Mama Africa Catherine Coquery Vidrovitch
Mama Africa Catherine Coquery Vidrovitch
Mama Africa Catherine Coquery Vidrovitch
de l'Art et Musicologie
Coordonnées
ISSN électronique : 2553-3711
Courriel : florence.cavin@univ-poitiers.fr
Texte intégral
Anne Jollet* : Je propose que nous procédions de façon rétrospective, que nous partions
du présent pour remonter à travers ta longue activité d’enseignante et de chercheuse dans
le domaine, longtemps si délaissé en France, de l’histoire de l’Afrique. Partons de ce livre
paru récemment, Les routes de l’esclavage. [1] Cette publication témoigne d’un
déplacement de tes travaux, de l’histoire de l’Afrique à celle de l’esclavage. Aussi d’une
forme d’écriture tournée vers un public plus large que celui des spécialistes. Pouvons-nous
revenir sur cet ouvrage ? Pourquoi maintenant ? A qui s’adresse-t-il ?
Catherine Coquery-Vidrovitch : C’est un livre tout public, bien sûr, que j’espère lu bien au-
delà de nos frontières, mais il s’adresse certainement d’abord aux Français. Parce qu’en
France, la découverte de l’histoire de l’esclavage a été tardive et l’enseignement de cette
histoire est récent. Le sujet a longtemps été un tabou généralisé, un peu comme Vichy,
pour les Français, puisqu’il a fallu Robert Paxton, un historien américain, traduit en 1973,
pour que l’on en débatte dans la société [2]. On ne parlait pas non plus de l’esclavage, nulle
part. On l’avait oublié, on ne l’enseignait pas, sinon brièvement avec une carte sur la traite
triangulaire, c'est-à-dire uniquement dans l’Atlantique nord.
Ce qui m’intéresse depuis que je suis à la retraite, c’est de découvrir de nouveaux champs.
J’ai passé 40 ans de ma vie à travailler sur l’histoire africaine, à faire de la recherche et aussi
des ouvrages de synthèse, mais finalement toujours pour mes collègues historiens,
africains et français. Là, j’ai eu envie de faire partager le savoir que j’ai accumulé sur des
questions qui n’ont jamais été enseignées ou très peu alors qu’elles ont agité l’opinion,
comme l’esclavage ou la colonisation. Le dernier sujet à s’être réveillé, c’est l’histoire de
l’esclavage et ce fut un réveil tardif. En 1998, la marche des Antillais, Français noirs de Paris,
est passée totalement inaperçue, sauf des noirs. Je dois avouer que, moi-même, je n’y ai
alors pas pris garde. Ce fut un cri : « Et nous, et notre histoire, pourquoi on ne l’enseigne
pas ? ». C’est en phase avec ce mouvement que, l’année suivante, en 1999, Madame Taubira
a proposé une loi condamnant l’esclavage [3]. La loi a fini par être votée, en 2001 ; son
article 1 reconnaît que l’esclavage fut un crime contre l’humanité. Certains historiens l’ont
d’abord condamnée comme anachronique : à l’époque, au 17ème siècle, l’esclavage n’était
pas un crime contre l’humanité ; on reprocha aussi à la loi de ne parler que de l’esclavage
atlantique, mais c’est la condamnation de cet esclavage là qui importait aux Antillais. Et
Condorcet avait déjà écrit en 1781, en pleine période esclavagiste, que l’esclavage était un
crime. Je le cite : « Que l’opinion ne flétrisse point ce genre de crime [l’esclavage], que la loi
du pays le tolère ; ni l’opinion, ni la loi ne peuvent changer la nature des actions, et cette
opinion serait celle de tous les hommes, et le genre humain assemblé aurait, d’une voix
unanime, porté cette loi [sur l’autorisation de l’esclavage], que le crime resterait toujours
un crime ». [4] L‘objection de la non rétroactivité des lois ne tient pas aujourd’hui comme
hier. L’article 2 de la loi Taubira était à mes yeux également décisif : puisque l’histoire de
l’esclavage est un fait important, il fallait l’enseigner dans les établissements scolaires. Ce
n’était alors guère le cas, en particulier dans l’enseignement primaire où les programmes
n’avaient jamais mentionné l’existence de l’esclavage. Le respect de la loi Taubira dans
l’enseignement primaire a mis six ans avant d’aboutir, compte tenu d’énormes réticences ;
la question, mise au programme, fut rapidement retirée. Les enseignants n’ont eu gain de
cause qu’en 2007, ce qui a permis au président Sarkozy de s’en attribuer le mérite.
On s’aperçut alors qu’il existait peu de travaux sur la question. L’historienne Myriam
Cottias, d’origine martiniquaise, a alors fondé un laboratoire CNRS devenu vraiment
e icace à partir de 2006, le CIRESC (Centre international de recherches sur les esclavages
et post-esclavages), devenu une structure internationale en 2012. L’accumulation des
recherches est donc récente. De son côté, le Brésil a fait, en quelque sorte, sa loi Taubira en
2003, sous la présidence de Lula : l’histoire africaine est seulement à ce moment-là
introduite dans les programmes scolaires du pays – ceci alors que quelque 80% de la
population brésilienne est d’origine, au moins en partie, africaine. En 2001, au congrès
international des historiens africains à Bamako, un jeune historien sénégalais, Ibrahima
Thioub, aujourd’hui recteur de l’université de Dakar, a présenté une contribution sur
l’esclavage africain, très mal reçue par ses collègues, parce que, jusqu’alors, la question
était en Afrique aussi un tabou. Hardi, Thioub a estimé que si l’esclavage suscitait autant de
réactions, c’était un bon sujet d’histoire. Il a donc lancé une équipe et, depuis, l’histoire des
traites et de l’esclavage africain s’est développée de façon internationale. C’est dans ce
contexte qu’Éric Mesnard, spécialiste de l’esclavage atlantique dans les Caraïbes, et moi-
même avons entrepris de travailler, non pas sur l’esclavage, mais sur l’histoire des esclaves,
ou plutôt des « esclavisés » d’Afrique en Amérique. [5] Ce livre est basé sur des récits
d’anciens esclaves, nombreux à partir du 18ème siècle. Au 19ème siècle, ces récits sont le
plus souvent écrits en anglais, les esclaves libérés étant devenus militants anti-
esclavagistes. Je me suis plutôt réservée les récits de la première génération, celle des
esclavisés qui avaient connu le rapt en Afrique, les caravanes et les transferts sur les
bateaux et le début de l’esclavage aux Amériques.
CVV Oui, ce livre est important car ce livre a été lu par la réalisatrice Fanny Glissant, petite-
nièce d’Edouard Glissant, qui a convaincu ARTE d’en faire la base d’un grand reportage [6].
