La Pharsale
La Pharsale
La Pharsale
LUCAIN
LA PHARSALE
LUCAIN La Pharsale
GARNIER frères Libraires éditeurs, 1865, Paris Traduction de Marmontel, complétée
par M. H. Durand, précédée d'une étude sur la Pharsale par M. CHARPENTIER.
introintroduction
I LIVRE PREMIER
Exposition du sujet, la guerre civile entre César et Pompée. - Reproches que le
poète adresse aux Romains, à propos de cette fureur qui les arme les uns contre les
autres, quand ils ont tant de raisons d'entreprendre d'autres guerres. - Il faut se
consoler pourtant de ces malheurs, et s'en réjouir si les destins n'ont pas trouvé
d'autre voie pour amener le règne de Néron. - Apothéose anticipée de Néron ; basse
flatterie. - Énumération des causes particulières ou générales de la guerre civile.
-Portraits de Pompée, de César. - César arrive sur les bords du Rubicon, qui marque
la limite de son gouvernement. L'image de la patrie désolée se dresse devant lui et
le conjure de ne pas avancer plus loin avec son armée. César, après un moment
d'hésitation, passe le fleuve. Prise d'Ariminum pendant la nuit. Les habitants,
réveillés par le bruit des trompettes, voient leur ville envahie par une armée, et
déplorent en silence leur malheureux sort. Au point du jour, les tribuns, forcés de
s'enfuir de Rome, arrivent au camp de César ; l'un deux,
Curion, excite César à presser la guerre. - César, enflammé par ce discours,
harangue ses soldats et leur parle de marcher sur Rome. Il accable Pompée et le
sénat d'invectives, et se promet la faveur des dieux, qui doivent protéger la
justice de sa cause. - L'armée se rend à ce discours, et un chef de cohorte,
Lélius, proteste qu'il suivra partout César ; que s'il faut égorger pour lui frère,
père, épouse, s'il faut détruire Rome, il est tout prêt :
toute l'armée fait le même serment. - César rappelle ses légions dispersées dans
diverses parties de la Gaule ; énumération de ses forces. - César, à la tête de
toutes ses légions rassemblées, envahit l'Italie, et répand de tous côtés une si
grande terreur, que le sénat et Pompée lui-même s'enfuient de Rome. - Signes et
présages des calamités prochaines. - Tableau de la désolation de Rome et de
l'Italie. Autres prodiges sinistres. - On consulte les devins toscans ; Arruns et
Figulus sont interrogés. Ils ordonnent de purifier les murs de Rome par des
lustrations solennelles ; description de cette cérémonie expiatoire. Arruns égorge
une victime, considère ses entrailles, et n'y découvre que des malheurs ; Figulus
les annonce. - Fureur prophétique d'une dame romaine qui, inspirée par Apollon
prédit les principaux événements de la guerre civile.
II Le poète se plaint aux dieux de ce qu'ils découvrent aux humains les
calamités qui les menacent. -Abattement de Rome. - Douleur et gémissements des
femmes. - Plaintes des soldats. - Tristesse des vieillards qui se rappellent les
temps de Marius et les terribles vengeances de Sylla. - M. Brutus, au milieu de la
nuit, va trouver Caton : son discours. -Réponse de Caton. - Au retour du jour,
Marcia, autrefois cédée par Caton à Hortensius, vient frapper à la porte de son
premier époux : son discours. - Caton la reprend, sans nulle cérémonie nuptiale. -
Portrait de Caton, ses mœurs et son caractère. - Pompée sort de Rome et se retire à
Capoue, qui devient le siège de la guerre. -Description de l'Apennin. - Marche de
César, sa vigueur militaire, et les dispositions diverses des villes d'Italie. -
Fuite de Libon, de Thermus, de Sylla, de Varus, de Lentulus et de Scipion,
lieutenants de Pompée. - Domitius veut défendre Corfinium ; il exhorte ses
compagnons. Discours de César aux siens. - Il se rend maître de la ville. Domitius
lui est livré par la perfidie de ses soldats. Malgré sa fierté, César lui accorde
la vie. - Pompée harangue ses soldats pour sonder leurs dispositions. - Pompée
voyant son discours froidement accueilli, se défie de son armée, et va s'enfermer
dans Brindes. -
Description et histoire de cette ville. - Pompée ne comptant plus sur l'Italie,
envoie son fils aîné dans l'Orient, et les consuls en Épire, pour y chercher des
secours. - Diligence de César : il tient déjà Pompée assiégé dans Brindes, et tâche
de fermer le port avec des digues. - Pompée rompt ces digues, et s'enfuit avec sa
flotte. - Tristes réflexions du poète sur cette fuite, et plaintes pathétiques.
III Navigation de Pompée en Épire. Le fantôme de Julie vient s'offrir a lui
pendant son sommeil, et lui présage ses malheurs. - Pompée aborde à Dyrrachium. -
César, après avoir envoyé Curion en Sicile et en Sardaigne pour chercher des
vivres, se dirige sur Rome et y entre au milieu de la terreur et de l'abattement. -
Il convoque le sénat sans droit. - Il veut s'emparer du trésor public ; le tribun
Métellus veut l'en empêcher. - Le tribun cède après un discours de Cotta. - Le
temple de Saturne est dépouillé. - Énumération des peuples qui entrent dans la
querelle de Pompée. - César sort de Rome et passe les Alpes. - Résistance de
Marseille et discours de ses députés à César. - Réponse de César. - Il marche vers
Marseille pour en faire le siège; premiers travaux. - Description de la forêt
sacrée de Marseille que César fait abattre. - César, impatient de tout retard, se
rend en Espagne, et laisse à ses lieutenants la continuation du siége : travaux et
combats. - Les Marseillais font une sortie nocturne, et brûlent les machines de
l'ennemi. - Les Romains veulent tenter la fortune sur mer ; description des deux
flottes. - Combat naval, dans lequel les Marseillais sont vaincus; longue et
poétique description de la mêlée, de ses accidents terribles et bizarres.
IV Guerre d'Espagne contre Pétreius et Afranius, lieutenants de Pompée ;
description de leur camp auprès d'Hilerda. - César essaye en vain de s'emparer
d'une éminence au-dessus d'Hilerda. -Pluies terribles qui menacent de noyer le camp
de
César. - César passe le Sicoris au moyen d'un pont jeté sur ce fleuve ; Pétréius
lève son camp et veut se rendre dans le pays des Celtibériens. - César le poursuit
et l'atteint. - Les deux armées, campées l'une près de l'autre et, séparées par un
étroit retranchement, le franchissent et s'embrassent. -Pétréius trouble cette paix
et pousse aux armes ses soldats. - Son discours aux Pompéiens. - Massacre qui suit
cet intervalle de paix dans le camp de Pétréius. Les Pompéiens cherchent à regagner
les hauteurs d'Hilerda ; César les enferme sur des collines où ils manquent d'eau.
- Dévorés de soif et désespérés, ils veulent combattre ; mais César leur refuse la
bataille. - Tableau de la situation des Pompéiens privés d'eau. - Les chefs se
rendent : discours d'Afranius à César. - César fait grâce aux Pompéiens. - Antoine,
lieutenant de César, est pressé par la famine au milieu de son camp, dans une île
de l'Adriatique. - Il cherche un moyen d'échapper en fuyant par mer, et de
rejoindre ceux de son parti. - Des chaînes lâches, cachées sous les eaux par
l'ordre du chef des Pompéiens, retiennent un des vaisseaux d'Antoine. - Vultéius,
commandant du navire, exhorte ses soldats à se tuer les uns les autres plutôt que
de se rendre. - Ils s'égorgent les uns les autres. - Éloge de cette action. -
Curion passe en Afrique, et campe sur des roches ruineuses qu'on appelait le
royaume d'Antée. - Description du combat de ce géant contre Hercule. - Forces des
Pompéiens en Afrique, sous le commandement de Varus et de Juba. -Ressentiment de
Juba contre Curion. - Curion attaque Varus et le défait. - Défaite des Césariens
par les Numides ; Curion se fait tuer. - Épilogue sur cette mort de Curion.
V Au commencement de l'hiver le sénat est convoqué en Épire. - Discours du
consul Lentulus, qui propose de donner à Pompée la conduite de la guerre civile. -
Le sénat choisit Pompée, et décerne des honneurs et des récompenses aux rois et aux
peuples qui ont
bien mérité de la république. - On se prépare au combat - Appius consulte l'oracle
de Delphes sur l'issue de la guerre et sur son propre sort. - Détails géographiques
et réflexions philosophiques sur le temple et sur l'oracle d'Apollon. - Appius fait
ouvrir le temple, et le prêtre fait entrer dans le sanctuaire la jeune Phémonoé,
qui veut se soustraire à l'obligation de répondre. - Appius découvre sa ruse, et la
force de parler. Elle parle, mais le dieu n'est pas entré dans son sein. - Elle
monte enfin sur le trépied, et prédit, sous l'inspiration du dieu, mais en termes
obscurs, le résultat de la guerre civile. - Elle meurt quand le dieu s'est retiré
d'elle. - Révolte dans l'armée de César. - Plaintes et menaces des soldats. - César
se présente hardiment aux séditieux. - Son discours. - Les chefs de la révolte sont
punis, et l'armée rentre dans le devoir. - César envoie son armée à Brindes pour
rallier sa flotte ; lui-même se rend seul à Rome, où il se fait donner la dictature
et le consulat. - Vaine représentation des comices populaires. Plaintes du poète
sur la profanation du consulat. Célébration des féries latines. - César arrive à
Brindes, où il veut mettre sa flotte en mer, malgré les tempêtes. - Son discours à
ce sujet. - Le vent tombe et la flotte court le risque de rester en pleine mer ;
mais enfin elle touche la côte d'Épire. - Les deux rivaux sont en présence. -César
presse Antoine de lui amener le reste de son armée demeurée à Brindes. - Son
impatience. Il sort pendant la nuit de son camp, et va réveiller un pauvre batelier
nommé Amyclas, auquel il ordonne de le passer en Italie. - Amyclas y consent. - En
voyant la force de la tempête, le batelier se trouble.
- César le rassure. - Description de la tempête. -Paroles de César. - Il arrive
sain et sauf en Épire. -Plaintes de son armée, qui lui reproche sa téméraire
entreprise. - Antoine arrive avec le reste de sa flotte.
- Pompée, voyant arriver l'instant de la bataille, envoie son épouse à Lesbos :
son discours. -Réponse de Cornélie. - Leur triste séparation.
VI Les deux rivaux sont en présence. - César appelle de tous ses vœux l'heure
fatale qui va décider de sa fortune. - Ne pouvant forcer Pompée d'en venir à une
bataille, il lève son camp, et marche sur Dyrrachium (aujourd'hui Durazzo) ; mais
Pompée l'a prévenu. - Fortification de cette ville. - Pompée campe sur une hauteur
qui protège la ville : César, pour assiéger son ennemi, trace au loin l'enceinte
d'un immense retranchement. - Description de ces travaux. Cause première de la
contagion. - Elle désole le camp de Pompée ; la famine ; celui de César. - Pompée
résout aussitôt de forcer les barrières dont l'a su envelopper son ennemi. -Attaque
du fort Minutium. - Un centurion, du nom de Scaeva, soutient seul le choc. - Eloge
du guerrier. -Il harangue ses compagnons qu'il ramène au combat. - Sa bravoure, ses
blessures, son stratagème, sa mort. - Nouvelle attaque de Pompée dirigée sur les
forts voisins de la mer : il en chasse l'ennemi. - Efforts impuissants de César,
qui est accouru au secours des siens. - Pompée pouvait accabler son rival : trop
généreux, il laisse échapper la victoire ; regrets du poète. - César passe en
Thessalie. - Pompée l'y suit, et refuse de se rendre à l'avis de ceux de ses amis
qui l'engagent à revenir à Rome. - Description de la Thessalie : les monts Ossa,
Pélion, Othrys, Pinde, Olympe. - La vallée de Tempé, les champs de Phylaoée,
Ptélée, Dotion, Trachine, Mélibée, Larisse, Argos, Thèbes ; les fleuves Éas,
Inachus, Achéloüs, Évène, etc. -habitants : Bébryces, Lélèges, Dolopes, Centaures.
- Art de fondre les métaux ; monnaie. - Campé sur cette terre, chaque parti s'agite
dans l'attente du combat. - Sextus, le plus jeune des deux fils de Pompée, veut
connaître l'arrêt du destin ; il va consulter une enchanteresse. - Art magique des
Hémonides ou femmes de l'Hémus. - Discours de Sextus à l'enchanteresse. Réponse
d'Érichtho. -L'antre de l'enchanteresse. - Charmes magiques. -Un cadavre répond à
sa voix. - Destins de Pompée.
- Le cadavre est rendu au bûcher. - Sextus, guidé par Érichtho, rentre au camp de
son père.
VII Le soleil levant semble vouloir dérober sa clarté aux champs de Pharsale. -
Songe de Pompée avant la bataille ; souvenir de ses triomphes, des acclamations du
peuple romain. - Plaintes et regrets du poète. - On demande la bataille dans le
camp de Pompée : on accuse sa lenteur, sa timidité. - Cicéron vient lui demander,
au nom du sénat et de l'armée, de marcher à l'ennemi : paroles de l'orateur. -
Réflexions du poète. - Réponse de Pompée : il cède à regret à la volonté de tous. -
On donne l'ordre du combat. - Impatiente fureur des soldats. -Apprêts de la
bataille. - Signes effrayants ; pronostics. -Un devin de Padoue annonce ce qui se
passe en Thessalie. - Réflexions du poète. - Pompée, dans la postérité, réunira
tous les vœux. - Description de l'armée de Pompée qui s'avance au combat. - César
s'applaudit de l'occasion, souhaitée tant de fois, de tout décider par le fer. -
Son audace, toutefois, doute un moment du succès. -Il harangue ses soldats. - Joie
dans le camp de César. -Pompée, qui s'efforce de dissimuler ses craintes, se montre
à cheval sur le front de son armée ; son discours à ses soldats. - Les phalanges,
des deux côtés, s'avancent animées d'une égale fureur. - Le poète gémit sur le
désastre qui s'annonce ; ses résultats déplorables pour Rome, pour tout l'univers.
- Bientôt les deux armées sont en présence, et les traits sont prêts à partir. -
Crastinus, le premier, lance son javelot. - Description de la bataille. -La
cavalerie de Pompée enveloppe les légions de César ; mais elle cède à leurs
efforts. - César presse, anime ses soldats ; il est partout ; il indique lui-même
où il faut frapper. - Brutus. - Mort de Domitius. - Déroute complète : regrets du
poète. - Pompée est réduit à fuir. - Il arrive à Larisse : accueil qu'il y reçoit.
- Nouvelle harangue de César à ses soldats après la bataille : il les envoie piller
le camp des vaincus. - Leur sommeil ; leurs terreurs. - César contemple sa Fortune
dans cet océan de sang. - Reproches amers du poète. - Tableau du champ de carnage.
- La Thessalie, terre trop funeste aux Romains.
VIII Fuite de Pompée ; il franchit les vallons de Tempé : il s'épouvante du bruit
qui se fait sur ses pas. - Sa pensée se reporte vers l'époque de ses triomphes : sa
félicité passée s'est changée en opprobre. - Il arrive aux bords de la mer ; il se
jette dans une barque et fait voile vers Lesbos. - Cornélie ; ses mortelles
inquiétudes. - Le navire aborde, Cornélie
s'élance aussitôt et tombe en défaillance. - Enfin, elle reprend ses sens. -
Discours du héros. -Cornélie laisse tomber quelques plaintes entrecoupées de
sanglots. - Pompée est attendri : tous les assistants fondent en pleurs. - Bon
accueil du peuple de Mytilène. - Offres de service ; Pompée refuse et remet à la
voile. - On voit s'éloigner avec
douleur Cornélie : son éloge. - Navigation de
Pompée ; ses entretiens avec le pilote. - Il est rejoint par son fils, par la foule
des grands qui lui est restée fidèle. - Discours qu'il adresse à Déjotarus, en lui
prescrivant d'aller au fond de l'Asie chercher de nouveaux secours. - Déjotarus
part. - Pompée poursuit sa course ; il arrive à Syhédra ; il y délibère sur le
parti qu'il doit prendre : son discours aux grands assemblés. - On improuve son
dessein. -Lentulus ouvre un second avis : son discours. - Il
entraîne tous les esprits. - On décide d'aller en
Égypte. - Enfin, on touche au rivage de Péluse. -Effroi de Ptolémée à la nouvelle
de l'arrivée de Pompée. - Son conseil délibère. - Achorée rappelle les bienfaits de
Pompée ; mais Pothin ose proposer le meurtre du héros : son discours. - On
applaudit au crime. - Apostrophe véhémente du poète à Ptolémée. -Le héros s'apprête
à descendre ; une barque s'avance au-devant de lui, chargée de ses assassins : on
l'invite à y descendre. - Pompée cède à ses funestes destins : il préfère la mort à
la crainte. - Reproches de Cornélie. Sa prière n'est point écoutée. - Septimius,
Achillas. - Le héros tombe frappé. - Cornélie est témoin de l'affreux spectacle :
ses douleurs. - Le vaisseau s'éloigne emportant Cornélie. - La tête de son époux
est mise au bout d'une lance et présentée à Ptolémée. -Funérailles de Pompée. -
Cordus. - Discours du généreux romain. - Apostrophe du poète à Cordus : il le
rassure contre le châtiment qu'il redoute. -L'exiguïté du tombeau de Pompée ne
nuira point à sa mémoire. - L'Égypte redira, au sujet de sa sépulture, les
merveilles que la Crète raconte du
tombeau de Jupiter.
IX Apothéose de Pompée. - Caton devient l'appui de la patrie chancelante ; il
ranime les courages, se rend à Corcyre, recueille les débris de Pharsale et passe
en Afrique. - Plaintes amères de Cornélie en s'éloignant du rivage de l'Égypte, où
ses yeux ont vu brûler la dépouille de son infortuné époux. Son discours au fils de
Pompée. -Son affliction, son désespoir. - Elle et Sextus rejoignent Caton. -
Cnéius, le fils aîné de Pompée, a reconnu du rivage les compagnons de son père. -
Son frère est avec eux. - Il demande où est son père. - Sextus lui raconte le
sanglant sacrifice. - Fureurs de Cnéius contre les assassins du héros. - Il veut
venger sur-le-champ sa mort.
- Honneurs funèbres rendus dans le camp à la mémoire du héros. - Hommage de
Caton. - Cependant la discorde frémit dans le camp ; Tarchondimotus donne le signal
de la désertion. - Reproches amers de Caton. - Discours du chef des Ciliciens qui
veut se justifier. - Les Romains eux-mêmes sont entraînés dans la révolte. Harangue
de Caton qui les ramène au devoir. - Politique de Caton pour tenir occupés les
soldats. - Il décide d'aller aux confins du pays des Maures, dans les États de
Juba. - Description des Syrtes. - Il tente le trajet par mer. - Une tempête le
force d'y renoncer. - Il résout de faire le tour des Syrtes à travers les sables de
la Libye. - Discours qu'il adresse à ses soldats avant de se mettre en marche.
Description de l'Afrique, et en particulier de la Libye. - Hordes sauvages.
- Le Nasamon, le Garamante. - Tempête élevée sur le sable. -L'armée est près de
s'ensevelir sous des monceaux de poussière. - Une étouffante chaleur succède : un
soldat découvre un imperceptible filet d'eau; il recueille quelques gouttes qu'il
vient offrir à Caton. - Reproches sévères du héros. - On arrive au temple d'Ammon :
description du site ; notions astronomiques ou sphériques.
- Discours de Labienus à Caton pour l'engager à consulter le dieu. - Réponse de
Caton. - Fermeté, constance du héros. - Caton est le dieu digne des autels de Rome.
-Caton, pour donner l'exemple à ses soldats, s'abreuve à une source peut-être
empoisonnée. - Pourquoi la Libye est-elle peuplée de serpents ? Fable de Méduse.
Persée vainqueur de la Gorgone. - Son retour, ou plutôt son vol au travers de la
Libye. - Cette contrée arrosée du sang que distille la tête de Méduse. -- De là le
germe, l'origine des reptiles. Dénombrement et caractère de chacun. - Mort du jeune
Aulus ; ses fureurs. - Sabellus succombe à son tour, mordu par un seps. - Symptômes
de son mal. - Autres victimes : Nasidius périt de l'atteinte du prester ; Tullus,
de celle de l'hémorrhoïs : éloge du jeune guerrier. Lévus
meurt, à son tour, mordu par l'aspic. - Le jaculus. Murrus perce un basilic du fer
de sa lance. - Il est forcé aussitôt de se couper le bras. - Plaintes des guerriers
; leurs regrets, leurs vœux. - Fermeté d'âme de Caton. - Histoire des Psylles : la
nature les a rendus invulnérables. -Services qu'ils rendent aux Romains. - Enfin le
désert est franchi : arrivée à Leptis - César, après la bataille de Pharsale, était
passé en Phrygie : il visite les ruines de Troie. - Le poète promet à César
l'immortalité. - Prière de César aux dieux de ses pères. - Il regagne sa flotte et
fait voile pour l'Égypte. - On lui présente la tête de Pompée. -Sa feinte
indignation en recevant ce présent. - Nul ne croit à ses regrets.
X LIVRE X
Entrée de César dans Alexandrie. - Il visite les temples des dieux, le monument de
Sérapis, le tombeau d'Alexandre. - Réflexions philosophiques sur ce prince. -Le
jeune roi accourt à Péluse, et reste en otage près de César. - Cléopâtre aborde à
son tour au Phare, et vient demander à César une part dans l'héritage de ses aïeux.
-Discours qu'elle tient au héros : elle parvient, sinon à le persuader, du moins à
le séduire. - César la réconcilie avec le roi, son frère : joie, festin,
description de la salle du festin. - Description du festin. Parure de Cléopâtre :
luxe imprudemment étalé aux yeux de l'étranger. - Le sage Acorée assiste au festin.
- César l'interroge sur les secrets des pontifes ; il veut savoir les mystères de
la source du Nil. - Réponse du sage. - Pothin et Achillas trament un complot contre
la vie de César. - Pothin presse Achillas de marcher contre l'étranger, maître du
palais des rois : ses reproches.- Achillas obéit : soldats romains mêlés aux
satellites des deux meurtriers de Pompée. À l'approche de l'armée, César s'enferme
dans le palais avec le jeune roi : il y est assiégé. - Défense du héros. - Il fait
périr Pothin. - Arsinoé, sœur de Cléopâtre, se rend au camp des Égyptiens, fait
assassiner Achillas, et met Ganymède à sa place. - Le siège continue. - César
tente, pour s'échapper, de regagner ses vaisseaux restés dans le port : il est
attaqué sur la levée qui joint la ville à l'île du Phare.
Lucain : introduction à la Pharsale.
AVERTISSEMENT
Parmi les traductions de Lucain, celle de Marmontel est peut-être la mieux écrite ;
c'est ce qui nous l'a fait choisir de préférence à toute autre pour notre
collection. Elle avait besoin, il est vrai, d'être retouchée au point de vue du
sens et de l'exactitude, et complétée dans une foule de passages. Marmontel, sous
prétexte d'atténuer les défauts du modèle, avait pris trop de licences avec son
auteur, et s'était permis, dans l'intérêt du bon goût, des suppressions
inadmissibles. Nous avons dû songer à réparer ces lacunes et à faire dans le
travail, d'ailleurs si estimable de Marmontel, les changements reconnus nécessaires
; en un mot, à rendre au poète latin sa vraie physionomie. Nous ne pouvions confier
ce travail de retouche et de remaniement qu'à un latiniste homme de goût M. H.
Durand a bien voulu se charger de cette tache délicate : la manière dont il s'en
est acquitté nous permet d'offrir avec confiance à nos lecteurs cette traduction
renouvelée, ainsi que nous avons fait pour la traduction de Suétone par La Harpe,
rajeunie si heureusement par M. Cabaret-Dupaty.
FÉLIX LEMAISTRE.
ÉTUDE SUR LA PHARSALE
L'éloquence romaine périt avec la république ; pacifiée par Auguste, elle ne
pouvait survivre à la liberté : on le conçoit sans peine ; on conçoit moins
facilement que la poésie qui, sous ce prince, avait été comme le dédommagement de
l'éloquence et la plus brillante décoration du naissant empire, ait, après lui,
presque complètement disparu. En effet, pour vivre, la poésie n'a pas précisément
besoin de l'air et de la lumière de la liberté ; le demi-jour, les rayons voilés du
soleil monarchique lui sont plutôt favorables que contraires. Comment donc
expliquer, à partir d'Auguste, son rapide déclin ?
Les premiers empereurs ne lui furent pas, je le sais, très bienveillants. Portés
encore, jusqu'à un certain point, à l'histoire, à l'éloquence même qu'ils
cultivent, ils sont indifférents et quelquefois hostiles à la poésie. Si Caligula,
dans un caprice libéral, permet de remettre en lumière les ouvrages de Labienus, de
Cassius Severus, de Cremutius Cordus, proscrits par Tibère, il fait enlever des
bibliothèques les ouvrages de Virgile. La poésie n'avait donc rien à attendre ni de
Tibère, ni de Caligula, ni de Claude ; mais ne pouvait-elle vivre de sa propre vie
et se suffire à elle-même ? Elle n'a pas besoin, en effet, d'un théâtre et des
applaudissements du Forum, et elle avait, sous la tyrannie, cet avantage de ne
point porter ombrage. Il y avait donc encore, ce semble, place pour elle ; mais si
elle n'a pas, comme l'éloquence, besoin de secours étrangers ; si elle peut naître
d'elle-même et se développer par sa propre vertu, encore lui faut-il une
inspiration, légère ou profonde, gaie ou sérieuse. Or, on ne voit pas d'où, sous
les successeurs d'Auguste, lui serait venue cette inspiration.
Rappelons-nous, en effet, quel avait été, même au temps d'Auguste, le caractère de
la poésie latine. Elle ne jaillit point du sol même de l'Italie ; elle n'a pas,
comme le dit le poète, été discrètement détournée des sources grecques ; elle en a
été tout entière amenée et à grands flots répandue sur le Parnasse latin. Là,
toutefois, mêlée à la veine nationale, elle s'y avive et s'y colore de teintes
éclatantes et profondes : Horace donne à la poésie
lyrique un sentiment philosophique et rêveur qui le fait dissemblable, sinon rival
de Pindare. Entré plus avant encore dans cette voie de méditation et de mélancolie,
Virgile trouve dans son âme des richesses nouvelles : marqué à un double sceau, il
est tout à la fois le prêtre de la théologie ancienne, qu'il emprunte à Platon, et
le précurseur du spiritualisme chrétien dont il a de merveilleuses divinations.
Cette rêverie philosophique nouvelle et cette vive sensibilité qui sont, au milieu
des imitations grecques, le cachet original et le charme particulier d'Horace et de
Virgile, ne pouvaient pourtant suppléer entièrement à cette inspiration primitive
que seule la poésie grecque possède.
Quoi que fît, en effet, le génie de ces deux grands poètes, il ne parvint pas à
donner à la poésie latine la, spontanéité et la vigueur natives qu'elle n'avait
pas. Fleur brillante et étrangère, transportée sous un ciel moins ami que le ciel
grec où la poésie s'était d'elle-même développée et épanouie en tant de genres et
sous des formes si heureuses, la poésie latine ne put, si habilement cultivée
qu'elle eût été, s'acclimater entièrement à Rome et y produire des fruits spontanés
et vivaces ; la terre lui manquait, et semblable à ces fleurs délicates et vives
que le poète nous représente se penchant et s'affaissant sur elles-mêmes à la
première atteinte de la pluie :
Lassove papavera collo
Demisere caput, pluvia quum forte gravantur,
la poésie romaine, quand elle n'eut plus pour la soutenir et la réchauffer la douce
influence d'Auguste et de Mécène, languit et mourut.
Cependant, entre les différents genres de la poésie latine, il y en avait un qui,
plus que les autres, mieux que la poésie lyrique surtout et l'épopée, continuerait,
on le pouvait croire, à fleurir sous l'empire : l'élégie. Ces molles harmonies de
Tibulle, de Properce et d'Ovide, si bien d'accord avec la corruption des mœurs
romaines, comment n'ont-elles pas éveillé, inspiré d'autres chantres des faciles
amours ? N'était, ce pas la, sous l'empire, une source qui ne devait pas tarir ? On
le croirait d'abord ; mais telle était alors la corruption des mœurs :
l'imagination, même dans ses plus grandes licences, aurait langui auprès de la
réalité. Quand Ovide, quand Properce chantent leurs amours, on sent, si matérielle,
si extérieure en quelque sorte, que soit leur inspiration, qu'au fond cependant
l'âme y est encore pour quelque chose ; il y a passion, il n'y a pas orgie. Il n'en
est plus ainsi au temps de Tibère et de Caligula. Les Romains ont l’ivresse et les
monstruosités de la débauche ; ils n'ont plus les délicatesses du plaisir ;
l'élégie leur serait fade et insipide ; la vue du sang répandu dans le cirque peut
seule ranimer et assaisonner en eux la volupté. Point d'amour donc ; partant, point
de poésie. Sous Tibère, la poésie est réduite au timide apologue ou à des pièces de
concours. La plupart des poètes versifiaient pour la cour ou sur la naissance des
princes, pour les prix du mois d'août. D'où reviendra donc à la poésie
l’inspiration qu'elle a perdue ? De quelle source vive et profonde sortiront,
s'élèveront les vapeurs nouvelles et puissantes qui la pourront raviver et qui
fécondera cette source : elle s'est ouverte, elle a coulé, elle s'est épandue, elle
a grossi dans son cours, à l'ombre même et dans le silence de l’empire. On le
sait : au moment où périssait la république, pour la rappeler, autant que faire se
pouvait, et protester contre le despotisme qui la remplaçait, une secte
philosophique, depuis assez longtemps déjà introduite à Rome, y grandit, s'y
développa avec une singulière énergie. Le stoïcisme fut, à défaut de la liberté
politique, la nouvelle liberté de Rome. Il s'unit, pour le consoler, pour le
nourrir et le fortifier, au patriotisme qui, éteint dans le peuple, survivait dans
les grandes âmes. Voilà la veine nouvelle d'où jaillira, sous l’empire, pure et
profonde, la poésie latine. Ennemi de l'héroïde, de l'élégie, de toute fade poésie,
le stoïcisme ramènera les vers à leur destination première : la liberté, la vertu,
ce seront là
les grands sujets de ses méditations ou de ses chants. Il ne brigue pas les
frivoles honneurs de la lecture publique ou des couronnes apollinaires, il dédaigne
cette littérature de la table des princes, leurs jeux poétiques après boire et
pendant la digestion !
Naisse donc un esprit généreux, une imagination vive, un poète enfin épris de ce
double enthousiasme de patriotisme et de philosophie stoïcienne, et la poésie
latine pourra reparaître et trouver des accents nouveaux et puissants. Déjà le
stoïcisme, proprement dit, a eu son poète dans Perse : la liberté aura le sien,
qui, par une singulière rencontre, viendra d'où on le devait moins attendre. En
effet, ce chantre de la liberté, ce disciple aussi du stoïcisme, vous le cherchez
sans doute dans l'école des déclamateurs, sous le portique des philosophes. Il en
devrait, ce semble, être ainsi ; mais non : le poète de la liberté et du stoïcisme,
c'est la cour de Néron qui le verra paraître, c'est là qu'il s'élève, là qu'il
grandit.
Sur la fin du règne d'Auguste, un rhéteur espagnol, déjà célèbre à Cordoue, sa
patrie, vint s'établir à Rome : c'était Sénèque le rhéteur. Sénèque avait trois
fils : Novatus, qui plus tard prit d'un avocat célèbre qui l'adopta le nom de
Junius Gallion ; Sénèque, qui fut le philosophe, et Marcus Annaeus Méla, qui épousa
Acilia, fille d'Acilius Lucanus, et eut un fils qui naquit à Cordoue en l'an 38 ;
ce fils fut Marcus Annaeus Lucain. Déjà quelque peu célèbre par lui-même, héla dut
à son fils d'être plus illustre. A l'âge de huit mois, Lucain fut amené à Rome ;
où, sous la direction et les auspices de Sénèque le philosophe, son oncle, il fit
ses études, parut et fut élevé à la cour. Devenu gouverneur de Néron, Sénèque plaça
son neveu auprès du jeune prince. Entre Néron et Lucain, l'amitié fut vive d'abord,
mais courte. Néron avait des prétentions à la poésie, et Lucain n'avait pas moins
de vanité que le prince n'avait d'amour propre. Cependant, Lucain se prêta d'abord
assez complaisamment aux succès et même à la supériorité du prince ; mais cette
abnégation ne pouvait durer longtemps. Elle ne résista pas à une lutte dans
laquelle le prince et le poète se disputèrent le prix de la poésie. Lucain chanta
la Descente d'Orphée aux enfers, et Néron la métamorphose de Niobé : Lucain
remporta le prix, "sans qu'il soit aisé, remarque Al. Villemain, de concevoir
l'audace des juges." Le triomphe de Lucain blessa vivement Néron ; défense fut
faite à Lucain, non seulement de lire ses ouvrages en public et sur le théâtre,
mais même, s'il en fallait croire Xiphilin, de composer des vers. Ce fut sans doute
alors qu'obligé de renoncer aux lectures ; Lucain renonça aussi aux poèmes
particuliers qui jusque là avaient fait sa gloire, et se consacra tout entier à son
grand travail de la Pharsale.
Commencée sous les auspices de Néron, elle s'acheva comme une protestation et une
vengeance.
Lucain ne s'en tint pas là : doublement aigri contre Néron, comme poète interdit
des lectures publiques et comme partisan de la liberté, il entra dans la
conspiration de Pison. Arrêté et interrogé, il fit d'abord bonne contenance ; mais
bientôt, cédant à une promesse de la vie, il dénonça sa mère ! Il ne lui en fallut
pas moins quitter la vie, digne de pitié encore peut-être, si plus de courage eût
honoré ses derniers moments ; mais loin de là : il ne cessa, dit Tacite, de
dénoncer des complices au hasard, espérant que ces révélations lui vaudraient la
pitié de Néron. Convaincu enfin qu'il ne lui restait plus qu'à mourir, il se fit
ouvrir les veines, et expira eu récitant et en corrigeant quelques vers de sa
Pharsale. Il avait vingt-sept ans, et était désigné consul pour l'année suivante.
Ces vers dont, à ses derniers moments, s'enchantait Lucain, lui ont-ils donné
l'immortalité qu'il s'en promettait ? On l’a cru longtemps ; longtemps on a retardé
la Pharsale comme un poème épique ; mais de nos jours sa gloire a été remise en
question.
On a fait de l’épopée quelque chose d'extraordinaire, de providentiel en quelque
sorte, une création exceptionnelle, un don réservé à quelques âges privilégiés de
l'humanité. Une épopée, ce n'est pas seulement le génie qui la fait ; ce sont les
siècles qui la préparent et l'achèvent. D'après cette poétique nouvelle, l'Iliade
et la Divine Comédie sont les deux seules véritables épopées : j'oubliais
Shakespeare, dont l'œuvre dramatique serait aussi une épopée ; mais l'Énéide n'en
est pas une, et "le doux maître" du Dante vient ainsi après son élève ; jugez si
les autres poèmes, la Jérusalem délivrée, le Paradis perdu, et à plus forte raison
la Pharsale, peuvent dès lors prétendre à être des épopées. Mais laissons de coté
ces récentes et quelque peu contestables théories qui font de l'épopée une
encyclopédie humanitaire, où les peuples viennent lentement déposer leur science,
leur foi, leurs croyances, leurs mœurs et leur civilisation : produit et résumé
d'une civilisation complète, espèce de cristallisation mystérieuse qui se forme
silencieusement et par couches séculaires dans la conscience et l'imagination des
peuples. Prenons plus simplement le poème épique, et jugeant Lucain d'après les
règles de l'ancienne critique, voyons quels sont les reproches que l'on peut
adresser à la Pharsale et les mérites qu'on lui doit reconnaître.
Lucain, a-t-on dit, a mal choisi et le héros et le sujet de son poème : le sujet
était trop rapproché de lui pour se prêter à ces fictions qui sont la condition et
le charme de l'épopée, et Pompée n'était pas un personnage épique.
Pompée, je le sais, a beaucoup perdu de nos jours. Pour nous, il n'est plus qu'un
général heureux, mais médiocre. Dans la guerre contre Mithridate, il n'a eu qu'à
recueillir les fruits des efforts de Lucullus. La guerre des pirates, non moins
pompeusement célébrée, n'offrait pas plus de difficultés, et en vérité ne méritait
pas plus d'admiration. Quelle merveille qu'avec un nombre aussi grand de vaisseaux,
d'hommes, d'habiles lieutenants, il ait vaincu trente mille brigands ! Tous ses
exploits étaient de grandes actions plutôt que de grands événements. - Le citoyen
en lui n'a pas été plus épargné que le général. Si la constitution de la république
a été ébranlée ; si César a pu prétendre à la dictature, c'est que Pompée lui en
avait frayé le chemin. N'était-ce pas en faveur de Pompée qu'avait été portée cette
loi Manilia qui lui conférait des pouvoirs absolus, exemple dangereux, dont plus
tard devait profiter César ? Pompée n'avait-il pas, avec César et Crassus, formé le
premier triumvirat, c'est-à-dire la première coalition de citoyens ambitieux contre
la république ? Enfin cette guerre civile elle-même, ne l'avait-il pas, par ses
prétentions, rendue aussi inévitable, que César par son ambition ? Et une fois
déclarée, ne s'était-il pas montré aussi indécis, aussi imprévoyant à la
poursuivre, à se défendre, lui et son parti, qu'il avait été présomptueux avant
qu'elle eût éclaté ? Tel est, et j'adoucis les traits, Pompée aux yeux de la
critique moderne.
Ce n'est pas ainsi que le voyaient et que le représentent les historiens anciens.
Ils rappellent que, citoyen non moins soumis à la loi qu'il avait été habile
capitaine, Pompée, à son retour d'Asie, au moment où l'enthousiasme pour lui était
au plus haut point, avait, en mettant le pied dans l'Italie, congédié son armée et
s'était rendu à Rome en simple citoyen, bien qu'alors il eût pu disposer du peuple
des villes qui le suivait en foule. Il est vrai, il se lia avec Crassus et César ;
mais la faute n'en fut-elle pas au sénat qui, dans ses défiances, paya par des
humiliations les services de Pompée et le réduisit à chercher des alliances
auxquelles se refusaient sa décence et sa dignité naturelles. Ce fut surtout Caton,
dit Plutarque, qui, en engageant le sénat à ne pas accorder à Pompée quelques
satisfactions de vanité, le jeta dans les bras de César. Quant à la guerre civile,
peut-être eût-il pu, non pas l'éviter, mais s'y mieux préparer, en prenant conseil
de son expérience, et non de la légèreté des jeunes patriciens qui encombraient son
camp, plutôt qu'ils ne le
fortifiaient ; car Pompée, il ne le faut point oublier, avait une habileté peu
commune dans l'art de la guerre : là, comme ailleurs, un bonheur constant ne
suppose pas seulement la supériorité : il la prouve. Dans cette lutte suprême de
Pharsale, il a succombé, il est vrai ; mais n'a-t-il pas été trahi par la fortune,
au moins autant qu'il lui a manqué ? A la distance où nous sommes de ces grands
événements, il nous est difficile de les bien juger : notre opinion est fondée sur
ce que nous croyons savoir, et les démarches que nous condamnons, légèrement peut-
être, étaient sans doute décidées par des motifs que nous ignorons. Tel était donc
Pompée pour les Romains : citoyen respectant les lois, ambitieux du pouvoir, il est
vrai, mais aimant mieux se le faire donner que le prendre, ce qui est bien quelque
chose ; habile autant qu'heureux général ; le représentant, malgré ses torts, de la
liberté, et le soutien vaincu, mais glorieux encore, de la république.
César a gagné auprès de nous tout ce qu'a perdu Pompée. César, ce n'est pas
seulement le génie complet de la guerre et de la paix, le citoyen magnanime et le
prévoyant politique qui venait relever de leur abaissement les classes déshéritées
du peuple romain, rendre aux alliés leurs droits méconnus, fonder sur l'égalité un
nouvel ordre social et inaugurer pour le monde tout entier une ère de paix et de
prospérité ; César, c'est l'homme même de l'humanité. Ce n'est pas sous ces traits
brillants qu'il apparaissait aux Romains. Je ne parle pas de ses vices, qui lui
furent plus utiles que contraires, de même que les vertus privées de Pompée lui
furent une infériorité plutôt qu'un avantage ; je ne veux voir que l'homme public.
Eh bien ! qu'était César pour les Romains ? Pour eux, dès sa jeunesse, César est un
citoyen dangereux, perdu de dettes et de débauches, et se faisant de ses désordres
un double instrument d'ambition. Complice secret de Catilina, il a la main dans
tous les complots qui se trament contre la république. Tribun factieux, impérieux
consul, pour faire passer une loi agraire, il n'hésite pas à employer la violence
contre son collègue Bibulus et va jusqu'à menacer les jours de Caton. S'il dompte
les Gaules, c'est pour asservir sa patrie. Malgré la défense du sénat, il franchit
la limite sacrée du Rubicon, entre dans Rome, où sa présence répand la
consternation, pille le trésor public, inaugurant ainsi par un double sacrilège la
guerre civile. Cette guerre, a-t-il véritablement cherché à l'éviter ? Il le
prétend ; mais Cicéron, mais Suétone affirment le contraire. En un mot, citoyen
longtemps factieux, général rebelle, vainqueur sacrilège de sa patrie et de la
liberté, tel est sur César le jugement des anciens. Du moins, dira-t-on, on ne
saurait le nier : César fut le plus clément des vainqueurs. Oui, clément, il le fut
souvent ; mais quelquefois aussi il fut cruel et impitoyable, suivant les
conjonctures : sa clémence était autant calculée que naturelle ; et eût-elle été
aussi entière, aussi désintéressée qu'on l'a faite, cette clémence, était-elle donc
si magnanime ? "César, dit Montesquieu, pardonna à tout le monde ; mais il me
semble que la modération que l'on montre après qu'on a tout usurpé ne mérite pas de
grands éloges."
Quant à ses projets humanitaires, les historiens anciens sont beaucoup moins
explicites que les historiens modernes, qui lui prêtent les idées de notre temps et
leurs propres pensées. On fait un peu de ses projets ce qu'Antoine fit de son
testament : on y met tout ce qu'on veut. Lui-même, César, il n'en a point parlé :
il ne réclame pas pour le monde entier ; il réclame pour son consulat, sa province,
son armée, pour César, en un mot ; dans ses propositions de paix, il ne stipule que
pour lui-même, et non pour le peuple.
Je l'admets toutefois : dans le ressentiment qu'ils avaient gardé de la perte de la
liberté, les Romains ont pu juger avec trop de rigueur l'homme qui l'avait
renversée et voir sous un jour trop favorable celui qui l'avait défendue ; je ne
veux point absoudre en tout Pompée et le faire, pour le génie politique et
guerrier, l'égal de César ; je veux seulement montrer comment, dans l'imagination
et l'âme des meilleurs citoyens, la république et
Pompée restaient un culte, un grand et cher souvenir, et comment en choisissant
l'une pour sujet, l'autre pour héros de son poème, Lucain ne s'est pas trompé.
Ajoutons que ce qu'il avait jusque là connu de l'Empire ne pouvait guère que
raviver les regrets pour la république. Ni Tibère, ni Caligula, ni Claude, ni Néron
n'étaient des maîtres bien agréables ; et quant au changement même de la république
en gouvernement ou plutôt en domination d'un seul, sans examiner ici cette
difficile question, je crois pouvoir dire que, dans la révolution qui avait détruit
l'ancienne constitution de Rome, les Romains ne voyaient pas ce que depuis on y a
vu, l'égalité, mais bien la servitude, sous le niveau du despotisme. Flétrir ce
despotisme, ressusciter la lutte où le patriotisme l'avait combattu, prendre, si je
puis ainsi parler, la revanche de Pharsale, c'était donc une généreuse tentative.
Était-ce également un heureux sujet épique, et n'allait-il pas contre cette
illusion d'optique, cette magie et cette majesté du lointain favorables à
l'épopée ? C'est la seconde critique faite à Lucain.
Elle date de loin, cette critique. Un contemporain, un rival de Lucain disait
déjà : "Quiconque entreprendra de traiter un sujet aussi important que celui de la
guerre civile succombera infailliblement sous le faix, s'il ne s'y est préparé par
de sérieuses études. Il ne s'agit pas, en effet, de renfermer dans ses vers le
récit exact des événements, il faut y arriver par de longs détours, par
l'intervention des dieux ; il faut que le génie, toujours libre dans son essor, se
précipite à travers le torrent de la fiction." Et à l'appui de cette théorie,
Pétrone, joignant l'exemple au précepte, essayait, sur la guerre civile, un poème
où il fait figurer toutes les vieilles divinités de l'Olympe. Nous le reconnaissons
: Lucain n'a pu, ni voulu introduire le merveilleux dans son poème, et Voltaire
l’en justifie parfaitement : "Virgile et Homère avaient fort bien fait d'amener les
divinités sur la scène. Lucain a fait tout aussi bien de s'en passer. Jupiter,
Mars, Vénus étaient des embellissements nécessaires aux actions d'Énée et
d'Agamemnon : on savait peu de choses de ces héros fabuleux ; les faibles
commencements de l'empire romain avaient besoin d'être relevés par l'intervention
des dieux ; mais César, Pompée, Caton, Labienus vivaient dans un autre siècle
qu'Énée : les guerres civiles de Rome étaient trop sérieuses pour ces jeux
d'imagination... La proximité des temps, la notoriété publique de la guerre civile,
le siècle éclairé, politique et peu superstitieux de Lucain, la solidité de son
sujet, ôtaient à son génie toute liberté d'invention fabuleuse." Voltaire a eu le
tort de ne point suivre le sage conseil qu'il donne ici et d'introduire dans la
Henriade ce ressort du merveilleux dont, avec raison, il félicite Lucain d'avoir su
se passer.
Le merveilleux consacré et classique manque donc, j'en conviens, dans le poème de
Lucain ; mais il y est remplacé par un autre genre d'intérêt : "A défaut des dieux
homériques qui n'interviennent plus dans l'action, Lucain, dit M. Villemain, reçoit
de son temps une croyance vague aux visions, aux apparitions, aux prodiges : c'est
le spectre de la Patrie apparaissant éplorée à l'autre rive du fleuve que va passer
César ; c'est Marius levant sa tête au-dessus de son tombeau brisé, et mettant les
laboureurs en fuite ; c'est l'ombre de Julie troublant de ses prédictions fatales
le sommeil de Pompée ; c'est enfin cette évocation pleine de terreur et de
mélancolie que fait d'un cadavre, ramassé clans la foule des morts, cette
magicienne que Sextus Pompée va consulter dans les forêts de Thessalie." Voilà le
merveilleux dans la Pharsale, merveilleux nouveau et approprié au temps où écrivait
Lucain. On ne croyait plus alors à l'Olympe, Lucain se passe donc de la
mythologie ; mais on croyait à la magie, aussi Lucain ne s'en fait-il pas faute ;
on croyait aux oracles, quoi qu'il dise, et chez lui la pythonisse n'est pas
muette. Relèverons-nous, après ces critiques générales, le reproche fait à Lucain
de manquer et d'exactitude historique et d'unités Lucain, nous le reconnaissons,
n'a pas retracé tous les
événements de la guerre civile : la Pharsale n'est pas une chronique ; il n'a pas
"maigre historien suivi l'ordre des temps ;" il s'est transporté au cœur même des
événements, in mediam rem, et a couru, pour ainsi dire, le plus vite qu'il a pu, au
champ de bataille de Pharsale. Mais s'il n'a ni indiqué, ni raconté tous les
détails de ce duel sanglant, il n'a du moins oublié aucune des causes principales
qui l'avaient amené, ni omis aucun des grands faits qui en avaient préparé,
suspendu ou précipité le dénouement.
Qu'importerait d'ailleurs dans la Pharsale cette absence d'exactitude aussi bien
que de merveilleux ? L'intérêt du poème et sa grandeur ne sont pas là. Nous l'avons
dit, le véritable, le seul sujet, l'âme même de la Pharsale, c'est la liberté.
Sujet réel de la Pharsale, la liberté en est aussi le véritable héros. Regardons-y
bien, en effet : dans la Pharsale, à proprement parler, Pompée est moins le
principal personnage qu'il n'est un symbole, le symbole de la liberté. Aussi n'est-
il pas le seul acteur de ce drame sévère : à côté de lui, il y a Caton. Si la
liberté est représentée par Pompée, le stoïcisme l'est par Caton, ou plutôt
stoïcisme et liberté se confondent pour animer et ennoblir les chants du poète. Il
est si vrai que Pompée, c'est-à-dire la liberté, n'est pas le seul héros du poème,
que Pompée mort, l'action n'est pas terminée. C'est qu'en effet, quoique vaincue à
Pharsale, la liberté n'a pas entièrement désarmé. Il lui reste Caton, et avec Caton
le stoïcisme qui ne continuera pas seulement la lutte dans les sables de l'Afrique,
mais qui puisant, dans sa défaite même, une énergie de ressentiment sera, en face
de l'empire, l'éternelle protestation du droit contre la violence. Ce sentiment
toujours présent de regrets et d'espérances, qui, pour les Romains, faisait
l'intérêt du poème de Lucain, en est encore aujourd'hui et en restera le charme le
plus puissant, la durable et véritable grandeur.
Toutefois, nous ne prétendons pas tout absoudre clans Lucain ; et avant tout, il a
ce défaut des écrivains de décadence, poètes et prosateurs, de ne savoir point
s'arrêter dans un développement, de toujours viser au sublime. Grande aliquid, dit
Perse ; c'est aussi la prétention de Lucain ; et si quelquefois il y touche à ce
sublime, il ne sait pas s'y tenir ; il le dépasse et tombe dans le faux et
l'exagération. Rencontre-t-il un trait heureux, il l'émousse en l'épuisant. Il a
peint par cet hémistiche admirable la consternation qu'a jetée dans Rome l'annonce
de l'entrée de César :
Erravit sine voce dolor,
il se gardera bien d'en rester là. Deux comparaisons, composées de vingt vers
chacune, lui suffisent à peine pour y noyer et éteindre cette vive pensée. On sait
avec quelle facilité malheureuse il a paraphrasé ces simples paroles de César :
Quid times ? Caesarem vehis, au pêcheur Amyclas, qui hésitait à commettre sa
fragile barque aux vagues soulevées. Le défaut d'amplification était, du reste,
nous l'avons dit, le défaut du temps, et, en particulier pour Lucain, un défaut de
famille.
Dans Sénèque, la nourrice de Médée lui montre que, dans le malheur qui l'accable,
il ne lui reste aucun espoir : Médée répond :
Medea superest,
mot sublime, et auquel elle aurait dû s'arrêter ; mais elle ajoute :
Hic mare et terras vides
Ferrumque et ignes, et Deos, et Fulmina.
Corneille a imité ce passage :
Votre pays vous hait, votre époux est sans foi Dans un si grand revers que vous
reste-t-il ?
- Moi ! alors, dis-je, et c'est assez.
Et voyez la contagion du mauvais goût ! Corneille aussi, à l'exemple de Sénèque va
gâter
ce trait :
- Quoi ! vous seule, madame ?
- Oui, tu vois en moi seule et le fer et la flamme,
Et la terre et la mer, et l'enfer et les cieux,
Et le sceptre des rois et la foudre des dieux !
Outre ce vice capital, l'intempérance dans le développement, Lucain a d'autres et
plus grave' défauts, et où se marque plus particulièrement l'influence mauvaise de
son temps : la manie et l'abus de l'érudition. Des descriptions géographiques,
scientifiques, astronomiques même, tiennent dans le poème une place considérable ;
elles interrompent malencontreusement la narration et brisent l'intérêt. Le style
lui-même ne rachète pas ces vices. La période poétique de Lucain ne manque pas, il
est vrai, d'une certaine harmonie, mais elle manque de souplesse et de variété.
Habile dans la manière dont il brise ses vers, il est en même temps monotone. Il
n'a pas ce mouvement nombreux, ces cadences savantes et nuancées tout à la fois qui
enchantent l'oreille et attachent l'esprit à la narration. Son coloris est
éclatant, mais uniforme ; il ne connaît pas l'art et la magie des demi-teintes.
Les défauts dans la Pharsale sont donc nombreux ; mais les beautés, et des beautés
de premier ordre ; n'y sont pas rares : Lucain a un éclat d'expression, un relief
de couleur, une énergie et parfois une profondeur de pensée qui trahissent le
génie. Il excelle dans les portraits, les caractères et les discours. Je ne
parierai point de ce parallèle de César et de Pompée qui ouvre si heureusement le
poème et en éclaire la suite d'un jour si vif ; mais qu'y a-t-il au-dessus du
portrait de Caton, et de cet autre portrait de Pompée, si bien placé, en forme
d'oraison funèbre, dans la bouche de Caton ? Les traits dont il a peint Cornélie
n'ont point été surpassés par Corneille, qui les lui a empruntés. Quant à ses
discours, on sait que Quintilien l'a mis au nombre des orateurs plutôt qu'au nombre
des poètes, éloge et critique tout ensemble. Oui, par le trait, par le mouvement,
par la chaleur de la pensée, Lucain est orateur ; mais ce n'est pas assez pour le
poète. Le poète doit s'oublier pour donner à ceux qu'il fait parler le langage et
les sentiments convenables, soit à leur caractère, soit à leur situation ; or, à ce
point de vue, Lucain est loin d'être irréprochable ; car il prête à tous ses héros
sa propre éloquence, éloquence forte, mais souvent outrée, déclamatoire : c'est,
avec l'inspiration qu'il en redoit, le vice que lui donne le stoïcisme : il étend
sur tout sa teinte sombre et monotone.
On a beaucoup vanté la réponse de Caton à Labienus, qui lui conseille de consulter
l'oracle de Jupiter Ammon ; je ne saurais partager cette admiration. On voit dans
cette réponse la faiblesse du stoïcisme, à côté de sa grandeur : sa grandeur dans
sa morale, sa faiblesse dans sa théologie. J'approuve Caton quand, exprimant les
plus nobles sentiments de la conscience et de la raison, il aime mieux mourir libre
en combattant que d'avoir le spectacle de la tyrannie ; quand il proclame le droit
supérieur à la violence, et la vertu, même malheureuse, préférable au succès ; mais
je ne le saurais approuver, quand il dit "que Dieu réside partout, où est la terre,
la mer, l'air et le ciel ; que Jupiter c'est tout ce qu'on voit, tout ce qu'on
sent," théologie panthéiste, et qui se peut résumer en ceci : que le sage, c'est-à-
dire le vrai stoïcien, n'a pas besoin de consulter les dieux, parce qu'il a en lui-
même, dès que les choses dans ce bas monde ne vont pas à son gré, la ressource de
se tuer, et cela en vertu d'une science que le ciel met en nous :
Alors que du néant nous passons jusqu'à l'être.
Ici, du reste, il faut le dire, Lucain ne fait que paraphraser Sénèque : "Le sage,
qui est assez sage pour ne tenir pas à la vie, se moque de tout, des dieux, des
hommes et des choses." Combien j'aime bien mieux Lucain faisant parler les douleurs
touchantes de
Comélie, que paraphrasant les vagues doctrines de la philosophie stoïcienne ! Il y
a dans les accents de l'épouse de Pompée une émotion naturelle et profonde ; on y
sent un cœur de femme et d'épouse ; Caton au contraire est parfois déclamateur.
Ne médisons pas cependant du stoïcisme : il a donné à Rome, avec ses derniers
grands citoyens, une littérature tout entière, littérature moins pure, moins belle
que celle du siècle d'Auguste, mais plus nationale et plus originale : Perse,
Sénèque, Tacite, Juvénal se sont inspirés du stoïcisme ; il est, avec le regret
douloureux de la liberté, l'unité en même temps que l'âme du poème sur la guerre
civile. "En se livrant sans réserve à cette inspiration, Lucain, on l'a dit
heureusement, a marqué sa place au-dessous de tous les grands poètes, mais au-
dessus de tous les versificateurs." On juge trop de Lucain par Brébeuf, qui a
encore enchéri sur lui pour l'emphase et l'exagération : Lucain vaut beaucoup mieux
que son traducteur. Sans doute, Corneille avait tort de ne le point distinguer de
Virgile ; mais, après tout, malgré les défauts de son propre génie et le mauvais
goût de son siècle, il y a, chez Lucain, une passion, c'est-à-dire une éloquence,
une flamme, la vie du style et de la pensée. Par la double inspiration du stoïcisme
et de la liberté, il est arrivé à une grandeur réelle : poète incomplet, mais
poète, et auquel s'attache cet intérêt particulier d'avoir été prématurément enlevé
à l'achèvement de son oeuvre : Lucain n'est-ce pas un peu l'André Chénier latin ?
J.-P. CHARPENTIER.
Lucain : la Pharsale : livre I (traduction)
LIVRE PREMIER
Exposition du sujet, la guerre civile entre César et Pompée. - Reproches que le
poète adresse aux Romains, à propos de cette fureur qui les arme les uns contre les
autres, quand ils ont tant de raisons d'entreprendre d'autres guerres. - Il faut se
consoler pourtant de ces malheurs, et s'en réjouir si les destins n'ont pas trouvé
d'autre voie pour amener le règne de Néron. - Apothéose anticipée de Néron ; basse
flatterie. - Énumération des causes particulières ou générales de la guerre civile.
- Portraits de Pompée, de César. -César arrive sur les bords du Rubicon, qui marque
la limite de son gouvernement. L'image de la patrie désolée se dresse devant lui et
le conjure de ne pas avancer plus loin avec son armée. César, après un moment
d'hésitation, passe le fleuve. Prise d'Ariminum pendant la nuit. Les habitants,
réveillés par le bruit des trompettes, voient leur ville envahie par une armée, et
déplorent en silence leur malheureux sort. Au point du jour, les tribuns, forcés de
s'enfuir de Rome, arrivent au camp de César ; l'un deux, Curion, excite César à
presser la guerre. - César, enflammé par ce discours, harangue ses soldats et leur
parle de marcher sur Rome. Il accable Pompée et le sénat d'invectives, et se promet
la faveur des dieux, qui doivent protéger la justice de sa cause. - L'armée se rend
à ce discours, et un chef de cohorte, Lélius, proteste qu'il suivra partout César ;
que s'il faut égorger pour lui frère, père, épouse, s'il faut détruire Rome, il est
tout prêt : toute l'armée fait le même serment. - César rappelle ses légions
dispersées dans diverses parties de la Gaule ; énumération de ses forces. - César,
à la tête de toutes ses légions rassemblées, envahit l'Italie, et répand de tous
côtés une si grande terreur, que le sénat et Pompée lui-même s'enfuient de Rome. -
Signes et présages des calamités prochaines. -Tableau de la désolation de Rome et
de l'Italie. Autres prodiges sinistres. - On consulte les devins toscans ; Arruns
et Figulus sont interrogés. Ils ordonnent de purifier les murs de Rome par des
lustrations solennelles ; description de cette cérémonie expiatoire. Arruns égorge
une victime, considère ses entrailles, et n'y découvre que des malheurs ; Figulus
les annonce. - Fureur prophétique d'une dame romaine qui, inspirée par Apollon
prédit les principaux événements de la guerre civile.
Exposition du sujet, la guerre civile entre César et Pompée.
Je chante les guerres plus que civiles dont la Thessalie fut le théâtre ; le crime
prenant force de loi, un peuple puissant tournant ses mains victorieuses contre ses
entrailles, deux camps unis par les liens du sang, l'Empire déchiré, toutes les
forces du monde ébranlé servant à un crime commun, aigle contre aigle, Romain
contre Romain (01).
Reproches que le poète adresse aux Romains, à propos de cette fureur qui les arme
les uns contre les autres, quand ils ont tant de raisons d'entreprendre d'autres
guerres.
O citoyens, quelle fureur ! quel amour insensé des combats ! Est-ce à vous
d'assouvir la haine des nations dans le sang de votre patrie ? La superbe Babylone
s’enorgueillit de nos trophées (02) ; l'ombre errante de Crassus demande
vengeance ; et vous cherchez des combats qui n'auront jamais de triomphes (03) !
Hélas ! quelles conquêtes n'auraient pu payer le sang versé par des mains
romaines ? Des régions où naît le jour jusqu'aux bords
où la nuit s'ensevelit avec les étoiles, des lieux brûlants que le midi embrase,
aux contrées brumeuses où ne règne jamais le doux printemps, où la mer de Scythie
est emprisonnée sous les glaces, le Sère, l'Arménien barbare, les peuples, s'il en
est, qui voient naître le Nil, tout serait dompté. Alors si telle est ton ardeur
pour une guerre détestable, maîtresse du monde entier, ô Rome ! tourne tes mains
contre toi-même. Mais as-tu manqué d'ennemis ? Les villes d'Italie s'écroulent sous
leurs toits brisés ; leurs murailles ruinées ne sont plus que des débris épars ;
les maisons n'ont plus de gardien qui les protège, l'habitant solitaire est errant
dans leurs vastes enceintes ; l'Hespérie dès longtemps inculte est couverte de
ronces ; les mains du laboureur manquent aux champs qui les demandent.
Ce n'est pas toi, farouche Pyrrhus (04), ce n'est pas toi, fier Hannibal, qui nous
as causé tant de maux : le fer étranger ne nous fit jamais de si profondes
blessures ; ces coups partent d'une main domestique.
Il faut se consoler pourtant de ces malheurs, et s'en réjouir si les Destins n'ont
pas trouvé d'autre voie pour amener le règne de Néron.
Si les Destins n'ont pu frayer à l'arrivée de Néron d'autres chemins, s'il faut
payer cher les royautés éternelles des dieux, si l’Olympe n'obéit à Jupiter
qu'après la guerre des Géants terribles, cessons de nous plaindre, ô dieux ! J’aime
le crime et le sacrilège payés d'un tel prix. Que Pharsale emplisse de carnage ses
plaines odieuses, que les mânes des Carthaginois s'abreuvent de notre sang, que les
dernières batailles se heurtent sous les murs funestes de Munda (05) ; à ces
destins ajoute, César, Pérouse affamée (06), Mutine aux abois (07), nos flottes
détruites à Leucade (08), et la guerre des esclaves au pied brûlant de l'Etna (09).
Rome doit cependant beaucoup aux guerres civiles (10), puisque tout fut fait pour
toi. Quand s'achèvera ton séjour ici-bas, tu monteras plein de joie vers les
astres, le palais de l'Olympe, ta demeure préférée, te recevra avec allégresse.
Soit que tu veuilles tenir le sceptre, soit que, monté sur le char étincelant de
Phébus, tu préfères éclairer la terre de tes feux errants, qui charment le monde,
toute divinité te cédera sa place, et la nature te laissera choisir ta royauté.
Mais tu ne prendras pour demeure ni les régions du nord ni les régions brûlées des
feux de Sirius et d'où ton astre jetterait sur Rome d'obliques rayons (11). Si tu
pèses sur un point extrême du vaste Éther, l'axe du ciel gémira sous le faix. Garde
au centre l'équilibre du monde. Que ce point du ciel soit serein, qu'aucune nuée ne
cache César. Qu'alors le genre humain pose les armes, que toutes les nations
s'aiment d'un commun amour, et que la paix, descendue sur la terre, ferme les
portes de fer du belliqueux Janus. Mais tu es déjà un dieu pour moi. Puisse le
poète te recevoir dans son sein, il n'invoquera pas le dieu de Cyrrha, il
n'appellera pas Bacchus loin de Nysa. C'est assez de toi pour inspirer les chants
d'un Romain. Énumération des causes particulières ou générales de la guerre civile.
Je veux remonter à la source de nos malheurs ; c'est m'ouvrir une carrière immense.
Quelle est la cause qui entraîna ce peuple aux fureurs des combats, et qui chassa
la paix de la terre ? L'envieuse fatalité ; l'arrêt porté par le Destin, que rien
d'élevé ne soit stable ; la chute qu'entraîne un trop pesant fardeau ; Rome que sa
grandeur accable (12). Ainsi, lorsque les siècles accumulés amèneront l'instant de
la dissolution du monde, tout rentrera dans l'ancien chaos, les astres confondus se
heurteront contre les astres, la mer engloutira les étoiles, la terre refusera
d'embrasser la mer et la chassera de son lit, Phoebé s'avancera contre son frère,
dédaignant l'oblique chemin où marchent ses coursiers, et demandera pour elle
l'empire du jour ; l'ébranlement universel de la machine en détruira l'ordre et
l'accord.
L'excessive grandeur s'écroule sur elle-même : c'est le terme que les dieux ont mis
à la
prospérité. La Fortune n'a voulu confier à aucune nation du monde le soin de sa
haine contre les Romains : c'est toi, Rome, c'est toi qu'elle a rendue, sous trois
tyrans, l'instrument de ta ruine ; c'est leur concorde impie qui t'a perdue (13).
Fatale alliance des chefs ! Aveugle ambition ! Pourquoi unir vos forces et vous
disputer l'univers en butte à vos coups ?
Non, tant que la terre contiendra la mer, que l'air balancera la terre, que Phoebus
se lassera à rouler son char et que la nuit suivra le jour à travers les mêmes
signes, jamais il n'y aura de sincère accord dans le partage du rang suprême.
L'autorité ne veut point de compagne. N'en cherchons pas les exemples loin de
nous ; le fondateur des murs les souilla du sang d'un frère. Et ce n'était pas
l'empire du monde qu'on se disputait avec tant de fureur ; un étroit asile divisa
ses maîtres.
On vit quelque temps subsister entre Pompée et César une paix simulée et
contrainte. Crassus, au milieu de ces deux rivaux, tenait la guerre comme en
suspens.
Tel l'isthme étroit soutient seul le choc des deux mers qu'il sépare ; que la terre
se retire, la mer Égée va se briser contre la mer d'Ionie. Ainsi la mort déplorable
de Crassus en souillant de sang romain les murs assyriens de Carres, nous a livrés
à nos propres fureurs. La victoire des Parthes a déchaîné nos haines. Heureux
Arsacides ! Dans cette journée vos succès ont passé votre attente : vous avez donné
la guerre civile aux vaincus. L'empire est partagé par le fer, et la fortune d'un
peuple puissant, qui embrasse la terre, les mers, le monde entier, ne peut contenir
l'ambition de deux hommes.
O Julie ! Seul gage de leur alliance, tu n'es plus. Les flambeaux de ton hymen,
allumés sous le plus noir auspice, se sont éteints dans le tombeau. Ô toi ! que les
cruelles Parques ont enlevée au monde ! Si le destin t'eût laissé vivre, tu aurais
pu, à l'exemple des Sabines, te précipiter entre ton père et ton époux, les
retenir, les désarmer, joindre leurs mains dans tes mains pacifiques. Ta mort
affranchit Pompée et César des liens de la foi jurée : rien ne s'oppose plus à
cette jalousie impatiente, à cette émulation de gloire, qui les presse de ses
aiguillons.
Portraits de Pompée, de César.
Toi, Pompée, tu crains que l'éclat de tes anciens travaux ne soit obscurci par de
nouveaux exploits, et que la conquête des Gaules n'efface tes triomphes sur les
pirates : cette longue suite de prospérités et d'honneurs te remplit l'âme
d'orgueil, et ta fortune ne peut se résoudre à partager le premier rang. César ne
veut rien qui le domine ; Pompée ne veut rien qui l'égale. Lequel des deux partis
fut le plus juste ? On ne peut le dire sans crime. Chacun a pour lui un puissant
suffrage. Les dieux se déclarent pour le vainqueur, mais Caton s'attache au vaincu.
Les forces ne sont pas égales. Pompée, sur le déclin des ans (14), amolli par le
long usage des dignités pacifiques, avait oublié la guerre au sein du repos, tout
occupé de sa renommée, soigneux de plaire à la multitude, poussé par le vent de la
faveur populaire, et flatté de recueillir les applaudissements de son théâtre, il
se reposait sur son ancienne fortune, sans se préparer des forces nouvelles : il
lui restait l'ombre d'un grand nom.
Tel, au milieu d'une fertile campagne, un chêne superbe, chargé des dépouilles des
peuples et des trophées des guerriers. Il ne tient à la terre que par de faibles
racines ; son poids seul l'y attache encore. Il n'étend plus dans les airs que des
branches dépouillées, c'est de son bois, non de son feuillage, qu'il couvre les
lieux d'alentour. Mais quoiqu'il chancelle, prêt à tomber sous le premier effort
des vents, quoiqu'il s'élève autour de lui des forêts d'arbres robustes, c'est lui
seul qu'on révère.
Au nom, à la gloire d'un grand capitaine, César joignait une valeur qui ne
souffrait ni repos, ni relâche, et qui ne voyait de honte qu'à ne pas vaincre dans
les combats. Ardent,
infatigable, où l'ambition, où le ressentiment l'appelle, c'est là qu'il vole, le
fer à la main. Jamais le sang ne lui coûte à répandre. Mater ses succès, les
poursuivre, saisir et presser la fortune, abattre tout ce qui s'oppose à son
élévation, et s'applaudir de s'être ouvert un chemin à travers des ruines : telle
était l'âme de César.
Ainsi la foudre que le choc des vents fait jaillir des nuages, brille et remplit
l'air d'un bruit qui fait trembler le monde. Elle sillonne le jour, répand la
terreur au sein des peuples pâlissants que sa flamme éblouit, frappe et détruit ses
propres temples, perce les corps les plus durs, marque sa chute et son retour par
un vaste ravage, et rassemble ses feux dispersés.
Aux intérêts cachés de ces deux rivaux, se joignaient les semences publiques de
discorde qui ont toujours perdu les États florissants. Dès que Rome triomphante se
fut enrichie des dépouilles du monde vaincu, que la prospérité eut corrompu les
mœurs, et que le brigandage eut amené le luxe, plus de bornes dans nos richesses,
dans nos palais : notre goût dédaigna la frugalité de nos pères ; les hommes
disputèrent aux femmes des parures à peine décentes pour elles. La pauvreté, mère
féconde des héros, se vit bannie, et l'univers entier fournit ce qui fait la perte
des nations ! Ce fut à qui étendrait le plus loin les limites de ses domaines : on
vit les champs autrefois sillonnés par la pesante charrue des Camilles, les champs
que la bêche antique des Curius avait défrichés, former de vastes campagnes, sous
des possesseurs inconnus.
Ce n'était plus ce peuple fait pour goûter une paix innocente et se reposer sur ses
armes victorieuses dans le sein de la liberté (15). Alors on vit naître les haines
promptes à s'allumer. Le crime ne coûta plus rien, conseillé par l'indigence. On
mit l'honneur suprême à se rendre plus puissant que sa patrie, même le fer à la
main. De là le droit mesuré sur la force, les lois du Sénat et du peuple violées,
les tribuns avec les consuls se disputant la tyrannie, les faisceaux enlevés à prix
d'argent, le peuple achetant la faveur du peuple, la brigue, cette peste publique,
renouvelant tous les ans dans le champ de Mars l'enchère des dignités vénales,
l'usure dévorante, les pactes ruineux, la bonne foi chancelante et la guerre
devenue pour beaucoup un besoin.
César arrive sur les bords du Rubicon, qui marque la limite de son gouvernement.
L'image de la patrie désolée se dresse devant lui et le conjure de ne pas avancer
plus loin avec son armée. César, après un moment d'hésitation, passe le fleuve.
Déjà César avait franchi le sommet glacé des Alpes, l'esprit violemment agité, le
cœur plein de la guerre future. À peine fut-il arrivé aux bords étroits du Rubicon
(16), une grande ombre lui apparut : c'était l'image de la patrie ! Elle brillait
dans l'ombre de la nuit. Elle était tremblante et consternée. De son front couronné
de tours, ses cheveux blancs tombaient épars. Debout devant lui, les bras nus, elle
prononce ces paroles entrecoupées de gémissements : "Où allez-vous, soldats, où
portez-vous mes enseignes ? Si vous respectez les lois, si vous êtes citoyens,
arrêtez ! Un pas de plus serait un crime." À ces mots, le cœur de César est saisi
d'horreur ; ses cheveux se dressent sur sa tête, et la langueur dont il est abattu
enchaîne ses pas au rivage. Mais bientôt : "O Jupiter ! s'écria-t-il, ô toi ! que
mes aïeux ont adoré dans Albe naissante, et qui, du haut du Capitole, veilles
aujourd'hui sur la reine du monde ; et vous, dieux tutélaires des Troyens, qu'Énée
apporta dans l'Ausonie ; et toi, Romulus, qui, enlevé au ciel, devins l'objet de
notre culte ; et toi, Vesta, qui vois sur tes autels brûler sans cesse le feu sacré
; et toi, Rome, qui fus toujours une divinité pour moi, favorisez mon entreprise.
Non, Rome, ne crois pas voir César te poursuivre, armé du flambeau des Furies.
Vainqueur sur la terre et sur les mers, il est encore à toi, si tu le veux ; il est
ton soldat, il le sera partout. Celui-là seul sera criminel qui fera de César
l'ennemi de Rome." À ces mots, sans plus différer, il fit
passer le fleuve à ses troupes.
Tel dans les déserts ardents de la poudreuse Libye, un lion, dès qu'il aperçoit le
chasseur, s'arrête, paraît hésiter, et rassemble toute sa fureur. Sitôt qu'il s'est
battu les flancs de sa queue, qu'il a dressé sa crinière, et que le bruit sourd du
rugissement a retenti dans sa gueule profonde, soit que le Maure léger lui darde sa
lance ou lui présente la pointe de l'épieu, il se précipite lui-même, sans crainte,
au-devant du fer.
Le Rubicon aux flots rouges, faible dans sa source, roule à peine ses eaux
défaillantes sous les signes brûlants de l’été ; il serpente au fond des vallées,
et sépare les champs de la Gaule, des campagnes de l'Italie. Mais l'hiver lui
donnait alors des forces : trois mois de pluies avaient grossi ses ondes, et les
neiges des Alpes, fondues par l'humide haleine du vent du midi, l'enflaient encore
de leurs torrents.
Pour soutenir le poids des eaux, la cavalerie s'élance la première, et dans son
oblique passage, elle oppose une digue à leur cours. L'impétuosité du fleuve, alors
suspendue, permet aux bataillons de s'ouvrir un chemin facile à travers les ondes
obéissantes. Déjà César a franchi le fleuve, il touche à la rive opposée ; et dès
qu'il a mis un pied rebelle dans cette Italie interdite à ses vœux : "C'est ici,
dit-il, c'est ici que je laisse la paix et les lois déjà violées. Fortune ! Je
m'abandonne à toi ! Plus de lien qui me retienne. J'ai pris pour arbitre le sort,
et la guerre sera mon juge." À l'instant son ardeur infatigable presse les pas de
ses guerriers à travers les ombres de la nuit ; il va, plus rapide que la pierre
lancée par la fronde du Baléare ou que la flèche du Parthe fuyard. Et le soleil à
peine avait effacé les étoiles, lorsque César entra menaçant dans les murailles
d'Ariminum (17).
Prise d'Ariminum pendant la nuit. Les habitants, réveillés par le bruit des
trompettes, voient leur ville envahie par une armée, et déplorent en silence leur
malheureux sort.
Le jour se lève, ce triste jour qui doit éclairer les premiers troubles de la
guerre, mais soit que les dieux ou l'Auster orageux eussent assemblé les nuages,
leur voile funèbre obscurcit les airs.
Cependant les soldats de César s'étant emparés de la place publique, il ordonne que
ses étendards y soient arborés ; et à l'instant même le bruyant clairon, la
trompette éclatante donnent le signal d'une guerre impie. Le peuple s'éveille ; les
citoyens arrachés au sommeil, se saisissent des armes suspendues autour de leurs
dieux domestiques, des boucliers rompus, des lances émoussées, des glaives dévorés
par la rouille, tels que les offre une longue paix. Mais lorsqu'ils reconnaissent
les aigles romaines, qu'ils aperçoivent la haute taille de César au milieu de ses
soldats, la frayeur enchaîne les membres glacés, et ce n'est qu'au fond de leurs
cœurs qu'une douleur muette ose former ces plaintes
"O murs trop voisins des Gaulois, à combien de maux votre situation nous condamne !
Tous les peuples jouissent d'une profonde paix, et nous, si des furieux courent aux
armes, nous sommes leur première proie, cette enceinte est leur premier camp.
Pourquoi le sort ne nous a-t-il pas fait habiter des cabanes errantes sous le char
brûlant du soleil, sous les astres glacés de l'Ourse, plutôt que de nous donner à
garder les barrières de l'Italie ? Les premiers, nous avons vu les Gaulois y
pénétrer (18), les Cimbres s'y répandre (19), les Carthaginois fondre du haut des
Alpes (20) ; les courses et les fureurs des Teutons désoler ces bords ; toutes les
fois que la Fortune insulte Rome, c'est ici le chemin de la guerre."
Tels sont les gémissements étouffés de ce peuple, la crainte même n'ose paraître,
et la douleur n'a point de voix. Le silence de ces murs est égal au silence des
forêts, quand les frimas font taire les oiseaux, et à celui de la mer, quand le
calme enchaîne les ondes
immobiles.
La lumière du jour avait dissipé les froides ombres de la nuit, et César balançait
encore ; mais bientôt la Discorde armée de nouveaux feux, vient irriter ses
ressentiments et le délivrer du frein de la honte. La Fortune elle-même travaille à
légitimer ses projets et à justifier sa révolte.
Au point du jour, les tribuns, forcés de s'enfuir de Rome, arrivent au camp de
César ; l'un deux, Curion, excite César à presser la guerre.
Rome, incertaine entre l'obéissance et la révolte, a vu le Sénat, toujours menaçant
au seul nom des Gracques, chasser les tribuns au mépris des lois (21). Les tribuns
se réfugient sous les drapeaux déjà déployés de César, et Curion, audacieux et
vendu (22), les accompagne ; Curion qui fut jadis la voix du peuple, Curion qui osa
soulever le peuple contre l'autorité menaçante des grands ; il trouve César agité
de pensées diverses et lui parle en ces mots :
"Tant qu'on a permis à ma voix de s'élever en ta faveur, César, nous avons
prolongé, en dépit du Sénat, le commandement qu'il t'envie. Alors j'avais le droit
de paraître à la tribune et d'entraîner vers toi la multitude flottante des
Romains. Mais depuis que la force a fait taire les lois, on nous chasse du sein de
nos dieux, et tu nous vois exilés volontaires. C'est à toi, c'est à ta victoire de
rendre à Rome ses citoyens. Hâte-toi, César, tout chancelle ; les partis n'ont ni
fermeté ni vigueur. Quand tout est prêt, pourquoi différer ? Les dangers ne sont-
ils pas les mêmes que tu as bravés tant de fois ? Et combien plus grand en est le
prix ! La Gaule, un coin de la terre, t'a coûté dix ans de guerre (23) ; ose livrer
quelques combats, dont le succès est facile et sûr, Rome est à toi et le monde avec
elle. Ne crois pas que ton retour soit décoré des honneurs du triomphe, le Capitole
n'attend pas tes lauriers ; la dévorante envie te refuse tout, à peine te
pardonnera-t-elle d'avoir dompté les nations : le gendre a résolu d'éloigner le
beau-père, tu ne peux partager le monde, tu peux le posséder seul."
César, enflammé par ce discours, harangue ses soldats et leur parle de marcher sur
Rome. Il accable Pompée et le Sénat d'invectives, et se promet la faveur des dieux,
qui doivent protéger la justice de sa cause.
Tel on voit le coursier d'Élide, impatient de quitter la barrière, où, tête baissée
il agite son frein, devenir plus fougueux encore aux cris de la foule, tel, à la
voix de Curion, César qui déjà respirait la guerre, s'enflamme d'une nouvelle
ardeur. Il commande, et ses soldats armés accourent en foule aux drapeaux. Il
apaise d'un regard leurs mouvements tumultueux, et de la main leur imposant silence
: "Compagnons de mes travaux (24), leur dit-il, vous qui depuis dix ans n'avez
cessé de vaincre avec moi, exposés à des périls sans nombre, voilà donc le prix de
notre sang versé dans les plaines glacées du Nord, de nos blessures, de nos trépas
et des hivers passés sous les Alpes. Si le Carthaginois les traversait, causerait-
il plus de trouble dans Rome ? On grossit les cohortes de nouveaux soldats ;
partout les forêts tombent et se changent en vaisseaux ; l'ordre est donné de
poursuivre César sur la terre et sur les mers. Que serait-ce, si vaincu moi-même,
j'avais laissé le champ de bataille couvert de mes drapeaux ; si je fuyais devant
les féroces Gaulois ? Lors même que la Fortune me seconde, que les dieux
m'appellent au comble de la gloire, on ose me défier ! Qu'il vienne ce chef amolli
par les délices de la paix, Qu'il vienne avec ses soldats faits à la hâte, ses
milices revêtues de la toge, ce Marcellus qui harangue sans cesse, et ces Catons,
noms imposants et vains. De quel droit des clients à gage le rassasient-ils depuis
tant d'années d'une autorité sans bornes ? De quel droit a-t-il triomphé avant
l'âge fixé par les lois (25) ? De quel droit prétend-il ne déposer jamais les
dignités une fois usurpées ? Parlerai-je des lois supprimées dans tout l'univers,
de la famine appelée à Rome pour servir son ambition (26) ? N'avons-nous pas vu ses
cohortes répandre l'effroi dans le Forum ? Une enceinte de glaives menaçants,
appareil inconnu jusqu'alors, investir le tribunal épouvanté ? Les soldats s'ouvrir
un passage à travers l'assemblée des juges, et les satellites de Pompée environner
Milon avant qu'il fût jugé (27) ? À présent, pour ne pas languir dans une obscure
vieillesse, il nous suscite une guerre coupable, accoutumé qu'il est à porter les
armes contre son pays. Sylla, son maître, l'instruisit au crime ; il ira plus loin
que Sylla. Comme les tigres, lorsque sur les pas de leurs mères ils ont bu dans les
forêts d'Hyrcanie le sang des troupeaux égorgés, ne dépouillent jamais leur
férocité, ainsi, Pompée, accoutumé à lécher le sang dont dégouttait le glaive de
Sylla, la même soif te tourmente encore, et depuis que tes lèvres ont goûté ce
breuvage affreux, ton cœur est insatiable. Cependant quel sera le terme de ta
puissance et de tes forfaits ? Que du moins l’exemple de Sylla t'apprenne à
descendre du trône. Après avoir défait les pirates vagabonds de Cilicie, après
avoir réduit Mithridate à joindre le fer au poison, pour se délivrer du fardeau
d'une guerre qui l'accablait, veux-tu couronner tes exploits par la ruine de
César ? Pour quel crime ? Pour n'avoir pas obéi quand tu lui ordonnais de déposer
ses aigles victorieuses. Mais si l'on m'arrache le prix de mes travaux, qu'on
récompense du moins ces guerriers. Ils ont longtemps combattu sans moi ; qu'ils
triomphent sans moi, j'y consens, et qu'un autre paraisse à leur tête le jour du
triomphe. Où traîneront-ils après la guerre leur vieillesse languissante ? Quelle
retraite auront-ils en quittant les drapeaux ? Quels champs donnerez-vous aux
vétérans, quel asile aux vieillards ?Ô Pompée ! Leur préfères-tu tes colonies de
pirates (28) ? C'en est trop, levez ces étendards dès longtemps victorieux,
marchons, et servons-nous des forces que nous ne devons qu'à nous-mêmes. À qui se
présente les armes à la main, refuser ce qui lui est dû, c'est accorder tout ; et
ne craignez pas que les dieux nous manquent ; ce n'est point au pillage, ce n'est
pas à l'empire que je cours ; nous allons chasser de Rome les maîtres superbes
qu'elle est prête à servir."
Il dit. Un long murmure, un frémissement sourd répandu dans la foule exprima les
mouvements divers dont les esprits étaient combattus. La piété, l'amour du pays ne
laissaient pas que d'attendrir ces âmes endurcies au carnage et aveuglées par le
succès ; mais leur ardeur pour les combats, leur respect pour César les entraîne.
L'armée se rend à ce discours, et un chef de cohorte, Lélius, proteste qu'il suivra
partout César ; que s'il faut égorger pour lui frère, père, épouse, s'il faut
détruire Rome, il est tout prêt : toute l'armée fait le même serment.
Alors Lélius, premier centurion, couronné du chêne qui atteste qu'on a sauvé un
citoyen dans les combats (29), s'écrie :
"Arbitre suprême des destins de Rome, s'il est permis à la vérité de te parler par
ma voix, nous nous plaignons que ta patience ait si longtemps enchaîné nos mains.
As-tu cessé de compter sur nous ? Quoi ! Tandis que le sang qui coule dans nos
veines échauffe encore notre courage, tu souffriras l'avilissement de la toge et la
tyrannie du Sénat ! Est-ce donc un malheur si grand que de vaincre dans la guerre
civile ? Mène-nous chez les Scythes barbares, sur les bords inhospitaliers des
Syrtes, dans les sables brûlants de la Libye dévorée de feux, je te suivrai. Cette
main, pour laisser après toi l'univers subjugué, n'a-t-elle pas enchaîné sous la
rame les vagues irritées de l'Océan ? N'a-t-elle pas dompté le Rhin fougueux et
fendu ses eaux écumantes ? Dès que tu commandes, rien ne m'arrête, je dois pouvoir
tout ce que tu veux. Celui que tes trompettes m'annoncent pour ennemi n'est plus un
citoyen pour moi. Je le jure par ces drapeaux qu'ont signalés dix ans de victoires,
je le jure par tous les triomphes que tu as remportés sur les nations, si tu
m'ordonnes de plonger mon épée dans le sein de mon frère, dans la gorge de mon
père,
dans les flancs de ma femme au terme de l'enfantement, quoique frémissant,
j'obéirai. Faut-il dépouiller les autels, embraser les temples, de notre camp la
flamme ira dévorer l'autel de Junon Monéta. Veux-tu camper sur les bords du Tibre
toscan, j'irai moi-même, sans trembler, tracer ton camp dans les campagnes de Rome.
Nomme les murs que tu veux raser, cette ville fût-elle Rome, mes bras vont pousser
le bélier qui en dispersera les débris."
À ce discours, toutes les cohortes applaudirent, et leurs mains élevées s'offrirent
à César, quoi qu'il fallût exécuter. Le bruit de l'acclamation fut égal au bruit
des forêts de la Thrace, lorsque l'impétueux Borée se précipite et mugit contre les
rocs du mont Ossa, et que les chênes courbés jusqu'à leurs racines relèvent leurs
branches fracassées avec un long gémissement.
César rappelle ses légions dispersées dans diverses parties de la Gaule ;
énumération de ses forces.
Dès que César voit ses soldats embrasser avec joie le parti de la guerre et les
destins l'entraîner, pour ne pas laisser ralentir sa fortune, il se hâte de
rassembler les légions répandues dans les campagnes de la Gaule et d'investir Rome
de toutes parts.
On quitte les tentes plantées aux bords du Léman profond (30), et les camps assis
sur les roches escarpées des Vosges pour contenir le belliqueux Lingon aux armes
peintes (31). Ceux-ci quittent les bords de l'Isère (32) qui longtemps conduit dans
son lit, tombe dans un fleuve d'une renommée plus grande et ne porte pas son nom
aux rives de l'Océan. Les blonds Ruthènes (33) sont affranchis d'une longue
occupation. Le paisible Atax (34) se réjouit de ne plus porter les barques
romaines, et le Var (35) d'être devenu la limite de l'Italie. On quitte le port
qui, sous le nom sacré d'Hercule (36), resserre la mer entre ses rochers creux. Le
Corus (37) et le Zéphyr ne peuvent rien sur lui. Circius trouble seul ses rivages
et défend la station de Monoecum.
La même joie se répandit sur ce rivage que la terre et la mer semblent se disputer
quand le vaste Océan l'inonde et l'abandonne tour à tour. Est-ce l'Océan lui-même
qui de l'extrémité de l'axe roule ses vagues et les ramène ? Est-ce le retour
périodique de l'astre de la nuit qui les foule sur son passage ? Est-ce le soleil
qui les attire pour alimenter ses flammes ? Est-ce lui qui pompe la mer et qui
l'élève jusqu'aux cieux ? Sondez ce mystère, vous qu'agite le soin d'observer le
travail du monde. Pour moi, à qui les dieux t'ont cachée, cause puissante de ce
grand mouvement, je veux t'ignorer toujours.
On voit flotter les enseignes et dans les campagnes de Reims, et sur les rives de
l'Adour, où l'habitant de Tarbes voit la mer doucement expirer dans un golfe
arrondi. Le Santon salue avec allégresse le départ de l'ennemi, le Biturge (38), le
Suesson qui manie lestement ses longues armes, le Leuque et le Rémois habiles à
darder le javelot, le Séquane qui excelle à faire tournoyer les coursiers, le
Belge, habile conducteur du char armé d'éperons, l'Arverne (39), issu du sang
troyen et qui se prétend notre frère, le Nervien rebelle, que souille encore le
sang de Cotta, le Vangion vêtu des larges braies du Sarmate, le farouche Batave
qu'excite le bruit des clairons d'airain, l’habitant des rives de l’errante Cinga
(40), celui du Rhône, qui entraîne l'Arare dans ses flots rapides, ceux qui
habitent la cime des Cévennes, suspendue sur des roches chenues, et toi aussi,
Trévire, tu te réjouis de voir la guerre changer de théâtre. Vous respirez en
liberté, Liguriens tondus, jadis préférés aux Comates chevelus, et vous peuples,
qui répandez le sang humain sur les autels de Teutatès, de Taranis, et d'Hésus
(41), divinités plus cruelles que la Diane de Tauride ; vous recommencez vos
chants, bardes, qui consacrez par des louanges immortelles la mémoire des hommes
vaillants frappés dans les combats. Et vous, Druides, vous reprenez vos rites
barbares, vos sanglants sacrifices que
la guerre avait abolis. Vous seuls avez le privilège de choisir entre tous les
dieux ceux qu'on doit adorer, ceux qu'on doit méconnaître. Vous célébrez vos
mystères dans des forêts ténébreuses ; vous prétendez que les ombres ne vont point
peupler les demeures tranquilles de l'Érèbe, les sombres royaumes de Pluton ; mais
nos esprits dans un monde nouveau vont animer de nouveaux corps. La mort, à vous en
croire, n'est que le milieu d'une longue vie. Cette opinion fût-elle un mensonge,
heureux les peuples qu'il console, ils ne sont point tourmentés par la crainte du
trépas ; de là cette ardeur qui brave le fer, ce courage qui embrasse la mort,
cette honte attachée aux soins d'une vie qui doit renaître.
