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Convoite-moi

Copyright © 2015 par Geneva Lee

Tous droits réservés. Ce livre, ou quelque partie que ce soit, ne peut être reproduit de quelque
manière que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur.

Ce livre est une fiction. Les noms, caractères, professions, lieux,


événements ou incidents sont les produits de l’imagination de l’auteur utilisés de manière fictive.
Toute ressemblance avec des personnages réels, vivants ou morts, serait totalement fortuite.

Titre original : Covet Me


Première publication : 2015, Westminster Press
www.GenevaLee.com

Collection New Romance® dirigée par Hugues de Saint Vincent


Ouvrage dirigé par Isabelle Antoni
Photo de couverture : © Ayal Ardon/Arcangel Images

Pour la présente édition :

© 2017, Hugo et compagnie


34-36, rue La Pérouse
75116-Paris

www.hugoetcie.fr

ISBN : 9782755630862

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


DU MÊME AUTEUR

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SOMMAIRE

Titre

Copyright

DU MÊME AUTEUR

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE DEUX

CHAPITRE TROIS

CHAPITRE QUATRE

CHAPITRE CINQ

CHAPITRE SIX

CHAPITRE SEPT

CHAPITRE HUIT

CHAPITRE NEUF

CHAPITRE DIX

CHAPITRE ONZE

CHAPITRE DOUZE
CHAPITRE TREIZE

CHAPITRE QUATORZE

CHAPITRE QUINZE

CHAPITRE SEIZE

CHAPITRE DIX-SEPT

CHAPITRE DIX-HUIT

CHAPITRE DIX-NEUF

CHAPITRE VINGT

CHAPITRE VINGT ET UN

CHAPITRE VINGT-DEUX

CHAPITRE VINGT-TROIS

CHAPITRE VINGT-QUATRE

CHAPITRE VINGT-CINQ

CHAPITRE VINGT-SIX

CHAPITRE VINGT-SEPT

CHAPITRE VINGT-HUIT

CHAPITRE VINGT-NEUF

REMERCIEMENTS
CHAPITRE
PREMIER

Enfin. Après des semaines de recherches incessantes, j’y suis arrivée.


Vu de l’extérieur, je ne m’attendais pas à grand-chose de ce bâtiment,
mais à l’intérieur j’ai découvert bien plus que quatre murs et des
fenêtres. Le studio est spacieux et, malgré la fraîcheur de fin d’automne
qui s’est installée dans les rues de Londres, une lumière chaude baigne
la pièce de douceur, mettant en valeur tout l’espace qu’elle a à offrir.
J’ai trouvé mon propre petit coin dans Londres, un nid douillet niché
au cœur de Chelsea. C’est ici que je vais démarrer la prochaine étape
de ma vie.
Bien sûr, des murs aux étagères, tout a besoin d’un sérieux coup de
peinture blanche. Ou ivoire peut-être. Je dois aussi trouver pas mal de
meubles, car cet espace est entièrement vide. Mais rien de tout ça me
gêne. Le site a du potentiel et rentre dans mon budget.
– Qu’en pensez-vous ? demande Julian, mon agent immobilier, à la
patience inhumaine.
J’ai été un réel challenge pour cet homme qui, normalement, vend
des espaces professionnels à des multinationales qui valent plusieurs
milliards. Mais c’est un saint. Il m’a fait faire un tour de la moitié des
locaux commerciaux du centre de Londres, et sa ténacité a payé.
– C’est parfait.
Je lui murmure ma réponse tandis que j’imagine déjà où installer les
bureaux et les portants à vêtements.
– Le propriétaire va exiger un bail d’un an, commence-t-il en
débitant les informations rituelles, comme si elles avaient la moindre
importance.
C’est ici que débute la prochaine phase de mon existence. Mon idée
en l’air est en train de devenir à toute vitesse une véritable entreprise :
Bless. Dans quelques mois, cet espace sera bourré de bureaux et de
robes. C’est un peu comme un rêve surréaliste.
Le téléphone me chasse de mon fantasme, cette sonnerie familière
me rappelle que j’ai déjà tout ce dont rêvent la plupart des femmes.
J’offre un petit sourire d’excuse à Julian en sortant mon portable, mais
il me fait signe que ce n’est rien. Il s’est habitué aux interruptions cette
dernière semaine.
– Bonjour, ma belle.
La voix rocailleuse de Smith provoque une traînée de chair de
poule sur ma peau. Si quelqu’un est capable de déclencher chez moi un
orgasme rien qu’en parlant, c’est bien lui. Dieu merci, je ne le lui ai
jamais dit, sinon il m’appellerait toutes les heures.
C’est déjà assez terrible comme ça d’avoir la culotte trempée rien
qu’à l’écouter parler. Mais bon, c’est peut-être lié au fait qu’il n’y a eu
aucun contact physique entre nous depuis une semaine. Quand il m’a
virée de mon poste d’assistante personnelle, nous n’avons pas pris le
risque de nous voir trop souvent, quelques fois par semaine au début.
Depuis ce matin, ça fait sept jours, notre record, nous n’avions jamais
réussi à éviter tout contact physique aussi longtemps. Vu la réaction de
mon corps, il est temps de mettre fin à cette performance.
– Je l’ai trouvé, je murmure dans le téléphone.
Pas besoin d’en dire plus. Malgré la distance physique que nous
nous sommes imposée ces derniers temps, je ne doute pas un instant
qu’il me suive à la trace. Mais bon, je ne peux pas lui en dire plus.
Aucune raison de croire que ma nouvelle ligne privée ait été
compromise, mais aucune raison de croire le contraire non plus.
– Bless a une maison.
– On devrait fêter ça.
Son ton suggestif est loin d’être subtil, et je croise les jambes pour
soulager la petite douleur persistante qui niche en haut de mes cuisses
depuis notre séparation.
– Ah oui ?
Comme d’habitude, j’en suis réduite à parler par phrases plus que
simples. Quand il s’agit de Smith Price, je préfère le laisser mener la
barque pour nous deux, parce que généralement, ses machinations
débouchent sur d’insoutenables et sublimissimes ébats effrénés qui
durent des heures. J’ai des millions de sources d’inquiétude en ce
moment, mais le plaisir sexuel n’en est pas une. Pas ce soir du moins.
– Un endroit tranquille, juste toi et moi. Je t’enverrai l’adresse par
texto.
– Oui, Maître.
Je lui ai répondu en soupirant. Rien à faire que Julian espionne
notre conversation ou non. Mes mots sont une promesse, tout comme
cette soirée à laquelle il m’a invitée le laisse présager.
J’entends qu’il raccroche et je suis catapultée de retour sur terre. En
me tournant, je repère un petit sourire complice sur les lèvres de Julian
même s’il regarde son portable.
– Qui que soit votre homme mystère, j’ai bien envie de le rencontrer.
Julian range son téléphone dans la poche de poitrine de sa veste. Je
lève un sourcil interrogateur et secoue la tête en lui répondant :
– Pourquoi ? Pour que vous me le piquiez ?
– Ou peut-être le partager ? suggère-t-il sur un ton taquin.
– Ce jouet-là, je ne le partage absolument pas.
J’ai répondu sur un ton bien plus défensif que je ne l’avais prévu,
mais personne ne saurait m’en blâmer. Smith est à moi et faire face à
notre situation précaire m’a rendue encore plus possessive.
Julian écarte mon propos d’un geste de la main (manucurée).
– Tant qu’il partage ce point de vue.
Ça, j’en suis certaine.
– Rentrons au bureau nous mettre à la paperasse, annonce-t-il en
changeant de sujet.
Bon, là, je suis d’accord.

*
* *
L’adresse que m’a envoyée Smith ne me révèle rien du programme
de la soirée, mais quand j’arrive dans cette calme et charmante petite
rue sur Holland Park, je suis un peu surprise. Je me serais attendue à
un hôtel, pas à quelque chose d’aussi résidentiel. Un coup d’œil rapide à
mon téléphone me le confirme : je suis vraiment au bon endroit.
J’attrape mon sac sur le siège passager, je sors de la Mercedes et vérifie
par deux fois que je l’ai bien fermée, malgré le charme désuet du
quartier. Cette voiture, cadeau bien trop somptueux de mon petit ami,
est devenue une sorte de seconde maison ces dernières semaines. Je
l’aime presque autant que l’homme qui me l’a donnée.
Je m’arrête net dans ma foulée, bouleversée par l’étrange sensation
qui s’est emparée de moi lorsque je me suis dit que je l’aimais. Notre
relation a eu largement sa part d’accidents de parcours dans sa courte
histoire et je ne suis pas encore certaine que l’amour ne va pas
représenter un blocage impossible à contourner. Nous n’en avons parlé
ni l’un ni l’autre. C’est implicite dans nos conversations et je suis peut-
être entêtée, mais je ne vais certainement pas être la première à larguer
la bombe A sur notre relation. J’ai peut-être simplement peur. Smith est
encore un mystère pour moi, et ce à plus d’un titre. En plus, le dernier
homme que je pensais aimer m’a prouvé que mon jugement en matière
masculine n’est pas franchement digne de confiance.
Mais Smith Price n’est pas n’importe quel homme. Il est quelque
chose de plus, un être primitif et autoritaire. Il m’a coupé le souffle, et
c’est lui qui décidera quand je pourrai respirer.
Reprends-toi un peu ! Je remonte la lanière de mon sac à main sur
mon épaule en essayant de me débarrasser de mon appréhension. J’ai
juste les chocottes. Bientôt deux semaines que je ne l’ai pas vu. C’est
suffisant pour faire douter n’importe quelle femme de ses capacités,
mais je ne suis pas ce genre de fille. C’est terminé.
Mais bon, je m’accroche à la rambarde avec un peu trop de force en
grimpant les marches qui mènent à la maison. L’air frais de la nuit
effleure mon sexe dénudé, me rappelant exactement pourquoi je suis
là. Conformément aux demandes de Smith, ma culotte a disparu dans
la voiture pour se retrouver dans mon sac à main. Je me sens à la fois
exposée et puissante. C’est peut-être un peu tendu entre nous ces
derniers temps, mais j’ai exactement ce qu’il veut.
La porte s’ouvre avant même que je n’atteigne le haut des escaliers,
révélant exactement ce que je veux. Mes genoux cèdent légèrement
lorsque j’admire Smith dans son costume trois-pièces gris anthracite. Il
est totalement inexplicable que la vue d’un être humain me fasse un tel
effet. Je m’estimerai heureuse si j’arrive à entrer dans la maison avant
de me mettre à genoux devant lui.
Lorsqu’il m’accueille, le visage de Smith est inexpressif, mais je
repère une lueur amusée dans ses yeux verts, et un léger tressautement
au coin de ses lèvres me prouve qu’il réprime un sourire. C’est son petit
sourire suffisant qui m’a fait craquer, tout autant que le reste de sa
personne. C’est ce qui a conduit à ma perte lors de notre rencontre.
Maintenant, je sais que ce petit sourire bien caché derrière son masque
calculé est là et j’en mouille encore plus.
– Bonsoir, ma belle.
Il jette mon sac par terre, sans attendre que je lui rende son salut,
et me prend dans ses bras pour me faire traverser l’entrée. Je
m’accroche à son cou, invitant ses lèvres à trouver les miennes. Mais il
se contrôle bien mieux que moi. Il presse sa bouche sur mon front avant
de me poser sur un canapé en cuir.
– Tu aimes ?
Je cligne des yeux, momentanément éblouie par sa présence, et je
dois me forcer à regarder la pièce confortable autour de nous. Les murs
sont ornés de tableaux qui jouent clairement dans la catégorie « hors
de prix » et un feu crépite dans une cheminée soigneusement ouvragée.
L’atmosphère du lieu est bien plus proche de celle de son cabinet
juridique que de sa propre maison, et je lui jette un regard
interrogateur en répondant :
– Oui, j’aime bien.
– C’est l’un de mes investissements, explique-t-il en déboutonnant sa
veste.
Il ne la retire pas, ce qui me fait très plaisir. J’ai des projets pour la
soirée et sa veste de costume y prend une part active. Je suis tellement
absorbée par mes fantasmes qu’il me faut une minute pour réaliser qu’il
a dit autre chose.
– Pardon ?
Smith penche la tête sur le côté et pousse un soupir en se passant la
main sur le crâne, ébouriffant ses cheveux châtain clair.
– Je vois bien que tu as besoin d’un peu de plaisir avant de parler
affaires.
– Oui, Maître.
Cette simple réponse déclenche un incendie dans son regard
brûlant d’une telle intensité que je dois mordre ma lèvre inférieure pour
m’empêcher de gémir. Je me suis mise à l’appeler comme ça dans un
accès d’irritabilité. C’est resté quand j’ai découvert à quel point il est
exigeant derrière les portes closes, et à quel point j’ai hâte de le
satisfaire.
Smith se penche vers moi, il pose ses mains sur les bras du canapé
et secoue la tête avant de me dire :
– C’est ma règle du jeu qu’on suit. Tu as besoin d’un rappel ?
On dirait une menace tout autant qu’une promesse. Il m’a déjà
donné la fessée pour le plaisir lorsque je l’ai taquiné ou que j’ai joué les
effarouchées, mais je n’ai pas encore subi de plein fouet ce qu’il est
capable d’asséner. L’idée aurait pu m’effrayer par le passé, mais à force
de jours passés sans ses mains sur mon corps, je me suis découverte
désespérée d’attendre de les sentir sur moi.
– Tu en as tellement envie que ça ? dit-il en utilisant son don
mystérieux pour toujours savoir ce qui se passe dans ma tête. Ne me
pousse pas à bout, Belle, sinon je te ferai attendre une punition encore
plus longtemps qu’un orgasme.
Je lui lance un regard noir, peu disposée à lui montrer que son
avertissement m’a refroidie. Du coup, je me redresse et je croise les
jambes, prenant bien soin de faire en sorte qu’il aperçoive ce qu’il n’y a
pas sous ma jupe.
– Alors, tu as acheté cette maison ?
– Il y a quelques années.
Il ne montre aucun signe me prouvant qu’il a remarqué mon
absence de sous-vêtement. Décevant.
– J’avais l’intention de la vendre.
– Tu n’as pas eu le temps de le faire ?
Je pose ma question d’un ton sec. Il n’y a que Smith pour disposer
d’un véritable trésor immobilier au cœur de Londres dont il ne fasse
rien. Un autre symptôme de son exaspérant self-control. Son compte en
banque lui permet ce genre d’action alors que le reste des mortels est
obligé de partager des appartements.
– J’ai d’autres projets maintenant.
Mais il s’arrête là. Son regard devient moins brillant tandis que ses
pensées voguent dans une autre direction.
Je prends une grande inspiration et j’attends qu’il revienne vers
moi. Comme il ne le fait pas, je tente un nouveau truc :
– Tu m’as manqué.
C’est une déclaration toute simple, mais ma voix est teintée
d’émotion. Je regrette immédiatement de ne pas être capable de
reprendre mes mots. Je lui avais promis d’être forte lorsqu’il m’a révélé
la nature précaire de notre situation. Les sentiments mélancoliques
n’ont pas leur place dans notre arrangement. J’ai été trop prise par la
concrétisation de ma nouvelle entreprise pour être préoccupée par
notre relation. Enfin, pendant la journée. Quand il fallait se traîner au
lit – seule –, c’était beaucoup plus dur. Maintenant qu’il est sous mes
yeux, la douleur qui a habité ces nuits agitées prend allègrement le pas
sur mes résolutions.
Mais plutôt que de me réprimander, il s’installe à mes côtés et me
prend sur ses genoux.
– Ma belle.
Ce surnom calme le désir irrépressible qui a soudain bouleversé
mon corps. Même si c’est loin d’être suffisant.
– J’ai passé tout l’après-midi à préparer ce que je vais te faire cette
nuit, murmure-t-il tout en relevant mon menton d’une pression de
l’index pour que je le regarde en face.
Pleine d’espoir, je réplique prestement :
– Et ?
Un petit sourire apparaît lorsqu’il me fait un clin d’œil.
– Je crois que ça va te plaire. Mais je pense que nous devons
commencer par discuter un peu. On m’a dit que les couples normaux
parlent de leur journée avant de se déshabiller.
Couple. Le terme semble bien trop anodin pour décrire la nature du
lien qui nous unit déjà. Et normal ? La description ne colle pas trop à
notre cas. Mais bon, le concept n’est pas dénué d’intérêt.
– Les couples normaux n’ont pas à se planquer.
Petit rappel. Bon, si je voulais essayer d’entrer dans son jeu, c’est
raté.
– Les couples normaux ne travaillent pas pour des meurtriers,
répond-il, tendu.
Il y a ça aussi. Nous ne nous sommes pas séparés par choix,
j’aimerais bien pouvoir oublier ce fait. Les liens qu’entretient Smith avec
son employeur sont loin d’être normaux. Il est pris dans une toile
perfide à laquelle j’ai moi-même échappé de peu. Grâce à lui,
Hammond, l’homme qui tire les ficelles du passé dont Smith est
prisonnier, ne s’intéresse visiblement plus à moi. Ce ne serait plus le cas
s’il découvrait qu’il n’a pas mis un terme à notre relation.
– Parle-moi de Bless, ordonne-t-il, visiblement prêt à changer de
sujet de conversation.
J’ai tant de choses à lui dire, même si dans les faits, il ne s’est pas
passé grand-chose.
– J’ai trouvé un studio dans mon budget à Chelsea.
– Le mot « budget » ne devrait pas faire partie de ton vocabulaire.
Il plisse le front en me répondant, mais je l’interromps avant qu’il
ne puisse me forcer à accepter plus d’argent.
– Je monte ma boîte. Bien sûr que je fais attention à mes finances,
et en plus, ce local commercial a tout ce dont je rêvais. S’il avait coûté
trop cher, je te l’aurais déjà dit.
La dernière partie est un mensonge. Je n’ai strictement aucune
intention de lui prendre plus d’argent sans en avoir réellement besoin.
– Ce qui est à moi t’appartient.
– Ah oui, vraiment ?
Je pose ma question tout en jouant avec la boucle de sa ceinture.
Pour moi, c’est de plus en plus évident, nous avons tous les deux besoin
de nous détendre et je sais assez bien comment faire pour y parvenir.
Ma réponse me vaut son premier véritable sourire sincère.
– Est-ce qu’on laisse tomber la conversation ?
– On pourrait parler météo, mais en toute honnêteté, je dois
t’avouer que tu n’es pas le seul à avoir des projets pour la soirée.
– Tu penses que tu vas pouvoir faire mieux que moi, ma belle ?
Il passe un doigt sur ma lèvre inférieure et, d’instinct, ma bouche
s’ouvre.
Bon, ça, c’est impossible, surtout quand on pense à quel point
j’adore son autorité. Je presse fermement mes cuisses l’une contre
l’autre, de peur de laisser une trace humide sur son pantalon de
flanelle.
– Même pas en rêve.
– C’est bien.
Je sens ses doigts se refermer sur ma jupe droite pour la tirer vers le
bas. Il la déchire et la jette dans un coin de la pièce.
– J’allais te suggérer de manger un morceau, mais je n’ai faim de
rien d’autre pour le dîner.
Bon, pour ce qui est de protéger son pantalon de costume, c’est
raté. Je mords ma lèvre inférieure et j’écarte mes cuisses pour l’inviter à
continuer.
– D’abord, je veux voir tout ce qu’il y a à la carte, me susurre-t-il à
l’oreille en déboutonnant mon chemisier, portant une lente attention à
chaque détail, ce qui me rend dingue.
Il effleure du bout des doigts chaque centimètre carré de peau à
mesure qu’il le découvre. Puis il frôle les balconnets de dentelle de mon
soutien-gorge avant de le dégrafer pour le faire tomber. Il se lève
prestement, en me portant dans ses bras.
– Je pense que tu vas trouver le premier étage bien plus intéressant.
Il mordille mon cou en montant l’escalier. Le temps que nous
atteignions la chambre à coucher, je suis déjà à court de souffle tant
j’anticipe la suite. Smith me dépose sur le lit et recule d’un pas pour
apprécier son prix, puis il commence à se déshabiller. Là encore, il
prend son temps. Smith est le genre d’homme capable de plaquer une
femme contre un mur, d’écarter son string et de la baiser complètement
vêtue. Mais quand il met une femme dans son lit – quand il me met,
moi, dans un lit –, cette urgence se transforme en application, ce qui
me donne la chair de poule.
Il retire sa veste, la plie en deux et la dépose sur une chaise dans un
coin. Il répète la manœuvre avec sa cravate, puis avec sa chemise.
Chaque vêtement reçoit le plus grand soin. C’est le strip-tease le plus
lent, et le plus sexy, du monde. Parce que Smith ne réserve pas
seulement ce traitement à ses costumes hors de prix. Chaque once de
mon corps recevra également la même attention.
D’ailleurs, lorsqu’il laisse tomber son boxer par terre, j’aperçois pour
la première fois ce qu’il y a à la carte de mon menu et, bon Dieu, j’ai
envie d’y goûter. Je me mets comme je peux à quatre pattes pour
avancer vers le bout du lit, la bouche ouverte. Smith se déplace comme
un prédateur, les creux et les bosses de son corps musclé soulignés par
les rayons de lune. Il s’arrête à quelques centimètres de moi, me
permettant de regarder d’un peu plus près l’objet de mon désir tout en
restant hors de portée de main.
– Demande.
Mon corps entier le demande, mais ce n’est pas ce qu’il veut dire.
Au début, je trouvais la nature autoritaire de Smith intimidante.
Maintenant, j’en tire un sentiment libérateur et après la semaine que je
viens de passer, je ne veux rien d’autre que de me perdre dans sa
domination.
– S’il vous plaît, Maître.
– Sur le dos, m’ordonne-t-il en approchant.
Je m’exécute en prenant instinctivement la décision de laisser
pendre ma tête au bord du matelas pour qu’il puisse guider la pointe
de son membre vers mes lèvres.
– Est-ce que tu t’es touchée ?
Je fais de mon mieux pour secouer la tête et dire non, mais je suis
bien trop concentrée sur mon envie de prendre son succulent organe en
bouche.
– Mais tu en avais envie, devine-t-il.
Il marque un temps d’arrêt et gémit quand j’aspire son pénis entre
mes lèvres.
– Je sais à quel point ta chatte est vorace. Elle est presque aussi
insatiable que ta jolie bouche avide. Tu as dû avoir du mal à nier ce
dont tu avais besoin, ma belle. Tu peux te toucher maintenant.
Tendant une main en arrière, j’attrape son sexe au niveau du pubis
pour faire bonne mesure et ma main libre plonge entre les replis de
mon anatomie. Rien ne m’excite plus que me donner en spectacle pour
lui, sauf peut-être me retrouver étendue, les membres écartés, sous son
regard possessif avec sa bite dans ma bouche. Mon corps se met à
trembler lorsque le bout de mes doigts trouve mon clitoris engorgé. Je
fais de petits mouvements circulaires en ondulant des hanches pour
accueillir cette merveilleuse pression. En vérité, je n’avais aucune envie
de me caresser quand j’étais séparée de lui, je savais que ça ne suffirait
jamais à satisfaire mon manque. Lui seul en est capable.
– Putain ma belle, suce-moi. Ta bouche est si bonne, dit Smith
d’une voix éraillée, le regard voilé de désir.
Bon Dieu, ce que j’aime me donner en spectacle pour lui. Rien ne
me rend plus vivante, plus irrésistible, que de sentir ses yeux sur moi.
J’existe pour des moments comme ceux-ci.
Il s’écarte et se penche en avant, mettant son visage à quelques
centimètres du mien. Ses bras serpentent le long de mon corps pour
remonter mes mains enduites du fruit de mon excitation et les porter à
ses lèvres.
– J’ai besoin de goûter ça.
Smith suce chacun de mes doigts en prenant tout son temps. La
pression que je ressens entre mes cuisses augmente sous le poids
écrasant du désir. Mes jambes tombent écartées sur le lit et je me mets
à me trémousser. Je me retiens de le tirer contre moi. Il lâche mes
mains, mon majeur est encore coincé dans sa bouche lorsqu’il passe ses
bras sous mes épaules. Il libère enfin ma main avant de me retourner
sur le ventre et de grimper sur le lit. Je n’ose pas bouger lorsqu’il se
positionne derrière moi. Maintenant, je sais qu’il vaut mieux éviter de
l’interrompre quand il prend le contrôle de nos ébats. Ses mains
passent sous mes hanches pour me tirer vers lui, mes cuisses sont
maintenant écartées sur les siennes. Mon visage est plaqué contre le
matelas et mes mains s’agrippent aux draps pour y puiser de la force.
– Ça m’a manqué.
Il caresse mes fesses de la paume de la main avant de descendre
vers mon intimité frémissante, provoquant toute une série de décharges
électriques, toutes centrées sur le point si sensible.
– Je sens que tu as très envie que je te donne la fessée. Tu as envie
de sentir ma main sur ton cul ? Ça t’a manqué ?
– Oui, Maître.
Je gémis ma réponse dans le tissu du drap. Et c’est la vérité. Je me
sens obscène, mais ça m’a tellement manqué. La première claque
atterrit en légèreté sur ma fesse droite. Je mords la couette, car j’ai
peur de jouir tout de suite. La chaleur de ce contact se répand sur ma
peau si fine et Smith la caresse maintenant avec tendresse.
– Encore ? propose-t-il.
Les dents toujours serrées, je hoche la tête.
– Demande-moi ce que tu veux.
Ma bouche s’ouvre, la supplique tombe de mes lèvres :
– S’il te plaît, donne-moi la fessée.
– Avec joie.
La claque suivante est plus forte, elle m’ébranle tellement que mes
jambes essaient de se refermer autour de la taille de Smith. J’ai juste
besoin d’une petite friction. Mais Smith est bien trop habile pour laisser
ça arriver. Au lieu de quoi, j’endure une série de fessées allant de la
légère tape joueuse à la punition. Lorsqu’il s’arrête, mes fesses
fourmillent encore de cet assaut érotique. Plus rien ne me passe par la
tête, mon cerveau n’est plus capable que de comprendre la chaleur et
les sensations qui envahissent mes chairs. Smith ne dit rien d’autre, il
tire mon corps un peu plus près de lui pour insérer son glorieux
membre, centimètre par centimètre, dans mes chairs palpitantes. Ses
mains restent autour de ma taille, elles m’immobilisent alors que mon
corps s’habitue à cette épaisse pénétration.
– Tu mouilles tellement et tu es si serrée. Est-ce que tu es prête à
jouir pour moi ?
Je m’étouffe sur un « oui ». Oh bon Dieu oui. Oui. Oui. Oui. C’est le
seul mot qui ait un sens à cet instant et je le crie alors qu’il s’enfonce
encore et encore en moi, libérant l’orgasme qu’il a lentement fait naître
dans mes entrailles.
Il me pilonne sans relâche, à chacune de ses violentes pénétrations
une nouvelle vague de plaisir m’inonde. J’ai planté mes doigts dans le
lit pour essayer de retenir la sensation. J’aimerais qu’elle ne s’arrête
jamais. Je ne veux pas qu’il me libère, jamais. Mais les spasmes sont de
moins en moins fréquents. Il se retire alors et me guide avec soin pour
me mettre sur le dos avant de me pénétrer de nouveau.
– Regarde-moi, exige-t-il d’une voix rauque. Je veux que tu voies ce
que tu me fais, Belle.
Je force mes yeux baissés à s’ouvrir alors qu’il fait de lents
mouvements de va-et-vient. Son pouce se pose sur mon clitoris et
j’observe son membre entrer et sortir de mon corps.
Je n’ai jamais rien vu d’aussi excitant. Smith surplombe mes jambes
écartées, je regarde la base de son pénis, visible entre les replis roses de
mes chairs.
Mes muscles se tendent, ils se préparent déjà au prochain assaut
que rien ne saura arrêter.
– Putain, ma belle ! grogne-t-il alors que je sens le premier jet dans
mon intimité.
Je me perds dans son étreinte, mes jambes enserrent sa taille pour
l’inciter à accélérer la cadence alors que nous nous abandonnons
ensemble au plaisir. Lorsqu’il s’immobilise enfin, il me prend dans ses
bras et scelle sa bouche à la mienne. Nos bras et nos jambes s’emmêlent
au fur et à mesure que son baiser gagne en profondeur. C’est là qu’est
ma place. Auprès de cet homme. Je suis toute à lui. En mettant un
terme à notre baiser, nous nous effondrons sur le lit, les membres
toujours mélangés. Il prend mon visage dans sa main, puis m’attire de
nouveau vers ses lèvres et la promesse de bien des choses à venir.
CHAPITRE
DEUX

