagne, le voici sous les murs de la vieille cité hellène, alliée
héréditaire des Romains contre les Carthaginois. Le dictateur est contraint d’écouter les protestations des magistrats phocéens qui refusent de
trancher entre son camp et celui de Pompée car : « Devant des services égaux, leur devoir était de témoigner à chacun une reconnaissance
égale, de ne donner à aucun d’eux une aide contre l’autre, et de ne recevoir ni l’un ni l’autre dans leur ville et dans leur port. »
Belles paroles bientôt démenties par l’accueil réservé aux partisans de Pompée à la tête d’une puissante flotte. Cette infidélité ne sera pas
oubliée et César, de sa prose aiguisée, s’attarde sur le siège de Marseille auquel Lucain, un siècle plus tard, consacrera quelques centaines de
beaux vers de sa Pharsale. Du mois de mars au mois de mai, l’affaire, il faut en convenir, avait été rondement menée. Elle s’acheva par une
capitulation, en septembre, au retour de César, après que ses soldats eurent brûlé le bois sacré de la colline de Notre-Dame-de-la-Garde
devenue le Mont Chauve.
Pourtant, cette conquête, magnifiée par le nouveau maître du monde pour soigner sa propagande, n’était pas un exploit : depuis longtemps,
Marseille était condamnée à devenir une cité romaine et à oublier sa liberté hellénique qui, à l’instar de la Grèce tout entière, l’avait fait basculer
dans le camp de Pompée.
« C’est déjà un fait mémorable et un honneur éternel pour la ville grecque que d’avoir ralenti le cours précipité d’une guerre dont les flammes
s’étendent en tous sens. César, qui enlève tout, n’en triomphe que par la lenteur », écrit Lucain en hommage à la résistance marseillaise.
Ces lignes font litière de l’orgueil du conquérant qui tend à transformer une capitulation dans l’honneur en une immense victoire. Correspondant
de sa propre guerre, contaminé par une maladie typiquement marseillaise, César devient grand rhétoriqueur de ses propres exploits. Il est venu,
il a vu, il a vaincu, mais pas autant qu’il cherche à le faire croire.
Rien ne sera plus comme avant : jamais la ville ne se sentira maîtresse d’elle-même, toujours elle rêvera de le redevenir. Pour Marseille, César –
comme Marius – est le prête-nom de la fatalité. Le paradoxe n’est pas mince : deux occupants ont légué leurs patronymes aux fils de la révolte et
de l’insoumission.
Cézanne (Paul)
(1839-1906)
Quand éclate la guerre en 1870, la France des arts et des lettres se mobilise contre les envahisseurs : Bizet, Saint-Saëns, Regnault (qui en
mourra) courent aux avant-postes ; même Flaubert, misanthrope reclus, s’enflamme et organise autour de Rouen assiégée une compagnie de
francs-tireurs. Paul Cézanne quitte la capitale. Les gendarmes le recherchent dans sa bonne ville d’Aix. En vain. Il a fui Paris avec sa mère pour
se réfugier dans sa maison de l’Estaque, non loin de « l’Étoile Polaire », la garçonnière de Papa Nane où il recevait, selon lui, d’innombrables,
mais, entre nous, souvent imaginaires, conquêtes.
L’Estaque, le XVIe arrondissement de Marseille, n’a rien à voir avec l’Éden bétonné de la bourgeoisie parisienne. Les soirées d’été, les
Marseillais déambulent le long de son joli quai en se régalant de chichis fregi et de panisses à la purée de pois chiche.
Selon la légende, ce petit port de pêcheurs pauvres qui somnole entre mer et montagne n’a pas profité des largesses du Très-Haut qui avait
voulu doter chaque quartier de sa ville préférée d’un saint patron : saint Barthélemy, saint Henri, saint Loup, saint Tron, sainte Marguerite et les
autres… Malheureusement, arrivé à l’extrémité nord-est de la cité, son sac de canonisés et de bienheureux était vide. Impossible de dénicher un
nouveau saint. Par dépit, il appela ce lieu déshérité « Estaco » – l’Éternel, c’est connu, parle couramment le provençal –, qui, francisé, devint
bientôt l’Estaque avec Sa divine permission.
À l’Estaque, en 1870, les pêcheurs mobilisés ont déserté leur pointu et les femmes inquiètes pleurent leurs fils ou leur mari absents qui, peut-
être, ne reviendront jamais.
Pendant ce temps, du haut de sa colline, Cézanne, l’œil vissé sur le paysage qu’il recompose autour de lui, médite sur son art. Il cherche sa voie
pendant que le mistral gonfle les voiles, fait se courber les pins et les cyprès, dégage l’horizon jusqu’à l’insondable. Loin de Paris, de ses écoles,
ses salons, ses modes, il sait qu’aucun concept – fût-ce celui des impressionnistes iconoclastes – n’est capable de saisir « la réalité idéale » de
cette mer des origines, de ces arbres qui lui paraissent éternels. À l’Estaque, il sort de son « époque couillonne » (l’expression est de lui). Il
apprend cette prière permanente adressée à son dieu unique, la peinture. De doute en crise, il la récitera jusqu’à sa mort. Bref, à l’Estaque, il
devient Cézanne.
Sans doute n’aurait-il pas apprécié sa place dans ce dictionnaire. Fils de petit banquier aixois, il rejette le commerce de l’argent, abandonne ses
études de droit mais ne cesse de revendiquer sa terre mère. Aix la rivale bourgeoise et protestante, l’antithèse de la cité phocéenne catholique
et insoumise qui s’est toujours érigée en capitale de la Provence… Déjà, en 1866, il écrivait à Pissarro qu’il n’enverrait plus ses tableaux au
Salon de Marseille. Cézanne n’aimait pas davantage Paris, sa mesquinerie, ses censures, sa frivolité et ses lourdeurs Second Empire. Il veut
affirmer l’autonomie culturelle et artistique de sa ville natale, s’affranchir du pompiérisme triomphant qui pollue la peinture. Bien sûr, il admire
Puget découvert au musée Granet, dissèque son étude d’un pin dont on trouvera les racines tout au long de son œuvre. Mais Cézanne se situe
en dehors des esthétiques éphémères imposées par les hommes, au-delà des apparences fugitives de la nature.
Peintre provençal ? Sans doute, puisqu’il n’a jamais réellement quitté Aix. Mais peintre de la vérité par-dessus tout, tapi dans les secrets de la
création. Pourtant, ne lui en déplaise, il trouve son chemin à l’Estaque, faubourg de Marseille, d’où il écrit à Pissarro : « Le soleil est si effrayant
qu’il me semble que les objets s’enlèvent en silhouette non seulement en blanc ou noir, mais en bleu, en rouge, en brun, en violet… »
Débarrassée du superflu, sa vision épouse la lumière, saisit les arbres en premier plan, découpe les rochers qui se muent en maisons aux tuiles
couleur de terre ocre. À l’horizon, la mer azur se libère du paysage torturé et s’étale dans sa densité huileuse. Au loin, les îles hésitent et
tremblent. L’Estaque, les collines de Marseille-Veyre, « blanches de chaleur et molles », les ravins où s’enfonce le tunnel de la Nerthe lui ouvrent
le sentier de son génie. « Je suis le primitif de ma propre voie. »
Cette intensité l’épuise. Le soir, Cézanne retourne fourbu dans la maison maternelle, les yeux douloureux d’avoir trop regardé sous ce soleil
implacable. Il rêve d’Île-de-France, d’une lumière clémente, de forêts où les arbres couverts de feuilles ne ressemblent pas à ces squelettes de
pins burinés. Au bout de six mois, il quitte l’Estaque pour Auvers-sur-Oise. Il reviendra plusieurs fois dans le petit port.
La Sainte-Victoire exprimera la plénitude de son génie : « Longtemps, je suis resté sans pouvoir, sans savoir peindre la Sainte-Victoire parce
que je l’imaginais l’ombre concave comme les autres qui ne regardent pas, tandis que, tenez, regardez, elle est convexe, elle fuit de son centre.
Au lieu de se tasser, elle s’évapore, se fluidise. Elle participe toute bleutée à la respiration ambiante de l’air. »
La Sainte-Victoire pénétrée par son pinceau sous tous les angles s’étire à l’horizon de Marseille, la ville qui, malgré lui, contribua à l’immortalité
de Cézanne.
Char (René)
(1907-1988)
Décidément, tous les poètes passent par Marseille. Artaud pour y naître, Toursky pour y vivre, Rimbaud pour y mourir. René Char ne fait pas
exception à la règle : c’est à Marseille qu’il faillit mal tourner et choisir le Milieu à la place du surréalisme.
1925 : en rupture de lycée depuis la seconde pour avoir jeté son Gaffiot à la face d’un professeur, il condescend à suivre les cours de l’École de
commerce de Marseille, dernier espoir et suprême pensée des cancres de l’époque. J’ai échappé par miracle à la rudesse de ses bancs.
Logé rue de la Rotonde, chez une cousine de sa mère, les secrets de la comptabilité et les mystères du bilan n’occupent guère l’esprit du jeune
René. Il leur préfère les zincs anisés des bars du Panier et les divans malmenés des maisons closes. Pour répondre à l’appel de la nature, il
emprunte le boulevard Longchamps pour rendre visite à l’unique loup du zoo municipal, qui lui apprend à ne pas trop mépriser l’homme… ce
loup, chacun le sait, pour ses semblables. Quelques années plus tard, je visiterai ce bestiaire pour converser avec Poupoule. L’éléphant m’avait
à la bonne. Il me donnait de sages conseils, m’incitait à ne pas faire mes devoirs, à ne pas apprendre mes leçons, sans jamais me tromper,
contrairement à la fâcheuse réputation de ses congénères. C’est du moins ce que j’essayais de faire croire à ma mère quand elle gourmandait
ma fainéantise : « C’est la faute de Poupoule. Il veut pas que je me fatigue. » Puis, au comble de la perfidie, j’ajoutais : « Je n’ai pas le droit de
lui désobéir. Il me fait peur, Poupoule. » Quand Dieu rappela à lui le pachyderme, je l’ai pleuré avec des larmes qui n’étaient pas de crocodile.
Sanglé dans un pardessus jaune citrouille, René Char, lui, essayait de gagner des sous en persuadant les tenanciers de remplacer le pastis,
alors à son apogée, par le whisky dont il représentait une marque. Ce géant pacifique à l’accent rocailleux – quand on l’écoutait, ses vers
devenaient transparents – ne connaissait pas sa force. Il faillit tuer un de ses condisciples d’un magistral uppercut que n’aurait pas désavoué
Arthur Craven, le poète boxeur, tout en muscles et tout en rêves. Pour se faire respecter, il défiait les julots du Panier au lancer du couteau,
discipline dans laquelle il excellait, puis buvait le coup avec eux en compagnie de leurs Madeleines dont il ne dédaignait pas les caresses.
Dans quel purgatoire serait-il tombé si Plutarque, Vigny, Baudelaire, Nerval n’avaient uni leurs efforts pour le remettre dans le droit chemin ? « Il y
a deux âges pour la poésie, confessera-t-il. L’âge durant lequel la poésie à tous égards maltraite le poète et celui où elle se laisse follement
embrasser. » Il gardera toute sa vie le goût de ses baisers.
Quand les nazis envahirent la zone libre, le poète combattant à la tête de deux mille réfractaires prend le commandement de la Résistance en
Provence et lave l’honneur des Lettres, maculées par la complaisance.
Dans Fureur et mystère, chant de fraternité et d’espérance, Char exprime le sens de son combat qu’il appelle lucidité, cette blessure rapprochée
du soleil. Du soleil de l’Île-sur-Sorgue et de Marseille, la ville qu’il n’oubliera jamais.
Chateaubriand (François René de)
(1768-1848)
Chateaubriand s’est rendu trois fois à Marseille : en 1802, à l’aube du siècle et de sa carrière littéraire ; en 1838, en son âge mûr, en 1845, trois
ans avant sa mort. Les Mémoires d’outre-tombe ont conservé la trace des deux premières visites fondues en une seule page, au chapitre II du
Livre XIV.
En 1802, l’amour des belles-lettres l’anime : « Fille de l’Hellénie, institutrice de la Gaule, célébrée par Cicéron, emportée par César, n’est-ce pas
réunir assez de gloire ? Je me hâtai de monter à Notre-Dame-de-la-Garde, pour admirer la mer que bordent avec leurs ruines les côtes riantes
de tous les pays fameux de l’Antiquité. La mer, qui ne marche point, est la source de la mythologie, comme l’océan, qui se lève deux fois par jour,
est l’abîme auquel dit Jéhovah : “Tu n’iras pas plus loin.” »
Un paragraphe plus bas, son humeur se fait songeuse : « Cette année même, 1838, j’ai remonté sur cette cime : j’ai revu cette mer qui m’est à
présent si connue, et au bout de laquelle s’élevèrent la croix et la tombe victorieuses. Le mistral soufflait : je suis entré dans le fort bâti par
François Ier, où ne veillait plus un vétéran de l’armée d’Égypte, mais où se tenait un conscrit destiné pour Alger et perdu sous les voûtes
obscures. Le silence régnait dans la chapelle restaurée, tandis que le vent mugissait au-dehors. Le cantique des matelots de la Bretagne à
Notre-Dame de Bon-Secours me revenait en pensée… »
En ce moment de recueillement, le texte passe sous silence la manifestation légitimiste et le tumulte, dont l’anniversaire des Trois Glorieuses,
entre le 25 et le 27 juillet, a été le prétexte.
Décidément, sous le règne de la Poire croquée par Daumier, le cœur n’y est plus : « Au bas de ce rocher, couvert autrefois d’une forêt chantée
par Lucain, je n’ai point reconnu Marseille : dans les rues droites, longues et larges, je ne pouvais plus m’égarer. Le port était encombré de
vaisseaux ; j’y aurais à peine trouvé, il y a trente-six ans, une nave [c’est le vieux mot pour navire, encore en usage en provençal] conduite par une
descendante de Pythéas, pour me conduire en Chypre, comme Joinville : au rebours des hommes, le temps rajeunit les villes. J’aimais mieux ma
vieille Marseille, avec ses souvenirs de Bérenger, du duc d’Anjou, du roi René, de Guise et d’Épernon, avec les monuments de Louis XIV et les
vertus de Belsunce ; les rides me plaisaient sur son front. Peut-être qu’en regrettant les années qu’elle a perdues, je ne fais que pleurer celles
que j’ai trouvées. Marseille m’a reçu gracieusement, il est vrai ; mais l’émule d’Athènes est devenue trop jeune pour moi. »
Chateaubriand est tout entier dans ce jeu d’analogies et d’éloignements entre les deux Marseille qui se juxtaposent sous sa plume, pour céder
insidieusement la place à la Bretagne de l’enfance, donc à la remémoration du passé où il fait meilleur vivre. La vieille et la jeune Marseille se
recouvrent en s’écartant l’une de l’autre. Les contemporains, Sainte-Beuve le premier, ont moqué ces fameux rapprochements comme une
coquetterie de style, alors qu’il s’agit d’un tic d’imagination qui soulève l’écriture, comme l’antithèse obsède Victor Hugo.
Cette nostalgie est la mienne. Je ne puis me promener dans Marseille sans partager, au style près, la troublante impression ressentie par
l’auteur des Mémoires d’outre-tombe. Tout ce que découvre mon regard s’efface devant la remontée des souvenirs. La réalité cède à la
mémoire, tant la mélancolie est la couleur dominante de l’âme marseillaise. C’est une Marseille de rêve qui intéresse Chateaubriand, une
Marseille d’hier et d’autrefois qui éclipse la Marseille d’aujourd’hui et donne le ton à ce dictionnaire.
Ainsi, le nom de Belsunce prend plus de substance dans son imagination que le cours dont il foule les allées. En témoigne le chapitre XIV du
Livre XXXV intitulé « Pestes », dans lequel il évoque le saint (?) évêque qui a donné son patronyme au lieu.
L’épidémie de 1720 accapare sa plume :
« Ce moment suffit pour empoisonner l’air : un orage accrut le mal et la peste se répandit à coups de tonnerre.
« Les portes de la ville et les fenêtres des maisons furent fermées. Au milieu du silence général, on entendit quelquefois une fenêtre s’ouvrir et un
cadavre tomber : les murs ruisselaient de son sang gangrené, et des chiens sans maître l’attendaient en bas pour le dévorer. Dans un quartier
dont tous les habitants avaient péri, on les avait murés à domicile, comme pour empêcher la mort de sortir. De ces avenues de grands tombeaux
de famille, on passait à des carrefours dont les pavés étaient couverts de malades et de mourants étendus sur des matelas et abandonnés sans
secours. Des carcasses gisaient à demi pourries avec des vieilles hardes mêlées de boue ; d’autres corps restaient debout appuyés contre les
murailles, dans l’attitude où ils étaient expirés. »
En 1802, helléniste impénitent, René devine Massalia en transparence du panorama de ses promenades. En 1838, il voit Marseille, comme s’il
lui fallait se perdre dans les régions de l’ailleurs et du jadis pour retrouver la force sensible du présent.
Monseigneur de Belsunce revient d’entre les ombres : « Un jour, des galériens hésitaient à remplir leurs fonctions funèbres : l’apôtre monte sur un
des tombeaux, s’assied sur un tas de cadavres et ordonne aux forçats de marcher : la mort et la vertu s’en allaient au cimetière, conduites par le
crime et le vice épouvantés et admirant. »
La rencontre luciférienne entre Talleyrand et Fouché sommeille déjà sous la plume du vicomte…
Une scène de roman gothique ou de film gore installe son cauchemar : « Sur l’esplanade de la Tourette, au bord de la mer, on avait, pendant
trois semaines, porté des corps, lesquels, exposés au soleil et fondus par ses rayons ne présentaient plus qu’un lac empesté. Sur cette surface
de chairs liquéfiées, les vers seuls imprimaient quelque mouvement à des formes pressées, indéfinies, qui pouvaient avoir été des effigies
humaines. »
Dans ce branle funèbre de la mémoire, une jubilation d’écrire se dissimule avec peine et trahit ingénument un goût douteux pour le Grand
Macabre de l’existence qui rend Chateaubriand frère « en Marseille » d’Antonin Artaud.
D’où peut bien venir le nom de ces délices ? En provençal, fregir signifie « frire ». Et « chichi » ? C’est le nom que donnaient les petits
Marseillais aux oisillons, et leurs mères, à l’attribut qui fait la fierté des hommes, et parfois le bonheur des dames.
Le toucaou à la farine de maïs, petit frère du chichi fregi, est arrivé d’Italie avec la grande vague d’émigrants du début du siècle dernier. C’est au
Panier surtout que l’on trouvait ces bijoux. Les belles marchandes napolitaines accompagnaient la vente de leur brûlante marchandise d’une
belle romance de leur pays : Sole mio, Santa Lucia ou Papaveri, ma préférée.
Tout ce petit monde a maintenant émigré à l’Estaque. C’est en bord de mer, près du port où s’amarrent les pointus et les chaluts, retour de
pêche, que se trouvent les dernières baraques à chichis et à toucaou, espèces, hélas, en voie d’extinction.
Si un jour le diable me propose de troquer mon âme contre quelques chichis fregi, panisses ou toucaous, je ne suis pas certain de repousser
son satanique marché.
Cicéron
(106-43 av. J.-C.)
« Et je n’ai garde de t’oublier, Marseille […] car cette cité, pour ses institutions politiques et sa sagesse mérite d’être préférée – je puis le dire à
bon droit – non seulement à la Grèce, mais peut-être même à toutes les autres nations, elle qui, dans un si grand éloignement de tous les pays
habités par les Grecs séparés de leurs coutumes et de leur langue, située à l’extrémité de l’univers, environnée de nations gauloises et comme
battue par les flots de la barbarie, est si bonne gouvernante par la sagesse de ses notables qu’il serait plus facile à tous de louer ses institutions
que de rivaliser avec elle. »
Par prudence, mon entrée s’arrête là. Si mon commentaire venait à lui déplaire, Cicéron, versatile et de mauvaise foi comme tous les avocats,
serait bien capable de changer d’avis.
Cinéma
Le cinéma marseillais est né avec le cinéma parlant. Imagine-t-on, d’ailleurs, un Marseillais privé de la parole ? Les gestes demeurent, mais le
geste sans paroles, c’est un aïoli sans ail.
Pourtant le muet n’a jamais été tout à fait absent du Vieux-Port. Dès le début du XXe siècle, les Marseillais, comme tous les Français, sont fous de
cinéma. Les salles se multiplient et rivalisent en somptuosité. Pour attirer le chaland, le spectacle débute par des variétés empruntées au music-
hall. Hors-d’œuvre. Le film – on disait « le grand film » – était le plat de résistance. Quelques producteurs séduits par le climat et le soleil
troussent de longs ou courts-métrages qui, généralement, ne doivent rien au terroir. Depuis l’arrivée du train en gare de La Ciotat en 1895, les
frères Lumière ont fait des adeptes, mais il n’existe pas encore d’école marseillaise. Seuls quelques comédiens d’origine provençale, Gabriel
Signoret ou Gaby Deslys, dont la majestueuse villa décore toujours la Corniche, font carrière à Paris.
Les dix glorieuses du cinéma marseillais commencent en 1930 pour se terminer en 1940. Une troupe d’acteurs cimentée par l’accent est
conduite par deux superstars, Raimu et Fernandel. Quelques vedettes moins prestigieuses comme Orane Demazis ou Alibert, le rossignol de
l’opérette marseillaise, les assistent, encadrées par des comédiens qui, à défaut de coucher avec la renommée, font le suc du grand écran. On
les appelle les « utilités », mais ils se révèlent souvent indispensables et marquent de leur personnalité les films de cette époque où les seconds
rôles s’avèrent aussi importants que les premiers. Le cinéma français est alors un théâtre d’ombres auquel Prévert, Henri Jeanson, Sacha Guitry
et Pagnol confient leurs répliques à Charpin, une presque vedette, Rellys, Andrex, Henri Poupon, Blavette, Maupi, Berval, et quelques autres
abonnés aux rôles de mauvais garçons… Côté femmes, Pauline Carton, Alida Rouffe, Nita Raya, Milly Mathis… dont le caquet, l’abattage, la
cocasserie se disputent la palme.
Les utilités n’étaient pas toutes nées avec l’accent, mais s’efforçaient, le temps du tournage, de le prendre. Son culte était pratiqué dans la
capitale où les acteurs les plus cotés s’essoufflaient à parler parigot dans le style Poulbot de pacotille. Arletty, Maurice Chevalier, Carette, le
grand Jouvet lui-même étaient aussi des voix.
Vers 1930 commence l’invasion du grand écran par le pittoresque marseillais. Il se scinde en deux branches : la première consacrée au pastis,
palangrotte, belotte, pétanque ; la seconde aux trafiquants, aux bordels et aux nervis.
En 1929, Marcel Pagnol présente Marius, son chef-d’œuvre, au Théâtre de Paris. Marseille ou sa caricature tient la vedette. Elle ne la lâchera
pas pendant dix ans. Portée à l’écran, la pièce devient un classique qui colle à l’image de la ville et la brouille. Personne ne fait remarquer à
l’auteur que ses personnages fraîchement immigrés d’Italie sont issus non du folklore marseillais, mais du burlesque napolitain. Ce constat
n’altère pas le mérite du grand écrivain, qui, au fil des ans, devient producteur, réalisateur, distributeur, exploitant de ses propres films avant de
rejoindre, fortune faite, l’Académie française.
Pour le meilleur et pour le pire, le cinéma se pagnolise, mêlant à l’air marin des calanques le parfum de lavande de l’arrière-pays. Rellys, dans
Un de la Canebière ; Andrex et Alida Rouffe, la créatrice du rôle de l’Honorine dans Toine ; Alibert dans Tintin des Martigues ; Raimu et
Fernandel dans Les Rois du sport remplissent les salles. Seul Le Club des fadas, qui fait accéder l’art du navet à des cimes insoupçonnées, les
vide.
Au début du parlant, le cinéma adore chanter et les films musicaux pullulent. Les producteurs pillent les classiques, dont Mireille est le fleuron, ou
commandent des opérettes de circonstance : Maurin des Maures, Marseille mes amours, Au pays des cigales, Au soleil de Marseille, Au
Pays du soleil qui consacre en deux versions le triomphe de Vincent Scotto, grâce à Alibert, puis à Tino Rossi, mon ami dont la finesse,
contrairement à sa réputation, était bien plus forte que la voix.
Après la guerre, la comédie sentimentale s’étire et s’essouffle : Les Lettres de mon moulin avec Delmont ; L’Exilir du Père Gaucher avec
Rellys ; Trois de la Canebière, avec Marcel Merkes et Henri Genes… Faire du Pagnol sans Pagnol devient la nouvelle panacée. Dans le même
temps, le cinéma explore l’autre versant des lieux communs. Emboîtant les pas d’Albert Londres, Maurice Tourneur signe Justin de Marseille
avec Berval et Alexandre Rignault. Un film noir ? Pas vraiment. Gris sale comparé aux productions américaines comme Scarface. On y
assassine à l’occasion, mais la violence est plus aimable et des scènes hautes en couleur confèrent au crime un côté bon enfant inséparable de
Marseille vue de la tour Eiffel ou de l’Empire State Building.
Ce cliché peu glorieux irrite les autorités municipales. Furibond, le maire prend un arrêté interdisant la projection de Justin dans son
agglomération. Toute censure est une bêtise et provoque des effets inverses au but recherché. Les Marseillais, qui auraient visionné cette
platitude dans l’indifférence, se précipitent hors des limites de l’octroi vers l’obscurité des salles périphériques.
Un homme s’élève au-dessus de la médiocrité ambiante : Jean Renoir, qui flirte à l’époque avec le parti communiste, donne à ses œuvres une
dimension sociale et politique. Toni évoque l’immigration italienne en Provence, et La Marseillaise, une fresque très idéalisée de la Révolution
française, restitue à notre hymne national ses origines et ses couleurs.
Pendant les années noires, le cinéma cherche à faire oublier aux Marseillais leurs soucis quotidiens. Il se réfugie dans les machins à costumes
et naturellement le château d’If sert de décor à une des nombreuses versions de Monte-Cristo. Je me souviens de Pierre-Richard Wilm dans le
rôle du justicier. Il soufflait comme un phoque, mais, hélas, ne rendait jamais le dernier soupir. Je regrette encore aujourd’hui que le sac mortuaire
de l’abbé Faria ne l’ait pas retenu au fond de la Grande Bleue.
L’Occupation est évoquée après la guerre par le cinéma anglais où Les Sept Tonnerres mêle curieusement la destruction des vieux quartiers et
l’affaire Petiot, qui, pourtant, s’était déroulée à Paris. Elle nous valut une des plus belles répliques de Floriot, l’avocat du célèbre meurtrier.
Épuisé par des semaines d’audiences, le président de la cour d’assises perdit connaissance. Affolé, le greffier s’écria :
« Y a-t-il un médecin dans la salle ?
— Dans la salle, je n’en sais rien, mais il y en a un dans le box, rétorqua le défenseur, pointant le doigt vers son client, et il est à la disposition de
la cour. »
La veine crapuleuse, inaugurée par Justin de Marseille, connaîtra une abondante descendance, teintée d’un érotisme très années 1950 dans Le
Port du désir, avec Jean Gabin, et d’une bonne dose d’humour dans Me faire ça à moi, avec Eddie Constantine. Toujours à la même époque,
Le Couteau sous la gorge voit Jean Servais et Jean Chevrier jouer les truands marseillais et Michel Simon, dans Les Mémoires d’un flic,
camper un commissaire de police moins vrai que nature. Heureusement, en 1966, Le Deuxième Souffle de Jean-Pierre Melville offre de beaux
rôles à Lino Ventura et Paul Meurice, dans les décors pittoresques des rues et des collines du grand port.
Bientôt le crime change de visage. Le braquage est passé de mode et la criminalité en col blanc impose sa loi. Juliet Berto, dans son excellent
Cap Canaille, en devient l’historiographe sur fond du vallon des Auffes et de l’insolite marseillais.
Après les cols blancs, la poudre blanche et ses laboratoires clandestins. Le premier épisode de French Connection, film américain, se déroule
à New York, mais sa suite, qui porte la réputation sulfureuse de la ville à son sommet, est tournée à Marseille. Borsalino de Jacques Deray, avec
Jean-Pierre Belmondo et Alain Delon dont les modèles sont Carbone et Spirito, en noircira encore la renommée.
Trois réalisateurs originaires de Marseille ont permis à son cinéma de prendre un nouveau départ. René Allio : La Vieille Dame indigne,
L’Heure exquise, Retour à Marseille, et Robert Guédiguian, qui retrouve la verve populaire des faubourgs et de l’Estaque avec Marius et
Jeannette.
Henri Verneuil occupe dans mon cœur et dans le septième art une place à part. Ce metteur en scène de la veine des grands connut le succès,
jamais la consécration. Il existe en France une infraction non inscrite dans le Code pénal : le crime de réussite. Henri l’a commis. L’intelligentsia,
le syndicat des ratés, la confrérie des jaloux l’ont accablé, taxant son œuvre puissante et drôle de « cinéma du samedi soir ». Ceux qui vidaient
les salles l’accusèrent de les remplir, de faire du commercial. Henri Verneuil se consolait avec l’admiration d’Hitchcock, la ferveur du public qui fit
un triomphe à La Table aux crevés, son premier long métrage local, à Mayrig, cet hymne à l’amour maternel et à tant d’autres films devenus des
classiques.
Il était proche de Robert Laffont, proche de moi. Une amitié à la marseillaise, une amitié d’hommes, pure et tendre. Un jour, elle fut brisée par la
calomnie. Notre brouille n’aurait duré qu’un temps, puisqu’on s’aimait, mais le destin ne le permit pas. Prends patience, Henri, et prépare ta
manivelle. Nous te rejoindrons bientôt et tout s’arrangera. La vie, tu sais, c’est pas toujours du cinéma. La mort non plus, hélas.
Comment sortir de cette entrée sans évoquer le ciné-club de Marseille que nous fondâmes avec Chavanne, Bois, Roubaud, Paintendre, mes
professeurs du lycée Thiers, et Garcia, un monument de culture cinématographique ? Nos séances se tenaient au Central de la rue d’Aubagne
les premiers et troisièmes mardis de chaque mois. Nous célébrions la grand-messe selon Bardèche, Brasillach et Georges Sadoul : Potemkine,
Naissance d’une nation, La Règle du jeu, Les Rapaces… étaient nos évangiles. Le soir de mon mariage civil, j’étais chargé de présenter Le
Sang du poète. Bernadette était souffrante, mais je refusai de ne pas arbitrer le match entre les pro et les anti-Cocteau. Ils faillirent en venir aux
mains, et j’ai failli perdre ma femme, qui mit longtemps à me pardonner ce premier abandon du domicile conjugal.
Crémieux (Gaston)
(1836-1871)
« L’avocat des pauvres. » Pour ce socialiste utopique, sa profession se résume à la défense de la veuve et de l’orphelin. Plus que tous les
autres, les déshérités ont le droit d’être soutenus.
Gaston Crémieux ne courait ni après les honneurs ni après les honoraires. Il courait après la justice, sans jamais la rattraper, comme nous tous.
Orateur dans la grande tradition de l’invective et de l’hyperbole, il trouve les mots justes quand Jean Valjean vole son pain. Franc-maçon à une
époque où les loges étaient les plates-formes de la liberté, il crée un atelier où les frères découvrent la fraternité.
Ce révolutionnaire de la pureté incarne la Commune de Marseille. Dès le 7 août 1870, quand, exaspérés par la défaite de nos armées, les
Marseillais descendent dans la rue, Gaston Crémieux est à leur tête. On lui inflige six mois de prison.
Le 4 septembre, à l’annonce du désastre de Sedan et de la capture de l’empereur, la république est proclamée à l’Hôtel de Ville. Gaston
Crémieux libéré devient le chef emblématique du soulèvement.
Dirigée par une commission départementale issue de la fusion de la municipalité avec un comité de salut public, la ville se trouve en état
d’autogestion démocratique. Malgré les efforts des municipaux pour maintenir l’ordre, les extrémistes se livrent, comme toujours, aux exactions
et aux exécutions sommaires. Cet état d’apesanteur politique dure jusqu’au 18 mars 1871, date à laquelle Paris proclame la Commune
insurrectionnelle. Marseille se joint naturellement à la capitale insurgée.
Le 23 mars, une manifestation armée composée de francs-tireurs, garibaldiens, gardes nationaux et quelques débris de la garde civique investit
la préfecture, fait prisonnier le préfet Cosnier, installe une commission exécutive de douze membres présidée par Crémieux. Quelques jours plus
tard, les insurgés pillent le magasin d’armes de la gare et s’emparent de quatorze mille fusils avec leurs munitions.
Fin mars, le pays retrouve son calme, sauf à Paris et à Marseille où les dirigeants révolutionnaires multiplient les perquisitions et les gardes à
vue. Ils font arrêter les membres du tribunal civil en pleine audience, dissolvent le conseil municipal, mettent hors la loi « tous ceux qui
appelleraient aux armes les citoyens ». Fidèle au gouvernement provisoire, le général d’Espivent de La Villeboisnet, vieille culotte de peau de
vache, défend à la garde nationale de se réunir sans son ordre. Le 3 avril, l’état de siège est proclamé. Il fait entrer ses troupes à Marseille où
débarquent les fusiliers marins des navires de guerre, la Couronne et le Magnanime, qui prennent les rebelles en tenaille. Le 4 avril au matin, le
drapeau noir est hissé sur le toit de la préfecture, et le siège commence. Au début de la matinée, les premiers coups de feu éclatent, les fédérés
barricadent la place et tirent de toutes les rues avoisinantes sur les soldats, les marins et la garde. À treize heures, les assaillants font donner le
canon du fort Saint-Nicolas et de Notre-Dame-de-la-Garde, aussitôt surnommée « Notre-Dame de la bombarde ». À dix-neuf heures, les marins,
arrivant par les côtés de la préfecture, s’en emparent et se montrent sans pitié pour ses défenseurs. Les fusiliers deviennent fusilleurs.
L’ordre rétabli, le préfet délivré, l’épuration commence. Le 28 juin, Gaston Crémieux et Étienne sont condamnés à mort par le conseil de guerre,
justifiant le mot de Clemenceau : « La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique. » Étienne voit sa peine
commuée, mais Gaston Crémieux, « ce factieux incorrigible », attend six interminables mois son exécution. Elle a lieu au champ de tir du Pharo,
le 1er décembre 1871.
À sept heures du matin, l’avocat des pauvres, face à la ville qu’il avait tant aimée, tombe sous des balles françaises. Il avait refusé de se laisser
bander les yeux pour pouvoir commander lui-même le feu. « Vive la République ! » furent ses derniers mots.
Adolphe Thiers, autre Marseillais, en était devenu le président.
Voir : Commune de Marseille (La).
Daumier (Honoré)
(1808-1879)
Honoré Victorien Daumier est né à Marseille, 11, place Saint-Martin, le 26 février 1808. Sa mère est marseillaise, son père, un estranger du
dehors, a vu le jour à Béziers. Avec le claquement habituel de son fouet, André Suarès va à l’essentiel : « Marseille jusqu’ici a donné deux
artistes au monde, Pétrone, le plus original des auteurs latins, et Daumier, deux mille ans plus tard. » C’est faire bon marché de Puget, Monticelli,
Pagnol, Artaud et les autres, mais ce jugement à l’emporte-pièce a le mérite de placer Daumier à sa juste place. Parmi les grands.
Son père, vitrier, décide de monter à Paris en 1816 avec sa famille. Dès l’âge de huit ans, comme Dickens à ceux de Londres, Honoré tient au
pavé et à la boue de la « capitale infâme ». En contemplant les épaves parisiennes flottant sur un fleuve d’hommes, il apprend, le crayon
dégainé, son métier de satiriste. Il n’a pas besoin de chercher ailleurs son inspiration. Dans son Hommage à Honoré Daumier, Baudelaire
conseille et juge : « Fouillez son œuvre et vous verrez défiler devant vos yeux dans sa réalité fantastique et saisissante, tout ce qu’une grande
ville contient de vivante monstruosité. Tout ce qu’elle renferme de trésors effrayants, grotesques, sinistres et bouffons, Daumier le connaît. »
Témoin impitoyable de son temps au même titre que Courbet – sans doute davantage –, il fustige les fricoteurs, fusilleurs, affameurs (je pense à
cette caricature où le septième clerc d’une étude de notaire meurt de faim pendant que le maître s’empiffre).
Quand, le 15 avril 1834, a lieu le massacre de la rue Transnonain où s’illustre le futur maréchal Bugeaud, Daumier saisit sa plume et lègue à la
postérité le témoignage impitoyable qui fait penser à Callot, Goya et Victor Hugo lorsqu’il cloue au pilori le général Cavaignac, le bourreau
d’enfants.
Daumier prend tous les risques, y compris celui de passer en correctionnelle. Son casier judiciaire est sa Légion d’honneur.
S’il n’a pas inventé la poire de Louis-Philippe, il dévore ce fruit ridicule avec une féroce gourmandise. Dans une de ses caricatures, il transforme
même le roi rondouillard en Gargantua, avec au bas la légende suivante : « Ils ne font qu’un. » L’impertinence lui vaut six mois de prison ferme,
purgés du 18 août 1834 au 27 janvier 1835 dans la même maison d’arrêt que Courbet, Gérard de Nerval et Évariste Gallois, le surdoué des
lettres et des mathématiques. Alexandre Dumas commente : « Sainte-Pélagie finit par ressembler en mieux à un quelconque bulletin mondain. »
Thiers, un Marseillais qui n’a pas sa place dans ce dictionnaire, ne peut supporter l’insolence et, le 29 août 1835, la proclame hors la loi : « Il n’y
a rien de plus dangereux que les caricatures infâmes, les dessins séditieux. Il n’y a pas de provocation plus directe aux attentats. » Pourtant, le
foutriquet – un des nombreux surnoms donnés à Thiers… – n’avait guère à redouter un émule de Ravaillac. Armand Carrel, auquel il confie sa
hantise d’une fin tragique, le rassure : « Sois sans crainte : toi tu mourras d’un coup de pied au cul. »
Censure oblige, Daumier feint d’abandonner la satire politique pour la satire sociale. Pourtant, on retrouve dans Les Bons Bourgeois et Les
Gens de justice – neuf lithographies réalisées entre 1845 et 1848 – la même verve, la même lucidité cruelle qui fait de lui un des principaux
opposants du Second Empire. Noircissant ses œuvres du « frac convulsé et funèbre » de ses contemporains, il ridiculise un des régimes les
plus égoïstes et les moins socialement estimables du début de la modernité. Sa comédie humaine complète celle de Balzac, dont il devient
l’illustrateur.
Tout Daumier est dans Balzac : tout Balzac est dans Daumier.
Marqué par cette dérision marseillaise qui ne respecte personne, ne laisse intacte aucune petitesse, ne pardonne aucun ridicule, il pourfend
gens de robe farauds, financiers véreux, trafiquants de Nègres, profiteurs d’enfants, porte-cotons du journalisme ou de la politique, loufiats des
nantis… La bourgeoisie inculte et mercantile du grand port et d’ailleurs est dépecée par son crayon.
Daumier s’est voulu témoin à charge contre les robes noires ou rouges, corbeaux ou vautours perchés dans les prétoires. Je pense à ce dessin
où maître Chapotard lit avec délectation dans une feuille judiciaire l’éloge de lui-même par lui-même. Dans tout avocat un Chapotard sommeille.
J’en ai connu et j’en connais encore. Le secret professionnel m’oblige à taire leur nom et puis… je n’ai nulle envie de me dénoncer moi-même.
C’est Baudelaire qui a le mieux compris la pathétique gaieté de cet enfant de Marseille :
Celui dont nous t’offrons l’image,
Et dont l’art, subtil entre tous,
Nous enseigne à rire de nous.
Celui-là, lecteur, est un sage.
La Corniche bientôt nous accueille avec ses luxueuses villas, rêves d’architectes du Second Empire ou de la Belle Époque qui, souvent,
s’échappent vers la colline à la recherche de l’ombre diffusée par les pins parasol, ou, nonchalantes, s’étirent jusqu’aux premières vagues.
Au détour de notre chemin, oublié par le temps, surgit un village intact dans son joli désordre : ruelles mal pavées, escaliers tortueux en pierre
brute, fontaines envahies par la mousse, échoppes à trois fenêtres de guingois et de tailles disparates pareilles à de petites sardines
esquichées dans leurs boîtes de fer-blanc qui ravissaient Georges Fourest, l’immortel auteur de la Négresse blonde.
Ici les rues embaument le pain sorti du four et le feu de sarments. Les terrasses brûlantes chauffent les pieds nus des gamins et embrasent
l’ardeur des hommes. Nous sommes à Malmousque, l’intemporelle où il faut s’attarder pour découvrir le petit marché aux poissons, s’initier aux
appellations chantantes données par Marseille à la récolte de sa mer : gobi, bavarelle, rouquaou, verdaou, lucrèce, castagnolle, pataclet,
rascasse et chapons qui rougissent comme des premières communiantes.
Redécouvrons le vallon des Auffes, auquel j’ai consacré une entrée, où papa, médecin de quartier et des pauvres pêcheurs, possédait une
importante clientèle. Pendant ses visites souvent interminables, le Père Tosi, un vieux pescadou de l’avant-guerre dont les yeux turquoise
brillaient de malice et de bonté, nous faisait patienter, mes sœurs et moi.
Son éternel mégot, papier maïs et tabac brun, vissé au coin de ses lèvres, il armait quelques cannes à pêche au bout desquelles un esque
tortillard achevait sa courte vie. Nous taquinions le gobi avec la conviction de nos lointains confrères du lac de Tibériade. Parfois, un suicidaire
se laissait prendre à l’hameçon. Grâce au Père Tosi, nous avons connu le vrai bonheur.
Maintenant défilent les plages : le Roucas Blanc, le Prophète, le Prado, but ultime et suprême pensée de cette promenade. D’ailleurs, on ne
l’appelle plus le Prado, mais la plage de David.
Elle doit son nom à une copie du chef-d’œuvre de Michel-Ange posée là il y a quelques années. Nu comme un vers, le sexe généreux, le roi
biblique reçut un accueil glacial des gens d’ici. Tous les prétextes étaient bons pour le dénigrer. On lui reprochait de montrer son derrière à la
mer, son exhibitionnisme tranquille, son manque de pudeur. « Vous comprenez, Maître, me dit un jour le président des prud’hommes pêcheurs,
avec un pareil bicou, il nous fait manquer. » Les Marseillaises durent intervenir, affirmant que la taille ne faisait rien à l’affaire. Leur compétence
finit par convaincre.
Aujourd’hui, David a gagné la partie. Il a même donné son nom à tout un quartier. On dit maintenant : « On va à David », lorsqu’on veut prendre un
bain de mer, comme on dit « On va au ballon » quand on se dirige vers le Stade Vélodrome.
Le jour de l’inauguration de la statue, mon petit-fils que j’avais conduit à cette grandiose cérémonie me dit en me prenant la main : « Regarde la
belle Sainte Vierge, elle a un drôle d’air, mais elle est presque aussi jolie que la Bonne Mère. » Les enfants ne s’embarrassent pas de détails.
Pourtant, bien calé sur Le Provençal, le Parti, le despotisme éclairé de son puissant beau-frère, André Cordesse, il occupera le poste pendant
trente-trois ans (en 1944, 1945 et de 1953 à 1986).
Le prestidigitateur Defferre faisait disparaître dans son chapeau les petits opposants et les rivaux potentiels. À la tête du Provençal, puis du
Méridional, en un temps où l’audiovisuel n’avait pas détrôné l’écrit, il détenait le quasi-monopole de l’information et disposait à sa guise de la
réputation, voire de la survie, de ses concitoyens : se voir éclipser des colonnes de ses journaux équivalait à une mort civile.
À la tête de la plus importante fédération socialiste de France, il faisait trembler les caciques parisiens qu’il attendait au coin du prochain
congrès. Il savait fermer les yeux sur les frasques de certains de ses lieutenants. Quand on les lui révélait, il feignait de ne pas y croire. Le jour où
je rendis visite à l’un d’eux en garde à vue, je le trouvai en larmes : « Ce qui me fait le plus peine, Maître, c’est qu’on m’appelle Monsieur 3 %. »
Comme je compatissais, il ajouta : « Je vous jure que je n’ai jamais touché moins de 5. »
Si Defferre, intransigeant sur le plan de l’honnêteté, n’était pas dupe, il appliquait la vieille méthode des rois : « Laisser faire pour mieux
contrôler. » Quand l’un de ses proches dépassait les bornes, il se transformait en statue du Commandeur dont la poignée de main pouvait être
fatale.
Dans ce dictionnaire dont le bon plaisir est la marque, j’ai pris la résolution de ne pas parler de l’homme qui remodela le visage, le rivage et la
réputation de Marseille. Je n’évoquerai pas davantage le sauveteur de notre marine marchande, ni du décolonisateur qui, dans le sillage de De
Gaulle et de Mendès France, épargna à la France des retraits sanglants. Je passerai également sous silence la décentralisation qui fit du maire
de Marseille un Girondin.
Seul l’avocat, l’homme de culture et l’ami auront droit à mes lignes.
L’avocat
La légende a fait de Gaston Defferre un avocat sans cause qui, pour fuir les bouderies de la clientèle, abandonna la barre pour la tribune.
La légende se trompe. Licencié en droit en 1931 – j’ai sous les yeux son diplôme, cadeau d’Edmonde Charles-Roux –, il émigre à Marseille et
s’inscrit à son barreau. Le voilà stagiaire chez maître Marc Renaudin, un civiliste policé dont les costumes strictement coupés ne négligeaient
pas les couleurs les plus inhabituelles : lie-de-vin ou gris moiré de citron, veste vert amande qu’il affectionnait particulièrement. Chauve tel un
vautour, distingué comme Charles X, ce juriste au long cours, un des meilleurs que j’ai rencontrés, avait vissé sa plaque au 5, rue Venture, à deux
pas du célèbre bordel exploité par Mme Coste, une sous-maîtresse de discrétion et de style. Le hasard malicieux l’avait affublé du même nom
que le président de la chambre des huissiers, un officier ministériel irréprochable. Quand Pollak plaidait à l’appui d’un de ses constats, il
commençait ainsi : « Messieurs du tribunal, j’attache le plus grand crédit aux investigations de maître Coste, dont j’ai beaucoup fréquenté la
mère… » Les initiés souriaient, les magistrats au parfum se poussaient du coude, seul le procureur Hugue ne comprenait rien et demeurait
impassible.
Gaston Defferre, lui, ne souriait pas. Il travaillait d’arrache-pied jusqu’au point du jour et avec l’aide d’André Cordesse, le mari de Maryse, sa
sœur aînée et sa complice, se taillait une clientèle dans la bourgeoisie nantie. Il n’abandonnait pas pour autant ses convictions politiques et
continuait à militer au sein de la SFIO, l’ancêtre du PS, à laquelle il avait adhéré deux années auparavant.
En 1934, il présente le traditionnel concours de la Conférence du stage et en devient le premier secrétaire. Je lui succéderai à ce poste quelque
quinze ans plus tard. Il était mon modèle ; ce jour-là, je devins son égal.
Le lauréat doit prononcer un discours dont on laisse le sujet à son imagination. Généralement, son choix se porte sur des problèmes d’une
actualité brûlante : l’action paulienne dans le droit étrusque ou le droit hypothécaire chez les Tartares. Defferre préféra un thème plus lénifiant : la
condition juridique des enfants naturels. En fait, un brûlot en un temps où la famille représentait l’ultime bastion de la morale. Le droit français
pliait encore sous la férule du petit caporal et divisait la filiation en trois catégories : les enfants légitimes, sujets de droit à part entière ; les
enfants naturels simples, amputés d’un certain nombre d’avantages et de prérogatives ; les enfants naturels adultérins, véritables parias du
droit. Il faudra attendre la succession Picasso et ma plaidoirie devant la cour d’appel d’Aix pour extirper notre législation familiale du ghetto.
Defferre, lui, profita de la tribune offerte pour prononcer l’éloge du droit soviétique : « C’est le meilleur de tous, proclama-t-il. Il a pris tout ce qu’il y
a de meilleur partout. C’est le seul droit valable. » Il avait vingt-deux ans ; on peut le lui pardonner…
À la lecture de ce projet, le bâtonnier, un homme de tradition, manque de s’étrangler et conseille fermement à son stagiaire de mettre du bleu
dans son encre rouge. Il ne s’en laisse pas conter et défend avec acharnement la cause dont il s’est fait le héraut.
Le 15 décembre 1934, la première chambre est pleine à craquer : magistrats et avocats se pressent, les familles des orateurs sont gonflées de
fierté, les notables se bousculent. Le Tout-Marseille, friand d’éloquence et de gestes larges, honore le rendez-vous annuel du barreau. D’une voix
incertaine, le bâtonnier donne la parole au premier secrétaire de la Conférence. Son discours achevé, le soufre répand son odeur. L’orateur vient
de faire l’apologie de l’union libre. Le bâtonnier, empruntant l’uniforme du pompier de service, monte sur la grande échelle : « Le sujet du
discours que vous venez d’entendre a été inspiré par une pensée généreuse et le souci de remédier à une injustice du sort… » Sur son estrade,
Defferre devient cramoisi, tandis que le vieil avocat laisse couler sa mélasse : « Certes, la filiation naturelle pose un problème dont on ne peut
méconnaître l’intérêt, mais sa solution touche à des principes auxquels notre législation, gardienne de la morale et de la famille, ne permet pas
de porter atteinte. »
L’ombre de Pinard, le procureur de Madame Bovary et des Fleurs du mal, plane dans la salle d’audience. Ce n’est qu’un début. Selon l’usage,
le 1er mars 1935, le Conseil de l’ordre vote la publication de la séance de rentrée solennelle. Pour la première fois dans les annales du barreau,
seul le discours du bâtonnier reçoit les honneurs des rotatives ; celui du premier secrétaire est oublié.
Gaston Defferre n’est pas homme à s’incliner devant pareille atteinte à la liberté d’expression. Socialiste, il confie son texte à Rouge Midi,
l’organe régional du parti communiste. Ceux qui mettent en doute son ancrage à gauche auraient intérêt à méditer cette réaction.
Le lendemain, les lecteurs de la feuille écarlate découvrent ces lignes que ne désavouerait pas, cinquante ans plus tard, mon ami Jean-François
Burgelin, le procureur général de la Cour de cassation : « Le langage juridique des codes occidentaux est un langage technique ; un certain
nombre de mots, un grand nombre d’expressions ont un sens précis, invariable, souvent différent de leur sens dans le langage vulgaire ; cette
terminologie conventionnelle d’une grande rigueur, si elle évite des contresens et des contradictions, isole le droit du reste de la vie. […] »
Puis Defferre tresse une couronne au mariage bolchevique qui n’est ni un cérémonial laïc ni un sacrement, mais un échange de volontés : « Les
rapports des époux entre eux sont basés sur deux grands principes : l’égalité entre l’homme et la femme et la liberté de l’un par rapport à
l’autre… » Un paragraphe plus loin, il ajoute : « En France, les femmes mariées sont des incapables juridiques qui ne peuvent agir qu’avec le
consentement de leur mari. »
Bien des années plus tard, je demandai au maire de Marseille s’il ne regrettait pas cet hommage à une législation totalitaire. Il me répondit : « Je
n’ai pas parlé du droit pénal soviétique, mais d’un droit familial qui avait ouvert aux femmes le chemin à l’émancipation. Et puis, ajouta-t-il,
cessez de m’agacer avec les perpétuels larmoiements de votre conscience. »
Je voulus avoir le dernier mot : « Sans doute Gaston, mais n’êtes-vous pas la preuve vivante que le mariage est un goulag, puisque vous avez si
souvent tenté de vous en échapper ? »
Il mit des mois à me pardonner cette boutade de mauvais goût.
En 1939, Defferre est mobilisé en qualité de 2e classe. Un an après, il est démobilisé sans le moindre galon, l’article de Rouge Midi lui ayant
interdit l’accès au peloton des élèves officiers. Le bidasse à l’élégante silhouette reprend donc sa profession au cabinet d’Armand Vidal-Naquet,
un des plus respectés de la ville.
Gaston Defferre, privatiste, aurait pu se contenter de défendre les savonniers, huiliers ou armateurs téléguidés par André Cordesse. C’est mal le
connaître. Quand Dina Verny, le ravissant modèle de Maillol, lui demande de rejoindre Germaine Poinso-Chapuis et Gaston Monnerville dans le
dossier de cinq militants trotskistes emprisonnés, il n’hésite pas.
Devant le tribunal militaire siégeant au fort Saint-Nicolas, il se dépouille de sa robe de civiliste et fait entendre la voix de la liberté. S’il réussit à
éviter le pire face aux juges du maximum, désormais, il est inscrit sur la liste rouge des antivichyssois. Pour éviter d’être arrêté, il confie son
cabinet à Louis Laure, qui professait au 70 de la rue Montgrand, et bascule dans la clandestinité.
Louis Laure et Armand Vidal-Naquet constituaient l’aile gauche de ce barreau conservateur qui m’accueillit quand, en 1952, je gagnai ses rangs.
C’était un barreau de guignols, de superbes talents, de facétieux, de pugilistes intrépides, de juristes rigolards et minutieux. Je remercie le sort
de m’avoir permis de faire mes premières armes parmi ces saltimbanques, dans un Palais qui était celui de la défense, pas de la suffisance.
Si je n’ai pas plaidé contre Defferre, je suis resté jusqu’à sa mort son avocat. Quel client… Fournisseur impénitent des tribunaux, il avait fait de la
loi sur la presse du 31 juillet 1881, toujours en vigueur, son violon d’Ingres. Chaque matin, dans mon appartement du cours Pierre-Puget, le
téléphone retentissait. Je n’avais pas besoin de consulter mon réveil : il était six heures et le maire était au bout du fil. Immuable, le dialogue
s’engageait :
L’ami
Gaston Defferre avait le sens de l’amitié, ce sentiment dont la pureté humilie l’amour. Jamais je ne l’ai surpris en train de renier un ami. La fidélité
lui collait à la peau. Rares sont les hommes qui n’entendent pas, au moins une fois, chanter le coq de saint Pierre.
J’a connu à Gaston Defferre trois amis dont il a été le Patrocle ou qui furent pour lui Pylade : André Cordesse, André Boyer et Louis Rossi.
André Cordesse incarnait la respectabilité de la grande bourgeoisie marseillaise. De petite taille, les yeux d’un bleu d’outre-mer, les cheveux
gominés, le regard aux aguets, il faisait partie de cette intelligentsia d’affaires et de gauche qui veille jalousement sur ses intérêts, sans négliger
ceux des travailleurs, sauf lorsqu’il y a conflit entre les deux. Progressiste, Cordesse n’avait pourtant rien d’un patron social et il enseigna sa
dureté à Gaston dans le difficile métier d’homme de presse. Gaston admirait André et André admirait Gaston. Ce sentiment soutint leur amitié ;
leur intérêt fit le reste.
Gaston Defferre rencontra André Boyer chez maître Renaudin, un de ses parents. Dès leur première rencontre, le jeune avocat fut séduit par ce
grand garçon chrétien de gauche, généreux et brave. Antifasciste, méprisant l’ordre moral, il entreprit l’éducation politique de son nouvel ami.
Quand Defferre abandonna son cabinet pour entrer en Résistance, il partit au combat avec André Boyer. Tous deux avaient été recrutés par
Pierre Fourcaud, membre des services spéciaux gaullistes, « un jongleur de charme, un acrobate de la séduction », selon Roger Wibot, ancien
patron de la DST.
Tous deux fondèrent le réseau Brutus, agglomérat de baroudeurs, de pourchassés et de réfractaires qui menèrent la vie dure à l’ennemi. D’une
bravoure peu commune, Boyer fut déporté à Buchenwald en mai 1944. Il s’évada à la faveur d’un bombardement allié quand une seconde vague
d’avions le tua. Defferre ne se consola jamais de la mort de son compagnon. Quelle aurait été sa destinée si Boyer avait pu rejoindre Marseille à
la Libération ? Serait-il demeuré le premier de ce couple de héros ? Aurait-il accepté, comme Francis Leenhardt, de jouer les seconds rôles ?
Nul ne peut le dire. Le sort des grands hommes dépend davantage des morts que des vivants.
De tous les compagnons de Gaston Defferre, Louis Rossi, dit « le Commandant », fut, sans conteste, celui qu’il a le plus aimé. C’était « un
petit » du Panier et, dès l’âge de raison, il avait adhéré à la fameuse 3e section du parti socialiste, où il était prudent de ne pas demander aux
camarades leur casier judiciaire.
Navigateur, bosco sur le Théophile Gautier, Rossi est bientôt employé au zoo municipal, préposé à l’entretien du plus prestigieux des
pensionnaires, Poupoule, le légendaire pachyderme de mon enfance. Il dissimula dans sa cage un véritable arsenal à la barbe des nazis. Un
éléphant, ça trompe…
Avant la guerre, Rossi avait débuté en politique en assurant la protection rapprochée de Raymond Vidal. Député et vingt-quatre heures ministre,
il finit dans la limonade de luxe, à la tête d’un hôtel-restaurant trois étoiles au Lavandou. Louis était intarissable sur le personnage. Vidal,
affirmait-il, se rendait aux meetings du Front populaire en Rolls, abandonnée à quelques centaines de mètres du rassemblement, à la faveur d’un
tacot antédiluvien, prolétaire en diable.
Quand, en 1943, Rossi rencontra Defferre, il avait rallié les milices socialistes et possédait un beau palmarès : attaque à la grenade de l’hôtel
Californie, cours Belsunce, occupé par l’état-major allemand ; bombe dans les locaux du PPF (Parti populaire français), dont Simon Sabiani, un
collègue pourtant, était le patron local… Entre le protestant nîmois et l’ancien minot de Marseille, le lien fut indestructible. Defferre disait souvent :
« Avec Louis, j’ai l’impression qu’il ne peut rien m’arriver. » Il trouva en lui le père qui lui manquait.
Quand il s’agit de donner l’assaut au Petit Provençal, Defferre réunit une vingtaine de ses camarades dont il confia le commandement à Rossi.
À vrai dire, la résistance du journal fut modeste, car le commando trouva le local vide de tout occupant et il fallut récupérer les journalistes chez
eux pour remettre en marche les rotatives.
Defferre parti à la conquête de Marseille, Rossi ne le quitta plus. Face aux costauds du parti communiste et aux nervis de Jean Fraissinet, il lui fit
rempart de son corps. À la fois Philippe le Hardi, Sganarelle et Maître Jacques, Louis Rossi était irremplaçable. Petit de taille et grand de cœur,
il savait se faire aimer. C’était un enfant des Vieux Quartiers au service de la générosité et de la fidélité.
Un an après mon inscription au barreau, j’occupai un minuscule placard dans le cabinet de Jean-Baptiste Grisoli, un avocat de l’ancien temps, un
défenseur de toujours. Après son bâtonnat, il décida de ne plus ouvrir son courrier et jetait, cachetées, ses lettres dans un panier en osier posé à
côté de son bureau. Selon son humeur, il en prenait connaissance plusieurs semaines après. Un jour, je lui fis la remarque : « Ne craignez-vous
pas que votre courrier ne recèle quelque urgence ? » Il me regarda avec commisération : « Apprenez, jeune homme, qu’un mois passé, il n’y a
plus rien d’urgent. » Un soir j’étais seul dans le cabinet déserté. Le bâtonnier était parti pour son rami quotidien. Soudain, la porte s’ouvrit et
Louis Rossi fit son entrée : « Je suis venu, me dit-il, vous demander un service… » Je m’attendais qu’il me propose de défendre un de ses
proches lors de la prochaine session d’assises quand il ajouta : « Maître – généralement, il me tutoyait et m’appelait Paul – il faut que je vous
dise une bonne chose, pourtant, elle me coûte : je suis complètement raide, j’aurais besoin de dix mille francs. » J’étais estomaqué : la somme
était considérable pour un débutant de la barre, et puis s’adresser à plus démuni que lui était peu dans sa manière.
Dix mille francs ? Le montant à un sou près de mes maigres économies. Pourtant, je n’hésitai pas : « Louis, je suis trop heureux de vous rendre
service. Revenez demain à midi. Je vous remettrai cette somme. » Il fut exact au rendez-vous. « Je vous la rendrai dès que possible. » Puis, il se
retira, marmonnant un vague remerciement. Le lendemain, il revint. Son regard et son discours n’étaient plus les mêmes : « J’ai pu récupérer une
vieille dette et je n’ai plus besoin de ton pognon. Tu l’as prouvé : je peux compter sur toi, comme tu peux compter sur moi. Pour commencer, je
vais te donner un conseil : ne franchis jamais la ligne jaune, sinon, tu te retrouveras sur le trottoir d’en face avec les morfalous. Écoute ton ami
Louis, et tu seras toujours du bon côté. Dans ta putain de profession, il faut faire gaffe, sinon… » Sa phrase resta inachevée. Il me serra si fort la
main qu’il faillit la broyer.
Quand Louis Rossi mourut, on l’enterra dans le petit cimetière de Château-Gombert. Au moment où la tombe accueillit le cercueil, Defferre
pleura.