Dont Éric et moi sommes devenus les conseillers. Comme j’avais travaillé la question
depuis le début des années 2000, j’avais un carnet d’adresses bien fourni qui a servi de
point de départ. Au total, l’équipe a organisé plus de 40 interviews de spécialistes
internationaux qui ont chacun parlé plusieurs heures. Tout a été retranscrit, et ce fut une
ressource formidable, de même évidemment que leurs ouvrages très novateurs. Albin-
Michel m’a demandé d’en concevoir une synthèse historique tandis que l’équipe d’Arte
(Arts et Balises) réalisait son film. [7] Le livre et le film ne se reproduisent donc pas.
Cela m’a exaspéré parce que ce n’était pas une approche d’historien et, dans le cadre du
CVUH, j’ai publié Les enjeux politiques de l’histoire coloniale [8]. Je voulais montrer que
l’enjeu de ces débats n’était pas moral mais politique. J’ai donc repris l’historique précis : la
marche des Antillais, puis la loi Taubira, puis l’article 4, puis « l’a aire » Grenouilleau. Tout
cela avait eu un fort écho chez les historiens, d’autant que l’éditeur du livre d’Olivier Pétré-
Grenouilleau était Gallimard, dans une collection dirigée par Pierre Nora. Six mois après le
CVUH, René Rémond, historien, disons du centre conservateur, lançait à son tour, en
novembre 2005, l’association Liberté pour l’histoire (reprise à sa mort par Pierre Nora).
C’est dans ce contexte que j’ai relu le fameux discours de Dakar de Sarkozy (juillet 2007) : je
fus e arée qu’en dépit de tout ce travail des historiens, un président de la République soit
encore capable de proclamer en 2007 que les Africains n’étaient pas su isamment entrés
dans l’histoire.
S’en sont suivis des débats virulents sur les « lois mémorielles ». Celles-ci, désignées
globalement, ont des objets très di érents. La loi Gayssot de 1993 condamne les actes
antisémites et tous les actes racistes, c’est la seule à prévoir délits et châtiments. La
deuxième loi est la loi Taubira, déclarative. La troisième loi fit davantage débat : elle
condamne le génocide arménien de 1915 qui était alors encore discuté (une autre loi plus
tardive a rajouté les sanctions). La quatrième loi mémorielle était le fameux article 4. Bien
qu’il se fût agi de lois très di érentes, Liberté pour l’histoire réclamait leur suppression
globale. C’était habile, parce qu’il était évident que l’on ne supprimerait jamais la loi
Gayssot. Ce qui était visé, c’était la loi Taubira. Mon ouvrage, qui reconstitue de façon
précise l’histoire de ces querelles, s’est trouvé bien isolé. Il s’est mieux vendu en 2017 que
l’année de sa parution en 2009 !
AJ Pourrais-tu revenir sur les liens de cette activité avec tes travaux sur l’histoire de
l’Afrique dans tout cela ?
CVV Je me considère comme une généraliste de l’histoire africaine, compte tenu de mon
ancienneté dans le domaine et de mon souci de toujours comparer sur ce continent ce qui
s’est passé dans l’espace et dans le temps. Cela s’est exprimé dès le premier ouvrage
« grand public » que j’ai écrit à ma retraite, Petite histoire de l’Afrique au Sud du Sahara, de
la Préhistoire à nos jours. [9] C’était à l’origine un cours que j’ai peaufiné pendant des
années. D’abord pour mes étudiants américains de la State University of New York (où j’ai
enseigné six semaines par an de 1982 à 2005), puis pour mes étudiants français. Je l’ai
publié car il n’existait pas de synthèse comparable (en 300 p. !) en français sur l’histoire
africaine Ce livre est tombé sous les yeux d’une conservatrice du musée du Quai Branly,
Gaëlle Beaujean, qui a voulu en faire une exposition : l’amplitude de l’histoire africaine et
son rôle dans l’histoire du monde vus à travers ses objets d’art, considérés jusqu’alors en
tant qu’objets esthétiques ou anthropologiques, mais dont on ne connaissait en général ni
l’auteur, ni la date. J’ai été commissaire associée à Gaëlle Beaujean de l’exposition qui a vu
le jour après cinq ans de travail (janvier à novembre 2017) [10]. Nous avons mis deux ans à
convaincre les autorités du musée Branly d’accepter l’idée d’histoire (ce qui a été accepté, à
condition que le terme ne figure pas dans le titre de l’exposition). Jusqu’à cette date, il n’y
avait eu au musée, depuis sa création, que deux petites expositions traitant de l’histoire
africaine, par les deux spécialistes du musée sur cette question, toutes deux en 2009-2010 :
pendant que Gaëlle Beaujean montait alors une exposition sur la monarchie d’Abomey au
19ème siècle, Sarah Frioux-Salgas en présentait une sur la revue Présence africaine de 1947
à nos jours. [11] L’idée de « l’Afrique des routes » était de montrer que l’Afrique a joué un
rôle dans la construction géopolitique du monde comme les autres continents.
J’ouvre ici une parenthèse sur la di iculté à introduire l’histoire africaine dans les
programmes d’enseignement : une brève apparition au programme de 5ème (trois heures
dans l’année sur les empires de l’or africain, entre 2007 et 2015), a suscité des contestations
agressives : on allait perdre trois heures d’histoire nationale pour enseigner l’Afrique ! Or, je
l’explique dans ce petit livre, et le film sur « Les Routes de l’esclavage » illustre l’idée :
l’Afrique eut au Moyen Âge une importance cruciale, y compris pour l’histoire de l’Europe.
Avec l’essor arabo-musulman, la grande puissance, c’est alors l’Afrique subsaharienne, qui
a approvisionné en or le monde entier par le nord à travers le Sahara, et par le sud vers
l’Océan Indien, et a fourni les esclaves, une formidable force de travail mise au service de
l’ensemble des continents qui les recevaient. C’est un travail forcé, certes, mais un travail
fondamental pour l’histoire du monde. Ces siècles d’or furent ceux du royaume du Ghana
(sur le fleuve Sénégal) - à distinguer du Ghana actuel - puis de l’empire du Mali, et de
l’empire Sonrhaï, un peu plus à l’est, sur le fleuve Niger. L’or africain représentait 80% de
l’or occidental jusqu’à la découverte de l’Amérique du sud ; l’ouest africain a approvisionné
l’Europe occidentale par le biais du commerce transsaharien, comme le fut aussi le monde
asiatique par l’océan Indien, à partir de Zimbabwe, en Afrique australe. Les esclaves des
plantations de canne à sucre, introduites par les Portugais d’abord sur l’île de São Tomé en
Afrique et de là au Brésil, ont constitué une force de travail fantastique pour la genèse du
monde capitaliste occidental.