Ainsi la Gaule a vu les aigles romaines se retirer vers l'Italie ; les légions même
destinées à fermer aux Germains la barrière de l'empire abandonnent les bords du
Rhin et laissent le monde en proie aux nations.
César, à la tête de toutes ses légions rassemblées, envahit l'Italie, et répand de
tous côtés une si grande terreur, que le Sénat et Pompée lui-même s'enfuient de
Rome.
Les forces immenses de César, rassemblées autour de lui, l'ayant mis en état de
tout entreprendre, il se répand dans l'Italie et s'empare des villes voisines de
Rome. Au juste effroi que son approche inspire, la Renommée ajoute ses rumeurs.
Elle annonce au peuple sa ruine infaillible, et devançant la guerre qui s'approche
à grands pas, ses voix innombrables sont occupées à semer l'épouvante. On dit que
des corps détachés ravagent les fertiles campagnes de l'Ombrie, qu'une aile de
l'armée s'étend jusqu'aux bords où le Nar coule dans le Tibre, que César lui-même à
la tête de ses bataillons s'avance sur plusieurs colonnes, environné de tous ses
aigles. On croit le voir, non tel qu'autrefois, mais pareil à un géant terrible ;
plus sauvage et plus féroce que les barbares qu'il a domptés; on croit le voir
traînant après lui tous ces peuples répandus entre les Alpes et le Rhin, qui,
arrachés du sein de leur patrie, viennent, aux yeux des Romains immobiles, saccager
Rome et venger César.
Ainsi chacun par sa frayeur grossit le bruit de l'alarme publique (42), et sans
chercher de preuves à leurs maux, ils craignent tous ceux qu'ils imaginent. Ce
n'est pas seulement le vulgaire qui se sent frappé d'une aveugle terreur, le Sénat,
les pères conscrits cherchent leur salut dans la fuite, et par un décret ils
chargent les consuls des funestes apprêts de la guerre. Alors ne sachant de quel
côté la retraite est plus sûre ou le danger plus pressant, ils vont où la frayeur
les emporte. Ils se jettent au milieu d'une multitude éperdue et rompent ces
longues colonnes de fugitifs dont le tumulte retarde les pas. Il semble que la
flamme ait gagné leurs toits ou que leurs maisons chancelantes menacent de
s'écrouler sur eux. C'est ainsi qu'une foule égarée traverse Rome à pas précipités,
comme si l'unique espoir qui reste à ces malheureux était de quitter leur patrie.
Tel, quand l'impétueux Auster repousse la mer écumante loin des écueils de la
Libye, et qu'on entend les mâts gémissants se briser sous l'effort des voiles, le
pilote et le nocher s’élancent dans les flots du haut de la poupe qu'ils
abandonnent, et sans attendre que le vaisseau soit entrouvert, chacun se fait à
lui-même un naufrage. Tels les Romains abandonnant leurs murs fuyaient au-devant de
la guerre.
Aucun n'est retenu, ni par la voix d'un père accablé de vieillesse, ni par les
larmes d'une épouse, ni par ses lares qu'il n'a pas même le temps d'implorer. Aucun
ne s'arrête sur le seuil de sa demeure, aucun n'ose attacher ses regards sur cette
ville chérie qu'il voit peut-être pour la dernière fois. La foule s'enfuit sans que
rien puisse l'arrêter.
Oh ! Qu'aisément les dieux nous élèvent au comble du bonheur ! Que malaisément ils
nous y soutiennent ! Cette ville habitée par un peuple innombrable, où se rendaient
en foule les nations vaincues, et qui semblait pouvoir contenir le genre humain
assemblé,
des mains lâches et tremblantes la laissent en proie à César, l'abandonnent à son
approche. Que sur des bords étrangers le soldat romain soit investi par un ennemi
qui le presse, un simple retranchement le met à couvert des surprises de la nuit ;
un rempart de gazon fait à la hâte lui assure sous la tente un sommeil paisible. Et
toi, Rome, au premier bruit de la guerre te voilà déserte ; on n'ose se confier
pour une seule nuit à tes murs. Pardonnons-leur ces frayeurs mortelles ; Pompée
fuyait (43), qui n'eût pas tremblé ? Signes et présages des calamités prochaines.
Tableau de la désolation de Rome et de l'Italie. Autres prodiges sinistres.
Pour ne laisser même aux esprits consternés aucun espoir dans l'avenir, le sort
manifesta sa colère par les plus terribles présages. Les dieux firent éclater au
ciel, sur la terre et sur les mers mille prodiges effrayants.
On vit dans la nuit obscure (44) des astres inconnus, le ciel embrasé d'obliques
lueurs traversant le vide et l'immensité des airs ; l'astre qui change les empires,
la comète déployer sa redoutable chevelure. Au milieu d'une sérénité trompeuse, on
vit sous mille formes diverses se succéder les éclairs étincelants, tantôt
semblables à un javelot, tantôt à la lumière éparse d'une torche. La foudre, sans
nuage et sans bruit, partit des régions du nord et tomba sur le Capitole. Les
moindres étoiles accoutumées à briller durant les heures muettes de la nuit,
apparurent au grand jour. La lune, dont le disque réfléchissait alors la pleine
image du soleil, pâlit, comme frappée de l'ombre de la terre. Le soleil lui-même,
au plus haut de sa course, enveloppant son char d'une noire vapeur, plongea le
monde dans les ténèbres et fit désespérer du jour. Moins sombre fut la nuit qui
enveloppa Mycènes, la ville de Thyeste, quand le soleil recula d'horreur vers son
berceau. Vulcain courroucé ouvrit les gueules de l'Etna, mais au lieu de lancer sa
flamme vers le ciel, il inclina sa cime béante, et répandit sa lave du côté de
l'Italie. Charybde roula une mer de sang, les chiens de Scylla poussèrent des
hurlements lamentables. Le feu de Vesta, ravi aux autels, se partage en s'élevant,
comme la flamme du bûcher des enfants d'Oedipe. La terre s'ébranle sur sa base, et
du sommet chancelant des Alpes s'écroulent des monceaux de neiges. Téthys couvre de
ses eaux grandissantes les sommets de l'Atlas et ceux de Calpé. Les dieux indigètes
pleurent, et les lares expriment par leur sueur l'état où Rome est réduite. Les
offrandes des dieux tombent dans le temple. Les oiseaux sinistres souillent le
jour, les bêtes sauvages quittent les forêts et font hardiment de Rome leur
repaire. La langue des bêtes fait entendre des paroles humaines ; les femmes
enfantent des monstres, et la mère est épouvantée de l'enfant qu'elle a mis au
jour. Les sinistres prédictions de la prêtresse de Cumes se répandent dans le
peuple. Les ministres sacrés de Bellone et de Cybèle errants et furieux, les
membres déchirés, les cheveux épars, glacent les peuples par leurs cris lugubres.
Les urnes funéraires gémissent ; un bruit horrible d'armes et de voix se fait
entendre dans les forêts inaccessibles ; les fantômes hantent les villes ; les
peuples voisins de Rome abandonnent les campagnes ; l'effroyable Erinys courait
autour des murs, secouant sa torche allumée et sa chevelure de serpents. Telle
l'Euménide excitait la Thébaine Agave ou conduisit le glaive du cruel Lycurgue,
telle par la volonté de Junon, Mégère épouvantait Hercule que Pluton n'a pu faire
pâlir. On entendit le son des trompettes, et un bruit égal aux clameurs des
combattants dans la fureur de la mêlée. L'ombre de Sylla sortit de la terre et
rendit d'effrayants oracles ; les laboureurs épouvantés virent au bord de l'Anio
Marius briser sa tombe, et lever sa tête du sein des morts.
On consulte les devins toscans ; Arruns et Figulus sont interrogés. Ils ordonnent
de purifier les murs de Rome par des lustrations solennelles ; description de cette
cérémonie expiatoire. Arruns égorge une victime, considère ses entrailles, et n'y
découvre que des
malheurs ; Figulus les annonce.
On crut devoir, selon l'antique usage, recourir aux devins d'Étrurie (45). Arruns,
le plus âgé d'entre eux, retiré dans les murs solitaires de Luca, lisait l'avenir
dans les directions de la foudre, dans le vol des oiseaux, dans les entrailles des
victimes. D'abord, il demande qu'on jette dans les flammes le fruit monstrueux que
la nature égarée forme dans un sein qu'elle condamne à la stérilité. Il ordonne aux
citoyens tremblants d'environner les murs de Rome, et de les purifier par des
lustrations. Tandis que les sacrificateurs en parcourent les dehors, accompagnés de
la troupe inférieure des prêtres vêtus de la robe gabienne. Après eux, marche à la
tête des vestales, le front ceint des bandelettes sacrées, la prêtresse qui seule a
droit de voir Minerve troyenne. Sur leurs pas s'avancent les dépositaires des
oracles (46) et des livres des Sibylles qui, tous les ans, vont laver la statue de
Cybèle dans les faibles eaux de l'Almon (47). Ensuite venaient les augures,
gardiens des oiseaux sacrés, et les chefs qui président dans les fêtes aux
sacrifices des festins, et les prêtres d’Apollon et ceux de Mars, qui portaient à
leur cou les boucliers mystérieux, et le grand prêtre de Jupiter qu'on distinguait
au voile attaché sur sa tête majestueuse.
Tandis qu'ils suivent à pas lents les vastes détours de l'enceinte de Rome, Arruns
ramassa les feux de la foudre (48), et la terre les reçoit dans son sein avec un
triste et profond murmure. Il consacre le lieu où il les a cachés ; il fait amener
au pied des autels un taureau superbe et commence les libations. La victime,
impatiente, se débat longtemps pour se dérober au sacrifice ; mais les prêtres se
jetant sur ses cornes menaçantes, lui font plier le genou et présentent sa gorge au
couteau. Cependant, au lieu d'un sang vermeil, un noir poison coule de sa plaie ;
Arruns lui-même en pâlit d'horreur ; il observe la colère des dieux dans les
entrailles de la victime, et la couleur l'en épouvante ; il les voit couvertes de
taches livides et souillées d'un sang corrompu. Le foie nage dans cette liqueur
impure, le poumon est flétri, le cœur abattu, l'enveloppe des intestins déchirée et
sanglante, et, ce qu'on ne vit jamais en vain dans les flancs des animaux, du côté
funeste, les fibres enflées palpitent, du côté propice elles sont lâches et sans
vigueur. Dès qu'Arruns a reconnu à ces marques les présages de nos calamités, il
s'écrie : "O dieux ! Dois-je révéler au monde tout ce que vous me laissez voir ?
Non, Jupiter, ce n'est pas à toi que je viens de sacrifier, j'ai trouvé l'enfer
dans les flancs de ce taureau. Nous craignons d'horribles malheurs, mais nos
malheurs passeront nos craintes. Fasse le ciel que ces signes nous soient
favorables, que l'art de lire au sein des victimes soit trompeur, et que Tagès qui
l'inventa nous en ait imposé lui-même."
C'est ainsi que le vieillard étrusque enveloppa ses prédictions d'un nuage
mystérieux. Mais Figulus (49), qu'une longue étude avait admis aux secrets des
dieux, à qui les sages de Memphis l'auraient cédé dans la connaissance des étoiles
et dans celle des nombres qui règlent les mouvements célestes, Figulus éleva sa
voix : "Ou la voûte céleste, dit-il, se meut au hasard, et les astres vagabonds
errent au ciel sans règle et sans guide ou, si le Destin préside à leur cours,
l'univers est menacé d'un fléau terrible. La terre va-t-elle ouvrir ses abîmes ?
Les cités seront-elles englouties ? Verrons-nous les campagnes stériles ? les airs
infectés ? les eaux empoisonnées ? Quelle plaie, grands dieux ! quelle désolation
prépare votre colère ? De combien de victimes un seul jour verra la perte ! Si
l'étoile funeste de Saturne dominait au ciel, le Verseau inonderait la terre d'un
déluge semblable à celui de Deucalion, et l'univers entier disparaîtrait sous les
eaux débordées. Si le soleil frappait le Lion de sa lumière, c'est d'un incendie
universel que la terre serait menacée ; l'air lui-même s'enflammerait sous le char
du dieu du jour. Ni l'un ni l'autre n'est à craindre. Mais toi qui embrases le
Scorpion à la queue menaçante, terrible Mars,
que nous réserves-tu ? L'étoile clémente de Jupiter est à son couchant, l'astre
favorable de Vénus naît à peine, le rapide fils de Maïa languit ; Mars, c'est toi
seul qui occupes le ciel. Pourquoi les astres ont-ils abandonné leur carrière, pour
errer sans lumière dans le ciel ? Pourquoi Orion qui porte un glaive, brille-t-il
d'un si vif éclat ? La rage des combats va s'allumer ; le glaive confond tous les
droits ; des crimes qui devraient être inconnus à la terre obtiennent le nom de
vertus. Cette fureur sera de longue durée. Pourquoi demander aux dieux qu'elle
cesse ? La paix nous amène un tyran ! Prolonge tes malheurs, ô Rome ! traîne-toi
d'âge en âge à travers des ruines. Il n'y a plus de liberté pour toi qu'au sein de
la guerre civile."
Fureur prophétique d'une dame romaine qui, inspirée par Apollon prédit les
principaux événements de la guerre civile.
Ces présages avaient jeté l'épouvante dans le peuple. De plus terribles l'accablent
encore. Telle des sommets du Pinde descend la bacchante pleine des fureurs du dieu
d'Ogygie, telle à travers la ville consternée s'élance une matrone révélant par ces
mots le Dieu qui l'oppresse. "Où vais-je, ô Péan ! Sur quelle terre au-delà des
cieux suis-je entraînée ? Je vois le Pangée et ses cimes blanches de neiges, et les
vastes plaines de Philippes au pied de l'Hémus. Phébus, dis-moi, quelle est cette
vision insensée ? Quels sont ces traits, quelles cohortes romaines en viennent aux
mains ? Quoi ! une guerre et nul ennemi ? Où suis-je ailleurs emportée ? Me voici
aux portes de l'Orient où la mer change de couleur dans le Nil des Lagides. Ce
cadavre mutilé qui gît sur la rive du fleuve, je le reconnais. Je suis transportée
aux Syrtes trompeuses, dans la brûlante Libye, où la cruelle Erinys a jeté les
débris de Pharsale. Maintenant je suis emportée par-dessus les cimes nuageuses des
Alpes, plus haut que les Pyrénées dont le sommet se perd dans les airs. Maintenant
je reviens dans ma patrie. La guerre impie s'achève au sein du Sénat. Les partis se
relèvent ; je parcours de nouveau l'univers. Montre-moi de nouvelles terres, de
nouvelles mers, Phébus, j'ai déjà vu Philippes (50)." Elle dit, et tombe épuisée
sous le dernier effort de sa fureur.
NOTES
LIVRE PREMIER
(01) Romains contre Romains. Corneille a imité ce début.
Je leur fais des tableaux de ces tristes batailles,
Où Rome par ses mains déchirait ses entrailles,
Où l'aigle abattait l'aigle, et de chaque côté Les légions s'armaient contre leur
liberté ;
Romains contre Romains, parents contre parents,
Combattaient seulement pour le choix des tyrans.
(Cinna, acte I, sc. 3.) et Brébeuf :
Guerre plus que civile, où la fureur d'un homme Fit voir aigle contre aigle et Rome
contre Rome.
(Brébeuf, Pharsale, liv. I)
(02) La superbe Babylone. On sait que César, quelque temps ayant sa mort, se
proposait d'aller faire la guerre aux Parthes. Voyez Plutarque, Vie de César.
Voltaire lui fait déclarer ce projet à Antoine :
Je pars, je vais venger sur le Parthe inhumain La honte de Crassus et du peuple
romain ;
L'aigle des légions, que je retiens encore,
Demande à s'envoler vers les mers du Bosphore.
(La Mort de César, acte I, sc. 1.)
(03) Des combats qui n'auront jamais de triomphe. Parce qu'ils n'ont versé que le
sang de citoyens. Plusieurs généraux n'ont pas triomphé, dit Valère-Maxime, parce
que leurs victoires, grandes et merveilleuses sans doute, avaient été remportées
dans les guerres civiles.
(04) Ce n'est pas toi, farouche Pyrrhus, etc. Voyez Horace, Épode XVI.
Altera jam teritur bellis civilibus aetas,
Suis et ipsa Roma viribus ruit,
Quam neque finitimi valueruntperdere Marsi...
(05) Ultima funesta concurrant proelia Munda. Ce fut la dernière bataille livrée
par César contre les restes du parti de Pompée. Cneius Pompée y mourut. Voyez
Florus, liv. IV, ch. II, et Plutarque, Vie de César. Munda était une ville
d'Espagne, qu'on suppose avoir été située à environ six lieues de Malaga.
(06) Pérouse affamée. Pérouse, en latin Perusia, et en italien Perugia, ville
toscane, el l'une des douze villes bâties par les Étrusques à leur arrivée en
Italie. Octave, qui fut depuis Auguste, y assiégea Lucius Antonius, frère du
triumvir, et le réduisit par la famine. Voyez Appien, Guerres civiles, liv. III et
V.
(07) Mutine. - Aujourd'hui Modène, ville des Boïens, dans la Gaule Cispadane.
Antoine y tint Décimus Brutus assiégé, mais, vaincu dans la bataille de Modène par
les consuls Hirtius et Pansa qui y périrent, il fut chassé d'Italie par Octave.
Voyez Appien, Guerres civiles, liv. III, ch. XLIX et suiv.
(08) Leucade. Promontoire d'Épire, auprès duquel Octave César défit Antoine el
Cléopâtre, à la bataille d'Actium. Voyez Florus, liv. II, ch. II, et Virgile,
Énéide, liv. VIII, v. 676 :
Totumque instructo Marte videres Fervere Leucaten.
(09) Au pied de l'Etna. - Il ne s'agit point ici, comme on l'a cru, de la guerre
des esclaves, commandés par Eunus le Syrien, dont Plutarque parle dans ses Vies,
mais de celle que Sextus Pompée fit ensuite au parti de César, à la tête d'une
armée d'esclaves qu'il avait enrôlés.
(10) Rome doit cependant beaucoup aux guerres civiles. M. Villemain s'est demandé,
dans l'article LUCAIN de la Biographie universelle, si Néron était encore un bon
prince quand le poète écrivait ces vers ou s'il était déjà lancé dans la voie du
crime. "À quel temps, dit-il, faut-il rapporter ces adulations trop célèbres qui
déshonorent le commencement de la Pharsale, et qui ne sont pas moins choquantes par
le mauvais goûl que par la bassesse ? On ne peut en assigner l'époque, et l'on
ignore si elles se rapportent à ces commencements de Néron affectant quelque vertu
ou à Néron déjà coupable. À leur dégoûtante servilité, on croirait assez qu'elles
ont été faites pour un tyran déjà connu et redouté. Jamais bon prince ne fut ainsi
loué."
(11) D'obliques rayons. Ce vers fut, dit-on, mal accueilli de Néron, qui crut y
voir sa caricature.
(12) Rome, que sa grandeur accable. Tous les auteurs, qui ont écrit sur la chute
de la puissance romaine, lui ont assigné la même cause : c'est la plénitude qui l'a
tuée. Voyez surtout Pétrone, poème de la Guerre civile :
Rerum humanarum divinarumque potestas,
Fors, cui nullaplacet nimium diuturna potestas,
Ecquid Romano sentis te pondere victam,
Nec posse ulterius perituram extollere molem.
Orbem jam totum victor Romanus habebat, etc. et Horace Épode XVI, v. 2 :
Suis et ipsa Roma viribus ruit.
Montesquieu a dit : "Ce fut uniquement la grandeur de la République qui fit le mal.
" Ch. IX.
(13) Concorde impie. Il s'agit ici du premier triumvirat, dans lequel César,
Pompée el Crassus se partagèrent la République.
(14) Pompée sur le déclin des ans. Rapprocher de ce portrait de Pompée celui que
fait Caton au liv. IX. Voir aussi Montesquieu, ch. XI.
(15) Ce n'était plus ce peuple... "Pour lors, Rome ne fut plus cette ville dont le
peuple n'avait eu qu'un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine
pour la tyrannie... La ville, déchirée, ne forma plus un tout ensemble... On
appelle comices une troupe de quelques séditieux." Montesquieu, ch. IX.
(16) Aux bords du Rubicon. Le Rubicon, ainsi nommé à cause des pierres rouges qui
se trouvent dans son lit et sur ses bords (Voyez plus bas, vers 213), séparait
l'Italie de la Gaule Cisalpine ou Gallia Togata. "La politique n'avait point permis
qu'il y eût des armées auprès de Rome, mais elle n'avait pas souffert non plus que
l'Italie fût entièrement dégarnie de troupes ; cela fit qu'on tint des troupes
considérables dans la Gaule Cisalpine, c'est-à-dire dans le pays qui est depuis le
Rubicon, petit fleuve de la Romagne, jusqu'aux Alpes. Mais pour assurer la ville de
Rome contre ces troupes, on fit le célèbre sénatus-consulte que l'on voit encore
gravé sur le chemin de Rimini à Césène, par lequel on dévouait aux dieux infernaux,
et l'on déclarait sacrilège et parricide quiconque avec une légion, avec une armée
ou avec une cohorte passerait le Rubicon." Montesquieu, ch. VI. Lucain raconte en
poète ce passage du Rubicon, et dépasse la vérité historique ; cependant il ne fait
que donner une forme plus vive et plus saisissante à ce qui se passa réellement :
"À ce moment, dit Plutarque, frappé tout à coup des réflexions que lui suggérait
l'approche du danger, et qui lui montrèrent de plus près la grandeur et l'audace de
son entreprise, il s'arrêta ; et, fixé longtemps à la même place, il pesa, dans un
profond silence, les différentes résolutions qui s'offraient à son esprit, balança
tour à tour les partis contraires, et changea plusieurs fois d'avis. Il en conféra
longtemps avec ceux de ses amis qui l'accompagnaient, parmi lesquels était Asinius
Pollion ; il se représenta tous les maux dont le passage de ce fleuve allait être
suivi, et tous les jugements qu'on porterait de lui dans la postérité. Enfin,
n'écoutant plus que sa passion, et rejetant tous les conseils de la raison, pour se
précipiter aveuglément dans l'avenir, il prononça ce mot si ordinaire à ceux qui se
livrent à des aventures difficiles et hasardeuses : Le sort en est jeté, etc. "Vie
de César, ch. XXXVII.
Voici, du reste, l'inscription latine gravée sur la colonne du Rubicon : IMPERATOR,
MILES, TIROVE ARMATE, QUISQUIS ES, HIC SISTITO, VEXILLUM SINITO, ARMA DEPONITO, NEC
CITRA HUNC AMNEM RUBICONEM, SIGNA, ARMA, EXERCITUMVE TRADUCITO.
(17) Ariminum. Aujourd'hui Rimini, ville d'Ombrie, sur la voie Flaminienne.
(18) Les Gaulois y pénétrer. Il s'agit ici des Gaulois Sénonais qui, conduits par
Brennus, vinrent assiéger Clusium, ville d'Etrurie, alliée des Romains. Fabius
Ambustus, envoyé de Rome en qualité de légat pour intervenir en faveur des
Clusiens, eut l'imprudence de prendre part à une escarmouche dans laquelle il tua
le chef des Gaulois. Ce fut pour venger cet outrage que les Gaulois marchèrent
contre Rome, la prirent, et tinrent le
Capitole assiégé pendant sept mois, l'an de Rome 365.
(19) Les Cimbres. Il s'agit de l'invasion des Cimbres, qui, après avoir détruit
trois armées romaines, furent exterminés par C. Marius, ainsi que les Teutons dont
il est parlé à la fin du vers suivant.
(20) Les Carthaginois. - C'est la seconde guerre punique portée par Annibal au
cœur de l'Italie.
(21) Chasser les tribuns. Voyez, au liv. Ier des Commentaires de César,
l'explication de ses négociations avec le parti de Pompée.
(22) Curion. Curion avait été d'abord partisan de Pompée, mais César l'avait gagné
à prix d'argent. Vendidit urbem, dit notre auteur, au dernier vers de son livre IV.
C'est de lui, peut-être aussi, que Virgile a dit (Énéide, liv. VI, v. 621) :
Vendidit hic auro patriam, dominumque potentem Imposuit .................
Lucain (liv. IV, 811 et suiv.,) le représente comme un des plus grands hommes que
Rome ait portés dans son sein. Velleius Paterculus (liv. II, ch. XLVIII) en porte
le même jugement : "Non alius majorem fIagrantioremque, quam C. Curio, tribunus
plebis, subjecit facem ; vir nobilis, eloquens, audax, etc.) " Il mourut
misérablement en Afrique. Voyez Phars., liv. IV.
Ce fut lui qui, par son éloquence et ses brigues, prolongea pendant dix années un
commandement que César n'avait reçu que pour deux.
(23) Dix ans de guerre. Le poète se trompe ici, mais en poète sans doute, sur le
nombre d'années que dura la guerre des Gaules : César ne fit que neuf ans la guerre
contre les Gaulois, et la dixième année il commença la guerre civile.
(24) Compagnons de mes travaux. Suivant Dion, ce fut Curion lui-même que César
chargea de haranguer son armée, et de l'exciter à la révolte par le récit de tout
ce qui s'était passé dans Rome.
(25) De quel droit a-t-il triomphé. "Pompée, de retour à Rome, demanda le
triomphe, qui lui fut refusé par Sylla, sous prétexte que la loi ne l'accordait
qu'à des consuls ou à des préteurs. Si donc Pompée, qui était encore sans barbe, et
à qui sa jeunesse ne permettait pas d'être sénateur, entrait triomphant dans Rome,
cette distinction rendrait odieuse la puissance dictatoriale, et deviendrait pour
Pompée lui-même une source d'envie, etc." (Plutarque, Vie de Pompée, ch. XIII.)
Pompée n'avait alors que vingt-quatre ans.
(26) La famine appelée à Rome. "Les Romains, manquant de vivres, envoyèrent Pompée
contre les pirates pour leur ôter l'empire de la mer. Gabinius, un de ses amis, en
proposa le décret, qui, non seulement conférait à Pompée le commandement de toutes
les forces maritimes, mais qui lui donnait. encore une autorité monarchique, et une
puissance absolue sur toutes les personnes, sans avoir à en rendre compte."
(Plutarque, Vie de Pompée, ch. XXV.) Voyez aussi Appien, Guerres civiles, liv. II.
(27) Environner Milon. Voyez l'admirable exorde du discours pour Milon. Ce fut,
dit-on, cet appareil militaire qui intimida le défenseur et nuisit au succès de la
défense. Cicéron ne s'en cache même pas dans ses lettres particulières.
(28) Les colonies de pirates. "Réfléchissant que l'homme n'est pas de sa nature un
animal farouche et indomptable ; qu'il ne le devient qu'en se livrant au vice
contre son naturel ; qu'il s'apprivoise en changeant d'habitation et de genre de
vie, il résolut d'éloigner ces pirates de la mer, de les transporter dans les
terres, et de leur inspirer le goût d'une vie paisible en les occupant à travailler
dans les villes ou à cultiver les champs." (Plutarque, Vie de Pompée, ch. XXIX.)
(29) Couronné du chêne qui atteste. On sait que les récompenses militaires étaient
très
simples à Rome ; elles étaient honorifiques et non riches : c'était une monnaie de
nul prix, mais qui payait les plus nobles vertus. Sur les armes de la ville de
Chartres on voit une couronne de chêne avec cette légende :
Servanti civem querna corona datur.
(30) On quitte les tentes plantées eux bords du Léman. C'est-à-dire le pays de
Genève el les environs.
(31) Le belliqueux Lingon. Les Lingons habitaient le pays de Langres dominé par
les hauteurs des Vosges.
(32) L'Isère. Fleuve de la Gaule narbonnaise, qui perd son nom en se jetant dans
le Rhône, et va se perdre avec lui dans la Méditerranée.
(33) Les blonds Ruthènes. Ce sont les habitants du Rouergue. dont la capitale est
aujourd'hui Rodez. "Praesidia in Rutenis provincialibus constituit." (Caesar, de
Belle Gallico, lib. II, c. VII.)
(34) Le paisible Atax. C'est l'Aude, qui donne son nom a un département du midi.
L'Aude est assez paisible (initis) quand il n'est pas gonflé par les pluies
d'hiver.
(35) Le Var. - Le texte dit : promoto litore, c'est-à-dire frontière plus avancée.
Le Vai était devenu la limite de l'Italie, autrefois bornée, du côté de la Gaule,
par le Rubicon :
Varus nunc Galliam dividit, ante Rubicon, dit Vibius Sequester.
(36) Sous le nom sacré d'Hercule. C'est ce qu'on nomme aujourd'hui le port de
Monaco. Ce dernier mot vient de Monaecus, solitaire. Voyez Virgile, Enéide, lis,
VI, v. 831 :
Aggeribus socer Alpinis atque arce Monaeci Descendens.
(37) Circius. Aulu-Gelle dit de ce vent Circius : ”Galli ventum ex sua terra
flantem quem saevissimum patiuntur Circium appellant. "C'est peut-être le Sers du
Haut- et Bas-Languedoc.
(38) Le Biturge. Le poète vient de parler de la Saintonge ; c'est peut-être une
raison de croire que les Biturges ou Bituriges dont il s'agit en cet endroit sont
les Bituriges vivisques, habitants de Burdigala, aujourd'hui Bordeaux. Les
Bituriges proprement dits étaient les anciens habitants de Bourges et du Berry.
(39) L'Arveme. - Cette prétention des auvergnats n'est pas très claire. "Invent
sunt qui etiam fratres popuü Romani nominarentur" (Cicéron, plaidoyer pou.r
Scaurus). Ce passage a embarrassé les commentateurs : quelques-uns onl voulu, mais
à tort, confondre les Auvergnats avec les Éduens, qui donnèrent aux Romains le nom
de frères, et le reçurent d'eux. Du reste, s'il est vrai qu'Anténoi ait été le
fondateur de Clermont-Ferrand (Ciarus mons), comme on le dit, la parenté des
Auvergnats avec les Romains est très réelle.
(40) Cinga. Ou, comme le veut Strabon, Sulga, aujourd'hui la Sorgue, qui se jette
dans le Rhône au-dessus d'Avignon.
(41) Teutatès, Hésus, et Taranis. Teutatès était le Mercure des Gaulois, et le
Theuth des Égyptiens. Voyez Platon, dans le Phèdre et dans le Philèbe ; Cicéron, de
la nature des dieux, liv. III, ch. XXII, et Tite-Live, liv. XXXVI.
Hésus ou Heus était le Mars des Gaulois, auquel on immolait les prisonniers de
guerre. Voyez Jordanès, Histoire gothique.
Taranis paraît ici le nom du Jupiter gaulois, qui est le même que le Thor égyptien.
Taranis, id est Tonantis, dit un commentateur. Sur l'autel de ce dieu on immolait
des étrangers, comme sur celui de Diane, en Tauride. On trouve dans Sponius, sect.
III, p. 73,
cette inscription : I. 0. M. TANARO.
(42) L'alarme publique.- "La prise d’Ariminium ouvrit, pour ainsi dire, toutes les
portes de la guerre, et sur terre et sur mer ; et César, en franchissant les
limites de son gouvernement, parut avoir transgressé toutes les lois de Rome. Ce
n'était pas seulement comme dans les autres guerres, des hommes et des femmes qu'on
voyait courir éperdus dans toute l'Italie ; les villes elles-mêmes semblaient
s'être arrachées de leurs fondements pour prendre la fuite et se transporter d'un
lieu dans un autre. Rome elle-même se trouva comme inondée d'un déluge de peuples
qui s'y réfugiaient de tous les environs ; et, dans une agitation, dans une tempête
si violente, il n'était plus possible à aucun magistrat de la contenir par la
raison ni par l'autorité, elle fut sur le point de se détruire par ses propres
mains." (Plutarque, Vie de César, ch. XXXVIII.)
(43) Pompée fuyait. "La même frayeur qu'Annibal porta dans Rome après la bataille
de Cannes, César l'y répandît lorsqu'il passa le Rubicon. Pompée, éperdu, ne vit,
dans les premiers moments de la guerre, de parti à prendre que celui qui reste dans
les affaires désespérées : il ne sut que céder et que fuir ; il sortit de Rome, y
laissa le trésor public ; il ne put nulle part retarder le vainqueur ; il abandonna
une partie de ses troupes, toute l'Italie, et passa la mer. " (Montesquieu,
Grandeur et Décadence des Romains, ch. XI.) Voyez aussi Plutarque, Vie de Pompée,
ch. LXIV et suivants.
(44) On vit dans la nuit obscure. Tout le monde sait que ce vers et les suivants
sont la paraphrase plus que médiocre des beaux vers de Virgile.
(45) Recourir aux devins d'Étrurie. Les Romains tenaient des Étrusques leurs
cérémonies et leurs sacrifices. Dans les grandes calamités ils consultaient les
devins toscans, el remontaient pour ainsi dire à la source de la science et de la
religion.
(46) Les dépositaires des oracles. - C'étaient quinze prêtres qui avaient la
charge de livres et le pouvoir d'y chercher l'avenir.
(47) La statue de Cybèle dans les faibles eaux de l'Almon. "Ante d. VI Kal.
(apriles) quo Romae matri Deorum Pompae celebrantur Annales, et carpentum, quo
vehitur simulacrum, Almonis undis ablui perhibetur. ” (Amm. Marcellin, lib. XXIII,
ch. III.)
Illic purpurea canus cum veste sacerdos Almonis dominam sacraque lavit aquis.
(Ovide, Fast., lib. I, v. 339.)
L'Almon était un petit ruisseau de Rome, près la porte Capène.
(48) Arruns ramasse les feux de la foudre. En général, nous renvoyons le lecteur à
la Symbolique de Kreutzer, pour toutes ces cérémonies qu'il serait trop long
d'expliquer dans ces notes. Le lieu où le devin avait rassemblé les feux de la
foudre s'appelait Bidental. Voyez Juvénal, sat. VI, v. 557, et Perse, Sat. II, v.
26.
(49) Figulus. - Cicéron, Aulu-Gelle et Eusèbe parlent d'un certain Nigidius
Figulus, pythagoricien, qui reçut ce nom de Figulus pour avoir dit, a son retour de
Grèce, qu'il y avait appris que le monde tournait avec autant de vitesse que la
roue d'un potier.
(50) J'ai déjà vu Philippes. - Elle veut dire que le sang romain a déjà trop coulé
dans les plaines de Philippes, où l'on combattit trois fois pour l'empire du monde.
C'est le même sentiment qui a dicté ces vers de Virgile :
Ergo inter sese paribus concurrere telis Romanas acies iterum videre Philippi Nec
fuit indignum Superis bis sanguine nostro Emathiam, et latos Haemi pinguescere
campos.
(Georg., lib. I, v. 489.)
Lucain : la Pharsale : livre II (traduction)
LIVRE II
Le poète se plaint aux dieux de ce qu'ils découvrent aux humains les calamités qui
les menacent. - Abattement de Rome. - Douleur et gémissements des femmes. -
Plaintes des soldats. - Tristesse des vieillards qui se rappellent les temps de
Marius et les terribles vengeances de Sylla. - M. Brutus, au milieu de la nuit, va
trouver Caton : son discours. - Réponse de Caton. - Au retour du jour, Marcia,
autrefois cédée par Caton à Hortensius, vient frapper à la porte de son premier
époux : son discours. - Caton la reprend, sans nulle cérémonie nuptiale. - Portrait
de Caton, ses mœurs et son caractère. - Pompée sort de Rome et se retire à Capoue,
qui devient le siège de la guerre. - Description de l'Apennin. -Marche de César, sa
vigueur militaire, et les dispositions diverses des villes d'Italie. - Fuite de
Libon, de Thermus, de Sylla, de Varus, de Lentulus et de Scipion, lieutenants de
Pompée. - Domitius veut défendre Corfinium ; il exhorte ses compagnons. Discours de
César aux siens. - Il se rend maître de la ville. Domitius lui est livré par la
perfidie de ses soldats. Malgré sa fierté, César lui accorde la vie. - Pompée
harangue ses soldats pour sonder leurs dispositions. -Pompée voyant son discours
froidement accueilli, se défie de son armée, et va s'enfermer dans Brindes. -
Description et histoire de cette ville. - Pompée ne comptant plus sur l'Italie,
envoie son fils aîné dans l'Orient, et les consuls en Épire, pour y chercher des
secours. - Diligence de César : il tient déjà Pompée assiégé dans Brindes, et tâche
de fermer le port avec des digues. - Pompée rompt ces digues, et s'enfuit avec sa
flotte. - Tristes réflexions du poète sur cette fuite, et plaintes pathétiques.
Le poète se plaint aux dieux de ce qu'ils découvrent aux humains les calamités qui
les menacent.
Déjà la colère des dieux s'est manifestée (01), la nature a donné le signal de la
discorde, elle a interrompu son cours, et, par un pressentiment de l'avenir, elle
s'est plongée elle-même dans ce désordre qui engendre les monstres. C'est le
présage de nos forfaits. Pourquoi donc, ô roi de l'Olympe, avoir ajouté aux
malheurs des hommes cette prévoyance qui leur découvre dans de cruels présages les
calamités futures ? Soit que dans le développement du chaos (02) ta main féconde
ait lié les causes par des nœuds indissolubles, que tu te sois imposé à toi-même
une première loi et que tout soit soumis à cet ordre immuable, soit qu'il n'y ait
rien de prescrit et qu'un aveugle hasard (03) opère
seul dans la nature ce flux et ce reflux d'événements qui changent la face du
monde, fais que nos destins arrivent soudain, que l'avenir soit inconnu à l'homme,
qu'il puisse du moins espérer en tremblant.
Abattement de Rome.
Dès qu'on connut par ces prodiges à quel prix les oracles des dieux devaient se
vérifier, le lugubre justitium règne dans la ville, les dignités se cachèrent sous
le plus humble vêtement ; on ne vit plus la pourpre entourée de faisceaux, les
citoyens étouffèrent leurs plaintes, la douleur morne et sans voix erra dans cette
ville immense.
Douleur et gémissements des femmes.
Ainsi, aux premiers instants qui suivent la mort, le silence règne dans une demeure
avant que les premiers accents de la désolation aient éclaté, avant qu'une mère,
les cheveux épars, jette de lamentables cris dans les bras de ses esclaves, tandis
qu'elle presse le sein de son fils, que la chaleur de la vie abandonne, qu'elle
baise cette face livide et ces yeux plongés dans le sommeil de la mort; ce n'est
pas encore de la douleur, c'est de l'effroi. Attachée à ce corps, éperdue, elle
mesure l'étendue de son malheur.
Les femmes ont dépouillé leur parure, leur foule éplorée assiège les temples : les
unes arrosent de larmes les statues des dieux, les autres se prosternent contre
terre et répandent, égarées, leur chevelure sur le seuil sacré ; ce n'est plus par
des vœux timides, c'est par de longs hurlements qu'elles invoquent le ciel ; le
temple de Jupiter n'est pas le seul qu'elles remplissent ; elles se partagent les
dieux ; pas un autel n'est négligé par elles ; pas un dieu ne sera jaloux. "C'est à
présent, s'écria l'une d'entre elles, en meurtrissant son visage baigné de pleurs,
c'est à présent, ô misérables mères ! qu'il faut se frapper le sein et s'arracher
les cheveux. N'attendez pas, pour vous désoler, que nos malheurs soient à leur
comble ; pleurez, tandis que la Fortune est encore incertaine entre nos tyrans. Dès
que l'un d'eux sera vainqueur, il faudra marquer de la joie." C'est ainsi qu'elles
irritent et stimulent leur douleur.
Plaintes des soldats.
Les hommes eux-mêmes, en allant se ranger sous les drapeaux des deux partis,
chargeaient de justes plaintes la cruauté des cieux. "Malheureux, disaient-ils, que
n'avons-nous plutôt vécu dans les temps de Cannes et de Trébie ? Dieux ! Ce n'est
point la paix que nous vous demandons : jetez la colère dans le cœur des peuples,
soulevez contre nous les nations barbares ; que le monde conjuré coure aux armes ;
que les bataillons des Mèdes descendent de Suse, que l'Ister barbare cesse
d'enchaîner le Massagète, que des extrémités du Nord, l'Elbe lâche contre nous les
blonds Suèves, que le Rhin soulève sa source indomptée ! Rendez-nous, grands
dieux ! tous nos ennemis à la fois, mais détournez la guerre civile. Que le Dace
d'un côté, de l'autre le Gète
nous menacent ; allez combattre l'Ibère, tournez vos drapeaux contre les flèches
des hordes orientales ; Rome, tu n'auras pas un bras qui ne combatte. Ou si vous
avez résolu, grands dieux ! d'anéantir le nom romain, faites tomber en pluie de feu
les airs embrasés par la foudre ; frappez en même temps et les deux chefs et les
deux partis ; n'attendez pas qu'ils méritent vos coups. Est-ce pour décider lequel
des deux nous opprimera qu'il en doit coûter tant de crimes ? À peine, hélas ! eût-
il fallu s'y résoudre pour nous affranchir de tous les deux." C'est ainsi que leur
piété impuissante se répandit en inutiles plaintes. Les vieillards accablés de
douleur se plaignaient d'avoir trop vécu et maudissaient leurs jours condamnés à la
guerre civile. L'un d'eux, pour donner un exemple récent des maux que l'on avait à
craindre : "Ô mes amis ! dit-il, l'orage qui nous menace est le même qui s'éleva
sur Rome lorsque Marius vainqueur des Teutons et des Numides, se réfugia dans les
marais, et que les roseaux de Minturne couvrirent sa tête triomphante, cette tête
dont la Fortune leur confiait en dépôt fatal. Découvert, et chargé de chaînes, le
vieillard languit longtemps enseveli dans les horreurs d'un cachot. Destiné à
mourir consul, à mourir tranquille au milieu des ruines de sa patrie, il portait
d'avance la peine de ses crimes ; mais la mort se détourne de lui. En vain un
ennemi tient sa vie odieuse entre ses mains ; le premier qui veut le frapper recule
saisi de frayeur. Sa main tremblante laissa tomber le glaive. Il a vu à travers les
ténèbres de la prison une lumière resplendissante ; il a vu les terribles dieux des
forfaits; il a vu Marius dans tout l'éclat de sa grandeur future ; il l'a entendu
et il a tremblé. Ce n'est pas à toi de frapper cette tête, le cruel doit au destin
des morts sans nombre avant la sienne. Bannis une vaine fureur. Cimbres, si vous
voulez être vengés, conservez avec soin les jours de ce vieillard. Ce n'est point
la faveur des dieux, c'est leur colère qui veille sur lui. Marius suffit au dessein
qu'ils ont formé de perdre Rome. En vain l'Océan furieux le jette sur une plage
ennemie ; errant sur les bords inhabités de ces Numides qu'il a vaincus, des
cabanes désertes lui servent d'asile ; il foule aux pieds les cendres des armées
puniques ; Carthage et Marius se consolent mutuellement de leur ruine, et tous deux
abattus pardonnent aux dieux. Mais au premier retour de la Fortune, il allume en
son cœur une haine africaine ; il lâche des armées d'esclaves et brise les fers
dont ils sont chargés : aucun n'est admis sous ses drapeaux, qu'il n'ait déjà fait
l'apprentissage du crime et qu'il n'apporte dans son camp l'exemple de quelques
forfaits.
Tristesse des vieillards qui se rappellent les temps de Marius et les terribles
vengeances de Sylla. Marius sur les ruines de Carthage.
Ô destin ! Quel jour ! Quel horrible jour que celui où Marius entra victorieux dans
Rome ! Avec quelle rapidité la mort étendit ses ravages ! La noblesse tombe
confondue avec le peuple ; le glaive destructeur vole au hasard et frappe toute
poitrine. Le sang séjourne dans les temples, les pavés en sont inondés et
glissants. Nulle pitié, nul égard pour l'âge ; on n'a pas honte de hâter la mort
des vieillards au déclin de l'âge, ni de trancher la vie des enfants qui viennent
d'ouvrir les yeux à la lumière. Hélas ! Si jeunes encore, par quel crime ont-ils
mérité de mourir ? Ils sont mortels, c'est assez. Impitoyable fureur ! Sans perdre
le temps à chercher les criminels, on égorge en foule tout ce qui se présente. La
main des meurtriers, plutôt que de rester oisive, fait tomber des têtes dont les
traits même leur sont inconnus. Il n'est qu'un espoir de salut, c'est d'attacher
ses lèvres tremblantes à cette main souillée de sang. Ah ! peuple indigne de tes
ancêtres ! Devrais-tu, même à l'aspect de mille glaives qui s'avancent sous les
étendards de la mort, devrais-tu consentir à racheter des siècles de vie à ce
prix ? Et c'est pour traîner dans l'opprobre le peu de jours que Marius te laisse
et que Sylla vient t'arracher !
Dans ce massacre universel comment donner des larmes à chaque citoyen ? Reçois nos
regrets, ô Bébius ! ô toi dont une foule d'assassins déchirent les entrailles et se
disputent les membres fumants ! Et toi, prophète éloquent de nos malheurs, Antoine,
dont la tête dégouttante encore de sang et couverte de cheveux blancs est apportée
dans un festin sur la table de Marius ! Les deux Crassus sont égorgés par Fimbria ;
le sang des tribuns arrose leur siège ; ils ne t'épargnent pas même, ô Scévola !
Ils t'égorgent devant le sanctuaire de la déesse, devant les feux encore allumés
sur l'autel ; mais ta vieillesse épuisée ne verse que peu de sang, insuffisant pour
éteindre la flamme. À tant d'horreurs succéda le septième consulat de Marius ; et
par là finit cet homme accablé de toutes les rigueurs de la mauvaise Fortune,
comblé de toutes les faveurs de la bonne, et qui avait mesuré dans l'une et dans
l'autre jusqu'où peut aller le sort d'un mortel.
Que de cadavres sont tombés sous les murs de Sacriportus ! Que de mourants entassés
près de la porte Colline, quand la capitale du monde, et avec elle la souveraineté,
parut changer de place, quand le Samnite espéra porter à Rome un coup plus terrible
que celui des Fourches Caudines !
Sylla qui voulut nous venger, mit le comble à nos pertes immenses : il épuisa le
peu de sang qui restait à la patrie. En coupant des membres corrompus,
l'impitoyable médecin suivit trop loin les progrès du mal. Il ne périt que des
coupables, mais dans un temps où il n'y avait plus que des coupables à sauver. Sous
lui, les haines sont déchaînées, la colère se livre à ses emportements, dégagée du
frein des lois. On ne sacrifiait pas tout à Sylla, chacun s'immolait ses victimes.
D'un seul mot, le vainqueur a tout ordonné. On vit l'esclave plonger dans les
entrailles de son maître le fer sacrilège, le frère vendre le sang du frère, les
fils, dégouttants du meurtre de leur père, se disputer sa tête. Les tombeaux sont
remplis de fugitifs ; les vivants y sont confondus avec les morts ; les antres
des bêtes féroces ne peuvent contenir la foule des fugitifs : l'un attache à son
cou le lacet fatal et meurt étranglé ; l'autre se précipite de tout son poids
contre terre; ils dérobent ainsi leur mort au sanguinaire vainqueur ; celui-ci
élève lui-même son bûcher; il n'attend pas qu'il ait versé tout son sang, il
s'élance et, tandis qu'il le peut, s'empare avidement de la flamme funèbre. Rome
consternée reconnaît les têtes de ses plus illustres citoyens portées au bout d'une
pique et entassées sur la place publique : là se révèlent tous les crimes cachés.
La Thrace ne vit pas tant de cadavres pendre aux étables d'Augias, ni la Libye aux
portes d'Antée ; la Grèce désolée ne pleura pas tant de victimes égorgées dans la
cour du palais de Pise.
Quand les chairs sont pourries, quand les visages n'offrent plus que des traits
méconnaissables, les infortunés pères vont recueillir ces restes et les dérobent
par un pieux larcin. Moi-même impatient de rendre aux mânes de mon frère les
devoirs de la sépulture, il me souvient qu'avant de porter sa tête sur le bûcher,
je parcourus ce champ de carnage, ouvrage de la paix de Sylla, pour découvrir parmi
tant de corps mutilés celui auquel s'adapterait cette tête défigurée ? Dirai-je par
quelles cruautés la mort de Catulus (04) fut vengée sur le frère de Marius ! et
quels maux souffrit avant d'expirer cette malheureuse victime ! Mânes qu'on voulut
apaiser, vous en fûtes effrayés vous-mêmes ! Nous l'avons vu ce corps défiguré,
dont chaque membre était une plaie ; percé de coups, dépouillé par lambeaux, il
n'avait pas encore reçu le coup mortel, et, par un excès inouï de cruauté, l'on
prenait soin de ménager sa vie. Ses mains tombent sous le tranchant du glaive, sa
langue arrachée palpite encore et, toute muette qu'elle est, frappe l'air ; l'un
lui tranche les oreilles, l'autre le nez ; celui-ci arrache de leurs orbites ces
yeux qui ont assisté au supplice de tous les membres. On ne croira jamais qu'une
seule tête ait pu suffire à tant de tourments. Les débris d'un cadavre écrasé sous
les ruines sont moins brisés, les corps des malheureux qui ont péri dans un
naufrage arrivent moins déchirés sur le sable.
Et quel soin prenez-vous de rendre Marius méconnaissable aux veux de Sylla ? Pour
se repaître de son supplice, il eût fallu qu'il reconnût ses traits. Préneste, la
ville de la Fortune, voit tous ses habitants moissonnés par le glaive, tout un
peuple tombe d'un seul coup. La fleur de l'Italie, la seule jeunesse qui lui
restait fut massacrée dans le Champ de Mars, au sein de cette malheureuse Rome
qu'elle inonda de son sang. Que tant de victimes périssent à la fois par la famine,
par un naufrage, sous un écroulement imprévu, dans les horreurs de la peste ou de
la guerre, il y en eut des exemples, mais d'une exécution pareille, il n'y en eut
jamais. À peine à travers les flots de ce peuple qu'on égorge, les mains
meurtrières peuvent se mouvoir ; à peine ceux qui reçoivent le coup mortel peuvent
tomber ; leurs corps pressés se soutiennent l'un l'autre, et dans
leur chute ils deviennent eux-mêmes les instruments du carnage : les morts
étouffent les vivants.
Sylla, du haut du temple, tranquille spectateur de cette scène, n'a pas même le
remords d'avoir proscrit tant de milliers de citoyens. Le gouffre de Tyrrhène
reçoit les cadavres qu'on y entasse. Les premiers tombent dans le fleuve ; les
derniers tombent sur une couche de corps ; les barques rapides s'y arrêtent ; le
fleuve coupé par cette crue affreuse d'un côté s'écoule dans la mer, de l'autre
s'enfle et reste suspendu. Les flots de sang se font un passage à travers la
campagne et viennent en longs ruisseaux grossir les ondes amoncelées. Déjà le
fleure surmonte ses bords et y rejette les cadavres. Enfin se précipitant avec
violence dans la mer de Tyrrhène, il fend les eaux par un torrent de sang.
C'est ainsi que Sylla a mérité d'être appelé le salut de la patrie, l'heureux Sylla
; c'est ainsi qu'il s'est fait élever un tombeau dans le Champ de Mars. Voilà ce
qui nous reste à éprouver une seconde fois : tel sera le cours de cette guerre et
tel en sera le succès. Et plût aux dieux que nos craintes ne fussent pas plus
grandes ! Hélas ! il y va de bien plus pour l'univers. Marius et les siens, exilés
de leur patrie, ne demandaient que leur retour. Sylla vainqueur ne voulait
qu'anéantir les factions ennemies. César et Pompée ont d'autres desseins. Non
contents d'un pouvoir partagé, ils combattent pour le rang suprême : aucun d'eux ne
daignerait susciter la guerre civile pour être ce que fut Sylla."
Ainsi la vieillesse consternée pleurait sur le passé et tremblait pour l'avenir.
M. Brutus, au milieu de la nuit, va trouver Caton : son discours. Caton le jeune
(d'Utique)
Mais cette frayeur n'eut point d'accès dans la grande âme de Brutus (05). Brutus,
au milieu de la désolation publique, ne mêla point ses larmes aux larmes du peuple.
Dans le silence de la nuit, tandis que la grande Ourse roule son char oblique, il
va frapper au seuil de l'humble demeure de Caton, son oncle ; il le trouve
veillant, l'âme agitée des dangers de Rome et du sort du monde, sans crainte pour
lui-même. Brutus l'aborde et lui dit : "Ô vous, l'unique gage de la vertu dès
longtemps bannie de la terre, vous que le tourbillon de la Fortune ne peut détacher
de son parti, sage Caton, soyez mon guide, affermissez mon esprit chancelant,
donnez votre force à mon âme. Que d'autres servent Pompée ou César ; Caton est le
chef que Brutus veut suivre. Resterez-vous au sein de la paix, seul, immobile au
milieu des secousses qui ébranlent le monde ? Ou voulez-vous absoudre la guerre en
vous associant aux forfaits et aux malheurs qu'elle produira ? Chacun dans cette
guerre criminelle ne prend les armes que pour soi : l'un craint sa maison souillée
et les lois redoutables pendant la paix ; l'autre veut écarter, le fer à la main,
l'indigence qui le presse et s'enrichir des dépouilles du monde bouleversé, nul
n'obéit à la fureur, tous ont un intérêt qui les pousse. Vous seul, aimerez-vous la
guerre pour elle-même ? Et que vous
servira d'avoir été si longtemps incorruptible au milieu d'un monde corrompu ? Est-
ce là le prix de tant de constance ? Les autres sont coupables avant la guerre, toi
seul tu deviendras coupable par la guerre. Dieux ! ne permettez pas que des armes
parricides souillent ces mains pures, qu'un trait lancé par ces bras se mêle au
nuage épais des dards, et qu'une si haute vertu coure un si grand hasard. Sur vous
seul retomberait la honte de cette guerre. Et qui ne se vanterait de mourir de la
main de Caton quoique frappé d'une autre main ? Non, le calme est votre partage,
comme il est le partage des astres : inébranlables dans leur cours, ils remplissent
leur vaste carrière, tandis que les régions de l'air sont embrasées par la foudre.
La terre est en butte au choc des tempêtes ; l'Olympe repose au-dessus des nuages.
Tel est l'ordre immuable de la nature. La discorde agite les petites choses ; les
grandes jouissent d'une profonde paix. Quelle joie pour César d'apprendre qu'un
citoyen tel que vous aurait pris les armes ! Rangez-vous du parti de son rival, peu
lui importe : Caton se déclare assez pour lui, s'il se déclare pour la guerre
civile. Déjà une partie du Sénat, les patriciens, les consuls eux-mêmes demandent à
servir sous Pompée. Qu'on voie Caton subir le même joug, il n'y a plus au monde que
César qui soit libre. Ah ! si c'est pour les lois, pour la patrie, pour la liberté
que vous voulez combattre, voyez dans Brutus, non l'ennemi de César, non l'ennemi
de Pompée, mais après la guerre, l'ennemi du vainqueur."
Réponse de Caton.
Il dit ; et du sein de Caton, comme du fond d'un sanctuaire, se firent entendre ces
paroles sacrées :
"Oui, Brutus, la guerre civile est le plus grand des crimes, mais ma vertu suit
sans trembler la fatalité qui m'entraîne. Si les dieux me rendent coupable, ce sera
le crime des dieux. Et qui peut voir, exempt de crainte, la ruine de l'univers ?
Quand l'inaccessible éther s'écroule, quand la terre chancelle, quand le monde se
confond et s'affaisse, qui peut rester les bras croisés ? Quoi ! des nations
inconnues s'engagent dans nos querelles ; des rois nés sous d'autres étoiles,
séparés de nous par de vastes mers, suivent l'aigle romaine aux combats, et seul je
resterais oisif ! Loin de moi, grands dieux, cette cruelle indifférence ! Rome dont
la chute ébranlerait le Dace et le Gète, Rome ne peut tomber sans m'écraser. Un
père à qui la mort vient enlever ses enfants les accompagne jusqu'à la sépulture,
sa douleur même l'y engage ; ses mains portent les noirs flambeaux qui vont
embraser leur bûcher. Ainsi, Rome, je ne me détacherai de toi qu'après t'avoir
embrassée mourante. Liberté ! Je suivrai ton nom et ton pâle fantôme. Soumettons-
nous, les dieux inexorables demandent Rome entière en sacrifice ; ne leur dérobons
pas une seule goutte de sang. Ah ! Que ne puis-je offrir aux dieux du ciel et des
Enfers cette tête chargée de tous les crimes de ma patrie et condamnée à les expier
! Décius se
dévoua et périt au milieu d'une armée ennemie. Que ces deux armées me percent de
leurs traits ! Que les hordes barbares du Rhin épuisent sur moi leurs coups !
J'irai, le sein découvert, au-devant de toutes les lances, et je recevrai seul tous
les coups de la guerre, heureux si mon sang est la rançon du monde, si mon trépas
suffit pour expier les crimes de la corruption romaine ! Eh ! Pourquoi faire périr
des peuples dociles au joug et disposés à fléchir sous un maître cruel ? C'est moi
seul qu'il faut perdre, moi qui m'obstine à défendre inutilement nos lois et notre
liberté. Mon sang versé rendra la paix et le repos à l'Italie. Après moi, qui
voudra régner n'aura pas besoin de recourir aux armes. Allons, suivons le parti que
Rome autorise. Si la Fortune seconde Pompée, il n'est pas sûr qu'il en abuse pour
usurper l'empire du monde. Combattons sous lui, peut-être n'osera-t-il s'attribuer
à lui seul les fruits de la victoire."
Telle fut la réponse de Caton, et l'âme du jeune Brutus embrasée d'un feu nouveau,
ne respira plus que la guerre civile.
Au retour du jour, Marcia, autrefois cédée par Caton à Hortensius, vient frapper à
la porte de son premier époux : son discours.
Alors, comme le soleil chassait les froides ténèbres, on entendit frapper à la
porte : c'était la pieuse Marcia qui venait de rendre à Hortensius, son époux, les
devoirs de la sépulture. Vierge, elle fut jadis unie à un plus noble époux, mais
bientôt Caton, après avoir eu d'elle trois gages d'un saint hyménée, l'avait cédée
à son ami, afin qu'elle portât dans une maison nouvelle les fruits de sa fécondité,
et que son sang maternel fût le lien de deux familles. Mais à peine l'urne funèbre
a-t-elle recueilli les cendres d'Hortensius, qu'elle revient, la pâleur sur le
visage, les joues déchirées, les cheveux épars, le sein meurtri, la tête couverte
de la poussière du tombeau. Elle eût vainement employé d'autres charmes pour plaire
à Caton. Dans sa douleur elle lui parle en ces mots :
"Tant que mon âge et mes forces m'ont permis d'être mère, ô Caton, j'ai fait ce que
vous avez voulu : j'ai subi la loi d'un double hyménée. À présent que mes
entrailles épuisées ne sauraient plus enfanter, je reviens à vous, dans l'espoir de
n'être plus livrée à personne. Rendez-moi les chastes nœuds de mon premier hymen,
rendez-moi le nom, le seul nom de votre épouse ; qu'on puisse écrire sur mon
tombeau : Marcia, femme de Caton ; et que l'avenir n'ait pas lieu de douter si vous
m'aviez cédée ou bannie. Ce n'est point à vos prospérités que je viens m'associer ;
c'est de vos peines, de vos travaux que je veux être la compagne. Laissez-moi vous
suivre dans les camps. Eh ! Pourquoi resterais-je en sûreté au sein de la paix ?
Pourquoi Cornélie verrait-elle de plus près que moi la guerre civile ?"
Caton la reprend, sans nulle cérémonie nuptiale.
Ces paroles fléchirent Caton, et quoique le moment fût peu favorable aux fêtes
nuptiales, il consentit à renouer des nœuds sacrés ; mais à la face du ciel et
sans l'appareil d'une pompe vaine.
Le vestibule de sa maison n'est point couronné de guirlandes ; la blanche
bandelette ne retombe pas sur les portes ; on n'allume pas les flambeaux de l'hymen
; le lit nuptial n'est point élevé sur des marches d'ivoire ; une trame d'or ne
brille pas dans les étoffes dont il est couvert. La matrone qui ceint d'une
couronne de tours le front de l'épouse, n'empêche pas Marcia de franchir sans y
toucher le seuil de la porte. Sa tête n'est point ornée de ce tissu de pourpre qui
tombe sur les yeux timides d'une jeune vierge dévouée à l'hymen et qui sert de
voile à la timide pudeur. Une ceinture ne retient pas les plis de son manteau orné
de pierreries ; un simple collier pare son cou. Une étroite tunique est attachée à
ses épaules et presse ses bras nus. Telle qu'elle est et sans déposer le deuil
lugubre qui la couvre, elle embrasse son époux comme elle embrasserait ses enfants.
Les jeux profanes, la folle ivresse ne sont point appelés à ce grave hyménée; les
parents mêmes n'y sont point conviés. Marcia et Caton s'unissent dans le silence et
sous l'auspice de Brutus.
Portrait de Caton, ses mœurs et son caractère.
Caton, dès le premier signal de la guerre, avait laissé croître sa barbe hérissée,
et ses cheveux blancs ombrageaient son front. Ce front sévère n'admit point la joie
; Caton ne daigna pas même écarter ses longs cheveux de son visage austère et
vénérable. Également insensible à l'amour et à la haine, tout occupé à gémir sur
les malheurs de l'humanité, il s'interdit le lit nuptial, et la sévérité de sa
vertu résista même aux plaisirs légitimes. Telles furent les mœurs de Caton, telle
fut sa secte rigide : se borner, suivre les lois de la nature ; vivre et mourir
pour son pays ; se croire fait, non pour soi-même, mais pour le monde entier ;
n'avoir, au lieu de festins, que l'aliment nécessaire à la vie ; au lieu de palais,
qu'un abri contre les hivers ; au lieu de riches vêtements, que l'étoffe grossière
dont se couvre le peuple ; borner l'usage de l'amour au soin de perpétuer son
espèce ; n'être époux et père que pour le bien de sa patrie ; se faire un culte de
la justice ; de l'honnêteté une inflexible loi ; du bien général un intérêt unique.
Tel fut cet homme ; et dans tout le cours de sa vie jamais la volupté, idole
d'elle-même, ne surprit un seul mouvement de son âme, n'eut part dans aucune de ses
actions.
Pompée sort de Rome et se retire à Capoue, qui devient le siège de la guerre.
Cependant, Pompée à la tête d'une multitude tremblante avait gagné les murs de
Capoue, fondée par un colon dardanien (06). Il établit le siège de la guerre, et
pour s'opposer aux entreprises de César, il envoya des corps détachés vers ces
collines ombragées d'où l'Apennin s'élève et où la terre se gonfle et monte le plus
près de l'Olympe.
Description de l'Apennin.
Ses flancs s'étendent et se resserrent entre les deux mers. D'un côté, Pise, qui
voit se briser sur ses rives la mer Tyrrhénienne ; de l'autre, Ancône, battue par
les flots dalmatiques. Dans ses vastes sources, la montagne recèle d'immenses
fleuves qu'elle répand pour diviser la double mer. D'un côté se précipite le
Métaure fugitif et l'impétueux Crustome, le Sena et le Sapis que l' Isaure enfle de
ses eaux, et l'Aufidus dont la rapidité fend les ondes adriatiques ; et l'Éridan,
celui de tous les fleuves dont la source est la plus profonde (07), l'Éridan qui
roule au sein des mers les forêts brisées sur son passage, l'Éridan qui semble
épuiser toutes les eaux de l'Italie. L'Éridan fut le premier des fleuves, dit la
fable, dont le peuplier couronna les bords. Ce fut dans son sein que tomba Phaéton,
lorsque ayant pris en main les rênes brûlantes des coursiers du dieu du jour, il
s'écarta de la route prescrite. La terre était embrasée jusque dans ses entrailles,
tous les fleuves étaient desséchés ; l'Éridan lui seul fut capable d'éteindre les
flammes du char du soleil. Ce fleuve égalerait le Nil, si, comme le Nil, il pouvait
s'étendre et se reposer sur de vastes plaines ; il égalerait le Danube, si le
Danube, en parcourant le monde, ne se grossissait des torrents qu'il rencontre et
qu'il entraîne avec lui dans l'Euxin.
Les eaux qui coulent sur la pente opposée forment le Tibre et le Rutube escarpé
(08) ; puis coulent le Vulturne rapide, et le Sarno nébuleux, et le Liris qui
coule à l'ombre des forêts de Marica, et le Siler qui arrose les fertiles champs de
Salerne, et le Macra qui roule sur des écueils jusqu'au port de Luna, voisin de sa
source, sans pouvoir porter une barque légère.
Où se dresse le plus haut dans l'air la croupe de l'Apennin (09), le mont voit à
ses pieds la Gaule et touche le versant des Alpes. Fécond pour le Marse et
l'Ombrien, sillonné par la charrue sabellienne, il embrasse de ses roches couvertes
de pins tous les peuples indigènes du Latium et ne quitte l'Hespérie que lorsqu’il
s est fermé aux ondes de Scylla, et qu'il a étendu ses rocs jusqu'au temple de
Junon Lacinienne. Il allait au-delà, mais l'Océan, pesant sur lui, l'a rompu. Les
flots ont repoussé la terre. Un détroit s'est formé dans la terre profonde. Pélore,
dernière colline de cette chaîne, est restée en Sicile.
Marche de César ; sa vigueur militaire, et les dispositions diverses des villes
d'Italie.
César qui respire la guerre et qui ne se plaît à marcher que par des chemins
arrosés de sang, gémit de trouver l'Italie ouverte. II se flattait que Pompée lui
disputerait le passage et que des débris marqueraient ses pas. On lui ouvre les
portes, il voudrait les rompre ; le laboureur tremblant lui laisse envahir ses
campagnes ; c'est par le fer, c'est par la flamme qu'il eût voulu les ravager. Il
rougit de suivre une route permisse et de paraître encore citoyen.
Les villes d'Italie incertaines et partagées entre la crainte et le devoir,
n'attendent pour se livrer à lui que les approches de la guerre ; cependant on
élève d'épais remparts, on creuse des fossés, on prépare sur le haut des tours
de lourdes masses de rochers et des machines à lancer les traits pour accabler les
assiégeants. Le peuple penche du côté de Pompée, et la fidélité balance l'effroi.
Ainsi lorsque le bruyant Auster s'est emparé de l'Océan, toutes les vagues lui
obéissent. Si la terre alors, entrouverte d'un second coup du trident d'Éole, lance
l'Eurus sur les flots agités, quoique poussés par un vent nouveau, c'est au premier
qu'ils cèdent encore, et tandis que l'Eurus domine au ciel et commande aux nuages,
le seul Auster règne sur les eaux.
Fuite de Libon, de Thermus, de Sylla, de Varus, de Lentulus et de Scipion,
lieutenants de Pompée.
Mais il était facile à la Terreur de changer les esprits, et leur fidélité était
flottante comme la Fortune. Bientôt la fuite de Libon (10) laissa l'Étrurie sans
défense. Thermus abandonna l'Ombrie. Sylla qui n'eut dans les guerres civiles ni le
courage ni le bonheur de son père, prit la fuite au nom de César ; à peine quelques
escadrons menacent les murs d'Auximon, Varus (11) en sort épouvanté, jette l'alarme
dans les villes voisines et s'échappe à travers les forêts. Lentulus, chassé
d'Asculum (12) et suivi de près dans sa fuite, voit ses cohortes dispersées le
laisser seul avec ses drapeaux et se tourner du côté du vainqueur. Toi-même,
Scipion (13), tu vas bientôt livrer les murs de Lucérie confiés à tes soins, ces
murs défendus par la plus vaillante jeunesse. Enlevée à César dans le temps où l'on
redoutait les Parthes, elle vint réparer dans le camp de Pompée ses pertes dans les
Gaules. En attendant l'heure de nouveaux combats, il avait donné à son beau-père le
droit de faire couler ce sang romain.
Domitius veut défendre Corfinium ; il exhorte ses compagnons. Discours de César aux
siens.
Corfinium et sa haute enceinte de murs t'occupent, belliqueux Domitius (14), à tes
clairons obéissent les recrues opposées autrefois au condamné Milon. Domitius
voyant à travers un nuage de poussière, les rayons du soleil réfléchis sur les
armures : "À moi, compagnons ! s'écria-t-il, courez au fleuve, coupez le pont.
Dieux ! Faites que ce torrent lui-même enfle ses eaux pour le briser ; que ce soit
ici le terme de la guerre ; qu'ici du moins l'ardeur de l'ennemi se ralentisse et
se consume en longs efforts. Retardons ses progrès rapides. Ce sera pour nous une
victoire que d'avoir les premiers arrêté César." Il n'en dit pas davantage, et les
cohortes à sa voix accourent au fleuve : il n'est plus temps. César qui s'avance et
qui voit de loin qu'on veut lui couper le passage, s'écrie, enflammé de colère :
"Hé quoi ! lâches, ce n'est pas assez des murs ténébreux qui vous couvrent, si des
fleuves ne nous séparent. Le Gange même, le Gange débordé serait une faible
barrière. César a passé le Rubicon ; il n'est plus de fleuve qui l'arrête.
Marchez ! Que la cavalerie s'élance ! Que l'infanterie se
précipite sur ce pont qui va s'écrouler !"
Il se rend maître de la ville ; Domitius lui est livré par la perfidie de ses
soldats. Malgré sa fierté, César lui accorde la vie.
à peine il a donné l'ordre, on lâche la bride aux légers coursiers, la plaine fuit
sous leurs pas rapides ; les bras nerveux des archers font voler au-delà du fleuve
une grêle de dards. Le pont est abandonné ; César s'en empare et chasse l'ennemi
jusque dans ses murs. Il fait construire des machines assez fortes pour lancer
d'énormes fardeaux, et des toits, sous lesquels ses soldats soient à couvert au
pied des murailles. Mais, ô crime ! ô trahison ! les portes s'ouvrent, et les
soldats de Domitius le traînent captif aux pieds de César, aux pieds d'un citoyen
superbe. Domitius, loin de laisser abattre par le malheur la noble fierté de son
âme, présente â la mort un front menaçant. César sait bien qu'il la désire et qu'il
ne craint que le pardon. "Vis malgré toi, lui dit-il, et vois le jour que César te
laisse. Sois pour les vaincus l'exemple et le gage de ma clémence. Tu es libre, tu
peux tenter de nouveau contre moi le sort des armes, et s'il me livre jamais en tes
mains, je te dispense du retour." À ces mots, il ordonne que ses liens soient
rompus.
Quelle honte la Fortune eût épargnée à ce Romain, s'il eût obtenu le trépas ! Le
dernier supplice pour un citoyen fut de s'entendre pardonner d'avoir suivi Pompée
et le Sénat sous les drapeaux de la patrie.
Domitius dissimule et renferme sa rage, mais en lui-même : "Malheureux ! dit-il.
Irai-je cacher ma honte au sein de Rome, à l'ombre de la paix ? Fuirai-je les
dangers de la guerre, moi qui rougis de voir le jour ? Précipitons-nous à travers
mille morts ! Courons au terme d'une vie odieuse ! Échappons au bienfait de César."
Pompée harangue ses soldats pour sonder leurs dispositions.
Ignorant le malheur de son lieutenant, Pompée se préparait à le soutenir. Résolu de
marcher le jour suivant, il crut devoir éprouver le zèle de ses troupes, et d'une
voix qui imprimait le respect : "Vengeurs des forfaits, leur dit-il, défenseurs de
la bonne cause, seule armée de vrais Romains ; vous à qui le Sénat a donné à
soutenir, non l'ambition d'un homme, mais la liberté de tous, faites des vœux pour
le combat. Le fer et le feu ravagent l'Hespérie ; les Gaulois descendent furieux du
sommet des Alpes ; le sang romain a déjà souillé le glaive impie de César. Grâce
aux dieux, c'est nous qui avons reçu les premiers outrages de la guerre, c'est sur
l'agresseur que le crime en retombe, et Rome qui me confie ses droits nous en
demande le châtiment. Ce n'est point un juste ennemi que nous allons combattre,
c'est un citoyen rebelle que nous allons punir ; et son attentat mérite aussi peu
le nom de guerre, que le complot de Catilina, lorsque, avec Lentulus et Céthégus
ses complices, il résolut d'embraser Rome.
César, quelle rage t'aveugle ! Toi, que les Destins appelaient au rang des Métellus
et des Camilles, tu préfères grossir le nombre des Marius et des Cinnas ? Viens
donc périr comme Lépide a péri sous les coups de Catulus ! Comme Carbon (15), qui
subit la hache du licteur et qu'ensevelit un tombeau sicilien ! Comme Sertorius,
qui, exilé, souleva le farouche Espagnol ! Mais je rougis de t'associer même à ces
noms. Je rougis que Rome occupe mes mains à terrasser un furieux. Que n'est-il
revenu vainqueur des Parthes, ce Crassus qui nous délivra de Spartacus : tu
périrais sous ses armes. Mais puisque les dieux veulent que ta défaite s'ajoute à
mes autres trophées, tu vas éprouver si les ans ont énervé mon bras ou glacé le
sang dans mes veines, si, pour avoir souffert la paix, nous sommes effrayés de la
guerre. Laissez, laissez dire à César que Pompée est amolli par le repos ; l'âge
n'a rien d'effrayant dans un capitaine ; consolez-vous de marcher sous un vieux
chef, contre de vieux soldats. Je suis monté au plus haut point de grandeur auquel
un citoyen puisse être élevé par un peuple libre. Au-dessus de moi, je n'ai laissé
que la place d'un tyran ; celui qui dans l'État veut me surpasser n'aspire plus au
rang de citoyen. Voici les deux consuls, voici toute une armée de généraux : César
triomphera-t-il du Sénat ? La Fortune, tout aveugle qu'elle soit, aurait honte de
balancer. Et de quoi s'enorgueillit cet audacieux ? Est-ce d'avoir employé dix ans
à conquérir la Gaule ? Est-ce d'avoir abandonné honteusement les bords du Rhin ?
Est-ce d'avoir été chassé du rivage britannique et d'avoir attribué son mauvais
succès aux obstacles d'une mer inconstante et pleine d'écueils ? Son audace
triomphe-t-elle de voir Rome entière sous les armes s'éloigner du sein de ses dieux
? Insensé ! On ne te fuit pas, on me suit ! On me suit, moi qui en deux mois ai
purgé la mer des pirates, moi qui, plus heureux que Sylla, ai vu ce Mithridate,
qu'on ne pouvait dompter, et qui retardait les destins de Rome, errant dans les
déserts du Bosphore et de la Scythie, et réduit à se donner la mort. Le monde
entier est plein de moi. Toutes les contrées que le soleil éclaire sont remplies de
mes trophées. Le Nord m'a vu triompher sur les rives glacées du Phase ; je connais
les cieux brûlants de l'Égypte et Syène, où nul objet ne projette son ombre ;
l'Occident redoute ma puissance ; je fais trembler ce fleuve, le plus reculé de
tous, l'hespérien Bétis qui frappe de ses flots la mer fugitive. Tout me connaît :
et l'Arabe vaincu, et l'Hénioque belliqueux, et la Colchide, fameuse par sa Toison
ravie ; mes drapeaux font trembler la Cappadoce, le Juif adorateur d'un dieu
mystérieux, et la molle Sophène. Arméniens, Ciliciens farouches, habitants du
Taurus, j'ai tout dompté. Que te reste-t-il, César ? La guerre civile !"
Pompée, voyant son discours froidement accueilli, se défie de son armée, et va
s'enfermer dans Brindes.
Cette harangue ne fut point suivie de l'acclamation des cohortes. Elles ne
demandèrent point le signal du combat qu'on leur promettait. Pompée lui-même
intimidé par ce silence, crut devoir s'éloigner plutôt que de courir les risques
d'un combat. Tel qu'un taureau chassé du troupeau à la première rencontre va se
cacher au fond des forêts, exilé dans les champs déserts, il essaye ses cornes
contre les troncs des arbres, et ne revient au pâturage que lorsque son front s'est
armé et que ses muscles ont grossi. Vainqueur alors, c'est à son tour de conduire à
sa suite les troupeaux, en dépit du berger : tel Pompée, inférieur à César, lui
abandonne l'Italie et se retire à travers les campagnes de la Pouille dans les murs
de Brindes.
Description et histoire de cette ville.
Cette ville fut jadis habitée par des Crétois, que les vaisseaux athéniens
déposèrent sur nos bords, quand leurs voiles menteuses annoncèrent la défaite de
Thésée. Elle est située vers la pointe de l'Italie, au bord de la mer Adriatique,
sur une langue de terre qui s'avance et se courbe en croissant, comme pour
embrasser les flots. Ce serait un port mal assuré, s'il n'était couvert par une île
dont les rochers brisent l'effort des tempêtes. Des deux côtés du port, la nature a
élevé deux chaînes de montagnes qui repoussent la mer, et qui défendent aux vents
orageux de troubler l'asile des vaisseaux, que des câbles tremblants y retiennent à
l'ancre. De là on gagne librement la pleine mer, soit qu'on fasse voile vers l'île
de Corcyre, soit que du côté de l'Illyrie on veuille arriver au port d'Épidaure,
tourné vers les flots ioniens. C'est le refuge des nochers, lorsque tous les flots
de la mer Adriatique sont soulevés, que les nuages enveloppent les montagnes de
l'Épire et que l'île calabraise de Sason disparaît sous les vagues écumantes.
Pompée ne comptant plus sur l'Italie, envoie son fils aîné dans l'Orient, et les
consuls en Épire, pour y chercher des secours.
Là, Pompée qui ne pouvait plus compter sur l'Italie ni transporter la guerre chez
le sauvage Espagnol dont il était séparé par la chaîne immense des Alpes, dit à
l'aîné de ses enfants :
"Va, mon fils, parcours le monde, soulève le Nil et l'Euphrate, arme tous les
peuples à qui le nom de Pompée est connu ; toutes les villes où mes exploits ont
rendu Rome recommandable. Que les pirates de Cilicie abandonnent les champs que je
leur ai donnés et se répandent sur les mers. Appelle à mon secours Ptolémée, dont
je suis l'appui, et Tigrane qui me doit sa couronne, et Pharnace ; n'oublie ni les
habitants vagabonds de l'une et de l'autre Arménie, ni les nations féroces qui
occupent les bords de l'Euxin, ni celles qui couvrent les sommets du Riphée, ni
celles dont les chariots voyagent sur les glaces du Palus-Méotide. Allume la guerre
dans tout l'Orient, que tout ce que j'ai vaincu sur la terre, embrasse ma défense
et que mes triomphes viennent grossir mon camp. Vous, consuls, qui signez de vos
noms les fastes romains, au premier
souffle de Borée, passez en Épire, allez ramasser de nouvelles forces dans les
champs de la Grèce et de la Macédoine, tandis que l'hiver nous laisse respirer. "
Il commande, tous lui obéissent et détachent les vaisseaux profonds.
Diligence de César : il tient déjà Pompée assiégé dans Brindes, et tâche de fermer
le port avec des digues.
Cependant, César trop ardent pour laisser reposer ses armes, de peur de donner au
sort le temps de changer, presse Pompée et le suit pas à pas. Tout autre serait
content d'avoir, d'une première course, pris tant de villes, forcé tant de
remparts, conquis sans obstacle cette reine du monde, cette Rome, le plus haut prix
de la victoire. Mais César qui ne perd jamais un instant et qui compte n'avoir rien
fait tant qu'il lui reste à faire (16), César s'attache avec fureur à son rival.
Quoiqu'il possède toute l'Italie, si Pompée en occupe le rivage extrême, il lui
semble qu'elle leur soit commune, et sa haine ne peut l'y souffrir. Il veut lui
interdire les mers (17), et pour lui couper le passage, il entreprend d'élever
devant le port une barrière de rochers. Ces immenses travaux sont perdus : les
rochers tombent, la mer avide les dévore, et des montagnes entassées sont
englouties sous le sable. Ainsi, quand la cime de l'Éryx tomberait dans la mer
Égée, les rocs engloutis ne dépasseraient pas la surface des flots. Ainsi le
Gaudrus disparaîtrait dans les gouffres de l'immobile Averne. César voyant que ces
masses énormes ne trouvaient pas de fond qui les soutînt, prit le parti de faire
abattre des forts et de lier les arbres l'un à l'autre par de longues chaînes.
L'orgueilleux Xerxès, autrefois, dit-on, se fit sur les flots une route semblable,
il joignit l'Europe avec l'Asie, rapprocha Abydos et Sestos par un pont de
vaisseaux, et traversa le Bosphore à la tête de son armée tandis que ses voiles
passaient au travers du mont Athos. Ainsi les forêts enchaînées et flottantes
ferment l'embouchure du port. Les travaux s'avancent, les remparts s'élèvent, et
les hautes tours tremblent sur les eaux.
Pompée rompt ces digues, et s'enfuit avec sa flotte.
Pompée, étonné de voir une terre nouvelle s'élever entre la mer et lui, cherche
avec un mortel effroi le moyen de s'ouvrir un passage et d'étendre la guerre sur
des bords éloignés. Il fait avancer contre la digue des navires armés que les vents
poussent à pleines voiles : les pierres, les dards, les torches allumées volent au
milieu des ténèbres, les ouvrages s'écroulent et la mer est ouverte. Pompée, à la
faveur de la nuit, saisit enfin l'instant de s'échapper : il défend que le son de
la trompette, le cri des matelots fassent retentir le rivage, et que l'on donne le
signal du départ. La Vierge était à son déclin, le soleil entrait dans le signe de
la Balance, lorsque les nefs quittent silencieusement ces bords. On n'entendit pas
une seule voix dans le moment qu'on dressa les mâts, qu'on leva l'ancre, et qu'on
mit à la voile. Les pilotes glacés de crainte, gardèrent un profond silence ; les
matelots suspendus aux cordages furent même attentifs à
ne pas les agiter, de peur que le bruit excité dans l'air ne décelât l'évasion de
la flotte.
Ô Fortune ! Il te demande comme une faveur, de lui permettre d'abandonner l'Italie,
puisque tu lui défends de la conserver. À peine encore les destins y consentent ;
l'onde, entrouverte et refoulée par tant de vaisseaux, fit entendre un long
mugissement. Alors les soldats de César à qui cette ville infidèle, changeant avec
la fortune, avait ouvert ses portes et livré ses murs, gagnent l'embouchure du port
par les deux bouts de son enceinte, et frémissent de voir que la flotte ennemie
s'est échappée et vogue en pleine mer. Ô honte ! la fuite de Pompée est pour César
une faible victoire. Le passage des nefs était plus étroit que celui qui sépare
l'Eubée de la Béotie ; deux vaisseaux s'y arrêtent ; des mains de fer prêtes pour
cet usage les attirent au bord, et là, pour la première fois, les flots de la mer
sont rougis du sang de la guerre civile. Le reste de la flotte s'éloigne et
abandonne ces deux vaisseaux. Ainsi quand le navire thessalien se dirigeait vers le
Phase, la terre vomit à la surface des eaux les rocs des Cyanées. Argo, privé de sa
poupe, échappa aux écueils, et le rocher impuissant frappa vainement la mer.
Tristes réflexions du poète sur cette fuite, et plaintes pathétiques.
Déjà les couleurs dont brille l'Orient annoncent le retour de l'aurore ; sa
lumière, teinte d'un rouge vermeil, commence à effacer les étoiles voisines : la
Pléiade commence à pâ1ir, l'Ourse languissante se plonge dans l'azur du ciel, et
Lucifer lui-même se dérobe à l'éclat du jour. Toi Pompée, tu vogues en pleine mer,
mais tu n'as plus avec toi cette Fortune qui t'accompagnait, lorsque tu forçais les
pirates à te céder l'empire des mers ; lasse de tes triomphes, elle t'abandonne.
Chassé du sein de ta patrie avec ton épouse et tes enfants, chargé de tes dieux
domestiques et traînant la guerre après toi, grand encore dans ton exil, tu vois
les peuples marcher à ta suite, le destin semble chercher des régions éloignées
pour y consommer ta ruine, non que les dieux veuillent te refuser un tombeau dans
les murs qui t'ont vu naître, mais en condamnant l'Égypte à porter l'opprobre de ta
mort, ils ont fait grâce à l'Italie. Ils ordonnent à la Fortune d'aller cacher son
crime sous un ciel étranger : ils veulent épargner à Rome la douleur de voir ses
campagnes souillées du sang de Pompée.
LIVRE II
(01) La colère des dieux s'est manifestée. - Voyez Pétrone, Guerre civile :
Continuo ciades hominum venturaque damna
Auspiciis patuere Deum.
(02) Soit que dans le développement du chaos. Système des stoïciens.
(03) Soit qu'un aveugle hasard. Système d'Épicure.
(04) La mort de Catuius. Catulus Lutatius, celui que Marius avait eu pour collègue
dans le consulat, et qui avait partagé avec lui les honneurs du
triomphe, employa ses amis pour intercéder auprès de Marius mais ils n'en purent
tirer que cette parole : "Il faut qu'il meure." Catulus s'enferma dans sa chambre,
et y fit allumer un grand brasier dont la vapeur l'étouffa.
(05) Brutus. Marcus Brutus, dont il est ici question, descendait de ce Junius
Brutus qui chassa les Tarquins, et par sa mère Servilie de Servilius Ahala, qui tua
Spurius Mélius. Il était aussi neveu de Caton d'Utique, dont Servilie sa mère était
la sœur utérine. Ce fut le même qui conspira contre César, dont il était peut-être
le fils, et se tua ensuite à Philippes. Voyez sa Vie dans Plutarque.
(06) Capoue fondée par un colon dardanien. Capoue, fondée, à ce que l'on croit,
par Capys, Troyen dont il est parlé au 1er livre de Y Enéide :
AtCapys, et quorum meiior sententia menti, etc.
(07) L'Éridan, celui de tous les fleuves dont la source. L'Éridan est aujourd'hui
le Pô. Virgile l'appelle le roi des fleuves : c'est beaucoup dire, même pour
l'Europe, car le Danube est plus grand. Du reste, Lucain se trompe quand il le fait
sortir de l'Apennin, ainsi que quelques-uns des fleuves nommés plus haut. Le Pô
prend sa source dans les Alpes, au-dessus de Verceil. Le Pô reçoit des fleuves
navigables et des lacs immenses, ce qui fait dire à notre poète qu'il épuise toutes
les eaux de l'Italie.
(08) Le Rutube escarpé. Le Rutube se jette dans le Tibre, selon Vibius. Pline
parle d'un fleuve du même nom qui coule en Ligurie.
(09) L'Apennin. C'est-à-dire la Gaule Cisalpine. L'Apennin se divise en deux
bras : l'un s'étend jusqu'à Rhège, sur la mer de Sicile, dans les Abruzzes ;
l'autre ne s'arrête que près du cap Colonna, aujourd'hui Cabo delle Colonne, ainsi
appelé des colonnes du temple de Junon Lacinienne, élevé par Hercule, vainqueur du
brigand Lacinius.
(10) Bientôt la fuite de Libon laissa l'Étrurie sans défense. Voyez Florus, liv.
IV, ch., II, XIX ; et César, Guerre civile, liv. I.
(11) Varus. Attius Varus, voyant les décurions d'Auximum prêts à se déclarei pour
César, fit sortir la garnison et s'enfuit en Afrique. Voyez César, Guerre civile,
liv. I, ch. XIII.
(12) Lentulus chassé d'Ascuium. Lentulus Spinther occupait Asculum avec dix
cohortes. Apprenant l'arrivée de César, il prit la fuite et essaya d'emmener avec
lui ses soldats, qui l'abandonnèrent (César, Guerre civile, liv. I, ch., XV).
(13) Toi-même, Scipion. Ce Scipion était fils de Scipion Nasica, mais il étail
passé par adoption dans la famille des Metellus, d'où il fut appelé Metellus
Scipion. Il était beau-père de Pompée, qui, peu de temps avant la guerre civile,
avait épousé sa fille Cornélie. Voyez Plutarque, Vie de Pompée, ch. LVIII.
(14) BelliqueuxDomitius. L. Domitius Énobarbus, nommé pour succéder à César
dans le gouvernement de la Gaule, s'était retiré à Corfinium, ville des Péligniens,
avec vingt cohortes. Il paraît certain que ce Domitius n'était rien moins que brave
et belliqueux, mais que Lucain veut faire sa cour a Néron, qui tirait de lui sa
naissance (Voyez Suétone, Vie de Néron, ch. I). C'est par le même esprit de
flatterie qu'il lui donne le commandement de l'aile droite à Pharsale, et lui prête
une belle conduite (Voir liv. VII).
(15) Comme Carbon. Carbon, l'un des chefs du parti de Marius, fut défait, pris el
mis à mort en Sicile par Pompée. "On trouva que ce jeune chef insultait avec une
sorte d'inhumanité au malheur de Carbon. Si sa mort était nécessaire, comme elle
pouvait l'être, il fallait le faire mourir aussitôt qu'il eût été arrêté, et
l'odieux en serait retombé sur celui qui l'avait ordonné. Au contraire, Pompée fit
traînei devant lui, chargé de chaînes, un Romain illustre, trois fois honoré du
consulat ; du haut de son tribunal, il le jugea lui-même en présence d'une foule
nombreuse, qui faisait éclater sa douleur et son indignation." (Plutarque, Vie de
Pompée, ch. IX.)
(16) Tant qui/ lui reste à faire. Ce trait, dit Voltaire, vaut assurément bien une
description poétique (Essai sur la poésie épique, Lucain).
(17) Il veut lui interdire les mers. - Voyez Cicéron, Lettres à Atticus, lettre 9,
liv. XIV. L'intention de César était de contraindre Pompée à sortir de Brindes ou
de l'y enfermer tout à fait.