Malgré la foule chez CoCo le lendemain après-midi, je me sens plus


détendue que jamais. C’est dingue ce qu’une nuit d’orgasmes déments
peut faire à une femme. Lola me salue depuis une table dans le coin du
restaurant, un immense sourire aux lèvres. Il disparaît dès qu’un
serveur approche pour déposer des verres d’eau. Cette espèce de grand
mec tout maigre a l’air un peu trop content d’avoir deux femmes seules
à servir dans sa zone. Il squatte près de la table, mais avant même qu’il
ait pu en placer une, Lola l’interrompt :
– Bourbon. Du West’s, s’il vous plaît.
Après cet ordre, elle le congédie sans un autre regard vers lui.
Lorsqu’il disparaît vers le bar, elle me jette un regard irrité.
– Il traîne à côté de moi comme un petit chien depuis que je me suis
installée.
– C’est si terrible que ça ? je demande en riant, tout en accrochant
mon sac au dossier de la chaise.
– Pire. Il faudrait vraiment qu’il change de tactique s’il pense tirer
autre chose de moi que de la monnaie pour payer les consommations.
Lola hausse les épaules avec bonhomie et met son téléphone en
route, passant directement en mode business.
– Bon allez, maintenant parlons de ta campagne de
communication.
L’une des raisons pour lesquelles j’ai demandé à Lola de s’en
occuper est sa capacité à se mettre au boulot très sérieusement. À
l’évidence, cette journée ne fait pas exception. Le problème, c’est que je
ne sais pas trop par où commencer. Je déplie ma serviette et la pose sur
mes genoux pour gagner du temps. J’essaie de réfléchir.
– Honnêtement, je viens juste de me trouver un local commercial. Je
n’ai pas encore reçu les propositions de logo et nous n’avons même pas
encore commencé à acheter le stock.
Sans mentionner le fait qu’à ce stade, la plupart de mes idées ne
sont encore que des notes prises dans mon carnet.
– Tu as rédigé ton business plan ? demande-t-elle en prenant
rapidement des notes sur son portable.
– Mmm, non pas vraiment. Pas un vrai document officiel. J’ai
beaucoup de notes.
Smith aussi m’a poussée à le faire, mais il a également tout fait pour
me distraire de mes devoirs.
– C’est donc ta prochaine étape. Avant de plonger au cœur du
projet, j’ai besoin d’un résumé d’une page dans lequel tu me pitches ton
idée et tu m’expliques les différentes formules d’abonnement, mais aussi
combien tu penses facturer.
J’arque un sourcil interrogateur et lui réponds :
– Je croyais que tu voulais juste être consultante.
Lola penche la tête de côté. Dans cette position de réflexion, elle
ressemble plus que jamais à sa sœur, Clara.
– À ce propos…
Je me prépare au pire tandis qu’elle marque un temps d’arrêt. Si
elle m’abandonne maintenant, je suis foutue. J’ai à peine quelques
minutes pour prendre une douche tous les jours. Pas le temps de
dénicher une nouvelle consultante en relations publiques qui accepte
aussi de s’occuper de stratégie en amont du projet.
Ce qu’elle me répond me surprend :
– Je veux faire partie de l’aventure. C’est ma dernière année de fac.
J’aurai besoin d’un boulot le semestre prochain. Tu connais quelqu’un
qui pourrait me recruter ?
Impossible d’ignorer les implications de sa question.
– Tu veux vraiment travailler pour moi ?
Jusqu’à présent, les réactions à mon inattendue tentative de percer
dans le milieu des affaires ont été très variées. La plupart de mes amis
ont été enthousiastes, mais relativement peu intéressés. Ma mère a
quasiment eu une crise cardiaque. Et Smith ? Je ne sais pas trop. Il m’a
avancé les fonds nécessaires, mais il cherchait aussi un moyen de me
faire disparaître de la vue d’Hammond. Investir dans mon projet
pourrait tout simplement être un mouvement calculé de sa part.
– À moins que tu ne veuilles pas de moi.
Lola boit une gorgée d’eau, le visage totalement impassible.
– Si !
J’ai répondu en parlant un peu trop fort et je grimace en
remarquant quelques clients me dévisager. Je baisse le ton et me
penche vers elle.
– J’ai totalement envie de travailler avec toi. Je pense que j’ai eu
une bonne idée côté business, mais je ne suis pas une experte en
communication. C’est juste que… je ne peux pas vraiment te payer.
Pour l’instant.
Ou peut-être jamais, même. Je fais taire la petite voix dans ma tête.
Il est trop tôt pour renoncer.
– Je m’en doutais.
Sa réponse est nonchalante. Elle coince une mèche de cheveux
bruns derrière son oreille et reprend :
– Bon, écoute, je n’ai pas vraiment besoin d’argent. J’ai plus besoin
d’un truc qui m’intéresse. Mon père n’arrête pas de me harceler pour
que je m’associe à lui sur un nouveau projet de start-up, mais je ne
veux pas faire ça, pour de nombreuses raisons. Comme je n’ai pas de
problèmes financiers, je veux construire un truc de mon côté. Je
pourrais même investir et contribuer à l’aspect financier.
– Je n’ai pas de problème financier, je lui réponds, les joues rouges.
– Alors, mettons-nous au boulot, suggère-t-elle alors que le serveur
revient avec nos bourbons.
– Nous avons un nom d’entreprise et un local commercial, on est
prêtes à se lancer, non ?
Ma réponse la fait largement sourire. Elle effleure le bord du verre
du bout des doigts et rétorque :
– Nous avons une idée. Commençons à la vendre. J’ai envie de
contacter les magazines haut de gamme avant la fin de la semaine
pour faire parler de toi et de ton idée. Les contenus de ces publications
sont bouclés des mois à l’avance. Nous voulons de la presse prête à
parler de nous lorsque nous lancerons le projet, pas des semaines plus
tard.
Tout avance si vite. La semaine dernière, j’avais une idée et
maintenant, j’ai une associée, une boutique et bien plus à gérer que je
ne l’aurais espéré. C’est plus qu’excitant, mais par-delà le frisson de la
nouveauté, je ressens aussi une bonne dose d’anxiété.
– C’est normal d’avoir peur, hein ?
– Oui. Si ta vie ne te fait pas un peu peur, c’est que tu ne la vis
probablement pas, répond-elle sans hésiter en levant son verre. Aux
associées !
– J’espère que tu as raison.
Je fais tinter mon verre contre le sien en secouant la tête. Elle ne se
doute pas un instant que ma vie m’effraie tellement parfois. Alors,
j’ajoute :
– Aux terrifiantes nouvelles opportunités.

*
* *
Le temps de terminer cette rapide réunion stratégie, j’ai déjà hâte
de retourner au bureau. Le sentiment de calme et de bien-être que je
ressentais après avoir quitté Smith ce matin a été remplacé par un désir
effréné de me concentrer. En deux jours, j’ai réussi à obtenir un local
commercial et une associée. J’extirpe mon téléphone de mon sac, et
ignorant ma boîte mail pleine, j’envoie un message à Edward.
BELLE : BLESS A DEUX CHOSES À FÊTER CETTE SEMAINE !
EDWARD : JE SAVAIS QUE TU EN ÉTAIS CAPABLE, CHÉRIE ! ON BOIT UN VERRE
SAMEDI ? JE VEUX TOUT SAVOIR.
BELLE : C’EST NOTÉ.
EDWARD : JE T’ENVOIE LES COORDONNÉES DÈS QUE POSSIBLE.
Avant que j’aie le temps de le remettre dans mon sac, un appel
apparaît sur mon portable. Je ne connais pas ce numéro. Je regarde
l’écran en me demandant si je dois répondre. Je sais qu’au vu des
circonstances, je devrais le laisser tomber sur la messagerie, mais
maintenant, il m’est impossible d’ignorer le fait que je suis une femme
d’affaires. Cet appel pourrait être important. En fin de compte, la
curiosité l’emporte sur la patience et je réponds :
– Allô ?
– Est-ce que tu as revu les documents que j’ai fait porter chez toi ?
Mes yeux se ferment involontairement en entendant la voix de ma
mère.
– Aurais-tu bloqué ton option appel masqué ?
– Je n’arrive pas à te parler, tu ne réponds pas à mes appels et ces
documents doivent être traités rapidement, dit-elle sans avoir l’air
désolée de m’avoir trompée.
J’évite ses appels depuis des semaines, tout comme je suis restée
loin de l’enveloppe fermée arrivée chez moi après sa désastreuse
dernière visite. Ce jour-là, elle m’a bien fait comprendre que je n’étais
rien de plus qu’une signataire à ses yeux.
– J’ai aussi entendu dire que tu vas aller jusqu’au bout de cette idée
stupide de commerce sur Internet, continue-t-elle rapidement.
Je ne doute pas un instant qu’elle ait beaucoup de doléances à
porter à ma connaissance avant que je raccroche.
– D’où vient le capital pour ça ? C’est ta tante qui te finance ?
– Tante Jane ne m’a pas donné un penny.
Juste son soutien affectif.
– Il aurait été bien plus sage de concentrer ton énergie sur notre
domaine.
Mon domaine, le droit de naissance dont j’ai hérité à la mort de
mon père, est bien la dernière chose à laquelle j’ai envie de penser.
Dans le passé, j’étais d’accord pour me marier et le maintenir à flot.
Maintenant, je n’en ai plus rien à foutre. Il peut bien couler, et ma mère
avec.
– J’imagine que tu contrôles la situation.
Je lui ai répondu froidement. Elle ne m’a jamais demandé mon
opinion sur la manière de s’y prendre pour gérer les dettes du domaine.
Non, elle s’est contentée de me harceler pour trouver un moyen de
maintenir son style de vie aristocratique.
– Les producteurs veulent commencer de filmer à Noël.
Le ton de sa voix est exaspéré, quelque part entre l’attaque de
panique et la défaillance.
– Je l’étudierai quand j’en aurai le temps.
En vérité, si ce document pouvait me permettre de me débarrasser
d’elle, je vendrais toutes les terres à la BBC sur-le-champ. Mais j’ai
comme l’impression que c’est plus compliqué que ça et je n’ai pas envie
de passer le peu de temps que j’ai avec mon conseiller juridique à revoir
des contrats.
Elle me menace :
– Sinon, je devrai passer à la prochaine étape.
Je m’arrête net, causant accidentellement une collision de piétons
sur le trottoir. Je marmonne des excuses en me précipitant vers une
vitrine de magasin.
– Aurais-tu la bonté de m’expliquer ce que tu veux dire par là ?
– Si tu possèdes une entreprise, tu as des actifs financiers. Le
domaine est à ton nom, ce qui veut dire que je peux te transférer ses
dettes, explique-t-elle calmement.
– Si tu fais ça, prépare tes valises, je lâche entre mes dents serrées.
– Je n’arrive pas à croire que tu mettrais à la rue la femme qui t’a
mise au monde !
– Ce sera toujours une dette de réglée et je ne te dois absolument
rien d’autre. Je regarderai ces contrats, je réponds rapidement sur un
ton sifflant de rage.
Je raccroche, vibrante de fureur. Je presse mon dos contre la
vitrine, le regard perdu sur la foule de la mi-journée, avant de me
forcer à respirer. Smith ne lui permettrait jamais de ruiner Bless, mais je
ne peux pas lui demander de m’aider sans tout lui révéler sur la gravité
de la crise financière que traverse mon domaine. Je signerai ces papiers
qui garantiront encore quelques années de respirateur artificiel à ma
mère et au domaine avant que je puisse définitivement les débrancher
tous les deux.
CHAPITRE
TROIS

Je jette un coup d’œil discret au bout de la rue en tirant sur la


visière de ma casquette de base-ball. J’ai eu des idées pires que celles-ci
dans ma vie, mais pas tant que ça. Mais après mon dernier rendez-vous
avec Belle, j’étais trop distrait pour faire quoi que ce soit d’utile au
travail. Sa dernière absence m’a semblé encore plus dure que celles des
semaines précédentes, comme si je m’étais ouvert une plaie et qu’il avait
fallu me remettre à cicatriser, sauf que je n’en avais aucune envie. Du
coup, son absence s’est infectée, elle était douloureuse et irritante, me
donnant désespérément envie de gratter la plaie.
J’approuve le lieu qu’elle a choisi pour son entreprise, le bâtiment
est situé dans un coin tranquille d’un quartier dans lequel elle sera à
l’abri. Ça m’aidera peut-être à apaiser la curiosité possessive qui me
bouffe à toute heure de la journée. Je sais où elle habite. Maintenant,
j’ai besoin de savoir où elle travaille. J’ai résisté à la tentation de la faire
suivre, me satisfaisant du système de repérage en continu dont sa
voiture est équipée. Si j’interviens trop dans son quotidien, la façade
que nous avons mise en place ne servira plus à rien. Mais ce n’est pas
facile de voir mon cœur se déplacer en dehors de mon corps.
Je remarque avec déplaisir que la poignée cède facilement. Elle
devrait faire plus attention. J’ouvre la porte et passe la tête dans le
studio. Elle est à son bureau, ses cheveux d’ordinaire impeccablement
coiffés sont remontés sur sa tête en un chignon désordonné plutôt
séduisant. Elle porte un très grand t-shirt noir drapé sur sa poitrine
dressée. Elle n’est jamais passée à mon bureau habillée dans ce style
décontracté. Je me serais souvenu de lui avoir baissé son jean sur les
chevilles si elle en avait porté un. Son manque de maquillage, rouge à
lèvres carmin mis à part, ne la rend qu’encore plus sexy. C’est Belle en
privé. C’est la version de Belle les soirs où elle reste à la maison. C’est la
Belle que je convoite, la version naturelle et sauvage qu’elle cache sous
les robes de créateurs et les chaussures à talons. C’est la facette de sa
personnalité qu’elle garde pour elle, cette partie d’elle que je veux faire
mienne. En entrant, je lui annonce calmement :
– Tu devrais vraiment verrouiller cette porte.
Brusquement interrompue alors qu’elle ne s’y attendait pas, elle
sursaute, posant sa main sur son cœur. La confusion se peint dans son
regard bleu pâle pendant qu’elle apprécie mon apparence tout aussi
décontractée, avant qu’un sourire coquin n’anime ses lèvres de
pécheresse.
– En jean et casquette de base-ball ? C’est vendredi, alors on se
lâche ? demande-t-elle en laissant tomber son crayon sur son bureau.
– Mercredi, mais j’ai pris mon après-midi.
Je ferme la porte en m’assurant qu’elle est bien verrouillée derrière
moi.
Elle se penche en avant, m’offrant ainsi une meilleure vue sur son
décolleté.
– Qu’est-ce qu’il y a dans le sac ?
Si elle ne prend pas garde à mieux cacher ses seins, elle ne le saura
jamais.
– J’apporte son déjeuner à ma petite amie.
– Tu es bien déterminé à suivre ton plan de couple normal.
Je suis déterminé à construire quelque chose avec toi, ma belle.
Je garde ça pour moi, je ne sais pas trop d’où ça vient ni vraiment
ce que ça veut dire. Et puis, ça ressemble un peu trop à ce qu’on trouve
écrit sur ces cartes postales à la con. Je m’assieds par terre en
m’installant sur mes talons.
– Tu as déjà mangé ?
Elle secoue la tête et se joint à moi pendant que je sors les boîtes du
sac et que je lui en tends une.
– Qu’est-ce que tu en penses ? demande-t-elle en désignant de sa
cuiller le studio, avant de la plonger dans le curry.
J’observe les lieux d’un peu plus près, n’ayant pas trop faim.
– Beaucoup de potentiel.
– C’est un espace vide, admet-elle.
Mais je comprends ce qu’elle a vu dans ce studio. Il est assez grand
pour accueillir les stocks d’une start-up. Un jour ou l’autre, elle aura
besoin de locaux bien plus grands pour Bless, mais pour l’instant, ça
l’occupera – c’est une distraction sur laquelle je compte.
Nous parlons de ses projets en mangeant du poulet tikka masala,
mais c’est à peine si je remarque la nourriture. Tout ce que je vois, c’est
son visage s’illuminer lorsqu’elle partage son point de vue sur l’empire
qu’elle est en train de créer. Elle est entrée dans ma vie de manière
trompeuse, un pion dans un grand projet dont elle ignorait la portée.
Maintenant qu’elle fait réellement partie de ma vie, je ferai tout ce qui
est en mon pouvoir pour lui permettre de réaliser ses rêves.
Une fois les restes empilés dans le sac, je lui demande :
– Tu me fais faire le tour du propriétaire ?
Je me lève en lui tendant la main pour l’aider à se redresser, puis je
l’attire dans mes bras.
– Il n’y a pas grand-chose à te montrer.
Sa voix a pris ce ton, comme à bout de souffle, qui me fait bander à
tous les coups. Elle poursuit :
– Les toilettes sont derrière cette porte. Là, c’est mon bureau. Voilà,
c’est tout.
– Montre-moi ce que tu veux faire.
Je l’encourage en faisant de mon mieux pour ignorer ma bite qui
fait des bonds.
Elle prend ma main et me dirige vers les étagères.
– Là, ce sera la zone d’expédition, dans laquelle on emballera les
articles. Par-là, ajoute-t-elle en désignant le mur adjacent, nous
installerons les portants à vêtements. Je travaille encore sur le meilleur
moyen de les organiser.
Je jette un coup d’œil à la table branlante dont elle se sert comme
bureau.
– Et c’est là que sera ton bureau.
– C’est là qu’est mon bureau.
Elle fronce un peu des sourcils en le regardant.
Je note dans un coin de ma tête de lui acheter un bureau et de le
faire livrer.
– Tu manigances quelque chose, m’accuse-t-elle. J’ai tout ce dont
j’ai besoin et assez d’argent pour acquérir un stock de base. Un bureau
n’est pas une dépense prioritaire.
– Tu as besoin d’un nouveau bureau, je lui réponds sèchement. Un
bureau de directrice.
– Serais-tu en train d’insulter mon bureau ? Il soutient mon
ordinateur. Il est à la bonne hauteur. Il ne s’est pas encore effondré.
Elle continue à me vanter ses nombreux mérites quand je
l’interromps en pressant mon index contre ses lèvres.
– Ma belle, il y a un problème avec ton bureau.
Elle plisse les yeux et fait un pas en arrière.
– Lequel ?
– Je ne peux pas te baiser là-dessus, dis-je d’une voix rauque en lui
attrapant les hanches pour les tirer brusquement à moi.
Fin de la représentation.
– Je rêve de me taper la PDG super-sexy sur son bureau de cadre
dirigeante.
– Alors, j’ai l’impression que tu vas devoir te contenter du sol.
Levant un sourcil moqueur, je prends son menton dans ma main.
– Ta place n’est pas sur le sol… à moins que tu ne sois à genoux.
– J’en prends bonne note.
Le léger tremblement dans sa voix met à mal sa remarque
sarcastique. C’est mon type de préliminaire préféré, la voir passer
d’effrontée et sûre d’elle à pantelante et désespérée.
Caressant sa joue du dos de la main, je lui murmure :
– Putain, je suis si fier de toi.
– Je n’ai encore rien fait, murmure-t-elle à son tour sur un ton
anormalement timide.
– Ne fais pas ça, je lui ordonne. Ne doute pas de toi, car il n’y a
aucun doute à avoir.
Elle incline son visage dans ma main et ferme les yeux.
– J’avais besoin qu’on me le dise.
– Je te le répéterai tous les jours.
C’est une promesse. Je trouverai un moyen de le faire, même si je ne
fais que lui envoyer un SMS. Mon cabinet s’est construit sur la dépouille
de mon père. Dans ma vie, tout est le résultat de mon âme à la dérive.
Ce ne sera jamais le cas pour la carrière de Belle, qui ne sera
qu’honnête, responsable et audacieuse – tout comme elle.
– Tu me manques, dit-elle d’une voix sourde qui me déchire.
– Je sais, ma belle.
Les mains autour de son visage, j’incline ma bouche pour effleurer
ses lèvres et j’ajoute :
– Ça ne durera pas toujours.
– Et si j’en ai envie ?
Elle bat des cils et finit par baisser les yeux en me parlant. Je la
reprends :
– Cette séparation ne durera pas. Nous, c’est pour toujours.
Bon Dieu, si je ne voulais pas lui donner trop d’espoir, c’est raté. Je
n’aurais pas dû lui dire ça, pas quand je ne peux pas assumer mes
promesses, même si j’en ai l’intention.
– Comment peux-tu en être certain ?
Sa voix se fait si petite, si fragile et adorable, tout comme elle.
Elle m’en demande beaucoup aujourd’hui, plus que je suis capable
de lui donner. Je ne peux que lui montrer en apaisant sa soif de
réconfort dans un langage plus primaire, un langage qu’elle comprend,
je le sais. Passant mes bras autour de sa taille, je descends la braguette
de son jean et je glisse une main dans sa culotte. Putain de merde, elle
est trempée, j’avais raison. C’est exactement la consolation dont elle a
besoin.
– Est-ce que ça te fait mouiller de savoir que tu m’appartiens ? De
savoir que j’ai décrété que tu étais à moi ? lui dis-je, les lèvres dans son
cou.
– Pour toujours ?
– Pour toujours, ma belle.
Je répète ses mots en poussant sur son jean pour le faire tomber par
terre.
– Tu es à moi.
Elle m’observe, comme subjuguée, lorsque je libère mon membre de
mon pantalon. J’adore quand elle me regarde comme ça, inquiète et
fervente, comme si c’était la première fois. Je la soulève en l’attrapant
par les fesses et je la porte jusqu’au mur. Elle se trémousse dans mes
bras, avançant sa chatte brûlante et trempée vers ma bite comme pour
l’inviter. Je la sens glisser contre mon gland et j’ai du mal à me retenir.
Je la plaque contre le mur, faisant tomber une pluie de poudre de
plâtre sur nos têtes.
– C’est ça dont tu as besoin ?
Je lui pose la question en me frottant contre ses chairs enflées. Elle
frémit en hochant la tête, ruant furieusement dans l’espoir
d’approfondir notre contact. Ses doigts agrippés à ma chemise, elle
m’incite à m’approcher, ses jambes fuselées autour de ma taille.
– C’est pour ça que je dois t’attacher, ma belle. Putain, tu ne peux
pas te contrôler, hein ?
Elle se mord la lèvre, mais n’arrive pas à cacher son sourire. Cette
femme peut rendre coup pour coup. Elle sait exactement quoi faire
pour me manipuler.
– Tu veux jouer les effarouchées ?
J’ondule du bassin pour qu’elle n’ait plus assez de prise sur moi. Je
la coince avec mes hanches, puis je la force à mettre ses bras au-dessus
de la tête tout en continuant à exciter sans répit son clitoris engorgé,
jusqu’à ce que je le sente palpiter contre moi.
– Les vilaines filles doivent attendre.
Je l’avertis en lui mordillant la clavicule. Je me penche un peu plus
et capture le bout de son sein entre mes dents, puis je le suce à travers
le doux coton de son t-shirt. Elle se cambre pour lutter contre mon
contrôle sur ses poignets, mais je la tiens bien.
– Les vilaines filles doivent apprendre une bonne leçon : la patience.
Un cri de gorge étouffé s’échappe de ses lèvres lorsque je passe à
l’autre sein. Ma bite tressaute un peu plus en l’entendant, je bande
tellement que c’en est douloureux. Putain, c’est le coût de la patience.
Je suis affamé, je la veux, je suis complètement retourné par le désir.
J’ai envie de pénétrer sa chatte brûlante et la détruire comme elle
menace de détruire mon self-control. Mais ça veut dire que si je peux
torturer cette magnifique, parfaite femme jusqu’à ce qu’elle me supplie
de libérer son plaisir, je peux supporter quelques couinements et
gémissements. Chacun de ses petits cris est plus délicieux que le
précédent.
– Pitié, sanglote-t-elle.
Son sourire disparu, elle continue de me supplier, mais ses
incitations murmurées ne me font rien. Cette leçon sur la modération
est pour nous deux.
– Chut, ma belle. Je vais te faire jouir – comme jamais – quand je
serai prêt pour toi.
Je suis toujours prêt à la faire jouir, mais cette fois-ci, j’ai besoin de
la regarder, j’ai besoin de voir ma bite marquer ce qui m’appartient. Je
lâche ses mains, puis je l’aide à tenir sur ses pieds alors qu’elle se
retient au mur pour ne pas tomber. Son t-shirt est plaqué sur son
ventre, ce qui me donne une meilleure vue sur ses douces cuisses
nacrées tellement pressées l’une contre l’autre que c’est à peine si je
peux voir ses délicats replis roses. Tremblants. À vif. C’est un truc de
malade, mais je prends mon pied à la faire attendre et je n’en ai rien à
battre. J’attrape ses hanches, je la fais pivoter et l’incite doucement à
prendre appui contre le mur. Belle prend docilement la position, les
bras étendus devant elle, le bassin cambré pour avancer son cul vers
moi, comme une offrande.
Je passe un bras sous sa jambe gauche et j’appuie son genou contre
le mur. Je la pénètre d’un coup, sans lui donner le temps de s’habituer
à moi, puis j’enfonce ma bite si profondément que la force de mes
mouvements la soulève entièrement.
– Oh mon Dieu, je suis à toi, crie-t-elle. À toi.
– Oui, tu es à moi, je fredonne, ma main glissant de sa hanche à son
cou.
J’appuie ma bouche contre son oreille, savourant ses gémissements
et ses soupirs.
– Je vais baiser ta chatte si fort que tu t’en souviendras.
Je la sens se raidir, se contracter rapidement et violemment, puis
elle se laisse tomber, jouissant avec une telle force que les spasmes de
ses chairs provoquent mon propre orgasme. Je reste enfoui en elle,
regardant le fruit de mon orgasme goutter sur la base de mon sexe, nos
corps encore encastrés l’un dans l’autre. Lorsque je me retire enfin, je le
vois couler de ses chairs et elle se précipite alors aux toilettes pour se
nettoyer.
Je range mon pénis dans mon pantalon. Satisfait, mais pas
franchement rassasié. Elle réapparaît en fonçant vers moi pour
reprendre son pantalon, mais je l’attrape avant qu’elle n’y parvienne.
J’ai déjà à l’esprit une autre zone de son bureau qui a besoin d’être
baptisée.
– Je n’arriverai pas à travailler sans lui, dit-elle, les mains sur ses
hanches étroites.
– Considère ça comme une compensation pour toutes les fois où tu
m’as empêché de travailler dans mon bureau.
Je l’agite, hors de portée de sa main.
– Tu m’as engagée… puis tu m’as virée.
– Et maintenant, je bande en permanence au bureau, j’admets. Je
devrais peut-être venir travailler pour toi. Bien entendu, le mobilier de
mon bureau est bien plus solide.
Elle se lèche les lèvres, se souvenant probablement des choses que
je lui ai faites sur mon bureau.
Je lui renvoie son pantalon, non sans un sourire suffisant.
– C’est pour ça que tu as besoin d’un vrai bureau.
CHAPITRE
QUATRE