Delay (Monseigneur Jean)
(1879-1966)
Monseigneur de Belsunce et Monseigneur Mazenod forment le couple habituel de nos grands hommes d’Église. Un troisième nom doit être
ajouté à ceux de ces prélats historiques : Jean Delay.
Si Belsunce, le vicaire de la peste noire, reste inscrit dans la mémoire collective, Delay, évêque de Marseille de 1937 à 1948, puis archevêque
jusqu’en 1956, fut un berger de longue durée. Il conduisit et protégea ses fidèles pendant les années sombres de l’Occupation. À sa mort,
survenue à Lyon, sa dépouille fut transportée en la cathédrale Sainte-Marie-Majeure, où il repose.
Au temps de la torture et du déshonneur, quand les nazis persécutaient l’ancienne zone libre, l’évêque se dressa.
« […] Nous croyons remplir un grave devoir de notre charge en faisant entendre le cri douloureux de la conscience chrétienne bouleversée par
les mesures qui viennent d’être prises et exécutées en ces derniers jours contre des hommes, des femmes et des enfants, coupables seulement
d’appartenir à la race juive et d’être des étrangers…
« Arrêter en masse, uniquement parce qu’ils sont juifs et étrangers, des hommes, des femmes et des enfants qui n’ont commis aucune faute
personnelle, dissocier d’une même famille et les envoyer peut-être à la mort : n’est-ce pas violer les lois sacrées de la morale et les droits
essentiels de la personne humaine et de la famille, droits qui viennent de Dieu ?
« C’est aussi manquer gravement à la charité et à la simple humanité que d’exécuter souvent de tels ordres dans des conditions absolument
inhumaines. Nous sommes certains, mes très chers frères, que vous partagez notre réprobation et notre peine devant les faits qui nous font si
cruellement sentir notre défaite.
« Prions ensemble pour ceux qui sont frappés et supplions Dieu d’épargner à notre pays de nouvelles épreuves. […] »
Cette lettre pastorale lue en chaire exaspéra les collabos à une époque où certains aumôniers bénissaient sur le front russe le drapeau de la
Légion des volontaires français qui combattait sous l’uniforme allemand.
Rencontrant Jean Delay à la préfecture, le chef de la Milice locale l’accabla d’injures. Il termina sa diatribe par ces mots : « Bref, Monseigneur,
vous êtes un cochon. » « Delay… Delay, mon fils », répliqua, souriant, le serviteur de Dieu.
La foi donne tous les courages. Alliée à l’humour, elle laisse pantois les crapules.
Dubout (Albert)
(1905-1976)
Daumier et Dubout. Tous deux sont de Marseille. Tous deux révèlent impitoyablement les travers de leur époque, de toutes les époques.
Rapprochés par le talent, on ne peut rêver, cependant, deux êtres plus dissemblables.
Daumier, sans indulgence pour les repus de la politique, de la finance, de la médecine, de la justice, se moque des hommes qui tombent sous
ses traits comme à la foire les poupées de chiffons.
Dubout se moque du monde. Trouvant Ses créatures dérisoires, il s’en prend au Créateur. Persuadé que le genre humain est le plus laid de
l’univers, son mépris rigolard en exacerbe les tares. Il rétrécit l’homme et gonfle la femme. Elle n’est plus sa moitié, mais son double. Pendant
que Daumier chante L’Internationale, Dubout entonne La Pomponnette. C’est le Goya du quotidien ; le Jacques Callot du jeu de boules et des
transports en commun.
Daumier manie le martinet ; Dubout, la loupe qui grossit les petitesses et isole les outrances. Ses modèles n’appartiennent pas, comme ceux de
Daumier, à la commedia dell’ arte, mais au comique troupier et à l’univers du pétomane. Daumier règle leur compte aux salonnards, bavards,
politicards ; Dubout, à travers l’homme, en demande compte à Dieu qui a fait à son image des créatures plus grotesques encore que les
siennes.
Dubout n’est pas un artiste engagé. Il ne confie pas à ses personnages des messages ou des commissions, comme on dit à Marseille. Il les
représente tels qu’ils apparaissent sur une planète qui fait chaque jour l’apprentissage de la laideur. Ses caricatures ne sont pas des miroirs
déformants, mais une glace sans tain à travers laquelle le voyeur aperçoit les hommes tels qu’ils sont. Il ne se soucie guère de changer la
société, dont il préfère ignorer les vices pour traquer les ridicules. Il ne manie pas le martinet comme Daumier, mais le fluide glacial et le poil à
gratter.
Son dessin au service de l’excès ou du rétrécissement atteint, grâce à la subtilité de son crayon, une perfection bouffonne qui fait de lui un des
virtuoses de la caricature du XXe siècle. Dubout est le petit-maître de cette vie quotidienne qui, malgré elle, distille un burlesque poignant. Il n’est
jamais méchant ; il est pis que méchant : il est lucide. Il a inventé le comique de la désespérance. Ne pouvant que baisser les bras devant la
laideur, il la réhabilite en la faisant plus laide encore. Ses couples, foules, matrones, rachitiques, militaires, voleurs, gendarmes (maltraités
d’égale façon) sont là pour en témoigner.
Le caricaturiste de génie est né à Marseille le 5 mai 1905 au cœur de cette Belle Époque où les faux culs n’étaient pas seulement greffés au bas
du dos des jolies Horizontales. Après avoir suivi l’école des beaux-arts de Montpellier, il monte à Paris où il publie ses premiers dessins dans
Pêle-Mêle et Satirix. Il se caractérise par une foule de personnages dont chaque détail physique ou vestimentaire trahit le caractère et accentue
le ridicule. À son sujet, on ne peut parler d’humour, mais d’une franche rigolade qui vous reste dans la gorge et vous oblige à réfléchir.
Les auteurs dont il illustre les ouvrages – Villon, le nervi, Cervantès, le parrain de tous les hurluberlus, Molière, le père de Sganarelle et
d’Harpagon – récitent un credo commun : ne pas prendre l’homme au sérieux. Dubout était des leurs.
Pagnol ne s’y est pas trompé. Le 2 mars 1959, il lui écrit : « Tes couleurs sont aussi belles, aussi originales que ton dessin. Tu es sans doute le
plus grand illustrateur de notre temps et ton trait est incomparable. Une sûreté, une force et une finesse qui font penser aux plus grands
Asiatiques. Ce sont des tableaux transposés, ni des aquarelles ni des dessins. C’est aussi fort que les eaux-fortes, mais plus fins et plus délicats
et les couleurs toujours surprenantes sont un régal pour l’œil. Albert tu es le roi. »
Il savait de qui il parlait, Marcel. Il avait eu la chance, qui ne fut pas la mienne, d’admirer un certain nombre de ses encres et aquarelles devenues
introuvables. Et puis, Dubout avait fait d’inoubliables affiches pour assurer la réclame de ses films. J’ai sous les yeux celles de Marius, de
Fanny, de César où l’illustrateur se penche sur l’univers de l’académicien avec une tendresse inaccoutumée pour saisir dans son vif-argent la vie
et l’âme de Marseille.
Au-delà des fantoches de bars ou de boules, on retrouve l’homme. Nous sommes tous des personnages de Dubout.
Dumas (Alexandre)
(1802-1870)
Sans Dumas, les noms du château d’If et de la Canebière ne retentiraient pas aussi profondément dans les mémoires. Sans Joseph Méry,
écrivain marseillais monté très jeune à Paris, et collègue de bureau d’Alexandre au service de la famille d’Orléans, il n’est pas certain que Le
Comte de Monte-Cristo serait venu au monde.
Edmond Dantès débarque du Pharaon un beau jour de 1815 : « On se perd au milieu de la foule bariolée qui, de cinq heures du matin à neuf
heures du soir, encombre cette fameuse rue dont les Phocéens modernes sont si fiers qu’ils affirment avec le plus grand sérieux du monde et
avec cet accent qui donne tant de caractère à tout ce qu’ils disent : “Si Paris avait une Canebière, ce serait un petit Marseille.” »
La formule et l’accent appartiennent à Méry convié par Dumas à tenir la chandelle entre lui et la comédienne Rachel durant l’été 1843, dans un
restaurant de la plage. Le romancier est descendu à Marseille en repérage et les mots de son ami ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd.
Pourtant, la Canebière d’Edmond Dantès ne se ressemblera que trente ans plus tard.
Quant au château d’If, à relire les chapitres où les prisonniers numéro 34 et 27, Dantès et l’abbé Faria, deviennent compagnons de misère, on
est frappé par l’absence de toute notation descriptive.
Incarcéré en pleine nuit, le jeune homme discerne à peine la rive d’accostage, les remparts du fort, les entrées sans espoir. Le narrateur préfère
se limiter à la description des deux cachots et du souterrain creusé pour l’évasion, avant de procéder à celle du cimetière de l’île par lequel
Dantès, prenant la place de Faria dans le sac de jute, projette de s’échapper. La nuit enveloppe tout au moment où le héros et le lecteur
comprennent qu’ils ne sauront jamais à quoi ressemble la prison :
« Une, dirent les fossoyeurs.
« — Deux.
« Trois.
« En même temps, Dantès se sentit lancé, en effet, dans un vide énorme, traversant les airs comme un oiseau blessé, tombant, tombant toujours
avec une épouvante qui lui glaça le cœur. Quoique tiré par le bas par quelque chose de pesant qui précipitait son vol rapide, il lui sembla que
cette chute durait un siècle. Enfin, avec un bruit épouvantable, il entra comme une flèche dans une eau glacée qui lui fit pousser un cri, étouffé à
l’instant même par l’immersion. Dantès avait été lancé dans la mer, au fond de laquelle l’entraînait un boulet de trente-six attaché à ses pieds.
« La mer était le cimetière du château d’If. »
Quand l’évadé ressurgit de l’eau, prêt à se métamorphoser en vengeur, il jette un dernier coup d’œil à son tombeau de pierre : « Derrière lui, plus
noir que la mer, plus noir que le ciel, montant comme un fantôme menaçant, le géant de granit dont la pointe sombre semblait un bras étendu
pour ressaisir sa proie. »
Dans cet ultime instantané du château d’If s’engouffrent toutes les ténèbres de l’injustice et de la nuit éternelle. Alexandre Dumas a réussi à doter
Marseille d’une porte de l’enfer en négatif. Il n’y a rien à voir. Tout à imaginer.
Les géants ont le pouvoir de transformer un rocher en légende. Ainsi fit l’Empereur avec Sainte-Hélène où l’Histoire capitule devant le mythe.
Ainsi fit Alexandre Dumas avec le château d’If, où le mythe devint Histoire : Sainte-Hélène, chef-lieu Victor Hugo ; château d’If, capitale Alexandre
Dumas.
Le château d’If est la seule prison au monde où l’on visite les vrais cachots de deux prisonniers imaginaires. Malheur au touriste mécréant qui
doute. Le guide est là pour faire honte à cet homme de peu de foi.
De retour de la petite île où j’étais allé tremper ce dictionnaire dans le souvenir, je ne doutais plus de l’existence terrestre d’Edmond Dantès et de
l’abbé Faria. J’avais compris qu’entre l’historien et le romancier, la différence est mince : le premier ressuscite les vies illustres ; le second les
crée.
Ma vedette à peine amarrée au Vieux-Port, j’étais prêt à me confesser auprès de l’abbé Faria et à demander l’aide du comte de Monte-Cristo
pour me venger de ceux qui dédaigneront ce dictionnaire, car, vous en conviendrez, si nos deux héros n’existaient pas, ça se saurait.
École marseillaise de peinture (L’)
On parle d’école ou de mouvement lorsque des artistes venant d’horizons différents se rassemblent pour faire triompher une nouvelle vision de la
réalité picturale. Ainsi, l’impressionnisme devient une école quand, en 1874, dans le sillage de Monet, Sisley, Pissarro, Morisot et les autres
utilisent la lumière pour froisser l’émotion et créer le mouvement. Quelques années plus tard, les Fauves font sauter le verrou d’une manière
devenue trop systématique pour approcher cette « raison ardente » dont parle Apollinaire. Après la sauvagerie criarde des couleurs, les
Cubistes – élèves surdoués du cours de géométrie – dépouillent l’objet de ses oripeaux pour en conserver l’essentiel. Dans chacun de ces cas,
auxquels il convient d’ajouter le surréalisme doctrinaire du pape Breton, on peut à juste titre parler d’école de peinture. En revanche, il n’en existe
aucune à Marseille.
De tous temps, la ville a attiré les peintres par son climat, sa lumière, ses couleurs. Ils puisent leur inspiration dans cette Méditerranée aux bleus
mille fois répétés et pourtant jamais pareils. À la différence de Venise, Marseille n’est, à aucun moment, devenue le centre d’un mouvement
artistique, excepté la tentative avortée des peintres « prolétariens » du Péano, Ferrari, Ambrogiani et surtout Serra, qui, dénonçant l’exploitation
de l’homme par l’homme, a accompagné avec plus ou moins de bonheur la classe ouvrière dans son combat.
Après Lacroix (dit de Marseille) et son élève, Henry (dit d’Arles), peintres maritimes spécialistes en naufrages dont les toiles savantes et
maussades sont dominées par le sombre, il faudra attendre la première moitié du XIXe siècle pour voir deux grands artistes défendre les couleurs
– au double sens de cette expression – de Marseille : Loubon et Guigou.
Épicerie fine
Selon la tradition, le jeudi, ma mère allait aux commissions, c’est le nom qu’elle donnait à sa tournée des fournisseurs pour décider avec eux de
sa commande hebdomadaire.
Nous adorions l’accompagner rue Longue, rue d’Aubagne, rue Halle-Delacroix… Visite au pays de Cocagne. Gourmands, nous commencions
par une longue halte chez Gabu, « Épicerie bourgeoise, primeur et vins fins ».
Une immense porte vitrée s’ouvrait sur la rue Longue, remplacée les mois d’été par un rideau de perles multicolores qui tintaient joliment au
moindre souffle de mistral.
L’entrée était superbe, bordée de gros sacs de jute brun remplis à ras bord de légumes secs : pois chiche, lentilles brunes ou vertes, pois
cassés, haricots blancs ou rouges. Ils accueillaient les clients comme une haie d’honneur. Le grand comptoir blanc qui lui faisait face permettait
de contempler derrière ses vitres étincelantes une incroyable variété de fromages au milieu desquels trônait une couronne de Gouda orange. De
part et d’autre, deux grosses mottes de beurre montaient la garde. Dans un coin, chef-d’œuvre de la technopâtisserie moderne, scintillait une
machine à chantilly capable de transformer, sur demande et en cinq minutes, crème fraîche et sucre en mousse aérienne et immaculée.
Tout à coup retentit à nos oreilles un énorme barrissement : M. Gabu exprimait sa surprise et sa joie de nous recevoir dans sa boutique. « Rosa,
hurlait-il d’une voix de basse digne du “Grand Théâtre” – c’est ainsi qu’on appelait autrefois l’Opéra de Marseille –, porte de suite à Monsieur
Paul (c’était moi) et aux demoiselles (c’étaient mes sœurs) la petite surprise que la patronne a préparée pour eux. » Terrorisée par le ton
menaçant et les yeux fulgurants du patron, la malheureuse commise trottinait aussi vite que le lui permettait son pied-bot. D’une main tremblante,
elle posait sur l’imposante caisse un ravissant panier tapissé de feuilles de vigne décorées de quatre picons, oranges dont on avait retiré la
peau pour préparer un apéritif local, « l’amer Picon ». Dans le fond de ce panier magique se prélassaient des brousses fraîches protégées par
leur moule argentée, deux saint-marcellin piquetés de thym et, par-dessus cet édifice, des paquets miniatures dont le contenu variait selon la
saison : poutargue odorante arrivée de Martigues dès l’aube, fèves grises et veloutées, minuscules artichauts violets, « pour manger
vinaigrette », olives cassées… Ma mère se perdait en remerciements. M. Gabu souriait.
C’est alors que Mme Gabu faisait son entrée. Elle sortait des mains expertes de monsieur Alex, son coiffeur. Son gros chignon noir torsadé
luisait de la brillantine du docteur Royal, et les effluves de son parfum, Quatre Fleurs d’Houbigant, étaient si agressifs que je retenais avec peine
l’insolence d’un éternuement. Sur le coussin douillet de sa confortable poitrine sommeillait un collier dont les perles d’or n’étaient pas sans
rappeler des boules de pétanque. Un bracelet assorti serrait de près son poignet droit et la bague qui ornait l’annulaire de sa main gauche aurait
pu, par sa taille, rendre jaloux Monseigneur l’évêque.
Après les politesses d’usage, elle s’asseyait, majestueuse, derrière sa caisse. Commençait alors la difficile élaboration de la commande. À
partir de ce moment, seuls les conseils étaient gratuits. Si ma mère sursautait à l’annonce de la note, M. Gabu levait un doigt sentencieux :
« Chère madame, n’oubliez pas que, comme le disait ma pauvre mère, le bon marché est toujours cher. Allez ! Nous vous livrerons gratis. »
M. Gabu faisait alors un signe impérieux à Rosa, qui, rougissante et toujours claudicante, apportait le cadeau d’adieu, une petite boîte rouge et
brillante dont le tiroir s’ouvrait tout seul lorsqu’on appuyait sur son bouton doré. Chaque fois, il recelait un échantillon de chocolats des meilleures
maisons : Peter Couller, Kohler, Nestlé… « Continue à appuyer, petit », me disait alors M. Gabu. J’obtempérais jusqu’au moment où, dans le
tiroir, flamboyait la marque la plus fameuse : les chocolats Lombard.
« Ne prends pas la peine de les goûter, répétait-il invariablement. Les Lombard, on peut leur faire confiance. »
Espérandieu (Jacques Henri)
(1839-1874)
Le bébé né à Nîmes en 1839 est un enfant abandonné, un enfant « déposé » comme l’on disait alors. Adopté par une riche famille de minotiers,
les Carrière, il séduit ses bienfaiteurs qui envoient ce cadeau de l’Éternel à l’École des beaux-arts de Paris où il rencontre les grands et futurs
grands de l’époque : Labrouste, Charles Garnier et Léon Vaudoyer, dont il deviendra le collaborateur attentif.
Pour se familiariser avec toutes les beautés, Espérandieu visite l’Italie, la Grèce, l’Algérie, la Turquie, et surtout la Venise de Palladio et de
Byzance dont la somptuosité composite, les mosaïques bariolées ou sombres, les coupoles aux ors triomphants vont le marquer pour la vie. À la
différence du médecin qui soigne, mais laisse à la nature le soin de guérir, de l’avocat dont les mots s’évaporent, l’architecte dompte la pierre, le
béton, le métal et le verre. Il demeure.
Trois maîtres d’ouvrage ont marqué Marseille de leur génie : Pierre Puget, le créateur de la Vieille Charité, Le Corbusier, le concepteur de la
Maison du Fada et, coincé entre les deux, Jacques Henri Espérandieu auquel la capitale du Midi, sevrée longtemps de l’emphase du Second
Empire, doit la cathédrale de la Major, le Palais Longchamps, l’École des beaux-arts et, bien entendu, Notre-Dame-de-la-Garde. Espérandieu
dissipe les regrets de Stendhal : « Rien n’est consacré aux monuments dont Marseille manque complètement. » Cette pénurie n’empêche
cependant pas l’auteur de La Chartreuse de Parme de considérer la vieille cité comme « la plus jolie ville de France ». La plus jolie, pas la plus
belle. Il réserve ce titre à Bordeaux.
Le destin de la cathédrale, dont l’empereur pose la première pierre en 1852, est confié à Vaudoyer, le mentor d’Espérandieu. Il demande à son
élève de surveiller les travaux, de dresser les plans de la façade ouest dans le style byzantin dont raffole l’époque. Je la trouve pourtant touchante,
cette basilique, qui est à Saint-Marc ce que Napoléon le Petit fut au Petit Caporal. Le 12 mai 1986, on célébra entre ses murs, lors d’une
œcuménique cérémonie qui ne manquait pas de grandeur, les funérailles de Gaston Defferre. Cet hommage dans le style de l’enterrement de
Victor Hugo a dû divertir les mannes du maire de Marseille, qui, amoureux des surréalistes, n’abandonnait jamais le sens de l’humour ou le culte
du scepticisme.
En 1857, date de l’ouverture de la Nouvelle Major, Espérandieu, devenu second architecte de la ville, érige la colonne de l’Immaculée
Conception, boulevard Gazino, l’artère la plus pentue de la ville baptisée aujourd’hui André-Aune.
En 1860, remplaçant Vaudoyer, ce travailleur forcené réalise le Palais Longchamps, commencé en 1862 et terminé sept années plus tard, et
Notre-Dame-de-la-Garde, ouverte au culte en 1864.
En 1862, l’édification du Palais Longchamps, en hommage au canal de Provence qui, grâce à la captation de la Durance, met Marseille à l’abri
de la sécheresse, est laborieux. Bartholdi, écarté du projet, accuse Espérandieu de plagiat. Le tribunal le déboute. Notre architecte est l’unique
auteur d’une demeure qui aurait fait rêver Louis II de Bavière.
Pour réaliser ce chef-d’œuvre, il échappe à l’influence de Viollet-le-Duc et construit un ensemble plein de gaieté et d’exubérance, décoré de
statues, parsemé de cascades, truffés de fontaines qui projettent les jours de mistral leurs bienfaisantes gouttelettes sur les passants tourmentés
par le soleil. Les ailes du bâtiment principal abritaient le musée des Beaux-Arts et le Muséum d’histoire naturelle, le parc, un jardin zoologique où
enfant je me prenais pour un redoutable chasseur de fauves.
Miné depuis sa jeunesse par le diabète, maladie que l’on ne sait guère soigner, Espérandieu poursuit pendant dix ans son dernier chantier : le
Palais de la place Auguste-Carli construit en 1864, terminé en 1873, qui reçoit l’École des beaux-arts, le Conservatoire, la bibliothèque
municipale, et, depuis 1973, les archives de la ville et le Cabinet des monnaies et médailles. La dernière pierre scellée, Espérandieu, à bout de
force, aveugle, ayant perdu l’usage de sa jambe gauche, se fait transporter sur la terrasse de Notre-Dame-de-la-Garde, pour permettre une
dernière fois à la lumière de Marseille d’éclairer son regard épuisé.
Voir : Notre-Dame-de-la-Garde.
Euthymène
Voir : Pythéas.
Évêché
Si l’on vous dit à Marseille : « Votre fils, il est bon pour l’évêché », ne croyez surtout pas que le garnement va franchir allégrement les étapes
sacrées de la hiérarchie ecclésiastique.
Non. Il s’apprête, hélas, à passer la nuit au violon, l’évêché étant le nom donné par les gens d’ici à l’hôtel de police.
Ex-voto
Les ex-voto sont aussi vieux que la reconnaissance, si toutefois ce sentiment n’est pas le faux nez de l’angoisse et du soulagement. Peu importe,
ils sont le moyen le plus sûr de placer l’avenir sous la protection de la Vierge ou de la remercier d’une intervention salvatrice. Dans le premier
cas, les Trissotin de bénitiers affirment que les ex-voto sont propitiatoires, dans le second, gratulatoires.
Implorer ou remercier le ciel par de petites offrandes existait déjà aux temps abhorrés du paganisme où les guerriers suspendaient leurs armes
dans les temples, et les vestales, leur voile.
À la Révolution, les ex-voto, insupportables à l’Incorruptible, sont dispersés au gré du mistral, mais le calme revenu, remplacés. Une peinture
datée de 1848 en témoigne. Elle représente les murs de la chapelle tapissés de ces chapelets de la gratitude qui attestent de la toute-puissance
de Marie sans laquelle le troupier, le marin, l’abandonné(e), le (la) blessé(e), le (la) malade auraient succombé à un sort cruel.
À Marseille, où la Bonne Mère est la grand-mère de tous les habitants, les ex-voto les plus naïfs sont les plus touchants. Si Saint-Louis-des-
Invalides demeure le dépositaire des drapeaux pris à l’ennemi, la basilique est couverte de maquettes, dessins, bibelots, tableaux, images,
plaques commémoratives remerciant Marie d’avoir tiré les dédicants des tourments de la destinée.
À Notre-Dame-de-la-Garde, la gratitude maritime l’emporte. Comment s’en étonner ? Marseille est un port. Le général de Gaulle, avec l’autorité
de ses étoiles, le rappela avec force à chacune de ses visites. Les vaisseaux miniatures, de la tartane aux steamers, se balancent innombrables
au bout de leur ficelle. Ils célèbrent les mérites de celle qui les a préservés des profondeurs salées. À mi-chemin entre le ciel et la terre, la mère
du petit Jésus occupe une place idéale pour intercéder auprès de son divin fils en faveur des Marseillais en perdition et, le cas échéant, des
autres.
Parmi ces milliers d’ex-voto qui tissent la toile de la piété mariale, certains me touchent, d’autres me bouleversent.
En 1850, pour remercier la Bonne Mère de lui avoir évité une mort atroce, Paul Magnan – un nom bien marseillais –, le fils du célèbre savonnier
Joseph Magnan, peint de ses propres mains un tableau en son honneur. La scène se déroule dans l’atelier de la savonnerie paternelle, rue des
Phocéens, une vaste pièce au plafond voûté faiblement éclairée par une lanterne sourde illuminant la statue de Marie. Sur le côté droit, un ouvrier
moule les pains, un autre les empile. À l’aide d’une casserole à long manche, un troisième puise dans une énorme cuve de la lessive de soude,
dangereux produit corrosif, qu’il verse dans un baquet de bois. Plein à ras bord, il le pose sur sa tête mal protégée par un coussinet de chiffons
pour le transporter quelques mètres plus loin. Zola grogne et le diable guette.
Sur l’ordre de son père – un fils doit donner l’exemple –, Paul est de corvée ce jour-là. Obsédé par l’équilibre instable de son chargement, il
néglige de recouvrir la cuve de son couvercle protecteur. Soudain, il aperçoit l’ouverture béante, hésite, trébuche. Il va tomber. Personne ne peut
le secourir. Personne ? Vous oubliez la Bonne Mère. Sur son ordre, l’ange gardien de l’adolescent intervient, déploie ses grandes ailes, le tire en
arrière, dévie l’inexorable. Il est sauvé. Dans toute autre ville, l’infortuné aurait péri. Pas à Marseille.
En 1859, l’ex-voto de Marie Artufel la représente agenouillée près d’un berceau où dort de son premier sommeil un nourrisson potelé ; en face
d’elle, la Vierge louée d’avoir permis la naissance de son douzième enfant. À une époque où la mortalité infantile à Marseille est considérable –
mon père, cinquante ans plus tard, consacrera sa thèse de médecine à ce massacre des innocents –, il fallait toute la vigilance virginale pour
permettre à cette inlassable génitrice de peupler la ville avec une telle obstination.
En 1905, Notre-Dame-de-la-Garde accueille une prestigieuse visiteuse : Alexandra, l’épouse d’Édouard VII. La reine d’Angleterre fait graver
dans le marbre sa reconnaissance à la reine du ciel pour ses bontés envers sa famille. Jusqu’au bout, elle conservera sur sa table de chevet la
sainte figurine achetée pour quelques sous à la bondieuserie de la basilique. Pour moi, c’est la Bonne Mère qui a manigancé la conversion du
couple royal au catholicisme, comme celle de Tony Blair qui attendit la fin de son mandat de Premier ministre pour prendre le chemin de Rome
dont le tracé, nul ne l’ignore, passe par Marseille.
Les années se succèdent et la maréchale Lyautey à son tour fait halte sur la colline sacrée avant d’aller retrouver, convalescent, son mari au
Maroc où l’Immaculée l’avait sauvé d’une maladie qui aurait pu priver la France d’un galonné de haut mérite. Elle confie à la pierre le paiement
de sa dette.
Après la Maréchale, le souvenir du général de Monsabert s’impose. En août 1944, il dépose son fanion aux pieds de la Vierge pour la remercier
d’avoir permis la libération de Marseille.
Je ne vous cacherai pas ma tendresse pour un ex-voto de la douceur : un joli dessin de Vincent Roux célébrant la guérison de son ami Marcel
Greffeuille, le directeur du Méridional tiré d’une mauvaise passe par l’infirmière pleine de grâce. Un jour, ce peintre de la délicatesse sortira du
purgatoire pour trouver sa place au mémorial de la peinture provençale. Faites, Bonne Mère, que cette consécration ne tarde pas trop.
Il faudra attendre le mois de mai 1984 pour apercevoir de drôles de pèlerins tout de blanc vêtus pareils à des enfants de chœur aux jambes
poilues et aux muscles saillants. Ils montent quatre à quatre les marches du grand escalier. Du gardien de but à l’avant-centre, l’équipe de l’OM
vient remercier sa protectrice de l’avoir tirée de l’enfer de la deuxième division. Chaque joueur tient un cierge tandis que le capitaine agite un
drapeau marqué de la devise du club qui n’est pas « Droit au ciel », mais « Droit au but ». Arrivés dans la basilique, ils déposent enseigne et
maillots devant le maître-autel.
Quelques jours après, la Vierge m’apparut, vérifiant ainsi l’adage de Chamfort, « Les apparitions ont l’heureuse sagesse de n’apparaître qu’à
ceux qui y croient » : « Dites à ces garçons, m’annonça-t-elle, qu’ils se sont trompés d’adresse. Quand il s’agit de l’OM, ce n’est pas à moi qu’il
faut s’adresser, mais à ma jeune collègue, sainte Rita, la patronne des causes désespérées. »
Si d’aventure vous remarquez quelque part dans la nef une ardoise zébrée d’une écriture blanche, vous pourrez lire :
Mécréant et juif de surcroît,
Ancien combattant du Vercors
Je dois une chandelle en or
À la mère de l’Enfant-Roi.
Au XVIIIe siècle, Moustiers et Saint-Jean font des émules. Les gisements sont exploités par une dizaine de manufactures et Marseille devient une
capitale de la faïence, jusqu’au jour où ses meilleurs ouvriers, mécontents de leurs conditions de travail, quittent la ville en masse pour rejoindre
Gênes, la vieille rivale. Cette désertion oblige la plupart des faïenceries à fermer, une à une, leurs portes.
Aujourd’hui, si vous en avez le loisir, prenez à neuf heures et demie un beau matin ensoleillé, à la grille du château Pastré, le petit train qui
traverse le parc de Montredon pour vous conduire à la porte du musée de la Faïence où vous pourrez admirer les graciles vestiges de la
manufacture de Saint-Jean-du-Désert dont le charme a résisté au temps. Soyez tranquilles, on ne s’y bouscule pas : les horaires du tortillard sont
intraitables et les amateurs de céramiques, rares depuis la mort de mon ami Paul Crémieux, le grand collectionneur marseillais.
Si, à la différence de Valéry Larbaud, vous êtes allergiques au rail, vous pouvez toujours forcer ma porte. Dans le maigre héritage laissé par mon
père trône, superbe, une bouillabaissière de Saint-Jean conçue par un stratège du plat municipal. Les jours de fête, Ité la posait sur la table de la
salle à manger avec la ferveur d’un Templier présentant le Saint-Graal. Je n’ai jamais goûté de plat plus exquis que sa bouillabaisse servie dans
cette soupière jaune safrané, décorée à outrance de poissons de roche aux couleurs de l’arc-en-ciel.
Fabriquée dans les années 1930 dans un sursaut de créativité, elle se déploie sur quatre étages. Au sommet, un couvercle couronné d’une
langouste bicéphale conserve la chaleur et le parfum du mets. En dessous, les poissons s’étirent dans une passoire en céramique aux bords
relevés, placée sur un récipient à piédouche en forme de rascasse dans lequel est versé le bouillon dont les vapeurs imprègnent la chair du
poisson et protègent son moelleux. À chaque extrémité des plats, les poignées coquillages permettent de les saisir sans se brûler les doigts. Le
tout repose sur un plateau où l’on glisse la passoire pendant le service du bouillon.
Au-delà des satisfactions gastronomiques et esthétiques qu’elle me procure, la défunte faïencerie fut à l’origine d’une scène de famille que je n’ai
pas le droit de vous dissimuler.
L’incident eut lieu en pleine Occupation, quand mon père reçut un volumineux colis soigneusement ficelé provenant de Saint-Jean-du-Désert dont
le directeur était l’un de ses clients. Arrivé à la maison après ses épuisantes visites, il découvrit le mystérieux paquet sur la console de l’entrée,
l’ouvrit avec mille précautions. Notre stupéfaction fut grande de découvrir un service de douze assiettes ornées chacune d’un magnifique portrait
en médaillon du maréchal Pétain, tout képi et toutes étoiles.
Papa Nane, arrivé dans l’intervalle, faillit tomber du haut-mal. Sans nous laisser le temps de réagir, il saisit les assiettes une à une et leur fit subir
le sort des boules de pétanque quand le tireur veut éviter la fanny. « S’ils s’imaginent qu’ils vont nous transformer en enfants de Pétain, ils se
trompent », éructait-il, pendant que la précieuse et idolâtre faïence volait en éclats. Saint-Jean-du-Désert, priez pour lui.
Fan de…
Pour exprimer leur surprise ou leur indignation, les Marseillais emploient volontiers le terme « Fan » auquel ils accolent un substantif vengeur.
Fan, en patois, signifie « fils ». Mais fils de quoi ? La palette est riche, comme le prouve cette histoire.
Mon père avait une sœur de dix ans sa cadette. Nous l’appelions tante Mimi. Cette miniature de femme mesurait à peine un mètre cinquante-
cinq. Je me suis toujours demandé comment autant de matière grise avait trouvé place dans un si petit crâne. Ancienne élève de l’École normale
de Sèvres, agrégée de lettres, elle s’était prise de passion pour Pascal et lui consacra sa vie en rédigeant une thèse toujours recommencée :
« Le rôle du raisonnement expérimental dans les Pensées. » Elle parlait de son ouvrage à voix basse, à mots couverts. Persuadée d’être
entourée d’espions dont l’unique mission était de lui dérober ses pages, elle se méfiait même de sa bonne, une Sénégalaise analphabète pour
laquelle il n’existait qu’un seul Pascal : le restaurateur connu pour l’onctuosité de sa bouillabaisse.
L’appel du 18 Juin supplanta les Pensées, et Charles de Gaulle, Blaise Pascal. Dès 1941, elle entra en résistance. Sa hardiesse lui valut les
plus hautes décorations françaises et alliées, qu’elle ne portait jamais. Cette femme avait tous les courages, mais refusait d’étaler les insignes
du sien.
Après la guerre, tante Mimi s’ancra à Marseille où papa était bien seul depuis la mort de maman. Quand il faisait beau, elle s’embarquait sur
l’Alexandre-Dumas qui assurait la navette entre l’Europe aux anciens parapets et le château d’If, où les touristes férus d’Histoire visitaient les
cachots légendaires de Monte-Cristo et de l’abbé Faria.
Les jours de pluie – il pleut à Marseille plus souvent qu’on ne le croit –, elle partait à la découverte des recoins perdus de la ville. Après un orage,
elle me téléphona toute chavirée. « Chaton – elle m’appelait chaton –, peux-tu m’expliquer cette curieuse expression, “Fan de Chinon”, employée
par les gens d’ici ? Mon apparence austère aurait-elle dévoilé mes affinités tourangelles ? » Comme je lui faisais part de mes doutes, elle
poursuivit.
Défiant l’averse, elle avait, au début de l’après-midi, quitté la maison pour aller rendre visite à Éliette, ma sœur, vêtue de ce qu’elle appelait sa
tenue de para : un long imperméable en simililéopard noir et blanc couronné d’un chapeau « Terre-Neuve » dont elle relevait le bord au-dessus
de son front. Dans cet accoutrement, elle avait entrepris la traversée de la rue Beauvau.
La circulation chaotique et la chaussée glissante rendaient ce périple hasardeux. Elle résolut de demander de l’aide. À quelques mètres de là, un
agent collait ses papillons sur les pare-brise. Elle le prit pour le portier de l’hôtel Beauvau qu’elle connaissait depuis le jour où il l’avait gentiment
sortie d’un sex-shop dans lequel, indignée par les articles bizarres exposés en vitrine, elle faisait scandale. De sa petite voix autoritaire, elle
apostropha le contractuel en lui glissant une pièce dans la main : « Mon jeune ami, soyez assez aimable pour me faire traverser. » Sidéré, il
dévisagea sa corruptrice : « Oh ! Fan de Chine ! », s’écria-t-il. Ne voyez là aucune allusion à l’empire du Milieu. Les Marseillais disent « Fan de
Chine » – à prononcer obligatoirement avec l’accent – quand une stupeur énorme les saisit.
Mais l’Empire céleste n’est pas le seul à jouir de ces étranges filiations. Dans les grandes occasions, ils disent aussi « Fan de lune », moins en
vogue depuis les progrès de l’astronautique ; « Fan de Breu » – en réalité, Fan d’Hébreux – pour souligner une stupéfaction quasi biblique ;
« Fan de Chichourle » – la chichourle étant le nom provençal de la jujube, propre aux étonnements bucoliques ; ou encore « Fan de putain »
(transformé sous Vichy par Papa Nane en « Fan de Pétain ») quand ils veulent introduire dans leur ébahissement une dimension polissonne.
N’en déplaise à la mémoire de tati Mimi, « Fan de Chinon » n’a pas encore pris place dans le parler marseillais. Si vous demandez aux gens
d’ici où est Chinon, ils vous répondront : « Fan de Chine, comment voulez-vous que je le sache ! »
Fernandel
(1903-1971)
Dans un film dont je ne garde qu’un vague souvenir, un personnage joué par Fernandel tient à peu près ce langage : « Dans la vie avec les
femmes, il n’y a que deux solutions : ou on séduit ou on transpire. Je transpire beaucoup. »
Alors, son sourire chevalin – quand on parle de Fernandel, il faut employer cet adjectif sous peine de poursuite – se teintait de mélancolie,
comme si l’acteur crevait le masque.
Condamné à l’emploi national de Comique majoritaire, c’était la façon de ce Marseillais de la balle de résister au tourbillon des rôles
pittoresques, folkloriques ou pitoyables que la fatalité de son succès lui assignait.
Les meilleures créations de ce grand acteur, au théâtre comme au cinéma, restent ceux de Provençaux amers, désillusionnés et menteurs, qui
n’ont pas toujours le cœur à rire. D’ailleurs, la vérité n’est pas amusante, sinon on la dirait plus souvent. Le pitre n’est jamais sûr.
Mes sœurs se rendaient à la foire de la Saint-Jean pour les tarraillettes, assiettes et plats minuscules, marmites naines, poêlons miniatures, tout
un arsenal culinaire en terre cuite aux bords vernissés, destiné aux petites filles. Dans ces couverts de Lilliput, Jeannine et Éliette conviaient à
goûter les demoiselles du Cours Bastide où elles faisaient leurs études, en prenant soin de ne jamais les resservir. Que voulez-vous, elles étaient
rascousses, mes sœurs, et leurs tarraillettes causèrent un grand préjudice à la réputation de ma famille.
La foire de la Saint-Jean avait pour moi d’autres attraits. À l’âge où plus on fait de bruit, plus on est content (en suis-je jamais sorti ?), deux objets
me comblaient : la gargoulette et la toutoulé. La gargoulette est une petite cruche vernie d’un vert acide que l’on remplit à demi d’eau claire.
Quand on siffle dans le bec, on obtient un chant d’oiseau poitrinaire qui ravissait mon oreille déjà musicale et exaspérait le voisinage. La
toutoulé, petite trompette de terre cuite, émettait un son si aigre qu’il faisait fuir les passants. C’est le seul instrument de musique (?) que je suis
parvenu à discipliner.
Si vous passez par la foire de la Saint-Jean, envoyez à mon éditeur, qui fera suivre, une tresse d’aïets, pas une gargoulette ni une toutoulé, j’ai
déjà, en plaidant, exaspéré trop de monde.
Folquet de Marseille
(vers 1160-1231)
Les vrais poètes descendent en enfer ou montent au ciel sans passer par le purgatoire. Folquet de Marseille, devenant Foulques de Toulouse au
mitan de sa vie, a fait les deux voyages.
D’un côté, Dante honore la mémoire du troubadour admiré, le plaçant dans son Paradis au chant IX, et permet à ses vers de bercer Béatrice. De
l’autre, Guilhem de Tudèle et son coauteur anonyme de la Chanson de la croisade des Albigeois le conspuent pour l’éternité :
« […] Grâce à ses trompeuses chansons, à ses poésies si insinuantes que quiconque les chante ou les récite perd son âme, grâce à ses
sarcasmes piquants et tranchants, grâce aux dons que nous lui avons faits et qui lui permirent de mener l’existence du jongleur et grâce à sa
doctrine mauvaise, il s’est élevé à une situation si haute qu’on n’ose rien répondre à ses mensonges. […] Après son élection comme évêque de
Toulouse il a allumé un tel incendie par toute la terre que jamais aucune eau ne pourra l’éteindre. À plus de cinq cent mille personnes, des grands
comme des petits, il a fait perdre la vie et le corps et l’âme. Par la foi que je vous dois, à cause de ses actes, de ses paroles et de toute sa
conduite, il semble être plutôt l’Antéchrist qu’un délégué de Rome1. »
Un poète maudit.
Avant le pinacle et le pilori, Folquet s’était forgé deux existences. Fils d’un riche marchand génois installé à Marseille, remarquable pour sa belle
mine, son élégance, la pureté de son art, il fut adulé de tous, protégé par Richard Cœur de Lion, le comte Raymond V de Toulouse, Alphonse
d’Aragon et, bien sûr, Raymond Geoffroy Barral des Baux, suzerain de Marseille. Pour lui prouver sa gratitude, il s’éprend de son épouse et
compose pour elle la fameuse canso, « Tant me plaît l’amoureux souci » (Tant m’abellis l’amorros pensamens). Dante en loue la composition et
en caresse l’étoffe « dont sont tissées les plus illustres chansons ». Pour ne pas ajouter le remords au regret, la belle s’éteint sans avoir cédé au
poète.
À la fin du siècle, après la disparition de ses protecteurs, Folquet entreprend son second voyage sous le froc des moines cisterciens, après avoir
obligé sa femme et ses filles à prendre le voile pour ne pas incommoder l’Éternel. En 1201, il devient abbé du Thoronet, puis évêque de
Toulouse en 1205, et bras du sinistre Simon de Montfort dans l’extermination de l’hérésie cathare en créant la Milice des Pénitents blancs,
ancêtre du Klu Klux Klan, qui ensanglanta le Languedoc. Entre 1209 et 1215, il aide Simon à renverser Raymond VI de Toulouse, le fils de son
ancienne égide, « moyennant richesses et bonnes terres ». Le joueur de lyre était un homme de corde.
Traître à ses amis, traître à l’amour, traître à l’humanité, traître à Marseille où il ne revint plus, ce troubadour aux mains tachées de sang fut-il aussi
traître à la poésie ? Il existe un mystère Folquet, comme il existera un mystère Rimbaud. Marseille porterait-elle malheur aux poètes qu’elle voit
naître ou qu’elle voit mourir ? Malgré son déshonneur, il nous reste ces vingt-quatre chansons d’une perfection fluide, parfois un peu savantes que
Folquet nous a léguées. La plainte mélodieuse adressée à la dame des Baux continue à toucher ceux qui l’entendent encore :
Tant me plaît l’amoureux souci
Qui s’est venu en mon pur cœur établir
Qu’aucune pensée n’y trouve place
Aucune autre n’est douce ne donne plaisir2.
Pour moi, Folquet de Marseille, dont l’infamie ne parvient pas à masquer la grâce, est mort en 1201 et Foulques de Toulouse n’est jamais venu
au monde. Je ne vous accorde aucun autre moment de vie, monsieur le bourreau.
Forçats
Comment ne pas avoir une pensée pour ces damnés de la mer auxquels Marseille doit une partie de sa prospérité ? Dans ce dictionnaire
amoureux, la ville doit se souvenir de ses enfants perdus.
Du martyr et de la peine
Que nous souffrons dans la chaîne
Nous autres tous pauvres disgraciés
Dieu vous garde tant que vous êtes
De tomber dans une telle infortune
Il vaudrait mieux que ni soleil ni lune
Vous autres n’ayez vus jamais.
La chanson est digne des Pendus de Villon ou des Nervis de Victor Gelu.
Jusqu’en 1780, Marseille s’est enrichie sur le malheur de ces misérables, prédécesseurs de Jean Valjean, condamnés aux galères et aux
travaux de force.
La cité soumise par Louis XIV, Colbert décide de mettre au service de la marine royale qu’il veut développer à partir de Marseille une main-
d’œuvre bon marché, corvéable à merci. À l’heure du Grand Renfermement dont Michel Foucault a déployé la signification dans Surveiller et
punir, l’Arsenal se remplit de prisonniers. Arnoul, un grand commis, invente un système économique et judiciaire qui encourage la productivité.
Tout le monde s’y retrouve : le port est protégé par une vingtaine de bâtiments aux aguets dans la rade ; les petites gens trouvent plus petit
qu’eux et se transforment en petits chefs. Chacun a droit à son maudit : huguenots, réfractaires à l’impôt, contrebandiers, délinquants de sel,
déserteurs, voleurs à la tire, gitans, prisonniers barbaresques…
Pour survivre durant leur saison en enfer, les forçats entassés entre les murs de l’Arsenal ou pressés sur les bancs des galères tirent leurs rames
ou fabriquent les bonnets rouges qui vont coiffer leurs congénères aux quatre coins des geôles françaises. Les plus chanceux, employés à des
tâches domestiques ou trafiquants à la petite semaine, bénéficient d’un régime de faveur et trouvent parfois le temps d’engrosser la fille de la
maison.
Tout en profitant de leur misère, les Marseillais, qui refusent de devenir les chefs de rayon du Roi-Soleil, prennent souvent parti pour les
réprouvés. Une comptine répond à la plainte de la chorma (la « chiourme ») :
— Si nega un òme ?
— E qu’es ?
— Es un garda-forçat.
— Leva-lo sabre,
Laissa-lo negar !
— Se noie un homme ?
— Non, ce n’est pas un homme !
— Et qu’est-ce ?
— C’est un garde-forçat.
— Enlève-lui le sabre,
Laisse-le noyer !
Ainsi finissent les matons, avec lesquels les Marseillais n’ont jamais eu de bons rapports. Ils leur font pitié, ces bonnets rouges, dont un sur deux
périt à la « chaîne », la peste des mauvais larrons, la bonne conscience des honnêtes gens. La mort d’un gardien est un accident. Celle d’un
galérien, une fatalité.
Fry (Varian)
(1907-1967)
Varian Fry n’était pas marseillais de naissance, mais marseillais d’honneur. Il vécut loin de nos rivages où il demeura un an et un jour, année
essentielle pour ce passeur d’espoir et les milliers de malheureux qu’il sauva.
Rigoureux, je devrais écrire rigoriste, éducation quaker, costume sans fantaisie, respectueux de l’ordre, Varian Fry était peu fait pour les
combats de l’ombre. Cet intellectuel féru de culture européenne, parlant couramment le latin et le grec ancien, le cœur ancré à gauche, s’opposa,
pendant les années où le cataclysme se profilait à l’horizon, à Lindbergh, moins nazi qu’on a voulu l’écrire, mais isolationniste convaincu pour
lequel les frontières de l’Amérique étaient sur l’Atlantique, non sur le Rhin. La nécessité, les circonstances, la guerre transformèrent cet
Américain bien tranquille en hors-la-loi.
En 1935, il se rend en Allemagne. Témoin horrifié des persécutions dont les « sous-hommes » sont victimes, il voit deux énergumènes à croix
gammée planter un poignard dans la main d’un consommateur juif sous le regard impassible des clients. Comme il fait mine d’intervenir, la
police le rappelle durement à l’ordre.
Septembre 1939 : la guerre. Juin 1940 : la débâcle. Quelques semaines de combats ont raison de la France éternelle à qui l’on fourgue, en
guise de lot de consolation inapte à atténuer son malheur, l’auguste personne du maréchal Pétain. L’armistice, dans l’honneur et la dignité,
stipule, entre autres : « … Le vaincu s’engage à livrer au vainqueur les Juifs et les opposants allemands qui avaient trouvé refuge sur son sol. »
Cette clause déshonorante passe le carcan à la zone occupée et les menottes à la zone libre.
Quand la nouvelle traverse l’océan, se fonde à New York l’Emergency Rescue Committee (Association de secours d’urgence) dont le but est
d’arracher les réfugiés aux griffes des nazis. Varian Fry, volontaire, rejoint l’Europe par le Clipper, l’hydravion transatlantique reliant New York à
Lisbonne. Cet appareil mythique sera, tout au long de la guerre, le lien ténu entre le Nouveau et l’Ancien Continent. À son arrivée au Portugal,
neutre pendant toute la durée du conflit, l’Américain gagne la France. Il débarque le 14 août 1940 gare Saint-Charles, riche de sa détermination
et de trois mille dollars.
Marseille n’est pas encore occupée et les Allemands sont contraints de s’adresser à la police française pour arrêter puis déporter leurs victimes.
Les « forces de l’ordre » sont coupées en deux : quelques résistants refusent de fournir les camps de la mort ; les autres – hélas, les plus
nombreux –, en fonctionnaires zélés, appliquent servilement les oukases de l’ennemi.
Dès son arrivée, Varian Fry se rend au consulat américain où, à l’exception de Hiram Bingham, un diplomate en poste, l’ensemble du personnel
se révèle peu coopératif. Les consignes du gouvernement fédéral sont formelles : éviter tout incident diplomatique, obéir aux instructions de
l’ambassadeur américain à Vichy, considérée comme la capitale de la France. Fry essaie bien de s’attirer la sympathie de ses compatriotes
grâce à une lettre de recommandation d’Eleonor Roosevelt. Il lui faut déchanter. Loin de lui faciliter la tâche, la sympathie de cette grande dame
démocrate, considérée comme une trouble-maker, un faiseuse d’histoire, une chercheuse de garouilles, comme on dit à Marseille, fait de lui un
don Quichotte bien encombrant.
Notre héros – le terme s’impose – n’en a cure. Dans un premier temps, il s’efforce de trouver un local. Ce n’est pas chose facile. Il commence
par louer une modeste chambre à l’hôtel Splendid, boulevard d’Athènes, puis un appartement rue Grignan avant de s’installer dans la discrète et
vaste villa Belair, à quelques encablures d’Aix. L’intendance assurée, il recrute des collaborateurs sans lesquels aucune action d’envergure n’est
possible, d’abord au sein de la communauté juive, puis dans un petit groupe d’expatriés américains partageant ses idées. Parmi eux, une
étudiante en art, Miriam Davenport, et une jeune fille intrépide et pittoresque, Mary-Jane Gold. Riche héritière, cette aventurière idéaliste et un
peu déjantée entretient une liaison tumultueuse avec un truand marseillais lié au clan Guérini à une époque où Antoine et Mémé font de la
Résistance face à la Gestapo de Carbone et Spirito (elle confiera le récit de son équipée à un livre intitulé Marseille, années 40).
Pour abriter sa passion et assurer sa sécurité, Mary-Jane transforme en nid d’amour une maison de passe où les filles chouchoutent son idylle
avec le nervi bien-aimé. L’histoire connaîtra une fin morale : il ne mettra pas l’héritière sur le trottoir ; elle lui inoculera le sérum patriotique ; il
gagnera Londres pour s’engager dans la Royal Air Force.
Le téléphone marseillais, aussi efficace que son homologue arabe, fonctionne à plein. Bientôt, des dizaines, des centaines, des milliers de
réfugiés apprennent l’existence du réseau américain. Allemands et Autrichiens opposants au nazisme viennent frapper à sa porte. Parmi la foule
des anonymes, on trouve des personnalités : Heinrich Mann, le frère de Thomas, Hannah Arendt, Lion Feuchtwanger (qui avait publié le Juif Suss
en 1923, un roman dénonçant l’antisémitisme et dont les nazis s’étaient emparés pour en faire une adaptation cinématographique antisémite),
Franz Werfel et sa femme, Alma, l’ex-épouse de Mahler, Arthur Koestler, le chimiste Otto Meyerhof… Naturellement, Varian Fry se consacre
d’abord à leur cas. On le lui reprochera plus tard au prétexte qu’il avait privilégié la notoriété au détriment d’une charité égalitaire. Ce grief est
absurde. Les intellectuels, pendant ces années où l’encre appela le sang, furent parmi les principales victimes de l’Occupation et de l’épuration.
Varian Fry avait le devoir de secourir en premier les créateurs tels Marc Chagall, Jacques Lipchitz ou le romancier Jean Malaquais (de son vrai
nom Vladimir Malacki, détenteur de la triple étiquette Juif, Polonais, communiste, tiercé de la mort), André Breton, le pape du surréalisme,
Marcel Duchamp, le grand prêtre de l’abstraction, André Masson, l’archidiacre inégal de l’onirisme provençal, et Max Ernst. Ce peintre
mystérieux à la palette troublante et un peu répétitive n’avait pas été chassé de Berlin par le nazisme. Installé en France depuis les années 1920,
il était considéré comme un Allemand par les Français et comme un métèque francophile par les Allemands. Incarcéré au camp des Milles, il put,
grâce au réseau, se réfugier en Amérique.
Pendant cette année frénétique, avec la complicité d’Hiram Bingham, Fry procure de vrais visas, de vrais faux laissez-passer, des passeports
frelatés qui permettent à leurs heureux bénéficiaires de quitter sans encombre la France. Par ailleurs, il organise un réseau de passeurs pour
conduire à travers les Pyrénées les persécutés en Espagne, qui, même sous le règne de Franco, se révéla un refuge d’où il était possible de
rejoindre le Portugal et, de là, les Étas-Unis. Ils furent plus de deux mille à échapper ainsi à la police française et à la Gestapo. André Malraux,
pressé de s’expatrier, refusa les services de notre Américain, mais lui confia les bobines de son film, L’Espoir, qui prirent aussitôt le chemin de
New York.
Sans expérience de la clandestinité, accumulant les imprudences, attirant sur lui l’attention de la préfecture, la situation de Varian Fry devient
bientôt intenable. Le consul général américain refuse de lui renouveler son passeport et le somme de rentrer chez lui. Fry continue son dangereux
apostolat jusqu’au jour où le chef de la police de Marseille lui signifie son arrêté d’expulsion. « Vous avez, monsieur, trop aidé les Juifs et votre
présence, en France, trouble l’ordre public. » Le 15 août 1941, on le jette dans un train pour Cerbère. Quelques mois plus tard, d’autres convois
partiront vers des destinations plus sinistres.
Pourtant, Varian Fry ne s’avoue pas vaincu. Il alerte l’opinion dans un article publié fin 1942 dans The New Republic où il dénonce la grande
persécution. On l’appellera plus tard l’Holocauste. En 1945, il publie sous le titre Surrender On Demand le récit de son année marseillaise – le
livre sera traduit en France en… 1999, sous le titre La Liste noire. Puis il sombre dans l’anonymat. Parmi ceux qui lui doivent la vie, certains l’ont
oublié, d’autres, renié. Il ne faut pas s’en indigner, c’est le sort des héros. Si l’Amérique est oublieuse, l’Europe se souvient. La France le fait
chevalier de la Légion d’honneur en 1967, en attendant qu’il devienne, à titre posthume, le premier Américain à figurer parmi les Justes au
mémorial de Yad Vashem à Jérusalem en 1996, puis citoyen d’honneur de l’État d’Israël en 1998.
Un dimanche maussade où il n’y aura pas de ballon au Stade Vélodrome, faites un détour par le consulat américain. Arrêtez-vous sur la petite
place. Elle porte le nom de cet homme libre à qui Marseille doit une parcelle de son honneur.
Avec la condescendance d’une supériorité autoproclamée, les estrangers, Parisiens et autres Lyonnais, stigmatisent l’exagération attribuée, non
sans raison, aux fils de Phocée, de Pythéas à Fernandel. À l’oreille des locaux, en revanche, le mot retentit comme un synonyme de baliverne et
de vantardise, imagerie alimentée par les Marseillais eux-mêmes qui se moquent des matamores de la Canebière : feniant e grouman et
prompt à la galejada.
Il ne faut surtout pas confondre galéjade et ironie, encore moins y mêler le sarcasme, la forme d’esprit la plus basse, si l’on en croit nos voisins
britanniques. L’ironie est une façon de masquer son propre ridicule en égratignant le ridicule des autres. La galéjade, au contraire, est une
dérision qui s’épanouit dans un éclat de rire pour le rire, une esthétique de l’art pour l’art. Désintéressée, elle se suffit à elle-même. L’ironie
revendicatrice, souvent méchante, blesse. La galéjade, bon enfant, chatouille, gratouille, mais ne laisse aucune séquelle. On ne peut imaginer
Marseille sans galéjade, mais il fallait d’abord en préciser la signification et la portée.
Une galéjade domine toutes les autres : l’histoire de la sardine qui boucha un jour le Vieux-Port. Elle nous est révélée par les Mémoires de
Barras, le conventionnel concussionnaire, tombeur de Robespierre, membre du Directoire, amant de Joséphine avant de devenir l’accoucheur
du Consulat. Issu d’une vieille famille provençale – on disait « noble comme Barras » –, cet officier de l’armée du roi est fait prisonnier à
Pondichéry en 1778. Il bénéficie d’un échange de captifs et embarque sur la Sartine, frégate baptisée du nom de l’éminent ministre de la Marine
de Louis XVI. Le voyage aurait dû prendre des allures de croisière paisible, le navire devant arborer le pavillon blanc, la Croix-Rouge de
l’époque, pour se protéger des attaques de la perfide Albion. Malheureusement, Dallest, le capitaine du vaisseau, un vieux loup de mer
pétardier, dans un geste de défi puéril, hisse les couleurs françaises.
Le 1er mai 1780, après une dizaine de mois en mer, la Sartine navigue au large du cap Saint-Vincent, un promontoire du Portugal battu par les
eaux turbulentes de l’Atlantique, quand une frégate anglaise, le Romney, commandée par Roddam-Home, ouvre le feu de ses cinquante canons.
Dallest, un peu tard après son inutile bravade, fait ramener le pavillon français quand une seconde salve le fauche sur le pont avec une douzaine
de ses matelots.
S’apercevant de sa méprise, Roddam-Home se porte au secours du bâtiment blessé. L’officier en second de la Sartine, le Marseillais Roubaud,
prend le commandement et la frégate au flanc endommagé navigue péniblement jusqu’à Marseille. Le 18 mai 1780, elle est en perdition quand
elle s’échoue à l’entrée du Vieux-Port dont elle obstrue le chenal, et provoque, telle une grève des dockers, une paralysie du trafic maritime : la
Sartine avait bel et bien bouché le Vieux-Port.
Le temps passa et le souvenir de Sartine fit naufrage et son nom fut oublié. Le monstre marin, aussi célèbre que la baleine de Jonas, en
revanche, se porte fort bien. Elle remplace pour des siècles et des siècles l’infortunée frégate et son éphémère parrain. La chanson l’affirme :
Une sardine sans pareille a bouché le port de Marseille.
Aujourd’hui, la galéjade est devenue réalité. Personne n’a le droit de douter du méfait de l’hénaurme sardine à qui des générations de
Marseillais ont conféré ses lettres de noblesse.
L’art de se moquer de tout en feignant de croire et en faisant croire parce que l’on croit est typiquement de chez nous. Écoutez plutôt l’histoire de
la sardine, vous savez, celle qui a bouché le port.
Dans le « Chant V », Les Plaisirs de la vie brève, l’amour pour la vieille cité imprime sa trace :
« Marseille est une ville de ciel et d’azur où les plumes des tourterelles volent et choient parmi les tranches de pastèque.
« Les balayeuses municipales fleuries des neiges de l’aube décorent les rues de guirlandes et d’arabesques où deux langues se poursuivent, se
fuient, se rejoignent, prises au piège d’un soudain entrelacs, se détestent et s’écartent, flèches agiles d’un amour instantané. […] Le Vieux-Port
tremble de désir et de vin rose sous une couronne d’huîtres et d’oursins. Un camelot d’infortune vend des montres de hasard. Une poissarde
impubère offre des seins du jour. […] Et puis il y a la nuit, la nuit de Marseille, la nuit du vent des lanternes, la nuit du rire déchiré des fusées et du
désir, la nuit du grand cri hurleur des plaisirs de la vie brève. »
Quand il dénonce le pourrissement de la révolution soviétique, le poète se fait prophète : « En URSS, on peut observer les germes de la
décadence, les signes avant-coureurs d’une faillite des libertés promises. On peut suivre les phases de la destruction de cet esprit
révolutionnaire qui était celui de Lénine, comme il l’avait été de Lautréamont… »
Ces lignes écrites dans La Revue européenne en août 1928, au moment où tant d’intellectuels tombent dans le piège de l’escroquerie d’une
révolution devenue une sanglante mascarade, font d’André Gaillard un pionnier du refus.
Je voudrais tellement réveiller la mémoire d’André Gaillard. Peut-être dort-il au ciel entre les bras de Gala, la femme d’Éluard dont il était l’amant.