Lucain : la Pharsale : livre III (traduction)
LIVRE 3
Navigation de Pompée en Épire. Le fantôme de Julie vient s'offrir a lui pendant son
sommeil, et lui présage ses malheurs. - Pompée aborde à Dyrrachium. -César, après
avoir envoyé Curion en Sicile et en Sardaigne pour chercher des vivres, se dirige
sur Rome et y entre au milieu de la terreur et de l'abattement. -Il convoque le
sénat sans droit. - Il veut s'emparer du trésor public ; le tribun Métellus veut
l'en empêcher. - Le tribun cède après un discours de Cotta. - Le temple de Saturne
est dépouillé. - Énumération des peuples qui entrent dans la querelle de Pompée. -
César sort de Rome et passe les Alpes. - Résistance de Marseille et discours de ses
députés à César. - Réponse de César. - Il marche vers Marseille pour en faire le
siège; premiers travaux. - Description de la forêt sacrée de Marseille que César
fait abattre. - César, impatient de tout retard, se rend en Espagne, et laisse à
ses lieutenants la continuation du siége : travaux et combats. - Les Marseillais
font une sortie nocturne, et brûlent les machines de l'ennemi. - Les Romains
veulent tenter la fortune sur mer ; description des deux flottes. - Combat naval,
dans lequel les Marseillais sont vaincus; longue et poétique description de la
mêlée, de ses accidents terribles et bizarres. Navigation de Pompée en Épire.
Tandis que l'Auster enflait la voile et poussait la flotte vers la pleine mer, tous
les yeux étaient tournés du côté de la mer d'Ionie ; Pompée seul ne put détacher
ses regards du rivage de l'Italie. Il voit s'évanouir les ports de la patrie, les
côtes qu'il salue pour la dernière fois et les montagnes qui s'effacent au sein des
nuages. Épuisé de fatigues, le héros enfin succombe, et se livre au sommeil.
Le fantôme de Julie vient s'offrir a lui pendant son sommeil, et lui présage ses
malheurs.
Alors une image pleine d'horreur se présente à ses yeux. La pâle Julie (01) sort du
sein béant de ta terre, et telle qu'une furie, lui apparaît debout sur son bûcher :
"Chassée de l'Élysée dans le Tartare, la guerre civile m'a bannie de l'asile des
âmes justes au noir séjour des mânes criminels. J'ai vu les Euménides s'armer de
torches pour les secouer sur vos armes. Le nocher du brûlant Achéron prépare des
barques sans nombre. On agrandit les cachots des enfers. Les Furies suffisent à
peine à châtier tant de criminels : les mains des Parques se lassent à trancher les
jours de tant de victimes. Il t'en souvient, Pompée ; le temps de notre hymen a été
celui de tes triomphes. Tu as changé
de fortune en changeant d'épouse. Elle est née pour le malheur de tous ses maris,
cette Cornélie, femme sans pudeur (02) ; qui n'a pas rougi d'entrer dans mon lit,
quand mon bûcher fumait encore. Qu'elle soit donc sans cesse attachée à tes pas, et
sur les mers et dans les camps, pourvu que je trouble ton sommeil auprès d'elle et
que je dérobe à ton amour tous les moments que tu lui destines. Que César occupe
tes jours et Julie tes nuits. Le Léthé qui donne l'oubli ne t'a point effacé de ma
mémoire. Les dieux des enfers m'ont permis de te poursuivre. Tu me verras, au
signal du combat, m'élancer entre les deux armées. Mon ombre ne souffrira jamais
que tu cesses d'être le gendre de César. Tu crois en vain trancher avec l'épée des
nœuds sacrés ; la guerre civile va te rendre à moi. " A ces mots l'ombre se dérobe
aux embrassements de son époux tremblant.
Il s'éveille. Les menaces du ciel et des enfers, loin de l'abattre, l'élèvent au-
dessus de lui-même. Il voit sa perte, et il y court.
"Pourquoi, dit-il, m'effrayer d'un vain songe ? Ou la mort n'est rien, ou elle ne
doit laisser aucun sentiment de la vie."
Pompée aborde à Dyrrachium.
Déjà le soleil à son déclin se plongeait au sein de l'onde et nous cachait de son
globe enflammé ce que la lune nous dérobe du sien, lorsqu'elle approche de sa
plénitude ou qu'elle commence à s'en éloigner. Ce fut alors que la côte d'Illyrie
offrit un asile sûr, un accès facile aux vaisseaux de Pompée. On ploie les voiles,
on baisse les mâts, et l'on aborde à l'aide des rames.
Dès que César, à qui les vents enlevaient sa proie, se trouva seul aux bords de
l'Italie, loin de se réjouir d'en avoir chassé son rival, il gémit de voir qu'il
lui eût échappé. Aucun succès ne flatte cette âme impatiente : la victoire elle-
même est trop achetée, s'il faut l'attendre.
César, après avoir envoyé Curion en Sicile et en Sardaigne pour chercher des
vivres, se dirige sur Rome et y entre au milieu de la terreur et de l'abattement
Mais oubliant pour un temps la guerre, et tout occupé des soins de la paix, il
cherche à se concilier la légère faveur du peuple : il sait que la disette ou
l'abondance décide le plus souvent de sa haine ou de son amour ; que celui qui
nourrit son oisiveté en est le maître, et qu'il n'est point de crainte qui retienne
un peuple affamé. Il charge Curion d'aller dans les villes de la Sicile, dans ces
lieux où la mer engloutit ou bien déchira la terre, et s'en fit un rivage. Là,
déployant sa fureur, l'Océan lutte sans cesse pour empêcher que les monts, jadis
séparés, se rejoignent aujourd'hui. César répand aussi la guerre sur les rives de
la Sardaigne. Ces deux îles sont renommées par la richesse de leurs moissons ;
nulle autre contrée de la terre n'a tant de fois répandu l'abondance dans l'Italie
et rempli les greniers de Rome. A peine la Libye est-elle plus fertile dans les
années mêmes où les vents du Midi permettent à Borée d'assembler les nuages
vers le milieu de l'axe du monde et d'y verser des pluies abondantes.
Acquitté de ce premier soin, César marche à Rome en vainqueur. Ses légions le
suivent, mais désarmées, et portent sur le front le présage de la paix.
Dieux, s'il revenait sans sa patrie vainqueur seulement des peuples de la Gaule et
du Nord, quel triomphe pour lui ! Quelle pompe ! Le Rhin, l'Océan lui-même
enchaînés, la Gaule captive derrière son char, ainsi que le Breton aux cheveux
blonds ! Que de gloire il a perdu en abusant de la victoire ! Les habitants des
villes n'accourent point sur sa route avec une joie tumultueuse ; sa vue leur
inspire une muette terreur. En aucun lieu le peuple ne se précipite au-devant de
ses pas. César s'applaudit cependant de leur inspirer tant de crainte ; à peine
eût-il préféré leur amour.
Déjà il a passé la haute citadelle d'Anxur (03), l'humide chemin qui partage les
marais Pontins, et la forêt consacrée à la Diane de Scythie (04), et la route des
faisceaux latins (05) vers Albe-la-Haute ; déjà il découvre d'une roche élevée,
cette Rome qu'il n'a pas vue depuis la guerre des Gaules. Il s'étonne lui-même de
l'état où il l'a réduite, et il lui adresse ces mots : " Est-il possible, ô séjour
des dieux, que l'on abandonne tes murs sans y être forcé par la guerre ! Et quelle
ville méritera qu'on la défende ? Heureusement ce n'est ni le Parthe, ni le Dace
uni au Gète, ni le Sarmate secondé du Pannonien qui te menace : la Fortune n'oppose
qu'un citoyen qui t'aime au chef timide qui n'ose te garder. Bénis la guerre civile
"
Bientôt César entre dans Rome où règne l'épouvante (06) ; on s'attend qu'il va la
livrer aux flammes comme une ville prise d'assaut, ensevelir les dieux sous les
ruines. On ne doute pas qu'il ne veuille tout ce qu'il peut ; il n'est rien qu'on
ne craigne ; on ne feint même pas de le voir avec joie et de faire des vœux pour
lui : à peine la haine peut-elle s'exhaler.
Il convoque le sénat sans droit
Les sénateurs, du fond de leur retraite, se rendent au temple d'Apollon. C'est la
première fois qu'un citoyen ose convoquer le sénat. On n'y voit point briller les
insignes des consuls, point de préteurs, point de chaises curules ; César est tout,
et c'est pour entendre la volonté d'un homme que le sénat est assemblé. Les pères
conscrits prennent place, résolus de consentir à tout, soit qu'il demande un trône
ou des autels, l'exil ou la mort du sénat lui-même. Grâces aux dieux, César eut
honte d'exiger ce que Rome n'eût pas eu honte de permettre.
Il veut s'emparer du trésor public ; le tribun Métellus veut l'en empêcher.
Cependant, la liberté indignée osa se révolter encore et tenter par l'organe d'un
citoyen si les lois pourraient résister à la force. Le fougueux Métellus (07)
voyant qu'on allait enlever le trésor du temple de Saturne, accourut, se fit un
passage à travers le cortège de César, et se présenta sur le seuil du temple qu'on
allait
ouvrir. L'avarice est donc la seule passion qui brave le fer et la mort ! On foule
aux pieds les lois sans que personne s'arme pour elles ; et le plus vil de tous les
biens, l'or, excite un soulèvement. Métellus s'oppose au pillage du temple, et,
d'une voix haute, s'adressant à César : "Tu n'ouvriras ces portes, lui dit-il,
qu'après m'avoir percé le sein, et tu n'emporteras les dépouilles du temple que
souillé du sang inviolable d'un tribun. Non, les dieux ne laisseront pas impunément
souiller cette dignité sainte ; les Euménides l'ont vengée de l'impiété de Crassus.
Tire ce glaive ! et frappe sans rougir ! Tu n'as point à craindre les yeux du
peuple ; nous sommes seuls, Rome est déserte. Que veux-tu ? Livrer la patrie en
proie à tes soldats ? Il te reste encore tant de province, tant de villes à
ruiner ! Qu'as-tu besoin trésors de la paix ? n'as-tu pas tous ceux de la guerre ?"
Le tribun cède après un discours de Cotta
Ce discours alluma la colère du vainqueur. "Tu te flattes en vain, lui dit-il,
d'obtenir de moi une mort honorable ; non, Métellus, ma main ne sera point souillée
d'un sang aussi vil que le tien. Il n'est point d'honneur qui te rende digne de mon
ressentiment. C'est donc à toi qu'est confiée la défense de la liberté ? Certes, le
temps a bien changé les choses, si les lois aiment mieux s'appuyer sur Métellus que
de fléchir devant César !" Alors impatient de voir que le tribun ne quittait point
la porte du temple, il regardait les glaives de ses soldats rangés autour de lui et
allait oublier le caractère pacifique dont il s'était revêtu, si Cotta n'eût
dissuadé Métellus d'une résistance imprudente.
"Sous l'autorité d'un seul, dit-il, la liberté se détruit par la liberté même ;
vous en conserverez l'ombre, si, en cédant à la nécessité, vous semblez vouloir
tout ce qu'elle exige. Vaincus, nous avons subi tant de lois injustes ! La seule
excuse que peut avoir une si lâche obéissance, c'est l'impuissance de résister.
Qu'ils se hâtent d'emporter loin de nous ces trésors, fatales semences de guerre !
La ruine de l'État regarde et intéresse un peuple libre ; la misère d'un peuple
esclave lui est moins onéreuse qu'à ses tyrans."
Le temple de Saturne est dépouillé.
Métellus s'éloigne à ces mots, et la roche Tarpéienne retentissant du bruit des
portes annonce à Rome que le temple est ouvert. Du fond de ce temple fut alors tiré
ce dépôt si longtemps inviolable des revenus du peuple romain : le tribut des
Carthaginois (07), celui de Persée et de Philippe, tout l'or que Pyrrhus fugitif
laissa dans tes mains, ô Rome ! cet or, au prix duquel Fabricius avait refusé de te
trahir ; ce qu'avait épargné la frugalité de nos pères ; ce que l'opulente Asie
avait payé de tributs aux Romains ; ce que Métellus avait rapporté de l'île de
Crète (08) et Caton des bords lointains de Chypre (09), enfin les dépouilles de
l'Orient captif et les richesses de tarit de rois étalées tout récemment encore
dans les triomphes de Pompée, tout fut envahi ; le temple fut livré à la plus
affreuse rapine, et dès lors, exemple inouï ! César fut plus riche que Rome (10).
Énumération des peuples qui entrent dans la querelle de Pompée.
Cependant la fortune de Pompée soulevait les nations destinées à la même chute que
lui ; la Grèce qui voyait de plus près la guerre s'empressa d'y contribuer. Des
campa;gnes de la Phocide, de Cyrrha, et des deux sommets du Parnasse, des champs de
Béotie que borde le Céphise prophétique (11), des environs de Thèbes où coule
Dircé, de l'Élide qu'arrose l'Alphée, avant de traverser la mer, on voit les
peuples accourir. L'Arcadien quitte le Ménale ; le Thessalien, l'Oeta, tombeau
d'Hercule. Le Thesprote et le Dryope accourent ; les Selles, descendus des
montagnes de l'Épire, fuient leurs chênes désormais silencieux ; quoique épuisée de
soldats, Athènes (12) arme encore quelques vaisseaux dans le port de Phoebus, et
trois navires semblent partir (13) pour une nouvelle Salamine (14). La Crète
antique et aimée de Jupiter (15) vient au combat avec ses cent peuples ; Gnosse
savante à vider le carquois, Gortyne dont la flèche le dispute à celle des Parthes.
On voit venir l'habitant de la dardanienne Oricon (16), et l'Athamas errant (17) et
dispersé dans les profondeurs des forêts, Enchélée (18), au nom antique, témoin de
la mort de Cadmus et de sa métamorphose, l'habitant de Colchis et d'Absyrte (19),
battue de l'écume des flots adriatiques, et ceux qui cultivent les campagnes du
Pénée (20), et dont les mains laborieuses poussent la charrue thessalienne dans les
champs de l'hémonienne Iolcos (21), Iolcos d'où partit le premier navire qui fendit
la mer, quand le grossier Argo mêla des nations inconnues, viola leur rivage, et
pour la première fois mit les mortels aux prises avec les vents, les ondes
furieuses, et leur apporta un nouveau genre de mort. On déserte l'Hémus de Thrace
(22), et Pholoé, berceau fantastique des Centaures (23), et le Strymon (24), qui
envoie jusqu'aux tièdes rives du Nil l'oiseau de ses bords, et la barbare Coné, où
l'Inter aux cent bouches perd dans la mer ses ondes glacées dont il arrose l'île de
Peucé ; et la Mysie (25), et Idalis que féconde l'eau fraîche du Caïque, et Arisbé,
aux maigres sillons, et l'habitant de Pitané (26), et Célène
(27) qui maudit tes présents, ô Panas ! et la victoire d'Apollon ; et les bords où
le rapide Marsyas, courant en ligne droite, rencontre le Méandre vagabond, se mêle
à lui et remonte vers sa source ; et la terre qui laisse le Pactole sortir de ses
mines d'or, et les guérets qu'arrosa l'Hermus (28) aussi riche que le Pactole. Les
Troyens eux-mêmes, avec leurs tristes présages, accourent sous ces drapeaux, dans
ce camp condamné à périr, rien ne les retient, ni la fable de Troie, ni César qui
se prétend issu du Phrygien Iule. Voici venir les peuples de Syrie ; on déserte
l'Oronte et Ninive l'Heureuse (tel est son nom), et Damas battue des vents (29), et
Gaza (30), et l'Idumée, riche en palmiers (31), et la capricieuse Tyr, et Sidon,
riche en pourpre ; sans faire de détour sur la mer, les
vaisseaux de ces ports voguent vers le théâtre de la guerre, conduits sûrement par
Cynosure (32). Les premiers, s'il en faut croire la Renommée, les Phéniciens (33)
osèrent figurer par des signes grossiers la parole désormais fixée; Memphis ne
savait pas encore tisser l'écorce née sur les rites du fleuve
(34) ; des oiseaux, des bêtes gravés sur la pierre conservaient seuls son
mystérieux langage: On abandonne les bois du Taures, Tarse, fille de Persée
(35) , l'antre de Corycie (36) aux roches rongées par l'eau ; Mallos (37) et la
lointaine Aega (38) résonnent du bruit des navires, et le Cilicien, renonçant au
métier de pirate, accourt sur un vaisseau régulier. Le bruit de la guerre remue les
peuples les plus reculés de l'Orient, et sur les rives du Gange qui, seul de tous
les fleuves, ose déboucher dans l'Océan. en face du berceau du Soleil et lance ses
flots contre l'Eurus qui les repousse (39) ; c'est là que le héros de Pella,
s'arrêtant, s'avoua vaincu par l'immense univers.
Le même signal retentit sur l'Indus, ce fleuve qui se jetant au sein des mers par
deux bouches profondes ne s'aperçoit pas dans sa rapidité que l'Hidaspe se mêle à
ses eaux. En même temps s'unissent pour marcher aux combats, les peuples qui
boivent sur ces bords la douce ligueur qu'un roseau distille (40) ; et ceux qui
teignent leur chevelure dans le jaune safran (41) et qui sèment de pierreries le
long tissu dont ils s'enveloppent ; et ceux qui dressent eux-mêmes leurs bûchers
(42) et se jettent vivants au milieu des flammes. O quelle gloire n'est-ce pas pour
eux de disposer ainsi d'eux-mêmes, et, rassasiés de la vie, d'en donner les restes
aux dieux !
Viennent les farouches Cappadociens, et les hôtes du sauvage Amanus, et l'Arménien
répandu le long du Niphate, qui roule des rocs ; les Coastres quittent leurs forêts
qui touchent aux nuages ; Arabes, vous passez dans un monde inconnu et vous vous
étonnez que l'ombre des bois ne se dessine plus à votre gauche (43). La fureur
romaine soulève le lointain Horète et les chefs Carmanes
(44), dont l'horizon incliné vers l'Auster ne voit pas l'Ourse se plonger
entièrement dans les flots ; au sein des nuits courtes, le rapide Bouvier ne brille
qu'un instant ; et la terre d'Éthiopie qui ne verrait à cette région du ciel aucune
constellation, si, incliné sur son jarret, le Taureau agenouillé ne laissait voir
l'extrémité de son pied ; et les lieux où le vaste Euphrate lève sa tête près du
Tigre rapide ; la Perse les fait naître tous deux d'une même source, et si la terre
mêlait leurs eaux, on ne saurait quel nom donner à leur cours. Débordé dans les
plaines, le fertile Euphrate remplit en ces lieux le même rôle que le Nil
égyptien ; quant au Tigre, soudainement engouffré dans la terre profonde, il cache
sa source mystérieuse, et renaissant par une source nouvelle, il ne refuse pas à la
mer le tribut de son onde.
Entre César et les drapeaux ennemis, le Parthe belliqueux balance hésitant, il lui
suffit d'avoir fait deux rivaux. Les hordes errantes de Scythie trempent leurs
flèches dans le poison, comme font les habitants du Bactre glacé (45) et des forêts
immenses d'Hyrcanie. De là, l'Hénioque (46), issu de Lacédémone, cavalier terrible
et redoutable ; le Sarmate et le Mosque cruel, son voisin, et l'habitant de Colchos
où le Phase roule l'or de ses ondes, et l'Halys fatal à Crésus (47) ; là, où
tombant du Riphée, le Tanaïs donne à ses rives le nom de deux univers ; limite
commune entre l'Europe et l'Asie; il sépare ces deux contrées, et selon qu'il
fléchit à droite ou à gauche, agrandit chaque région. On s'arme aux lieux où
l'Euxin, mer torrentueuse (48), chassant les ondes méotides, ravit leur gloire aux
colonnes d'Hercule, et refuse à Gadès l'honneur de recevoir seule l'Océan. Puis ce
sont les nations d'Essédonie, et vous, Arimaspes, qui rattachez vos chevelures avec
un nœud d'or ; et le vaillant habitant d'Aria (49), et le Massagètes (50) ennemi du
Sarmate, qui dans ses longues guerres apaise sa faim par la chair du cheval qui le
porte, et le Gélon rapide comme l'oiseau.
Non, quand Cyrus menait ses bataillons des rives de l'Aurore, ni quand Xerxès
comptait ses soldats par les traits qu'ils lançaient (51), ni quand le vengeur de
Ménélas, de son frère outragé (52), sillonnait la mer écumante sous ses flottes,
jamais on ne vit tant de rois sous un seul chef ; jamais on ne vit s'assembler des
nations si différentes de mœurs, de costumes et de langage.
La Fortune a soulevé tous ces peuples pour les mêler à cette ruine immense, pour
faire à Pompée de dignes funérailles. Hammon (53), le dieu cornu, ne se lassa pas
d'envoyer au combat ses bandes africaine, depuis le pays Maurique à l'occident, et
les arides sables de Lybie, jusqu'aux Syrtes parétonniennes (54), à l'orient de ces
rivages. Pour que l'heureux César reçût tout ensemble ; Pharsale lui donne à
vaincre l'univers entier d'un seul coup.
César sort de Rome et passe les Alpes
Dès que César est sorti des murs de Rome consternée, il semble donner à ses légions
des ailes pour franchir les Alpes nuageuses.
Résistance de Marseille et discours de ses députés à César.
Mais tandis que les autres nations frémissent au nom de César, Marseille, colonie
de Phocée ose rester fidèle à son alliance (55), garde la foi jurée ; et toute
grecque qu'elle est, préfère le parti le plus juste au plus heureux. Cependant elle
veut essayer par un langage pacifique de fléchir la fureur indomptable de César et
la dureté de cette âme superbe. Ses députés s'avancent, l'olive de Minerve dans les
mains, au-devant de César et de ses légions.
"Romains, dirent-ils, vos annales attestent que, dans les guerres du dehors,
Marseille a, dans tous les temps, partagé les travaux et les dangers de Rome ;
aujourd'hui même, si tu veux, César, chercher dans l'univers de nouveaux triomphes,
nos mains vont s'armer et te sont dévouées : mais si dans les
combats où vous courez, Rome, ennemie d'elle-même, va se baigner dans son propre
sang, nous n'avons à vous offrir que des larmes et un asile. Les coups que Rome va
se porter nous seront sacrés. Si les dieux s'armaient contre les dieux, ou si les
géants leur déclaraient la guerre, la piété des humains serait insensée d'oser
vouloir les secourir par des vœux ou par des armes ; et ce n'est qu'au bruit du
tonnerre que l'homme, aveugle sur le destin des dieux, saurait que Jupiter règne
encore aux cieux. Ajoutez que des peuples sans nombre accourent de toutes parts, et
que ce monde corrompu n'a pas assez le crime en horreur pour que vos guerres
domestiques manquent de glaives. Et plût aux dieux que la terre entière pensât
comme nous, qu'elle refusât de seconder vos haines, et que nul étranger ne voulut
se mêler à vos combattants ! Est-il un fils à qui les armes ne tombassent des mains
à la rencontre de son père ? Est-il des frères capables de lancer le javelot contre
leur frère ? La guerre est finie, si vous êtes privés du secours de ceux à qui elle
est permise. Pour nous, la seule grâce que nous vous demandons, c'est de laisser
loin de nos remparts ces drapeaux, ces ailes terribles, de daigner vous fier à nos
murs, et de consentir que nos portes soient ouvertes à César et fermées à la
guerre. Qu'il reste sur la terre un asile inaccessible et sûr où Pompée et toi, si
jamais le malheur de Rome vous touche et vous dispose à un accord, vous puissiez
venir désarmés. Du reste, qui peut t'engager, quand la guerre t'appelle en Espagne,
à suspendre ici ta marche rapide ? Nous ne sommes d'aucun poids dans la balance des
destins du monde. Depuis que ce peuple, exilé de son ancienne patrie, a quitté les
murs de Phocée livrés aux flammes (56), quels ont été nos exploits ? Enfermés dans
d'étroites murailles, et sur un rivage étranger, notre bonne foi seule nous rend
illustres. Si tu prétends assiéger nos murs et briser nos portes, nous sommes
résolus à braver le fer et la flamme, et la soif et la faim. Si tu nous prives du
secours des eaux, nous creuserons, nous lécherons la terre ; que le pain nous
manque, nous nous réduirons aux aliments les plus immondes. Ce peuple aura le
courage de souffrir pour sa liberté tous les maux que supporta Sagonte assiégée par
Hannibal. Les enfants arrachés des bras de leurs mères, presseront en vain leurs
mamelles taries et desséchées par la faim et seront jetés fans les flammes :
l'épouse demandera la mort à son époux chéri, les frères se perceront l'un l'autre,
et cette guerre domestique leur fera moins d'horreur que celle où tu veux nous
forcer. "
Réponse de César.
Ainsi parlèrent les guerriers grecs ; et César dont la colère enflammait les
regards, la laisse éclater en ces mots : "Ces Grecs comptent vainement sur la
rapidité de ma course. Tout impatient que je suis de me rendre aux extrémités de la
terre, j'aurai le temps de raser ces murs. Réjouissez-vous, soldats, le sort met
sur votre passage de quoi exercer votre valeur. Comme les vents ont
besoin d'obstacles pour ramasser leurs forces dissipées et comme la flamme a besoin
d'aliment, ainsi nous avons besoin d'ennemis. Tout ce qui cède nous dérobe la
gloire de vaincre que la révolte nous offrirait. Marseille consent à m'ouvrir ses
portes, si j'ai la bassesse de m'y présenter seul et sans armes. C'est peu de
m'exclure, elle veut m'enfermer ! Croit-elle se dérober à la guerre qui embrase le
monde ? Vous serez punis d'avoir osé prétendre à la paix ! et vous apprendrez que
du temps de César, il n'y a point d'asile plus sûr au monde que la guerre sous mes
drapeaux. "
Il marche vers Marseille pour en faire le siège; premiers travaux.
Il dit, et marche vers les murs de Marseille, où nul ne tremble. Il trouve les
portes fermées et les remparts couverts d'une armée nombreuse et résolue.
Non loin de la ville est une colline dont le sommet aplani forme un terrain
spacieux. Cette hauteur, où il est facile à César de se retrancher par une longue
enceinte, lui présente un camp avantageux et sûr. Du côté opposé à cette colline,
et à la même hauteur, s'élève un fort qui protège la ville, et dans l'intervalle
sont des champs cultivés.
César trouve digne de lui le vaste projet de combler le vallon et de joindre les
deux éminences. D'abord, pour investir la ville du côté de la terre, il fait
pratiquer un long retranchement du haut de son camp jusqu'à la mer. Un rempart de
gazon couvert d'épais créneaux, doit embrasser la ville et lui couper les eaux et
les vivres qui lui viennent des champs voisins. Ce sera pour la ville grecque un
honneur immortel, un fait mémorable dans tous les âges, d'avoir soutenu sans
abattement les approches de la guerre, d'en avoir suspendu le cours ; et tandis que
l'impétueux César entraînait tout sur son passage, de n'avoir seule été vaincue que
par un siège pénible et lent. Quelle gloire, en effet, de résister aux destins, et
de retarder si longtemps la Fortune impatiente de donner un maître à l'univers !
Les forêts tombent de toutes parts et sont dépouillées de leurs chênes ; car il
fallait que, le milieu du rempart n'étant comblé que de légers faisceaux couverts
d'une couche de terre, les deux bords fussent contenus par des pieux et des poutres
solidement unies, de peur que ce terrain mal affermi ne s'écroulât sous le poids
des tours.
Description de la forêt sacrée de Marseille que César fait abattre.
Non loin de la ville était un bois sacré, dès longtemps inviolé, dont les branches
entrelacées écartant les rayons du jour, enfermaient sous leur épaisse voûte un air
ténébreux et de froides ombres. Ce lieu n'était point habité par les Pans rustiques
ni par les Sylvains et les nymphes des bois. Mais il cachait un culte barbare et
d'affreux sacrifices. Les autels, les arbres y dégouttaient de sang humain ; et,
s'il faut ajouter foi à la superstitieuse antiquité, les oiseaux n'osaient
s'arrêter sur ces branches ni les bêtes féroces y chercher un repaire ; la foudre
qui jaillit des nuages évitait d'y tomber, les vents craignaient de l'effleurer.
Aucun souffle n'agite leurs feuilles ; les arbres frémissent d'eux-mêmes. Des
sources sombres versent une onde impure ; les mornes statues des dieux, ébauches
grossières, sont faites de troncs informes ; la pâleur d'un bois vermoulu inspire
l'épouvante. L'homme ne tremble pas ainsi devant les dieux qui lui sont familiers.
Plus l'objet de son culte lui est inconnu, plus il est formidable. Les antres de la
forêt rendaient, disait-on, de longs mugissements ; les arbres déracinés et couchés
par terre se relevaient d'eux-mêmes ; la forêt offrait, sans se consumer, l'image
d'un vaste incendie ; et des dragons de leurs longs replis embrassaient les chênes.
Les peuples n'en approchaient jamais. Ils ont fui devant les dieux. Quand Phébus
est au milieu de sa course, ou que la nuit sombre enveloppe le ciel, le prêtre lui-
même redoute ces approches et craint de surprendre le maître du lieu.
Ce fut cette forêt que César ordonna d'abattre, elle était voisine de son camp, et
comme la guerre l'avait épargnée, elle restait seule, épaisse et touffue, au milieu
des monts dépouillés. à cet ordre, les plus courageux tremblent. La majesté du lieu
les avait remplis d'un saint respect, et dès qu'ils frapperaient ces arbres sacrés,
il leur semblait déjà voir les haches vengeresses retourner sur eux-mêmes.
César voyant frémir les cohortes dont la terreur enchaînait les mains, ose le
premier se saisir de la flache, la brandit, frappe, et l'enfonce dans un chêne qui
touchait aux cieux. Alors leur montrant le fer plongé dans ce bois profané : "Si
quelqu'un de vous, dit-il, regarde comme un crime d'abattre la forêt, m'en voilà
chargé, c'est sur moi qu'il retombe." Tous obéissent à l'instant, non que l'exemple
les rassure, mais la crainte de César l'emporte sur celle des dieux. Aussitôt les
ormes, les chênes noueux, l'arbre de Dodone, l'aune, ami des eaux, les cyprès,
arbres réservés aux funérailles des patriciens ; virent pour la première fois
tomber leur longue chevelure, et entre leurs cimes il se fit un passage à la clarté
du jour. Toute la forêt tombe sur elle-même, mais en tombant elle se soutient et
son épaisseur résiste à sa chute. à cette vue tous les peuples de la Gaule
gémirent, mais captive dans ses murailles, Marseille s'en applaudit. Qui peut se
persuader, en effet, que les dieux se laissent braver impunément et cependant
combien de coupables la Fortune n'a-t-elle pas sauvés ! Il semble que le courroux
du ciel n'ait le droit de tomber que sur les misérables.
Quand les bois furent assez abattus, on tira des campagnes voisines des chariots
pour les enlever ; le laboureur consterné vit dételer ses taureaux, et, obligé
d'abandonner son champ, il pleura la perte de l'année.
César trop impatient pour se consumer dans les longueurs d'un siège, tourne ses pas
du côté de l'Espagne et ordonne à la guerre de le suivre vers cette
extrémité du monde.
Le rempart s'élève sur de solides palissades, et reçoit deux tours de la même
hauteur que les murs de la citadelle. Ces tours ne sont point attachées à terre,
mais elles roulent sur des essieux obéissant à une force cachée. Les assiégés, du
haut de leur fort, voyant ces masses s'ébranler, en attribuèrent la cause à quelque
violente secousse qu'avaient donnée à la terre les vents enfermés dans son sein ;
et ils s'étonnèrent que leurs murailles n'en fussent pas ébranlées ; mais tout à
coup, du haut de ces tours mouvantes, tombe sur eux une grêle de dards. De leur
côté, volent sur les Romains des traits plus terribles encore ; car ce n'est point
à force de bras que leurs javelots sont lancés : décochés par le ressort de la
baliste, ils partent avec la rapidité de la foudre, et au lieu de s'arrêter dans la
plaie, ils s'ouvrent une large voie à travers l'armure et les os fracassés, y
laissent la mort et volent au delà avec la force de la donner encore. Cette machine
formidable lance des pierres d'un poids énorme, et qui, pareilles à des rochers
déracinés par le temps et détachés par un orage, brisent tout ce qu'elles
rencontrent. C'est peu d'écraser les corps sous leur chute, elles en dispersent au
loin les membres ensanglantés.
Mais à mesure que les assiégeants s'approchaient des murs, à couvert sous la tortue
(57), les traits qui de loin auraient pu les atteindre, passaient au-dessus de
leurs têtes; et il n'était pas facile aux ennemis de changer la direction de la
machine qui les lançait. Mais la pesanteur des rochers leur suffit pour accabler
tout ce qui s'approche; et ils se contentent de les rouler à force de bras du haut
des murailles. Tant que les boucliers des Romains sont unis et qu'ils se
soutiennent l'un l'autre, ils repoussent les traits qui les frappent, comme un toit
repousse la grêle qui, sans le briser, le fait retentir. Mais sitôt que la force du
soldat épuisée laisse rompre cette espèce de voûte, chaque bouclier seul est trop
faible pour soutenir tous les coups qu'il reçoit. Alors on fait avancer le mantelet
(58) couvert de terre, sous cet abri, sous ce front couvert, on se prépare à battre
les murs et à les ruiner par la base. Bientôt le bélier dont le balancement
redouble les forces, frappe et, tente de détacher ces longues couches de pierre
qu'un dur ciment tient enchaînées et que leur poids même affermit. Mais le toit qui
protège les Romains, chargé d'un déluge de feu, ébranlé par les masses qu'on y fait
tomber et par les poutres qui, du haut des murs, travaillent sans cesse à
l'abattre, ce toit tout à coup s'embrase et s'écroule, et, accablés d'un travail
inutile, les soldats regagnent leur camp.
Les Marseillais font une sortie nocturne, et brûlent les machines de l'ennemi Les
assiégés n'avaient d'abord espéré que de défendre leurs murailles, ils osent
risquer une attaque au dehors. Une jeunesse intrépide sort à la faveur de la nuit :
elle n'a pour armes ni la lance, ni l'arc terrible, ses mains ne portent que la
flamme cachée à l'ombre des boucliers.
L'incendie se déclare : un vent impétueux le répand sur tous les travaux de César.
Le chêne vert a beau résister, les progrès du feu n'en sont pas moins rapides;
partout où les flambeaux. s'attachent, le feu s'élance sur sa proie, et des
tourbillons de flamme se mêlent dans l'air à d'immenses colonnes de fumée. Non
seulement les bois entassés, mais les rochers eux-mêmes sont embrasés et réduits en
poudre. Tout le rempart s'écroule en même temps, et dans ses débris dispersés, la
masse en paraît agrandie.
Les Romains veulent tenter la fortune sur mer ; description des deux flottes Les
Romains, sans ressource du côté de la terre, tentent la fortune sur mer. Déjà
Brutus sur le vaisseau Prétorien, semblable à une forteresse, avait abordé aux îles
Stéchades, accompagné d'une flotte que le Rhône avait vu construire et qu'il avait
portée à son embouchure. On y joint des navires faits à la hâte, non de bois peints
et décorés, mais de chênes grossièrement taillés, et tels qu'ils tombaient des
montagnes ; du reste, fortement unis et formant un plancher solide et commode pour
le combat.
Marseille, de son côté, s'est résolue à courir avec toutes ses forces le hasard
d'un combat. Les vieillards eux-mêmes ont pris les armes et viennent se ranger
parmi les jeunes citoyens. Non seulement les vaisseaux en état de servir, mais ceux
qui dans le port tombaient en ruine et qu'on a réparés, sont chargés de
combattants.
Le soleil matinal répandait sur la face des eaux ses rayons brisés par les ondes.
Le ciel était sans nuage, les vents en silence laissaient régner dans. l'air le
calme et la sérénité, et la mer semblait s'aplanir pour la bataille. Alors chaque
navire quitte sa place, et d'un mouvement égal, s'avancent des deux côtés ceux de
Marseille et ceux des Romains. D'abord, la rame les ébranle, et bientôt à coups
redoublés elle les soulève et les fait mouvoir. La flotte des Romains était rangée
en forme de croissant. Les solides galères et les navires à quatre rangs de rames
forment un demi-cercle de bâtiments innombrables. Cette force redoutable fait face
à la pleine mer. Au centre du croissant rentrent les vaisseaux liburniens, fiers de
leur double rang de rames. Au-dessus de tous s'élevait la poupe du vaisseau de
Brutus. Six rangs de rameurs lui faisaient tracer un sillon vaste au sein de
l'onde, et ses rames les plus élevées s'étendaient au loin sur la mer.
Combat naval, dans lequel les Marseillais sont vaincus ; longue et poétique
description de la mêlée, de ses accidents terribles et bizarres.
Dès que les flottes ne sont plus séparées que par l'espace qu'un vaisseau peut
parcourir d'un seul coup d'aviron, mille voix remplissent les airs, et l'on
n'entend plus à travers ces clameurs ni le bruit des rames, ni le son des
trompettes. On voit les rameurs balayer les flots et renversés sur les bancs se
frapper la poitrine de leurs rames. Les proues se heurtent à grand bruit, les
vaisseaux virent de
bord, mille traits lancés se croisent dans l'air, bientôt la mer en est couverte.
Déjà les deux flottes se déploient et les vaisseaux divisés se donnent un champ
libre pour le combat. Alors, comme dans l'Océan, si le flux et le vent sont
opposés, la mer avance et le flot recule; de même les vaisseaux ennemis sillonnent
l'onde en sens contraire, la masse d'eau que l'un chasse est à l'instant repoussée
par l'autre. Mais les vaisseaux de Marseille étaient plus propres à l'attaque, plus
légers à la fuite, plus faciles à ramener par de rapides évolutions, enfin plus
dociles à l'action du gouvernail. Ceux des Romains, au contraire, avaient pour eux
l'avantage d'une assiette solide, et l'on y pouvait combattre comme sur la terre
ferme.
Brutus dit donc à son pilote assis sur la poupe : "Pourquoi laisser les deux
flottes se disperser sur les eaux, est-ce d'adresse que tu veux combattre ? Engage
la bataille, et que nos vaisseaux présentent le flanc à la proue ennemie." Le
pilote obéit et présente son vaisseau en travers de l'ennemi. Dès lors chaque
vaisseau qui, de sa proue, heurte le flanc des vaisseaux de Brutus, y reste
attaché, vaincu par le choc, et retenu captif par le fer qu'il enfonce. D'autres
sont arrêtés par des griffes d'airain , ou liés par de longues chaînes. Les rames
se tiennent enlacées, et les deux flottes couvrant la mer forment un champ de
bataille immobile. Ce n'est plus le javelot, ce n'est plus la flèche qu'on lance ;
on se joint, on combat l'épée à la main. Chacun du haut de son bord se penche au-
devant du fer ennemi ; les morts tombent hors du bord qu'ils défendent. Les eaux
sont couvertes d'une écume de sang, la mer profonde en est épaissie, et les
cadavres suspendus entre les flancs des vaisseaux, rendent impuissants les efforts
que fait l'un des deux pour attirer l'autre. Parmi les combattants, les uns qui
respirent encore en tombant, boivent leur sang avec l'onde amère ; d'autres luttant
contre une mort lente, sont tout à coup ensevelis avec leur vaisseau qui
s'entrouvre. Les traits qui volent en vain ne tombent pas de même, et s'ils ont
manqué leur première victime, il s'en trouve mille à frapper sur les eaux. L'une de
nos galères, environnée de celles de Marseille, avait déployé ses forces sur ses
deux bords et les défendait en même temps avec une égale intrépidité. Ce fut là que
le brave Catus, combattant du haut de la poupe et voulant enlever le pavillon
ennemi, reçoit deux flèches par de qui se croisent en lui perçant le cœur. D'abord
son sang hésite, incertain par quelle plaie il va s'écouler ; mais repoussant à la
fois les deux flèches, il s'ouvre à grands flots l'un et l'autre passage, et
semble, en divisant l'âme de ce guerrier, payer un double tribut à la mort.
Dans ce combat s'était engagé le malheureux Télon, celui des Phocéens qui
maîtrisait le mieux un navire dans la tempête. Jamais pilote n'a mieux prévu les
variations de l'air annoncées par le soleil ou par le croissant de la lune ;
toujours ses voiles étaient disposées pour le vent qui allait se lever. Il avait
brisé du fer
de sa proue le flanc du vaisseau qu'il attaquait. Mais un javelot lui perça le sein
; et le dernier effort de sa main défaillante fut de détourner son vaisseau. Giarée
va pour le remplacer et saute sur sa poupe. Le trait mortel le cloue au moment
qu'il s'élance, l'attache et le tient suspendu au navire.
Il y avait deux jumeaux, la gloire de leur féconde mère. Les mêmes flancs les
avaient conçus pour des destins bien différents. La cruelle mort distingua ces
frères (59) que leurs parents confondaient tous les jours. Hélas ! cette douce
erreur est détruite : l'un d'eux a péri, et celui qui leur reste, éternel objet de
leurs larmes, nourrit sans cesse leur douleur en leur offrant l'image de celui qui
n'est plus. Ce malheureux jeune homme, voyant les rames de son vaisseau entrelacées
avec celles d'un vaisseau romain, osa porter la main sur le bord ennemi (60) : un
fer pesant tombe sur sa main et la coupe, mais sans lâcher prise, elle se roidit,
attachée au bois qu'elle a saisi. Le malheur ne fit qu'irriter le courage du
guerrier mutilé. De l'intrépide main qui lui reste, il veut reprendre celle qu'il a
perdue ; mais un nouveau coup lui détache le bras et la main dont il combattait.
Alors, sans bouclier, sans armes, il ne va point se cacher au fond du vaisseau ;
mais de son corps exposé aux coups, il fait un rempart à son frère. Percé de
flèches, il se tient debout, et après le coup qui suffit à sa mort, il en reçoit
mille, qui tous seraient mortels, et qu'il épargne à ses amis. Enfin, comme il sent
que son âme va s'échapper par tant de plaies, il la ramasse et la retient dans ce
corps défaillant ; il emploie tout le sang qui lui reste à tendre un moment les
ressorts de ses membres, et consumant dans un dernier effort tout ce qu'il a de vie
et de force, il se précipite sur le bord ennemi pour nuire au moins par le poids de
sa chute.
Ce vaisseau, comblé de cadavres, regorgeant de sang, brisé par les coups redoublés
des proues, s'entrouvre enfin de toutes parts. L'eau perce à travers ses flancs
fracassés, et, dès qu'il est plein jusqu'aux bords, il s'engloutit, et dans son
tourbillon il enveloppe les flots qui l'entourent. L'onde recule, l'abîme s'ouvre,
la mer retombe et le remplit.
Dans ce jour, le sort des combats étala sur la mer ses prodiges. Le fer recourbé
que les Romains jetaient sur une galère ennemie atteignit un guerrier nommé
Licidas, et il l'entraînait dans les flots. Ses compagnons veulent le retenir ; les
jambes qu'ils saisissent leur restent ; le haut du corps en est détaché ; son sang
ne s'écoule pas avec lenteur, comme par une plaie, mais il jaillit à la fois par
tous ses canaux brisés, et le mouvement de l'âme qui circule de veine en veine est
tout à coup interrompu. Jamais la source de la vie n'eut pour s'épancher une voie
aussi vaste. La moitié du corps, qui n'avait que des membres épuisés de sang et
d'esprit, fut à l'instant la proie de la mort ; mais celle où le poumon respire, où
le cœur répand la chaleur, lutta longtemps avant que de subir le sort de l'autre
moitié de lui-même.
Tandis qu'une troupe, obstinée à la défense de son vaisseau, se presse en foule sur
le bord qu'on attaque et laisse sans défense le flanc qui n'a point d'ennemis, le
navire penché du côté qu'elle appesantit, se renverse, et couvre d'une voûte
profonde et la mer et les combattants. Leurs bras ne peuvent se déployer et ils
périssent comme enfermés dans une étroite prison.
Alors on ne voit partout que l'affreuse image d'une mort sanglante. Tandis qu'un
jeune homme se sauve à la nage, deux vaisseaux qui vont se heurter le percent du
bec de leurs proues ; et ses os brisés par ce choc terrible n'empêchent pas
l'airain de retentir. De ses entrailles écrasées, de la bouche le sang jaillit au
loin dans les airs ; et lorsque les deux vaisseaux s'éloignent, son corps
transpercé tombe au sein des eaux. Une foule de malheureux prêts à périr et se
débattant contre la mort tâchent d'aborder une de leurs galères ; mais dès qu'ils
veulent s'y attacher, comme elle chancelle et va périr sous une charge trop
pesante, du haut du bord, un fer impie coupe les bras sans pitié. Ces bras
suppliants restent suspendus, les corps s'en détachent et tombent dans l'abîme, car
l'eau ne peut plus soutenir le poids de ces corps mutilés.
Déjà les combattants ont épuisé leurs traits, mais leur fureur invente des armes.
Les uns chargent l'ennemi à coups de rames, les autres saisissent les antennes et
les lancent à force de bras. Les rameurs arrachent leurs bancs et les font voler
d'un bord à l'autre. On brise le vaisseau pour combattre. Ceux-ci foulant aux pieds
les morts, les dépouillent du fer dont ils sont percés ; ceux-là blessés d'un trait
mortel, le retirent de la plaie et la ferment d'une main pour que le sang retenu
dans les veines donne à l'autre main plus de force ; qu'il s'écoule après que le
javelot est parti, c'est assez.
Mais rien ne fit dans ce combat autant de ravage que le feu, cet ennemi de l'Océan.
La poix brûlante, le soufre, la cire enflammée répandent l'incendie avec elles.
L'onde ne peut vaincre la flamme et des vaisseaux brisés dans le combat; un feu
dévorant poursuit et consume les débris épars sur les eaux. L'un ouvre son navire
aux ondes, pour éteindre l'incendie, l'autre pour éviter d'être submergé,
s'accroche aux poutres brûlantes. De mille genres de mort., le seul que l'on
craigne est celui dont on se voit périr. Le naufrage même n'éteint pas la valeur.
On voit ceux qui nagent encore ramasser les traits répandus sur la mer et les
fournir à leurs compagnons qui combattent sur les vaisseaux, ou, d'une main mal
assurée s'efforcer de les lancer eux-mêmes. Si le fer manque, l'onde y supplée,
l'ennemi s'attache avec fureur à son ennemi, leurs bras et leurs mains
s'entrelacent et chacun d'eux s'enfonce avec joie pour submerger l'autre avec lui.
Il y avait dans ce combat, parmi les Phocéens, un homme exercé à retenir son
haleine sous les eaux ; soit qu'il fallût aller dégager l'ancre qui ne cède plus au
câble, ou chercher au fond de la mer ce que le sable avait dévoré. Dès que ce
plongeur redoutable avait noyé son adversaire, il revenait sur l'eau triomphant.
Mais à la fin croyant remonter sans obstacle, sa tête rencontre le fond d'une
galère et il reste englouti.
On en vit s'attacher aux rames d'un vaisseau ennemi pour retarder sa fuite ; on en
vit même se suspendre en mourant à la poupe de leur navire pour rompre le choc d'un
navire opposé. Leur plus grand souci était que leur mort ne fût pas perdue.
Un Phocéen, nommé Ligdamus, instruit dans l'art des Baléares, fait partir de sa
fronde un plomb rapide. Tyrrhénus qui commandait du haut de sa poupe en est atteint
: le plomb mortel lui brise les tempes, et ses yeux dont tous les liens sont
rompus, tombent, chassés de leurs orbites par des flots de sang ;, immobile et dans
l'étonnement de ne plus voir la lumière, il prend ces ténèbres pour celles de la
mort, mais bientôt se sentant plein de vie : "Compagnons, dit-il, employez-moi
comme une machine à lancer les traits. Allons, Tyrrhénus, abandonnons ce reste de
vie aux fureurs de la guerre, et de mon cadavre tirons encore cet avantage de
l'exposer aux coups destinés aux vivants." Il dit, et ses traits aveuglément
tancés, ne laissent pas de porter atteinte. Argus, jeune homme d'une naissance
illustre, en est frappé à l'endroit où le ventre se courbe vers les en-trailles ;
et en tombant sur le fer il l'enfonce.
Sur le même vaisseau et à l'extrémité opposée était la malheureux père d'Argus,
guerrier illustre dans sa jeunesse, et qui ne le cédait en valeur à aucun des
Phocéens. Mais ici, courbé sous le poids des ans et tout consumé de vieillesse,
c'était un exemple et non pas un soldat.
Témoin de la mort de son fils, il se traîne à pas chancelants, et, de chute en
chute, le long du navire, il arrive jusqu'à la poupe et il y trouve son fils
expirant. On ne voit point ses larmes couler ni ses mains frapper sa poitrine ;
mais, comme il tend les bras, tout son corps se roidit, ses yeux se couvent
d'épaisses ténèbres; il regarde son fils et il ne le reconnais plus. Celui-ci, dès
qu'il aperçoit son père, soulève sa tête penchée sur son cou languissant. Il veut
parler, la voix lui manque, seulement sa bouche muette demande à son père un
dernier baiser et invite sa main à lui fermer les yeux. Dès que le vieillard est
revenu à lui-même et que la cruelle douleur a repris des forces : "Je ne perdrai
point, dit-il, le moment que me laissent les dieux cruels ; je percerai ce cœur
vieilli. Argus, pardonne à ton père de fuir tes embrassements et les derniers
soupirs de ta bouche. Le sang bout encore dans tes blessures ; tu respires, tu peux
me survivre encore." à ces mots, quoique son épée fût tout entière plongée dans son
sein, il se hâte de se précipiter dans les flots, impatient de précéder son fils ;
il n'ose se confier à une seule mort.
La victoire n'est plus douteuse, le sort des combats s'est déclaré. La plupart des
vaisseaux de Marseille sont abîmés sous les eaux, le reste ayant changé de
matelots, reçoit et porte les vainqueurs ; un petit nombre gagnent la mer et
cherchent leur salut dans la fuite.
Quelle fut au dedans des murs la désolation des familles ! De quels cris les mères
éplorées firent retentir le rivage ! On vit des épouses éperdues, qui, dans les
cadavres flottants sur le bord, croyant reconnaître des traits souillés de sang,
embrassaient le corps d'un ennemi qu'elles prenaient pour celui d'un époux. On vit
de misérables pères se disputer près des bûchers un corps mutilé.
Cependant Brutus triomphant sur les mers (61) s'applaudit d'avoir, le premier,
joint à l'éclat des armes de César l'honneur d'une victoire navale.
LIVRE III
(01) La pâle Julie. - Cette Julie était fille de César et femme de Pompée. Sa mort
fut une des causes de la guerre civile entre le beau-père et le gendre.
(02) Pellex Corneiia. - Pompée épousa Cornélie avant que celle-ci eût achevé les
dix mois de son deuil après la mort de son premier mari, Publius Crassus, qui
venait de périr chez les Parthes avec son père.
(03) Déjà Ha passé la haute citadelle d'Anxur. - Anxur, aujourd'hui Terracine,
ville bâtie sur une roche escarpée.
(04) La forêt consacrée à la Diane de Scythie. - C'est la forêt d'Aricie, à vent
cinquante stades de Rome, où se gardait la statue de la Diane de Tauride apportée
par Oreste, après le meurtre de Thoas. Le prêtre de cette déesse était appelé rex,
roi.
(05) La route des faisceaux latins vers Aibe-ia-Haute. - Chaque année, les consuls
allaient offrir un sacrifice à Jupiter, dans Albe-la-Longue, au temps des Féries
latines.
(06) César entre dans Rome où règne, l'épouvante. - Rome ne pouvait certainement
pas être exempte de douleur et d'inquiétude ; cependant Plutarque dit qu'il trouva
la ville plus calme qu'il ne l'avait espéré. Il parla avec beaucoup de douceur et
de popularité à un grand nombre de sénateurs que la confiance y avait ramenés, etc.
(Voyez Plutarque, Vie de César, ch. XLI). Mais Lucain ne perd aucune occasion de
rendre César odieux.
(07) Le tribut des Carthaginois. - On a dit avec raison que le poète s'était
laissé emporter trop loin par sa haine contre César, dans cette énumération des
trésors qui tombèrent au pouvoir de ce dernier. Il n'est guère croyable qu'il y eut
dans l'aerarium de l'argent conservé depuis les guerres puniques et l'expédition de
Pyrrhus.
(08) Meteiius - L'île de Crète, ravagée par Quintus Metellus, depuis surnommé le
Crétique.
(09) Et Caton des bords lointains de Chypre. - Caton l'Ancien et le Censeur,
envoyé en Chypre pour y recueillir l'héritage que le roi Ptolémée avait laissé au
peuple romain, en rapporta sept mille talents.
(10) César fut plus riche que Rome. - Les prodigieuses dépenses et les profusions
de César sont assez connues : au moment de partir pour l'Espagne, il était endetté
de trente-cinq millions de francs, et ses créanciers ne l'auraient pas laissé
partir, si le riche Crassus ne leur eût avancé six millions à valoir sur ce qui
leur était dû. Cependant il ne paraît pas que César ait été le plus endetté des
Romains. A. Milon, l'assassin de Clodius et le client de Cicéron, alla plus loin
que lui, sous ce rapport ; ses dettes, selon Pline, s'élevaient à quarante-cinq
millions, qu'il ne paya pas comme César.
(11) Le Céphiseprophétique. - Notre auteur l'appelle ainsi parce qu'il descendait
des montagnes de la Phocide, où était l'oracle d'Apollon.
(12) Athènes. - On venait d'y faire des levées d'hommes qui ne devaient pas être
considérables depuis la prise de cette ville et le massacre de ses habitants par
Sylla.
(13) Et trois navires semblent partir. - La ville d'Athènes avait trois galères
destinées ans usages publics : la Théoris, qui allait à Délos chaque année, pou
accomplir le vœu de Thésée ; la Paralus, sur laquelle s'embarquaient les citoyens
qui devaient offrir un sacrifice à Delphes ; la Salaminienne, qui servait à amener
à Athènes les accusés qu'on devait juger. Mais ce n'est pas de ces trois galères
qu' il s'agit en cet endroit, dit un commentateur ; il s'agit alors de trois
vaisseaux consacrés à Apollon à la suite des guerres médiques.
(14) Veram credi Saiamina (v. 183). Veram credi parait une allusion et une
opposition à l'ambiguam Saiamina d'Horace (liv. I, Od. VII, v. 29 ; Sénèque le
Tragique, Troyennes, v. 844 et Manillus (liv. V, v. 50) ont dit égaiement Saiamina
veram.
(15) La Crète aimée de Jupiter. - La Crète était l'île aux cent villes, Jupiter y
avait été nourri.
(16) La Dardanienne Oricon. - Oricon, ville d'Épire, où régnèrent Helenus et
Andromaque, et qui reçut d'eux le surnom de Dardanienne et Troyenne. Voyez Virgile,
Enéide, liv. III, v. 295 et suiv.
(17) L'Athamas. - C'était un peuple qui habitait les sommets boisés des montagnes
d'Épire.
(18) Enchéiée, en grec, veuf dire anguille. Cadmus et Harmonie furent changés en
serpents, et donnèrent la nom d'Enchélie à la ville Illyrienne dont il est ici
question.
(19) Coichis, Absyrte. - Cette Colchis n'est point celle du Pont, mais une contrée
de l'Istrie, à laquelle des Colchidiens, envoyés par Eéta à la poursuite de Médée,
donnèrent leur nom en s'y établissant. Absyrte est une île de l'Adriatique.
(20) Le Pénée. - Fleuve de Thessalie dans la vallée de Tempé.
(21) Io/cos. - Iolcos. Fille de Thessalie.
(22) L'Hémus. - Aujourd'hui les monts Balkans.
(23) Pholoé, berceau fantastique des centaures - Pholoé, montagne d'Arcadie,
habitée par Pholus et les autres centaures, qui combattirent les premiers à cheval,
et qui, vus de loin, semblaient des hommmes-chevaux.
(24) Le Strymon. - Fleuve de Thrace, d'où les grues (Bistonias aves) partent à
l'approche de l'hiver pour aller chercher sur le Nil un climat plus doux.
(25) La Mysie. - Contrée de l'Asie Mineure, sur la mer de Pont. On dit
indiféremment Mysie et Moesie ; cependant ce dernier nom s'applique mieux à la
partie des rivages de l'Euxin qui est en Europe.
(26) Pitané. - Ville de la province de Laodicée ; elle doit son nom à la multitude
de pins qui croît dans ses environs.
(27) Célène. - C'est là que le satyre Marsyas, qui avait trouvé la flûte de
Minerve, fut écorché par Apollon.
(28) L'Hermus. - Le texte dit : Non viliorHermus : ce qui veut dire que l'Hermus
roule de l'or parmi ses sables, aussi bien que le Pactole qu'il a nommé
précédemment.
(29) Damas, battue des vents. - à cause de sa situation au milieu d'une vaste
plaine.
(30) Et Gaza. - Ville de Syrie que l'Écriture appelle déserte.
La déserte Gaza, la sainte Arimathie, etc.
(BARTHELEMY, Napoléon en Égypte.)
(31) L'Idumée, riche en palmiers. - L'Idumée était pour les anciens le pays des
palmes :
Primas Idumaeas referam tibi, Mantua, paimas.
(Virg., Georg, lib. III, v. 12)
Cueillir mai à propos les palmes idumées.
(BOILEAU, sat. IX, v. 256.)
(32) Conduits par Cynosure. - C'est-à-dire que sous l'influence de cette
constellation les peuples de ces parages arrivèrent directement et sûrement à
Dyrrachium.
Neque in Tyrias Cynosura cannas Certior, aut Graiis Heiice servanda magistris.
(Valerius Flaccus. Argonaut, liv I., v. 17)
(33) Les Phéniciens. - Le poète rappelle ici l'invention de l'écriture. Voici la
paraphrase célèbre de Brébeuf :
C'est de lui que nous vient cet art ingénieux De peindre la parole et de parier aux
yeux,
Et par les traits divers de figures tracées Donner de la couleur et du corps aux
pensées.
(34) Memphis ne savait pas encore. Le papyrus ou bibles est un roseau du Nil, qui,
employé pour l'écriture, a donné l'un de ses noms au papier et l'autre aux livres
qu'on fait avec le papier. Avant l'invention de l'écriture ordinaire et du papyrus,
les Égyptiens ne connaissaient que l'écriture hiéroglyphique, ou sculptée sur la
pierre.
(35) Tarse, fille de Persée. - Tarse, en Cilicie, patrie de saint Paul, sur le
Cydnus. On n'est pas d'accord sur son origine et sur l'épithète Persea que lui
donne ici notre auteur.
(36) L'antre de Corycie. - Voyez Pomponius Méla, liv. I, ch. XIII.
(37) Maiios. - Ville de Cilicie, qui fut tard fut appelée Antioche.
(38) Aega. - Ville maritime de Cilicie, sur le golfe Issique.
(39) Sur les rives du Gange qui seul.. - En général le cours des fleuves est de
l'est a l'ouest, et du nord au midi. Cependant les exemples du contraire ne sont
pas rares : le Danube, par exemple, montre la même audace que le Gange.
(40) La douce liqueur qu'un roseau distille. - C'est la canne à sucre, que les
anciens ne cuisaient pas au feu comme nous, mais dont ils exprimaient le suc pour
le boire étendu dans de l'eau.
(41) Et ceux qui teignent leurs chevelures dans le jaune safran. - Les Cathéens,
peuples de l'Inde. Ils teignaient le menton, les habits et les cheveux de leurs
enfants. Voyez Strabon, livre XV.
(42) Et ceux qui dressent eux-mêmesx leurs bûchers. - Ce sont les gymnosophistes et
les brachmanes, philosophies de l'Inde, qui, rassasiés de la vie, se jettent au
milieu des flammes (Voyez Strabon, liv. XV ; Philostrate, liv. III). Le supplice
volontaire de Calanus est célèbre par la relation de Quinte-Curce. Voir aussi
Plutarque, Vie d'Alexandre.
(43) Étonnés que l'ombre des bois ne se dessine plus à votre gauche. - L'auteur
parle ici de l'Arabie Heureuse ou Australe. Dans ce pays, le soleil porte l'ombre
au midi, ce qui la met a gauche pour ceux qui regardent l'occident. Transportés en
deçà du tropique, les Arabes sont naturellement surpris de voir l'ombre se projeter
à droite.
(44) Et les chefs carmanes. - Peuple entre l'Inde et la Perse, sous le tropique du
Cancer.
(45) Le Bactre glacé. - Les peuples de la Bactriane, ainsi nommée du fleuve qui
l'arrose.
(46) L'Hénioque. - Peuples du Caucase, et bons cavaliers. On les dit descendus
d'Amphytus et de Telechius, Lacédémoniens, écuyers de Castor et de Pollux.
(47) L'Halys fatalà Crésus. - Ce fut sur ses bords qu'il fut vaincu. On connaît
l'oracle équivoque sur la foi duquel il passa le fleuve Halys, qui séparait la
Libye du pays des Mèdes :
Croesus Halym penetrans magnam pervertet opum vim.
(48) L'Euxin, mer torrentueuse. - Suivant la Fable, Hercule aurait séparé l'Espagne
et l'Afrique, et ouvert le détroit de Gibraltar pour faire entrer la mer dans
l'intérieur des terres. Le Pont-Euxin paraissant l'embouchure de toutes les mers
intérieures, détruirait ainsi la gloire des colonnes d'Hercule. Des commentateurs
ont cru qu'il s'agissait ici des autels dressés par Alexandre sur les bords du
Tanaïs, et qui auraient surpassé la gloire du trophée d'Hercule.
(49) Le vaillant habitant d'Aria. - Peuple voisin de la Colchide, qui habite l'île
d'Aria, ou Area. "Non longea Co/chisAria, quae sacrata." (Pomponius Mela, lib. II,
ch. VII.)
(50) Le Massagète. - Peuple de la Scythie, qui se nourrit et se désaltère du sang
des chevaux.
Et qui cornipedes in pocuia vuinerat audax Massagetes. in Rufin, lib. I, v. 311.)
Et lac concretum cum sanguine potat equino.
(VIRG., Georg, Lib. III, v. 463.)
(51) Ni lorsque Xerxès comptait ses soldats par les traits
qu'iis lançaient. -
Voyez Hérodote, liv. VII.
(52) De son frère outragé. - Il s'agit ici d'Agamemnon et de la guerre de Troie.
(53) Hammon. - Hammon est ici pour l'Afrique. Dans les sables stériles de Cyrènes
s'élevait un temple dédié à Jupiter qui y était adore sous la forme d'un bélier
(Voyez Pharsaie, liv. IX, v. 511, et liv. X, v. 33). La Marmarsique est une région
de l'Afrique qui regarde l'Égypte ; elle s'appelle aujourd'hui le royaume de Barca.
(54) Jusqu'aux Syrtes Parétoniennes. - Cette épithète de Parétoniennes donnée aux
Syrtes est un peu forcée, dit avec raison un commentateur ; car Parétonium est
séparée des Syrtes par toute la Cyrénaïque.
(55) Marseille ose rester fidèle. - Au retour de la guerre d'Espagne, César
réduisit Marseille, qui s'obstinait dans le parti de Pompée. Ces Grecs qui avaient
toujours eu le monopole du commerce de la Gaule, étaient jaloux, sans doute, de la
faveur avec laquelle César traitait les barbares Gaulois, quoiqu'il eût
précédemment accordé des privilèges commerciaux aux Marseillais. Marseille était
une colonie grecque, non de la Phocide, comme on l'a cru a tort, mais de Phocée, en
Asie Mineure. Elle se déclara contre César, à l'instigation de Domitius qui s'y
était rendu après avoir reçu la vie de César, à Corfinium. "Malheureuse ville que
Marseille ! s'écrie Florus ; elle veut la paix, et la crainte de la guerre attire
la guerre sur elle."
(56) Les murs de Phocée livrés aux flammes. - Le traducteur a dû corriger ici son
auteur, qui dit la Phocide au lieu de Phocée. Nous avons déjà fait cette
observation plus haut. Quant à l'incendie de Phocée que ses habitants auraienl
livrée aux flammes en la quittant, c'est un point d'histoire assez obscur.
Hérodote, qui a raconté leur migration, n'a rien dit de cette circonstance.
(57) A couvertsous ia tortue. - Il y avait deux sortes de tortues : l'une faite de
planches unies ensemble par des peaux et par des cordes, c'est celle qui servait à
établir les travaux de siège ; l'autre était formée par l'exhaussement des
boucliers tenus serrés les uns contre les autres au-dessus des têtes des soldats,
in morem squammarum. C'est de cette dernière qu'il s'agit ici. Voyez Tite-Live,
liv. XLIV, ch. IX, et Folard, de la Colonne, tome. I, p. 56.
(58) Alors on fait avancer le mante/et. - Le texte dit vinea, vigne. La vigne est
une machine composée de planches et de claies, et recouverte de peaux fraîches el
d'étoffes mouillées : elle servait à mettre les soldats à l'abri des traits pendanl
qu'ils travaillaient à faire des brèches aux murailles. Ce nom de vigne lui a été
donné à cause de sa conformation. On l'établissait en carré, comme on plante la
vigne. Plus loin p/uteissignifie dos planches, des madriers qui garnissent le fronl
de la vigne ou du gabion : autrement le mantelet, considéré comme une machine
particulière de siège, ne différait pas beaucoup de la vigne. Voyez Végèce, liv.
IV, ch. XV, et Juste Lipse, Poliorcet, I, dial. VII.
(59) La cruelle mort distingua ces frères. - Ceci est une imitation de Virgile,
Énéide, liv. X, v. 391 :
Daucia Laride, Thymberque, simillima proies, indiscrets suis, gratusque parentibus
error ;
Atnunc dura dédit vobis discrimina Paiias.
Stace présente aussi la même imitation. Voyez Thébaïde, liv. IX, v. 95.
(60) Osa porter la main sur le bord ennemi. - Ce trait d'héroïsme, dont notre
poète fait ici honneur à un Marseillais, Suétone, Vie de César, ch. LXVIII ;
Valère-Maxime, liv, III, ch. II ; Plutarque vie de César, ch. XVII, l'attribuent à
un soldat de César, dans ce même combat naval devant Marseille. "Aciiius (miles
Caesaris) navaii ad Massiiiam proeiio, injecta in puppem
hostium dextra, e,
abscissa, memorabiie iiiud apud Graecos Cynaegyri exempium imitatus, transi luit,
in navem, umbone obvios a g en s." Suéton., ioco dicto.
(61) Brutus, triomphant sur les mers. - Tous les détails de ce siège et du combal
naval qui le termina, sauf sa partie poétique, se trouvent dans les Commentaires de
César. Voyez Guerre civile, liv. II, ch. I - XVI.
Lucain : la Pharsale : livre IV (traduction)
LIVRE IV
Guerre d'Espagne contre Pétreius et Afranius, lieutenants de Pompée ; description
de leur camp auprès d'Hilerda. - César essaye en vain de s'emparer d'une éminence
au-dessus d'Hilerda. - Pluies terribles qui menacent de noyer le camp de César. -
César passe le Sicoris au moyen d'un pont jeté sur ce fleuve ; Pétréius lève son
camp et veut se rendre dans le pays des Celtibériens. - César le poursuit et
l'atteint. - Les deux armées, campées l'une près de l'autre et, séparées par un
étroit retranchement, le franchissent et s'embrassent. - Pétréius trouble cette
paix et pousse aux armes ses soldats. - Son discours aux Pompéiens. - Massacre qui
suit cet intervalle de paix dans le camp de Pétréius. Les Pompéiens cherchent à
regagner les hauteurs d'Hilerda ; César les enferme sur des collines où ils
manquent d'eau. - Dévorés de soif et désespérés, ils veulent combattre ; mais César
leur refuse la bataille. - Tableau de la situation des Pompéiens privés d'eau. -
Les chefs se rendent : discours d'Afranius à César. - César fait grâce aux
Pompéiens. - Antoine, lieutenant de César, est pressé par la famine au milieu de
son camp, dans une île de l'Adriatique. - Il cherche un moyen d'échapper en fuyant
par mer, et de rejoindre ceux de son parti. - Des chaînes lâches, cachées sous les
eaux par l'ordre du chef des Pompéiens, retiennent un des vaisseaux d'Antoine. -
Vultéius, commandant du navire, exhorte ses soldats à se tuer les uns les autres
plutôt que de se rendre. -Ils s'égorgent les uns les autres. - Éloge de cette
action. - Curion passe en Afrique, et campe sur des roches ruineuses qu'on appelait
le royaume d'Antée. -Description du combat de ce géant contre Hercule. - Forces des
Pompéiens en Afrique, sous le commandement de Varus et de Juba. - Ressentiment de
Juba contre Curion. - Curion attaque Varus et le défait. - Défaite des Césariens
par les Numides ; Curion se fait tuer. - Épilogue sur cette mort de Curion.
Guerre d'Espagne contre Pétreius et Afranius, lieutenants de Pompée ; description
de leur camp auprès d'Hilerda.
César, aux confins de l'univers, commence une guerre qui coûta peu de sang
(01), mais qui devait être d'un grand poids dans la fortune des deux partis. A la
tête des troupes de Pompée, en Espagne, marchaient Afranius et Pétréius ses
lieutenants (02). Rivaux et compagnons de gloire, ils partageaient d'intelligence
le commandement de l'armée, et veillaient tour à tour à la garde du camp. Aux
légions romaines qu'ils commandaient, s'étaient joints l'infatigable Astur (03), le
Véton léger (04) et ceux des Celtes qui, transfuges de la Gaule, avaient mêlé leur
nom à celui des Ibères (05).
Sur une colline fertile et d'une pente facile et douce est située l'antique Hilerda
(06). Au pied de ses murs, le Sicoris, l'un des plus beaux fleuves de ces contrées,
promène ses tranquilles eaux. Un pont de pierre embrasse le fleuve de son arc
immense et résiste aux torrents de l'hiver. Près de la ville et sur une hauteur est
situé le camp de Pompée : celui de César occupe une éminence égale, le fleuve
sépare les deux camps (07).
De là s'étend une vaste plaine où l'oeil s'égare dans le lointain et que tu
termines, rapide Cinga (08)! Mais tu n'as pas la gloire de garder ton nom jusqu'à
la mer et d'y porter le tribut de ton onde. L'Èbre qui préside à ces campagnes te
reçoit et t'enlève ton nom.
Le premier jour se passa sans combattre : on l'employa des deux côtés à étaler ses
forces et ses innombrables enseignes aux veux de l'ennemi. Les deux partis, à
l'aspect l'un de l'autre, frémirent du crime qu'ils allaient commettre. La honte
suspendit les armes dans leurs mains ; ils donnèrent un jour au respect des lois et
à l'amour de la patrie.
Sur le déclin de ce jour, César, pour tromper l'ennemi et lui dérober ses travaux,
range en avant ses deux premières lignes et emploie l'autre à creuser à la hâte un
fossé autour de son camp.
César essaye en vain de s'emparer d'une éminence au-dessus d'Hilerda.
Aux premiers rayons du soleil il commande que l'on se porte en courant sur une
hauteur qui sépare la ville du camp de Pompée. Au même instant l'ennemi que
persuadent la honte et la crainte s'en empare et s'y établit avant lui. Ce poste
est disputé le fer à la main. La valeur le promet aux uns, l'avantage du lieu
l'assure aux autres. Les soldats chargés de leurs armes gravissent les rochers ; on
les voit prêts à tomber en arrière, se soutenir et se pousser l'un l'autre à l'aide
de leurs boucliers.
Loin de pouvoir lancer le javelot, chacun d'eux s'en fait un appui pour affermir
ses pas chancelants ; ils saisissent de l'autre main les pointes du roc, les
racines des arbres, et ne se servent de leur épée que pour se frayer un chemin.
César qui les voit sur le point d'être précipités fait avancer sa cavalerie qui,
tournant à gauche, protége leur flanc. Il se retirent ainsi sans que l'on ose les
poursuivre. Le vainqueur se voit avec dépit dérober sa victoire.
Pluies terribles qui menacent de noyer le camp de César.
Jusque-là on n'avait eu à courir que le danger des armes ; mais dès lors ce fut la
guerre des éléments qu'on eut à soutenir. L'aride souffle des Aquilons tenait
suspendues dans l'air condensé les froides vapeurs de la terre. Les montagnes
étaient chargées de neige, les plaines brûlées par les frimas (09), et dans toutes
les régions du couchant l'on voyait la terre endurcie par la sécheresse d'un long
hiver.
Mais lorsque le soleil, de retour dans le Bélier, eut égalé le jour et la nuit, et
que le jour eut repris l'avantage, à peine Diane traçait dans le ciel le premier
trait de son croissant, qu'elle imposa silence à Borée, et le vent de l'Aurore
échauffa les airs. Ce vent chasse vers l'Occident tous les nuages de ses climats,
et les vapeurs que l'Arabie exhale et celles qui s'élèvent du Gange, et celles
qu'attire le soleil naissant et qui défendent l'Indien des traits brûlants de sa
lumière ; enfin tout ce que les vents ont amassé sur les bords ou le jour se lève,
se précipite et s'accumule vers les régions du couchant. Là, comme le ciel se joint
à l'Océan, les nuages, arrêtés par les bornes du monde, se roulent sur eux-mêmes en
épais tourbillons ; l'étroit, espace qui sépare le ciel de la terre et qu'occupe un
air ténébreux, contient à peine ce monceau de nues. Affaissées par le poids du
ciel, elles s'épaississent en pluie et se répandent à longs flots. Les foudres
qu'elles lancent à coups redoublés sont éteintes aussitôt qu'allumées ; l'arc
coloré qui embrasse les airs et dont une pâle clarté distingue à peine les faibles
nuances boit l'Océan, grossit les nuages des flots qu'il pompe et qu'il élève, et
rend au ciel cette mer flottante qui s'en épanche incessamment. Des neiges que
n'avait jamais pu fondre le soleil, coulent du haut des Pyrénées, les rochers de
glace sont amollis ; et alors les sources des fleuves n'ont plus où s'épancher,
tant leur lit se trouve rempli des eaux qui tombent des deux rives. Le camp de
César est inondé ; le flot bat et soulève les tentes. Le retranchement est changé
en un lac, on ne sait plus où ravir les troupeaux ; les sillons noyés ne produisent
aucun herbage. Le laboureur répandu dans les campagnes désolées, s'égare, et ne
reconnaît plus les chemins cachés sous les eaux.
Compagne inséparable des grandes calamités, l'horrible famine approche (10) : le
soldat, sans être assiégé, manque de tout : heureux d'acheter un peu de pain au
prix de tout ce qu'il possède ! O rage insatiable du gain ! l'or trouve encore
parmi ces affamés, des vendeurs.
Déjà les collines, les hauteurs se cachent sous les eaux, déjà les fleuves
confondus ne forment plus qu'un immense abîme. Les rochers y sont engloutis ; les
bêtes féroces chassées de leurs antres, nagent en vain : elles sont submergées avec
les cavernes qui leur servaient d'asile. Les torrents enlèvent et roulent avec eux
les chevaux encore frémissants. L'impétuosité des eaux de la terre repousse celles
de l'Océan. La nuit qui couvre ces contrées, ne laisse pas paraître les rayons du
soleil, et les ténèbres dont le ciel est couvert, font un chaos de la nature
entière. Telle cette partie du monde qu'accable un climat neigeux et d'éternels
hivers. Point d'astres dans son ciel, aucune production sous cette zone glacée. Ses
rigueurs tempèrent les feux de la zone moyenne.
Dieu de l'Olympe, père du monde, et toi, dieu qui portes le trident, achevez ! Que
les nuages du ciel et les vagues de l'Océan s'unissent ; que ces torrents, au lieu
de s'écouler soient refoulés par les mers; que la terre ébranlée ouvre aux fleuves
une route nouvelle ; que le Rhône, que le Rhin viennent inonder les plaines, de
l'Ebre ; que les fleuves détournent leurs ondes ; versez ici les neiges de la
Thrace, les étangs, les lacs, tous les marais de l'univers, et puissent-ils
délivrer la terre des malheurs de la guerre civile.
Mais ce fut assez pour la Fortune d'avoir causé à César quelques moments d'effroi :
elle revint plus complaisante encore, et les dieux, comme pour s'excuser,
redoublèrent pour lui de faveur.
Le ciel s'épure et s'éclaircit ; le soleil, vainqueur des nuages, les dissipe dans
l'air en légers flocons ; les éléments ont repris leur place, et les eaux longtemps
suspendues sont retombées dans leur lit. Les forêts relèvent leur cime touffue ; le
sommet des collines perce au-dessus des eaux, et le soleil, rendu à la terre, en
durcit la surface.
César passe le Sicoris au moyen d'un pont jeté sur ce fleuve Dès que le Sicoris a
découvert les champs et repris ses bords, des barques faites de saules
blanchissants et revêtues de la dépouille des taureaux traversent le fleuve docile
tout enflé qu'il est. Ainsi le Vénète passe le Pô débordé (11), et le Breton
l'Océan. Ainsi, lorsque le Nil couvre les plaines de l'Égypte, l'humide papyrus
porte l'habitant de Memphis. Les soldats de César vont au delà du fleuve abattre
des forêts pour élever un pont. Mais dans la crainte d'un nouveau débordement.
César ne veut pas que le pont se termine aux deux rives. Il le prolonge au loin
dans la campagne, et ouvrant au fleuve divers canaux, il l'affaiblit en le
divisant, comme pour le punir d'avoir enflé ses eaux.
Pétréius lève son camp et veut se rendre dans le pays des Celtibériens.
Pétreius, qui voit que tout réussit au gré de l'ennemi, et que lui-même n'a rien à
attendre des habitants de ces contrées, abandonne les hauteurs d'Hilerda (12), et
va chercher au fond de l'Occident, des nations féroces qui ne respirent que la
guerre.
César le poursuit et l'atteint.
Dés que César s'est aperçu que la colline est abandonnée et le camp désert, il fait
courir aux armes, et sans aller chercher ni le pont, ni un gué facile, il commande
qu'on passe à la nage ; et cette route que le soldat n'eut osé prendre dans sa
fuite, il la suit pour voler aux combats. Puis ils réchauffent, en le couvrant de
leurs armes, leur corps humide, et se délassent de cette course glacée, jusqu'à ce
que l'ombre décroissante laisse reparaître le jour naissant. Déjà la cavalerie
atteint l'arrière-garde, incertaine entre la fuite et le combat. Deux collines
pierreuses s'élèvent au sein d'une profonde vallée : plus loin se
prolonge une chaîne escarpée dont les détours cachent des routes inattaquables. Que
l'ennemi s'en empare, la guerre va s'engager dans une contrée impraticable. César
le voit : "Courez sans ordre, dit-il aux siens, arrêtez la victoire qui nous
échappe ; précédez l'ennemi dans sa fuite ; présentez-lui un front menaçant; qu'il
soit forcé de voir la mort en face et de périr par d'honorables coups." Il dit, et
devance l'ennemi que les montagnes vont lui dérober.
Les deux armées, campées l'une près de l'autre et , séparées par un étroit
retranchement, le franchissent et s'embrassent.
Les deux armées campent en présence, seulement séparées par un étroit
retranchement. Dès qu'elles se virent de près et que de l'un à l'autre camp pères,
frères, enfants purent se reconnaître, ils sentirent le crime de la guerre civile.
D'abord, la crainte leur imposa silence, et chacun d'eux ne salua les siens que
d'un signe de tête ou d'un mouvement de l'épée. Mais bientôt leur amour devenu plus
pressant leur fait oublier la discipline ; ils osent franchir le fossé, et courent
s'embrasser. L'un prononce le nom de son hôte ; celui-ci, d'un parent. Il n'était
pas Romain celui qui ne reconnaissait pas un ennemi. Ils se rappellent leur
enfance, leurs liaisons leur ancienne amitié ; leurs armes sont baignées de pleurs;
des sanglots interrompent leurs embrassements, et quoique leurs mains n'aient pas
encore trempé dans le sang, ils se reprochent avec effroi celui qu'ils auraient pu
répandre.
Insensés ! pourquoi frapper vos poitrines ? pourquoi gémir et répandre d'inutiles
pleurs ? pourquoi jurer qu'on vous fait violence, et que vous ne servez le crime
qu'à regret ? Est-ce à vous de craindre celui que vous seuls rendez redoutable ?
Que ses trompettes donnent le signal ; fermez l'oreille à ces sons funestes. Qu'il
déploie ses étendards ; ne bougez pas : vous allez voir la furie des guerres
civiles tomber d'elle-même, et César simple citoyen redevenir l'ami de Pompée. O
toi, qui embrasses l'univers et l'enchaînes de tes liens : toi, le salut et l'amour
du monde, viens à nous, Concorde éternelle : voici le moment qui décide du sort des
siècles à venir : le crime est dévoilé : ce peuple coupable n'a plus d'excuse:
chacun a reconnu ses frères.
Voeux impuissants ! destins inexorables ! une courte trêve redouble nos maux.
Pétréius trouble cette paix et pousse aux armes ses soldats La paix régnait dans
les deux camps ; ils étaient confondus ensemble, les soldats se livrant à la joie,
avaient élevé des tables de gazon, et faisaient des libations de vin. Assis autour
des mêmes foyers, ou couchés sous les mêmes tentes, ils dérobaient cette nuit au
sommeil, et la passaient à se raconter leurs marches et leurs premiers exploits.
C'est au milieu de ces récits guerriers, dans l'instant même que ces malheureux se
donnent une foi mutuelle, et se jurent une amitié qui va rendre leurs crimes
désormais plus horribles ; c'est là que le
sort les attend. Pétréius instruit que la paix est jurée, qu'il est trahi et livré
à César, réveille ceux qui lui sont dévoués ; et suivi de cette odieuse escorte, il
accourt et chasse de son camp les soldats de César qu'il trouve désarmés. Il
tranche lui-mème à coups d'épée les noeuds de leurs embrassements ; la fureur lui
inspire ce belliqueux langage :
Son discours aux Pompéiens.
"Soldat infidèle à la patrie, et déserteur de ses drapeaux, si le sénat ne peut
obtenir de vous d'attendre que César soit vaincu, attendez du moins qu'il soit
vainqueur. Il vous reste une épée et du sang dans les veines ; le sort de la guerre
est encore incertain, et vous irez tomber aux pieds d'un maître ! et vous irez
porter ses étendards condamnés ! Il faudra supplier César de daigner vous accepter
pour esclaves ! Ne lui demanderez-vous pas aussi la grâce de vos chefs ? Non,
jamais notre vie ne sera le prix d'une lâche trahison. Ce n'est pas de nos jours
qu'il s'agit, et que doit décider la guerre civile. Votre paix n'est qu'une
trahison. Ce ne serait pas la peine d'arracher le fer des entrailles de la terre,
d'élever des remparts, d'aguerrir des coursiers, d'armer et de lancer des flottes
qui couvrent l'Océan, si l'on pouvait sans honte acheter la paix au prix de la
liberté. Un coupable serment suffit pour attacher vos ennemis au parti du crime :
et vous, parce que votre cause est juste, une foi qui vous lie est plus vile à vos
yeux. Mais, direz-vous, on nous permet d'espérer notre pardon. O ruine entière de
la pudeur ! ô Pompée ! dans ce moment même, hélas ! ignorant ton malheur, tu lèves
des armées par toute la terre, tu fais avancer des extrémités du monde les rois
ligués pour ta défense, et l'on traite ici de ta grâce ! et peut-être on la
promet !"
Massacre qui suit cet intervalle de paix dans le camp de Pétréius.
Ces mots ébranlent tous les esprits, et l'ardeur des forfaits se ranime. Ainsi
quand les bêtes féroces dans la prison qui les enferme, oubliant les forêts,
semblent s'être adoucies ; qu'elles ont quitté leur face menaçante, et appris à
souffrir l'empire de l'homme qu'un peu de sang par hasard touche leurs lèvres
altérées ; leur rage, leur fureur se réveille, leur gosier s'enfle avide du sang
qu'elles viennent de goûter ; elles brûlent de s'assouvir, et leur rage respecte à
peine leur maître pâlissant. On court à tous les crimes. Tout ce qu'une rencontre
subite, ménagée par la haine des dieux, eût pu produire de plus atroce dans la nuit
d'une mêlée, fut commis au nom du devoir. Autour de ces tables et sur ces mêmes
lits où les soldats s'embrassaient, ils s'égorgent. Ils gémissent d'abord de tirer
l'épée ; mais sitôt que cette arme ennemie de toute justice est dans leur main,
tout ce qu'ils frappent leur est odieux ; et leur courage chancelant s'affermit
dans le meurtre. Le camp est rempli de tumulte, les crimes l'inondent ; on tranche
la tête à ses proches, et de peur que le parricide ne reste perdu, on en fait
trophée aux veux des chefs ; on triomphe de son forfait. Pour toi, César,
dans ce carnage de ton armée, tu reconnais les dieux. Jamais la fortune ne te
sourit plus dans les plaines de Thessalie, ni sur la mer qui baigne Marseille, ni
sur les eaux de Pharos. Grâce à l'impiété sacrilège de tes ennemis, ta cause est
devenue la plus juste (13).
Les Pompéiens cherchent à regagner les hauteurs d'Hilerda - César les enferme sur
des collines où ils manquent d'eau
Les lieutenants de Pompée n'osent laisser dans un camp si voisin de l'ennemi des
cohortes souillées d'un crime odieux. Ils prennent le parti de la fuite et
regagnent les hauteurs d'Hilerda. La cavalerie de César qui les environne leur
interdit la plaine, et les cerne sur l'aride sommet des collines. Là, comme il sait
qu'elles vont manquer d'eau, il entoure leur camp d'un fossé profond, dont il
défend le bord escarpé, sans leur permettre de s'étendre jusqu'au fleuve, ni
d'embrasser dans leur enceinte aucune des sources d'alentour.
Dévorés de soif et désespérés, ils veulent combattre ; mais César leur refuse la
bataille
Aux approches de la mort qui les menace, leur crainte se change en fureur. D'abord
ils tuent les chevaux, secours inutile dans un camp assiégé, ils renoncent, même à
la fuite ; et, n'ayant plus d'espoir de s'échapper, ils courent se jeter eux-mêmes
sur le fer de l'ennemi. Dès que César les voit se dévouer à un trépas inévitable :
"Soldats, dit-il, retenez vos traits, détournez vos lances, évitez de verser le
sang. Celui qui défie la mort, ne la reçoit guère sans la donner. Voici des
guerriers désespérés, à qui la lumière est odieuse, et qui, prodigues de leur vie,
ne veulent périr qu'à nos dépens. Ils ne sentiront pas les coups ; ils vont se
précipiter sur vos glaives, et mourir contents, s'ils versent votre sang. Attendez
que leur fureur s'apaise, que leur impétuosité se ralentisse, et qu'ils aient perdu
l'envie de mourir (14). " Ce fut ainsi que César laissa ses ennemis s'épuiser en
menaces, et leur refusa le combat jusqu'au moment où le soleil plongé dans l'onde
céda le ciel aux astres de la nuit.
Les assiégés n'ayant plus le moyen de recevoir ni de donner la mort, leur
première ardeur tombe peu à peu, et leurs esprits
s'amortissent.
Tel un combattant percé d'un coup mortel, n'en est que plus impétueux, dans le
moment que la blessure est vive et la douleur aiguë, et que le sang qui bouillonne
encore, donne à ses nerfs plus de ressort ; mais si son ennemi, après l'avoir
frappé, suspend ses coups, il le voit bientôt qui chancelle ; un froid lui succède,
et sa colère et son courage s'épuisent avec son sang.
Tableau de la situation des Pompéiens privés d'eau.
Déjà l'eau manquait dans le camp de Pompée. Outre la charrue et les durs hoyaux, le
fer des armes fut employé à déchirer le sein de la terre, dans l'espoir
d'y trouver quelque source. On creusa un puits dont la profondeur s'étendait du
haut de la colline au niveau de la plaine. Le pâle chercheur d'or des mines
d'Asturies (15) ne pénètre pas si avant, ni si loin de la clarté des cieux.
Cependant on n'entendit point le bruit des fleuves souterrains ; on ne vit point de
source jaillir des roches qu'on avait percées, ni une goutte de rosée distiller des
parois de l'abîme, ni des filets d'eau circuler à travers les lits de gravier. On
retire enfin de ces cavernes profondes une jeunesse toute couverte de sueur, qui
vient de s'épuiser en vain à briser des rochers que les métaux durcissent. La
pénible recherche des eaux leur a rendu plus intolérable l'aridité de l'air qu'ils
respirent. Ils n'osent pas même employer le secours des aliments pour réparer leurs
forces défaillantes. Ils fuient les tables : pour eux la faim est un soulagement.
S'ils aperçoivent quelque humidité sur la terre amollie, ils arrachent à deux mains
la glèbe, et ils ta pressent sur leurs lèvres desséchées. S'ils trouvent une eau
croupissante et couverte d'un noir limon, toute l'armée s'y précipite et se dispute
ce breuvage impur. Le soldat expirant boit des eaux dont il n'eût pas voulu pour
prolonger sa vie. Ils épuisent la mamelle des troupeaux, et au lieu de lait, ils en
tirent du sang. Ils broient les plantes et les feuilles des arbres ; et pressant la
moelle des bois encore verts, ils en expriment le suc. Heureuses les armées
détruites pour avoir bu des eaux qu'un ennemi barbare empoisonnait en s'éloignant
(16) ! O César, tu peux sans mystère mêler aux fleuves d'alentour ce qu'il y a de
plus immonde, de plus infect dans la nature, les plantes même les plus vénéneuses
que l'on recueille sur le Dicté ; cette jeunesse, sûre d'en mourir, va s'en
abreuver. La flamme dévore leurs entrailles ; leur langue aride et raboteuse se
durcit dans leur bouche embrasée ; leurs veines sont taries ; leur poumon qu'aucune
liqueur n'arrose, laisse à peine un étroit passage au flux et au reflux de l'air ;
leur haleine brûlante déchire leur palais que la sécheresse a fendu. Leur bouche
haletante, dans l'ardeur de la soif, aspire avidement les vapeurs de la nuit. Ils
rappellent ces pluies abondantes (17) dont ils ont vu naguère la campagne inondée,
et leurs veux restent sans cesse attachés aux nuages arides. Ce qui redouble leur
supplice, c'est de se voir, non sous le ciel brûlant de Méroé (18) ou du Cancer,
dans les champs que laboure le Garamante au corps nu (19), mais entre l'impétueux
Ibère et le tranquille Sicoris ; de voir couler ces fleuves sous leurs yeux, et de
périr de soif à leur vue.