J’ai été la responsable du catalogue de l’exposition pour lequel j’ai rassemblé les meilleurs
spécialistes de chacune des périodes. C’est donc un bon livre d’histoire qui présente un
bilan actualisé des connaissances. [12] C’est un peu dommage que la formule « catalogue
d’exposition » - qui a l’avantage d’être très bien illustré -, attire moins les enseignants qu’un
livre d’éditeur, mieux di usé en librairie.
AJ C’est impressionnant de constater ton engagement dans le présent, dans les débats de
société comme dans ce que tu mesures de lacunes historiographiques. On sent à
t’entendre combien l’histoire pour toi se pratique au présent. On pourrait dire plus
justement se vit au présent. Ce qui n’interdit pas de remonter un peu le temps, ce passé
historien ayant eu aussi son présent, pas très lointain !
CVV Les années 2010 ont été très actives pour moi avec la Petite Histoire de l’Afrique, le
travail sur l’esclavage et l’exposition. [13] Ce qui m’intéresse beaucoup aussi, c’est
l’africanisation du savoir historique, dont un aspect est la révision d’une grande œuvre en
huit volumes de l’UNESCO, L’histoire générale de l’Afrique, publiée en français, en anglais
et en arabe. Le projet avait été lancé par la jeune Organisation de l’Unité Africaine (OUA) et
réalisé entre 1964 et 1999. C’était une œuvre collective rassemblant de nombreux
historiens internationaux, dont beaucoup non africains car ces derniers n’étaient pas
nombreux. Cette œuvre datait, il fallait la réviser. Un nouveau conseil scientifique a été
constitué, composé à la di érence du précédent essentiellement d’historiens africains,
d’Afrique ou de la diaspora. Ces quinze personnes ont travaillé ensemble pendant cinq ans.
Il fallait choisir entre les thèmes, entre les auteurs aussi… et s’entendre entre historiens
d’origine variée, certains étaient Africains en Afrique, d’autres Américains, Caribéens,
Brésiliens, Indiens ; nous étions seulement deux blancs, le canadien Paul Lovejoy et moi. Il
a fallu faire connaissance. En e et, j’étais pour certains historiens africains-américains la
représentante du colonialisme, en triple qualité de blanche, de femme et de descendante,
du fait de ma nationalité, des colonisateurs. Cela a été passionnant que d’apprendre à
discuter ensemble. Les trois volumes prévus doivent sortir en 2020.
AJ Nous sommes toujours dans cette phase que tu poursuis de retraite active. Une
quinzaine d’années intenses.
CVV Oui, depuis 2002, j’ai beaucoup produit, seule ou avec beaucoup d’autres, pour
di user l’histoire de l’Afrique. Je pourrais évoquer les revues, comme le dossier que tu m’as
demandé d’animer pour les Cahiers d’histoire, auquel Paul Lovejoy a contribué. [14]
Auparavant, j’étais investie dans la recherche au niveau de l’enseignement supérieur, et je
n’avais pas fait d’ouvrage grand public.
J’en viens à ce que tu interroges : pourquoi, dans ma jeunesse, ai-je choisi l’histoire
africaine, qui à l’époque n’intéressait presque personne en France ? Le déclic fut la guerre
d’Algérie. En 1960, j’étais jeune agrégée, professeure de lycée et je cherchais un sujet de
thèse en histoire médiévale. Le professeur Yves Renouard, dont j’avais adoré les cours
d’agrégation, me proposa « Paris au 15ème siècle », beau sujet, me dit-il, mais très di icile
et il a ajouté : « Je ne vous garantis pas que vous n’y passerez pas votre vie ». Je me suis
demandée si j’avais envie de passer ma vie au 15ème siècle ; il y avait la guerre d’Algérie,
Michel, mon mari, jeune agrégé de géographie, venait d’être mobilisé. Comme il était très
myope et à l’époque asthmatique, il fut classé « inapte opérationnel », ce qui m’a beaucoup
soulagée, et il a été a ecté au service cartographique de l’armée à Oran. J’ai utilisé mon
congé de Pâques pour le rejoindre, puis je suis allée accoucher de ma fille ainée en Algérie
en juillet 1960. J’ai trouvé ce pays d’une beauté éclatante, les gens très attachants,
l’histoire formidablement complexe. À la di érence de l’Afrique subsaharienne, l’histoire de
l’Afrique du nord était assez bien connue grâce à Charles-André Jullien, grand anti-
colonialiste et professeur d’histoire de la colonisation (avant la Sorbonne, il avait occupé
un poste à Alger de 1947 à 1951). Il disait lui-même que son premier article anticolonial
datait de 1914.
À mon retour, j’ai commencé par trois ans d’arabe aux Langues O. [15] J’y ai même été
interrogée par Régis Blachère, un grand monsieur aveugle fort impressionnant. Puis j’ai
arrêté cette formation car, entretemps, j’avais décidé de travailler sur l’Afrique au sud du
Sahara, sur une zone peu islamisée, l’ancienne Afrique équatoriale française. Mais je n’ai
jamais regretté cet apprentissage qui m’a fait comprendre la résonance de la structure
d’une langue sur certains fonctionnements sociaux.
AJ Peux-tu nous en dire un peu plus sur la construction de cette histoire de l’Afrique en
France?
Charles-André Jullien a été professeur à Alger puis à la Sorbonne. Il a dirigé des thèses
d’État qui font date, notamment sur la Tunisie, sur l’Algérie, sur le Maroc. Il m’a orientée
vers son successeur Jean Ganiage, qui était alors son gendre. Celui-ci, quand il m’a reçue
en 1961, a eu une phrase malheureuse : “ Les femmes sont faites pour écrire les thèses de
leur mari“. Je ne l’ai plus revu. Il n’existait pas encore d’historien de l’Afrique noire. J’écrivis
à Pierre Renouvin, professeur d’histoire internationale, qui me répondit d’attendre l’année
suivante (1962) où seraient élus à la Sorbonne deux spécialistes d’histoire africaine.