Gare Saint-Charles (La)
Quand le voyageur s’arrête à la gare Saint-Charles, il arrive à un cul-de-sac, comme si l’Éternel lui intimait qu’au-delà de Marseille, il n’y a rien. Il
pourrait dire, comme Dali lors d’un passage à Perpignan : « Soudain, tout apparut avec la clarté de l’éclair, devant moi se trouvait le centre du
monde. » Marseille, terminus du PLM, la ligne impériale.
La gare Saint-Charles fait partie du patrimoine culturel de Marseille. Si les bâtiments sont assez banals, les escaliers qui en sont le
prolongement confèrent à l’ensemble son originalité. Nulle part en France – et pourquoi pas dans le monde – il n’en existe de pareil. L’amour que
leur portent les Marseillais est rotatif. Selon qu’ils les montent ou les descendent, leur cœur bascule.
La descente permet au touriste de découvrir la ville, à ses fils, de la retrouver. Devant eux s’ouvre la perspective du boulevard d’Athènes, la
silhouette bleutée du massif des Calanques, et légèrement à droite, Notre-Dame-de-la-Garde, la Vierge accueillante.
La montée procure des sensations bien différentes et il faut du souffle pour les décrire. Celui qui, lesté de bagages, n’a pas escaladé les cent
trois marches est un favorisé de la vie. Seul Maurice Herzog, René Desmaison et Pierre Mazaud peuvent juger leur martyr. Aujourd’hui, les
amateurs de rampe sont rares. Le métro et les escalators déposent les voyageurs fringants au pied des TGV ou des trains de banlieue.
Mais pourquoi diable avoir implanté une gare au sommet d’une telle pente ? C’est le résultat d’une longue histoire qui remonte au milieu du
XIXe siècle. Je vous en épargnerai les détails. Sachez seulement que Marseille faisait partie de ces cités allergiques au rail qui ont longtemps
refusé de capituler. Ces graves messieurs de la chambre de commerce, avec une lucidité confondante et une aveuglante vision de l’avenir,
étaient convaincus que le chemin de fer transportait la misère et le chômage. L’un d’eux parle « de la ruineuse oisiveté dans laquelle le train va
jeter les classes laborieuses ». Un autre promet, avec l’accent, un avenir sans espoir : « Plus de chevaux, plus besoin de fourrage ; des terres
sans emploi, des rouliers sans travail, des hôtelleries vides, des remises abandonnées, des preneurs de travail public déshérités de leur
patrimoniale industrie, des matériaux utiles à nos routes surchargeant désormais nos champs et nos collines et tant d’ouvriers et de travailleurs
qui les transportaient… »
Plus arriérées, Orléans et Tours s’obstinent et ferment leurs portes au progrès. Les Aubrais et Saint-Pierre-des-Corps en tirent profit, mais
Marseille échappera à cet entêtement grâce à l’ingénieur Paulin Talabot, qui obtient la concession d’une ligne Avignon-Marseille reliant la cité
des papes à la Méditerranée. En 1848, bien après Beaucaire, Montpellier, Sète ou Nîmes, les premières locomotives trouent l’horizon
marseillais.
Le plus dur restait à faire : choisir l’emplacement de la future gare de voyageurs. Les uns tenaient pour La Joliette, les autres pour le plateau
Saint-Charles où s’étendait jadis un cimetière. Les partisans de La Joliette se dispersèrent quand on s’aperçut qu’au débouché du tunnel de la
Nerthe, il faudrait dévaler vingt-quatre mètres de dénivelé pour parvenir à la gare, pente négligeable pour un funiculaire, fatale pour un train. La
municipalité se rendit à l’évidence et choisit le plateau Saint-Charles.
Contrairement aux prédictions des Cassandres en gibus, le chemin de fer entraîna le développement industriel, l’épanouissement du quartier de
la gare, la construction de nouvelles fabriques, l’ouverture de la manufacture des tabacs.
Installée sur ses hauteurs, la gare Saint-Charles ressemblait à une forteresse inhospitalière aux voyageurs. Il fallait à tout prix leur en faciliter
l’accès. L’idée d’un escalier monumental commença à germer. Le petit père Combes, alors au pouvoir, allait en permettre l’édification. La
République laïque et égalitaire était en lutte ouverte avec notre sainte mère l’Église, dont certaines congrégations durent quitter la place. L’État
en profita pour acheter en 1903 un séminaire en déshérence situé à l’emplacement actuel du grand escalier. Les desseins de l’Éternel sont
impénétrables et, nouvelle échelle de Jacob, l’escalier monumental n’était plus une chimère. Au terme d’un concours lancé en 1911, le projet
d’Eugène Senes et Léon Arnal, aux noms injustement oubliés, est adopté.
Il marie les techniques modernes (béton armé, passerelles métalliques) à une esthétique néo-baroque avec ses réverbères semblables à ceux
du pont Alexandre-III à Paris. Par intervalles, le regard se pose sur les vases et les obélisques. À mi-pente, deux groupes de sculptures
d’Auguste Carli rappellent l’histoire de la ville : Marseille, colonie grecque et Marseille, porte de l’Orient. Chacune de ces allégories est
représentée par une femme vêtue d’une chaste toge, assise à la proue d’un navire, accompagnée de deux enfants, s’adossant à une colonne
carrée surmontée d’un fanal.
Dans le projet initial, le palier inférieur devait être gardé par des lions, mais en 1922 l’Exposition coloniale de Marseille fait une impression très
forte sur la ville et la parsème de ses traces iconographiques. À la place des fauves prévus, Louis Bottinely sculpte un exotisme d’un autre
genre : Les Colonies d’Asie à l’ouest et Les Colonies d’Afrique à l’est ; deux dames en position d’odalisques, accompagnées, elles aussi,
d’angelots, croulant sous les symboles d’abondance et de fécondité. L’Asiatique, au visage grave et noble, est plus civilisée dans sa semi-
nudité, mais la Négresse, offerte au regard telle que Dieu l’a créée, est si proche de son modèle vivant avec son opulente poitrine, ses cuisses
ruisselantes et musclées qu’elle a suscité les premiers émois de plusieurs générations de Marseillais prépubères. Je n’ai pas échappé à la
règle. Elle se donne aux passants comme les colonies se donnent à la France… du moins, le croyait-on, en un temps où il n’était pas encore
question de repentance.
La guerre retarda l’achèvement des travaux et Gaston Doumergue – le populaire Gastounet –, accompagné du sénateur-maire Simon
Flaissières, escalade les premières marches en 1927, soixante ans après la gare, inaugurée, elle, par Monseigneur Mazenod, l’État, dans
l’intervalle, s’étant séparé de l’Église.
Pour en finir avec cette entrée, parodiant la Miss au Casino de Paris, j’ose poser à mes lecteurs cette question angoissée : « Cet escalier, l’ai-je
bien défendu ? »
Gelu (Victor)
(1806-1885)
Au paradis du génie poétique, il y a Victor et Victor. Le Français Hugo et Gelu le Marseillais y sont montés la même année. Ils n’ont pas attendu
longtemps qu’on leur en ouvre les portes sous les vivats des millions de misérables qui acclamaient leurs défenseurs.
Victor Hugo rejoint Victor Gelu par le versant le plus discret de son œuvre protéiforme, Les Chansons des rues et des bois, parues en 1865,
suites de petites mélodies légères qui, sous un voile de simplicité, dissimulent des trésors de mystère. De son côté, la même année, le poète
marseillais en finit avec le recueil de ses Chansons provençales, dont il établit avec soin le texte et la traduction française en vue d’une édition
définitive.
À cette époque, Victor Gelu n’est déjà pas un inconnu. Depuis un quart de siècle, à tout bout de champ, ses concitoyens entonnent l’hymne du
maçon Guiën, Fenian e grouman, qui a fait sa célébrité en 1838 :
La prière de Bono, la Santo, c’est-à-dire, la République sociale, se transforme en une confession tonitruante. Le pauvre ne peut se payer le luxe
des grandes phrases, viande creuse pour des estomacs affamés. Victor Gelu fait entendre la voix du peuple dans sa vitalité, sa violence, ses
zones d’ombre et de lumière. Sur les barricades de la révolution de 1848, sur celles de la Commune en 1871, ses couplets fusent des lèvres des
insurgés.
Enfant, Gelu est marqué à vie par les massacres de la Terreur blanche qui ensanglantent Marseille en juin 1815, et surtout par le spectacle de la
plèbe retournée le lendemain contre ceux acclamés la veille. Dans l’ensemble de son répertoire, le poète satirique endosse le rôle du prolétaire
goguenard qu’il incarne dans les cabarets, les banquets, les manifestations publiques où il se produit avec succès.
Convié en 1852 à un congrès du Félibrige en Arles, il crée l’événement de la voix et du geste : « Mon Dieu, monsieur, lui dit Roumanille
abasourdi, vous devez nous trouver bien petits ! »
Fils d’un boulanger disparu pendant son adolescence, élève rebelle des prêtres, apprenti raté, Gelu trouve d’abord sa voie au théâtre, puis s’en
éloigne, poussé par une exigence morale qui ne l’abandonnera jamais. Jeune homme, il s’est fait ses meilleurs amis parmi les Endormis,
fraternité formée d’anciens soldats bonapartistes, d’idéalistes républicains dont il partage la foi, pas les illusions.
Il met en scène toutes les catégories de métiers accessibles au menu peuple : les robeirols, porteurs, portefaix, bonimenteurs, ferrailleurs,
ouvriers, charretiers, matelots, maçons, marchands des halles, savonniers… Tous aspirent au Tramblamen, au tremblement de terre
révolutionnaire qui renversera les hiérarchies, pulvérisera les oppressions.
De tempéraments poétique et politique irréconciliables, Mistral et Gelu se regardent longtemps en chiens de faïence. L’Arlésien trouve vulgaire
et brutal le Phocéen ; le Phocéen juge académique et ridicule le royaume occitan d’opérette de l’Arlésien. Pourtant, Mistral finit par rendre les
armes à celui qu’il nomme « un mâle de race ». En 1886, il écrit dans la préface à la réédition complète des œuvres de Victor Gelu : « La
civilisation et son niveau fatal, la centralisation et son badigeon banal peuvent émasculer ce peuple quand tout sera pareil, quand tout sera terni,
c’est dans l’ouvrage de Gelu que revivra la plèbe marseillaise. Quarante ans avant nous, Gelu, avec son instinct de poète de génie, avait juste
deviné ce grand côté de l’art qui a tant de vogue aujourd’hui, l’observation exacte des milieux sociaux, la peinture nue et crue des documents
humains. Une fois de plus, cette langue provençale que tant de ses enfants affectent d’ignorer a ouvert à l’art moderne une voie nouvelle vers la
splendeur du vrai. »
À la lecture de Sémaphore du jeudi 25 mars 1841, Gelu apprend que « dans la nuit du mardi 23 au mercredi 24 mars, informées par
dénonciation de rumeurs de complot, la gendarmerie et la Ligne ont cerné une guinguette des hauteurs de la Villette, où étaient rassemblés trois
cents anarchistes ». Attaque, coups de feu, les trublions disparaissent dans la nuit. Les semaines suivantes, les arrestations opérées dans le
Vaucluse et la découverte d’une conspiration républicaine et ouvrière mettent en lumière une vaste entreprise de déstabilisation animée par des
sociétés secrètes, secrètes pour tout le monde, sauf pour la police. Victor Gelu trouve là l’occasion de faire à nouveau vibrer le rêve de la Grande
République à travers la voix de Mourou, un ouvrier-savonnier.
Lou Tramblamen
La ferveur républicaine de Gelu est consacrée par la censure impériale du Sceptre et du Goupillon : en 1856, une année avant Les Fleurs du
mal, elle interdit un de ses recueils de chansons au prétexte que dans l’une d’entre elles, Veouzo Mègi, une mère, un siècle avant Le Déserteur
de Vian, implore son fils de quitter les rangs de l’armée en partance pour la Crimée. Les Jésuites, dans une surenchère du zèle, achètent la
totalité du tirage pour anéantir l’ouvrage maudit dans un pieux autodafé.
Le poète fait résonner les revendications des désespérés qui voient le Progrès capitaliste sans cœur écraser leur culture, leur langue, leurs
mœurs. Pourtant, il n’est pas dupe. L’appel à la violence du savonnier se révèle aussi vain que la supplique du maçon. Tous deux sont des
sacrifiés de l’Histoire.
En faisant sienne la langue des déshérités, Victor Gelu choisit de subir leur sort, tout en gardant vis-à-vis de leur utopie une distance ironique et
tendre, une compassion colorée d’amertume.
En 1891, l’année où Rimbaud s’éteint, la municipalité donne le nom de Victor Gelu à une place où est érigée sa statue en bronze qui salue d’un
geste ample ses concitoyens. « Voilà le défenseur des pauvres ! », disaient à Carco les gens du peuple en désignant leur poète. En 1943, les
nazis fondent la statue pour en tirer des canons. Qu’un tron dé dieou lou curé !
Victor Gelu, un des rares poètes français avec Agrippa d’Aubigné à avoir la tête épique, fut à sa manière un poète maudit. Maudit par le parler
marseillais qu’il avait placé au-dessus de tous les autres. Il lui est arrivé la même mésaventure qu’à Mistral, qu’il domine pourtant du cœur et du
souffle. Le patois l’a privé de patrie et l’a enfermé dans le purgatoire d’un félibrige que, pourtant, il exécrait. Je tiens Victor Gelu pour un immense
poète, mais pour un immense poète traduit, trahi.
Si la Bonne Mère, malgré son grand âge, est toujours capable de faire des miracles, qu’elle vous oblige à lire Victor Gelu. Vous y ferez
d’éblouissantes découvertes, tout fénian et grouman que vous êtes.
Gervais (Auguste)
(1857-1917)
Marseille se souvient encore de la blessure que lui a infligée ce journaliste devenu sénateur de la Seine en 1909 sous la IIIe République.
Le 24 août 1914, Le Matin publie sous sa signature un article mettant en accusation le 15e corps d’armée composé, pour l’essentiel – une
division au moins –, de recrues provençales et marseillaises : il lui fait grief d’avoir « lâché pied devant l’ennemi » dans la région de Dieuze :
« Surprises sans doute par les effets terrifiants de la bataille, les troupes de l’aimable Provence ont été prises d’un subit affolement. L’aveu
public de leur impardonnable faiblesse s’ajoutera à la rigueur des châtiments militaires. »
Le sénateur Gervais semait le germe d’une zizanie durable et se rendait coupable de dénonciation calomnieuse.
À la suite de ces diffamations, tout au long des hostilités, les soldats méridionaux, devenus les « sales Méridios », se voient châtiés par des
brimades confinant aux crimes de guerre : punitions collectives, refus de soins aux blessés, missions-suicide…
Le sacrifice du 141e régiment d’infanterie basé sur le Vieux-Port, qui perd vingt-sept officiers sur cinquante-quatre et mille quatre cents sous-
officiers et soldats sur un effectif de trois mille hommes, ne parvient pas à effacer les balivernes du bravache. Pourtant, cet héroïsme a laissé des
traces et il est fréquent d’entendre, à Marseille, lorsqu’on se trouve face à un foie blanc : « Celui-là, pour qu’il se décide, il faudrait au moinsse
faire appel au 141e. »
En réalité, Gervais avait reçu mission d’exonérer l’État-Major d’une balourdise stratégique, la première d’une longue série… Engagé sans
préparation ni protection sous le martèlement de l’artillerie allemande, haché dès la première demi-heure, le 15e corps était condamné à être
massacré jusqu’au dernier soldat ou à se replier.
Cette lâcheté imaginaire ranimait un mauvais souvenir de la guerre de 1870 : les grandes mutineries des enrôlés des Bouches-du-Rhône en
février 1871. À l’époque déjà, l’accusation de couardise lancée contre ces conscrits était sans fondement. La réalité était plus noire : la sédition
avait contaminé l’ensemble de l’armée française. Pour sauver son honneur malmené, Déroulède, le pompier-pyromane de service, publia sous le
titre « De Profondis », dans ses Chants du soldat, cette bassesse :
Les Français de France ont la tête prompte ;
Mais lui de Marseille est homme de poids,
Il sait qu’on ne meurt jamais qu’une fois,
Et que cette fois vaut bien qu’on la compte. […]
« Plus tard, disait-il : je crois que la France
Sera trop heureuse en me retrouvant ;
Montrons-nous de loin, comme l’Espérance,
Et pour rester forts, gardons-nous vivants ! »
La triste épopée de cette rumeur infamante qui colle à Marseille depuis la fin du XIXe siècle reste à écrire. L’éloignement des champs de bataille,
de leur destruction et de leur misère, permit à des hérauts de pacotille de faire apparaître les Marseillais comme des métèques insensibles aux
malheurs de l’Alsace-Lorraine.
Mirabeau, Barbaroux, les héros de l’an I avaient déserté la mémoire nationale. Pendant que le calomniateur Gervais, écrasé sous sa croix
d’honneur, mourait dans son lit, les soldats du 15e corps reposaient sous leurs Croix de bois dans la boue des cimetières engorgés.
Gyptis
Apollinaire, dans « Zone », consacre à Marseille le seul vers de ses œuvres complètes :
Et tu recules ainsi dans ta ville lentement
En montant Hradchin et le soir en écoutant
Dans les tavernes chanter des chansons tchèques.
Te voici à Marseille au milieu des pastèques.
L’apparition de ces cucurbitacées dans le premier poème d’Alcools doit tout à la dictature de la rime, rien à un quelconque amour porté à la
vieille cité, dont on ne retrouve pas la trace dans l’univers poétique apollinarien.
Sans doute pour se faire pardonner, Apollinaire, dans La Fin de Babylone, un de ses ouvrages tirés de l’enfer de la Bibliothèque nationale,
raconte dans le chapitre II l’histoire de la capricieuse Gyptis, fondatrice de Marseille. La version du plus grand poète du XXe siècle vaut largement
celle des historiens.
« Le sort en est jeté. Des trois hommes de la maison paternelle qui l’avaient accompagné, l’un était de toute confiance. Vietrix le chargea de
faire des achats aux îles d’Hyères, de rapporter le corail de Lutèce et de prévenir son père qu’il s’embarquait à Marseille à destination de l’Orient
sur le navire des marchands phéniciens. Que l’on ne s’inquiétât pas ! Il reviendrait un jour ou l’autre au bercail. […]
« Ces quelques jours, Vietrix les passa à visiter la ville phocéenne et ses environs ; elle avait déjà pris un grand développement commercial ;
malheureusement, des querelles intestines gênaient la marche des affaires. Les Ligures, qui avaient accepté ces étrangers au début, les
voyaient maintenant s’enrichir d’un assez mauvais œil.
« Le soir, Vietrix ayant dîné, sur le quai du port, de cette soupe au poisson safranée que savaient si bien préparer les Marseillais, se rendait à
l’ordinaire dans les bas quartiers de la ville, vers ces cabarets à tout faire que fréquentaient les gens de mer. Les uns étaient réservés aux
armateurs, subrécargues, capitaines et officiers, les seconds aux matelots.
« On voyait là des filles de tous pays, de la Méditerranée orientale, de petites Ligures au corps rose, mais aux cheveux châtains, espiègles,
rieuses et trompeuses ; de brunes Étrusques aux traits fins, vives et passionnées ; des esclaves venues des terres de l’extrême Sud, noires avec
des grands yeux à la fois ensoleillés et sombres ; les filles blondes étaient rares. Vietrix, peu habitué encore à ce genre de femmes, en éprouvait
une sorte de crainte.
« Quoiqu’il eût, certes, à Lutèce goûté toutes les beautés possibles, ces prostituées du Midi, lascives et impudiques, l’effrayaient. Il les sentait
loin de sa race. Il avait comme un sentiment religieux de ne les point approcher. Mais de longues heures, tout en dégustant d’excellentes
boissons, il aimait les faire danser nues devant lui.
*
« “Hélas ! noble étranger, commença le vieillard, il est très rare de rencontrer aujourd’hui une physionomie avenante telle que la tienne. Les gens
d’affaires – que le dieu infernal Gamm les emporte ! – ont tout envahi. Dans ce beau pays ensoleillé nul n’a plus aujourd’hui le plaisir de rêver en
paix. Il faut, pour que l’on vive, travailler, trafiquer, faire des affaires, que sais-je ! Jadis nous n’avions d’autre souci que de déclarer de temps à
autre, pour se secouer les sangs, la guerre à nos voisins. La nourriture, l’amour étaient naturellement à notre portée. Ah ! pourquoi les étrangers
maudits ont-ils jadis mis les pieds sur cette terre ? Pourquoi les laissâmes-nous débarquer ? Si je porte une part de cette faute, du moins en
suis-je aujourd’hui, tu le vois, cruellement puni.
« — Continue, honnête vieillard, tu m’intéresses fort.
« — Eh bien, écoute mon histoire. Le roi Nann, chef de la tribu des Sigobriges, était le plus important monarque de la côte. Je n’étais, moi, qu’un
pauvre roitelet, propriétaire d’une colline et d’un cap où poussaient l’olivier et la vigne.
« “Nann devait marier sa fille unique, la belle Gyptis, plus blanche que l’écume des vagues, Gyptis aux yeux rieurs, Gyptis sur le sein de laquelle
l’empreinte d’une coupe sacrée avait été prise. Qu’est-il de plus parfait, ami, que le sein d’une vierge ? Une vierge ! Hélas, ce n’est pas en ces
lieux que nous saurions en rencontrer beaucoup.
« “De nombreux prétendants étaient sur les rangs. J’étais l’un d’eux. Tout plein de la fougue de la jeunesse, j’avais, à la vérité, entamé quelque
peu l’héritage de mes pères. J’avais dilapidé au jeu un certain nombre de récoltes. Ah ! si ma modeste propriété se pouvait arrondir des terres
magnifiques de ce golfe ! De plus, j’aimais Gyptis.
« “J’avais, je puis le dire, assez habilement mené ma barque. L’âme de la jeune fille n’était pas moins pure que l’eau de la mer qui baigne mon
cap, un clair matin de printemps. Je m’abstins donc des plaisanteries grossières auxquelles se livraient couramment mes collègues. Ce n’est
point que je déteste les propos un peu libres. Au contraire ! Ces Grecs, avec tous leurs raffinements de langage, leur préciosité, sont en train de
gâter le vieil esprit des Gaules. Mais je ne voulais point risquer de blesser ses oreilles ni son sentiment. Je composai même, à cette époque, un
gracieux petit poème qui obtint, j’ose le dire, son suffrage.
« “Mon seul malheur est d’être né sur la colline où pousse en plein soleil une lourde vigne !
« “Gyptis n’avait confié à personne, même pas à son père, quel était le fiancé de son choix. Elle l’ignorait sans doute elle-même. Le vieux
monarque, bon homme, n’éprouvait nullement le besoin de brusquer sa fille. Aussi, elle hésitait toujours. Cependant, au jour de la fête de la Mer,
elle avait promis de désigner l’heureux élu.
« “C’était la coutume d’inviter au palais les ambassadeurs, capitaines de navires ou gros marchands de passage. Le palais, en ce temps, était,
du reste, moins confortable que les hôtelleries modernes. Des gens venus de l’est avaient précisément débarqué ces derniers jours. Ils
apportaient les étoffes de leur pays dont ils avaient offert des échantillons au roi et à sa fille.
« “Le bénévole Nann pria donc leur chef, qui répondait au nom d’Euxène, au banquet. C’était un petit homme laid et insignifiant. Placé auprès de
lui, à un bout de la table, je m’aperçus à peine de sa présence. Il est vrai que quelques libations du bon liquide doré de ma colline avaient, dès le
début, détaché mon esprit des vaines contingences de ce bas monde.
« “Au dessert, Gyptis se leva. Elle tenait en main une coupe, cette coupe même qui avait été par un artiste modelée sur son sein. Il nous était, du
reste, loisible de juger de la qualité exacte du travail. Un léger voile flottait sur les épaules de la vierge, un de ces voiles de gaze fine que ces
commerçants de l’Est avaient offerts au roi. Sa poitrine merveilleuse apparaissait par moments et les lignes souples de son corps se devinaient
sous les étoffes estivales. C’était, j’ai oublié de vous le dire, en plein été, au cœur de la canicule, que les fêtes de la Mer avaient lieu. Gyptis était
si belle, belle pour tous, que me considérant d’ores et déjà comme son légitime propriétaire, j’en éprouvais une légère jalousie.
« “Et, en effet, la jeune fille avait fait le tour de la salle. Elle avait regardé tous les guerriers, ses prétendants, qui s’efforçaient de prendre des
poses avantageuses. Elle les avait regardés et, dédaigneuse, avait passé. Elle était arrivée à l’extrémité de la table où modestement je me
tenais étendu. Elle s’arrêta devant moi et lentement abaissa la coupe d’or qu’elle tenait élevée. Ah ! quel orgueil, quelle satisfaction m’emplirent
le cœur à cet instant ! Je songeais à la déconvenue de mes concurrents, à ma flamme couronnée, à mon cap, à mon golfe !
« “Prince de Lassiotâh, me dit-elle – tel était le nom de mon fief –, prvends cette coupe.”
« “Je m’inclinai et cherchai un joli compliment.
« “Ah ! que n’est-elle emplie de vin !” répondis-je enfin d’un ton que je m’efforçais de faire intelligent et badin.
« “Diabolique inspiration !
« “Le visage de la jeune fille avait eu un imperceptible tressaillement et sa main un recul.
« “Prends cette coupe, reprit-elle d’un ton lointain et sévère, et donne-la à ton voisin.”
« “Mon voisin, mais c’était le petit trafiquant grec ! Je crus que la jeune fille avait fait erreur. Mais non ! Son attitude indiquait bien que telle était
sa volonté. J’obéis, mais ma main tremblait et le vilain fut quelque peu arrosé du liquide doré.
« “Il n’hésita pas, lui. Tout de suite, cet homme d’affaires avait compris. Il vida d’un trait la coupe, se leva et d’un pas ferme fit le tour de la salle au
côté de la princesse, qui lui avait offert la main. Et voilà comment Euxène, mon ennemi et mon rival, est devenu le roi de ce pays.
« “Voilà comment les Grecs se sont établis ici. Et voilà pourquoi, de désespoir, je me suis ruiné, moi, à mille folies. Voilà comment j’ai sombré
en ces lieux ! Ah ! que l’humeur des femmes est donc singulière !” »
Celle des Marseillaises en particulier.
Histoires (marseillaises)
Le professeur Pifaretti, né de l’imagination de la drôlerie de César, est parvenu à la renommée grâce aux évangélistes de la galéjade groupés
autour du grand sculpteur. Aujourd’hui, cet éminent savant a remplacé Marius et Olive dans les histoires marseillaises. Vous le rencontrerez sous
diverses identités dans les pages de ce dictionnaire, déambulant sur la Canebière, aux Catalans ou à Pierreplate. Il incarne l’humour marseillais,
auprès duquel les blagues belges, écossaises ou juives traînent la jambe.
Conservateur en chef de la galéjade, il ne tombe jamais dans le piège de la vulgarité (ne pas confondre avec la grossièreté), de la calomnie (ne
pas confondre avec la médisance), de la pornographie (ne pas confondre avec la polissonnerie), et redonne l’éclat du neuf aux anecdotes
éculées.
Quelques-unes de ses histoires ont retenu l’attention de la chronique et de ce dictionnaire.
Le chien jaune
Lors de la dernière exposition canine de 1956. Ce jour-là, au parc Chanot, les combats de molosses faisaient frissonner les spectateurs. Le
professeur Pifaretti y présenta une bête efflanquée au poil jaunâtre, dont les enfants se moquaient. À la surprise générale, l’animal terrassa
successivement un dogue, un berger allemand et un saint-bernard. Opposé en finale à un pitbull, la terreur du jardin zoologique, il dévora
l’énorme bête avant la fin du premier round.
« Professeur, de quelle race est cette terrible bête ? lui demanda un spectateur. – Mon brave, je suis incapable de vous le dire. C’est un Nègre
qui m’en a fait cadeau à son retour d’Afrique. Je lui ai fait couper la crinière, de peur qu’il soit ridicule. »
Un demi-pensionnaire
Sauvé par un nouveau miracle de la Bonne Mère, le professeur Pifaretti prit la tête d’une des plus sûres fabriques de cancres de ma jeunesse.
Un jour, il reçut la visite d’un riche armateur qui désirait mettre son fils en pension. « Pour les études, je ne me fais aucun souci, monsieur le
professeur. Ce qui m’inquiète, c’est la nourriture. Le petit est difficile. — Vous pouvez être tranquille, monsieur Aristoteles. Tenez, voici le menu
de ce midi : poêlée de cèpes ; homard thermidor ; tendron de veau ; plateau de fromages ; farandole de desserts… Commaing ? vous me
prenez pour un exagérateur, eh bien je vais vous rassurer. Faites venir Alphonse Pitalugue… » Quelques instants plus tard, un sumotori miniature
dépassant les cent kilos fit son apparition. « Vous le voyez, celui-là. Il se porte bien. Et pourtant, il n’est que demi-pensionnaire. »
Un supporteur quadrupède
Quand il se fut séparé du chien jaune, le professeur Pifaretti se rendit acquéreur d’un animal plus paisible dont l’unique passion était l’OM.
Pour témoigner de son attachement à son club, il hurlait à la mort chaque fois que les visiteurs marquaient un but. Ses sinistres aboiements
faisaient de lui le chien des Baskerville du Vélodrome. Émus, le président du club et celui de la SPA demandèrent à Pifaretti comment réagissait
le chien quand l’OM à son tour franchissait les filets ennemis. « Messieurs, je ne peux pas vous répondre : ce n’est que depuis trois ans qu’elle
est avec moi, cette brave bête. »
Les événements qui jalonnent la vie du professeur Pifaretti résument l’humour marseillais, où l’anecdote n’est qu’un prétexte pour se moquer des
travers locaux : crédulité, roublardise, ruse, exagération, naïveté, mensonges utilitaires…
Le professeur est notre censeur vigilant, tendre et ringard. Remercions-le d’avoir permis à Marius et Olive de prendre une retraite méritée. Ils
étaient fatigués, les pôvres.
Jeanne (La reine)
(1326-1382)
Rien n’est plus aride qu’un article d’un dictionnaire non amoureux : « Jeanne Ire d’Anjou-Sicile, dite la reine Jeanne, née en 1326 à Naples, morte
le 27 juillet 1382 à Murolucano (Italie), étranglée par son cousin Charles de Duras. »
Il y avait un brin de Marguerite de Navarre et un zeste de Marie Besnard dans cette fille de Charles d’Anjou-Sicile, duc de Calabre, et de Marie
de Valois. Elle régna sur la Sicile entre 1348 et 1382, la Sicile péninsulaire, pour être plus précis.
Naples était sa capitale volage, mais fort heureusement la reine avait reçu de son apanage angevin le titre de comtesse de Provence et de
Forcalquier, et Marseille était sa vassale. Elle fit preuve, à l’égard de sa suzeraine, d’une fidélité dont Jeanne était, elle-même, bien incapable.
Les villes sont plus constantes que les femmes. Entre cette dame de la Méditerranée et la cité des galériens se noue une histoire de cœur. En
amour, elle était experte, coincée entre la tour de Nesles et son ambition. Sa longue course conjugale commença par l’assassinat de son
premier époux. Elle se termina par son propre meurtre.
Mariée quatre fois, elle jeta d’abord son dévolu sur André de Hongrie, dont les convoitises télescopèrent bientôt les siennes. Quand il lui contesta
sa souveraineté sur Naples, elle lui prodigua des baisers plus brûlants que les cendres du Vésuve, avant de l’envoyer dans un monde meilleur.
Le dernier soupir du mari étouffé, Jeanne épousa son amant, Louis de Tarente, qui fit preuve, en convolant avec cette dangerosité, d’une
hardiesse dont il fut mal récompensé. Le frère de son prédécesseur trucidé, qui avait de la rancune, vint troubler leur lune de miel. Pour échapper
à sa vindicte, Jeanne s’enfuit en Provence. Elle débarque à Marseille en 1348, où elle passera huit jours.
Cette courte halte laissera des traces. Sur le Vieux-Port, on se souvient encore de l’arrivée de la reine en exil à bord d’une galère commandée
par Jacques Gaubert, riche négociant marseillais. Malheureusement, sa venue coïncida avec l’épidémie de peste noire qui fit passer la
population de vingt-cinq mille habitants à dix mille. Ce ravage ne fut pas la seule calamité à laquelle la souveraine dut faire face. La seconde
s’appelait Hugues des Baux, qui, à la tête de la noblesse de Provence, contesta sa suzeraineté. Abandonnée de tous, seule la cité phocéenne lui
resta fidèle. N’en soyons pas étonnés : cette ville dévergondée et charitable porte dans son cœur les femmes de mauvaise vie dont elle partage
les péchés. Pour combattre aux côtés de Jeanne, les édiles marseillais renforcent les remparts, lèvent des compagnies d’hommes d’armes et se
portent au secours de celle qui est devenue l’objet d’un véritable culte.
Si vous évoquez le nom de notre héroïne devant un pêcheur du vallon des Auffes, un cordier du cours d’Estienne-d’Orves ou le pizzaïolo du
Panier, vous vous entendrez répondre : « C’est de la bonne reine Jeanne dont vous venez de causer ! Des gonzesses comme elles, ô pôvre ! On
n’en fait plus. Elle était tendre comme le pain, belle comme la girelle, et vertueuse comme sainte Madeleine. » À Marseille, les reines, on les
respecte.
Mais cette fidélité ne doit pas tout à la fibre monarchique ; de solides raisons politiques la sous-tendent. À l’époque, la cité avait trois maîtres :
les vicomtes, l’évêque et les moines de Saint-Victor, dont il était malaisé de déterminer les compétences respectives. La reine Jeanne met fin à
cet embrouillamini. Par lettre patente du 3 janvier 1348, date historique, elle décrète la réunification administrative et politique de Marseille, qui
redevient ville unique.
Ainsi, Majesté, s’est tissée votre légende que pour rien au monde je ne voudrais ternir. Je tairai donc vos manigances avec le pape à qui vous
avez bradé Avignon, vos derniers mariages et votre triste fin. Pour Marseille et pour moi, vous restez la Bonne Reine. Avec la Bonne Mère, vous
faites la paire.
Jobastre
On se perd en conjectures sur l’origine du mot. Certains aiment à croire qu’il trouve sa racine dans l’Ancien Testament, plus précisément dans le
souvenir de l’abnégation malodorante d’un vieillard sur son fumier qui accepta sans jamais regretter son bonheur anéanti les tortures physiques
et morales de Yahvé et de Satan, curieusement alliés en la circonstance. Les Marseillais, qui ont le blasphème joyeux, auraient dit de ceux qui
acceptent tout sans rechigner : « Il est aussi couillon que le pauvre Job. » De Job à jobastre, le pas fut vite franchi.
Le parler méridional a transformé l’occitan jobi en jobastre : « Il est momo, il est fada, il est jobastre : il a une favouille qui lui ronge le
jugement ! », dit-on volontiers d’un benêt qui prend les chandelles pour des cierges.
On trouve dans Fanny une apostrophe célèbre : « Ô bougre d’emplâtre ! mais où vas-tu les chercher, dis, jobastre ! »
Dans Le Spountz, le dialogue entre Fernandel et Charpin est passé à la postérité. Devant les ambitions de son jeune neveu qui veut devenir une
star de cinéma, l’oncle s’esclaffe : « Fantasmagorie de jobastre ! », et s’attire cette réplique incontournable : « Aspiration légitime d’un Français
moyen. »
À Marseille, l’on n’aime pas être traité de jobastre. Pourtant, le mot n’est pas totalement prohibé et l’on peut, avec un certain bonheur, l’appliquer
à sa propre personne pour faire valoir son intrépidité, son sens de la démesure, son audace. « C’est plus fort que moi : rieng ne m’arrête,
personne me fait peur. Pas une gonzesse me résiste. Que veux-tu ? Je suis COMPLÈTEMENT jobastre. »
Un des secrets de l’âme marseillaise est tapi entre les plis de cette dualité.
Joutes (Les)
Encore un legs des Phéniciens qui n’en ont pas été avares et une survivance des tournois du Moyen Âge en plus pacifique… Je n’ai jamais
entendu parler, en effet, d’un jouteur ayant subi le triste sort du regretté roi Henri II. Pour vous en persuader, il convient de vous rappeler les règles
de ce sport. C’est à dessein que je n’ai pas écrit, « de ce jeu », car les joutes exigent une tête bien carrée et des muscles bien tendus.
Deux barques, généralement à rames – mais le moteur n’est plus prohibé – s’affrontent. L’une est rouge, l’autre bleue, pendant qu’au zénith
flamboie l’éternel astre solaire.
Toutes deux sont munies d’une petite échelle – l’escalier de la honte – grâce à laquelle le perdant, après son plongeon dans l’onde amère, peu
regagner le bateau.
À l’avant de ces embarcations, se trouve une petite plate-forme surélevée – le « teïn-tïn » – où les concurrents munis d’une lance en bois de deux
mètres soixante-dix et d’un plastron, en bois lui aussi, prennent place. Il s’agit, vous l’avez compris, de déséquilibrer l’adversaire au moment de la
targue, quand les deux barques se croisent et se frôlent, sans lâcher le témoin que l’on tient dans l’autre main. Le vaincu tombé à l’eau sous les
huées, le vainqueur – lou fraïre – ne quitte pas sa place et se prépare pour une nouvelle confrontation. Recevoir les lauriers de la victoire échoit à
celui qui restera le dernier sur son podium de gloire, mais il devra les partager avec le pilote de la barque : placer le champion dans le bon angle
de tir n’est pas à la portée du premier matelot.
Sous l’Ancien Régime, les pêcheurs organisaient les joutes en l’honneur des princes et des rois. La République les démocratisa et, à partir de
1880, tous les 14 Juillet, le Vieux-Port était noir d’un monde venu assister à ces tournois que j’ai, bien des années plus tard, contemplés des
fenêtres de ma chambre dominant le quai des Belges. Mes sœurs et moi pariions sur nos favoris respectifs. La dernière fois, Éliette a gagné un
petit sac de navettes qu’elle a eu le culot de me faire payer. Cette déconvenue se passait dans des temps très anciens.
Fort heureusement, les joutes n’ont pas disparu de nos rivages. « La fine lance estaquéenne » perpétue la tradition. Elle défie sur le bassin
charmant de l’Estaque les équipes de Martigues, Port-de-Bouc, Port-Saint-Louis, Fos, Istres, Sanary, La Ciotat et autres lieux.
Rendons hommage à ces sportifs de l’équilibre qui ont toujours refusé d’appeler leurs associations des clubs, préférant à cet anglicisme le terme
bien français, celui-là, de « société ».
Le Corbusier (Charles Édouard Jeanneret, dit)
(1887-1965)
Il est difficile d’imaginer quelqu’un auquel convienne aussi peu le terme de « fada ». Ses adversaires – ils étaient légion – ont pu lui reprocher
son caractère tranché, son dogmatisme, sa propension à se prendre au sérieux. Jamais ils ne purent déceler chez ce psychorigide la moindre
trace de fantaisie, de déviance ou de folie. Salvador Dali, qui aurait pu légitimement revendiquer le titre de « Prince des fadas », l’avait cloué
d’une nasarde assassine : « Irrémédiablement suisse. » Il ajoutait, faisant allusion avec un goût douteux à l’accident qui coûta la vie à Le
Corbusier sur la plage de Roquebrune-Cap-Martin : « Il a coulé à pic à cause du poids de ciment armé de son fromage suisse, protestant et
masochiste. »
Pourtant, rien n’y fait, le terme « Maison du Fada » colle au béton de la « Cité radieuse » du boulevard Michelet, donc aux basques de son
créateur. Des décennies après sa construction, la formule continue à faire glousser les échotiers du monde entier. L’auteur de cette foucade ?
Nul ne se souvient de l’humoriste anonyme qui, à son insu, a rendu hommage à sa victime au lieu de la ridiculiser. Rares en effet sont les
monuments qui, tels la tour Eiffel ou l’Opéra Garnier, sont désignés par le nom de leur architecte. Certes, le mot « fada » n’est guère flatteur,
mais « gothique », « baroque », « impressionniste » ont été à l’origine des expressions méprisantes devenues élogieuses au fil du temps. Fada
est en bonne compagnie et puis, à Marseille, on est toujours le fada de quelqu’un.
Au lendemain de la guerre, Le Corbusier approche de la soixantaine et sa réputation a dépassé le petit monde de l’architecture pour être connue
du grand public. Dans les années 1920, il s’était fait un nom. Au sens propre, puisque Pierre Jeanneret décide d’utiliser à part entière le
pseudonyme de « Le Corbusier » dont il se sert pour signer des articles polémiques. Au sens figuré, avec quelques réalisations remarquables,
mais discrètes : belles villas aux lignes pures et au crépi blanc dans les quartiers élégants de Paris et la banlieue chic à l’usage de riches
mécènes épris d’avant-garde, dont la villa Savoye à Poissy demeure la plus célèbre.
Mais la France officielle le boude et les premières commandes importantes lui viennent de l’étranger : immeuble à Genève, ministère à Moscou,
vaste bâtiment administratif à Rio. Dépité par l’indifférence hexagonale, il se réfugie dans la provocation. En 1925, son « Plan Voisin » pour
Paris propose, en toute simplicité, de raser les arrondissements historiques de la rive droite, notamment le Marais, afin d’aménager un immense
espace vert jalonné de quatre gratte-ciel. Ce projet à mi-chemin entre Alphonse Allais, qui voulait bâtir les villes à la campagne parce que l’air y
est plus pur, et Ferdinand Lop, qui désirait prolonger des deux côtés le boulevard Saint-Michel jusqu’à la mer pour permettre aux Parisiens de
goûter les joies de la baignade, n’encourage guère les autorités à laisser les mains libres à ce diable d’homme dont le talent irrite et le génie
inquiète.
En 1933, Le Corbusier vient de publier un livre, La Cité radieuse – l’adjectif fera fortune –, et devient le principal rédacteur de La Charte
d’Athènes, un document explosif où les urbanistes les plus radicaux dévoilent leur éthique de la ville future et annoncent « la mort de la rue ». Une
erreur à mes yeux, car la rue est le lieu naturel de rencontres où les prisonniers de la solitude peuvent se croiser, se rencontrer, s’aimer peut-être.
Supprimer la rue, c’est étrangler la joie, étouffer l’espoir, asphyxier l’amour.
Tel est l’homme auquel, en 1945, le ministre de la Reconstruction, Raoul Dautry, passe commande d’un village vertical destiné, en ces temps où
une bonne partie de la France est par terre, à reloger les sinistrés des Vieux Quartiers. Cette première commande publique reçoit l’appui du
successeur de Dautry, Claudius Petit, un des grands hommes de cette IVe République si injustement décriée. Il allège les pesanteurs
administratives, dispense l’architecte du permis de construire, ferme les yeux sur les dépassements de budget… Malgré ces facilités, la
construction sera achevée, après bien des vicissitudes, en 1952. Je pense avec effroi à ce qui serait arrivé aujourd’hui où les associations
imposent leur férule au nom de la sacro-sainte protection de l’environnement. À l’époque, ces gardiennes protéiformes n’avaient pas conscience
de leur pouvoir de nuisance et seule l’une d’entre elles, se proclamant « Association pour l’esthétique de la France », fit un procès à Le
Corbusier au prétexte qu’il avait enlaidi Marseille. Elle le perdit. On ne pouvait, en effet, enlaidir le quartier du boulevard Michelet, qui, en ces
temps lointains, était dépourvu de grâce et de charme et puis, la Cité radieuse, par ses formes et ses couleurs, était d’une audacieuse beauté.
Quelques années plus tard, le même reproche sera fait, cette fois non sans raison, à Fernand Pouillon, chef d’orchestre de la reconstruction du
Vieux-Port.
Grâce à la Cité radieuse, Le Corbusier peut enfin appliquer librement ses chères idées. Dédaignant les cités-jardins et les lotissements
dévoreurs d’espace, il édifie un immeuble géant de cent trente mètres de long, dont les dix-huit étages, autonomes et sans vis-à-vis immédiat,
permettent de concilier les exigences de la vie collective et le désir d’isolement, d’air et de lumière de chacun des occupants. La construction sur
pilotis dégage le rez-de-chaussée et facilite la circulation dans des allées bordées de pelouses. La polychromie des façades ; les pare-soleil ;
l’aménagement des appartements en duplex avec hauteur doublée pour la pièce de séjour ; le toit en terrasse ; la piscine ; l’école maternelle ; la
rue intérieure à mi-hauteur comprenant un supermarché, des commerces et un hôtel confèrent à l’ouvrage une originalité révolutionnaire.
Pourtant, les Marseillais accueillent la Cité radieuse avec scepticisme et ne se bousculent pas pour en devenir locataire. « Pour se porter
volontaire, écrit un journaliste local, il faut être plus fada que le fada en chef, qui lui-même est le plus fada de tous les fadas de Mempenti à la
Belle de Mai. »
On ne saurait être plus aimable ni plus distingué.
Aujourd’hui, le bâtiment a été classé monument historique et Marseille est fière de voir des touristes du monde entier se rendre en pèlerinage à
la « Maison du Fada ». Les quelque mille six cents occupants répartis en trois cent trente-sept appartements n’ont aucune envie de déménager.
Conçue pour être le prototype d’un habitat social, la Cité radieuse est devenue une copropriété à l’usage des cadres, des professions libérales
et des bobos.
Elle n’a rien de commun avec les sinistres « barres » de Sarcelles, du Val-Fourré, de Vaulx-en-Velin. Elle dispense la joie de vivre, alors que ces
ensembles aliénants et criminogènes sont le refuge de la solitude et du désespoir. Pourtant, ce constat ne suffit pas à décharger Le Corbusier
de toute responsabilité dans la crise des banlieues. Ce sont les idées de ce théoricien plasticien hors du commun, idéologue du béton, qui furent
mises en œuvre par ses disciples. Hélas, ils ne possédaient ni son talent ni sa culture de la ville. Le génie n’est pas contagieux. Même chez les
fadas.
Levet (Jean-Marie)
(1874-1906)
Personne n’a songé à célébrer le centième anniversaire de la mort de Jean-Marie Levet. Seuls quelques initiés se souviennent : Jean
d’Ormesson, Jean Dutourd, Jean Orizet et quelques autres. Si vous voulez vous joindre à nous, il vous faudra connaître par cœur deux ou trois
poèmes de Cartes postales.
Qui était Jean-Marie Levet ? L’annuaire diplomatique est avare de révélations. Vice-consul de troisième classe, il fut chargé de mission outre-
mer de décembre 1897 à juin 1898 par le ministre de l’Instruction publique. Paul Morand, Valéry Larbaud, Léon-Paul Fargue furent amoureux de
cet exilé récalcitrant et tendre. Marseille est étrangement absente de son parcours. Il s’y embarqua plusieurs fois sans laisser sur ses quais la
trace de ses bottines.
Pourquoi lui réserver une place dans ce dictionnaire ? D’abord, je ne saurai être l’auteur d’un ouvrage amoureux d’où Levet soit complètement
absent. Le vice-consul de France à La Plata donne la clef des songes à tous ceux qui, atteints du syndrome de Marius, ont décidé de jeter
l’ancre au large de ces îles où l’imaginaire et la nostalgie hérités de Laforgue s’enlacent.
« Levet, dans L’Hôtel du printemps à Paris, pensait déjà au voyage aux Indes qu’il fit quelques années après. Nous rêvions à des siestes dans
les îles Pacifique, à des iguanes volant dans la chaleur, à des musiques bizarres que nous avons retrouvées quelques années plus tard à
l’Exposition pendant qu’on nous servait des liqueurs des îles et des cocktails roses. […] Levet me parlait d’étranges pays avec un instinct déjà
sûr, moi je lui donnais la réplique avec une imagination déréglée », écrira Léon-Paul Fargue, dans sa préface aux poèmes du diplomate.
Une autre raison s’impose. Brauquier et Levet se ressemblent à un détail près : Cartes postales est le Chant du départ, Je connais des îles
lointaines est l’Éternel Retour. Les deux recueils sont complémentaires, indissociables. Les poètes l’ont compris et ce dialogue recréé en
témoigne.
Au début du XXe siècle, la presse est à l’apogée de sa puissance. Les médias n’ont pas encore tué les médias et les journalistes d’investigation
détrôné les envoyés spéciaux. À cette époque, les journaux aiguisent les meilleures plumes : parmi elles, Albert Londres est sans doute l’une des
plus célèbres. Le prix qui porte son nom récompense chaque année le talent d’un de ses confrères.
Gaston Leroux, Henri Béraud avant qu’il ne se renie donnent ses lettres de noblesse à l’information ; Tintin et Rouletabille à l’imagination. Quand
son directeur admoneste Albert Londres : « Votre reportage n’est pas dans la ligne de notre journal », il lui répond : « Monsieur, apprenez à vos
dépens qu’un reporteur ne connaît qu’une seule ligne, celle du chemin de fer. »
En 1926, le directeur du Petit Parisien lui commande douze articles recueillis dans un livre, un an plus tard, sous le titre, Marseille, porte du Sud
où Londres décrit au cœur de la moderne Babel un caravansérail d’émigrants de toutes origines, de toutes couleurs : marins, dockers,
contrebandiers, mauvais garçons, filles et tenanciers. Des personnages à la Zévaco qui se glissent furtivement ou dérobent leur visage. Un
instantané fixe le détatoueur de la place Belsunce, grand amateur de plaisanteries grivoises, avant d’immortaliser le gardien de phare du Planier,
observateur de tous les trafics. Une ombre anonyme et insaisissable circule d’article en article : celle du fameux Chinois, mandarin de l’opium et
de la Canebière qui, de café en café, déroule son tapis des Mille et Une Nuits : « La Canebière est le foyer des migrateurs. C’est le rendez-vous
de tous les Français qui se sont connus ailleurs qu’en France. Si vous avez un compte à régler avec un mauvais Européen qui, à un point
quelconque des grands océans, vous a vendu des porcs chinois qui se sont crevés en route, achetez un gourdin, venez vous asseoir sur la
Canebière et attendez ; le misérable passera sûrement un jour. Ils y passent tous. »
Puis il ajoute à la manière des gens du Nord : « Le rêve de tout malfaiteur international est de devenir patron de bar à Marseille. »
Avant de conclure, il ne peut s’empêcher d’avouer son amour pour cette mauvaise fille tellement séduisante :
« Allez à Marseille. Marseille vous répondra.
« Cette ville est une leçon. L’indifférence coupable des contemporains ne la désarme pas. Attentive, elle écoute la voix du vaste monde et, forte
de son expérience, elle engage, en notre nom, la conversation avec la terre entière. […] Aidons Marseille dans sa montée. Toute l’Italie est
derrière Gênes pour le pousser. La France ne connaît de Marseille que Marius et le mistral… […]
« Faites le voyage de Marseille, jeunes gens de France ; vous irez voir le phare du Planier. Il vous montrera un grand chemin que, sans doute,
vous ne soupçonnez pas, et peut-être alors comprendrez-vous ? »
Comment ne pas admirer la virtuosité du journaliste ? À un détail près, Londres ne décrit pas Marseille, il l’invente. Comme il y a eu une matière
de Bretagne, il offre une matière de Marseille à qui voudra s’en emparer. Ils seront nombreux à répondre à son appel : poètes, romanciers,
cinéastes, sans parler de Marcel Pagnol qui réunissait les trois univers en sa personne.
La lecture de Marseille, porte du Sud laisse le goût délicieusement frelaté de l’interdit cimenté par l’imaginaire. Il pousse Londres hors de lui-
même jusqu’à devenir, contagion de la couleur locale, un Brauquier en prose.
J’aime l’exaltation et la mélancolie où nous entraîne le chapitre inaugural intitulé « Mes bateaux vont partir » :
« C’est un port, l’un des plus beaux du bord des eaux. Il est illustre sur tous les parallèles. À tout instant du jour et de la nuit, des bateaux labourent
pour lui au plus loin des mers. Il est un des plus grands seigneurs du large. Phare français, il balaye de sa lumière les cinq parties de la terre. Il
s’appelle le port de Marseille.
« Il a plus de cinq kilomètres de long. Il n’en finit pas. Peut-être bien a-t-il six, ou même sept kilomètres. Môle A, Môle B, Môle C. Il va presque
jusqu’au milieu de l’alphabet, le port de Marseille… C’est le marché offert par la France aux vendeurs du vaste monde. Les chameaux portant
leur faix vers les mahonnes d’au-delà nos mers, sans le savoir, marchent vers lui. Port de Marseille : cour d’honneur d’un imaginaire palais du
commerce universel. […]
« C’est moi, Marseille…
« Écoute, c’est moi, le port de Marseille qui vous parle. Je suis le plus merveilleux kaléidoscope de vos côtes. Voici les coupées de mes
bateaux. Gravissez-les. Je vous ferai voir toutes les couleurs de la lumière ; comment le soleil se lève et comment il se couche en des endroits
lointains. Vous contemplerez de nouveaux signes dans le ciel et de nouveaux fruits sur la terre.
« Montez ! Montez ! Je vous emmènerai de race en race. Vous verrez tous les Orients – le proche, le grand, l’extrême.
« Je vous montrerai les hommes des différentes peaux, le brun, le noir, le mordoré, le jaune, nus en Afrique, en chemise en Inde, en robe en
Chine, et marchant sur des petits bancs au pays du Soleil levant. […]
« Gravissez les coupées de mes bateaux. Je vous conduirai vers toutes les merveilles des hommes et de la nature. Je mène à Fez, aux
Pyramides, au Bosphore, à l’Acropole, aux murailles de Jérusalem. Je mène aux temples hindous du Sud au Taj-Mahall, à Angkor, à la baie
d’Along et même jusqu’à Enoshima !
« Je vous ferai voir des oiseaux qui plongent et des poissons qui volent. Embarque-toi ! Embarque-toi !
« Tu verras qu’il n’y a pas qu’un soleil, comme le prétendent les physiciens célestes, mais deux : le bon soleil qui donne le sourire à l’enfant,
réjouit le malade, fait chanter les tuiles des toits, les feuilles des arbres, les toilettes des femmes et le cœur des hommes, puis le méchant soleil
qui tombe sur l’enfant, le malade, les tuiles, les femmes, les hommes et assomme tout. […]
« Marins, chauffeurs, soutiers, mazoutiers, hommes de ponts ou de cales, marmitons, des Blancs, des Noirs, des teintés, des jaunes, Français,
Italiens, Grecs, Espagnols, Anglais, Hollandais, Roumains, Arabes, Éthiopiens, Malgaches et Sénégalais, Chinois et Annamites, Hindous et
Javanais, Norvégiens et inconnus, tel est notre peuple.
« Il a l’air, comme cela, d’être très mélangé. Ce n’est qu’un air.
« Il parle vingt langues ; il ne s’habille pas de la même façon ; il a toutes sortes de monnaies. Chacun a sa religion. Les quatre points cardinaux
l’ont vu naître. Ce que l’un mange dégoûte l’autre. Le même signe signifie “oui” pour le premier “non” pour le second. Toutes le dégaines, toutes
les caboches. On lui a abandonné ce coin du vieux Marseille ; c’est son jardin public. […]
« On va par petits groupes, mais pas par petits groupes de race et de nationalité. À l’étranger, tout le monde devient nationaliste. Question de
parler, question de sentir, question de rêver. Au contact, l’internationalisme perd de sa force d’idée. Politiquement, ce peuple de travailleurs est
internationaliste : sentimentalement, il penche encore vers les siens. Chinois avec Chinois, Sénégalais avec Sénégalais, Hollandais avec
Hollandais, ils vont entre soi. Ils se coudoient, mais ne se mélangent pas. Ils restent comme ils se sentent le mieux. […]
« Où vont-ils ? Il est dix heures du soir. Ils vont jusqu’à minuit et n’en savent pas davantage. Place Gelu, ils s’assoient sur un banc, face au vieux
port. Les voici qui se mettent à chanter leur mélopée orientale, ces étranges lamentations sans beaucoup de paroles, mais avec des cris
traînards, haut perchés et prolongés. Ils ne savent faire à Marseille que ce qu’ils font dans leur village. Ils rêvent ! »
Marseille fait découvrir au globe-trotteur qui croyait avoir tout vu la profondeur de l’adage surréaliste : l’Homme descend du Songe.
Voir : Migrations.
Louis XIV
(1638-1715)
Pour comprendre la rancune amusée des Marseillais vis-à-vis de Paris, il faut se souvenir de cette soirée du 2 mars 1660 où Louis XIV apparut
sur le Vieux-Port, ultime venue d’un souverain français dans la cité infidèle. Ce jour-là, la France s’introduit à Marseille par effraction. Elle lui
rendra la politesse le 10 août 1792, quand le bataillon républicain parti du club des Jacobins de la rue Tubaneau montera à l’assaut des
Tuileries.
Depuis l’assassinat de Cazaulx, la famille Valbelle avait su maintenir en toute légalité l’indépendance de fait de la ville. Côme puis Antoine de
Valbelle avaient défendu les franchises et les libertés anciennes, avec l’assentiment du pouvoir central sous Richelieu, contre le pouvoir central
sous Mazarin.
Paradoxe dont le Midi est friand : pendant la Fronde, la plus frondeuse des villes françaises n’est pas frondeuse. En 1650, Valbelle, écarté du
consulat à la suite d’un scandale financier – déjà –, reprend l’Hôtel de Ville grâce à un putsch qui destitue le gouverneur de Provence, le comte
d’Alais. Quand il arrive aux portes de la ville, les partisans du consul l’accueillent à coups de mousquet. Valbelle, pour ne pas suivre l’exemple de
Cazaulx, réaffirme sur-le-champ sa loyauté envers le pouvoir monarchique et ramène le calme. Aussi Marseille se croit-elle à l’abri de la reprise
en main (de fer) dont le roi accable la Provence. C’est mal connaître une monarchie qui se veut absolue.
Mazarin et son filleul n’attendent qu’un prétexte pour ramener la ville dans le giron de la France. Le cadavre d’un émissaire royal flotte sur le
Vieux-Port. L’occasion est trop belle. Le pouvoir demande des comptes au consul. Il relève le défi et déchire l’ordre de convocation. Pris à partie
par la foule, Mercœur, le nouveau gouverneur, ne doit son salut qu’à l’intervention de Niozelles, le consul fraîchement élu. L’injure ne restera pas
impunie. Louis XIV, la paix des Pyrénées signée, a les mains libres pour s’occuper des affaires intérieures du royaume. En janvier 1660, il lance
ses foudres sur la rebelle qui prétend rester neutre et indépendante. Les troupes royales – gardes françaises, gardes suisses, mousquetaires,
six mille hommes au total – investissent la ville tambour battant, mèches des mousquets allumées, trompettes sonnantes. Les habitants doivent
déposer leurs armes à la tour Saint-Jean, à l’exception des épées que le monarque condescend à leur abandonner. Les canons des remparts,
glorieux vainqueurs du connétable de Bourbon, sont sciés. Demain, ils seront vendus au prix du métal. Après-demain, Vauban édifiera la
citadelle Saint-Jean et le fort Saint-Nicolas dont les bombardes seront tournées non vers le large, mais vers la ville.
Niozelles et ses partisans, accusés de lèse-majesté, sont condamnés à la pendaison ou à la roue. Un seul sera exécuté. Malgré l’or et les
récompenses promis, les proscrits ne sont pas vendus et les Marseillais se conduisent mieux que les Vénitiens, qui, à chaque répression,
faisaient pleuvoir dans les bouches des lions les dénonciations anonymes. Sur le Vieux-Port, on n’aime pas les cafards et les rebelles s’enfuient
par la mer, l’alliée fidèle des vaincus.
Homme de communication, le jeune Roi-Soleil veut éblouir ses sujets. Pour se libérer de la vieille coutume qui faisait obligation aux anciens
suzerains de passage dans la ville d’emprunter la Porte Reale en jurant de respecter les coutumes et les franchises locales, il ordonne la
démolition de douze mètres de muraille. Marseille est battue en brèche.
Le 2 mars 1660, arrivé d’Aix vers les cinq heures du soir, le souverain pénètre en carrosse par cette trouée comme dans une ville prise, poursuit
son chemin jusqu’à la Major, puis va se loger en l’hôtel Lenche, propriété des Riquetti de Mirabeau, devant lequel il prend un bain de foule.
La présence du « Corps du Roi » produit l’effet thaumaturgique habituel : dix mille Marseillais qui, hier, conspuaient la monarchie agitent des
étendards en taffetas blanc et acclament celui qui vient de les mater. Incorrigible foule. Deux siècles plus tard, ce seront les mêmes qui, à
quelques mois d’intervalle, applaudiront le maréchal Pétain et le général de Gaulle.
Avec Louis XIV, le clan de la paix, du négoce et de la banque l’emporte sur les partisans de l’indépendance, la noblesse consulaire et
commerciale. La ville placée sous tutelle administrative doit payer une contribution extraordinaire de sept cent cinquante mille livres pour couvrir
les frais de bouche et de gîte des troupes installées chez l’habitant. Quand Louis XIV quitte l’hôtel de Mirabeau pour ne jamais revenir, il laisse
derrière lui une garnison de trois régiments. Les Marseillais lui disent adieu. Adieu aux franchises. Adieu à la liberté. Depuis, Marseille porte le
deuil de son ancien régime.