Les chefs cèdent enfin à la nécessité : Afranius, détestant la guerre, se résout à
demander la paix. Il s'avance lui-même en suppliant, traînant aux pieds de César
ses cohortes mourantes. Il paraît devant le vainqueur, mais avec une majesté que le
malheur n'a point abattue. Son maintien rappelle sa première fortune et son
désastre présent. On reconnaît en lui un vaincu, mais un chef, et il demande grâce
avec un visage intrépide.
Les chefs se rendent : discours d'Afranius à César
"Si le sort, dit-il, m'eût fait succomber sous un ennemi sans vertu, ma mort eût
prévenu ma honte, et cette main m'eût délivré. Nous venons, César, te demander la
vie, parce que nous te croyons digne de nous l'accorder. Ce n'est ni l'esprit de
faction ni la haine qui nous a mis les armes à la main. La guerre civile nous a
trouvés à la tête de ces légions ; nous lui sommes restés fidèles tant que nous
l'avons pu. C'en est fait, nous ne retardons plus tes destins, nous t'abandonnons
les bords du Couchant, nous te laissons le chemin de l'Orient, nous te délivrons du
danger d'avoir derrière toi tout l'univers armé. Cette guerre ne t'a pas coûté
beaucoup de sang ni de fatigues. Pardonne à tes ennemis ta victoire, leur seul
crime. Nous demandons peu de chose : nous sommes épuisés, donne-nous le repos.
Laisse-nous passer loin de la guerre la vie que tu nous accordes. Suppose nos
légions détruites et couchées dans la poussière. Il ne serait pas digne de toi
d'associer nos armes avec les tiennes, et de partager ton triomphe avec de
malheureux captifs. Nous avons rempli nos destins; pour toute grâce, n'oblige pas
les vaincus à vaincre avec toi (20). " César fait grâce aux Pompéiens
Il dit ; César qui l'écoutait avec un visage serein, fut générera et facile à
fléchir. Il fit grâce à ses ennemis, et les dispensa de la guerre. Dès que la paix
est acceptée, les soldats accourent aux fleuves ouverts maintenant devant eux ; ils
se couchent sur le rivage, et troublent ces eaux dont ils peuvent enfin s'abreuver.
Il en est qui s'étouffent par trop d'avidité, sans pouvoir éteindre la soif qui les
dévore. Le feu qui les consume ne cède pas encore : il épuiserait, pour s'éteindre,
le fleuve entier. Peu à peu les forces leur reviennent, l'armée se ranime.
O prodigue débauche ! ô faste insensé de l'opulence ! désir ambitieux des mets les
plus rares ! vaine gloire des somptueux festins ! venez apprendre avec quoi l'homme
soutient et prolonge sa vie, à quoi la nature a réduit ses besoins. Pour ranimer
ces malheureux, il n'a pas fallu un vin fameux recueilli sous un consul inconnu
(21) et versé dans l'or ou dans la myrrhe. Ils puisent la vie au sein d'une onde
pure. Hélas ! telle est la condition de tous les peuples qui font la guerre : un
fleuve et Cérès, c'est assez pour eux.
Dès ce moment le soldat pose les armes et les abandonne au vainqueur. II est sans
crainte dès qu'il est sans défense. Exempt de crime et libre de soins, il va se
répandre dans les villes d'où la guerre l'avait tiré. Oh ! qu'en jouissant des
douceurs de la paix, il se repentit d'avoir lancé le javelot, souffert la soif, et
demandé aux dieux de coupables succès ! Ceux même que la victoire seconde, ont
encore tant de dangers, tant de travaux à soutenir, avant de fixer la fortune
inconstante ; ils ont tant de sang à répandre dans toute la terre (22), et César à
suivre à travers tant de hasards.
Heureux celui qui voyant le monde sur le penchant de sa ruine, sait en quel lieu
passer une tranquille nuit ! il se délasse et dort en sûreté, sans craindre que le
son de la trompette (23) interrompe son sommeil. Il rêve à sa femme, à ses enfants,
â son foyer rustique, à ses champs qui ne sont pas la proie des étrangers.
Un autre avantage de leur retraite, c'est de ne plus tenir à aucun parti dont
l'intérêt les agite. Pompée les a défendus, César les a sauvés : ainsi dégagés, ils
sont tranquilles spectateurs de la guerre civile.
Antoine, lieutenant de César, est pressé par la famine au milieu de son camp, dans
une île de l'Adriatique.
Cependant la fortune ne fut pas la même partout (24), elle osa se déclarer un
moment contre César aux lieux où la mer Adriatique bat les murs de Salone (25), où
le tiède Iader (26) coule au-devant des zéphyrs.
Antoine, comptant sur la foi des belliqueux Curètes (27), avait choisi leur plage
pour y établir son camp : inaccessible aux dangers de la guerre, s'il avait pu en
écarter la faim, contre laquelle il n'est point de rempart. Cette île ne produisait
ni pâturages, ni moissons ; et les soldats réduits à brouter l'herbe, après en
avoir dépouillé la campagne, n'avaient plus pour nourriture que les gazons secs du
retranchement, lorsqu'ils aperçurent sur le rivage opposé un corps de troupes que
Bazilus amenait à leur secours. Antoine inventa pour fuir un nouveau moyen de
traverser les eaux (28).
Il cherche un moyen d'échapper en fuyant par mer, et de rejoindre ceux de son
parti.
Au lieu de vaisseaux construits selon l'usage , à la haute poupe, à la carène
allongée, il établit sur deux files de tonnes vides, liées ensemble par de longues
chaînes, une vaste rangée de poutres. Le rameur n'y est point exposé aux traits de
l'ennemi : à couvert, dans les intervalles des bois qui forment ce pont flottant,
ils ne sillonnent que les eaux enfermées au milieu des barques, et donnent ainsi le
merveilleux spectacle d'une machine qui vogue sans voiles, et sans secours
extérieur. On observa le flux et le reflux, et dans l'instant que la mer se
reployant sur elle-même, abandonnait le rivage, on lança ce navire immense avec
deux galères pour l'accompagner. Ces vaisseaux s'avancent, et au milieu s'élève une
forteresse mouvante, dont le sommet couronné de créneaux se balance sur les flots.
Octave qui gardait ce passage, ne voulut pas attaquer d'abord ; il retint l'ardeur
de sa flotte, et il attendit que sa proie, attirée par l'espoir d'un trajet facile,
vint se livrer tout entière à lui. Le calme trompeur qui régnait sur la mer
invitait ses ennemis à s'engager dans leur folle entreprise.
Ainsi tant que le chasseur n'a pas enfermé le cerf qu'épouvante la plume odorante
(29), tant qu'il ne l'a pas investi de ses filets, il impose silence à ses
légers molosses, et les retient muets à la chaîne. Aucun d'eux ne court à la forêt,
si ce n'est celui qui, le museau baissé, démêle et reconnaît la trace, qui sait se
taire en découvrant la proie, et n'indiquer le lieu où elle repose que par un léger
tremblement. On s'entasse en toute hâte sur ces lourdes machines. On fuit la terre
sur ces radeaux en bois, à l'heure où les dernières lueurs du jour combattent
contre la nuit croissante.
Des chaînes lâches, cachées sous les eaux par l'ordre du chef des Pompéiens,
retiennent un des vaisseaux d'Antoine.
Un Cilicien de la flotte d'Octave mit en usage un vieil artifice des pirates de son
pays, pour tendre à l'ennemi des piéger sous les eaux. Il laisse la surface libre,
mais au-dessous il tient suspendues des chaînes lâches, dont les deux bouts sont
attachés au rivage. Ni le premier, ni le second navire ne s'y arrête ; mais le
troisième est retenu au passage, et les chaînes se reployant, l'attirent parmi les
écueils.
Près de là une voûte de rochers suspendus et menaçants couvre la mer, ô merveille !
d'une forêt sombre. C'est dans ces antres ténébreux que la vague ensevelit souvent
les débris des vaisseaux brisés par l'aquilon, et les corps de ceux qui ont péri
sur les eaux. La mer repoussée par les rochers, les laisse à découvert ; et lorsque
ces cavernes profondes vomissent les eaux mugissantes, les tourbillons d'écume qui
s'élancent des gouffres de Charybde n'ont rien de plus effrayant. C'est vers
l'entrée de ce gouffre que fut attiré le navire qui portait les Opitergiens (30),
et dans l'instant il est environné d'un côté par les vaisseaux qui se détachent du
rivage, de l'autre par une multitude de combattants, dont les rochers et les bords
sont couverts.
Vulteius qui commandait ce navire, s'aperçut des piéges qu'on lui avait tendus.
Mais ayant tenté vainement de rompre les chaînes à coups de hache, il se résolut au
combat, sans aucun espoir de salut, sans savoir même de quel côté il ferait face à
l'ennemi. Cependant tout ce que peut la valeur assiégée et environnée de périls,
fut exécuté dans ce moment terrible. Un seul navire avec une cohorte, investi d'un
nombre infini de vaisseaux et de combattants, se défendit et soutint leur attaque.
Le choc, il est vrai, ne fut pas long ; la faible lumière qui l'éclairait fit place
aux ombres de la nui t; la paix régna dans les ténèbres.
Vultéius, commandant du navire, exhorte ses soldats à se tuer les uns les autres
plutôt que de se rendre.
La troupe consternée aux approches d'une mort inévitable, s'abandonnait au
désespoir, quand VuIteius d'une voix magnanime relève en ces mots les esprits :
"Romains, nous n'avons plus pour être libres que le court espace d'une nuit :
employez donc ce peu d'instants à voir, dans cette extrémité, quel est le
parti à prendre. La vie n'est jamais trop courte quand il en reste assez pour
choisir sa mort. Et ne croyez pas qu'il y ait moins de gloire à prévenir la mort,
quand on la voit de près ; nul homme, en abrégeant ses jours, ne sait le temps
qu'il eût pu vivre. II faut le même courage pour renoncer à des moments ou à des
années : l'honneur consiste à disposer de soi et à prévenir ses destins. On n'est
jamais forcé à vouloir mourir. La fuite nous est interdite; nous sommes environnés
d'ennemis prêts à nous égorger. Décidons-nous ; loin d'ici la crainte; cédons à la
nécessité, en hommes libres, non en esclaves. Ce n'est pourtant pas dans
l'obscurité qu'il faut périr ; et comme des troupes qui dans les ténèbres
s'accablent de traits lancés au hasard. Sur un champ de bataille et dans un tas de
morts, le plus beau trépas se perd dans la foule, la vertu y reste ensevelie et
sans honneur, il n'en sera pas ainsi de la nôtre. Les dieux ont voulu l'exposer sur
ce théâtre aux yeux de nos amis et de nos ennemis. Ce rivage, cette mer, les
rochers de l'île que nous avons quittée seront couverts de spectateurs. De l'un et
de l'autre rivage, les deux partis vont nous contempler. O Fortune ! tu te prépares
à faire de nous je ne sais quel exemple grand et mémorable. Tout ce que la
fidélité, le dévouement des troupes a laissé de monuments illustres dans tous les
siècles, cette brave jeunesse va l'effacer. Oui, César, c'est faire peu pour toi,
nous le savons, que de nous immoler nous-mêmes ; mais assiégés comme nous le
sommes, nous n'avons pas de plus grand témoignage à te donner de notre amour. Le
sort envieux a sans doute beaucoup retranché de notre gloire en ne permettant pas
que nos vieillards et nos enfants se soient trouvés pris avec nous, mais que
l'ennemi sache du moins qu'il est des hommes qu'on ne peut dompter ; qu'il apprenne
à craindre des furieux résolus et prompts à mourir ; qu'il bénisse le ciel de n'en
avoir retenu dans ses piéges qu'un petit nombre. Il essayera de nous tenter en
parlant de paix et d'accord ; il tâchera de nous corrompre par l'offre d'une vie
honteuse. Ah ! plût aux dieux qu'il nous fit grâce, et que le salut nous fût assuré
! notre mort en serait bien plus belle, et en nous voyant déchirer nous-mêmes nos
entrailles, on ne croirait pas que ce fût la ressource du désespoir. Il faut, amis,
il faut mériter par un courage sans exemple, que César, entre tant de milliers
d'hommes qui lui restent, regarde la perte de ce petit nombre comme un désastre
pour lui. Oui, quand le sort m'offrirait le moyen de m'échapper, je refuserais.
Romains, j'ai rejeté la vie. Mon coeur n'est plus aiguillonné que du désir d'un
beau trépas. Ce désir va jusqu'à la fureur. Il n'y a que ceux qui touchent à leur
terme, qui sentent combien il est doux de mourir. Les dieux le cachent à ceux
qu'ils condamnent à vivre, afin qu'ils se résignent à vivre. "
Ce fut ainsi que l'ardeur du héros releva l'âme de ses soldats, et ces mêmes hommes
qui avant de l'entendre, mesuraient d'un oeil mouillé de larmes le cours de
l'Ourse, désirèrent ce jour terrible.
La nuit alors n'était pas lente à se cacher dans l'Océan : le soleil allait sortir
du signe brillant des enfants de Léda, il s'approchait du Cancer (31), et il voyait
en se levant les flèches du Centaure (32) se plonger dans l'onde. La lumière du
jour découvrit les Istriens sur le rivage, et sur la mer la flotte des Grecs,
jointe aux Liburniens belliqueux. D'abord on suspendit l'attaque, pour voir si
Vulteius et les siens se laisseraient désarmer, et si, en retardant leur mort, on
leur ferait aimer la vie. Mais cette jeunesse héroïque se tint ferme en son
dévouement, fière d'avoir renoncé au jour, et sûre de sortir du combat avec gloire,
en s'immolant de ses propres mains. Rien ne peut plus ébranler ces âmes déterminées
au suprême effort. Une poignée d'hommes soutient les assauts d'une multitude
répandue sur la mer et sur le rivage : tant on est fort quand on sait mourir.
Ils s'égorgent les uns les autres.
Enfin las de verser du sang et croyant avoir assez vendu leur vie, ils abandonnent
l'ennemi, et leur fureur se tourne contre eux-mêmes. Vulteius, le premier, se
découvrant le sein et tendant la gorge au coup mortel : "Qui de vous, amis, leur
dit-il, est digne de plonger sa main dans mon sang et de prouver par là qu'il veut
mourir ?" Il n'eut pas besoin d'en dire davantage ; cent glaives lui percent le
sein. Il loue tous ceux qui le frappent, mais à celui qui a donné l'exemple, il
prête à son tour sa main reconnaissante et le tue avant d'expirer. Tout le reste
s'égorge à l'envi, et dans un seul parti, s'exercent toutes les fureurs de la
guerre. Ainsi s'égorgeaient devant Thèbes cette foule d'hommes armés que vit naître
Cadmus, des dents terribles qu'il avait semées, présage fatal pour les fils
d'OEdipe. Ainsi périrent au bord du Phase, ces enfants de la dent vigilante du
dragon, que Médée, par des enchantements nouveaux, dont elle-même pâlit d'effroi,
força de s'immoler entre eux et d'engraisser de leur sang les sillons qui venaient
de les engendrer. Tel fut le massacre de cette jeunesse intrépide qui a juré de
périr. Il ne leur coûte rien de mourir. En recevant le trépas, ils le donnent.
Aucun des glaives ne frappe en vain quoique poussé d'une main défaillante. Ce n'est
pas le fer qui s'enfonce, c'est le sein qui frappe le fer, c'est la gorge qui va
au-devant de l'épée et qui la force de s'y plonger. Quoique le frère le présente à
son frère, le père à son fils, dans ce carnage affreux, leurs coups n'en sont pas
moins assurés ; tout ce qu'ils donnent à la tendresse c'est de ne pas les
redoubler. On les voit traîner leurs entrailles déchirées sur le navire et rougir
la mer de leur sang. Ils regardent avec mépris la lumière qui leur échappe ; ils
tournent contre l'ennemi un front superbe, et ils s'applaudissent de sentir la
mort. Le navire n'est bientôt plus qu'un monceau de cadavres que les vainqueurs
honorent du bûcher ; saisis d'étonnement de voir que la nature ait produit un homme
capable d'inspirer une semblable résolution (33).
Éloge de cette action.
Jamais la Renommée n'a rien publié dans l'univers avec tant d'éclat et de gloire ;
mais les nations, même après cet exemple, sont trop timides pour concevoir combien
il est aisé de s'affranchir de l'esclavage. On craint le glaive dans la main des
tyrans : la liberté tremble sous les armes qui l'oppriment. L'homme ne sait pas que
le fer ne lui a été donné que pour se sauver de la servitude. O mort ! que n'es-tu
refusée aux lâches ! Que n'es-tu réservée à la vertu !
Curion passe en Afrique, et campe sur des roches ruineuses qu'on appelait le
royaume d'Antée.
La guerre n'était pas moins vive aux champs de la Libye. L'audacieux Curion avait
mouillé au rivage de Lilybée (34), et de là, secondé par l'Aquilon, il avait passé
en Afrique et abordé entre Clupée et les ruines de Carthage (35), lieu que nos
armes ont rendu fameux. Il va d'abord camper loin de la mer écumante, sur la rive
du Bagrada (36), qui traverse lentement des sables arides. Bientôt il gagne des
hauteurs, et les rochers rongés de toutes parts, que l'antiquité, digne de foi, dit
avoir été le royaume d'Antée. Voici ce qu'un rustique habitant du pays en avait
appris de ses pères et lui raconta :
Description du combat de ce géant contre Hercule.
"La terre ayant enfanté les béants n'était pas épuisée. Elle conçut dans les antres
de Libye le formidable Antée. Elle en eut plus d'orgueil que d'avoir produit
Typhon, Tityes, ou le farouche Briarée, et il fut heureux pour le ciel qu'il ne fût
pas né dans les champs de Phlégra (37). Pour surcroît à ses forces immenses, dès
que son corps touchait la terre, il prenait une nouvelle vigueur. Il avait cet
antre pour demeure, une roche élevée lui servait de toit. Les lions pris à la
chasse étaient sa pâture ; il se couchait non sur la dépouille des bêtes fauves, ni
sur les débris des forêts, mais sur le sein nu de sa mère. C'est là qu'il se
fortifiait. D'abord tout périt sous ses coups, et les habitants des campagnes de
l'Afrique et les étrangers que les flots jetaient sur ce bord. Longtemps même la
valeur du géant dédaigna le secours de la Terre (38). Quoique debout, il était
invincible. Enfin le bruit de ses fureurs attire en Libye le magnanime Alcide,
Alcide qui purgeait de monstres la terre et la mer. Le héros dépouille la peau du
lion de Némée ; le géant celle d'un lion de Libye. L'un, selon l'usage des jeux
olympiques, arrose d'huile ses membres nerveux ; l'autre, ne se croyant pas assez
fort, s'il ne touchait que du pied sa mère, se couvre d'un sable brûlant et
secourable. Leurs bras et leurs mains s'entrelacent de mille noeuds. Longtemps
leurs pesantes mains attaquent vainement leurs robustes cous. Leur tête reste
inébranlable, leur front superbe n'est point incliné. Chacun d'eux s'étonne de
trouver son égal. Alcide en ménageant ses forces au début de la lutte épuise celles
du géant. Il le voit hors d'haleine et couvert d'une sueur glacée : il lui secoue
la tête, il presse sa poitrine contre la sienne et frappe de coups obliques ses
jambes mal assurées.
Déjà se croyant vainqueur, il enveloppe ses reins qui fléchissent, étreint ses
flancs, et du pied forçant ses jambes à s'écarter, il le jette étendu sur le sol.
La Terre altérée boit la sueur de son fils ; et il sent ses veines se remplir d'un
sang qui le vivifie. Ses muscles se tendent, ses nerfs se roidissent, son corps
renouvelé se dégage des noeuds dont l'enveloppe Alcide. Alcide est interdit de voir
qu'il ait repris tant de vigueur. Jadis, dans sa jeunesse, aux marais d'Argos,
l'hydre et ses têtes menaçantes l'avaient beaucoup moins étonné. Ils luttent, l'un
avec ses forces, l'autre avec celles de la Terre, et le combat est douteux. Jamais
la cruelle marâtre ne conçut de plus justes espérances. Elle voit la sueur inonder
ce corps infatigable, et ce dos qui, sans fléchir, a soutenu le poids du ciel. Dès
que le fils de Jupiter veut de nouveau serrer Antée entre ses bras, celui ci se
laisse tomber de lui-mème et se relève plus vigoureux : tout ce que la Terre a de
vie et de force passe dans le corps de son fils. Elle se lasse à lutter contre un
homme. Alcide enfin s'étant aperçu du secours qu'Antée puisait dans la Terre :
Debout, lui dit-il ; tu ne toucheras plus le sol et je t'empêcherai bien de
t'étendre à terre. Tu périras écrasé contre mon sein. C'est !à que tu vas tomber. A
ces mots, il enlève le géant dont les pieds s'attachent au sol ; la Terre séparée
de son fils ne peut lui redonner la vie. Alcide le tient par le milieu du corps, et
quoiqu'il le sentit glacé, il fut longtemps sans oser le rendre à sa mère.
L'antiquité, admiratrice d'elle-même et gardienne du passé, a tiré de là le nom qui
reste à ces montagnes. Mais la gloire de Scipion (39) les rendit encore plus
célèbres lorsqu'il força les Africains à quitter les citadelles italiennes et à
repasser les mers. Ce fut là d'abord qu'il établit son camp (40), et ce fut aussi
le premier théàtre de nos victoires en Afrique. Voici les restes du retranchement.
Ici fut la première conquête des Romains."
Forces des Pompéiens en Afrique, sous le commandement de Varus et de Juba
Curion flatté de ce présage, comme si le bonheur de nos armes était attaché à ce
lieu, et comme si la fortune de Scipion l'y attendait lui-même, fait dresser dans
ce poste heureux un camp qui ne devait pas l'être. II donne quelque trêve à ses
troupes, et avec des forces trop inégales (41), il ose défier un superbe ennemi.
Toute la puissance de Rome en Afrique était alors dans les mains de Varus. Celui-
ci, bien qu'il se confiât en ce qu'il avait de milice romaine, ne laissa pas
d'appeler à lui toutes les forces du roi de Libye et des extrémités du monde, tous
les peuples soumis à Juba s'avançaient sous les drapeaux de leur roi. Jamais
prince ne posséda un plus vaste empire. Dans sa plus grande longueur, il a pour
bornes à l'occident l'Atlas, voisin de Gadès (42), au midi, Hammon, voisin des
Syrtes (43). Il occupait l'espace de la zone brûlante, et pour enceinte il avait
l'Océan. Les peuples qui suivent Juba sont l'habitant du mont Atlas, le Numide
errant (44), le Gétule prêt à s'élancer sur des coursiers sans frein, le Maure dont
la couleur est celle des peuplales de l'Inde, le Nasamon qui vit dans les sables
stériles, le Garamante brûlé par le soleil, le Marmaride léger à la course, le
Mazax dont le dard le dispute à la flèche du Mède, le Massyle qui monte des chevaux
nus, et les fait obéir à une simple baguette qui remplace le frein ; tous les
peuples chasseurs des déserts de l'Afrique, qui abandonnent leurs cabanes pour
courir après les lions, et qui, ne se confiant point à leurs flèches, provoquent
ces animaux terribles et les enveloppent de leurs vêtements. Ressentiment de Juba
contre Curion.
Juba ne défendait pas seulement la cause de Pompée ; il vengeait la sienne. La même
année qu'en allumant la guerre civile Curion s'était rendu coupable envers les
hommes et les dieux, il avait voulu, par une loi du peuple, chasser Juba du trône
de ses pères, et arracher la Libye à un tyran à l'heure où il te livrait, ô Rome, à
la tyrannie ; et Juba, plein de son ressentiment, regarde cette guerre comme le
plus beau droit du sceptre qu'il a conservé. Curion tremble au bruit de son
approche. Les troupes qu'il commande ne sont pas de celles qu'il a éprouvées sur
les bords du Rhin, et qui, dévouées à César, ne connaissent que ses enseignes. Ce
sont les troupes infidèles qui ont livré Corfinium, aussi peu attachées au chef
qu'elles suivent qu'à celui qu'elles ont quitté, et pour qui, sans zèle et sans
choix, il est égal de servir l'un ou l'autre. Mais les voyant déserter la nuit les
barrières du camp, Curion se dit à lui-même : "Rien ne cache mieux la frayeur que
l'audace. Je veux présenter le combat, et tandis qu'elles sont à moi, faire avancer
mes troupes dans la plaine. C'est dans le repos que les esprits changent. Dès que
le glaive, une fois tiré, allume la fureur, et que le casque couvre la honte, qui
songe alors à balancer
ou le talent des chefs, ou le droit des partis ? On obéit à celui qui commande, on
sert la cause où l'on est engagé. Le soldat ressemble au gladiateur dans l'arène;
pour l'irriter, il suffit qu'on lui oppose son égal."
Curion attaque Varus et le défait.
En se parlant ainsi, Curion déploie son armée en pleine campagne ; et la fortune,
par un succès léger, semble vouloir l'aveugler sur le revers qui l'attend : car il
chasse devant lui l'armée de Varus, et le carnage qu'il en fait ne cesse qu'au
camp.
Défaite des Césariens par les Numides ; Curion se fait tuer
Juba instruit de la défaite funeste de Varus, s'applaudit de voir dépendre de lui
seul l'événement de cette guerre. Il accourt sans bruit avec son armée, et le
silence qu'il fait garder dérobe sa marche à l'ennemi. Sa seule crainte est d'en
inspirer, et que les Romains ne l'évitent. Il détache en avant Saburra son
lieutenant, avec une troupe légère, pour engager une première attaque, et pour
attirer l'ennemi. Saburra doit laisser croire qu'il commande seul, que Juba ne
vient point, et que ce corps de troupes est tout ce qu'il envoie. Cependant Juba se
tient caché dans une vallée profonde avec toutes ses forces. Tel l'ichneumon
(45) agite sa queue trompeuse devant l'aspic égyptien, et provoque sa colère par
cette ombre insaisissable, puis obliquement s'élance sur le reptile, le mord à la
gorge au-dessous du poison ; alors la bête pernicieuse lance le venin, qui coule
inutilement de sa gueule. L'artifice lui réussit. Curion dédaignant de s'instruire
des forces secrètes des Africains, oblige sa cavalerie à sortir la nuit de son
camp, et à se répandre au loin dans un pays inconnu. Ce fut en vain qu'on l'exhorte
à se défier d'un ennemi chez qui l'art de la guerre n'était que piéges, sa destinée
l'entraînait à la mort, et l'auteur de la guerre civile en devait être la victime.
Par un chemin escarpé, il conduit son armée sur les rochers élevés. Sitôt que le
Humide, de ces hauteurs, aperçoit les Romains, il s'éloigne selon sa coutume, et
feint de reculer, afin d'engager l'ennemi à descendre dans la plaine. Curion, qui
prend pour une fuite cette retraite simulée, se précipite en vainqueur sur ses pas.
L'artifice alors se découvre, et, cessant de fuir, les Africains, répandus sur les
collines d'alentour, enveloppent l'armée romaine. Le chef et les soldats se voyant
perdus, restent glacés d'étonnement. Le lâche n'ose penser à la fuite, ni le
valeureux au combat ; car au lieu de voir leurs chevaux émus au son de la trompette
, dresser l'oreille, agiter leurs crins, ronger le mors qui les déchire, et d'un
pied rebelle frappant la terre, et brisant les cailloux, s'indigner du repos; on
les voit la tête baissée, le corps tout fumant de sueur, la langue pendante, la
bouche embrasée du feu de leur haleine. Leurs flancs s'élèvent et s'abaissent avec
un violent effort, et une écume sèche et brûlante couvre leurs mors ensanglantés.
En vain le fouet ou l'aiguillon les presse, en vain l'éperon leur déchire le flanc,
aucun ne s'emporte, aucun ne prend sa course; ils n'ont pas même la force de
doubler le pas, et le peu qu'ils avancent, ne sert qu'à exposer de plus près leur
guide aux coups de l'ennemi. Mais dès que le Numide eut lâché ses coursiers sur les
Romains, la terre s'ébranle et résonne ; un tourbillon de poussière, pareil à ceux
que soulève le vent de Thrace, forme dans l'air un nuage épais, et dérobe aux yeux
la lumière. Comme leur choc impétueux tombait sur de l'infanterie, ce funeste et
sanglant combat ne fut pas douteux un moment ; il ne dura que le temps d'égorger ;
car les Romains n'avaient la liberté ni d'avancer, ni de combattre de près ou de
loin, de front ou sur les flancs. Il tombe sur eux une grêle de flèches, dont le
poids seul les eût accablés, sans parler des plaies et du sang versé. Les
bataillons romains se pressent dans un cercle étroit. Si quelqu'un, poussé par la
crainte,
se précipite au milieu des siens, il peut à peine se tourner sans péril au milieu
des épées de ses compagnons. A mesure que les premiers reculent, le bataillon
s'épaissit. Faute d'espace, ils ne peuvent plus agir, ni remuer leurs armes : leurs
bras se froissent en se heurtant ; le choc des cuirasses écrase le fer et le sein
qui le porte. Le Maure ne put jouir du spectacle de sa victoire : il ne vit ni des
flots de sang, ni un vaste champ de carnage : il ne vit qu'un monceau de cadavres,
debout tant ils sont pressés.
Mânes des Carthaginois, ombre d'Annibal, ombre maudite de Carthage, accourez. ce
sacrifice est digne de vous. Voilà le sang dont vous êtes avides : venez vous en
rassasier, et ne demandez plus vengeance. Grands dieux ! se peut-il que le massacre
des Romains en Libye soit un triomphe pour Pompée, un triomphe pour le sénat ? Ah !
qu'il serait bien moins affreux que l'Afrique eût vaincu pour elle !
Dès que la poussière abattue par le sang ne s'éleva plus en nuage, et que Curion
vit ses troupes étendues autour de lui, il ne put ni survivre à son malheur, ni
penser à la fuite (46). Il a recours à une mort prompte, et, courageux par
nécessite, il se perce, et tombe au milieu des cadavres de ses soldats.
Épilogue sur cette mort de Curion.
Malheureux ! de quoi t'ont servi tant de troubles excités du haut de la tribune,
lorsque, porte-drapeau du peuple, tu lui donnais des armes ? et ta révolte contre
le sénat ? et ton ardeur à soulever le beau-père contre le gendre ? Tu meurs avant
que Pharsale ait décidé de leur sort. Tu n'auras pas même le plaisir de contempler
les horreurs de la guerre civile. Tribuns puissants, ainsi vous expiez les malheurs
de votre patrie ; ainsi vos armes parricides sont lavées dans votre sang. Oh ! que
Rome serait heureuse et ses citoyens fortunés, si les dieux défendaient notre
liberté avec autant de soin qu'ils la vengent ! Te voilà, superbe cadavre, en proie
aux vautours de Libye. Curion n'obtient pas même un bûcher. Nous te rendons
pourtant ce juste témoignage, ô malheureux jeune homme (car à quoi bon dissimuler
ce que la renommée attenterait sans nous ?) ; tant que tu suivis les sentiers du
devoir, jamais Rome n'avait vu un meilleur citoyen, une plus belle âme, un plus
zélé défenseur des lois ; et si l'ambition, le luxe, le dangereux appât des
richesses ont pu t'égarer, que Rome en accuse la corruption du siècle dont tu n'as
fait que suivre le torrent. Le changement de Curion, ébloui par les riches
dépouilles de la Gaule (47), et corrompu par l'or de César, entraîna la chute de
Rome. Il est vrai : nous avons senti sur notre gorge l'épée du tout-puissant Sylla,
du farouche Marius, du cruel Cinna et de toute la maison des Césars ; mais qui
d'entre eux fut aussi puissant que Curion ? Ils achetèrent Rome : Curion la vendit
(48).
LIVRE IV
(01) Une guerre qui coûta peu de sang. - Lucain dit que cette guerre fut peu
sanglante. En effet, les lieutenants de Pompée se rendirent, vaincus par la
disette. (Voyez plus bas, v. 354.) "Anceps variumque, sed incruentum in Hispania
bellum."Florus, lib. IV, c. II.
"Cette guerre d'Espagne fut rude. César souffrit beaucoup de l'âpreté des lieux, de
l'hiver, et surtout de la famine. Il se trouva quelque temps comme enfermé entre
deux rivières ; mais il nous apprend lui-même ce qui lui donna l'avantage. Les
légions d'Espagne avaient désappris la tactique romaine, et n'avaient pas encore
celle des Espagnols ; elles fuyaient comme les Barbares, mais se ralliaient
difficilement. L'humanité de César, comparée à la cruauté de Petreius, un de leurs
généraux, acheva de gagner les Pompéiens ; ils traitèrent malgré Petreius."
Michelet, Histoire romaine, République, tome 1, p. 318.
Cependant ce pays avait de puissantes raisons pour être du parti contraire.
"L'Espagne était pompéienne. Pompée avait essayé pour elle ce que Césai accomplit
pour la Gaule : il avait fait donner le droit de cité à une foule d'Espagnols; mais
le génie moins disciplinable de l'Espagne faisait de ce peuple si belliqueux un
instrument de guerre incertain et peu sûr." Ibid., p. 340.
(02) Afranius et Petreius ses lieutenants. - A l'arrivée de Vibullius Rufus,
envoyé par Pompée en Espagne, il y avait trois lieutenants dans cette province,
Afranius, Petreius, et M. Tarentius V arron, le plus savant des Romains. Les deux
premiers se réunirent, en choisissant Ilerda pour leur centre d'opération, el
partagèrent le commandement de cinq légions qu'ils avaient sous leurs ordres ;
Varron fut chargé de défendre toute l'Espagne Ultérieure. Voyez César, Guerre
civileliv. I, ch. XXXVIII.
(03) L'infatigable Astur. - C'est-à-dire, les peuples des Asturies, chaîne de
montagnes, célèbre au moyen âge par la retraite de Pélage qui sauva la liberté et
la monarchie de l'Espagne contre les Maures mahométans.
(04) Le Veston léger. - Les Venons ou Vectons étaient des peuples de la Biscaye.
(05) Et les Celtes qui,., avaient mêlé ieurnom à celui des ibères. - C'est-à-dire,
les Celtibériens, tribu de Celtes qui avaient passé en Espagne et s'étaient établis
sur les bords de l'Hèbre. "His rebus constitutis, equites auxiliaqne toti
Lusitaniae a Petreio, Celtiberis, Cantabris, Barbarisque omnibus qui ad Oceanum
pertinent, ab Afranio imperantur." Caes., de Beiio civiii, lib. I, c. XXXVIII.
(06) Hiierda. - Aujourd'hui Lérida, capitale des Ilergètes (dans la Catalogne).
Elle était située sur le Sicoris (aujourd'hui la Sègre), rivière qui sort des
Pyrénées, traverse le pays des Cérétans (la Cerdagne) et celui des Vertes (la
Catalogne), et se jette dans l'Ibère (l'Hèbre) à Octogèse (Mequinenza).
(07) Le fleuve sépare les deux camps. - Cela est positif. Mais le récit des faits
semble établir que la ville et les deux camps étaient en deçà du Sicoris. Alors il
faut expliquer les mouvements des deux armées au moyen des deux ponts que César dit
avoir été jetés sur cette rivière. Voyez César, Guerre civile, liv. I, eh. XL :
"Fabius... in Sicore flumine pontes effecerat duos, inter se distantes millia
passuum iv. His pontibus pabulatum mittebat, etc." - Pour tout le récit de la
guerre d'Espagne, consultez César, de Bei/o civiii, ch. XL. et suiv.
(08) Rapide Cinga. - Cette rivière, appelée aujourd'hui la Senga, sépare l'Aragon
de la Catalogne, et se jette dans l'Ebre.
(09) Les plaines brûlées par les frimats. - Virgile (Géorg, liv. I, v. 92) parle de
moissons qui pourraient être brûlées par le chaud ou par le froid ;
Rapidive potentia solis
Acrior, aut Boreae penetrabile frigus adurat.
Perusti artus, membra torrida geli, dit Tite-Live, liv. XXI ;
Ambustimuitorum artus vi frigoris, dit Tacite, annales, liv. XIII.
(10) L'horrible famine approche. - "Accidit etiam repentinum incommodum biduo, quo
haec gesta sunt. Tanta enim tempestas cooritur, ut nunquam illis locis majores
aquas fuisse constaret. Tum autem ex omnibus montibus nives proluit, ac summas
ripas fluminis superavit, pontesque ambos, quos C. Fabius fecerat uno die
interrupit. Quae res magnas difficultates exercitui Caesaris attulit. Castra enim,
ut supra demonstratum est, quum essent inter flumina duo, Sicorim et Cingam, spatio
minium xxx, neutrum horum transiri poterat ; necessarioque omne his angustiis
continebantur, etc." Caes. de Bei/o civiii, lib. I c. XLVIII.
(11) Ainsi le Venète passe le Pô débordé. -Le poète n'explique pas que le fait
qu'il raconte est un des plus heureux stratagèmes de César pour sortir de la
position terrible où il était engagé :
"Quum in his angustiis res esset, atque omnes viae ab Afranianis militibus
equitibusque obsiderentur, nec pontes perfici possent, imperat militibus Caesar, ut
naves faciant, cujus generis eum superioribus annis usus Britanniae docuerat.
Carinae primum ac statumina ex levi materia fiebant : reliquum corpus navium,
viminibus contextum, coriis integebatur. Has perfectas carris junctis devehit noctu
millia passuum a castris xxii, militesque his navibus flumen transportai
continentemque ripa collem improviso occupat." Caes. de Bei/o civiii, lib I, c.
LIV.
(12) Petreius... abandonne les hauteurs d'Hiierda. - "His paene effectis, magnum
in timorem Afranius Petreiusque perveniunt, ne onmino frumento pabuloque
intercluderentur, quod multum Caesar equitatu valebat. Itaque constituant ipsi iis
locis excedere, et in Celtiberiam bellum transferre. Huic consilio suffragabatur
etiam illa res, quod ex duobus contrariis generibus quae superiore bello cum L.
Serorio steterant civitates, victae nomen atque imperium absentis timebant ; quae
in amicitia manserant, Pompeii magnis affectae beneficiis eum diligebant :
Caesaris autem in Barbaris erat nomen obscurius, etc." Caes., de Bello civili, lib.
I, c. LXI. Voyez les chapitres suivants, pour bien comprendre les détails de cette
manoeuvre.
(13) Ta cause est devenue la plus juste. - Par la mort des soldats et des
officiers de son armée que Petreius fit massacrer dans son camp. Ce sont les
Pompéiens qui les premiers ont rompu l'alliance entre les deux armées.
(14) Qu'ils aient perdre l'envie de mourir. - Le commentateur de Lemaire propose un
sens un peu différent du nôtre. Perdant velle mori : "Que cette volonté qu'ils ont
de mourir leur soit inutile, ne leur serve à rien. " Ce sens est fort plausible,
mais l'autre paraît plus naturel et plus simple.
(15) Le pâle chercheur d'or des mines des Asturies. - L'Espagne ancienne était
célèbre pour ses mines d'or :
Haud aliter Collis scrutator Hiberi,
Quum subiit, longeque diem vitamque reliquit,
(STAT., Thebaid., lib. VI, v. 377.)
Quidquid tellure revulsa CaNaicis fodiens rimatur collibus Astur.
(CLAUD., in Consul. Probiet Oiybrii v. 50,)
Quidquid fodit Hiber......
(LUCAN., P ha rsa l, lib. VII, v. 755.)
Voyez J.-J. Rousseau, Fragments sur les Mineurs, dans ses oeuvres.
Astur avarus,.......
Et redit infelix effosso concolor auro.
(SILIUS ITAL., lib. VII, v, 231,)
(16) Qu'un ennemi barbare empoisonnait. - C'est ce que Jugurtha, roi de Numidie,
Mithridate, roi du Pont, et Juba, roi de Mauritanie, avaient fait dans leurs
guerres contre les Romains.
(17) iis rappellent ces pluies abondantes. - Ce sont les pluies dont le poète a
parlé plus haut, vers 75 et suiv,
. . A l'horizon épiant un nuage,
Implorent, haletant, la faveur d'un orage.
(ESMENARD, Navigation, chant IV.)
(18) Méroéest une île du Nil.
(19) Le Garamante au corps nu. - Les Garamantes sont un peuple d'Afrique, dans le
voisinage de Cyrènes, et qui touche à l'Éthiopie ; il tire son nom de Gammas, fils
d'Apollon. Le poète les représente comme nus à cause de la chaleur.
(20) N'oblige pas les vaincus à vaincre avec toi. - Voyez (Guerre civile, liv. I,
ch. XXXV) la réponse de César au discours d'Afranius : ce fut César qui, de son
propre mouvement, dispensa les vaincus du service.
Id vero militibus fuit pergratum et jucundum, ut ex ipsa significatione potuit
cognosci, ut qui aliquid justi incommodi exspectavissent, ultro praemium missionis
ferrent. etc. , Il leur fournit même des vivres jusqu'aux bords du Var ; frontière
d'Italie. Voyez Guerre civile, liv 1. ch. LXXXVI - LXXXVII.
(21) Un vin fameux recueil sous un consul inconnu. C'est-à-dire un vin si vieux
que le nom du consul qui l'a vu recueillir est devenu illisible sur le vase ou
l'amphore :
Capillato diffusum consule . . . .
Cujus patriam titulumque senectus Delevit multa veteris fuligine testae.
JUVEN., sat V, v, 30.
Voyez aussi Horace.
(22) iis ont tant de sang à répandre dans toute la terre. - ll restait encore à
César la guerre de Macédoine, celle d'Alexandrie ou d'Égypte, celle d'Afrique, et
la seconde guerre d'Espagne contre les fils de Pompée.
(23) Le son de la trompette.
Neque excitatur classico miles truci.
Horatius, Epod.: V, v. 5.)
Martia cui somnos classica pulsa fugant.
(TIBULLUS)
Jamais le chant des coqs ni le bruit des clairons...
(LA FONTAINE.)
(24) La fortune ne futpas la même partout. - Cet épisode de la guerre Civile a été
pris à Lucain par Florus : "Aliquid tamen adversus absentem ducem ausa fortuna est
circa Illyricum... Quippe quum fauces Adriatici maris jussi occupare Dolabella et
Antonius, ille Illyrico, hic Coreyraeo litore castra posuissent, jam maria late
tenente Pompeio, repente castra legatus ejus Octavius Libo cum ingentibus copiis
classicorum circumvenit utrumque. Deditionem fauces extorsit Antonio. Missae quoque
a Basilo in auxilium ejus rates, quales inopia navium fecerat, nova Pompeianorum
arte Cilicum, actis sub mare funibus, captae quasi per indaginem. Duas tamen aestus
explicuit : una, quae Opiterginos ferebat, in vadis haesit, memorandumque posteris
exitum dedit. Quippe vix mille juvenum manus, circumfusi undique exercitus per
totum diem tela sustinuit, et quum exitum virtus non haberet, ne in deditionem
veniret, hortante tribuno Vulteio, mutuis ictibus in se concurrit." (Lib. IV, cap
II.)
(25) Les murs de Sa/one. - Salone est célèbre par la retraite et les jardins de
Dioclétien. Aujourd'hui elle n'offre plus que des ruines à deux lieues N.-E. de
Viscio , petit lieu près du château d'Almissa en Dalmatie, à quatre lieues E, de
Castel-Vecchio , cinq lieues S. de Glissa, et six lieues S.-0. de Duaré. Notre
poète l'appelle Salone-la-Longue, parce qu'elle s'étendait en longueur sur
l'Adriatique.
(26) Où le tiède lader. - "Iader juxta Salonas mare influit Adriaticum.'' (Vibius
Sequester.) Pline l'Ancien (liv. IV, ch. XXI et suiv.) parle d'une colonie de
Iadera.
(27) La foi des belliqueux Curètes. - Il est assez difficile de savoir au juste
quel est ce peuple que notre auteur nomme ici Curètes. Ce ne sont point les
habitants de Brindes, descendus des Crétois, comme le veut Sulpitius ; ni des
Crétois auxiliaires, comme le prétend Omnibonus ; ce ne sont point non plus les
Curètes, peuples d'Acarnanie, dont le nom porte toujours la première syllabe
longue. Il s'agit peutêtre des habitants d'une de ces îles que Pline (liv. III, ch.
XXVI) appelle crétoises, de Currita, par exemple, que Ptolémée (Géographie, liv.
II) place à côté de la Liburnie.
(28) Antoine inventa pourfuir. - C'est C. Antonins, et non M. Antonius, qui se
trouvait alors à Brindes, attendant le moment de faire passer en Macédoine les
légions de César.
Antoine inventa pour fuir un nouveau moyen. - Cette description n'est pas facile à
comprendre ; elle est confuse et pleine d'obscurité. Antoine, à Brindes, mit en
usage le même stratagème. "Erat eo tempore Antonius Brundisii ; qui, virtuti
militum confisus, scaphas navium magnarum circiter LX cratibus pluteisque contexit,
eoque milites delectos imposuit, atque eas in litore pluribus locis separatim
disposuit, navesque triremes duas, quas Brundisii faciendas curaverat, etc." Caes.,
de Beiio civiii, lib. III, c. XXIV.
(29) Le cerfqu'épouvante la plume odorante. - On faisait brûler ces plumes, et
leur odeur faisait fuir les cerfs. Voyez, sur cet appareil, Gratius, poème de la
Chasse, v. 75 et suiv. ; Sénèque le Tragique, Hippoiyte, v. 46.
Dicta rubenti linea penna Vano cludat terrore feras.
Puniceaeve agitant pavidos formidine pennae.
(VIRG., Georg., lib. III, v. 372.)
Voyez encore Pline, Hist. Nat., liv. XXI, ch. XXXIX.
(30) Le vaisseau qui portait les Opitergiens. - Opitergium était une ville du pays
des Vénètes (États de Venise), aujourd'hui Oderzo.
(31) Hs'approchaitdu Cancer. - On était en été et l'on touchait au solstice qui
tombe dans le Cancer, le plus élevé des signes du zodiaque.
(32) Le Centaure. - Chiron, c'est-à-dire le Sagittaire :
Haemonios arcus violentique ora leonis.
(Ovin., Metam., lib. II, v. 81.)
(33) Un homme capable dinspirerune semblable résolution. - Il est difficile, en
effet, de trouver ailleurs des exemples d'un pareil dévouement. Plutarque n'a point
laissé échapper ce trait remarquable de la vie de César. Il cite quelques faits
analogues à celui que notre poète raconte en ce moment ; voici le plus
digne d'être mis en rapport avec le trépas volontaire de Vulteius et de sa troupe :
"En Afrique, Scipion s'était emparé d'un vaisseau de César, monté par Granius
Pétron, qui venait d'être nommé questeur. Scipion fit massacrer tout l'équipage, et
dit au questeur qu'il lui donnait la vie. Granius répondit que les soldats de César
étaient accoutumés à donner la vie aux autres et non pas à la recevoir ; en disant
ces mots, il tire son épée et se tue." ( Vie de César, ch, XVII.)
(34) Lilybée. - Lilybée était un promontoire de Sicile en face de l'Afrique, comme
le cap Pélore est en face de l'Italie, et celui de Pachinum en face de la Grèce.
(35) Les ruines de Carthage. - Carthage, à cette époque, n'était plus qu'à moitié
ruinée. Les Romains l'avaient un peu relevée depuis la troisième guerre panique.
"Akhybée (en langue da pays Akhybia), autrefois Clupea, appartient aujourd'hui au
royaume de Taris. C'était un bon port. Les Romains s'y fortifièrent lors de la
première guerre punique, et en firent are place d'armes. " Lepernay, Pharsaie.
(36) Sur la rive du Bagrada. - Le Bagrados, appelé aujourd'hui Megerda ou Mesjerda,
sort de la Numidie et se jette dans la mer auprès d'Utique. Le pays qu'il arrose
porte le nom de Prikia. On connaît l'histoire du serpent monstrueux que Regulus tua
sur les bords de ce fleuve :
Turbidus arentes lento pede sulcat arenas Bagrada.
(Sil. ITAL., Lib. VI, v. 140).
(37) Dans les champs de Phiégra. - Ville de Macédoine ; il y avait aussi une ville
du même nom dans la Campanie, près de Puteoli, Pouzzoles.
(38) Dédaigne le secours de la terre. - Le poète veut dire que, dans ses combat,
Antée dédaigne de se lainer tomber pour chercher des forces contre le sein de sa
mère, car il vient de dire qu'il dormait toujours sur la terre nue.
(39) La gloire de Scipion. - L'expédition hardie de Scipion, nommé consul avant
l'âge força Annibal de quitter I'ltalie qu'il désolait depuis seize ans, et de
repasser la mer pour porter au secours de sa propre ville. Arrivé en Afrique, il
perdit la bataille de Zama, qui termina la seconde guerre punique.
Voici l'exacte position de ce camp, selon César : "Id autem est jugum directum,
eminens in mare, utraque ex parte praeruptum atque asperum ; sed tamen paulo
leniore fastigio ab ea parte, quae ad Uticam vergit. Abest directo itinere ab Utica
paulo amplius passuum mille. Sed hoc itinere est fons, quo mare succedit longius,
lateque is locus restagnat : quem si quis vitare voluerit, sex millium circuitu in
oppidum perveniet. " De Beiio civiii, Lib. II, c. XXIV.
(40) Ce fut là qu'ilétablitson camp. - "Ipse cum equitatu antecedit ad castra
exploranda Corneliana, quod is locus peridoneus castris habebatur." (Caesar, de
Beiio civiii, lib II, c. XXIV -XXV.). Là fut le premier camp de Scipion sur la
terre d'Afrique, et ce lieu avait continué de s'appeler le camp Cornélien.
(41) Avec des forces trop inégales. - Il avait pris les devants et n'avait avec lui
que deux légions et cinq cents cavaliers.
(42) L'Atlas voisin de Gadès. -II faut remarquer que l'auteur prend ses points
cardinaux dans le royaume dont il fait la description (Voyez Heeren, Manuelde
l'Histoire ancienne, p. 47 et 410). La Mauritanie, soumise à Juba, fut partagée,
l'an 42 avant JésusChrist, en deux royaumes : la Mauritanie Césarienne, bornée à
l'est par le fleuve Ampsagus, à l'ouest par le fleuve Mulucha ; villes : Igilgilis
el Césarée; et la Mauritanie Tingitane, depuis le fleuve Mulucha jusqu'à la mei
Atlantique; capitale Tingis.
Le petit Atlas est sur la côte d'Afrique, en face de Cadix, dont il est séparé par
le détroit de Gibraltar.
(43) Hammon, voisin des Syrtes. - Il est éloigné d'environ huit degrés de
longitude. Jupiter Hammon est proprement le Jupiter des sables, 0 mmow. « Cependant
il partit pour aller au temple de Jupiter Hammon. Le chemin était long et
fatigant ; il offrait partout les plus grandes difficultés. Il y avait deux dangers
à courir : la disette d'eau, qui rend ce pays désert pendant plusieurs journées de
marche ; l'autre, d'être surpris en traversant ces plaines immenses d'un sable
profond, par un vent violent du midi, comme il arriva à l'armée de Cambyse. ce vent
ayant élevé de vastes monceaux de sable, et fait de cette plaine comme une mer
orageuse, engloutit en un instant cinquante mille hommes dont il ne se sauva pas un
seul." Plutarque, Vie d'Alexandre, ch. XXXVII.
Suivant la Fable, Bacchus, à son retour des Indes, avec son armée victorieuse,
arriva dans le voisinage des Syrtes. Son armée allait périr de soif au milieu des
sables, quand Jupiter lui apparut sous la forme d'un bélier, et fit couler une
source d'eau vive. Ce fut en mémoire de ce bienfait qu'un temple fut construil dans
ces lieux en l'honneur du Jupiter des sables. Voyez Pharsaie, liv IX, v. 5, el liv.
X, v. 38.
(44) Le Numide errant, etc. - Voyez Salluste, Guerre de Jugurtha, description de
l'Afrique.
Gaetulis, Numidis, Garamantibus Autololisque, Mazuge, Marmarida, Psyllo, Nasamone
timetur.
(SIDON. APOLLIN., poemaV, v, 337.
(45) Tel l'ichneumon rusé. - Le crocodile a la vue faible et les yeux placés de
côté ; ce qui favorise le stratagème de son ennemi.
Pline dit qu'il y a guerre mortelle entre l'ichnenmon et le crocodile. Voyez Pline,
HistNat, liv. VIII, ch. XXIV.
(46) Il ne put ni survivre à son malheur, ni penser à la fuite : "Hortatur
Curionem Cn. Domitius, praefectus equitum, cum paucis equitibus circumsistens, ut
fuga salutem petat, atque in castra contendat, et se ab eo non discessurum
poNicetur. At Curio, nunquam, amisso exercitu quem Caesare fidei suae commissum
acceperit, se in ejus conspectum reversurum confirmat ; atque ita proelians
interficitur." Caes., de Bello civiii lib. II, c. XLI11.
(47 ) Ébloui par les riches dépouilles de la Gaule. - Curion fut d'abord ennemi de
César et partisan de Pompée ; mais ses dettes énormes le mirent dans la nécessité
de se vendre, et la guerre des Gaules rendit César assez riche pour l'acheter.
"Après le consulat de Marcellus, César laissa puiser abondamment dans les trésors
qu'il avait amassés en Gaule tous ceux qui avaient quelque part au gouvernement ;
il acquitta les dettes du tribun Curion, qui étaient considérables, etc."
Plutarque, Vie de César, ch. XXXII.
(48) Curion la vendit. - Il ne faut point se laisser ici tromper à l'exagération
du poète, quelque brillante que soit l'expression de sa
colère républicaine ; il fait trop d'honneur à Curion, quand il prétend que sa
trahison perdit tout. Il eût pu ne pas se vendre, que la république n'en eût pas
moins péri. Curion ne fut, pour ainsi dire, qu'un instrument de sa chute. Mais sans
lui, la destinée eût trouvé quelque autre voie, fata viam invenient.
On croit que c'est Curion que Virgile a voulu peindre et flétrir dans son Enfer,
quand il dit : "Vendidit hic auro patriam dominumque potentem imposuit. (Aeneid.,
lib. VI, v. 621.)
Lucain : la Pharsale : livre V (traduction)
LIVRE V
Au commencement de l'hiver le sénat est convoqué en Épire. - Discours du consul
Lentulus, qui propose de donner à Pompée la conduite de la guerre civile. - Le
sénat choisit Pompée, et décerne des honneurs et des récompenses aux rois et aux
peuples qui ont bien mérité de la république. - On se prépare au combat - Appius
consulte l'oracle de Delphes sur l'issue de la guerre et sur son propre sort. -
Détails géographiques et réflexions philosophiques sur le temple et sur l'oracle
d'Apollon. - Appius fait ouvrir le temple, et le prêtre fait entrer dans le
sanctuaire la jeune Phémonoé, qui veut se soustraire à l'obligation de répondre. -
Appius découvre sa ruse, et la force de parler. Elle parle, mais le dieu n'est pas
entré dans son sein. - Elle monte enfin sur le trépied, et prédit, sous
l'inspiration du dieu, mais en termes obscurs, le résultat de la guerre civile. -
Elle meurt quand le dieu s'est retiré d'elle. - Révolte dans l'armée de César. -
Plaintes et menaces des soldats. - César se présente hardiment aux séditieux. - Son
discours. - Les chefs de la révolte sont punis, et l'armée rentre dans le devoir. -
César envoie son armée à Brindes pour rallier sa flotte ; lui-même se rend seul à
Rome, où il se fait donner la dictature et le consulat. - Vaine représentation des
comices populaires. Plaintes du poète sur la profanation du consulat. Célébration
des féries latines. - César arrive à Brindes, où il veut mettre sa flotte en mer,
malgré les tempêtes. - Son discours à ce sujet. - Le vent tombe et la flotte court
le risque de rester en pleine mer ; mais enfin elle touche la côte d'Épire. - Les
deux rivaux sont en présence. - César presse Antoine de lui amener le reste de son
armée demeurée à Brindes. - Son impatience. Il sort pendant la nuit de son camp, et
va réveiller un pauvre batelier nommé Amyclas, auquel il ordonne de le passer en
Italie. - Amyclas y consent. - En voyant la force de la tempête, le batelier se
trouble. - César le rassure. - Description de la tempête. - Paroles de César. - Il
arrive sain et sauf en Épire. - Plaintes de son armée, qui lui reproche sa
téméraire entreprise. - Antoine arrive avec le reste de sa flotte. - Pompée, voyant
arriver l'instant de la bataille, envoie son épouse à Lesbos : son discours. -
Réponse de Cornélie. - Leur triste séparation.
Au commencement de l'hiver le sénat est convoqué en Épire.
C'était ainsi qu'entre les deux chefs, affaiblis l'un et l'autre par des pertes
sanglantes, la fortune, partageant les bons et les mauvais succès (01), leur
ménageait des forces égales pour les champs de la Thessalie.
L'Hémus était couvert de la neige de l'hiver, les Pléiades descendaient des voûtes
glacées de l'Olympe, et ce jour qui change le titre de nos fastes (02), la fête de
Janus approchait.
Les consuls, dont l'année expire (03), en emploient les derniers moments à
rassembler en Épire les membres du sénat, que les fonctions de la guerre ont tenu
dispersé. Un indigne toit, refuge des voyageurs, reçut les sénateurs de Rome. Des
murs étrangers entendirent les conseils de cet ordre auguste. Ce n'est pas un camp,
c'est le sénat lui-mème : ses haches, ses faisceaux, sa majesté l'annoncent ; la
réunion de cette assemblée vénérable apprend au peuple qu'il n'y a pas un parti de
Pompée, mais un parti où se trouve Pompée. Discours du consul Lentulus, qui propose
de donner à Pompée la conduite de la guerre civile.
Dès que les Pères sont rangés dans un grave et triste silence, le consul Lentulus
se lève du siée éminent qu'il occupe, et il leur adresse ces mots : "Si vous avez
tous dans le coeur l'antique vertu de vos pères et un courage digne du sang de ces
illustres Romains, n'examinez ni quel lieu vous rassemble, ni à quelle distance
vous siégez de notre ville captive. Voyez la patrie partout où vous êtes; et avant
d'exercer l'autorité suprême, décidez d'abord, Pères conscrits, ce que l'univers
reconnaît que c'est en vous que le sénat réside. Que le sort nous envoie sous les
astres glacés du nord, ou sous le ciel du midi aux brûlantes vapeurs où les jours
et les nuits ne cessent pas d'être égaux, nous serons partout le centre de l'état,
et le droit de le gouverner nous accompagnera sans cesse. Quand les torches
gauloises mirent le Capitole en cendre, Véies, où se rendit Camille, devint Rome
dans ce moment (04). Le siège du sénat peut changer, son pouvoir est immuable.
César s'est emparé de nos murs désolés, de nos maisons abandonnées ; les lois sont
muettes, le Forum en deuil est fermé, la Curie ne voit plus dans son enceinte que
le rebut du sénat et de Rome ; tous ceux que l'exil n'a pas écartés sont ici.
Exempts de crimes et vieillis ensemble dans le calme d'une longue paix, il a fallu
pour nous disperser toutes les fureurs de la guerre. Mais ce corps est vivant et
ses membres se réunissent. Les forces du monde entier, voilà ce que les dieux nous
donnent en échange de l'Italie perdue. La mer d'Illyrie vient de submerger une
partie des rebelles ; Curion, l'âme du sénat de César, est couché sur les bords
poudreux de l'Afrique. Levez vos étendards ; précipitez le cours de nos destins ;
secondez les dieux par votre espoir que le succès vous inspire au moins la
confiance que vous inspirait, mène dans le malheur, la justice de votre cause.
Notre consulat expire avec l'année ; mais vous, dont l'autorité n'a point de terme,
délibérez, Pères conscrits, et décernez le commandement à Pompée."
Le sénat choisit Pompée, et décerne des honneurs et des récompenses aux rois et aux
peuples qui ont bien mérité de la république.
Au nom de Pompée, tout le sénat répondit par des acclamations, et chargea ce grand
homme du soin de son salut et des destins de la patrie. Ensuite on distribua des
honneurs aux rois et aux peuples qui, par leur zèle, s'en étaient rendus dignes. On
combla de présents la reine de la mer, Rhodes, consacrée à Phébus (05) ; la
jeunesse inculte du Taygète glacé (06) ; l'antique Athènes est nommée avec éloge ;
Marseille vaut à la Phocide le don de sa liberté. On célèbre Sadales, et le
vaillant Cotys, et le fidèle Déjotarus (07), et Rhascupolis, roi d'une région
glacée (08). Un décret confirme à Juba la possession du royaume de Libye ; et toi,
Ptolémée (09), ô fatalité ! toi, digne chef d'un peuple perfide, toi la honte de la
Fortune et le crime des dieux, on couronne ton front du diadème d'Alexandre ; on
arme ta main de ce glaive qui doit frapper ton peuple (10). Ton peuple !... plaise
au ciel que tu ne frappes que lui ! L'héritage de Lagus sera payé par l'assassinat
de Pompée. C'est ainsi qu'on dérobe un sceptre à Cléopâtre (11), un crime à César.
On se prépare au combat - Appius consulte l'oracle de Delphes sur l'issue de la
guerre et sur son propre sort.
Après l'assemblée, le sénat prend les armes; et tandis que les peuples et les
chefs, se livrent au sort de la guerre, le timide Appius est le seul qui n'ose en
courir les hasards. Appius, pour s'assurer des événements, consulte les dieux et se
fait ouvrir le sanctuaire de l'oracle de Delphes, fermé depuis longtemps aux
mortels.
Détails géographiques et réflexions philosophiques sur le temple et sur l'oracle
d'Apollon
Au milieu du monde, et à distance égale des rives de l'aurore et des bords du
couchant s'élève le double sommet du Parnasse, célèbre par les deux cultes de
Bacchus et d'Apollon dont les Ménades thébaines confondent la divinité dans les
fêtes triennales de Delphes. Ce fut la seule des montagnes qui dans le déluge
domina sur les eaux, et qui servit de borne entre le ciel et l'onde; encore ne
laissait-elle voir que la cime de ses rochers : ses flancs se cachaient dans
l'abîme. Ce fut là qu'Apollon jeune encore, essaya ses premières flèches contre
Python, Apollon vengeur de sa mère exilée du ciel, et pressée des douleurs de
l'enfantement.
C'était alors le règne de Thémis : Delphes en rendait les oracles. Mais Apollon,
voyant ces cavernes profondes exhaler un souffle prophétique et se remplir d'un
esprit divin, s'y enferma lui-même, et caché dans ces antres, il y devint prophète.
Quelle divinité se cache si mystérieusement ? Quel est celui des dieux qui
possède les secrets du sombre avenir, qui prévoit l'ordre éternel des choses, et
qui du ciel daigne descendre dans les entrailles de la terre, y souffrir l'approche
de l'homme, et se communiquer à lui ? Grande et puissante divinité sans doute, soit
qu'eue ne fasse qu'annoncer ce qui doit être, soit qu'elle ordonne ce qu'elle
annonce, et que sa volonté devienne le destin ! Peut-être qu'enfermée dans le sein
de la terre qu'elle gouverne, soutien de ce monde qui se balance dans le vide des
airs, l'essence universelle, Jupiter, s'échappe par les antres de Cyrrha, et va se
réunir au roi du ciel et de la foudre.
Dès que cet esprit s'est emparé du chaste sein de la prêtresse, le bruit de
l'impulsion divine retentit au fond de son coeur, et le souffle prophétique
s'exhale de sa bouche, comme la flamme s'élance à flots pressés du sommet brûlant
de l'Etna, comme Typhée embrasse les rochers de Campanie frémissant sous le poids
éternel d'Inarime (12), son tombeau. Jamais le dieu ne se refuse aux mortels : il
répond à qui l'interroge ; mais ce qu'il annonce est irrévocable : il n'est pas
même permis de demander qu'il change. Il rejette les voeux du crime ; les sourdes
prières des méchants ne pénètrent point jusqu'à lui ; mais favorable aux justes, il
leur apprit souvent, comme aux Tyriens, à changer de patrie ; il leur apprit, comme
aux Athéniens à Salamine, à vaincre un ennemi puissant ; il enseigne les moyens de
faire cesser, en apaisant les dieux, la stérilité des campagnes, ou la contagion de
l'air.
Le plus grand malheur de notre siècle (13) fut la perte de cet oracle, lorsque les
rois, qu'effrayait l'avenir, imposèrent silence aux dieux. Les prêtresses de
Delphes, loin de s'affliger de ce long repos, en jouissent au fond de leur temple
interdit. Car une mort soudaine est pour le mortel qui visite le dieu la peine ou
le prix de l'enthousiasme. Dans l'accès de la fureur divine, tous les ressorts du
corps humain s'ébranlent, et les efforts du dieu qui l'obsède dégagent l'âme de ses
liens fragiles.
Appius fait ouvrir le temple, et le prêtre fait entrer dans le sanctuaire la jeune
Phémonoé, qui veut se soustraire à l'obligation de répondre.
Ainsi les voûtes de l'antre étaient muettes et les trépieds dès longtemps
immobiles, lorsque Appius, pour approfondir les secrets du destin de Rome, va
réveiller ces profondeurs. Il ordonne au ministre d'Apollon d'ouvrir le temple et
de livrer au dieu la Pythonisse pâlissante.
La chaste Phémonoé, libre de soin, se promenait alors à l'ombre des forêts, au bord
des ondes de Castalie. Le pontife la saisit, l'entraîne et la précipite jusqu'au
vestibule du temple.
Mais tremblant de toucher le seuil redoutable, elle a recours à la feinte pour
dissuader Appius du désir de l'interroger. Inutile artifice.
"O Romain ! quelle funeste espérance de vérité t'entraîne ? Cet antre est dès
longtemps muet, ses gouffres se taisent et le dieu n'y réside plus : soit que
l'esprit qui l'animait ait abandonné ces lieux, soit que depuis que les torches des
barbares ont mis Delphes en cendres, Apollon ne daigne plus s'y cacher parmi les
ruines ; soit que le ciel le fasse taire et qu'il juge que c'est assez des vers de
l'antique Sibylle pour vous révéler vos destins ; soit que ce dieu, qui dans tous
les temps a banni de son temple les coupables, ne trouve plus dans nos jours
malheureux de bouche assez pure pour lui servir d'organe."
Appius découvre sa ruse, et la force de parler. Elle parle, mais le dieu n'est pas
entré dans son sein.
Appius démêla l'artifice de la prêtresse ; et, par ses menaces, il lui fit avouer
que le dieu était encore présent. Alors elle ceignit son front des bandelettes
entrelacées, se mit un voile blanc sur la tête, entrelaça de lauriers ses cheveux
épars et flottants. Le ministre, qui la voit hésiter et pâlir, la pousse dans
l'intérieur du temple. Mais frémissant de pénétrer jusque dans le sanctuaire, elle
se tint sous la première voûte, et par un froid enthousiasme imitant l'inspiration,
elle rendit un faux oracle : ruse offensante pour Appius, mais plus encore pour
Apollon et les sacrés trépieds. Ce n'était point cette sainte fureur qui annonce
que le dieu possède sa prêtresse ; ce n'était point ce murmure confus d'une voix
étouffée et tremblante, ces paroles obscures et entrecoupées, ni ces sons
effrayants dont l'éclat eût rempli la vaste profondeur de l'antre. On ne vit point
ses cheveux hérissés secouer le laurier qui couronnait sa tête ; les voûtes du
temple ne tremblèrent point, la forêt d'alentour demeura immobile ; tout annonça
que la Pythie avait craint de se livrer au dieu qu'elle faisait parler.
Appius qui ne voit pas les trépieds émus, s'irrite, et dit à la prêtresse : "Impie,
ta mort va me venger, et venger les dieux dont tu te joues, si à l'instant même tu
ne consens à t'enfoncer dans l'antre prophétique, et si, interrogée sur le sort
d'une guerre dont l'univers est menacé, tu ne cesses de me parler en ton nom." Elle
monte enfin sur le trépied, et prédit, sous l'ins piration du dieu, mais en termes
obscurs, le résultat de la guerre civile.
La vierge épouvantée s'enfuit vers le trépied. D'abord son sein se remplit à regret
du dieu. Elle hésite. Tout ce que l'antre recelait de cet esprit, qui depuis tant
de siècles ne s'en était point exhalé, la pénètre et se répand en elle avec un
impétueux effort. Jamais Apollon ne s'était emparé si pleinement du corps d'une
mortelle. L'âme, unie à ce corps fragile en est chassée : le dieu ta force à le lui
céder. Éperdue et hors d'elle-même,la Pythie errait dans son antre, roulant sa tête
échevelée, et secouant sur son front hérissé les bandelettes sacrées, les lauriers
de Phébus. Elle renverse les trépieds qu'elle rencontre sur son passage, le feu
divin bouillonne dans ses veines ; elle porte dans son sein Apollon furieux ; et
tandis qu'il emploie à l'irriter ses fouets invisibles, ses aiguillons de
flamme, il lui met un frein qui la dompte, et il s'en faut bien qu'il lui laisse
prédire tout ce qu'il lui laisse prévoir. Les âges se présentent en foule, et ce
long amas d'événements accable ses faibles esprits : tant ce tableau de l'avenir
est vaste, et tant les siècles accumulés s'empressent de paraître au jour. Les
destins semblent lutter au passage, et se disputer la voix qui doit les annoncer.
Rien n'échappe à la science de la Pythie, ni le premier jour du monde, ni le
dernier, ni l'étendue de l'Océan, ni le nombre de ses grains de sable. Mais telle
qu'on vit autrefois dans l'antre d'Eubée, la Sibylle de Cume, dédaignant de
répondre à la foule des peuples qui l'interrogeaient, se borner aux destins de
Rome, les détacher de l'avenir, et les tracer d'une main superbe ; telle Phémonoé,
se bornant à prédire le sort d'Appius, le cherche longtemps, et le démêle à peine
dans la multitude innombrable des grands destins qui lui sont offerts. L'écume
alors découle de ses lèvres ; elle s'exhale en gémissements ; bientôt elle éclate
en murmures aigus, ses tristes hurlements font retentir les voûtes de l'antre
sacré, et succombant au dieu qui la domine, elle prononce enfin ces mots : "Romain,
je te vois échapper aux coups menaçants de cette guerre. Seul à l'abri de ces
grands revers, au fond d'un vallon de l'Eubée, tu jouiras d'un plein repos." Elle
supprima tout le reste, et Apollon lui ferma la bouche.
Trépieds dépositaires des destins, confidents des secrets du monde ; et toi, Péan
gardien de la vérité, toi, à qui le ciel n'a pas voulu cacher un seul jour du
sombre avenir, pourquoi craindre de révéler le décret de notre ruine, la mort des
rois, le massacre des chefs, le carnage de tant de peuples de qui le sang va se
mêler avec des flots de sang romain ? Est-ce que les dieux n'ont pas encore résolu
ces grands attentats ? Est-ce que les astres qui balancent à condamner la tête de
Pompée tiennent les destins en suspense. Ou bien veux-tu par ton silence favoriser
le crime vengeur du crime, l'expiation des forfaits et le retour du pouvoir
légitime aux mains vengeresses des Brutus ?
Elle meurt quand le dieu s'est retiré d'elle
La Pythie heurte de son sein les portes du temple et s'élance. Comme elle n'a pas
tout révélé, sa fureur n'est point épuisée ; le dieu qu'elle n'a pu chasser, la
possède encore. Sous sa puissance, elle roule des yeux furibonds, et son regard se
perd dans l'espace du ciel. Tantôt son visage est glacé, tantôt menaçant et
terrible ; il n'est pas deux instants le même, tour à tour couvert d'une pâleur
livide et d'une brûlante rougeur. Mais sa pâleur n'est pas celle que cause l'effroi
; elle est effrayante elle-même. Son sein soulevé par de violents soupirs,
ressemble aux vagues qui se balancent avec bruit longtemps après que le fougueux
Borée a fait enfler les eaux de l'Océan. Et tandis qu'elle repasse, de cette
lumière céleste qui l'éclairait sur le sort du monde, à la clarté faible et commune
qui conduit les mortels, elle se sent enveloppée de ténèbres : Apollon verse le
Léthé dans son âme et en efface les secrets de l'avenir. La vérité
chassée du sein de la Pythie se retire vers les trépieds ; et à peine Phémonoé a
repris ses sens, qu'elle tombe.
Mais toi, Appius, trompé par l'oracle ambigu, tu n'es pas effrayé par la mort qui
est proche ; tu ne songes qu'à t'établir aux champs de l'Eubée, dans les murs de
Chalcis, et loin des troubles qui partagent le monde. Insensé ! quel est ton espoir
? et quel autre dieu que la mort peut te garantir du choc de cette guerre et te
mettre à l'abri des maux dont tout l'univers gémit ?
Oui, tu reposeras en paix, mais le tombeau sera ton asile ; il t'attend aux bords
écartés d'Eubée, là où Caryste resserre les gorges de l'Océan, où Rhamnis adore les
divinités qui châtient l'orgueil, où la mer bouillonne dans son gouffre rapide, où
l'Euripe perfide entraîne les vaisseaux de Chalcis vers l'Aulide funeste aux
flottes (14).
Révolte dans l'armée de César.
Cependant César revenait vainqueur des plaines de l'Ibérie et portait ses aigles
triomphantes en de nouveaux climats ; lorsqu'au milieu de ses prospérités il vit le
moment où les dieux en allaient rompre à jamais le cours. Ce chef, que la guerre
n'avait pu dompter, fut prêt à perdre, au milieu de son camp, le fruit de toits ses
attentats. Le soldat, longtemps fidèle, mais rassasié de sang, avait résolu de
l'abandonner, soit que le silence des trompettes eût donné aux esprits le temps de
se calmer et que l'épée refroidie dans le fourreau se refusât aux horreurs de la
guerre, soit que l'avarice des troupes demandant un plus haut salaire leur eût fait
répudier et le chef et sa cause et mettre à prix leurs glaives déjà souillés de
sang.
Jamais César mieux que dans cette crise n'avait éprouvé combien peu solide et peu
stable était le faîte des grandeur, d'où il voyait à ses pieds le monde, et quels
faibles appuis étayaient son pouvoir. Semblable à un corps mutilé dont on a
retranché les membres et réduit presque à son épée, lui qui venait de voir marcher
tant de peuples sous ses drapeaux, il apprit que les glaives une fois tirés,
appartenaient aux soldats et non pas au chef. Ce n'est pas un murmure timide ni un
ressentiment caché au fond des coeurs : cette crainte qui réprime les mouvement
séditieux d'une populace irritée, et qui la fait trembler devant ceux qui devant
elle auraient tremblé ; la crainte de se trouver seul révolté contre le tyran
n'arrête pas ici les mutins ; toute l'armée avec la même audace a secoué le frein
de l'obéissance ; et quand le crime est celui du grand nombre, il est sûr de
l'impunité.
Plaintes et menaces des soldats.
Les soldats se répandirent en menaces. "Laisse-nous, César, dirent-ils, laisse-nous
enfin nous soustraire à cette rage impie. Tu ne cherches par mer et par terre que
des mains pour nous égorger. Tu nous abandonnes comme une vile
proie au premier ennemi qui se présente. La Gaule t'a enlevé une partie de nos
légions; une autre partie a succombé aux durs travaux de la guerre d'Espagne ; une
autre est couchée dans l'Hespérie : dans tous les pays du monde nous te faisons
vaincre en périssant. Que nous revient-il d'avoir arrosé de notre sang les
campagnes du Nord et fait couler le Rhône et le Rhin sous tes lois ? Pour
récompense de tant de guerres, tu nous donnes la guerre civile ! Quand nous t'avons
livré notre patrie, après en avoir chassé le sénat, de quel temple nous as-tu
permis le pillage ? Il n'est point de forfaits que nous n'ayons commis : nos armes,
nos mains sont criminelles ; notre pauvreté seule nous déclare innocents. Où
tendent tes armes ? et quand diras-tu c'est assez, si pour toi c'est trop peu de
Rome ? Vois cos cheveux blanchis ; vois nos mains épuisées, nos bras amaigris ; le
peu de vie qui nous reste se consume dans les combats. Permets à des vieillards
d'aller mourir en paix. Que te demandons-nous enfin ? De ne pas tomber expirants
sur le revers d'une tranchée ; de chercher une main qui nous ferme les yeux ;
d'expirer sur le sein d'une épouse, arrosés de ses larmes et sûrs d'avoir chacun
notre bûcher. Laisse la maladie terminer notre vieillesse ; qu'il y ait sous César
une autre mort que celle que donne le fer. Sous quels appas crois-tu nous cacher
les forfaits auxquels tu nous destines ? Et de tous les crimes de la guerre civile,
ne savons-nous pas quel est celui qui serait payé le plus cher ? Tu nous as vus
dans les combats ; tu sais de quoi nous sommes capables. Faut-il encore t'apprendre
qu'il n'est rien de sacré pour nous ? pas un lien, pas un devoir qui nous
retienne ? Sur le Rhin, César fut notre chef ; il est ici notre complice. Le crime
rend égaux tous ceux qu'il souille. Et à quoi bon nous sacrifier pour un ingrat qui
méconnaît la valeur et le zèle ? Tout ce que nous faisons, il l'attribue au destin.
Qu'il sache que c'est nous qui sommes pour lui le destin. Tu as beau te flatter,
César, que tous les dieux te seront soumis, la révolte de tes soldats irrités te
dicte la paix."
Après ce discours, ils commencent à se répandre dans la camp, et profèrent des cris
de mort contre César. Justes dieux, faites qu'ils persistent ! puisqu'il n'y a plus
dans les coeurs ni piété ni bonne foi, et que la perte des moeurs est notre unique
ressource ; faites que la révolte termine la guerre civile.
César se présente hardiment aux séditieux
Quel chef n'eût pas été effrayé d'une semblable rébellion ? Mais César, qui se fait
une joie de suivre sa destinée à travers des précipices, et d'exercer sa fortune à
vaincre les plus grands périls, César se présente, et sans attendre que
l'emportement des soldats s'apaise, il se hâte de les surprendre dans l'excès de
leur fureur. Si son armée lui eût demandé le pillage des villes, des temples, du
Capitole même ; si elle eût voulu qu'on lui livrât les mères et les femmes des
sénateurs, César y eût consenti : tout ce qui est violent et cruel lui convient ;
c'est le droit, c'est le prix de la guerre. Il ne craint de trouver dans les âmes
que
la raison et l'équité. Quoi ! César, tu n'as point de honte de chérir une guerre
que tes soldats détestent ! Ils seront plutôt que toi rassasiés de sang ! Le droit
de l'épée leur est odieux ; et toi seul, par toutes les voies, tu suis tes violents
projets ! Commence à te lasser du crime ; consens à te voir désarmé. Qu'espères-tu,
cruel ? A quoi veux-tu forcer ces soldats qui te résistent ? C'est la guerre civile
qui t'échappe.
César parut appuyé sur le retranchement, avec un visage intrépide ; et inaccessible
à la crainte, il mérita de l'inspirer. Il parle, et adresse aux soldats ces mots
dictés par la colère.
Son discours.
"Celui qu'absent vous menaciez de l'oeil et de la main, soldats, il est présent :
le voici sans défense, et le sein découvert, il s'expose à vos coups. Si vous
voulez finir la guerre, frappez ; c'est ici qu'en fuyant il faut laisser vos épées.
Une sédition qui n'ose rien de grand, n'annonce que des lâches, qui sont las de
marcher sous un chef invincible, et ne demandent qu'à s'enfuir. Retirez-vous, et me
laissez accomplir sans vous mes destins. Bientôt ces armes trouveront des mains
dignes de les porter. A peine vous aurai-je chassés, que la fortune va m'offrir
autant de soldats qu'il vaquera de glaives. Pompée trouve dans sa fuite des peuples
nombreux empressés à le suivre ; et à moi la victoire ne me donnerait pas une foule
d'hommes obscurs, pour recueillir les fruits d'une guerre dont le succès est décidé
! On les verra, sans avoir reçu de blessures, chargés des dépouilles qui devaient
être le prix de vos travaux, suivre mes chars couverts de lauriers. Et vous,
vieillards blanchis sous mes enseignes, et dont la guerre a épuisé le sang,
confondus avec la populace de Rome, vous serez, comme elle, spectateurs oisifs de
mon entrée triomphante. Vous flattez-vous, par votre fuite, de retarder le cours de
mes succès ? Si tous les fleuves menaçaient l'Océan de lui dérober le tribut de
leurs eaux, l'Océan ne serait pas plus diminué qu'il n'est aujourd'hui gonflé par
eux. Croyez-vous avoir donné quelque poids à ma fortune ? Non, non, les dieux ne
s'abaissent pas jusqu'à s'occuper de votre salut ou de votre perte. Le monde est
subordonné au destin des grands, et le genre humain ne vit que pour un petit nombre
d'hommes. Les mêmes soldats qui sous moi ont fait tremper le couchant et le nord,
seraient en fuite sous Pompée. Labiénus était un héros dans mes armées, à présent
c'est un vil transfuge qui parcourt la terre et les mers avec le chef qu'il m'a
préféré. Et ne croyez pas que je vous sache gré d'être moins parjures que lui, en
ne portant les armes ni pour ni contre moi. Celui qui abandonne mes drapeaux, qu'il
suive ou non les drapeaux de Pompée, ne sera jamais un des miens. Ah ! je reconnais
la protection des dieux, ils ne veulent pas m'exposer à de nouveaux combats avant
d'avoir changé d'armée. Et de quel poids ils me soulagent en me donnant lieu de
désarmer, et de renvoyer sans aucun salaire, des hommes qui
devaient tout attendre de moi, et que la dépouille du monde aurait à peine
récompensés ! C'est pour moi désormais que je ferai la guerre. Sortez de mon camp,
quirites ; laissez porter mes drapeaux à des hommes. Je ne retiens que le petit
nombre des auteurs de la trahison, et je les retiens, non pour me servir, mais pour
subir la peine de leur crime. A genoux, perfides, dit-il à ceux-ci ; prosternez-
vous, et tendez la tête au fer vengeur. Et vous, jeune milice qu'on n'a point
corrompue, et qui dès à présent faites la force de mes armes, regardez le supplice
des traîtres apprenez à frapper, apprenez à mourir."
Les chefs de la révolte sont punis, et l'armée rentre dans le devoir.
Toute l'armée immobile tremble à sa voix menaçante. Cette multitude craint un
homme, qu'il dépend d'elle de rendre son égal. Il semble qu'il commande aux épées,
et que le fer dans la main des soldats lui obéisse en dépit d'eux. Un moment il
craignit que les troupes ne s'opposassent au châtiment qu'il ordonnait ; mais leur
soumission passa son espérance. Il ne demandait que leurs glaives, ils lui
présentèrent leur sein. César n'avait garde de vouloir perdre des hommes endurcis
au crime il n'en fit mourir qu'un petit nombre. Leur sang fut le sceau de la paix :
et la révolte fut apaisée.
César envoie son armée à Brindes pour rallier sa flotte ; lui-même se rend seul à
Rome, où il se fait donner la dictature et le consulat.
César ordonne à ses troupes de se rendre à Brundusium en dix jours, et d'y
rassembler tous les vaisseaux répandus dans les eaux de l'Hydrus et de l'antique
Taras, sur les rivages de Leuca, dans les marais Salapiens (15), à l'abri des
montagnes de Sépus, aux lieux où le Garganus fertile, exposé à Borée du côté de la
Dalmatie, à l'Auster du côté de la Calabre, s'allonge sur les ondes adriatiques sur
cette côte de l'Italie. Cependant il marche vers Rome. Quoique sans escorte, il est
sans peur. Rome avait appris à fléchir devant la toge. Il se montre facile et bon
envers le peuple qui l'implore (16) ; mais il se nomme dictatateur lui-même, et
marque nos fastes par son consulat. Et quel titre eût mieux désigné l'an du
désastre de Pharsale ? Pour que rien ne manque au droit des armes, il réunit dans
ses mains les haches et l'épée, les aigles et les faisceaux ; et sous le vain nom
d'empereur, il s'attribue tout le pouvoir d'un maître. Ce fut pour lui qu'on
inventa tous ces titres menteurs dont nous avons flatté l'orgueil de nos tyrans.
Vaine représentation des comices populaires. Plaintes du poète sur la profanation
du consulat. Célébration des féries latines.
On feint, pour son élection, de tenir les comices, d'assembler les tribus, et de
recueillir les noms dans l'urne mensongère. Mais il défend de consulter le ciel. Il
a beau tonner, l'oracle est sourd ; il donne même pour un heureux auspice le vol du
sinistre hibou. Dès lors tomba sans force et sans honneur cette dignité consulaire
si révérée chez nos aïeux. Le consulat ne servit plus qu'à distinguer
l'année dans nos fastes. Un consul d'un mois lui donne son nom. On ne laissa pas de
célébrer avec la pompe accoutumée la fête de Jupiter Latin (17); et Rome qu'il
avait si mal protégée, ne lui en offre pas moins ses sacrifices et ses voeux dans
une nuit resplendissante.
César, après cette solennité, prend sa course à travers les campagnes de la
Pouille, que le laboureur fugitif a livrées aux ronces et aux herbes sauvages. Il
les traverse avec la rapidité de la flamme du ciel ou d'une tigresse qui a perdu
ses petits.
César arrive à Brindes, où il veut mettre sa flotte en mer, malgré les tempêtes.
En arrivant. à Brundusium, fondée par les fils de Minos, qui lui donnèrent la forme
du croissant, il trouve la mer fermée par les vents fougueux du nord, et sa flotte
épouvantée par les constellations orageuses. Il parut honteux à César de perdre le
temps de la guerre dans une lâche oisiveté et de se tenir enfermé dans un port
tandis que la mer était praticable même pour des vaisseaux moins heureux que les
siens.
Son discours à ce sujet
Pour encourager ses soldats qui n'étaient point faits à ces dangers, il leur dit :
"Si les vents d'hiver s'emparent du ciel et de l'onde avec plus de force, ils y
règnent aussi avec plus de constance que les vents du printemps qui suivent les
caprices de cette perfide saison. Nous n'avons pas à suivre les détours d'une plage
sinueuse, notre route est droite et ne demande que le souffle de l'Aquilon. Que ce
vent se lève et fasse ployer nos mâts, il va nous porter sur les bords de la Grèce,
sans donner aux vaisseaux ennemis le temps de surprendre nos voiles paresseuses.
Hâtons-nous de rompre les liens qui nous enchaînent sur ces bords. Ce temps orageux
nous est favorable, nous le perdons dans le repos."
Le vent tombe et la flotte court le risque de rester en pleine mer ; mais enfin
elle touche la côte d'Épire.
Le soleil s'était plongé dans l'onde ; les premières étoiles se montraient au ciel,
et les corps éclairés par la lune commençaient à jeter leur ombre, quand toute la
flotte à la fois dénoue ses câbles et déploie ses voiles. Le nocher courbe les
vergues, les tourne au vent qui vient de gauche, et tend les hautes voiles dont les
plis recueillent les souffles qui bientôt vont l'abandonner. A peine un souffle
léger commence à soulever les voiles, quand tout à coup elles s'affaissent et
retombent sur les mâts. Le navire quitte la terre, et le vent qui l'a poussé peut à
peine le suivre. Les flots sont enchaînés dans un calme profond. L'eau des marais
est moins dormante. On croit voir la surface immobile du Bosphore scythique, quand
l'hiver suspend le cours du Danube, que la glace couvre le vaste sein de l'onde, et
que l'Hellespont, impraticable aux voiles, offre un chemin solide aux coursiers de
la Thrace et aux chars sur lesquels les peuples de
l'Hémus vont chercher de plus doux climats. Au silence affreux de ces eaux
languissantes, on dirait que la nature engourdie a perdu ses forces et que
l'élément liquide a oublié son mouvement. On ne voit pas même frémir la surface des
eaux ni trembler l'image du soleil qui s'y réfléchit.
La flotte ainsi retenue était exposée à mille dangers. Les galères ennemies
pouvaient l'environner et l'assaillir en sillonnant l'onde à la rame. La faim, plus
redoutable encore, pouvait l'assiéger dans ce long repos. Ce nouveau genre de
périls produit des voeux non moins étranges : on va jusqu'à souhaiter que les vents
se déchaînent et que les flots s'irritent, pourvu qu'ils se dégagent de ce morne
engourdissement. On veut bien retrouver une mer furieuse, pourvu que ce soit une
mer. Pas de nuage au ciel, pas un murmure sur la mer. Dans les airs, sur les eaux,
une triste langueur ne laisse pas même espérer un naufrage. Mais quand la nuit fit
place d la lumière, un nuage obscurcit le soleil naissant : la mer s'ébranle dans
ses profondeurs. Les monts acrocérauniens semblent s'agiter aux yeux des matelots,
la flotte commence à se mouvoir, et à la faveur des vents et des ondes, elle aborde
auprès des sables de Paleste.
Les deux rivaux sont en présence.
Le premier champ de bataille où Pompée et César furent en présence, est environné
par le tranquille Apsus et le rapide Genuse. L'Apsus, alimenté par l'eau d'un
marais, porte de légères barques. Le Genuse est gonflé par les neiges que fond le
soleil ou bien accru par les pluies ; mais ni l'un ni l'autre ne fait de longs
détours. Ils n'ont à parcourir qu'un très petit espace depuis leur source jusqu'à
la mer. Ce fut dans ces lieux que la fortune mit aux prises deux fameux rivaux. Ce
malheureux monde espérait qu'en se voyant à si peu de distance, ils détesteraient
leurs fureurs ; car de l'un à l'autre camp l'on pouvait distinguer les traits du
visage et les sons de la voix ; et César depuis la mort de sa fille et de son
petit-fils, ne vit jamais de si près son gendre, si ce n'est, hélas ! sur les
sables du Nil.
César presse Antoine de lui amener le reste de son armée demeurée à Brindes.
Quelque ardeur que César eût pour les combats, ce qu'il avait laissé de son armée
en Italie, l'obligea de suspendre le cours de ses fureurs. Ces troupes avaient à
leur tête l'audacieux Antoine, qui, dans cette guerre, méditait déjà le combat de
Leucade. César, impatient, l'appelle avec prières, avec menaces "O toi la cause des
malheurs du monde, pourquoi tenir en suspens les dieux et les destins ? La rapidité
de ma course a tout accompli ; cette guerre que j'ai poussée par les plus grands
succès, n'attend que toi pour l'achever. Est-ce en Libye que je t'ai laissé ?
Sommes-nous séparés par les écueils des Syrtes ?