– Pourquoi avons-nous choisi ce petit coin tranquille pour notre


verre du samedi soir ? Une signification particulière ?
Je pose la question en me glissant sur un tabouret de bar à côté
d’Edward. Le pub où nous nous retrouvons est loin des sentiers battus,
loin des lieux branchés que nous fréquentons d’habitude le week-end.
Mis à part les quelques habitués, installés à leur table comme s’ils
tenaient salon, l’endroit est désert. Après ma semaine agitée, son choix
me fait vraiment plaisir.
– Je suppose que nous courons le risque de devenir des adultes.
Il me fait une bise sur la joue pour m’accueillir et attrape mes mains
pour examiner mon apparence.
– Même toi, tu ressembles à une adulte.
Je claque sa main pour l’écarter tout en ajustant le bas de ma robe.
Comme il m’a envoyé les coordonnées de ce bar par SMS, j’ai choisi une
simple robe droite bleu marine, une veste en cuir et des bottes.
– Tu es en train de me dire que tu n’apprécies pas ma tenue ? Tout
ça parce que tu portes un jean. Je ne savais même pas que tu en avais
un.
– Non. C’est seulement que nous risquons de devenir vieux, me
taquine-t-il, un sourire perplexe éclairant son visage plein de jeunesse.
Je suppose que nos années de fougue et de feu sont derrière nous.
– Prochaine étape, la maison de retraite, mais commençons par
prendre un verre.
Edward me passe une pinte en riant. Je prends la bière et fais tinter
mon verre contre le sien.
– Alors on m’a dit qu’on avait des choses à fêter, réplique-t-il.
Je le mets rapidement au parfum des derniers événements de la
semaine. Edward remplit à la perfection son rôle de meilleur ami,
poussant des exclamations pleines d’entrain aux bons moments.
– Et comment tu te sens maintenant ? demande- t-il avec curiosité.
Edward n’a pas posé beaucoup de questions depuis que je les ai
surpris, lui et Clara, en leur annonçant que j’allais monter ma boîte. S’il
s’inquiète de savoir d’où viennent les fonds qui me financent, il n’en a
pas soufflé mot. Il n’a pas non plus remis en question ma santé
mentale. Il m’a laissé cette mission.
– Bouleversée, dépassée, je reconnais, mais dans le bon sens du
terme.
Ça fait du bien de parler de mon projet avec quelqu’un qui n’a pas
envie de me donner des conseils sur la stratégie. C’est l’une des raisons
pour laquelle je n’ai pas convié Lola à notre petite sauterie ce soir. Et si
Smith est certainement intéressé par ce que je lui raconte, nous avons
tous les deux facilement tendance à être distraits par d’autres activités.
– Eh bien, si tu as besoin de mannequins stylés, je suis disponible,
répond-il en prenant une pose tellement ridicule que nous explosons de
rire tous les deux.
– Malheureusement, nous nous concentrons exclusivement sur la
mode femme pour le moment.
– Mon offre tient toujours, ajoute-t-il d’un ton sérieux.
Cette fois-ci, c’est sur son épaule que tombe ma petite claque. Il est
temps de changer de sujet de conversation.
– Alors, ce mariage ?
– Mon répit a été de courte durée, annonce-t-il en vidant son verre
d’un trait. J’ai bien peur que tu ne doives garder le livre des paris
ouvert. Nous n’avons pas arrêté de date.
– Tu ne vas pas pouvoir éviter le sujet éternellement.
Ces dernières semaines, j’ai vu à quel point le carnet d’organisation
de mariage de son fiancé David était devenu volumineux. Edward est
en sursis.
– Bientôt, promet-il.
– Argh, je déteste quand les hommes font ça ! je réponds vertement.
Et je suis certaine que David aussi.
– Pourquoi dis-tu un truc pareil ? contre-t-il en faisant signe au
barman de remettre une tournée. Tu as des problèmes sentimentaux ?
– N’essaie même pas de retourner le sujet contre moi, c’est trop
facile.
– Ce n’est que justice. Tu évites le sujet depuis pratiquement aussi
longtemps que j’évite celui des autels nuptiaux.
– C’est tellement loin de la vérité, je réponds platement. Je me suis
fait virer il y a quelques semaines. Depuis quand es-tu fiancé ?
– Nan, m’arrête-t-il. J’ai changé le sujet. Tu t’es fait virer, mais as-tu
mis fin à toutes tes obligations envers Smith Price ?
– Bon Dieu, pas étonnant que tu évites les autels si tu penses que
c’est une obligation !
– Je le savais ! s’exclame-t-il en secouant un index inquisiteur vers
moi. Est-ce qu’il t’a virée parce qu’il n’arrivait pas à bosser quand tu
étais dans le coin ?
L’arrivée de notre tournée suivante me sauve : pas besoin de
répondre à la question. Non pas que j’aie envie de cacher des choses à
Edward, mais la nature de ma relation a besoin de rester secrète.
– Tu sais, j’aurais bien besoin d’une seconde paire d’yeux pour
examiner les logos que je viens de recevoir.
– Alors, tu es vraiment passée cent pour cent business-woman,
rétorque Edward en me donnant un petit coup d’épaule. Allez, montre-
moi ça.
– J’imagine que Lola n’est pas la seule accro du boulot.
Mais, en même temps, je sors mon smartphone de ma veste.
Si Edward a une opinion sur la question, il n’en dit rien. En
revanche, il a plein de choses à dire sur le logo. Une heure plus tard,
nous décidons qu’il vaudrait mieux combiner le style moderne de l’une
des propositions avec le côté graphique d’une autre.
– C’est parfait, dis-je en voyant ce que donnera le logo modifié,
lorsqu’un SMS apparaît sur mon téléphone.
En le découvrant, je me prends à relire deux fois le message de
Smith. Il n’a ni queue ni tête, mais avant que j’aie pu répondre, un
autre s’affiche. Aucune erreur possible sur l’image attachée au message.
Je reconnais immédiatement le luxueux couloir tapissé de velours.
Il veut que je le retrouve au Velvet. Dans le club qu’il veut vendre.
L’endroit qu’il m’a demandé d’éviter.
Je déglutis avec force en essayant de digérer ce qu’il me demande,
le temps de vérifier que le message est bien de lui. C’est bien son
numéro. Il doit avoir une bonne raison de m’inviter, mais tout ça n’est
pas normal. Un vent de panique souffle sur mes entrailles lorsque je
pense à ce que ça me fera de franchir une fois de plus cette porte.
– Qu’est-ce qui se passe ? demande Edward en étudiant mon visage
inquiet.
– Rien.
Je me force à parler gaiement en rangeant mon téléphone dans ma
poche :
– Visiblement, j’ai un rencard.
– David sera ravi de me voir rentrer tôt. Il vient de recevoir le
dernier numéro de Mariage Moderne.
J’essaie de sourire, mais ma bouche a cessé de fonctionner ; mon
cœur, lui, bat à toute vitesse, précipitant nos adieux. Lorsque je me
glisse enfin dans la Mercedes, je ressors mon portable en priant pour y
trouver un autre message m’informant que ce n’était qu’une très
mauvaise blague. Mais rien dans la boîte de réception, ce qui veut dire
que si je veux des réponses, il n’y a qu’une seule adresse pour les
trouver. Je boucle ma ceinture et je me prépare à ce qui va suivre.
CHAPITRE
CINQ

– Je croyais que c’était moi qui avais un sens de l’humour tordu, dit
Georgia en entrant dans son bureau pendant que je surveille l’écran de
la caméra de sécurité de la porte d’entrée du Velvet.
– Rien de drôle, là-dedans, dis-je sans quitter l’écran des yeux.
D’une certaine manière, j’espère encore que Belle fera un autre
choix, mais elle ne m’a pas appelé. Elle n’a pas remis mon message en
question. Ce qui veut dire qu’elle est en route. Georgia m’interroge :
– Qu’est-ce que tu as prévu, au juste ? Je sais qu’elle déteste cet
endroit, mais j’ai vu un truc dans ses grands yeux de biche. Elle aime le
brutal. Et si elle se pointait ici en s’attendant à ce que tu la ligotes ?
– Belle n’aime rien de ce que cet endroit peut offrir.
Elle me l’a clairement dit après sa première, et unique, visite ici.
C’est un sentiment que nous partageons. La seule chose que je trouve
plus détestable que de me retrouver dans ce club est de savoir que j’y ai
aussi attiré Belle.
Georgia s’approche de moi, ajustant le laçage d’un corset qui ne
laisse pas grand-chose à l’imagination et je laisse mon regard planer au
niveau de sa poitrine.
– Si tu n’as pas envie de lui donner quelques bons coups de fouet, je
n’ai rien contre m’en occuper à ta place, ça me ferait même très plaisir.
Elle caresse le petit martinet posé sur son bureau pour joindre le
geste à la parole.
Je lui réponds en grognant :
– Personne ne la touche.
– Tu es adorable quand tu te comportes comme un homme des
cavernes, répond Georgia, tout sourires, en se saisissant du martinet.
Besoin de laisser sortir un peu de cette hostilité réprimée ?
Nous n’avons pas joué depuis des années. Maintenant, ça me
dégoûte de voir jusqu’où nous sommes allés à chaque fois. Georgia n’est
jamais vraiment satisfaite tant qu’elle n’est pas complètement brisée.
Elle fait la fière devant la plupart des gens. Elle n’a jamais supplié que
moi de lui faire encore plus mal. Entre ça et le manque total d’alchimie
entre nous sur le plan sexuel, cette expérience n’a jamais fonctionné
que d’un seul côté.
Hammond a détruit mon existence, mais il a fait d’elle une créature
incapable de ressentir quoi que ce soit d’autre que la douleur.
– Je ne suis pas intéressé.
Je repousse le fouet qu’elle me propose.
Son sourire évasif disparaît au profit d’un masque hautain. Elle voit
que j’ai pitié d’elle.
– La soumission n’a rien à voir avec le sexe, me crache-t-elle. Ou
l’as-tu oublié ?
Non, je n’ai pas oublié. Je sais très bien comment ça fonctionne.
– Je ne pratique plus, Georgia. C’est terminé.
– Genre tu as arrêté ! me nargue-t-elle. J’ai vu comment elle
regardait les membres du club le jour où elle est venue ici. Tu l’as tenue
en laisse.
– On ne peut pas prendre Belle au collet.
L’idée est risible. Tenir en laisse une soumise et ligoter une femme
libérée sont deux choses très différentes. Belle apprécie les jeux sexuels.
Elle adore ça, mais ça reste du sexe, pour nous deux.
– Eh bien, tu es un homme bien informé et ô combien sensible.
Les traits fins et délicats du visage de Georgia se déforment en une
grimace.
Peu importe ce qu’elle pense. En vérité, tout serait plus simple si je
pouvais compter sur Belle pour m’obéir, mais ce n’est pas comme ça
que je la désire. Oui, j’ai envie de lui passer un collier autour du cou
puis de l’attacher, de la baiser jusqu’à ce qu’elle ait du mal à marcher.
Mais le matin, j’ai envie d’entendre sa bouche pulpeuse me dire tout ce
qui passe par son brillant cerveau.
– C’est là que tu déconnes, dit Georgia comme si elle pouvait lire
dans mes pensées. Tu as laissé la situation dégénérer sur le plan
émotionnel.
Fatigué d’observer les écrans de sécurité, je me lève.
– C’est normal que ce soit aussi sentimental, G. C’est ça qui déconne
chez toi.
Je la laisse méditer là-dessus et me dirige vers le bar pour
commander un scotch à la nouvelle barmaid du club, Ariel.
– Vous allez faire une démonstration ce soir ? me demande-t-elle.
Je réponds d’un sourire contraint avant de secouer la tête et
d’annoncer :
– Je laisse ma place ce soir.
– Quel dommage.
Elle se penche par-dessus le bar d’un air conspirateur et ajoute :
– J’ai entendu parler de vous. J’espérais vous voir à l’œuvre.
– Je n’imagine même pas ce que vous avez entendu, parce que je ne
pratique plus.
J’avale d’un trait le reste de mon verre et j’en commande un autre.
– On dit de vous que vous êtes froid. Impitoyable. Que vous poussez
vos sujets au bord du précipice, mais que personne ne donne jamais son
mot d’alerte.
Je n’aime pas me souvenir de cette facette de ma personnalité.
Avalant une gorgée de mon second verre, je me rends compte que, si je
veux accomplir la tâche qui m’a été assignée, c’est peut-être ma seule
option. Je dois prendre une décision. J’ai besoin que cette rupture soit
claire et nette. J’ai besoin qu’elle n’ait plus jamais envie de poser les
yeux sur moi. C’est la seule manière possible de garantir qu’Hammond
cesse de s’intéresser à elle.
Je repose mon verre, déboutonne ma chemise, puis je demande à
Ariel :
– Il y a des soumises ici ce soir ?
– Ce sera donc moi, m’interpelle Georgia depuis l’embrasure de la
porte. Les autres ont leur collier, et leurs maîtres ne partagent pas.
Je retire ma chemise. Ça m’ennuie qu’elle représente ma seule
option. Mais si je dois choisir entre la sécurité de Belle et revenir sur
mon putain de passé avec elle, je sais où est ma place.
– Une préférence ?
– Le prie-Dieu.
Bien entendu, il a toujours été en haut de la liste pour elle. C’est
tout Georgia. Elle cherche l’absolution par la douleur et trouve sa
rédemption dans le péché.
– Je vais me servir de la canne.
– Le choix du maître, répond-elle.
Mais je vois bien qu’elle est satisfaite. Nous nous dirigeons en silence
vers la partie de la pièce dans laquelle se trouve le prie-Dieu. Georgia
s’agenouille en croisant les mains devant elle.
– Le cérémonial est-il nécessaire ?
Je lui pose la question en soulevant sa jupe pour révéler ses fesses
nues.
– Ça l’est pour moi. Je sais très bien ce que tu fais, murmure-t-elle.
Et si je dois me donner en spectacle, je préfère qu’il soit bon. Au fait,
ton jouet vient d’arriver.
Je marque un temps d’arrêt, résistant à la tentation de me
retourner pour voir Belle. Plutôt que de céder, je me penche en avant
pour attraper la canne attachée à un crochet au mur. C’est étrange de
sentir cet instrument en roseau dans ma main. Je ne m’en suis pas servi
depuis des années et, même à l’époque, c’était pour jouer. Georgia ne
veut pas s’amuser, et Belle doit être effrayée.
Le coup fend l’air et s’abat sur le cul de Georgia, laissant une vilaine
trace rouge sur sa peau si pâle. Elle réagit à peine, conservant sa
position blasphématoire et supportant encore trois coups avant que ses
genoux ne cèdent, l’obligeant à s’agripper à l’accoudoir en cuir.
D’une voix dure, je lui demande :
– Ça suffit ?
Un Maître attentionné apaiserait la brûlure de ses blessures d’une
caresse, mais je ne suis pas un bon Maître et Georgia est bien plus
dépravée qu’une soumise normale.
Elle secoue la tête.
Je la frappe encore trois fois avant d’apercevoir des larmes perler
aux coins de ses yeux. Lâchant la canne, je rabaisse sa jupe avant de
l’aider à se relever. Avant que je ne puisse la quitter, Georgia jette ses
bras autour de mon cou et m’embrasse sur la joue pour me murmurer :
– Merci de ne pas avoir retenu tes coups.
Je l’écarte de moi, en proie à un violent cocktail de répulsion et
d’inquiétude. D’une certaine façon, elle est ma seule amie. La seule
personne qui me connaisse vraiment et qui sache de quoi je suis
capable. Du coup, je me sens responsable de son bien-être. Mais
Georgia ne veut pas être aidée. Quel que soit l’équilibre dont elle a
besoin dans l’existence, je ne le lui donnerai jamais.
Tournant le dos au coin de la pièce et espérant pouvoir y laisser ce
morceau de mon passé, je me retrouve directement les yeux dans les
yeux de Belle. Les siens sont pleins de larmes.
Je m’attendais à sa présence. Je savais qu’elle viendrait et qu’elle
assisterait à cette scène. Mais même en le sachant, je n’étais pas prêt à
affronter l’expression de son visage, comme si elle ne savait pas qui
j’étais.
Je ne veux être connu que d’une seule personne, elle, et il a fallu
que je mette fin à notre histoire comme ça.
Je m’avance vers elle, me saisissant de ma chemise au passage.
Cette scène devait être publique. C’est la seule façon de m’assurer
qu’Hammond en entendra parler. Mais, du coup, elle est forcée de
supporter l’humiliation de mes actes.
– Tu es venue, dis-je en remettant ma chemise, puis en la
boutonnant.
– J’ai cru que tu étais devenu fou de me demander de venir ici,
murmure-t-elle. Mais maintenant, je vois que ce n’est pas le cas. Tu es
simplement cruel.
Elle tourne les talons pour s’éloigner de moi, mais je la rattrape par
le bras.
Reprends-toi, Price. L’arrêter ne fait pas partie du plan. Alors, je lui
mens :
– J’avais besoin de laisser sortir la pression. Je ne pensais pas que ça
t’intéresserait.
– C’est ce que tu veux ? demande-t-elle, horrifiée. Et qu’est-ce que
tu fais de tes déclarations comme quoi tout n’est qu’une histoire de
plaisir ?
– Ce n’est pas aussi simple.
Je hausse les épaules, incapable de la regarder en face.
À ma très grande surprise, elle se débarrasse de ses escarpins et
attrape la fermeture Éclair de sa robe.
– Tu as besoin de ça, Smith ? Tu veux que je me déshabille pour
que tu puisses me frapper et prouver à quel point tu es un homme
puissant ?
J’écarte sa main d’une petite tape. Je ne veux pas que cette scène se
passe comme ça. Quoi qu’elle pense, elle m’appartient et je ne suis pas
prêt à la partager avec quiconque. Je ne vais certainement pas
repousser encore les limites de cette soirée. Ce n’est pas nécessaire. J’ai
senti sa douleur, c’était intense, comme si j’avais moi-même reçu ces
coups de canne. La scène a rempli sa mission.
Mais Belle n’est pas le genre de femme à partir en courant, les
larmes aux yeux. Elle va me punir.
– Allez, se moque-t-elle. Prends ton bâton, c’est parti.
– Je ne veux pas faire ça avec toi.
Elle s’arrête net. Ses mains, qui pendaient sans vie le long de son
corps, s’animent et se mettent à trembler.
– Qu’est-ce que tu veux faire avec moi ?
– Rien.
C’est encore plus douloureux, parce que c’est à la fois vrai et faux.
Je veux qu’elle parte. En courant. Tout comme je veux tout lui donner
de moi.
Une seule larme roule le long de sa joue. Elle l’essuie d’un geste
rageur.
– Ça peut s’arranger.
Mais elle ne part pas pour autant.
J’ai envie de lui demander si elle va bien. J’ai envie de la
raccompagner à sa voiture. J’ai envie de la ramener à la maison et de
lui faire l’amour jusqu’à ce qu’elle oublie ce qu’elle a vu. Mais non, je
me force à la regarder méchamment.
– Eh bien ? Qu’est-ce que tu attends ?
– Rien. Absolument rien.
Attrapant ses chaussures par terre, elle se précipite vers le couloir
tapissé de velours qui débouche sur la sortie. Je la suis du regard,
luttant contre mon corps qui ne désire que courir après elle. Non, je me
contente ensuite de me diriger lentement vers le bureau, sentant le
regard choqué d’Ariel sur moi.
Je ne la regarde pas sortir du club, même si Georgia a orienté les
caméras de sécurité du Velvet sur elle. Il est difficile de la laisser partir,
mais la regarder pourrait bien être impossible.
– C’était ce qu’il fallait faire.
La voix cinglante de Georgia interrompt mes pensées.
– Mais vais-je pouvoir vivre avec ce choix ? dis-je doucement.
Mon animosité envers elle s’est enfuie du club en même temps que
Belle. Je reprends alors :
– Ne réponds pas à cette question.
– Hammond suspecte une relation entre vous. Ton penchant pour
la disparition n’est pas passé inaperçu. Les événements de la soirée non
plus. Tu ne pouvais pas jouer de meilleur coup.
Je me tourne vers elle, les poings crispés :
– Ce n’est pas un jeu.
– Si, c’est un jeu, rétorque-t-elle. Pour Hammond du moins. Tu ne
peux pas t’en sortir sans entrer dans la partie. Pas si tu veux la sortir de
l’échiquier.
Elle a raison, et je déteste ça. J’avais espéré pouvoir braver la
tempête un peu plus longtemps avec Belle pour qu’elle sache à quoi
s’en tenir. Mais l’avertir de ce qui se préparait n’aurait fait que mettre à
mal l’efficacité de ma stratégie.
– Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
– J’ai besoin de parler à nos associés.
Je me concentre sur la prochaine étape rationnelle de notre
tactique.
– Il n’est pas nécessaire de les impliquer.
Georgia se pose contre son bureau et croise les bras sur son ample
poitrine.
– Putain, mais d’après toi, qui a forcé ce scénario ?
Je sors mon portable avant qu’elle ne puisse répondre. Georgia
soupire et descend du bureau.
– Ne compte pas trop sur eux pour être capables de la protéger.
– Quel choix me reste-t-il ? je lui demande d’un ton bourru, alors
qu’elle sort de la pièce.
– Smith ?
De l’autre côté du combiné, la voix qui me répond semble surprise
de mon appel.
– Allons droit au but, sans passer par la merde, dis-je en passant
outre les civilités de rigueur.
Il n’a pas besoin que je lui lèche les bottes.
– Je ne m’attendais pas à vous parler directement.
Tu m’étonnes.
– Bon. C’est fait. Je me suis débarrassé d’elle.
– C’est une sage décision.
– Rien à foutre de ce que vous pensez de mon choix. Hammond
s’intéresse toujours à elle. Je ne fais confiance à personne pour garder
un œil sur elle.
– Et vous voulez que je m’en charge ? devine-t-il.
– Personne ne remettrait en question vos motivations.
– C’est fait. Autre chose ?
– Oui, pensez à me consulter avant de me refaire un coup pareil.
Je perds mon sang-froid maintenant. Qu’est-ce que ça change si un
autre de nos alliés souhaite ma mort alors que je suis déjà sur la liste
des hommes à abattre pour un autre ?
– Vous travaillez pour moi.
Le ton amical a disparu de sa voix.
– Je ne travaille pour personne.
Je raccroche avant qu’il ne puisse répondre. J’ai obtenu ce que je
voulais de lui et même si je trouve que sa stratégie est douteuse, je lui
fais confiance. Ce n’est pas facile pour moi, mais je n’ai pas le choix. Pas
quand il s’agit de Belle. Il fera attention à elle, et ses moyens sont sans
comparaison. Il représente ma meilleure chance de la garder loin des
griffes d’Hammond.
– Tu sais comment te faire des amis, remarque Georgia en
s’installant doucement dans un fauteuil.
– Tu veux de l’eau ou quelque chose ?
Je lui pose la question par obligation. Je n’ai pas besoin d’imaginer
ce qu’elle ressent.
– N’allons pas dire que c’était plus qu’un coup bien calculé, dit-elle.
Tu as fait ce que tu devais.
Effectivement. Et maintenant, je dois vivre avec.
CHAPITRE
SIX