Marchande de limaçons (La)
Rue Coutellerie, Grand’rue, rue de la République, quai du Fort : c’était l’itinéraire invariable de la petite marchande de limaçons. Elle poussait
devant elle un minuscule charreton, sorte de brouette chargée de trois grosses marmites, d’un assortiment de louches et d’écumoires et, vous
allez savoir pourquoi, d’une pelote d’épingles à têtes multicolores. Mais peut-être ne connaissez-vous pas les limaçons ? Ce sont de petits
escargots blancs ramassés dans les campagnes après les pluies d’été. J’en parle au passé parce qu’on n’en trouve plus beaucoup. Les
limaçons ont à peu près disparu. Peut-être ont-ils été victimes des pesticides ou du réchauffement de la planète. Allez savoir.
Après la cueillette, il fallait impérativement les faire jeûner, de peur qu’ils aient, dans leur courte vie, absorbé quelque plante toxique. On les
installait donc, les pauvres, dans un panier à salade accroché dans un coin de la cuisine, le temps nécessaire à l’élimination de l’hypothétique
poison.
On préparait alors le court-bouillon, l’aïgo sau, dans lequel ils devaient cuire. Toutes les herbes de Provence, thym, farigoulette, pebre d’ail,
romarin se retrouvaient dans l’eau bouillante bien salée, enrichie de deux bonnes cuillerées d’huile d’olive et de deux gousses d’ail.
Dans ce fumet odorant, on jetait les escargots.
Le lendemain, à l’aube, aidée de son mari, la petite marchande chargeait les lourdes marmites sur son charreton et, nouvelle Perrette, partait
pour la ville. Quand ce n’était pas jour d’école, sa petite fille l’accompagnait, et suivait sa mère en trottinant, la tenant par un coin de son tablier.
C’était charmant de l’entendre chanter avec elle, sa petite voix aigrelette se mêlant à celle, plus grave, de sa maman : « À l’aïgo sau, les
limaçons, y en a de gros et de pitchouns. »
Si un client se montrait difficile, la fillette prenait d’une main habile la chair d’un petit limaçon et la lui tendait pour la « taste ». S’il achetait, elle lui
faisait une révérence digne de la cour d’Angleterre ; s’il refusait, il avait droit à un magnifique pied de nez. Quelquefois, elle lui montrait son
derrière.
Marché aux fleurs (Le)
Chaque semaine, le marché aux fleurs, explosion de senteurs et de coloris, s’installe quai du Port, à deux pas du ferry-boat. Poussés par le
mistral, les pétales arrachés montent à l’assaut des vaguelettes, pendant que s’égosillent les méchantes mouettes et les goélands affamés.
Ce marché est le seul endroit du monde où les fleurs et la mer se rencontrent dans la joie. Elles avaient, dans le passé, des rapports mortifères,
puisqu’on jetait dans les flots couronnes et bouquets pour célébrer le souvenir des marins disparus. Grâce au marché aux fleurs, leurs
retrouvailles célèbrent la vie.
Suivant la saison, mimosa, lavande, œillets, iris, tamaris se mirent dans l’eau et enfantent un jardin. Quand les roses toutes simples s’en mêlent,
le Vieux-Port devient fleuriste. Les roses restent roses au lieu de devenir, sous des noms d’emprunt, des fleurs presque artificielles.
Proust remarquait : « Je suis assez sensible aux mots et, lorsqu’une rose est un peu belle, on apprend qu’elle s’appelle “baronne de Rothschild”
ou “la maréchale Niel”, ce qui jette un froid. »
À Marseille, on les appelle roses, et c’est bien mieux.
Au marché aux fleurs, les iris, semblables à des sexes de jeunes filles, sont les jumeaux de ceux qui inspirèrent Van Gogh dont le violet se situe à
mi-chemin entre le délice et le bleu.
Ce marché maritime me séduit bien plus que son rival niçois pollué par la proximité du Palais de Justice. Loin des chicanes et de la tristesse, les
fleurs du Vieux-Port embaument le quai privé d’odeurs légères depuis le départ des tartanes aux oranges.
L’autre jour, un tournesol tombé à la mer ressemblait au soleil quand il hésite à se noyer sous la poussée du crépuscule.
Marseillaise (La)
(de 1792 à la mort de la liberté)
Elle aurait pu s’intituler La Strasbourgeoise – par respect pour son lieu de naissance –, La Franc-Comtoise – en hommage à son créateur –, La
Française – par fidélité à l’Histoire. Grâce à l’un de ces accès d’énergie collective dont la ville a le secret, on la baptisa La Marseillaise.
Dans son Histoire de la Révolution française, Michelet raconte son avènement comme un roman dont elle serait l’héroïne. Deux pages lui sont
consacrées au chapitre IX du Livre X :
« […] Par-dessus l’élan de la guerre, sa fureur et sa violence, planait toujours la grande pensée, vraiment sainte, de la Révolution,
l’affranchissement du monde.
« En récompense, il fut donné à la grande âme de la France, en son moment désintéressé et sacré, de trouver un chant – un chant qui, répété de
proche en proche, a gagné toute la terre. Cela est divin et rare d’ajouter un chant éternel à la voix des nations.
« Il fut trouvé à Strasbourg, à deux pas de l’ennemi. Le nom que lui donna l’auteur est le Chant de l’armée du Rhin. Trouvé en mars ou avril, au
premier moment de la guerre, il ne lui fallut pas deux mois pour pénétrer la France. Il alla frapper au fond du Midi, comme par un violent écho, et
Marseille répondit au Rhin. Sublime destinée de ce chant ! Il est chanté des Marseillais à l’assaut des Tuileries, il brise le trône au 10 août. On
l’appelle La Marseillaise. Il est chanté à Valmy, affermit nos lignes flottantes, effraye l’aigle noir de Prusse. Et c’est encore avec ce chant que nos
jeunes soldats novices gravirent le coteau de Jemmapes, franchirent les redoutes autrichiennes, frappèrent les vieilles bandes hongroises
endurcies aux guerres des Turcs. Le fer ni le feu ne le pouvaient ; il fallut, pour briser leur courage, le chant de la liberté […]. »
Le miracle eut lieu chez Frédéric Dietrich, le maire de Strasbourg. Quand il eut composé la musique et les paroles de son chant, à l’exception de
la strophe « Nous entrerons dans la carrière quand nos aînés n’y seront plus », due à la plume de Louis Dubois, et non à celle de Jean-Marie
Chénier, comme certains l’affirment, Rouget de Lisle l’immortalisa, d’abord accompagné au violon, et le lendemain, au piano. « Cet air a des
moustaches », dira Napoléon, qui pourtant lui préféra la barbe du Veillons au salut de l’Empire.
À une époque où se multiplient les tentatives d’aseptiser La Marseillaise pour oblitérer la mémoire de la Révolution, il faut, une nouvelle fois,
appeler Michelet à la rescousse avant de rentrer en conflit avec lui :
« Si ce n’était qu’un chant de guerre, il n’aurait pas été adopté des nations. C’est un chant de fraternité ; ce sont des bataillons de frères qui, pour
la sainte défense du foyer, de la patrie, vont ensemble d’un même cœur. C’est un chant qui, dans la guerre, conserve un esprit de paix. Qui ne
connaît la strophe sainte : “Épargnez ces tristes victimes !”
« Telle était bien alors l’âme de la France, émue de l’imminent combat, violente contre l’obstacle, mais toute magnanime encore, d’une jeune et
naïve grandeur ; dans l’accès de la colère même, au-dessus de la colère. »
À Marseille, depuis la déclaration de guerre du 20 avril 1792, l’ébullition est à son comble. Le club jacobin inspire toutes les adresses du conseil
général de la commune à l’Assemblée. Le 20 juin, à Paris, le peuple oblige le roi à troquer sa couronne pour le bonnet rouge. Le 22, rue
Tubaneau, le délégué de Montpellier, François Mireur, est l’invité d’honneur d’un banquet de quatre-vingts convives. Devant cet auditoire
enflammé, il entonne le Chant de l’armée du Rhin. Le 2 juillet, « l’immortel bataillon des Marseillais », selon l’expression de Robespierre,
s’ébranle à l’appel de Paris : cinq cent dix-sept volontaires, dont quatre cents purs Marseillais, la moitié âgés de moins de vingt-cinq ans. Cette
fois, Michelet, expert en outrances, se rend coupable de discrimination :
« Les cinq cents hommes de Marseille étaient déjà, quoique jeunes, des vieux batailleurs de la guerre civile, faits au sang, très endurcis ; les uns,
rudes hommes du peuple, comme sont les marins ou paysans de Provence, population âpre, sans peur ni pitié ; d’autres, bien plus dangereux,
des jeunes gens de plus haute classe, alors dans leur premier accès de fureur et de fanatisme, étranges créatures, troubles et orageuses dès la
naissance, vouées au vertige, telles qu’on n’en voit guère de pareilles que sous ce violent climat. »
… Ce n’est pas avec des enfants de chœur que l’on détrône des rois…
Puis il ajoute ces lignes inouïes : « La petite bande des Marseillais, traversant villes et villages, exalta, effraya la France par son ardeur frénétique
à chanter le chant nouveau. Dans leur bouche, il prenait un accent très contraire à l’inspiration primitive, accent farouche et de meurtre. Ce chant
généreux, héroïque, devenait un chant de colère ; bientôt, il allait s’associer aux hurlements de la Terreur. »
Selon lui, si ce cantique de concorde et de fraternité est devenu un hymne barbare pataugeant dans le crime, c’est la faute de Marseille, et
d’abord de l’accent. En décrivant comme une opération alchimique la transformation d’un chant du Nord en chant du Sud, le grand historien ne se
contente pas d’évoquer la distillation de l’universalité révolutionnaire à travers les cornues de l’alambic national. Il y décèle un résidu d’une
indélébile noirceur. La Terreur serait née d’un précipité instable élaboré à partir d’un mélange de naïve colère nordique et d’âpre fureur
méridionale.
Cette analyse est singulière : La Marseillaise, comme la Révolution, ne se divise pas. Le 10 août 1792, ces nervis braillards, avec l’aide de
quelques Bretons épars, prennent d’assaut les Tuileries et ébranlent un trône chancelant. Vingt d’entre eux tombent sous les balles du roi.
Le 29 octobre, ayant regagné le Vieux-Port, les survivants participent à un défilé triomphal au faubourg d’Arenc, où la population couvre de roses
ceux qui viennent de faire un malheur à Paris en chantant La Marseillaise.
Dans un projet d’article sur Le Rouge et le Noir daté de 1832, Stendhal écrit : « Une révolution n’est sanglante qu’en proportion exacte de
l’atrocité des abus qu’elle est appelée à dénoncer. »
À l’aube du XXe siècle, il débute dans le journalisme d’extrême gauche : collaborateur du Libertaire, secrétaire général du Bonnet rouge,
administrateur de La Guerre sociale de Gustave Hervé. En 1919, il fonde Le Merle blanc, « qui sifflait et persiflait le samedi », dont le premier
numéro contenait cette profession de foi : « Nous vaincrons les faux dieux, les vieux dieux, tous les noms de dieux qui nous oppriment et nous
mettent en cage, tous des sales oiseaux. »
Quand le merle se dépluma, Merle, au lieu de rentrer dans sa ville natale collaborer à Marseille Matin, crée, sans aide extérieure, tour de table
ou stock-options, Paris-Soir, idée neuve : un quotidien de l’après-midi, ancêtre du Monde de Beuve-Méry et de France-Soir de Pierre Lazareff.
La salle de rédaction était minuscule, mais rarement espace aussi restreint avait abrité autant de matière grise. L’administration, elle,
concubinait avec la poésie : Merle avait fait de Robert Desnos, qui avait les chiffres en horreur, son chef comptable. À Jean-Paul Lacroix, le plus
tendre et le plus drôle des chroniqueurs judiciaires, Merle fit cette confidence : « Comment voulez-vous que sur le nombre de chèques que je
signe, il n’y en ait pas quelques-uns sans provision… » Le résultat ne se fit pas attendre. Aux papiers des journalistes succédèrent les papiers
timbrés des huissiers. Merle fut contraint de céder Paris-Soir et d’accueillir l’expert des acquéreurs. Il jugea sévèrement les écritures du poète :
« Cette comptabilité n’est pas en règle », répétait-il avec obstination. La réplique de Merle, digne de Raimu, le remit à sa place : « Pas en règle,
ma comptabilité ! Sachez qu’elle est tenue au jour le jour, ma comptabilité… au jour le jour en vue de la faillite, Môssieur. » Devant une rentrée
d’argent inexplicable dont l’autre lui demandait l’origine, il ajouta : « Dieu a inventé les maîtres chanteurs pour maintenir les banquiers sur les
chemins de la vertu. »
Ce maniaque biscornu de la liberté de la presse mérite le respect, pas le silence. Pourquoi ne pas donner son nom à une rue de Marseille ?
L’avenue Roger-Salengro, où s’imprime La Provence, ou le cours d’Estienne-d’Orves, où se compose La Marseillaise, me paraissent tout
indiqué.
Milon
( ? – 48 av. J.-C.)
Ville franche fondée par les Hellènes, ces citoyens du monde férus de liberté, Marseille a longtemps servi de havre aux réfractaires.
Dans l’orage de la guerre civile qui vit la fin de la République romaine au Ier siècle avant notre ère, une anecdote rapportée par l’historien grec
Dion Cassius brille d’une lueur malicieuse. Elle met en scène sur une des terrasses du Vieux-Port – elles existaient déjà – Annius Papianus Milo,
dit Milon, agitateur autrefois célèbre auprès des potaches qui faisaient leurs dents de latinistes sur les plaidoiries inégalement efficaces de
Cicéron.
En ce temps des langues mortes imposées, chef-d’œuvre du genre, le Pro Milone permettait à chacun, penché sur son Gaffiot, d’échafauder tout
un roman à partir d’une reconstitution haletante des faits : la lutte des bandes rivales pour le contrôle des accès au Forum et la rivalité de leurs
meneurs. À gauche, du côté des trublions, Claudius, patricien traître à sa classe devenu tribun du peuple et démagogue, factieux, furieux à la
peau de jeune fille ; face à lui, à droite, au service de l’ordre établi, le beau, froid et brutal Milon, réputé pour ses attributs peu communs. À
Marseille, un proverbe irrespectueux prétend que le sexe de l’homme se déploie au détriment de son âme.
Dans l’évocation de cette froide journée du 20 février 52 av. J.-C., le montage des événements s’agence tout seul : la rencontre sur la voie
Appienne ; la rixe entre sbires des bandes adverses ; la blessure accidentelle de Claudius transporté dans une auberge ; la décision de Milon de
la prendre d’assaut ; Claudius moribond, achevé d’une demi-douzaine de coups de poignard –, un avant-goût de Borsalino et du Parrain. Nous
sommes avec plusieurs siècles d’avance au Bar du Téléphone.
N’y manque même pas un parfum de femme fatale, celui de l’effrénée Claudia, la sœur du tribun, qui, par son dérèglement et son inconstance,
avait, deux ans plus tôt, poussé à la rage, au désespoir et à la mort Catulle, un des plus grands poètes de tous les temps dont les vers
immortalisent à jamais sa tortionnaire sous le nom de Lesbie.
Lors du procès de Milon, Cicéron son avocat plaide en vain une série d’arguments : le jour fatidique, Claudius avait juré que son client serait mort
dans les trois jours ; la rencontre était due au hasard, si Milon avait tué Claudius avec préméditation, il aurait agi en légitime défense de la
République.
Pompée, qui avait établi lui-même la liste des quatre-vingt-un jurés – sage précaution –, désireux d’être débarrassé d’un homme de main
incontrôlable, pressé également de voir disparaître un ennemi implacable, avait joué sur la légendaire pusillanimité de Cicéron en faisant
« reluire des armes partout autour de lui », selon l’expression de Plutarque dans sa Vie de l’orateur. Cet environnement belliqueux affecta la
gestuelle et l’efficacité de la plaidoirie du prudent avocat, même si sa péroraison fut plus pathétique qu’à l’ordinaire, la trouille aiguisant les
trémolos.
Condamné à l’exil et à la confiscation de ses biens, Milon gagna Marseille où il apprit que son défenseur avait profité de leur vente à l’encan pour
s’en approprier l’essentiel. À peine revenu de sa désillusion, il découvrit à sa publication la version définitive du discours qui n’avait pas su
émouvoir ses juges : « Ah ! Cicéron ! s’exclama-t-il. Je ne serais pas à Marseille si tu avais plaidé comme cela, en train de me régaler de ces
fameux rougets… » Cicéron fait partie de ces avocats qui, selon leurs confrères, écrivent mieux qu’ils ne plaident, et, selon les auteurs, plaident
mieux qu’ils n’écrivent.
Quand on aime à la fois l’excellent poisson et les franches empoignades, on a toutes les raisons de rester à Marseille. Mais l’agitation du Vieux-
Port ne suffit pas à Milon. Après quatre ans de retraite au soleil des calanques, il effectue son retour à la compétition, débarque en Italie
méridionale avec ses mercenaires. Sa troupe mise en déroute par le préteur Q. Pédius, il tombe à Compsa, en Apulie, le crâne fendu par une
grosse pierre. Sa dernière pensée fut-elle pour sa « bonne ville » et ses « fameux rougets » qu’il n’aurait jamais dû abandonner ?
Migrations
L’immigration est-elle devenue un mythe marseillais ? La sentence de Blaise Cendrars : « Marseille appartient à qui vient du large », serait-elle
une vision poétique de la cité phocéenne ? Carrefour de la Méditerranée, mosaïque des populations et des nationalités, de Protis à Zidane, la
ville de la diversité a donné naissance à des enfants de l’ailleurs. Mais la peur n’a pas de frontière et la France, qui ne cesse de se reprocher sa
propre politique d’immigration, trouve l’épouvantail idéal dans la cité qui a le plus résisté au jacobinisme national.
Pourtant, c’est à l’ombre de ses murs que la famille d’Albert Cohen, fuyant les persécutions antisémites de Corfou, se met à l’abri, même si cet
abri se révèle parfois décevant. Dans Ô vous frères humains, l’écrivain se souvient du jour où il fut traité de « sale petit Youpin » par un voyou.
Cette injure sonna le glas de son enfance. C’est également sur le Vieux-Port que les parents du jeune Ivo Livi – il deviendra Yves Montand –
s’efforcent d’oublier l’Italie du Duce, et l’huile de ricin de ses chemises noires.
Cette hospitalité séculaire indispose Albert Londres. En 1927, dans une peu ragoûtante chronique parue dans Le Petit Parisien, il écrit
« Marseille, ville italienne »…, dans son esprit l’opprobre suprême. Bel exemple, chez un homme non dénué de talent, d’un nationalisme étriqué
toujours présent chez les écrivains de droite d’avant guerre, et même chez certains autres.
Philippe Henriot, futur porte-parole de Vichy, ne cède en rien au journaliste. Au lendemain de l’assassinat en 1934 du roi Alexandre Ier de
Yougoslavie, il outrage Marseille, « ville des nervis et des étrangers douteux ».
Au lieu de polémiquer avec les morts, mieux vaut rappeler quelques évidences : déjà au XVIIIe siècle, la moitié de la population est d’origine
étrangère, et un contrat de mariage sur deux se conclut entre personnes nées « hors de la ville », instaurant ce métissage qui fera la particularité,
la complexité et le charme de la capitale du Sud.
De nos jours, le nombre d’étrangers à Marseille est moins important qu’à Paris et Lyon ; proportionnellement moins élevé qu’au début du
XXe siècle, où 20 % de la population était constituée d’immigrés. Ces chiffres donnent raison à l’historien Émile Temine qui écrit dans Histoire
des migrations à Marseille : « Marseille n’est pas comme ville de migrations une exception en soi. » Elle va le devenir au fil des années.
Pourquoi considère-t-on Marseille comme la cité cosmopolite par essence et par vocation ? Point de ralliement entre l’Orient et l’Occident, zone
de transit obligée pour tous les migrants de la Méditerranée, elle incarne, par la force de l’Histoire avec la complicité de la géographie, l’avant-
poste de la patrie des droits de l’homme, qui ouvre ses portes aux exilés.
À l’aube du XIXe siècle commence la première immigration économique de voisinage : Nissards, Ligures, Catalans, cabotant le long des côtes,
arrivent par la mer. Les plus nombreux sont originaires de l’arrière-pays et des montagnes où l’on meurt de faim. Parmi ces déshérités, certains
descendent du Piémont, d’autres, les Gavots, des Hautes-Alpes. Ils donneront leur nom à une danse et à un quartier, la Gavotte. Cette invasion
alarme le procureur du roi qui s’en plaint au garde des Sceaux : « L’Italie, le Piémont surtout, secoue sur Marseille toutes ses saletés :
mendiants, vagabonds, aventuriers, cordonniers (sic), réfugiés politiques… »
Tout change avec l’extension du port sous le Second Empire. La ville se développe, la population augmente, la croissance exige une main-
d’œuvre toujours plus abondante. La deuxième immigration économique commence. Elle amène sur nos rivages des Corses, généralement
originaires du Cap, des exilés du pourtour de la Méditerranée – on parle alors des Levantins –, d’Italie, qui fournit le contingent le plus important.
Ceux que l’on appelle avec quelque mépris les « Babis » s’entassent dans les Vieux Quartiers. À la veille de la Première Guerre mondiale, ils
sont près de cent mille. Les Napolitains s’agglutinent dans les ruelles du Vieux-Port ; les Piémontais, autour des savonneries de la Capelette et
du Rouet ; les Siciliens à Saint-Mauront ; les Sardes (avec des renforts napolitains), à Saint-Jean, Saint-Louis, aux Égalades, à Saint-Henri et à
l’Estaque ; les Toscans, à la Belle de Mai…
Ce quartier illustre la transformation profonde de la ville tout entière : de huit cent quatre-vingt-douze habitants en 1851, il passe à vingt mille en
1885, année de l’élection du premier député socialiste, Clovis Hugues. De faubourg des buvettes et des cafés dansant, la Belle de Mai devient
le lieu où se scellera, non sans mal, l’alliance du prolétariat local et des travailleurs importés. Bientôt, le nombre d’ouvriers étrangers cherchant du
travail à n’importe quel prix augmente dangereusement et le patronat puise dans cette masse sous-alimentée des journaliers aux salaires de
misère. Dans les années 1880, le plein-emploi s’effrite, le climat social s’alourdit et l’on accuse les Babis de voler pour trois sous le pain des
bons Français. Le racisme exacerbé par les ligues fait des ravages et l’on applaudit les discours des patriotes qui veulent faire bouillir les
« Macaronis » dans le Vieux-Port.
En juin 1881, le drame éclate. Par le traité du Bardo signé le mois précédent, la France a imposé son protectorat à la Tunisie au grand dam du
gouvernement italien qui partageait les mêmes visées sur ce territoire. Les relations entre Rome et Paris se tendent. Pour faire oublier le
désastre de 1870, l’armée fête une victoire obtenue à peu de frais sur les Mouzabis. Le 17 juin, le défilé parcourt la ville pour honorer nos
troupiers à leur retour d’Afrique. Il longe les bas quartiers, emprunte la rue de la République, débouche quai du Port où se trouve le club national
italien. De son balcon, les sifflets fusent. Cet incident mineur déchaîne les passions. Les patriotes relèvent l’affront, la chasse aux Ritals
s’organise : trois jours d’émeutes, trois morts, vingt et un blessés. Triste bilan des vêpres marseillaises qui, fort heureusement, resteront sans
lendemain. Les grandes grèves de 1900 se chargeront de souder les travailleurs : la solidarité de classe effacera les différences de sang. Avant
d’être italien ou marseillais, ils sont de leur quartier où se déploie le drapeau rouge. Cet ancrage local est illustré par le nombre d’associations
où les expatriés ont l’habitude de s’assembler pour célébrer le culte de la mère patrie. Contrairement aux autres villes du Midi, Marseille en
compte un nombre infime.
Au tournant du XXe siècle, la troisième immigration économique amène les premiers Maghrébins venus principalement de Kabylie. Au fil des
années, leur nombre s’accroît, mais ils demeurent minoritaires face à la communauté italienne. Cet apport permet à la population de doubler
entre 1870 et 1939, passant de trois cent mille à six cent mille. La porte de l’Orient est grande ouverte et le passage des Alpes n’est plus réservé
aux seuls grognards de Bonaparte.
Dans le même temps, Marseille se fait terre d’accueil pour les réfugiés politiques italiens fuyant le régime fasciste ; et les républicains espagnols
qui passent en nombre les Pyrénées après la victoire de Franco.
Mais l’immigration politique la plus importante, la plus déchirante, se situe en 1962 où les Pieds-Noirs chassés de leur terre gagnent la
Provence, qui, par son climat, son rivage, son exubérance, leur rappelle leur paradis perdu. J’ai vécu l’arrivée de ces exilés poussés par la
tourmente de l’Histoire et j’ai souvent eu honte de l’accueil qui, dans un premier temps, leur fut réservé. Fort heureusement, leur exode se situait
au cœur des Trente Glorieuses, période de prospérité où le chômage n’était pas encore un fléau. Que serait-il advenu dans un autre contexte ?
J’espère que Marseille, fidèle à sa tradition, aurait su trouver les mots qui consolent et les gestes qui aident. Bref, qu’elle serait redevenue
Marseille. Aujourd’hui, l’intégration est réalisée et nos compatriotes d’Afrique du Nord sont devenus des Marseillais à part entière et des
supporteurs acharnés de l’OM.
La dernière immigration économique, la grande migration, conduit sur nos rives une quantité déraisonnable de Maghrébins et de ressortissants
d’Afrique noire. Mal contrôlée, mal expliquée, elle entraîne un phénomène de rejet franchouillard exploité par le Front national. La manipulation ne
dédouane pas nos politiques de tous bords, qui portent une lourde responsabilité dans cette mauvaise fièvre. Ils avaient oublié que l’immigration
est une alchimie où il ne faut jamais dépasser la dose susceptible de provoquer une explosion. Charité de mauvais aloi, teintée d’un
paternalisme datant des colonies, elle est une nécessité économique dans un pays où certains emplois particulièrement durs ont des difficultés à
trouver preneurs.
Après trois décennies de cohabitation et d’assimilation, la France a voulu imposer au grand port le fantôme de ses angoisses et en faire le
laboratoire d’un malaise raciste avec son cortège de violence et d’affrontements. En vain. La ville gonflée par cent cinquante mille habitants
d’origine africaine ou maghrébine a échappé aux émeutes communautaristes de 2005 alors que s’enflammaient les banlieues françaises. Ce
n’est pas un hasard.
Si Marseille est dotée, comme d’autres grandes agglomérations, de son lot de cités délabrées, son passé lui a inoculé la culture de la mixité. À
la différence de Paris ou de Lyon, la ville ne possède pas de banlieues où les immigrés sont rejetés dans les ghettos de la périphérie. À
Marseille, ils vivent à l’intérieur des murs, où le sentiment d’exclusion est moins aigu ; l’égalité des chances mieux assurée ; la déshumanisation,
moins ressentie.
Et puis, il y a l’OM… « Fier d’être marseillais » n’est pas seulement un slogan mille fois répété les jours de match. C’est un cri de ralliement dont
les échos sont perçus bien au-delà du Vélodrome. Cette revendication, je devrais écrire cette affirmation, ne s’évapore pas au dernier coup de
sifflet de l’arbitre. L’OM donne l’exemple d’un melting pot à la française. On ne célèbre pas en vase clos le culte de Marseille.
À l'inverse du populisme du football, l’exception marseillaise doit beaucoup à ce que j’appelle l’immigration en col blanc. Tout au long du
XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, elle a contribué à la prospérité de la ville, grâce à l’énergie et l’esprit d’entreprise des arrivants qui
ont injecté un sang nouveau dans la bourgeoisie de vieille souche. Les Fabre, Charles-Roux, Fraissinet, Bergasse, Paquet, Régis, Reggio,
Rocca…, au lieu de se claquemurer dans le malthusianisme économique et les préjugés, ont ouvert leurs maisons, leurs affaires, leur cœur à ces
pionniers.
Rappelons-nous les Sakakini que les Marseillais connaissent grâce au boulevard qui porte leur nom. Originaires d’Alep, ils se lancent en 1801
dans le commerce du blé et du coton, parrainent l’importante communauté syriaque qu’ils dotent d’une église, rue Montaux.
Cinquante ans plus tard, Nicolas Daher, lui aussi natif d’Alep, fonde une dynastie de négociants, d’armateurs et d’industriels animée aujourd’hui
par les représentants de la quatrième génération.
Comment oublier la communauté grecque regroupée autour des familles Zafiropoulos et Zarifi, pour ne citer qu’elles, qui, deux mille ans plus
tard, abandonnèrent la mère patrie pour rejoindre son antique colonie ?
Personne ne peut négliger l’apport fait à Marseille par les Arméniens, qui surent s’intégrer tout en préservant les qualités et la finesse de leurs
origines.
Curieuse ville. L’amour, l’Histoire, la géographie, l’intelligence, le travail se sont accordés pour lui décerner le prix de tolérance. Et vous voudriez
que je n’aime pas Marseille, la métisse.
Mirabeau
(1749-1791)
Honoré Gabriel Riquetti, comte de Mirabeau, est le seul homme qui aurait pu éviter la Révolution, si Leurs Majestés avaient consenti à l’écouter.
Pour sauver la monarchie de droit divin, dont il mesurait les faiblesses, il s’attaque aux privilèges de la noblesse et à l’égoïsme de ses princes.
Pour préserver la religion, il veut lui imposer une cure de pauvreté. Pour éviter au régime de droit divin de s’accrocher désespérément aux
emblèmes du passé, il exige la suppression des étendards « couleur blanche proscrite par la nation » et leur remplacement par le drapeau
tricolore.
Le roi et surtout la reine n’ont pas compris que ce prévaricateur de haut vol incarnait leur dernière chance de devenir les souverains d’une
monarchie constitutionnelle à l’anglaise. Ils ont pris pour le diable ce corrompu envoyé par le bon Dieu. Chateaubriand commettra la même
erreur. Dans Les Mémoires d’outre-tombe, il rapporte sa rencontre avec le Provençal : « Il me regarda en face avec ses yeux d’orgueil de vice et
de génie, et, m’appliquant la main sur l’épaule, il me dit : “Ils ne me pardonneront jamais ma supériorité !” Je sens encore l’impression de cette
main, comme si Satan m’eût touché de sa main de feu. »
La France lui préféra la main de fer de Robespierre, pommadin sanglant qui avait meilleure figure que ce comte taillé au burin, tel que nous le
décrit la police, avec laquelle il entretient si longtemps des relations de gibier à chasseur : « Figure rouge fortement marquée par la petite vérole,
avec beaucoup de taches de rousseur, regard fauve lorsqu’il est préoccupé, l’air toujours suant et malpropre de son visage, le cou
excessivement court, les épaules hautes et fortes, les membres puissants, les pieds très ramassés. […] »
Voilà pour le physique. Quant à la moralité, laissons parler son père : « Le scélérat mène une course insensée. Ses détestables talents mettent
en déroute les meilleurs limiers. Mais leur ferait-il faire le tour du monde, je l’aurais. »
Il l’aura.
C’est à sa requête que le fils doit son premier contact avec Marseille. Le 21 septembre 1774, il est incarcéré au château d’If, dont il deviendra le
prisonnier le plus célèbre, après, bien entendu, Monte-Cristo, la légende étant plus puissante que la réalité.
« L’ami des hommes » – c’était le surnom de son père –, avec une curieuse prescience, avait quelques années plus tôt célébré la petite île :
Nous fûmes donc au château d’If
C’est un lieu peu récréatif
Par bon ordre retient captifs
Dans l’enceinte d’un mur massif
Esprit libertin cœur rétif
Au salutaire correctif
D’un parent peu persuasif.
L’ami des hommes n’était pas l’ami des muses.
De son côté, la belle-mère de Mirabeau ne fut pas tendre avec son gendre quand elle adressa à son père cette lettre au vitriol : « Monsieur, votre
fils cause le malheur d’une famille et la perte d’une femme bien née et bien élevée qu’il a séduite au point de lui faire oublier toutes les lois du
devoir et de l’honneur. Vous ne pouvez douter qu’il soit capable de la conduire de crime en crime. »
Les robes rouges de la cour d’Aix-en-Provence se souviennent encore du procès plaidé par Riqueti contre sa belle-famille devant leurs
prédécesseurs de la sénéchaussée le 13 mai 1771. Il connaissait le droit, ses adversaires connaissaient les juges. Il perdit son procès. Le grand
orateur ignorait qu’il ne suffit pas d’une belle plaidoirie pour obtenir un bon résultat.
En avril 1789, la France choisit ses représentants aux états généraux. Marseille élit Mirabeau, qui en devient le député. Il aurait pu se contenter
de cette victoire, mais le nouveau parlementaire a un vieux compte à régler avec Aix. Le surlendemain, il en sollicite les suffrages et remporte un
triomphe plus éclatant encore. Sans hésiter, il plante là le Vieux-Port et s’installe dans la ville aux Sept Fontaines dont il défend avec véhémence
les intérêts. Par son talent et son influence, Marseille est reléguée au second rang administratif, et Aix devient le chef-lieu du département. Elle le
serait sans doute encore si le premier préfet des Bouches-du-Rhône n’avait rétabli le grand port dans ses droits. Cette restitution ne doit
d’ailleurs rien aux mérites phocéens, mais tout à la loi de 8 pluviôse an VIII qui fixait les émoluments du préfet en fonction du nombre des
habitants de sa préfecture. Décidément, ce fonctionnaire traitait les villes comme Mirabeau les femmes et n’en voulait qu’à leur dot. Marseille
s’en est consolée en songeant que, s’il lui était resté fidèle, la Canebière s’appellerait aujourd’hui le cours Mirabeau.
Monticelli (Adolphe)
(1824-1880)
Le plus délaissé des grands peintres français du XIXe siècle. La renommée sait attendre. Monticelli ne patientera pas encore longtemps. Pour ma
part, j’ai devancé l’appel, puisque les premières toiles que j’ai acquises, grâce à Charles et à Mario Garibaldi, sont les Monticelli qui me
contemplent pendant que j’écris ces lignes. Je ne me lasserai jamais de leur regard qui, chaque jour, croise le mien.
Enfant de l’amour, « né de père inconnu », placé en nourrice chez des cultivateurs à Ganagobie, petit village des Alpes-de-Haute-Provence
surplombant la vallée de la Durance, le jeune Adolphe sera reconnu onze ans plus tard grâce au remariage d’un inflexible grand-père qui avait,
jusque-là, interdit l’union de ses parents.
Avec la recommandation de Félix Ziem et d’Émile Loubon, deux maîtres de la peinture provençale, il « monte » à Paris en 1846. À son retour à
Marseille deux ans plus tard, on trouvera trace de leur influence dans ses œuvres.
1863, nouveau départ vers la capitale. Sa peinture, irisations perlées nourries par les ressources d’une palette voluptueuse, séduit Verlaine :
« Voilà un peintre que je voudrais connaître pour lui demander de me prêter ses yeux et de me raconter ses rêves. »
Revenu à nouveau dans sa ville natale, il affirme l’originalité de son talent. Son non-conformisme apparaît dès le choix de son support. Les bois
ont sa préférence : panneaux de vieux lits, buffets et armoires échoués chez les brocanteurs… Chêne, noyer, cerisier, acajou, citronnier même,
offrent une base qui met en valeur la chaleur et les vibrations de sa palette. Lorsqu’il peint sur toile, il la recouvre d’un fond brun-rouge, à la
manière des Vénitiens du cinqueccento. En blanc, à la brosse, presque sans repère préalable, un vague schéma s’esquisse. Cette ossature de
pâte blanche recevra les tons majeurs. Puis, toujours à l’aide de brosses dures et courtes, il distribue librement des empâtements intentionnels,
qui servent à diffuser la lumière. Essuyant au chiffon, étalant de son doigt, il précise son sujet, faisant peu à peu naître des formes. S’achève alors
un contrepoint piqué de vermillons, de laques carminées, jaunes de chrome, cobalts, bleus de Prusse, verts… Ces couleurs, jamais confondues,
sont assignées à leurs vibrations respectives dans le schéma inimitable de sa composition.
Parfois illuminée par la visite de Ziem qui déjeunait avec lui lors de ses passages à Marseille, ou de Cézanne, avec lequel il part comme l’écrit
Joachim Gasquet, « sac au dos, pour un mois battre comme jadis il l’avait fait avec Zola, tout le pays autour de Marseille et d’Aix. Pipes fumées
au seuil des fermes, discussions interminables, pochades brossées par Monticelli, tandis que Cézanne récitait de l’Apulée ou du Virgile ».
Son apport au génie pictural du XIXe siècle sera surtout ressenti par Van Gogh, arrivé à Paris le 28 février 1886, alors que Monticelli, déjà
gravement atteint d’hémiplégie, est à Marseille où il meurt le 29 juin de la même année. S’il ne connut pas l’homme, Vincent découvrit sa peinture
chez son marchand parisien, Delarebeyrette. Elle fut pour lui une véritable révélation et transforma son travail – similitude du thème et proximité
du style, notamment dans ses Bouquets de fleurs (les Zinnias, Glaïeuls et autres Pivoines) qui datent de l’été 1886.
Le 20 février 1888, ayant quitté Paris pour Arles, simple étape, sans doute, sur la route de Marseille, il évoque Monticelli dans sa première lettre
à Théo, dès le lendemain de son arrivée : « Un antiquaire où je rentrais hier dans la même rue ici, me disait connaître Monticelli. »
Dans le Midi, où « il y a plus de couleurs, plus de soleil », Vincent prend conscience qu’il est sur le point d’atteindre « sa vérité » : « Je n’avais
pas pensé que j’aurais tellement trouvé vrais Monticelli et Delacroix en quittant Paris. » Il les rattache l’un à l’autre à travers « le contraste
simultané des couleurs, de leurs dérivés, de leurs harmonies » et l’emploi « de la couleur plus arbitrairement pour m’exprimer fortement ». Sa
recherche correspondant à cette « couleur suggestive, que Delacroix et Monticelli, tout en n’en ayant pas parlé, ont faite ».
Chez Delacroix, il découvre ses coloris, mais chez Monticelli il trouve cette matière vivante, frémissante, qui correspond étroitement à son
obsession : « Le vrai dessin, c’est de modeler avec la couleur ». Et il se met, lui aussi, à empâter suivant l’exemple du Marseillais : « Les deux
voitures très colorées, vert, rouge, roux, jaune, noir, bleu, orangé. Toile de trente toujours. Les voitures sont peintes à la Monticelli avec des
empâtements. […] J’ai une toile de cyprès avec quelques épis de blé, des coquelicots, un ciel bleu qui est comme une étoffe bariolée
écossaise ; celle-là qui est empâtée comme les Monticelli et le champ de blé avec le soleil qui représente l’extrême chaleur, très empâtée
aussi. »
Pendant l’été 1888, Vincent se persuade qu’il poursuit et prolonge le travail de son inspirateur dont il cherche les traces et assure la continuité :
« Les études actuelles sont réellement d’une seule coulée de pâte. La touche n’est pas divisée beaucoup et les tons sont souvent rompus et
enfin involontairement je suis obligé d’y empâter à la Monticelli. Parfois je crois réellement continuer cet homme-là, seulement je n’ai pas encore
fait de la figure amoureuse comme lui. »
Et encore : « Je pense moi ici énormément à Monticelli. […] Eh bien moi je suis sûr que je le continue ici comme si j’étais son fils ou son frère.
[…] Reprenant la même cause, continuant le même travail, vivant de la même vie, mourant de la même mort […]. »
Le Marseillais, « chaînon nécessaire entre Delacroix et Van Gogh » selon Germain Bazin, ne restera pas longtemps un oublié de la gloire.
Nerval (Gérard Labrunie, dit Gérard de)
(1808-1855)
Le 1er janvier 1843, Gérard de Nerval, en compagnie de Joseph de Fontrède, un égyptologue discret, s’embarque au Vieux-Port sur le Mentor,
un bateau-poste de l’État. La légende mythomane parle d’un périple à la Germain Nouveau mâtiné de Tristan Corbière, accompli sans le sou par
deux passagers presque clandestins. La réalité est tout autre. Installés dans une cabine de première classe, les deux voyageurs, dont seuls les
frais de nourriture sont comptés, mission diplomatique oblige, se laissent bercer par les vaguelettes. Le 5 décembre de la même année, le poète
regagne Marseille sur un vapeur napolitain, le Francesco Primo. Selon Le Sémaphore, la meilleure gazette de la ville, il y séjournera une dizaine
de jours.
Au gré de ses pérégrinations, le voyageur a accumulé la matière d’un reportage de longue haleine publié dans la Revue des Deux Mondes.
Devenu en 1851 Le Voyage en Orient, ce récit tranche par le ton et l’inspiration avec les randonnées romantiques de Chateaubriand, Gautier et
Hugo. Le Voyage en Orient est l’anti-Itinéraire de Paris à Jérusalem, cette suite de chromos grandioses à la Delacroix. Pour Nerval, il ne s’agit
pas de compiler un Michelin du merveilleux, mais d’éclairer Les Mille et Une Nuits en allumant les lampions d’un Orient imaginaire. Avait-il
besoin pour accomplir son dessein de s’embarquer à bord du Mentor ? Il aurait pu demeurer à Marseille où il précède Rimbaud et Artaud avec
lesquels il partage tant de penchants : la psychose de celui-ci, la dromomanie de celui-là et avec tous deux, le goût de cet ailleurs, qu’il se
nomme poésie, délices ou Orient, omniprésent dans le grand port où l’histoire de Saladin et la légende d’Aladin avec ses noubas, ses tirailleurs,
ses chéchias, ses Sidis et ses Nègres se confondent. Le Voyage en Orient, c’est l’Exposition coloniale où la repentance n’a pas de stand.
Au lieu de franchir la passerelle du bateau-poste, Nerval aurait mieux fait de s’asseoir au Café Turc à deux pas de la Canebière pour capter la
fascination du fabuleux et le désir d’évasion de tous ces déviants atteints du syndrome de Marius qui préfèrent rêver le lointain au lieu de le
découvrir.
Nervi
Un nom qui ne fleure pas la lavande.
Entré dans la langue française avec une réputation louche et à l’ombre du borsalino, nervi vient de l’occitan et signifie « nerf » ou « nerveux ». Il
s’emploie au pluriel pour désigner des hommes de main chargés des basses besognes pour le compte de deux maîtres inquiétants, la politique
et la pègre.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Au début du XIXe siècle, de petites bandes de garnements affolent la bourgeoisie en promenade sur la Canebière,
bousculent les passants, aplatissent les chapeaux des rombières, coupent les queues-de-pie des beaux messieurs, poussent les frileux dans le
port, font courir les chiens errants, les bossus, les boiteux et tous ceux surpris à parler l’italien. Des nervis. De sales gosses. Ils enfanteront des
voyous.
À partir de 1840, les nervis deviennent l’enjeu d’une guerre littéraire entre Gustave Bénédit et Victor Gelu. Auteur à succès, Bénédit joue la carte
du comique facile en inaugurant sa série des Chichois où le nervi, souvent ridicule, n’a pas toujours le beau rôle, mais n’est pas encore un
délinquant. La même année, Victor Gelu fait entendre une autre chanson. L’auteur de Fénian é grouman rend justice aux derniers dépositaires
de la langue marseillaise, mascle (« mâle ») avant tout. Il accuse Bénédit de méconnaître dans le « phénomène nervi » une révolte sociale. Bref,
de l’embourgeoiser. Ses nervis à lui, ces moins-que-rien, ces déclassés, ces pas-grand-chose tiennent le langage des misérables et font
entendre la voix des opprimés. Gelu est le premier à les embrigader sous la bannière d’un certain gauchisme. Leurs arrière-petits-fils brûleront
les voitures.
Durant l’entre-deux-guerres, Carco, Mac Orlan, Cendrars, Albert Londres exploitent sans vergogne le phénomène nervi pour satisfaire les
amateurs de sensations fortes et d’exotisme frelaté. Ils multiplient les descentes plus ou moins imaginaires dans les quartiers chauds du port et
de l’Opéra en quête d’instantanés pittoresques destinés à la rubrique des faits-divers.
En 1934, la mort du conseiller Prince entraîne l’arrestation très temporaire de Carbone et de Spirito, deux anciens nervis devenus caïds, qui font
une entrée remarquée dans le folklore marseillais dont ils alimentent l’imaginaire et les fantasmes. Pendant l’Occupation, ils feront basculer toute
une partie du Milieu dans la collaboration la plus noire. Anciens agents électoraux où leurs talents de persuasion et leurs arguments frappants
font merveille, les nervis en baudriers vernis deviennent des tortionnaires fort appréciés de la Gestapo qui avait installé ses salles de torture dans
un hôtel particulier de la rue Paradis.
Fort heureusement – on a tendance à l’oublier –, tous les nervis n’ont pas rallié le camp de la trahison. Certains rejoignent la Résistance,
participent à la libération de Marseille sous les ordres de Louis Rossi, qui, après une jeunesse agitée, est devenu un héros. À la tête de ses
hommes, il affronte souvent à l’arme blanche, les unités d’élite de la Wehrmacht qui se souviennent encore de ces démons à l’accent du Midi. Le
rachat existe et Louis Rossi le paya au péril de sa vie.
Notre-Dame-de-la-Garde
Notre-Dame-de-la-Garde s’identifie à Marseille comme la tour Eiffel, Big Ben, la porte de Brandebourg, l’Empire State Building, à Paris,
Londres, Berlin, New York. Les Grecs parlent de polis eponyme. Marseille, l’Hellène, a plus qu’une autre vocation à emprunter la langue
d’Hésiode.
En 1214, maître Guillaume, abbé de Saint-Victor, autorise un oblat, maître Pierre, à construire une chapelle sur la montagnette de la Garde.
« L’an de l’incarnation du Seigneur, 1214, au nom de Dieu que tous, présents et à venir, sachant que nous Guillaume, par la miséricorde divine
[…] te concédons à toi, maître Pierre, la colline qui domine notre monastère appelé Notre-Dame-de-la-Garde afin que tu édifies une église… »
Maître Pierre ne se fait pas prier : « Moi, Pierre, accepte la conversion dudit lieu volontiers et de ma propre volonté pour l’amour de Dieu et le
salut de mon âme. Je me donne au Seigneur Dieu et au monastère de Marseille fidèle et ses fils… »
Il ne pouvait espérer un emplacement plus propice pour se rapprocher du ciel, surveiller les affaires de l’Éternel et les dangers du siècle.
En effet, la colline de la Garde joue un triple rôle depuis la nuit des temps : maritime – c’est le point de vigie idéal pour signaler les caprices de la
mer et la venue des pirates ; militaire et religieux, ce promontoire stratégique destiné à protéger la ville ou à la soumettre n’échappe pas à la
perspicacité de François Ier, qui, en 1516, au retour de Marignan, y fit construire un fort au service de César, et une chapelle, à celui de Dieu.
Trois siècles plus tard, la chapelle est en piteux état. Le mistral, le soleil et les ans se sont unis pour l’outrager. Marseille peut espérer mieux.
Vers 1850, l’idée de remplacer cette nef vétuste par une basilique monumentale bien dans l’air du temps trouve de plus en plus d’adeptes. Le
XIXe siècle raffole de ces monuments ostentatoires édifiés sur les sommets pour être admirés du plus loin possible. Le Sacré-Cœur de
Montmartre, Fourvière et, bien entendu, la Bonne Mère, PLM de la dévotion, en sont la preuve. C’est Monseigneur Mazenod, évêque de
Marseille, qui gère le projet jusqu’à sa mort en 1861. Il fait appel à un jeune architecte de vingt-six ans avec lequel il échange une volumineuse
correspondance, Jacques-Henri Espérandieu, au nom prédestiné auquel je consacre une entrée.
Dans les premières années de préparation, il demeure en retrait. Sa famille nîmoise, protestante, sent un peu le fagot et les penchants de ce
célibataire impénitent inquiètent les âmes soupçonneuses. Pendant qu’il médite, un autre plastronne : Léon Vaudoyer, son patron, premier
architecte de la ville.
Aujourd’hui, personne ne conteste le premier rôle d’Espérandieu. Il a beaucoup voyagé en Orient et en Italie et l’on retrouve dans sa basilique les
traces de Byzance, de la Sérénissime relevées d’un zeste d’architecture mauresque.
L’autorisation de construire le nouvel édifice est donnée par le ministère de la Guerre, propriétaire du terrain. La première pierre est posée le
19 septembre 1853 par Mazenod. Les travaux s’éternisent, faute de moyens, et Notre-Dame-de-la-Garde ne sera consacrée qu’en 1864 par
Monseigneur Cruice, le nouvel évêque. Le décor est un peu tapageur, style Second Empire, mais l’ensemble ne laisse personne indifférent.
Marseille possède enfin sa basilique. Pour arriver à bout de ce chantier pharaonique, trois maîtres maçons, cinq cents ouvriers s’affairent, les
flancs de la colline sont percés de cinq véritables rues pour permettre l’acheminement de cent soixante-dix mille tonnes de matériaux : pierres de
Provence, marbre et porphyre italiens.
On aurait pu baptiser l’édifice, « Notre-Dame de la mosaïque ». Après Espérandieu, qui avait pris à Sainte-Sophie de Constantinople et à Saint-
Marc de Venise un coup de soleil d’Orient, Revoil, son successeur, tombe amoureux de la marqueterie de pierre dont il tapisse la nef grâce à la
générosité des paroissiens. Quand elle donna des signes de fatigue, il faudra le secours de Venise pour que la Vierge retrouve sa splendeur.
La restauration commencée en l’an 2000 est enfin terminée et les derniers échafaudages encombrant la coupole juste au-dessus de l’autel ont
disparu après un véritable travail d’orfèvre. Pour reconstruire à l’identique les mosaïques aux six cents coloris différents sur mille deux cents
mètres carrés, il fallut battre à la main, selon l’antique technique vénitienne, des dizaines et des dizaines de kilos d’or. Grâce à la Sérénissime,
Notre-Dame-de-la-Garde s’est refait une beauté.
À la dimension impressionnante de l’édifice, qui se projette dans le ciel, s’ajoute une dimension spirituelle : les relations familières et
affectueuses de Notre-Dame-de-la-Garde avec Marseille. Très vite elle change de nom et devient la Bonne Mère, protectrice de la ville et de ses
marins. Elle est là quand souffle la tempête qui teinte la Grande Bleue de noir et de rouge sang. Elle est toujours présente quand déraille le tram
ou le chemin de fer, quand s’écrasent les torpédos dans les virages traîtres de la Gineste. Les rescapés ont recouvert ses murs d’ex-voto qui
sont à mes yeux le plus bel exemple d’art naïf du monde. Je vous renvoie à leur entrée.
Dès le lendemain de sa consécration, la Bonne Mère voit affluer les touristes et les pèlerins. Pour venir au secours des essoufflés, l’ingénieur
Émile Maslin imagine un funiculaire de soixante-douze mètres de haut prolongé à l’arrivée par une passerelle mécanique construite par la
société Eiffel, qui relie la petite gare au terre-plein. Mis en service en 1892, le funiculaire effectue son dernier voyage en 1967. En escaladant la
colline, cet engin bringuebalant faisait un boucan infernal qui lui valut le sobriquet choquant en ce lieu sacré de « Machine du Malin », pour défier
Satan et moquer son concepteur. Il ne reste rien ni de cette nacelle en fer ni de la gare de départ. Elle était si jolie, cette gare, que mes sœurs et
moi nous y rendions chaque jeudi sous la surveillance d’Ité qui nous gavait de chichis fregi et de liqueur à la réglisse lapée à la santé de la
Vierge.
Le funiculaire disparu, les pénitents sont contraints d’effectuer leur pèlerinage à pied afin d’expier leurs péchés dans cette « terrible » ascension.
Animés de la plus touchante des ferveurs, certains glissent dans leurs chaussures des pois chiches pour rendre plus douloureuse leur contrition.
On affirme – la légende est tenace – que le professeur Pifaretti, après sa victoire au Mondial de pétanque à l’aide de ses boules farcies,
proclama, sa manigance découverte, qu’il gravirait pour se faire pardonner la sainte colline ses souliers garnis de ces légumes secs. Ainsi fit-il.
Des esprits chagrins, intrigués par l’allure légère du mortifié sur les pentes les plus ardues, mirent en doute la rudesse de sa pénitence. L’ascète,
choqué par leur scepticisme, jura sur la tombe de sa « pôvre mère » que les pois chiches étaient bien présents. Pressé de toute part, il dut se
résoudre à se déchausser. Ils étaient bien là, les pois chiches, mais ils étaient cuits. Devant les reproches qui l’accablaient, il fit front : « Té !
Souvenez-vous d’une bonne chose : la Vierge n’aime pas les couillons. C’est elle qui a inventé les pois chiches, mais jamais elle n’a dit qu’il ne
fallait pas les faire cuire. Vaï ! ça ne l’empêchera pas de parler en ma faveur auprès de son très cher fils. »
Peu après mon inscription au barreau, je montais avec le père Durand, le dominicain qui a marié mes enfants et enterré ma femme, les rudes
escaliers menant au parvis. Le mistral rendait notre promenade périlleuse. Le religieux avançait vent debout et sa robe blanche virevoltait sous la
poussée indiscrète des rafales païennes. Georges Durand, qui signe sous le pseudonyme de Georges Lauris d’admirables poèmes, fut soudain
recouvert par son ample soutane et exposa l’espace d’un instant des attraits moins aguichants que ceux des paroissiennes. Devant cette vision
incongrue, le greffier du tribunal qui nous accompagnait apostropha le ciel : « Putain de moine, je n’ai jamais vu un vent comme celui-là ! » Puis,
s’apercevant de son blasphème, il balbutia : « Oh ! Pardon, père. » Il ne lâcha plus son chapelet.
Le 23 août 1944 au matin, les premières troupes du général de Monsabert font leur apparition sur la Canebière. Marseille est en liesse, mais
pas encore libérée : des Allemands retranchés sur la colline sainte bombardent la cité pavoisée aux couleurs de la France. Il faut les déloger.
Le surlendemain, pendant que Paris se libère, des commandos de la 1re armée guidée par quelques FFI, dont Papa Nane revenu du Vercors,
s’élancent à l’assaut de la colline. Le char Jeanne-d’Arc est détruit. Sa carcasse témoigne encore du sacrifice de vingt de nos soldats.
Pour éviter des pertes inutiles avant que les soixante-quatorze nazis ne se constituent prisonniers entre les mains des religieuses de la basilique,
un habitant du quartier, au péril de sa vie, avait tracé sur un mur cette inscription inoubliable : « Attention, la Vierge tire. »
Le général Monsabert, l’œil rivé sur la Bonne Mère, rétorquait à ceux qui le félicitaient de la bravoure de ses hommes et de son audace : « C’est
elle qui a tout fait. »
Ce militaire natif de Libourne était devenu marseillais.
Après la destruction des Vieux Quartiers, l’incendie des Nouvelles Galeries est le deuxième crève-cœur de Marseille. C’était le plus grand
magasin de la ville, un superbe bâtiment de quatre étages doté de larges ouvertures, surmonté par une coupole ornée d’une flèche. Maman,
escortée par Ité, sa Corsoise de service, nous y emmenait faire des emplettes. Mes sœurs et moi étions fascinés par les rayons débordant de
richesses qui, peut-être, seraient bientôt les nôtres si les cordons de la bourse maternelle se dénouaient. Les Nouvelles Galeries s’étalaient dans
la partie haute de la Canebière, au coin de la rue de l’Arbre, aujourd’hui rue Vincent-Scotto.
Le vendredi 28 octobre 1938, un mistral soufflait et ses rafales faisaient se courber jusqu’à terre les branches hautes des platanes du cours. Ce
jour-là, comme tous les jours de la semaine, avec mes camarades des Jésuites, je venais à peine de regagner la cour de récréation qui, après le
déjeuner des demi-pensionnaires, était rituellement consacrée au foot, pas au rugby, au football association, comme on disait alors. Le match
entre la 6e A, dont je faisais partie, et la 6e B, l’ennemi héréditaire, dégénéra au grand désespoir de l’arbitre, un jeune pion boutonneux
surnommé – je me demande encore pourquoi – « corde sèche ». Papa Nane, le jour où il l’avait rencontré, l’avait naturellement accosté d’un
vigoureux : « Jeune homme, je vous présente tous mes souhaits de bonne acné. »
Les injures, les bourrades, les coups de pied pas toujours dans les tibias fusaient. Bientôt, la mêlée devenait générale. Corde sèche, impuissant,
dut faire appel au père préfet surnommé, à cause de son embonpoint, « Baleine ». Il le trouva dans la salle des professeurs, répandu dans un
grand fauteuil en train de mijoter une sieste réparatrice. Ce crime de lèse-majesté ne resta pas longtemps impuni. Baleine surgit des eaux et
ramena le calme. Il nous imposa une dictée punitive : « La moindre faute d’orthographe ou de grammaire sera sanctionnée de deux heures de
colle. » Le silence se fit. Le préfet articulait chaque mot comme s’il s’adressait à une assemblée de sourds ou de diminués mentaux. Je l’entends
encore : « Rien ne fut moins totalitaire que la République de Rome dont la justice… » Il n’acheva pas la phrase et les plumes se posèrent. Des
coups discrets puis insistants ébranlaient la porte. Elle s’ouvrit. Corde sèche apparut. Sa pâleur mettait en valeur ses pustules. Elles traçaient sur
ses joues de minuscules cratères semblables à ceux ornant les planètes inexplorées sur les clichés des magazines.
« Quoi ?! s’exclama le gros homme interdit, puis visiblement horrifié. Je n’en crois pas mes oreilles ! » Il tapa dans ses mains grassouillettes
pour nous faire taire et délaissa la Res republica pour nous tenir ce discours : « Mes enfants, mon premier surveillant m’apprend qu’un grave
incendie s’est déclaré dans notre ville. Les tramways, les bus ne fonctionnent plus. Rassurez-vous, vos parents que l’on a prévenus viendront
vous chercher. En attendant, demandons à la Vierge de venir en aide aux malheureux cernés par les flammes. »
Avant de nous laisser le temps de réagir, il récitait un « Je vous salue Marie » à l’intention de la Bonne Mère.
Une heure plus tard, je me retrouvai dans le taxi – une Rosalie dont il n’était pas peu fier – de M. Balarro, le mari de notre femme de ménage.
Installé sur les strapontins avec un camarade que maman s’était chargée de ramener chez lui, nous dévorions – le football donne faim – les
brioches qu’elle nous avait apportées, tout en écoutant avec ravissement notre chauffeur évoquant l’incendie du Bazar de la Charité : « Ça fait
longtemps que je le dis à ma femme : il faut éviter les grands magasins. Ils portent préjudice aux petits commerçants et, au moindre mégot, ils se
transforment en torche. Moi, je me demande si le directeur des Nouvelles Galeries, il n’a pas mis le feu lui-même pour toucher l’assurance… »
Maman le gourmanda. À regret, il consentit à se taire.
Avec des difficultés infinies, nous parvîmes à rejoindre la maison, au troisième étage de l’immeuble de la Samaritaine situé au coin du port et de
la rue de la République. La police avait multiplié les sens interdits, levé d’innombrables barrages et notre taxi avait le plus grand mal à se faufiler
dans le dédale des artères dégorgeantes de monde. Une fumée âcre et grasse planait sur la ville. Elle nous picotait les yeux et nous faisait
pleurer. La sirène des pompiers, le hurlement des ambulances écorchaient nos oreilles pendant que M. Balarro jouait les donneurs de leçons :
« On ne peut rien faire contre le mistral, ma pauvre dame. Tout à l’heure, Marseille tout entière flambera comme mon briquet. C’est la vengeance
du bon Dieu. Il y a trop de bordels et de barbichons dans notre ville. » Ma mère rougit et le rappela sèchement à la décence.
Quand la porte de notre appartement s’ouvrit, il était huit heures du soir. Jamais depuis la bataille de la Marne des jeunes Français étaient
demeurés si longtemps dans un taxi. Contrairement aux usages, Papa Nane vint nous ouvrir. La malice de son regard s’était éteinte : on y lisait la
compassion. « J’arrive de l’hôtel Noailles, dit-il, où je présidais la commission médicale du Parti républicain radical et radical-socialiste en
présence des deux Édouard. »
Il parlait naturellement d’Édouard Herriot et d’Édouard Daladier, le pontife et le grand vizir de cette formation politique. Daladier, « le Taureau du
Vaucluse », alors président du Conseil, et Herriot, « l’Obèse de Lyon », qui présidait la Chambre des députés, honoraient de leur présence le
trente-cinquième congrès de leur parti. Depuis que Papa Nane y avait adhéré, il ne manquait jamais de se présenter ainsi : « Pourquoi suis-je
devenu l’égal du sultan du Maroc ? » Devant l’ignorance de son interlocuteur, il s’écriait, triomphant : « Le sultan et moi, nous sommes tous deux
les enfants des Douars. » Puis, il s’excusait de ce calembour inexcusable.
Ce soir-là, le professeur n’avait pas le cœur à plaisanter.