Personne avant toi n'a-t-il osé franchir cet étroit passage ? Et te fais-je courir
des dangers inconnus ? Lâche ! César ne te demande pas de le devancer, mais de le
suivre. Je te trace la route : j'aborde le premier sur une plage étrangère, au
milieu de mes ennemis. Et toi, tu crains mon camp ! Je parle en vain, mes voeux se
perdent à travers les vents et les eaux. Le moment de remplir mes destins
m'échappe. Ah ! du moins, cesse de retenir mes troupes, qui ne demandent qu'à
passer les mers. Si je connais bien ces braves guerriers, ils voudraient, fût-ce
par un naufrage, se jeter aux bords où je suis. Laisse parler ma douleur, le monde
n'est pas également partagé entre nous ; le sénat tout entier me dispute l'Épire :
l'Italie est à toi." Trois et quatre fois il l'appelle ainsi : voeux stériles. Les
dieux sont propices à César, mais César fait défaut aux dieux. Alors il prend la
résolution de risquer lui-même, au milieu de la nuit, le passage qu'Antoine et les
siens n'osent tenter. Il a souvent éprouvé que le ciel favorise les téméraires; et
cette mer que redoutent les flottes, il espère la franchir sur un frêle esquif.
Son im patience. Il sort pendant la nuit de son camp, et va réveiller un pauvre
batelier nommé Amyclas, auquel il ordonne de le passer en Italie
Le calme de la nuit a dissipé les soins accablants des combats. Cette foule de
malheureux à qui leur humble fortune permet le sommeil, goûtent les douceurs du
repos. Tout le camp est silencieux, et la troisième heure a vu renouveler la garde
de la nuit. César, dans son inquiétude, marche au milieu de ce vaste silence, et va
faire lui-même ce que n'eût point osé un esclave. Il n'emmène personne, et ne veut
pour compagne que sa fortune. Il s'avance au delà des tentes, et sautant par dessus
les gardes endormis, il gémit de voir qu'on puisse les surprendre. Il suit les
détours du rivage, et rencontre une barque attachée aux rocs rongés par la vague.
Non loin de là, le tranquille conducteur, le maître de la barque avait sa cabane.
Le bois n'en compose pas l'humble structure ; mais le stérile jonc entrelacé au
roseau des marais. Une barque renversée protège son flanc nu. César frappe à coups
redoublés ; Amyclas se lève du lit d'algue où il reposait paisiblement. "Qui frappe
? dit-il. Est-ce quelqu'un qui a fait naufrage ou que son malheur oblige à chercher
refuge dans ma cabane ?" En disant ces mots, il découvre un câble sous un monceau
de cendre chaude, et son souffle en tire une flamme étincelante. Que lui fait la
guerre ? il sait que les cabanes ne sont point un appas pour la guerre civile. O
doux avantage de la pauvreté, ô sûreté d'un humble asile ! présent des dieux dont
les mortels n'ont pas encore senti le prix. Quel est le rempart, quel est le temple
où César eût frappé sans y jeter l'effroi ? Amyclas ouvre, et César lui dit :
"Forme des voeux, étends tes espérances au delà de ta condition : mes bienfaits
passeront encore tes espérances si tu fais ce que j'attends de toi, si tu me portes
au bord de l'Italie. Tu ne seras plus réduit à tirer ta subsistance de ta barque,
et à traîner ta
vieillesse indigente dans un dur travail. Confie-toi aux soins d'un dieu qui fient
dans ton chétif asile verser tout à coup l'abondance." Ce langage ne convenait pas
au vêtement plébéien que César avait pris ; mais il ne pouvait parler en homme du
commun. Le pauvre Amyclas lui répond : "Bien des signes défendent de s'exposer
cette nuit sur la mer. Le soleil n'a pas plongé avec lui dans la mer des nuages
étincelants, et ses rayons n'étaient pas d'accord ; épars dans leur lumière, les
uns appelaient le Notus, les autres Borée ; le milieu de son disque languissait,
dans son morne déclin, et sa pâle lumière souffrait le regard de l'homme. La lune
ne montrait pas à son lever son mince et lumineux croissant. Son globe semblait
rongé et la pureté de sa forme altérée ; elle n'allongeait pas ses cornes en ligne
droite, et son rouge éclat annonçait le vent ; ensuite, pâle et livide, elle a
caché sous les nuages son front sinistre. Je n'aime pas non plus le bruit des
forêts agitées, le choc des vagues sur la rire, les bonds capricieux du dauphin qui
semble provoquer l'orage, le plongeon cherchant la terre, le héron osant s'élancer
dans les airs, confiant dans son aile qui sait nager ; la corneille cachant sa tête
sous les flots, comme pour devancer la pluie, et mesurant d'un pas inquiet le
rivage ; pourtant si de grands intérêts vous appellent sur l'autre bord, vous
pouvez disposer de moi. Je vous passerai, ou les vents et les flots ne l'auront pas
souffert. "
En voyant la force de la tempête, le batelier se trouble
A ces mots il détache la barque et livre la voile aux vents. Leur violence
précipite les astres qui sillonnent le vide des airs ; elle ébranle les astres
mènes qui sont attachés au sommet de cieux. D'épaisses ténèbres couvrent le sein
des eaux, la vague à longs replis s'élève et bouillonne, la mer ne sait plus à quel
vent obéir, et la tourmente annonce qu'elle a conçu les vents dans son sein.
"Voyez-vous, dit Amyclas, quel horrible temps nous menace ? Le zéphyr, l'Eurus,
tous les vents vont se déchaîner : la barque est ballottée par la mer ; le Notus
règne au ciel ; les murmures de la mer présagent le Corus. Nous n'avons pas même
l'espoir d'aller échouer aux côtes d'Italie. Le seul qui nous reste est de regagner
le bord d'où nous sommes partis. Laissez-moi retourner en arrière, de peur que le
port, qui est encore assez proche, ne soit trop loin de nous dans un moment." César
le rassure.
Certain de dompter les périls, César répond : " Méprise les menaces de la mer et
livre ta voile au vent déchaîné. Le ciel te défend de gagner l'Italie, et moi je le
veux : marche. Ta terreur n'a qu'une excuse : tu ignores qui tu conduis. C'est un
homme que les dieux n'abandonnent jamais, et que la fortune trahit quand elle ne
prévient pas ses voeux. Affronte sans pâlir la tempête, je te protège. Le désordre
des cieux et des flots n'atteint pas notre barque. Elle porte César, et ce fardeau
la défendra de l'orage. La fureur des vents ne durera guère. Cette barque sera
utile à la mer. Fuis le rivage voisin ; persuade-toi que nous sommes
aux ports de Calabre quand nous n'aurons plus d'autre asile à espérer. Tu ignores
la cause de ce bouleversement ; en troublant le ciel et la mer, la fortune essaye
ce qu'elle peut sur moi."
Description de la tempête
Il achevait à peine, un tourbillon rapide ébranle la poupe, rompt les cordages,
enlève et fait voltiger la voile au-dessus du fragile mât. La barque gémit sous le
coup. Alors tous les périls ensemble fondent sur le héros, tous les vents viennent
l'assaillir. Ce fut toi, Corus, qui le premier, élevas ta tête du sein de la mer
Atlantique. Le volume immense des flots soulevés t'obéissait, et allait se briser
contre le rivage, quand le froid Borée s'élance et les repousse : la mer entre vous
suspendue, ne sait auquel des deux céder. Mais vient l'Aquilon furieux, qui emporte
les flots roulés sur eux-mêmes, et laisse le sable à découvert. Aucun de ces vents
ne parvient à pousser jusqu'au bord les vagues qu'il entraîne ; elles se brisent
contre les vagues que pousse le vent opposé ; et quand les vents s'apaiseraient
soudain, les flots se heurteraient encore. Il semble que des fougueux enfants
d'Éole, aucun ne soit resté dans ses antres profonds. Chacun d'eux défend ses
rivages ; et grâce â leurs efforts contraires, la mer se contient dans son lit.
Jamais les rochers qui la bordent n'avaient vu ses eaux s'élever avec tant de
fureur et de violence. On croit revoir le temps où le Dieu souverain du ciel, las
de lancer la foudre sur la terre, remit nos crimes à punir au Trident du dieu des
eaux, et lui céda peur quelques jours une partie de son empire. La mer alors ne
reconnut d'autres limites que les cieux. Peu s'en fallut qu'il n'en fût de même
dans cette nuit, dont les ténèbres rappelaient la nuit des enfers. L'air
s'affaisse, la mer s'élance, et le flot va dans les nuages se grossir de nouvelles
eaux. Cette horreur profonde n'est pas même éclairée par les terribles feux de la
foudre ; ils sont éteints aussitôt qu'allumée dans l'humide épaisseur de l'air. Au
bruit du tonnerre et des flots, au choc des vents et des tempêtes, les voûtes du
ciel sont ébranlées, et du monde chancelant sur son axe les deux pôle. semblent
fléchir. La nature bouleversée frémit de rentrer dans le chaos. On eût dit que les
éléments avaient rompu leur alliance, et qu'on allait revoir ce ténébreux désordre
où étaient confondus les cieux et les enfers.
Le seul espoir de salut qui reste à César, c'est de voir qu'il n'a pas encore péri
dans ce combat des éléments. Quand la barque est portée sur la croupe des flots, le
pâle matelot voit l'abîme au-dessous de lui ; et lorsque la barque se précipite
dans le vaste sillon des ondes, à peine la cime du mât parait-elle au-dessus des
eaux. Tantôt les voiles sont dans les nuages, et tantôt la carène touche au sable
de la mer, car toute la masse des eaux divisée en monceaux d'écume, laissé leur
intervalle à sec.
Le nocher tremblant a bientôt épuisé toutes les ressources de l'art. Il ne sait
plus
auquel des vents il doit résister ou obéir. Heureusement leur discorde même rendait
leurs efforts inutiles. Les flots qui auraient renversé la barque trouvaient un
obstacle dans les flots contraires. Si une vague la fait pencher, une autre vague
la relève ; ils ne craignent ni les bas-fonds de Sasone, ni les roches tarpéiennes,
ni les rives trompeuses d'Ambracie ; les hautes cimes des Acrocérauniens les
effrayent seules.
Paroles de César
César reconnut enfin des dangers dignes de son courage. "Hé quoi ! dit-il, est-ce
pour les dieux un si grand travail que de perdre un homme ? et faut-il soulever les
mers pour submerger un fragile esquif ? Si je dois trouver sous les eaux la mort
que j'affrontais dans les combats, je la reçois d'un visaige intrépide, telle que
le ciel me l'envoie ; et quoique ma fin prématurée interrompe de grands desseins,
j'ai assez fait pour ma gloire. J'ai dompté les peuples du nord, la crainte a mis à
mes pieds les armes de mes ennemis ; Rome m'a vu au-dessus de Pompée ; vainqueur,
j'ai forcé le peuple à m'accorder les faisceaux longtemps refusés. L'État n'a point
de dignité dont les titres ne me décorent. O Fortune, seule confidente de mes
voeux, fais que personne que toi ne sache que César au comble des honneurs, César
dictateur et consul, est mort comme un homme privé ! Non, grands dieux ! je ne veux
point de funérailles ; retenez au milieu des flots les débris de mon corps déchiré.
Je renonce aux honneurs du bûcher et de la sépulture, pourvu qu'on me craigne sans
cesse, et que sans cesse on tremble de me voir reparaître de tous les bouts de
l'univers."
Il arrive sain et sauf en Épire.
Comme il parlait ainsi, ô prodige incroyable ! une vague énorme enlève la barque,
et au lieu de l'engloutir, la dépose au bord de l'Épire, sur une plage unie et sans
écueils. En touchant la terre, il recouvre à la fois ses conquêtes et sa fortune,
et tant de villes qu'il avait prises, et tant d'États qu'il avait soumis. Plaintes
de son armée, qui lui reproche sa téméraire entreprise.
Mais alors le jour commençait à luire, et le retour de César dans son camp ne fut
pas inaperçu comme sa fuite. Ses soldats l'environnent les yeux en larmes, et lui
adressent des plaintes dont il n'est pas offensé : "Cruel, lui dirent-ils, où
t'emportait une audace si téméraire; et à quoi nous réservais-tu, nous dont la vie
est si peu de chose, quand tu donnais à la mer en furie le corps de César à
déchirer ? Non, ce n'est pas vertu, c'est inhumanité, d'exposer une vie d'où dépend
celle de tant de peuples, et de dévouer à la mort le chef que s'est donné le monde.
Est-ce qu'aucun des tiens n'a mérité de ne pas te survivre ? Quoi, tandis que la
mer t'emportait, tu nous laissais plongés dans un lâche sommeil ! nous ne pouvons y
penser sans honte. Ce qui t'avait déterminé, c'est que tu trouvais trop cruel
d'exposer un autre que toi à une mer si furieuse. L'excès du malheur peut engager
les hommes dans les entreprises les plus hardies, dans
les périls les plus évidents; mais toi, vainqueur et maître du monde, te rendre le
jouet de la fureur des eaux, n'est-ce pas défier les dieux ? C'est sans doute un
gage bien certain de la faveur du ciel, et du soin que prend de toi la Fortune, que
de te voir reporté par les flots sur le bord que tu avais quitté ; mais est-ce à te
sauver d'un naufrage que tu dois employer le secours des dieux, ce secours qui doit
télever à l'empire du monde ?"
Antoine arrive avec le reste de sa flotte.
Dans le moment même, le soleil achevant de chasser les ombres de la nuit, amène un
jour serein, et les vents, calmés par sa présence, laissent la mer apaiser ses
flots. Dès qu'Antoine et les siens les virent aplanis et que Borée épurant les airs
allait seul dominer sur l'onde, ils levèrent l'ancre ; et, la rame en cadence,
secondant la voile, la flotte s'avançait rangée sur la mer, comme une armée dans
une vaste plaine ; mais la nuit qui fut orageuse, ne permit pas aux vaisseaux de se
tenir ensemble et dans l'ordre qu'ils avaient pris.
Telle, quand les grues chassées par l'hiver quittent le Strymon pour voler sur le
Nil aux tièdes ondes, la phalange qu'elles forment dans l'air prend mille figures
diverses. Mais si un vent trop violent frappe leurs ailes étendues, elles se
dispersent et se rallient par groupes confusément épars; et la lettre qu'elles
traçaient se dissipe comme un nuage.
Le vent devenu plus fort au lever du soleil, prit la flotte en poupe, et rendant
inutile l'effort qu'on fit pour aborder à Lisse, la poussa dans le port de Nymphée.
L'Auster avait chassé l'Aquilon de cette place, et, succédant à Borée, en avait
fait un port.
Pompée, voyant arriver l'instant de la bataille, envoie son épouse à Lesbos : son
discours.
Pompée voyant que César avait rassemblé toutes ses forces et qu'ils touchaient au
moment fatal d'une bataille sanglante et décisive, résolut de mettre en sûreté sa
femme, dont la présence le fait trembler. Il envoie Cornélîe à Lesbos, loin du
tumulte des armes. Ah ! qu'un saint amour a de pouvoir sur deux âmes vertueuses !
Oui, Pompée, le danger de ton épouse te rendait timide et tremblant à l'approche
des combats. Ce fut elle qui te fit craindre de t'exposer au même coup du sort qui
menaçait Rome et le monde. Ton âme est préparée à de tristes adieux, mais ta voix
s'y refuse encore. Tu te plais même à les différer, à dérober quelques instants au
sort cruel. Ce fut vers la fin de la nuit, quand le sommeil quittait leurs yeux et
que Cornélie pressait contre son sein le coeur troublé de son époux, ce fut alors
qu'elle s'aperçut que, se refusant à ses chastes baisers, il détournait en
soupirant son visage inondé de larmes. Frappée jusqu'au fond de l'âme, elle n'ose
paraître l'avoir surpris versant des pleurs ; mais il lui dit en gémissant :
"Épouse plus chère pour moi que la vie, je ne dis pas aujourd'hui que la vie m'est
odieuse, mais dans mes jours les plus
heureux, voici le moment fatal que j'ai trop et trop peu différé. César avec toutes
ses forces vient me présenter le combat. Il faut s'y résoudre. Pour vous, Lesbos
est un sûr asile. Épargnez-vous d'inutiles prières. Je me suis déjà refusé moi-
même. Vous n'aurez pas longtemps à souffrir de mon absence ; tout va bientôt se
décider. Quand les choses sont à leur comble, la chute en est rapide ; c'est assez
pour vous du bruit de mes dangers sans en être témoin vous-même. Si vous pouviez en
soutenir la vue, j'aurais mal connu votre coeur. J'aurais honte à la veille du
combat de passer avec vous de douces nuits; j'aurais honte si les trompettes qui
donneront l'alarme et le signal au monde me surprenaient entre vos bras. Pompée
aurait trop à rougir d'être seul heureux au milieu des calamités de la guerre.
Allez m'attendre loin des périls qui menacent tant de peuples et tant de rois.
Soyez assez loin pour ne pas ressentir tout le poids de ma chute. Si je péris dans
ma défaite, que la meilleure partie de moi-même me survive, et si le malheur
m'oblige à fuir, pressé par un cruel vainqueur, qu'il me reste au moins un
refuge."o
La faible Cornélie eut à peine la force de l'entendre et de soutenir l'excès de sa
douleur. D'abord frappée comme de la foudre, elle perdit l'usage de ses sens.
Enfin, dès que sa voix put se faire entendre : "O Pompée, je ne me plains, dit-
elle, ni des dieux ni du sort. Ce n'est ni leur rigueur, ni celle de la mort qui
rompt les noeuds d'un saint amour. C'est, mon époux lui-mème qui me chasse comme
une femme répudiée ; c'est la loi du divorce que je parais subir. Oui, hâtons-nous
de nous séparer à l'approche de l'ennemi, apaisons par là ton beau-père. O Pompée!
est-ce ainsi que ma foi t'est connue ? Crois-tu qu'il y ait pour moi au monde
d'autre sûreté que la tienne ? Mon sort n'est-il pas dès longtemps inséparable du
tien ? Tu veux, cruel, qu'en m'éloignant de toi, je laisse ma tête exposée à la
foudre et à cette ruine effroyable dont l'univers est menacé ! Tu parles d'un aile
assuré pour moi, dans le moment mème où je t'entends faire des voeux pour cesser de
vivre ! Quelque résolue que je sois à ne pas me voir l'esclave de tes ennemis et à
te suivre dans la nuit du tombeau, ne vois-tu pas qu'en m'éloignant de toi tu me
forces à te survivre, au moins le temps d'apprendre ton trépas ? Tu fais plus, tu
m'accoutumes à souffrir la vie ; tu as la cruauté de m'apprendre à vaincre ma
douleur ! Pardonne, je crains d'y résister et de supporter la lumière. Que si les
dieux daignent m'entendre, si le succès répond à mes souhaits, veux-tu que ta femme
soit la dernière à se réjouir du bonheur de tes armes ? Tu seras vainqueur ! et
moi, errante et désolée sur le rivage de Lesbos, je frémirai de voir arriver le
vaisseau qui m'en portera la nouvelle ! Que dis-je ? ta victoire même pourra-t-elle
me rassurer ? n'aurai-je pas à craindre encore que, dans un lieu isolé, sans
défense, César en fuyant ne vienne m'enlever ? Le rivage qui servira d'exil à la
femme du grand Pompée, ne sera que trop célèbre. Qui ne saura que c'est à Lesbos
que tu auras voulu me
cacher ? Ah ! je t'en conjure, pour ma dernière grâce, si le sort des armes ne te
laisse d'autre ressource que la fuite, en cherchant ton salut sur les mers,
éloigne-toi des bords où je serai et choisis un plus sûr asile. " En parlant ainsi,
elle se lève éperdue ; et pour ne pas prolonger le tourment de son départ, elle
s'arrache des bras de Pompée et se refuse la douceur de le presser encore une fois
dans les siens. Ce dernier fruit d'un si constant amour fut perdu pour l'un et pour
l'autre. Ils abrègent leurs plaintes, ils étouffent leurs soupirs, et aucun des
deux en s'éloignant n'a la force de dire adieu. Ce fut le plus triste jour de leur
vie, car leur âme endurcie au mal heur soutint courageusement tout le reste.
Cornélie tombe entre les bras de ses esclaves. Ses esclaves la portent jusqu'au
bord de la mer. Mails là, se jetant par le sable, elle embrasse en pleurant ce
rivage. On l'entraîne enfin sur le vaisseau. Hélas ! ce n'était pas ainsi qu'elle
avait quitté sa patrie, dont César s'était emparé. Fidèle compagne de Pompée, tu
t'en vas seule; tu le laisses; lui-même il t'oblige à le fuir. Oh 1 quelle nuit va
suivre son départ! Pour la première fois, seule, et sans époux, dans un lit baigné
de ses larmes, peut-elle y trouver le repos qu'elle goûtait à ses côtés! Combien de
fois dans le sommeil ses mains errantes et trompées, croyant l'embrasser,
n'embrassèrent qu'une ombre ! Combien de fois, oubliant sa fuite, elle le chercha
vainement ! Car malgré le feu secret qui la dévore, elle n'ose s'agiter dans tout
son lit, et lui garde sa place. Elle ne prévoit que les maux de l'absence. Ah !
malheureuse Cornélie ! d'autres malheurs t'attendent, les dieux ne vont que
trop presser l'instant qui doit te réunir à Pompée !
LIVRE V
(01) La fortune partageant les bons et les mauvais succès. - Pompée avait perdu
l'Italie, Marseille et l'Espagne ; mais César avait éprouvé une défaite navale dans
l'Adriatique, et Curion venait de périr avec son armée en Afrique.
(02) Ce joug qui change le titre de nos fastes. -Les fastes étaient des registres
publics où s'écrivait année par année l'histoire de Rome. Depuis l'expulsion des
rois, les années étaient marquées par le nom des consuls. Ce jour qui inscrivait de
nouveaux noms dans les fastes était celui des calendes de janvier.
(03) Les consuls dont l'année expire. - Ces deux consuls étaient Lentulus et
Marcellus. Il s'agit de savoir s'il y avait alors deux ou quatre consuls. César
(décembre, an 49) avait échangé la dictature contre le consulat, et s'était donné
pour collègue P. Servilius Isauricus: "Dictatore habente comitia Caesare consules
creantur Julius Caesar et P. Servilius."
(04) Veïes... devint Rome. - Corneille s'est approprié les traits principaux du
discours de Lentulus :
Je n'appelle plus Rome un enclos de murailles Que ses proscriptions comblent de
funérailles;
Ces murs dont le destin fut autrefois si beau,
N'en sont que la prison ou plutôt le tombeau Mais pour revivre ailleurs dans sa
première force,
Avec les faux Romains elle a fait plein divorce;
Et comme autour de moi j'ai tous ses vrais appuis,
Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis.
(Sertorius, acte III, sc. 2.)
(05) Rhodes consacrée à Phébus. - Rhodes est une île de la mer appelée autrefois
Carpathienne. Le poète dit qu'elle est chère à Phébus à cause de Rhodes, jeune
vierge, qui lui donna son nom et qui fut aimée du dieu de la lumière. Aussi dit-on
que, même dans les jours les plus sombres, cette île reçoit au moins un regard du
soleil, Soyez Pindare, Olympiq. VII, et Horace, liv. I, Od. VII.
(06) La jeunesse inculte dit Taygète glacé. - C'est le peuple de Lacédémone, ville
située au pied du mont Taygète, et sur les bords de l'Eurotas, en Laconie.
(07) Le fidèle Dejotarus. - Roi de Galatie qui avait amené à Pompée six cents
cavaliers. Il reste un plaidoyer de Cicéron en faveur de ce roi.
(08) Et Rhascupoiis, roi d'une région glacée. - Il était roi de Macédoine, et
avait envoyé deux cents cavaliers.
(09) Et toi, Ptoiémée. - Ptolémée Lagus avait eu le royaume d'Égypte pour sa part
des conquêtes d'Alexandre. C'est pourquoi Lucain appelle ailleurs Ptolémée Pellaeum
regem. Alexandre d'ailleurs était le fondateur d'Alexandrie.
(10) Ce glaive qui doit frapper ton peuple. - Ptolémée Dionysies, fils de Ptolémée
Aulète, fut un roi cruel et toujours en guerre avec ses sujets. Il avait eu pour
tuteur Pompée.
(11) C'est ainsi qu'on dérobe un trône à Cléopâtre. - Plolémée Aulète chercha à
assurer par son testament la couronne à ses enfants, en nommant pour ses
successeurs, sous la surveillance du peuple romain, les deux aînés , Ptolémée
Dionysies, âgé de treize ans, et Cléopâtre sa soeur, âgée de dix-sept ans, qu'il
devait épouser. Quant aux deux plus jeunes, Ptolémée Néotéros et Arsinoé, leur père
invoquait pour eux la protection du sénat romain. Des dissensions entre Cléopâtre
et son frère furent excitées et entretenues par l'eunuque Pothin qui avait la
direction des affaires. Cléopâtre, obligée de sortir de l'Égypte, se réfugia en
Syrie, où elle leva des troupes pour soutenir ses droits par les armes, au temps où
César poursuivant Pompée, après la bataille de Pharsale, entra dans Alexandrie et
se porta, au nom de Rome, pour médiateur entre le frère et la soeur.
(12) Sous le poids éternel d'inarime - Ile de la Campanie ; elle avait encore
d'autres noms. Voyez Pline, liv. III, ch. III.
Inarime Jovis imperiis imposta Typhaeo.
(Virg., lib. VI, Aeneid. v. 716.)
(13) Le plus grandmalheurde notre siècle. - "II y a des vers de Lucain qui ne sont
pas aussi connus que le traité de Plutarque, de la Cessation des Oracles, et qui
méritent cependant de l'être. Ce sont des choses qu'il faut abandonner aux
réflexions du lecteur accoutumé à faire le départ des vérités." (De Maistre,
Soirées de Saint-Pétersbourg, XIe entretien, note p. 253.) Ce sont ceux que nous
traduisons ici.
(14) Vers l'Aulide. - Depuis la guerre de Troie, l'Aulide passait pour retenir les
vaisseaux dans ses ports.
(15) Dans les marais Salapiens (page 1G8). - Il y avait en Apulie une ville de ce
nom, célèbre par les amours d'Annibal avec une femme du pays. Voyez Pline, liv.
III, ch. II.
(16) Le peuple qui l'implore. - C'est une cruelle ironie de la part du poète.
César, qui est dictateur, se nomme lui-même consul pour plaire au peuple, qu'il
prive aussi du droit d'élire ses magistrats.
(17) La fête de JupiterLatin. - Les nouveaux consuls devaient la célébrer tous les
quatre ans, aux flambeaux, sur le mont Albain, en mémoire de l'alliance renouvelée
entre Tarquin le Superbe et les Latins. Voyez Macrobe, Saturnales, liv. I, ch.
XVI . Les divinités honorées dans ces fêtes étaient Vesta, le Feu éternel, et le
Jupiter Latial.
Lucain : la Pharsale : livre VI (traduction)
LIVRE VI
Les deux rivaux sont en présence. - César appelle de tous ses vœux l'heure fatale
qui va décider de sa fortune. - Ne pouvant forcer Pompée d'en venir à une bataille,
il lève son camp, et marche sur Dyrrachium (aujourd'hui Durazzo) ; mais Pompée l'a
prévenu. -Fortification de cette ville. - Pompée campe sur une hauteur qui protège
la ville : César, pour assiéger son ennemi, trace au loin l'enceinte d'un immense
retranchement. -Description de ces travaux. Cause première de la contagion. - Elle
désole le camp de Pompée ; la famine ; celui de César. - Pompée résout aussitôt de
forcer les barrières dont l'a su envelopper son ennemi. - Attaque du fort Minutium.
- Un centurion, du nom de Scaeva, soutient seul le choc. - Eloge du guerrier. - Il
harangue ses compagnons qu'il ramène au combat. - Sa bravoure, ses blessures, son
stratagème, sa mort. - Nouvelle attaque de Pompée dirigée sur les forts voisins de
la mer : il en chasse l'ennemi. - Efforts impuissants de César, qui est accouru au
secours des siens. - Pompée pouvait accabler son rival : trop généreux, il laisse
échapper la victoire ; regrets du poète. - César passe en Thessalie. - Pompée l'y
suit, et refuse de se rendre à l'avis de ceux de ses amis qui l'engagent à revenir
à Rome. - Description de la Thessalie : les monts Ossa, Pélion, Othrys, Pinde,
Olympe. - La vallée de Tempé, les champs de Phylaoée, Ptélée, Dotion, Trachine,
Mélibée, Larisse, Argos, Thèbes ; les fleuves Éas, Inachus, Achéloüs, Évène, etc. -
habitants : Bébryces, Lélèges, Dolopes, Centaures. - Art de fondre les métaux ;
monnaie. - Campé sur cette terre, chaque parti s'agite dans l'attente du combat. -
Sextus, le plus jeune des deux fils de Pompée, veut connaître l'arrêt du destin ;
il va consulter une enchanteresse. - Art magique des Hémonides ou femmes de
l'Hémus. - Discours de Sextus à l'enchanteresse. Réponse d'Érichtho. - L'antre de
l'enchanteresse. - Charmes magiques. - Un cadavre répond à sa voix. - Destins de
Pompée. - Le cadavre est rendu au bûcher. - Sextus, guidé par Érichtho, rentre au
camp de son père.
Les deux rivaux sont en présence.
Dès que les chefs, résolus d'en venir à une bataille (01), se furent établis sur
les hauteurs voisines, et que les dieux tinrent dans la lice ces deux rivaux qu'ils
voulaient voir aux mains, César dédaigna de s'occuper à prendre les villes de la
Grèce. Il ne veut plus devoir à sa fortune d'autre victoire que sur Pompée.
César appelle de tous ses vœux l'heure fatale qui va décider de sa fortune.
Tous ses vœux ne tendent qu'à voir l'heure fatale qui entraînera la chute de l'un
des deux partis. Il aime à penser qu'un seul coup du sort anéantira l'un ou
l'autre.
Ne pouvant forcer Pompée d'en venir à une bataille, il lève son camp, et marche sur
Dyrrachium (aujourd'hui Durazzo) ; mais Pompée l'a prévenu.
Trois fois il déploie son armée sur les collines qu'il occupe, et fait lever ses
étendards. Signal menaçant des combats, pour annoncer qu'il est toujours près à
consommer le malheur de Rome. Mais rien ne peut attirer Pompée, il refuse la
bataille et ne se confie que dans les retranchements de son camp ; César quitte le
sien, et à travers les bois, il cache sa route, et s'avance d'un pas rapide vers
les murs de Dyrrachium (02), qu'il espère enlever d'assaut. Pompée, qui suit le
rivage de la mer, le devance, et va s'établir sur une
éminence appelée Pétra (03), d'où il protège la ville. Cette ville, fondée par les
Corinthiens, est par elle-même imprenable. Ce qui la défend n'est pas l'ouvrage de
ses fondateurs : ce n'est point un rempart élevé par l'industrie et les efforts de
l'homme. Les travaux des humains, quelque hardis et solides qu'ils soient, cèdent
sans peine au ravage des guerres et des ans qui renversent tout.
Fortification de cette ville.
La force de cette place est telle que le fer ne peut l'ébranler : c'est l'assiette
du lieu, rochers où se brisent les flots. Sans une colline étroite qui la joint à
la terre, Dyrrachium serait une île. Des écueils formidables aux matelots sont les
fondements de ses murs, et lorsque la mer d'Ionie est soulevée par le rapide vent
du midi, la vague ébranle les maisons et les temples, l'écume s'élance jusqu'au
faîte des toits.
Pompée campe sur une hauteur qui protège la ville : César, pour assiéger son
ennemi, trace au loin l'enceinte d'un immense retranchement. - Description de ces
travaux. L'impatience et l'ardeur de César le détournèrent d'une entreprise
douteuse et lente. Il résolut d'assiéger lui-même ses ennemis à leur insu, en
s'emparant des hauteurs d'alentour, et en élevant au loin un rempart dont
l'enceinte embrasserait leur camp. Il mesure des yeux la campagne ; il ne se
contente pas d'y construire à la hâte un fragile mur de gazon ; il fait tirer
d'énormes rochers des entrailles de la terre, il fait démolir et transporter les
murailles des villes voisines, et de leurs débris il bâtit un rempart à l'épreuve
du bélier, et des efforts de l'art destructeur de la guerre. Les montagnes sont
aplanies, les abîmes comblés, et l'ouvrage de César se prolonge à travers les
hauteurs et les précipices. Un fossé profond règne au pied du rempart, et sur les
sommets les plus escarpés on établit des forts. Dans une vaste enceinte, il enferme
des champs cultivés, des déserts stériles, de vastes forêts dont il enveloppe les
fauves habitants.
Ni les moissons ni les pâturages ne manquent à Pompée, et dans les limites que
César lui trace, il a la liberté de changer de camp. On voit des fleuves commencer,
poursuivre et finir leur cours dans cet enclos immense, et César ne saurait
parcourir toute l'étendue de ses travaux sans se reposer dans sa course. Que la
Fable nous vante à présent les murs de Troie qu'elle attribue aux dieux ! Que le
Parthe fuyard admire les murs de Babylone environnés d'une brique fragile ! Autant
de pays qu'en abreuve le Tigre et le rapide Oronte, autant en contient le royaume
assyrien, autant en renferme cet enclos, construit subitement et dans le tumulte
des armes. Tant de travaux, qui sont perdus, auraient suffi pour combler le
Bosphore et réunir les bords de l'Hellespont, pour couper l'isthme de Corinthe, et
pour épargner aux vaisseaux le tour pénible et dangereux du promontoire de Malée ou
pour changer utilement la face de tel autre lieu de la terre, quelque obstacle que
la nature eût opposé aux efforts de l'art.
La guerre s'enferme en champ clos. Ici s'amasse tout le sang qui doit bientôt
inonder le monde, ici sont rassemblées toutes les victimes que la Thessalie et
l'Afrique doivent dans peu voir égorger. Toute la rage de la guerre civile
fermente, retenue dans cette arène étroite.
Les premiers travaux avaient trompé la vigilance de Pompée. Tel au milieu des
champs de la Sicile, le laboureur repose en sûreté, et n'entend pas le mugissement
des flots contre les rochers de Pelure ; tels les Bretons de la Calédonie, au
centre de leur île, ne sont point frappés du bruit de l'Océan qui se brise contre
leurs bords. Mais lorsque Pompée aperçoit le terrain investi d'un immense rempart,
il quitte le camp de Pétra, et répand son armée sur plusieurs éminences, pour
engager César à diviser ses troupes, et pour le fatiguer en lui donnant sans cesse
toute son enceinte à garder. De son côté, il se retranche ; et du terrain que César
lui laisse, il se réserve un espace égal à celui qui
sépare le Capitole altier de l'humble bois d'Aricie où Diane est adorée, égal au
cours du Tibre, depuis les murs de Rome jusqu'à sa chute dans la mer, s'il ne
faisait aucun détour. On n'entend point le son des trompettes ; les traits se
croisent dans les airs ; mais c'est de plein gré que le soldat les lance, et des
Romains, pour s'exercer, percent le cœur à des Romains.
Cause première de la contagion
Un soin plus pressant que celui de la guerre occupe les chefs, et leur ôte l'envie
de mesurer leurs armes. La terre épuisée ne donnait plus d'herbages ; les prairies
foulées aux pieds des chevaux, et endurcies sous leurs pas rapides sont dépouillées
de leur vert gazon. Ces coursiers belliqueux périssaient de langueur dans les
campagnes dépouillées : leurs jarrets tremblants fléchissaient ; ils s'abattaient
au milieu de leur course ou devant des crèches pleines d'un chaume aride, ils
tombaient mourants de faiblesse ; la bouche ouverte, et demandant en vain un
herbage frais qui leur rendit la vie.
Elle désole le camp de Pompée ; la famine ; celui de César.
La corruption dissout les cadavres infects. L'air croupissant se remplit de
mortelles exhalaisons, qui, condensées en nuage, couvrirent le camp de Pompée.
Telle est la vapeur infernale qui s'élève des rochers fumants de Nésis ou des
cavernes d'où Typhon exhale sa rage et souffle la mort. Les soldats tombent en
langueur. L'eau, plus facile encore et plus prompte que l'air à contracter un
mélange impur, porte dans les entrailles contractées un poison dévorant. La peau se
sèche et se noircit, les yeux sortent de leurs orbites, enflammés, un rouge ardent
colore les joues ; la tête, lasse et appesantie, refuse de se soutenir. Le ravage
que fait le mal est à chaque instant plus rapide. Il n'y a plus aucun intervalle de
la pleine vie à la mort. Dès qu'on se sent frappé, on expire. La contagion se
nourrit et s'accroît par le nombre de ses victimes ; les vivants sont confondus
avec les morts, et l'unique sépulture accordée à ces malheureux, c'est de les
traîner hors des tentes. Cependant ces souffrances eurent un terme quand le vent de
mer s'éleva derrière le camp, que l'Aquilon purifia l'air, et que des vaisseaux
apportèrent des grains étrangers.
L'ennemi, libre sur des collines spacieuses, n'avait à souffrir ni de la corruption
d'une eau dormante, ni de la pesante inertie d'un air infect. Mais il était
tourmenté d'une famine aussi cruelle que s'il eût été resserré par le siège le plus
étroit. Avant que les épis ne soient élevés sur leur tige grandissante, on voit les
hommes, pressés par la faim, disputer la pâture aux animaux, brouter la feuille des
buissons, et mordre à l'écorce des arbres. On les voit déraciner les plantes dont
la nature leur est inconnue, et qui peuvent être des poisons mortels. Tout ce que
le feu peut amollir, tout ce qui cède à une dent avide, tout ce qui peut passer
dans les viscères, même en déchirant le palais, des mets jusqu'alors inconnus à
l'homme, les soldats se les arrachent, et ils ne laissent pas de tenir assiégé un
ennemi chez lequel tout abonde.
Pompée résout aussitôt de forcer les barrières dont l'a su envelopper son ennemi. -
Attaque du fort Minutium.
Dès que Pompée vit le moment de forcer les barrières qui l'environnaient et de se
rendre la terre libre, il ne prit pas, comme pour s'échapper, une heure où la nuit
l'eût couvert de ses ombres : il dédaigne une fuite dérobée à César et un chemin
frayé sans le secours des armes. Il veut sortir à travers de vastes ruines, sur les
débris du rempart et des tours, s'ouvrir un passage au milieu des glaives et par le
carnage et par la mort. Il choisit pour l'attaque un endroit du rempart qui,
depuis, s'est appelé le fort Minutius (04) et qu'environne un bois épais sur une
colline escarpée. Il y fait marcher son armée en silence et sans qu'il s'élève
aucun nuage de poussière qui le trahisse ; et soudain il arrive
au pied du rempart. À l'instant toutes ses trompettes sonnent, toutes ses aigles
brillent, et sans donner au fer le temps de hâter leur défaite, la frayeur et la
surprise les ont déjà vaincus. Leur plus grand effort de courage est de tomber,
percés de coups, dans le poste où ils sont placés. La flèche qui vole sur les murs
n'y rencontre plus de victimes. Des nuages de traits se perdent dans les airs.
Alors les torches de bitume portent le feu de toutes parts. Les tours embrasées
chancellent et menacent de s'écrouler ; le boulevard retentit des coups redoublés
du bélier qui l'ébranle. Déjà sur le haut du rempart on voyait les aigles du sénat
arborées, l'univers rentrait dans ses droits.
Un centurion, du nom de Scaeva, soutient seul le choc. - Éloge du guerrier. Il
harangue ses compagnons qu'il ramène au combat.
Mais ce poste que mille légions n'auraient pas gardé, que César et sa fortune
eussent peut-être mal défendu, un seul homme le dispute à l'ennemi ; tant qu'il est
vivant et qu'il a les armes à la main, la victoire n'est pas décidée. Ce brave
s'appelait Scaeva (05). Il avait langui dans la foule obscure des légions, jusqu'à
la conquête des Gaules, où il avait obtenu, par son courage et au prix de son sang,
le cep de vigne du centurion, homme voué à tous les forfaits, et qui ne savait pas
que contre son pays la valeur est un crime. Sitôt qu'il vit ses compagnons renoncer
au combat et chercher leur salut dans la fuite : "Romains ! s'écrie-t-il, où vous
porte une terreur impie, une frayeur inconnue dans les armées de César ? Vils
fugitifs ! Troupeau d'esclaves ! Quoi ! Sans verser une goutte de sang vous
présentez le dos à la mort ? Quoi ! Vous supporterez la honte de n'être pas au
nombre de ces braves qu'on entasse sur le même bûcher, qu'on cherche dans la foule
des morts ? Si le zèle ne peut vous retenir, que l'indignation vous retienne ! De
tous les postes que l'ennemi pouvait attaquer, c'est le nôtre qu'il a choisi. Non !
Ce jour ne passera point sans coûter du sang à Pompée. Il eût été plus heureux pour
moi de mourir aux yeux de César, mais si la fortune m'envie un témoin si cher,
j'emporterai chez les morts les éloges de son rival. Que les traits s'émoussent sur
l'airain qui nous couvre et que la pointe des épées se brise dans notre sein. Déjà
la poussière s'élève et se répand, déjà le bruit de ces ruines retentit jusqu'aux
oreilles de César. Il nous entend. Amis ! la victoire est à nous ! Le voilà !
Tandis que nous mourons, il vient nous venger !"
Sa bravoure, ses blessures, son stratagème, sa mort.
Jamais le premier son de la trompette au moment d'une bataille n'excita plus
d'ardeur que la voix de Scaeva. Ses compagnons, frappés de son audace, l'admirent
et brûlent de le suivre ; impatients de voir par eux-mêmes, si, enfermé dans un
lieu étroit, accablé par le nombre, un homme vaillant peut gagner plus que le
trépas. Pour Scaeva, du haut du rempart qui s'écroule, il commence par rouler les
cadavres dont les tours sont déjà comblées, et à mesure que les ennemis se
succèdent, il les accable sous le poids des morts. Les ruines, les débris, les
masses de bois et de pierre, tout devient une arme entre ses mains. Il va jusqu'à
menacer les assaillants de sa propre chute. Tantôt il les repousse à coups de pieux
et de leviers, tantôt il tranche à coups d'épée les mains qu'il voit s'attacher aux
murs. Aux uns il écrase la tête sous la pierre, et, à travers les débris des os
qu'il enfonce, le cerveau rejaillit au loin ; à d'autres, il présente des torches
allumées ; leurs cheveux s'enflamment, leur visage brûle, et leurs yeux en sont
dévorés. Dès que la foule des morts entassés et qui s'accumulent sans cesse a égalé
la hauteur du mur, Scaeva se précipite au milieu des armes avec la rapidité d'un
léopard qui s'élance sur les épieux. Pressé par d'épais bataillons, enveloppé par
une armée entière, partout où il jette les yeux, il porte la mort. Déjà son glaive
est émoussé par le sang qui s'y fige : il ne blesse plus, il meurtrit et il brise.
Tous les traits de l'ennemi s'adressent à lui seul. Toutes les mains sont sûres,
tous les dards vont au but, et les dieux se donnent le spectacle nouveau
d'un combat entre un seul homme et la guerre. Son épais bouclier retentit de coups
redoublés. Son casque brisé meurtrit sa tête, et son sein se fait une armure des
traits dont il est hérissé. Cessez, insensés, de prétendre à lui percer le cœur :
le dard, le javelot n'y peuvent plus atteindre ; il faut l'écraser sous la
phalarique tournoyant sous l'effort du câble, et sous les débris des remparts ;
c'est au bélier pesant, c'est à la baliste à renverser ce nouveau mur qui protège
César et résiste à Pompée. Scaeva ne daigne plus se couvrir de ses armes, et, soit
pour ne pas laisser oisive la main qui porterait le bouclier, soit pour éviter le
reproche d'avoir voulu prolonger sa vie, il s'abandonne sans défense à tous les
coups des assaillants. Enfin, accablé sous le poids des flèches dont il est
couvert, comme il sent que ses genoux fléchissent, il ne songe plus qu'à choisir un
ennemi sur qui tomber. Tel l'éléphant dans les champs de Libye, percé de lances et
de dards, qui n'ont pu pénétrer à travers sa dure enveloppe, les secoue en ridant
sa peau ou les brise en repliant sa trompe, ainsi tant de traits, tant de blessures
ne peuvent accomplir une seule mort. Voilà cependant qu'un Crétois tend son arc et
vise Scaeva : sa flèche part, et trop fidèle aux vœux de celui qui l'a décochée,
atteint Scaeva et lui perce l'œil gauche. Scaeva rompant tous les liens qui
attachent le globe sanglant et arrachant d'une intrépide main la flèche et l'œil
qu'elle tient suspendu, les foule aux pieds l'un et l'autre. Ainsi, une ourse de
Pannonie, furieuse de se sentir blessée du dard qu'un chasseur lui a lancé, se
replie sur sa blessure, pour arracher le trait qui la suit en tournant avec elle.
Le front de Scaeva avait perdu sa férocité, une pluie de sang inondait son visage ;
les cris de joie des vainqueurs remplissaient l'air, à peine eussent-ils marqué
plus d'allégresse si le sang plébéien qu'ils voyaient couler eût été celui de
César. Mais Scaeva tenant sa douleur renfermée au fond de son âme :
"Citoyens," dit-il d'un air plein de douceur et comme ayant perdu courage,
"citoyens, je vous demande grâce, détournez de moi le fer homicide ; il n'est pas
besoin pour m'ôter la vie de me lancer de nouveaux traits ; il vous suffit
d'arracher de mon sein ceux dont il est déjà percé. Emportez-moi vivant dans le
camp de Pompée ; faites cette offrande à votre chef, il vaut mieux pour lui que
l'exemple de Scaeva montre à renoncer à César, qu'à mourir d'une mort honorable. "
Le malheureux Aulus ajoute foi à ce langage plein d'artifice, et sans s'apercevoir
que Scaeva tient son épée par la pointe, il se courbe pour l'enlever et l'emporter
avec ses armes. Soudain, aussi prompt que la foudre, le glaive de Scaeva est plongé
dans son sein. La force revient à Scaeva, et ranimé par ce nouvel exploit : "Ainsi
périsse, dit-il, quiconque osera croire avoir réduit Scaeva. Si Pompée veut obtenir
la paix de cette épée, qu'il rende les armes à César, qu'il prosterne devant lui
ses aigles. Lâches, me croyez-vous timide et tremblant comme vous à l'aspect de la
mort ? Sachez que le parti de Pompée et du sénat vous est moins cher qu'à moi
l'honneur de mourir. " Comme il disait ces mots, un tourbillon de poussière annonce
que César arrive avec ses cohortes ; son approche épargne à Pompée le plus
accablant des affronts, la honte d'avoir cédé à un seul homme et d'avoir vu son
armée entière reculer devant Scaeva. Celui-ci que la chaleur du combat avait
soutenu, tombe en défaillance dès que le combat cesse. Ses compagnons l'environnent
en foule et le reçoivent. C'est à qui sera chargé de ce glorieux fardeau. Il leur
semble qu'une divinité se cache dans ce corps mutilé : ils adorent en lui la
vivante image de la plus sublime vertu. Chacun s'empresse de retirer les flèches de
ses blessures ; et les temples des dieux, les autels de Mars sont ornés de tes
armes, ô Scaeva ! ô nom glorieux à jamais, si devant lui avait fui l'Espagnol
indompté ou le Cantabre au court javelot ou le Teuton à la longue pique ! Ô
Scaeva ! Tu ne suspendras point aux murs du Capitole les monuments de ta victoire.
Rome ne retentira point du
bruit de ton triomphe. Malheureux ! Fallait-il employer tant de vertu à te donner
un maître !
Nouvelle attaque de Pompée dirigée sur les forts voisins de la mer : il en chasse
l'ennemi.
Pompée repoussé sur ce point ne veut pas de trêve : il repousse un lâche sommeil ;
telle la mer, quand les vents furieux l'agitent et qu'elle se brise contre ses
écueils ou que minant les flancs d'une haute montagne, elle en prépare la chute
prochaine dans les flots. Il embarque une partie de ses troupes, leur fait tourner
les forts les plus voisins, enlève ces postes par une double attaque, et reculant
les bornes de son camp, se déploie dans la campagne et s'applaudit de pouvoir
changer de position. Tel l'Éridan, lorsqu'il enfle ses eaux, surmonte les digues
qui protègent ses bords et se répand au loin dans les campagnes ravagées. S'il
rencontre dans son cours quelque endroit faible qui n'ait pu soutenir l'effort de
ses rapides flots, il sort tout entier de sa couche profonde et à travers des
terres inconnues va se creuser un nouveau lit. Les laboureurs des champs inondés
s'en éloignent, et de nouveaux possesseurs s'emparent du fond que le fleuve a
quitté.
À peine César est averti par la lumière allumée sur une tour, il accourt, et trouve
ses remparts renversés, la poussière même abattue, et le même silence qui régnerait
parmi des ruines antiques. Le calme du lieu, la tranquillité de Pompée, le sommeil
qu'on ose goûter après avoir vaincu César, l'enflamment de fureur. Il court, dût-il
hâter sa perte, troubler ce repos insultant. Plein de menaces, il se jette sur
Torquatus. Celui-ci découvre César qui s'avance ; et aussitôt, avec la même
célérité qu'un nocher habile replie ses voiles et les dérobe à la tempête qui le
menace, ce guerrier prudent se retire à l'abri d'un moindre rempart, et va regagner
le camp de Pompée pour ramasser toutes ses forces, et se former dans un espace
étroit. Dès que Pompée voit que César a passé la première enceinte, il fait
descendre toutes ses troupes des collines qu'elles occupent, les déploie autour de
César, et l'investit de son armée entière. Lorsque l'Etna, où s'agite Encelade,
ouvre tout à coup ses cavernes brûlantes, et se répand lui-même en torrents de feu
dans les campagnes d'alentour, l'habitant de ces campagnes en est moins effrayé que
ne le fut le soldat de César à cette irruption soudaine. Vaincu, même avant le
combat, par la seule poussière qu'il voyait s'élever, dans le trouble et
l'aveuglement de sa frayeur il voulait fuir, il se précipitait au-devant de
l'ennemi, et, saisi d'épouvante, il courait à sa perte. Pompée pouvait accabler son
rival : trop généreux, il laisse échapper la victoire ; regrets du poète.
Il dépendait de Pompée d'étouffer dans le sang jusqu'aux semences de la guerre
civile. Il retint ses glaives altérés de carnage. Rome aujourd'hui serait heureuse,
libre, maîtresse d'elle-même, et rétablie dans tous ses droits, si l'impitoyable
Sylla se fût trouvé à la place du généreux Pompée ; et c'est un malheur à jamais
déplorable que César ait dû son salut à ce qui mettait le comble à ses crimes, à
l'injustice d'être eu guerre avec un gendre qui l'aime. Sort cruel ! L'Afrique
n'eût pas vu le désastre d'Utique, ni l'Espagne celui de Manda ; le Nil, souillé
d'un meurtre abominable, n'eût pas promené sur ses ondes un cadavre plus sacré que
ses rois égyptiens ; Juba n'eût pas couvert le sable de Libye de son cadavre
dépouillé ; le sang d'un Scipion n'eût pas apaisé les mânes des Carthaginois ; et
l'univers n'eût pas pleuré la mort du vertueux Caton. Ô Rome (06) ! Ce jour pouvait
être le dernier jour de tes malheurs. Pharsale pouvait s'effacer du livre de tes
destinées. César passe en Thessalie. - Pompée l'y suit, et refuse de se rendre à
l'avis de ceux de ses amis qui l'engagent à revenir à Rome.
César abandonne un pays où le sort des armes lui a été contraire, et avec les
débris de son armée, il passe dans la Thessalie.
Les amis de Pompée firent tous leurs efforts pour le détourner du dessein de suivre
César (07), et pour l'engager à retourner à Rome, et à regagner l'Italie où il
n'avait plus d'ennemis. "Non, leur dit-il, je ne veux point, à l'exemple de César,
porter la guerre au sein de ma patrie, et Rome ne me reverra qu'après que j'aurai
renvoyé mes armées. Lorsque ces troubles se sont élevés, il ne tenait qu'à moi de
garder l'Italie, si j'avais voulu faire des places de Rome un champ de bataille,
voir assiéger les temples de nos dieux et ensanglanter le Forum. Pourvu que
j'éloigne la guerre, je consens à passer au-delà des Scythes, dans les climats
glacés du Nord ou à suivre César à travers les régions brûlantes du Midi. Moi Rome,
troubler ton repos après ma victoire, moi qui, pour t'épargner les horreurs des
combats, ai pu me résoudre à te fuir ! Ah ! que plutôt, pour ta sûreté, César se
flatte que tu es à lui ! " Après ce discours, il prit sa route vers les contrées de
l'Orient, et par des chemins qu'il se fraya lui-même, à travers les montagnes qui
séparent l'Illyrie et la Macédoine, il arriva dans la Thessalie, où la Fortune
avait marqué le théâtre de la guerre.
Description de la Thessalie : les monts Ossa, Pélion, Othrys, Pinde, Olympe. - La
vallée de Tempé, les champs de Phylaoée, Ptélée, Dotion, Trachine, Mélibée,
Larisse, Argos, Thèbes ; les fleuves Éas, Inachus, Achéloüs, Évène, etc. -
habitants : Bébryces, Lélèges, Dolopes, Centaures. - Art de fondre les métaux ;
monnaie.
La Thessalie, du côté où le soleil se lève environné des frimas de l'hiver, est
ombragée par le mont Ossa, mais lorsque l'été promène le char de Phébus au milieu
et au plus haut du ciel, c'est le mont Pélion qui s'oppose aux premiers traits de
sa lumière. Au midi s'élève l'Othrix couronné d'épaisses forêts, qui défendent
cette contrée de la race du Lion. Le Pinde lui sert de barrière contre le Zéphyr et
l'Iapix ; et les peuples qui vers le nord habitent au pied de l'Olympe, sont à
couvert des Aquilons, et ne savent pas que les étoiles de l'Ourse brillent toute la
nuit au ciel. Les plaines que ces monts environnent étaient jadis cachées sous les
eaux avant qu'à travers le vallon de Tempé les fleuves se fussent ouvert un passage
pour se jeter au sein des mers. Ils ne formaient qu'un lac immense : leurs eaux
s'accumulaient au lieu de s'écouler. Mais quand le bras d'Hercule eut séparé l'Ossa
de l'Olympe, et que Nérée entendit la chute de ces torrents nouveaux, alors sortit
des eaux cette Pharsale que les dieux auraient dû laisser à jamais submergée. On
vit paraître les champs de Philacée, où régna le premier des Grecs qui descendit au
rivage troyen (08) ; et ceux de Ptéléos, et ceux de Dotion, qui depuis ont été
célèbres par le malheur de Thamiris, le rival des Muses ; et Trachine, et Mélibée,
que protégeaient les flèches d'Hercule ; et Larisse, autrefois puissante ; et ces
campagnes où la charrue laboure maintenant la noble Argos ; et cette Thèbes
fabuleuse, dont on nous montre encore la place, Thèbes où la malheureuse Agavé
ensevelit la tête de Penthée, de ce fils qu'elle-même elle avait immolé dans un
accès de ses fureurs.
Les eaux de ce marais immense s'écoulèrent donc par divers canaux, et formèrent
autant de fleuves ; le pur et faible Aeas qui, de son humble lit, coule au couchant
dans la mer d'Ionie ; et l'Inachus, père d'Isis, qui n'est pas plus fort que l'Aeas
; et l'Achéloüs, qui se vit au moment d'être l'époux de Déjanire ; et l'Évène, qui
fut teint du sang de Nessus et qui traverse Calydon, patrie de Méléagre ; et le
Sperchius qui va se briser dans les flots du golfe malique ; et l'Amphrise, dont
les claires eaux arrosent les prairies où Apollon, berger, garda les troupeaux ; et
l'Anaurus, d'où jamais ne s'élève aucun nuage humide et que les vents n'osent
troubler ; et nombre de fleuves inconnus à l'Océan qui rendent au Pénée le tribut
de leur onde. L'Apidane se jette à flots précipités dans l'Énipe, qui ne devient
rapide qu'en s'unissant à lui ; l'Asope reçoit dans son sein le Phénix et le
Mélas ; seul le Titarèse (09) se joint au Pénée, mais sans se confondre avec lui,
et glisse sur sa
surface comme sur le sable de son lit ; on croit qu'il prend sa source dans les
marais du Styx ; fier de son origine, il dédaigne de mêler ses eaux avec celles
d'un fleure obscur et conserve la vénération des dieux.
Dès que ces fleuves écoulés laissèrent à sec les campagnes, le sillon fertile
s'ouvrit sous le soc du Bébryce ; bientôt sous la main du Lélège pénétra la
charrue. Les Éolides, les Dolopes brisèrent le sol, avec eux les Magnètes, célèbres
par leurs coursiers, les Minyens, par leurs rames. C'est dans les antres de
Thessalie que 1a nue fécondée par les embrassements d'Ixion engendra les centaures.
Toi, Monychus, qui brisais les durs rochers du mont Pholoé (10) ; toi, fier Rhétus,
qui du haut de l'Oeta lançais des chênes arrachés du sommet de cette montagne et
que Borée à peine aurait déracinés ; et Pholus, qui se glorifiait d'être l'hôte du
grand Alcide ; et toi, Nessus, perfide ravisseur, que perça la flèche empoisonnée ;
et toi, sage Chiron, qu'on voit briller au ciel vers le pôle glacé de l'Ourse,
l'arc tendu vers le Scorpion. Cette même terre a produit toutes les semences de
guerre : ce fut là que du sein du roc, frappé du trident de Neptune, s'élança le
coursier thessalien, présage des combats ; ce fut là qu'il reçut de la main du
Lapithe, le premier frein qui le dompta, qu'il rongea le mors pour la première
fois, et couvrit d'écume les rênes. Ce fut des rives de Pagase que le premier
vaisseau qui jamais ait fendu les ondes, emporta l'homme audacieux loin de la
terre, son élément, sur l'abîme inconnu des mers. Ce fut encore un roi de
Thessalie, Itonus, qui apprit aux humains à fondre les métaux dans d'immenses
fournaises, à façonner leur masse brute sous les coups des marteaux brûlants, à
réduire l'or en monnaie, à calculer la valeur des richesses : secret fatal qui fut
pour les peuples une source de malheurs et de crimes. La Thessalie avait aussi
engendré le monstrueux Python qui rampa vers les cavernes de Delphes, c'est
pourquoi les jeux pythiens demandent les lauriers de Thessalie, et ces deux enfants
d'Aloée, dont l'impiété seconda la révolte des Titans, lorsque sur Pélion, qui
touchait presque au ciel, Ossa fut encore entassé et ferma la route des astres.
Campé sur cette terre, chaque parti s'agite dans l'attente du combat.
À peine les deux chefs sont campés dans ces champs proscrits par les dieux, le
pressentiment du combat agite l'une et l'autre armée. Tout annonce que le moment
d'une action décisive, ce moment si grave et si terrible, approche, les esprits
faibles et timides tremblent d'y toucher de si près et ne voient que désastres dans
l'avenir. D'autres, mais c'est le petit nombre, s'armant de force contre
l'événement, portent dans les hasards un courage mêlé d'espérance et de crainte. Du
nombre des lâches était Sextus, l'indigne fils du grand Pompée, qui, dans la suite,
échappé des combats et vagabond sur les mers de Sicile, fit le métier infâme de
pirate et obscurcit 1a gloire que son illustre père avait acquise sur ces mers.
Sextus, le plus jeune des deux fils de Pompée, veut connaître l'arrêt du destin ;
il va consulter une enchanteresse.
L'effroi dont il était saisi dans l'attente de l'avenir lui fit chercher à le
connaître, mais ce ne fut ni Delphes, ni Délos, ni Dodone qu'il consulta, Dodone,
nourrice féconde des premiers mortels. Il ne chercha point un devin qui sût lire
les destinées dans les entrailles des victimes, dans le vol des oiseaux, dans les
feux de la foudre, ni observer le cours des étoiles comme les savants Chaldéens
(11). S'il est encore quelque moyen caché, mais innocent, d'interroger le sort, ce
n'est pas celui qu'il emploie ; c'est un art abhorré du ciel, c'est la. magie qu'il
met en usage. Il porte ses vœux aux autels lugubres des Furies ; il évoque les
ombres et les dieux des Enfers. Ce malheureux se persuade que les dieux du ciel ne
sont pas assez clairvoyants. Ce qui achève de le décider dans son délire, c'est le
voisinage des peuples de l'Hémus.
Art magique des Hémonides ou femmes de l'Hémus.
L'art des femmes de cette contrée passe toute croyance. C'est l'assemblage de tout
ce qu'on peut imaginer et feindre de plus monstrueux. La Thessalie leur fournit des
plantes vénéneuses en abondance et ses rochers comprennent le mystère infernal de
leurs enchantements. Partout on y rencontre de quoi faire violence aux dieux. Il y
croît des herbes que Médée chercha vainement dans la Colchide.
Ces dieux qui ne daignent pas écouter les vœux du reste des mortels, obéissent aux
enchantements de la Thessalienne maudite. Ses accents magiques pénètrent seuls au
fond des demeures célestes. Les Immortels n'y peuvent résister, le soin même du
monde, les révolutions du ciel ne peuvent les en distraire. Quand le murmure d'une
Hémonide a frappé les astres, Babylone et la majestueuse Memphis ouvrent en vain
tous les sanctuaires de leurs mages antiques ; il n'est point d'autel qu'un dieu
n'abandonnât pour celui de l'enchanteresse. Ses charmes inspirent l'amour à des
cœurs qui jamais n'auraient été sensibles (12). Par elle, de sages vieillards
brûlent d'une flamme insensée : cette vertu n'appartient pas seulement aux
breuvages funestes ou à l'épaisse caroncule ravie sur le front de la jeune cavale
que doit aussitôt aimer sa mère, sans filtre ni poison, ses paroles suffisent pour
jeter les esprits dans un délire affreux. Deux époux, que ni le penchant, ni le
devoir, ni la douce puissance de la beauté n'attire, un nœud magique les enchaîne,
et rien ne peut les en dégager. À la voix d'une Thessalienne, l'ordre des choses
est renversé, les lois de la nature sont interrompues ; le monde, emporté par son
cours rapide, reste tout à coup immobile, et le dieu qui imprime le mouvement aux
sphères est tout étonné de sentir que leurs pôles sont arrêtés. Par ces mêmes
enchantements, la terre est inondée, le soleil obscurci ; le ciel tonne à l'insu de
Jupiter.
L'Hémonide, en secouant ses cheveux, remplit l'air de noires vapeurs et répand au
loin les orages ; la mer s'irrite quoique les vents se taisent ; les flots sont
retenus dans un calme profond, quoique les vents soient déchaînés ; les airs et les
eaux se combattent, les vaisseaux voguent contre les vents ; les torrents qui
tombent du haut des rochers demeurent suspendus au milieu de leur chute ; les
fleuves remontent vers leur source ; l'été ne soulève plus le Nil ; le Méandre
court droit vers son embouchure ; l'Arare presse le Rhône paresseux ; le sommet des
monts s'aplanit ; l'Olympe s'abaisse au-dessous des nuages ; les neiges de Scythie
fondent au milieu de l'hiver sans que le soleil y darde ses rayons ; la mer
repoussée loin du rivage résiste au poids de l'astre qui la presse ; la terre est
ébranlée sur son axe incliné, sa masse pesante est poussée hors du centre de son
repos et laisse à découvert le ciel qui l'environne.
Tous les animaux dévorants ennemis de l'homme tremblent devant l'enchanteresse :
leur sang et leur venin lui servent à composer ses poisons. Le tigre altéré et le
fier lion lèchent ses mains et la caressent. La froide couleuvre rampe à ses pieds
et se déploie sur la neige ; la vipère se replie autour d'elle et l'enveloppe de
ses nœuds ; les serpents savent que de sa bouche le souffle humain leur est mortel.
Quel pénible soin pour les dieux que d'obéir à ces enchantements ! Qu'ont-ils à
craindre s'il les méprisent ? Quelle est la loi qui les enchaîne ? Est-ce de force
ou de plein gré qu'ils cèdent ? Est-ce par un culte qui nous est inconnu que
l'Hémonide se les concilie ou bien sont-ils intimidés des menaces qu'elle leur fait
? A-t-elle cet empire sur tous les dieux ou ne l'a-t-elle que sur un seul qui peut
sur le monde ce qu'elle peut sur lui ? Les étoiles se détachent de la voûte
azurée ; la lune, en pleine sérénité, se colore d'un rouge obscur, comme quand
l'ombre de la terre lui dérobe l'aspect de l'astre dont elle emprunte ses rayons :
le tourment que lui cause le charme ne cesse qu'au moment où elle descend du ciel
et vient aux pieds de la Thessalienne écumer sur l'herbe qui la reçoit.
La farouche Érichtho avait abandonné, comme trop doux encore, les rites criminels,
les noirs enchantements usités parmi ses compagnes ; elle avait porté les secrets
de son art à un plus haut degré d'horreur. Elle s'était interdit la demeure des
vivants, et pour être plus chère aux dieux des morts, elle habitait parmi des
tombeaux dans l'asile même des ombres chassées de leurs couches. Ni l'air qu'elle
respire, ni le ciel dont elle jouit, ne l'empêchent d'entendre ce qui se passe chez
les mânes et dans le conseil infernal. Sur le visage de cette femme impie, qu'un
jour serein n'éclaira jamais, une maigreur hideuse se joint à la pâleur de la mort.
Ses cheveux mêlés sur sa tête sont noués comme des serpents. C'est lorsque la nuit
est la plus noire et le ciel le plus orageux qu'elle sort des tombes désertes et
qu'elle court dans les champs déserts pour aspirer les feux de la foudre. Ses pas
imprimés sur la terre brûlent le germe des moissons fécondes. Elle souffle, et
l'air qu'elle respire en est empoisonné. Elle ne daigne pas adresser aux dieux du
ciel des vœux suppliants : aux premiers accents de sa voix, ils se hâtent de
l'exaucer sans jamais lui donner le temps de redoubler le chant magique. Ses autels
ne sont éclairés que par des torches funéraires, et son encens ne fume que sur des
brasiers qu'elle a pris aux bûchers des morts. Elle ensevelit des vivants que l'âme
anime encore ; le destin leur devait de longues années ; la mort s'en empare à
regret. Recommençant à rebours la cérémonie des funérailles, elle rappelle les
morts de la tombe et leur fait quitter leur couche. Elle va dérober les os brûlants
encore d'un fils, et les flambeaux que des parents ont portés aux funérailles, et
les débris à demi consumés du lit où le mort reposait, et les lambeaux de ses
voiles funèbres, et ses cendres qui exhalent l'odeur de la chair. Mais a-t-on
conservé dans la pierre ces corps dont le principe humide est tari, et dont la
substance est durcie et desséchée, elle exerce sa fureur sur eux, plonge ses mains
dans leurs yeux, arrache leurs prunelles glacées, ronge la pâle dépouille de leurs
mains décharnées ; elle rompt avec ses dents le nœud fatal et le lacet des pendus ;
dévore les cadavres, ronge la croix, déchire les chairs battues par l'orage ou
brûlées par les feux du soleil. Elle arrache les clous des mains des crucifiés,
boit le sang corrompu qui dégoutte de leurs plaies, et si la chair résiste aux
morsures, elle s'y suspend. Si on laisse étendu sur la terre un mort privé de
sépulture, elle accourt avant les oiseaux, avant les bêtes féroces ; mais elle n'a
garde d'employer ses mains ou le fer à déchirer sa proie ; elle attend que les
loups la dévorent, et c'est de leur gosier avide qu'elle se plaît à l'arracher. Le
meurtre ne lui coûte rien, sitôt qu'elle a besoin d'un sang qui fume encore et qui
jaillisse de la plaie ou qu'elle veut pour ses sacrifices, pour ses rites funèbres
une chair vive et un cœur palpitant. Elle déchire les entrailles d'une mère et en
arrache un fruit prématuré pour l'offrir à ses dieux sur un autel brûlant. S'il lui
faut des ombres plus terribles, elle choisit parmi les vivants et fait des mânes à
son gré. Toute mort est à son usage : de la joue éteinte des adolescents, elle
enlève le duvet tendre ; de celui qui meurt dans la virilité, ce sont les cheveux
qu'elle ravit. Elle assiste à la mort de ses proches, et sans pitié pour ce qu'elle
a de plus cher, elle se jette sur le mourant, feint de lui donner le dernier baiser
et lui tranche la tête ou lui entrouvre la bouche, et attachée au palais, elle
murmure sur ses lèvres éteintes et lui confie les noirs secrets qu'elle fait passer
aux Enfers.
Dès que la Renommée a fait connaître au fils de Pompée cette exécrable
enchanteresse, il se met en marche au milieu de la nuit, à l'heure même où le
soleil est à son midi sous notre hémisphère, et il traverse d'affreux déserts. Ses
amis, ministres assidus de tous ses vices, après avoir longtemps erré parmi les
tombeaux entrouverts et sur les débris des bûchers, aperçurent de loin Érichtho
assise dans le creux d'un rocher, du côté où le mont Hémus s'abaisse et se joint
aux plaines de Pharsale. Elle essayait des paroles inconnues
aux magiciens et aux dieux mêmes de la magie, et composait de nouveaux charmes pour
des sortilèges nouveaux, car dans la crainte que le dieu vagabond qui préside aux
armes n'entraînât les Romains en de nouveaux climats, et que la Thessalie ne fût
privée de tout le sang qui s'allait répandre, elle jetait sur les champs de
Philippes, qu'elle arrosait de ses poisons, un charme assez fort pour y fixer la
guerre : à elle cet ample carnage, à elle de disposer à son gré de tout le sang de
l'univers. Elle s'applaudit d'avance de pouvoir mettre en pièces les cadavres des
rois égorgés ; amasser les cendres de l'Italie entière ; recueillir les ossements
de tant d'illustres morts et commander à de si grandes ombres. Son plus ardent
désir, sa seule inquiétude est de savoir ce qu'on lui laissera du corps de Pompée
jeté sur le sable ou du cadavre de César. ^
Discours de Sextus à l'enchanteresse. Réponse d'Érichtho.
Le lâche Sextus l'aborde et lui parle le premier en ces termes
"Ô toi la gloire des Hémonides, toi, qui peux révéler ou changer l'avenir, je te
conjure de me laisser voir sans nuage quelle sera l'issue de cette guerre. Celui
qui t'implore n'est pas le moins considérable d'entre les Romains. Le nom de Pompée
est assez illustre : tu vois son fils, et l'héritier de sa ruine ou du trône du
monde. Mon esprit, dans l'incertitude, est saisi d'un mortel effroi, et je me sens
plus de courage pour soutenir un malheur certain. Ôte aux hasards le droit de me
surprendre et de m'accabler tout à coup ; force les dieux à s'expliquer ou, sans
leur faire violence, tire la vérité de la nuit des tombeaux ; ouvre-moi le séjour
des mânes et contrains la mort à t'apprendre quelles seront ses victimes. Ce soin
n'a rien qui t'humilie, et l'événement qui se prépare est digne que tu cherches à
découvrir, ne fut-ce que pour toi, ce qu'en décidera le sort ?"
La Thessalienne impie s'applaudit de voir son nom devenu célèbre. "Jeune homme,
répondit-elle, s'il ne s'agissait que de quelques destins obscurs, il me serait
facile d'obtenir des dieux, en dépit d'eux-mêmes, tout ce que tu demanderais. Il
est accordé à mon art de prolonger une vie dont les astres pressent la fin ou de
trancher des jours qu'ils veulent prolonger jusque dans l'extrême vieillesse. Mais
les événements publics forment une chaîne qui, dès l'origine du monde, les tient
liés et indépendants. Si l'on y veut changer quelque chose, l'ordre universel en
est ébranlé, et tout l'univers s'en ressent. Alors, nous, magiciens de Thessalie,
nous avouons que la Fortune est plus forte que nous. Si tu te contentes de prévoir
l'avenir, mille routes faciles te seront ouvertes pour arriver à la vérité. La
terre, les airs, le chaos, les mers, les campagnes, les rochers de Rhodope, tout va
parler. Mais puisqu'un carnage récent nous fournit des morts en abondance,
enlevons-en un qui n'ait pas perdu toute la chaleur de la vie et dont les organes
encore flexibles forment des sons à pleine voix : n'attendons pas que ses fibres
desséchées par le soleil ne puissent plus nous rendre que des accents faibles et
confus." L'antre de l'enchanteresse.
Elle dit, et redoublant par ses charmes les ténèbres de la nuit, elle s'enveloppe
la tête d'un nuage impur et va courant sur un champ de morts qui n'étaient point
ensevelis. À son aspect, les loups prennent la fuite, les oiseaux détachent leurs
griffes de 1a proie, même avant d'y avoir goûté. Cependant la Thessalienne, parmi
ces cadavres glacés, en choisit un, dont le poumon, n'ayant reçu aucune atteinte,
lui rende les sons de la voix. Elle en trouve plusieurs, et son choix suspendu
tient une foule de morts dans l'attente : lequel d'entre eux va revoir la clarté ?
Si elle eût voulu relever à la fois toutes ces troupes égorgées et les renvoyer aux
combats, les lois de la mort auraient fléchi, et par un prodige de son art
puissant, un peuple rappelé des rivages du Styx aurait reparu sous les armes.
Charmes magiques. - Un cadavre répond à sa voix.
À la fin, elle choisit parmi ces morts un interprète des destinées ; et traînant à
travers des rochers aigus ce malheureux condamné à revivre, elle va le cacher au
fond d'une montagne consacrée à ses mystères ténébreux. Cette caverne se prolonge
et descend presque jusqu'aux Enfers. Une sombre forêt la couvre de ses rameaux
courbés vers la terre et dont aucun jamais ne se dirigea vers le ciel : l'if au
noir feuillage la rend impénétrable au jour. Au-dedans croupissent d'immobiles
ténèbres, et l'intérieur de l'antre est revêtu d'une humide moisissure qu'engendre
une éternelle nuit. Jamais ce lieu ne fut éclairé que d'une lumière magique : l'air
n'est pas plus pesant et plus noir au fond de l'antre du Ténare, sur les confins de
ce monde et de l'empire des morts. Aussi les dieux des Enfers ne craignent-ils pas
d'envoyer les mânes dans la caverne d'Érichtho, car quoiqu'elle fasse violence aux
destins, l'ombre qu'elle évoque peut douter elle-même si elle sort des Enfers ou si
elle y entre. L'enchanteresse était vêtue comme les Furies, d'un voile peint de
couleurs bizarres. Elle découvre son visage et rejette sa chevelure de vipères
entrelacées ; et voyant que les compagnons de Sextus et Sextus lui-même, tremblants
à son aspect, avaient la pâleur sur le front et les yeux fixés à terre : "Revenez,
leur dit-elle, de la frayeur dont vous êtes atteints ; ce corps va reprendre la
vie, et ses traits vont se rétablir dans un état si naturel, que les plus timides
pourront sans crainte le voir et l'entendre parler. Je vous pardonnerais de
trembler si je vous faisais voir les noires eaux du Styx et les bords où le
Phlégéton roule ses ondes enflammées ; si je paraissais moi-même au milieu des
Furies, si je vous montrais Cerbère secouant sous ma main sa crinière de serpents,
et les Géants enchaînés par le milieu du corps et frémissants de rage ; mais ici,
lâches que vous êtes, que craignez-vous devant des mânes, tremblants eux-mêmes
devant moi ?"
Alors faisant au cadavre de nouvelles blessures, elle versa dans ses veines un sang
nouveau plein de chaleur. Elle a eu soin d'y mêler des flots de l'écume lunaire.
Elle y mêle toutes les horreurs de la nature : l'écume du chien qui a l'onde en
horreur, les entrailles du lynx, les vertèbres noueuses de l'hyène, la moelle du
cerf nourri de serpents, le rémora qui retient le navire, malgré le souffle de
l'Eurus gonflant la voile, les yeux du dragon, la pierre sonore que l'aigle couve
et réchauffe, le serpent ailé des Arabes, la vipère de la mer Rouge, la membrane du
céraste encore vivant (13), la cendre du Phénix sur l'autel de l'Orient. Ayant
aussi mêlé les vils poisons et les poisons fameux, elle ajoute des herbes magiques,
souillées dans leur germe par sa bouche impure, et tous les venins qu'elle-même a
créés.
Alors sa voix plus puissante que tous les philtres se fait entendre aux dieux des
morts. Ce n'est d'abord qu'un murmure confus et qui n'a rien de la voix humaine.
C'est à la fois l'aboiement du chien, le hurlement du loup, le cri lugubre du
hibou, le sifflement des serpents : il tient aussi du gémissement des ondes qui se
brisent contre un écueil, du mugissement des vents dans les forêts, et du bruit du
tonnerre en déchirant la nue. Toutes paroles qui pénètrent jusque dans le fond, des
Enfers.
"Euménides, dit-elle, et vous, crimes et tourments du Tartare ; et toi, Chaos,
toujours avide d'engloutir des mondes sans nombre ; et toi, monarque des Enfers,
que tourmente sans cesse ton immortalité ; effroyable Styx ; et vous, Champs
Elysées, que moi ni mes compagnes nous ne verrons jamais ; toi, Proserpine, qui,
pour l'Enfer, as quitté le ciel et ta mère ; toi, qu'on adore là-bas, sous le nom
d'Hécate, et par qui les mânes et moi nous communiquons en secret ; et toi, gardien
des portes de l'Enfer, toi, qui jettes à Cerbère nos entrailles pour l'apaiser ; et
vous, Parques, qui allez reprendre un fil que vous avez coupé ; et toi, nocher de
l'onde infernale, qui, sans doute, es las de repasser de l'un à l'autre bord les
ombres que j'évoque ; noires divinités, écoutez ma prière, et si ma bouche
est assez impure, assez criminelle pour vous implorer, si jamais elle ne vous nomma
sans s'être remplie de sang humain, si j'ai égorgé tant de fois sur vos autels et
la mère et l'enfant qu'elle avait dans ses flancs, si j'ai rempli les vases de vos
sacrifices des membres déchirés de tant d'innocents qui auraient vécu, soyez
propices à mes vœux. Je ne demande point une ombre dès longtemps enfermée dans vos
cachots et accoutumée aux ténèbres. À peine celle que j'évoque a-t-elle quitté la
lumière, elle descend, elle est encore à l'entrée du noir séjour, et la rappeler
par mes charmes ce ne sera point l'obliger à passer deux fois chez les morts.
Souffrez donc, si la guerre civile est de quelque prix à vos yeux, que l'ombre d'un
soldat qui, dans le parti de Pompée, se signalait il y a quelques instants,
instruise le fils de ce héros et lui annonce le sort de leurs armes."
Après qu'elle a proféré ces paroles, elle relève la tête, la bouche écumante, et
voit debout devant ses yeux l'ombre du mort étendu à ses pieds qui, tremblante
elle-même à la vue de ce corps livide et glacé, le considère et frémit de rentrer
dans cette odieuse prison. Ces veines rompues, ce sein déchiré, ces plaies
profondes l'épouvantent. Le malheureux ! On lui enlève le plus grand bienfait de la
mort, l'avantage de ne plus mourir.
Érichtho s'étonne que l'Enfer soit si lent à lui obéir. Elle s'irrite contre le
mort, et d'un fouet de couleuvres vivantes, elle frappe à coups redoublés le
cadavre encore immobile. Alors, par les mêmes fentes de la terre ouverte à sa voix,
elle hurle après les mânes et trouble le silence de l'éternelle nuit.
"Ô Tisiphone ! Et toi, Mégère, vous demeurez tranquilles à ma voix ! Vous ne
chassez pas avec vos fouets vengeurs cette âme rebelle à travers les noirs espaces
de l'Érèbe ! Tremblez, chiennes d'enfer ! Que je ne vous appelle par les noms que
vous méritez ! Que je ne vous traîne hors des Enfers, à la clarté des cieux et que
je ne vous y retienne ! Je vous poursuivrai à travers les bûchers et les
funérailles dont je vous défendrai l'approche ; je vous chasserai des tombeaux ; je
vous écarterai des urnes. Et toi, Hécate, je souillerai, je rendrai livide et
sanglante la face que tu prends pour te montrer aux dieux du ciel ; je te forcerai
à garder celle que tu as dans les Enfers. Toi, Proserpine, je dirai à quel indigne
appât tu t'es laissé prendre et retenir dans les royaumes sombres ; par quel
incestueux amour tu t'es livrée au morne roi des morts, et que ta mère, après ton
infamie, n'a pas voulu te rappeler. Pour toi, le plus injuste, le plus méchant des
dieux, tremble que je n'entrouvre les voûtes infernales ! Oui, j'y ferai pénétrer
le jour ! Tu seras tout à coup frappé de sa lumière M'obéirez-vous ? ou faut-il que
j'appelle celui dont la terre n'entend jamais prononcer le nom sans frémir ; celui
qui d'un œil assuré regarde en face la Gorgone ; celui qui châtie Érinys tremblante
sous ses fouets sanglants ; celui qui siège au-dessous de vous et aussi loin que
vous l'êtes du ciel, dans les abîmes du Tartare, dont vos yeux mêmes n'ont jamais
mesuré la profondeur ; le seul enfin de tous les dieux qui, après avoir juré par le
Styx, peut être impunément parjure ?"
À peine elle achevait, une chaleur soudaine pénètre le sang du cadavre ; et ce sang
commence à couler dans toutes les veines du corps. Dans son sein glacé jusqu'alors,
les fibres tremblantes palpitent, et la vie rendue à ce corps qui en avait oublié
l'usage, en s'y glissant, se mêle avec la mort. Les muscles ont repris leur
vigueur, les nerfs leur ressort ; le cadavre ne se lève point peu à peu et en
s'appuyant sur ses membres, il est repoussé par la terre et il se dresse tout à la
fois. Ses yeux ouverts sont immobiles : ce n'est pas le visage d'un homme vivant,
mais d'un homme qui va mourir ; la roideur de la mort et sa pâleur lui restent. Il
paraît stupide d'étonnement de se voir rendu au monde. Mais aucun son ne sort de sa
bouche, l'usage de la voix et de la langue ne lui est rendu que pour répondre à la
Thessalienne : "Révèle-moi, lui dit-elle, ce que je veux savoir, et sois sûr
de ta récompense ; car si tu me dis vrai, je t'exempte à jamais d'obéir aux
évocations de l'Hémus. Je composerai ton bûcher, je charmerai ta tombe de telle
sorte que ton ombre ne sera plus obsédée par les enchantements. Tu revis pour la
dernière fois, et ni les paroles, ni les herbes magiques ne troubleront pour toi le
sommeil du Léthé quand je t'aurai rendu la mort. Les oracles des dieux du ciel ne
montrent l'avenir qu'à travers un nuage ; mais celui qui cherche la vérité chez les
dieux des Enfers, s'en va, sûr de l'avoir trouvée. Ce sont les oracles de la mort
que l'homme courageux consulte. Ne ménage donc pas celui qui t'ose interroger ; ne
déguise rien, je t'en conjure ; nomme les choses et les lieux et que la voix qui
t'est rendue soit la voix même des destins."
Destins de Pompée.
Elle finit par un nouveau charme, qui a la vertu d'instruire une ombre de tout ce
qu'elle veut qui lui soit révélé. Alors le cadavre accablé de tristesse et le
visage baigné de pleurs, lui répondit : "Quand tu m'as rappelé du séjour du
silence, je n'ai pas eu le temps d'examiner le travail des Parques ; mais ce que
j'ai pu savoir des ombres, c'est qu'une discorde effroyable agite celles des
Romains, et que la fureur qui les anime trouble le repos des Enfers. Les uns ont
quitté les ombrages de l'Élysée, les autres ayant brisé leurs fers se sont échappés
du Tartare, et c'est par eux que l'on a su ce que les destins préparaient. Les
ombres heureuses paraissent consternées ; j'ai vu les deux Décius, victimes
expiatoires de la patrie ; j'ai vu Camille et Curius pleurer sur le malheur de
Rome. Sylla se plaint de toi, ô Fortune. Scipion donne des larmes à son malheureux
fils qui va périr dans la Libye ; le vieux Caton, l'ennemi de Carthage, prévoit, en
gémissant, le sort de son neveu qui ne vivra point sous un maître. Toi seul, ô
Brutus ! ô généreux consul ! qui chassas nos premiers tyrans, toi seul entre les
justes, tu montres de la joie. Le farouche Catilina, les cruels Marius, Céthégus
aux bras nus, rompent leurs chaînes et bondissent de joie. J'ai vu se réjouir aussi
les Drusus, ces hardis partisans du peuple, et les Gracques, ces fiers tribuns dont
le zèle ne connut aucun frein. Des mains chargées d'éternelles chaînes font
retentir d'applaudissements les noirs cachots de Pluton. La foule coupable demande
qu'on lui ouvre le champ des justes. Le monarque du sombre empire fait élargir les
prisons du Tartare ; il fait préparer des rochers aigus et des chaînes de diamant,
et des tortures pour les vainqueurs. Ô jeune homme ! Emporte avec toi la
consolation de savoir que les mânes heureux attendent Pompée et ses amis, et que,
dans le lieu le plus serein des Enfers, on garde une place à ton père. Qu'il
n'envie point à son rival la gloire de lui survivre. Bientôt viendra l'heure où les
deux partis seront confondus chez les morts. Hâtez-vous de mourir ! Et d'un humble
bûcher descendez parmi nous avec de grandes âmes, foulant aux pieds la Fortune de
ces dieux de Rome. Ce qu'on agite à présent entre les deux chefs, c'est de savoir
lequel périra sur le Nil ; lequel périra sur le Tibre. Pompée et César ne se
disputent que le lieu de leurs funérailles. Pour toi, Sextus, ne cherche pas à
t'éclairer sur ton sort, les Parques l'accompliront sans que je te l'annonce.
Pompée t'apprendra ce que tu dois savoir dans les champs siciliens : il est pour
toi le plus sûr des oracles. Mais, hélas ! il ne saura lui-même où t'envoyer, d'où
t'éloigner, quel climat, quel rivage tu dois chercher à fuir. Malheureux, craignez
l'Europe, l'Asie et l'Afrique ; la fortune disperse vos tombeaux comme vos
triomphes (14). Ô malheureuse famille ! vous n'avez pas dans l'univers d'asile plus
sûr que les champs de Pharsale."
Le cadavre est rendu au bûcher.
Après que ce corps ranimé eut fait ce qui lui était prescrit, il se tint muet,
immobile ; et la tristesse sur le visage, le fantôme redemandait la mort ; mais
pour la lui rendre, il fallut un nouvel enchantement, de nouvelles herbes, car les
destins ayant exercé leurs droits ne
pouvaient plus rien sur sa vie. Érichtho compose un bûcher magique où ce corps
vivanl va se placer lui-même. Elle y met le feu, se retire et l'y laisse mourir
pour ne ressuscitei jamais.
Sextus, guidé par Érichtho, rentre au camp de son père.
Elle accompagne Sextus jusqu'au camp de son père ; et comme la lumière naissante
commençait à éclairer le ciel, pour donner le temps au fils de Pompée et aux siens
de regagner leurs tentes, elle ordonne à la nuit de repousser le jour et de les
couvrir de ses ombres.
LIVRE VI
(01) Résolus d'en venir à une bataille. - Florus (liv. IV) n'attribue cette
résolution qu'à César : "Les deux camps sont en présence, dit-il, mais les deux
chefs nourrissent des projets divers." Caesar pro satura ferox et conficiendae re
cupidus, os te.n tare aciem, provocare, lacessere. Plus loin : Pompeius adversus
hunc nectere moras, tergiversari... - "L'un, Pompée, était abondamment pourvu de
toutes les provisions nécessaires à son armée : ses flottes étaient maîtresses de
la mer." César, au contraire, avait à craindre les suites de la famine, qui déjà se
faisait sentir dans son camp. Nous le verrons, quelques vers plus loin, envelopper
son rival, mais, dans celle position encore, il souffrait, plus que lui du manque
de vivres : "inopia obsidentibus, quam obsessis, erat gravior." Vell, Paterc., lib.
II.
(02) Vers les murs de Dyrrachium. - Ce que le poète dit des fortifications de
Dyrrachium et de l'entreprise gigantesque de César, est confirmé par l'histoire.
Florus, liv. IV :
"Quippe quam velsitus inexpugnabilem faceret."
(03) Appelée Pétra - Ce nom est commun à un grand nombre de lieux remarquables par
leurs rochers (en grec petra). On trouve Pétra (Kanak ou Arac), capitale de
l'Arabie Pétrée, dans la Gabalène, sur un rocher dont elle prend son nom (Strabon,
liv. XVI). Autre ville de Thrace, dans la province nommée Médique, et qui fui prise
par Philippe V, roi de Macédoine (Tite-Live, liv. XL, ch. XXII). Quinte-Curce (liv.
VII, ch. XI) parle d'un autre rocher occupé par le Sogdien Arimazanes avec trente
mille soldats, et que prit Alexandre à la tête de trois cents Macédoniens. César
(de Bell. civ., lib. IIl) parle de la position que prit Pompée sur ce rocher :
"Pompeius interclusus Dyrrachio, ubi propositum tenere non potuit, secundo usus
consilio, edito loco qui appellatur Petra, castra communit."
(04) Le fort Minutius. - Du nom du Romain qui défendit ce poste. Est-ce le même
que Scéva ? (Voyez la note suivante.) Suétone (César, ch. LXVIII) l'appelle Cassius
Scaeva, et Valère-Maxime (liv. IIl, ch, II), Cassius Scaeva.
(05) Ce brave s'appelait Scéva. - Florus (liv. IV) parle de la bravoure du
centurion Scéva : "Quo tempore egregia virtus Scaevae centurionis enituit, cujus in
scuto CXX tela sedere." César (de Bell. civ., lib. Ill) porte à deux cent vint le
nombre de traits qui percèrent le bouclier du guerrier : "Scutoque ad eum relata
Scaevae centurionis, inventa sunt in eo foramina CCXX." Suivent les récompenses de
sa valeur : il reçut des mains de César deux mille sesterces ; il fut promu au
grade de primipile. La cohorte dont il faisait partie, et qui avait secondé son
courage, eut à l'avenir double paie, double ration de vivres, double vêtement,
"Ejus enim opera (ut ait Caesar ipse) castellum conservatum esse magna ex parte
constabat. " Suivant l'histoire, il survécut à ses blessures.