La vie est devenue un cycle infini : aller travailler, être obsédée par
le lancement, rentrer à la maison, être obsédée par le lancement,
dormir, se savonner, rincer. Recommencer. Après une semaine, je
réussis à prendre un rythme abrutissant et confortable qui me permet
de ne pratiquement pas penser à Smith. Enfin presque.
La colère a vite cédé le pas à la tristesse. Parce que, malgré l’emploi
du temps complètement dingue que je m’inflige, je sais très bien qu’il ne
m’a pas appelé. Qu’il ne s’est pas expliqué. Qu’il n’a pas présenté
d’excuses. Ce manque de communication ne fait que confirmer ma plus
grande peur : à ses yeux, je ne suis rien. Je n’ai été qu’un jouet de plus
dans sa collection. Ignorant la pile de listes de choses à faire, j’envoie
un mail à mon frère, le seul autre avocat que je connaisse, pour parler
de mes options. Mon entreprise encore débutante est prise dans les
filets d’un homme que je ne veux plus jamais voir.
Lola entre dans le bureau de sa démarche chaloupée, une minute
plus tard, portant au creux du bras un immense sac fourre-tout en cuir
blanc regorgeant de magazines de mode. Elle laisse tomber le tout sur
l’une des étagères vides qui bordent la pièce. En reculant, elle apprécie
l’espace, l’évalue après une semaine d’absence du fait de ses derniers
cours du semestre. Comme d’habitude, elle semble tout droit sortie des
pages de l’un de ces magazines de mode. Elle porte un large sweat
brun roux, rehaussé d’un foulard Burberry noué lâchement autour du
cou, qu’elle a assorti à un jean skinny et une paire de boots plats, pour
compléter ce look classique qui lui donne l’air d’une femme bien plus
sophistiquée et mature que la majorité des filles de vingt ans.
Je me précipite sur mon portable qui sonne. Quand je m’aperçois
que ce n’est pas Smith qui appelle, je me dis que ce réflexe de
décrocher le téléphone plus vite que l’éclair n’a rien à voir avec de
l’espoir. Je n’ai plus d’espoir qu’il y ait un lien émotionnel qui me relie à
lui. Je devrais plutôt me réjouir de voir le nom de mon frère s’afficher
sur l’écran.
Lola arque un sourcil interrogateur, sans doute pour réagir à mes
gesticulations frénétiques, et je souris, l’index levé pour me donner le
temps de prendre l’appel.
Dès que je décroche, John me parle :
– Je viens de voir ton mail.
Je l’imagine, assis dans son fauteuil de cuir, regardant par la
fenêtre de son bureau qui lui offre une vue spectaculaire sur Londres,
depuis l’un des derniers étages de la tour Gherkin.
– Est-ce que tu peux passer quelques minutes au bureau cet après-
midi ?
Je veux traiter cette question le plus rapidement possible, alors je
lui réponds en mode automatique :
– Oui. À quatorze heures, ça te va ?
– Parfait. Je vais avertir la sécurité qu’ils te laissent monter
directement.
Nous raccrochons sans nous dire au revoir. Pour autant que je
sache, les civilités et les adieux affectueux sont réservés aux frères et
sœurs qui ont grandi dans la même maison.
Après avoir noté le rendez-vous dans mon téléphone, je me remets
à faire le tri entre les différentes personnes que je dois contacter. Bless
n’a pas encore de stock, et se procurer des pièces de créateurs sera
aussi vital que de nous assurer une clientèle fidèle. Lorsque je me mets
à recopier une liste depuis mon écran d’ordinateur, Lola s’éclaircit la
gorge.
– Alors, tu vas me dire ce qui ne va pas ? demande- t-elle en se
laissant tomber sur un tabouret derrière son bureau de fortune.
Je lui jette un coup d’œil, les doigts figés au-dessus du clavier, et je
cligne des yeux. En ai-je envie ? J’ai réussi à éviter les appels d’Edward
la majeure partie du week-end et Clara est perdue au pays des
couches, ce qui veut dire que je n’ai parlé de ma rupture à personne.
Mais confesser la situation impliquerait de partager aussi tout ce qui est
arrivé avant et, là, c’est compliqué. Du coup, je réponds à côté :
– Je suis sous l’eau.
Ce qui est vrai, c’est déjà ça. J’ai tellement de trucs à faire.
Tellement que je n’ai même pas eu le temps de lui dire bonjour.
– Tu es une machine, et pas dans le bon sens du terme. C’est comme
si je bossais avec un robot, Belle.
Lola croise les bras sur sa poitrine en agitant ses cheveux bruns
parfaitement lissés.
– Il y a un truc, ajoute-t-elle.
– Ouais, on est censées lancer notre projet dans deux mois et je n’ai
ni stock, ni plate-forme web, ni stratégie marketing, lui dis-je d’un ton
sec.
– Mais tu as une associée, me rappelle Lola. Arrête d’essayer de tout
faire toute seule et laisse-moi m’occuper du web et du marketing.
Je me détends sur ma chaise en hochant la tête. Elle a raison.
– J’avais un mec. Plus maintenant.
Elle n’a pas besoin d’en savoir plus. C’est tout ce que n’importe
quelle femme a besoin de savoir et à en juger par ses lèvres roses
pincées l’une contre l’autre d’un air maussade, ça lui suffit.
– Je comprends, mais ne passe pas en mode survie. Bon, cet enfoiré
a disparu du paysage, mais il y a beaucoup de monde autour de toi et
j’en fais partie. Tu ne traverses pas ça toute seule.
– Waouh, l’espace d’un instant, j’ai cru entendre parler Clara, lui
dis-je pour la taquiner.
Lola se redresse et me fait un sourire avantageux, rejetant ses
cheveux derrière sa frêle épaule.
– Nous sommes sœurs, même si elle a bien meilleur goût que moi en
matière d’hommes.
– On dirait bien que je ne suis pas la seule à avoir des problèmes
avec les mecs.
Ce n’est pas vraiment une surprise. Il y a bien trop de Philip sur
cette terre et pas assez d’Alexander.
– On ne va pas dire des problèmes. C’est juste un manque d’intérêt.
Soit je suis censée être impressionnée par la taille de leur compte en
banque, soit par leur ego. Apparemment, ils n’ont pas reçu l’info : la
taille ne compte que sur un seul plan.
– Et puis il y a aussi le fait que Clara a épousé le roi d’Angleterre.
– Effectivement, ça place les choses de la vie dans une perspective
un peu plus rude, m’accorde Lola en riant. Ma mère ne comprend pas
pourquoi je n’ai pas encore mis le grappin sur mon propre chef d’État.
Bien entendu, elle ignore que la dernière fois que j’ai fait des avances à
un mec, il est sorti du placard cinq minutes plus tard. À l’évidence, il
faut que je me concentre sur ma carrière maintenant.
– Tu as rendu service à Edward, lui dis-je un sourire aux lèvres au
souvenir de cet épisode. Mais je suis dans le même bateau que toi. Qui
a besoin d’un homme pour conquérir le monde ?
– Je vais porter un toast à cette sentence.
Elle ramasse un gobelet Starbucks vide et le jette à la poubelle.
– Malheureusement, nous n’avons pas encore garni le stock du bar
de l’entreprise, je lui rétorque d’un ton sarcastique.
– Un oubli auquel nous devrons rapidement remédier. Pour
l’instant, je t’emmène déjeuner.
Elle lève la main lorsque j’ouvre la bouche pour protester et
poursuit :
– C’est un déjeuner d’affaires. Diviser pour régner. Voilà comment
nous allons nous y prendre.
J’attrape mon sac et la suis, prenant soin en sortant de verrouiller
la porte derrière nous. Elle a raison. Je ne peux pas faire ça toute seule
et si je veux rembourser Smith et enfin me libérer de lui, une stratégie
de bataille est absolument nécessaire.

*
* *
Quelques heures plus tard, je traverse la ville, l’esprit fourmillant
des idées de Lola au point que j’en ai le vertige. Je suis tellement
préoccupée que je passe pratiquement sans m’arrêter devant le poste
de sécurité à l’entrée du bâtiment dans lequel travaille mon frère.
– Madame ?
Un garde en uniforme m’arrête et me fait signe d’ouvrir mon sac.
– Oups.
J’ouvre la fermeture Éclair et tends mon sac devant moi pour qu’il
l’inspecte. Il regarde à l’intérieur avec une lampe torche et me
demande.
– Disposez-vous d’un téléphone portable ? Nous devons le voir.
– Euh, je l’ai probablement. (Je fouille dans mon sac mais ne trouve
rien.) J’ai dû l’oublier au bureau.
– Vous avez rendez-vous ? demande-t-il, dubitatif.
Il te prend pour une tocarde. Qui peut se pointer à un rendez-vous
pro sans portable ? J’ai vraiment besoin de me reprendre si je veux me
transformer en femme d’affaires aguerrie. Je sors mon portefeuille pour
lui montrer ma carte d’identité.
– Oui. Annabelle Stuart. J’ai rendez-vous avec John Stuart.
– Allez-y, me dit-il après avoir vérifié sa liste. Vous connaissez le
chemin ?
– Je vais m’en sortir, lui dis-je pour le rassurer avant de foncer droit
sur les ascenseurs.
Grâce à ce mortifiant passage par la sécurité, il est pratiquement
l’heure de mon rendez-vous et je n’ai pas mon portable sur moi pour
avertir mon frère que j’ai un peu de retard. À deux heures pile, j’atteins
son étage pour débarquer à la réception.
– Je viens voir John Stuart, dis-je à bout de souffle à la
réceptionniste, derrière son bureau.
– Maître Stuart vous attend.
Elle me fait signe de prendre le couloir de gauche. Le cabinet de
John est l’exact opposé de celui de Smith. Une quasi-douzaine d’avocats
font du conseil tout autant qu’ils plaident.
– Belle.
Il se lève poliment en me voyant entrer, s’inclinant légèrement
avant de rajuster les manches de sa veste Harris Tweed. Tout dans son
apparence, de ses cheveux maintenant rares à ses choix vestimentaires
et cet étrange respect de la bienséance, lui donne l’air d’avoir bien plus
de trente-deux ans.
Je ne sais jamais comment me comporter quand je suis avec lui. Lui
serrer la main ? Faire la révérence ? Il faut l’avouer, il n’a jamais
manifesté autre chose qu’une extrême gentillesse envers moi, malgré le
favoritisme bizarre dont mon père a fait preuve à mon égard.
L’ingérence de ma mère n’y est certainement pas pour rien.
– Comment te portes-tu ? demande-t-il en prouvant une fois encore
qu’il est la quintessence même d’un formalisme civilisé.
– Je suis très occupée, je prononce, pas trop sûre d’être en mesure
de gérer une conversation anodine. Et toi ?
– Moi aussi, je suis très occupé.
Nous nous asseyons dans un silence gêné avant qu’il ne jette un
coup d’œil à son écran d’ordinateur.
– J’ai été assez surpris d’entendre que tu créais une entreprise. Je
n’ai pas l’impression que c’est le genre de projet qu’approuve ta mère.
– Effectivement, dis-je platement.
J’aperçois son regard crispé lorsqu’il parle d’elle. Quand elle
désapprouve l’un de mes choix, ma mère me fait irrémédiablement part
de son désaccord en privé. Elle a toujours fait très clairement entendre
qu’elle n’appréciait pas l’existence de John. Une vraie méchante belle-
mère.
– Au vu de ta situation, je compatis.
Son ton s’est adouci. Nous savons tous les deux ce que ça fait de se
sentir non désiré. Même si, en comparaison, lui a supporté bien pire.
Après la mort de sa mère, mon père s’est remarié. Sa nouvelle épouse,
mon adorable mère, a immédiatement envoyé John en pension et il y
est resté jusqu’à l’université.
– Ça promet un Noël très intéressant.
– Je te propose de laisser Ann profiter de son domaine toute seule
cette année pour les fêtes.
C’est la première fois que je serai célibataire et si Philip n’a jamais
été d’un grand secours sur le plan émotionnel, au moins, il me
procurait une distraction. Je n’ai aucune envie de passer ces jours-là à
être analysée sous toutes les coutures pour qu’on me fasse la liste de
mes défauts.
– C’est ton domaine, me rappelle John d’un ton sec. Tu devrais
peut-être, toi, lui dire qu’elle n’est pas invitée.
– Tu te souviens de la fin de Jane Eyre ? Elle pourrait bien être
capable d’essayer de nous faire griller, je n’ai aucune confiance.
La blague allège un peu l’atmosphère, mais ne fait pas tout à fait
disparaître les implications des paroles de John. En tant que fils
unique, il a hérité du titre de mon père, puisque ce droit lui a été
garanti par la loi britannique, mais je me suis retrouvée héritière du
domaine familial. Je ne doute pas un seul instant que ma mère ait forcé
la main de mon père pour le détourner de son fils.
– Alors ta mère est-elle cet investisseur indésirable ? demande John.
– Heureusement, non.
Je secoue la tête. Sincèrement, cette idée me fait rire. Si ma mère
avait de l’argent, elle ne me le donnerait pas.
– Mais, malheureusement, j’entretiens – enfin j’ai entretenu – une
relation personnelle avec cet investisseur.
– Et ce n’est plus le cas, devine John sans demander plus de détails.
La rougeur de mes joues doit lui révéler la nature exacte de cette
relation.
– Ce n’est pas mon domaine d’expertise, précise-t-il. Je ne travaille
plus directement avec les clients particuliers puisque je suis devenu l’un
des principaux avocats d’affaires du cabinet.
– Oh, dis-je d’une petite voix.
Mes problèmes juridiques sont sur le point de devenir bien plus
pesants, financièrement parlant, si John n’est pas capable de s’en
charger.
– Je suis capable de gérer les litiges, clarifie-t-il. Mais c’est juste que,
généralement, je ne m’en occupe pas, alors tu voudras peut-être
demander une seconde opinion, la mienne pourrait te déplaire.
– J’entends bien.
Je me prépare à écouter son verdict, le souffle coincé par une grosse
boule dans ma gorge.
– En tant qu’investisseur, il a peu de droits sur ton affaire. Il peut
choisir de retirer ses fonds et de te forcer à le rembourser, mais de ce
que tu m’as dit dans ton e-mail, son intérêt est purement financier. Il ne
devrait pas s’immiscer dans la gestion de ton entreprise. Si ton désir est
de le faire sortir du capital, je te conseille de le rembourser et de
t’assurer que son nom ne figure sur aucun document juridique en tant
qu’actionnaire. Puis il faudra aller de l’avant.
Il aurait pu me dire quelque chose de pire, mais ce n’est pas
vraiment ce que j’espérais entendre. Je suppose que je voulais entendre
John me proposer une solution miracle à laquelle je n’avais pas pensé.
Mais Smith fait partie de ma vie et le restera jusqu’à ce que je puisse le
rembourser.
– Tu es déçue, remarque John.
D’un geste de la main, je lui fais signe de ne pas s’inquiéter.
– C’est un sentiment auquel je m’habitue.
Nos regards se croisent et pour la première fois depuis des années,
je lis les mêmes souvenirs pénibles que les miens dans les yeux de
quelqu’un d’autre. Nous n’avons jamais parlé de la mort de notre père.
C’est un fantôme dont on ne parle pas dans la famille.
– Je vais te donner un conseil, m’offre John. Pas en tant qu’avocat,
mais en tant que… frère. Tourne la page. Ne te sens pas coupable de
prendre ce qu’il t’a donné et ne t’excuse pas.
– Pas d’excuse.
Le regard de John se perd au loin lorsqu’il réitère :
– Aucune excuse.
CHAPITRE
SEPT

Le bureau d’Andrew représente tout ce que le mien n’est pas. Il est


perché dans les derniers étages d’une tour et surplombe le quartier
financier de la City. Pour être honnête, je dirais qu’il pue le syndrome
d’infériorité masculine. Pourquoi ériger un truc qui ressemble à un
pénis géant au beau milieu de Londres, sinon pour compenser sa
propre érection flasque ?
– J’ai revu les documents et je ne vois pas de problème dans cette
procédure, m’informe-t-il en revenant.
C’est l’un de mes plus vieux amis, de mes années de fac de droit. Le
poids des ans et le monde du droit des sociétés n’ont pas été tendres
avec lui. Ça se voit dans les rides qui marquent son front.
Je porterais peut-être les mêmes traces sur le visage si j’avais
pratiqué une forme plus conventionnelle du droit. Même si ça ne me
semble pas très juste que la vie ait été si dure avec lui, alors que c’est
moi qui fraye avec des criminels.
Déterminé à me débarrasser de ce sujet, je lui demande :
– Alors, tout est en ordre ?
– Juridiquement, oui, me confirme Andrew.
Il me fait signe de m’asseoir avant de traverser son bureau pour
servir deux scotchs, puis poursuit :
– Sur un plan personnel, je suis un peu plus inquiet.
J’accepte le verre qu’il me tend sans répondre. Je sais exactement
quels risques je prends personnellement et j’ai déjà fait les sacrifices
nécessaires pour m’assurer que, quel que soit le chaos qui se répandra
lorsque je revendrai mes parts du Velvet, je sois le seul touché. Mais
Andrew est un mec bien. Il m’a déjà conseillé sur des cas difficiles par le
passé, c’est pour cette raison que je lui fais confiance pour gérer cette
affaire rapidement et discrètement.
– Hammond ne va certainement pas laisser passer ça facilement,
Smith.
Il avale une grande lampée de scotch et secoue la tête. Les
implications sont claires. Il ne peut pas comprendre ce qui se passe
dans ma tête. Bien entendu, il n’a jamais non plus entretenu avec un
client les rapports confus qui me lient à mon boss.
Je fais tourner le liquide ambré dans le fond du verre en pesant mes
mots. Je fais autant confiance à Andrew qu’à n’importe quelle relation
professionnelle.
– Effectivement. Mais j’ai une raison personnelle de ne plus vouloir
être lié au club. Plusieurs raisons, en fait.
Pas besoin d’être un génie pour comprendre que je veux me libérer
des entreprises sordides qu’Hammond a fait fleurir un peu partout dans
Londres. Il ne faut probablement pas avoir beaucoup de pièces du
puzzle pour comprendre que mon père a été victime de l’empire du
crime bâti par Hammond et que j’ai de bonnes chances de subir le
même destin. La plupart de mes associés s’en sont rendu compte bien
avant moi. Ce qui pourrait être plus difficile à comprendre, c’est
pourquoi j’attire l’attention sur moi en ce moment.
– Je suis toujours dans le giron d’Hammond, dis-je pour finir.
– Mais es-tu dans ses bonnes grâces ?
Il pose son verre vide sur la petite tablette et se penche vers moi
avant d’ajouter :
– Tu sais que c’est du suicide.
Effectivement, je le sais. Le mouvement a été enclenché au
printemps dernier, lorsque je me suis retrouvé dans la délicate position
d’avoir à choisir mon camp.
– J’aimerais pouvoir m’expliquer. Cette opération n’aura quasiment
aucune conséquence pour le club, mais il est important pour moi de
rompre tout lien avec le Velvet.
– Elle doit en valoir la peine.
Il se frotte le menton en soupirant.
Alors, il a deviné. Là où la plupart des gens croiraient que je veux
me débarrasser de l’héritage complètement tordu de mon père, Andrew
a vu clair en moi.
– Dis-moi. Est-ce évident parce que tu me connais ou parce que j’ai
perdu la main ?
– J’ai eu la chance de viser juste, m’assure-t-il. Tu es toujours aussi
impénétrable, mon pote.
J’ai envie de pousser un gros soupir de soulagement, mais je me
contente de hocher la tête avec un petit sourire.
Il plisse le front, son ton se fait sérieux :
– Ça va attirer l’attention sur elle aussi.
– J’ai pris mes dispositions.
Il n’a pas besoin d’en savoir plus. Même s’il est digne de confiance,
j’ai appris quelques petits trucs utiles de mon alliance improbable avec
Georgia. Tout le monde peut être acheté. Tous peuvent être vendus. Et
les gens, surtout les hommes, ont tendance à déballer leurs secrets dès
qu’ils ont une chance de mettre leur bite dans une chatte accueillante
bien chaude.
– Même si cet acte est particulièrement stupide, tu es quelqu’un
d’intelligent. J’espère réellement que les conséquences ne seront pas
désastreuses.
Des conséquences, il y en aura. Le seul choix que j’ai, c’est d’être en
dehors de la zone d’impact, ce que je sais être impossible. Mais mettre
Belle hors de danger est un facteur que je peux contrôler. Quel qu’en
soit le coût.
– Tu as pensé que s’il décide de réagir, ce pourrait ne pas être une
attaque physique. Ta carrière entière est entre ses mains. Il y a d’autres
moyens de tuer un homme que de lui mettre une balle entre les deux
yeux.
– Je me suis aussi préparé à cette éventualité.
Impossible de lui offrir d’autre source de réconfort. Même si j’avais
envie de lui expliquer mon plan en détail, je risquerais d’exposer bien
trop d’autres acteurs dans l’opération.
– Je regrette de ne pas pouvoir tout te révéler. Ta sollicitude me
touche.
– Tu es un mec bien. Je veux simplement ce qu’il y a de mieux pour
toi.
Il tend la main et je la serre avec fermeté.
Ce n’est pas quelque chose que j’ai l’habitude d’entendre. Si Andrew
me connaissait mieux – s’il savait ce que j’ai fait –, il ne penserait jamais
une chose pareille. Mais je tire un certain réconfort de ses paroles. Je
ne pourrai jamais prétendre à la rédemption pour les péchés de mon
passé, mais j’essaie de changer, et ça doit bien compter dans la balance
en fin de compte.
Andrew m’assène une claque sur l’épaule lorsque je quitte son
bureau. Je pensais qu’une partie de mon fardeau serait levée en cédant
mes parts du Velvet, mais en fin de compte, il pèse plus lourd que
jamais. Cet acte a un prix et si je suis d’accord pour le payer, je n’en
ressens pas moins sa piqûre.
En entrant dans l’ascenseur, je joue avec mon téléphone au fond de
ma poche. Il n’y a qu’une seule personne que j’ai envie d’appeler pour
partager cette nouvelle et il est absolument hors de question que je lui
parle. C’est la pièce manquante. La raison pour laquelle couper enfin le
fil qui me retenait à Hammond n’a pas la saveur à laquelle je me serais
attendu. Aucun doute, Belle m’aurait servi une remarque bien sentie
redirigeant ainsi mon attention sur comment occuper la soirée à
apprivoiser son côté sauvage plutôt que de m’appesantir sur les
conséquences inévitables de mes actes. Livrée à ce fantasme, ma bite se
raidit légèrement. Aucune pensée rationnelle ne pourra la convaincre
que j’ai fait ce qu’il fallait.
L’ascenseur s’arrête à l’étage suivant et cette fois, lorsque les portes
s’ouvrent, je cligne des yeux en me demandant si mon imagination ne
me joue pas des tours. La descente va être longue si mes fantasmes se
font si réels.
Mais à la voir s’arrêter net en plein mouvement, à contempler son
expression confuse qui se teinte de douleur, j’en conclus que ce n’est
pas une illusion. Belle s’interrompt, comme pour décider quoi faire,
mais finalement, elle entre dans la cabine et s’installe à l’opposé de
moi, le plus loin possible, dans ce petit espace réduit. Son regard reste
rivé aux boutons du panneau de contrôle alors que la descente
reprend.
De tous les ascenseurs de Londres, il a fallu qu’elle monte dans le même
que moi.
L’odeur de son parfum embaume, et je dois faire un effort
considérable pour me maîtriser. Mon sexe n’est absolument pas
d’accord, il s’est mis à bander à toute force en la voyant. Le fardeau
que je sentais sur mes épaules en entrant dans la cabine semble s’être
déplacé sur ma poitrine. Comment dire à une femme qu’on l’a blessée
pour la protéger ?
J’ai envie de la plaquer contre la paroi derrière elle, de remonter sa
jupe et de prendre mon dû, ce qui m’appar- tient. Parce que Belle
Stuart m’appartient. Je l’ai laissée s’éloigner, mais pas me quitter. Elle
ne voulait pas qu’on arrête. Ça, j’en suis sûr. Elle arrive peut-être à
prétendre que je n’existe pas, mais je lis très bien son langage corporel.
Je le vois à sa manière de frotter son tibia contre son mollet. Dans le
léger tapotement de ses doigts sur la rambarde métallique. Dans les
brusques inspirations qu’elle prend régulièrement.
Elle est tout autant consciente de ma présence que je le suis de la
sienne. Son corps réagit aux souvenirs que je lui ai donnés. Si je
soulevais sa jupe et que je fourrais ma main entre ses cuisses, elle
mouillerait autant que je bande.
Juste un peu. Un baiser volé. Une petite morsure sur son épaule.
Une main autour de son cou de cygne. Juste un dernier moment.
Mais si je cède, tout ce que j’ai fait n’aura servi à rien et toute cette
douleur dont je suis responsable deviendra inutile. Elle vaut mieux que
ça. Je lui dois plus de respect que ça. Je ne dois pas à jouer avec elle.
Lorsque nous arrivons dans le hall d’accueil, je sors du bâtiment
sans dire un mot. C’est ce qu’il y a de plus simple.
Enfin, pour elle.
CHAPITRE
HUIT