« De la fenêtre de l’hôtel Noailles, juste en face des Nouvelles Galeries, j’ai assisté impuissant à une épouvantable tragédie. En ce début
d’après-midi, l’incendie s’était répandu avec une rapidité infernale. Le mistral s’engouffrait en sifflant dans le grand espace sur lequel donnaient
les balcons des différents étages. L’appel d’air rendait le vent fou et le transformait en lance-flammes.
« Bientôt les cent cinquante employés, la plupart des jeunes femmes, et quelque deux cents clients, des ménagères, surtout, tentaient
d’échapper au piège de feu. Ils brisaient les carreaux des fenêtres et se ruaient dans le vide. Des torches vivantes hurlaient à la mort sans que
personne puisse rien pour elles.
« Friands du malheur des autres, les badauds envahissaient la Canebière. Insensibles aux escarbilles et aux flammèches, ils regardaient,
envoûtés, ce ballet de Lucifer. Je suis certain, mes petits, que si le diable montait un spectacle, on refuserait du monde autour du grand
chaudron.
« Les pompiers coincés par la foule, leurs véhicules paralysés par les embouteillages étaient impuissants à combattre le sinistre. Leur matériel
vétuste s’avérait dérisoire et leur courage ne suffisait pas. Daladier se pencha vers moi et me dit : “Professeur, il n’y a donc personne pour faire
régner l’ordre dans cette ville. C’est une mairie de cons qui la dirige.” Le président du Conseil avait des larmes dans la voix.
« Les hôpitaux débordent de blessés. Mme Valot, ma fidèle collaboratrice vient de m’appeler : il faut que je me rende d’urgence à la clinique,
mais je voulais vous embrasser avant de partir. »
Il se leva, mis son brassard à croix rouge, puis se tourna vers nous : « Si c’est Dieu qui a voulu ça, qu’Il ne compte pas sur moi pour lui donner
raison. »
La porte claqua.
J’ai lu ces lignes dans un journal local de l’époque : « C’est en pensant à ces jeunes vendeuses cernées par les flammes, c’est en pensant à ces
jeunes vies si tôt laminées dans la souffrance et dans la peur, que je me permets d’espérer qu’il y a un après. »
N.B. : L’incendie fit soixante-treize morts et des centaines de blessés. Le corps des sapeurs-pompiers de la ville fut dissous et remplacés par les
marins-pompiers. Marseille perdit son autonomie administrative et, jusqu’à la Libération, fut mise sous tutelle.
OM (L’)
Il faisait chaud ce matin du 25 juillet 1921, mais les rayons du soleil estival ne pouvaient freiner la marche de Pierre Robin. Père comblé depuis
quelques heures d’un garçon prénommé Jean, il n’avait qu’un souci en tête : l’inscrire sur les registres de l’Olympique de Marseille dont le siège
se trouvait au Café de la Bourse, à deux pas de la Canebière. Ainsi Jean Robin est devenu membre honoraire de l’OM avant même de figurer
sur le grand livre de l’état civil. Cette démarche paternelle peut paraître insolite à quiconque ignore les liens qui unissent les Marseillais à ce club
de football à nul autre pareil. L’OM appartient de plein droit au patrimoine de la ville, comme le Vieux-Port ou Notre-Dame-de-la-Garde.
Un arrêté préfectoral situe sa naissance en 1899 et sa première assemblée générale en janvier 1900. Elle entérine la dissolution du Football
Club de Marseille, l’inventeur de la devise « Droit au but », qui cède la place à l’OM, un club omnisport, dont la vocation footballistique s’affirme
au fil des ans.
Parmi ses membres fondateurs, un certain Harry Baur, qui s’illustre sur les terrains de rugby avant d’émouvoir les spectateurs des salles
obscures sous les traits de Jean Valjean, de Volpone, du colonel Chabert, du commissaire Maigret. Il n’est pas la seule célébrité à défendre les
couleurs du club. Ahmed Ben Bella, futur président de la République algérienne, a également eu cet honneur. Pensionnaire émérite de club de
Château-Gombert, il porte le maillot blanc à l’occasion d’un unique match officiel disputé le 21 avril 1940 au stade des Hespérides à Cannes, où
il inscrit l’un des neuf buts marqués par son équipe, méritant ainsi sa place au panthéon des buteurs olympiens.
Chaque génération de Marseillais ouvre la boîte à rêves et cite les noms magiques qui ont enflammé l’Huveaune, où me conduisait mon père,
puis le Stade Vélodrome, où je conduisais mon fils.
Avant de devenir un club mythique, l’enfant terrible du football français trouva d’abord sur sa route le Stade Helvétique qui lança le football à
Marseille, puis disparut avec ses joueurs, tombés dans les tranchées. Après l’armistice, la menace vint de Sète, la ville natale de Paul Valéry,
Georges Brassens et Manitas de la Plata, dont l’équipe était considérée comme imbattable. La première victoire de l’OM en Coupe de France,
le 13 avril 1924, face à ce monstre sacré, marqua le début de la grande aventure. C’est l’époque des frères Van Ruymbeke (dont l’un, Robby,
n’était autre que le père du fameux magistrat), Crut, Boyer, Cabassu, Durand, Dewaquez. Ils inaugurent l’impressionnante saga des canonniers
olympiens : Gunnar Andersson (cent soixante-neuf buts inscrits en championnat en sept ans), Josip Sklobar (cent cinquante et un buts dont cent
au cours de ses cent premiers matchs, et quarante-quatre pendant la saison 1970-1971), Jean-Pierre Papin (cent trente-quatre buts), Emmanuel
Aznar (cent dix-huit buts), Magba Yeba, dit Joseph (cent quatre)…
Le public qui transforma le Stade Vélodrome en Scala du football garde en mémoire la technique, l’inspiration, les jaillissements de Georges
Dard – l’idole de mon enfance –, Mario Zatelli, Félix Pironti, Larbi Ben Barek, Roger Scotti, Yeso Amalfi, Roger Magnusson, Enzo Francescoli,
Chris Waddle, Didier Drogba, Frank Ribéry, qui, artistes de leur sport, sont devenus des stars.
Ayant occupé avec un bonheur infidèle et une roide souplesse ce poste délicat, je m’incline (à condition de pouvoir me courber jusqu’à terre)
devant les grands gardiens de but qui, arrêtant le ballon, font basculer le destin. Émile Allé, Laurent di Lorto, Jaguarré Bezerra et di
Vasconcellos, les premiers goal-keepers, ont trouvé leurs dignes successeurs en Pardigon, Delachet, Escale, Pantelic, Carnus, Levy, Gili, Bell,
Olmeta, Barthez, Köpke, Runje, Carrasso et le jeune Mandanda…
Depuis l’introduction du professionnalisme en 1932, plus de sept cents joueurs, dont une soixantaine de ces sentinelles, ont, à des degrés
variables, participé à l’épopée sous l’autorité débonnaire ou tyrannique d’une trentaine de présidents assistés d’une cinquantaine d’entraîneurs.
Premier patron, René Dufaure de Montmirail, thésaurisateur de titres et d’honneurs, fonde le FC Marseille à vingt et un ans et l’OM à vingt-trois.
En cent ans d’existence, le club préféré des Français connut des dirigeants dévorés par la passion du football et du pouvoir, cocktail qui rend fou.
L’histoire de Marseille est généreuse en hommes de qualité qui ont perdu santé, crédibilité, fortune en tentant d’apprivoiser ce phénix des temps
modernes.
Aux côtés de ces laissés-pour-mécomptes, des capitaines talentueux ont saisi la barre du navire, tel Louis-Bernard Dancausse dont l’action est
encore controversée. Ce directeur de banque aux allures de grand bourgeois a laissé le souvenir d’un dirigeant aux méthodes dictatoriales.
Venu du rugby, arrivé à Marseille en qualité de directeur de l’agence du Crédit Lyonnais, il est projeté à la tête du club par une crise dont l’OM a
le secret. À son actif s’inscrit le titre de champion de France en 1948 et le recrutement de Gunnar Andersson, le phénomène suédois. Jamais à
court d’imagination, Dancausse, oubliant que l’OM, à l’image de la République, est une et indivisible, a l’idée saugrenue de créer une filiale de
l’équipe première baptisée « Marseille 2 », destinée bientôt aux oubliettes.
Après sa mort dans un accident de voiture en 1961, l’OM, affront suprême, effectue un séjour prolongé en deuxième division (entrecoupé d’une
brève remontée parmi l’élite sous la direction de l’entraîneur brésilien Otto Gloria), où lors d’un match mémorable joué au Vélodrome sous les
maigres applaudissements de quatre cent trente-quatre spectateurs, Marseille parvient péniblement à vaincre Forbach.
Mais l’Éternel, un fervent supporteur, décide d’envoyer à son club favori un homme providentiel sous les traits de Marcel Leclerc, virtuose avant la
lettre de la communication et propriétaire de Télé Magazine. Durant les sept ans de sa présidence, le club remporta deux Coupes de France,
deux titres de champion, réalisant le doublé en 1972. Formant un couple tumultueux avec l’entraîneur, Mario Zatelli, congédié à trois reprises pour
mieux fêter son retour, l’OM affronte les grands d’Europe, consolide sa légende et son cœur bat au même rythme que celui de la ville.
Le football est devenu ce spectacle total rêvé par Antonin Artaud, un autre Marseillais. Il n’y a plus d’un côté les joueurs, de l’autre, les
supporteurs. Tous participent à la fête. Les uns donnent du muscle, les autres de la voix, et l’on ne sait plus où se situe l’essentiel : frapper le
ballon ou la grosse caisse, secouer le filet ou vouer aux gémonies l’adversaire. Un match tient désormais du carnaval de Rio, de la cérémonie
vénitienne de Redenttore, de la fête à Neu-Neu et des jeux du cirque.
Les jours de victoire, Marseille s’enflamme ; à leur passage, trottoirs et balcons acclament les joueurs de devoir tels Zvunka, Novi, Kula, Lopez,
Bonnel, Hodoul ; ovationnent Magnusson, Skoblar, Couecou, Loubet, Gress, les jongleurs. Le 19 mai 1969, une marée humaine escorte la
Coupe de France revenue sur la Canebière après vingt-six ans d’exil. Même le maréchal Pétain, même le général de Gaulle n’avaient mobilisé
pareille foule.
Au cours des années Leclerc, la légende de l’OM nourrit l’imaginaire du peuple du football. Submergée par la marée verte venue de Saint-
Étienne, la France contemplait, condescendante, les prétentions de ce régicide qui rêvait de détrôner le souverain stéphanois. Les sourires se
crispèrent le 26 juin 1971, quand, dans la furia homérique du Stade Vélodrome, l’usurpateur ravit la première place en étrillant Strasbourg 6 à 3.
Le même jour, Josip Skoblar, « l’Aigle dalmate », frappa trois fois et souffla le ballon d’or à son rival, Salif Keita, avec quarante-trois buts inscrits
dans une saison, un record toujours debout.
Le doublé de 1972 et son cocorico furent pour Leclerc son chant du cygne. Jalousé, accusé – dénonciation calomnieuse – de malversations,
lâché par ceux qui l’adulaient la veille, il fut traîné devant les tribunaux où j’eus l’honneur de le défendre. Contraint de démissionner le 19 juillet
1972, le cœur brisé, on ne le revit plus. Aujourd’hui, juste retour, l’homme qui rendit leur fierté aux supporteurs reçoit l’hommage posthume des
Marseillais moins oublieux que l’on imagine. Ils se souviennent des « années Leclerc » et ne pardonnent pas au chauve au grand cœur de les
avoir abandonnés et à la justice de l’y avoir constraint.
Fernand Méric lui succède. Producteur de cinéma, il veut faire du club une entreprise de spectacle, mais le scénario lui échappe. Dans un
premier temps, il essaye, avec Paulo Cézar et Jairzinho, deux Brésiliens, de hisser les résultats à la hauteur de ses ambitions.
Malheureusement, les virtuoses se révèlent des intermittents du terrain et leur séjour au Vélodrome se solde par un fiasco. Après le Brésil,
l’Argentine où le président débauche deux joueurs de qualité, Raul Noguès et Hector Yazalde, qui permettent au club de remporter en 1976, pour
la neuvième fois, la Coupe de France. Bonheur fugitif. Fernand Méric, confronté à une situation financière catastrophique, est contraint de passer
la main. Durant de longues années, il remboursa sur ses deniers les dettes contractées par l’OM sous sa mandature.
Au début des années 1980 – mauvais résultats sportifs, comptes dans le rouge –, l’OM sombre à nouveau dans le purgatoire de la deuxième
division. Sous l’impulsion de Jean Sadoul, président du groupement des clubs professionnels, les grognards du football étant hors du prix, le club
fait confiance aux Marie-Louise et la légende s’enrichit de l’épisode des minots, ces jeunes joueurs qui, pour l’amour du blanc, ramènent au
printemps 1984 le club parmi l’élite.
Le meilleur et le pire restent à venir. Dans le sillage des minots se profilait Bernard Tapie, l’irrésistible jeune patron. Sollicité par Gaston Defferre,
« le maire de l’OM », l’homme qui rachetait les entreprises en difficulté pour le franc symbolique, écarte le président Jean Carrieu et prend le
pouvoir. Les saisons suivantes conduisent Marseille sur les sentiers de la gloire qui souvent longent le précipice. Bernard Tapie arrive flanqué de
deux techniciens du football, Gérard Banide et Michel Hidalgo, l’ancien sélectionneur national qui avait refusé de devenir ministre des Sports.
Après deux finales de Coupe de France perdues face aux Girondins, Tapie imprime sa marque et donne à l’OM une dimension européenne.
C’est le temps des transferts à sensation, du retour des stars, de la rivalité artificielle créée à grand renfort de publicité avec le PSG, de la
médiatisation, du snobisme. Il était de bon ton pour les ministres de passer une soirée au Stade Vélodrome, l’endroit où il fallait être vu. C’est le
temps où l’OM met Marseille en transe et la France en émoi.
L’injuste élimination lors de la finale de la Coupe d’Europe à Lisbonne à la suite d’une grossière erreur d’arbitrage en avril 1990, la défaite en
finale à Paris l’année suivante font pleurer Margot, enrager Fanny et inscrivent les larmes de Basile Boli dans la légende. Son visage irradié de
bonheur deux ans plus tard, le 26 mai à Munich, lorsqu’il offre à sa ville et à son pays leur première coupe d’Europe des clubs champions,
devient presque aussi célèbre que le sourire de La Joconde.
Malheureusement, les trompettes de la renommée sont mal embouchées et, parvenu au sommet en 1993, l’OM trébuche sur une sombre affaire
de corruption. Valenciennes, rencontrée quelques jours avant la finale européenne victorieuse, porte plainte ; la justice distribue les cartons
rouges ; le président et quelques comparses sont condamnés ; le club, rétrogradé, est privé de son titre de champion de France. Et pendant ce
calvaire, les Marseillais eurent peine à le croire, la Bonne Mère demeura impassible.
Une nouvelle fois, la déconfiture rôde. Trois présidents se succèdent sans parvenir à résoudre les problèmes financiers. Face à un dépôt de
bilan inéluctable, Jean-Claude Gaudin accepte de devenir, en 1995, le vingt-sixième président en attendant un repreneur. Ce sauvetage sur la
ligne de but d’un homme politique responsable permet à Robert-Louis Dreyfus, homme d’affaires averti, passionné de football, d’enrichir la saga
olympienne. Il investit plus de deux cents millions d’euros dans le club, sur ses propres fonds, sans avoir la joie de remporter un titre. Pour toute
récompense, il est traduit, à son tour, devant les tribunaux, accusé, on a peine à le concevoir, de s’être volé lui-même, un peu comme les frères
Dalton qui se dénoncèrent pour toucher la prime. La justice, parfois, a de singuliers fantasmes. Je conserve mon estime et mon amitié à cet
honnête homme.
Il n’existe pas d’autre club capable d’inspirer pareille adulation et pareil désamour. La passion qu’inspire l’OM est le reflet de cette diversité qui
fait l’originalité de Marseille depuis deux mille six cents ans. Si le Stade Vélodrome peut devenir volcan, le racisme n’y trouve jamais sa place.
Toutes les communautés se confondent autour des deux lettres mille fois répétées, mille fois célébrées. On ne va pas au stade, on va à l’OM.
L’OM toujours recommencé. L’OM, pareil à la mer qui baigne Marseille.
Oursinade
Un moment de civilisation. Un rituel.
Jadis, à partir du 1er septembre, de nos jours, plus tard dans la saison, la cueillette se déroule soit du bord avec une grappe en forme de queue
de billard munie, à son extrémité, d’une griffe recourbée à trois dents ; soit dans l’eau à l’aide d’un masque et d’une fourchette rudimentaire.
Dans les deux cas, inutile de sonder les grands fonds, il suffit, à fleur de roche, de posséder un coup d’œil exercé pour éviter de saisir des
oursins noirs, coquillages déchus.
On ne revient jamais bredouille de cette pêche où l’unité se compte à la douzaine. Prévoyez large et évitez de mettre un oursin dans votre poche,
comme les ladres et les fesse-Mathieux. Soyez généreux et réservez-en toujours une douzaine pour les pauvres.
Votre panier rempli de nuances vertes, brunes, violettes, brillantes et animées, vous devez déguster vos proies peu accueillantes, à deux pas du
rivage. Mais encore faut-il les ouvrir et ce n’est pas une mince affaire. Je vous confie la manière d’opérer : découpez l’oursin, lové dans le creux
de la main, sans pression exagérée, en le faisant pivoter sur lui-même avec un ciseau, dont la pointe sert à « enlever le noir » pour isoler le
corail. Seul un tour de main agile évitera de vous piquer les doigts, car les oursins sont sournois et vindicatifs. De nouvelles teintes, qui se
déclinent de safran à l’orangé, en passant par toutes les variations du rouge, caresseront alors vos yeux.
C’est le moment de prendre une baguette fraîche et craquante et d’en détacher un morceau de taille raisonnable pour saucer le corail,
accompagné d’un verre de blanc frais, Bandol ou Cassis de préférence… Ce mets inimitable possède un goût d’iode, d’algue, de sucre, de
poivre et de soleil. Si l’on essaie de faire passer pour un oursin l’un des usurpateurs de l’Atlantique chers aux restaurateurs parisiens, saisissez
le parquet pour faux, usage de faux et contrefaçon.
Les véritables oursins échappent à la palette des peintres. Ambrogiani lui-même y a usé son pinceau. Seul Monticelli y parvint dans une toile
représentant une banaste de chanvre tressée débordante d’oursins non encore mutilés au milieu desquels s’offre, clin d’œil cyclopéen, un
solitaire présentant son corail aux gourmands. Cette œuvre poétique se dévore avec les yeux et l’esprit. Comme les oursins…
« Je suis né dans la ville d’Aubagne sous le Garlaban couronné de chèvres au temps des derniers chevriers. » Ainsi débute La Gloire de mon
père, l’ouvrage dans lequel Marcel Pagnol livre ses souvenirs d’enfance. Aubagne, grande bourgade proche de Marseille, conserve au tournant
du XXe siècle son environnement bucolique et ses coutumes rurales. On n’y consulte pas la météo, mais le Garlaban. Quand il met sa coiffe de
nuages, le proverbe provençal conseille au promeneur de prendre sa cape, son chapeau et de s’enfuir loin, loin, loin pour éviter l’orage.
L’événement a lieu le 28 février 1895 par une de ces journées glaciales d’hiver dont le Midi possède le secret, au domicile familial, à l’écart des
maternités, la crèche des enfants des autres. La même année, le train entrait dans la gare de La Ciotat et le cinéma naissait. Il n’y a pas de
hasard.
La mère du petit Marcel, institutrice, son père, instituteur, appartiennent à cette caste de « missionnaires laïcs », enfants de Jules Ferry pour
lesquels l’enseignement est un apostolat. Marcel s’en souviendra et le personnage du maître d’école, omniprésent dans son œuvre, revient dans
Topaze, Merlusse, La Femme du boulanger, Manon des sources… Joseph Pagnol professe des opinions extrémistes ; il bouffe du capelan à
tous les repas. Sa hiérarchie le soupçonne d’être radical, socialiste peut-être. Augustine, son épouse, aussi croyante que Joseph est athée, fait
baptiser leur fils en cachette de son mari par le curé de sa paroisse, trop heureux de jouer un bon tour à pareil mécréant.
Aubagne ne demeure pas longtemps leur port d’attache et les Pagnol déménagent au gré des affectations administratives : Saint-Loup en 1897,
Marseille en 1900 où ils débarquent avec le siècle. Durant cette transhumance, le cercle de famille s’agrandit : un frère, Paul, en 1898 ; une sœur,
Germaine, en 1902. Ce petit monde passe ses vacances à La Treille, minuscule village proche d’Aubagne, dans une maison louée à des
« connaissances ». Marcel gardera la nostalgie de ses longues promenades à l’ombre des pins et des oliviers.
Le bonheur est éphémère. En 1910, Augustine meurt à l’âge de trente-sept ans et son fils parvient mal à surmonter sa peine malgré les efforts de
Joseph, qui, avec une gentillesse inaccoutumée, l’aide de son mieux, tout en songeant à son avenir. Pour lui, la voie est tracée : Marcel
deviendra professeur de lycée, belle promotion sociale pour ce bon élève doué dans toutes les disciplines sauf en latin. Cette lacune l’empêche
de rentrer à Normale supérieure dont il aurait été digne si la langue de Virgile avait été moins rétive. Pour se consoler, il commet un drame en
vers à la manière du grand Rostand : Catulle, qui ne connaîtra jamais les feux de la rampe.
Avec quelques amis du lycée Thiers et de l’école normale d’Aix, il fonde une revue baptisée Fortunio. Faute de moyens, elle s’étiole puis
disparaît après une existence éphémère. Elle renaîtra de ses cendres sous le nom glorieux des Cahiers du Sud auxquels j’ai consacré une
entrée reconnaissante.
Quand éclate la Grande Guerre, Marcel, amoureux fou de Simone Collin, une brune pulpeuse, fille d’une institutrice, a dix-neuf ans. La
mobilisation contrarie ses amours l’espace d’un petit mois : jugé « trop faible de constitution », il est réformé et renvoyé à la vie civile. Dans
l’univers du Diable au corps, il devient « l’embusqué », position inconfortable à une époque où il n’est pas bon de déambuler à l’arrière en bonne
santé apparente et sans uniforme. Le jour de l’armistice, une veuve de guerre le gifle pour le punir d’être encore en vie.
Stagiaire à Tarascon où il termine ses études, puis à Pamiers, il est nommé, après un bref passage au lycée Mignet d’Aix, professeur d’anglais
au lycée Thiers.
Le jeune marié – le surlendemain de ses vingt et un ans, il a épousé Germaine sans le consentement paternel – devient le répétiteur du jeune
Charles Richard qui a raté son bac. Ce cancre sera sa première chance. En effet, il est le fils de Marius Richard, le patron du Petit Provençal.
Séduit par le talent et la faconde de Pagnol, le journaliste donne un peu d’oxygène à Fortunio dont il prolonge l’agonie. Son fils, qui fera carrière
comme scénariste et réalisateur sous le nom de Carlo Rim, restera l’ami fidèle.
Sur les conseils de Paul Nivoix, un autre condisciple de Thiers, Marcel décide de monter à Paris où, en 1922, il devient répétiteur au lycée
Condorcet. Pour se faire valoir, il signe quelques critiques théâtrales dans Fortunio qu’il glisse dans la boîte aux lettres des directeurs de salle.
En dépit de ses louables efforts, Catulle macère toujours dans son tiroir et les fins de mois s’avèrent de plus en plus difficiles. La IIIe République
ne paie guère mieux ses fonctionnaires que la nôtre et entretenir à la fois Simone et Orane Demazis, une comédienne dont il est tombé
amoureux, pose des problèmes de logistique monétaire à un porte-monnaie famélique.
Pagnol tente de s’extraire de la mouise en écrivant en 1925, en collaboration avec Paul Nivoix, autre travailleur émigré dans la capitale, Les
Marchands de gloire, une satire contre les trafiquants d’armes et les patriotes de l’argent. Treize représentations. Un succès d’estime. (La pièce
sera reprise soixante-dix ans après avec mon ami Michel Galabru dans le rôle principal au théâtre en plein air de Ramatuelle où le talent du
grand comédien fit merveille.) Déçus, les coauteurs restent amis, mais se séparent. Pagnol ne se partage pas.
En 1926, il se fait mettre en congé illimité de l’Instruction publique pour se consacrer exclusivement au théâtre. Sa nouvelle pièce, Jazz, jouée
d’abord à Monte-Carlo, poursuit sa carrière à Paris au Théâtre des Arts avec Harry Baur et Orane Demazis propulsée de son lit sur les planches.
Cent représentations. Ses finances renflouées, il s’installe dans un immeuble cossu du boulevard Murat où un écrivain inconnu, André Malraux,
termine Les Conquérants. De son côté, il met la touche finale à sa nouvelle pièce, La Belle et la Bête, baptisée quelques semaines plus tard
Topaze. L’œuvre intéresse plusieurs salles prestigieuses : l’Odéon, La Michodière, la Comédie des Champs-Élysées dirigée par le grand
Jouvet. Le Théâtre des Variétés finit par l’emporter, malgré le scepticisme de son directeur, qui le 9 octobre 1928, le jour de la première,
rabâche : « Au théâtre, on n’est sûr de rien, pas même d’un four. »
Il aurait pu ajouter pas même d’un triomphe. Du jour au lendemain, Pagnol connaît une gloire presque égale à celle de son compatriote, Rostand,
au soir de Cyrano. Nouvelle coqueluche de Paris, il vérifie le mot de Sacha Guitry : « Être un vrai Parisien ce n’est pas d’y naître, c’est d’en
être. » Il en était.
Marseille l’oubliée ne tarde pas à prendre sa revanche : elle fera de lui un auteur connu dans le monde entier. Le destin emprunte le visage en
canif de Pierre Blanchard. Natif d’Alger, ayant passé son enfance sur le Vieux-Port, ce comédien essoufflé est affublé, à l’époque, d’un accent à
réveiller un gobi, le poisson le plus fainéant de la Méditerranée. Entre deux pastis, il susurre à Marcel : « Tu devrais écrire une pièce marseillaise
qui se passerait sur le Vieux-Port. » L’idée fait son chemin malgré le peu d’enthousiasme de Pagnol, qui confessera : « Je ne savais pas que
j’aimais Marseille. Le Vieux-Port me paraissait sale et il l’était. Mais l’absence souvent nous révèle nos amours. » Il n’est pas convaincu que les
galéjades puissent intéresser les Parisiens. La Canebière est si loin des Grands Boulevards. Pourtant, il franchit le pas, tout en envisageant de
signer sous un pseudonyme sa nouvelle pièce, Marius, dont le titre fleure trop l’ail et l’oursin. Créée le 9 mars 1929 au Théâtre de Paris, dans le
sillage de Topaze, elle fait un nouveau malheur. Pagnol, né à Marseille, est naturalisé marseillais par le public et la critique. Cette étiquette fera
de lui un immense écrivain et un homme riche grâce au cinématographe, dont, un des premiers, il comprend l’importance et pressent l’avenir.
En France, avoir raison est un grand tort. Les auteurs dramatiques figés au temps de Dumas fils ne décolèrent pas : le cinéma va tuer le théâtre
et ils vouent au bûcher Pagnol, ce brûleur de planches et crêveur d’écran. Il ne s’en soucie guère et exige de la Paramount, nouvelle propriétaire
des droits de Marius, que le film adopte une distribution identique à celle de la pièce. S’il consent que l’écran et la scène se partagent Fanny, le
deuxième volet de la trilogie, il réserve le troisième, César, aux seules salles obscures. Une révolte ? Non, une révolution. Pendant plus de vingt
ans, Marcel Pagnol règne sur un cinéma qui parle avec l’accent de Marseille. Il y occupe tous les emplois : auteur, réalisateur, producteur.
Son art est fait de la simplicité, de la poésie tragique et drôle du quotidien. Pas seulement du quotidien marseillais ; du quotidien universel. À
Georges Bourguet, son ami, il confie : « Il n’existe pas d’art en dehors des lieux communs. » Esquiché, entre le mélodrame et la farce, le cocasse
et la larme à l’œil, son génie s’affine à chaque tour de manivelle mais demeure classique.
Son unité de lieu : Marseille, puis la Provence ; son unité de temps, la sieste ; son unité d’action, l’amour – celui d’un veuf pour une belle petite,
d’un boulanger pour son épouse infidèle, du fils de bistro pour cet ailleurs qui lui fait prendre le large.
Bientôt il installe ses propres studios dans sa ville et tourne plus de vingt longs-métrages parmi lesquels La Fille du puisatier doit être tiré de
l’oubli. Tourné en pleine débâcle, le film met en scène une famille provençale réunie autour du poste de TSF. Elle écoute le maréchal Pétain :
« Je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur. » La salle pleure. À la Libération, la scène demeure, mais le discours
change. Il est remplacé par l’appel du 18 Juin. La salle pleure.
Un homme de génie enrichit le génie de Pagnol : Jean Giono, rencontré en 1933. Loin de se perdre dans les méandres de la vanité et de la
mesquinerie, les deux compères s’entendent, s’épaulent, se complètent pour produire trois chefs-d’œuvre, Angèle en 1934, Regain en 1937 et
La Femme du boulanger. Pour une fois, Pagnol consent à partager. Il sait que partager avec Giono quand on est Pagnol, c’est rester soi-même.
En 1944, il est nommé président de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. En 1946, il entre à l’Académie française, où il occupe
le fauteuil de Maurice Donnay, le même jour que Paul Claudel et Jules Romain. Avant René Clair et Jean Cocteau, il est le premier homme de
cinéma à s’installer sous la Coupole.
L’ascension du petit répétiteur, sa consécration irritent le destin. Il fauche sa fille de deux ans et demi et le chagrin qui avait fait pleurer Hugo
terrasse Pagnol. Il quitte Monaco où il vivait avec Jacqueline Bouvier épousée après un divorce au long cours, regagne Paris et se réfugie dans
l’écriture : trois volumes de souvenirs, ses Mémoires, Jean de Florette, un roman, Le Secret du masque de fer qui repeint la vieille lune du frère
caché de Louis XIV.
Le 17 avril 1975, la Bonne Mère l’invite à regagner le ciel. Au petit cimetière de La Treille où il repose, on peut lire, juste revanche du latin, cette
citation de Virgile : Fontes amicos uxorem de lexit. (« Il a aimé ses sources, ses amis, son épouse. ») Ses amis ? Escartefigue, Piquoiseau,
Clarius, Gedemus, Hugolin, Panisse, César, Honorine sont devenus les nôtres.
Marseille doit à Pagnol et son image et sa caricature.
… Ou encore
Quand il entonnait Les Bords du Bougival, maman pinçait les lèvres, papa ne souriait plus, mes sœurs et moi étions aux anges :
Y’avait un caporal,
Oui, y’avait un caporal,
Qui montait très bien à cheval (bis)
Tous les matins il monte,
Pas le cheval mais le caporal…
Tous les matins il monte
La femme du général.
Aîné de six enfants, il entreprend ses études de médecine tout en travaillant comme typographe au Petit Marseillais pour aider sa mère devenue
veuve. Excellent chirurgien, il crée une clinique à La Joliette, près d’un port en pleine prospérité. Sa connaissance de l’anatomie, aidée d’un
génie bricoleur, lui faisait réparer la jambe d’un docker brisée par la chute d’une palanquée grâce à une ingénieuse combinaison de poids, de
poulies et de plâtre. Ses talents forçaient l’admiration de tous, même de mon père qui ne l’aimait guère. Il disait de lui : « S’il n’était pas aussi
pétardier, il serait à l’Académie de médecine. »
Papa Nane était juif et son histoire se confond avec celle de la répression nazie en zone sud, trop souvent délaissée par les historiens. Quand
les Allemands arrivèrent, il décida de rester à Marseille pour venir en aide aux persécutés. « Tant que le Professeur sera là, il ne peut rien nous
arriver », disaient ceux avec lesquels, au prix de sa sécurité, il partageait l’angoisse.
En 1942, il me conduisit au Capitole, le plus grand cinéma de la Canebière. « Je veux que tu n’oublies jamais », me confia le vieil homme. La
salle était comble. On y projetait Le Juif Süss. Un personnage repoussant, le nez crochu, l’allure glauque et libidineuse, envahit l’écran.
Prévaricateur, profanateur, fornicateur, deux heures durant, le héros de cette odieuse pantalonnade se rendait coupable d’abus de faiblesse,
d’escroquerie, de séduction dolosive, de viol. Pendant toute la séance, mon grand-père me tint la main. Quand les images devenaient
insoutenables, Papa Nane la broyait. À la dernière séquence, celle du châtiment, le bourreau haranguait la foule : « Ainsi finiront tous les enfants
de cette race maudite. » Quand la salle se ralluma, mon grand-père était livide. Des larmes glissaient le long de ses joues. Il se sépara de moi,
me pria de l’attendre, revint au bout de quelques minutes pendant que s’écoulaient les miliciens hilares. Sur son pardessus était épinglée l’étoile
jaune qu’il avait toujours refusé de porter. Les uniformes noirs s’écartèrent. Papa Nane me prit par le bras et, sans un mot, nous descendîmes
l’avenue qui se jette sur le Vieux-Port. Arrivés rue de la République où nous habitions, il m’embrassa : « Il n’y a que le courage qui compte, me
dit-il, le courage et la vérité. » Puis il rentra chez lui. Le lendemain, il partait pour le Vercors où ce vieillard combattit les Allemands avec la force
et la foi de la jeunesse.
Paris
Capitale usurpatrice de la France. Elle abrite dans ses murs le Paris-Saint-Germain, adversaire traditionnellement malheureux de l’OM. Pourtant,
cette ville n’est pas sans mérite. Nous faisons volontiers nôtre cet hommage rendu par Méry, un poète injustement oublié :
Si Paris avait une Canebière
Ce serait un petit Marseille.
Parler marseillais (Le)
Ce parler qu’il ne faut pas confondre avec le patois, le provençal ou le jargon napolitain, est, en réalité, du français naturalisé marseillais. Il vaut
par sa musique, le pittoresque de ses expressions, son pouvoir d’évocation et la justesse naïve de ses métaphores. Je connais peu de langages
aussi riches dotés de si peu de mots.
Quelques exemples suffiront à vous en persuader :
Sportif
Je vais plus au ballon ! D’abord, le Stade Vélodrome, c’est au pégale, et puis l’OM s’est fait mettre minable par une équipe de bras cassés ! Ils
ont plus gagné un match depuis l’an pèbre. Ils sont juste bons à encaisser des buts en bois ou à faire des tirs de vieille aux penalties.
Misogyne
Et lui, non ! Il chaspe de partout, au cinéma, dans le taxi, dans le tram. Un pistachier ! Un vrai frotadou !
Reconnaissant
Ça aurait pas été du docteur, ma petite se traînerait encore comme un supi (poulpe) !
Désabusé
Tu peux toujours l’inviter à manger, celui-là, il arrivera comme Belsunce (les mains vides) !
Râleur
Maintenant, à Saint-Victor plus moyen de se garer. C’est caffi de touristes, et en plus, c’est des Parisiens !
Comblé
Marius Grondana, patron pêcheur à l’Estaque, tranquillement assis à mes côtés au Café du Port, un pastis à la main : « Maître, nous semblons
tous deux des ministres. »
Sévère
Tu vas pas sortir espeloufi (échevelée) comme tu es. Tu marques mal, tu sembles la petite de personne (ou tomber du cinquième). Tu vas me
faire manquer.
Menaçant
Celui-là, c’est un estranssinet, le temps qu’il comprenne, on tuerait un âne à coups de figues.
Colère
Marius et le professeur Pifaretti se querellent sur la plate-forme du tram, comme jadis Achille et Hector sous les murs de Troie :
« Ta mère, c’est une galeuse.
— T’as dis que ma mère, c’était une galeuse ?
— Ouais.
— Et ben, si ma mère, c’est une galeuse, toi tu es plus bête et figé que les platanes du course. »
Philosophe
Réconciliés, les mêmes dissertent sur la précarité de la vie :
« Un jour t’es là. Le lendemain, t’es mort.
— C’est bien vrai… Esample : tu traverses la Canebière. Un bus il te passe dessus. Adieu Pifaretti. »
Indulgent
Ma petite, c’est une sainte… Elle est juste un peu traînée comme ma pauvre sœur.
Amoureux
La fure permet aux jeunes de faire connaissance. La fure ? Ne cherchez pas : c’est le nom donné ici à la drague. Quand elle est couronnée de
succès, les amoureux deviennent des calinaîres. Ils échangent serments et baisers, parfois davantage, sur les bancs du Prado, à l’abri d’un
pointu échoué sur la plage, sur les rochers or et blancs des calanques… Ils ne sont pas fiancés ; ils fréquentent.
Respectueux de la pyramide des âges
À un enfant de chœur trottinant vers la cathédrale, vous direz : « Ô jeune, boulégan ! Le bon Dieu n’aime pas attendre ! »
À un monsieur de bleu marine vêtu, la boutonnière ornée du ruban du mérite, vous direz : « Je vous salue bougrement, directeur. »
À un honorable vieillard croisé dans les jardins du Pharo, vous direz : « Oh l’onclé ! Vous êtes toujours de l’active ! »
Ces expressions tirées du parler marseillais sont intraduisibles en français, car elles expriment une solidarité, une considération, une tendresse
étrangère à la jactance nordique.
Pastis (Le)
Un décor à la Toulouse-Lautrec. Une musique de bastringue : Andrée Turcy chante :
Les toilettes, les bijoux,
J’m’en fous
La morphine qui rend fou
J’m’en fous
Tous ces trucs-là me semblent bêtes
Quand j’ai bu mon anisette
Les diamants, les tours de cou,
Les bijoux, tout ça au clou,
J’m’en fous
Moi j’suis heureuse
Et je chante comme une fauvette
Quand j’ai bu mon anisette.
La divette, née à Marseille en 1891, fit, dans les lointaines années de l’entre-deux-guerres, les beaux jours de l’Alcazar et gagna par cette
rengaine la reconnaissance des bistrotiers. Quatre-vingts ans plus tard, Dieu la rappela à lui pour rejoindre le chœur des anges, où seule,
j’imagine, l’eau bénite a droit de cité.
L’anisette, elle, connut une existence tourmentée avant de mobiliser la vigilance du législateur de la IIIe République : « Elle rend fou et criminelle,
fait de l’homme une bête et menace l’avenir de notre temps », proclamait la Ligue pour la vertu.
Pourtant, l’anis célébré depuis l’Antiquité était paré de tous les pouvoirs médicinaux par Babylone et l’Égypte, Athènes et Rome. Elle facilitait la
digestion, guérissait les maladies de l’intestin, de l’estomac et du foie, interrompait le hoquet, réveillait les libidos assoupies.
Au Moyen Âge, cette flatteuse renommée atteint son apogée, et les anisetiers, regroupés en confrérie, concurrencent les apothicaires, débitent
leurs produits sous formes d’élixirs ou d’onguents, tandis que s’allonge la liste des maux dont ils assurent la guérison.
Quelques siècles plus tard, lors de la conquête de l’Algérie, les médecins militaires combattent la dysenterie par l’anis en ajoutant de l’eau à son
nouveau dérivé, l’absinthe, fabriquée depuis 1805 à Pontarlier par Henri-Louis Pernod, un nom bientôt célèbre. L’absinthe cristallise les
fantasmes de la Belle Époque et l’on retrouve immuablement présent dans les toiles de Degas, Lautrec, Van Gogh, Gauguin, Picasso à ses
débuts, un verre de la liqueur qui tua Verlaine. Tout contribue à la légende de la « fée verte », cette Carabosse aux allures de Mélusine : la lenteur
de sa préparation, le rituel de sa dégustation, la passion qu’elle réveille. Ses soixante-douze degrés d’alcool donnent du cœur au ventre et
colorent les foies blancs. En 1915, considérant que les tranchées sacrifient suffisamment de jeunes Français, le Parlement interdit l’absinthe et
les autres boissons anisées. Le pinard de la Madelon règne désormais sans partage.
La paix revenue, la législation s’assouplit et en 1920 une loi autorise les apéritifs à base d’anis, mais limite à trente degrés leur dosage d’alcool.
En 1922, il est porté à quarante degrés, le soda devient inconnu et le Midi s’éclate : des beuveries mémorables dans le style de celles qui
secouèrent les États-Unis à la fin de la Prohibition ou qui accompagnèrent l’enterrement de Victor Hugo se déroulent de Marseille à Montpellier.
Les plus acharnés dégustent le pastis au mètre, un jeu consistant à aligner des verres les uns après les autres pour les vider dans le minimum de
temps. Le vainqueur recevait une bouteille aussitôt remise en jeu.
En 1938, année inquiétante et faste, l’anisette est autorisée à titrer quarante-cinq degrés et Paul Ricard donne à son produit ses lettres de
noblesse en frappant ses bouteilles du slogan : « Ricard, le vrai pastis de Marseille. » Pastis, le grand mot est lâché. Au sens propre, le mot
désigne la liqueur dont anis, fenouil et réglisse sont les principaux ingrédients. Au sens figuré, il évoque une situation confuse, inextricable, où les
chattes perdent leurs petits, et les savants, leur latin. Les étymologistes, engeance redoutable, retrouvent, en occitan, provençal et italien, la
même racine, sans pour autant se mettre d’accord. Certains affirment que le sens propre a précédé le sens figuré. D’autres, avec le même
aplomb, soutiennent le contraire. Je pense qu’ils ont raison et me risque à prendre parti dans cette querelle essentielle. En effet, le mot italien
pasticcio désignait, bien avant l’existence de la boisson, une vaste embrouille et saint Jean, que l’on n’attendait pas en ce domaine laïc, appelle
absinthe une météorite particulièrement redoutable : « […] Le troisième ange sonna de la trompette. Et il tomba du ciel une grande étoile ardente
comme un flambeau ; et elle tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources des eaux. Le nom de cette étoile est Absinthe : et le tiers des eaux
fut changé en absinthe, et beaucoup d’hommes moururent par les eaux, parce qu’elles étaient devenues amères. […] » (Apocalypse 8, verset 10
et 11, version Louis Segond, 1910.)
Cette mauvaise réputation n’a pas empêché la boisson anisée d’être connue du monde entier sous des étiquettes diverses : anisette (en Algérie
avant 1962), cristal, ouzo en Grèce, mastika en Bulgarie, raki en Turquie, arak au Liban et en Syrie, sambuca en Italie…
À ce stade, le pastis devient pastiche. Il sait aussi se parer de noms d’emprunt quand on le mélange à des alcools ou à des sirops : mauresque,
avec de l’orgeat ; tomate, avec de la grenadine ; perroquet, avec de la menthe ; Lanmadorlo, avec du Get 27 ; feuille-morte ou gas-oil, avec de la
menthe et de la grenadine ; cornichon avec de la banane verte ; fréjus, avec de l’angostura et du curaçao ; mazout, avec du cola (originaire du
Pays basque) ; sazerac, avec du whisky de seigle ou du cognac ; canari, avec du citron.
Le pastis possède également quelques surnoms dont « jaune » et « flan » sont les plus courants. Je conseille cependant à mes amis du nord de
la Loire (s’il m’en reste quelques-uns après la parution de ce dictionnaire) d’éviter « pastaga ». Loin de faire couleur locale, ce terme malsonnant
dénonce un parisianisme ringard.
Le cérémonial qui entoure la dégustation du pastis est moins sophistiqué que celui qui présidait à la consommation de l’anisette. C’est l’abbé
Jean Boyer, un curé de choc, ancien aumônier scout et prêtre-ouvrier, qui le mit au point. Selon ce saint homme, il faut, avant de consommer,
refroidir le verre grâce à des glaçons jetés après usage dans lequel on verse de l’eau très froide, mais non glacée. Puis dernier chapitre de cette
liturgie, on mélange le pastis à l’eau remuée avec mille précautions.
Dans ses Définitions impertinentes, l’humoriste suisse Gérard Hughulet propose : « Pastis : liqueur indispensable à l’exercice de certaines
activités sportives de haut niveau comme la pétanque. » Interrogé par mes soins sur la dangerosité des boissons proposées à l’homme, le
professeur Pifaretti, après une longue méditation, prononça son oracle : « Mettez-vous bien cette vérité dans la tête, la boisson la plus
redoutable, c’est l’eau. Pensez un peu : une seule goutte de ce liquide sauvage suffit à troubler un litre de pastis. »
Puis il s’assit au bar de La Samaritaine face au Vieux-Port, où il dégusta son premier pastis de la journée.
Pastorale (La)
Avant la guerre, Marseille possédait deux scènes mythiques : le théâtre Chave et l’Alcazar. Le théâtre Chave, spécialisé dans la tragédie
romantique à la gousse d’ail, assurait chaque année le triomphe de Marguerite Moreno, au sommet de sa gloire et de sa beauté. Elle y jouait
Dumas fils et Casimir Delavigne. « Je suis l’astre qui vient d’abord », proclamait-elle fièrement. Elle ne se doutait pas que les injures du temps lui
permettraient d’incarner quarante ans plus tard, sans artifices, la folle de Chaillot et de rentrer par la décrépitude dans l’immortalité.
Papa Nane fréquentait assidûment cette salle. Parmi tous les chefs-d’œuvre à l’affiche, il préférait la Pastorale. Cette farce pieuse célébrait la
naissance du Sauveur au cœur de la Provence, capitale Bethléem. Le clou du spectacle était l’adoration des Rois mages. Les rôles de Melchior,
à la peau basanée, de Gaspard, jaune coing, et de Balthazar, couleur de l’ébène, étaient tenus par des figurants recrutés pour une poignée de
sous parmi la racaille du port. Un jour, le rideau allait se lever sur les souverains d’outre-mer rendant, entre l’âne et le bœuf, hommage au
Nourrisson-Dieu quand on s’aperçut de l’absence de Balthazar. Le Nègre – selon l’expression alors consacrée – s’était fait porter pâle sans
prévenir la régie. Affolé par ce manquement sacrilège, le directeur remit à plus tard la frappe des trois coups et tint aux spectateurs ce discours :
« Mesdames et messieurs, l’adoration n’aura pas lieu. Manque un Teur. » Pour cet homme élevé dans la tradition des galères, tous ceux qui
n’avaient pas la peau blanche étaient des Teurs, Turcs en bon français.
Pastré (comtesse)
On l’appelait Lily. Avec les ans la jeune fille filiforme se mua en un quintal de culture, de crânerie et de bonté. Née Double de Saint-Lambert, elle
devint comtesse Pastré. Quand elle allait lui rendre visite, Papa Nane l’invitait à s’asseoir : « Prenez deux chaises », précisait-il. Quand elle le
quittait, il redoublait ses prévenances : « Je vous conseille de faire plusieurs voyages. » Elle souriait. Il était incorrigible, Papa Nane.
Cette ci-devant du négoce jouissait d’une importante fortune. Elle joua un rôle exemplaire dans la Résistance pendant les heures grises de la
zone libre, et les jours noirs de l’Occupation. Son salon littéraire, le dernier de Marseille, se transforma en haut lieu de la clandestinité où
trouvaient refuge les proscrits de la plume ou de la palette.
Dès 1940, elle avait fondé une association d’assistance aux intellectuels et aux artistes persécutés par les nazis : Valéry, Éluard, Aragon et
Lanza del Vasto qui avait rejoint les Cahiers du Sud de Jean Ballard. La comtesse leur avait ouvert les portes de son château de Montredon qui
devint pour toute une intelligentsia, généralement de gauche, ce que fut la rôtisserie de Ragueneau pour les poètes affamés. Elle recevait par
tablées de vingt-cinq tout le gratin de la pensée en exil : Luc Dietrich, Samson François, Gérard Bauer, Eugène Ionesco, Lévi-Strauss, Moïse
Kisling, Fernand Léger, la pianiste prodige Youra Guller, le compositeur italien Vittorio Rieti, le chef d’orchestre Manuel Rosenthal, le peintre
Rudolf Kundera, Darius Milhaud, Boris Kochno, ancien directeur artistique des Ballets russes, et le compositeur tchèque Bohuslav Martinú, qui
s’embarquera bientôt pour les États-Unis. Roger Duchêne et Jean Contrucci, auteurs de L’Histoire de Marseille (Fayard, 1999), ajoutent : « La
grande pianiste Clara Haskil viendra en 1942 à Montredon pour y subir clandestinement une opération du cerveau : son opération fut prise en
charge par la comtesse à qui elle prouva sa gratitude en donnant au château un concert privé que ses auditeurs n’oublièrent jamais. Lily Pastré
lui obtiendra un visa pour la Suisse, où l’illustre interprète se réfugia chez Chaplin, à Vevey. »
Ce ne fut point une pianiste, mais une cantatrice qui me permit, à peine sorti de l’adolescence, de faire mon entrée dans les salons de la
comtesse pour, penaud, en ressortir quelques instants plus tard. Ce soir-là, héros de Maupassant qui aurait pris des leçons chez Rastignac, je
franchis les grilles du château, poussé par l’indulgence amusée de notre hôtesse. Gauche et emprunté, j’essayai de me rendre intéressant.
L’héroïne de la fête était une diva à la mode, épouse d’un politicien en vogue. Je l’entrepris. Pour m’assurer ses bonnes grâces, j’affirmai que le
piano n’avait aucun secret pour moi. Je lui fis mille compliments et lui proposai, la ville étant peu sûre, de l’accompagner dès qu’elle en
manifesterait le désir. Elle parut sensible à ma suggestion et murmura quelques mots à l’oreille de la comtesse qui hocha la tête en signe
d’acquiescement. De ses mains robustes, elle propulsa la dame jusqu’à moi. Parvenue à destination, la cantatrice me demanda : « Puisque
vous avez eu la gentillesse de me le proposer, accompagnez-moi donc. » J’acceptai avec enthousiasme, lui pris le bras et l’entraînai vers la
sortie. Elle résista, me poussa vers le piano, exhuma de son sac la partition de Lakmé et me dit d’un ton sans réplique : « La comtesse l’exige.
Vous n’allez pas lui résister. » Puis, se tournant vers l’assistance, elle battit des mains : « Ce jeune prodige a la bonté de me prêter son
concours. Faites le cercle. » Rien ne pouvait me sauver. Comment se servir d’un instrument dont mes besogneuses leçons de solfège m’avaient
éloigné à jamais ? Une seule issue au déshonneur : la fuite. Mon ange gardien m’en inspira une seconde et je passai sans transition de l’univers
de Maupassant au demi-monde de Dumas fils : je feignis un malaise et Bel-Ami se retrouva dans la peau de Marguerite Gautier. La comtesse
vint à mon secours : « L’émotion l’a terrassé. Décidément, la jeunesse est bien fragile de nos jours. » Elle me trouva un remplaçant.
Aujourd’hui, le château de Montredon et la campagne Pastré abritent le centre hippique municipal et le souvenir de la comtesse a déserté la
mémoire collective. C’est une injustice. Cette grande dame avait fait de Marseille la capitale de la liberté d’expression.
Pâtisseries
Au temps de mon enfance, il existait à Marseille trois pâtisseries incomparables : Linder, rue Saint-Ferréol, Castelmuro, rue Paradis, et Le Four
des Navettes, rue Sainte à une encablure de Saint-Victor.
Linder était le maître incontesté des prussiens, que partout ailleurs on appelle palmiers. Pourquoi prussiens ? Pour se moquer des oreilles aux
dimensions pléthoriques de nos ennemis héréditaires, les Allemands. Rien n’est plus difficile à réussir que la pâte feuilletée d’un prussien. Trop
cuite, elle devient charbonneuse ; pas assez, farineuse ; à point, délicieuse. Seul Linder maîtrisait les secrets d’une cuisson parfaite. La
légendaire pâtisserie fermée, manger des prussiens à l’ombre d’un palmier est devenu un rêve inaccessible.
Le Four des Navettes, fondé en 1781, fabriquait avec amour – cet amour n’est pas mort – des biscuits irremplaçables. De forme ovoïde, ils
s’amenuisent à leurs deux extrémités pour prendre l’allure d’une barquette. Une navette qui se respecte doit posséder deux quignons comme
une baguette et une raie au milieu, comme Joséphine Baker. Trempées le matin dans un café au lait bien chaud, ces galettes ridiculisent les
croissants les plus aériens.
Pourtant, j’avais déposé mon cœur et ma gourmandise chez Castelmiro. Ses douceurs étaient comparables à celles de ses concurrents, mais
de solides raisons économiques me liaient à cette honorable maison : Papa Nane y possédait un compte. En sortant de l’École libre de
Provence, je faisais religieusement, en compagnie de quelques goinfres éblouis par mes largesses, un crochet vers la pâtisserie. Bien entendu,
j’oubliais de prévenir mon grand-père de ces visites au cours desquelles nous nous consolions des âpretés du collège avec des brioches
mousselines, babas, milanais et des petits gâteaux appelés inamovibles. À base de châtaignes, de caramel noir fourré de crème de marron,
coiffé de chantilly saupoudrée de vermicelles de chocolat, ils fondaient dans la bouche comme le plus suave des baisers. Ces douceurs portent
bien leur nom puisqu’elles existent toujours. Écœurantes ? Ni pour les enfants ni pour les vieilles dames. Après nos razzias, les inamovibles
devenaient éphémères.
J’ai payé cher ma gloutonnerie le jour où Papa Nane reçut la note salée de ces sucreries. Sa colère fut un orage qui précipita ma mère de son
troisième étage pour m’arracher à ses griffes. « Tu périras sur l’échafaud, me prédit-il entre deux rugissements… à moins qu’une indigestion ne
te sauve du triste sort que tu mérites. »
Pêche à la palangrotte (La)
« Qu’il est doux le plaisir de la pêche. » Ce refrain trottine dans ma tête, mais de quelle pêche ? À la palangrotte, cela s’entend.
Il ne s’agit pas d’un plaisir solitaire, mais d’un moment partagé sur un pointu bercé par une conversation métaphorique et le dodelinement des
vagues soulevées par le mistral ou le vent d’est. Ce rituel ignore règlement, permis, interdictions, limitation de prises, de poids ou de taille. La
pêche à la palangrotte, c’est la récréation de la liberté.
Le fil enroulé sur un boulentin rectangulaire en liège supporte à son extrémité un plomb et trois ou quatre hameçons de différentes tailles. Le plus
gros à son bout, le traînard, est censé attraper les poissons de taille respectable. L’espérance est un appât. Avant de sortir son attirail, il convient
de gagner son poste grâce à des repères soigneusement répertoriés dans des cahiers d’écolier qui se transmettent comme les secrets de
famille ou les postes à grives. Ils permettent de pêcher sur des fonds rocheux localisés grâce à des repères situés le long de la côte : collines,
cabanons, bois de pins, carrières, arbres centenaires. Ces jalons déterminent le bon coin où l’on va pêcher au mouillage ou à la dérive lente.
Aux hameçons sont embrochés des piades, des morceaux de poulpes, des escargots blancs, des moules. Les esques et surtout les mouredus
étant réservés aux deux cents familles.
Le fil se dévide à la verticale du plat-bord, freiné doucement entre le pouce et l’index, puis disparaît dans trente à soixante mètres d’eau. Son
arrivée au fond est signalée par un petit choc… insensibles s’abstenir. À ce moment, le pescadou retend son fil, puis l’anime d’un imperceptible
mouvement de va-et-vient, pour exciter la curiosité et l’appétit des poissons, qui, depuis des siècles, sont toujours aussi gloutons, aussi couillons.
Le contrôle continu de la palangrotte est indispensable pour lui éviter de s’enraguer, et sentir les pitées plus ou moins franches des affamés. Il
convient alors d’esquisser un brusque mouvement vers le ciel avec son poignet de manière à ferrer la proie, dont on ignore l’envergure. Cette
douloureuse incertitude constitue l’instant de suspens suprême dans la dramaturgie de la palangrotte.
En plongeant son regard dans les profondeurs, on voit luire des éclairs moirés : girelles royales arc-en-cielées, rouquiers bariolés de rouge, vert
ou jaune soleil, pageots rosés, sars argentés, rascasses brunes, lucrèces violettes, sarans safranés, vives redoutables comme le serpent…
Bientôt, ces prises, dont les plus volumineuses seront remontées grâce au salabre – c’est le nom marseillais de l’épuisette –, s’amoncelleront
dans la banaste posée sur le pont du pointu.
Le port à peine regagné, le miracle s’accomplit. Contrairement aux Saintes Écritures, ce n’est pas le nombre des poissons qui augmente dans le
récit des pêcheurs marseillais, mais leur taille et leur poids : les girelles deviennent pageots, les pageots, dorades, les dorades, dantis, les
rascasses, chapons. Comme je faisais remarquer au professeur Pifaretti, un mordu de la pêche, l’étrangeté de cette croissance, il répliqua,
superbe : « Je trouve honteux que vous preniez toujours parti pour les poissons, jamais pour nous. Je ne vous laisserai pas déshonorer la pêche
à la palangrotte. »
Pétanque (La)
Selon la légende, Marius aurait inventé la pétanque. Pas le fils de César, celui qui abandonna Fanny pour épouser la mer, l’autre, le général
romain en campement avec ses troupes aux environs d’Aubagne, en l’an 105 av. J.-C. L’hypothèse est plausible, mais, malheureusement pour la
beauté du récit, inexacte. Si la pétanque a bien vu le jour sur nos rives, l’événement s’est produit à une date plus récente. Quant aux jeux de
boules, aussi vieux que l’humanité, on doit remonter aux origines pour en exhumer les premières traces. En effet, selon les experts, des
segments de porphyre arrondis apparaissent quelque neuf mille ans avant l’arrivée du Sauveur, à Çatal Hüryük en Turquie. D’autres chercheurs
(non moins experts), se référant aux documents laissés par Sir Flenders Petrie après la mise au jour d’un cercueil d’enfant contenant des boules
de pierre, évoquent l’an 5200 av. J.-C. Dans des sarcophages égyptiens datant de deux mille ans av. J.-C., on a retrouvé des boules à peu près
de la taille des nôtres aux côtés d’une boule plus petite. Le cochonnet serait-il né au bord du Nil ? Parmi les sports en vogue à Athènes ou à
Sparte figure la sphaera (« sphère » ou « boule ») dont la pratique est vivement recommandée par Hippocrate, sommité médicale s’il en fut.
Quant aux Romains, ils lèguent à la postérité l’ephédrisme, qui, au dire de la chronique, se rapprochait de notre pétanque.
Sans être accusé de chauvinisme, c’est dans la France moyenâgeuse que le jeu de boules prend son essor. La passion s’en mêle et, bientôt, les
parties intéressées mettent à mal les économies des manants déjà bien entamées par la gabelle et la dîme. En 1319, Philippe V le Long se
désole de voir son peuple perdre son énergie au jeu au lieu de se consacrer à la guerre fraîche et joyeuse. Les sanctions tombent : ne pouvant
mettre les boulets hors la loi, le souverain interdit les boules. Cinquante ans plus tard, Charles V fixera à quarante sols le montant de l’amende
infligée aux contrevenants, suivi par l’Église dont le concile de 1585 prive le clergé de ce divertissement du diable.
Au XVIIe siècle, les boules rentrent en grâce et chacun se flatte d’y exceller. Boileau, classique parmi les classiques, se loue : « Je possède deux
grands talents forts importants pour la société et l’État. Le premier est de bien jouer aux boules, et le deuxième, de bien écrire la poésie » (cité
par Alain Gex dans 1907 après Jésus-Christ, la pétanque).
En 1751, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert sort définitivement les boules du purgatoire en leur consacrant une entrée. Elles éclaireront le
Siècle des lumières jusqu’à la Révolution, qui se garde bien d’abolir ce privilège, malgré le drame qu’il provoque. Le 28 avril 1792, à Marseille,
des gardes nationaux en partance pour Arles où ils doivent combattre la sédition sont cantonnés dans le couvent des Récollets. Pour tromper
l’ennui, ils décident de disputer une partie en se servant, en guise d’« intégrales » – nom donné aujourd’hui aux boules métalliques –, des boulets
de leurs canons. Des étincelles provoquées par le choc du métal sur le sol empierré mettent le feu aux barils de poudre entreposés à proximité :
trente-huit morts, deux cents blessés. Fort heureusement, cette tragédie n’eut pas de suite et, à l’avenir, les seules victimes des boules seront
des joueurs émotifs ou des spectateurs souffrant d’hypertension.
Le plus souvent, les boules étaient en bois de buis, parfois recouvertes de clous dont le nombre pouvait dépasser le millier. Il faudra attendre les
années 1920 pour que leurs sœurs métalliques fassent leur apparition. Même si les clichés en souffrent, le jeu de boules se développe surtout
dans la vallée du Rhône, où la « Lyonnaise » se pratique sur un terrain soigneusement balisé, selon une liturgie draconienne. Les athlètes doivent
lancer une sphère hénaurme, insoulevable pour un Provençal moyen. Si les Lyonnais sont des citoyens exemplaires, amoureux des codes, les
Marseillais se révèlent des gens pratiques, épris de liberté. Pour faire craquer le carcan d’une réglementation totalitaire, ils inventent la
« Longue », appelée bientôt le « jeu provençal », où le choix du terrain est libre et une certaine improvisation tolérée. Ce sport – car c’en est un –
demande de l’adresse, une belle résistance nerveuse, une condition physique irréprochable. Ces qualités souhaitables pour le pointeur sont
indispensables au tireur, qui est obligé de faire trois pas en courant avant de lâcher sa boule pour déloger celle de l’adversaire située quinze ou
vingt mètres plus loin.