(06) Ô Rome, ce jour.... - "Et plût aux dieux qu'il eût consumé dans ses
extravagances tout un règne de tyrannie, durant lequel il ravit à la patrie tant
d'illustres citoyens impunément, et sans qu'il s'élevât un seul vengeur ! Mais il
périt du moment qu'il se fit craindre de l'humble artisan : voilà l'écueil où se
brisa le monstre dégouttant du sang des Lamia." Ainsi s'exprime Juvénal à la fin de
sa Satire IV. Il a cela de commun avec notre poète qu'il se répand continuellement
en plaintes douloureuses sur le triste destin de Rome, et ces regrets, il faut bien
le dire, étaient ceux des Tacite, des Helvidius, des Thraséas, de tous les généreux
citoyens dont la pensée aimait à se reporter vers une époque de bonheur, de liberté
et de gloire. Ces mêmes regrets inspiraient au poète ces vers d'un sens si profond,
si vrai, si énergiquement exprimés, sat. VI, v. 292 :
Nunc patimur longe pacis mata : saevior armis Luxuria incubuit, victumque
ulciscitur orbem.
Nullum crimen abest, facinusque libidinis ex quo...
(07) Les amis de Pompée firent tous leurs efforts pour le détourner. César,
vaincu, venait de quitter une contrée où les dieux s'étaient déclarés contre lui :
"Petiit Apolloniam, indeque in Thessaliam dum noctuprofectus est." dit Appien, liv.
II. César, néanmoins, ne convient pas que sa défaite fût aussi complète que le
prétendait son rival ; il reproche à ce dernier la jactance avec laquelle il venait
d'en annoncer la nouvelle aux provinces : " Simul a Pompeio litteris per omnes
provincias civitatesque dimissis, de proelio apua Dyrrarhium facto elatius
inflatiusque multo quam res errat gesta, fama percrebuerat pulsum fugere Caesarem,
paene omnibus copiis amissis" (De Bello civ., lib. III) Nous ne déciderons point si
ce fut une faute ou non de la part de Pompée, d'avoir suivi son rival en Thessalie.
L'événement a prononcé, mais ne serait-il pas plus juste d'imputer la défaite
prochaine de ce chef aux dispositions mêmes que faisaient paraître ses prétendus
amis, plus pressés, comme le dit César, de venir à Rome se partager les dignités,
les faveurs du pouvoir, que de poursuivre les conséquences d'une première, mais
incomplète victoire ? "Jamque inter se palam de praemiis ac sacerdotiis
contendebant... Alii domos bonaque eorum qui in castris erant Caesaris, petebant...
adeo ut quidquid intercederet temporis, id morari reditum in Italiam videretur."
(De Bello civ., lib III) : "Non, leur dit-il, je ne veux point, à l'exemple de
César, paraître en armes au sein de ma patrie. Jamais Rome ne me verra qu'après que
j'aurai licencié mon armée... " Voilà du moins, de la part du chef, des motifs
puisés dans les sentiments d'une politique généreuse ; mais la générosité n'est pas
une vertu à l'usage de tous.
(08) Les champs de Phylacée où régna le premier des Grecs. - Il s'agit de
Protésilas, fils d'Iphilcus et frère d'Alcimède, mère de Jason : il fut roi de
cette partie de la Thessalie où se trouvaient les villes de Phylacée, d'Antrone,
d'Itone et de Ptélée. L'oracle avait prédit que celui qui aborderait le premier au
rivage de Troie l'arroserait de son sang. Protésilas réclama ce périlleux honneur,
et il fut tué en effet, mais par qui ? Homère ne le dit point. Sa femme, Léodamie,
qu'il avait quittée le lendemain de ses noces, se tua de désespoir dès qu'elle
apprit sa mort. Les Grecs lui élevèrent un tombeau aux champs de la Troade. Voyez
Homère. Iliade, liv. II, v. 205 ; Ovide, Métam., liv. XII ; Strabon ; Hyg., Fab.
CIII ; Pline, Hist. Nat., liv. IV, ch. XII ; Lucien, Dial. des Morts, XII.
(09) Le Titarèse. - Le poète dit de ce fleuve, qu'il coule à la surface du Pénée
sans jamais mêler ses ondes aux flots de ce dernier. C'est une allusion à un
passage d'Homère (Iliade, liv. II, v. 51). Ce fleuve avait pris son nom du mont
Titane, où il avait sa source. La mauvaise qualité de ses eaux fit croire aux
anciens qu'il les tirait du Styx : de là cette tradition d'Homère.
(10) Monychus, qui brisais les durs rochers de Phoioé. - Du grec mAnuxow. Ainsi
nommé parce que ses pieds, tels que ceux des coursiers, au lieu de se terminer par
cinq doigts, avaient la forme de sabots. Il lançait les arbres de même que des
javelots. Juvénal, Sat. I, v. 11 :
. . . Quantas jaculetur Monychus ornos.
Voyez Ovide, Métam., liv. XII, ch, XII.
(11) Comme les savants Chaldéens. - Juvénal (sat. VI, v. 55 parle de la confiance
qu'inspirait la science des Chaldéens :
Chaldaeis sed major erit fiducia : quidquid Dixerit astrologus, credent a fonte
relatum Hammonis; quoniam Delphis oracula cessant,
Et genus humanum damnat caligo futuri.
(12) Non fatis adductus amor. - " Id est, minime naturalis, non aetati nec votis
conveniens, sed vi veneficiorum immissus. " Virgile (Enéide, liv. IV, v. 487) :
Haec se carminihus promittit solvere mentes Qu as velit, ast al iis duras immittere
curas.
(13) La membrane du céraste.- " A cornibus sic dictus quae habere dicebatur." Ce
fut également un ancien nom de l'île de Chypre, parce que ses habitants, disait-on,
avaient des tumeurs pareilles à des cornes. Il est plus raisonnable, toutefois, de
penser que ce nom lui fut donné à cause de ses promontoires auxquels les anciens
donnaient souvent le nom de cornes, kjrata.
(14) Comme vos triomphes. - "Patris vestri, scii. famiiiae vestrae. Nam fiiios
Pompeii ipsos quidem nunquam triumphasse iegimus, tametsi aiiquoties feiic eventu
pugnarint, sed contra cives tamen, de quibus triomphas, ut et Va le ri ut testatur,
dari non so/et. Pater autem Pompeius de Libycis triumphavit, devictc Domitio et
re/iquiis Mariani exercitus. Postea et de Hispanis, victo ac debeiiatc Sertorio.
Uitimo autem et de Asiaticis, confecto Mithridatico beiio, auctore Piutarcho. Quare
poetae verba hoc ioco ita accipienda videntur, ut sit sensus , fortuna distribuet
tumu/os vestros iis terrae partibus, de quibus vestri patris triumphi aiiquando
acti sunt, id est, Europae, Asiae ac Libyae vei Africae." (Note edit. Lem.)
Lucain : la Pharsale : livre VII (traduction)
LIVRE VII
Le soleil levant semble vouloir dérober sa clarté aux champs de Pharsale. - Songe
de Pompée avant la bataille ; souvenir de ses triomphes, des acclamations du peuple
romain. - Plaintes et regrets du poète. - On demande la bataille dans le camp de
Pompée : on accuse sa lenteur, sa timidité. - Cicéron vient lui demander, au nom du
sénat et de l'armée, de marcher à l'ennemi : paroles de l'orateur. - Réflexions du
poète. - Réponse de Pompée : il cède à regret à la volonté de tous. - On donne
l'ordre du combat. - Impatiente fureur des soldats. - Apprêts de la bataille. -
Signes effrayants ; pronostics. - Un devin de Padoue annonce ce qui se passe en
Thessalie. - Réflexions du poète. - Pompée, dans la postérité, réunira tous les
vœux. - Description de l'armée de Pompée qui s'avance au combat. - César
s'applaudit de l'occasion, souhaitée tant de fois, de tout décider par le fer. -
Son audace, toutefois, doute un moment du succès. - Il harangue ses soldats. - Joie
dans le camp de César. - Pompée, qui s'efforce de dissimuler ses craintes, se
montre à cheval sur le front de son armée ; son discours à ses soldats. - Les
phalanges, des deux côtés, s'avancent animées d'une égale fureur. - Le poète gémit
sur le désastre qui s'annonce ; ses résultats déplorables pour Rome, pour tout
l'univers. - Bientôt les deux armées sont en présence, et les traits sont prêts à
partir. - Crastinus, le premier, lance son javelot. - Description de la bataille. -
La cavalerie de Pompée enveloppe les légions de César ; mais elle cède à leurs
efforts. - César presse, anime ses soldats ; il est partout ; il indique lui-même
où il faut frapper. - Brutus. - Mort de Domitius. - Déroute complète : regrets du
poète. - Pompée est réduit à fuir. - Il arrive à Larisse : accueil qu'il y reçoit.
-Nouvelle harangue de César à ses soldats après la bataille : il les envoie piller
le camp des vaincus. - Leur sommeil ; leurs terreurs. - César contemple sa Fortune
dans cet océan de sang. - Reproches amers du poète. - Tableau du champ de carnage.
- La Thessalie, terre trop funeste aux Romains.
Le soleil levant semble vouloir dérober sa clarté aux champs de Pharsale.
Jamais, obéissant à l'éternelle loi, le soleil n'avait été si lent à se lever du
sein de l'onde ; jamais avec un front si pâle il n'avait commencé sa course ni
poussé avec moins d'ardeur ses coursiers vers le haut des cieux. Il aurait voulu
s'éclipser pour ne pas luire sur la Thessalie, et il attira d'épais nuages dans
lesquels il s'enveloppa.
Songe de Pompée avant la bataille ; souvenir de ses triomphes, des acclamations du
peuple romain.
Mais la nuit, la dernière nuit des prospérités de Pompée avait charmé, par une
douce erreur, les soins cruels qui agitaient son sommeil. Il crut se voir assis sur
les degrés de son théâtre, environné d'un peuple innombrable qui élevait son nom
jusqu'au ciel et qui remplissait l'enceinte d'applaudissements redoublés. Il le
voyait, ce peuple, tel que dans ces beaux jours où jeune encore, vainqueur des
nations qu'entoure l'Ibère rapide, et de tous les peuples qu'avait armés le rebelle
Sertorius, maître et pacificateur de l'Occident, il rentra victorieux dans Rome, et
qu'aussi vénérable sous la robe blanche que s'il eût été revêtu de la pourpre, il
parut, simple chevalier, au milieu des applaudissements du sénat.
Soit que son âme inquiète de l'avenir se rejetât sur le passé et cherchât dans ses
jours heureux de quoi dissiper ses alarmes, soit que le sommeil qui toujours
enveloppe et déguise la vérité sous des apparences contraires, lui fît de la
publique joie le présage de la douleur, soit que ne devant plus revoir sa patrie, ô
Pompée! le sort voulût encore une fois te la montrer, du moins, en songe.
Plaintes et regrets du poète.
Vous qui veillez autour de lui, respectez son rêve, que la trompette ne frappe
l'air d'aucun son ; le silence de la nuit prochaine sera cruel pour ce héros, et le
jour ne va lui offrir qu'une guerre affreuse et funeste. Ah ! Si les peuples
avaient de pareils songes et une nuit si fortunée ! Ô Pompée ! Ce serait pour Rome
et pour toi un bienfait des dieux, qu'un seul jour, où même assuré de votre ruine,
vous pussiez vous donner l'un à l'autre un dernier gage de votre amour. Tu as
quitté Rome avec l'espérance de venir mourir dans son sein, et Rome qui n'a jamais
fait pour toi que des vœux bientôt exaucés, n'a pu attendre du sort qu'il lui
enviât jusqu'aux cendres de son bien-aimé. Sur ton tombeau, les jeunes et les vieux
confondant leur deuil, les enfants même auraient versé des larmes ; les femmes
romaines, les cheveux épars, se seraient déchiré le sein comme aux funérailles de
Brutus (01) ; et lors même qu'ils trembleront devant un injuste vainqueur, que ce
soit César en personne qui leur annonce ta mort, ils pleureront, mais, hélas ! en
pleurant ils porteront au Capitole l'encens et les lauriers du vainqueur.
Malheureux ! dont les gémissements ont dévoré la douleur, et ils ne t'ont pas moins
pleuré dans l'amphithéâtre où ton rival occupe ta place.
On demande la bataille dans le camp de Pompée : on accuse sa lenteur, sa timidité.
Le soleil avait effacé l'éclat des astres, un murmure confus s'éleva dans le camp,
et toute l'armée en tumulte cédant à la fatalité qui entraînait l'aveugle univers,
demanda hautement le signal du combat. Cette foule de malheureux, dont le plus
grand nombre ne doit pas voir la fin du jour, environnent les tentes du général, et
enflammés d'une ardeur insensée pressent l'heure fatale qui s'avance et qui leur
apporte la mort. Une rage cruelle s'empare des esprits, chacun veut voir décider
son sort et celui du monde. On accuse Pompée d'être lent et timide, trop patient
avec son beau-père (02). On dit qu'il se plaît à régner, qu'il aime à voir sous ses
drapeaux tant de nations rassemblées, qu'il craint la paix. Les rois, les peuples
de l'Orient se plaignent qu'on prolonge la guerre et qu'on les retienne loin de
leur pays. Ô dieux ! Quand vous voulez nous perdre, vous disposez tout pour que
notre malheur soit notre ouvrage et devienne notre crime.
Nous courons à notre ruine, nous cherchons les combats où nous devons périr. C'est
dans le camp de Pompée qu'on fait des vœux pour Pharsale !
Cicéron vient lui demander, au nom du sénat et de l'armée, de marcher à l'ennemi :
paroles de l'orateur.
Le plus éloquent des Romains, Tullius, qui, sous la toge consulaire, avait fait
trembler le fier Catilina devant ses pacifiques faisceaux, Tullius fut chargé de
porter la parole. Plein d'aversion pour une guerre qui l'éloignait de la tribune et
impatient du long silence que lui imposaient les combats, il appuya de toute, son
éloquence la témérité d'une mauvaise cause.
"La Fortune, dit-il à Pompée, ne vous demande pour prix de sa longue faveur, que de
vouloir en user encore. Les grands de Rome, les rois de la terre, le monde à vos
pieds, nous vous conjurons tous de nous laisser vaincre César. César est-il fait
pour tenir si longtemps tout l'univers en armes ? Il est honteux pour les nations
que Pompée qui les a vaincues avec tant de rapidité soit si lent à vaincre avec
elles. Qu'est devenue cette ardeur, cette foi dans les destins ? Ingrat ! Craignez-
vous que les dieux ne se rangent du
parti du crime ? N'osez-vous leur fier la cause du sénat ? Vos légions, n'en doutez
pas, enlèveront d'elles-mêmes leurs étendards et s'élanceront au combat. Rougissez
de vaincre par contrainte. Si vous ne commandez ici qu'au nom du sénat, si c'est
pour nous que se fait la guerre, dès que nous demandons la bataille c'est à vous de
la livrer. Pourquoi détourner de César tant de glaives qui le menacent ? Voyez déjà
partir les traits de mille mains impatientes. À peine chacun se contient dans
l'attente du signal. Hâtez-vous, avant que vos trompettes ne le donnent malgré
vous. Le sénat veut savoir si vous voyez en lui vos soldats ou votre escorte."
Réflexions du poète. - Réponse de Pompée : il cède à regret à la volonté de tous.
Pompée gémit profondément, il vit le piège de la Fortune et que les destins
s'opposaient à la sagesse de ses conseils. "Si c'est, dit-il, le vœu de tous et
l'intérêt de la cause commune, que Pompée dans ce moment cesse d'être chef et
devienne soldat, j'y consens. Que la Fortune se hâte d'envelopper tous les peuples
dans la même ruine, et que ce soit ici le tombeau d'une partie nombreuse du genre
humain. Cependant, Rome, je t'atteste que l'on m'impose ce jour de la destruction.
Tu pouvais soutenir la guerre sans qu'il t'en eût coûté du sang ; tu pouvais voir,
sans tirer l'épée, César vaincu et pris lui-même, réduit à souscrire à la paix dont
il a violé les lois. Les insensés ! Quelle est leur ardeur pour le crime ! (03) Ils
ont peur qu'une guerre civile ne soit pas assez meurtrière ? Ne voit-on pas que
nous avons enlevé à l'ennemi des pays immenses ; que nous l'avons chassé de toutes
les mers ; que nous avons réduit ses troupes affamées à ravager les moissons en
herbes ; qu'il en est au point de désirer périr par le glaive plutôt que par la
faim et qu'un même champ de bataille soit couvert de ses combattants confondus avec
les miens ? Ne voit-on pas que cette guerre est déjà très avancée par les succès
qui ont aguerri notre jeune milice au point de ne pas craindre le signal du
combat ? Si toutefois je dois attribuer cette impatience au courage ; car la
crainte même du péril fait souvent qu'on s'y précipite. L'homme courageux est celui
qui brave le danger s'il le faut, et qui l'évite s'il est possible. Et nous, c'est
dans la plus heureuse situation des choses que nous voulons tout abandonner au
caprice de la Fortune ! Il y va du sort du monde, et on le livre au hasard d'un
moment ? Ces peuples aiment mieux me voir les mener au carnage que leur assurer la
victoire. Fortune ! tu m'as donné le destin de Rome à gouverner, je te le remets
plus grand que je ne l'ai reçu. Veille sur lui dans les horreurs de la mêlée. Cette
guerre ne sera ni à ma gloire, ni à ma honte. César, tes vœux impies l'emportent :
combien ce jour coûtera de crimes et de malheurs au monde ! Que de trônes vont
tomber ! Quel déluge de sang romain va troubler les eaux de l'Énipe ! Ah ! plût aux
dieux, si cette tête n'est plus utile à ma patrie, que la première flèche qu'on
lancera vînt la frapper ! Car la victoire sera pour moi sans charme. Ou la défaite
de César me dévoue à la haine du peuple ou le nom de Pompée, après cette bataille,
ne sera qu'un objet de compassion ; et dans ce désastre, le malheur au vaincu et le
crime au vainqueur."
On donne l'ordre du combat. - Impatiente fureur des soldats.
Il dit, permet le combat, et l'impatiente fureur des troupes n'eut plus de
barrière. Tel un pilote vaincu par la violence des vents abandonne le gouvernail et
se laisse emporter, immobile fardeau, sur la poupe, que son art ne dirige plus.
Le tumulte et le bruit règnent dans tout le camp ; des mouvements opposés
suspendent et précipitent tour à tour les battements de ces cœurs féroces ;
plusieurs portent sur le visage la pâleur de la mort qui les attend, et sur leur
front se peint leur destinée. C'en est fait : les armes vont régler le destin du
monde et décider pour l'avenir du sort de Rome. Chacun oublie ses propres dangers,
frappé d'un objet plus terrible. Quand l'Océan couvre le rivage, quand la vague
inonde la cime des monts, que le soleil quitte le ciel, et que le
ciel heurte la terre, dans cette ruine universelle, comment craindre pour soi-
même ? Rome et Pompée les occupent tous : ce n'est pas pour soi, c'est pour eux que
chacun tremble.
Apprêts de la bataille.
Pour être plus sûr de ses coups, on aiguise la lance sur la pierre, on prépare
l'épée, on renouvelle la corde de l'arc, on remplit le carquois de flèches acérées.
On ajuste les mors et les rênes, on se munit d'éperons. Ainsi quand les Géants
attaquèrent les dieux (s'il est permis de comparer les travaux des hommes à ceux
des Immortels), le glaive de Mars fut remis brûlant sur les enclumes de Sicile, le
trident de Neptune rougit dans la fournaise, Apollon fit tremper de nouveau les
flèches dont il avait blessé Python, Pallas étala sur son égide les cheveux de la
Gorgone, et le Cyclope forgea de nouvelles foudres à Jupiter.
Signes effrayants ; pronostics.
La Fortune ne manqua pas d'annoncer, par divers prodiges les revers qu'elle
préparait (04) : dès que les troupes de Pompée entrèrent dans la Thessalie, tout le
ciel, pour les arrêter, s'arma de foudres et d'éclairs, de colonnes de feu, de
tourbillons de flammes. On croyait voir voler des torches allumées ; la nuée
éclatait dans les yeux des soldats, et les éclairs qui en jaillissaient leur
faisaient baisser la paupière. La foudre consuma les aigrettes des casques, fondit
la lame des épées, fit couler la pointe des dards, et le fer même qui n'en fut pas
dissous fut pénétré d'une vapeur de soufre. Les enseignes furent couvertes d'un
nuage d'essaims d'abeilles ; la main qui les avait plantées dans la terre ne
pouvait plus les en arracher ; une rosée de larmes baignait les étendards, qui
seront jusqu'à Pharsale les étendards de la patrie. Un taureau amené aux autels
pour y être immolé, s'échappe et s'enfuit à travers les champs de Thessalie. Pompée
ne trouve point de victime pour ses malheureux sacrifices.
Mais toi, Caesar, quels sont les dieux que tu invoques ? Les noires déités du Styx,
les Euménides, les forfaits, les fureurs, tous les dieux du crime ? Car tu
sacrifiais à l'heure où, furieux, tu courais à ce combat impie.
Plusieurs crurent voir le sommet du Pinde et de l'Olympe se heurter, l'Hémus se
changer en abîmes, un rapide fleuve de sang traverser le lac Boebéis, qui baigne
les pieds de l'Ossa.
On crut entendre, la nuit, dans les airs, les cris des combattants et le fracas des
armes. Les soldats sont épouvantés de se distinguer clairement l'un l'autre au
milieu des ténèbres, et de voir en plein jour la lumière pâlir, une noire vapeur
envelopper leur tête, et les simulacres de leurs parents voltiger devant leurs
yeux. Ce qui les rassure, c'est de penser que ces prodiges sont eux-mêmes les
présages de leurs forfaits : car ils savent bien qu'ils ont à verser le sang de
leurs frères et de leurs pères ; et le trouble et l'égarement qui précède ces
parricides leur répond qu'ils seront commis.
Un devin de Padoue annonce ce qui se passe en Thessalie.
Et pourquoi s'étonner que des hommes qui voyaient la lumière pour la dernière fois
fussent frappés du pressentiment d'une mort si prochaine, s'il est vrai que l'âme
humaine sache prévoir le malheur ? Les Romains même qui se trouvaient alors aux
rives de Gadès ou sur l'Araxe ou sur d'autres bords éloignés furent saisis d'une
noire tristesse. Ils ignorent la cause de leur abattement, ils se reprochent de
s'affliger : ils ne savent pas ce qu'ils vont perdre en Thessalie. S'il faut en
croire la renommée, assis sur le mont Euganin, aux lieux où jaillit en fumant
l'Aponus, où le Timave répand ses ondes, un augure s'écria : "Voilà le jour suprême
; le sort du monde se décide ; Pompée et César heurtent leurs glaives sacrilèges"
soit qu'il eût tiré ses présages des éclats du tonnerre et
des traits de la foudre, soit qu'il eût observé la Discorde qui s'élevait parmi les
astres ou l'obscure pâleur du soleil et l'éclipse de sa lumière. Il est vrai du
moins que la nature marqua ce jour par des caractères que nul autre jour n'avait
eus ; et si les hommes avaient tous eu le don d'expliquer les signes du ciel, de
tous les lieux du monde on aurait vu Pharsale.
Réflexions du poète. - Pompée, dans la postérité, réunira tous les vœux.
Ô combien supérieur au reste des mortels un peuple que la Fortune donne en
spectacle à l'univers, et dont tout le ciel est occupé à prédire la destinée ! Dans
l'avenir le plus éloigné, chez la postérité la plus reculée, soit que la seule
renommée transmette ces événements, soit que ce pénible fruit de mes veilles
contribue à sauver les grands noms de l'oubli ; en lisant le récit de cette guerre,
la crainte, l'espoir, le doute impatient se saisiront de tous les cœurs ; on
attendra l'événement comme s'il était à venir. On ne croira pas lire des disgrâces
passées, et c'est toi, Pompée, qui réuniras les vœux des races futures.
Description de l'armée de Pompée qui s'avance au combat.
Bientôt les troupes resplendissantes aux rayons naissants du soleil descendent dans
la plaine, et les collines étincellent de la lumière qu'y répand l'acier des armes.
Ce ne fut pas au hasard que cette malheureuse armée s'étendit et se développa ;
Pompée en régla l'ordre et le mouvement. C'est toi, Lentulus, qui commandais l'aile
gauche avec la première légion, qui est aussi la plus brave et qu'appuie la
quatrième ; à toi, vaillant et malheureux Domitius, la droite de l'armée ; Scipion
comme un solide rempart est au centre avec toutes les forces qu'il avait amenées de
Cilicie : il n'était là que soldat, il fut bientôt chef en Libye. Sur l'humide bord
de l'Énipe étaient placés les montagnards de Cappadoce et les cavaliers du Pont aux
rênes flottantes ; plus loin, était rangée cette foule de rois, de tétrarques dont
la pourpre s'abaisse devant le fer latin. D'ici devaient partir les flèches des
Numides et des Crétois, de là celles des Syriens. D'un côté marchaient les Gaulois
sanguinaires et aguerris contre César ; de l'autre s'avançait le belliqueux Ibère
qui agite son étroit bouclier. Dérobe les nations au vainqueur, Pompée, et dans le
sang du monde entier efface tous tes triomphes.
César s'applaudit de l'occasion, souhaitée tant de fois, de tout décider par le
fer. - Son audace, toutefois, doute un moment du succès.
Ce jour-là, César détachait une partie de son armée pour enlever les moissons. Tout
à coup il voit l'ennemi descendre dans la plaine, il voit le moment souhaité mille
fois de tout décider par le fer. Dès longtemps dévoré d'ambition, brûlant d'arriver
à l'empire, il se reprochait comme un crime le peu de lenteur et le délai que la
guerre civile avait souffert. Mais lorsqu'il se vit avec Pompée sur le bord du
précipice, et qu'il sentit que sa grandeur chancelante et prête à tomber dépendait
de cette journée, son ardeur se ralentit ; il douta un moment du succès de ses
armes ; si la fortune lui faisait tout espérer, celle de Pompée lui donnait tout à
craindre. Mais renfermant ce trouble au-dedans de lui-même, il ne fait voir à son
armée que la noble assurance qu'il lui veut inspirer.
Il harangue ses soldats.
"Soldats, dit-il, vainqueurs du monde, auteurs de mes prospérités, la voilà, cette
occasion que vous avez tant de fois demandée. Nous n'avons plus de vœux à faire, et
notre sort, dépend de nos épées. Vous tenez dans vos mains César, sa Fortune et sa
gloire. C'est ce grand jour, il m'en souvient, que vous m'avez promis au bord du
Rubicon ; ce fut pour lui que nous prîmes les armes. C'est de lui que nous
attendons ces triomphes qu'on nous refuse ; c'est lui qui vous rendra vos enfants,
vos foyers et les terres dont le partage doit récompenser vos travaux. C'est lui
qui va prouver par le témoignage du sort quel est le
parti le plus juste, et déclarer coupable le vaincu. Si c'est pour moi que vous
avez porté la flamme et le fer dans le sein de votre patrie, combattez aujourd'hui
pour absoudre vos épées, changez l'arbitre du combat, aucune main n'est pure. Ce
n'est plus de moi qu'il s'agit : c'est de vous, c'est vous, Romains, que je conjure
de vouloir être un peuple libre et souverain de l'univers. Pour moi, je borne mon
ambition au repos d'une vie privée, à me voir dans Rome simple citoyen, vêtu de la
robe du peuple. Oui, pourvu que vous soyez tout, je consens à n'être plus rien.
Régnez aux dépens de ma gloire. Reprenez ce pouvoir suprême ; il vous coûtera peu
de sang. Devant vous est une jeunesse recrutée dans les écoles de la Grèce, et qui
ne connaît de combats que ses jeux, une foule de nations barbares qui ne
s'entendent pas entre elles, dont la mollesse asiatique soutient à peine le poids
des armes, et qui vont prendre l'épouvante au premier signal de la bataille, au
premier cri des combattants. Ce qu'il peut y avoir de nos citoyens dans cette
armée, est peu de chose. C'est de cent peuples étrangers, tous ennemis du nom
romain, que se fera le plus grand carnage. Fondez sur ces peuples timides, écrasez
l'orgueil de leurs rois ; d'un seul coup terrassez toutes les puissances du monde,
et faites voir que ces nations que Pompée, avec tant de faste, a promenées après
son char, ne valaient pas ensemble les honneurs d'un seul triomphe. Du reste,
pensez-vous qu'aucun de ces étrangers voulût donner une goutte de son sang pour
ranger l'Italie sous les lois de Pompée ? Pensez-vous que l'Arménien s'intéresse à
voir la puissance romaine aux mains de l'un ou de l'autre chef ? Ils détestent Rome
et tous les Romains, et ceux de leurs maîtres qu'ils ont vus de plus près sont ceux
qu'ils abhorrent le plus. Pour moi, grâces au ciel, je vois mes intérêts entre les
mains de mes amis, de ceux qui dans la guerre des Gaules m'ont eu pour témoin de
leurs exploits. En est-il un seul dont l'épée ne me soit connue ? En est-il un dont
je ne sois presque assuré de distinguer le javelot sifflant dans les airs ? Si j'en
crois des signes auxquels jamais je ne me suis trompé, si j'en crois ces visages
terribles, et ces yeux menaçants, amis, la victoire est à nous. Je vois couler des
flots de sang, je vois les rois foulés aux pieds, le sénat lui-même épars sur la
poussière, et dans un immense carnage les peuples nageant confondus. Mais je
retarde nos destins, je vous occupe à m'écouter quand vous brûlez de combattre.
Pardonnez-moi ce retard. Vous me voyez tressaillir de joie et de l'espoir que vous
m'inspirez. Jamais les dieux ne m'ont promis de si grandes choses et ne sont venus
si près de moi. Je touche au terme de mes vœux, je n'ai qu'un pas à faire pour y
atteindre. Ce combat livré, la guerre est finie, et alors c'est moi qui donnerai
tout ce que ces peuples et ces rois possèdent. Ô Thessalie, de quels intérêts les
destins te rendent l'arbitre ! Mais si ce jour porte avec lui les récompenses de la
guerre, il en prépare aussi les châtiments. Amis ; si nous sommes vaincus, voyez
les chaînes de César, les instruments de son supplice ; voyez sa tête exposée sur
la tribune, et tous ses membres dispersés ; voyez surtout l'exécution sanglante qui
vous attend au champ de Mars. Pompée a pris les leçons de Sylla, et c'est pour vous
que cet exemple m'épouvante ; mon sort à moi est décidé, et ma main seule me
l'assure. Ceux de vous qui, dans le combat, regarderaient en arrière, me verraient
me plonger mon épée dans le sein. Ô dieux, dont les malheurs de Rome attirent les
regards, accordez la victoire à celui qui en usera le mieux, et qui, désarmé par la
clémence, ne fera point un crime aux vaincus d'avoir porté les armes contre lui !
Romains, vous savez si Pompée, lorsqu'il nous a tenus enfermés dans un lieu où la
valeur ne pouvait agir, vous savez s'il nous a fait grâce, s'il a ménagé notre
sang. Loin de l'imiter, je vous conjure d'épargner tout ce qui fuira devant vous ;
dans un fuyard ne voyez plus qu'un citoyen. Mais tant qu'on vous résistera, que
rien ne vous retienne, pas même la vue d'un père dans les rangs ennemis ; sous les
armes, il n'est plus de force respectable. Frappez sans voir
quel est le sang où votre main va se plonger. L'ennemi regardera comme un sacrilège
le meurtre d'un inconnu. Allons, rasez ce retranchement, comblez le fossé qui
l'entoure, afin de sortir tous ensemble sans vous rompre et vous désunir. Ne
ménagez pas votre camp ; ce soir vous camperez sur le champ de bataille, dans cette
enceinte où vos ennemis viennent périr sous vos coups."
Joie dans le camp de César.
À peine il achevait de parler, chacun va prendre son poste, et se met sous les
armes. Ils ont avidement saisi ses paroles comme autant d'oracles ; et foulant aux
pieds les débris de leur camp, ils se répandent dans la plaine, troupe sans
discipline, et s'abandonnent à leurs destins. Si cette armée eût été composée de
rivaux de Pompée et de prétendants à l'empire, ils n'auraient pas volé au combat
avec plus d'ardeur.
Pompée, qui s'efforce de dissimuler ses craintes, se montre à cheval sur le front
de son armée ; son discours à ses soldats.
Dès que Pompée les voit marcher droit vers lui, et qu'il n'y a plus moyen de
différer la bataille, mais que les dieux en ont eux-mêmes marqué le jour, la
frayeur dont il est saisi le glace jusqu'au fond de l'âme ; et cette faiblesse,
dans un si grand homme, est un présage malheureux. Mais il dissimule sa crainte, et
se montrant à son armée, monté sur un coursier superbe :
"Votre valeur, dit-il, ne demandait qu'une bataille, terme des guerres civiles,
nous y touchons ; déployez tous vos forces ; c'est le dernier de nos travaux. Le
sort des nations sera décidé dans une heure. Que celui qui aime sa patrie et ses
dieux, qui veut revoir sa femme, ses enfants, sa famille, les cherche l'épée à la
main. C'est au milieu de ce champ de bataille que le ciel a mis tout ce qui vous
est cher. La bonne cause a les dieux pour elle. C'est leur main qui conduira vos
traits dans le cœur de César. C'est de son sang qu'ils cimenteront l'autorité des
lois romaines. S'ils avaient résolu de donner l'empire à César, ils m'auraient
épargné le malheur de vieillir ; ce n'est ni pour Rome ni pour le monde une marque
de leur colère que d'avoir prolongé mes jours. Tout ce qui assure la victoire se
réunit en notre faveur. Une foule d'hommes illustres sont venus partager nos périls
; nous comptons parmi nos soldats les descendants de ces anciens Romains, dont nous
révérons les images. Si les destins rendaient au monde les Curius, les Camilles,
les Décius, tous ces héros de la patrie qui se sont dévoués pour elle, ils seraient
de notre côté. Tous les peuples de l'Orient, des cités, des États sans nombre, des
forces telles que la guerre n'en a jamais tant rassemblé, se réunissent sous nos
drapeaux. Tout l'univers sert notre cause. Tous ceux qu'embrassent les signes
célestes, depuis le midi jusqu'au nord, tous nous avons pris les armes. Il suffit
que les ailes de notre armée se déploient pour envelopper l'ennemi ; César n'a pas
de quoi nous faire face ; et tandis qu'un petit nombre des nôtres va combattre, le
reste n'aura qu'à pousser des clameurs pour épouvanter l'ennemi. Voyez du haut des
murs vos mères éplorées et les cheveux épars se pencher vers vous, et vous tendant
les bras, vous exhorter à les défendre ; voyez ces vieux sénateurs, que leur grand
âge empêche de nous suivre, incliner à vos pieds leurs têtes vénérables et
couvertes de cheveux blancs. Voyez Rome entière à genoux, et qui tremble d'avoir un
maître. Représentez-vous la race vivante et la race future qui vous demandent l'une
à mourir libre, et l'autre à ne pas naître esclave. Après de si grands intérêts, si
Pompée osait vous parler des siens, et que la majesté du commandement lui permît de
s'abaisser à la prière, vous le verriez lui-même suppliant à vos pieds avec sa
femme et ses enfants. Oui, Romains, si vous n'êtes vainqueurs, Pompée est exilé,
proscrit, le jouet de César et votre propre honte. C'est tout l'honneur de ma
vieillesse et de ma mort que je vous conjure de sauver. Ne me réduisez pas, sur le
bord de la tombe,
au malheur d'apprendre à servir."
Les phalanges, des deux côtés, s'avancent animées d'une égale fureur.
À ce triste discours, tous les cœurs sont enflammés de zèle. La vertu romaine se
ranime ; la mort n'a plus rien d'effrayant, puisque Pompée l'affronte. Les deux
partis s'avancent donc avec une fureur égale, l'un dans la crainte d'avoir un
maître, l'autre dans l'espoir de le devenir.
Le poète gémit sur le désastre qui s'annonce ; ses résultats déplorables pour Rome,
pour tout l'univers.
Leurs mains meurtrières vont causer au monde des pertes que jamais le temps ni la
paix ne pourront réparer. Dans ce carnage seront enveloppées même les nations
futures. Dans l'avenir la puissance romaine sera mise au nombre des fables : de
tant de villes florissantes, Gabies, Véies, Cora, Albe, et les pénates de Laurente,
à peine l'Italie conservera-t-elle quelques ruines qu'on cherchera sous la
poussière ; nos campagnes ne seront plus qu'un immense désert, où le sénat viendra,
la nuit, pour les rites obligatoires imposés par Numa. Ce n'est pas le temps
destructeur qui a dévoré ces villes, réduit en poudre ces monuments. Non, tant de
villes que nous voyons désertes sont le fruit de la guerre civile. Dans quel
épuisement n'a-t-elle pas laissé le genre humain ! Tout ce que la nature a fait
depuis pour le renouveler n'a pas suffi pour repeupler nos villes. Rome seule nous
contient tous ; l'Hespérie n'est cultivée que par des esclaves ; les toits de nos
pères peuvent accomplir leur chute imminente, ils n'écraseront personne ; au lieu
de citoyens, Rome n'a plus que la lie du monde ; et cette calamité l'a réduite au
point de ne pouvoir, un siècle après, avoir une guerre civile (05). Cannes, Allia,
noms funestes, les revers que vous rappelez sont peu de chose auprès de celui-ci.
Rome vous a inscrits dans ses fastes ; mais Pharsale n'y sera point nommée. Ô
cruelles destinées ! L'air empoisonné, la peste, la faim, l'incendie, les
tremblements de terre qui ébranlent les cités, il n'est point de fléau dont le
monde n'eût pu réparer les ravages avec le sang que ce jour vit couler. La fortune,
ô Rome ! semble avoir voulu étaler à tes yeux tous les dons qu'elle t'avait faits,
et rassembler dans un même champ les peuples et les rois qu'elle t'avait soumis,
pour te faire voir en tombant toute la hauteur de ta chute, et contempler dans tes
ruines l'étendue de ta grandeur. Elle semble n'avoir élevé si rapidement ta
puissance que pour la renverser avec plus d'éclat. Tous les ans la guerre avait
étendu tes conquêtes et ton empire ; les deux pôles du monde avaient vu la victoire
suivre tes aigles. Il ne te restait plus a soumettre qu'un coin de l'Orient, alors
la nuit, le jour, l'air ne tournaient plus que pour toi, les astres n'éclairaient
plus que des provinces romaines. Mais un jour fait rétrograder tes destins, et seul
il détruit l'ouvrage de tant d'années. Ce jour affreux est cause que l'Indien ne
redoute plus nos faisceaux ; que le Scythe et le Sarmate errant n'ont point vu la
charrue de nos consuls leur tracer l'enceinte des villes où ils devaient se
renfermer, et que le Parthe jouit impuni de la défaite de Crassus. Le même jour a
vu la liberté, épouvantée de la guerre civile, s'éloigner de nous, et se retirer
au-delà du Tigre et du Rhin. Le Scythe, le Germain en jouissent ; et nous qui tant
de fois l'avons redemandée à la hache du bourreau, nous avons beau la rappeler,
elle ne daigne pas même tourner les yeux vers l'Italie. Plût aux dieux que Rome ne
l'eût jamais connue, depuis le jour où Romulus, docile aux présages indiqués par le
vol du vautour, éleva ses remparts dans le bois infâme, jusqu'au jour du désastre
de Pharsale ! Ô Fortune, tu nous réduis à nous plaindre de Brutus ! Pourquoi avons-
nous si longtemps vécu sous le juste empire des lois, et vu ces années qui portent
le nom de nos consuls ? Plus heureux l'Arabe et le Mède, et tous les peuples de
l'Orient, de ne connaître que la tyrannie ! De toutes les nations qui servent sous
un maître, Rome est la plus malheureuse, puisqu'elle a honte de
servir. Non, il n'est point de dieu qui veille sur les hommes. C'est le hasard qui
préside à tout ; et nous mentons en attribuant le soin du monde à Jupiter. Quoi !
la foudre en main, il sera du haut des cieux tranquille spectateur des crimes de
Pharsale ! Il lancera ses traits vengeurs sur Pholoé, sur l'Oeta et sur le Rhodope
qui n'ont jamais pu l'irriter ; il exercera son courroux sur de hauts pins, sur de
vieux chênes, et laissera à Cassius le soin de frapper César ! Il refusa, dit-on,
la lumière du jour au festin de Thyeste ; il répandit sur Argos une soudaine et
profonde nuit ; et ces champs qui vont être couverts de mille parricides, où le
père, le fils, le frère vont s'égorger, il peut souffrir que le jour les éclaire !
Non, les dieux sont insensibles au sort des malheureux humains. Mais autant qu'on
peut être vengé des Immortels, nous le serons : la guerre civile placera nos tyrans
à côté d'eux sur les autels. Il y aura des mânes couronnés de lumière ; ils auront
la foudre à la main ; et dans les temples de ses dieux Rome jurera par des ombres.
Bientôt les deux armées sont en présence, et les traits sont prêts à partir.
Quand les deux armées eurent franchi l'espace qui les séparait, et qu'il ne resta
plus qu'un étroit intervalle, chacun tâchait de reconnaître l'ennemi qui lui
faisait face, de voir à qui s'adressait le javelot qu'il allait lancer, de quelle
main partirait celui dont il était menacé lui-même. Le père se trouve en présence
du fils, le frère en présence du frère, sans qu'ils osent changer de place.
Cependant une soudaine horreur les saisit ; et au fond de leur cœur, où frémit la
nature, leur sang se retire glacé. On vit les cohortes, le bras tendu, suspendre
immobile le javelot prêt à partir.
Crastinus, le premier, lance son javelot.
Que les dieux te punissent, non par le trépas, qui est la peine commune à tous,
mais en te laissant, après la vie, le sentiment et le remords, ô Crastinus, toi
dont la lance en partant donna le signal du carnage, et la première rougit la
Thessalie de sang romain (06). Ô rage impatiente ! Quoi, César même retient ses
traits, et une autre main que la sienne donne l'exemple !
Description de la bataille.
Alors les trompettes sonnent la charge, le son perçant des clairons fend les airs ;
un bruit effroyable s'élève jusqu'aux cieux et va frapper la voûte lointaine de
l'Olympe qui ne connaît ni les nuages, ni les fracas de la foudre ; les vallons de
l'Hémus, les cavernes du Pélion, les rochers du Pinde, de l'Oeta et du Pangée en
retentissent ; et ce cri de fureur, mille fois redoublé, revient plus effrayant
encore aux oreilles des combattants. Des flèches innombrables volent des deux côtés
; les unes désirent frapper, les autres en tombant ne percent que la terre, et les
mains qui les ont lancées sont encore innocentes, tout marche au hasard et la
fortune fait à son gré des coupables. Mais le fer volant n'exécute que la moindre
partie du carnage. L'épée seule est assez meurtrière pour assouvir la rage des deux
partis ; elle conduit la main qui l'enfonce dans le flanc fraternel.
Du côté de Pompée, les rangs pressés se tiennent à couvert de leurs boucliers unis
ensemble. Cette armée reste immobile, ayant à peine assez d'espace pour remuer ses
armes, et le glaive est oisif dans la main du soldat qui en craint la blessure.
Mais ceux de César, comme des forcenés, se précipitent sur ces masses profondes.
Ils s'efforcent de rompre ces épais bataillons, et malgré l'airain qui les couvre,
l'épée et la lance pénètrent, et la pointe homicide va jusque sous l'armure se
tremper dans le sang et porter la mort. L'une des deux armées livre le combat, et
l'autre le soutient. D'un côté l'épée, est immobile et froide, de l'autre elle est
fumante et trempée de sang. La fortune ne balance pas longtemps d'aussi grands
intérêts, et le torrent du destin entraîne de vastes ruines.
La cavalerie de Pompée enveloppe les légions de César ; mais elle cède à leurs
efforts.
Mais la cavalerie de Pompée, secondée de ses alliés, se déploie sur l'une des ailes
pour attaquer en flanc et pour envelopper l'aile opposée de l'armée ennemie. Ce fut
là qu'on vit toutes les nations étrangères réunir leurs forces contre les Romains.
De toutes parts volent les flèches, les cailloux, les torches et les globes de
plomb qui, par leur rapidité, deviennent brûlants dans les airs. Là, les Syriens,
les Mèdes, les Arabes sans ordre et sans frein décochent leurs dards sans viser au
but ; c'est vers le ciel qu'ils les dirigent, et ils font pleuvoir sur l'ennemi une
grêle de traits mortels. Mais ces traits, lancés par des mains étrangères, se
trempent sans crime dans le sang romain ; l'atrocité de la guerre civile n'est
attachée qu'à nos propres armes. Cependant l'air paraît tissu de flèches, et
l'épais nuage qu'elles forment pèse sur la plaine.
César craignant que sa première ligne ne s'ébranlât sous le choc (07), fait avancer
d'un pas oblique, et derrière ses étendards, six cohortes qui tout à coup, sans
déranger le front de son armée, chargent la cavalerie de Pompée déjà éparse dans la
plaine, et rompue par escadrons. Tous les alliés de Pompée renonçant au combat et
perdant toute honte, prirent la fuite comme des lâches, et firent voir qu'il ne
fallait jamais confier à des étrangers le sort des guerres civiles.
Dès qu'on vit les chevaux mortellement blessés jeter à bas leurs maîtres, et se
rouler sur eux ou les fouler aux pieds, toute la cavalerie éperdue tourne le dos,
et les premiers rangs, repliés l'un sur l'autre en tumulte, se précipitent sur les
derniers, qu'ils rompent eux-mêmes en fuyant. Dès lors la déroute est entière ;
c'est un massacre, et non pas un combat. D'un côté, on tendait la gorge, de
l'autre, on enfonçait le fer. Une armée suffit à peine à frapper tout ce qui dans
l'autre se présente à ses coups. Et plût aux dieux, Pharsale, que ce sang étranger
fût le seul qui engraissât tes plaines, et que des flots d'un sang plus précieux ne
dussent pas les inonder ! Qu'il te suffise d'être couverte des ossements de ces
Barbares ou, si tu aimes mieux que tes champs soient engraissés du meurtre des
Latins, épargne au moins tant d'autres peuples ; laisse vivre les Galates, les
Syriens, les Cappadociens, les Gaulois et les Ibères relégués aux confins du monde,
et les Arméniens et les Ciliciens ; après la guerre civile, ces nations seront le
peuple romain.
César presse, anime ses soldats ; il est partout ; il indique lui-même où il faut
frapper. L'alarme une fois donnée, la terreur se répand, et les destins déclarés
pour César ont pris le cours le plus rapide. Il arrive au centre des forces de
Pompée, au milieu de ses légions. C'est ici que s'arrête la guerre, et que la
Fortune de César hésite au moins quelques instants. Ce n'est plus cet amas de
peuples et de rois qui ont si mal défendu Pompée, c'est Rome et le Sénat qui
combattent. Ici les frères, les pères, les enfants se joignent ; ici se rassemblent
la fureur, la rage et tous les crimes de César. Ô ma pensée, écarte loin de toi ce
moment affreux de la guerre ! Que les ténèbres l'ensevelissent ! Que l'avenir
n'apprenne pas de moi à quel excès peut se porter la fureur des guerres civiles !
Ah ! Périssent plutôt mes larmes, périssent mes plaintes. Oui, Rome, je veux taire
ce que tu as fait dans cette bataille. On y voit César animant la fureur du peuple
pour ne rien perdre de ses forfaits, voler autour des bataillons, et verser encore
un nouveau feu dans les esprits échauffés au carnage ; son œil observe et
distingue, parmi cette forêt de glaives, ceux qui se sont plongés tout entiers dans
le sang, et ceux dont la pointe seule en est rougie, et l'épée qui tremble dans la
main, et celle qui frappe sans hésiter, et les traits lancés mollement, et ceux qui
partent d'un vol rapide, et ceux d'entre les soldats qui combattent avec joie, et
ceux qui ne font qu'obéir et qui sont cruels à regret, et qui changent de visage en
voyant tomber à leurs pieds les citoyens percés de coups. Il parcourt les cadavres
épars dans cette vaste plaine ; il ferme lui-même les plaies de ceux
des siens qui respirent encore et qui perdent leur sang ; il est partout, il erre
au fond de la mêlée, comme on nous peint Bellone secouant son fouet ou Mars au
milieu des Thraces qu'il irrite, Mars aiguillonnant ses coursiers que la vue de
l'Égide épouvante.
Ce n'est plus qu'un chaos de meurtres et de crimes, un vaste et long mugissement. À
cette immense et lugubre plainte se mêle le bruit des épées et le fracas des armes
des combattants qui tombent, et qui du sein frappent la terre. L'épée brise l'épée.
Dans ce tumulte, on voit César ramassant lui-même les glaives et les traits qu'il
tend à ses soldats, en leur criant de frapper au visage. Il presse, excite ses
troupes ; il les pousse en avant, et du bois de sa lance il réveille le soldat
engourdi. Il défend de toucher les plébéiens ; c'est au sénat qu'il veut qu'on
s'attache. Il sait trop où réside la vie de l'État, l'âme des lois ; il sait par
quel endroit il faut attaquer Rome et quels seront les coups mortels pour la patrie
et pour la liberté. L'ordre consulaire tombe confondu avec celui des chevaliers ;
le fer tranche les têtes sacrées. On égorge les Lépidus, les Métellus, les
Corvinus, les Torquatus, ces défenseurs des lois et les plus grands des hommes
après toi, Pompée. Brutus.
Ô Brutus ! ô toi, le dernier de ce nom à jamais illustre, toi, l'honneur de la
République et l'unique espoir du Sénat, ici, le visage caché sous le casque d'un
légionnaire, inconnu aux yeux de l'ennemi, quelle épée tu tiens dans ta main
vengeresse ! Ah ! Garde-toi de te jeter en téméraire au milieu de ces bataillons.
La Thessalie sera ton tombeau ; mais il n'est pas temps, ménage-toi jusqu'à
Philippes. Ici tu chercherais en vain à percer le cœur de César. Il n'est pas
encore arrivé au comble de la tyrannie ; il faut, pour mériter de mourir de ta
main, qu'il franchisse les bornes de la grandeur humaine, qu'il vive et qu'il règne
pour être une victime digne de Brutus (08).
Mort de Domitius.
Là périt l'élite de la noblesse romaine ; les cadavres des Pères conscrits sont
entassés avec ceux du peuple. Dans le massacre de tant d'hommes illustres, on
distingua la mort de ce vaillant Domitius, que sa fatale destinée traînait de
défaite en défaite. On eût dit que sa présence était partout funeste aux armes de
Pompée ; tant de fois vaincu par César, il a du moins l'avantage de mourir libre.
Percé de coups, il succombe ; avec la joie de n'avoir pas une seconde grâce à
recevoir. César qui le voit se rouler dans son sang, l'insulte et lui dit : " Eh
bien ! Domitius, mon successeur (09), tu désertes les drapeaux de Pompée, et la
guerre se fera sans toi." Un souffle de vie qui reste à Domitius, lui suffit pour
se faire entendre ; sa bouche expirante s'entrouvre, et il répond à César : "En
descendant chez les morts, libre, irréprochable et fidèle à Pompée, j'ai la
consolation, César, de te laisser, non pas jouissant du fruit de tes forfaits, mais
encore incertain de ton sort et au-dessous de ton rival. Il m'est permis, en
mourant, d'espérer que Pompée et les siens obtiendront des dieux ton supplice et
notre vengeance." En achevant ces mots, la vie l'abandonne, et les ténèbres
éternelles s'appesantissent sur ses yeux.
Déroute complète : regrets du poète.
Dans ces funérailles du monde j'aurais honte de donner des larmes à ces morts
innombrables, d'observer d'un oeil curieux chacun des mourants, et de dire comment
et de quels coups tel ou tel est frappé ; quel soldat foule aux pieds ses propres
entrailles éparses sur le sol ; quel autre rejette avec le souffle vital le trait
enfoncé dans sa gorge ; qui tombe sous le coup ; qui reste encore debout quand
tombent ses membres mutilés ; quelles poitrines sont percées par le dard ou clouées
sur le sol par la flèche ; quelle veine rompue laisse le sang jaillir dans l'air et
arroser les armes de l'ennemi ; qui perce le sein de son frère, lui tranche la tête
et la jette au loin, pour le dépouiller comme un inconnu ; qui déchire le visage de
son père, de peur qu'on n'aperçoive que c'est son père qu'il
égorge : aucun de ces excès de rage, aucun de ces genres de mort n'est digne
d'occuper nos plaintes, et ce n'est pas sur quelques hommes que nous devons gémir.
Pharsale ne ressemble point à tant d'autres batailles funestes. Là, Rome ne
comptait ses pertes que par le nombre des soldats ; ici, elle compte par le nombre
des peuples ; là c'était la mort des citoyens ; ici, c'est la mort d'une nation
entière. Au lieu du sang de quelques provinces, Achaïe, Pont, Assyrie, c'est tout
le sang des nations qui coule, et celui des Romains se mêlant à ses flots, les
grossit et presse leur cours. Ce combat seul excède les pertes qu'un siècle pouvait
soutenir ; ses coups s'étendent au-delà des vivants ; le monde à naître en est
frappé lui-même, et le glaive y range au nombre des vaincus cette longue suite
d'esclaves qui, dans tous les âges, serviront nos tyrans. Ô Romains ! Comment vos
enfants, comment vos neveux ont-ils mérité de naître pour la servitude ? Est-ce
nous qui avons combattu lâchement à Pharsale ? Est-ce nous qui avons reculé devant
les glaives de César ? Hélas! ce joug mérité par la lâcheté de nos aïeux s'est
appesanti sur nos têtes. Ô Fortune! en donnant un maître aux fils des vaincus, que
ne leur laissais-tu la guerre ! Pompée est réduit à fuir.
Déjà Pompée a reconnu que les dieux et les destins de Rome ont changé de camp, mais
à peine sa défaite le force-t-elle à renoncer à sa Fortune. Il s'arrête sur une
éminence d'où il découvre ce qu'il n'a pu voir dans le tumulte du combat, toutes
ses légions rompues et dispersées dans les campagnes. Il voit combien de têtes il a
fallu abattre avant d'arriver à la sienne, combien d'hommes ont péri pour un seul,
combien de sang sa ruine a coûté. Mais loin de s'applaudir, comme il arrive aux
malheureux, d'entraîner tout dans son naufrage et d'envelopper dans sa perte tant
de peuples et tant de rois, pour obtenir que le plus grand nombre de ses défenseurs
lui survive, il se résout encore à adresser des vœux aux dieux cruels qui l'ont
trahi ; et pour toute consolation, il leur demande le salut du monde.
"Grands dieux ! dit-il, épargnez ces peuples ! Pompée peut être malheureux sans que
Rome et l'univers périssent. Si vous voulez me frapper encore, j'ai une femme, j'ai
des enfants, otages livrés aux destins. N'est-ce pas assez de moi et des miens pour
assouvir la guerre civile ? Notre perte, sans celle des nations, sera-t-elle trop
peu pour vous ? Ô Fortune ! Pourquoi t'obstiner à tout détruire ? Rien au monde
n'est plus à moi. "
Il dit, et parcourant ses troupes battues et dispersées, il les rappelle du combat
où elles courent à une mort certaine. Il dit hautement que c'en est trop pour lui.
Il ne manquait à ce héros ni la volonté, ni la force de se jeter au milieu des
glaives, la gorge et le sein découverts ; mais il craignait qu'en le voyant tomber
son armée ne pût se résoudre à la fuite et que le monde tombât sur le corps de son
général. Peut-être voulait-il dérober sa mort aux yeux de César ; mais en vain. Le
malheureux, dans quelque lieu qu'il meure, sa tête sera livrée à son beau-père qui
en repaîtra ses regards. Toi-même contribues à sa fuite, ô Cornélie ! Il doit te
voir encore, le sort veut qu'il meure près de toi, près de toi, absente à Pharsale.
Le coursier que monte Pompée l'éloigne du combat ; le héros se retire, mais sans
appréhender les traits qui volent après lui; et conservant dans le malheur extrême
une âme plus forte que le malheur, il ne lui échappe ni larmes, ni gémissements,
c'est une douleur vénérable qui lui laisse toute sa majesté, une douleur telle,
Pompée, que tu la devais aux calamités de Rome. Pharsale ne t'a point vu changer de
visage ; et autant l'infidèle Fortune t'a vu au-dessus d'elle durant le cours de
tes triomphes, autant tu lui es supérieur encore au comble de l'adversité. Tu t'en
vas libre et délivré du poids d'une grandeur qui t'accablait.
C'est à présent que tu peux tout à loisir te rappeler tes jours prospères. Cette
espérance
qui ne devait jamais se remplir, t'abandonne, et l'ambition de ce que tu voulais
être ne t'empêche plus de voir tout ce que tu as été.
Fuis, pompée, fuis les sanglants combats, et prends les dieux à témoin que
désormais, si l'on poursuit la guerre, ce n'est plus pour toi. Le reste de cette
bataille, après ta fuite, doit aussi peu s'imputer à toi, que les nouveaux revers
que Rome éprouvera dans l'Afrique, à Munda sur le Nil. Le nom de Pompée volant de
bouche en bouche, ne sera plus dans l'univers le cri d'alarme, le signal des
batailles ; les deux champions désormais seront César et la Liberté : la guerre
entre eux est implacable ; et le Sénat, en ton absence, prouvera en mourant que ce
n'est pas pour toi, mais pour lui qu'il a combattu. Ô Pompée, n'es-tu pas heureux
de t'éloigner par l'exil de ce carnage ? de n'avoir pas sous les yeux ces forfaits,
et de ne pas voir ces cohortes écumant de rage ? Regarde ces fleuves dont les eaux
sont rougies et fumantes, et porte compassion à César. De quel cœur le malheureux
va rentrer dans Rome, après ce coupable succès ! Compare son sort avec le tien ; et
l'abandon, l'exil chez des peuples barbares, le complot même d'un roi perfide et
son exécrable attentat, tout ce qui te reste à souffrir te paraîtra une faveur des
dieux. Tout cela vaut mieux qu'une telle victoire.
Défends aux peuples de te donner des larmes, apprends à l'univers à respecter en
toi les revers comme les succès ; aborde les rois d'un visage tranquille, et qui
n'ait rien d'un suppliant ; parcours les villes que tu as possédées, les royaumes
que tu as donnés, l'Égypte, la Libye ; et choisis la terre où tu veux mourir.
Il arrive à Larisse : accueil qu'il y reçoit.
Larisse la première (10), témoin de ta chute, voit cette tête auguste, dont le
malheur n'a point abattu la fierté. Dans cette ville, qui lui est fidèle encore,
les citoyens se répandent en foule, et volent au-devant de lui comme s'il était
triomphant. Ils lui apportent en pleurant leurs richesses ; ils lui ouvrent leurs
maisons et leurs temples ; ils demandent à partager ses périls : il lui reste
encore, disent-ils, assez de la splendeur de son nom, et Pompée, tout malheureux
qu'il est, ne se voit inférieur qu'à lui-même. Il ne tient qu'à lui de ramener les
nations au combat, de lutter de nouveau contre les destinées. "Que me servirait,
dit-il, dans l'état où je suis, ce zèle généreux que vous me témoignez ? Peuples,
donnez-vous au vainqueur." Ô César ! Dans le moment même que sur des monceaux de
morts, tu achèves de déchirer les entrailles de ta patrie, ton gendre te cède
l'univers ; mais bientôt il s'éloigne sur son coursier, accompagné des gémissements
et des larmes d'un peuple qui reproche aux dieux leur rigueur. C'est là, Pompée,
que tu l'éprouves dans toute sa pureté, cet amour du monde, que tu as dans tous les
temps recherché avec tant de soin ; c'est à présent que tu en goûtes les fruits :
l'homme heureux ne sait pas si on l'aime.
Nouvelle harangue de César à ses soldats après la bataille : il les envoie piller
le camp des vaincus.
Lorsque César croit avoir fait couler assez de sang latin dans la Thessalie, pour
laisser reposer le glaive dans les mains de ses soldats, il laisse la vie au reste
de l'armée, comme à une multitude vile qui périrait inutilement. Mais de peur que
le camp ne rassemble les fugitifs, et que le calme de la nuit ne fasse cesser
l'épouvante, il se hâte de s'emparer des retranchements ennemis, tandis que la
fortune le seconde et que la terreur lui livre le vaincu. Il ne craint pas que ses
soldats, lassés de la bataille, soient rebutés de ce nouvel ordre ; il n'a pas même
besoin d'une longue harangue pour les mener au butin. "Compagnons, dit-il, la
victoire est complète : il ne reste plus qu'à payer votre sang (11); car je
n'appelle pas vous donner, ce que chacun va se donner lui-même. Voici un camp
ouvert et abandonné, qui regorge de trésors : là, se trouve amassé tout l'or de
l'Italie ;
sous ces tentes sont accumulées toutes les richesses de l'Orient. La fortune de
vingt rois et celle de Pompée réunies attendent des maîtres. Hâtez-vous de prévenir
ceux que vous chassez devant vous. Ne laissez pas aux vaincus le temps de vous
enlever leurs dépouilles."
Il n'en fallut pas davantage pour engager ces furieux, que dévorait la soif de
l'or, à se précipiter à travers les débris des armes, et sur les corps sanglants
des sénateurs et des chefs qu'ils foulaient aux pieds. Quelle tranchée ou quel
rempart arrêterait ces hommes, qui courent à leur proie, et au salaire de leurs
forfaits ? Ils brûlent de savoir à quel prix ils se sont rendus coupables. Ils
trouvèrent à la vérité de grandes richesses dont on avait dépouillé le monde, pour
fournir aux frais de la guerre ; mais ce n'était pas assez pour assouvir leur
cupidité ; et en ravissant tout l'or qu'ont produit les mines de l'Ibère, tout
celui qu'a produit le Tage, et que l'Arimaspe a laissé sur ses bords, le soldat se
plaint que c'est peu pour récompenser tant de crimes. César a promis, s'il était
vainqueur, de leur livrer le Capitole, et de mettre Rome entière au pillage ; il
les trompe en ne leur donnant que le camp à saccager.
Leur sommeil ; leurs terreurs.
Des cohortes impies dorment sous les tentes des sénateurs ; de vils soldats
occupent les couches des rois ; le soldat parricide repose sur le lit de son père
et de ses frères. Mais leur repos est un affreux délire, leur sommeil un accès de
fureur. Les malheureux roulent dans leur esprit toutes les horreurs de Pharsale. Le
crime atroce veille au fond de leur âme. Ils se battent en songe, et leur main
serre la poignée du glaive qu'elle croit tenir. On dirait que ces campagnes
gémissent, que cette terre coupable enfante des ombres, que l'air est souillé par
les mânes, et que l'effroyable nuit des Enfers s'est répandue dans le ciel. La
victoire tourmente et punit les vainqueurs. Le sommeil ne leur fait entendre que le
sifflement des serpents des Furies, ne leur fait voir que leurs flambeaux. L'ombre
des citoyens qu'ils viennent d'égorger, leur apparaît ; chacun a sur lui sa victime
qui le presse. L'un reconnaît les traits d'un vieillard, l'autre ceux d'un jeune
homme. L'un est poursuivi par le cadavre de son frère, l'autre a son père dans le
cœur ; et tous ces spectres réunis assiègent l'âme de César. Le Pélopide Oreste,
Penthée dans sa fureur, Agave revenue de son délire, n'étaient pas plus effrayés à
l'aspect des Euménides vengeresses. Tous les glaives qu'a vu tirer Pharsale, tous
ceux que le jour de la vengeance verra briller dans le Sénat, César les voit cette
nuit en songe. I1 se sent déchiré par les fouets vengeurs des Furies. Ah ! si, du
vivant de Pompée tel est pour lui le tourment des remords, s'il a déjà tout l'enfer
dans le cœur, quel sera bientôt son supplice !
César contemple sa fortune dans cet océan de sang.
Mais enfin délivré des tourments du sommeil, dès que la lumière du jour éclaire les
champs de Pharsale, il y promène ses regards que n'effraient pas ces spectacles
d'horreurs. Il voit les fleuves qui roulent du sang, des tas de cadavres amoncelés
jusqu'au sommet des collines, ces morts en pourriture, il compte les peuples de
Pompée ; il fait préparer pour le festin un lieu d'où il pourra reconnaître le
visage des victimes (12) ; joyeux, il ne voit plus l'Hémathie, les cadavres lui
cachent la vue de la plaine. Il reconnaît dans le sang sa fortune et ses dieux. Il
va jusqu'à leur refuser les honneurs de la sépulture (13). L'exemple même d'
Hannibal, qui avait rendu ces devoirs funèbres au consul, ne le touche point. Il
excepte ses concitoyens d'un droit commun à tous les hommes.
Reproches amers du poète.
Cruel, nous ne demandons pas autant de bûchers qu'il y a de morts, mais un seul qui
consume à la fois tous ces peuples. Fais seulement entasser sur eux les forêts de
l'Oeta
ou du Pinde, et si tu veux encore ajouter au malheur de Pompée, qu'il en découvre
la flamme du milieu des mers. Quelle vengeance veux-tu tirer des morts ? Il est
égal pour eux que ce soit l'air ou le feu qui les consume. Tout ce qui périt est
reçu dans le sein paisible de la nature, et les corps subissent d'eux-mêmes la loi
de leur dissolution. Si ce n'est pas aujourd'hui qu'ils brûlent, ce sera quand la
terre et les eaux brûleront, dans cet embrasement du monde, où la poussière de nos
ossements et la cendre des globes célestes se mêleront dans un même bûcher. Les
mânes de tes ennemis et les tiens n'auront qu'un même asile ; tu ne t'élèveras pas
plus haut vers le ciel ; tu n'auras pas une meilleure place que les vaincus dans
l'éternelle nuit. La mort n'est point esclave de la fortune. La terre engloutit
tout ce qu'elle engendre, et celui des morts qui n'a point d'urne, repose sous la
voûte du ciel. Mais, toi, qui punis tant de nations en les privant de la sépulture,
d'où vient que tu t'éloignes ? Que ne demeures-tu dans ces champs empestés ? Bois,
si tu l'oses, ces eaux sanglantes ; respire cet air, si tu le peux.
Tableau du champ de carnage.
Ces cadavres te forcent à leur céder Pharsale. Le champ de bataille leur reste :
ils en ont chassé le vainqueur. L'odeur de cette proie immense attire les loups de
la Thrace et les lions de Pholoé. L'air impur qui sème la contagion appelle toutes
les bêtes à l'odorat subtil. Les ours quittent leurs tanières, les chiens
sinistres, leurs toits domestiques. Les oiseaux voraces qui avaient suivi les camps
des deux armées, se rassemblent. Et vous, voyageurs ailés, qui fuyez pour le Nil,
la Thrace et ses frimas, vous retardez votre course vers les tièdes rives du Sud.
Jamais de si épaisses nuées d'aigles et de vautours n'avaient pressé l'air de leurs
ailes, ni obscurci la lumière du ciel. Des légions d'oiseaux ravisseurs s'élancent
des forêts voisines, et une rosée de sang distille de tous les arbres où s'est
reposé leur ongle sanglant ; souvent même sur les enseignes et sur la tête des
vainqueurs, ils laissent tomber du haut des airs des lambeaux sanglants, dont leurs
griffes se lassent de porter le poids, et pourtant il ne reste de ce peuple
d'autres débris que les os décharnés. Les bêtes ne suffisent pas à cette pâture,
elles dédaignent de fouiller les entrailles, et d'épuiser le cœur sous leur lèvre
avide ; elles savourent les membres ; une foule de cadavres gît abandonnés. Le
soleil, la pluie, le temps, les mêlent, en pleine dissolution, aux champs
Émathiens.
La Thessalie, terre trop funeste aux Romains.
Ô malheureuse Thessalie ! Par quel crime as-tu irrité les dieux, pour être chargée
de tant d'horreurs ? Combien de siècles s'écouleront, avant que l'avenir te
pardonne les malheurs de cette guerre ? Peux-tu produire des moissons qui ne soient
pas empoisonnées, et souillées de taches de sang ? Le soc peut-il ouvrir ton sein,
sans troubler le repos des mânes ? Hélas ! Avant que tes campagnes inondées de sang
soient desséchées, une nouvelle guerre va les en arroser. Quand Rome rassemblerait
les cendres que renferment tous ses tombeaux, cet amas n'égalerait point les
monceaux de cendres romaines, que sillonne ici la charrue, ni les tas d'ossements
blanchis que brise le fer du laboureur. Jamais aucun vaisseau n'eût osé aborder à
ce rivage malheureux ; jamais le soc n'eût soulevé cette abominable terre ; les
peuples auraient abandonné ces champs habités par les mânes ; aucun pasteur n'eût
laissé paître à ses troupeaux des herbages engraissés de sang ; et, pareille à ces
contrées que les feux brûlants du soleil ou que les glaces d'un éternel hiver
rendent inhabitables, la Thessalie serait déserte, si ces campagnes étaient les
seules que la guerre civile eût souillées. Mais les dieux n'ont pas voulu donner au
reste de la terre le droit de les détester ; ils égalent tous les climats en les
chargeant des mêmes crimes, et Munda, Mutine, Actium, nouveaux théâtres de nos
malheurs, feront pardonner aux champs de Philippes.
LIVRE VII
(01) Comme aux funérailles de Brutus. - Tite-Live (liv, II, ch, VIII) : "Collegae
funus, quanto tum potuit adparatu (Valerius) fecit : sed multo majus morti decus
publice fuit maestitia, eo ante omnia insignis, quia matronae annum, ut parentem,
eum luxerunt, quod tam acer ultor violatae pudicitiae fuisset. ”
(02) On accuse Pompée. - Plutarque (Vie de Pompée) : "Illi (Domitius scil.,
Favonius, Afranius et alii) haec dictitantes Pompeium, existimationis retinendae
cupidum, amicorumque verecundia victum compulerunt, uti, optimis consiliis omissis,
voluntates ipsorum et spes sequeretur. Quod sane vel navis gubernatorem haud aequum
erat facere, multo minus tot gentium atque exercituum imperatorem." Et aucuns le
piquaient en l'appelant Agamemnon et le roi des rois (Plut., trad. d'Amyot. )
(03) Les insensés ! Quelle est leur ardeur pour le crime. César raconte que ce fui
Labienus qui, prenant la parole après Pompée, le décida, lui et son armée surtout,
à livrer bataille. Redoutant les vieilles phalanges du vainqueur des Gaules, il
représenta dans le conseil que l'armée de César s'était renouvelée presque
entière : "Perexigua pars illius exercitus superest ; magna pars deperiit" Les
maladies contagieuses de l'automne, dit-il, en ont détruit une parle en Italie ;
d'autres se sont retirées dans leurs foyers ; d'autres sont restées sur le
continent... Ce ne sont plus pour la plupart que des recrues levées dans la Gaule
Citérieure : les seules bonnes troupes qui lui étaient restées ont succombé dans
les deux combats livrés sous les murs de Dyrrachium." Après ce discours, il jure
qu'il ne rentrera dans le camp qu'en vainqueur, et exhorte les autres à faire le
même serment. César ajoute : "Hoc laudans Pompeius idem juravit : nec vero ex
reliquis fuit quisquam, qui jurare dubitaret." (De Bello civ., lib. III)
(04) Par divers prodiges. - Ce que le poète raconte ici des prodiges qui
annoncèrent le désastre de Pharsale, est confirmé par l'histoire. Florus, liv. IV ;
Plutarque, Vies de Pompée et de César ; Appien, Guerre civile, liv. II ; Dion, liv.
XXXI ; César, Comment., liv. III ; Valère-Maxime, liv. I, ch. VI.
(05) Cette calamité l'a réduite au point de ne pouvoir, un siècle après, avoir une
guerre civile. - Plutarque (Vie de Jules César) : "Dans le dénombrement des
citoyens qu'on fit après la guerre civile, au lieu de trois cent vingt mille chefs
de famille qui étaient à Rome, il ne s'en trouva plus que cent cinquante mille,
sans compter les pertes du reste de l'Italie et des autres provinces romaines."
(06) Ô Crastinus, toi dont la lance. - Ce que le poète raconte de Crastinus est
d'accord avec l'histoire. Florus (liv. IV) " Crastinus engagea le combat en lançant
le premier son javelot. (César, Guerre civ., liv. III).
(07) César craigant que sa première ligne, etc, . - César (Guerre civ., liv.
III) : "Timens ne multitudine equitum cornu dextrum circumveniretur; celeriter ex
tertia acie singulas cohortes detraxit atque ex his quartam (aciem) instituit
equitatuique opposuit et quia fieri vellet ostendit, monuitque ejus diei victoriam
in earum cohortium virtute constare. "
(08) Une victime digne de Brutus. - Plutarque (Vie de Brutus) : "Pompée avait fait
mourir le père de Brutus ; mais estimant qu'il fallait préférer les affections
publiques aux affections privées, et se persuadant que la cause qui avait fait
prendre les armes à Pompée, était meilleure et, plus juste que celle de César,
Brutus se rangea du côté de Pompée. Néanmoins, chaque fois qu'il le rencontrait, il
ne le daignait pas seulement saluer, pensant que ce serait à lui un grand péché que
de parler au meurtrier de son père." - César recommande à ses capitaines et chefs
de cohorte de se bien garder de tuer Brutus : "Amenez-le-moi, dit-il, s'il se rend
volontairement ; mais s'il se met en défense
pour n'être pas pris, laissez-le aller sans lui faire aucun mal." On dit qu'il en
agissait ainsi pour l'amour de Servilia, mère de Brutus." (Ibid.) - "Parmi ceux à
qui César fit grâce el qu'il reçut à son amitié, était Brutus, celui qui le tua...
lequel s'étant venu rendre à lui, il en fut fort joyeux." (Vie de César) Dans
d'autres sentiments que ceux de notre poète, Vell. Paterculus (liv. II, ch. LII)
dit, au sujet du meurtre de César par Brutus : "Dieux immortels ! quel prix
réservait Brutus à l'affection du vainqueur, à sa bonté ! "
(09) "Eh bien! Domitius, mon successeur,” etc. - Domitius avait été nommé son
successeur dans le gouvernement de la Gaule : "Jussus est ei succedere L.
Domitius.” (Appian., de Bello civ., lib. II) "Scipioni obvenit Syria, L. Domitio
Gallia. ” (Caesar., Comment., lib. III)
(10) Larisse, la première . - C'était la seule ville de Thessalie qui, à l'arrivée
de César, ne se fut pas rendue à lui.
(11) Il ne reste plus qu'à payer votre sang . - Cet assaut, donné au camp de
Pompée, est confirmé par César ; mais le motif qu'il indique est différent :
"Caesar, Pompeianis ex fuga intra vallum compulsis, nullum spatium perterritis dare
oportere existimans, milites cohortatus est ut beneficio fortunae uterentur,
castraque oppugnarent : qui etsi magno aestu fatigati (nam ad meridiem res erat
perducta) lumen, ad omnem laborem animo parati, imperioparuerunt" (De Bello civ.,
lib, III.)
(12) Il fait préparer pour le festin - Remarquons ici, pour être juste, que tout
cela n'esl qu'une satire amère dirigée contre le destructeur de la liberté de Rome.
L'histoire ne le confirme point ; elle fait plus, elle le dément, et César, il faut
le dire, était trop politique pour en user ainsi : c'eût été se rendre odieux au
monde.
(13) Les honneurs de la sépulture. - Ce fait est démenti par Appien, qui dit,
(Guerre civ.), en parlant du centurion Crastinus : "Cadaver ejus seorsim sepeliit
Caesar prope communem aliorum tumulum." Vell. Paterculus (liv. II, ch. LII) dit,
contrairement au poète : "Quoi de plus admirable, de plus éclatant, de plus
glorieux que cette victoire ! La patrie n'eut à pleurer que des citoyens tués en
combattant. Mais une fureur obstinée rendit la clémence inutile, les vaincus
trouvant moins de plaisir à recevoir la vie, que les vainqueurs à la donner. "
(Trad. de Després.)
Lucain : la Pharsale : livre VIIII (traduction)
LIVRE VIII
Fuite de Pompée ; il franchit les vallons de Tempé : il s'épouvante du bruit qui se
fait sur ses pas. - Sa pensée se reporte vers l'époque de ses triomphes : sa
félicité passée s'est changée en opprobre. - Il arrive aux bords de la mer ; il se
jette dans une barque et fait voile vers Lesbos. - Cornélie ; ses mortelles
inquiétudes. - Le navire aborde, Cornélie s'élance aussitôt et tombe en
défaillance. - Enfin, elle reprend ses sens. - Discours du héros. - Cornélie laisse
tomber quelques plaintes entrecoupées de sanglots. - Pompée est attendri : tous les
assistants fondent en pleurs. - Bon accueil du peuple de Mytilène. -Offres de
service ; Pompée refuse et remet à la voile. - On voit s'éloigner avec douleur
Cornélie : son éloge. - Navigation de Pompée ; ses entretiens avec le pilote. - Il
est rejoint par son fils, par la foule des grands qui lui est restée fidèle. -
Discours qu'il adresse à Déjotarus, en lui prescrivant d'aller au fond de l'Asie
chercher de nouveaux secours. - Déjotarus part. - Pompée poursuit sa course ; il
arrive à Syhédra ; il y délibère sur le parti qu'il doit prendre : son discours aux
grands assemblés. - On improuve son dessein. - Lentulus ouvre un second avis : son
discours. - Il entraîne tous les esprits. - On décide d'aller en Égypte. -Enfin, on
touche au rivage de Péluse. - Effroi de Ptolémée à la nouvelle de l'arrivée de
Pompée. - Son conseil délibère. - Achorée rappelle les bienfaits de Pompée ; mais
Pothin ose proposer le meurtre du héros : son discours. - On applaudit au crime. -
Apostrophe véhémente du poète à Ptolémée. -Le héros s'apprête à descendre ; une
barque s'avance au-devant de lui, chargée de ses assassins : on l'invite à y
descendre. - Pompée cède à ses funestes destins : il préfère la mort à la crainte.
- Reproches de Cornélie. Sa prière n'est point écoutée. - Septimius, Achillas. - Le
héros tombe frappé. - Cornélie est témoin de l'affreux spectacle : ses douleurs. -
Le vaisseau s'éloigne emportant Cornélie. -La tête de son époux est mise au bout
d'une lance et présentée à Ptolémée. -Funérailles de Pompée. - Cordus. - Discours
du généreux romain. - Apostrophe du poète à Cordus : il le rassure contre le
châtiment qu'il redoute. - L'exiguïté du tombeau de Pompée ne nuira point à sa
mémoire. - L'Égypte redira, au sujet de sa sépulture, les merveilles que la Crète
raconte du tombeau de Jupiter.
Fuite de Pompée ; il franchit les vallons de Tempé : il s'épouvante du bruit qui se
fait sur ses pas.
À travers les bois de Tempé, au-delà de l'étroit passage ouvert par Alcide,
gagnant les gorges désertes de la forêt d'Hémonie, Pompée excite son coursier (01)
déjà excédé de fatigue, et s'efforce par de longs détours de dérober les traces de
sa fuite au vainqueur. Le bruit des vents dans les forêts, le pas de ses compagnons
l'épouvante (02), le met hors de lui. Quoique déchu de sa grandeur, il sait de quel
prix est encore sa vie, et ne doute pas que César ne payât sa tête aussi cher qu'il
payerait celle de César. Mais il a beau chercher des routes solitaires, c'est un
nom trop célèbre que celui de Pompée. Les peuples d'alentour, qui accourent à son
camp, et à qui la renommée n'a pas encore annoncé sa défaite, le rencontrent,
s'étonnent, ne peuvent concevoir un renversement si rapide dans la fortune de ce
grand homme, et ont peine à le croire lui-même, quand il leur dit ses désastres.
Dans l'état où il est réduit, les témoins l'importunent ; il aimerait mieux être
inconnu partout, et pouvoir traverser le monde en sûreté à la faveur d'un nom
obscur.
Sa pensée se reporte vers l'époque de ses triomphes : sa félicité passée s'est
changée en opprobre.
Mais la Fortune punit de ses propres bienfaits les malheureux qu'elle abandonne ;
elle surcharge l'adversité du poids d'une renommée éclatante, et insulte au bonheur
passé. À présent, Pompée reconnaît que ses prospérités ont été trop rapides, il se
plaint de l'éclat de ses premiers triomphes sous les drapeaux de Sylla ;
aujourd'hui, les flottes battues à Coryce et les trophées du Pont pèsent à sa
grandeur déchue. C'est ainsi que le malheur d'avoir trop vécu a obscurci la gloire
de tant de grands hommes. Si le dernier jour du bonheur n'est pas aussi le dernier
de la vie, et si la mort ne prévient les revers, la félicité passée se change en
opprobre. Et qui jamais, après cet exemple, osera se livrer à la prospérité sans
avoir préparé sa mort ?
Il arrive aux bords de la mer ; il se jette dans une barque et fait voile vers
Lesbos.
Arrivé au bord où le Pénée, rougi du sang versé dans les champs de Pharsale, se
précipite dans la mer, Pompée se jette dans une barque à peine assez solide pour
aller sur un fleuve, et trop fragile pour résister au choc des vents et des flots.
C'est sur ce faible esquif que s'échappe, passager tremblant, celui dont les
flottes couvrent encore les mers de Corcyre et de Leucade, celui que la Liburnie et
la Cilicie reconnaissent pour leur vainqueur. II ordonne qu'on fasse voile vers le
rivage de Lesbos, vers cette île dépositaire de ce qu'il a de plus cher au monde.
Cornélie ; ses mortelles inquiétudes.
C'est là, Cornélie, que tu vivais cachée, et dans une inquiétude aussi cruelle que
si tu avais été au milieu des champs de Pharsale. De noirs présages t'agitent sans
cesse ; ton sommeil est troublé par de violentes frayeurs ; tes nuits se passent en
Thessalie, et dès que le jour chasse les ténèbres, errante
sur la cime des rochers qui bordent la mer, les yeux attachés sur les flots, tu es
la première à découvrir dans le lointain les voiles flottantes d'un vaisseau qui
s'avance ; mais tu n'oses demander des nouvelles de ton époux. Tu vois une barque
voguer vers toi, voiles déployées ; tu ne sais pas ce qu'elle t'apporte, mais dans
un moment toutes tes craintes vont se réaliser. Ô Cornélie ! Celui qui vient
t'annoncer le malheur de nos armes, la défaite et la fuite de ton époux ; c'est ton
époux lui-même. Pourquoi dérober ces instants au deuil ? Il n'est plus temps de
craindre, il est temps de pleurer.
Le navire aborde. Cornélie s'élance aussitôt et tombe en défaillance. Enfin, elle
reprend ses sens
Le navire aborde. Cornélie s'élance, et reconnaît Pompée. Elle voit le crime des
dieux marqué sur le front pâle du héros, sur cette face vénérable qu'il couvre de
ses cheveux blancs, et sur ses vêtements tout souillés de poussière. À cette vue,
elle chancelle, l'infortunée ; un nuage répandu sur ses yeux lui dérobe la lumière
du ciel, l'excès de la douleur lui ôte le sentiment, tout son corps tombe en
défaillance, son cœur reste longtemps immobile et glacé, et la mort qu'elle a
invoquée semble avoir exaucé ses vœux.
Pompée descend du navire attaché par un câble au rivage, et s'avance sur cette
plage solitaire. À son approche, les fidèles
servantes de Cornélie retiennent leurs cris, et ne se permettent d'accuser le ciel
que par des gémissements étouffés. Elles s'efforcent en vain de relever leur
maîtresse évanouie sur la terre. Mais son époux l'embrasse, et pressant sur son
sein son corps saisi d'un froid mortel, lui rend la chaleur et la vie. Cornélie,
dont le sang recommence à couler, reconnaît la main qui la presse, et ses yeux ont
la force de soutenir la tristesse profonde qu'elle voit peinte sur son visage. Il
lui défend de se laisser abattre par l'infortune, et réprime en ces mots l'excès de
sa douleur.
Discours du héros.
"Femme de Pompée, oubliez-vous de quels aïeux vous êtes née ? Est-ce à une âme si
courageuse de succomber sous les premiers revers ? Voici le moment d'éterniser la
mémoire de vos vertus. La magnanimité de votre sexe n'est point attachée au
maintien des lois ni aux travaux des armes ; le malheur d'un époux en est l'unique
épreuve. Élevez, affermissez votre âme ; que votre piété envers moi combatte et
surmonte le sort ! Aimez votre époux d'autant plus qu'il est vaincu. C'est à
présent surtout que je fais votre gloire. Les faisceaux, le sénat, une foule de
rois, tout s'éloigne. Commencez à vous regarder comme mon unique compagne, et à me
tenir lieu de tout. Il serait honteux, votre mari vivant, de montrer une douleur
extrême. Réservez vos larmes pour mon trépas, ce sera le dernier gage de votre foi.
Jusque-là, vous n'avez rien perdu ; je respire ; ma Fortune seule a péri, et si
c'est elle que vous pleurez, c'est elle que vous avez
aimée."
Cornélie laisse tomber quelques plaintes entrecoupées de sanglots.
À ce reproche de son époux, Cornélie soulève à peine sa tête languissante, et son
cœur laisse échapper ces plaintes entrecoupées de sanglots. "Ô née pour le malheur
de ceux à qui mon sort se lie ! Que ne suis-je entrée dans le lit de César ! J'ai
coûté deux fois des larmes au monde. Celles qui présidèrent à mon hyménée furent
Érinys et les ombres des Crassus. Vouée à ces mânes, j'ai porté dans le camp de la
guerre civile les destins de l'Assyrie. J'ai entraîné tous les peuples dans ta
ruine, j'ai éloigné tous les dieux du plus juste parti. Ô mon illustre époux !
Héros dont je n'étais pas digne ! Quoi, le sort a eu le droit de t'opprimer !
Pourquoi formai-je les nœuds impies qui t'allaient rendre malheureux ? Reçois ma
mort, que je demande en expiation de mon crime, et pour te rendre la mer plus
facile, les rois plus fidèles, l'univers plus soumis, jette dans les flots ta
compagne ; plus heureuse si elle s'était dévouée avant les malheurs de tes armes,
pour en obtenir le succès, qu'elle te serve au moins à expier tous les maux qu'elle
cause au monde ! Ô Julie ! Ombre que j'irritais, où que tu sois, te voilà vengée de
mon hymen par les malheurs de la guerre civile. Viens jouir encore de mon supplice,
et, apaisée par le trépas de ton odieuse rivale, pardonne à ton époux."
Pompée est attendri : tous les assistants fondent en pleurs.
À ces mots, elle tomba une seconde fois dans les bras de Pompée, et sa douleur
arracha des larmes à tous les yeux. La grande âme de Pompée en fut elle-même
attendrie, et ce héros qui d'un œil sec avait vu les champs de Pharsale, versa des
larmes à Lesbos.
Bon accueil du peuple de Mitylène. Offres de service ; Pompée refuse et remet à la
voile.
Alors le peuple de Mytilène (03) accourant en foule au rivage, lui dit : "Si notre
île fait à jamais sa gloire d'avoir eu en dépôt la digne moitié d'un si grand
homme, daignez aussi, Pompée, nous vous en conjurons, daignez vous-même, ne fût-ce
qu'une nuit, prendre pour asile nos murs, et vous reposer au sein de nos dieux
domestiques, sur la foi sainte et inviolable d'un peuple qui vous est dévoué.
Faites de Lesbos un lieu mémorable qu'on vienne voir dans tous les siècles, et qui
excite la vénération de tous les voyageurs romains. Vous n'avez pas de refuge plus
assuré dans votre fuite ; toute autre ville peut espérer de trouver grâce auprès du
vainqueur ; Lesbos ne peut plus s'attendre qu'à sa haine. D'ailleurs César n'a
point de flottes, et nous sommes entourés de mers. Les sénateurs, sachant où vous
êtes, viendront vous retrouver ; il faut un lieu connu pour rallier vos forces. Nos
richesses, les trésors mêmes de nos temples vous sont offerts ; et que ce soit sur
mer ou sur terre que vous veuillez employer notre brave jeunesse, elle est prête à
vous suivre ; disposez de Lesbos et de
tout ce qui est en son pouvoir. Enfin, épargnez à un peuple qui croit avoir bien
mérité de vous, l'humiliation de laisser croire que vous n'avez compté sur lui que
lorsque vous étiez heureux, et que vous avez douté de sa foi dès que le sort vous a
été contraire." Pompée ne fut point insensible à la joie de trouver dans les
Lesbiens un zèle si pur et si noble ; il s'applaudit pour l'humanité de voir que
l'honneur et la foi n'étaient pas encore exilés du monde.
"Non, leur dit-il, il n'est aucun lieu de la terre qui me soit plus cher que
Lesbos. Je n'en veux qu'un témoignage : c'est à Lesbos que j'ai confié toutes les
affections de mon âme ; c'est ici que j'ai retrouvé ma maison, mes dieux, une
seconde Rome aussi. Dans ma fuite, n'ai-je pas cherché à gagner un autre rivage ?
Et quoique vous eussiez à craindre les ressentiments de César, je n'ai pas hésité à
vous livrer en moi le moyen le plus sûr d'apaiser sa colère. Mais c'est assez de
vous avoir rendus coupables une fois ; je dois poursuivre ma Fortune dans tout
l'univers. Adieu, Lesbos, peuple à jamais heureux d'avoir acquis par ta vertu une
renommée éternelle ; soit que ton exemple engage les nations et les rois à me
secourir, soit que tu aies la gloire d'être le seul qui dans mon malheur me soit
resté fidèle, car j'ai résolu d'éprouver en quels lieux de la terre la justice
règne, et en quels lieux le crime fait la loi. Dieu, qui veilles sur le dernier de
mes vœux : fais-moi trouver partout des peuples comme le peuple de Lesbos, qui,
tout malheureux que je suis, aiment mieux s'exposer à la colère de César que
d'insulter à ma disgrâce ou d'attenter à ma liberté."
On voit s'éloigner avec douleur Cornélie : son éloge.
Il dit, et il fit porter la triste Cornélie sur le vaisseau qui l'attendait. À la
désolation de ce peuple, on eût dit qu'on le forçait lui-même à quitter ses pénates
et sa patrie. On n'entendait sur le rivage que des gémissements et des plaintes ;
on ne voyait que des mains élevées vers le ciel, et quoique le malheur de Pompée
eût affligé tous les cœurs, c'était moins ce héros qu'on plaignait que celle avec
qui ce peuple était accoutumé à vivre comme avec une de ses citoyennes, et qu'il
voyait avec douleur s'éloigner. Quand même elle irait joindre un époux triomphant,
les femmes de Lesbos en lui disant adieu auraient peine à retenir leurs larmes,
tant sa pudeur, sa dignité, la modestie répandue sur son chaste visage lui ont
attiré leur amour. Ce qui les a le plus touchées, c'est que loin de se rendre
incommode à ses hôtes, et loin d'humilier même les plus petits, elle a vécu à
Mytilène dans le temps des prospérités et de la gloire de Pompée comme s'il eût été
vaincu.