Lola me tombe dessus dès que je rentre au bureau, son indéniable


excitation me fait penser à autre chose qu’à ma rencontre avec Smith.
J’ai à peine le temps de franchir le seuil de la porte qu’elle m’accapare.
Elle se tord les mains et sautille sur ses talons. Cette fille en est
pratiquement à vibrer toute seule. Je la contourne, pose mon sac par
terre et me laisse tomber sur ma chaise.
De peur qu’elle explose si je ne lui accorde pas attention – et je n’ai
franchement pas les moyens de repeindre, c’est bien la dernière chose
dont j’aie besoin –, je l’encourage à parler :
– Eh bien ?
Je ferme les yeux pour essayer de me concentrer sur elle et non pas
sur la rencontre déchirante dans l’ascenseur.
– Je ne voulais rien dire plus tôt parce que je pensais que c’était loin
d’être jouable. Mais bon, on m’a appelée et mon Dieu, Belle ! Ça y est !
J’ouvre un œil pour la dévisager, me demandant si j’ai manqué un
truc vital dans ce qu’elle m’a dit.
– Pardon, mais quoi ? Ça y est… quoi ?
– Trend ! s’exclame-t-elle en m’assassinant du regard comme si
j’aurais dû savoir.
Malgré son discours plus qu’incohérent et la série d’informations
sans queue ni tête qui sortent de sa bouche, elle a réussi à éveiller mon
intérêt. Je me redresse sur ma chaise, j’ouvre les deux yeux et j’attends.
– L’assistante d’Abigail Summers vient de m’appeler. Ils adorent le
concept de Bless et ils veulent obtenir une interview exclusive.
– Trend ?
Je répète le nom du magazine. Maintenant, je comprends pourquoi
Lola est à peine cohérente. Trend est le magazine de mode le plus
établi sur le marché mondial, et ce depuis près de cinquante ans. Une
start-up n’aurait jamais les moyens de se payer de la pub sur leur site
Internet. Un article dans ce magazine va au-delà de mes rêves les plus
délirants.
– Oh mon Dieu !
Les larmes ruissellent sur mes joues alors que j’éclate de rire. Je suis
en pleine crise d’hystérie. Nous voilà assises dans un bureau vide. Sans
plate-forme web. Sans stock. Sans clientèle. Et d’une manière ou d’une
autre, nous avons réussi à nous dégoter une opportunité presse que la
moitié du monde de la mode tuerait pour avoir.
J’arrive enfin à articuler une question :
– Comment t’as fait ?
– Une de mes profs de cette année bossait pour leur rédaction
avant, explique Lola. Elle m’a donné un contact et m’a dit qu’Abigail
cherchait à faire un sujet sur des femmes à haut potentiel qui montent
leur boîte. C’est dans leur stratégie de se concentrer sur le pouvoir au
féminin cette année.
– Je n’arrive pas y croire.
J’ai vraiment du mal. C’est comme si l’univers avait eu pitié de moi
et m’avait fait un cadeau, tombé directement sur mes genoux.
– Le seul truc, c’est qu’il faut que tu sois à New York mardi,
annonce Lola.
Mon sourire disparaît.
– Hein ? Quoi ?
– Le sujet est autant sur toi que sur Bless.
Lola hausse les épaules comme si c’était parfaitement normal.
Sauf que ça ne l’est pas. Dans le monde de la mode, je ne suis
personne. Jusqu’à présent, ma plus grande contribution aux dieux du
style a été une explosion du plafond de ma carte bancaire sur des fonds
que je n’avais pas lors d’une sortie shopping parfaitement
irresponsable.
– Et toi ? C’est toi qui devrais faire cette interview.
Le contexte universitaire de Lola, sans oublier son pedigree de fille
d’un couple de millionnaires qui s’est fait tout seul, fait d’elle la
candidate idéale pour un article de cette ampleur.
– J’ai cours à la fac, me rappelle-t-elle. En plus, Bless est ton
entreprise.
– C’est notre entreprise.
– Tu es généreuse. Un jour, ce sera vrai, mais quand j’aurai rempli
ma part du marché. Ça, je te le promets. Mais c’est encore ton bébé.
C’est toi qui as trouvé le concept. En plus, ton histoire personnelle est
géniale. Abigail a adoré. Trompée par son fiancé, une future mariée
dégage son mec de merde et lance le prochain grand mouvement dans
l’industrie de la mode, version 2.0.
– Quand tu le présentes comme ça, c’est sûr, c’est excitant. Sauf
que, regarde autour de toi, Bless n’est pour l’instant qu’une idée. Rien
ne confirme la validité du concept, rien sauf l’espace qui nous entoure.
– Sur le marché aujourd’hui, les idées sont de la monnaie et une
monnaie c’est toujours de l’argent, m’informe Lola.
– Tu ne suis vraiment pas les mêmes cours que ceux que j’ai eus à
l’université, je réponds en souriant d’un air moqueur.
– Écoute, tu vas à New York et tu vas leur prouver à quel point tu
déchires. Ce n’est plus le moment de se remettre en question
maintenant. Tu vas époustoufler Abigail Summers, elle en sera sur le
cul.
Lola penche la tête sur le côté comme pour me mettre au défi de
dire le contraire.
– Ce n’est pas comme si j’allais vraiment rencontrer Abigail.
J’ai besoin d’aligner mon enthousiasme sur celui de Lola. C’est une
chance absolument incroyable qui nous est offerte. Mais il semble aussi
absolument nécessaire de garder la tête sur les épaules.
– Si si, tu vas la rencontrer, me corrige-t-elle en se lançant dans une
seconde série de révélations. En fait, le sujet est une conversation entre
vous deux. L’angle de l’interview est plus une sorte de séance de
coaching, tout en offrant une grande visibilité à l’entreprise.
J’en perds la parole. Je ne suis absolument pas prête pour ça. J’ai
passé la semaine dernière à rassembler des infos de base. J’ai loué un
local commercial. J’ai pitché mon projet dans un ascenseur. Rien de ça
n’est suffisant pour impressionner quelqu’un de la réputation d’Abigail.
Lola plisse les yeux en me regardant.
– Pourquoi tires-tu la tronche comme si je venais de t’annoncer que
tu es condamnée à mort ?
– Ce n’est pas ce que tu viens de faire ?
– Trend s’occupe des billets d’avion et de l’hébergement. Je
m’occupe du reste, débite-t-elle en passant en mode décisionnel. Je vais
aussi te faire une liste de sujets à aborder en priorité pour que tu
puisses parler de la marque et de nos plans. Mais n’oublie pas, elle veut
jouer les mentors. Brosse-lui l’ego dans le sens du poil et essaie d’en
tirer des retours intéressants.
Elle a raison. Si tout foire, la flatterie me permettra de m’en sortir.
– Quand tu seras partie, je finaliserai l’architecture de la plate-
forme avec le concepteur web et je commencerai à contacter les
créateurs, poursuit-elle. Bon, le plus important : tu as quelque chose à
te mettre sur le dos ? Il faut que tu aies des fringues de cette saison !
En la regardant m’observer en disant ça, je vois bien qu’elle
s’inquiète de mes choix vestimentaires, surtout devant ma tenue du
jour. J’ai opté pour une blouse ivoire des plus classiques et une jupe
crayon bleu marine. Il n’y a rien de sexy ni d’excitant là-dedans, mais
ça fait trois ans que j’ai cet ensemble et il est toujours portable. En
revanche, ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas à la pointe de la mode.
– J’ai des fringues.
J’ai du mal à déglutir la grosse boule dans ma gorge. J’ai des
fringues… celles données par Smith. Non, ma garde-robe n’a pas
quelques pièces-phares de cette saison, elle les a toutes. Elles
impressionneront Abigail Summers, sans aucun doute. Il va juste falloir
que je me force à les porter. Je les ai enfouies au fond de mon placard
et je me suis fait un devoir de les éviter depuis cette soirée au Velvet.
Maintenant, je vais devoir faire ce grand bond en avant dans ma
carrière en portant sur les épaules le fardeau de ma dette envers Smith.
Le conseil de John un peu plus tôt dans la journée me revient en tête.
Pas d’excuse. Aucune culpabilité. Je vais me faire tatouer ça sur
l’avant-bras.
– Tu gagnes une journée quand tu pars aux US, mais tu vas être
crevée, alors mieux vaut prendre un vol lundi.
– Merde, merde, merde.
Je marmonne des grossièretés en me repassant mentalement la liste
de tout ce que j’ai à faire avant de m’envoler. Une manucure, au
minimum. Peut-être aller me faire épiler. Mes cheveux ont poussé car
j’ai été trop distraite par Smith, puis par mon projet. Je n’arriverai
jamais à trouver le temps de passer chez le coiffeur.
– C’est bon, détends-toi, me conseille Lola. Tu as tout le week-end
devant toi. Et essaie de prendre une minute pour être heureuse. Sors-
toi un peu la tête du guidon pour ne pas passer à côté de tous ces
moments formidables.
Je me jette sur elle pour la serrer de toutes mes forces dans mes
bras.
– Merci !
– Merci à toi de me faire assez confiance pour faire partie de ton
aventure, rétorque-t-elle en me serrant aussi dans ses bras. Je gère la
situation ici. Oh ! et je vais appeler le propriétaire pour faire changer la
serrure. Je t’ai vue fermer en partant tout à l’heure, mais quand je suis
revenue de notre pause dej, la porte s’est ouverte toute seule. Je pense
que la serrure est cassée.
Fronçant les sourcils, je demande :
– Il manque quelque chose ?
– Non. J’ai vérifié, me rassure-t-elle. Ton téléphone était posé au
milieu de ton bureau. Dieu merci, ce quartier est tranquille.
– En parlant de ça, il faut que je rentre dans mon quartier pour
rendre visite à mon placard.
Lola me fait la bise et je fonce vers la porte. Lorsque je m’apprête à
sortir, elle m’interpelle :
– Hé. Tu le mérites.
Oh putain, oui. Je mérite tout ça. Personne ne pourra plus me
retenir. Même pas moi.

*
* *
Le rythme sensuel d’une samba résonne dans mon appartement
quand j’y débarque avec mes ongles manucurés de frais. Impossible de
résister à l’envie d’onduler des hanches en entrant dans le petit séjour
de l’appartement que je partage avec ma tante. Jane me fait un grand
sourire lorsque je la rejoins et elle tend ses mains vers moi. Un peu
nerveuse, je les prends, la laissant mener la danse sur quelques pas, le
temps de me prendre les pieds dans le tapis. Jane éclate d’un rire nasal
en me voyant tomber sur le canapé. Elle continue à suivre le rythme,
son ample robe de chambre en soie s’envolant en tourbillons autour
d’elle. Lorsque la chanson s’achève, elle se laisse tomber à mes côtés.
– J’ai tellement peur de te dire que nous sommes vendredi soir,
annonce Jane en se pinçant les lèvres d’un air complice. Je ne voudrais
pas te faire retourner au bureau.
Jane ne m’a pas forcé la main quand je suis rentrée en larmes à la
maison la semaine dernière. Elle n’a eu besoin d’aucune explication. Et
elle a réussi à garder le silence même en voyant le nombre
complètement dingue d’heures que j’ai passées à bosser sur Bless.
Apparemment, cette période de grâce est maintenant terminée, mais je
m’en fous. J’ai passé les deux dernières heures à m’autoriser à me
réjouir de ce que j’ai accompli de plus beau dans ma si courte carrière.
Je sors le dernier numéro de Trend de mon sac et le jette sur ses
genoux.
– Tu as déjà lu ce magazine ?
Maintenant que c’est moi qui ai ce gros scoop à révéler, je me
demande comment a fait Lola pour rester si calme.
– Pas depuis des années.
Jane feuillette le magazine en s’arrêtant sur un article.
– Je n’ai pas vraiment suivi la mode ces vingt dernières années. C’est
très libérateur.
Je lève les yeux au ciel en comprenant où elle veut en venir avec
son insinuation. Jane soutient mon projet, même si elle n’en comprend
pas tout à fait l’intérêt. Je lui rappelle alors :
– C’est mon boulot de suivre les dernières tendances. Quoi qu’il en
soit, ils veulent faire un article sur Bless.
– C’est merveilleux ! s’exclame Jane en se jetant sur moi pour me
serrer dans ses bras.
Lorsque je sors de son étreinte, je vois des larmes briller au coin de
ses yeux. Sentant déjà une vague chaude et humide assaillir mes
paupières, je la menace :
– Ne fais pas ça ! Sinon je vais me mettre à chialer.
– Tu as travaillé si dur et tu as réussi à remonter la pente. Je ne
pourrais pas être plus fière de toi.
Une boule se forme dans ma gorge et peu importe le nombre de fois
que j’essaie de la faire descendre, elle ne bouge pas. J’ai passé
quasiment toute ma vie à obtenir l’approbation de ma mère. Jane a
rempli ce vide pour moi. La rendre fière compte plus que tout.
– Je dois partir pour New York lundi.
– De mieux en mieux.
Les yeux de Jane brillent encore plus, mais cette fois-ci, ce ne sont
pas des larmes. C’est de la malice. Elle reprend :
– La ville qui ne dort jamais. Que c’est excitant !
– C’est pour le boulot. Ça va certainement se limiter à quelques
réunions et à du room service.
– Ça ne va pas, ça, rétorque Jane en secouant ses cheveux couleur
platine. Et tu ne t’en sortiras pas comme ça de toute façon. Impossible
d’aller à New York sans en récupérer quelque chose. Tout y est
tellement vivant, c’est contagieux.
– Alors je me protégerai, dis-je platement.
Il fut un temps où visiter New York était tout en haut de ma liste de
trucs à faire impérativement avant de mourir. Savoir que je vais y aller
toute seule, pour un voyage d’affaires, affadit considérablement la
saveur de cette opportunité. Et plus important encore, ce voyage est
totalement centré sur Bless. Ce n’est pas le moment d’être distraite en
tirant des plans sur la comète sur cette ville. Pas quand je dois être
purement et uniquement concentrée sur la tâche qui m’attend.
– Avant que tu ne quittes le pays, dit Jane soudain redevenue si
sérieuse que je sais que je vais me prendre une leçon, appelle Edward.
Ce pauvre garçon est dans tous ses états. Il s’inquiète tellement pour toi
qu’il est passé me rendre visite hier soir.
– D’accord, je lui promets d’un air coupable.
Le regard perçant de Jane voit clair en moi.
– Il ne va pas remuer le couteau dans la plaie. Tu comptes pour lui,
il se fait du souci.
– Je voulais juste prétendre que tout allait bien, j’admets d’une voix
sourde.
– Non, tu voulais éviter la réalité.
Jane encercle mes mains de ses fins doigts noueux. Je hoche la tête,
je sais qu’elle a tout compris.
– Je vais l’appeler.
– Le plus tôt possible.
– Promis.
Il est temps que j’affronte la réalité de ce que j’ai traversé et de me
concentrer sur ce que j’ai : des amis, une entreprise et un voyage à New
York.
CHAPITRE
NEUF