Le Provençal, puis La Provence ont conféré à la Longue ses lettres de noblesse et son concours mythique a engendré d’authentiques
champions, comme Émile Lovino et Alphonse Baldi, « le Bombardier toulonnais » dont les carreaux sont entrés dans l’Histoire. Malgré leurs
exploits, la Longue, réservée à une aristocratie du muscle, ne voyagea jamais au-delà des Bouches-du-Rhône, du Var, du Gard et des Alpes-de-
Haute-Provence. Cet élitisme laissait le champ libre à des joutes plus démocratiques. L’heure de la pétanque pouvait sonner.
Elle voit le jour à La Ciotat dans un geste touchant de solidarité méridionale. Un vieux briscard de la Longue, Jules Hugues, dit « le Noir », se
retrouve sur la touche, perclus de rhumatismes. Vissé sur sa chaise, il regarde, navré, ses collègues en découdre. Une boule dans une main et
son cœur dans l’autre, Ernest Pitiot, un limonadier compatissant, veut mettre fin à son martyre. Si la Longue rejette Jules, il faut rejeter la Longue.
Il imagine alors un nouveau jeu, a pes tanca (« à pieds tanqués »), qui se pratique, immobile, entre six et dix mètres.
La pétanque se joue en treize points et honte, trois fois honte à celui qui n’en marque aucun. On lui présentera une effigie de Fanny, la callipyge
provençale, dont il sera contraint d’embrasser le pléthorique fondement. (D’où la célèbre expression boulistique, « baiser Fanny ».)
Deux thèses s’affrontent sur la date de naissance de la pétanque, événement considérable. Pour Martine Pilate, petite-fille du limonadier,
hypothèse qu’elle soutient dans son livre La Véritable Histoire de la pétanque : la légende des frères Pitiot, sa venue au monde date de 1910.
Claude Azéma, président de la Fondation française de pétanque, avance une autre thèse : si les premières parties ont eu lieu en 1907, le
premier concours officiel date de 1910. Ces trois années furent nécessaires pour fixer les règles, les structures et l’organisation du nouveau
jeu. Les autorités boulistiques lui donnent raison et la pétanque a fêté son centenaire en 2007.
Elle est loin d’avoir achevé sa croissance. Traitée avec condescendance durant des décennies par l’aristocratie du jeu provençal, considérée
comme un joyeux complément de l’aïoli dominical, la pétanque est pratiquée aujourd’hui par des millions de fidèles de toutes races et de toutes
couleurs. En France, cinq cent mille licenciés l’ont placée juste derrière le football, le tennis et le ski. Reconnue comme un sport à part entière,
elle peut rêver désormais de podiums et de Marseillaise, et faire acte de candidature aux Jeux olympiques. N’en soyons pas surpris : conviviale,
œcuménique, elle rassemble au lieu d’exclure et œuvre pour l’égalité des chances et la parité.
Claude Azéma, dans Passion pétanque, écrit : « En fait, notre pétanque est aussi diverse que la société française, ce qui explique qu’elle
s’adapte si bien sous tous les cieux de notre planète, chacun y trouvant qui la pratique sportive, qui l’aspect festif, qui la mixité des genres et des
personnes. […] Elle seule est en effet capable de faire jouer ensemble jeunes et anciens, hommes et femmes, techniciens de surface et surfeurs
sur les hauteurs de la finance, vedettes du show-biz et vulgum pecus. Sur le terrain, il n’y a plus ni patron, ni ouvrier, ni cadre, ni cinquième roue
du carrosse. Il n’y a que des pétanqueurs. »
Quel lyrisme, mais quelle pudeur. Ce poète du carreau aurait pu rappeler que la pétanque, capitale Marseille, solidement implantée en Europe,
sport national en Thaïlande, est en train de faire craquer la muraille de Chine.
Comme son aînée, la Longue, elle possède son concours mythique : le Mondial La Marseillaise, qui, chaque année, réunit près de cinq mille
joueurs, hommes et femmes confondus. Conçue en 1962 par Paul Ricard, cette manifestation transforme le Parc Borelli en Mecque de la boule
dont Michel Montana est le grand officiant. Écoutez-le : « Enfant légitime de la passion de créer, le Mondial ressemble beaucoup à la ville qui l’a
vu naître. Comme elle, il est accueillant, bruyant, coloré, chaleureux, grave, enthousiaste, généreux, impitoyable, passionné, passionnant, sérieux,
extraverti, démesuré, surprenant, unique. »
Aujourd’hui, la pétanque n’appartient plus à ceux qui l’ont enfantée. Il leur reste, selon Marcel Pagnol, « la fierté d’avoir inventé ce sport pacifique
et bon marché qui travaille pour le rapprochement des peuples et, par conséquent, pour la paix ».
Petipa (Marius)
(1818-1910)
Trois hommes ont arrimé Marseille à la danse : Marius Petipa, Maurice Béjart et Roland Petit. Les deux premiers sont nés sur les rives du Vieux-
Port ; le troisième est un travailleur immigré importé par Gaston Defferre et Edmonde Charles-Roux.
Petipa ? L’orthographe mise à part, un nom trop beau pour un chorégraphe. Marius ? Un prénom plus marseillais que Marseille.
Il commence sa carrière de danseur un peu partout en France, mais c’est en Russie, à Saint-Pétersbourg plus précisément, qu’il connaît la
consécration et la gloire à la fin du XIXe siècle, avant de tomber dans un injuste oubli.
Chorégraphe visionnaire, il crée le ballet spectacle, un peu comme Artaud créera le théâtre absolu. Imposant à ses danseurs et ballerines des
prouesses techniques, Petipa fait exploser un académisme désuet : grands sauts, tours en l’air, pirouettes, pas de deux mis à son pas, il trace la
route de Diaghilev et le triomphe des Ballets russes. Avec Tchaïkovski, il forme un couple emblématique de la musique et de la danse.
Mêlant harmonieusement la rigueur française et la démesure italienne, la chorégraphie de Petipa impose un métissage jusqu’alors inconnu, tout
en s’inscrivant dans la tradition classique. Ce métissage – j’ai employé le mot au sujet de Béjart – fait de Marius Petipa un des maîtres de ballet
de la modernité.
Pétrone
(vers 14-vers 66)
Avant tous les autres, André Suarès a le mérite d’avoir fait de Pétrone le premier écrivain né à l’ombre du Vieux-Port.
Le peu que nous savons de l’auteur du Satiricon, ce roman baroque qui trace une peinture affriolante et crue de la corruption sous Claude et
Néron, nous le devons à Tacite et à l’érudit Fulgence. À les en croire, Pétrone, un Gaulois marseillais, était l’arbitre des élégances de
l’incendiaire de Rome. Tombé en disgrâce, inventeur du suicide voluptueux, il se donne la mort au milieu d’ultimes plaisirs. Peu soucieux de
l’immortalité de son âme, indifférent aux souffrances de son corps, il s’ouvre les veines, les referme, les ouvre à nouveau, s’entretient de
bagatelles avec ses amis, écoute leurs récits salaces ou leurs poésies érotiques, puis, émoustillé, rend son dernier soupir.
La lecture du Satiricon est une joie dont les Marseillais et les autres auraient tort de se priver. À suivre les aventures d’Encolpe et de son petit
ami Giton, on se réjouit d’un défilé ininterrompu de bas-fonds urbains, auberges malfamées, maisons borgnes, bains pour dragueurs,
pullulements de déclassés et parasites qui s’exhibent, banquettent, forniquent. Les dévergondages licencieux de la jet-set impériale sont passés
au trébuchet par Pétrone, qui, visiblement, s’en délecte.
La drôlerie du style, mélange de fausse naïveté, d’ironie et de burlesque emplit le lecteur d’une allégresse euphorisante qui donne raison à
Suarès : « Un tel chef-d’œuvre est marseillais corps et âme. »
Peuchère
Seuls les gens nés au nord de la Loire trouvent l’expression pittoresque. Dans le Sud, on l’emploie sans affectation pour exprimer la solidarité et
la sympathie.
Comme on le sait, le « peuchère » de Marseille francise le provençal peccaïre, employé avec un c ou deux c dans le reste du Sud-Ouest. Il
provient du latin peccator et signifie, dans ses développements chrétiens, « Pécheur que je suis », contrition, recherche permanente du pardon.
Peuchère, dans la bouche des Marseillais d’aujourd’hui, signifie « le (ou la) pauvre », « pauvre de lui (ou d’elle) », et, habituellement,
accompagne le nom des défunts.
André Roussin, homme de théâtre, aimait associer « peuchère » à un épisode glorieux de l’histoire de Marseille : le siège de 1524. Dans son
livre Marseille a-t-elle besoin d’être défendue ?, le dramaturge se fait historien. Premier vassal du roi de France, passé aux côtés de Charles
Quint qui avait promis de rétablir à son bénéfice le royaume d’Arles, le connétable de Bourbon, archétype avec Ganelon du traître professionnel,
parvient sous les murs de la ville le 19 août, à la tête d’une armée de dix-huit mille hommes. L’assiégée compte alors quinze mille citoyens dont
neuf mille en état de combattre. Ils sont renforcés par les mercenaires du capitaine vénitien Ranzo da Ceri, dont André Suarès s’emparera dans
Le Voyage du condottiere.
Pour garder sous sa coupe le félon vaniteux, l’empereur lui impose un second, le marquis de Pescaïre, un matamore de cape et d’épée :
« Marseille fut jadis assiégée par une troupe de Charles Quint, commandée par le marquis de Pescaïre. Le boulevard des Dames en témoigne
encore à l’honneur des vigoureuses combattantes qui, du haut des murs, firent pleuvoir pierres et huile brûlante (d’olive sans aucun doute) sur les
assiégeants. Le siège fut long, le combat rude, mais ces dames l’emportèrent : le marquis et ses hommes abandonnèrent la place.
« De cet épisode est resté dans la langue marseillaise un mot péjoratif et condescendant : peuchère ! qui signifie “pauvre diable !”. C’est la
déformation de Pescaïre et du chœur ironique des Marseillais quand le marquis fit retraite : “Adiou, Pescaïre !” Pescaïre devint pecaïre en patois
provençal, et pecaïre devient en français local “peuchère”, le mot le plus typique du langage marseillais, celui qu’en évoquant Marseille n’importe
quel étranger (c’est-à-dire un Lyonnais ou un Parisien) emploie aussitôt sans trop savoir ce que ce mot signifie.
« J’aime qu’une épopée guerrière passé les siècles n’ait laissé pour toute trace qu’un mot et le nom d’un boulevard. Cela prouve que les
empires périssent et que les mots demeurent. »
Bien vite, « peuchère » acquit un double sens et les Marseillais réservent son usage indifféremment à leurs amis et à leurs adversaires.
Je confesse que cette dualité ne facilite pas mon entrée. Aussi, c’est avec soulagement que j’accrédite une version nouvelle. Selon moi,
peuchère ne doit rien à l’histoire de France, tout à une histoire de cœur. En un temps où régnait l’amour courtois des troubadours, vivait à
Marseille un homme malheureux du nom de Peuchère. Tout lui échappait : la pêche, les boules, les dames… Compatissante, la Sainte Vierge lui
fit rencontrer sur les collines de la Garde la jeunesse la plus ravissante et la plus sensible de la ville. Elle s’appelait la Belle Aude, pas celle qui
devait épouser le grand Roland, une autre. La frôlant de son auréole, Marie la rendit amoureuse. De qui ? Peuchère… de Peuchère. Lui n’avait
nul besoin de miracle pour brûler de mille feux : un seul regard de la demoiselle lui avait embrasé le cœur. « Quel est votre nom ? – Je suis la
Belle Aude, répondit-elle. Et vous, galant inconnu, comment vous appelez-vous ? – Peuchère », répliqua-t-il. À ce moment, le diable, allergique
au bonheur, rendit l’espace d’un instant la Belle Aude sourde comme un pot. Elle comprit : « Vous m’êtes peu chère. » Le chagrin la tua.
Peuchère la rejoignit bientôt dans la tombe. Seul demeura son nom malheureux.
Voilà pourquoi, quand une gamine de la Belle de Mai ou de la Blancarde tombe amoureuse, vous m’entendrez dire : « Peuchère, elle ne fera pas
de vieux os. »
Phocée
Colonie fondée en Asie Mineure dans le golfe de Smyrne vers le VIIIe siècle avant notre ère, Phocée est une fille d’Athènes et de Phocide, le
centre sacré de l’Hellade où se trouvait le séjour d’Apollon, le mont Parnasse, et son temple au nombril du monde, Delphes. Quelle lignée ! Selon
le témoignage d’Hérodote, les Phocéens passaient pour des marins intrépides et des négociants à l’affût de nouveaux débouchés : « Ils furent
les premiers Grecs à faire de longs voyages en pleine mer et ils y découvrirent l’Adriatique, la Tyrrhénie, l’Ibérie, et Tartessos. » Ils osent
s’aventurer de part en part de la Méditerranée, au-delà des colonnes d’Hercule qui marquaient alors le bout de la terre, Tartessos se situant à
l’embouchure du Guadalquivir en Andalousie. À une époque où la plupart des navigateurs se déplacent en longeant les côtes, seuls les
Phocéens imitaient les Phéniciens et voguaient au large, cet humide séjour qui faillit engloutir Ulysse lui-même. Cette témérité irrita les
chroniqueurs incrédules. Aucun pourtant ne parla, et pour cause, d’histoires marseillaises. La calomnie sait attendre.
Mais l’antique Massalia est fille de la témérité et de l’amour. Justin, l’historien, et Aristote bien avant lui colportent la légende de l’idylle noué entre
Gyptis, la fille du roi Ligure Namm et le capitaine phocéen Protis vers 600 av. J.-C. Ce don Juan venu d’Orient parvient à séduire une héritière et
à imposer la civilisation hellène aux barbares assimilés ou vaincus. Vous trouverez dans ce dictionnaire les détails de cette romance romancée
par Madeleine de Scudéry, puis par Apollinaire.
En 546, l’armée perse détruit Phocée, forçant ses citoyens à se replier dans leurs lointaines colonies et c’est à Smyrne de remplir le rôle de cité-
mère et cité nourricière.
Comment voulez-vous que Phocée, Massalia et Marseille, ville d’exil, ne soit pas accueillante aux déracinés ? Chaque fois qu’elle a ouvert ses
portes, sa vieille mémoire s’est souvenue du jour où, chassés par le roi Xerxès, ses premiers enfants ont débarqué sur le Vieux-Port.
Pistachier
Se dit d’un garçon qui fait la cour à toutes les belles petites pour apprivoiser leur vertu.
Les étymologistes se perdent en conjectures sur l’origine de ce mot employé par Mistral : « pistachier » vient de pistache, ce fruit exotique
protégé par une mince coquille entrouverte, pareille à L’Origine du monde. Elle cède à la première chiquenaude pour laisser sans défense une
amande aussi verte que l’expérience des jeunes filles. L’histoire de Marseille fourmille de pistachiers célèbres. L’un d’entre eux, le comte de
Mirabeau, a trouvé son maître en la personne du marquis de Sade.
Pollak (Émile)
(1914-1977)
Il ne fut pas un éminent juriste, et le Code civil lui était inconnu. Fut-il le meilleur avocat de son temps ? À cette époque, la concurrence était rude :
Moro-Giafferi, Tixier-Vignancour, Albert Naud, Maurice Garçon, René Floriot, Raymond Filippi pouvaient lui disputer la palme.
Émile Pollack est entré dans la légende parce qu’il fut le plus grand orateur judiciaire de la seconde moitié du XXe siècle. Prophète échevelé et
superbe, il incarnait le Verbe.
Bientôt, cette voix pathétique, incantatoire et drôle ne sera plus qu’une légende. C’est le lot des avocats. Leurs mots à peine domptés prennent la
fuite et ne reviennent pas. Pour ma part, je n’oublierai jamais les moments que j’ai vécus grâce à Pollak, où l’éloquence rejoignait le génie.
Ce jour-là, devant la cour d’assises de Digne, se déroulait le procès Dominici. Rejetant en arrière sa tête de gitan, l’avocat s’empara de la barre
et monta au Golgotha. J’ai suivi ce même chemin de croix à Bourg-en-Bresse, Périgueux, Douai, Paris, et, bien entendu, Aix et Marseille où ce
mendiant démiurge se crucifiait dans un nuage de pellicules. Il gagnait des causes ingagnables, métamorphosait le coupable en innocent,
interdisait au juge de devenir Pilate. Il commençait par se convaincre avant de convaincre les jurés agressés puis séduits par ce furieux de la
parole. Il ne raisonnait pas, il explosait, inoculait l’indulgence, instillait le doute. Le procureur général Caleb – un Alsacien sorti tout droit d’un
album de Hansi – me dit un jour : « Le talent de Bollak est combarable au sourire de la Choconde : merveilleux et inexblicable. »
Quand le président Bousquet fit comparaître Gustave Dominici, le fils préféré de la Sardine – c’est ainsi que l’on surnommait Mme Dominici
mère, la femme du Vieux –, le procès bascula de l’univers de Giono dans celui de Corneille. Pollak, qui avait défendu le témoin devant le tribunal
correctionnel pour non-assistance à personne en danger, l’interpella sans gêne apparente : « Gustave, je vous ai toujours fait confiance. Dites la
vérité, même la plus laide. Devant Dieu qui vous pardonnera [Pollak parlait souvent au nom de l’Éternel et m’a d’ailleurs transmis cette
familiarité], et devant les hommes, dites que votre père est innocent. Lavez votre famille de cette souillure. Parlez Gustave, je vous en supplie,
devant la Sainte Trinité, je vous en supplie !!! » Le fils jeta sur son père un regard éperdu. « Pourquoi m’accuses-tu ? Ce n’est pas bien »,
implora le vieillard. Le témoin balbutia quelques mots incompréhensibles et se mit à pleurer. Les larmes du pénitent ? Nul ne le saura jamais. La
cour tenait son coupable. À quoi bon en chercher un autre dans les reniflements de ce péquenaud geignard ? Le conseiller Combas se tourna
vers le président et lui murmura à l’oreille des mots inaudibles. « Je rappelle la défense, à ses devoirs », grinça le magistrat, dans la tradition
d’Hermann, célèbre président du Tribunal révolutionnaire connu pour sa partialité. « Vous n’avez pas le droit d’agresser le témoin, maître. Les
questions sont posées par mon intermédiaire et par mon intermédiaire seulement. L’audience est suspendue. »
À la reprise, la parole fut donnée à la partie civile représentée par un politicien local : « Messieurs les jurés, la famille Drummond, honorablement
connue en Angleterre, quitta les brumes de la Tamise pour notre belle Provence où pousse l’olivier, mûrissent les fruits d’or, fleurit le mimosa. Le
soir du drame, ces touristes charmants plantèrent leur tente, espérant trouver sur les bords de la Durance le repos absolu d’une nuit sauvage… »
Pollak, mezzo voce, l’interrompit : « Ils ont été comblés, mon cher confrère. » Nullement décontenancé, le phraseur se tourna vers l’accusé et,
d’un courroux pareil à ceux qui faisaient trembler les murs de l’Ambigu, l’accabla : « Cet individu lubrique, plus libidineux à lui seul que les deux
vieillards de la chaste Suzanne, convoitait, sous les rayons diaphanes de l’astre de Sélène, mon innocente cliente dans sa pudique nudité.
Surpris par son valeureux mari dans son dégoûtant voyeurisme, il tira un coup, deux coups, trois coups… » « Performance remarquable pour son
âge », commenta Pollak, cette fois à voix haute. S’apercevant de sa bévue, la partie civile ajouta « … de carabine, Messieurs, de carabine… »,
pendant que la salle s’esclaffait.
Quand la parole fut donnée à la défense, la tragédie imposa sa loi.
Il est vain de figer par l’écriture les accents de Pollak ce jour-là. L’éloquence est semblable à ces poissons chinois qui, aussitôt sortis de leur
bocal, tombent en poussière. Proust écrit : « Il y a des moments où, pour peindre complètement quelqu’un, il faudrait que l’imitation phonétique
se joignît à la description. » Pagnol le reprend : « Il semble que, pour la première fois, ce très grand écrivain n’ait pas choisi le mot juste. Il voulait
évidemment dire “phonographique” […] car le phonographe permet l’enregistrement des voix avec leur timbre, leur rythme, leur intonation. »
Cette querelle de mots perd son sens en justice. La plaidoirie est allergique au différé : privée des exigences de l’immédiat, elle s’évapore.
L’orateur politique répète son discours de la veille sans en altérer la force. Descendu de sa chaire, ses ouailles ayant repris le chemin du péché,
le prédicateur continue de les exhorter pour le reste des siècles à se soumettre aux Écritures. Cette longévité est interdite à l’avocat dont
l’éloquence n’est pas une rhétorique mais une supplique. Hors de la présence du juge, partie intégrante de son discours, l’orateur judiciaire
devient bateleur et ses mots, orphelins de l’émotion et de l’enjeu qui les ont fait naître, se vident de leur suc.
Je voulus, dans mon Anthologie de l’éloquence (Pierre Dauzier et Paul Lombard, La Table ronde, 1996), consacrer un chapitre à celui qui fut
mon maître. Je dus y renoncer. Pollak n’écrivait pas ses plaidoiries et, coquetterie d’esthète, affirmait dans un sourire : « Je ne lis jamais les
dossiers. Cela m’évite d’avoir des idées préconçues. » Il taisait pudiquement, comme un notaire de province ses nuits inavouables, les longues
heures de veille pendant lesquelles il échafaudait sa défense. Tôt le matin, il passait sur un pyjama fatigué une vieille robe de chambre, puis son
antique pardessus. Ainsi vêtu, il arpentait, seigneurial, le pavé, répétant les mots destinés à la cour sous le regard médusé des passants.
Aucune cause ne le rebutait. Juif, il plaida pour les criminels de guerre ; fils, il assista les agresseurs de son père, un bijoutier balzacien dépouillé
par des voyous. D’ailleurs, son père lui ressemblait, tant il pratiquait l’imitation d’Émile. Posté au fond de la salle d’audience, une éternelle
Gauloise vissée au coin de sa bouche, le vieil homme interrogeait son voisin au milieu d’une plaidoirie :
« Comment s’appelle cet avocat ?
— Pollak, monsieur, Émile Pollak.
— Ah, Pollak… Quel talent ! répondait-il, extatique. Quel talent ! »
Souvent, il applaudissait. Alors, Émile appelait un jeune collaborateur : « Rendez-vous au fond de la salle dire à mon père d’arrêter de faire le
con. Qu’il aille plutôt à “La Civette” aplatir le Frisé à la belote. » « Monsieur, traduisait cet envoyé très spécial, votre fils vous prie d’avoir
l’obligeance de rentrer chez vous rejoindre Madame votre épouse. » Le vieux n’était pas dupe. « D’accord, mais dites-lui que le plus con des
deux n’est pas celui qu’on pense. » Puis, très digne, il se retirait.
« Tant qu’il restera sur cette terre un Mouzabi, un Bohémien, un Bicot, un Romanichel, un sans-le-sou, un sans-espoir, ils n’en auront pas fini avec
moi », aimait-il à répéter. Ils ? Tous ceux qui cristallisaient le mépris de Pollak : les mesquins, les respectables, les « je-me-prends-au-sérieux »,
les « je-te-prends-par-la-barbichette »…
Quand je fus devenu un travailleur émigré, j’appris à Paris la maladie d’Émile. Dans sa petite villa au bout de la rue Paradis où la facture de gaz
n’était pas toujours honorée, il me reçut en train de perdre son dernier procès. Je le retrouvai dans une chambre où l’odeur de la cigarette le
disputait à celle des médicaments que, maladroit, il répandait partout. Amaigri, le grand avocat flottait dans son pyjama bleu, comme bientôt
dans les nuages. Il me souriait du fond d’un lit qui, pour une fois, n’était pas de justice.
La mort et lui étaient irréconciliables. Elle ne lui pardonnait pas ses défaites dans les prétoires et sa déroute à la télévision, quand, défiant
l’opinion et les chiens, il avait dénoncé son emprise sur la justice, sa bêtise, son inutilité, ses flots de haine et de sang. Elle prenait sa revanche.
Sans se presser, sûre d’elle, elle le défiait, le faisait souffrir. Je le regardais, lui prenais la main, restais à son chevet à débiter de pauvres
phrases : « Émile, quand vous serez guéri, nous partirons pour la “Colombe d’Or” saouler les perroquets dès que Titine sera couchée. » Il
souriait. « Émile, quand vous serez guéri, vous me rejoindrez à Paris et nous ouvrirons un cabinet avenue Hoche pour faire enrager Floriot. » Il
souriait encore. « Émile, quand vous serez guéri, nous rendrons visite à Mme Farina dont vous aimez si fort les caresses, puis nous irons aux
courses avec Henri Torres gagner des sous dans le Prix d’Amérique. » Il souriait toujours. « Émile, quand vous serez guéri… quand vous serez
guéri… » Je l’enivrais de cette litanie et il me croyait, j’en étais certain, car je ne voulais pas qu’il ait peur. Au moment où je quittais la pièce, il
souriait toujours. « À vous croire, mon petit Lombard, je mourrai guéri. » Le lendemain, la mort se vengea.
J’ai sous les yeux la dédicace qu’il me fit dans La parole est à la défense (Robert Laffont, collection « Vécu », 1975) : « Le jour où Paul Lombard
aura reçu en compliments la moitié du poids de médisances dont il est injustement accablé, ce jour-là, on sera bien loin cependant de lui avoir
rendu l’hommage qu’il mérite. »
Décidément, aucune cause ne le rebutait.
Pont transbordeur (Le)
(1904-1945)
On l’appelait la tour Eiffel de Marseille. Comme sa consœur parisienne, cette dentelle métallique suscita le rejet des uns, l’enthousiasme des
autres, devenus majoritaires au fil des années. Inaugurée en 1904, son existence fut glorieuse mais brève : un peu moins de quarante ans, deux
générations à peine. Pourtant, tout le monde, et pas seulement à Marseille, se souvient de ce pont qui, au lieu d’être construit loin du centre, fut
édifié au cœur de la ville d’où il cernait la perspective du Vieux-Port et de la rade, qu’il encadrait comme un tableau.
Son concepteur, l’ingénieur Ferdinand Arnodin (1845-1924), avait déposé en 1887 un brevet pour ce nouveau type de pont. Avec la collaboration
d’un confrère espagnol, ils imaginèrent une solution ingénieuse expérimentée pour la première fois à Bilbao quelques années auparavant, pour
transborder hommes et marchandises d’une rive à l’autre d’un port sans gêner la navigation. Dans les années suivantes, Arnodin, qui possédait
à Châteauneuf-sur-Loire une usine de construction métallique, s’attaqua au marché français. Bizerte – où l’ouvrage fut démonté puis remonté à
Brest –, Rouen, Rochefort et Nantes eurent droit avant Marseille à leur pont transbordeur. Tous connurent une existence éphémère mais seul
celui du Vieux-Port survécut dans la mémoire.
Déposé en 1899, le projet fut déclaré d’utilité publique en 1902. Si les premières fondations sous la mer furent creusées l’année suivante, il fallut
deux années encore avant que le pont, inauguré la veille de Noël 1905, fût opérationnel.
Les deux piles, hautes de quatre-vingt-six mètres, prenaient appui côté nord sur le quai de la Tourette, à deux pas du fort Saint-Jean ; côté sud,
près du fort Saint-Nicolas, à proximité du bassin de carénage. Le tablier se déployait à une hauteur de cinquante mètres pour ne pas gêner le
passage des navires. Sa nacelle avait une surface de dix mètres, largement suffisante pour accueillir véhicules et piétons. Elle était suspendue
par une trentaine de câbles à un cadre de roulement situé sur le tablier du pont. Les cent soixante-cinq mètres de la « traversée » étaient
parcourus en une minute et demie, performance qui faisait « bisquer » le capitaine Escartefigue à la barre de son ferry-boat.
Les Marseillais empruntaient le pont pour le seul plaisir de traverser le port à quelques mètres au-dessus de l’eau jusqu’au jour où Arnodin
construisit un ascenseur sur le pilier nord leur permettant de découvrir leur ville du haut du tablier où il aménagea un bar-restaurant. Papa Nane
avait l’habitude d’y exhiber ses conquêtes. Quand maman le lui reprocha, il lui répondit : « À mon âge, il ne faut négliger aucun vertige : le
premier peut utilement préparer le second. »
Le déclin commença après la Grande Guerre : les équipements se dégradaient, l’entretien devenait chaque jour plus onéreux, l’exploitation, à la
charge d’Arnodin, déficitaire (le pont avait été construit à ses frais – un million et demi de francs de l’époque – et les profits pendant la durée de
la concession – soixante-quinze ans – lui étaient destinés…). Le sort du pont transbordeur était scellé, sa destruction décidée. Ce n’était qu’une
question de temps.
Comme pour les Vieux Quartiers, le destin endossa l’uniforme vert-de-gris de la Wehrmacht. Les Allemands, désireux d’obstruer le Lacydon
avec la dépouille du monstre d’acier, firent sauter le pilier nord qui s’effondra le 22 août 1944, entraînant dans sa chute la travée centrale.
Il fallut attendre le 1er septembre 1945 pour que les Français s’en prennent au pilier sud, portant le coup de grâce au blessé dont je contemplais
la dépouille de la fenêtre de ma chambre.
Après sa disparition, seul subsista en France le pont transbordeur de Rochefort et, en Espagne, celui de Bilbao. Le premier a été classé
monument historique ; le second, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. Quelques cartes postales jaunies, la nostalgie de quelques
survivants perpétue la silhouette d’acier du pont transbordeur de mon enfance. Jusqu’à quand ? « Les souvenirs sont cors de chasse. »
Puget (Pierre)
(1620-1694)
Certains le font naître au Panier en 1620 ; d’autres en 1622, à Séon, près de l’Estaque. Marseille a choisi : sur le fronton d’un immeuble de la rue
du Petit-Puits à un jet de pierre de la Charité, on peut lire : « Dans cette maison naquit le sculpteur Pierre Puget. »
Il n’y a pas d’enfance heureuse. Son père, maître serrurier et tailleur de pierre, mourut peu de temps après sa venue au monde. À quatorze ans,
l’orphelin est embauché comme apprenti chez Jean Roman, sculpteur sur bois et décorateur de navires. En trois mois, par son talent et sa
maîtrise, Pierre dépasse son patron.
À dix-huit ans, il entreprend son premier pèlerinage en Italie. Il fait le trajet de Marseille à Libourne à pied pour se perfectionner dans la
construction et la décoration navale. Puis, il se rend à Florence où il se lie avec le sculpteur préféré du grand-duc de Toscane qui devient son
mentor. La protection est contagieuse : de recommandations en appuis, il se retrouve à Rome dans l’atelier de Pietro di Cortone, en train de
terminer les plafonds du palais Barberini. Le maître de l’art baroque s’entiche du jeune Marseillais et le ramène à Florence où il travaille au palais
Pitti. Tombé en disgrâce, Cortone doit se replier dans la Ville Éternelle. Pour convaincre son collaborateur de ne pas le quitter, il lui propose la
main de sa fille. Les charmes de la donzelle lui paraissant insuffisants, ce prétendant malgré lui renonce à convoler et regagne la France, où,
après une brève escale à Marseille, il rejoint à Toulon son frère Gaspard, en l’an de grâce 1644.
Dans le grand port militaire, Pierre devient membre de l’atelier de Nicolas Levray, où il décore les bâtiments du roi, jusqu’en 1659. Le temps et la
mer les ayant ensevelis, il ne nous reste rien de ces musées flottants, sauf quelques noms glorieux surnageant : La Reine, en hommage à Anne
d’Autriche, Le Magnifique, à la gloire de Sa Majesté. Plus chanceuses, les toiles exécutées à la même époque sont parvenues jusqu’à nous.
Parmi elles : David tenant dans ses mains la tête de Goliath, aujourd’hui au musée de Marseille, et Le Sacrifice de Noé, exécuté en 1654. La
leçon du baroque romain n’a pas été perdue. Pierre Puget devient un des maîtres du nouveau réalisme. En 1656 – il a trente ans –, il termine le
portail des Atlantes de l’hôtel de ville de Toulon. Sculpture puissante, remarquable par les deux cariatides qui en soutiennent le balcon au prix
d’efforts inouïs pour éviter d’être écrasé par le poids de la bâtisse. Nous sommes plongés au cœur du néo-classicisme, où la pierre épuisée
conserve l’harmonieuse beauté de la Grèce et la grâce païenne de la Renaissance.
La réputation de ce sculpteur, architecte et peintre, franchit les limites du littoral méditerranéen. En Île-de-France, il réalise pour le château de
Vaudreuil un Hercule terrassant l’Hydre de Lerne, dont le Louvre a hérité. Mais on peut être un surdoué des arts plastiques et un mauvais
politique. En 1660, entre Colbert, le concussionnaire parcimonieux, et Fouquet, le prévaricateur prodigue, il fait le mauvais choix, s’éprend du
second qui lui commande un Hercule gaulois. Puget, comblé, entreprend son deuxième pèlerinage en Italie et gagne Carrare pour choisir son
marbre. Trois siècles plus tard, j’effectuerai le même périple en compagnie de César auquel je récitais la « Chanson des sculpteurs » de
Charles Cros :
Proclamons les pincip’s de l’art !
Que tout l’monde s’épanche
Le marbre est un’ matière à part
Y’en a pas de plus blanche.
Il me répondit : « De plus blanche, peut-être, mais de plus dure, il y a ta tronche quand une gonzesse l’habite. » André Barelier, son disciple, qui
nous accompagnait, opina de la tête, j’allais écrire de la tronche.
Mais revenons à Pierre Puget. Il donne à son Hercule les traits du surintendant et le corps d’un matelot génois. L’œuvre est au Louvre. Elle
transforme son modèle en athlète de la roublardise et de la séduction.
En 1661, chute de la maison Fouquet. Il paie en larmes de cachet l’humiliation infligée à Louis XIV, à Vaux-le-Vicomte : « Monsieur, j’admire la
beauté de vos couverts en vermeil. – Vous faites erreur, Sire, ils sont en or. »
Il se retrouve dans les fers.
Éloigné du soleil, notre sculpteur accomplit son troisième pèlerinage en Italie, s’installe à Gênes où il séjourne de 1663 à 1668, au service de la
riche famille Sanli, pour laquelle il exécute plusieurs sculptures d’une saisissante beauté : un saint Sébastien, un saint Ambroise, une Immaculata
et un bienheureux Alessandro Sanli qui comble d’aise ses protecteurs. Gênes conserve les originaux de ces chefs-d’œuvre et Marseille a dû se
contenter de leurs moulages. En 1665, il termine une Assomption de la Vierge, admirable de puissance et de délicatesse, aujourd’hui exilée à
Berlin.
En 1667, Puget quitte Gênes à la suite d’une sombre affaire de port d’armes prohibé et retourne dans sa ville natale, où il concourt au projet de
construction du nouvel hôtel de ville. Nouvelle déception marseillaise. Seule la façade, détruite à la Révolution, lui est confiée. Furieux – plus
pétardier que lui, tu meurs –, il quitte l’ingrate cité pour Toulon où il accepte le poste de directeur de l’atelier de sculptures marines dont il ne reste
rien, la mer et le temps ravageurs ayant à nouveau accompli leur besogne.
Colbert aux Affaires, les commandes se font de plus en plus rares. Le ministre a la mémoire rancunière et il n’apprécie guère de voir les navires
du roi de France décorés comme des palais se transformer en bûchers sous les bordées incendiaires des marins de Sa Gracieuse Majesté
britannique. En 1673, Puget, rayé des cadres de l’arsenal, prend à nouveau le chemin de sa ville où il dresse les plans de l’Hospice de la
Charité, dont Marseille mettra plusieurs siècles à découvrir la splendeur.
Plus qu’à Rome ou à Florence où il fit son apprentissage, davantage qu’à Gênes et à Toulon où il s’est épanoui, c’est à Marseille que Puget
connaît sa plénitude. Les œuvres magistrales se succèdent : Persée délivrant Andromaque ; la Rencontre d’Alexandre et de Diogène ; Milon
de Crotone, où le sculpteur, d’un ciseau maîtrisé, exprime la rage impuissante de l’homme face à la vieillesse ennemie. Milon, l’ancien vainqueur
des Olympiades, la main emprisonnée dans l’écorce d’un arbre, ne peut se préserver des dents et des griffes de son adversaire. De la
vieillesse, il subit les atteintes et la honte.
Quand on contemple au Louvre ce chef-d’œuvre de fragilité et de puissance, on comprend mieux la confidence de Puget à Louvois : « Le marbre
tremble devant moi. » La reine Marie-Thérèse trembla, elle aussi : « Ah, mon Dieu, le pauvre homme », soupira-t-elle en découvrant le visage de
Milon.
En 1686, prenant pour modèle la place du Commerce de Lisbonne, les échevins envisagent la construction à Marseille d’une place royale
s’ouvrant sur la mer. Une statue équestre de Louis XIV devra, comme il se doit, en couronner le centre. Dans l’esprit de Puget, conscient de son
génie, l’édification de cette place ne doit pas lui échapper. Nouvelle déconvenue. Mansart écarte le projet de son confrère et cherche à imposer
le sien. Pour ménager une susceptibilité exacerbée et une irascibilité d’écorché, il lui fait l’aumône de la statue. Le Marseillais explose : « Pas de
place, pas de statue. » L’affaire en resta là.
En 1688, Puget qui s’est toujours méfié des fastes hypocrites de la Cour est présenté à Louis XIV. Vaines paroles, vagues commandes. À
Versailles comme à Marseille, les promesses rendent les couillons joyeux. Pas les autres. Ulcéré et mélancolique, Puget regagne sa Provence
où il entreprend sa dernière création : Le Faune. Rattrapé par la mort en 1694, elle restera inachevée.
Baudelaire, dans « Les Phares », pose sur sa tombe une de ses fleurs noires :
Colères de boxeurs, impudence de faunes,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats
Grand cœur gonflé d’orgueil,
Homme débile et jaune,
En 1932, Fanny, deuxième volet de la trilogie, triomphe, toujours avec Raimu qui file le parfait amour avec Esther Metayer, épousée quatre ans
plus tard.
Estampillé et pour toujours marseillais et provençal, l’acteur se voit – il fallait s’y attendre – proposer le rôle de Tartarin de Tarascon, l’archétype
du Méridional à la sauce parisienne. Malgré les dialogues de Pagnol, le film tourné en 1934 tombe à plat. L’intrépide chasseur de lions cultive
son premier navet. Tout au long de sa prestigieuse carrière, d’autres tubercules pousseront : Les Gaietés de l’escadron, Ces Messieurs de la
Santé, Faisons un rêve, L’École des cocottes, Gribouille… Pendant ce temps, des films avouables, parfois remarquables, soudent sa
réputation : Carnet de bal, L’Étrange Monsieur Victor, Monsieur la souris, Le Colonel Chabert, L’Homme au chapeau rond, sa dernière
apparition au cinéma, tourné en 1946.
1937, La Femme du boulanger adaptée d’une nouvelle de Giono conforte la réputation internationale de Raimu. Pagnol envisage de confier le
rôle principal à Maupi dont le physique correspond au personnage. Le « nain », qui n’a guère de confiance en lui, lui conseille de faire appel à
son prestigieux collègue. Comme à son habitude, Jules tergiverse, formule les exigences les plus extravagantes, jusqu’au moment où Pagnol
menace de s’adresser à Henri Poupon, son rival et son double. Devant l’outrage, Raimu capitule et La Femme du boulanger, un des classiques
du cinéma français, connaît un immense succès.
1942, Les Inconnus dans la maison. Dans le rôle d’un vieil avocat pochard, Raimu prononce la plus belle plaidoirie du cinéma. S’inspirant des
ténors du barreau de l’époque, Moro-Giafferi, Henry Torrès, Filippi, Pollak, il campe un défenseur pathétique, tonitruant, irrésistible. Tous les
avocats de France – saltimbanques du malheur –, lorsqu’ils voient ce film, ont les larmes aux yeux. Le plus éloquent d’entre nous fut un acteur.
À la Libération, des comédiens sans emploi reprochent à leur confrère d’avoir tourné sous l’Occupation. Malgré cette bassesse, Raimu évitera le
sort de Sacha Guitry, Pierre Fresnay et Arletty accusés, eux aussi, de collaboration. Arletty fermera la bouche d’un donneur de leçons qui lui
reprochait ses bontés envers les Allemands : « Vous n’aviez qu’à pas les laisser entrer », lui répondit-elle.
Après un bref épisode judiciaire, Raimu effectue un retour glorieux au théâtre en devenant pensionnaire de la Comédie-Française où il interprète
Le Bourgeois gentilhomme, Le Malade imaginaire et L’Anglais tel qu’on le parle, de Tristan Bernard, avant de donner sa démission au prétexte
que les horaires de l’illustre maison le gênaient pour le tournage de son nouveau film. Ce fut son dernier coup d’éclat avant le coup du sort.
En mars 1946, il se rend avec Yves Mirande en voiture à Bandol où il habitait avec sa femme lorsqu’il est victime d’un accident près de Tournus.
Fracture du tibia. Opéré une première fois à Paris, il est cloué au lit pendant deux mois avant de subir une nouvelle intervention, le 20 septembre
à l’hôpital de Neuilly. Il ne se réveillera pas.
Quelques semaines plus tard, un Américain de passage à Paris demande à Marcel Pagnol :
« Je souhaiterais rencontrer M. Raimu.
— Je suis désolé, répondit l’académicien, mais M. Raimu est malheureusement décédé le mois dernier.
— C’est dommage. Je venais saluer le plus grand acteur du monde. »
Cet homme s’appelait Orson Welles.
Marcel Pagnol, qui le pleura à chaudes larmes, se moquait de son hypertrophie du moi.
« Écoute, Jules, lui dit-il un jour, tu commences à nous fatiguer avec tes airs et de te prendre tantôt pour Talma, tantôt pour Mounet-Sully, quand
ce n’est pas Napoléon ! Tu ne pourrais pas, une bonne fois pour toutes, te prendre tout simplement pour Raimu ?
— J’oserais jamais », répondit Jules.
Parfois, la riposte est plus rude. Dans Attentat II, à l’occasion d’une descente marseillaise à Aix, lors d’un vernissage d’art contemporain, il
ironise :
Direction la frontière pour aller à Aix […]
Il y a un attroupement autour de je ne sais quoi
Je me rapproche, je jette un œil : « Oulà, c’est [quoi ça ? »
« C’est de l’art, mon cher, au cas où vous ne le sauriez pas. »
Je ne vois pas où il veut en venir, c’est pas que c’est moche
Mais il a peint avec l’oreille gauche !
Puis, le groupe proclame : « Le temps du Provençal rigolo est révolu » avant qu’Akhénaton ne s’interroge dans Bad Boy de Marseille :
Gus, soi-disant ma ville pue en plus
Dieu t’a-t-il fait avec un anus au lieu du sinus ?
Douloureuse incertitude.
Les premiers studios de rap voient le jour dans le quartier du Panier où naît la Funky Family. À partir de 1997, le rap continue à essaimer et plus
d’une douzaine d’autres groupes apparaissent : Troisième Œil, Venin, Carré Rouge, Psy 4 De La Rime, Prodigue, Namor, Chiens de Paille…
lancés dans l’univers de la musique par trois sociétés de production phocéennes. Devant cette prolifération, les universitaires s’en mêlent et
Béatrice Sberna achève en 2002 une Sociologie du rap à Marseille publiée par la très sérieuse maison L’Harmattan. On y apprend que René
Baldaccini, le neveu de César, réalisa en 1984 dans son studio d’enregistrement des Grottes Loubières la première émission consacrée au rap
à Marseille.
N’en soyez pas étonnés, le rap relève du cycle compression/extension des harmonies et des mots, comme l’œuvre de César de la
compression/extension de la matière. L’hospitalité donnée par son neveu au rap balbutiant ne doit rien au hasard : Marseille n’est-elle pas la plus
vaste compression/extension du monde ?
Rebecqui (François Trophime)
(1760-1794)
Sur la scène de la Révolution, bien campé à la rampe, en avantageux Oreste marseillais, Barbaroux a pris toute la place et réduit à la portion
congrue les vivats de la postérité adressés à Rebecqui, son Pylade condamné à l’arrière-plan, petit, sec, le poil noir. Dans son Histoire, Michelet
met en scène deux hommes soudés l’un à l’autre comme des frères siamois : là où paraît le nom de Barbaroux, celui de Rebecqui suit dans la
foulée.
Il était son aîné de sept ans et, en 1789, un homme déjà installé à Marseille comme négociant et agitateur révolutionnaire. Il fut le plus prompt à
se lancer dans les premiers troubles de la Provence, mais paraît avoir été vite ensorcelé par la mâle beauté du jeune Barbaroux. Nombre
d’acteurs de la Révolution, Saint-Just, Chaumette, Robespierre même, poussent l’imitation de l’Antique et de l’admiration de la Grèce jusqu’à
une forme sublimée de l’amour socratique. Ce couple inséparable a donc doublement sa place dans ce dictionnaire amoureux. Pour l’amour du
Grec, monsieur, embrassez-moi.
Administrateur des Bouches-du-Rhône, commissaire à l’organisation du district à Avignon, député à la Convention, il accompagne son ami
jusque dans sa passion contrariée pour Mme Roland. Rebecqui devient le factotum docile et téméraire de la pasionaria de la Gironde. Le 8 avril
1793, il scelle son destin en dénonçant le tyran Robespierre à la tribune de la Convention. Après ce coup d’éclat, il démissionne de la députation.
Michelet lui attribue une fermeté supérieure à celle de Barbaroux. Sous la plume intransigeante de l’historien, la figure de Rebecqui ressort plus
nette et son caractère, mieux trempé. Quand il s’agit de recruter pour le bataillon marseillais « cinq cents hommes qui sachent mourir », il les
choisit les uns après les autres avec l’œil perçant de l’expert en force d’âme.
Le mythe révolutionnaire a mis au crédit de Barbaroux la naturalisation méridionale de l’hymne de Rouget de Lisle en oubliant que Rebecqui doit
partager cet honneur. C’est lui qui, de Marseille aux Tuileries, fait chanter à ses braillards héroïques l’hymne de l’armée du Rhin pendant que son
prudent ami se terre dans son appartement et brille par son absence.
Pour Michelet, la violence inconsidérée des modérés de la Gironde est la pire. Il condamne les paroles intempestives et les initiatives étourdies
de nos deux Marseillais qui compromettent leur parti et son avenir. Ses réserves ne l’empêchent pas de rendre à Rebecqui un hommage refusé
à Barbaroux en relatant une scène chez l’Incorruptible dans les jours précédant l’attaque des Tuileries : « La chambre de Robespierre ornée par
Mme Duplay était une vraie chapelle qui reproduisait sur les murs, sur les meubles, l’image d’un seul et unique Dieu, Robespierre, toujours
Robespierre. Peint à droite sur la muraille, à gauche il était gravé. Son buste était au fond, son bas-relief, vis-à-vis. De plus, il y avait sur les
tables, en gravure, une demi-douzaine de petits Robespierre. De quelque côté qu’il se tournât, il ne pouvait éviter de voir son image. On parla
des Marseillais et de la Révolution. Robespierre se vanta d’en avoir hâté le cours, et, plus que personne, amener la crise où l’on arrivait. Mais
n’allait-elle pas s’arrêter, cette Révolution si l’on ne prenait un homme très populaire pour en diriger le mouvement ?…. “Non, dit brutalement
Rebecqui, pas de dictateur, pas plus que de roi.” »
En ce mois d’août 1792, dans l’épisode le plus brûlant d’une brève équipée, quand l’un est encore beau et l’autre encore pur, au milieu des
vapeurs d’encens empestant l’idolâtrie, Barbaroux et Rebecqui jouent sans broncher leur rôle dans la tragédie de dévots qui se trame chez le
dieu. Mais Pylade a pour une fois devancé Oreste avec son accent et les échos de La Marseillaise dans la voix.
Après la chute de la Gironde, le 2 juin 1793, pendant que Barbaroux court se cacher en Normandie puis en Aquitaine pour se laisser abattre en
bête traquée, Rebecqui se replie à Marseille où il se met en devoir de soulever le Midi contre la Convention. Le tumulte girondin tournant à la
sédition contre-révolutionnaire, le chef du bataillon fédéré désespérant de la République décide de mourir comme il avait vécu, en enveloppant
sa mémoire du suaire de Brutus.
Le romantique écossais Thomas Carlyle, dans The French Revolution, a su trouver, en fidèle lecteur du Jules César de Shakespeare, les mots
à la mesure de cette fin romaine : « La Barre de Fer n’a encore jamais flotté dans le port de Marseille ; mais le corps de Rebecqui fut trouvé en
train de flotter, après qu’il se fut noyé lui-même dedans. L’ardent Rebecqui, voyant combien la confusion s’aggravait, et combien les gens de
bien étaient empoisonnés de royalisme, sentit qu’il n’y avait plus de refuge pour un Républicain que la mort ; il disparut ; nul ne sait où ; jusqu’à ce
que, un matin, on trouvât la dépouille vide de son cadavre remonté à la surface roulant dans les vagues salées. »
Dépouille vide. En effet, l’âme de Hot Rebecqui, l’ardent, le bouillant Rebecqui, comme l’appelle affectueusement Carlyle, a quitté une
enveloppe charnelle trop petite pour son grand cœur. Planant au-dessus du Vieux-Port, elle se mêle à d’autres esprits de feu, Milon, Cazaulx,
Crémieux… Je lui souhaite de rencontrer également celle de son cher Barbaroux présent pour une fois à ce rendez-vous de fantômes.
Le second, L’Abuzé Encourt, fait de lui une sorte de Machiavel désabusé et vachard. Il y décrit avec jubilation, tantôt en vers, tantôt en prose, les
tromperies, coups tordus, ruses, pratiqués dans les cours souveraines avec le même naturel qu’aujourd’hui.
Pourtant, ce poète couronné se révèle un administrateur d’une étonnante modernité dont Marseille tire profit. Grâce à lui, des accords avec les
Ottomans et les Aragonais permettent aux armateurs phocéens de naviguer en sécurité à l’abri de la piraterie barbaresque et catalane. N’en
soyez pas étonnés : dès 1459, René était tombé amoureux de Marseille en achetant aux moines de Saint-Victor un domaine qui s’étendait du
cours d’Estienne-d’Orves à la rue Neuve-Sainte-Catherine. Il y fait construire une résidence secondaire, son Versailles et son cabanon, l’entoure
d’un vaste jardin, d’un verger et d’une vigne qui produit, sous l’inspiration de ce botaniste impénitent, une nouvelle espèce de muscat. Amoureux
des oiseaux, son immense volière est ouverte aux migrateurs recueillis comme autant d’enfants prodigues.
Comment ne pas être l’ami de ce jardinier amateur, poète et miniaturiste qui se laisse bercer par le gazouillement des oiseaux et le
roucoulement des femmes, même si, comme le roi de Ionesco, il a vu en trente ans se réduire ses terres à la taille d’un royaume d’opérette ?
D’autres raisons plus personnelles me font chérir le bon roi René : pendant le procès de Jean-Jacques Susini et de l’Algérie française qui se
tenait à la cour d’assises des Bouches-du-Rhône à Aix-en-Provence, j’étais descendu à l’hôtel qui, du temps de ma jeunesse, portait son nom.
Je me souviens de ma solitude dans la petite chambre que j’occupais, de mon angoisse le matin où je devais plaider pour ce soldat d’une cause
perdue. Je connaissais dans les moindres détails ce dossier pléthorique et pourtant, avant de quitter l’hôtel, j’avais le sentiment d’avoir tout
oublié. L’avocat doit se glisser dans la peau du paranoïaque pour se persuader qu’il est le seul à pouvoir détourner le cours du destin, mais il lui
faut également devenir schizophrène et renaître en homme nouveau ses premiers mots prononcés. Grâce au roi René, ce jour-là, je le devins.
Tout me revenait à l’esprit, les hésitations, les contradictions, les lacunes de l’accusation. Ma mémoire et mon cœur les projetaient sur le jury que
je sentais chavirer. À la fin de ma plaidoirie, la salle se leva et applaudit pendant que La Marseillaise s’élevait du box. J’en aurais pleuré. Jean-
Jacques Susini fut acquitté. Ce verdict, il le doit à mes angoisses dans cet hôtel où le souvenir d’un illustre prisonnier donna des ailes à la
défense.
Il n’y a pas si longtemps, le hasard judiciaire m’opposa à un avocat de Montpellier, le bâtonnier Gonfarond, âgé de quatre-vingt-cinq ans, qui
avait fait carrière dans l’université. Il plaida pendant plus de quatre heures avec un souffle comparable à celui de l’Abyssin du marathon, une
affaire banale que tout autre aurait expédiée en trois quarts d’heure. Quand la parole me fut donnée, je m’avançai timidement vers le tribunal
tétanisé dont les assesseurs donnaient des signes d’une irrésistible somnolence. Le président me rassura : « Maître, il est inutile que vous
demandiez une suspension, j’ai assuré la permanence. »
À la fin de l’audience, le bâtonnier me demanda si je pouvais le raccompagner à la gare : « Je suis descendu, ajouta-t-il, à l’hôtel du roi René. Le
temps d’aller chercher mes bagages, je rejoins votre voiture. » Arrivés à la porte du modeste palace, les rôles furent inversés. Il m’attendit
pendant que j’allais prendre ses valises. Au bout de quelques minutes, je le rejoignis. Je trouvai cet homme vénérable appuyé contre mon
véhicule, regardant avec gourmandise deux jeunes étudiantes court vêtues en train de siroter une menthe à l’eau. Comme je le félicitais de sa
verdeur et de sa vista, il me cloua le bec : « Mon cher Lombard, Dieu nous a placé cet organe devant. Il faut le suivre. »
Je dédie cette formule au bon roi René. Il en est digne.
Revel (Jean-François)
(1924-2006)
Quand ils apprirent la mort de Jean-François Revel, le courage, la liberté, l’insoumission prirent le deuil. Marseille se retrouva veuve de ce
rebelle. Je devins orphelin de son amitié. Cette entrée sera écrite à l’encre du chagrin.
Évoquer un ami disparu n’est pas le ressusciter, c’est l’ensevelir plus profondément encore. La mémoire est un tombeau et, depuis Lazare,
aucun n’a soulevé sa pierre. Éliminons d’emblée une interrogation imbécile : Jean-François Revel était-il un intellectuel de gauche ou un écrivain
de droite ? Les Trissotin de la sociopolitique et les néo-philosophes n’en finissent pas de gloser sans percevoir, je l’espère, la vanité de leur
jactance. Que signifient aujourd’hui ces concepts éculés ? Revel était un homme du juste milieu, ou plutôt de ce milieu juste, refuge des âmes
fortes. Quand on prononçait devant lui le mot « gauche », il laissait tomber, rigolard : « Tant que la gauche n’aura pas compris que Winston
Churchill était plus à gauche que Joseph Staline, elle n’en sortira pas. »
Il n’était attaché ni aux formules ni aux mythes, mais aux idées et à leur chair, sans dédaigner pour autant celle des femmes. À Marseille, Chez
Michel, le prince de la bouillabaisse, il ajouta : « Être de gauche, c’est lutter pour la liberté, la vérité et le maximum de justice sociale. »
Je lui fis remarquer que nous connaissions des gens de droite qui auraient pu annexer cette proposition. Il en convint. Puis, nous nous
affrontâmes sur le point de savoir s’il fallait ou non glisser quelques langoustes dans la bouillabaisse précisément. Nous faillîmes nous fâcher.
Cet ambidextre était l’homme du refus. Il rejetait la facilité, les concepts préfabriqués, les fourre-tout, la capitulation devant l’inéluctable ou le
prétendu tel. Étudiant, il entra en Résistance sous les ordres d’Auguste Anglès, auteur du monumental André Gide et les débuts de la Nouvelle
Revue française, au moment où des clercs capons prenaient le train vers Berlin pour festoyer avec le docteur Goebbels.
Pendant la guerre froide, il combattit le communisme, la seconde escroquerie du siècle dont les dévots, de Sartre à Aragon (hélas), louchaient
vers les datchas du Kremlin. Il fut, à sa place et de sa place, un des démolisseurs du mur de Berlin, qui s’écroula comme les remparts de
Marseille sous les assauts de Charles Quint.
Cet homme gros était un grand homme. Il brisa mieux que tous les éléphants les idées reçues dans le magasin de porcelaine du socialisme.
On a écrit que Jean-François avait désavoué ses origines. Balivernes. Il n’a jamais manqué d’affirmer son attachement à sa ville natale, tout en
rappelant les racines franc-comtoises de sa famille, les Ricard : « Marseille m’était constamment présente comme un synonyme d’une sorte de
bonheur. Elle s’est profondément attachée aux fibres de mon corps et de mon cœur. »
Il aimait Marseille, mais comme tous les Marseillais, il avait l’amour pudique, Claude Sarraute, qu’il a tant chérie, en sait quelque chose. Au
cinéma, il aurait pu incarner Panisse, son physique le lui permettait, mais un Panisse qui aurait lu Heidegger, médité Montaigne, approfondi le
message d’une philosophie qui avait besoin de lui pour retrouver son souffle. Il possédait la culture de Pic de La Mirandole et la mémoire d’un
ordinateur dont tous deux nous n’avons pas su percer les mystères.
Le Voleur dans la maison vide, où le retour sur le passé dépouillé de toute nostalgie par la verdeur de sa pensée assure la place de Marseille
aux côtés de la rue d’Ulm, l’Italie, Paris et ses jouets. Il ne laisse passer aucune occasion d’y revenir, d’aller, à peine arrivé à Marignane ou à la
gare Saint-Charles, se promener en espadrilles, habillé comme l’as de pique dans le quartier de Sainte-Marguerite qui l’a vu grandir. Cet
amoureux de Proust se payait une madeleine en respirant l’air de « La Pinède », la villa familiale ouverte aux pèlerins d’une beauté désuète, tel
Louis Audibert, un peintre provençal injustement oublié qui partageait ses tableaux entre mon médecin de père et le père Ricard.
Jean-François Revel, ancien élève des Jésuites de l’École libre de Provence, comme l’auteur de ce dictionnaire, rend un hommage justifié à son
professeur de philosophie, le père Nicolet, qui lui enseigna la tolérance face au sectarisme des prédicateurs laïcs ou tonsurés.
Si le voleur dans cette maison pleine avait pu dérober un trésor, il aurait emporté l’amour filial : « Mon père gagnait souvent beaucoup d’argent,
mais cet argent lui venait comme une succession de feux de paille bientôt consumés. » Malgré sa prodigalité, il légua à son fils un fabuleux
héritage : l’amour d’une poésie réservée, paraît-il, à une élite ; Apollinaire, Cendras, Maldoror n’eurent plus de secrets pour le jeune Jean-
François. Quand on l’interrogeait sur les raisons de son succès à l’École normale supérieure, il répondait :
« Les intrusions de la “communication médiatique” et du snobisme ont-elles fait disparaître de la civilisation actuelle ce type d’amateur
indépendant ? Sans l’affirmer, je témoigne seulement que je n’en rencontre plus dans les couches socioprofessionnelles et culturelles
équivalentes à celles où mon père a vécu. Son émerveillement devant Lautréamont, par exemple, de la part d’un homme né à la fin du XIXe siècle
et sans aucun lien avec une avant-garde quelconque ni quelque milieu littéraire que ce fût, venait d’une exploration toute personnelle. »
Cet hommage s’adresse également à Marseille où les sages rient et les philosophes affectent l’indifférence.
Comme tous ses compatriotes, Jean-François avait une fâcheuse tendance à se considérer avec une certaine légèreté : « Je n’ai jamais été tout
à fait sérieux, me confia-t-il un jour, et là où je suis sérieux, ce n’est jamais dans un seul domaine à la fois. »
Il avait tort. À notre époque de manipulateurs et de pions, on n’admire que ceux qui s’admirent.
Il détestait la mort pour son aveuglement, son manque de discernement, sa cruauté. Il refusait de lui faciliter la tâche : « On n’apprend pas à
mourir. On ne peut apprendre que ce que l’on peut répéter. La mort est un fait unique et un fait brut. À partir du moment où l’on ne croit pas à un
au-delà ou à une réincarnation, il ne reste plus qu’à accepter le néant. »
D’accord Jean-François, mais quand j’irai t’y rejoindre, tu te sentiras moins seul. Et puis, pour occuper l’éternité, on jouera aux boules et je te
laisserai gagner.
Rimbaud (Arthur)
(1854-1891)
Rimbaud finit où Artaud commence : à Marseille.
Le 20 mai 1891, l’Amazone jette l’ancre dans le Vieux-Port après onze journées passées en mer Noire et en Méditerranée – « après treize jours
de douleur » surenchérit le malade dans la première des « Lettres de Marseille » (l’expression est de Pierre Brunel dans son édition des œuvres
complètes, coll. « La Pochothèque », Livre de Poche, 1999).