J’avais alors décidé de travailler sur l’Afrique subsaharienne parce que, entre temps, j’avais
rencontré Henri Brunschwig, élu en 1961 directeur d’Études à la 6e section de l’École
pratique des Hautes Études (future EHESS). À l’époque, on parlait encore d’ « Afrique
noire ». Le terme avait été créé lors de la colonisation ; il n’est plus utilisé dans la recherche
du fait de ce qu’il véhicule de représentations liées à cette origine coloniale. Brunschwig
incarnait la transition entre l’histoire de la colonisation (ou histoire de la France en Afrique)
et l’histoire africaine au temps de l’occupation française. Comme à cette époque les
directeurs d’Études n’avaient pas encore le droit de diriger des thèses d’État, je commençai
avec lui une thèse de 3e cycle, À la Sixième section, Fernand Braudel avait créé des centres
interdisciplinaires, dont le centre d’Études africaines en 1958. L’historien était Brunschwig,
qui cohabitait avec des linguistes, dont Pierre Alexandre, une sociologue spécialiste des
femmes, Denise Paulme, un géographe, des anthropologues, etc. Un cours
pluridisciplinaire avait été organisé pour initier les jeunes chercheurs, dont j’étais, aux
sociétés africaines. Je suis restée dix ans dans ce centre (1962-1971).
Dès son élection, je rendis visite à Hubert Deschamps, professeur en Sorbonne, homme
très courtois mais un peu surpris au démarrage qu’une jeune femme mariée et, de surcroît,
mère de famille, fasse un choix alors étrange en histoire. J’ai travaillé jusqu’à ma
soutenance en 1970 sur la domination et l’exploitation coloniale dans le premier tiers XXe
siècle au Gabon, Congo, Centre Afrique (Oubangui-Chari à l’époque), et Tchad.
AJ On peut revenir à ce propos sur une de tes publications récentes, celle du rapport
Brazza, qui se rattache à ce moment de ton histoire. [16]
CCV C’est une publication qui me tient à cœur. J’avais retrouvé en 1965, parmi une centaine
de dossiers des Archives nationales d’Outre-Mer, un document supposé perdu ou détruit ;
c’était le rescapé d’un rapport de 130 pages primitivement imprimé en dix exemplaires,
rédigé à partir des notes de Pierre Savorgnan de Brazza et de ses compagnons [17]. Brazza
avait été envoyé en 1905 en Afrique équatoriale à la suite d’un scandale : en 1903, trois
administrateurs avaient en Oubangui-Chari « fêté » le 14 juillet en faisant sauter un
« indigène » à l’aide d’un bâton de dynamite introduit dans son anus. Le fait fut connu à
Paris en 1905, au moment où éclataient les grands scandales dits du « caoutchouc rouge »
au Congo côté belge. Un homme réputé intègre comme Brazza, en retraite à Alger, fut
rappelé en mission d’inspection pour servir de garant du côté du Congo français. Las !
Envoyé pour six mois avec une douzaine de collaborateurs qui rédigèrent une quinzaine de
rapports accablants, Brazza mourut sur le chemin du retour et c’est le ministère qui rédigea
le rapport final, néanmoins jugé su isamment sévère pour que le gouvernement refuse sa
publication. In fine, le rapport a disparu. Quand en 1972 ma thèse a été publiée, cela faisait
longtemps que cette a aire avait été oubliée. Jusqu’au jour où, en 2010, un jeune éditeur
est venu me proposer de commenter et publier ce texte que j’étais la seule à avoir lu. Je
suis retournée aux archives où venaient d’être retrouvés les rapports originaux des adjoints
de Brazza, et j’y trouvai ce mot croustillant du directeur des a aires africaines du Ministère :
« 10 exemplaires imprimés par l’Imprimerie nationale, un exemplaire pour le ministre et les
9 autres dans le co re-fort du ministre ». C’était un secret d’État. Un autre scandale encore
pire avait été étou é l’année suivante, en 1906, dans la même région : dans le cadre de
l’entreprise la M’Poko, 750 indigènes avaient été assassinés parce qu’ils ne récoltaient pas
assez de caoutchouc Ceci, je l’avais déterré grâce à la rencontre au Gabon d’un très vieux
gouverneur, Gaston Guibet, qui avait été jeune administrateur stagiaire en 1906 dans la
région. La chance a voulu qu’on se retrouve dans l’intérieur du pays, lui était dans un petit
avion qui avait atterri en catastrophe et moi j’étais seule avec mon sac à dos en train de me
promener sur la piste de Brazza. Il m’a alors dit : « Si vous trouvez quelque chose dans les
archives de la compagnie concessionnaire de la M’poko, je pourrai vous raconter
l’histoire ». De retour à Aix, j’ai trouvé dans les archives de la M’Poko trace du drame. Le
gouverneur Guibet est alors remonté de Nice pour me raconter ce qui n’était pas dans les
archives. Entre autres, il avait été convoqué par le ministre qui lui avait demandé sa parole
d’honneur qu’il n’en parlerait pas. L’a aire de la M’Poko a donc été enterrée jusqu’en 1966.
Le secret a été total. J’ai compris plus tard que Guibet l’avait confié à la jeune historienne
que j’étais parce qu’il n’avait pas envie de mourir avec ce secret. Ce sont des joies pour le
chercheur que de débusquer de telles sources.
CC : En 1969-70, l’ancienne Sorbonne, forte de quelques 300 000 étudiants, fut partagée
entre sept universités. Les historiens se répartirent entre trois. Paris 7 (Jussieu) fut choisi
par les « originaux » ou réformateurs. Ce fut surtout le choix de jeunes enseignants non
conformes. Les « classiques » sont allés à Paris 1 et les « conservateurs » à Paris 4. Les
historiens de Paris-7 militaient contre le quadripartisme, cette division en quatre périodes
canoniques de l’histoire (ancienne, médiévale, moderne et contemporaine), vision
occidentale franco-centrée, car la plupart d’entre eux travaillaient sur l’histoire du monde.
Le Ministère bloqua : « Ou vous adoptez le quadripartisme ou vous n’aurez pas le diplôme
national ». Par le biais de ce que l’on appelait alors des « UV » groupés, on l’a fait quand
même. .Mais au fil des ans cela s’avéra de plus en plus di icile ; l’enseignement est
redevenu quelque peu académique en reconstituant les quatre sous-sections.
AJ Outre cette impulsion donnée au travail collectif, quels ont été tes propres travaux dans
ce contexte?
CCV À partir de l’histoire africaine, j’ai lancé en France des études déjà entamées dans le
monde anglo-américain, avec lequel je me familiarisai, outre mes séjours annuels réguliers
à la SUNY, grâce à une série de séjours de recherche : six mois à Princeton, un semestre à
Washington DC et aussi à Cambera en Australie. Il existe au moins dix fois plus de
spécialistes sur l’histoire africaine aux États-Unis qu’en France ; sur la période coloniale il
n’y a pas une seule région d’Afrique (y compris francophone) pour laquelle il n'existait au
moins un livre fondamental en anglais. Cela me permit d’aborder des ouvrages de synthèse
sur des sujets neufs en France, comme l’histoire des villes africaines des origines à la
colonisation, puis l’histoire des femmes africaines (Michelle Perrot, ma collègue, venait de
diriger une histoire des femmes en Occident). Je lançai une série de thèses sur ces thèmes.