Lundi matin, mes bagages sont prêts et j’attends devant mon


immeuble la voiture commandée pour m’amener à l’aéroport. Avec un
peu de chance, Heathrow sera assez calme et j’aurai le temps de boire
une tasse de thé avant de prendre mon vol, mais je ne compte pas trop
là-dessus. Le chauffeur a déjà cinq minutes de retard et, à chaque
seconde qui passe, je m’inquiète d’un nouveau truc. Est-ce que j’ai pris
mon passeport ? Une vérification de mon sac me confirme que oui. J’ai
pris une brosse à dents ? Si je l’ai oubliée, je devrais pouvoir en trouver
à New York ! Est-ce que je deviens folle ? Oui. Définitivement. Oui.
Lorsque la voiture s’arrête enfin devant moi, j’attrape mon sac, et la
vitre se baisse sur un visage connu.
– Ton chauffeur est arrivé, s’exclame jovialement Edward.
– Mon chauffeur est en retard.
Je le réprimande, mais je suis loin d’être en colère. Il était fou de
joie quand je l’ai enfin appelé. Il n’a même pas parlé de Smith. Lola a
sans aucun doute mis au parfum l’ensemble de notre petit groupe
soudé.
– Tu sais à quel point c’est dur de sortir Sa Majesté du plumard ?
s’écrie Lola depuis la place du conducteur, alors que je me glisse à
l’arrière de la voiture avec mon sac.
J’ai opté pour une robe en maille confortable qui me donne
pourtant l’air pro. Je ne sais pas du tout qui je vais rencontrer à
l’arrivée à l’aéroport JFK, mais je ne laisse aucune place au hasard. J’ai
même mis des bas.
– Pour ma défense, je dirais que je ne savais même pas qu’il y avait
deux « six heures » dans une même journée, répond Edward en se
tournant pour poser son bras d’un air débonnaire sur l’accoudoir.
– Essaie de regarder un réveil, suggère Lola en débarquant sur
l’autoroute.
Leurs chamailleries amicales se poursuivent sur la route, me
berçant à m’en faire presque dormir.
– Tu as ton mémo de voyage ? demande Lola.
Je secoue la tête pour en faire tomber les toiles d’araignée avant de
répondre :
– J’ai le document que tu m’as envoyé.
– Un chauffeur viendra à ta rencontre à la sortie de la douane pour
te conduire à l’hôtel. L’assistante d’Abigail est censée envoyer les infos
cet après-midi, alors vérifie tes mails quand tu atterriras.
Lola énumère encore une demi-douzaine de recommandations et je
souris en hochant la tête. Je sais déjà tout ça, mais j’apprécie de la voir
si enthousiaste à propos de ce voyage.
– Je n’arrive pas à croire que je n’ai pas réussi à vous convaincre de
m’accompagner, tous les deux.
J’ai essayé. Lola m’a clairement dit que c’était impossible pour elle,
mais le refus d’Edward m’a laissée plus perplexe.
– Trop occupé par des raisons d’État ? Tu n’as pas pu t’assurer
d’avoir une équipe de sécurité disponible ?
Edward jette un coup d’œil en arrière, puis secoue la tête en me
regardant de travers.
– Il n’y avait pas assez de temps pour m’organiser un comité
d’accueil avec une parade. Un prince doit avoir des standards.
– Tu te la pètes !
Lola lui assène une petite tape sur l’épaule sans jamais quitter la
route des yeux.
– Encore heureux ! Je suis un prince royal, rétorque-t-il.
– Dis-lui la vraie raison, exige Lola d’un air hautain.
– Je savais qu’il se passait quelque chose, dis-je en le désignant d’un
doigt accusateur. Parle. Tout de suite.
– Si tu veux savoir… commence-t-il en faisant durer le plaisir.
– Impérativement !
Ce n’est pas le genre d’Edward de faire des cachotteries. En fait, ce
n’est peut-être pas plus mal qu’il n’ait pas les mêmes responsabilités
que son frère. Je ne suis pas franchement sûre qu’on pourrait lui faire
confiance avec les secrets d’État.
– David et moi avons rendez-vous avec Alexander, admet-il
doucement.
– Enfin ! je m’exclame en levant les bras en l’air. Je ne sais pas
pourquoi tu as mis tant de temps.
– Il ne va pas refuser votre union, ajoute Lola en lui répétant ce que
j’ai déjà dit à Edward au moins une douzaine de fois depuis qu’il a fait
sa demande en mariage à son mec.
– C’est un peu plus compliqué qu’un cas de pétoche basique, dit
platement Edward.
Je plisse les yeux. Il a fait son coming out de façon très publique
l’année dernière et sa demande à son petit ami de toujours quelques
mois plus tard. Malgré la pression que Clara, David et moi lui avons
mise, il traîne des pieds depuis des mois pour arrêter une date.
– Ce n’est peut-être pas une pétoche basique, mais on dirait bien un
joli cas de trouille.
– Alors, vas-y, explique, relance Lola.
– Impossible.
Cette fois-ci, son refus est ferme et sans détour. À en juger par le
mouvement de surprise de Lola, je dirais que nous sommes toutes les
deux désarçonnées.
– Comment ça ? dis-je en riant.
Nous n’avons jamais partagé les détails les plus sordides de nos vies
amoureuses. Je pense qu’il n’a vraiment aucune envie d’entendre parler
du penchant de Smith pour la domination. Mais aucun d’entre nous n’a
jamais refusé d’analyser les aspects les plus anodins de la nature de nos
relations.
– Je veux dire que je ne peux pas.
Edward passe la main dans ses cheveux bouclés et s’avachit dans
son fauteuil, puis tourne son regard vers l’extérieur pour admirer le
paysage avant de conclure :
– Ne m’en demandez pas plus, s’il vous plaît.
Je me trompe peut-être à propos de sa capacité à garder des
secrets. Même si je n’arrive pas à voir ce qu’il pourrait bien nous cacher
en ce moment.
– Très bien. Est-ce que je peux demander qui sera ta demoiselle
d’honneur ? dis-je en changeant de sujet pour alléger l’atmosphère
tendue de la voiture. J’ai une idée, si tu as besoin qu’on te fasse des
suggestions.
– Je me disais qu’on pourrait faire un mariage à la sauvette, dit
Edward. Ça vous irait, une escapade à la plage ?
– Ça me va très bien.
Je me penche en avant pour poser la main sur son épaule. Je ne le
forcerai pas à m’en dire plus, mais je veux tout de même qu’il sache que
je suis là pour lui. Il met sa main sur la mienne et me la serre jusqu’à
notre arrivée. Nous discutons de pièce montée et de destinations de
voyage de noces, évitant tous les trois d’aborder les questions restées
sans réponse.
Mais lorsque nous entrons dans la file de dépose express des
passagers à Heathrow, je ne peux pas m’empêcher de me demander
depuis quand les relations amoureuses sont devenues si compliquées. À
une époque, Clara et moi ne nous cachions rien. Ces derniers temps,
c’est à peine si nous avons eu le temps de parler et elle n’a jamais
révélé grand-chose sur le côté privé de sa relation avec Alexander.
Maintenant, c’est au tour d’Edward de m’éjecter. Ça n’entame en rien
l’amour que je leur porte, mais ça fait mal, encore plus quand je pense
à quel point Smith gardait le secret sur sa vie privée en dehors de notre
relation.
Oh oh. Ma conscience m’interrompt avant que je puisse
m’embarquer un peu plus dans la spirale du doute.
Edward sort de la voiture et me fait rapidement une bise sur la
joue. Nous faisons de notre mieux pour ignorer la masse de passagers
qui s’arrêtent pour prendre une photo à la volée. C’est le risque quand
on est amie avec lui, enfin l’un des risques.
– Demain matin, ils vont annoncer que tu es rentré dans le droit
chemin, je lui murmure à l’oreille.
Je vois déjà les unes des tabloïds. Vu les tornades médiatiques dans
lesquelles j’ai été impliquée ces dix-huit derniers mois, je pourrais
probablement écrire les gros titres à leur place.
– Quand on vire de bord, on maintient le cap, me taquine-t-il en me
passant mon sac. Ça fera bien rire David de voir ça.
Lola baisse la vitre et m’envoie un baiser avant de me saluer :
– On se revoit dans quelques jours.
– Je t’appelle.
– Tu as intérêt. Essaie de choper un selfie avec Abigail pour
alimenter tes réseaux sociaux.
J’accepte, même s’il n’est pas question que je me foute la honte en
lui demandant un truc pareil. Jamais. Abigail Summers ne me fait pas
l’effet d’une fille versée dans l’art du selfie.
À l’intérieur de l’aéroport, je grogne en voyant la longueur de la
queue pour passer la sécurité et je maudis Edward de ne pas m’avoir
accompagnée jusque-là. Avec lui à mes côtés, ils ne m’auraient jamais
fait attendre, aucune chance. Tirant mon sac jusqu’à la zone
d’enregistrement, je donne mon passeport à l’hôtesse.
– Mademoiselle Stuart, gazouille-t-elle. Combien de bagages
souhaitez-vous enregistrer ?
– Un seul.
J’ai réussi à y enfermer six paires de chaussures et plus d’une
douzaine de robes.
– Très bien. Voici votre carte d’embarquement. Puisque vous
voyagerez en première classe, je vous invite à utiliser la file rapide à
gauche pour accéder aux contrôles de sécurité.
Je regarde mon billet d’avion, complètement interloquée.
Apparemment, on ne déconne pas avec les voyages d’affaires chez
Trend.
– Merci !
Mon voyage commence déjà sous les meilleurs auspices. Après avoir
squeezé une bonne partie de la file d’attente, non seulement j’ai le
temps de boire une tasse de thé, mais je peux aussi me faire un
croissant dans le salon privé de la compagnie aérienne. Parcourant en
diagonale le Telegraph, je repère des visages familiers dans les pages
mondaines. Visiblement, Pepper Lockwood ne tient pas compte de mes
conseils et ne va pas se débarrasser de Philip. J’avale le dernier
morceau de la viennoiserie avant d’avaler mon thé d’un trait. Ils
méritent de finir ensemble, ces deux-là. Je suis certaine que leur union
sera longue et douloureuse et qu’ils en souffriront autant l’un que
l’autre. Smith m’a guérie des restes d’amertume que j’éprouvais envers
Philip et sa trahison. Ou peut-être qu’il a remplacé mon amertume vis-
à-vis de cette séparation par de l’amertume due à la conclusion de
notre propre relation.
Les quelques fois où j’ai traversé l’Atlantique pour rendre visite à un
ami à Los Angeles, j’ai été forcée de voyager en classe économique, ce
qui n’est jamais très agréable sur un vol aussi long. Mais là, je suis en
première sur un vol international. Si je demandais qu’on me
transplante un rein, nul doute qu’ils m’en trouveraient un. Je choisis de
m’étirer sur mon fauteuil comme si c’était un luxueux divan pendant
que le personnel navigant m’apporte des serviettes chaudes et du
champagne. Le déjeuner comme le petit déjeuner sont servis dans de la
vaisselle en porcelaine. Sachant que je vais passer les cinq prochaines
années à trimer pour monter ma boîte, mieux vaut ne pas m’habituer à
ce type de prestation. Chaque centime économisé devra aller dans la
cagnotte de Bless pour en faire le succès que j’ai en tête.
Mais bon Dieu, je vais me faire un malin plaisir d’en profiter
maintenant.
J’ai mon ordinateur portable avec moi, mais après avoir passé une
heure à revoir les points que Lola m’a préparés – points que j’avais déjà
mémorisés avant le décollage –, j’abandonne mon ordi en faveur d’une
romance bien épicée achetée à la librairie de l’aéroport. Mais lire une
histoire de sexe quand on a le cœur brisé est en fait une mauvaise idée.
– Vous le voulez ?
Je propose le livre à l’hôtesse venue remplir ma flûte de
champagne. Je devrais ralentir, sinon je vais tomber dans les vapes
avant même de pouvoir mettre mon malaise sur le dos du décalage
horaire.
Elle jette un coup d’œil à la couverture du livre et secoue la tête,
puis se penche vers moi pour murmurer :
– J’ai déjà lu toute la série. Qu’est-ce que vous en pensez ?
– Ce n’est pas mon truc.
Mieux vaut en rester là. Tout le champagne que j’ai imbibé menace
de prendre le contrôle pour me faire cracher toute l’histoire.
– C’est un peu salace, dit-elle en se mordant les lèvres, et les joues
rougissantes.
Pauvre choupette. Je vois bien que son expérience du salace se
limite à ces pages. Je garde mon opinion pour moi et j’enfouis le livre
dans la poche à magazines.
À l’évidence, après ma tentative littéraire ratée et ma désastreuse
conversation avec l’hôtesse, je pourrais céder à la pression du
champagne et me mettre à pleurer. Ou je pourrais la mettre à profit et
m’en servir pour dormir.
Aucune des deux options ne me semble très valorisante, mais au
moins, si je dors, pas besoin de demander des mouchoirs.
Quelques heures plus tard, on me réveille gentiment. L’hôtesse me
rend mon livre, histoire que je le range pour l’atterrissage. En
regardant par la fenêtre, j’aperçois la Statue de la Liberté, qui me
déçoit d’être si petite à cette distance. C’est mon premier voyage sur la
côte Est des États-Unis et si j’ai une raison de me réjouir d’être ici toute
seule, c’est que je peux jouer les horribles touristes sans qu’on me juge.
L’aéroport JFK semble être un peu moins civilisé qu’Heathrow. Je
balance alors un texto à Lola dès que j’ai passé la douane.
BELLE : J’AI BIEN CRU QU’ILS ALLAIENT AUSSI FAIRE UNE RECHERCHE DE CARIES
TANT QU’ILS Y ÉTAIENT. LES AMÉRICAINS SONT BIEN SÉRIEUX AVEC LEURS AÉROPORTS.
Aucune réponse et aucun mail avec les informations qu’elle m’a
promises, mais il y a bien un homme avec une pancarte sur laquelle
figure mon nom, à la sortie de la zone de retrait des bagages. Sous mon
nom figure celui de Bless écrit à la main.
Bless existe. Aujourd’hui, j’en ai la preuve. Je suis de l’autre côté de
l’Atlantique, en voyage d’affaires. L’espace d’une seconde, je regrette
que Smith ne soit pas là pour voir ça. Cette idée me donne un coup au
cœur, mais je l’écarte vite.
– Je suis Annabelle Stuart, dis-je à l’homme à la pancarte.
– Bienvenue à New York, me répond-il avec un accent que je n’ai
jamais entendu qu’à la télévision. Êtes-vous ici pour le plaisir ou les
affaires ?
– Les affaires.
Je ne mélange plus les deux.
CHAPITRE
DIX

Tandis que la voiture fonce à toute allure et que le chauffeur


klaxonne avec impatience, j’essaie de me faire une première idée de la
ville. Les rues de New York sont aussi peuplées que je l’avais imaginé. Il
règne ici un mélange chaotique de couleurs et de gens qui courent tous
vers la prochaine ligne de leur emploi du temps. J’en ai mal à la tête.
Londres est loin d’être une ville calme, mais là, c’est complètement
différent. La vie, dans ce qu’elle a de plus bouillonnant, jaillit ici dans
tous les sens.
Nous passons devant un parc regorgeant d’animations. Même les
loisirs semblent fiévreux ici. M’enfonçant dans mon siège, je ferme les
yeux puis je prends une grande inspiration. Bon, la ville m’intimide. Et
alors ? Je ne suis pas du genre à faire tapisserie. J’ai l’habitude
d’évoluer dans des environnements soumis à forte pression. J’ai été
demoiselle d’honneur au mariage le plus notoirement abominable de
l’histoire, après tout. Le stress nourrit ma passion, et je vais tourner
cette sensation à mon avantage.
Quelques minutes plus tard, la voiture ralentit pour enfin s’arrêter.
Dieu merci. Je jette un coup d’œil par la fenêtre pour découvrir l’entrée
de l’un des plus grands et plus majestueux hôtels que j’aie jamais vus.
– Êtes-vous sûr que c’est là ?
En posant la question au chauffeur, je laisse transparaître mon
incrédulité. C’est Trend qui s’est occupé des réservations d’hôtel, mais
j’ai du mal à croire qu’ils fassent loger de relativement jeunes
entrepreneurs inexpérimentés dans un endroit aussi somptueux.
– Sur mon itinéraire, il est écrit que je dois vous conduire au Plaza,
m’informe-t-il. On y est.
– Ok.
Quand j’arrive à articuler cette courte réponse, il est déjà sorti de la
voiture. Il en fait le tour alors que le portier est, lui, en train de
m’ouvrir la porte en m’offrant sa main.
Ce gentil monsieur ne semble pas perturbé de me voir bouche bée
devant lui.
– Bienvenue au Plaza, Madame.
– Merci.
Je prends sa main et ne dis plus rien. Je mérite d’être ici. Du moins,
c’est ce que je vais me raconter pour essayer d’y croire.
C’est encore plus difficile quand je franchis les portes de l’hôtel. Le
marbre du sol est le même que celui des colonnes qui mènent à un
immense escalier. Des petits groupes de fauteuils somptueusement
tapissés sont posés sur de luxueux tapis qui viennent rythmer le lobby.
Un chandelier en cristal massif reflète des éclats de lumière un peu
partout dans cet immense espace. Un chasseur fait rouler un chariot
sur lequel sont posés mes bagages à côté de moi, et je le suis jusqu’à la
réception.
– Vous avez réservé ? demande la femme derrière le comptoir,
d’une voix espiègle.
Elle me détaille un instant avant que son regard ne s’adoucisse. J’ai
comme l’impression que je viens juste de passer un test.
– Annabelle Stuart.
Je lui tends mon passeport et ouvre mon portefeuille pour en
extirper ma carte de crédit.
– Ah oui, Mademoiselle Stuart.
Le ton de sa voix change du tout au tout lorsqu’elle me repère sur
son écran d’ordinateur.
– Vous êtes dans la suite Hardenbergh, l’appartement-terrasse du
dernier étage.
Je me mords l’intérieur de la joue, refusant de passer pour une
idiote en demandant encore à quelqu’un s’il ne fait pas erreur. Je ne
suis peut-être pas la seule Annabelle Stuart qui devait arriver à New
York aujourd’hui.
– C’est au vingtième étage. La carte magnétique vous servira de clé.
Veuillez la garder sur vous en permanence. Le Plaza est très soucieux
de préserver l’intimité de sa clientèle, le service de sécurité est
susceptible de vous demander de la leur montrer. Votre maître d’hôtel
personnel est à votre disposition vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Je lui tends ma carte de crédit, soudain effrayée à l’idée qu’elle
puisse la débiter sur l’instant. J’ai peur que mon plafond soit bien en
dessous du prix d’une chambre de base ici. Elle me fait signe que c’est
inutile, à mon plus grand soulagement.
– Tout a déjà été réglé. Geoffrey va vous escorter jusqu’à votre suite.
Elle fait signe à quelqu’un de l’autre côté du lobby, et l’homme
s’approche. Il est vêtu d’une queue-de-pie et porte des gants blancs. Il a
l’air tout droit sorti des pages d’un roman d’un autre âge.
– Mademoiselle Stuart.
Il me salue d’un signe de tête poli et soulève mes bagages du
portant pendant que je vérifie s’il n’a pas une oreillette. La
réceptionniste et le maître d’hôtel se comportent comme s’ils
attendaient mon arrivée depuis des heures et, de mon côté, je suis sûre
et certaine d’être à deux doigts de faire sensation dans le monde des
affaires, mais je n’ai encore rien fait.
Alors qu’il me dirige vers un ascenseur privé en retrait, je songe à
me pincer. Je rêve peut-être. Bien sûr, je sais qu’on peut faire confiance
à Lola pour ne pas hésiter à faire un peu de name droping, histoire de
s’assurer que j’obtienne une chambre supérieure à la moyenne. Mais
même si j’ai de très bonnes relations amicales avec la monarchie
britannique, je ne suis pas une princesse. Il y a quelque chose qui
cloche.
Ce n’est que lorsque le maître d’hôtel appuie sur le bouton du
vingtième étage dans l’ascenseur que les pièces du puzzle se mettent à
s’assembler pour former une image repoussante. Alors que les étages
défilent rapidement pour me propulser vers le dernier étage du Plaza,
mon estomac, lui, reste au sol. Ma suspicion se transforme en certitude,
ce qui me donne la nausée au moment où les portes s’ouvrent sur mon
étage.
– Je suis à votre service pendant votre séjour, me rappelle Geoffrey
en glissant la carte magnétique dans la serrure.
Je marmonne une réponse inintelligible.
– Pardon ?
Mais Geoffrey n’en saura pas plus aujourd’hui. En entrant dans la
suite, mes yeux tombent sur l’autre occupant de la suite, la dernière
personne que j’ai envie de voir sur terre.
Et aussi la personne au monde que j’ai le plus envie de voir.
Smith domine tout l’espace devant moi, un pur pilier de virilité,
irrésistiblement vêtu d’un costume coupé à la perfection. Les muscles de
sa mâchoire carrée se tendent légèrement lorsque nos regards se
croisent et ses iris verts brillent de possessivité lorsqu’il apprécie mon
apparence. Je sais quels secrets abritent ces yeux, tout comme je
connais le corps parfait sous ces vêtements. Ses poings se serrent
comme s’il essayait de s’empêcher de me sauter dessus. Et ce désir est
complètement partagé.
– Monsieur Price, le salue Geoffrey lorsqu’il arrive derrière moi.
Dois-je faire porter ces bagages dans la suite principale ou dans la
chambre annexe ?
Le visage de Smith devient totalement blanc, comme si Geoffrey
s’était mis à parler dans une autre langue. Le message est évident. Un
homme tel que Smith n’invite pas de blonde à fréquenter la chambre
d’ami. Le maître d’hôtel, normalement impassible, se trémousse sur
place.
– Laissez-les près de la porte, lui ordonne Smith en tendant une
poignée de billets. Je vais m’occuper person-nellement de Mademoiselle
Stuart.
Ses mots ont un effet indésirable sur moi. Ma bouche s’assèche, mon
cœur se met à battre la chamade et je sens le pouvoir magnétique de
Smith m’attirer vers lui. Je dois faire appel à chaque once de retenue
qui me reste pour ne pas bouger et attendre que la porte se ferme
derrière moi.
– J’espère que l’hôtel est à la hauteur de tes standards, dit Smith
avec raideur.
Alors, nous en sommes réduits à échanger des bana-lités. Comme
de bien entendu. Il m’a fait venir dans une chambre d’hôtel dans une
ville que je ne connais pas, sous un prétexte fallacieux. J’imagine
qu’ensuite il va se mettre à parler météo. Tout pour éviter de
mentionner le fait qu’il m’a quasiment kidnappée. Ou qu’il m’a évitée, la
dernière fois que nous nous sommes croisés. Ou que la dernière fois que
nous nous sommes parlé, c’est juste après que je l’avais regardé frapper
Georgia Kincaid avec une canne.
– Mes meilleurs amis vivent dans un palais. Il va falloir faire mieux
pour m’impressionner, je lui réponds sèchement.
– Nouvelle ville. Même attitude, commente-t-il, pince-sans-rire.
– Ne me cherche pas, je l’avertis. Des réponses. Immédiatement.
– J’ai modifié les modalités de mon voyage d’affaires pour les faire
coïncider avec les tiennes.
Il me dit ça comme si ça répondait à toutes les questions que je
pourrais poser.
– Voyons. Ça ne me dit pas comment tu as su que je serais à New
York ni comment tu m’as interceptée à l’aéroport. Ou plus important
encore, pourquoi en as-tu seulement pris la peine ? C’est terminé entre
nous, tu te souviens ? Ou tu as une crise d’amnésie ? Tu n’es plus mon
mec surprotecteur qui prend son pied à me contrôler. Tu as décidé que
tu préférais t’amuser avec un autre jouet.
Ça fait mal de le dire à voix haute. J’évite la réalité depuis que je l’ai
quitté au Velvet, je n’ai dit que le strict nécessaire à mes amis pour les
faire taire. Ils sont assez intelligents pour deviner que tout ne s’est pas
terminé entre Smith et moi juste parce qu’il m’a viré de mon job.
– Je n’ai jamais cessé de vouloir te contrôler ni d’être surprotecteur,
répond-il en s’approchant. Encore moins d’être ton mec.
– Alors, nous n’interprétons vraiment pas de la même manière les
événements qui se sont déroulés quand nous nous sommes parlé pour
la dernière fois.
Je recule de quelques pas, avec la ferme intention de rester à bonne
distance, et lui demande :
– Est-ce que ça fait partie de ton petit jeu ?
– Tu n’es pas un pion pour moi, ma belle, mais oui, tout cela fait
partie d’un jeu.
– Alors, soyons bien clairs. Je ne joue pas.
Si je suis assez rapide, je peux me saisir de mes bagages, mais je suis
certaine qu’il m’aura rattrapée avant que j’aie atteint l’ascenseur.
– Ce n’est pas mon intention.
– Alors va-t’en, encore une fois. Ou mieux encore, laisse-moi partir.
Ça ne t’a pas posé de problème de me repousser avant.
– Il y a des gens qui veulent te faire du mal, Belle, et aussi dur que
ce soit pour moi de rester loin de toi, oui, je sortirai de ta vie avant
qu’ils n’y parviennent.
– Comment peux-tu dire une chose pareille ? Quel genre de vie
penses-tu que je puisse avoir sans toi ?
Cette dernière pensée est quasiment insupportable. J’ai réussi à
survivre à la semaine dernière en compartimentant mon existence. J’ai
mis Smith et nos souvenirs communs dans une petite boîte, je l’ai
fermée et j’ai essayé de l’ignorer. Mais tout au fond de moi, je sais que
la seule raison de la réussite de cette performance, c’est de savoir que
tout n’est pas vraiment fini entre nous. Maintenant, je suis forcée de me
rendre à l’évidence, c’est peut-être le cas et j’ai du mal à respirer. Je
n’arrive pas à accepter ce qu’il a fait ni pourquoi, mais tout au fond, je
suspecte qu’il avait une bonne raison de le faire.
Un sourd grondement s’échappe de son torse lorsqu’il m’entend
m’opposer à lui. Il m’attrape le haut du bras à toute vitesse et l’agrippe
tellement fort que je sens ses ongles creuser ma peau si fine à cet
endroit quand il me secoue.
– Je n’en ai rien à foutre de ça. Tout ce qui compte, c’est que tu
continues à respirer. Que je sache que, où que nous soyons et quelle
que soit la distance qui nous sépare, de l’air passe entre ces lèvres
magnifiques.
Il me lâche, puis recule d’un pas avant de se tourner pour regarder
par la fenêtre qui surplombe Central Park. Il poursuit :
– Tu es forte, Belle. Tu vas créer un empire international. Un jour,
tu m’oublieras.
– C’est pour ça que tu m’as fait venir ici ? je murmure, la voix
rendue frêle par toutes les émotions qui bouillonnent en moi. Pour
briser mon cœur encore une fois ? Eh bien, j’ai un scoop pour toi : il n’y
a plus rien à casser. Il a été saccagé, réduit en poussière. Plus rien ne le
réparera.
Smith ferme les yeux et secoue la tête. Sa main tombe le long de
son corps, rompant le lien qui faisait circuler ce courant électrique entre
nous.
– Je n’ai jamais voulu te faire mal. J’ai essayé de garder mes
distances.
– Et tu es quand même revenu à la charge. Peut-être ne suis-je
qu’une ligne à rayer dans une liste ? C’est plus facile de me transporter
de l’autre côté de l’Atlantique pour faire ça ?
Ce n’est pas plus mal que nous nous retrouvions dans une suite de
la taille d’une petite maison, parce que je suis passée des murmures aux
vociférations. Les questions m’écorchent la gorge lorsque je les lui jette
à la figure. Cette douleur me fait du bien, elle est tangible, pas comme
le cauchemar surréaliste dans lequel il vient de m’enfermer.
– Je ne sais pas ce que tu fais ici, admet-il. Ou ce que j’y fous aussi.
Quand j’ai découvert que tu venais…
– Comment l’as-tu appris ?
Je l’interromps en croisant mes bras sur ma poitrine, comme s’ils
pouvaient me protéger de ce qui est en train de se produire.
– J’ai mes sources.
Son calme me donne envie de lui balancer une lampe en pleine
gueule.
– Des sources ? Tu veux dire des secrets.
– Oui !
Il revient à la charge, s’approchant si près que je sens la chaleur de
son souffle sur mon visage. Encore quelques centimètres et il n’y aura
plus aucun espace entre nous.
– Mes secrets te protègent. Ça me tue. Il me serait plus facile de me
mettre un pistolet sur la tempe et de tirer que de te laisser partir, mais
qui te protégerait alors ?
– Je peux me protéger toute seule, dis-je d’un ton mesuré, en me
forçant à ignorer à quel point il est près, même si une petite douleur
commence à se répandre sur ma peau.
Rien qu’une caresse. J’en ai besoin. J’ai besoin d’une fraction de
contact pour me souvenir que je vais maintenant affronter une vie
entière dans le déni.
C’est pour cette raison que je reste figée sur place. Si je cède, je ne
serai pas satisfaite. La séparation n’en sera que plus dure.
– C’est là que tu te trompes.
La tête de Smith tombe en arrière alors qu’il prend une grande
inspiration. Puis il reprend :
– Pourquoi suis-je tombé amoureux de toi ?
Le monde dérape, puis arrête de tourner. Le temps ralentit pour
finir par ne plus avancer. Ses mots entrent dans ma tête. J’essaie encore
de les accepter lorsqu’il m’attrape par la taille et m’attire violemment
contre lui. Ses lèvres prennent autant qu’elles me donnent, me
rappelant que je lui appartiens. Il se rend. Toute pensée consciente
m’échappe lorsque mes doigts se perdent dans ses cheveux et que je le
maintiens contre moi. La peur disparaît, mais la colère reste et je le
mords jusqu’à sentir le goût du sang. Smith pousse un grognement en
me soulevant, écrase sa bouche contre la mienne avec encore plus
d’intensité et me porte vers les escaliers. Je ne sais pas du tout sur quoi
ils débouchent et je m’en moque, du moment que je ne dois pas le
laisser partir. En arrivant en haut des marches je m’écarte un peu,
haletante, et lui dis :
– Tu m’appartiens.
Ses sourcils se soulèvent devant ma possessivité, mais un sourire
naît sur son beau visage lorsqu’il répond :
– À perpétuité.
– On dirait bien que tu t’engages.
Je lui ai répondu dans un murmure, bouleversée par une vague
d’espoir vertigineuse. Il y a quelques secondes encore, il essayait de me
dire adieu. Et maintenant, me voilà dans ses bras. Je ne sais vraiment
pas ce qui nous attend ensuite.
– En tant qu’avocat, le tien en plus, je t’assure qu’il n’y a aucune
clause qui me permettrait d’y échapper.
Il presse son front contre le mien avant d’ajouter :
– Impossible de rester loin de toi.
– Alors, ne le fais pas.
– Je te protégerai. Tu m’as donné ton corps et je le protégerai du
mien, jure-t-il.
– Et mon cœur alors ?
Je pose une main sur son torse musclé et lui demande doucement :
– Tu le portes en toi. Tu le protégeras ?
– Jusqu’à mon dernier souffle sur terre.
Je me trémousse pour me dégager de son étreinte, et il me stabilise
jusqu’à ce que la pointe de mes pieds touche le sol. Lissant sa cravate,
je prends une grande inspiration pour évacuer la peur et la colère en
moi. Mes doigts enserrent l’accessoire en soie et je tire doucement
dessus pour le guider de l’autre côté des portes qui ouvrent sur une
immense chambre à coucher. Smith m’observe attraper la fermeture
Éclair de ma robe dans mon dos et tirer dessus pour laisser tomber le
vêtement à mes pieds. Je suis debout devant lui, en sous-vêtements de
dentelle, avec bas et porte-jarretelles. En serrant les dents, il desserre le
nœud de sa cravate, provoquant un frisson d’impatience sur ma peau.
Mes tétons durcissent, déformant la dentelle qui les retient captifs.
Smith jette sa cravate par terre et remet en place son érection. Son
visage s’assombrit, marqué de la domination qui me consume.
Excitée par sa réaction physique immédiate, je lui ordonne :
– Montre-moi. Montre-moi que tu m’appartiens.
Son regard est traversé d’un éclair, mais il ne proteste pas. Ce n’est
pas comme ça que se joue ce jeu normalement. Du coup, il avance vers
moi, retirant sa chemise pour l’abandonner. Je me prépare à sentir ses
mains, à la brutalité inflexible et sévère avec laquelle il me manipule
toujours, mais il tombe à genoux devant moi. Ses mains sont croisées
dans un geste de supplique.
Il me donne le contrôle. Je me mords la lèvre lorsqu’il attrape
délicatement le satin qui retient mon bas, jusqu’à ce que la jarretelle ne
le retienne plus, puis il passe ses doigts autour de ma culotte et la fait
lentement descendre jusqu’à mes pieds. Il attend que je fasse un pas de
côté pour m’en libérer, puis j’écarte les jambes pour lui donner accès à
mon sexe. La bouche de Smith effleure la peau si fine de mon ventre,
descendant tout doucement pour se refermer avec faim sur ma chatte.
Il ne se sert pas de ses mains, elles sont plantées par terre. Le bout de
sa langue, chaude et humide, parcourt à petits coups mes grandes
lèvres pour les écarter. Il vénère ainsi mon corps, à quatre pattes
devant moi, en me caressant avec patience de sa langue jusqu’à ce que
mes premiers gémissements retentissent. Il force alors sa langue dans
mon intimité, encerclant ses chairs enflées, jusqu’à ce que mes jambes
se mettent à trembler. J’attrape ses cheveux pour m’aider à rester
debout alors qu’il referme doucement ses dents sur mon clitoris et se
mette à le sucer, précipitant les premiers tremblements fébriles de mon
orgasme. Il garde cette position, et sa langue encercle langoureusement
mon petit paquet de nerfs captif, me libérant de l’agonie du désir pour
me propulser dans l’ivresse abrutissante du plaisir.
Mes genoux cèdent et il me maintient debout sans changer de
position. J’ai envie de m’effondrer sur lui, j’ai besoin de ressentir la
familiarité de ses bras autour de moi. Toutefois, Smith semble bien
déterminé à me procurer un tout autre réconfort. Il lève les yeux vers
moi, le regard incandescent, et attend que je lui donne ma prochaine
instruction. Mes doigts desserrent leur emprise sur ses cheveux, mais je
ne le relâche pas. Je tire doucement dessus pour l’inviter à se relever, je
n’ai toujours pas retrouvé l’usage de la parole. Alors, je lui désigne le
banc au pied du lit avant de le laisser y aller seul. Il s’en rapproche,
puis s’assied dessus sans dire un mot.
Je réussis enfin à formuler une phrase, sans pour autant faire
preuve de la même autorité que lui dans ces cas-là :
– Retire ton pantalon.
Il m’obéit tout de même. Je l’observe un moment, mon regard
s’attarde sur les lignes brutales des muscles de ses bras et de ses jambes
avant de se réjouir de la vue de sa bite dressée contre les aplats de son
abdomen. J’en ai l’eau à la bouche et je dois m’empêcher de ramper
vers lui pour la lui offrir. C’est moi qui dirige et il y a de fortes chances
pour que cette opportunité ne se représente pas de sitôt. Mettant les
mains dans mon dos, je détache mon soutien-gorge et le laisse tomber
par terre. Mes bas sont à moitié tombés, mais je ne les remonte pas, et
j’avance d’un air de prédatrice vers Smith, en roulant du cul sans
aucune honte.
Je relève son menton de mon index, et je lui demande en
ronronnant :
– Alors ça fait quoi de céder le contrôle ?
– C’est différent, admet-il, un sourire suffisant aux lèvres.
Je lui tapote la joue de la paume de ma main.
– Tu n’es pas le seul à pouvoir distribuer les punitions.
Smith croise ses mains derrière sa tête et se penche en arrière pour
me donner meilleur accès à sa queue.
– Vas-y, punis-moi.
– Je ne sais pas si je te punis ou je te récompense, dis-je en mettant
une petite claque joueuse à son membre.
– Continue à faire ça, je te tiendrai au courant.
Mais j’ai autre chose en tête pour lui. Je m’assieds à califourchon sur
lui et je m’abaisse suffisamment pour que mon sexe effleure le sien.
J’ondule du bassin d’avant en arrière, et mes chairs humides frôlent le
gland de Smith à chaque passage. Il ferme les yeux en grognant.
– Un homme a une réserve limitée de patience, ma belle.
– Je sais que tu peux te contrôler mieux que ça, je lui réponds d’une
voix sourde en me baissant un peu plus, le laissant me pénétrer très
légèrement.
– Je ne compterais pas là-dessus, répond-il d’une voix bourrue. Je
suis à deux doigts de te retourner pour mettre une bonne fessée à ton
cul corrosif pour ses suggestions.
– Je vois. C’est ça que tu veux ?
Je me baisse un tout petit peu plus, il me pénètre du bout du gland.
– Ma belle.
Sa voix vibre d’un avertissement non contenu.
C’est maintenant ou jamais. Je sais qu’il ne blague pas quand il
parle de me punir. Il aura bien le temps pour ça plus tard. Je m’en
rends compte lorsque je me baisse complètement sur lui et que mes
muscles se contractent en avalant son membre dans mes chairs, jusqu’à
la racine. Un lent sourire naît sur son visage.
– C’est ça, me cajole-t-il.
– Alors, tu aimes qu’on te chevauche ?
Je lui ai murmuré ma question en effleurant ses lèvres des miennes.
– Je pourrais presque m’y habituer.
Il ne bouge pas alors que je continue à onduler des hanches,
cherchant le parfait équilibre entre la profondeur et la friction. Il est
tellement enfoncé en moi que c’en est presque douloureux, dans le
meilleur des sens possibles. Je ne veux pour rien au monde m’habituer
à cette délicieuse souffrance. J’ai envie de la sentir chaque fois que nous
faisons l’amour.
Continuant à me tortiller sur lui, je lui ordonne entre deux souffles :
– Dis-le.
Les mains de Smith trouvent mes seins, il pince les tétons et joue
avec jusqu’à ce que toute ma poitrine soit enflée, rendue lourde de
désir.
– Que veux-tu que je te dise, ma belle ? Que ton corps est fait pour
la baise ? Ou que je veux te sentir au bout de ma bite tous les jours
jusqu’à ma mort ?
Un cri étranglé m’échappe lorsque je secoue la tête. J’y suis presque,
trop peut-être. Ce qui me manque pour tomber dans le précipice, ce
sont trois petits mots. Ceux que je crève d’envie d’entendre depuis que
tout est devenu si compliqué entre nous. Il représente tout ce dont
j’ignorais avoir besoin et même si ça me terrifie, je n’arrive pas à
m’imaginer une journée sans lui non plus.
– Je sais, me dit-il pour m’apaiser en passant son bras autour de ma
taille pour me rapprocher de lui.
Je me fonds dans son baiser alors que ses hanches se mettent à
bouger de son côté. Il plonge en moi avec la précision d’un homme qui
comprend exactement là où veut aller une femme et qui sait très bien
quel chemin prendre.
– Je sais que tu as besoin de m’entendre dire que je t’aime. Je vais te
le dire tous les jours, ma belle.
– Oh bon Dieu, je t’aime.
Je force les mots à sortir alors que les étincelles dans mon corps se
transforment en un incendie qui se répand partout rien qu’en
entendant ses mots qui brûlent mon cœur.
Je suis marquée au fer rouge, je suis sienne, c’est gravé en moi à la
pointe d’un couteau en fusion. Je suis libre et en même temps
apprivoisée. Libérée et liée. J’appartiens tout entière à Smith Price.
Mes petits soupirs se sont transformés en cris perçants. Je suis
agrippée à lui et, pourtant, j’ai envie de le sentir encore plus
profondément. J’ai besoin qu’il m’emplisse et lorsque mes muscles
tendus se relâchent autour de lui, je bouge encore plus fort et toujours
plus vite, levant mes fesses pour les faire tomber alors que mon propre
orgasme diminue, que les spasmes sont de plus en plus sporadiques
mais qu’ils font encore subtilement vibrer les chairs engorgées de mon
sexe. Smith pousse un grognement et jouit sur un dernier mouvement
de bassin encore plus puissant, ses yeux rivés aux miens. Le regard que
nous partageons est pur, sans aucun filtre. Nous avons tous les deux
baissé nos défenses.
Ses actes, ses mots peuvent me tuer. Je me suis ouverte à lui, je lui
ai montré mes faiblesses. Mais il m’a également montré les siennes. Il a
pris mon cœur et a transplanté le sien à la place.
Séparés, nous sommes vulnérables, sans défense contre le monde
extérieur.
Ensemble, nous sommes invincibles.
CHAPITRE
ONZE