Le passager, grelottant dans un madras en soie couleur or, rayé de rouge et de blanc, est dirigé le jour même vers l’hôpital de la Conception,
dont l’entrée se situe à l’angle de la rue Saint-Pierre et de la rue Ferrari. Admis dans le service du docteur Trastoul, on lui diagnostique un
« néoplasme de la cuisse » dû à un ostéo-sarcome (cancer osseux primitif) que la médecine d’alors nomme « ostéo-sarcome des cavaliers ».
Deux jours plus tard, il est amputé de la jambe droite sous chloroforme, traitement qui servira dans quelques années à anesthésier Apollinaire
lors de sa trépanation. Entre le 20 juillet et le 23 août, Rimbaud quitte l’hôpital pour passer un mois dans la ferme familiale dans le grand nord de
la France. Il y retrouve sa sœur Isabelle, puis regagne l’hôpital et la chambre individuelle – privilège tarifé au prix de dix francs par jour ; le franc-or
valant entre cinq et dix euros actuels, soit entre cinquante et cent euros la journée – qu’il ne quittera plus.
Dans cette lettre du 20 mai, tout est révélé du calvaire des cinq mois à venir : « Je suis très mal, très mal, je suis réduit à l’état de squelette par
cette maladie de ma jambe gauche [à nouveau, il divague et se trompe de côté] qui est devenue énorme et ressemble à une énorme citrouille. »
Seules les dernières lignes émeuvent sa mère : « J’ai à toucher ici une traite de 36 000 francs sur le Comptoir national de l’escompte. » Elle fera
main basse sur cette petite fortune à la première occasion. Sa rapacité laisse des traces : cinquante ans plus tard, dans Le Figaro, André Billy
main basse sur cette petite fortune à la première occasion. Sa rapacité laisse des traces : cinquante ans plus tard, dans Le Figaro, André Billy
rapportera le témoignage de Maurice Riès, le chargé d’affaires qui avait signé le chèque, aussitôt encaissé, au nom de Vitalie Rimbaud.
Les « Lettres de Marseille », dans le dénuement de souffrance qu’elles évoquent, font pendant aux « Lettres de Rodez », la Poésie en moins, car
chez Rimbaud, elle a été amputée avec la jambe. En revanche, dans la correspondance d’Artaud, les électrochocs produisent une convulsion
permanente. Les « Lettres de Marseille » couvent l’œuf des fables hagiographiques à venir, de Paterne Berrichon à André Borer, en passant par
Claudel.
Face à Jean Carrière, interlocuteur méridional qui veut voir dans le silence de Rimbaud « un ultime recours, une réponse faite chair, une sorte
d’incarnation de la poésie par le voleur de feu, à laquelle le cancer mettra fin », Julien Gracq garde la tête froide dans son interprétation de cette
terrible fin marseillaise :
« Le “problème” du silence de Rimbaud semble bien être né pour une bonne part de la sacralisation du poète, qui est un legs de romantisme.
Depuis cette époque, le poète est considéré comme entrant plus ou moins dans un ordre mystique, et on juge qu’il doit rendre des comptes pour
son silence éventuel, comme on en demande à un prêtre qui quitte les ordres. Alors qu’on ne demande rien de tel, au XVIIe siècle, à Racine
cessant brusquement d’écrire des tragédies. Bref, un poète ne cesse pas de produire sans qu’il y ait scandale : le mot de Mallarmé sur
Rimbaud : “Il s’opéra, vivant, de la poésie”, va bien dans ce sens.
« J’avoue que, pour ma part, je m’intéresse davantage aux poèmes de Rimbaud qu’aux raisons de son silence. […] En vérité, je n’en sais rien :
tout ce qu’on sait de la poésie de Rimbaud et de sa vie nous montre un être en état de mutation accélérée. Et, comme je ne vois nulle raison de
faire porter aux poètes une responsabilité sociale quelconque, que je crois profondément que l’expression poétique est une affaire entre eux et
eux-mêmes, je ne vois aucun motif de demander compte, à Rimbaud, d’une abstention, qui n’a pas jugé utile de donner clairement ses raisons.
Je l’enregistre et je la respecte, sans plus, comme une décision privée, dont il n’avait pas à rendre compte. » (Entretien avec Jean Carrière
(1986), in Entretiens, José Corti, 2002.)
Dans cette vision des choses, Rimbaud, le poète devenu négociant et bon fils, et Artaud, le fils de négociant, devenu poète et fils de personne,
semblent fixés aux extrémités d’une même chaîne, avec Marseille entre eux et des kilomètres de douleur pour partage. Ils ont tous deux affaire au
Monde tel qu’il est, pour le combattre ou l’anéantir.
Dans une prose dénudée jusqu’à l’os, les lettres marseillaises mettent en scène une fin tragique vécue avec une simplicité sans phraséologie. Le
délire soulève la diction, leur sécheresse poignante aggrave l’expression du désespoir : « Si quelqu’un dans mon cas me consultait, je lui dirais :
vous êtes arrivé à ce point, mais ne vous laissez jamais amputer. Faites-vous charcuter, déchirer, mettre en pièces, mais ne souffrez pas qu’on
vous ampute. Si la mort vient, ce sera toujours mieux que la vie avec des membres en moins. Et cela, beaucoup l’ont fait ; et si c’était à
recommencer, je le ferais. Plutôt souffrir un an comme un damné, que d’être amputé. »
Dans la même lettre datée du 15 juillet, il décrit à Isabelle le triste spectacle qu’il donne sur ses béquilles, comme s’il sortait de lui-même : « La
tête et les épaules s’inclinent en avant, et vous bombez comme un bossu. Vous tremblez à voir les objets et les gens se mouvoir autour de vous,
crainte qu’on vous renverse, pour vous casser la seconde patte. On ricane à vous voir sautiller. Rassis, vous avez les mains énervées et l’aisselle
sciée, et la figure d’un idiot. Le désespoir vous reprend et vous restez assis comme un impotent complet ; pleurnichant et attendant la nuit, qui
rapportera l’insomnie perpétuelle et la matinée encore plus triste que la veille… »
Autoportrait du poète en pyjama de Damné ; chair pourrie comme une défroque de clown de l’Horreur, annonçant Malloy, Malone, Murphy,
Vladimir ou Estragon de l’enfer beckettien, avec tous ses corps mutilés partant en capilotade à l’infini et pour l’éternité. Mais aussi, retour au
point de départ de la poésie : à Orphée et à ses membra disjecta balancés à la mer par les Bacchantes.
Pendant le dernier mois, Isabelle raconte à sa mère la progression de la paralysie, tandis que la tumeur du moignon ne cesse de gonfler.
Monstrueusement.
Le 9 novembre, Rimbaud, qui ne peut plus se servir de sa main, lui dicte une dernière lettre adressée au directeur des Messageries maritimes.
La voici dans sa reconstitution typographique :
« UN LOT : UNE DENT SEULE
« UN LOT : DEUX DENTS
« UN LOT : TROIS DENTS
« UN LOT : QUATRE DENTS
« UN LOT : DEUX DENTS
« Monsieur le Directeur,
« Je viens vous demander si je n’ai rien laissé à votre compte. Je désire changer aujourd’hui de ce service-ci, dont je ne connais même pas le
nom, mais en tout cas que ce soit le service d’Aphinar [nom de médecin inventé par le moribond]. Tous ces services sont là partout, et moi
impotent, malheureux, je ne peux rien trouver, le premier chien dans la rue vous le dira.
« Envoyez-moi donc le prix des services d’Aphinar à Suez. Je suis complètement paralysé : donc je désire me trouver de bonne heure à bord.
Dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord. »
C’est la dernière des « Lettres de Marseille ». L’hallucination fait jouer l’un sur l’autre les deux rêves de la Vie sans Poésie : 1° Partir – par les
Messageries maritimes de la Mort ; 2° S’enrichir – Dent par Dent : c’est l’Idée fixe de l’Ivoire qui tourmente le poète depuis le Harar, et l’a poussé
à « trafiquer dans l’inconnu » pour découvrir la piste légendaire et troquer le dérisoire bas de laine, sur lequel la mère a jeté sa griffe, contre le
vrai trésor, celui du Cimetière des Éléphants. On lit dans « Mauvais sang », première section d’Une saison en enfer : « Un jour j’aurai de l’or. »
Le 10 octobre 1946, une plaque est apposée sur un mur de la cour intérieure de la Conception :
Le 10 novembre 1891, revenant d’Aden
Le poète Jean Arthur Rimbaud
Rencontra la fin de son aventure terrestre.
Notre capitale des Réclamations, c’est justice, a baissé les paupières du vaincu. Tous ceux qui refusent les remises debout sous la Trique du
Raisonnable sont de Marseille.
Roman (policier)
Le roman policier marseillais est (presque) aussi vieux que le roman policier. Le commissaire Maigret lui-même a fait ses débuts à l’Évêché au
sein de la brigade de Marseille. Pourtant, il y a loin de la Joliette au boulevard Richard-Lenoir. Sa première enquête se déroule dans Train de
nuit écrit en 1929, à une époque où Simenon utilisait le pseudonyme Christian Brulls. Déjà, le célèbre commissaire se laisse porter par le décor
imposé par son créateur auquel il ressemble comme à un frère. Aimait-il autant la bouillabaisse dans sa jeunesse que la choucroute et le bœuf-
carottes en son âge mûr ? Brulls est muet et nous restons sur notre faim.
Pour devenir un auteur de romans policiers marseillais, il n’est nul besoin de naître à Marseille. Il suffit d’y vriller le sujet de son livre ; la ville
naturalise volontiers ses auteurs. Jusqu’à ce jour, elle n’en eut guère besoin puisque Jean-Claude Izzo, Philippe Carrère, Gilles del Pappas
étaient des enfants du Vieux-Port. Commençons par le plus grand d’entre eux.
« Marseillais pure souche, c’est-à-dire, moitié italien, moitié espagnol avec du sang arabe de part et d’autre. »
Tel se présente Izzo dans la Série noire de Gallimard. Quand, en 1995, il publie son premier roman, Total Khéops, il vit à Paris depuis huit ans.
Devant un immense succès, il décide de « redescendre » sur la Canebière pour y puiser l’inspiration nécessaire à l’écriture des deux autres
tomes de sa trilogie : Chourmo et Solea. Jean-Claude Izzo, c’est le Pagnol du polar. Pour lui, Marseille n’est pas une simple toile de fond, mais
un personnage à part entière, voire le personnage principal : « L’histoire que l’on va lire est totalement imaginaire. […] Seule la ville est bien
réelle, Marseille et tous ceux qui y vivent avec cette passion qui n’est qu’à eux. »
Après sa mort en 2000, Daniel Armogathe, un de ses biographes, écrit dans la revue Marseille, en juin 2006 : « Il a en réalité un point fixe :
Marseille et son biotope, l’épicentre de sa destinée personnelle et littéraire. »
Jean-Claude Izzo avait Marseille dans le cœur. Marseille et la poésie. Peu de gens connaissent ses pages consacrées à Maïakovski, inédites je
crois, dont je ne résiste pas à l’envie de citer le début : « Nul d’entre nous ne sait ce qu’il adviendra de la poésie dans les années à venir. Peut-
être bien que d’autres formes d’art réduiront à l’enfance ce que les meilleurs poètes d’aujourd’hui ont écrit. Nul ne sait donc ce qu’il en adviendra
de la poésie de Maïakovski. Et pourtant, comme l’écrivait Elsa Triolet, “peu d’hommes ont laissé une trace aussi profonde dans les mémoires”.
« Aujourd’hui, dans la patrie de Tolstoï, de Dostoïevski, de Gorki, dans la patrie de Meyerhold, de Eisenstein, de Prokofiev, dans la patrie de
Lénine, aujourd’hui, comme au lendemain de sa mort, Maïakovski est vivant.
« Et il manque !
« Il manque à des milliers d’hommes et de femmes qui lisaient ses œuvres, à des milliers et des milliers de jeunes que venaient l’entendre réciter
ses poèmes ; ses vers manquent à la une des journaux ; ses pas de géants (il mesurait deux mètres) ne résonnent plus et manquent aux rues de
Moscou. “Il manque partout où il faut avoir du génie.” » Aragon aurait pu signer ces lignes. Tous deux étaient contaminés.
À l’image des rappeurs de Marseille, nos auteurs de romans policiers ne sont pas toujours tendres pour leur bien-aimée. Ils traduisent en argot
du Panier le vieux proverbe latin : bene amat, bene castegat, et Gilles del Pappas, le premier : « À contre-courant de la politique culturelle de la
ville, les écrivains continuent leur travail d’émouvoir, d’informer, de dénoncer, de surprendre, de promouvoir la ville… En effet, dans ces temps de
régression sociale et en grande partie grâce à eux, Marseille est devenue une curiosité, un symbole de liberté, de refus de la compromission qui
attire de plus en plus de gens de tous les coins de la France et de l’étranger. »
Cette ville dérangeante, Jean-Claude Izzo s’en est fait le guide. Ses pages sur les Goudes où vit son héros Fabio Montale sont parmi les plus
belles consacrées à cette antique calanque phénicienne miraculeusement conservée : « Impossible de croire, à qui n’est pas venu un jour
jusqu’ici dans ce petit port usé par le soleil, qu’on se trouve dans un arrondissement de Marseille. Dans la seconde ville de France. On est là au
bout du monde » (Chourmo).
Puis, il nous livre de précieuses recettes, à commencer par les secrets des beignets de langues de morue, un délice dont même les initiés du
Club des Cent ne peuvent imaginer les saveurs. Pour les réussir, il faut faire mariner dans de l’huile d’olive, du persil et du poivre, de fines
lamelles de poisson. Deux heures plus tard, le plus délicat reste à faire : la pâte à beignet, à laquelle il convient d’incorporer deux blancs d’œuf
montés en neige pour lui conférer sa légèreté. Essayez toujours. À moins d’être en état de grâce, vous avez peu de chance de les réussir. Pour
vous consoler, ouvrez Chourmo et initiez-vous aux arcanes de la bouillabaisse selon Céleste, la cuisinière du restaurant Chez Félix : du poisson
de roche, que du poisson de roche, quelques crabes, et, à l’occasion, une langouste (ce dernier point est controversé, notamment par Jean-
François Revel). Quant à la rouille, Céleste garde son secret pour « lier l’ail et le piment à la pomme de terre et à la chair d’oursin ». Un mystère
de plus dans l’univers du suspens et une preuve savoureuse que l’humour n’est jamais étranger au roman policier marseillais. Philippe Carrère
en est le maître. Le titre de ses ouvrages, Trois jours d’engaste, Le Bal des cagoles, l’obligation qu’il s’impose d’ajouter un lexique à la fin de
ses livres sont révélateurs d’un volontaire manque de sérieux, vous y lirez notamment : engaste : embrouille, affrontement violent ; cagole : se dit
d’une fille de petite vertu et de mauvaise réputation qui se laisse conduire au lit sans façon.
« Des fois Néné, il devrait faire attention à ce qu’il dit, parce qu’un jour il va y avoir du tracas avec les enfants du Maghreb… Je traduis pour ceux
qui n’ont pas fait d’études : il va y avoir engaste pour les melons. »
Pour Carrère et les autres, les outrances provençales servent à dédramatiser la tragédie. Les Marseillais – il faut le savoir – ne la supportent
qu’à condition qu’elle fasse rire, et rêvent de confier le rôle d’Œdipe à Fernandel.
Quand on interroge René Merle, toulonnais pourtant, sur les raisons qui le poussent à installer à Marseille le siège de ses polars, il se justifie :
« Sans doute parce que je ne voyais pas d’autre cité mythique qui puisse ainsi porter l’aventure, le dévoiement ou la salvation de ceux que je
mettais en scène. »
Les sociologues de Mempenti avancent une explication plus sophistiquée : Marseille, ville des migrations, serait le terrain idéal aux
affrontements entre communautés, avec son cortège d’exactions, de rivalités, de vengeance… Ce thème omniprésent chez Izzo – racisme dans
Total Khéops, fanatisme islamique et intégrisme dans Chourmo, mafia italienne dans Solea – sert l’intrigue romanesque au détriment de la
réalité. En effet, n’en déplaise à une légende tenace, Marseille, lors de la récente crise des banlieues, est devenue le laboratoire d’une
cohabitation pacifique entre communautés. « Quand la France s’enflamme, Marseille s’en fout », constate Maurice Gouiran.
Quelques critiques avisés ou prétendus tels aiment à rappeler que le Bassin méditerranéen s’est transformé depuis quelques années en vivier
d’une littérature de la violence dont le roman policier serait l’expression la plus moderne. Certes, l’Espagnol Montalban, l’Italien Camillieri et
l’Algérien Kahdra teintent la Grande Bleue de leurs œuvres noires, mais faut-il pour autant invoquer l’existence d’une école méditerranéenne du
polar ?
Pour ma part, je pense que sa mauvaise réputation fait de Marseille le lieu idéal où délinquance et criminalité s’inscrivent naturellement dans son
quotidien pour ceux qui la connaissent mal. Pourtant, elle n’est ni pire ni meilleure que les grands ports et autres capitales, et je me demande si
nos auteurs ne participent pas à la réhabilitation de leur ville, en dévoilant des tares imaginaires à la manière d’une catharsis.
Au moment d’achever cette entrée paraissait chez Flammarion L’Immortel de Franz-Olivier Gisbert : un fait-divers sanglant dont Marseille est la
toile de fond. Qu’importe si son auteur, né en Amérique, travailleur immigré à Paris, ne soit marseillais que de cœur, j’ai retrouvé dans ses pages
le sombre folklore, les accents bon enfant et terribles des parrains, cette odeur de sel, d’iode et de sang qui inscrivent ce beau livre dans le
sillage de l’école phocéenne.
Décidément, malgré la disparition du grand Izzo, le roman policier marseillais n’est pas mort.
Le 1er avril 1868, Edmond Rostand, ce Méridional naturalisé gascon, voit le jour à Marseille, rue Montaux, qui porte aujourd’hui son nom. Le
soleil, sans qui les choses ne seraient que ce qu’elles sont, caresse ses premières années. Il ne le quittera plus et brunira son style.
Né comme Artaud dans l’aisance, il admire son père, Eugène Rostand, avocat au barreau de Marseille, adjoint au maire, membre de l’académie
locale et, considération suprême, chevalier de la Légion d’honneur.
Après un bref séjour dans une institution privée à l’usage des rejetons de la bonne bourgeoisie, il rejoint, en 1879, le lycée de Marseille, devenu
lycée Thiers, où j’effectuerai, quelques années plus tard, de laborieuses études. Fut-il un bon élève ? Rien n’est moins sûr, car ses bulletins
« studieux, sans exactitude et sans zèle » sont loin de faire de lui un lauréat du concours général. En un mot, « peut mieux faire ». Je mériterai
plus tard cette même mention désabusée, mais non dénuée d’espérance. D’après certains historiographes du lycée, son professeur de français,
M. Gerbe, un normalien, s’essaya un jour dans le calembour littéraire cher à sa caste : « Un abbé et un athée se rencontrent. Ils s’injurient, se
battent, se roulent dans la boue. Qu’en résulte-t-il ? », demanda-t-il à ses élèves perplexes. Devant leur mutisme, il leur fournit la solution. « Il reste
deux provinces de l’ancienne Grèce : l’athée sali, l’abbé aussi. » Rostand relève le gant et complète la démonstration : « Et la trace resta. » Nous
ne sommes pas très loin des répliques de Cyrano, et des jeux de mots du Merle de Chantecler.
L’année suivante, un autre enseignant commente une étude de Théophile Gautier tiré des Grotesques, consacrée au vrai Cyrano de Bergerac.
Gautier y célèbre les grands nez qui, selon lui, font les grands hommes. Première rencontre de Rostand et de son héros. Peut-être germèrent en
lui ce jour-là les deux vers de la fameuse tirade :
Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, exepté le mistral !
En 1884, Edmond lance Le Farfadet, un journal de lycée devenu une curiosité à l’usage des bibliophiles. Je ne connaissais pas cette gazette
quand, en 1947, toujours au sein du même établissement, je créai Le Lampiste, dont ce quatrain annonçait la mission :
Potache éternel utopiste
Rêveur impénitent des bancs
Nous te présentons le Lampiste
Puisse-t-il éclairer ces temps.
Bientôt, Le Lampiste, à court de fonds, fut contraint de lancer cet appel pathétique :
Ces hausses sont des scandales
On a plus un poil de sec
Envoyez-nous des risdales
Nos cahiers claquent du bec.
Comme Le Farfadet, Le Lampiste ne connut qu’un seul numéro. Tel est le sort de ces feuilles éphémères où l’éternelle jeunesse croit marcher
sur les traces de Rimbaud.
Mais revenons à Edmond Rostand. Ses parents ayant émigré dans la capitale, il se retrouve au collège Stanislas où il poursuit des études
« nonchalantes et brillantes ». À sa sortie, il se livre, sans grand succès, à ses premiers balbutiements dramaturgiques. Pour se consoler, il
épouse en 1890 Rosemonde Gérard, une sous-comtesse de Noailles à la versification fardée, et publie Les Musardises, où il n’est pas
indispensable que mes lecteurs musardent.
En 1897, Cyrano. Le 28 décembre, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le rideau se lève sur l’hôtel de Bourgogne. Il ne retombera qu’après
deux heures d’applaudissements. À la fin du troisième acte, Méline, le président du Conseil, fait irruption dans la loge de Rostand pour le
décorer de la Légion d’honneur. Les échecs de La Princesse lointaine et de La Samaritaine sont oubliés. Le cadet au grand pif transforme un
inconnu en l’auteur le plus populaire France.
1900, L’Aiglon. Une distribution étincelante. Sarah Bernhardt se glisse dans l’uniforme blanc de duc de Reichstadt. Elle joue, tousse à merveille,
fait pleurer Margot et Déroulède. Sous le bonnet à poils de Flambeau interprété par Lucien Guitry frémissent les mannes du général Cambronne.
C’est le second retour des cendres. « Hugo et Rostand, note Paul Léautaud dans son Journal, finissent presque par faire accepter les tueries de
Napoléon. »
1910, Chantecler. Le coq gaulois remplace l’aigle impériale. La Fontaine, le Roman de Renard se retrouvent dans cette pièce insupportable et
superbe. Tous les personnages sont des animaux plus humains que les humains. Chantecler, c’est le brouillon du Bestiaire d’Apollinaire, des
Chante-fables de Desnos et de l’univers de Disney. La critique est mitigée. Les ratés, les aigris, les fabricants de fours émettent de pudiques
réserves. Moutonnier, le public boude ce coq un peu bavard, mais dont la crête éblouit.
Que de trouvailles chez le Merle et la vieille poule :
L’âme des coutelas rêve dans les canifs
Le merle et le corbeau sont faits d’une même crêpe
Et jaune et noir, le tigre est déjà dans la guêpe.
« Je me porte bien et j’espère que la présente vous trouvera de même. Je termine le Dictionnaire amoureux de Marseille pour la maison Plon,
et j’arrive à la lettre R. R comme Rostand.
« Pourquoi vos confrères montent-ils souvent Cyrano, rarement L’Aiglon, jamais Chantecler ? Réagissez, Robert. Donnez l’exemple. Sortez des
sentiers battus, vous qui gagnez toujours.
« Cyrano, ce fils naturel de Tartarin – Tarascon est la banlieue de Marseille – et de Mme d’Artagnan, est un hurluberlu du style don Quichotte
adoré du public. Mais L’Aiglon aussi mérite le détour. L’enfant de Marie-Louise séduira les lectrices de Marie-Claire. Imaginez Depardieu dans
le rôle de Flambeau et Adjani dans celui de la duchesse de Parme. Rappelez-vous notre Bonaparte. S’il faut rajeunir le texte, Alain Decaux y
pourvoira. S’il le désire, je me porte volontaire pour l’assister. A la centième, vous nous pincerez l’oreille.
« Une ultime prière : ne dédaignez pas Chantecler. C’est la comédie la plus biscornue du XIXe siècle. Comment dites-vous ? Les hommes
déguisés en animaux sont ridicules. C’est vrai. Mais en hommes, ils ne valent guère mieux. Faites jouer Chantecler en costume. Affublez vos
comédiens d’un masque commandé à un artisan vénitien. Dans sa nouvelle nudité, elle enchantera les spectateurs.
« Vôtre,
« Paul. »
Ce courrier mis à la Poste, je me pose une ultime question : Edmond Rostand est-il resté un enfant de Marseille ?
Dans son Journal, l’abbé Mugnier appelé pour administrer les derniers sacrements au dramaturge le trouve entouré de femmes plus savantes
que saintes : Rosemonde l’épouse, Marie Marquet et Sarah Bernhardt, la nouvelle maîtresse et l’ancienne. Il note, le 24 novembre 1918 :
« Edmond Rostand était très malheureux dans sa vie privée. Il doutait de ses dons admirables, lui qui a fait quelques pièces qui traverseront la
postérité. »
Ce mélange d’énergie créatrice et de doute destructeur, ce refus de se prendre au sérieux, comme Cyrano, sont les composantes majeures de
l’esprit de Marseille, même si les Marseillais, comme Chantecler, se croient capables à chaque aurore de faire se lever le soleil.
Le tempérament de sa ville traverse son art poétique. Rostand fait exploser les mots comme Artaud, les décortique et les ridiculise à la façon de
Prévert. Son lyrisme méridional est équilibré par un cubisme du langage à la Raymond Roussel. Le chantre de la revanche et du clairon est plus
proche qu’on ne le pense de Dada. Dans La Rime en l’an 40, Aragon ouvre de nouvelles perspectives aux poètes en condamnant la misogynie
de la rime. Il convient de relire ce texte avant de juger Edmond Rostand, qui, par la recherche d’une sémantique échevelée, va bien au-delà de
l’audace romantique.
C’est dans le saugrenu qu’il recherche la rime, quitte à tomber dans une facilité apparente ou le « décrochez-moi ça ».
Écoutez Flambeau apostropher Metternich :
Mais saperlipopette
Vous devenez plus blanc qu’un cheval de trompette.
Metternich admonester l’Aiglon :
Mais si la liberté chez vous devient trop grande
Si vous vous permettez la moindre propagande
Si vous laissez trop Monsieur Royer-Collard
Venir devant le roi déplier son foulard…
Souvenez-vous, après son duel victorieux, du retour de Cyrano, intrigué par un mousquetaire admiratif qui lui dit : « J’ai d’ailleurs témoigné ma
joie en trépignant. » Il demande : « Quel est le nom de ce monsieur ? » La réponse fuse : « D’Artagnan. »
Tout l’art poétique de Rostand est enfermé dans ces répliques : saperlipopette, foulard, trépignant…, mettent l’insolite au service de la rime, ce
bijou d’un sou.
Rostand, Aragon, même combat pour la réhabilitation du clinquant qui, chez eux, devient beauté. Leur aplomb est immense, même si Victor
Hugo leur avait ouvert la voie. Pour Rostand, elle passe par Marseille dont il demeure l’enfant. Je ne suis pas le premier à le rattacher à sa ville
natale. L’infortuné Jules Claretie m’avait précédé, le 29 mai 1903, en faisant paraître dans Le Figaro cet article :
« M. Henry Gauthier-Villars a publié naguère dans la Nouvelle Revue quelques vers du discours académique de Rostand, primitivement écrit en
vers. Et précisément, le poète en cette harangue inachevée rappelait ses souvenirs de la Provence, de la Méditerranée, de Marseille :
J’en conviens, vous avez réalisé le rêve
Que j’ai conçu là-bas, tout enfant, sur la grève
De Provence où le rythme immortel de la mer
Apporte, avec l’odeur du goémon amer,
L’arôme des lauriers et des myrtes d’Athènes.
Là j’entendis se réveiller des voix lointaines
De joueuses de flûtes et d’aèdes pensifs.
Éclaboussant mon front de sel vif et d’iode,
J’ai reconnu les chants d’Eschyle et d’Hésiode.
D’autres fois, le mistral faisait rire un galet,
J’ai supposé qu’Aristophane me parlait…
« Il y a de l’Athénien en effet chez ce Français de pure race – de l’Athénien par la grâce et le charme, de l’Aristophane par l’ironie et le caprice. Il
y a aussi du rêveur de légendes, un inassouvi qui souffre en même temps qu’un enchanteur ouvrant pour nous le palais des féeries. Il a déchiré
ce discours en vers dont un journal de Catalogne et une gazette hellénique, l’Athénaï, ont recueilli les fragments, comme des pétales de rose
jetés au vent. »
L’illustre journaliste dut rengainer dare-dare son compliment. Jamais Edmond Rostand n’avait songé à rédiger en vers son discours de réception
à l’Académie, et l’extrait prétendument retrouvé était un pastiche dû à la plume malicieuse de Willy, le mari de Colette. Edmond Rostand
s’amusa beaucoup de cette galéjade.
Au cimetière Saint-Pierre à Marseille, une tombe toute simple porte la mention « Famille Eugène et Alexis Rostand ». En un peu plus gros, sur la
face avant de la pierre tombale, sont inscrits ces mots : « 1868-Edmond Rostand-1918 ». Marseille a repris son poète.
Roussin (André)
(1911-1987)
« On peut dire ce qu’on voudra à un Marseillais – et j’en suis un à part entière –, s’il aime sa ville, c’est précisément parce qu’elle n’est pas une
ville suisse. » En une phrase drôle et profonde, André Roussin a exprimé son amour pour la cité turbulente à laquelle ses viscères et son âme
l’attachent…
Fils d’une famille de magistrats et d’industriels, le jeune homme rompt avec son milieu en rejoignant, dès sa vingtième année, la troupe fondée
par Louis Ducreux : la Compagnie du Rideau gris, qui fut au théâtre ce que Les Cahiers du Sud furent à la littérature.
D’Am Stram Gram à Bobosse, sa carrière d’auteur dramatique riche en succès manifeste dans la bonne humeur cette impétueuse volonté de
toucher à tout, d’exprimer ce génie marseillais qui sait si bien mélanger les genres et se moquer des idées reçues. Émigré à Paris, il échappe à
cette maladie diagnostiquée par Balzac, symptôme de l’aberrante hydrocéphalie française qui permet à la capitale de pomper jusqu’à la
boursouflure les ressources matérielles et spirituelles des provinces réduites au rang de colonies.
Au-delà de la frustration des victimes de l’hégémonie culturelle, sans jamais se trahir, André Roussin a fait vibrer sur la scène cette fausse
légèreté, cette désinvolture affectée qui distinguent Marseille de l’éphémère parisien. À la différence de Pagnol, il n’a pas puisé ses
personnages chez les tenanciers et les immigrés italiens des bars du Vieux-Port, mais dans l’immense vivier de la comédie humaine qui se joue
dans tous les pays, dans toutes les villes. André Roussin est un auteur de boulevard, mais ce boulevard s’appelle la Canebière.
Russier (Gabrielle)
(1936-1969)
J’aurais pu insérer cette entrée à la lettre A, comme « assassinat » ou à la lettre C, comme « calomnie ». J’ai préféré la présenter sous son nom,
à la lettre R, comme « Russier ».
Gabrielle Russier ? L’héroïne pitoyable d’une histoire pitoyable. Elle était professeur de lettres dans un lycée de Marseille. Il était son élève. Elle
n’a rien d’une débauchée, cette jeune femme qui vient de fêter ses trente-deux ans. Pourtant, les grandes consciences vont la tuer. Elles ne lui
pardonneront pas son idéalisme, son romantisme désuet, sa foi en l’amour absolu. Ni Colette ni Louise Michel, elle voue une même passion un
peu désordre à Villon et à Jacques Brel, Baudelaire et Brassens, et tente de la faire partager à ses élèves.
Divorcée, mère de deux enfants, elle veut être libre – libre, non libertine. Elle compte parmi ses amis un couple d’enseignants inscrits au PC et
leur fils, Christian, âgé de dix-sept ans, qui en paraît vingt-cinq. Un homme. Il vivra avec Gabrielle le diable au corps à l’heure de Mai 68.
Modernité oblige, ses parents choqués laissent pourtant Christian s’installer chez sa maîtresse.
À la rentrée de septembre, quand les pavés ont à nouveau recouvert Marseille, ils décident de récupérer leur fils comme un bibelot dérobé par la
bonne. Ils alertent le procureur, organisent une pétition de parents d’élèves, dénoncent le scandale d’une « Messaline » qui use de son autorité
pour assouvir « ses instincts les plus bas ». Bientôt, ils portent plainte pour détournement de mineur et le juge d’instruction ordonne
l’incarcération provisoire aux Baumettes de cette receleuse d’enfants. Le 11 juillet 1969, le tribunal la condamne à une peine « symbolique » : un
an de prison ferme avec sursis et cinquante francs d’amende. Le procureur général, trouvant la sanction trop indulgente, fait appel.
Gabrielle Russier tombe dans une dépression dont elle ne sortira que pour mourir. Séparée de Christian, envoyé en pension, elle vit dans un
isolement de pestiférée. Le 1er septembre 1969, à bout de forces et de larmes, elle oublie d’éteindre le gaz : « J’aimerais qu’au moins ce qui
arrive serve à quelque chose, même si ça a l’air d’une catastrophe, même si ça a l’air décourageant, même si ça ressemble à une défaite. »
C’est sa lettre d’adieu.
Au lendemain de son suicide, enfin des voix s’élèvent. « Gabrielle a été victime de la conspiration de l’ordre moral. » (Jacques Derogy,
L’Express) ; « Gabrielle a été assassinée par ceux qui l’ont enfermée pour avoir osé aimer à la face d’une société hypocrite qui tire les rideaux
sur les tringles et repousse les volets avant de se livrer à ses petites débauches » (Michel del Castillo, Combat). Seul Françoise Giroud
détonne : « Une femme ayant une véritable conscience politique eût fortifié cette conscience en prison au lieu d’en sortir exténuée » (Françoise
Giroud, L’Express).
Christian vint me voir, décidé à faire payer les responsables du suicide de Gabrielle. Je fus contraint de l’en dissuader : « Vous ne ferez que
ternir sa mémoire. On vous accusera de faire de la publicité sur la dépouille de votre amour. » Christian s’inclina et le procès de l’hypocrisie n’eut
pas lieu.
L’affaire Gabrielle Russier n’est pas un fait-divers. C’est une tragédie dans laquelle la nation tout entière a joué un sale rôle. Georges Pompidou
en fut conscient. À un journaliste qui lui demandait son avis sur ce drame, le nouveau chef de l’État répondit en empruntant des vers à Éluard, en
ce 22 septembre 1969, lors de sa première conférence de presse : « Comprenne qui voudra ! moi, mon remords ce fut la victime raisonnable au
regard d’enfant perdu, celle qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés. »
Quelques années plus tard, la majorité fut portée à dix-huit ans. Gabrielle la pécheresse marseillaise a fait don de son émancipation à la
jeunesse.
Sade (marquis de)
(1740-1814)
La présence de Donatien Adolphe François, marquis de Sade, peut surprendre dans un dictionnaire qui se veut amoureux. Pourtant l’amour
n’est pas totalement étranger à une existence où la pornographie se transmue en philosophie, où un message de liberté est lancé de toutes les
prisons : celles de l’Ancien Régime, allergique à son libertinage sacrilège ; de la Révolution, où seule la mort de Robespierre le fait élargir au lieu
d’être raccourci ; de l’Empire, où, réflexe propre à toutes les dictatures, on enferme cet anarchiste du sexe et de l’esprit à Sainte-Pélagie, Bicêtre
et Charenton.
Singulière destinée que celle du divin marquis tiré de l’enfer de la Bibliothèque nationale par Apollinaire pour devenir l’apôtre de l’amour charnel
sans bondes ni limites, propre à sanctifier tous les vices.
Le procès de Sade n’est pas sur le point de tenir sa dernière audience et son verdict est sans cesse reporté au Jugement dernier. Une chose
est sûre : son équipée marseillaise – la seule qui nous intéresse – s’est soldée par une injustice.
En 1722, le marquis a trente-deux ans. La force de l’âge. Deux vilaines affaires lui ont valu la prison. La première en 1763 ; la seconde en 1768,
quand, ayant entraîné une prostituée dans une maison d’Arcueil, il la brutalise. Les choses arrangées comme il sied pour un gentilhomme, le
coupable est assigné à résidence en son château de La Coste, dans le Luberon. Il partage son exil entre sa femme, Renée Pélagie, et sa belle-
sœur, Anne Prospère, dix-neuf ans, chanoinesse au prieuré d’Alix près de Lyon, dont il est fou amoureux depuis 1769. Elle le lui rend bien. Dans
une lettre récemment découverte, elle lui écrit : « Je jure au marquis de Sade, mon amant, de ne jamais être qu’à lui. » Ils s’aiment. Il y avait du
Perdican dans le divin marquis.
Mais le corps a ses exigences – celui de Sade surtout – et l’esprit, dont il est le jouet, prend rapidement sa revanche. À la fin du mois de
juin 1772, Sade, accompagné de son valet Latour, son priapique Sganarelle, se rend à Marseille pour toucher une lettre de crédit. Il compte y
demeurer quatre jours et profite de cette courte étape pour se livrer à des activités qui n’ont rien de cambiaires. Le jour de son arrivée, il quitte
son hôtel des Treize Cantons pour rendre visite à une jeune pensionnaire d’une maison de la rue Saint-Ferréol-le-Vieux. Hors-d’œuvre. Le
lendemain, il demande à son âme damnée de lui ramener quatre filles en lui précisant de les choisir « bien jeunes, bien jeunes ». Mission dont le
drôle s’acquitte avec zèle. Rendez-vous est pris pour le samedi 27 juin chez l’une de ces demoiselles, rue d’Aubagne, à l’angle de la rue des
Capucines, dans un appartement situé aujourd’hui au numéro 15 bis de la rue d’Aubagne. Ses hôtesses ont entre dix-huit et vingt-trois ans et
leurs prénoms, Mariette, Marianne, Mariannette, Rose, paraissent sortis d’une comédie de Marivaux. Ce qui se passe en ce lieu est inscrit dans
les rapports de police reproduits in extenso dans les bonnes biographies de Sade. Le laquais ne fait pas de la figuration et participe avec et sur
son maître à ces réjouissances collectives, où le marquis donne un brillant aperçu de son… sadisme ; de son masochisme, bien que Léopold de
Sacher-Masoch n’ait pas encore arpenté sa chère vallée de larmes.
Un détail ne laissera pas les argousins indifférents : Sade offre à ses conquêtes tarifées des bonbons présentés dans un drageoir en cristal. Une
seule d’entre elles, Marianne Laverne, la plus jeune, se laisse tenter par ces sucreries.
Satisfait de ses prouesses, le ci-devant se retire et verse à chacune de ses partenaires un écu d’argent de six livres. Nous sommes le 7 juin, vers
midi, car ce cinq à sept s’est déroulé le matin. Sade, décidément insatiable, entend récidiver dès la tombée du jour. Même scénario, même
processus, il expédie une nouvelle fois Latour en reconnaissance. Le loufiat dégote une certaine Marguerite Coste âgée de vingt-cinq ans qui
exerce avec compétence le plus vieux métier du monde dans une autre maison de la rue Saint-Ferréol-le-Vieux. Au mieux de sa forme, il passe
une partie de la nuit avec elle, toujours muni de son drageoir en cristal. La gagneuse est gourmande. Elle déguste plusieurs bonbons.
Le lendemain, le marquis reprend le chemin de La Coste, « en chaise à deux roues attelée de trois chevaux », parfaitement inconscient de ce
qui se trame derrière lui. Entre-temps, Marguerite Coste est tombée malade. Ses nausées et ses vomissements font penser à un
empoisonnement. Les soupçons se précisent quand les médecins apprennent que la jeune Marianne présente les mêmes symptômes. On
pense à des intoxications par l’arsenic. Les autorités alertées réagissent, sans se soucier, pour une fois, de la différence de condition entre le
suspect et les victimes. On ordonne à des apothicaires de procéder à une expertise pour déceler les traces du poison. Plus laxistes que le
docteur Beroud lors du procès de Marie Besnard qui en trouva partout et même dans un verre d’eau minérale, les potards n’en décèlent aucune.
En fait, il s’agissait de bonbons à la cantharide dont les effets aphrodisiaques étaient à l’époque réputés depuis le jour où le maréchal de
Richelieu en avait vanté les mérites propres à aiguiser les libidos endormies. Malheureusement, cet ingrédient de substitution, moins dangereux
que l’arsenic, était classé dans la catégorie des substances toxiques. La tentative d’empoisonnement et l’intention homicide sont retenues contre
le marquis et son complice le valet.
Pourtant, ces incriminations ne résistent pas à l’analyse. Sade n’avait jamais voulu tuer personne et ses dragées n’étaient dangereuses que pour
la vertu. D’ailleurs, il avait agi à visage découvert, sans dissimuler son identité et sa qualité. Dans ces conditions, l’accuser de tentative de
meurtre était un abus de droit. N’en soyons pas étonnés. Lors des informations criminelles, la justice ratisse large et traque l’accusé sous les
qualifications les plus redoutables. Cette habitude de l’Ancien Régime est encore en vogue aujourd’hui.
On interroge les filles sur les pratiques sexuelles de leur amant d’un jour. Toutes affirment qu’il a voulu les sodomiser et, avec un bel ensemble,
jurent qu’elles ont repoussé cette sollicitation avec horreur. Leur pudique réserve s’appuie sur la jurisprudence du temps : la sodomie est un
crime, puni « par le feu vif », « peine qui s’applique également aux femmes comme aux hommes ». Marguerite Coste précise : elle a refusé cette
complaisance au marquis, « ne lui donnant permission de l’approcher que comme Dieu veut ».
L’affaire fait grand bruit et ce bruit parvient jusqu’à La Coste où l’amour une nouvelle fois se manifeste. Doublement. Tandis que Sade, le 4 juillet,
s’enfuit en Savoie accompagné d’Anne Prospère qu’il fait passer pour sa femme, son épouse Renée Pélagie, consciente du danger encouru par
l’homme de sa vie, se précipite à Marseille pour « solliciter les magistrats » en sa faveur. Renée Pélagie est une femme amoureuse et dans les
chemins de douleur qu’empruntera Donatien, son soutien sera sans faille.
Chez Sade, la dichotomie entre la débauche et l’amour reste un mystère que je ne parviens pas à éclaircir. Comment ce libertin libertaire et
pervers a-t-il pu inspirer une véritable passion à des dames dont rien ne nous permet de dire qu’elles furent ses compagnes de débauche ? À
côté de sa femme et de sa belle-sœur, je pense aussi à Marie-Constance Quesnet, qui, sous la Révolution et au début du Consulat, partagea sa
misère.
Hélas, le marquis, s’il a la meilleure des épouses, est affublé de la pire des belles-mères. Mme de Montreuil aurait sans doute pardonné à son
gendre de bousculer les prostituées, pas de séduire sa fille cadette et de s’enfuir avec elle. La Présidente se consacre à sa perte avec
méchanceté et entêtement.
Le 3 septembre 1772, les juges de Marseille, sourds aux supplications de la marquise, condamnent Sade à être décapité – prévenance due aux
aristocrates –, et son valet Latour à être pendu, leur corps brûlé, leurs cendres dispersées. Ce jugement est exécuté en effigie le 12 septembre,
à Aix-en-Provence. Voir se consumer un mannequin ne satisfait pas Mme de Montreuil. Sa vengeance exige d’autres flammes. Elle fait jouer ses
relations, supplie le duc d’Aiguillon, ministre des Affaires étrangères, de faire pression sur le duché de Savoie et elle obtient gain de cause. En
décembre, le marquis, arrêté à Chambéry, est conduit à la forteresse de Miolans, première étape d’un long tour de France carcéral. La suite est
rocambolesque. Renée Pélagie, déguisée en garçon, tente sans succès de faire évader son mari. Quelques mois plus tard, il y parvient sans
aide extérieure. Rentré en France, Sade vit quelques années dans une semi-clandestinité soutenu par sa femme aiguillonnée par l’amour ;
persécuté par sa belle-mère aiguisée par la haine. Elle a le dernier mot. Son gendre, arrêté à Paris en 1777, est à nouveau jeté en prison. Il n’en
sortira qu’à la Révolution pour y être définitivement renvoyé par Bonaparte.
En 1956, Maurice Garçon, dans son plaidoyer pour Jean-Jacques Pauvert accusé d’avoir publié les œuvres complètes du divin marquis, lançait,
du haut de sa longue et élégante silhouette, ce défi au tribunal : « N’empêche qu’avec toutes ses erreurs, ses excès, ses raisonnements
désordonnés, ses conceptions souvent aberrantes, Sade a découvert cent ans avant Freud les principales ressources de la psychologie sexuelle
[…] il doit être considéré comme l’explorateur le plus actuel du subconscient. »
Apollinaire, au début du XXe siècle, lui rendra un hommage indirect dans un poème lumineux :
Profondeurs de la conscience
On vous explorera demain
Et qui sait quel être vivant
Surgira de ces abîmes
Avec un univers entier.
Tel fut le sort du marquis de Sade qui bascula rue d’Aubagne. Il subit vingt-sept ans de prison pour avoir offert à des putains marseillaises des
dragées à la cantharide qui leur donnèrent la courante. C’est ainsi qu’à Marseille on appelle la colique.
Savon (Le)
Si j’ai ouvert une entrée « savon », ce n’est pas pour me faire mousser. Le savon est soudé (c’est le cas de l’écrire) à Marseille, au même titre
que la Bonne Mère et la légendaire sardine. D’ailleurs, comme le savent les lecteurs de Francis Ponge, « il y a beaucoup à dire sur le savon »,
cette « pierre magique » tant elle devient soluble entre nos paumes et nos doigts.
Le savon de Marseille pourrait raconter l’histoire de la ville dont il s’affirme le citoyen le plus célèbre et le plus cordial. Qui peut se vanter de ne lui
avoir jamais serré la main ? Il est le fils de l’huile d’olive. Sans cet ingrédient miraculeux, le Vieux-Port ne serait jamais devenu la capitale du
savon. Quand la soude artificielle extraite du chlorure de potassium rend gravide l’huile, le savon n’est pas loin de voir le jour. Avec trois kilos
d’huile engrossée, on obtient cinq kilos de savon de bonne qualité.
La saponification est une opération compliquée et il serait fastidieux que je vous en dévoile tous les secrets. Elle se décompose en trois phases
distinctes : l’empâtage où l’huile perd sa transparence et s’amalgame avec la soude pour former une émulsion blanche qui, peu à peu, acquiert
consistance et homogénéité ; la coction, pendant laquelle on évacue l’eau et l’alcali sous les yeux des savonniers. Si l’opération se passe selon
leurs vœux, ils laissent tomber, sentencieux : « La chaudière mange bien. » L’épuration, enfin, pour filtrer toutes les impuretés de la pâte. Un
conseil d’ami : taisez ces lignes ; toute indiscrétion vous ferait accuser d’espionnage industriel. La saponification marseillaise doit demeurer
aussi mystérieuse que l’Œuvre au noir des alchimistes ou les arcanes des verriers de Murano.
Dès le XIIe siècle, Marseille possède ses savonneries, dont, cent ans plus tard, Crescas Davin deviendra le grand maître. Cependant, il faudra
attendre 1577 pour voir la ville se doter de sa première manufacture sous l’impulsion d’un travailleur immigré, Prunemoyr, un Germain venu
d’Augsbourg. Il imagine la combinaison des huiles d’olive provençales, du savoir-faire des savonniers étrangers et du bois, indispensable à la
cuisson de la pâte, dont Marseille manque cruellement. Pour pallier cette carence, il fait abattre des forêts entières en Ligurie destinées à faire
bouillir ses chaudrons. Je considère cette complémentarité comme la première ébauche de la mondialisation et la justification d’une immigration
sélective.
En 1660, on compte dans les murs phocéens sept fabriques de savon, dont la production annuelle s’élève à plus de vingt mille tonnes. Sa qualité
est telle que « Savon de Marseille » devient un nom commun. J’allais écrire un nom propre, mais la facilité me l’interdit, d’ailleurs la propreté
n’était pas la qualité dominante du Grand Siècle. Ce savon de couleur verte se vend principalement en barres de cinq kilos ou en pains de vingt
kilos et allège les peines des lavandières.
En 1678, Colbert, le plus dirigiste de nos dirigeants – Charlemagne a inventé les écoles, Colbert aurait pu inventer l’ENA –, entend réglementer
la fabrication du savon et en imposer les normes. Après avoir ordonné la fermeture des savonneries durant l’été pour éviter que la chaleur nuise
à la qualité de la marchandise, l’article 3 de son édit enserre la procédure de saponification dans un étau draconien : « On ne pourra se servir
dans la fabrique de savon, avec la barille, soude ou cendres, d’aucune graisse, beurre ni autre matière ; mais seulement des huiles d’olive pure
et sans mélange de graisse, sous peine de confiscation des marchandises. » Ainsi ligotée, la savonnerie, devant le sucre et la soierie, devient la
première industrie de Marseille.
À la veille des états généraux, trente-trois fabriques, quarante-huit savonneries produisent soixante-seize mille tonnes de savon, emploient six
cents ouvriers et quinze cents forçats – bel exemple d’esclavagisme pénal – prêtés par l’Arsenal des galères. Au début du XIXe siècle, Nicolas
Leblanc, un nom prédestiné, met au point un procédé révolutionnaire qui donne à l’industrie savonnière un nouvel essor : désormais, on peut
extraire la soude à partir de l’eau de mer. La Méditerranée lave plus blanc.
Sous Napoléon III, la cadence de fabrication s’accélère, la qualité s’améliore, la production se diversifie. Le savon de Marseille nettoie tout, sauf
la trace indélébile du 2 Décembre et le chaudron marseillais fait bouillir la moitié de la production mondiale.
Mais toute médaille a son envers. L’apogée porte en lui l’amorce du déclin. Les savonneries anglaises et parisiennes qui utilisent des huiles
traîtresses – palme, arachide, coco et sésame – proposent une marchandise meilleur marché. Chaque année, leur concurrence devient plus
âpre, jusqu’au deuxième conflit mondial dont le savon de Marseille sera la victime. La paix revenue, la guerre de l’hygiène éclate et les
détergents de synthèse lessivent les savonneries marseillaises, dont les portes se ferment les unes après les autres. Faute d’avoir su s’adapter
au commerce international et aux oukases du progrès, Marseille voit fondre comme une savonnette la manne offerte jadis par un Allemand
providentiel.
Aujourd’hui, le savon ne fait plus partie de l’industrie de la ville, mais de son folklore, et seule une poignée d’aventuriers de la qualité continuent à
relever le défi, non sans succès.
Scudéry (Madeleine de)
(1607-1701)
Artamène ou le Grand Cyrus, publié entre 1649 et 1653, est le plus long roman-fleuve de la littérature française. Il s’étend sur près d’un mètre de
rayonnage et fait déferler sur le lecteur intrépide les treize mille quatre-vingt-quinze pages de son édition originale, en dix tomes divisés chacun
en trois livres. Si on voulait risquer, sur le mode précieux qui s’impose en la circonstance, une analogie avec les fleuves de la carte du Tendre,
seul l’Amour tiendrait la comparaison.
Le roman parut sous la signature de « M. de Scudéry gouverneur général de Notre-Dame-de-la-Garde ». L’histoire littéraire a fait justice de cette
confiscation et restitué l’ouvrage à son auteur, Madeleine de Scudéry, la sœur cadette de Georges, comme elle lui a rendu la Clélie, le plus
grand succès de librairie du siècle, publié, lui aussi, en dix tomes (ô Bonne Mère !) à partir de 1654, et à nouveau signé du gouverneur général
du fort de Notre-Dame-de-la-Garde. Georges de Scudéry, bouffi par ce titre, s’en prévalut jusqu’à la fin de ses jours. Ce contentement usurpé
devrait lui faire accorder la distinction de citoyen honoraire de la ville.
Madeleine avait passé trois années de sa vie à Marseille, entre 1644 et 1647. Dans un premier temps, elle se répandit en plaintes auprès de
ses correspondants : hormis cinq ou six personnes, la ville tout entière parlait le provençal. Pourtant, elle fut envoûtée par le panorama qui se
déploie depuis le fort de Notre-Dame-de-la-Garde : « D’un côté, explique-t-elle à son ami Pellisson, on a le port de la ville de Marseille sous ses
pieds, et si près que l’on entend les hautbois de vingt-deux galères qui y sont. De l’autre, l’on découvre plus de mille bastides, pour parler en
termes du pays. Du troisième, on voit les îles et la mer à perte de vue. Et du quatrième, sans rien voir de tout ce que je viens de dire, on
n’aperçoit qu’un grand désert tout hérissé de pointes de rochers, et où la stérilité et la solitude sont aussi affreuses que l’abondance est agréable
de tous les autres endroits. »
Dans Le Grand Cyrus, péplum gros de quatre cents personnages qui organise autour de l’épopée du roi perse une trentaine d’histoires
secondaires, Mlle de Scudéry a transposé sa découverte de Marseille en racontant la fondation de la ville par les Phocéens ayant échappé à la
ruine de leur cité ionienne. Cet épisode lui donne surtout l’occasion de narrer le roman d’amour du prince de Phocée avec la princesse ligure.
J’en extrais quelques épisodes tirés de la dernière édition de 1656. Je demande à mes lecteurs de m’en pardonner la longueur, mais ces
citations éclairent l’âme de Marseille, ses habitudes, son environnement :
La prédilection de Marseille pour les divinités féminines, de Diane à la Bonne Mère
« Aristonice traça de sa main assez près du bord de la Mer, non seulement le lieu où elle pretendoit eslever un Temple à Diane, mais encore
l’endroit où elle vouloit que la Statuë qu’elle avoit de cette Deesse fust posée. Pour le Prince de Phocée, comme il avoit tousjours eu une
veneration particuliere pour Minerve, parce qu’il avoit esté long temps à Athenes, il marqua aussi un autre endroit pour en bastir un à cette
Deesse : apres quoy toute cette multitude d’Artisans qui estoient parmy nous, commençant de travailler sous les ordres du Prince de Phocée, on
vit en peu de jours ce qu’on ne pouvoit croire qu’on pûst voir en plusieurs Mois. En effet Madame, les Grecs travaillerent avec tant d’ardeur ; les
Segoregiens leur aiderent avec tant d’empressement ; et tous ensemble avancerent si diligemment leur Ouvrage, qu’en un Mois et demy nous
eusmes basty deux Temples, et une grande Ville. Ce qui facilita la chose, fut que ce Païs, quoy que tres fertile, est pourtant si pierreux, que nous
n’eusmes qu’à amasser les Pierres dont nous eusmes besoin. »
Le mistral
« De plus, comme il y a un certain Vent qui bat quelquesfois effroyablement cette Montagne, où je vous ay dit que demeure une partie de l’année
le premier des Sarronides ; il estoit arrivé que quelque temps avant que nous fussions à ce Païs-là, l’impetuosité de ce Vent avoit abatu une si
prodigieuse quantité de grands Arbres, dans les Bois qui sont au pied de cette Montagne, que nous n’eusmes presques que faire d’en abatre
davantage pour nostre travail : joint qu’enfermant dans l’enclos de nos Murailles, cette longue file de Cabanes de Pescheurs, que je vous ay dit
estre le long du Rivage, à l’endroit où nous avions abordé, cela servit à commencer de former cette nouvelle Ville. »
L’amour du bavardage en plein air
« Vous pouvez aisément vous imaginer Madame, qu’elle n’est pas superbement bastie comme Babilone, ou comme on dit qu’est Ecbatane :
mais enfin, il n’y a pas un Grec qui ne soit logé assez commodément. Il y a mesme trois Places publiques dans cette Ville, qui est beaucoup plus
longue que large : parce qu’y ayant enfermé comme je viens de le dire, toutes ces Cabanes de Pescheurs, qui estoient desja basties, il a falu la
bastir ainsi. Elle a aussi des Fontaines, et un Port admirable : et quoy que sa scituation soit en penchant, et par consequent un peu incommode,
parce que les Ruës de traverse vont en montant, elle est pourtant tres agreable, bien que l’Architecture Greque n’ait pas eu lieu d’y employer tous
ses ornemens […]. »
Le cabanon
« Comme on n’a d’abord songé qu’à se loger, on peut dire que ce sont plustost des Cabanes regulierement basties, que des Maisons : elles
sont toutesfois assez commodes, et mesme assez belles, pour sembler des Palais à des Exilez. »
Marseille cosmopolite
« Mais Madame, ce qu’il y eut d’admirable, fut de voir avec quel soin les Grecs tascherent d’aprendre la Langue des Segoregiens, et avec quel
empressement les Segoregiens aprirent aussi celle des Grecs. Et certes ils ne perdirent pas leur peine : car ils vinrent à s’entendre si
parfaitement les uns les autres, que je ne pense pas qu’il y ait presentement un Sujet du Roy qui n’entende le Grec, ny pas un Grec aussi en ce
Païs là, qui n’entende la Langue du lieu qu’il habite presentement. Pour Aristonice, elle s’enferma avec ses Compagnes, dans l’enceinte du
Temple qu’elle avoit fait bastir, des qu’il fut achevé : et sans se mesler plus d’autre chose que de prier les Dieux, elle vescut dans une retraite
admirable. »
Le goût de l’indépendance et de la liberté
« Cependant comme le Prince de Phocée sçavoit bien que ce n’est pas assez de bastir une Ville, si on n’en regle la Police, il commença d’y
songer : de sorte que pour esviter l’envie parmy ceux qui l’avoient reconnu pour leur Chef, il voulut en apeller un grand nombre à la connoissance
des affaires publiques : si bien qu’il en nomma six cens, qui avoient voix deliberative au Conseil. Il est vray que pour adviser aux affaires
pressées, il voulut qu’il y en eust quinze qui fussent destinez pour cela, sans qu’il fust necessaire d’assembler le Conseil general et que de ces
quinze encore, il y en eust trois avec qui il pûst prendre les resolutions secrettes, selon les occurrences. Ainsi Madame, ce Conseil des six cens,
qui de six cens à quinze, et de quinze à trois, et de trois à un, ne forme qu’une seule authorité : est ce qui gouverne cette nouvelle Ville : dont j’ay
esté bien aise de vous tracer le Plan, avant que de m’engager à continuer de vous parler de l’amour du Prince de Phocée. »
Le baptême de Marseille
« Il me semble, interrompit Mandane, que vous avez oublié une chose qui merite quelque curiosité : qui est de nous aprendre si cette Ville
s’apelle la nouvelle Phocée, ou si on luy adonné un nom du Pais. Ce que vous demandez Madame, reprit Thryteme, est encore plus digne de
curiosité que vous ne pensez : puis qu’il est vray qu’il est peutestre arrivé la plus bizarre chose du monde en cette rencontre. Car enfin Madame,
il n’a jamais esté au pouvoir du Prince de Phocée, de faire apeller cette Ville de Diane, comme il en avoit le dessein : et il a falu ceder à la
multitude, qui s’est accoustumée à la nommer Marseille, sans qu’on en puisse trouver autre raison, si ce n’est qu’ils ont formé ce nom, de deux
mots Grecs qu’ils ont joints ensemble en les corrompant : car la moitie de ce nom qu’ils ont formé, veut dire Pescheur en Langue Eolienne ; et
l’autre moitié veut dire Lier, en Langue purement Greque.
« Mais Madame, pour vous expliquer encore mieux cette bizarre chose ; il faut que vous sçachiez, que lors que toute nostre Flotte arriva au Port,
il se trouva qu’il y avoit une grande quantité de Pescheurs sur le rivage, qui s’y estoient assemblez pour la voir aborder. De sorte que les
Mariniers de chaque Vaisseau leur jettant leurs Cables, et connoissant qu’ils estoient Pescheurs, parce que quelques-uns tenoient des Lignes, et
d’autres des Filets ; ils prierent ces Pescheurs de lier les Cables qu’ils leur jettoient, à des Pieux qui estoient sur le rivage, afin que cela leur
servist d’Anchre ; si bien que les deux premiers mots qu’ils prononcerent en arrivant à cette Terre qui leur a esté si favorable, ayant esté celuy de
Pescheur, et celuy de Lier, qui en nostre Langue forment le nom de Marseille en les corrompant un peu, ils ont voulu en former le nom de cette
Ville. Quoy qu’il en soit Madame, l’usage a esté plus fort que la raison, et le Peuple plus puissant que le Prince : puis qu’encore qu’il soit le
Fondateur de la Ville, il n’a pû luy donner le nom qu’il vouloit ; et qu’il a falu qu’il ait enduré que deux mots Grecs corrompus, qui n’ont aucune
signification raisonnable, formassent le nom d’une Ville, dont l’ordre est entierement conduit par la raison, et par la prudence. »
C’est le panorama vu depuis la Bonne Mère qui se dessine en filigrane de ce récit des origines dont on ne retrouve l’équivalent que dans
Salammbô, où Flaubert se révèle l’urbaniste extralucide de Carthage.
Naufrages, morts feintes, séductions, rapts, reconnaissances, sosies, duels, mariages secrets, prophéties, idylles, utopies politiques : l’histoire
de Marseille concentre en son sein toutes celles que la somme romanesque entasse jusqu’à la déraison. À l’époque, de l’autre côté de la
Manche, à Londres, Samuel Pepys gronde dans son Journal la traduction anglaise du Grand Cyrus : il ne peut en arracher sa femme qui reste
plongée dans sa lecture jusqu’à minuit. Le roman lui dérobe les plaisirs conjugaux.