CCV : Oui, en France il y avait depuis 1960 la revue de l’EHESS Cahiers d’études africaines,
revue interdisciplinaire, qui existe toujours mais de plus en plus tournée vers
l’anthropologie. En anglais, il en existait trois consacrées à la seule histoire africaine. La
revue anglaise fondamentale spécialisée est le Journal of African History, publiée par
l’université de Cambridge, à laquelle j’étais abonnée. Un peu plus tard fut créée une revue
états-unienne, l’International Journal of African history. En français, il n’existait qu’une
revue généraliste, la Revue d’histoire de la France d’outre-mer, longtemps restée marquée
par son inscription dans l’histoire coloniale, mais qui heureusement a beaucoup évolué
depuis. [19]
CCV : Les chercheurs de Paris 1 ont essayé il y a quelques années d’en créer une. Pourtant
bien partie, elle s’est arrêtée au 6e numéro. L’un des animateurs, François- Xavier Fauvelle,
a été nommé en Éthiopie, ce qui a stoppé l’éditeur qui lui était très lié.
CCV : Présence africaine joue son rôle ; c’est une revue pluridisciplinaire à forte tendance
littéraire. C’est une revue africaine fondée par des Africains de l’ouest francophones et
anglophones, créée en 1947 par le sénégalais Alioune Diop, préfacée par Jean-Paul Sartre
et Georges Balandier. Elle a été très négligée par les chercheurs français, à l’exception
d’Henri Moniot, enseignant de Paris 7 lui aussi, qui y faisait des comptes rendus assez
souvent. Des collègues arabisants y ont écrit aussi. Pour son trentenaire, j’ai proposé un
article sur l’histoire dans la revue Présence Africaine. Elle contenait beaucoup de choses
très intéressantes méconnues du savoir français. L’histoire africaine de langue française a
surtout été écrite par des historiens africains, souvent peu publiés, sauf par L’Harmattan
qui a édité, entre autres, beaucoup de thèses. Il s’agit de recherches de terrain, souvent
locales, À la bibliothèque de l’université de Conakry, plusieurs centaines de mémoire ont
été déposés au temps du régime de Sékou Touré. C’est une mine méconnue. Notre
laboratoire a lancé un programme pluriannuel où nos chercheurs sont allés faire
l’inventaire de tout ce qu’il se trouvait dans les bibliothèques des départements d’histoire
des universités francophones (deux volumes publiés). Nous avons beaucoup publié à cette
époque à l’Harmattan, où un membre du laboratoire, Alain Forest, travaillait. J’ai obtenu
pour organiser de grands colloques internationaux (sur les jeunes en Afrique, sur le travail,
sur l’histoire des villes, des femmes … ) beaucoup de crédits quelquefois. Les reliquats ont
servi à publier des mémoires ou des thèses de chercheurs africains. L’Harmattan continue
aujourd’hui ce genre de choses en demandant une somme modérée (200 ou 300 euros, ce
qui est beaucoup pour un chercheur africain), pour publier à compte d’auteur. Mais
évidemment le labo sélectionnait les travaux qui en valaient la peine. La politique de
l’autre éditeur du domaine, Karthala, créé en 1980, est di érente : il ne publie que s’il y a
une subvention L’Harmattan a été décrié du fait qu’il publie beaucoup ; néanmoins, sans
ces deux éditeurs, la publication africaniste française serait misérable.
AJ : Une maison d’édition comme La Découverte, les Indes savantes ont quelle place dans
cette configuration ?
CCV : Les Indes savantes n’existaient pas encore à l’époque. Depuis, les Éditions de La
Découverte jouent aussi un rôle important. Il faut aussi savoir que jusque dans les années
1990-2000, la quasi-totalité des doctorants en histoire africaine était constituée d’Africains.
CCV : Au début de mon enseignement à Paris 7, non. C’était l’époque où les universités
francophones n’avaient pas de 3ème cycle. Ce niveau a été créé en histoire dans les années
1975 à Dakar, et c’était la seule université francophone à fournir ce niveau. Je peux parler
ici de mes liens spécifiques avec cette université. Je suis allée y enseigner d’abord trois ans
(en 1970-72 je pense), à la faculté des sciences économiques où Samir Amin, économiste
marxiste égyptien, bien connu déjà à l’époque, était professeur. Il a constaté que le
programme de droit et d’économie était le même qu’en France, et que les étudiants
sénégalais n’entendaient rien sur l’histoire et l’économie africaine. Il a fait créer en 2ème
année un cours facultatif d’histoire africaine et un cours obligatoire d’anthropologie
africaine, et m’a demandé de venir le faire six semaines par an, car la faculté exigeait un
enseignant docteur d’État. Je me suis trouvée à la tête d’un amphithéâtre de 200 étudiants
en anthropologie africaine. J’étais femme, représentante de la colonisation, non-
musulmane. Il fallait donc que je fasse mes preuves d’autant que dans les années 1970 s’est
développé un courant xénophobe. Un étudiant est venu une fois me dire: « Vous ne
trouvez pas ça bizarre, Madame, que ce soit vous qui veniez nous expliquer comment on
vivait dans nos villages autrefois ? » J’ai répondu : « Vous ne croyez pas que chaque matin,
quand je viens, c’est exactement ce que je pense ? ». Finalement, cela s’est bien passé,
après une phase d’apprivoisement. C’est alors que Boubacar Barry, jeune maître assistant
guinéen en poste à Dakar, historien, a eu l’idée de m’inviter au département d’histoire où
ma qualité de Professeure habilitée par L’université de Dakar permit d’ouvrir une formation
de DEA tenue par deux maîtres assistants, Boubakar Barry et Raoul Lonis (spécialiste
d’histoire grecque). Ce dernier, antillais, avait des problèmes avec certains collègues
africains qui ne comprenaient pas qu’il ne se fasse pas nommer en Guyane : c’est qu’il était
spécialiste de la guerre à Sparte ! Entre 1972 et 1980, je suis venue six semaines par an au
département d’histoire pour « légitimer » le cursus. Nous avons inauguré un programme
annuel d’échanges d’enseignants et de doctorants entre Dakar et Paris-7, alors financé par
le ministère français de la coopération. L’enseignant de Paris 7 venait enseigner une
spécialité qui manquait à Dakar, comme l’histoire romaine, médiévale occidentale ou
économique., pendant trois semaines ou un mois. En échange, un doctorant africain
passait en France deux ou trois mois. Notre laboratoire a progressivement conclu des
conventions de ce genre avec cinq ou six universités francophones (au Mali, au Niger, en
Guinée, au Congo, à Madagascar et même au Rwanda). Ce furent des expériences très
profitables, à la fois pour les étudiants français qui étaient ravis d’écouter à Paris un
enseignant africain, et pour les enseignants français qui allaient en Afrique. Par exemple,
Jean Bouvier, éminent spécialiste d’histoire économique, que j’avais eu beaucoup du mal à
convaincre de partir, a passionné les étudiants sénégalais et, du coup, est reparti plusieurs
fois, dont une fois à Madagascar. La réaction des collègues français était intéressante : la
plupart découvraient un univers, mais une minorité d’autres supportaient mal l’expérience
di icile de la confrontation avec le sous-développement.