Belle glisse sur le lit et se laisse tomber sur la couette duveteuse,


complètement molle. Je l’observe un instant en essayant de
comprendre dans quoi nous venons tout juste de nous engager. Je l’ai
fait venir ici par pur égoïsme, convaincu que je serais capable de garder
le contrôle sur la situation mais, comme d’habitude, dès qu’elle est
arrivée, elle a immédiatement détruit toute la retenue que j’espérais
avoir.
C’est ce que tu voulais depuis le départ.
Maintenant, la voilà de nouveau dans mon lit. J’ai presque réussi à
croire au beau mensonge que je pourrais renoncer à elle. Elle lève son
regard bleu et méfiant vers moi et je sais qu’elle devine le cours de mes
pensées. Nous avons besoin de nous rassurer tous les deux avant de
nous remettre à nous crier dessus. Me laissant tomber sur le lit à mon
tour, je lui fais signe de s’approcher. Toute velléité dominante qui
l’habitait il y a quelques minutes encore l’a quittée et là, elle se réfugie
rapidement dans mes bras grands ouverts.
– C’est là qu’est ta place, je lui murmure en lui embrassant le
sommet du crâne.
Je m’abreuve de son odeur si réconfortante. Impossible de nier le
contraire.
– Je ne l’oublie jamais.
Son ton accusateur est de retour. La félicité que je lui ai procurée
lorsque nous avons fait l’amour n’a pas duré.
– Tu as des questions.
C’est un fait. Nous avons cédé à la pulsion de nos émotions dès que
nous nous sommes vus. Il nous faut maintenant livrer bataille contre les
plus gros problèmes qui menacent de nous déchirer.
– Seulement un milliard.
Son regard se lève brusquement vers moi, puis elle me dévisage.
– Pose-les et j’y répondrai du mieux possible.
– Est-ce que notre rupture a été mise en scène ?
Mon Dieu, cette femme pourrait être avocate. Une chose est sûre,
elle sait comment sauter à la gorge, sans faire de détour.
– Oui.
En m’entendant l’admettre, son corps se raidit à mes côtés, mais je
l’attire plus près de moi.
– Par qui ?
Et voilà le retour de son instinct de dingue. Apparemment, elle va
laisser de côté l’implication de Georgia Kincaid. Pour l’instant.
– Je travaille pour Hammond, mais aussi pour quelqu’un d’autre.
– Sans déconner, Sherlock, réplique-t-elle. J’avais pigé ça depuis un
bail.
Mais elle n’a pas encore compris pour qui, sinon elle ne me poserait
pas cette question maintenant.
– Belle, j’ai dit que je te répondrai au mieux, mais j’ai aussi besoin
de te protéger. Cette information est dangereuse.
– Tu ne me fais pas confiance.
Son visage trahit sa déception et je résiste à la tentation de lui
déballer tous mes secrets.
– Je te fais confiance, mais je t’aime aussi. Je dois évaluer les
conséquences de trop t’en dire.
– Comme tu veux, soupire-t-elle. Est-ce que tout ça était une mise
en scène. Ai-je seulement rendez-vous demain ?
– Je suis simplement bailleur de fonds pour Bless. Je n’interviens
pas dans sa gestion. Ton rendez-vous avec Abigail Summers te
concerne toi et uniquement toi.
– Et toi aussi, il semblerait.
Cette réponse-là est légèrement moins sarcastique. On fait des
progrès. Elle continue :
– C’est toi qui as arrangé ce rendez-vous ?
Je la regarde d’un air interrogateur. Ce n’est pas son genre de faire
preuve d’aussi peu de confiance en elle. Elle a lancé Bless en faisant
preuve d’une ténacité qui m’a immédiatement attiré. Bien entendu, ces
derniers temps, j’ai biaisé sa perception du monde. L’idée que j’aie pu
ébranler sa confiance me laisse un goût amer dans la bouche.
– C’est toi. Tu l’as fait.
Elle se détend un peu en m’entendant.
– Ma belle, je t’ai donné de l’argent. C’est là que s’arrête ma
contribution.
– Parfait.
Elle se love contre moi, à l’évidence ravie.
– En parlant d’argent, bon sang, tu peux me dire comment un
avocat peut se payer une Bugatti, une maison de la taille de chez
Harrods et une suite au Plaza ?
Je sais que cette question la taraude depuis quelque temps et ce
n’est pas la première fois qu’elle me fait savoir qu’elle aimerait avoir des
réponses. Elle m’a souvent fait des remarques assez désinvoltes sur ma
fortune.
– Grâce à mon père. Ce n’est pas un sujet dont j’aime parler. Je suis
très bien rémunéré par mes clients pour résoudre des problèmes
juridiques douteux. Mais ma fortune provient de l’assurance-vie de mon
père. Il m’a tout laissé.
– À combien se montait…
Elle ne termine pas sa phrase, les yeux écarquillés devant sa propre
grossièreté. Je lui réponds avant qu’elle ne puisse trop culpabiliser :
– Dix millions.
– Mais ta maison. Ta voiture.
– Oui, ça fait plus. La maison appartenait à ma famille. Mon père
l’a achetée juste après notre déménagement. Nous sommes partis
d’Écosse quand il s’est mis à travailler pour Hammond. À l’époque,
c’était toute une aventure pour moi. Ce n’est que lorsque je suis devenu
adulte que je me suis demandé comment il avait fait pour l’acquérir.
L’inflation n’a pas galopé à ce point.
Ma pauvre blague tombe à plat dans la tension qui règne entre
nous. Alors, je reprends :
– Maintenant, je sais qu’il a dû faire quelque chose de
particulièrement abominable pour recevoir une telle récompense de la
part d’Hammond.
– Pourquoi l’as-tu gardée ? demande-t-elle doucement en posant sa
main sur mon torse.
Je la serre fermement en secouant la tête pour répondre :
– Je ne sais pas. Quelque part, c’est un rappel nécessaire de ce qu’il
m’a fait, à moi et à ma famille. À mes parents. À Margot.
Elle se tend en m’entendant prononcer le nom de mon ex-femme.
– Elle me rappelle ce que j’ai à faire, dis-je pour la rassurer. Pas de
me souvenir d’elle. Cette maison est comme une chaîne autour de mon
cou. Impossible de m’en libérer.
– Tu pourrais peut-être la retirer ?
– Nous savons tous les deux que ce n’est pas si simple.
Belle supporte le même fardeau avec son domaine.
– Tu as raison. Mais même si tu possèdes cette maison, on est
encore loin de cette somme d’argent absolument obscène.
– Est-ce que tu es en train de dire que je représente une somme
d’argent absolument obscène ?
Cette fois-ci, ma remarque légère a l’effet désiré.
– Tu n’as pas de prix.
Elle sursaute et me dépose un petit baiser rapide sur les lèvres.
– Tu nous embrouilles les pinceaux encore une fois, dis-je en lui
caressant les cheveux, sentant alors mon adoration pour elle se
décupler. J’étais trop jeune pour hériter et… quelle chance alors,
Hammond était l’exécuteur testamentaire.
– Tu appelles ça une chance ?
– Toutes les chances ne sont pas bonnes. Il a fait des investissements
en mon nom. Dieu seul sait combien de délits d’initiés il a commis pour
en arriver là, mais ces dix millions sont devenus cent millions de livres
avant mes dix-neuf ans.
– Cent millions de livres ? répète Belle, complètement choquée. Et il
te les a juste données comme ça ?
– Techniquement, cet argent m’a toujours appartenu, mais oui, c’est
ce qu’il a fait. Pour lui, c’était de l’argent de poche. S’il avait tout
perdu, ça ne l’aurait pas affecté. Qu’il ait réussi à faire une telle plus-
value non plus, d’ailleurs. Même si sa performance a eu un effet sur
moi tout de même, j’étais acquis à sa cause. D’un seul coup, je lui devais
quelque chose. Alors, quand il a suggéré que je fasse mon droit à la fac,
je n’ai pas refusé. Je n’ai jamais pensé que j’avais le choix.
– C’est aussi quelque chose que je peux comprendre.
La charge du devoir teinte ses mots de mélancolie et elle poursuit :
– Et quand tu t’es mis à travailler pour lui, il te maîtrisait déjà
complètement.
– Tu as déjà entendu cette histoire, je murmure.
Je l’attire sur mes genoux. Elle cligne des yeux, le regard si sage et
ses longs cils battent innocemment lorsqu’elle ajoute :
– Pas complètement.
– Je n’aime pas ce chapitre de l’histoire.
Je déglutis la boule dans ma gorge après lui avoir répondu et je
détourne le regard.
La douce main de Belle guide mon visage vers le sien.
– Toutes les bonnes histoires retracent des conflits. Ils ont fait de toi
l’homme que tu es maintenant.
– Et quel genre d’homme suis-je donc ?
Elle ne se dérobe pas en entendant le ton dur qui sous-tend mes
paroles.
– Le genre d’homme que j’aime, répond-elle simplement.
– J’en suis vraiment désolé.
Cette fois, sa claque n’était pas joueuse et ma main intercepte
immédiatement son poignet en le serrant fermement. Elle essaie de la
retirer, mais je ne lui cède pas le contrôle.
– Ne parle pas comme ça de l’homme que j’aime, m’ordonne-t-elle.
– Je n’ai pas d’ordre à recevoir de ta part.
Mais, malgré moi, je souris. Comment cette femme s’y prend-elle
pour faire tourner le monde à l’envers chaque fois que je suis à ses
côtés ? Ça me dépasse complètement. Le fait que ça me plaise est
encore plus difficile à saisir.
– Cette fois, si, dit-elle fermement.
L’espace d’une seconde, je songe à la retourner et à lui rappeler qui
décide entre nous. Mais je me contente de hausser les épaules.
– C’est noté.
– C’est tout ? Tu ne vas pas me donner la fessée ?
– Oh ma belle, je vais le faire. Tu n’as pas idée. Mais je vais te faire
attendre avant, parce que je crois que c’est exactement ce que tu veux.
Elle se trémousse un peu, attirant l’attention de ma bite qui s’est
emmerdée pendant son interrogatoire. Je termine :
– J’ai d’autres choses en tête.
– Ah oui ?
J’ai réussi à la détourner des sujets déplaisants qui ont bouffé cette
dernière heure de nos vies.
– Allonge-toi en travers du lit. Les pieds sur le côté, lui dis-je en la
déposant sur les draps.
Belle se tortille pour se mettre en position, et mon regard se perd
sur ses longues jambes, encore partiellement recouvertes de leurs bas
de soie, et sur la dentelle de son porte-jarretelles toujours niché autour
de sa taille. Je me baisse pour le décrocher et je le retire avant de
déchirer toute sa lingerie.
– Ça valait une fortune, m’informe-t-elle.
– Tu as vraiment envie que je m’occupe de tes fesses, je réponds
d’un ton bourru en caressant ma bite de ma main libre tandis que
j’apprécie mon travail. Je t’en achèterai d’autres. Mais pour l’instant…
J’agite un bas déchiré dans ma main et je le lui fourre dans la
bouche. Elle me lance un regard assassin avant de me permettre de
finir de l’enfouir.
– Si tu ne peux pas parler, tu ne pourras pas dire de bêtise, je
l’avertis en caressant sa lèvre inférieure charnue de mon index.
Maintenant, ne bouge plus.
Mes couilles se contractent quand je la vois s’immobiliser. Je
l’énerve. Ça, c’est sûr et certain. Mais elle est incapable de se refuser à
moi. Cette femme est absolument parfaite. Une véritable soumise quand
je la déshabille et terriblement fougueuse le reste du temps. Je vais
dans le dressing pour récupérer ma cravate par terre. Puis j’en récupère
une autre sur un cintre. Les deux cravates que je lui ai présentées son
premier jour de travail pour lui demander d’en choisir une. Ce jour-là,
je lui ai demandé de faire un choix. Ce n’est plus le cas maintenant.
Revenant près du lit, je lève sa jambe et l’incite à la plier au niveau
du genou. Belle arque un sourcil interrogateur, mais grâce à son
bâillon de fortune, elle ne peut me poser aucune question lorsque
j’attrape son poignet et que je l’attache à son mollet. Je noue
fermement le bout de soie, liant son bras à sa cheville tout en ignorant
ses protestations étouffées. Apparemment, elle a perdu en obéissance.
– Si tu veux que je m’arrête, hoche la tête.
J’attends. Mais malgré son expression frustrée, elle reste immobile,
puis lève l’autre jambe.
– C’est bien ce que je me disais.
Je répète la manœuvre de l’autre côté, puis je recule d’un pas et
examine mon travail. J’admire le résultat de ces liens qui exposent sa
chatte. Dans quelques minutes, ses muscles vont commencer à être
douloureux, mais je ne doute pas un seul instant qu’elle va mouiller un
peu plus à chaque seconde qui passe.
– Je reviens tout de suite.
Je ravale mon éclat de rire lorsqu’elle secoue la tête et se débat
pour se défaire de mon ouvrage.
– Non.
Je ramasse l’autre bas, je soulève sa tête et je le noue autour de sa
tête pour l’empêcher de recracher son bâillon.
– Tu es toujours d’accord ?
Elle cesse de se débattre, puis se détend.
– Alors, sois patiente, dis-je avant de sortir de la pièce.
J’ai déjà tout ce dont j’ai besoin, mais je prends mon temps pour
rassembler le matériel. À présent, elle se trémousse probablement pour
essayer de se libérer, mais seulement pour pouvoir se jeter sur moi. Plus
j’attends, plus elle sera prête. Et je lui ai dit que j’avais prévu tout un
programme pour elle. En fin de compte, c’est ma propre impatience qui
l’emporte. Belle est toujours sur le lit. Elle a réussi à s’approcher du
bord du matelas.
– Ce n’est pas la meilleure des idées, lui dis-je en déposant le seau à
champagne et la serviette sur la table de nuit. Je ne voudrais pas que
tu te fasses des bleus sur le cul avant de m’avoir laissé la chance de le
faire.
J’extirpe un glaçon et le suspends au-dessus de sa poitrine, la
chaleur de ma main fait couler des gouttes d’eau glacée sur sa poitrine.
Ses tétons durcissent à vue d’œil et je ne résiste pas à la tentation de les
prendre dans la bouche. Je les suce à tour de rôle jusqu’à ce que je
l’entende gémir contre le bâillon. Laissant tomber le glaçon sur son
nombril, je me redresse et le regarde fondre sur son ventre avant d’en
prendre un autre. Celui-ci, je le laisse goutter sur son sexe enflé, l’eau
se mêle au brillant fruit de son excitation.
À cette sensation, Belle lève les yeux au ciel et je fais descendre plus
bas le reste du glaçon, le faisant glisser directement sur son anus
contracté, lui aussi exposé. Immédiatement, elle ouvre grand les yeux
et, cette fois-ci, elle pousse un petit cri. Ce son me donne envie de
fourrer ma bite dans ses chairs le plus rapidement possible, mais je me
retiens. J’apprécie bien trop ce petit jeu pour le laisser rapidement se
terminer.
Belle aime être attachée. Quand je l’ai tenue en laisse, elle a
mouillé. Mais rien ne fait plus réagir son corps que les promesses, et
j’en ai quelques-unes à lui faire.
– Je vais te baiser là, lui dis-je en enfonçant le glaçon dans son
orifice palpitant. Et tu vas me supplier de ne jamais m’arrêter.
Elle se balance contre ma main, créant une plus grande zone de
friction alors qu’elle a l’air d’être à deux doigts de pleurer. Je l’apaise :
– Tout va bien. Je sais que tu en as envie, ma belle, et je le ferai,
mais pas ce soir. Tu n’as pas idée comme j’en ai tellement envie, mais tu
n’es pas encore prête. On va s’en occuper. D’accord ?
Elle hoche la tête, ce qui me fait sourire. Le glaçon a désormais
fondu, alors j’en prends un autre et je le pose en haut de ses grandes
lèvres.
– Ne bouge pas. Si le glaçon tombe, je vais devoir m’arrêter.
Son corps se tend et elle fait de son mieux pour obéir alors qu’il
fond doucement le long de ses chairs intimes. Je passe mon pouce
dessus, l’enduisant de liquide, puis je fais des petits cercles en
descendant pour l’étaler autour de son anus.
– J’aime ton cul. J’ai envie de me le faire et de le frapper et de le
vénérer. Tu en as envie aussi, hein ?
Un sanglot étranglé lui échappe lorsqu’elle hoche encore la tête.
– On va y aller doucement.
J’appuie sur le rebord tout serré jusqu’à y insérer mon pouce.
– Je vois ton clitoris qui tremble. Ça doit être si dur de rester
immobile, mais tu t’en sors très bien. J’adore te regarder lutter contre
tes instincts pour me céder le contrôle. Putain, ça me fait tellement
bander.
J’enfonce mon doigt encore plus profondément et je retourne ma
main pour laisser mes autres doigts jouer avec le reste. Glissant mon
index dans sa chatte complètement trempée, je trouve son point G et
j’appuie dessus.
– Dans une minute, tu vas jouir pour moi, tellement fort, Bébé. J’ai
envie que tu te laisses aller. Tu n’as aucun contrôle et je veux te voir
céder. Tu peux faire ça ?
Elle ne répond rien, mais je la sens se contracter. Insérant
rapidement un deuxième doigt dans sa chatte, j’accélère les
mouvements avec acharnement. Ses cuisses en tremblent et elle lève le
bassin, luttant pour conserver un équilibre que ses entraves ne lui
permettent pas de trouver. De mon autre main, je lui appuie sur le
ventre, l’ancrant sur le matelas alors qu’elle se transforme en loque
sanglotant sous mes yeux. Ses muscles cèdent, trop fatigués pour
continuer à se battre, et l’orgasme l’emporte, sa jouissance répand un
chaud liquide sur ma main. Puis elle s’immobilise complètement, seuls
quelques muscles fatigués d’avoir été attachés tremblent sous l’effort de
la contrainte. Je retire doucement ma main, savourant les pulsations
continues de son intimité autour de mes doigts. Je l’essuie avec la
serviette que j’avais apportée, puis je la passe avec précaution sur sa
chatte sensibilisée. Sa tête roule d’un côté à l’autre sur l’oreiller, me
faisant savoir que j’en ai trop fait, trop vite.
– Tu es tellement incroyable.
Je lui murmure un compliment en défaisant les liens, avant de
masser les marques sur sa peau.
– Les filles comme toi ont le droit de jouir comme ça. Est-ce que tu
vas continuer à être aussi géniale pour moi, ma belle ?
Je retire son bâillon et un oui s’échappe dans un souffle pendant
qu’elle lèche ses lèvres sèches.
– Ne bouge pas, attends-moi là.
Je m’apprête à sortir de la chambre quand elle secoue la tête. Ce
qui me pousse à exprimer ma désapprobation.
– Tsss. Je vais te faire couler un bain moussant, puis je vais t’y
porter. Il va peut-être te falloir un peu de temps avant de retrouver
l’usage de tes jambes.
– Oui, Maître, gémit-elle en roulant sur le lit.
Un quart d’heure plus tard, je passe mes bras sous son corps
totalement relâché et je la dépose dans la baignoire. Belle se détend
dans l’eau et la pointe de ses seins émerge à peine à la surface.
Pendant qu’elle trempe dans l’eau, je débouche la bouteille de
champagne que j’ai récupérée dans le seau. Le bruit du bouchon qui
saute la fait sursauter, mais ses yeux restent clos. Je m’assieds au bord
de la baignoire et je lui demande d’un ton enjôleur :
– Ouvre la bouche, ma belle.
Elle m’obéit, ses lèvres s’écartent pour révéler ses dents blanches. Je
fais couler un filet de champagne sur ses lèvres pulpeuses, le laissant
couler aussi sur son menton, puis sur sa clavicule. Il ruisselle ensuite
entre ses seins parfaits.
– J’ai l’impression que tu gâches du Dom Pérignon, murmure-t-elle
entre deux lampées de bulles sur sa langue.
– Je t’ai dit que je te faisais couler un bain moussant.
Je vide la bouteille. J’en commanderai une autre plus tard. Une
autre la nuit prochaine aussi. J’ai envie de la chouchouter, de la traiter
comme la reine qu’elle est.
– Tu as envie de te joindre à moi ? demande-t-elle timidement.
– Ça peut s’arranger.
Belle s’assied plus avant dans la baignoire, me permettant de me
glisser derrière elle. Elle fond dans mes bras dès qu’ils se resserrent
autour de sa poitrine et que je l’attire fermement contre moi. À partir
de maintenant, je ne la laisserai plus jamais s’échapper.
– J’aimerais qu’on puisse toujours rester comme ça, soupire-t-elle,
formulant le désir qui vient de lui passer par la tête.
Je lui réponds en murmurant dans son oreille :
– Ce soir, ce sera le cas.
– Et demain ? répond-elle du tac au tac. On peut prétendre que
c’est notre vie ?
J’entends ce qu’elle veut vraiment me dire : est-ce qu’on peut faire
comme si le monde extérieur n’avait aucune importance ? J’ai envie de
lui dire que c’est possible, de lui promettre que le cauchemar est
terminé. Mais je lui ai déjà menti par le passé, et je suis fatigué de la
mener en bateau.
– En tout cas, c’est notre vie ce soir.
– Et demain ? réitère-t-elle.
– Oui, je réponds en le voulant vraiment. Et tous les jours où je le
pourrai.
Ce n’est pas suffisant. Ni pour elle ni pour moi. Mais pour une nuit,
ça ira bien.
CHAPITRE
DOUZE