Navigation de Pompée ; ses entretiens avec le pilote.
Le soleil était à demi plongé sous l'horizon, et s'il est vrai qu'il y ait des
peuples pour lesquels il se lève en se couchant pour nous, chacun des deux mondes
ne voyait alors que la moitié de son globe de flamme. La nuit vient, et les soucis
cruels et vigilants dont l'âme de Pompée est remplie, lui font parcourir de la
pensée les villes et les peuples alliés des Romains, les cours de l'Orient, leurs
mœurs, leur différent génie, et ces régions du Midi qu'une chaleur intolérable
défend seule contre César. Souvent l'âme accablée de ces pénibles soins, et rebutée
de l'affligeante image que lui présente l'avenir, il écarte pour respirer, ces
idées tumultueuses, et l'abattement de ses esprits, qu'un trouble si violent
épuise, lui laisse un moment de relâche. Il questionne alors le pilote sur tous les
astres, comment on reconnaît les rivages, quel moyen le ciel lui donne de mesurer
l'espace parcouru de la mer, quel astre lui montre la Syrie, quels feux du Chariot
le font se diriger vers la Libye. L'observateur habile du taciturne Olympe lui
répond : "Nous ne suivons pas ces astres qui lentement déclinent dans le ciel
étoilé et abusent le pauvre matelot. Non. L'axe sans couchant qui ne se plonge
jamais dans les ondes et qu'éclaire le double Arctos, voilà notre guide. Ce point
se dresse-t-il au sommet de l'horizon, la petite Ourse domine-t-elle l'extrémité
des antennes, nous marchons vers le Bosphore et la mer de Scythie. Mais que
l'Arctophylax descende de la cime du mât et que Cynosure se penche vers la surface
de la mer, c’est aux portes de la Syrie que se rendra le navire. Puis vous parvenez
au Canope, content d'errer sous le ciel austral ; poussez à gauche, au-delà de
Pharos le navire touchera les Syrtes. Mais ordonnez où je dois tourner ma voile,
incliner mes vergues." Pompée encore irrésolu répond : " N'importe où, sur la mer
sans fin, le plus loin, le plus loin possible des bords thessaliens, loin des mers
et du ciel d'Italie. Le reste au gré des vents. Naguère confiée à Lesbos,
maintenant Cornélie est avec moi ; tout à l'heure je savais quel rivage désirer.
Maintenant, que la Fortune me choisisse un port."
Alors le pilote, au lieu de présenter la pleine voile au vent, l'incline ; le
navire penche vers la gauche, afin de diriger sa route entre les écueils de la côte
d'Asie et du rivage de Chio. On relâche les agrès de la proue, on tend ceux de la
poupe. La mer ressentit le mouvement de la voile, et la proue annonça par le bruit
des ondes qu'il s'y traçait un sillon nouveau. Tel et avec moins d'adresse, dans la
course des chars, un écuyer habile, obligeant ses coursiers à décrire le tour le
plus étroit du cirque, effleure la borne et l'évite.
Il est rejoint par son fils, par la foule des grands qui lui est restée fidèle.
Le soleil revient éclairer la terre, et sa lumière efface les astres de la nuit.
Bientôt tout ce qui est échappé au naufrage de Thessalie se rassemble auprès de
Pompée. Son fils fut le premier qui, du rivage de Lesbos, suivit ses traces sur les
mers.
Après lui vinrent une foule fidèle de patriciens, car même depuis sa ruine et la
défaite de son armée, la Fortune ne put l'empêcher d'avoir des esclaves couronnés,
et dans sa déroute, il traînait après lui tous les rois de la terre, tous
les sceptres de l'Orient.
Discours qu'il adresse à Déjotarus, en lui prescrivant d'aller au fond de l'Asie
chercher de nouveaux secours. Déjotarus part.
Déjotarus, ayant découvert çà et là les signes épars de sa fuite, venait enfin de
le joindre. Pompée l'envoie au fond de l'Asie lui chercher de nouveaux secours. "Ô
le plus fidèle de tous les rois, lui dit-il, j'ai perdu tout ce qui sur la terre
était au pouvoir des Romains, mais il me reste à éprouver le zèle des peuples du
Tigre et de l'Euphrate, où ne s'étend point encore la domination de César. Allez en
mon nom soulever l'Orient et le Nord, pénétrez jusque dans le fond des États du
Mède et du Scythe, allez dans un monde qu'un autre soleil éclaire, rendez au
superbe Arsacide ces paroles que je lui adresse : Si l'ancienne alliance que nous
avons jurée, moi par Jupiter Latin, vous par le culte de vos mages, subsiste encore
entre Rome et vous, Parthes, remplissez vos carquois, tendez vos arcs, souvenez-
vous qu'en chassant devant moi les peuples du Caucase, je vous laissai la liberté
d'errer en paix dans vos campagnes, sans vous réduire à chercher dans les murs de
Babylone un asile contre moi. J'avais déjà franchi les bornes du vaste empire de
Cyrus, et vers le fond de la Chaldée, je touchais aux bords où l'Hydaspe et le
Gange vont se jeter au sein des mers. Cependant lorsque la victoire me soumettait
tout l'Orient, je voulus bien excepter le Parthe du nombre des peuples que je
rangeais sous les lois de Rome, et leur roi fut le seul que je traitai d'égal. Ce
n'est pas une fois seulement que les Arsacides m'ont dû la conservation de leur
empire, et, après la sanglante défaite de Crassus en Assyrie, quel autre que moi
eût apaisé le ressentiment des Romains ? Engagés par tant de bienfaits, ô Parthes !
Voici le moment de passer l'Euphrate qui devait à jamais vous servir de barrière.
Courez sur cette rive que vous interdit le fondateur de Zeugma. Venez vaincre en
faveur de Pompée ; et Rome elle-même consent à être vaincue à ce prix."
Quelque difficile que fût ce message, Déjotarus voulut bien s'en charger. Il dépose
les marques de la royauté et part sous l'habit d'un esclave. Dans les périls, on
voit souvent pour sa sûreté, un roi se donner l'apparence d'un homme indigent tant
il est vrai que la vie du pauvre est plus tranquille que celle des maîtres du
monde.
Pompée poursuit sa course ; il arrive à Syhédra ; il y délibère sur le parti qu'il
doit prendre : son discours aux grands assemblés.
Pompée ayant jeté Déjotarus sur le rivage de l'Asie, poursuit sa route, entre les
écueils d'Icare. Il laisse derrière lui Éphèse et Colophon à la rade paisible ; et
à la faveur d'un vent léger, que l'île de Cos lui envoie, il passe devant Cnide,
rase l'île de Rhodes, dorée par le soleil, coupe le golfe de Telmesse, et la côte
de Pamphilie se présente devant lui, mais n'y voyant pas encore d'asile assuré, il
gagne l'humble ville de Phaselis, où il n'a point à craindre le peu d'habitants que
la guerre y a laissés, et qui, tous ensemble, n'égalent pas le nombre des Romains
qu'il a sur son vaisseau. Il s'avance et passe à la vue du mont Taurus, d'où
tombent les eaux du Dipsante. Pompée eût-il jamais pu croire, dans le temps qu'il
chassait de ces mers les pirates de Cilicie, qu'un jour, exposé sur un faible
navire, il aurait besoin d'y trouver lui-même un passage tranquille ? Une grande
partie du sénat se rallie auprès de son chef fugitif ; enfin il arrive au port de
Syhédra, où le Sélinus accueille et renvoie les navires. Là, sa voix, qu'une
douleur profonde avait tenue longtemps muette, rompt enfin le silence, et il parle
en ces mots
"Compagnons de mes travaux et de ma fuite, vous qui êtes Rome pour moi, quoique
nous soyons assemblés sur une plage solitaire, sur les bords de la Cilicie, où je
me vois, sans secours et sans armes, abandonné de tout l'univers, j'ose former de
nouveaux desseins pour changer la face des choses. Rappelez toutes les forces de
vos grandes âmes. Je n'ai bas péri tout entier à Pharsale, et mon malheur ne m'a
point tellement abattu, que je ne puisse relever ma tête et me dégager du milieu
des ruines où l'on me croit enseveli. Marius errant et caché entre les débris de
Carthage ne s'est-il pas relevé de sa chute ? Ne l'a-t-on pas revu dans Rome,
précédé des faisceaux ? Ne l'a-t-on pas vu encore une fois inscrire son nom dans
nos fastes ? Et si la main de la Fortune s'est moins appesantie sur moi que sur
lui, me tiendra-t-elle terrassé ? J'ai mille vaisseaux sur les mers de la Grèce,
mille chefs sont sous mes drapeaux. Pharsale a plutôt dispersé que renversé mes
forces. La seule réputation que mes anciens travaux m'ont faite dans tout l'univers
et un nom longtemps cher au monde suffiraient pour me soutenir. Ce que je vous
laisse à examiner, c'est à qui nous aurons recours : de l'Égyptien, du Parthe ou du
Numide, et sur les forces et la fidélité duquel on peut le plus compter. Pour moi,
je vais vous confier mes inquiétudes secrètes et quelle serait ma résolution.
L'enfance du roi d'Égypte m'est suspecte. Pour lutter contre le malheur, le zèle a
besoin d'un courage affermi par toute la vigueur de l'âge. Juba n'a pas oublié son
origine. D'un autre côté, l'artificieuse duplicité du Maure m'épouvante. Ce peuple
a hérité de la haine de Carthage contre les Romains. Le Numide qui occupe le trône
a dans le cœur tout l'orgueil d'Hannibal, qui par sa souche oblique souille de son
sang ses aïeux Numides. Il n'est déjà que trop fier d'avoir vu Varus suppliant et
d'avoir protégé nos armes. Le parti le plus sûr est donc de nous retirer vers
l'Orient. L'immense Euphrate partage le monde en deux empires, et les portes
Caspiennes servent de barrières à ces vastes contrées qu'un autre ciel éclaire et
qu'entoure un Océan d'une autre couleur que le nôtre. Vaincre et dominer sont les
plaisirs de ces peuples fiers. Leurs coursiers sont superbes, leur arc est
terrible, dès l'enfance et jusque dans la vieillesse ils le tendent avec vigueur.
Le trait décoché par leur main porte une mort inévitable. Ils furent les seuls qui
arrêtèrent
l'impétuosité d'Alexandre. Ils soumirent Bactres et Babylone, le Mède et
l'Assyrien. Nos javelots les intimident peu, et depuis le malheur de Crassus, ils
savent trop qu'avec les carquois des Scythes, leurs aïeux, ils peuvent défier nos
armes. C'est peu pour eux d'aiguiser leurs flèches, ils savent les empoisonner. La
plus légère blessure en est fatale, et dès que la pointe pénètre jusqu'au sang,
elle y laisse la mort. Et que ne puis-je moins compter sur la valeur des
Arsacides ? Leurs destins qui balancent les nôtres ne leur inspirent que trop
d'audace, et la faveur des dieux ne les a que trop secondés. Je ferai donc sortir
ces peuples des régions où naît le jour, je les ferai marcher vers nos climats et y
porter la guerre. Je lancerai l'Orient hors de ses retraites. S'ils me manquent de
foi, s'ils trahissent l'alliance jurée, au-delà des bornes du monde habité, je
consommerai mon naufrage ; on ne me verra point implorer les rois que j'ai faits,
mais sur cette terre éloignée j'aurai la consolation de mourir sans coûter un
nouveau crime à César, sans rien devoir à sa pitié. Cependant, plus je me rappelle
ma vie passée, plus j'ose croire que mon nom est respecté dans l'Orient. Quelle
gloire nos armes n'ont-elles pas acquise au-dessus de l'Euxin, aux bords du Tanaïs,
alors que je me montrai à tout l'Orient ? En quelle partie du monde avons-nous eu
des succès plus rapides ? des triomphes plus éclatants ? Ô Rome ! Fais des vœux
pour le dessein que je médite. Et que peuvent jamais les dieux t'accorder de plus
favorable, que d'engager le Parthe dans tes guerres civiles, d'y consumer ses
forces redoutables et de l'envelopper dans tes malheurs ? Si le Parthe et César,
croisant leur glaive, en viennent aux mains, quel que soit le vainqueur, il faut
que la Fortune ou me venge ou venge Crassus !"
On improuve son dessein. Lentulus ouvre un second avis : son discours.
Au murmure qui s'éleva dans l'assemblée, il fut facile à Pompée de juger qu'on
désapprouvait son dessein. Lentulus se distingua dans ce conseil par la chaleur de
son zèle et la majesté de sa douleur. Il se lève et il fait entendre ces paroles
dignes d'un homme, naguère consul :
"Hé quoi, Pompée, le malheur de Thessalie a-t-il jusque-là consterné votre âme ? Un
jour a-t-il tout renversé ? Pharsale a-t-elle vu périr jusqu'au dernier espoir de
la République ? La plaie enfin est-elle si profonde, et le mal est-il incurable au
point qu'il ne vous reste d'autre ressource que d'aller implorer le Parthe, et vous
prosterner à ses pieds ? Pourquoi, transfuge de ce monde, aller chercher un ciel
nouveau, des astres inconnus, une terre étrangère ? Voulez-vous, esclave du Parthe,
vous ranger sous ses lois, vous soumettre à son culte, aller avec les Chaldéens
adorer le feu de leurs foyers ? Vous, qui prétendez n'avoir pris les armes que pour
l'amour de la liberté, pourquoi, si vous pouvez endurer l'esclavage, en avoir
imposé à ce malheureux univers ? Le Parthe, qui frémit d'effroi quand il apprit que
Rome vous avait mis à la tête de ses armes, le
Parthe, qui vous a vu des forêts de l'Hyrcanie et du rivage de l'Inde traîner les
rois captifs après vous, le Parthe vous verra, triste rebut du sort, humilié,
tremblant, consterné devant lui ! Quels projets son orgueil ne va-t-il pas fonder
sur notre puissance abattue, en se comparant avec Rome, qu'il croira voir en vous,
suppliante à ses pieds ? Et que lui direz-vous qui soit digne de votre courage et
du rang que vous occupez ? Le barbare ignore votre langue, il faudra que vos
larmes, les larmes de Pompée implorent sa compassion. Qu'il vous l'accorde ! Quelle
honte pour Rome d'avoir besoin du Parthe pour venger ses malheurs ? Est-ce pour
subir cet affront qu'elle vous a fait notre chef ? Pourquoi répandre chez ces
barbares le bruit de vos calamités ? Pourquoi leur découvrir des plaies qu'il eût
fallu tenir cachées ? Pourquoi leur apprendre à franchir les barrières de leur
empire ? La seule consolation de Rome, dans son malheur, était d'écarter tous les
rois, et de ne servir qu'un citoyen, et vous, traversant l'univers, vous voulez
attirer jusqu'au sein de Rome des peuples qui ne demandent qu'à la déchirer ! Vous
reviendrez des bords de l'Euphrate, à la suite des étendards que le Parthe enleva
au malheureux Crassus ! Le seul de tous les rois qui, dans le temps que la fortune
ne se déclarait point encore, s'est exempté de cette guerre, osera-t-il, instruit
de la victoire et des forces de César, s'associer à vos disgrâces et marcher contre
lui ? N'en attendez pas ce courage. Les peuples nés dans les frimas du Nord sont
belliqueux et indomptables, mais ceux du Levant sont amollis par la douceur de leur
climat. Ces robes longues et flottantes dont les hommes y sont vêtus, annoncent-
elles des guerriers ? Dans les campagnes de la Médie, dans les champs du Sarmate,
dans les vastes plaines qu'arrose le Tigre, le Parthe ayant la liberté de fuir, et
de se rallier, est un ennemi invincible. Mais dans un pays hérissé de montagnes,
lui fera-t-on gravir des rochers escarpés ? Surpris, attaqué dans la nuit, quel
usage ses mains feront-elles de son arc ? S'il faut passer à la nage un fleuve
rapide et profond, est-il accoutumé à vaincre l'impétueux courant des eaux ? Et
dans les chaleurs de l'été, au milieu des flots de poussière, couvert de sang et de
sueur, soutiendra-t-il sous un soleil brûlant tout le poids d'un jour de bataille ?
Il ne connaît ni le bélier, ni aucune machine de guerre. Une tranchée à combler est
un travail au-dessus de ses forces ; poursuit-il l'ennemi, tout ce qui s'oppose au
vol d'une flèche est un rempart contre lui. De légers combats, une guerre fugitive,
des escadrons volants, des soldats plus propres à quitter leur poste qu'à chasser
l'ennemi du sien : voilà le Parthe ; il est réduit au lâche expédient d'empoisonner
ses flèches ; il n'ose approcher l'ennemi, mais du plus loin qu'il peut
l'atteindre, il tend son arc, et laisse au vent le soin de diriger ses coups.
L'épée impose la vaillance, et c'est l'arme de tous les peuples vraiment
belliqueux. Voyez les Parthes dans les combats : désarmés dès la première charge,
sitôt que leur carquois est vide, ils sont obligés de s'enfuir ; leurs bras
n'ont aucune vigueur : toute leur confiance est au venin dans lequel ils trempent
leurs flèches. Et vous, Pompée, vous comptez sur un peuple, à qui, dans les
combats, le fer ne peut suffire ! Un si honteux secours vaut-il que vous alliez
mourir loin de votre patrie, à l'autre bout de l'univers ? qu'une terre barbare
vous couvre, et qu'on vous y accorde une pierre étroite et sans gloire, grâce
encore digne d'envie, dans un pays où Crassus est privé de la sépulture ? Toutefois
votre sort n'est pas le plus malheureux ; car le trépas est le dernier des maux, et
il n'a rien d'effrayant pour des hommes de courage ? Mais que deviendra Cornélie ?
Ce n'est pas la mort qui l'attend chez les Parthes. Ignorez-vous comment ces
peuples dissolus traitent les plaisirs de l'amour ? Leur usage est l'instinct des
bêtes. Un même lit reçoit des épouses sans nombres ; les lois, les nœuds de
l'hyménée y sont souillés par ce mélange impur ; ses mystères les plus secrets y
sont célébrés sans pudeur, en présence de mille femmes. Cette cour plongée dans
l'ivresse et dans les délices des festins, ne s'interdit aucun excès de licence et
de volupté. Les nuits se passent entre ces rivales à rallumer sans cesse les désirs
d'un homme, et à les combler tour à tour. Les sœurs, les mères, noms sacrés,
partagent la couche des rois. La fable d'Œdipe, quelque involontaire que fût son
crime, le rendit horrible aux nations ; combien de fois, avec pleine lumière, un
pareil commerce a donné des héritiers aux Arsacides ! Que ne se permet pas un roi,
qui se croit permis de donner des enfants à sa mère ! L'illustre fille des Scipions
sera donc la millième femme destinée au lit d'un barbare, et la plus exposée sans
doute aux outrages d'un amour qu'elle irritera par sa fière sévérité, et par le nom
de ses époux ; car un nouvel attrait pour les désirs du Parthe, ce sera de savoir
que votre femme fut celle de Crassus. C'est une captive qui lui est échappée dans
la défaite des Romains, et qu'il croira que le sort lui ramène. Rappelez-vous,
Pompée (04), ce carnage affreux de nos légions dans l'Assyrie ; et vous rougirez,
non seulement d'implorer le secours de ce roi funeste, mais d'avoir, à toute chose,
préféré la guerre civile. Et quel plus grand crime aux yeux des nations dans le
gendre et dans le beau-père, que d'avoir laissé, pour se détruire entre eux,
Crassus et les siens sans vengeance ! Il fallait que Rome, avec toutes ses forces
et tous ses chefs, fondît à la fois sur Bactres, et que, de peur de n'avoir pas
assez d'armes pour l'accabler, laissant l'empire à découvert du côté du Germain et
du Dace, elle abandonnât ses frontières, jusqu'à ce que la perfide Suse et Babylone
eussent caché sous leurs ruines les tombeaux de nos guerriers. Ô fortune, c'est la
guerre avec l'Assyrie que nous te demandons. Si Pharsale a consommé la guerre
civile, que le vainqueur marche contre le Parthe. C'est le seul peuple de l'univers
dont nous puissions voir avec joie César triomphant. Vous, Pompée, dès le moment
que vous aurez passé l'Araxe glacé, attendez-vous à voir le morne fantôme du vieux
Crassus, tout percé des flèches du Parthe, vous
apparaître et vous parler ainsi : Ô toi ! qu'après ma mort mon ombre errante
regardait comme le vengeur de l'outrage fait à ma cendre, tu viens ici parler
d'alliance et de paix ! Alors à chaque pas, vous trouverez des monuments de la
honte de Rome. Les villes vous offriront les têtes de nos chefs qu'on y a portées
en triomphe ; l'Euphrate vous rappellera tous ces morts, dont il a roulé les
cadavres ; le Tigre, tous ceux qu'il a engloutis sous la terre, et qu'il a revomis
en reprenant son cours. Si vous pouvez aller à travers ces objets, implorer
l'amitié du Parthe, allez donc implorer celle de César jusque sur le champ de
Pharsale. Mais pourquoi ne pas préférer des peuples amis des Romains ? Si le Numide
vous est suspect, si la mauvaise foi de Juba nous effraye, cherchons un asile en
Égypte, dans l'héritage de Lagus. D'un côté, les écueils des Syrtes, de l'autre,
les sept bouches du Nil, dont les eaux repoussent la mer, défendent l'Égypte. Cette
terre fertile est contente des richesses qu'elle produit, elle n'attend rien ni du
commerce du monde ni de l'influence du ciel : elle a mis toute sa confiance dans le
Nil. Ptolémée, encore enfant, vous doit le sceptre qu'il possède, le royaume et le
roi sont sous votre tutelle. Qui peut craindre un fantôme de roi ? Son âge est
l'âge de l'innocence. Ce n'est pas dans de vieilles cours qu'il faut chercher la
justice, la bonne foi, le respect des dieux : l'habitude de tout pouvoir fait
perdre la honte de tout oser ; et on distingue les jeunes rois à la douceur de leur
empire."
Il entraîne tous les esprits. On décide d'aller en Égypte.
Ces paroles de Lentulus entraînèrent tous les esprits. Son avis l'emporta sur celui
de Pompée, tant l'extrémité du péril rétablit d'égalité entre les hommes. Ils
quittent la côte de Cilicie et vont aborder à l'île de Chypre, séjour favori de la
déesse à qui la mer de Paphos a donné le jour, si l'on peut croire que les dieux
soient nés, et s'il est possible que jamais aucun d'eux ait commencer d'être.
Pompée quitte ces rivages, mesure les roches de Chypre, tournées vers l'Auster, et
se laisse entraîner par l'oblique courant de la vaste mer. Sans jeter l'ancre au
pied du phare, cher aux matelots, il lutte contre le vent et touche à grande peine
aux rives basses de l'Egypte, aux lieux où le Nil divisé s'épand près de Peluse par
la septième et la plus large de ses bouches.
Son conseil délibère. Achorée rappelle les bienfaits de Pompée, mais Pothin ose
proposer le meurtre du héros : son discours. On applaudit au crime.
C'était le temps où la Balance ne tient qu'un moment en équilibre les heures du
jour et celles de la nuit, et va rendre aux nuits de l'automne l'avantage que le
Bélier a donné aux jours du printemps. Le jeune roi était sur le mont Casius.
Pompée s'y dirige. Ni le soleil ni les voiles ne languissent. Déjà le cavalier en
sentinelle sur le rivage, accouru à la hâte, avait jeté l'alarme en apprenant la
venue de Pompée. À peine avait-on le temps de tenir conseil ; cependant tous les
infâmes courtisans de Ptolémée s'assemblent dans le palais d'Alexandre. Il
se trouve parmi eux un homme juste, un vieillard dont les ans ont mûri la sagesse,
éteint les passions. Achorée est son nom, Memphis l'a vu naître, Memphis qui du
haut de ses murs observe les progrès du Nil lorsqu'il inonde les campagnes, Memphis
si fier de ses dieux ! Ce sage avait vu plusieurs fois, dans le cours d'un long
sacerdoce, s'accomplir le nombre des révolutions lunaires que doit vivre le bœuf
Apis. Il fut le premier qui donna sa voix dans le conseil ; il rappela les
bienfaits de Pompée, son amitié pour le père du roi et la sainteté de leur
alliance, mais Pothin, plus habile à démêler le caractère d'un mauvais prince, et
plus instruit dans l'art de le persuader, osa proposer le meurtre de Pompée.
"Ptolémée, dit-il, la justice et le droit tiennent souvent lieu de crime, et si la
foi qu'on garde à ceux que trahit la fortune obtient des éloges, elle attire des
châtiments. Rangez-vous du parti des dieux et du sort ; honorez les heureux, et
repoussez les misérables. Il y a moins de distance entre les astres et la terre,
entre le feu et l'eau de la mer qu'entre l'utile et le juste. Toute la force des
sceptres s'anéantit dès qu'on pèse leurs droits au poids de l'équité. La pudeur et
l'honnêteté renversent les empires. L'autorité ne se soutient que par la liberté du
crime et par l'usage illimité du glaive. Le droit d'user de violence ne se conserve
qu'en s'exerçant. Que celui qui veut être juste descende du trône ! L'absolu
pouvoir ne peut jamais s'accorder avec la vertu, et qui rougit de tout violer aura
sans cesse tout à craindre. Punissez Pompée d'avoir méprisé la faiblesse de votre
âge, et d'avoir pensé que tout vaincu qu'il est, nous n'oserions lui fermer nos
ports. Si vous êtes las de régner, ce n'est pas à lui qu'il faut livrer l'héritage
de vos pères ; vous avez une sœur à qui vous le devez ; rappelez-la au trône d'où
vous l'avez bannie. Mettons l'Égypte à couvert des armes romaines ; tout ce qui
n'aura point été au vaincu sera épargné par le vainqueur. Chassé du monde entier,
perdu sans ressource, Pompée cherche avec qui tomber. Les mânes des Romains qu'il a
fait périr le poursuivent. Ce n'est pas seulement son beau-père qu'il fuit, il fuit
les regards du sénat, dont le plus grand nombre est la proie des vautours de la
Thessalie ; il craint les nations qu'il a laissées nageant ensemble dans les flots
de leur sang ; il craint cette foule de rois qu'il a entraînés dans son naufrage.
Chargé du crime de la Thessalie, rebuté partout, il se jette dans le seul pays
qu'il n'ait pas encore ruiné, et c'est ce qui le rend plus coupable envers vous.
Pourquoi, Pompée, venir souiller et rendre suspecte à César cette Égypte qui s'est
tenue en paix ? Pourquoi la choisir pour le lieu de ta chute, et y transporter les
destins de Pharsale et ton propre malheur ? Nous avons déjà un crime à expier par
ta mort : c'est de te devoir le sceptre, et d'avoir fait des vœux pour toi. Ce
glaive que le sort nous force de tirer était destin, non pas à toi, mais au vaincu.
C'est toi, Pompée, qu'il va percer ; nous aurions voulu que ce fût ton beau-père ;
nous sommes emportés par le torrent qui entraîne l'univers. Tu offres ta tête au
glaive, pouvons-nous ne pas frapper ?
Malheureux ! Quelle confiance te livre à nous ? Ne vois-tu pas un peuple sans armes
occupé à cultiver ses campagnes encore humides, aussitôt que le Nil a retiré ses
eaux ? II faut savoir mesurer ses forces, et avouer son impuissance. Êtes-vous,
Ptolémée, un assez ferme appui pour un homme dont la ruine écrase Rome elle-même ?
Irons-nous remuer les cendres de Pharsale, et attirer la guerre sur nos bords ?
Avant le combat de Thessalie, nous n'avons embrassé aucun parti, et à présent nous
suivrions des drapeaux que le monde entier abandonne ! Nous oserions défier un
vainqueur dont la puissance et la destinée se déclarent impérieusement ! Il est
honteux d'abandonner celui qui tombe dans l'infortune, mais ce n'est qu'autant
qu'on l'a suivi dans la prospérité, et personne n'attend, pour choisir ses amis,
l'instant où ils sont malheureux."
Tout le conseil applaudit au crime, et le roi, encore dans l'enfance, fut flatté de
voir que ses ministres lui déféraient l'honneur, nouveau pour lui, de décider ce
grand coup. Achillas est chargé de l'exécution. Aux lieux où la plage perfide se
prolonge en laissant le Casius, où les sables égyptiens montrent que les Syrtes y
sont unies, il monte avec ses satellites sur une barque qui les contient à peine. Ô
dieux ! C'est l'Égypte, c'est la barbare Memphis, c'est la foule énervée des
habitants de Canope qui a cette audace ? Est-ce ainsi que la fatalité des guerres
civiles accable le monde ? Que Rome succombe ? L'Égypte compte pour quelque chose
dans ces désastres ? Un glaive égyptien contribue à notre perte ? Discorde civile,
sois fidèle à tes promesses, interdis du moins le parricide aux mains étrangères ;
arme celles d'un parent. La tête de Pompée ne vaut-elle pas un crime de César ?
Quoi ! Ptolémée, tu ne crains point d'être accablé sous sa chute ? Le ciel tonne,
et toi, être impur, moitié d'homme, tu oses porter ici tes mains profanes ?
Respecte en lui non le vainqueur du monde, non celui que le Capitole a vu trois
fois traînant les rois après son char, non le vengeur de Rome et du sénat, non le
gendre de César enfin, mais ce qui doit suffire à un roi, respecte un Romain dans
Pompée. Quels fruits attends-tu de ce parricide ? Tu ne sais plus, prince cruel, ce
que tu vas devenir ; tu n'as plus aucun droit au sceptre de l'Égypte, c'est de
Pompée que tu le tiens ; sa mort te laisse sans appui.
Le héros s'apprête à descendre ; une barque s'avance au devant de lui, chargée de
ses assassins : on l'invite à y descendre.
Le héros avait refusé les voiles au vent, et la rame poussait son vaisseau vers ce
détestable rivage. Alors s'avance au-devant de lui la barque qui porte ses
assassins. Ils l'assurent en l'abordant que l'Égypte lui est ouverte, mais accusant
les bancs de sable qui rendent l'abord difficile aux vaisseaux étrangers, ils
l'invitent à descendre de son navire dans leur barque. Si les lois de la destinée
et l'irrévocable décret de sa mort ne l'eussent pas entraîné vers les bords où il
devait périr, il lui eût été facile de prévoir le complot tramé contre lui,
car s'il y avait eu de la bonne foi dans l'accueil qu'on lui faisait, si un zèle
sincère eût ouvert le palais de Ptolémée à son bienfaiteur, ce roi lui-même avec
toute sa flotte, ne fût-il pas venu le recevoir ? Mais Pompée cède à son mauvais
destin ; il descend dans la barque, il laisse ses vaisseaux, il préfère la mort à
la crainte. Cornélie allait se précipiter avec son époux sur la barque ennemie,
d'autant plus résolue à ne le pas quitter qu'elle avait un pressentiment de sa
perte. "Demeurez, lui dit-il, épouse téméraire, et vous, mon fils, je vous en
conjure ; éloignez-vous du rivage, attendez mon sort. Ce n'est qu'au péril de ma
tête que je veux éprouver la foi de cette cour."
Reproches de Cornélie. Sa prière n'est point écoutée.
Il dit, mais sourde à sa prière, Cornélie éperdue lui tendait les bras. "Où vas-tu
sans moi, cruel ? lui dit-elle. Veux-tu m'abandonner une seconde fois comme aux
jours funestes de Thessalie ? Jamais, tu le sais, nous ne nous séparons que sous de
malheureux auspices. Ah ! si tu voulais m'écarter de tous les bords où tu descends,
pourquoi venir me chercher à Lesbos ? Que ne m'y laissais-tu cachée ? Quoi ! N'est-
ce donc que sur les mers que tu me permets de t'accompagner ?"
Quoique ses plaintes ne soient pas écoutées, Cornélie n'en demeure pas moins sur le
bord du vaisseau, penchée et prête à s'élancer, et dans l'égarement où la frayeur
la jette, elle ne peut ni détourner ses yeux de la barque ni les fixer sur son
époux. La flotte de Pompée se tient à l'ancre dans l'inquiétude, et dans l'attente
du succès. Elle craignait non la violence ou la trahison de Ptolémée, mais que
Pompée ne s'abaissât jusqu'à la prière, et ne fléchit devant un sceptre que lui-
même il avait donné.
Septimius, Achillas.
Comme le héros se prépare à descendre, Septime vient le saluer ; Septime, soldat
romain, qui avait servi sous ses enseignes, et qui depuis, rougissez, dieux du ciel
! avait quitté les aigles pour les drapeaux d'un roi dont il était le satellite :
homme cruel, violent, atroce, et plus affamé de carnage que les bêtes féroces. Ô
Fortune, qui n'eût pas cru que tu avais voulu épargner le sang des peuples en
dérobant cette main meurtrière à la guerre civile, et en l'éloignant de Pharsale ?
Mais, non, tu as disposé les glaives, de sorte qu'aucun pays du monde ne manque
d'être souillé de sang, et que Rome t'offre partout des meurtriers et des victimes.
Ô honte éternelle pour les vainqueurs ! Ô souvenir dont à jamais rouissent les
dieux ! Ce fut de l'épée d'un Romain qu'un roi se servit pour ce meurtre ! Ce fut,
Pompée, sous l'un de tes glaives que Ptolémée fit tomber ta tête !
Quelle sera chez la postérité la mémoire de ce perfide ? Et comment appeler
l'attentat de Septime, si l'on donne le nom de parricide à l'action de Brutus?
Le héros tombe frappé.
Pompée touchait à sa dernière heure ; emporté dans la barque, il était tombé au
pouvoir de ses ennemis. Les assassins tirent l'épée, et le héros voyant le fer levé
sur lui, s'enveloppe le visage de sa robe ; il s'indigne d'offrir au sort sa tête
nue ; il ferme les yeux, et retient son haleine, de peur qu'il ne lui échappe en
mourant quelques plaintes ou quelques larmes qui ternissent l'éclat immortel de son
nom. Mais sitôt que le perfide Achillas lui a enfoncé l'épée dans le sein, il se
laisse tomber sous le coup sans pousser un gémissement. Plein de mépris pour le
crime, immobile, il veut que sa mort témoigne de sa grandeur et il roule ces
pensées dans son cœur : "Tout l'univers a les
yeux sur toi ; l'avenir même est attentif à ce qui se passe dans cette barque et
juge la foi de l'Égypte ; prends soin de ta gloire, Pompée. Ta longue vie s'est
écoulée dans les prospérités ; le monde ignore, à moins que ta mort ne le prouve,
si tu sais soutenir les revers. Ne conçois ni honte ni regret de périr sous les
coups d'un lâche : de quelque main que tu sois frappé, crois que c'est la main de
César. Qu'ils déchirent mon corps, qu'ils dispersent mes membres ; je suis heureux,
grands dieux ma vertu me reste, et il n'est au pouvoir d'aucun de vous de m'enlever
ce bien. Le malheur n'est attaché qu'à la vie ; le trépas va m'en délivrer.
Cornélie et mon fils Sextus sont témoins de ce meurtre. Ô ma douleur, garde-toi
d'éclater ; s'ils admirent ma mort, c'est le garant de leur amour. "
C'est ainsi que Pompée mourant maîtrise son âme, et la défend de tout ce qui peut
la troubler.
Cornélie est témoin de l'affreux spectacle : ses douleurs.
Mais Cornélie qui a moins de courage pour voir mourir son époux qu'elle n'en aurait
pour mourir elle-même, remplit l'air de ses cris douloureux.
"Ô mon époux ! dit-elle, c'est moi qui t'assassine. Le détour que tu as fait pour
venir à Lesbos a donné à César le temps de te devancer sur le Nil, car quel autre
que lui eût ordonné ce crime ? Qui que tu sois, toi que le ciel envoie pour
arracher la vie à mon époux, soit que tu serves la rage de César ou que tu
assouvisses la tienne, tu ne sais pas où ta main doit frapper pour déchirer l'âme
de Pompée. Tu te hâtes de lui donner le coup mortel ! C'est tout ce qu'un vaincu
demande. Que ma mort précède la sienne, et qu'il en soit témoin. Voilà son vrai
supplice. Si la guerre est son crime, je n'en suis pas exempte. Je suis la seule
Romaine qu'on ait vue suivre son époux et sur les mers et dans les camps : aucun de
ses dangers ne m'a intimidée ; j'ai fait ce que les rois n'ont osé faire, j'ai
tendu les bras au proscrit. Est-ce donc ainsi que ta femme, ô Pompée, a mérité
d'être laissée sur un vaisseau, loin des dangers que tu courais ? Homme injuste, tu
m'as fait l'outrage de ménager ma vie en exposant la tienne. Je trouverai la mort
sans qu'un roi me l'envoie. Laissez-moi, matelots, me jeter dans les flots ou me
servir de l'un de ces cordages. Pompée n'a-t-il pas un ami
qui daigne me plonger son épée dans le sein ? Ce qu'un tel service aura de cruel
sera imputé à César. Mais quoi ! Vous m'empêchez de finir mes déplorables jours ? Ô
mon époux, tu respires encore, et Cornélie n'est déjà plus libre ! On me défend de
me donner la mort, on me garde pour le vainqueur !"
Le vaisseau s'éloigne emportant Cornélie.
À peine a-t-elle achevé ces mots, qu'elle tombe dans les bras des siens, et le
vaisseau plein d'épouvante gagne la haute mer.
La tête de son époux est mise au bout d'une lance et présentée à Ptolémée. Pompée
en expirant avait conservé sur son visage vénérable l'empreinte de la majesté. On
n'y voyait que de l'indignation contre les dieux, l'effort même de l'agonie n'avait
point altéré ses traits. C'est le témoignage de ceux qui virent sa tête séparée du
tronc. Septime ajoutant le sacrilège au parricide, avait arraché le voile qui
couvrait la face auguste du héros expirant. Il saisit cette tête palpitante, la
tranche et la place toute livide sur les bancs des rameurs. Les nerfs, les veines,
les vertèbres noueuses se brisent sous ses coups ; il n'avait pas l'art de faire
voler une tête d'un seul coup. Dès que la tête tombe séparée du tronc, les soldats
égyptiens s'en disputent la possession. Romain dégénéré, ministre subalterne du
crime, cette tête sacrée que tranche ton glaive impie, un autre que toi la portera.
Ô honte ! Ô destinée ! pour te reconnaître, Pompée, le sacrilège enfant presse
cette chevelure auguste, objet du respect des rois, ornement d'un front généreux.
Tandis que la face vit encore, que des sanglots crispent convulsivement sa bouche,
que son regard devient fixe, on porte sur une lance égyptienne cette tête qui
commandait la guerre, agitait les lois, le champ de Mars, le forum. Ô fortune
romaine ! C'est sous ses traits que tu aimais à te voir toi-même. C'est peu de
chose pour le tyran : il veut perpétuer la mémoire du crime. À l'aide d'un art
impie, on enlève le sang desséché autour de la tête, on vide la cervelle, on sèche
la peau, et quand toute l'humeur souillée est épuisée, on verse le suc qui conserve
et raffermit la face.
Funérailles de Pompée.
Dernier rejeton de la race de Lagus, prince indigne du jour que tu vas perdre et du
sceptre qui va passer aux mains de ton impudique sœur, quoi ! tandis qu'Alexandre a
sur le Nil un vaste et superbe tombeau, que des pyramides immenses couvrent les
cendres des Ptolémées, et d'une foule de rois qui ont été la honte du trône, le
corps de Pompée est le jouet des flots, et poussé d'écueil en écueil, se brise
contre le rivage ! T'en eût-il coûté tant de soins de le conserver tout entier, ne
fût-ce que pour l'offrir aux yeux de son beau-père ? Voilà donc ce que réservait à
Pompée cette Fortune qui élevait si haut ses destins, et de quel coup elle devait
le frapper au comble des grandeurs humaines ! La cruelle assemble en un seul jour
tous les maux dont elle l'a exempté durant le cours d'une longue vie. Il n'est plus
ce héros qui ne connut
jamais le mélange des succès et des revers. Heureux, aucun dieu ne le troubla ;
malheureux, aucun ne lui fit grâce. Leur main suspendue sur lui ne l'a frappé
qu'une fois ; le voilà jeté sur le sable, brisé par les écueils, et le misérable
jouet des eaux qui se mêlent avec son sang. Son corps est si défiguré, que la seule
marque à laquelle il soit reconnaissable est d'être séparé de sa tête. Le sort
voulut bien cependant lui accorder en secret une humble sépulture, soit pour qu'il
n'en fût pas absolument privé, soit pour qu'il n'en obtînt pas une plus honorable.
Cordus.
De sa retraite, Cordus accourt tremblant vers la mer. Questeur, il avait quitté le
rivage de Chypre, misérable compagnon de la fuite de Pompée. Il ose s'avancer à
travers les ombres ; la pitié refoule la crainte dans son cœur, il va chercher le
cadavre au milieu des flots, et attire à la rive les restes de Pompée.
La lune répandait à peine à travers les nuages une triste et faible clarté ; mais à
la lueur de ses rayons, le cadavre flottant sur les eaux blanchissantes frappe les
yeux du vieillard ; il le serre étroitement entre ses bras, et le dispute à la mer
qui l'entraîne. Mais trop faible pour l'enlever, il attend que la vague le pousse,
et secondé par elle, il l'amène au bord ; lorsqu'il le voit étendu sur le sable, il
se jette lui-même sur le sein de Pompée, arrose de larmes toutes ses blessures, et
se plaint au ciel en ces mots : "Ô Fortune ! ce Pompée, qui te fut si cher, ne te
demande point l'encens et les parfums que Rome brûlerait sur son bûcher ; il ne
demande point que sa pompe funèbre rappelle ses anciens triomphes, que des chants
lugubres retentissent à son passage, que les citoyens, avec un saint respect, le
portent comme leur père, et qu'une armée en deuil, et la lance baissée, environne
son cercueil. Accorde seulement à ce héros la sépulture d'un homme du peuple, et un
bûcher simple, où son corps mutilé se consume sans parfum. Donne à l'infortuné un
peu de bois et un pauvre homme pour l'allumer. C'est bien assez, grands dieux ! de
le priver des larmes de Cornélie. Si elle était ici je la verrais étendue sur le
sable, et les cheveux épars, auprès du corps de son époux qu'elle presserait dans
ses bras, mais quoiqu'elle ne soit pas encore bien éloignée, elle ne peut se
joindre à moi pour lui rendre les derniers devoirs." Comme il parlait ainsi, il
découvrit de loin le bûcher d'un jeune homme, qui, négligé par ses amis, brûlait
sans qu'aucun d'eux veillât auprès de lui. Il en va dérober la flamme, et dérobant
au cadavre quelques bois à demi brûlés : "Qui que tu sois, dit-il, ombre délaissée
et sans doute peu chère aux tiens, mais moins malheureuse que celle de Pompée,
pardonne à une main étrangère de violer ton bûcher. S'il reste encore quelque
sentiment au-delà de la vie, cède toi-même ta place, et loin de te plaindre qu'on
te dérobe une partie de ce bûcher, tu aurais honte d'en jouir, tandis que les mânes
errants de Pompée en seraient privés."
Discours du généreux romain.
Il dit, remplit sa robe de cendre ardente, et revient auprès du cadavre, qui
presque emporté par les flots, pendait sur le bord. Il écarte la surface du sable,
ramasse les débris épars d'une barque brisée, et les dépose sur cet étroit espace.
La noble dépouille n'est pas couverte de branches de chêne, ses membres ne
s'élèvent pas sur un amas de bois ; le feu est allumé autour de son corps, et non
pas dessous. Cordus se prosterne : "Ô grand homme, dit-il, ô toi qui fis la gloire
du nom Romain, s'il est plus triste pour toi d'être réduit à ces indignes
funérailles que d'être le jouet des flots, puisse ton ombre détourner les yeux des
devoirs que je te vais rendre. L'iniquité du sort autorise les soins que je prends
pour empêcher que tu ne sois en proie aux animaux dévorants du ciel, de l'onde et
de la terre ou exposé aux outrages de la haine de César. Contente-toi, s'il est
possible, de cet indigne bûcher ; une main romaine te l'élève. Si le ciel me permet
jamais de retourner dans l'Italie, tes cendres sacrées ne resteront point dans ce
profane lieu. Cornélie les recevra de ma main, et les déposera dans une urne. En
attendant, laissons sur ce rivage quelque marque qui enseigne le lieu de ta
sépulture, et si quelqu'un veut apaiser tes mânes et les honorer dignement, qu'il
sache où retrouver tes cendres, de ce tronc mutilé qu'il sache où rapporter la
tête." Ainsi parlait le vieillard ; et de son souffle, il excitait la flamme et le
corps du héros se consumait lentement dans le feu qu'alimente sa substance.
Apostrophe du poète à Cordus : il le rassure contre le châtiment qu'il redoute. Dès
que le jour commence à luire, dès que les astres pâlissent, Cordus, tremblant
d'être surpris, s'éloigne et va se cacher. Malheureux, quel châtiment crains-tu ?
Ce crime fera éternellement répéter ton nom par l'infatigable renommée ! César,
l'impie César, te rendra grâce pour la sépulture rendue à son gendre. Va donc sans
peur, avoue ces funérailles et réclame la tête ; mais sa piété ne lui permet pas de
laisser les funérailles imparfaites. Il revient, retire des flammes le corps à demi
consumé, et l'ensevelit sous le sable. De peur que le vent n'en disperse les
cendres, il les couvre d'une pierre ; et pour qu'un matelot ne l'ébranle pas en y
attachant son câble, sur un pieu à demi brûlé, il grave ces mots : Ici repose le
grand Pompée.
L'exiguïté du tombeau de Pompée ne nuira point à sa mémoire.
Ô Fortune ! Voilà ce que tu veux qu'on appelle le tombeau de Pompée, asile
misérable où César aime mieux le voir que privé de sépulture. Main téméraire,
pourquoi ce tombeau, pourquoi cette prison aux mânes errants de Pompée ? La terre
entière est leur asile, jusqu'aux lieux où les rives du monde pendent sur l'Océan.
Le nom romain, l'empire entier, telle est la mesure du tombeau de Pompée. Enfouis
cette pierre, témoignage accusateur du crime des dieux. L'Oeta tout entier est le
tombeau d'Hercule, Bacchus a toutes les hauteurs de
Nysa, et Pompée n'a dans l'Égypte qu'une pierre ? Il peut occuper tous les domaines
de Ptolémée. Ah ! Que du moins aucune marque n'indique sa sépulture ! Alors toute
l'Égypte lui sera consacrée ; et incertains du lieu où il repose, les peuples ne
fouleront qu'avec respect la terre qui peut le couvrir. Si tu veux, Cordus, graver
un nom si sacré sur la pierre, ajoutes-y tous ses hauts faits. Joins-y la récolte
du cruel Lépide, les guerres alpestres, Sertorius vaincu après le rappel du consul,
le char de triomphe où il monta simple chevalier, le commerce du monde assuré, les
Ciliciens chassés de la mer ; joins-y les barbares vaincus, ainsi que tant de
nations nomades et tous les royaumes de l'Orient et du Nord. Dis que toujours au
retour de la guerre il reprit la toge du citoyen, que satisfait de trois triomphes,
il fit hommage à la patrie de ses mille trophées. Quel tombeau contiendra tant de
hauts faits ? Un misérable bûcher, c'est tout ce qu'obtient Pompée, sans titres,
sans la liste de ses aïeux. Ce nom que Rome lisait au fronton de tous ses temples
et sur les arcs décorés des dépouilles des nations, ce nom est à peine gravé plus
haut que le sable, sur une pierre que l'étranger ne peut lire sans se baisser, et
que le Romain passerait inaperçue s'il n'était prévenu. Égypte ! Terre souillée par
nos guerres civiles, que la prêtresse de Cumes était bien inspirée quand elle
défendait au soldat romain de toucher à la rive du Nil, à ses bords gonflés par
l'été. Terre cruelle, quel malheur te voue pour un pareil crime ? Que le Nil fasse
retourner ses eaux aux lieux qui le voient naître, que tes campagnes stériles
appellent en vain les pluies d'hiver, qu'elles se changent en poussière plus
impalpable que celle de l'Éthiopie ! Tandis que Rome reçoit dans ses temples ton
Isis et les chiens demi-dieux, et ton sistre lui commande le deuil, et cet Osiris
dont les pleurs trahissent la nature mortelle, tu laisses les mânes de Pompée dans
la poussière. Mais toi, Rome, qui as consacré des temples à ton tyran, tu n'as pas
encore daigné faire apporter dans tes murs les restes de ton défenseur ! Son ombre
est encore exilée ? Tu as pu craindre autrefois d'irriter son vainqueur, mais
aujourd'hui qui peut t'empêcher de remplir un devoir si juste ? Et si la mer n'a
point submergé le tombeau de Pompée, qui craindra de profaner ses cendres, qui ne
prendra soin de les recueillir dans une urne digne de lui ? Que Rome commande ce
crime et m'ordonne de les recueillir dans mon sein ! Heureux, s'il m'était donné
d'aller les arracher à la terre pour les rendre à l'Italie et profaner la sépulture
du héros ! Un jour peut-être, Rome demandant aux dieux la fin d'une disette, d'un
vent meurtrier, d'un incendie sans mesure, d'un tremblement de terre, par le
conseil des dieux, Pompée, tu reviendras dans Rome, ta conquête, et le grand prêtre
portera ta cendre.
Et quel voyageur se rendant à Syène, brûlée par le Cancer, visitera la stérile
Thèbes, sous la pléiade pluvieuse ? Quel marchand traversant les eaux profondes et
dormantes de la mer Rouge, abordera aux ports des Arabes, sans
visiter aussi la pierre vénérable de ton tombeau et ton auguste cendre, ô Pompée,
confondue peut-être avec le sable du désert, sans apaiser tes mânes dont la majesté
égale celle de Jupiter Casien ? L'indignité de ce tombeau ne nuira point à ta
mémoire. Tes cendres placées dans nos temples et enfermées dans un vase d'or,
imprimeraient moins de respect. Cette pierre, battue par la mer de Libye, a quelque
chose de plus auguste, de plus imposant que des autels. Souvent, tel qui refuse son
encens aux dieux du Capitole, adore le monceau de terre où sont cachés les débris
de la foudre.
L'Égypte redira, au sujet de sa sépulture, les merveilles que la Crète raconte du
tombeau de Jupiter.
Ce sera même dans l'avenir un avantage pour toi, Pompée, de n'avoir pas eu pour
tombeau un marbre superbe et durable. Dans peu, cet amas de poussière sera
dissipé ; dans peu, la pierre où ton nom est gravé, sera ensevelie, il ne restera
plus aucun vestige de ta mort, et ce que l'Égypte racontera de ta sépulture
paraîtra peut-être aussi fabuleux que ce que la Crète raconte de celle de Jupiter.
LIVRE VIII
(01) Pompée excite son coursier. - Florus, liv. IV, "Heureux encore Pompée dans son
malheur, s'il eût subi le sort de son armée ! Mais il survécut à sa puissance, et
ce fut pour fuir honteusement à travers les vallées de la Thessalie, pour aborder à
Lesbos sur une simple barque, pour être jeté à Syhèdre, rocher désert de la
Cilicie, délibérer s'il chercherait un asile chez les Parthes, en Afrique ou en
Égypte, et aller périr enfin, aux yeux mêmes de sa femme et de ses enfants, sur le
rivage de Péluse, par l'ordre du plus misérable des rois, par le conseil de vils
eunuques, et, pour comble d'infortune, par le fer de Septimius, déserteur de son
armée." (Tract. de Ragon.)
(02) Le bruit des vents... l'épousante. - Virgile, Enéide, liv. II, v. 728 :
Nunc ormes terrent aurae, sonos excitât omnis
Suspensum .....................
Horace liv. I, Od. XXIII, v. 3 :
Non sine vano
Aura.rum et siivae metu, etc.
(03) Alors le peuple de Mytilène. Mytilène est la capitale de Lesbos. Cette cité
fut une des plus peuplées et des plus puissantes des îles de la Grèce. Les lettres
y furent en honneur dès les premiers temps historiques. Il s'y donnait tous les ans
des combats où les poètes se disputaient le prix de la poésie. Elle est la patrie
de Pittacus, d'Alcée, de Sapho, de Théophraste. Épicure et Aristote y enseignèrent
la philosophie. Entre autres magnifiques édifices, Mytilène avait un théâtre si
beau, que Pompée en fit prendre le modèle pour en construire un semblable à Rome.
On retrouve aujourd'hui encore à Castro, qui s'est élevée
sur les ruines de Mytilène, les restes de monuments magnifiques qui attestent
l'antique splendeur de la ville de Mytilène.
(04) Rappelez-vous, Pompée . - Ce conseil, que le poète place ici dans la bouche de
Lentulus, l'histoire l'attribue à Théophanès de Lesbos.
Lucain : la Pharsale : livre IX (traduction)
LIVRE IX
Apothéose de Pompée. - Caton devient l'appui de la patrie chancelante ; il ranime
les courages, se rend à Corcyre, recueille les débris de Pharsale et passe en
Afrique. -Plaintes amères de Cornélie en s'éloignant du rivage de l'Égypte, où ses
yeux ont vu brûler la dépouille de son infortuné époux. Son discours au fils de
Pompée. - Son affliction, son désespoir. - Elle et Sextus rejoignent Caton. -
Cnéius, le fils aîné de Pompée, a reconnu du rivage les compagnons de son père. -
Son frère est avec eux. - Il demande où est son père. - Sextus lui raconte le
sanglant sacrifice. - Fureurs de Cnéius contre les assassins du héros. - Il veut
venger sur-le-champ sa mort. - Honneurs funèbres rendus dans le camp à la mémoire
du héros. - Hommage de Caton. - Cependant la discorde frémit dans le camp ;
Tarchondimotus donne le signal de la désertion. -Reproches amers de Caton. -
Discours du chef des Ciliciens qui veut se justifier. - Les Romains eux-mêmes sont
entraînés dans la révolte. Harangue de Caton qui les ramène au devoir. - Politique
de Caton pour tenir occupés les soldats. - Il décide d'aller aux confins du pays
des Maures, dans les États de Juba. - Description des Syrtes. - Il tente le trajet
par mer. - Une tempête le force d'y renoncer. - Il résout de faire le tour des
Syrtes à travers les sables de la Libye. - Discours qu'il adresse à ses soldats
avant de se mettre en marche. Description de l'Afrique, et en particulier de la
Libye. - Hordes sauvages. - Le Nasamon, le Garamante. - Tempête élevée sur le
sable. -L'armée est près de s'ensevelir sous des monceaux de poussière. - Une
étouffante chaleur succède : un soldat découvre un imperceptible filet d'eau; il
recueille quelques gouttes qu'il vient offrir à Caton. -Reproches sévères du héros.
- On arrive au temple d'Ammon : description du site ; notions astronomiques ou
sphériques. - Discours de Labienus à Caton pour l'engager à consulter le dieu. -
Réponse de Caton. - Fermeté, constance du héros. - Caton est le dieu digne des
autels de Rome. - Caton, pour donner l'exemple à ses soldats, s'abreuve à une
source peut-être empoisonnée. - Pourquoi la Libye est-elle peuplée de serpents ?
Fable de Méduse. Persée vainqueur de la Gorgone. - Son retour, ou plutôt son vol au
travers de la Libye. - Cette contrée arrosée du sang que distille la tête de
Méduse. -- De là le germe, l'origine des reptiles. Dénombrement et caractère de
chacun. - Mort du jeune Aulus ; ses fureurs. - Sabellus succombe à son tour, mordu
par un seps. - Symptômes de son mal. -Autres victimes : Nasidius périt de
l'atteinte du prester ; Tullus, de celle de l'hémorrhoïs : éloge du jeune guerrier.
Lévus meurt, à son tour, mordu par l'aspic. - Le jaculus. Murrus perce un basilic
du fer de sa lance. - Il est forcé aussitôt de se couper le bras. - Plaintes des
guerriers ; leurs regrets, leurs vœux. - Fermeté d'âme de Caton. - Histoire des
Psylles : la nature les a rendus invulnérables. - Services qu'ils rendent aux
Romains. -Enfin le désert est franchi : arrivée à Leptis - César, après la bataille
de Pharsale, était passé en Phrygie : il visite les ruines de Troie. - Le poète
promet à César l'immortalité. -Prière de César aux dieux de ses pères. - Il regagne
sa flotte et fait voile pour l'Égypte. -On lui présente la tête de Pompée. - Sa
feinte indignation en recevant ce présent. - Nul ne croit à ses regrets.
Apothéose de Pompée.
Les mânes de Pompée ne restèrent point ensevelis dans la poussière de l'Égypte. Un
peu de cendre ne saurait retenir une si grande ombre. Ils se détachent de son corps
à demi consumé, fuient l'indigne bûcher et s'élancent vers les régions éthérées.
C'est entre le ciel étoilé et l'air ténébreux qui enveloppe la terre qu'habitent
les demi-dieux. Cette incorruptible vertu qui, dans le cours de leur vie mortelle a
conservé leur âme innocente, l'élève au ciel dans les sphères éternelles. Ce n'est
point l'encens qui parfume les morts ni l'urne d'or qui enferme leur cendre qui les
fait arriver dans ce lieu fortuné. Dès que Pompée y est parvenu, qu'il s'est
pénétré de la vraie lumière et qu'il a contemplé tous ces globes étincelants, dont
les uns roulent sur nos têtes, et les autres sont fixés aux deux pôles des cieux,
il regarde le jour d'ici-bas comme une lueur qui se perd au sein d'une profonde
nuit et sourit de l'outrage fait à sa dépouille. De là, il plane sur les champs de
la Thessalie, sur les drapeaux sanglants de César et sur les mers où sont encore
répandues toutes ses flottes. Ce génie vengeur du crime se repose au sein du
vertueux Brutus et va se fixer dans l'âme de l'inflexible Caton.
Caton devient l'appui de la patrie chancelante ; il ranime les courages, se rend à
Corcyre, recueille les débris de Pharsale et passe en Afrique.
Tandis que le sort de la guerre était en suspens et qu'on pouvait douter quel
maître la victoire allait donner au monde, Caton avait haï Pompée, quoiqu'il eût
suivi ses drapeaux sous les auspices de la patrie et à l'exemple du sénat, mais
depuis le malheur de Pharsale, toute l'âme de Caton s'était livrée au vaincu. Il
embrassa la patrie désolée et sans appui, il réchauffa les cœurs des peuples, que
la frayeur avait glacés. Il remit l'épée dans les mains tremblantes qui l'avaient
laissé tomber et soutint la guerre civile, sans désir de régner, sans crainte de
servir. Caton ne fit rien, sous les armes, pour sa propre cause, et depuis la mort
de Pompée son parti fut uniquement le parti de la liberté. Les forces en étaient
dispersées et la rapidité du vainqueur pouvait les enlever. Caton se hâte de les
recueillir. Il se rend à Corcyre, et sur mille vaisseaux, il emporte avec lui les
débris de Pharsale. Sur cette flotte immense dont la mer, trop étroite, est
couverte, qui croirait voir une armée en fuite ? Il se dirige vers la dorienne
Malée, vers Ténare, qui communique au séjour des morts. De là, il aborde à Cythère,
et Borée qui enfle ses voiles lui fait raser l'île de Crète dont le rivage paraît
s'enfuir. Phycunte ose lui fermer son port. Il l'assiège et lui inflige le
châtiment du pillage. Bientôt, à la faveur d'un vent paisible, quittant la haute
mer, il gagne la côte de Palinure (car l'Ausonie n'est pas la seule où ce pilote
des Troyens ait laissé son nom, la Libye a des témoignages qu'il se plaisait dans
ses tranquilles ports). Là, des vaisseaux qu'on découvre de loin et qui voguent à
pleines voiles, tiennent les esprits dans le doute : apportent-ils des ennemis ou
des compagnons d'infortune ? L'activité du vainqueur fait tout craindre, dans
chaque navire on tremble de voir César, mais ceux-ci ne sont pleins que de deuil,
de gémissements et de maux capables d'arracher des larmes, même à l'inflexible
Caton.
Plaintes amères de Cornélie en s'éloignant du rivage de l'Égypte, où ses yeux ont
vu brûler la dépouille de son infortuné époux. Son discours au fils de Pompée.
Cornélie ayant engagé inutilement Sextus et sa flotte à retarder leur fuite pour
voir si le corps de Pompée poussé vers le rivage de l'Égypte ne serait pas ramené
par les flots, et la flamme d'un bûcher lui annonçant de loin une humble
sépulture : "Ô ciel ! dit-elle, je n'étais donc pas digne d'allumer le bûcher de
mon époux, de tomber moi-même sur son corps glacé, de le serrer entre mes bras,
d'arroser ses plaies de mes larmes, de le placer au-dessus des flammes, d'y brûler
mes cheveux arrachés de ma main et de recueillir dans les plis de ma robe ses
cendres brûlantes encore pour distribuer dans nos temples tout ce
qui resterait de lui. Son corps brûle, dénué de tous les honneurs funèbres. C'est
peut-être un Égyptien qui rend à ses mânes ce devoir odieux ! Ombre de Crassus !
Réjouis-toi d'être privée de la sépulture ! Celle qu'on accorde à Pompée est un
nouveau trait de la haine des dieux. Quoi ! Mon malheur est donc partout le même ?
Jamais il ne me sera permis d'ensevelir mes époux et jamais je ne pleurerai sur une
urne pleine de leurs cendres ! Que dis-tu, Cornélie ? Te faut-il un tombeau pour
entretenir ta douleur ? Ton cœur n'est-il pas tout rempli de Pompée ? Son image
n'est-elle pas gravée au fond de ton âme ? Ah ! Que celle qui veut survivre à son
époux cherche des cendres qui la consolent. Cependant cette faible lueur que
j'aperçois de loin, Pompée, c'est la flamme de ton bûcher, c'est quelque chose de
toi encore ! Hélas ! Ce feu se dérobe à moi, la fumée qui emporte Pompée s'évanouit
dans l'air aux rayons du soleil naissant. Les vents contraires à mes vœux enflent
la voile qui m'éloigne. Les lieux témoins de ses victoires, le Capitole même, où il
a triomphé, me seraient moins chers que ces bords. Pompée heureux est oublié de
moi, je le veux tel que le Nil le possède. Je ne me plaindrai point de rester sur
une terre coupable. Le crime a consacré ces lieux. Sextus, c'est à toi de tenter le
sort des combats. Porte par tout l'univers les étendards de ton père. Écoute ce
qu'il m'a chargée de dire à ses enfants : "Dès que mon heure sera venue et que
j'aurai fermé les yeux, mes fils, prenez tous deux en mains les flambeaux de la
guerre civile ; et tant qu'il restera sur la terre quelque rejeton de ma race,
qu'il ne soit pas permis aux Césars de régner. Soulevez au bruit de mon nom tout ce
qu'il peut y avoir au monde de rois indépendants et de cités libres. Voilà le parti
que je vous laisse, les armes que je vous remets. Quiconque portera sur les mers le
nom de Pompée, y trouvera des flottes. Il n'est aucun peuple qui ne consente à
suivre mon héritier dans les combats. Conservez seulement une âme indomptable et
n'oubliez jamais quel père vous vengez. Il n'y a sous le ciel qu'un seul homme à
qui vous puissiez obéir s'il prend la défense de la liberté : c'est Caton."
Son affliction, son désespoir.
" C'en est fait, Pompée, j'ai acquitté ma foi, j'ai accompli ta volonté dernière.
Ton piège a réussi. Je n'ai pas voulu emporter au tombeau tes paroles. Je suis
libre enfin de te suivre à travers l'éternelle nuit et aux Enfers, s'il y a des
Enfers. J'ignore combien durera cette mort lente, mais si mon âme tarde à rompre
ses liens, si elle a pu te voir expirer sans voler après toi, elle en sera
cruellement punie. Consumée par la tristesse, étouffée par les sanglots, c'est avec
mes larmes qu'il faut qu'elle s'écoule. Je n'aurai recours ni au fer, ni au lien
fatal, ni au précipice. Il serait honteux pour moi de ne pouvoir mourir de ma seule
douleur." En parlant ainsi, elle s'enveloppe la tête de lugubres voiles, et se
dévouant aux ténèbres, elle se jette au fond du vaisseau. Là, elle embrasse
étroitement la peine qui la dévore, s'abreuve et jouit de ses larmes, et sa chère
douleur lui tient lieu d'époux. Ni le mugissement des flots, ni le bruit des vents
à travers les cordages, ni le cri d'effroi qui s'élève dans le vaisseau prêt à
périr, rien ne l'émeut. Elle attend la mort, déjà étendue comme dans un cercueil,
et au milieu de la tempête, elle fait pour elle-même des vœux contraires aux vœux
des matelots.
Elle et Sextus rejoignent Caton.
Ce fut d'abord au rivage de Chypre, que la poussa la mer écumante. Mais bientôt
s'élève du côté de l'aurore un vent plus doux, qui la conduit aux bords de la
Libye, vers le camp même de Caton.
Cnéius, le fils aîné de Pompée, a reconnu du rivage les compagnons de son père. -
Son frère est avec eux. - Il demande où est son père. - Sextus lui raconte le
sanglant sacrifice. L'aîné des enfants de Pompée, plongé dans une tristesse morne,
l'esprit frappé du noir pressentiment qui annonce les grands malheurs, reconnaît du
haut du rivage les
compagnons de son père, et voyant son frère avec eux, il s'élance sur leur vaisseau
: "Sextus, lui dit-il, où est mon père ? L'appui de Rome, le chef des nations est-
il vivant ? Ou Rome, en le perdant, a-t-elle tout perdu ?" Son frère lui répond :
"Que vous êtes heureux d'avoir abordé loin de l'Egypte, et de n'avoir que la
douleur d'entendre le crime dont mes yeux ont été témoins ! Pompée est mort, et ce
n'est ni par le glaive de César ni par une main digne de ce grand parricide.
L'infâme roi du Nil en est l'auteur. Pompée s'était livré à lui sous la garde des
dieux garants de l'hospitalité et sous la foi de ses bienfaits prodigués à cette
indigne race. Il est mort victime d'un roi qu'il avait couronné, j'ai vu de lâches
meurtriers déchirer le sein de mon père, et ne pouvant me persuader que le tyran de
l'Égypte eût pris sur lui cet attentat, je croyais que César nous y avait devancés.
Mais j'ai été moins saisi d'horreur de voir assassiner ce vieillard auguste, que de
voir sa tête portée en triomphe au palais du tyran. Sans doute il attend le
vainqueur pour la lui offrir, et il la garde pour attester son crime. À l'égard du
corps du héros, nous ignorons s'il est en proie aux oiseaux du ciel et aux chiens
voraces de l'Égypte ou une flamme furtive, que nous avons aperçue, l'a-til consumé.
Quelque injure que ce corps ait reçue, je pardonne ce crime aux dieux, je les
accuse pour ce qu'ils ont conservé."
Fureurs de Cnéius contre les assassins du héros. - Il veut venger sur-le-champ sa
mort. Cnéius, à ce récit, ne répandit point sa douleur en gémissements et en
larmes, mais sa piété se changeant en fureur :
"Éloignez les vaisseaux du rivage, lancez-les sur les mers ! Que la flotte, à force
de rames, lutte et vogue contre les vents ! Chefs, suivez-moi. La guerre n'eut
jamais une plus digne cause. Allons ensevelir les cendres de ce héros ; allons
rassasier Pompée du sang d'un vil meurtrier. Quoi ! Je ne démolirai point les
temples, les palais, les tombeaux de l'Égypte ? Je ne plongerai pas le cadavre
d'Alexandre dans le lac qui baigne ses murs ? Je ne ferai pas traîner dans le Nil
les membres d'Amasis et de ses successeurs, arrachés du fond de leurs pyramides ?
Oui, mon père, je vengerai sur eux tes mânes privés de la sépulture. Je renverserai
les statues de leur Isis, je déchirerai le voile de lin de leur Osiris, c'est sur
leurs débris enflammés que je ferai brûler la tête de Pompée, et le bœuf Apis, tout
sacré qu'il est, sera immolé sur son tombeau. Pour punir cette odieuse terre, je
dévasterai ses campagnes. Le Nil aura beau s'y répandre, nul ne cultivera ses dons.
Ô mon père, tu posséderas seul l'Égypte, après en avoir vu chasser les hommes et
les dieux." Il dit, et veut que la flotte s'élance sur le sein des mers irritées.
Mais Caton, témoin de sa fureur, en la louant, sut l'apaiser.
Honneurs funèbres rendus dans le camp à la mémoire du héros.
Cependant le bruit de la mort de Pompée s'étant répandu dans le camp, tout le
rivage retentit de gémissements et de plaintes. La terre n'avait jamais vu
d'exemple d'un si grand deuil, jamais tant de peuples ensemble n'avaient pleuré la
mort d'un seul homme. Mais lorsqu'on vit Cornélie, les yeux épuisés de larmes, le
visage couvert de ses cheveux épars, sortir du fond du vaisseau, alors les cris et
les sanglots redoublèrent. Dès qu'elle est descendue sur une terre amie, elle
ramasse les vêtements et les riches dépouilles de Pompée. Ses armes, ses robes de
pourpre, cette parure triomphale que le Capitole avait vue trois fois, elle les
fait briller sur un bûcher funèbre. Malheureuse ! Voilà les cendres qui lui restent
de son époux. Sa piété servit d'exemple à celle de toute l'armée, et le rivage fut
bientôt couvert de bûchers, consacrés aux mânes de ceux qui avaient péri dans la
Thessalie. Tel quand le laboureur apulien s'apprête à répandre la semence dans ses
champs que les troupeaux ont dépouillés, et à renouveler les herbes d'hiver, il
réchauffe la terre avec le feu, et le Garganus, et le Vultur, et les pâturages du
Matinum brillent des mêmes feux.
Réponse de Caton.
Mais les regrets de cette multitude, et les reproches qu'elle faisait aux dieux
touchèrent moins vivement l'ombre de Pompée que les paroles de Caton, courtes
paroles, mais qui partaient d'un cœur plein de la vérité :
« Un citoyen est mort, dit-il, qui, sans approcher de l'austère équité de nos
pères, était cependant un exemple utile dans un temps où les droits les plus saints
sont méconnus. Puissant, il respecta la liberté. Le peuple eût consenti à l'avoir
pour maître, et il vécut en homme privé. Il gouvernait le sénat, mais le sénat
régnait. Il ne s'attribua rien par le droit de la guerre. Ce qu'il voulait qu'on
lui accordât, il voulait qu'on fût libre de le lui refuser. Il posséda d'excessives
richesses, mais il en donna plus à l'État qu'il n'en réserva pour lui. Prompt à
saisir le glaive, il savait le quitter. Il a préféré les armes à la toge, mais dans
les camps même il a chéri la paix. Chef des armées, il aimait le pouvoir suprême,
il aimait à le déposer. Sa maison fut chaste, fermée au luxe, incorruptible à la
prospérité. Son nom fut illustre et révéré chez les nations, glorieux pour Rome.
Sous Marius et Sylla, la liberté réelle avait péri. Avec Pompée, l'ombre même
s'évanouit. On n'aura plus honte de régner : plus de vestiges de République, plus
d'apparence de Sénat. Heureux, toi qui trouvas la mort après ta défaite, à qui le
crime de Pharos offrit le glaive qu'il t'eût fallu chercher. Tu aurais pu peut-être
vivre sujet de César. Savoir mourir est le premier bien d'un homme de cœur, le
second, d'y être forcé. Ô Fortune ! S'il faut que Rome subisse le joug d'un tyran,
fais pour moi de Juba un nouveau Ptolémée ! Qu'il me garde pour César, j'y consens,
pourvu qu'il commence par me trancher la tète !"
L'ombre généreuse de Pompée entendit ces paroles, et ce fut pour lui un plus grand
honneur que si la tribune romaine eût retenti de ses louanges.
Cependant la discorde frémit dans le camp ; Tarcondimotus donne le signal de la
désertion - Reproches amers de Caton.
Cependant la discorde s'élève dans le camp. Le soldat, découragé par la mort de
Pompée, demande à quitter les armes, et Tarcondimotus donne le signal de la
désertion. Caton qui le vit prêt à s'échapper avec sa flotte, accourut au rivage et
le flétrit par ces reproches : "Cilicien, qui jamais n'as renoncé au brigandage,
vas-tu de nouveau infester les mers ? Pompée n'est plus, tu redeviens pirate." En
disant ces mots, il regardait tous ces séditieux en tumulte.
Discours du chef des Ciliciens qui veut se justifier.
L'un d'eux alors, sans dissimuler la résolution de s'enfuir : "Pardonne, Caton, lui
dit-il, c'est pour Pompée que nous avons pris les armes, et non pour la guerre
civile. Celui que l'univers préférait à la paix ne vit plus ; sa cause devient
étrangère pour nous. Permets-nous d'aller revoir nos dieux domestiques, notre foyer
désert, nos chers enfants. Quel sera le terme de cette guerre, si Pharsale, si la
mort même de Pompée n'en est pas la fin ? Le temps de vivre est passé pour nous ;
laisse-nous chercher une mort tranquille et assurer à notre vieillesse un tombeau.
À peine la guerre civile promet-elle la sépulture à ses chefs. Les vaincus sont-ils
condamnés à subir le joug d'un barbare ? Est-ce au pouvoir du Scythe ou de
l'Arménien que la Fortune nous fait tomber ? Non : c'est au pouvoir d'un simple
citoyen. Celui qui, du vivant de Pompée, fut le second, est aujourd'hui le premier
pour nous. Fidèles à la mémoire de Pompée, nous lui rendons cet honneur insigne de
souffrir après lui le maître que le sort nous donne, mais de n'avoir plus de chef
de notre choix. Ô Pompée ! tu seras le seul que nous aurons suivi dans les
combats ! Après toi, c'est au destin que nous nous laisserons conduire. Tout est
soumis, tout est livré à la fortune de César. Sa victoire a dissipé nos forces. Les
malheureux n'ont point d'amis, tous les cœurs leur sont fermés. César est donc dans
l'univers le seul
assez puissant pour être le refuge et le salut des vaincus. Sous Pompée, la guerre
civile était pour nous un devoir ; à présent elle serait un crime. Toi, Caton, si
c'est le parti des lois et de la patrie que tu veux suivre, imite-nous, et viens te
ranger sous les drapeaux d'un consul romain."
Les Romains eux-mêmes sont entraînés dans la révolte. Harangue de Caton qui les
ramène au devoir
En parlant ainsi, il s'élance sur la poupe, et une bruyante jeunesse s'y jette en
foule sur ses pas. C'en était fait de Rome, et sur tout le rivage s'agitait la
foule avide d'un maître. Ces paroles sortent de la poitrine sacrée de Caton :
"Et vous aussi, Romains, vous n'avez combattu que pour le choix d'un maître ? C'est
donc le drapeau de Pompée et non celui de Rome que vous avez suivi ? Quoi ! Dès
l'instant que vous cessez de travailler à vous donner des chaînes, que vous vivez
pour vous et non plus pour un chef, qu'en mourant, du moins, vous n'avez plus à
craindre d'avoir acquis au prix de votre sang l'empire du monde à un homme, et que
vous êtes sûrs, si vous venez à vaincre, de n'avoir vaincu que pour vous, vous vous
rebutez de la guerre ! Votre tête à peine est délivrée du joug, qu'elle veut le
reprendre, et vous ne pouvez plus vous passer d'un roi ! Ah ! c'est, à présent, si
vous êtes des hommes, qu'il est digne de vous d'affronter les dangers. Pompée lui-
même pouvait abuser de votre sang ; désormais c'est pour la patrie que vous refusez
de tirer l'épée et de braver la mort quand la liberté est près de vous. De trois
tyrans, un seul vous reste, et vous aurez la honte de souffrir que l'Égyptien, que
le Parthe avec son arc ait plus fait pour vos lois que vous-mêmes ! Allez ! Cœurs
dégradés, rendez le crime de Ptolémée inutile ! On n'aura garde de vous accuser
d'avoir trempé vos mains dans le sang ; César croira bien plutôt que c'est vous
qui, les premiers, avez tourné le dos dans la déroute de Pharsale. Allez en toute
sûreté vous présenter à César, il est juste qu'il vous laisse la vie, puisque vous
vous rendez à lui sans avoir soutenu ni siège ni combat. Ô vils esclaves ! En
perdant votre maître vous courez vers son héritier ! Que ne méritez-vous de lui
plus que la vie et le pardon ? Vous avez en vos mains la fille de Metellus, la
femme et les fils de Pompée ; traînez-les aux pieds de César, renchérissez sur le
présent que Ptolémée lui prépare. Celui qui portera ma tête au tyran peut en
attendre aussi un prix considérable, et cette récompense vous prouvera du moins
qu'il était bon de suivre mes drapeaux. Prenez courage, et par un illustre crime
signalez-vous aux yeux de César. La fuite seule ne serait qu'une lâcheté !" Il dit,
et ces paroles ramènent au rivage les vaisseaux qui gagnaient la mer.
Tels on voit des essaims d'abeilles en quittant les cellules où elles sont écloses
oublier leur premier asile, et au lieu d'entrelacer leurs ailes, voler sans guide
et chacune à son gré ; les fleurs n'ont plus d'attraits pour elles ; elles
dédaignent d'y goûter. Mais si le son de l'airain phrygien se fait entendre,
saisies d'étonnement, elles suspendent leur essor ; l'ardeur du travail, l'amour
des fleurs, le désir d'en extraire le miel se réveille en elles, et le pasteur
rassuré, tranquille sur le gazon du mont Hybla, se réjouit d'avoir conservé la
richesse de sa cabane. De même, la voix de Caton leur inspire le courage de
souffrir tous les maux d'une juste guerre.
Politique de Caton pour tenir occupés les soldats.
Dès lors, il se proposa de tenir sans cesse occupés aux durs exercices des armes
une multitude d'hommes qui n'avaient point appris à supporter le repos.
Il commença par les fatiguer sur les sables de ce rivage, et le siège de Cyrène fut
le premier de leurs travaux. Quoique cette ville eût d'abord été fermée au parti de
Caton, il n'en tira aucune vengeance : sa victoire est la seule peine qu'il fait
subir aux vaincus.
Il décide d'aller aux confins du pays des Maures, dans les États de Juba.
De là, il veut aller vers les confins du Maure, se joindre avec le roi Juba. Les
Syrtes s'opposent à son passage ; mais quel que soit l'obstacle, sa vertu
courageuse espère le surmonter.
Description des Syrtes.
Quand la nature donna au monde sa première forme, elle laissa les Syrtes indécises
entre la terre et l'onde, car elles ne sont absolument ni sous les eaux ni au-
dessus. Limite incertaine, élément douteux, et des deux cotés inaccessible, c'est
une mer interrompue par des écueils, c'est une terre sillonnée par les courants
d'une mer profonde. La nature a laissé inutile cette partie d'elle-même. Peut-être
aussi qu'autrefois les Syrtes étaient pleinement inondées, mais le rapide soleil
qui nourrit dans la mer ses dévorantes flammes, épuise sans cesse les eaux qui sont
le plus près de la zone brûlante, et la mer lui dispute encore les terres qu'il
veut dessécher. Le temps viendra cependant que les Syrtes seront une terre ferme,
car dès à présent même, le fond n'en est couvert que d'une légère surface d'eau, et
cette mer qui doit tarir un jour commence à disparaître.
Il tente le trajet par mer. - Une tempête le force d'y renoncer.
Dès que la rame, en sillonnant les ondes, a lancé la flotte loin du port, le vent
du midi se lève environné de nuages et déchaîné contre ses propres domaines. Ce
vent soulève la mer, et la chasse loin des sables de la Libye, dont il lui fait un
rivage nouveau. Malheur aux vaisseaux dont il saisit la voile : malgré tout
l'effort des cordages, il la fait voler pardessus la proue, et la tient enflée au-
delà. Que le nocher la ploie et l'attache aux antennes. Prévoyance inutile ; les
antennes même se brisent, et le mât reste dépouillé. Plus heureux sont les
vaisseaux que la tempête emporte en pleine mer et qui luttent contre les flots
ordinaires. Ceux des vaisseaux qui ont perdu leurs mâts, échappés à la fureur du
vent, deviennent le jouet de l'onde, et sont jetés sur les écueils. Là, tandis que
la proue appuie sur le sable, la poupe est suspendue et flotte sur les eaux ; et le
navire, entre deux périls, a d'un côté la terre qui menace de le briser, de
l'autre, la vague irritée qui s'efforce de l'engloutir.
C'est alors que l'onde plus violemment agitée se brise contre l'obstacle qu'elle
rencontre. Quoique repoussé par l'Auster, le flot ne peut vaincre ces amas de
sable. Sur la face de la mer s'élève au loin une montagne de poussière que l'onde
ne peut entamer. Le malheureux matelot reste immobile, sa carène est engagée dans
le sol, il ne voit plus de rivage. C'est ainsi que s'égare une partie de la flotte.
Le plus grand nombre des vaisseaux, guidés par de sages pilotes, et sûrs de leur
route avec des matelots à qui ce rivage est connu, vont aborder au marais dormant
de Triton. Le dieu dont la trompe fait retentir tous les rivages de la mer, se
plaît, dit-on, dans ce lac paisible, qui n'est pas moins cher à Pallas. Quand cette
déesse fut née de la tête de Jupiter, elle vint sur la terre, et ce fut en Libye
(de tous les climats, c'est le plus près du ciel, comme le prouve sa chaleur), ce
fut là qu'elle descendit. Elle se vit pour la première fois dans le cristal de ces
tranquilles eaux ; son pied se posa sur leur rive ; et ce lieu fut si agréable à la
déesse, qu'elle en prit elle-même le nom de Tritonide.
Non loin de là serpente le Léthé taciturne. On dit qu'il puise l'oubli aux sources
infernales. Sur ces mêmes bords fleurissait le jardin des Hespérides, qui, sous la
garde d'un vigilant dragon, portait jadis des fruits dorés ; aujourd'hui il est
pauvre et dépouillé de son feuillage. Que l'envie dispute à l'antiquité ses
prodiges, et à la poésie son merveilleux ; elle fut, oui, elle fut cette forêt aux
rameaux chargés d'or et de jaunes bourgeons. Le soin en était confié à une troupe
de jeunes vierges et un dragon, dont jamais le sommeil n'appesantit la paupière,
embrassant la tige des arbres, gardait ce
jardin précieux. Ce fut Alcide qui en enleva les fruits, devenus sa conquête, et
qui laissant la forêt dépouillée de ses trésors, les apporta au tyran d'Argos.
Il résout de faire le tour des Syrtes à travers les sables de la Libye. - Discours
qu'il adresse à ses soldats avant de se mettre en marche.
La flotte, repoussée de ces bords et chassée des Syrtes, ne s'exposa point au-delà
des Garamantes, mais sous le fils aîné de Pompée, elle se tint dans les ports de la
côte la plus riche de la Libye. Mais la vertu de Caton ne pouvant demeurer oisive,
il ose se frayer une route par des régions inconnues, et se confiant à ses armes,
il veut tourner du côté de la terre les Syrtes qu'il n'a pu franchir. L'hiver même
l'y détermine, car il lui interdit la mer : les pluies qu'il fait espérer,
rassurent ceux que les chaleurs effrayent ; ni le soleil ni les frimas ne rendent
la route difficile dans cette saison, et sous le ciel de Libye, la chaleur et le
froid mutuellement se tempèrent.
Caton, avant de s'engager dans ces stériles sables, tient ce discours à son armée.
"Ô vous qui en suivant mes drapeaux ne demandez qu'à mourir libres, et la tête
haute, tenez vos âmes préparées aux grands efforts de la vertu et aux grands
travaux. Nous allons traverser des déserts brûlés par l'ardeur dévorante du soleil,
où l'on trouve à peine quelques sources d'eau, et qui sont peuplés de serpents
venimeux. Le voyage est pénible, mais il mène au secours des lois et de la patrie
expirante. Que ceux-là viennent avec moi, à travers les sables infranchissables
ceux qui n'ont pas fait vœu d'échapper, ceux pour qui c'est assez d'aller, car je
ne veux tromper personne, ni engager une foule timide à me suivre en cachant ma
crainte au fond du cœur. Je ne veux pour compagnons que ceux dont le courage
s'accroît dans les dangers, et qui, sur ma foi, ne connaissent rien de plus beau ni
de plus romain que de souffrir les plus grands maux. Mais si quelqu'un a besoin
qu'on lui réponde de son salut, s'il tient aux douceurs de la vie, qu'il s'en aille
chercher un maître par un chemin plus facile. Dès que j'aurai mis le pied sur le
sable, que le soleil darde sur moi ses feux, que des serpents gonflés de venin
m'environnent ; je veux éprouver le premier tous les périls qui vous menaceront. Si
quelqu'un me voit boire avant lui, qu'il se plaigne de souffrir la soif ! Qu'il se
plaigne de la chaleur s'il me voit chercher un ombrage ! Qu'il tombe sans haleine
s'il me voit aller à cheval à la tête de mes cohortes ou si on distingue à quelque
marque le chef entre les soldats ! Les serpents, la soif, la chaleur, l'aridité de
ces vastes plaines sont des délices pour la vertu. C'est dans les dures extrémités
que la patience triomphe. L'honneur a plus de charme étant payé d'un plus haut
prix. Il fallait tous les maux de la Libye pour excuser notre fuite."
Ainsi Caton remplit tous les cœurs du feu de sa vertu, et de l'amour des travaux
pénibles. À l'instant même il prend sa route sur ce rivage qu'il ne doit plus
revoir ; et la Libye, où ce grand homme va être enseveli dans un humble tombeau,
s'empare sans pâlir de sa destinée.
Description de l'Afrique, et en particulier de la Libye. - Hordes sauvages. - Le
Nazamon, le Garamante.
Si l'on en croit l'opinion commune, l'Afrique est la troisième partie du monde,
mais, par ses vents et son ciel, elle fait partie de l'Europe. Car le Nil n'est pas
plus éloigné que le Tanaïs de cette pointe de Gadès, où l'Europe se sépare de la
Libye, où les rivages fléchissent pour faire place à l'Océan. L'Asie à elle seule
forme un plus vaste monde. Elle partage avec l'une les climats du Midi, les climats
du Nord avec l'autre ; et tandis qu'elles deux s'unissent pour embrasser
l'Occident, tout l'Orient est occupé par elle.
La Libye n'est fertile que sur sa rive occidentale, encore n'a-t-elle point de
sources qui l'arrosent ; quelquefois les aquilons y vont répandre en pluie les
nuages du Nord, et la
sérénité de notre ciel fait la richesse de cette terre. Elle ne produit rien de
pernicieux : ni l'or, ni le fer ne germent dans son sein. Innocente et pure, elle
ne contient que les éléments de la végétation. Ce qu'a de plus précieux le Maure,
ce sont ses forêts de citronniers, dont même il ignore l'usage Pour lui, le
feuillage et l'ombre de ces bois en faisaient toute la valeur. Ce furent nos mains
qui portèrent la hache dans ces forêts inconnues, quand notre luxe alla chercher
aux extrémités du monde des tables pour nos festins. Mais la cote qui embrasse les
Syrtes, placée sous un ciel trop ardent, et voisine de la brûlante zone, étouffe
sous un sable aride les dons de Cérès et de Bacchus. Aucune racine n'y trouve à
s'attacher : cette terre a perdu les germes de la vie ; le ciel ne prend aucun soin
de lui rendre la fécondité. La nature y languit dans un stérile engourdissement, et
l'influence des saisons ne se fait point sentir à ces sables arides. Seulement il y
naît çà et là quelques plantes sauvages dont le Nazamon se nourrit. Ce peuple dur
et farouche habite nu aux environs des Syrtes ; il fait son butin des débris des
vaisseaux qui sont jetés sur les écueils. Du haut des sables du rivage, ces
brigands attendent leur proie, et sans que jamais aucun vaisseau arrive au port,
ils connaissent les richesses. C'est ainsi que, par des naufrages, le Nazamon est
en commerce avec l'univers. Telle est la route que l'austère vertu ordonne à Caton
de suivre. C'est là qu'une jeunesse, qui se croyait en sûreté du côté des vents et
des tempêtes, retrouva tous les périls, toutes les frayeurs de la mer : car le vent
du midi est bien plus furieux sur ce rivage que sur les flots, et il y fait bien
plus de ravages.
Tempête élevée sur le sable. - L'armée est près de s'ensevelir sous des monceaux de
poussière.
La Libye n'a point de montagne qui s'oppose à sa violence, ni de rocher qui rompe
et qui dissipe ses tourbillons impétueux. Il n'y rencontre point de forêts sur
lesquelles ses efforts se brisent, et où il se lasse à tordre et à déraciner des
chênes antiques. Sa course est libre dans ces vastes plaines, et il y exerce sans
obstacle toute la rage qu'Éole inspire à ses enfants. Il ne mêle point de nuages
chargés de pluie aux tourbillons de sable dont il obscurcit l'air. C'est une
colonne de poussière qu'il élève et tient suspendue, sans en laisser échapper ni
retomber le sommet. Le malheureux Nazamon voit le sol qu'il habite enlevé, et ses
cabanes renversées ; le toit qui couvre le Garamante vole dispersé dans les airs.
La flamme ne lance pas plus haut l'étincelle qu'elle fait éclater, et autant qu'on
voit s'élever les flots de fumée qui éclipsent le jour, autant s'élèvent vers le
ciel ces noirs tourbillons de poussière. Cette tempête qui assaillit les Romains
fut plus violente que jamais. Le soldat ne peut plus se tenir debout ; le sable
même qu'il foule aux pieds s'échappe et fuit sous ses pas chancelants. On aurait vu
la terre ébranlée si la Libye eût été formée de durs rochers qui, dans leurs
flancs, eussent emprisonné ce vent furieux. Mais comme le moindre souffle
bouleverse ses sables mobiles, elle doit de rester stable à ce qu'elle ne résiste
pas, et elle demeure fixe en ses profondeurs grâce aux ondulations de sa surface.