AJ : La question des écarts linguistiques a dû jouer son rôle dans ces di icultés ?
CCV: C’est quelque chose que les écrivains africains de langue française ont fait découvrir.
Les romanciers sont formidables ; mais, nous historiens, ne nous posions pas encore assez
la question.
AJ En remontant dans le temps, on arrive à l’étape de ton enquête pour ta thèse et aux
débuts de cette recherche africaniste. Comment se débrouillait-on jeune femme française
dans l’Afrique de l’Ouest des années 1960 ?
C.CV : C’était l’inconscience de la jeunesse ! Cela ne m’a jamais posé de problème, je m’en
étonne maintenant. Quand je suis partie la première fois en Afrique équatoriale, pour trois
mois, j’ai fait les quatre pays. J’étais toute seule, avec mon sac à dos et une gourde qui
fuyait, une moustiquaire, un filtre à eau portatif. J’ai connu des expériences tout à fait
cocasses, comme avoir un trou dans une moustiquaire (ce qui est pire qu’être
sans moustiquaire). Je passais souvent une demi-heure à coudre pour réparer les trous !
Côté français, je pouvais compter sur Jean Dresch, le grand géographe, anticolonialiste. Il
était le seul qui pouvait me donner des conseils sur l’Afrique. Brunschwig n’était pas très
prolixe sur les problèmes matériels. Dresch m’a mise en contact avec son cousin Durand-
Réville qui était un gros bonnet des compagnies de l’Afrique équatoriale. Ce dernier m’a fait
découvrir un peu ses archives, les comptes rendus des bilans annuels de l’une de ses
sociétés. J’ai obtenu de lui, en me faisant passer pour une fillette bien gentille (j’ai jamais
osé lui envoyer ma thèse, … j’aurais dû), il m’a écrit des recommandations auprès d’autres
directeurs de sociétés héritières des compagnies concessionnaires. J’étais donc munie des
lettres du grand chef : les directeurs locaux, impressionnés, me fournissaient des
« occasions » : un moyen de transport, qui pouvait être, par exemple, un petit avion. Côté
africain, les relations restaient néo-coloniales, comme au Gabon où le racisme était encore
très présent. Par exemple, j’arrivais dans un bureau de poste et, parce que j’étais blanche,
je passais la première alors qu’on était une file à attendre. J’étais une sorte d’électron libre.
Par exemple, j’avais une lettre d’introduction pour le président du Gabon qui était mourant
dans un hôpital français ; j’ai été reçue par son premier ministre qui m’a promis d’envoyer
des télex partout pour annoncer ma venue en province. Cela devait m’aider à suivre
l’itinéraire que j’avais planifié, de suivre les traces de Brazza. Mais aucun de ces télex n’est
arrivé. Je devais en arrivant me débrouiller pour trouver la maison de commerce à
laquelle, en général, je m’adressais. A défaut, je m’adressais à un blanc qui appartenait à
une compagnie concessionnaire qui m’amenait à son patron. J’ai ainsi accompagné
pendant une semaine un commis qui allait approvisionner les boutiques. Toutes ces
improvisations étaient instructives de la situation coloniale.
AJ: Tu avais finalement la possibilité d’accéder à tes archives en dépit de cette complexité ?
CCV: Oui. Par exemple, à Lambaréné, qui est une île du fleuve Ogooué au Gabon, ma lettre
de recommandation m’a fait accueillir par le sous-préfet. Deux Gabonais très gentils m’ont
proposé des papiers de l’année passée. Après avoir expliqué que je voulais voir des papiers
très vieux, ils ont pensé qu’il y en avait dans une cabane au fond du parc. Ayant perdu la
clé, ils ont enfoncé la porte. Mais c’était la cabane de l’armurerie ! Quand ils eurent enfoncé
la porte de l‘autre cabane, les papiers ont dégouliné avec plein de bestioles, si bien que je
ne les ai pas beaucoup inventoriés ! À Ndjolé, les archives, pour faire de la place, avaient
été dégagées d’une grande maison coloniale en bois avec une véranda tout autour. Elles
étaient livrées aux pluies équatoriales ! Le gars m’a dit : « Vous prenez tout ce que vous
voulez ». Alors j’ai pris une grande valise et j’ai pioché tout ce que je pouvais. Au retour, j’ai
apporté ma valise à Mademoiselle Ménier, la conservatrice des archives à Paris. Très
dubitative, elle croyait que je les avais volées !
CCV : Non, ce sont les archives départementales. Théoriquement, elles avaient été
rapatriées en France à l’indépendance, mais celles éparpillées dans les di érents postes
étaient restées sur place. Parfois, elles étaient bien rangées, quand le dernier
administrateur en place en avait fait des paquets ficelés. À partir des années 2000, des
centres d’archives ont été créés pour les rapatrier à Libreville pour le Gabon ou Brazzaville
pour le Congo. À l’époque, à Bangui, en Centrafrique, les archives étaient perdues, on les a
retrouvées plus tard dans un garage oublié. Au Tchad, des administrateurs militaires,
passionnés d’archives avaient vraiment organisé un fond. De façon générale, dans un poste
on trouvait toujours quelque chose. En 1965, cinq ans après l’indépendance, personne
n’avait eu le temps d’y toucher. Les grandes entreprises de l’époque avaient toutes leur
siège social en France, je n’ai trouvé quasiment rien sur place comme archives.
CCV: La période a commencé à être étudiée plus tard par des chercheurs nationaux. Les
historiens français se sont plutôt intéressés à la question des coopérants. Françoise Raison,
qui a été professeur à Paris 7, a monté une équipe pour se faire. Les coopérants, souvent,
ont découvert et pris le goût de l’Afrique. Beaucoup de chercheurs ont commencé par là.
Mais c’est maintenant que l’on commence à s’intéresser à la période post-lndépendance.
Ce qui m’a le plus marqué à l’époque au Gabon, c’est le racisme, et le mépris des ex-colons
et même des coopérants pour les noirs. J’aurais plein d ‘anecdotes à de propos.