Furetière, auteur de dictionnaires, s’est refusé à évoquer la disgrâce physique de Madeleine de Scudéry, « de peur d’offenser ». Elle connut
l’amour frustrant en la personne de Pellisson, un érudit, pas forcément un esthète. Guilleragues, l’auteur présumé des Lettres portugaises, avait
fait rire comme une nonnette Mme de Sévigné en lui disant que Pellisson abusait de la permission des hommes d’être laids. Des contemporains
ont remarqué que les deux amants platoniques s’entretenaient toujours les yeux baissés, sans jamais poser leur regard sur le corps de l’autre.
Sage précaution.
Mlle de Scudéry, surnommée « l’Illustre Sappho », mourut pucelle à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans. C’est la seconde vierge de Marseille.
Sévigné (Madame de)
(1626-1696)
Lors d’une visite à Marseille, Mme de Sévigné reçut les honneurs de son beau-fils, le comte de Grignan, gouverneur de Provence. Par chance
pour la postérité, sa fille, Mme de Grignan, était restée dans ses terres, et nous devons à son absence trois belles lettres marseillaises qui lui
sont adressées par sa mère, datées de janvier 1673 et expédiées depuis le grand port : « Je suis charmée de la beauté singulière de cette ville,
écrit-elle le 25. Hier, le temps fut divin, et l’endroit d’où je découvris la mer, les bastides, les montagnes et la ville, est une chose étonnante. »
Le paysage décrit par la marquise fut découvert depuis la Viste, bien bouchée à présent…
Son amie, Madeleine de Scudéry, avait proposé un autre panorama depuis le fort de Notre-Dame-de-la-Garde. Imprégnée de sa lecture de
Cyrus et, en particulier, du récit de la fondation de la nouvelle Phocée, la marquise est grisée par une intense bouffée de romanesque
scudérien : « La foule des chevaliers qui vinrent voir M. de Grignan ; des noms connus ; des Saint-Hérem ; des aventuriers ; des épées, des
chapeaux de belair, des gens faits à peindre, une idée de guerre, de roman, d’embarquement, d’aventures, de chaînes, de fers, d’esclaves, de
servitudes, de captivité : moi qui aime les romans, tout cela me ravit et j’en suis transportée. »
L’enflure est contagieuse et la marquise en plein délire découvre avec stupeur que l’on trouve à Marseille multitudes de jeunes premiers aussi
séduisants que le marquis de Saint-Hérem, grand louvetier de France, beau comme un héros de théâtre dont Paris ne possède qu’un seul
exemplaire. Dans une autre lettre, on apprend que : « Benserade [le poète précieux] ne se console de ne pas être comme M. d’Armagnac [couru
de toutes les femmes] que parce qu’il n’est pas comme Saint-Hérem [l’étalon de référence]. »
La marquise nous embarque dans l’univers des romans de pirates remis à la mode par les comédies de Corneille. Miroir du dépaysement, la
présence de la mer exalte, chez la divine épistolière, le goût de l’impossible et de l’invraisemblance. Un seul bémol, la rudesse de l’hiver : « Il fait
un temps de diantre, j’en suis triste ; nous ne verrons ni mer, ni galères, ni port. Je demande pardon à Aix, mais Marseille est bien jolie et plus
peuplée que Paris : il y a cent mille âmes. De vous dire combien il y en a de belles, c’est ce que je n’ai pas le temps de compter. L’air en gros y
est un peu scélérat […]. »
Le soir, le programme est chargé mais le vent reste de la partie : « Le diable est déchaîné en cette ville ; de mémoire d’homme, on a point vu de
temps si affreux. » On lui offre un festin et un bal de masques : « Tout est de carême-prenant. »
Le lendemain, Mme de Sévigné se rend à la messe à l’abbaye de Saint-Victor puis « par mer voir La Réale [la galère royale] et l’exercice, et
toutes les banderoles, et des coups de canon, et des sauts périlleux d’un Turc ».
L’évêque de Marseille ne lui épargne la visite d’aucun monument : citadelle (fort Saint-Nicolas), arsenal, hôpital, port. Le souper clôt ce petit acte
de théâtre et de tourisme qui parvint, malgré elle, à distraire la marquise de son obsessionnel amour maternel. Elle s’en excuse : « Je n’aime
aucun lieu sans vous, conclut sa première lettre à Mme de Grignan, et moins la Provence qu’un autre ; c’est un vol que je regretterai. » Dans la
deuxième : « Adieu, très aimable. La pensée de ne vous avoir point vue danser ici gâte absolument ce qu’on y voit. »
Pourtant, ces crayons attrapés à la volée nous font découvrir les charmes de Marseille à travers le regard de cette observatrice sans pareille. Le
plaisir que la mère y a pris, elle en demande pardon à sa fille, puisque malgré son absence, elle y a succombé. Comme Racine dans ses lettres
d’Uzès, elle raffole de cet air de liberté méridionale qui souffle sur tout et la rend toute jubilante, complice de ce diantre, de ce diable, de ce
scélérat de mistral. Seule Marseille pouvait, un instant, faire oublier Mme de Grignan à Mme de Sévigné.
Soupe de poissons (La)
La soupe de poissons de Marseille n’a rien à voir avec sa sœur ingrate des océans secondaires. Pour confectionner cette ambroisie, il faut toute
une moisson de roche : bavarelles, rascasses, sarangs, rouquaïs – surtout des rouquaïs –, girelles, un beau morceau de fiela noir ou de murène
tachetée comme un léopard. Le safran et quelques tomates fraîches pareilles aux joues d’un enfant de Renoir leur permettent de se fondre en
une pâte onctueuse versée dans un torchon vigoureusement tordu par la cuisinière pour en extraire le jus. Maman la réussissait à merveille. Elle y
ajoutait – c’était son secret – quelques chambris, écrevisses de mer à la chair délicate. « Tu comprends, me disait-elle, les chambris c’est moins
cher que les langoustines et plus fins. Écrasés, ils donnent à mon bouillon le goût de la Méditerranée. »
Stendhal (Henri Beyle, dit)
(1783-1842)
Dans ses écrits intimes, comme dans ceux qu’il publie, Stendhal évoque toujours Marseille avec bienveillance, presque avec dévotion. Parus en
1838, les Mémoires d’un touriste, mi-fiction mi-guide, promènent à travers la France un marchand de fer sceptique, enclin à se moquer des
prétentions locales. Dès qu’il s’approche de Marseille, le ton change : « Quand je me suis vu à une bonne lieue au-delà du Château-Vert où l’on
mangeait autrefois de si bonnes bouillabaisses, je tourne mon cheval, je le mets au pas, et je vais faire mon entrée dans Marseille.
« Les gens du pays appellent ce point-ci la Viste, la vue par excellence. Ce lieu mérite son nom. À droite, on vient d’apercevoir tout à coup la
Méditerranée. Elle forme ici un golfe animé par une multitude de barques ; les rayons du soleil levant sèment d’étincelles les petites vagues de
cette mer tranquille et mollement agitée par la brise du matin. Les rochers peu élevés qui s’avancent dans la mer forment ici un angle droit avec
la côte le long de laquelle on marche et donnent à l’ensemble du paysage une aménité singulière. »
Pour Stendhal, Marseille est liée à deux souvenirs précieux, l’un amoureux, l’autre littéraire.
En 1804, il a vingt et un ans, et l’actrice qu’il adore à genoux, Mélanie Guilbert, alias Louason, son nom de scène, vient d’être engagée par le
théâtre municipal. Le jeune Henri Beyle, qui caresse le rêve de s’émanciper de son tyran de père en devenant banquier, décide, pour la suivre,
de travailler dans la maison de commerce Meunier-Mante. Il descend le Rhône en bateau, admire la Provence comme une seconde Italie, et
parvient le 25 juillet 1805 à Marseille où, le soir même, il applaudit son idole. Quatre jours plus tard, le 29, il note : « H, H, H, H », quatre fois H
pour quatre fois Happy : Louason s’est enfin donnée à lui. Tous deux logent dans le même hôtel, rue Sainte, à deux pas de la rue Paradis, où il
installera les deux amants dans Armance. C’est le commencement d’un brin de réalité parsemée d’un zeste de légende : la carrière
stendhalienne dans l’épicerie. Apprenti négociant, le jeune Beyle pèse des esprits, compte des futailles, court à la douane, file à la Bourse, se
rend aux Poids et Mesures, procède à des recouvrements, fait des écritures. Bref, il est tout entier immergé dans le commerce tant méprisé par
sa famille. Il a soif de prose, mais aussi de romance et, tous les dimanches, les amoureux se promènent dans les environs de Marseille.
Délicieux souvenirs. Le 4 août 1805, il écrit : « Le bord de mer. – Le bruit des vagues. – Les deux pêcheurs qui passent sur la langue de terre qui
sépare l’Huveaune de la mer. – L’étoile au-dessus du château d’If et disparaissant derrière. – La nuit derrière nous, le jour du côté du château
d’If. – Nous sommes assis près de la mer. C’est la première fois que je la vois ainsi mugissante et dans une vaste étendue. »
Puis Mélanie se baigne nue dans les eaux de l’Huveaune.
La carrière de l’actrice tourne en rond, celle du négociant s’enlise. Elle est obligée de chercher un engagement à Aix ; il moisit dans son emploi
subalterne ; la gloire et la richesse s’éloignent de l’horizon où s’abîme leur amour. Henri Beyle ne fera pas carrière dans l’épicerie marseillaise,
mais dans les Lettres françaises.
Pourtant, c’est à Marseille qu’il devient Stendhal. De retour d’un voyage écourté en Espagne, il passe par Grenoble, puis décide de revoir la rue
Sainte et les bords de l’Huveaune. Une note jetée dans un exemplaire des Promenades dans Rome rappelle que « l’idée de Julien » lui est
venue « dans la nuit du 25 au 26 octobre 1829 ». Le premier jet du roman, qui ne s’appelle pas encore Le Rouge et le Noir, est écrit d’une traite
non loin de la Canebière. Toute sa vie, il voudra ranimer cette flamme méridionale pour qu’elle le brûle à nouveau : « Dans le moment du génie
venu, le romanesque perd de son impossibilité. »
C’est peut-être par reconnaissance et nostalgie que la ville phocéenne et la Provence sont exemptes de la satire qui frappe la France dans les
Mémoires.
Le Voyage dans le Midi constitue une nouvelle occasion de ressusciter Louason et Julien, les deux noms qui habitent le Marseille de Stendhal,
cette ville qui le ravit autant que sa chère Italie. « De tous côtés, on voit une petite maison d’une blancheur éclatante se détachant sur la verdure
pâle des oliviers. » Le soleil, astre terrible, fait scintiller « la délicieuse verdure des bords de l’Huveaune » où se dissout la silhouette gracile
d’une beauté blonde entrant frémissante dans les eaux caillouteuses ». H, H, H, H, comme Happy et comme Huveaune. C’est le côté Louason
de Marseille. Au théâtre, « le public déborde de mâle énergie et d’insubordination. Il faudrait que les Russes tuassent la moitié de ce peuple pour
lui ôter le fanatisme de l’égalité ». C’est le côté Julien de Marseille.
Suarès (André)
(1868-1948)
Sosie de don Quichotte auquel il s’identifiait avec passion, André Suarès a tout emprunté à l’hurluberlu : cheveux interminables, barbiche poivre
et sel, œil cave soulignaient sa maigreur. Il ne chevauchait pas Rossinante, mais les chimères, et sa grandeur d’âme ne parvenait pas à
dissimuler les contorsions de son esprit.
Ignoré par Marseille, le monde et la postérité, il reste peu de chose de l’écrivain qui fut parfois considéré comme l’égal de Claudel ou de Gide et
qui aujourd’hui est devenu la curiosité d’un certain exotisme littéraire.
En 1892, six années après son succès rue d’Ulm, et trois ans après son échec à l’agrégation d’histoire, il se claquemure dans un cabanon du
Roucasblanc, à l’époque la banlieue désolée de Marseille. Sa retraite est coincée entre les calanques et le désert de la Gineste où il joue les
Charles de Foucauld laïc à la recherche « des profondeurs d’énergie parmi les saints, les aventuriers sans mesure, les princes artistes et
assassins ». Pour pallier l’indifférence de sa ville natale et rendre sa propre laideur supportable, il s’invente un double, Caërdal, le chevalier
devenu croisé au service de l’art qui réussit à tromper ses démons en Italie. Il en trace le portrait dans Le Voyage du Condottiere, publié en
1910.
Don Quichotte cherche toujours à devenir don Juan. D’ailleurs, les deux héros se ressemblent. L’un lutte contre les moulins, l’autre contre les
femmes, sans espoir véritable de les vaincre, sous le regard goguenard de Sancho Pança et de Sganarelle qui ne se font guère d’illusions sur
les chances de succès de leurs maîtres.
André Suarès n’éprouve de pitié ni pour lui-même ni pour les autres : « Quand on en vaut la peine, on ne vit guère qu’avec ses ennemis », et
d’abord le pire d’entre eux, soi-même. C’est cette indulgence pour Goethe qu’il reproche à Goethe : « Que d’effort dans toute cette facilité ! Que
de lourde complaisance à soi-même ! et parfois de doctorale niaiserie dans ce rire béat ! »
Condamnation du romantisme, revanche de Laforgue.
Deux écrivains n’apprécient guère le solitaire du Roucasblanc et jugent sévèrement un doute nourri par une véritable passion de vivre. Gide tire
la première bordée : « Il travaille à un isolement qui l’aide à se croire incomparable. » Dix ans plus tard, Léautaud bougonne : « Il y a longtemps
que je l’ai nommé un singe des profondeurs. » L’ami des chats n’est pas toujours l’ami des hommes, mais Suarez n’en a cure.
Il se console de l’injustice de Paris avec Marseille. Parvenu à la cinquantaine, il se réconcilie avec « la ville terrible » en écrivant, en 1931,
Marsiho : « On voit très clair en ces climats, mais au moindre nuage les yeux s’effarent : il leur semble ne plus rien voir. Le charme d’être,
personne n’en doute que le jour où le soleil ne se lève pas. Le conseil d’en jouir s’en suit. De toutes parts, la chanson, le rire de la mer, les fleurs,
la folie du vent, la gaieté qui pétille, tout ce qui a forme et couleur vibre au soleil. […] On n’a pas besoin de rêve, là où la vie suffit, où elle est prise
pour un plaisir. »
À la folie du vent il a livré la sienne. Le chevalier aux épaules tombantes s’est perché tout en haut du cimetière des Baux-de-Provence, où une
tombe nue propose le nom d’André Suarès à la méconnaissance des passants.
Tarot des surréalistes ou Tarot de Marseille
Le jeu de tarots, appelé Naïb par les Arabes, est arrivé en Italie au XIVe siècle, puis à Marseille, qui, grâce à la maison Camoin, s’en est fait une
spécialité jusqu’au XIXe.
Le mot tarot apparaît pour la première fois en littérature dans le Gargantua de Rabelais. Shakespeare aussi le connaissait et certaines de ses
pièces, Le Roi Lear et Le Songe d’une nuit d’été notamment, sont imprégnées des personnages, décors et costumes traditionnels de son
ésotérisme. Le Voyage dans la lune de Cyrano de Bergerac s’est inspiré de certaines images du tarot, et la machine dont le héros se sert pour
échapper à l’attraction terrestre utilise la rosée comme substance motrice. Dans la symbolique alchimique, la rosée représente l’eau issue de la
terre montant au ciel, métaphore de la spiritualisation de la matière évoquée par le thème de la « Croissance ». Dans la Lune, arcane1 XVIII du
Tarot de Marseille, on voit les gouttelettes s’évaporant du sol vers les nues.
Les siècles passent et les romans fantastiques ou satiriques s’appuient souvent sur cette richesse occulte que l’on retrouve, de Jonathan Swift,
dans ses Voyages de Gulliver, à Italo Calvino, avec Le Château des destins croisés, où la structure et les symboles de plusieurs tarots
permettent à des personnages ayant perdu l’usage de la parole de se raconter.
Gérard de Nerval, passionné d’ésotérisme, a tiré les tarots avant de composer certains des sonnets regroupés dans Les Chimères et des
œuvres comme Octavie ou Aurélia reproduisent la structure initiatique des tarots, évoquant certains de leurs arcanes majeurs. L’amour des
disciples de Breton pour le Tarot de Marseille vient de Nerval. Carte des cartes, l’Étoile chère au poète a inspiré au pape du surréalisme un
ouvrage étonnant, Arcane 17.
Dans « Liberté, couleur d’homme », titre qui rend un hommage explicite à un des emblèmes majeurs du jeu, André Breton propose sa version du
Tarot de Marseille : « La fin de 1940 et le début de 1941 ont vu se joindre ou se croiser à Marseille diverses personnes afférentes au mouvement
surréaliste ou à quelque égard situables par rapport à lui. C’était Victor Brauner, André Breton, René Char, René Daumal, Robert Delanglade,
Oscar Dominguez, Marcel Duchamp, Max Ernst, Hérold Blumer, Sylvain Itkine, Wifredo Lam, André Masson, Benjamin Péret, Tristan Tzara.
Beaucoup d’entre eux avaient coutume de se réunir au Château “Air-Bel” où les accueillait M. Varian Fry, président du Comité américain de
secours aux intellectuels. On peut attendre de M. Fry qu’il conte un jour prochain ce qu’était autour de lui la vie d’alors, dans le décor de ce grand
parc dont le propriétaire – un vieux médecin avare fou d’ornithologie – guettait dehors par les pires froids de peur qu’on enlevât une branche
morte. Près de la serre, en automne, on aurait pu capturer autant qu’on désirait de mantes religieuses, pour le spectacle qu’elles offrent de
rivalités et d’amours plus inquiétantes encore que ce qui se lit dans les journaux, puis les grands concerts cristallins nocturnes suivis, au matin, de
l’apparition de ventres blancs, de bras en croix à la surface des bassins, avaient témoigné de la mystérieuse gestation des crapauds – attesté,
de manière superfétatoire, que la vie, pour se poursuivre, a besoin de la mort. […] Au nombre des expériences qui ont pu requérir les
surréalistes à Marseille […] figure en bonne place l’établissement d’un jeu de cartes qu’on puisse tenir pour adapté à ce qui nous occupe sur le
plan sensible aujourd’hui. […] En entreprenant de substituer de nouvelles images aux anciennes, nous n’en avons pas moins évité de rompre la
structure générale du jeu de trente-deux ou de cinquante-deux cartes – celui-ci admettant de plus le “joker” – et sa division à parties égales en
couleurs rouge et noire (nous estimons, en effet, qu’un nouvel ensemble de cartes, pour être viable dans sa fonction, doit pouvoir non seulement
provoquer à des jeux nouveaux, dont les règles ont à se définir à partir de lui et non préalablement à lui, mais encore être en mesure de mener
tous les jeux anciens). Pour des raisons analogues, et nous inspirant d’ailleurs de tentatives auxquelles, en cette matière nullement négligeable, a
donné lieu la Révolution française, nous nous en sommes pris également aux persistantes valeurs sociales des figures, destituant le “roi” et la
“reine” de leur pouvoir depuis longtemps révolu et déchargeant intégralement l’ancien “valet” de son rang subalterne. C’est ainsi que nous avons
été conduits à adopter, correspondant aux quatre préoccupations modernes que nous tenions pour majeures, quatre nouveaux emblèmes, à
savoir :
EMBLÈMES SIGNIFICATION
Amour Flamme
Rêve Étoile (noire)
Roue (et
Révolution
sang)
Connaissance Serrure
« La hiérarchie, à partir de l’as, se maintenant de la manière suivante : Génie – Sirène – Mage – Dix – etc.
« Chacune des figures (de personnage historique ou littéraire) reproduite dans cet almanach est celle que d’un commun accord nous avons
jugée la plus représentative, à la place assignée. Indépendamment du joker (“Ubu”, par Jarry), les seize cartes (en comprenant les as) qui
commandent le jeu de Marseille ont été dessinées, à raison de deux par chaque participant, par Victor Brauner, André Breton, Oscar
Dominguez, Max Ernst, Hérold, Wifredo Lam, Jacqueline Lamba et André Masson. Pour que l’ensemble ainsi constitué garde son caractère
collectif, aussi anonyme que possible, elles ont été reprises scrupuleusement d’un seul trait par Robert Delanglade. »
Aux États-Unis, dans l’ébranlement général du conflit mondial, Breton avait ressenti le besoin de renouveler la mythologie du jeu. Il s’était
replongé dans les œuvres d’exil du Victor Hugo des tables tournantes, puis avait poussé ses lectures du côté du XIXe siècle visionnaire incarné
par le mage ésotériste Éliphas Lévi, figure bizarre à mi-chemin entre Cagliostro et Fourier. Il s’était plongé dans la lecture d’une littérature
hermétiste, de la légende d’Osiris au Livre de Thot, en passant par les exégèses du jeu de tarots. Sous l’inspiration nervalienne, il s’était
concentré sur l’Étoile, le XVIIe arcane : une jeune femme nue répandant sur la terre des fluides de vie. Il nourrit alors le projet de consacrer un livre
au symbolisme du tarot, sur lequel il rassemble une documentation irremplaçable.
Au terme de sa réflexion, Breton nous présente son admirable final, où la vision de l’Ange Liberté, né de Lucifer, dévoile un sens nouveau : « On
voit comment, en ce qu’elle pouvait avoir encore d’incertain, l’image se précise : c’est la révolte même, la révolte seule qui est la lumière. Et cette
lumière ne peut se connaître que par trois voies : la poésie, la liberté et l’amour qui doivent inspirer le même zèle et converger […] sur le point le
moins découvert et le plus illuminable du cœur humain. »
Grâce à l’asile offert par Marseille aux surréalistes fuyant les nazis, André Breton a trouvé une occasion unique de s’initier aux secrets du jeu de
tarots. Arcane 17 constitue la trace éclatante de cet épisode et ouvre un chapitre de ce roman-fleuve dont le titre pourrait être « Les Mystères de
Marseille ».
Saint-Simon insère cet éloge dans ses Mémoires en 1703 – l’année même du fameux bâton que depuis leurs premiers galons les maréchaux
ont, paraît-il, dans leur giberne.
Dès 1679, l’œil du spécialiste s’était posé avec une exigence lucide sur le calcaire rose de la couronne du fort Saint-Nicolas : « J’ai visité, écrit
Vauban à Louvois, la citadelle de Marseille qui est un assemblage fort magnifique de tout ce qui a jamais passé d’extravagant et de ridicule par
la tête des plus méchants ingénieurs du monde. Figurez-vous que la plupart des flancs n’y servent que d’ornements… » Le Grand Citoyen –
comme l’appelle Michelet – ne dit pas combien les Marseillais étaient ulcérés de voir employer les plus beaux matériaux de leurs bastides pour
la construction du fort. Des chansons couraient les rues :
On dit que le roi veut bâtir une citadelle.
Nous sommes d’accord
Par force.
Jusqu’au tombeau, nous lui serons fidèle
Par force.
C’était au fort Saint-Nicolas que siégeait, dans les années 1950, au lendemain de la dernière guerre, le tribunal militaire. Pendant mon stage,
j’en fréquentai, désignation d’office oblige, assidûment les couloirs. Dans les dédales de cette redoutable instance, je croisai souvent des juges
en uniforme dont les médailles tintaient comme, jadis, la cloche des lépreux. Ils faisaient généralement preuve d’une rare étroitesse d’esprit et
d’une médiocrité revancharde. Leur chef, un lieutenant-colonel dont j’ai perdu le nom, considérait les prévenus comme les enfants naturels de
Ganelon et de Mata Hari. Colère, il postillonnait avec tant de vigueur qu’il convenait de s’écarter de l’humidité de sa vindicte. Il ne fallait pas
badiner avec ces magistrats imperméables qui faisaient payer à de pauvres types les raclées subies sur la ligne Maginot ou dans la cuvette de
Diên Biên Phu.
À l’époque, les défenseurs devant la justice militaire étaient rarement des avocates. Pourtant, l’une d’entre elles y brillait : maître Bruel-Isnard. Un
petit bout de femme qui ressemblait à tante Mimi, la sœur de papa. Ni l’une ni l’autre ne dépassait un mètre cinquante-cinq. Ma consœur portait
une robe noire très longue, afin, précisait-elle, d’éviter aux juges les tentations de la chair. Précaution inutile : la nature s’en était chargée.
La naïveté est une qualité bien mal partagée. Maître Bruel-Isnard, le jour de la distribution, ne fut pas oubliée. Elle aurait, la chère femme, mérité
d’être proclamée lauréate de la candeur. Ces anecdotes, dont je certifie l’authenticité, en sont la preuve.
Lors de la fête du barreau, elle récita un petit poème à l’intention de ses confrères masculins :
Nous vieillissons unis par notre blanche hermine.
Nous avons le bouton, et vous avez l’épine.
Elle reçut un triomphe qui la combla.
Le tribunal militaire servit de décor à deux autres de ses exploits. Les murs austères du fort en frémissent encore.
L’avocate plaidait avec un acharnement féminin et une rigueur mathématique pour un tirailleur accusé d’avoir dérobé une petite valise en carton.
Le jour de l’audience, on s’aperçut de la disparition de l’objet du délit, égaré par le greffe. Sans cette pièce à conviction, l’accusation s’effondrait.
« Elle n’a jamais existé, plaida maître Bruel-Isnard, et je vais vous le prouver par l’analyse minutieuse de son soi-disant contenu. Selon Monsieur
le commissaire du gouvernement, on aurait trouvé dans cette fameuse valise de cinquante centimètres de long, sur quarante centimètres de
large et trente de haut : deux mouchoirs – soit ; quatre paquets de Gauloises – encore soit ; un briquet – toujours soit… Tout cela, je l’admets,
monsieur le président. Mais… il y a un mais : on y aurait découvert également douze capotes de l’armée britannique. Comment des vêtements
aussi encombrants auraient-ils pu prendre place dans un réceptacle aussi minuscule ? J’en ris, messieurs, j’en ris. » Le tribunal suivit son
exemple et, séduit par cette dialectique impeccable, acquitta le prévenu. Remarquable et rarissime résultat.
Heureuse de son succès, elle récidiva. Le sous-officier qui lui avait confié ses intérêts avait été surpris en train de prouver son affection à une
jeune recrue derrière les terrains de la Bourse. Maître Bruel-Isnard commença sa plaidoirie par ces mots inoubliables : « Cette petite affaire,
monsieur le président, serait plus à l’aise dans la bouche d’un de mes confrères que dans la mienne. »
Mais revenons à Vauban. Il fut chargé de renforcer le second fort marseillais consacré à saint Jean, au moyen d’une large fosse inondable. La
destruction de plusieurs maisons apporta les déblais nécessaires à sa surélévation, enfouissant ainsi les vestiges de la cité antique sous huit
mètres de décharge. Pendant des décennies, les canons de ces fortifications furent tournés vers la ville, non vers le large, au cas où le moustique
de la sédition aurait à nouveau piqué la cité indomptable. Ce détail, déjà rappelé dans l’entrée consacrée à Louis XIV, en dit long sur les arrière-
pensées du grand roi.
Les siècles ont passé et les propylées ornementaux de la citadelle ont résisté à l’usure du mistral. Ils offrent au large un visage serein et pacifique
peu dans le goût de Vauban, mais tellement dans le mien.
Un voyageur anglais du XVIIIe siècle : « La vieille ville est l’une des plus infectes et des plus misérables d’Europe. […] Je n’ai jamais eu le courage
de pénétrer dans une enceinte d’une insupportable saleté. »
Dans ce cloaque se presse une foule de va-nu-pieds dont le nombre ne cesse d’augmenter sous la poussée de la famine et de la guerre. Les
pauvres, voilà l’ennemi. Marseille les traite comme tel et, à quatre reprises (1546, 1577, 1592, 1602), son conseil ordonne l’expulsion de ces
gens « incommodes, criards, souvent hideux » qui ont l’audace, pour ne pas mourir de faim, de demander l’aumône.
Devant le manque de résultats de cette politique, la prophylaxie urbaine change de visage : puisqu’il est impossible de se débarrasser de cette
plèbe, on va l’« ensarrer », en d’autres termes « enfermer dans un lieu propre et choisi par les consuls les pauvres natifs de Marseille afin que les
estrangers feignants et vagabonds ne s’introduisent plus parmi eux pour estres dans le dit lieu nourris et entretenus de leur travail que des
aumônes suivant la queste qui en serait feste ».
Pour matérialiser cet univers concentrationnaire, la municipalité décide, en 1622, la construction d’une maison de charité provisoire, destinée à
la « rédemption » des misérables. Elle est inaugurée le 24 juin 1647, au cours d’une procession précédée du lavement des pieds des heureux
détenus : « Les pauvres de Marseille marchèrent deux à deux dans les principales rues. Tout le clergé séculier, tous les ordres religieux, les
consuls, l’assesseur, les fondateurs de la maison y assistèrent en cérémonie. »
À Marseille, le provisoire dure et il fallut attendre 1671 pour que Pierre Puget propose aux consuls un projet adopté à l’unanimité. Le grand
architecte dote ainsi Marseille d’un magistral édifice où, pendant des siècles, dans ce décor somptueux, la pauvreté va se débattre dans la boue.
Construit en calcaire rose tiré des carrières de la Couronne, l’hospice assemble quatre ailes de bâtiments fermées sur l’extérieur et ouvertes par
des galeries en arcades à trois niveaux sur une cour rectangulaire autour d’une chapelle en rotonde surmontée d’une coupole ovale. Ce chef-
d’œuvre, qui réconcilie le baroque provençal et les canons du classicisme, permet à Puget de démontrer l’étendue de sa virtuosité en multipliant
les couloirs, les escaliers dérobés, les autels aveugles pour éviter que les femmes se mêlent aux hommes, les pauvres aux nantis.
Cette splendeur architecturale dissimule un véritable goulag où les fortes têtes sont punies de façon exemplaire : fouet, marque, cachot, galères,
peines aggravées en cas de récidive. Le règlement est impitoyable : « Les jours ouvrables, les pauvres se lèvent à cinq heures en été et à six en
hiver. Ils se couchent à neuf heures en été et à huit en hiver. Ils s’habillent en silence en priant Dieu tout en couvrant leur lit. » Corvée peu
absorbante, chaque couche étant destinée à recevoir quatre pensionnaires.
Pour améliorer leur maigre pécule – résultat d’un travail épuisant –, les détenus – baptisés « pensionnaires » – louent leurs services en qualité
de pleureurs ou pleureuses aux funérailles des privilégiés. Un texte de 1712 en détaille le protocole : « L’ordre de marche aux enterrements est
que la croix de l’Hôpital marche après celle de la paroisse, ensuite, tous les enfants deux à deux ayant à leurs côtés, de distance en distance, les
arches, la marche est fermée par les enfants de chœur qui chantent le De Profondis suivis de leur précepteur en surplis. Les directeurs marchent
immédiatement après le corps du défunt avec leurs flambeaux et écussons aux armes de l’Hôpital. »
Dans son Histoire de la folie, Michel Foucault analyse les grands enfermements de l’âge classique : le racisme antipauvre, loin d’être une
spécialité marseillaise, sévit dans un siècle où la misère est considérée comme une insulte faite à Dieu et au roi, non comme le produit d’une
société impitoyable envers les estropiés de la vie.
À la Révolution, la Vieille Charité, appelée « Hospice de la vieillesse et de l’enfance », cesse d’être une maison d’arrêt et devient un lieu de
refuge pour les sans-abri.
Pendant la Grande Guerre, elle se transforme en centre de démobilisation pour les soldats de la Coloniale venus défendre la mémoire de leurs
ancêtres les Gaulois.
Dans les années 1920, le monument se mue en une zone de non-droit occupée par des squatteurs qui en interdisent l’accès aux facteurs, aux
policiers et aux journalistes. Quand Edmonde Charles-Roux s’y risque en 1950, les occupants lui réservent un accueil musclé qu’elle racontera
dans Le Provençal du 3 avril 1986 : « C’était en 1950 avec le photographe Robert Desneau. Quelle aventure ! Nous étions en reportage à
Marseille à la demande d’une grande revue américaine. En vain avons-nous tenté quelques clichés de la chapelle de Puget. Impossible ! Les
squatteurs veillaient. Houspillés, menacés par des gens de tous âges, bombardés de projectiles divers, nous nous sommes enfuis à toutes
jambes. Desneau sauva son Rolleiflex de justesse. »
Après la Deuxième Guerre mondiale, Le Corbusier dénonce avec véhémence l’état d’abandon du monument. Voué à la démolition, il sera
classé monument historique en 1951. Grâce à la loi Malraux et à la détermination de Gaston Defferre, on entreprend sa restauration. Elle durera
seize années, de 1970 à 1986.
J’ai découvert ce lieu magique il y a quarante ans en compagnie de Georges Bourguet, qui avait, je n’ai jamais su pourquoi, trouvé grâce aux
yeux des farouches gardiens de la zone interdite. Il me conta alors l’histoire de cette Marguerite Bresson, née à Marseille en 1690, condamnée à
deux mois de détention pour vagabondage, puis à cinq ans à la suite d’une première évasion, à vie enfin après une seconde tentative, et qui finit
par s’échapper pour ne plus être reprise. « Je ne sais, ajouta-t-il, si j’aurais fait l’amour à cette fugueuse, mais j’aurais tellement aimé lui faire la
courte échelle quand, à trois reprises, elle a joué “la fille de l’air”. »
Fort heureusement, saint Victor tout proche veillait et la Criée a conservé sa façade pour devenir un théâtre, pendant que les Parisiens
transformait une gare en musée. À chacun ses lieux de mémoire.
À son ouverture en 1981, le théâtre de la Criée est confié à Marcel Maréchal, un travailleur immigré de Lyon qui, en guise de bienvenue, fait
cadeau à Marseille d’une mémorable mise en scène des Trois Mousquetaires. Le soir de la première, mon fils et quelques garnements de son
espèce envahirent la scène aux accents de « Maréchal, nous voilà ! ». C’était leur façon d’exprimer leur gratitude.
Après son bombardement en 1943, la rive nord doit sa renaissance à Fernand Pouillon et à son vieux mentor, Auguste Perret, qui l’ont sauvée
du projet initial conçu par Roger-Henri Expert, l’auteur des fontaines du Trocadéro. Il prévoyait des tours de quatorze étages dont le gigantisme
aurait donné au Lacydon un faux air de Manhattan. Pouillon, encouragé par le maire de l’époque, Michel Carlini, rogna le béton pour contraindre
les toitures à ne pas dépasser la ligne de crête du Panier, à s’intégrer avec simplicité dans le paysage du Vieux-Port et à encadrer sans le
heurter l’Hôtel de Ville, fierté du baroque provençal. Une partie de l’œuvre du grand architecte a été inscrite au patrimoine national en 1993.
Juste récompense pour ce fantasque bâtisseur que la jalousie a écorné et avec lequel la justice s’est montrée indigne.
Poussés par le mistral, nous arrivons au fort Saint-Jean construit au XIIe siècle par la commanderie des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem
et doté au XVe siècle par bon roi René d’une tour carrée presque intacte aujourd’hui. Deux cents ans plus tard, le chevalier de Clerville –
décidément incontournable – transforma l’ancienne forteresse en mirador de pierre destiné à faire la paire avec le fort Saint-Nicolas. Marseille
était en garde à vue et la France, au garde-à-vous.
Devant la cathédrale, monseigneur de Belsunce nous accueille à bras ouverts et donne à notre promenade des allures de pèlerinage. En effet, il
n’y a guère qu’à Marseille où l’on puisse contempler une cathédrale, et même deux, plantée au beau milieu d’un port. Après avoir longé la
« Vieille Major » construite au milieu du XIIe siècle en pierre rose des carrières de la Couronne, nous voici sur le parvis de la « Nouvelle Major »
imaginée par Napoléon III lors de sa fameuse visite en septembre 1852. Elle sera consacrée le 6 mai 1896 et deviendra monument historique
dix ans plus tard.
Le passé s’arrête là.
Vieux Quartiers (Les)
Dans un dictionnaire amoureux de Marseille, la destruction des Vieux Quartiers trouve sa place, une place de crève-cœur, celle réservée aux
amours mortes, aux souvenirs assassinés. En quelques jours de janvier et de février 1943, mois maudits d’une année maudite, le cœur de
Marseille est parti en fumée sous les charges de dynamite.
La tragédie commença le 14 janvier. Ce jour-là, le général SS Oberg réunit les autorités françaises et leur annonce la décision du Führer de
nettoyer les bas quartiers du Vieux-Port. Par le vide. Bousquet, le secrétaire général de la police de Vichy, et Barraud, le préfet délégué de
Marseille placée depuis 1939 sous administration directe de l’État après l’incendie des Nouvelles Galeries, sont présents. Les deux hommes
défendent chacun une notion différente, divergente, de la Collaboration. Bousquet, fidèle à sa méthode qui a fait ses preuves lors de la rafle du
Vel’d’Hiv en juillet 1942, obtient des Allemands, soulagés, que la police nationale se charge, pour l’essentiel, de l’opération. Aux yeux de cet
étrange patriote, il s’agit d’affirmer la souveraineté de l’État français, sans se rendre compte qu’elle emprunte le chemin du déshonneur. Pour sa
part, le préfet Barraud refuse de transformer la police marseillaise en séide d’Adolf Hitler. Sa détermination amène l’occupant à des concessions
inespérées : réduction du périmètre de destruction et d’évacuation ; envoi des expulsés à Fréjus, non à Compiègne, antichambre de la
déportation.
Le 23 janvier, le piège se referme sur les Vieux Quartiers cernés par un régiment de SS, la police française et les GMR (groupes mobiles de
réserve, ancêtres de nos gardes mobiles).
À l’aube du 24, la maisonnée – nous habitions l’immeuble du 1, rue de la République dont les fenêtres donnaient sur le quai des Belges – est
réveillée par le martèlement des bottes, le bruit des moteurs, le claquement des mousquetons. Les gardes mobiles dressent leurs barrières et
bouclent le secteur. Le mauvais coup aurait été impossible sans les dix mille gendarmes et les onze cents inspecteurs en civil venus de tous les
coins du pays. Jean Contrucci écrit : « Les Allemands n’apparaissent pas. Ils sont là “au cas où”, en couverture, avec cinq mille hommes »
(Marseille, Roger Duchêne et Jean Contrucci, Fayard, 1998).
Le bilan broie le commentaire : quarante mille personnes contrôlées, six mille arrêtées, mille six cent quarante-deux « métèques » livrés aux
Allemands, sept cent quatre-vingts déportés dont aucun ne reviendra. René Bousquet, l’ami de François Mitterrand, supervise la traque conduite
au nom de la raison d’État.
Vers trois heures de l’après-midi, l’exode commence : des centaines de voitures à bras, bicyclettes, tandems et poussettes ploient sous les
hardes. Des véhicules de police munis de haut-parleurs diffusent ce message lénifiant : « Habitants du quartier, pour des raisons d’ordre militaire
et afin de garantir en toutes circonstances la sécurité de la population, les hautes autorités allesmandes ont décidé de procéder à votre
évacuation. Préparez-vous à quitter immédiatement votre domicile. N’emportez que des bagages à main : couvertures, linge de corps,
vêtements chauds, vivres pour quarante-huit heures […] Votre hébergement sera assuré. Des indemnités vous seront payées. Soyez calmes et
disciplinés. À partir de maintenant, il est rigoureusement interdit de circuler dans les rues, sauf en groupe sous conduite des autorités chargées
des opérations d’évacuation. »
Bientôt, les Vieux Quartiers, ventre de la louve marseillaise, deviennent, vidés de leurs habitants, le royaume des pilleurs et des rats. Les
maisons closes laissent ouvertes leurs portes et leurs pensionnaires, dont les baisers réjouissaient la chair marine avant de la moisir,
malheureuses en quête d’un toit, inspirent la pitié et glacent le désir.
Quand tout fut terminé, les « forces de l’ordre », fières du devoir accompli, s’apprêtèrent à faire retraite. Sur la petite esplanade face à La
Samaritaine, la défense passive avait dressé en zigzag un abri de sacs de sable pour protéger les gens du port des bombes alliées. Depuis le
petit matin, un jeune homme s’y était réfugié, loin du regard des argousins. Seuls les curieux à leurs balcons pouvaient le voir et prier pour son
salut. Au moment où les GMR se retiraient, un cri jaillit : « Lieutenant ! Lieutenant ! Il y en a un. Ne le laissez pas s’échapper ! » et un homme
montra du doigt le refuge de l’adolescent. Revolver au poing, l’officier le débusqua et lui passa les menottes. « Salaud ! » cria maman au capon
qui battait des mains. Elle cracha dans sa direction. Il l’outragea de l’avant-bras.
Quelle est la responsabilité respective des Allemands et des Français dans cette tragédie ? Soixante ans plus tard, il est toujours malaisé de
jauger la part de chacun et, pourtant, la question doit être posée.
Les Allemands d’abord. Ils avaient reçu de Marseille un accueil tumultueux. Début janvier 1943, des bombes artisanales explosaient dans les
hôtels réquisitionnés par la Wehrmacht : trois morts. Le 22, un tramway bourré de soldats vert-de-gris est la cible de la Résistance. Malgré la
colère des nazis et leur volonté de combattre les partisans, je ne pense pas que la destruction des Vieux Quartiers doive grand-chose à la
vindicte. En effet, les attentats n’avaient pas eu lieu dans leur périmètre et, fidèles aux tristes mœurs militaires, les opérations de représailles ne
respectent ni l’art ni la mémoire. Or, l’occupant en la personne du lieutenant Braun, officier de réserve de la Wehrmacht, architecte urbaniste à
Berlin dans le civil, dresse la liste des bâtiments à épargner en raison de leur importance esthétique et historique. Il parvient à sauver la Mairie,
l’Hôtel-Dieu, la Maison Diamantée, plusieurs hôtels particuliers, l’église Saint-Laurent, l’église des Accoules, et les quais situés entre l’Hôtel de
Ville et le fort Saint-Jean. J’ai une pensée reconnaissante pour ce fils de Goethe qui joua les sauveteurs de Marseille au moment même où une
directive de Himmler à Oberg précisait : « Je ne veux pas que les vies allemandes soient exposées dans des combats dans les souterrains et
dans les grottes [sic]. »
Il avait d’autant plus de mérite que l’État-Major allemand était obsédé par la légende attachée aux Vieux Quartiers considérés par le Führer
comme une verrue purulente sur le cœur de l’Europe.
Les nazis n’étaient pas seuls à patauger dans cette fantasmagorie : « Les Vieux Quartiers, c’est l’empire du péché et de la mort, un des
cloaques les plus impurs où s’amasse l’écume de la Méditerranée », écrivait un académicien, de la même encre qu’Albert Londres dans son
inventaire : « Marchands de femmes, laveurs de bijoux, capons de pocker, pickpockets, pieds de biches, hommes du milieu, dompteurs de filles
et détrousseurs d’ivrognes, tremblants indicateurs et prospers nouveaux… »
En 1943, le célèbre journaliste aurait pu ajouter : Juifs persécutés, exilés traqués, résistants pourchassés par la Milice et la Feldgendarmerie.
La vengeance aveugle écartée, faut-il considérer la destruction des Vieux Quartiers comme une opération préventive destinée à purger la ville, à
éradiquer les foyers de l’insoumission et à éviter sa propagation ? Je me demande, les jours de pessimisme, si les Allemands se sont servis
des Français à des fins militaires ou si quelques Français utilisèrent les Allemands pour réaliser de vastes profits. À la Libération, la presse de
gauche affirmera que la destruction des Vieux Quartiers permit une des opérations immobilières les plus vilaines de l’histoire de Marseille, où
l’occupant joua son rôle, et l’argent, le sien.
Toutes passions éteintes, le dossier demeure troublant. Dès 1932, les architectes Jacques Greber et Gaston Castel dressent un plan de
rénovation de la ville prévoyant – condition nécessaire, salutaire et sanitaire – la destruction des Vieux Quartiers. Leur ambition s’endort dans les
tiroirs du ministère jusqu’en 1941, plusieurs mois avant l’occupation de la zone libre, quand Eugène Beaudoin, un maître d’ouvrage réputé,
ranime les idées de ses confrères. En 1943, elles s’enracinent et certains technocrates vichyssois ne laissent pas passer une aussi belle
occasion d’inscrire au débit de l’occupant la réalisation d’un projet socialement pénible, financièrement coûteux, mais politiquement utile. L’abbé
Cayol, le curé de Saint-Laurent, qui refuse de quitter sa paroisse au cœur du quartier maudit, porte l’accusation, dès le 15 septembre 1943, où il
écrit à Pierre Laval une lettre admirable de cran et de toupet dans laquelle, après avoir plaidé pour les expulsés, il dénonce l’attitude de ceux qui,
scellant l’alliance de la dynamite et de la promotion immobilière, ont profité des Allemands pour assurer leur fortune.
Un sombre chapitre à ajouter aux Mystères de Marseille.
Ville sans nom
Le 8 juin 1793, après s’être donné pour chef le magistrat Peloux et le notaire Castellanet, les sections marseillaises défient la Montagne
parisienne : « Marseille déclare solennellement qu’elle est dans un état légal de résistance à l’oppression et qu’elle autorise par la loi de Salut
public de faire la guerre aux factieux. »
Ce manifeste expédié aux quatre coins de la France répond à l’appel de Barbaroux passé dans la clandestinité : « Levez-vous et marchez sur
Paris. On m’accuse de vous soulever. Oui, je vous soulève [sic] et je soulève la France tout entière contre les brigands. Je veux défendre la
Convention contre elle-même et contre les factieux. »
Cette fois, le Midi bouge. Peloux et Castellanet en rajoutent : la Convention ne représente qu’une minorité de forcenés. Il faut convoquer sans
attendre une assemblée nationale qui devra se réunir à Bourges, éternellement orpheline de son roi. Elle sera composée de deux députés par
département et incarnera la légitimité nationale.
Les deux compères passent à l’action. Leur armée renforcée par des contingents du Gard prend l’offensive. Malheureusement, son général
notaire, plus à l’aise parmi ses minutes que sous la mitraille, se laisse surprendre par les républicains près d’Avignon et se fait rosser sur les
hauteurs de Septène.
Le 24 août, Marseille est occupée par la France. La répression conduite par un quatuor pittoresque – les représentants du peuple Salicetti,
Gasparin, Escudier et Abitte – édicte des mesures que n’aurait pas désavouées le Père Ubu : destruction des armes royales et de tous les
emblèmes de l’Ancien Régime ; suppression dans les jeux de cartes des rois et des reines considérés comme des ci-devant provocateurs ;
institution d’un tribunal du non-droit, la commission Brutus, qui ne connaît qu’un code, le rasoir national. L’épuration est à la glace. Trouvant le
quatuor trop tiède, Paris expédie à Marseille un sinistre duo muni de tous les pouvoirs : Barras et Fréron, surnommés « les missionnaires de la
Terreur ». Un coquin et un crétin, deux bourreaux.
Barras, un des grands corrompus et débauchés de notre histoire, verse le sang seulement quand il en tire profit et compose avec son
jacobinisme pour faire sa pelote. D’ailleurs, il ne laissera pas un mauvais souvenir à Marseille où il fut autorisé à résider de 1805 à 1813. Que
voulez-vous, c’est plus fort qu’eux, les Marseillais ont un faible pour les ruffians.
Fréron était d’une autre trempe, celle des inquisiteurs et des ayatollahs. Cet exécuteur se révéla un furieux de la démolition : les Accoules, Saint-
Ferréol, une partie de Saint-Victor furent détruites sur son ordre. Il envisagea même de combler le Vieux-Port en y jetant la colline de Notre-
Dame-de-la-Garde. Pas moinsse. Sans l’intervention du nouveau maire Micoulin, s’en était fait de la Sainte Vierge. Grâce à la vigilance de cet
édile, la Bonne Mère fut sauvée des eaux.
Mais les missionnaires de la Terreur n’avaient pas dit leur dernier mot. Marseille, comme Carthage, devait être débaptisée. Le 17 nivôse an II (le
17 janvier 1794), ils décidèrent d’appliquer à la ville le châtiment réservé par Rome aux cités vaincues : « Considérant que Marseille a, la
première, sonné le tocsin [sic] de la rébellion dans le Midi, les représentants du peuple ordonnent que la ville restera sans nom et portera cette
dénomination. » Ce n’est plus du Robespierre, c’est du Courteline.
Le décret historique et hystérique rentre immédiatement en application. Les « Sans Nommés » ne restent pas sans réaction. Ils relèvent la tête et
déversent sur la Convention un déluge de pétitions rappelant les mérites de la ville dans le déclenchement de la Révolution et la fuite de la
royauté. La Marseillaise allait-elle devenir La Sans Nommée ?
L’Assemblée, experte en la matière, sait que le ridicule est aussi redoutable que la guillotine. Elle prend de la distance avec ses commissaires :
« Marseille appelle de votre part un grand exemple. Sans doute, habitués à manier la foudre, c’est à vous qu’appartient de la diriger encore,
mais il est peut-être des considérations que l’étude des mœurs, la science des localités commandent. Vous avez cru que Marseille devait
changer de nom. Ici, citoyens collègues, le Comité de salut public s’arrête. Le nom de Marseille rappelle à la pensée des hommes libres
d’immortels souvenirs. Des scélérats sous le masque de républicanisme l’ont outragée, mais les monstres qui ont cherché à la perdre ont cessé
d’être marseillais. L’Histoire, en écrivant vos annales, pourrait-elle laisser échapper un nom qui marche à la postérité de concert avec la chute du
roi ? »
Il en faut davantage pour faire céder Barras, plus sensible aux assignats qu’à la raison, et plier Fréron, têtu comme un âne rouge, selon
l’expression de l’Estaque. Ils répliquent par cette proclamation qu’il convient de déclamer avec l’accent pour en goûter le suc : « Toute l’Europe
sait que, lorsqu’on demandait à un Marseillais s’il était français, il répondait : “Non, je suis provençal.” Cette réponse naïve peint l’esprit de
Marseille. Voilà l’opinion qu’on apporte ici en naissant. C’est un péché originel [curieuse référence pour ces pilleurs d’églises], une idée
ineffaçable. Le Marseillais par sa nature se regarde comme un peuple à part. La situation géographique, son langage particulier alimentent cette
opinion fédéraliste. Même les meilleurs patriotes ne veulent des lois que pour Marseille. Ils ne voient qu’elle. Marseille est leur patrie, la France
n’est rien. »
Barron et Fréras – j’ai bien le droit, à mon tour, de les rebaptiser – seront obligés de lâcher prise et le 12 février 1794, la Convention décide :
« La commune de Marseille gardera son nom. »
En consacrant une entrée de mon dictionnaire à la ville « sans nom », je n’ai pas voulu ressusciter une anecdote historique, mais mettre en
lumière une certaine incapacité, elle aussi historique, de la France à comprendre et à intégrer complètement Marseille. Il serait temps qu’elle s’y
mette.
Violets
Ce curieux crustacé dont les eaux marseillaises sont un des lieux de prédilection niche un peu partout le long du littoral méditerranéen, depuis la
Turquie à l’est et un peu au-delà du delta de Gibraltar à l’ouest. Son nom évolue d’un pays à un autre : violet en Provence, biju dans le
Languedoc, limone del mare (« citron de mer ») sur la côte italienne… On parle aussi de figue de mer, appellation incontrôlée, car les violets
n’ont rien de commun avec les fruits délicieux du verger de ma grand-mère. Ils n’en possède ni l’aspect, ni la couleur, ni le goût. Les violets ne
sont pas de grands voyageurs et supportent mal le dépaysement. À Paris, par exemple, on compte sur les doigts d’une main les restaurants ou
les poissonneries qui proposent chichement ces estimables fruits de mer.
Brun sombre avec des reflets bleus, ils pratiquent le camouflage pour se confondre avec le rocher auquel ils s’accrochent. Leur taille est
variable : les plus gros sont comparables à de rachitiques melons ; les plus petits, à des pommes de terre. Aux Goudes, on parle de patates de
mer, imagerie acceptable si le violet n’était pas recouvert de nombreux parasites marins, d’où son nom scientifique de microcosmus, avec
quelques variantes, du microcosmus vulgaris au microcosmus sabatieri, le plus comestible.
Ouvrir un violet est plus facile que de séparer une huître en deux. En effet, son corps, d’une extrême mollesse, possède deux minuscules siphons
par lesquels cette noble bête aspire, puis rejette l’eau. Une fois ouverte, elle révèle une cavité centrale nacrée, striée du violet qui lui donne son
nom. La partie comestible est d’une belle couleur jaune que l’on trouve sur la terre ferme chez les pois de senteur et les capucines.
Si la pêche aux moules a donné naissance à une jolie chanson, la cueillette aux violets, récolte ingrate confiée aux filets d’un chalut, n’a pas
inspiré les poètes. Il faut, pour les voir ramasser à la main, se glisser dans les salles obscures où Fernando Rey, le héros de French Connection,
en déniche quelques-uns dans une rade proche du Frioul. Si vous voulez le suivre, vous n’aurez nul besoin d’être champion de nage sous-marine,
les violets affectionnant les eaux peu profondes, accueillantes aux débutants. Vous en trouverez à Mourepianne, dans les calanques, à Pierres
Plates et à quelques encablures du château d’If.
Un conseil : dès que vous apercevez un violet, ne le taquinez pas d’une main timide, il se cramponnera à son rocher et jamais vous ne l’en
délogerez. Prenez-le par surprise, détachez-le d’un geste prompt et glissez-le dans votre salabre – c’est ainsi qu’à Marseille l’on appelle une
épuisette.
Dégustez un violet, c’est embrasser la Méditerranée sur la bouche.
Zola (Émile)
(1840-1902)
L’immortel auteur des Rougon-Macquart a contribué à améliorer la condition des mineurs, à promouvoir l’extinction du paupérisme avant et
après sept heures du soir, à combattre les ravages de l’alcoolisme dans les classes populaires et à arracher Dreyfus de l’île du Diable, mais il
n’a pas fait du bien à la réputation de Marseille.
Dans la première époque de sa carrière, celle du journalisme, il participe à la solidification d’un stéréotype exploité plus tard par Carco, Albert
Londres et la condescendance des Parisiens. En 1867, Le Messager de Marseille le charge de chroniques destinées à paraître en feuilletons,
précurseurs de nos séries télévisées. Zola choisit d’intituler les Mystères de Marseille son tableau baroque et caricatural mettant en scène les
acteurs inquiétants de la petite délinquance ou de la criminalité phocéenne. Il y développe une thèse appelée à prospérer : « Lorsqu’une
population est livrée à une spéculation effrénée, lorsque toutes les classes d’une ville trafiquent du matin au soir, il est presque impossible que ce
peuple de négociants ne se jette pas dans les émotions poignantes du jeu… Ceux qui ont de gros capitaux jouent à la bourse, achètent et
revendent. Mais les pauvres, ceux qui ne possèdent que quelques francs, ont la ressource du jeu… Une ville commerciale est donc forcément
joueuse et débauchée. »
Et Paris ? Vous l’oubliez, cher Maître. Pourtant, vos amis les Rougon-Macquart se chargent de vous rappeler qu’en matière de vice, la capitale,
« cet égout de volupté de toute l’Europe » selon Saint-Simon, n’a rien à envier aux lointaines provinces.
Un tel discours conforte les préjugés en voie de formation dans ce moment du siècle qui voit la ville passer d’une population de cent mille à cinq
cent mille habitants et devenir un centre d’accueil pour ceux qui espèrent un avenir meilleur : Bas-Alpins, Varois, Ariégeois, Espagnols et
Piémontais pour lesquels Marseille est un mirage semblable à celui du Londres d’aujourd’hui, vu par les émigrés de Sandgate.
À la fin du XIXe siècle, le nombre d’Italiens dans la cité s’élève à cent mille, un cinquième de la population. Cette concentration déraisonnable
provoque un malaise. Les groupes anarchistes gangrènent cette foule peu familière avec le français, sans travail et à peine logée. De leur côté,
les nationalistes incitent les « bons Français » à réagir contre ces prédateurs qui viennent manger leur pain. Dans les années 1890, l’inévitable
se produit. Les « Vêpres marseillaises » donnent lieu à des pogroms dont les « Babis » sont victimes. Le Gaulois titre « Dehors ! » et la presse
italienne parle d’une Saint-Barthélemy. La Belle Époque est en haillons et la ville, blessée dans son image.
Il serait facile de rechercher la responsabilité de Zola dans ce drame et de faire le procès des Mystères de Marseille. Je ne plaiderai pas ce
dossier. Je regrette seulement que, dans un livre médiocre, un écrivain que j’admire ait décrit Naples au lieu de Marseille. Quel paradoxe : le
germe du mythe mafieux a été semé par un fils d’immigré dont le père, François Zola, était né à Venise en 1795.
Voir : Migrations.
Bibliographie
des principaux ouvrages consultés
ABOUT (Edmond), La Rome contemporaine, Paris, Michel Lévy.
AGOSTINI (Julie) et FORNO (Yannick), Les Écrivains de Marseille, Éditions Jeanne Laffitte.
ARMOGATHE (Daniel), ECHINARD (Pierre), Marseille, Port du 7e Art, Éditions Jeanne Laffitte.
CATY (Roland), RICHARD (Eliane), ÉCHINARD (Pierre), Les Patrons du Second Empire : Marseille, Picard Éditeurs, Éditions Cénomane.
CONISBEE (Philipp) et COUTAGNE (Denis), Cézanne en Provence, Réunion des Musées Nationaux.
CONTRUCCI (Jean), Ça s’est passé à Marseille, chroniques publiées dans Le Provençal, Autres temps.
Daumier et Dubout, deux caricaturistes marseillais, Fondation Regards de Provence – Reflets de Méditerranée.
DUBOIS (Marius), GAFFAREL (Paul) et SAMAT (J.-B.), Histoire de Marseille, Édition de la Ville de Marseille.
ÉCHINARD (Pierre), ORSINI (Sylvie), DRAGONI (Marc), Le Lycée Thiers : deux cents ans d’Histoire, Edisud.
GENOVA (Alauzen di), Maîtres provençaux, de 1859 à nos jours, Galerie Jouvène, EEMP – Horizon SA.
GUIRAUD (Jean Michel), La Vie intellectuelle et artistique à Marseille, à l’époque de Vichy et sous l’occupation 1940-1944, Éditions Jeanne
Laffitte.
LATOUR (Marielle) et BOISSIEU (Jean), Marseille et les Peintres, Éditions Jeanne Laffitte.
LEROY (Pierre), Anne Prospère de Launay : lettres retrouvées et éditées, NRF, Gallimard, 2003.
Pour ne pas rendre trop fastidieuse une énumération forcément incomplète, il convient d’ajouter la relecture de certaines œuvres des auteurs
classiques cités dans mon dictionnaire…
Il doit beaucoup aux mensuels, hebdomadaires et quotidiens de la presse internationale, nationale ou régionale, une place particulière devant
être réservée à La Marseillaise, au Provençal, à La Provence ainsi qu’aux revues locales.
Remerciements
Je remercie Eliette Bellot, Edmonde Charles-Roux, Jean-Paul Delhourne, Mario Garibaldi, Sébastien de Gasquet, Jean-Baptiste Goureau,
Catherine Léouzon, Pierre Leroy, Bruno Lombard, Bernard Oudin et Elizabeth Royer pour leur culture et leurs recherches et, bien entendu, Olivier
Orban et Jean-Claude Simoën pour leur confiance et leur patience.
Du même auteur
Le Médecin devant ses juges, en collaboration avec Pierre Macaigne et Bernard Oudin, Laffont, 1973.
Divorcer, La Table Ronde, 1975.
Mon Intime Conviction, Laffont, 1977.
Plaidoyer pour Marseille, Ateliers Marcel Jullian, 1979.
Quand la justice se trompe, Laffont, 1981.
Par le sang d’un prince : le duc d’Enghien, Grasset, 1986.
Toursky et le commencement du désert, Seghers, 1986.
Le Crépuscule des juges, Laffont, 1988.
Histoire de la répression politique en France : les insurgés, Flammarion, 1995.
Le Juge et l’avocat : dialogue sur la justice, avec Simone Rozès, Laffont, 1992.
Le Procès du roi, Grasset, 1993.
Anthologie des poètes délaissés, avec Pierre Dauzier, La Table Ronde, 1994.
La Justice des bien-pensants, Flammarion, 1995.
Anthologie de l’éloquence française, avec Pierre Dauzier, La Table Ronde, 1995.
Ma vérité sur le mensonge, Plon, 1997.
Le Vice et la vertu : les corruptibles, de Mazarin à nos jours, Grasset, 1999.
Un petit monde, Plon, 2001.
Le Procès de la justice, avec Jean-François Burgelin, Plon, 2003.
Enquête d’auteurs, Bernard Grasset, 2004.
Le Guide pénal, avec Bernard Bouloc, Plon, 2004.
Existe-t-il une spiritualité sans Dieu ?, Les Éditions de l’Atelier, 2006.
Dans la même collection
Ouvrages parus
Claude ALLÈGRE
Dictionnaire amoureux de la science
Yves BERGER
Dictionnaire amoureux de l’Amérique
Jean-Claude CARRIÈRE
À paraître
Jacques ATTALI