Un tourbillon rapide emporte et roule dans les airs les casques, les boucliers, les
lances. Qui sait même a quelle distance il les fit voler, si ce ne fut pas un
prodige de voir ces armes tomber du ciel, et si on ne reçut pas comme un présent
des dieux cette dépouille des hommes ? Ainsi peut-être un vent du midi ou du nord
avait arraché à quelque peuple de l'Ausonie ces boucliers qui tombèrent aux pieds
des autels de Numa, et que l'élite de la jeunesse patricienne porte dans nos
solennités. Toute l'armée s'étend sur la terre dont la surface est bouleversée, et
le soldat, de peur d'être enlevé, ramassant les plis de sa robe, se tient, non
seulement couché, mais des deux mains ancré sur le sable, à peine encore est-ce
assez d'efforts, et dès qu'il se croit affermi, des flots de sable l'ensevelissent.
C'est pour lui un travail à chaque instant
nouveau, que de s'en dégager, et forcé enfin de se lever debout, il se trouve
encore investi par un monceau de poussière.
Une étouffante chaleur succède : un soldat découvre un imperceptible filet d'eau ;
il recueille quelques gouttes qu'il vient offrir à Caton. - Reproches sévères du
héros.
Dès que le vent s'est apaisé et que les nuages de sable qui obscurcissaient l'air
se dissipent, l'armée romaine ne voit plus dans cette solitude immense aucune trace
de sa route et n'a plus pour indice des lieux que les astres qu'on a pour guides
sur la vaste plaine des mers. L'horizon de la Libye laissa même au dessous de lui
nombre d'étoiles qui, vers le pôle, dirigent les matelots. La sérénité d'un ciel
brûlant est pour le soldat un nouveau supplice. Son corps est trempé de sueur et sa
bouche embrasée d'une soif dévorante. Alors on découvre de loin un filet d'eau qui
filtre à peine d travers le sable. Un soldat creusant cette faible source y puise
un peu d'eau dans son casque et va l'offrir au général. Ils avaient tous la gorge
desséchée d'une brûlante poussière, et cette eau dans les mains de Caton excitait
l'envie de toute l'armée. Mais Caton, au soldat qui la lui présentait : "Quoi !
dit-il, me crois-tu le seul sans vertu parmi tant d'hommes de courage, et m'as-tu
vu si amolli, si peu capable de soutenir ces premières chaleurs ? Homme indigne, tu
mériterais que, pour te punir, je te fisse boire cette eau en présence de tous ces
gens qui éprouvent la soif." Alors, avec indignation, il jette le casque par terre,
et l'eau répandue leur suffit à tous.
On arrive au temple d'Ammon : description du site ; notions astronomiques ou
sphériques.
On approchait de ce temple élevé dans les déserts du grossier Garamante, et le seul
qui fût en Libye. Il est consacré à Jupiter, mais le dieu n'y est pas représenté la
foudre à la main, comme sur nos autels : il a des cornes de bélier, on l'appelle
Ammon.
La structure de ce temple n'étale point une profane magnificence ; ni le rubis ni
l'or de l'Orient n'éclatent dans les offrandes qu'on y suspend, et quoique seul
adoré des peuples de l'Éthiopie, de l'Arabie, et de l'Inde, ce dieu est pauvre, son
temple est pur ; il y garde inviolablement la simplicité de son premier culte, et
depuis tant de siècles, il se défend encore de l'or des Romains.
Une forêt, la seule verdoyante dans toute la Libye, atteste qu'un dieu y réside,
car les sables qui s'étendent depuis les murs brûlants de Bérénice jusqu'à la ville
de Leptis, n'ont jamais produit un feuillage, et la forêt d'Ammon est une merveille
unique dans ces climats. Une fontaine qui coule près du temple est la cause de ce
prodige. Le limon qui se mêle au sable qu'elle arrose le lie en l'humectant. La
forêt cependant n'est pas assez touffue pour faire obstacle aux traits du jour
lorsqu'il se balance au plus haut du ciel. L'arbre à peine alors en défend sa tige,
tant les rayons qui l'environnent chassent l'ombre vers le centre et l'abrègent de
tous côtés. On a reconnu que c'est là que le cercle du solstice touche à celui des
signes du ciel. Ici leur marche n'est pas oblique ; le Scorpion monte et descend en
équilibre avec le Taureau ; le Bélier ne cède pas ses heures à la Balance ; Astrée
ne commande pas aux Poissons de descendre avec lenteur ; Chiron reste égal aux
Gémeaux, et le brûlant Cancer au pluvieux Capricorne ; le Lion ne s'élève pas plus
haut que le Verseau. Vous tous, peuples séparés de nous par les feux de la Libye,
votre ombre se projette vers le sud, la nôtre sur le Nord. À vos yeux, Cynosure se
meut lentement ; le Chariot paraît se plonger dans la mer. Aucun astre ne luit sur
vos fronts qui ne se couche dans l'Océan, et les constellations, dans leur fuite,
semblent entraîner tout dans le ciel.
Discours de Labienus à Caton pour l'engager à consulter le dieu.
Les peuples de l'Orient assiégeaient les portes du temple et demandaient à
consulter
l'oracle de Jupiter au front de Bélier. La foule s'ouvrit avec respect devant le
général romain. Les amis de Caton le conjuraient d'éprouver la vérité de cet
oracle, si célèbre dans l'univers, et de juger s'il méritait sa renommée antique.
Labienus était celui qui le pressait le plus d'interroger le ciel sur les
événements cachés dans l'avenir. "Le hasard, disait-il, ou notre bon destin fait
trouver sur notre passage l'oracle du plus grand des dieux ; il peut nous conduire
au-delà des Syrtes, et nous éclairer sur les succès divers que cette guerre doit
avoir ; car à qui les dieux confieraient-ils plus intimement leurs secrets, qu'à la
sainteté de Caton ? Votre vie a toujours eu pour règle leur suprême loi. Un dieu
vous éclaire et vous guide. Voici pour vous une occasion de communiquer avec
Jupiter. Demandez-lui quel sera le sort de l'odieux César et le destin de Rome, si
les peuples rentrés dans leurs droits verront leur liberté et leurs lois rétablies
ou si le fruit de la guerre civile sera perdu ? Remplissez-vous de l'esprit divin,
et passionné pour l'austère vertu, demandez aux dieux en quoi elle consiste ;
demandez-leur la règle de l'honnêteté."
Réponse de Caton.
Caton, plein de la divinité qui résidait au fond de son âme, prononça ces paroles
dignes de l'antre prophétique : "Que veux-tu, Labienus, que je demande ? Si j'aime
mieux mourir libre, les armes à la main, que de vivre sous un tyran ; si cette vie
n'est rien ; si la plus longue diffère de la plus courte ; s'il y a quelque force
au monde qui puisse nuire à l'homme de bien ; si la Fortune perd ses menaces quand
elle s'attaque à la Vertu ; s'il suffit de vouloir ce qui est louable, et si le
succès ajoute à ce qui est honnête ? Nous savons tout cela ; Ammon ne le graverait
pas plus profondément dans nos cœurs. Tous nous tenons aux dieux ; et que leur
oracle se taise, ce n'est pas moins leur volonté que nous accomplissons. La
divinité n'a pas besoin de paroles ; celui qui nous a fait naître nous dit, quand
nous naissons, tout ce que nous devons savoir. Il n'a point choisi des sables
stériles pour ne s'y communiquer qu'à un petit nombre d'hommes ; ce n'est point
dans cette poussière qu'il a enfoui la vérité. La divinité a-t-elle d'autre demeure
que la terre, l'onde, le ciel, et le cœur de l'homme juste ?
Pourquoi chercher si loin des dieux ? Jupiter est tout ce que tu vois, tout ce que
tu sens en toi-même ? Que ceux qui, dans un avenir douteux, portent une âme
irrésolue, aillent interroger le sort ; pour moi, ce n'est point la certitude des
oracles qui me rassure, mais la certitude de la mort. Timide ou courageux, il faut
que l'homme meure. Voilà ce que Jupiter a dit, et c'est assez."
Fermeté, constance du héros. - Caton est le dieu digne des autels de Rome.
Telle fut la réponse de Caton, et sans chercher à affaiblir la foi qu'on avait à ce
temple, il s'éloigne, laissant aux peuples leur Ammon, qu'il n'a pas voulu
éprouver.
Il marche à la tête de ses troupes une lance à la main. Dans les travaux qu'ils ont
à soutenir, son exemple est l'ordre qu'il donne. On ne le voit ni porté sur les
épaules de ses braves, ni traîné sur un char. Forcé de céder au sommeil, il plaint
le peu de moments qu'il ne peut lui refuser. Si, après une longue marche, on trouve
une eau salutaire, il est le dernier, laissant boire jusqu'aux valets de son armée.
Si la plus grande gloire est due au plus vraiment homme de bien, et si l'on
considère la vertu en elle-même, sans aucun égard aux succès, ceux de nos ancêtres
que nous vantons le plus, ne sont, près de Caton, que des hommes heureux. Qui
jamais ou par ses victoires ou par le sang répandu, a mérité un si grand nom ?
J'aimerais mieux avoir fait cette marche triomphante autour des Syrtes, à travers
la Libye, que de monter trois fois au Capitole sur le char de Pompée ou que de
marcher, comme Marius, sur la tête de Jugurtha. Le voici, Rome, le voici, le vrai
père de la patrie, le héros digne de tes autels,
celui par qui, dans aucun temps, tu n'auras honte de jurer, celui dont un jour, si
jamais ta tête se relève libre du joug, tu feras sûrement un Dieu.
Caton, pour donner l'exemple à ses soldats, s'abreuve à une source peut-être
empoisonnée.
À mesure qu'on avançait sous cette zone que la nature a interdite aux humains, les
rayons du soleil devenaient plus ardents, les sources d'eau beaucoup plus rares.
Cependant on rencontra au milieu des sables une fontaine abondante, mais si remplie
de serpents, qu'elle avait peine à les contenir. Le froid aspic se dressait sur ses
bords, et la dipsade brûlante au milieu des eaux n'y pouvait éteindre sa soif.
Caton, qui vit que son armée allait périr, si elle s'abstenait de boire à cette
source : « Amis, dit-il, votre frayeur est vaine, la morsure des serpents est
venimeuse ; le poison que leur dent distille est mortel, quand il se mêle avec le
sang ; leur morsure est funeste, mais l'eau dans laquelle ils nagent ne l'est pas."
En disant ces mots, il puise de cette eau peut-être empoisonnée, et dans tous les
sables de la Libye, cette fontaine fut la seule dont il voulut boire le premier.
Pourquoi la Libye est-elle peuplée de serpents ? Fable de Méduse. Persée vainqueur
de la Gorgone.
D'où vient que l'air de la Libye, si fertile en venins mortels, peuple ces climats
de serpents ? Quels germes la nature a-t-elle déposés dans son sein ? Ce n'est pas
à nous d'en chercher la cause, mais une fable répandue à ce sujet dans l'univers a
tenu lieu de la vérité.
Aux confins de la Libye, aux lieux où la terre brûlante reçoit l'Océan qui
bouillonne sous les rayons du couchant, règnent les tristes campagnes de Méduse,
fille de Phorcys. Là, point de forts ombrageant la terre, point de sucs dans les
sillons, mais d'âpres rochers, nés du regard de la déesse. C'est dans son corps que
la nature malfaisante enfanta pour la première fois ces cruels fléaux. C'est de sa
bouche que les serpents dardèrent leurs langues en sifflant, et, flottant sur ses
épaules comme les cheveux d'une femme, fouettèrent le cou de Méduse enivrée. Sur le
devant de son front se dressent des couleuvres, et leur affreux venin coule sous le
peigne. Méduse a cela de terrible, qu'on peut la regarder sans effroi. Car, qui
jamais eut le temps de craindre la gueule et la face du monstre ? Qui donc, l'ayant
regardée en face, s'est senti mourir ? Elle hâte la mort hésitante et prévient la
crainte. L'âme demeure dans les membres pétrifiés, et les mânes captifs
s'engourdissent sous les os. La chevelure des Euménides n'excite que la fureur ;
Cerbère, aux accents d'Orphée, adoucit ses sifflements. Hercule vainqueur de
l'hydre, soutint impunément ses regards. La monstrueuse Méduse fit trembler
Phorcys, son père, la seconde divinité des eaux, et Céto, sa mère, et ses sœurs
elles-mêmes, les Gorgones. Elle menaça le ciel et la mer d'un engourdissement
soudain, et put envelopper le ciel et la terre. Devant elle les oiseaux tombent
soudain du ciel, masse pesante. Les bêtes sauvages font corps avec les rochers, et
les nations voisines de l'Éthiopie prennent la rigidité du marbre. Nul être animé
ne soutient son regard. Les serpents de Gorgone se rejettent en arrière pour éviter
sa face. Elle change en roc le Titan Atlas debout près des colonnes hespériennes.
Quand les dieux redoutaient les fils de Phlégra, aux pieds de serpents, c'est elle
qui les changea en montagnes ; et Gorgone, placée sur la poitrine de Pallas,
termina cette guerre redoutée des dieux. Quand le fils de Danaé et de la pluie
d'or, Persée, s'avança, porté sur les ailes que lui prêta Mercure, auteur de la
lyre et de la palestre onctueuse, quand il parut, armé de la faux de Cyllène, cette
faux, toute teinte du sang d'un autre monstre, du gardien de la génisse, aimée de
Jupiter, alors la chaste Pallas porta secours à son frère ailé, et en retour,
exigea qu'il lui promît la tête du monstre.
Arrivé aux confins de la Libye, elle lui dit de regarder vers l'Orient, en
détournant la tête des royaumes de la Gorgone. Elle remit dans sa main rauche un
bouclier d'or étincelant, où comme dans un miroir, il devait voir la face
pétrifiante de Méduse. Le sommeil qui la livrerait à la mort ne l'occupe jamais
tout entière. La plupart des vipères dont elle est coiffée veillent, et défendent
sa tête comme un rempart. Les autres pendent, languissantes, sur sa face et ses
yeux obscurcis. Pallas dirige elle-même le bras tremblant de son frère ; celui-ci
tourne le dos, et sa faux tranche la tête hérissée de serpents.
Quel horrible aspect présente le front de la Gorgone, tranché par le croissant du
fer ! Quel venin elle vomit de sa gueule ! Combien de morts furent causées par ses
derniers regards ! Pallas même ne peut la regarder. Persée, tout détourné qu'il
était, eût été pétrifié, si Pallas n'eût étalé son épaisse chevelure et couvert ses
yeux de ses couleuvres. Meurtrier de la Gorgone, Persée remonte en volant vers le
ciel !
Son retour ou plutôt son vol au travers de la Libye. - Cette contrée arrosée du
sang que distille la tête de Méduse.
Déjà mesurant sa route et pressé de fendre les airs par le plus court chemin, il
allait traverser les villes de l'Europe. Pallas lui dit de respecter ces terres
fertiles, d'épargner leurs peuples. Quel mortel, en effet, n'eût levé les yeux vers
cet oiseau démesuré ? Le souffle du zéphyr le détourne vers la Libye, dont les
terres incultes sont faites pour être brûlées par les astres. Le soleil, dans son
cours, presse et brûle ce sol. Aucune région ne jette sur le ciel une plus profonde
nuit et n'arpente plus le cours de la lune ; quand cet astre, renonçant à ses
détours, suit les signes réguliers et ne fuit l'ombre écliptique ni vers le Notus,
ni vers Borée. Cependant, cette terre stérile, ces sillons qui ne produisent rien
de bon, reçoivent le poison qui dégoutte de la tête de Méduse et cette funeste
rosée de sang que la chaleur empoisonne davantage, et son sable poudreux s'en
nourrit.
De là le germe, l'origine des reptiles. Dénombrement et caractère de chacun. (voir
note fin du livre)
Le premier monstre qui leva la tête de cette poudre empoisonnée, ce fut l'aspic
somnifère, au cou gonflé. Un sang plus abondant, une goutte de poison plus épaisse
tomba sur lui. Nul serpent n'en reçut davantage. Avide de chaleur, il ne va pas de
lui-même dans les régions froides, et parcourt jusqu'au Nil les sables du désert.
Mais quand rougirons-nous d'un honteux commerce ! Nous allons chercher ces reptiles
de Libye pour nos morts raffinées ; l'aspic est un objet de commerce !
L'hoemorrhoïs, autre serpent qui ne laisse pas aux malheureux une goutte de leur
sang, déroule ses anneaux écailleux. Puis, c'est le chersydre destiné aux plaines
des Syrtes perfides, et le chélydre qui laisse une trace fumante, et le cenchris
qui glisse toujours tout droit et dont le ventre est tacheté comme l'ophite
thébain, l'hammodyie, dont la couleur ressemble, à s'y méprendre, à celle du sable,
et le céraste vagabond et tortueux, et le scytale, qui seul, durant les frimas
épars, s'apprête à jeter sa dépouille, et la brûlante dipsade, et le terrible
amphisboene aux deux têtes, et le natrix, fléau des ondes, et le jaculus ailé, et
le paréos dont la queue marque sa route, et l'avide prester, qui ouvre sa gueule
écumante et béante, et le seps venimeux, qui dissout les chairs et les os, et celui
dont le sifflement fait trembler toutes ces bêtes terribles, celui qui tue avant de
mordre, le basilic, terreur des autres serpents, roi des déserts poudreux.
Vous aussi, qui rampez dans les campagnes, dieux inoffensifs, dragons aux reflets
d'or, l'ardente Afrique vous fait venimeux. Fendant l'air de vos ailes, vous suivez
les troupeaux, et dans vos replis vous étouffez les puissants taureaux. La masse de
l'éléphant ne le défend pas contre vous : vous faites tout périr, et pour tuer vous
n'avez pas besoin de poison.
Mort du jeune Aulus ; ses fureurs.
Parmi ces fléaux, Caton, avec ses durs soldats, mesure la route aride : il voit
périr les siens de blessures invisibles. Aulus, du sang tyrrhénien, jeune porte-
enseigne, marche sur une dipsade qui le mord par derrière en redressant la tête. À
peine sent-il la douleur de cette blessure. Sa face n'est point altérée par
l'injure de la mort. La plaie n'a rien de menaçant. Le poison subtil se glisse
insensiblement, un feu rongeur dévore ses os, et ses entrailles en sont consumées.
Ses intestins se dessèchent, sa langue brûle dans son palais aride ; point de sueur
sur ses membres accablés de fatigue, point de larmes dans ses yeux. Ni l'honneur de
l'empire, ni la voix de Caton que son supplice afflige, rien ne retient ce guerrier
dévoré de soif : il jette son enseigne, et furieux, cherche dans la campagne l'onde
que réclame le poison qui le dévore. Jetez-le dans le Tanaïs, dans le Rhône ou le
Pô, il brûlerait encore. En vain on lui donnerait à boire toute l'onde du Nil
débordé. La Libye ajoute aux horreurs de son trépas, et dans ces climats torrides,
la dipsade n'a pas tout l'honneur de sa mort. Il fouille profondément les
entrailles du sable poudreux, puis revient aux Syrtes et boit les flots de la mer.
Il aime ces flots salés, mais ils ne peuvent le désaltérer. Il ne sent pas la mort
qui le tue, le poison qui le consume. Il croit qu'il a soif, et ouvrant avec son
épée ses veines enflées, il inonde sa bouche de son sang.
Sabellus succombe à son tour, mordu par un seps. - Symptômes de son mal.
Caton ordonne de lever les drapeaux. Il ne veut pas que l'on sache ce que fait
faire la soif. Mais une mort plus douloureuse se présente à lui. Un seps subtil
mord Sabellus à la cuisse. Celui-ci l'arrache, si fort qu'il tienne de sa dent
recourbée, et le cloue sur le sable avec son javelot. Le seps est de petite taille,
mais c'est le plus mortel des reptiles. Autour de la morsure, la peau se retire et
découvre les os pâlissants. Puis la blessure gagne, s'agrandit, et couvre le corps
d'une seule plaie. Les membres nagent dans le pus, les mollets tombent, le jarret
se dépouille, les muscles des cuisses se fondent, l'aine distille une noire humeur,
la peau du ventre éclate, les intestins se répandent, mais le corps ne rend pas
tout ce qu'il devrait contenir. Le cruel venin consume ses membres, il les
contracte et les resserre. Les liens des nerfs, les jointures des flancs, les
cavités de la poitrine, tout ce que cachent les fibres vitales, l'homme enfin tout
entier se découvre sous l'action du fléau fatal. La mort profane dévoile la
nature : les épaules, les bras robustes se fondent ; la tête et le col se
dissolvent ; moins vite se fond la neige au souffle tiède de l'Auster, moins vite
la cire exposée au soleil. Que parlai-je d'un corps ruisselant et liquéfié ? La
flamme en fait autant. Mais quel bûcher a jamais consumé les os ! Le poison les
détruit, il les réduit en poussière avec la moelle : il ne reste aucune trace de ce
rapide trépas. De tous les reptiles qui infestent le Cinyphe, à toi la palme, ô
seps malfaisant ! Tous enlèvent la vie ; toi, tu fais disparaître jusqu'au cadavre.
Autres victimes : Nasidius périt de l'atteinte du prester ; Tullus, de celle de
l'hémorrhoïs : éloge du jeune guerrier. Lévus meurt, à son tour, mordu par l'aspic.
À cette mort liquéfiante succède un autre genre de mort. Nasidius, habitant des
campagnes marsiennes, est atteint par la dent enflammée d'un prester. Une rougeur
de feu allume son visage ; sa peau se tend, ses traits s'effacent, une tumeur
couvre et confond toutes les formes de son corps. Ses membres, gonflés de pus,
dépassent la taille humaine. Le poison les agrandit ; il disparaît englouti sous
cette masse épaisse. Sa cuirasse ne peut contenir le progrès de ses chairs
tuméfiées. L'onde écumante dilate moins sa surface dans l'airain chauffé par la
flamme, et la voile déploie ses plis moins vastes au souffle du Corus. Déjà ce
globe informe ne contient plus ses membres : son corps n'offre plus qu'une masse
confuse. Objet d'horreur pour les oiseaux de proie,
dangereux aux bêtes fauves qui déchireront sa chair, ses compagnons n'osent le
livrer au bûcher ; ils abandonnent son cadavre dont le volume ne cesse de croître.
Les fléaux libyens préparent de plus affreux spectacles. L'hoemorrhoïs imprime sa
dent cruelle dans le jeune Tullus, guerrier généreux, admirateur de Caton. Comme on
voit, au théâtre, jaillir de toutes les statues la pluie odorante du safran, ainsi
de tous ses membres en même temps s'échappe, au lieu de sang, un vermeil poison.
Ses larmes sont de sang, tous les pores ouverts aux humeurs laissent couler du sang
; sa bouche le vomit ainsi que ses narines dilatées ; sa sueur est rouge ; tous ses
membres coulent à pleines veines, son corps n'est bientôt qu'une plaie.
Quant à toi, malheureux Lévus, mordu par l'aspic des rives du Nil, tout ton sang
est figé dans tes veines. Nulle douleur n'accompagne la morsure. Un brouillard
glacé, avant-coureur de la mort, t'envahit, et le sommeil t'envoie rejoindre les
ombres de tes compagnons. Moins prompte est la mort que verse dans la coupe le
magicien arabe, cueillant sur sa tige funeste l'herbe mensongère qui imite
l'encens.
Le jaculus. Murrus perce un basilic du fer de sa lance. - Il est forcé aussitôt de
se couper le bras.
Ailleurs, un jaculus (c'est le nom que l'Africain lui donne) se tortille sur le
tronc stérile d'un chêne, s'élance, frappe Paulus à la tête et transperce ses deux
tempes. Ici le poison n'a que faire. La blessure seule donne la mort. Auprès de
lui, la fronde ne lance la pierre qu'avec lenteur ; la flèche du Scythe fait
languissamment siffler les airs. Que sert à l'infortuné Murrus de percer un basilic
avec son javelot ? Le poison rapide court sur sa pique et attaque sa main. Il tire
son glaive, la coupe, et la sépare du bras, et contemplant cette image déplorable
de son trépas, il demeure vivant, tandis que sa main est frappée de mort. Qui
croirait le scorpion maître de nos destins et assez fort pour donner la mort ? Il
menace de ses nœuds et frappe directement. Au ciel brille le glorieux témoignage de
la défaite d'Orion. Qui craindrait, salpuga, de fouler aux pieds ta retraite ? Et
pourtant les Parques t'ont donné des droits sur leurs fuseaux.
Ainsi, ni le jour serein, ni la nuit obscure ne leur laissent un repos tranquille.
Infortunés ! La terre où ils se couchent leur est suspecte ! Ils n'ont pour lit ni
chaume ni feuillage, ils se roulent sur le sable exposés à mille morts. La chaleur
de leur corps attire les serpents que saisit la fraîcheur des nuits.
Plaintes des guerriers; leurs regrets, leurs vœux.
Ce qui les désespère, c'est que n'ayant pour guide que le ciel, ils ne connaissent
de leur route ni la mesure ni le terme :
"Ô dieux ! s'écriaient-ils souvent, rendez-nous les combats que nous fuyons,
rendez-nous les champs de Pharsale. Pourquoi faire périr indignement des hommes de
courage qui ont juré de mourir les armes à la main ? Ici, c'est le dipsade et le
céraste qui font la guerre civile et qui combattent pour César. Qu'on nous mène
plutôt sous la zone torride, sous le char du soleil, nous y périrons, mais victimes
des astres du ciel, non des reptiles de la terre. Ce n'est pas de toi, Afrique, ce
n'est pas de toi, Nature, que nous nous plaignons. En livrant cette terre aux
serpents, tu l'avais interdite aux hommes. Tu la rendis stérile en dons de Cérès
pour les en écarter et pour les garantir des poisons qu'elle engendre. C'est nous
qui sommes venus malgré toi habiter parmi les serpents. Qu'il nous voit bien punis,
celui des dieux qui, pour rendre ces champs de la mort inaccessibles aux humains, a
placé d'un côté les écueils des Syrtes, et de l'autre la zone brûlante ! Qu'il nous
voit bien punis d'avoir enfreint ses lois ! Peut-être approchons-nous des barrières
du monde et allons-nous pénétrer dans les retraites les plus cachées, les plus
profondes de la nature. De plus grands maux peut-être nous y sont réservés. N'est-
ce point là que
l'élément du feu se mêle en pétillant avec celui des eaux et que le ciel pèse sur
la nature ? Car nous ne connaissons rien au-delà des sables de la Libye, et nous
regretterons peut-être ce désert rempli de serpents ; en eux du moins la vie
existe. Hélas ! Nous ne demandons point à revoir les champs de notre patrie, le
doux climat de l'Europe, le beau ciel de l'Asie est trop loin de nous, mais
l'Afrique, où est-elle ? Où l'avons-nous laissée ? Quand nous avons quitté Cyrène,
le froid de l'hiver s'y faisait sentir. Dans le peu de chemin que nous avons fait,
l'ordre des saisons est-il renversé ? Nous avons sans doute passé le milieu du
ciel, nous avançons vers l'autre pôle, nous tournons hors de la terre. Peut-être
Rome en ce moment est-elle sous nos pieds ? Ah ! Pour toute consolation de nos
peines nous demandons que nos ennemis, que César lui-même osent nous poursuivre par
où nous les fuyons !"
Fermeté d'âme de Caton.
Ainsi leur dure patience se soulage par des plaintes. Ce qui leur fait supporter
ces travaux, c'est la vertu de leur chef qui, couché comme eux sur le sable, défie
à toute heure la Fortune. Il partage seul tous les maux qui désolent son armée.
Partout où il est appelé, il y vole, et il y apporte plus que la vie : la force de
souffrir la mort. En expirant devant lui, on n'oserait laisser échapper une
plainte. Et quel pouvoir auraient les plus grands maux sur l'âme de celui qui sait
les vaincre, même dans l'âme des autres, et dont le seul aspect leur apprend que la
douleur ne peut rien ? La Fortune, enfin, lasse d'éprouver ces malheureux, leur
offrit un secours longtemps attendu.
Histoire des Psylles : la nature les a rendus invulnérables. (voir note)
Un seul peuple habite ces contrées sans avoir à craindre la cruelle morsure des
serpents : ce sont les Psylles de la Marmarique. Leurs paroles ont la même vertu
que les herbes ; leur sang est invulnérable et réfractaire au venin, même sans
l'aide des enchantements. Leur climat, en les faisant vivre parmi les serpents,
leur a conféré l'immunité ; ils ont gagné à s'être établis au milieu des poisons.
Ils vivent en paix avec la mort. Ce peuple est si persuadé que son sang est
incorruptible au venin, qu'aussitôt que ses enfants tiennent au jour, il les expose
à la morsure de l'aspic, pour éprouver si en eux ce sang n'a point souffert de
mélange adultère. Ainsi l'oiseau de Jupiter, dès qu'il a fait éclore ses petits au
tendre duvet, les présente au soleil levant, et ceux dont l'œil fixe a la force de
soutenir l'éclat de ses rayons sont réservés pour être les ministres de l'Olympe,
mais ceux que la lumière blesse sont abandonnés. L'épreuve de la naissance est la
même parmi les Psylles, ils ne reconnaissent pour leur enfant que celui qui, sans
être effrayé, joue avec les serpents qu'on lui met dans les mains. Le don que ce
peuple a de les enchanter, ne lui est pas seulement utile à lui-même, il l'emploie
encore au salut de ses hôtes ; il veille à leur défense ; et sa pitié est l'unique
refuge de l'étranger dans ces climats.
Services qu'ils rendent aux Romains.
Ce fut elle qui sauva l'armée de Caton. Ce peuple suivait sa marche, et lorsque le
chef ordonnait de dresser les tentes, les Psylles prenaient soin de purifier le
camp par des chants magiques qui mettaient en fuite les serpents. Ils brûlent à
l'entour des herbes odorantes. Dans cette flamme pétille l'hybèble, suinte le
galbanum exotique, le tamarin au triste feuillage, le costus oriental, la
souveraine panacée, la centaurée thessalienne, le peucedanum, le thapson d'Erix, le
mélèze et l'abrotonum, dont la fumée tue le reptile, et la corne du cerf né loin
d'ici.
Ainsi le soldat passait des nuits tranquilles, mais si durant le jour, l'un d'eux
reçoit une atteinte mortelle, c'est alors que le Psylle use des charmes les plus
forts. Alors commence la lutte du Psylle et du poison qu'il arrête. D'abord sur le
membre atteint, il fait une trace avec sa salive qui retient le virus et refoule le
mal dans la plaie. Puis, avec
un continuel murmure, il marmotte dans sa bouche écumante mille chants magiques ;
l'activité du poison l'empêche de reprendre haleine ; la mort prête à venir ne
souffre pas qu'il se taise une minute. Souvent le mal qui a pénétré jusque dans la
moelle, fuit devant les paroles enchantées. Mais s'il tarde à les entendre et
refuse de sortir aux ordres du Psylle, celui-ci se penche sur le blessé, suce sa
plaie livide, aspire le venin, l'exprime avec ses dents, crache la mort, et
reconnaît au goût le serpent qu'il a vaincu.
Enfin le désert est franchi : arrivée à Leptis.
Soulagée par leur secours, l'armée s'avançait à travers ces campagnes, et la lune
avait déjà renouvelé, perdu et repris sa clarté depuis qu'elle voyait Caton errer
dans ces sables stériles. Cependant, la terre sous leurs pas commençait à
s'affermir, et le sol d'Afrique redevient de la terre. Déjà même on voyait de loin
s'élever des arbres peu touffus encore, déjà l'on découvrait quelques cabanes
couvertes de chaume. Quelle joie pour ces malheureux, lorsque pour présage d'un
plus heureux climat, ils virent pour la première fois de fiers lions venir à leur
rencontre. Leptis était la ville la plus prochaine, et ce fut dans ce séjour
tranquille qu'ils passèrent un hiver exempt des chaleurs du Midi et des frimas du
Nord.
César, après la bataille de Pharsale, était passé en Phrygie : il visite les ruines
de Troie. Dès que César rassasié de sang se fut éloigné de Pharsale, il écarta tous
les autres soins pour s'attacher à poursuivre son gendre. Vainement il a suivi sur
la terre ses traces vagabondes ; guidé par la renommée, il le cherche sur les eaux.
Il côtoie le détroit de la Thrace. Il voit ce rivage, rendu fameux par l'amour et
la tour d'Héro, sur sa rive sinistre ; et cette mer à qui Hellé ravit son nom.
Nulle part l'Asie n'est séparée de l'Europe par un canal plus étroit, bien que la
mer resserre ses courants entre Byzance et Chalcédoine, riche en pourpre, bien que
la Propontide entraînant l'Euxin, se précipite par une bouche étroite. César gagne
la côte de Sigée et ces bords dont la renommée le remplit d'admiration. II parcourt
les rives du Simoïs et le promontoire de Rhoeté, consacré par le tombeau d'un Grec.
Il marche à travers ces ombres qui doivent tant au génie des poètes. Il erre autour
des ruines fameuses de Troie ; il cherche les traces des murs élevés par Apollon.
Quelques buissons stériles, quelques chênes au tronc pourri couvrent les palais
d'Assaracus et de leurs racines fatiguées pressent les temples des dieux. Troie
entière est ensevelie sous des ronces : ses ruines même ont péri. Il reconnaît le
rocher d'Hésione, et la forêt, couche mystérieuse d'Anchise, et l'antre où siégea
le juge des trois déesses, la place où fut enlevé Ganymède, et le mont sur lequel
se jouait la crédule OEnone. Pas une pierre qui ne rappelle un nom célèbre. Il
avait passé, sans s'en apercevoir, un petit ruisseau qui serpentait dans la
poussière. Ce ruisseau était le Xanthe. Il portait négligemment ses pas sur un
tertre de gazon, un Phrygien lui dit : "Que faites-vous ? vous foulez les mânes
d'Hector !" Il passait près d'un tas de pierres renversées qui n'étaient plus que
d'informes débris. "Quoi ! lui dit son guide, vous ne regardez pas l'autel de
Jupiter Hercéen?"
Le poète promet à César l'immortalité.
Ô travail immortel et sacré des poètes ! tu sauves de l'oubli tout ce que tu veux !
C'est par toi que les peuples triomphent de la mort ! César, ne porte point envie à
la mémoire ces héros ! Car si les Muses du Latium peuvent prétendre à quelque
gloire, la race future lira ton nom dans mes vers aussi longtemps que le nom
d'Achille dans les vers du chantre de Smyrne. Mon poème ne périra point et ne sera
jamais condamné aux ténèbres.
Prière de César aux dieux de ses pères.
Dès que César a rassasié ses yeux du spectacle de la vénérable antiquité, il érige
à la hâte
un autel de gazon, et après y avoir allumé la flamme, il verse avec l'encens des
vœux qui seront exaucés : "Dieux des cendres de Troie, ou qui que vous soyez qui
habitez parmi ses ruines ! Et vous, aïeux d'Énée, et mes aïeux, dont les lares sont
aujourd'hui révérés dans Albe et dans Lavinium, et dont le feu apporté de Phrygie
brûle encore sur nos autels ! Et toi, Pallas, dont la statue qu'aucun homme ne vit
jamais, est conservée à Rome, dans le lieu le plus saint du temple, comme le gage
solennel de la durée de vie de notre empire! un illustre descendant d'Iule fait
fumer l'encens sur vos autels et vous invoque sur cette terre, votre antique
patrie. Accordez-moi des succès heureux dans le reste de mes travaux : je
rétablirai ce royaume et je le rendrai florissant. L'Ausonie reconnaissante
relèvera les murs des villes de Phrygie, et Troie, à son tour, fille de Rome,
renaîtra de ses débris."
Il regagne sa flotte et fait voile pour l'Égypte.
Après avoir formé ces vœux, il remonte sur ses vaisseaux, et profitant de la faveur
des vents, il leur livre toutes ses voiles, afin de réparer le temps qu'il a perdu
sur les bords phrygiens. Déjà il a passé Lesbos, bientôt il laisse après lui
l'Asie, Rhodes, et le zéphyr qui pousse sa flotte, ne laissant pas un moment ses
cordages détendus, fait voir à César, dès la septième nuit, les flambeaux du Phare
allumés sur le rivage de l'Égypte. Mais l'éclat du jour avait effacé celui de ces
flambeaux nocturnes, avant que César arrivât dans le port. Au tumulte qu'il vit
régner sur le rivage, au bruit confus de mille voix qui se confondaient dans les
airs, il conçut des soupçons sur la foi de ce peuple, et n'osant d'abord s'y
livrer, il tint sa flotte loin du rivage.
On lui présente la tête de Pompée.
Bientôt un satellite de Ptolémée, chargé de ses affreux présents, s'avance en
pleine mer, il porte la tête de Pompée couverte d'un voile, et avant de l'offrir,
sa bouche, exécrable commence par faire valoir le crime de son maître :
"Vainqueur de la terre ! Ô vous, le plus grand des Romains ! et, ce que vous ne
savez point encore, maître paisible et de Rome et du monde, puisque Pompée ne vit
plus, le roi du Nil vous assure le prix de vos travaux, et sur la terre et sur les
mers. Il vous présente ce qui manquait seul à votre victoire de Pharsale. En votre
absence, il a terminé pour vous la guerre civile. Pompée cherchant à réparer les
pertes qu'il avait faites dans la Thessalie, est venu tomber sous nos coups. C'est
à ce prix, César, que Ptolémée vient d'acheter votre faveur. C'est d'un tel sang
qu'il a voulu cimenter son alliance avec vous. Recevez sous vos lois le royaume
d'Égypte sans qu'il vous coûte un seul de vos soldats ; acceptez l'empire du Nil ;
acceptez tout ce que vous donneriez pour la tête de Pompée, et regardez comme le
plus fidèle de vos clients celui à qui les destins ont permis d'exécuter un si
grand coup. Ne croyez pas, César, qu'il ne soit d'aucun prix parce qu'il a été
facile. L'aïeul du jeune prince était lié avec Pompée des nœuds de l'hospitalité ;
son père lui devait sa couronne. Que vous dirai-je de plus ? Vous donnerez vous-
même un nom au service qu'il vous a rendu ou vous attendrez que l'univers le nomme.
Si c'est un crime, vous avouerez que le mérite en est plus grand, puisqu'on vous en
a épargné le reproche. " Après ce discours, il découvre et présente à César la tête
de Pompée. La mort avait déjà changé ses traits. César eut peine à le reconnaître.
Sa feinte indignation en recevant ce présent.
Ce ne fut point à la première vue qu'il rejeta cet horrible présent et qu'il en
détourna les yeux : ses regards s'y attachèrent pour s'en assurer, mais lorsqu'il
eut vérifié le crime et qu'il put, sans danger, paraître sensible et généreux, il
répandit quelques larmes que la douleur ne faisait point couler, et du fond d'un
cœur satisfait, il fait sortir des plaintes simulées. Il ne fallait pas moins pour
déguiser sa joie que tous les signes de la douleur.
Par là, il dérobe au tyran du Nil le mérite de son forfait, et les larmes qu'il
répand sur la tête de Pompée le dispensent de la payer. Lui qui sans changer de
visage avait foulé aux pieds les corps des sénateurs, et qui d'un oeil sec avait vu
les champs de Pharsale, il n'osa refuser à Pompée des gémissements et des pleurs. Ô
César ! tu as fait une guerre implacable à celui que tu devais pleurer ! Non, ce
n'est pas ton alliance avec Pompée qui te touche ; ce n'est pas le souvenir de ta
fille et de ton petit-fils : tu sais que Pompée était cher aux peuples, et tu
espères que tes regrets les rangeront sous tes drapeaux. Peut-être aussi es-tu
indigné qu'un autre que toi ait osé disposer de sa vie et qu'on l'ait dérobé au
triomphe de son superbe vainqueur. Mais quel que soit le sentiment qui t'arrache
des larmes, il est bien éloigné d'une piété véritable ; et ce n'était pas pour le
sauver que tu le cherchais avec tant d'ardeur et sur la terre et sur les mers. Oh !
qu'il est heureux que la mort te l'ait enlevé ! Quelle honte la Fortune a épargnée
à Rome en ne lui donnant pas le spectacle de César pardonnant à Pompée!
César ne laissa pas de soutenir par ses paroles les apparences de sa douleur : "Va,
traître ! emporte loin de mes yeux, dit-il, ces dons funestes de ton roi ! Votre
crime est encore plus grand envers César qu'envers Pompée. Vous m'enlevez le seul
prix, le seul avantage de la guerre civile, celui de sauver les vaincus. Si la sœur
de Ptolémée ne lui était pas odieuse, je le payerais comme il le mérite : je lui
enverrais en échange ta tête, ô Cléopâtre. Qui lui a permis de mêler à mes
victoires des trahisons et des assassinats ? Est-ce pour lui donner sur nous le
droit du glaive que nous avons combattu dans la Thessalie ? L'avons-nous rendu
l'arbitre de nos jours ? Ce pouvoir que je n'ai pas voulu partager avec Pompée,
souffrirai-je que Ptolémée ose l'exercer avec moi ? En vain tant de peuples armés
seraient entrés dans nos querelles, s'il restait dans l'univers d'autre puissance
que César et si la terre avait deux maîtres. Je quitterais dès ce moment ce rivage
que je déteste, sans le soin de ma renommée, qui me défend de laisser croire que je
vous fuis par crainte plutôt que par indignation. Et ne croyez pas que je me trompe
à ce que vous faites pour le vainqueur : l'accueil qu'a reçu Pompée en Égypte
m'était préparé, et si ce n'est pas ma tête que tu portes à la main, je ne le dois
qu'au bonheur de mes armes en Thessalie. Le péril était bien plus grand que je ne
croyais dans cette journée ! Je ne craignais pour moi que l'exil, la colère de
Pompée, le ressentiment de Rome, et je vois que le glaive de Ptolémée m'attendait
si j'avais fui. Cependant je veux bien pardonner à son âge, et ne pas punir sa
faiblesse du crime qu'on lui a suggéré. Mais qu'il sache que le pardon est tout le
prix qu'il en peut attendre. Vous, ayez soin d'élever un bûcher, où la tête de ce
héros se consume, non pas afin que votre crime soit à jamais enseveli, mais afin
que son ombre soit apaisée. Sur un tombeau digne de lui, portez votre encens et vos
vœux. Recueillez ses cendres dispersées sur ce rivage, et donnez un asile à ses
mânes errants. Que du sein des morts, il s'aperçoive de l'arrivée de son beau-père,
et qu'il entende les regrets que ma piété donne à son trépas. En préférant tout à
César et en aimant mieux devoir la vie à son client d'Égypte, il a dérobé un beau
jour au monde. L'exemple et le fruit de notre réconciliation est perdu. Les dieux
ne m'ont point exaucé, puisqu'ils n'ont pas permis, ô Pompée, que jetant mes armes
victorieuses et te recevant dans mes bras, je t'aie conjuré de reprendre pour moi
ton ancienne amitié et que je t'aie demandé pour toi-même la vie ; satisfait, si
par mes travaux, j'avais mérité d'être ton égal, alors, dans une paix sincère
j'aurais obtenu de toi de pardonner ma victoire aux dieux, et tu aurais obtenu que
Rome me l'eût pardonnée à moi-même."
Nul ne croit à ses regrets.
Quelque touchantes que fussent ces paroles, aucun de ceux qui l'écoutaient ne mêla
ses larmes aux siennes. Ils renferment tous leur douleur, ils la déguisent sous
l'apparence de
la joie, et d'un air satisfait, ô douce liberté ! ils regardent le crime atroce
dont César paraîl affligé.
LIVRE IX
(01) - L'hémorrhoïs. C'est un reptile dont la morsure fait couler le sang par
toutes les ouvertures du corps : son nom vient de aama, sang, et = jv, je coule.
- Le chersydre. Ce reptile, qui, ainsi que le dit son nom (formé de xjrsow,
terre, et idvr, eau), vit sur terre et dans l'eau, est amphibie.
- Le chélydre, amphibie comme le précédent, fait, de son souffle brûlant, fumei
l'endroit où il rampe.
- Le cenchris. "Serpens, infinitis minimisque maculis distinctus (graece kjgxrow,
milium, dicitur) magis variegatus est, ut ait poeta, quam ophites, marmor scii. ita
dictum et ipsum, quasi ad simi/itudinem serpentum, maculis conspersum. "
- L'ammodyte (de Œmmow, sable, et dèmi, je revêts) est de même couleur que le
sable. Il est amphibie, holobranche et apode : on le classe dans la famille des
pantoptères.
- Le céraste. Ainsi nommé de kjraw, corne, ce reptile a sur la tête deux
éminences courbées en formes de croissant ou de cornes.
- Le dipsas, ou dipse, ou la dypsade (dic<v, j'ai soif), est un reptile dont la
morsure cause une soif que rien ne peut assouvir.
- L'amphisbène (de ZmfÛw et baÛnv), "Quod utraque ex parte ingrediatur nomen habet"
Ce reptile a la queue arrondie et aussi grosse que la tête : il marche également
bien en arrière et en avant ; d'où lui vient son nom.
- Le natrix est un serpent d'eau, qui, s'il ne rend pas les eaux qu'il habite
mortelles, les rend du moins insalubres.
- Le jacuius se cache sur les arbres, d'où il s'élance, comme un trait, sur
tout ce qui l'approche.
- Le paréas. Ce reptile marche sur deux pieds qu'il a près de la queue ; ce qu
fait dire au poète : Contentus itercauda suicare.
- L'avide presto. Le prester (Zpô toè pr®yv, je brûle) est une sorte de dipsas
dont le poison est brûlant ; ce qui lui a fait donner son nom. - Le seps. Ce
reptile (Zpô toè s®pv, je putréfie) est une sorte de lézard qui a les jambes très
courtes el la forme de l'aspic. Sa morsure a pour effet de putréfier; d'où lui
vient son nom. Solin : Ictu sepis statim putredo sequitur.
- Le basilic. Suivant Pline, le basilic fait mourir les arbustes même qui ont
senti le poison de son souffle. Le poète le dit si redoutable, que les serpents
fuient à son aspect : d'après l'étymologie de son nom, il règne, toujours suivant
le poète, dans la solitude des sables. Néanmoins, il est reconnu aujourd'hui pour
n'être qu'une espèce de lézard stupide, craintif, et par conséquent inoffensif. On
le nomme roi, parce que ce prétendu serpent a sur la tête des éminences ou
taches blanches en forme de couronne.
(02) - Les Psylles . - Ancien peuple de la Libye, voisin des Nasamons et des
Garamantes, au sud de la Grande Syrte, dont ils étaient séparés par un vaste
désert, le désert de Sort. On ignore néanmoins leur véritable situation. On dit,
ainsi que le raconte le poète, qu'invulnérables eux-mêmes, ils savaient guérir par
leur salive ou par le simple attouchement la morsure des serpents. Pline rapporte
qu'il transpirait du corps des Psylles une odeur qui les en préservait. Celse dit
simplement que ces peuples étaient dans l'usage de sucer les plaies qu'avaient
faites les bêtes venimeuses, et d'en extraire ainsi le poison. Hérodote assure
qu'ils furent tous détruits par la vapeur brûlante du vent du midi. Aulu-Gelle
ajoute qu'ayant manqué d'eau pendant une année entière, ils avaient pris les armes,
résolus à faire la guerre au Notus, et que c'était ainsi qu'ils succombèrent tous
ou, au moins, tous ceux qui firent partie de l'expédition. Pline prétend qu'ils
furent exterminés par les Nasamons, qui s'emparèrent de leur territoire. Néanmoins,
il en subsistait encore du temps de notre poète, et l'on rapporte qu'Auguste en
envoya plusieurs auprès de Cléopâtre, dès qu'il apprit que cette reine s'était fait
piquer par un aspic : ce fut sans résultat. Voyez Hérodote., liv. IV, ch. CLXXIII ;
Strabon, liv. XVII ; Diod,, liv. LI, ch. XIV ; Paus., liv. IX, ch. XXIII ; Ptol.,
liv. IV, ch. IV.
Lucain : la Pharsale : livre X (traduction)
LIVRE X
Entrée de César dans Alexandrie. - Il visite les temples des dieux, le monument de
Sérapis, le tombeau d'Alexandre. - Réflexions philosophiques sur ce prince. - Le
jeune roi accourt à Péluse, et reste en otage près de César. - Cléopâtre aborde à
son tour au Phare, et vient demander à César une part dans l'héritage de ses aïeux.
- Discours qu'elle tient au héros : elle parvient, sinon à le persuader, du moins à
le séduire. - César la réconcilie avec le roi, son frère : joie, festin,
description de la salle du festin. -Description du festin. Parure de Cléopâtre :
luxe imprudemment étalé aux yeux de l'étranger. - Le sage Acorée assiste au festin.
- César l'interroge sur les secrets des pontifes ; il veut savoir les mystères de
la source du Nil. - Réponse du sage. - Pothin et Achillas trament un complot contre
la vie de César. - Pothin presse Achillas de marcher contre l'étranger, maître du
palais des rois : ses reproches.- Achillas obéit : soldats romains mêlés aux
satellites des deux meurtriers de Pompée. À l'approche de l'armée, César s'enferme
dans le palais avec le jeune roi : il y est assiégé. - Défense du héros. - Il fait
périr Pothin. - Arsinoé, sœur de Cléopâtre, se rend au camp des Égyptiens, fait
assassiner Achillas, et met Ganymède à sa place. - Le siège continue. - César
tente, pour s'échapper, de regagner ses vaisseaux restés dans le port : il est
attaqué sur la levée qui joint la ville à l'île du Phare.
Entrée de César dans Alexandrie.
Dès que César, suivant la tête de Pompée, est descendu sur ce rivage odieux et
foule aux pieds ces sables, il s'élève un combat entre la Fortune du chef et le
destin de la coupable Égypte, pour décider si le Nil subira la même loi que le
Tibre ou si le glaive de Ptolémée enlèvera au monde le vainqueur après le vaincu. Ô
Pompée ! Ton ombre secourut ton beau-père, elle déroba César au fer des assassins.
D'abord, se croyant assuré de la foi de Ptolémée, après le crime qui en était le
gage, il entra, précédé de ses étendards, dans les murs fondés par Alexandre. Mais
à la vue des faisceaux, le peuple d'Égypte murmure, indigné que Rome vienne jusque
dans ses murs commander à ses rois, et s'attribuer leur puissance. Ce tumulte
avertit César que les esprits étaient émus et divisés, et que ce n'était pas à lui
qu'on avait immolé Pompée.
Il visite les temples des dieux, le monument de Sérapis, le tombeau d'Alexandre.
Mais dissimulant sa frayeur sous un visage serein, il parcourut d'un pas intrépide
les temples de Sérapis et des autres dieux de l'Égypte, monuments dont la splendeur
atteste l'ancienne puissance des Macédoniens. Cependant ni la beauté de ces
édifices, ni les richesses qu'ils étalent, ni la majesté du culte qu'on y rend aux
dieux, ni la magnificence et la grandeur de la ville qui les renferme ne touchent
l'âme de César. Un seul objet l'émeut et l'intéresse, c'est le tombeau d'Alexandre.
Il descend avec une ardeur impatiente dans son caveau funèbre ; là repose ce
brigand heureux, dont le ciel vengeur délivra la terre. Ses restes, qu'il eût fallu
disperser dans l'univers, sont recueillis dans le sanctuaire. La fortune épargne
jusqu'à ses mânes, et le bonheur de son règne se perpétue même après sa mort. Car
si jamais la liberté rentrait dans ses droits sur la terre, ce serait pour être le
jouet des peuples qu'on aurait conservé les cendres de leur oppresseur, de
celui qui offrit au monde l'exemple funeste de l'univers esclave d'un seul.
Réflexions philosophiques sur ce prince
On le vit sortir de Macédoine, héritage obscur de ses aïeux, regarder avec mépris
Athènes, conquête de son père, et poussé par ses heureux destins, marcher à travers
les royaumes de l'Asie et sur des champs couverts de morts. Son glaive destructeur
moissonne les peuples de l'Orient ; les fleuves les plus éloignés, dans la Perse
l'Euphrate, et le Gange dans l'Inde, sont teints du sang qu'il fait couler, fatal
fléau de la terre, foudre terrible dont les coups frappent les nations entières,
astre ennemi du genre humain. Il se préparait à lancer des flottes sur l'Océan
extérieur. L'onde, le feu, rien ne l'arrête : il affronte les Syrtes, il traverse
les sables de la Libye, pour aller consulter Ammon. Par l'Orient, il fût arrivé aux
bords où le soleil se couche. Il eût fait le tour des deux pôles ; il eût vu les
sources du Nil. La mort l'arrêta dans sa course, et la nature n'eut pas d'autre
borne à l'ambition de ce furieux. Le même orgueil jaloux, qui lui fit souhaiter
d'avoir à lui seul l'empire du monde, ne put souffrir qu'il se donnât un égal dans
un successeur. Il aima mieux laisser sa dépouille à déchirer entre ses héritiers.
Maître de Babylone, il mourut dans ses murs, révéré du Parthe qu'il avait dompté. Ô
souvenir humiliant pour Rome ! Le Parthe a redouté la lance macédonienne plus que
le javelot romain ! Notre empire s'est étendu jusque sous les astres de l'Ourse,
jusque aux bornes du couchant, et bien avant dans les climats d'où le vent du midi
se lève et le seul effort des Arsacides nous arrête dans l'Orient ! Une petite
province de l'empire d'Alexandre a été l'écueil de nos armes, et le tombeau de nos
guerriers !
Le jeune roi accourt à Péluse, et reste en otage près de César.
Le jeune Ptolémée, de retour de Péluse, avait calmé par sa présence les clameurs
d'un peuple timide, et César ayant pour otage le roi captif dans son palais, y
croyait être en sûreté.
Cléopâtre aborde à son tour au Phare, et vient demander à César une part dans
l'héritage de ses aïeux.
Ce fut alors que Cléopâtre quittant la maison de campagne où elle était reléguée,
et s'exposant la nuit sur une barque, se présenta devant le Phare, corrompit le
gardien du port, dont elle fit baisser les chaînes, et se rendit dans le palais des
rois macédoniens, même à l'insu de César : femme dangereuse, l'opprobre de
l'Égypte, l'Érinys des Latins, et dont les vices impurs ont fait le malheur de
Rome. Autant la fatale beauté de Sparte alluma de haines contre les héros de la
Grèce et de la Phrygie, autant Cléopâtre excita de fureurs entre les plus grands
des Romains. Au son du sistre égyptien, elle jeta (je rougis de le dire) la terreur
dans le Capitole. Avec le peuple amolli de Canope, elle osa marcher contre les
aigles romaines, et se promettre de rentrer triomphante dans le port du Phare, en y
menant captif un César. Leucade vit le moment où il était douteux si l'empire ne
passerait pas aux mains d'une femme, et d'une femme étrangère. Elle en conçut
l'espoir, l'incestueuse fille des Ptolémées, dès la première nuit qu'elle passa
dans les bras de César.
Qui peut, Antoine, ne pas te pardonner ton amour insensé pour elle ? L'âme
inflexible de César a brûlé des mêmes feux. Au milieu de ses fureurs, dans un
palais habité par les mânes de Pompée, tout fumant encore lui-même du sang versé
dans la Thessalie, cet amant adultère a pu mêler aux soins dont il était tourmenté
les plaisirs d'un honteux amour, et former au sein des alarmes des nœuds criminels,
dont les fruits feront rougir la pudeur et la foi. Quel excès de honte ! Il oublie
que sa fille a été la femme de Pompée ! Ô Julie ! Il te donne des frères, nés d'une
femme incestueuse, et pour cette femme impudique, laissant à ses ennemis tout le
temps de se rassembler en Libye, il perd avec
elle au sein des voluptés les moments les plus précieux. Il aime mieux lui donner
l'Égypte, que de vaincre pour lui-même.
Discours qu'elle tient au héros : elle parvient, sinon à le persuader, du moins à
le séduire. Cléopâtre se confiant à sa beauté, parut devant César, affligée, mais
sans verser de larmes. Elle n'avait pris de la douleur que ce qui pouvait
l'embellir encore. Échevelée, et dans ce désordre favorable à la volupté, elle
l'aborde, et lui parle en ces mots.
"Ô César ! Ô le plus grand des hommes ! Si l'héritière de Lagus, chassée du trône
de ses pères, peut encore dans son malheur se souvenir de son rang, si ta main
daigne la rétablir dans tous les droits de sa naissance, c'est une reine que tu
vois à tes pieds. Tu es pour moi un astre salutaire qui vient luire sur mes États.
Je ne serai pas la première femme qui aura dominé sur le Nil, l'Égypte obéit sans
distinction à une reine, comme à un roi. Tu peux lire les dernières paroles de mon
père expirant : il veut qu'épouse de mon frère, je partage son lit et son trône ;
et le jeune roi, pour aimer sa sœur, n'a besoin que d'être libre. Mais Pothin s'est
emparé de son esprit, comme de la puissance. Ce n'est pas l'héritage de mon père
que je réclame : affranchis notre maison de la honte qui la souille. Daigne, César,
éloigner de lui le satellite armé qui l'assiège, et ordonne au roi de régner. De
quel orgueil cet esclave n'est-il pas enflé, depuis qu'il a tranché la tête de
Pompée ! C'est toi, César (puisent les dieux écarter ce présage), c'est toi qu'il
menace à présent, et il n'est déjà que trop honteux pour le monde et pour toi, que
la mort de Pompée ait été le crime ou le bienfait de Pothin."
Le langage de Cléopâtre eût vainement flatté l'oreille farouche de César, mais le
charme de sa beauté se communique à sa prière, et plus éloquents que sa voix, ses
yeux impurs parlent et persuadent. Ainsi, après avoir séduit son juge, elle employa
une nuit honteuse à l'enchaîner.
César la réconcilie avec le roi, son frère : joie, festin, description de la salle
du festin. -Description du festin. Parure de Cléopâtre : luxe imprudemment étalé
aux yeux de l'étranger.
César ayant rétabli et payé la paix à prix d'or, la joie de ce grand événement fut
célébrée dans un festin. Cléopâtre y fit éclater un luxe, une magnificence, dont
Rome encore n'avait pas l'idée. Le lieu du festin ressemblait à un temple, tel que
le siècle présent, quoique corrompu, le construirait à peine. Les toits étaient
chargés de richesses, les bois de lambris étaient cachés sous d'épaisses lames
d'or. Les murs n'étaient pas incrustés, mais bâtis d'agate et de porphyre ; dans
tout le palais, on marchait sur l'onyx. L'ébène de Xéroé y était prodigué, et y
tenait lieu du chêne vil, et servait aux portes du palais de support, et non
d'ornement. Les portiques sont revêtus d'ivoire. Sur ces portes immenses, l'écaille
de la tortue de l'Inde est appliquée en relief, et dans chacune de ses taches une
émeraude étincelle. Au-dedans, on ne voit que des vases de jaspe, que des sièges
émaillés de pierreries, que des lits, où la pourpre, l'or, l'écarlate éblouissent
les yeux par ce riche mélange que la navette des Égyptiens sait donner à leur
tissu. La salle du festin se remplit d'un peuple sans nombre ; d'une multitude
d'esclaves différents d'âge et de couleurs ; les uns brûlés par le soleil
d'Éthiopie, et portant, leurs cheveux relevés en arrière et repliés autour de leur
tête ; les autres d'un blond si clair et si brillant, que César dit n'en avoir pas
vu de plus doré sur les bords du Rhin. On y soit aussi une malheureuse jeunesse à
qui le fer a ôté la vigueur. Parmi elle, on distingue l'âge viril, mais dénué de
ses forces, et ayant à peine sur le menton le duvet de l'adolescence.
Ptolémée et Cléopâtre se mirent à table, et César, plus grand que les rois, prit
place entre le frère et la sœur. Peu contente du sceptre de l'Égypte, et du cœur du
roi, son frère et son époux, Cléopâtre avait employé tous les sacrifices du luxe à
relever l'éclat de sa beauté.
Les dons les plus précieux de la mer Rouge brillent dans ses cheveux, et forment,
sa parure ; la blancheur de son sein éclate à travers un voile de Sidon, tissé par
le peigne des Sères et dont l'aiguille des Égyptiennes a desserré le tissu clair et
large.
Sur des trépieds formés des dents blanches de l'éléphant, on a posé des tables
rondes du bois du mont Atlas, et si belles que César n'en vit jamais de pareilles,
même après qu'il eut vaincu Juba.
Reine insensée, à quelle imprudence te porte ton ambition ? En étalant aux yeux
d'un hôte vainqueur, tout puissant et armé, ces richesses, dignes d'envie, ne
crains-tu pas d'allumer en lui le désir de s'en emparer ? Quand même il n'aurait
pas résolu de s'enrichir des dépouilles du monde, quand ce serait, au lieu de
César, un des héros de ces temps heureux, où la pauvreté fut en honneur dans Rome,
un Fabricius, un austère Curius ou ce consul que l'on tira de la charrue, et qu'on
amena tout couvert de la poussière de son champ ; assis à cette table, il serait
tenté d'emporter en triomphe dans sa patrie une si superbe dépouille.
On servit dans des vases d'or tout ce que l'air, la terre, le Nil et la mer ont
produit de plus exquis, tout ce que la folie d'un luxe effréné a pu rechercher de
plus rare. Ce n'est pas aux besoins de la nature, mais aux délices de la table,
qu'on immole dans ce festin les oiseaux, les bêtes fauves, ces dieux du Nil. Des
urnes de cristal versent l'eau pure de ce fleuve. De profondes coupes de pierres
précieuses reçoivent le jus délicieux des vignes de Méroé, cette liqueur qu'un
soleil ardent fait bouillonner, et à laquelle il donne en peu de temps la maturité
d'une longue vieillesse. Le nard odoriférant, et la rose qui ne cesse de fleurir
dans ces climats, couronnent le front des convives. Sur leurs cheveux coulent le
cinname dont l'essence ne s'est point évaporée, comme quand il passe sur des bords
éloignés, et l'amome nouvellement recueilli dans les campagnes voisines.
César apprend à dissiper les richesses de l'univers conquis ; et honteux d'avoir
employé ses armes à vaincre un ennemi pauvre, il ne demande qu'un sujet de guerre
contre un peuple si opulent.
Le sage Acorée assiste au festin. - César l'interroge sur les secrets des
pontifes ; il veut savoir les mystères de la source du Nil.
Lorsque la volupté rassasiée eut mis fin aux plaisirs de la table, César
s'adressant au sage Acorée, qui en longue robe de lin assistait à cette fête,
l'engagea dans un entretien qui fut prolongé bien avant dans la nuit : "Vieillard
voué au culte des autels, et sans doute chéri des dieux qui vous accordent de si
longs jours, daignez, lui dit-il, m'apprendre l'origine des peuples de l'Égypte.
Décrivez-moi ces climats, et les murs de leurs habitants, leurs rites sacrés, et
les symboles sous lesquels ils adorent la divinité. Expliquez-moi les caractères
mystérieux qu'on voit gravés sur vos sanctuaires antiques, et dévoilez enfin des
dieux qui ne demandent qu'à se manifester. Si vos ancêtres ont initié l'Athénien
Platon dans la science des choses saintes, à qui pouvez-vous confier ces secrets
sublimes, qui en soit plus digne que César ? Et à qui l'univers doit-il être connu,
si ce n'est, à son maître ? Je suis venu chercher Pompée en Égypte, mais votre
renommée m'y attirait aussi. Au milieu des combats, j'ai toujours étudié les
mouvements du ciel, le cours des astres et les secrets des dieux. Mon année ne le
cédera point aux fastes d'Eudoxe (01). Mais avec cet amour extrême de la vérité, la
plus noble passion de mon âme, il n'est rien que je désire aussi ardemment de
savoir, que les causes, inconnues depuis tant de siècles, du débordement de votre
fleuve, et dans quel lien inaccessible il prend sa source. Qu'on me donne une
pleine assurance de trouver les sources du Nil, et j'abandonne la guerre civile."
Réponse du sage.
Dès que César eut achevé, le sage vieillard lui répond ainsi.
"Oui, César, il m'est permis de vous révéler les secrets de nos vénérables ancêtres
; ces secrets qui jusqu'à ce jour ont été inconnus aux profanes mortels. Que
d'autres se fassent un devoir religieux de renfermer tant de merveilles dans le
silence, pour moi, je crois qu'il est agréable aux dieux d'entendre annoncer les
prodiges de leur sagesse et que leurs lois soient révélées à tous les peuples du
monde.
Ces astres qui seuls modèrent la fuite du ciel et s'avancent vers le pôle, la loi
du monde, dès l'origine, leur attribue une puissance diverse. Le soleil partage les
saisons de l'année, règle l'échange du jour et de la nuit, par la puissance de ses
rayons, tient les astres prisonniers et enchaîne à son centre fixe leur course
vagabonde. La lune avec ses diverses phases mêle la mer et les terres. À Saturne
appartiennent les lieux glacés et la zone neigeuse ; Mars commande aux vents, aux
foudres errantes ; pour Jupiter, l'air calme et l'éther inaltérable ; la féconde
Vénus garde le germe de toutes choses ; Mercure est l'arbitre de l'onde immense,
dès qu'il entre dans la région du ciel, où l'astre du Lion se mêle au Cancer, où
Sirius vomit ses feux rapides, où le cercle changeant de l'année occupe l'Oegoceros
et le Cancer, témoin mystérieux des sources du Nil, c'est alors que le maître de
l'onde lance la flamme, le Nil s'élance hors de sa source, comme l'Océan qui se
gonfle sous l'action de la lune, et ne rentre pas dans son lit avant que la nuit
ait recouvré les heures que lui dérobe le soleil d'été.
Quant à l'accroissement du Nil, c'est une erreur des Anciens de l'avoir attribué
aux neiges de l'Éthiopie. Il n'en est point de ces climats comme de ceux de l'Ourse
et de Borée ; la couleur même des peuples qui les habitent vous annonce un soleil
brûlant et un air, sans cesse embrasé par le souffle du vent du Midi. Ajoutez à
cela que tous les fleuves, dont la fonte des glaces grossit la source, commencent à
s'enfler au retour du printemps, au premier écoulement des neiges, au lieu que le
Nil n'élève jamais ses eaux que le Chien céleste n'ait dardé ses rayons et ne
rentre dans ses rivages, qu'après que la Balance, devenue l'arbitre du jour et de
la nuit, les a égalés l'un à l'autre. Le Nil n'est pas soumis aux mêmes lois que
les autres fleuves. Il ne déborde point en hiver où l'éloignement du soleil
rendrait ses bienfaits inutiles. Destiné à tempérer les feux d'une saison trop
ardente, il sort de son lit au milieu de l'été. Placé sous la brûlante zone, de
peur que le ciel n'y consume la terre, il est prêt à la secourir ; et c'est contre
les flammes dévorantes du Lion que ce fleuve élève ses eaux. Sitôt que le Cancer
embrase Syène, le fleuve vient au secours de la ville qui l'implore, et il ne cesse
d'inonder ses campagnes, que lorsque le soleil, déclinant vers l'automne, allonge
les ombres sur Méroé. Qui peut dire les causes de ce prodige ? C'est ainsi que la
mère commune, la sage nature a déterminé le cours du Nil : il le fallait pour le
bien du monde.
L'antiquité crédule attribuait aussi l'accroissement du Nil aux zéphyrs, qui, tous
les ans, dans la même saison, règnent constamment dans les airs avec une pleine
puissance, soit que ces vents chassent vers le Midi les nuages du Notus, et que ces
nuages fondus en pluie grossissent les sources du Nil, soit que les flots de la mer
soulevés par la même cause, suspendent la chute des eaux de ce fleure, et que,
refoulé vers sa source, il soit forcé de surmonter ses bords et de se répandre dans
les campagnes.
Il en est qui ont supposé de longs canaux dans les entrailles de la terre, et entre
les rochers qui composent la solide épaisseur du globe, des antres profonds par
lesquels la chaleur du Midi attire les eaux du Nord et les rassemble au milieu du
monde, lorsque le soleil s'éloignant du pôle, lance directement ses feux sur Méroé.
Alors, disent-ils, par des routes cachées, le Gange et le Pô viennent grossir le
Nil, et un seul lit ne peut contenir toutes les eaux que vomit sa source.
On croit aussi que c'est dans l'Océan qui embrasse la terre, que le Nil va puiser
ses eaux, et qu'elles déposent leur amertume dans l'immensité de leur cours.
On n'a pas manqué de dire encore que le soleil qui se nourrit des humides vapeurs
qu'il aspire, lorsqu'il touche à notre tropique, en élève plus qu'il n'en peut
consumer, et que par la fraîcheur des nuits, ces eaux surabondantes rendues à la
terre se joignent à celles du Nil.
Pour moi, s'il m'est permis de prononcer sur ce grand phénomène, je crois, César,
qu'entre les fleuves répandus sur la terre, les uns, longtemps après qu'elle a été
formée, sont sortis de son sein par les secousses qui ont brisé ses veines, et sans
qu'un dieu les en ait tiré ; que les astres ont été compris dans la première
disposition du mécanisme de la nature et ont commencé avec le grand tout ; que
ceux-là coulent au hasard, mais que ceux-ci sont dirigés par l'ouvrier et le moteur
suprême qui les soumet aux lois de l'ordre universel.
Romain, le désir que vous témoignez de connaître la source du Nil a été l'ambition
des rois de Perse, d'Égypte, et de Macédoine. Il n'est point de siècle qui n'eût
été glorieux de transmettre cette découverte aux siècles à tenir. Mais le mystère
qu'en a fait la nature, demeure encore impénétrable. Le plus grand des rois que
Memphis révère, Alexandre, voulut dérober au Nil le secret de son origine. Il
envoya une troupe d'élite jusqu'au fond de l'Éthiopie ; la zone brûlante les arrêta
; ils virent le Nil tout fumant. Sésostris pénétra vers le couchant, jusqu'aux
limites du monde, et dans sa course triomphante, ce roi superbe se fit traîner,
dit-on, par des rois attelés à son char égyptien. Mais il eût bu les eaux du Rhône
et de l'Éridan, plutôt que celles du Nil à sa source. L'insensé Cambyse porta la
guerre jusque chez l'Éthiopien à la longue vie, et après avoir été réduit à se
nourrir de la chair de ses compagnons, il revint sur ses pas, sans avoir découvert
le lieu où le Nil prend naissance.
Fleuve mystérieux, la fable même n'ose parler de ton origine : tu es inconnu
partout où tu parais, et aucune nation n'a eu la gloire de pouvoir dire, il est à
moi. Je vais donc publier du cours de tes eaux ce que m'en a révélé le dieu qui
nous cache ta source. Tu viens en croissant du milieu de l'axe de la terre. Tu oses
traverser le brûlant tropique, en dirigeant tes flots vers le pôle de l'Ourse, et
contre les aquilons. Bientôt tu t'égares en longs détours vers le couchant et vers
l'aurore, arrosant les plaines de l'Arabie, et les sables libyens. Les Sères te
voient les premiers, et demandent aussi ton origine, tu roules ensuite dans
l'Éthiopie une onde qui lui est étrangère. L'univers ne sait d'où tu viens. La
nature a jeté sur ta tête un voile qu'elle n'a permis à aucun peuple de lever. Elle
n'a pas voulu que le monde pût te voir faible et rampant ; elle a caché le berceau
de tes eaux naissantes. Elle a mieux aimé te faire admirer, que de te faire
connaître aux humains. En te voyant grossi des pluies et des frimas d'un hiver
éloigné, on s'imagine que tu franchis les deux solstices, et que tu parcours les
deux pôles. Une partie du monde demande où tu commences, et l'autre où tu finis ton
cours. Tu te partages en deux canaux pour embrasser l'île de Méroé, peuplée de
noirs habitants, et plantée de bois d'ébène ; mais quoique ces bois y abondent, et
la couronnent de leurs rameaux, les ardeurs de l'été n'y sont tempérées par aucun
ombrage, tant elle est directement frappée des feux du Lion. De là tu traverses les
régions du soleil, sans que le volume de tes eaux diminue ; tu parcours d'immenses
plaines de sable, tantôt ramassé en un seul lit avec toutes tes forces, tantôt
divisé en rameaux ou répandu sur la pente du rivage. En approchant des murs de
Phila, barrière commune de l'Égypte et de l'Éthiopie, tu rassembles de nouveau tes
ondes ; tu les promènes lentement dans les déserts qui séparent notre commerce de
la mer Rouge. Qui croirait à voir le cours tranquille de tes eaux, que dans peu tu
vas les
soulever avec tant de fureur ? C'est lorsque à travers des gouffres escarpés et de
profonds abîmes tes chutes rapides font écumer et bondir tes flots mugissants,
c'est alors qu'indigné des obstacles qui traversent ton cours, torrent fougueux, tu
te révoltes, et lances ton écume jusqu'aux cieux. Tout frémit au bruit de tes
vagues, et la montagne, dont tu bats les flancs de tes flots invincibles et
écumants, s'ébranle avec un profond murmure.
Au-delà, s'élèvent Abatos, cette roche sacrée chez nos vénérables ancêtres, et deux
écueils qu'il leur a plu d'appeler les veines du Nil, parce qu'on y observe les
premiers signes de son accroissement. Plus loin se dressent de hautes montagnes,
que la nature t'oppose pour t'empêcher de te répandre, et qui privent les champs de
Libye du tribut de tes eaux. Entre les flancs de ces montagnes, dans une profonde
vallée, ton onde captive et domptée coule paisiblement, dans un majestueux silence.
C'est à Memphis qu'il est réservé de t'ouvrir de vastes plaines qu'elle te permet
d'inonder, sans qu'aucune digue s'oppose au débordement de tes eaux. "
Tel fut l'entretien que César, aussi tranquille qu'en pleine paix, poursuit
jusqu'au milieu de la nuit. Mais l'âme atroce de Pothin, déjà souillée d'un meurtre
abominable, ne peut s'abstenir de crimes. Après l'assassinat de Pompée, il ne voit
rien qui ne lui soit permis. L'ombre de ce héros le tourmente, les furies
vengeresses le poussent à de nouveaux forfaits : il croit ses viles mains dignes de
verser un sang dont la Fortune a résolu d'arroser les Pères Conscrits, pour expier
leur défaite. Peu s'en fallut que le châtiment de la guerre civile et la vengeance
du Sénat ne fussent confiés à ce vil esclave. Sauvez-nous grands dieux ! de cette
honte. Empêchez que César ne périsse d'une autre main que de celle de Brutus : le
supplice du tyran de Rome ne serait plus que le crime de Pharos, et l'exemple en
serait perdu.
Pothin et Achillas trament un complot contre la vie de César. - Pothin presse
Achillas de marcher contre l'étranger, maître du palais des rois : ses reproches.
L'audacieux Pothin conspire contre le Destin. Ce n'est point par trahison qu'il
attente à la vie de César ; c'est à force ouverte qu'il attaque ce chef invincible.
Telle est, Pompée, l'audace que lui inspire le succès de ta mort, qu'il prétend
faire tomber la tête de ton vainqueur comme la tienne, et le réunir à toi. Voici ce
qu'il écrit à son complice Achillas, qui alors commandait toutes les forces de
l'Égypte : car le jeune roi les lui avait confiées, et l'avait armé autant contre
lui-même que contre ses ennemis.
"Repose-toi, lui disait Pothin, dans une honteuse mollesse ; reste plongé dans un
profond sommeil. Cléopâtre s'est emparée du palais ; Pharos n'est pas seulement
trahi, mais il est livré aux Romains. Toi seul tu manques à l'hymen de ta reine.
Cléopâtre, cette sœur impie, vient de s'unir à son frère, après s'être unie à César
; et passant de l'un à l'autre époux, elle possède l'Égypte et achète Rome.
Cléopâtre a pu captiver par ses charmes l'âme d'un vieillard ; et tu lui confies
celle d'un enfant ! S'il passe une nuit avec elle, si une fois reçu dans ses bras,
il a goûté le charme de ses caresses incestueuses, et si, sous le nom d'une amitié
sainte, il a respiré un criminel amour, il lui livrera tout, et ma tête et la
tienne, chacune pour prix d'un baiser. Nous expierons le crime de sa beauté sur les
gibets et dans les flammes. Il n'y a plus pour nous ni secours ni refuge : elle a
d'un côté le roi pour mari, de l'autre, César pour amant ; et peux-tu douter qu'à
ses vœux nous ne soyons tous deux coupables, nous qui n'avons jamais recherché ses
faveurs ? Hâte-toi, viens, au nom du crime que nous avons commis ensemble, et dont
nous perdons tout le fruit, au nom de cette alliance que le sang de Pompée a
scellée, viens par un prompt soulèvement allumer tout à coup la guerre. Marche au
palais, change en funérailles les fêtes nocturnes de l'hymen ! Que dans le lit
nuptial même Cléopâtre soit immolée, avec
celui des deux qui se trouvera dans ses bras ! Que la fortune du chef des Romains
n'étonne point notre courage ! Le même coup du sort qui l'a élevé, et qui a imposé
son joug à l'univers, fait notre gloire comme la sienne. La mort de Pompée nous
élève aussi. Jette les yeux sur ce rivage, espoir de notre crime ; consulte ces
flots encore teints du sang que nous avons versé ; et demande-leur de quoi nous
sommes capables. Regarde ce peu de poussière qui fait le tombeau de Pompée, et qui
couvre à peine son corps : celui que tu crains n'était que son égal. Nous ne sommes
pas d'un sang illustre, mais qu'importe ? Nous n'avons pas en notre pouvoir les
richesses et les forces des nations, mais par le crime nous sommes grands et faits
pour accomplir de hautes destinées. La Fortune attire elle-même en nos mains ces
hommes puissants qu'elle a proscrits ? Après une illustre victime, une plus
illustre vient s'offrir à nous. Apaisons par ce sacrifice les mânes plaintifs des
Romains. Il est possible que le meurtre de César engage Rome à pardonner aux
meurtriers de Pompée. Qu'est-ce qui t'effraie ? Est-ce le nom de César ? Et que
fait un nom pour sa défense ? César n'est ici qu'un soldat : il a laissé loin de
lui ses forces. Cette nuit seule terminera la guerre civile, vengera les nations,
et précipitera chez les morts cette tête qui nous reste encore à immoler au repos
du monde. Venez tous plonger vos mains dans le sang de César ! Que les Égyptiens
rendent ce service à leur roi, et les Romains à leur patrie ! Toi, Achillas, ne
perds pas un instant. Tu trouveras César fatigué des délices de la table, troublé
par les vapeurs du vin, et prêt à se livrer aux plaisirs de l'amour. De l'audace !
Les dieux seront pour toi, les vœux des Catons et des Brutus te les rendront
favorables."
Achillas obéit : soldats romains mêlés aux satellites des deux meurtriers de
Pompée. Achillas s'empresse d'obéir à la voix qui l'appelle au crime. Il ne fait
point, comme il est d'usage, donner le signal dans le camp ; la trompette par aucun
son n'annonce son départ. Il transporte à la hâte tous les instruments de la
guerre. Les troupes s'avancent ; elles sont en partie composées de Latins, mais ces
transfuges ont oublié leur naissance, et se sont corrompus au point qu'ils
obéissent à un esclave, et qu'ils marchent sans honte sous le satellite d'un roi,
eux pour qui même il serait infâme de souffrir ce roi à leur tête : hommes sans
foi, sans piété envers les dieux, ni envers la patrie ; mains vénales, pour qui
l'action la mieux payée est la plus juste. Ce n'est pas en Romains, mais en vils
mercenaires qu'ils attentent à la vie de César. Ô malheureuse Rome, en quel lieu ne
trouves-tu pas la guerre civile ? Ceux des tiens que l'Égypte a pu soustraire à la
Thessalie exercent sur le Nil les fureurs de Pharsale. Hélas ! qu'auraient-ils fait
de plus, si Pompée, reçu en Égypte, les eût rangés sous ses drapeaux ? Il fallait
donc que chaque main romaine servît la colère du ciel, il n'est permis à personne
de s'abstenir ! Voilà comme il a plu aux dieux de déchirer le Latium. Ce n'est plus
entre le beau-père et le gendre que les peuples sont partagés : l'esclave d'un roi
se met à la tête de la guerre civile ; Achillas commande un parti des Romains ; et
si le sort ne prenait pas soin de garantir César du coup qui le menace, ce parti
serait le vainqueur.
Tout est prêt, tout est mûr pour le crime. Dans le tumulte de la fête, le palais
était ouvert aux surprises. Le sang de César pouvait rejaillir dans la coupe des
rois, et sa tête tomber sur leur table. Mais les assassins craignirent que, dans le
trouble et la confusion d'un combat nocturne, Ptolémée ne fût lui-même enveloppé
dans le carnage, et que quelque main égarée ou conduite par le hasard, ne fît
tomber sur lui ses coups.
La confiance qu'ils avaient en leurs forces fut telle, qu'ils dédaignèrent de hâter
leur crime, et qu'ils méprisèrent l'occasion de l'exécuter infailliblement. Ces
esclaves regardent la perte du moment d'immoler César comme facile à réparer : on
le réserve pour en faire justice en plein jour ! On donne à César une nuit à vivre,
et grâce à
l'eunuque Pothin, sa mort est différée jusqu'au lever du soleil !
À l'approche de l'armée, César s'enferme dans le palais avec le jeune roi : il y
est assiégé. L'aurore, du haut du mont Casius, regarde l'Égypte, et y répand le
jour qui, dans ces climats, est brûlant dès sa naissance. Alors on voit de loin
s'avancer, non pas des troupes semées dans la campagne et voltigeant par escadrons,
mais une armée rangée en bataille et marchant d'un pas égal, comme elle irait à
l'ennemi dans une guerre régulière. Elle accourt, préparée à vaincre ou à périr.
César n'osant se fier aux murs de la ville s'enferme dans le palais, honteux d'être
réduit à chercher un refuge. Le palais même est encore trop vaste pour le petit
nombre de ses défenseurs ; leur chef les ramasse en un coin. La colère et l'effroi
l'agitent, il craint l'assaut, et s'indigne de le craindre. Ainsi frémit un fier
lion dans la cage étroite qui le renferme, et il brise ses dents contre les
barreaux de sa prison. Ainsi, dieu de Lemnos ! s'irriterait ta flamme dans les
cavernes de Sicile, si l'on fermait les bouches de l'Etna.
Cet audacieux qui, naguère, sur les rocs de l'Hémus, affrontait tous les grands de
Rome assemblés, l'armée du sénat et Pompée à leur tête, qui, condamné par sa propre
cause et n'ayant rien à espérer des dieux, marcha sans crainte et osa se promettre
de rendre injustes les Destins, ce même homme est pâle devant la révolte d'un
esclave, il va se cacher dans l'obscurité d'un palais. Lui que n'eussent outragé ni
l'Alain, ni le Scythe, ni le Maure qui se fait un jeu de percer son hôte de ses
flèches. Cet homme qui trouve trop étroit l'espace de l'univers romain, l'empire
compris entre l'Inde et les rives de la tyrienne Cadix, voyez-le comme un enfant
timide, comme une femme, dans une ville prise, chercher asile au fond d'une maison,
mettre tout l'espoir de sa vie dans une porte qui l'enferme et courir égaré au
travers des vestibules. Mais le roi l'accompagne ; César le traîne partout derrière
lui, il est résolu à se venger sur lui ; et si les flèches et les flambeaux lui
manquent, il fera voler sur ces esclaves, ta tête, ô Ptolémée ! C'était ainsi que
la barbare Médée redoutant le vengeur de sa trahison et de sa fuite, le glaive levé
sur la tête de son frère, attendait son père irrité.
Cependant l'extrémité du péril obligea César de tenter les voies de la paix. Un
soldat de Ptolémée fut envoyé vers ces esclaves révoltés, pour leur reprocher leur
conduite et leur demander, au nom du roi, par quel ordre ils avaient pris les
armes. Mais, au mépris des droits les plus saints et des lois les plus inviolables
chez tous les peuples du monde, ils firent massacrer l'envoyé de leur maître et le
ministre de la paix : crime atroce partout ailleurs, mais qui doit à peine être
compté parmi les forfaits monstrueux dont l'Égypte est chargée. Jamais la
Thessalie, ni le vaste royaume de Juba, ni le Pont, ni l'impie Pharnace, ni les
lieux qu'arrose l'onde fraîche de l'Ibère, ni les Syrtes barbares, n'osèrent le
crime que commit l'Égypte corrompue et amollie.
Défense du héros.
César, que la guerre environne, se voit pressé de toutes parts. Déjà tombent dans
le palais mille traits lancés du dehors. Cependant l'ennemi n'emploie ni le bélier,
qui, d'un seul coup, eût ébranlé les murs et brisé les portes, ni aucune autre
machine capable de les forcer ; il n'a pas même recours aux flammes ; répandu
autour du palais, il se contente d'en investir l'enceinte, sans jamais réunir ses
forces pour tenter un assaut. Les Destins combattent pour César et sa Fortune lui
sert de forteresse.
On attaque aussi le palais avec des navires du côté de la mer où cet édifice
pompeux s'avance au milieu des flots sur une digue audacieuse. Mais César est
présent partout : d'un côté, il repousse l'ennemi avec le fer ; de l'autre, avec le
feu, et telle est sa constance et son activité, qu'assiégé lui-même, il se comporte
en assiégeant. Sur les vaisseaux unis pour le combat, il fait lancer des torches de
poix allumée. Le feu n'est pas lent à se
communiquer aux cordages de chanvre et aux bois enduits de cire. Les antennes et
les bancs des rameurs sont en même temps embrasés. Déjà la flotte à demi consumée
s'enfonce dans les eaux, et bientôt la mer est couverte d'armes et de cadavres.
L'incendie ne se borne pas aux vaisseaux ; de son souffle brûlant, il gagne les
maisons voisines de la mer. Le Notus favorise et propage la flamme, et emportée par
un rapide souffle, elle se répand sur les toits avec la même vitesse que ces feux
allumés dans l'air qui n'ont pour aliment qu'une vapeur subtile et dont l'œil suit
à peine le lumineux sillon. Ce désastre rappela au secours de la ville les troupes
qui assiégeaient le palais, et César n'eut garde de donner au sommeil un temps
propice. Dans l'obscurité de la nuit, il s'élance sur ses vaisseaux, et profitant
toujours avec succès des hasards de la guerre et du temps qui s'enfuit, il emploie
ce peu d'instants à s'emparer de Pharos, la clef des mers.
Sous le règne du devin Protée, cette île était loin du rivage et assez avant au
milieu des flots ; à présent elle touche presque aux murailles d'Alexandrie. César
en tira deux avantages : l'un d'interdire la mer aux ennemis, l'autre d'assurer aux
secours qu'il attendait lui-même, l'entrée du port, l'accès des murs, et la
communication libre avec la mer.
Il fait périr Pothin.
Sans différer, il punit le traître Pothin, mais non par le supplice qu'il aurait
mérité : il ne fut ni attaché à la croix, ni jeté dans les flammes, ni déchiré par
les bêtes féroces. Ô justice des dieux ! Sa tête pend, mal tranchée par le glaive :
Pothin mourut de la mort de Pompée.
Arsinoé, sœur de Cléopâtre, se rend au camp des Égyptiens, fait assassiner
Achillas, et met Ganymède à sa place.
Cependant la jeune sœur de Cléopâtre, Arsinoé, par l'industrie de son esclave
Ganymède, parvient au camp des ennemis ; fille de Lagus, elle règne dans le camp
vide de son roi et fait plonger le fer vengeur dans le sein du perfide Achillas. Ô
Pompée ! Voilà encore une victime qu'on envoie à ton ombre. Mais ce n'est pas assez
pour la Fortune. Nous préservent les dieux que ce soit là le terme de ta
vengeance ! La cour d'Égypte et son roi même ne suffisent pas pour apaiser tes
mânes, et jusqu'à ce que les glaives du sénat soient enfoncés dans le sein de
César, Pompée ne sera point vengé.
Le siège continue.
L'audace des Égyptiens ne fut point abattue ni leur fureur étouffée par la mort de
leur général, ils retournent aux combats sous la conduite de Ganymède, et ce jour
où César courut le plus affreux danger, suffirait seul pour perpétuer sa mémoire
dans tous les âges.
César tente, pour s'échapper, de regagner ses vaisseaux restés dans le port : il
est attaqué sur la levée qui joint la ville à l'île du Phare.
Sur la levée étroite qui traverse le porc et joint l'île de Pharos à la ville,
César, à la tête des siens, s'était avancé pour gagner ses vaisseaux abandonnés.
Dans un instant, il est environné de tous les périls de la guerre. Devant lui et à
ses côtés d'épaisses lignes de vaisseaux le pressent et bordent l'enceinte du port,
par derrière, ceux de la ville le chargent en même temps ; pour lui, nul moyen de
salut, ni dans la fuite, ni dans la valeur, à peine l'espoir d'une mort honorable.
Ce n'est pas au milieu d'une armée qu'il a défaite et sur un champ couvert
d'ennemis égorgés, qu'il touche au moment de périr ; c'est sans verser une goutte
de sang qu'il se voit pris, forcé par le lieu même, et sans savoir s'il doit
craindre ou s'il doit souhaiter la mort. Dans cette extrémité, se rappelant Scéva
et sa défense sur la brèche du fort devant Dyrrachium, il pense à la gloire
immortelle dont se couvrit ce Romain, lorsque, sur les débris du rempart que
l'ennemi
allait franchir, il résista seul à Pompée... (02)
(01) Mon année ne le cédera point. - L'année grecque fut primitivement composée de
trois cent cinquante-quatre jours, ce qui donnait en quatre ans quarante-cinq jours
d'erreur. Vint ensuite Eudoxe, qui fixa la durée de l'année a trois cent soixante-
cinq jours un quart, durée qu'admit depuis J. César ou plutôt l'astronome Sosigène,
en établissant le calendrier Julien. L'année de César fut de trois cent soixante-
cinq jours, et de trois cent soixante-six après une période de quatre ans, ce qui
donnait encore un jour d'erreur en cent trente-quatre ans : c'est cette erreur que
le calendrier Grégorien a relevée. On sait que César s'occupa réellement
d'astronomie et fit un traité sur cette matière. Tout ce qui suit sur les causes
des crues du Nil est tiré des opinions des divers philosophes de l'Antiquité,
Aristote, Anaxagore, Démocrite, etc.
(02) Ici se termine, avec les Commentaires de César, le poème de notre auteur.
Morts l'un et l'autre, et pour une cause bien différente, avant le temps, on se
persuade sans peine que leur œuvre a pu rester inachevée. Un disciple de Cicéron,
Hirtius Pansa, s'est fait le continuateur de l'un ; l'autre a inspiré, moins
heureusement peut-être, l'Anglais Thomas May.