Quand je suis arrivée deux ans après en Côte d’Ivoire, je rencontrai des jeunes chercheurs,
la plupart anthropologues, comme Marc Augé ou Jean-Louis Boutillier. Ils se plaignaient du
racisme ambiant. Je leur rétorquais: « au Gabon, c’est bien pire ». À Abidjan, j’ai pu voir
évoluer les rapports entre Ivoiriens et expatriés. J’y suis allée, plus ou moins, de cinq ans
en cinq ans. La première fois, en 1967, les blancs étaient d’un côté, les noirs de l’autre. Cinq
ans après, on voyait dans les grands hôtels quelques Ivoiriens ventrus, riches, mais
toujours aussi peu d’Africains dans les bistrots ou cafés. Dans les années 1975, le mélange
devenait apparent. On rencontrait des Ivoiriens dans tous les lieux de divertissement, à la
piscine par exemple. Auparavant ce n’était jamais le cas, ne serait-ce que pour des raisons
financières.
AJ: Il y avait donc encore beaucoup de blancs dans des postes d’administration,
d’enseignement après la décolonisation ?
CCV: Oui, absolument parce que les États nouvellement indépendants manquaient
cruellement de personnel. Ma surprise, par exemple, fut d’être reçue à Bouaké, en 1967,
une ville au centre de la Côte d’Ivoire, par le maire qui était blanc. Et français C’était un
ancien administrateur colonial ; c’était la réalité de beaucoup de pays africains des années
1960. La coopération n’était pas seulement enseignante mais surtout technique. Par
manque de personnel africain formé, on trouvait beaucoup de blancs dans
l’administration, y compris pour les postes de responsabilité.
AJ : Une dernière question, deux questions en fait. Une première sur ta thèse et sur la
question de l’histoire économique : dans l’histoire de l’Afrique, quelle a été et quelle est la
place de l’histoire économique ?
CCV : L’histoire économique a été importante. Il y a eu pas mal de travaux. J’ai eu comme
étudiant de maîtrise, par exemple, Lionel Zinsou, devenu Premier ministre du Bénin. Il
avait passé l’agrégation de sciences sociales et était venu passer sa maîtrise à Paris 7, sur la
banque. Puis il est devenu un grand banquier. L’histoire économique africaine relève plutôt
des travaux africains. En Europe, il y a eu bien sûr Samir Amin, et aussi Philippe Hugon,
économiste plutôt centré sur Madagascar. Mais, au final, ces chercheurs n’étaient pas
nombreux.
Paris 1 s’était fait une spécialité de l’histoire précoloniale, XIXe siècle inclus. Paris 7 était
davantage centré sur la période contemporaine (du XVIIIème au XXème siècle) ; à Aix-en-
Provence, on travaillait surtout la colonisation. Un certain nombre d’étudiants d’Afrique
subsaharienne venaient à Aix faire leur thèse. Jean-Louis Miège, qui y a été professeur
après avoir fait une grande partie de sa carrière au Maroc, était un excellent historien fort
réactionnaire.
AJ : Je voudrais en fin de cet entretien te poser une question plus personnelle : as-tu, toi,
l’impression que ton expérience de la guerre, ton expérience d’enfant juive dans un pays
occupé par de redoutable ennemi a joué un rôle dans le choix de ton objet de recherche ?
CCV: Au début, je n’y avais pas pensé, mais maintenant oui, j’en suis sûre. Parce que, d’une
part, j’ai connu l’expérience de la clandestinité, le fait d’être une étrangère dans mon
propre pays. Comme la France l’a été, les Africains ont été occupés. Certains ont subi leur
sort, d’autres ont pactisé avec l’occupant, d’autres ont résisté ; la majorité a cherché à
survivre malgré les circonstances. J’ai appris aussi, dans les circonstances de la guerre, à
avoir une intrépidité inconsciente : je n’ai pas peur. Je n’ai jamais eu peur (grâce à
l’intelligence de ma mère). Donc ayant connu ce que j’ai connu, de quoi pourrais-je avoir
peur ? Mon adolescence m’a paru terne : ce sont des années où il ne se passait rien. Ce
tempérament casse-cou, cette curiosité des autres vient peut-être de là. J’en ai discuté
avec Pap Ndiaye, l’historien franco-sénégalais spécialiste des noirs américains. Je lui ai dit :
« Les maladresses ou les discourtoisies inconscientes de beaucoup de mes collègues, y
compris les plus grands spécialistes d’histoire, me surprennent beaucoup. Ils disent parfois
des horreurs à leurs amis africains et ne s’en rendent même pas compte ». Et il m’a
répondu : « Je pense que pour le sentir, il faut l’avoir vécu d’une façon ou d’une autre ». Lui,
c’est son côté métis, moi mon côté juif. Si vous avez été ainsi sensibilisé, alors vous
comprenez, sinon il n’y a rien à faire. Cela m’a frappé il n’y a pas très longtemps. Deux
anthropologues africanistes discutaient boulevard Raspail, devant l’EHESS. Il venait d’y
avoir un coup d’état au Burkina. J’étais avec eux et avec Issiaka Mande, Burkinabe, qui était
à l’époque maître-assistant à Paris 7 ; il revenait du Burkina où il avait vécu le coup d’état.
Je le leur présente : voici un témoin oculaire. Ils ont continué à discuter de la situation au
Burkina sans même lui adresser la parole. Ils ne sont pas rendus compte du sens de ce
qu’ils faisaient, et à quel point ils l’ont blessé. Car en Afrique, la politesse est aussi réservée
qu’en Asie : on ne dit rien, mais on n’en pense pas moins.
Anne Jollet : Toi, de ton côté, as-tu eu parfois le sentiment d’être victime de discrimination
de la part d’Africains, d’exclusion, en tant que française, en tant que femme.
CCV : Oui, assez souvent, il fallait être admise. Au département d’histoire de Dakar, le
directeur était très nationaliste mais nous avions des rapports courtois ; je suis allée à
Dakar au moins une dizaine d’années de suite, mais c’est la cinquième année qu’il m’a
invitée chez lui pour un méchoui. C’était sa façon de me dire qu’il m’acceptait.
Il y a bien d’autres exemples ; le co-directeur de mon laboratoire était jean Devisse, de Paris
1, un homme extrêmement intelligent.
Nous nous sommes rencontrés un jour à Ouagadougou, où j’e ectuais une mission
d’enseignement au département d’histoire. Jean a demandé aux collègues d’organiser une
réunion du département pour lui. Cela m’a choqué : ce n’était pas son université, il passait
sans avoir été invité. J’assistais bien sûr aux réunions, mais il ne me serait pas venu à l’idée
d’en profiter pour faire la leçon aux collègues. Ils l’ont reçu très gentiment. Mais,
visiblement, c’était assez mal ressenti. Ce manque de tact élémentaire me surprend
toujours.
AJ : Il y a aussi un dénivelé aussi de revenus entre collègues. Comment vous faites ? Entre
structures aussi : entre les bibliothèques notamment ? Dans les universités où tu as été, les
responsables arrivent-ils à acheter des livres, par exemple ?
CCV : Oui, mais avec des financements, européens ou de l’unité africaine. C’est très inégal,
et des universités sont très mal loties, avec en sus un personnel insu isant et mal formé. Ce
n’est pas le cas à Dakar où la bibliothèque a été complètement refaite. Elle a été à un
moment en crise, elle est aujourd’hui superbe. Mais c’est rare.
CCV : Il y a des di érences. À Bamako ou Conakry, sans doute n’y a-t-il toujours pas de
climatisation. Dans d’autres villes aussi les conditions du fonctionnement sont très
di iciles. Mais la bibliothèque d’Abidjan a été refaite. À l’université de Dakar, cela a changé.
A l’ENS d’Abidjan, que je connais bien puisque c’était Pierre Kipré (un ancien de mes
étudiants) qui en était le directeur, j’ai donné une partie de ma bibliothèque. En ce
moment, il recherche des livres pour une bibliothèque d’université de province.
AJ: Et en France, pour finir sur le présent, que fait-on comme histoire africaine ?
CCV : On fait de l’histoire de l’Afrique, mais pas beaucoup. Un gros centre a été édifié à Paris
I grâce au travail formidable de Pierre Boilley. Il s’appelle désormais l’IMAF, et est devenu
une espèce de monstre parce que le CNRS lui a adjoint tous les laboratoires de sciences
humaines et sociales qui s’intéressent à l’Afrique, ce qui fait que l’histoire y est un peu
noyée dans l’anthropologie. Au niveau de la jeune génération, il y a chaque année quelques
bonnes thèses. À Paris 7, cela suit son cours, entre le CESSAMA et l’URMIS qui est un
laboratoire très connu de sociologie travaillant notamment sur l’immigration. s
Mais j’ai un peu perdu contact en France. Mes réseaux sont plus internationaux
maintenant. En France, mes relations sont plutôt amicales. Paris 7 conservait jusqu’à cette
année ses deux professeurs d’histoire africaine : un spécialiste d’Afrique orientale, un autre
d’Afrique occidentale. Mais ce dernier n’est pas remplacé pour l’instant et ils vont prendre
leur retraite. A Paris 1, il y a aussi deux professeurs d’histoire africaine. Ailleurs, quelques
autres professeurs ont fait leur thèse sur l’Afrique. Mais les deux centres spécialisés restent
ces deux-là. À Aix, les chercheurs sont rattachés à Paris I. Au LAM (Les Afriques dans le
monde) à Bordeaux, plus spécialisé en sciences politiques, il y a quatre ou cinq historiens.
Et l’Institut des sciences politiques de Paris a recruté depuis l’an dernier un professeur
d’histoire africaine, Florence Bernault (une de mes premières étudiantes !).
CCV : Oui bien sûr, ils sont rattachés à l’IMAF, soit à Paris 1 soit à Aix. Et d’autres au CESSMA
et à l’IRD, ou au LAM de Bordeaux. Il y a aussi des chercheurs et chercheuses rattachés à
des laboratoires généralistes comme François Blum à l’IHS ou Laurent Fourchard à
Sciences Po Paris. Et puis, il y a aussi les chercheurs sur l’Afrique anglophone, le Nigéria,
l’Ouganda, qui publient surtout dans des revues anglo-saxonnes. Bref l’histoire africaine
n’est plus une denrée si rare dans l’université française aujourd’hui : enfin !
Une précision importante concernant le nombre de thèses que j’aurais dirigées au fil de ma
carrière qui fut longue. On m’en attribue un nombre impressionnant, en fait j’en ai dirigé
probablement une cinquantaine, peut-être un peu plus. Les autres ont été o iciellement
co-dirigées avec des collègues qui, en fait, travaillaient sans moi, mais ils n’avaient pas
encore soutenu leur thèse d’État ou leur HDR, donc je signais pour eux. Or ils n’étaient pas
des moindres ; Françoise Raison, Pierre Boilley, Jean-Louis Triaud, Julie Lirus-Galap, et j’en
oublie.
AJ : Nous avons fait la boucle, du présent au présent. Je te remercie beaucoup d’avoir
partagé cet itinéraire de chercheuse. On a envie de dire après t’avoir entendue qu’il faut
souhaiter plus que tout deux grandes qualités aux chercheurs et chercheuses : la volonté et
la liberté.
Notes
[1] Catherine Coquery-Vidrovitch, Les routes de l’esclavage. Histoire des traites africaines,
Ve-XXe siècles, Paris, Albin Michel, 2018.
[2] Robert Paxton Vichy France: Old Guard and New Order, 1940-194, traduit La France de
Vichy 1940-1944, Paris, Seuil, 1973.
[4] Nicolas de Condorcet, Réflexions sur l’esclavage des nègres, Société topographique,
1781, p. 1.
[6] Les routes de l’esclavage, projeté pour la première fois le 10 mai 2018, aujourd’hui en
DVD.
[7] Les routes de l’esclavage, série documentaire de quatre films de 52 minutes, réalisée par
Daniel Cattier, Juan Gélas, Fanny Glissant ; producteurs Compagnie des Phares et Balises,
ARTE France, Kwassa Films, RTBF, LX Filmes, RTP, Inrap.
[8] Catherine Coquery-Vidrovitch, Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Marseille, Agone,
collection du CVUH, 2009.
[10] Exposition « L’Afrique des routes », Musée du Quai Branly, 31 janvier-19 novembre 2017.
[13] Catherine Coquery-Vidrovitch, Petite histoire de l’Afrique, op. cit. ; Catherine Coquery-
Vidrovitch, Éric Mesnard, Être esclaves, Afrique-Amériques, op. cit.
[15] L’Ecole nationale des langues orientales vivantes créée en 1914 à laquelle a succédé en
1971 l’Institut national des langues et civilisations orientales.
[18] Le CESSMA, créée en 2014 : Centre d’études en sciences sociales sur les mondes
africains, américains et asiatiques, UMR 245,
[19] La revue créée en 1931 s ‘appelait Revue de l’histoire des colonies françaises, puis en
1932 Revue d’histoire des colonies. Elle est devenue en 1959 Revue française d’histoire
d’Outre-mer. Depuis en 2001, Outre-mers. Revue d’histoire.
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