La tenue, ça ne va pas. Vraiment pas. Le décolleté est trop profond,


il tombe dans le sillon entre mes seins. La jupe est trop longue. Elle me
va à la perfection, comme tous les ensembles qui sont arrivés dans ma
garde-robe grâce à l’expédition shopping avec Smith chez Harrods,
mais il y a un truc qui déconne.
Ce n’est pas assez sexy ou osé. Je m’observe dans le miroir en pied
de la salle de bains pour essayer de mettre le doigt sur ce qui ne va
pas. Vu le nom de mon entreprise, une petite robe noire est exactement
ce qu’il me faut pour l’interview de cet après-midi. Mais tout le monde
en porte une à New York. J’ai besoin de me démarquer sans trop attirer
l’attention et je ne sais absolument pas comment faire.
Je marmonne à mon reflet :
– C’est mal parti pour jouer les pontes de la mode.
– Tu es déjà une icône de la mode, rétorque Smith en se plaçant
derrière moi avant de resserrer ses bras autour de ma taille. Bon, c’est
quoi le problème ?
– Il me manque un truc. Je dois impressionner cette rédactrice.
Obtenir l’interview n’est pas suffisant pour décrocher un article si
prisé dans son magazine. Cette pensée me projette dans une nouvelle
vague de doutes. Il y a des gens qui tueraient pour avoir une chance
pareille, et je vais tout foutre en l’air. Ces gens-là n’éprouveraient
aucun scrupule à aller directement dans les bureaux de Trend en
épatant tout le monde de leur élégance.
Bon Dieu, si je n’arrive pas à me sortir d’un article de magazine,
comment vais-je faire pour réussir dans le monde des affaires ?
– Tu vas lui faire bonne impression.
Smith parle avec cette assurance typiquement masculine, mais je
secoue la tête.
– J’ai essayé tout ce que j’ai apporté.
– Attends. Ne bouge pas.
Ses bras s’en vont, et il disparaît dans la chambre. Lorsqu’il revient,
il tend une paire de Louboutin.
– C’est grâce à ces chaussures que tu as obtenu ton dernier boulot.
Je les prends et j’étudie l’imprimé léopard. C’est l’une de mes paires
préférées, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est un peu
cliché comme motif. Ok, je cherche vraiment trop la petite bête.
Smith semble voir que j’hésite. Il pose un genou à terre et me prend
les escarpins. Puis il les glisse avec révérence à mes pieds.
– Tu es entrée dans mon bureau avec ces chaussures et j’ai
immédiatement su que tu étais différente. J’ai vu une femme
magnifique, sophistiquée et professionnelle. J’ai eu envie de te baiser
tout de suite.
– Je ne suis pas sûre que ce soit ce que je recherche, dis-je,
sarcastique.
– C’est comme ça que j’ai réagi, dit-il en se levant.
Il pose ses mains sur mes épaules, me fait pivoter sur moi-même et
me regarde dans les yeux à travers le miroir.
– J’ai eu cette réaction parce que j’ai su que tu étais une femme qui
savait ce qu’elle voulait.
– Je voulais avoir un boulot.
– Et tu l’as eu.
Je l’ai eu, lui aussi, dans l’affaire. Ok, le point est pour lui. Je
m’observe avec plus d’attention. La robe noire qui semblait ordinaire un
instant plus tôt s’est transformée sous le coup de la contribution de
Smith. Je ne suis plus moyennement potable. Je suis audacieuse et
autoritaire. Je me redresse pour me tenir plus droite, un sourire aux
lèvres.
– Elles doivent me porter chance.
– Non, ce n’est pas ça, répond-il en secouant la tête avant de me
serrer contre son corps si ferme. Elles ne sont qu’une analogie. Elles te
représentent, toi. Elles sont sexy, sophistiquées. Elles sont comme toi :
une femme qui n’a pas besoin d’essayer de faire quoi que ce soit pour
attirer l’attention de tout le monde dans une pièce.
– Tu es doué pour ça, dis-je pour le taquiner. Tu veux un boulot ?
– Je ne pense pas que je pourrais travailler sous toi, ma belle.
J’aime trop prendre le dessus.
Sur moi. Sur le monde. Sur tout ce qu’il touche. Un frisson me
parcourt le dos. J’ai réussi à attirer son attention et, d’une manière ou
d’une autre, j’ai réussi à la conserver. Il poursuit :
– Il est temps que tu arrêtes de douter de toi et que tu te mettes à
écouter ta vérité.
– Tu vas te mettre à jouer les mâles dominants sur moi en dehors
de la chambre à coucher ?
– S’il faut en arriver là… m’avertit-il sur un ton léger. Mais je ne vais
pas en avoir besoin, parce que tu sais déjà tout ça. Il ne te reste plus
qu’à le croire.
Je laisse tomber ma tête sur son épaule.
– Maintenant, je sais pourquoi je suis tombée amoureuse de toi.
– Tu en doutais avant ?
Son sourire se fait salace et il presse ses lèvres juste derrière mon
oreille.
– J’ai eu des moments d’hésitation.
Je me tourne vers lui en levant le menton pour admirer son
magnifique visage de tout mon soûl. Quand nous sommes ensemble
comme ça, c’est facile de comprendre comment tout est arrivé, même si
j’ai essayé de garder mes distances, vraiment. Je me suis demandé
pourquoi j’étais tombée amoureuse de lui. Merde, j’ai même eu peur
pour ma santé mentale. Mais depuis le moment où je me suis rendu
compte que je l’aimais, j’ai su que c’était comme ça depuis le début. Les
maintenant, les comment et les pourquoi n’ont plus d’importance. Enfin
pas tant que nous pourrons rester ensemble.
– Ils vont te manger dans la main, me promet-il.
– Comment peux-tu le savoir ?
– Parce que je te mange dans la main depuis le jour où nous nous
sommes rencontrés.
Puis il scelle sa confession d’un baiser qui ne laisse aucune place au
doute.

*
* *
Les bureaux de la rédaction de Trend sont situés dans un building
tout aussi impressionnant que les rues grouillantes de vie de New York.
Mon regard monte et monte encore, essayant d’apprécier dans toute sa
gloire la maison mère du plus ancien et plus important magazine de
mode du monde. Comme par hasard, c’est à ce moment précis que mon
portable se met à sonner. Lorsque je décroche, Lola demande :
– Tu es arrivée ?
Je presse le téléphone contre mon oreille et je bouche l’autre de
l’index pour diminuer le brouhaha ambiant.
– J’y suis. Rappelle-moi pourquoi tu n’es pas là ?
– Parce que je dois finir ce foutu portfolio. Rappelle-toi, parle
comme si nous avions déjà un succès phénoménal, me conseille-t-elle.
– Ça serait beaucoup plus simple si nous avions ne serait-ce qu’un
site web, je marmonne alors que mon estomac fait des bonds en fixant
du regard la porte à tambour devant moi.
– On en a un depuis deux heures.
– Quoi ? Tu es une sorte de fée ou quoi ?
– Ouais, la fée connasse. Notre site ne fonctionne que sur invitation.
Maintenant, entre et va impressionner Abigail Summers.
Nous raccrochons et je traverse à grands pas la réception de la
société Dwyer Publishing. Si j’en avais eu le temps, j’aurais
probablement été intimidée par le sol en marbre poli et les écrans
géants projetant les couvertures de leurs derniers magazines. Mais pas
de pétage de plombs au programme. Alors, je fonce droit vers les
ascenseurs.
Lorsque j’entre dans la cabine, un liftier me demande :
– Quel étage ?
– Vingt-cinquième.
– Très bien.
Il appuie pour moi sur le bouton et reprend sa position très étudiée.
Je dévisage le vieil homme dans son uniforme impeccable en me
demandant depuis combien de temps il fait ce boulot. Il a
probablement fait monter plus d’une fashionista pleine d’espoir à cet
étage. J’ai à moitié envie de le bombarder de questions.
– Vous vous en sortirez très bien, me dit-il gentiment, alors qu’une
dernière secousse m’indique que nous sommes arrivés.
Je réussis à conjurer un sourire nerveux. Les portes s’ouvrent et je
tombe nez à nez avec une jolie rousse. Son teint de porcelaine est
animé de quelques taches de rousseur et, sachant probablement qu’une
tenue noire basique lui donnerait un air de cadavre, elle porte une robe
chemise vert émeraude.
Elle me tend la main.
– Katherine Harper. L’assistante d’Abigail. Est-ce que je peux vous
dire que nous adorons le concept de Bless ?
– M… merci, je réponds en bégayant.
– Puis-je vous apporter quelque chose ? Un café ? De l’eau ?
Elle s’arrête un instant, et son visage se déforme dans son effort
pour trouver d’autres options :
– Oh, du thé ?
– Je vous remercie, ça ira.
Vu comme je tremble, je finirais par me renverser la tasse dessus.
– Êtes-vous prête à aller directement faire l’interview ou souhaitez-
vous prendre un moment ? continue-t-elle en me guidant à travers un
dédale de parois vitrées pour nous diriger vers un grand bureau à
l’angle du plateau.
– Je suis prête.
C’est un mensonge, mais je me colle un sourire sur le visage.
Katherine salue quelqu’un en passant devant un bureau.
– Voici Nolan, notre rédacteur international. Nous l’avons emprunté
à notre branche française pour quelques semaines.
Ledit Nolan fait un signe de tête sans prendre la peine de lever les
yeux de sa tablette.
– Il pense que nous sommes toutes des ploucs en surpoids,
murmure-t-elle dès qu’elle est sûre qu’il ne peut plus nous entendre.
À première vue, j’ai l’impression qu’il adopte l’attitude typique des
Français vis-à-vis des Américains. Au moins, je n’ai pas à me plier à
cette interview avec lui.
Toutefois, Katherine semble totalement immunisée contre son
comportement. Elle l’ignore aussi facilement qu’il l’a complètement
zappée.
– Nous avons tellement hâte d’en savoir plus sur Bless et sur les
origines du concept.
Alors, c’est ça l’impression de se faire chouchouter
professionnellement ?
Katherine s’arrête net et fait volte-face. Son comportement
excessivement jovial est soudain remplacé par des chuchotis de
conspiratrice.
– C’est assez écrasant, non ? La première fois que je suis venue ici,
j’ai cru que j’allais me mettre à vomir.
Un sourire reconnaissant aux lèvres, j’admets :
– C’est toujours une possibilité.
– Écoutez, Belle, vous avez une super-idée. Quand j’ai lu le pitch de
votre associée, j’étais prête à m’inscrire et faites-moi confiance, bon
nombre de femmes ont besoin de ce type de service, y compris moi.
Vous savez à quel point c’est difficile de trouver les moyens d’assumer
sa propre carrière ? J’ai besoin d’une garde-robe dernière tendance
pour venir travailler.
Le ton de sa voix continue de descendre en me parlant. Je vois bien
que ce n’est pas le genre de confidence qu’elle partage facilement. Je ne
suis à New York que depuis vingt-quatre heures et j’ai déjà l’impression
de ne pas pouvoir suivre.
Je prends une grande inspiration pour me calmer. Je suis ici pour
une bonne raison. Mon business plan, terminé ce week-end, c’est du
solide. Le plan marketing et la campagne de communication de Lola
sont incroyables. Nous avons même suffisamment d’argent pour
financer notre lancement. J’ai devant moi notre première cliente type,
et elle est déjà acquise à la cause. Tout se met en place.
– Merci. J’avais besoin d’entendre ça.
– Croyez-moi, mon compte en banque vous remercie.
Elle se redresse, et ses yeux s’écarquillent tant elle est excitée.
– Prête ?
– Oui.
Cette fois-ci, je le pense vraiment.
Quand je pense à l’énorme impression que me faisait Abigail
Summers, je suis surprise de me retrouver face à une petite brune aux
cheveux emmêlés amassés à la va-vite au sommet de la tête. Une paire
de lunettes de vue Versace est perchée au bout de son long nez. Il n’y a
qu’une personne aussi puissante que la rédactrice en chef de Trend
pour être capable d’imposer le respect sans prendre la peine de se
coiffer le matin. Par-dessus son bureau, elle me jette un coup d’œil
assez soutenu pour jauger mon apparence de manière désintéressée
avant de revenir à son dossier.
– Celle-ci.
Elle tend un bout de papier et Katherine se précipite pour le
récupérer.
– Votre rendez-vous vient d’arriver, lance-t-elle alors que sa chef se
remet à fouiller dans ses papiers.
– Ah oui ? demande-t-elle, atone, en reportant son attention sur
moi. Dieu merci, vous êtes là. Appelez mon médecin, je crois que j’ai
besoin d’une nouvelle ordonnance.
Apparemment, elle est légèrement sarcastique à tendance connasse
lourde. Le regard de Katherine va et vient entre le bureau et moi,
essayant d’arrondir les angles en excuses muettes. L’irritation me
gagne. J’ai déjà eu affaire à beaucoup de personnes comme Abigail. J’ai
même travaillé pour un homme exactement comme elle et si mon
expérience auprès de Smith m’a appris quelque chose, c’est que les gens
de son espèce ne réagissent qu’à la force brute.
Je m’approche de son bureau en tendant la main :
– Belle Stuart. Un plaisir de vous rencontrer, Abigail.
Il n’en faut pas moins pour rester en sécurité dans le monde du
cirage de bottes. L’arrogance apprécie la flatterie mais respecte
l’assurance, et le respect nous sera plus profitable des deux côtés. Du
moins, c’est ce que je me dis.
Je pourrais aussi m’être complètement foirée.
Abigail retire ses lunettes d’un geste brusque et les laisse tomber sur
son bureau. Elle se frotte les tempes avant de me faire signe de
m’asseoir.
– Kat, va nous chercher du café.
J’ai peut-être pris la bonne décision finalement, même si je préfère
éviter de lui signaler que je préférerais qu’on m’apporte du thé.
– Belle, c’est ça ? demande Abigail dès que son assistante quitte la
pièce. Rappelez-moi pourquoi vous êtes ici, au fait.
Je sais exactement pourquoi je suis là. Ces derniers jours, j’ai vu et
revu les points que je souhaite aborder. Lola m’en a bourré le crâne
avant même que je prenne l’avion pour venir. Le fait que cette femme
n’ait aucune idée de la raison de ma présence dans son bureau, c’est
dur à avaler.
Je la regarde droit dans les yeux et ne la lâche pas. Je marque une
pause pour pondérer ma réponse, et c’est là que je la vois. La petite
étincelle qui luit de façon inquiétante dans son regard. Le reste de son
visage est indéchiffrable. Mais c’est tout ce que j’avais besoin de savoir.
Elle connaît la raison de ma présence.
– Votre magazine veut faire un article sur ma start-up, dis-je sur un
ton mielleux trop sucré.
Pas besoin de lui faire comprendre que je ne suis pas tombée dans
son piège. Soit Abigail Summers me teste, soit elle me punit. D’une
manière ou d’une autre, je sais où j’en suis.
– Allons droit au but, voulez-vous ?
Elle pose ses mains sur son bureau et attend que je réponde. Je
hoche la tête. Elle reprend alors :
– Nous sommes des femmes très occupées, alors je ne vois pas
pourquoi nous irions prétendre le contraire. J’ai dit à Katherine qu’elle
pouvait faire cette série de petits articles parce qu’elle est préoccupée
par l’image du magazine. Ou plutôt mon image. En réalité, je n’ai
strictement rien à foutre de ce qu’on peut penser de moi.
– C’est rafraîchissant, dis-je sincèrement.
– Alors, j’espère que vous ne vous offusquerez pas si je vous dis que
je me moque de ce que peut bien faire une start-up, sauf si elle s’est
mise à produire des clones de Michael Fassbender. Ne le prenez pas
mal.
Mes sourcils sont arqués et mes lèvres pincées, jusqu’à former une
fine ligne. Oh si, je le prends mal. Surtout parce que son message est
assez clair.
– Alors Trend ne va pas faire cette série d’articles sur les femmes qui
montent leur boîte ?
– Si, répond Abigail. Mais pas moi. Franchement, ce rendez-vous est
une perte de temps et d’énergie.
– En toute honnêteté, dis-je en me levant pour lui sourire de haut,
j’ai la même impression. Je connais la sortie.
Je croise Katherine devant la porte.
– Tout va bien ?
– L’interview est terminée, lui dis-je. Et je partais.
Elle prend une grande inspiration en secouant la tête.
– Je vais m’occuper personnellement de l’interview. Je voulais
simplement que vous rencontriez ma rédactrice en chef.
Trop petite sa réponse. Trop tard aussi. J’ai rencontré sa brillante
rédactrice en chef et je suis assez intelligente pour savoir que j’ai été
mêlée à une lutte de pouvoir interne. J’ai déjà assez subi ce genre de
situation dans ma vie personnelle.
– Belle, m’interpelle Abigail, je suis certaine que vous êtes une
femme remarquable avec un concept solide et beaucoup d’avenir, mais
Trend ne met pas en valeur les potentiels. C’est une vitrine.
Je devrais laisser tomber. Le mieux à faire, c’est de hocher la tête et
de partir. Il y a très peu de retombées positives potentielles dans ce
scénario. Mais c’est assez clair qu’il y a fort peu de chance pour que
Trend parle de mon entreprise.
– Une vitrine dont les abonnements et les ventes se sont effondrés
de vingt pour cent l’année dernière. Votre magazine a aussi réduit son
tirage de moitié en cinq ans alors que votre version numérique ne
représente que dix pour cent de vos ventes. Sans mentionner le fait que
votre régie publicitaire courtise les annonceurs pour la première fois en
vingt ans, parce qu’ils n’accourent plus directement à vous. Mettez ce
que vous voulez en vitrine. Vous êtes la rédactrice en chef. Mais prenez
ce conseil de la part d’une personne dont l’entreprise est en phase
d’expansion, vous devriez un peu moins vous soucier de vos traditions
et un peu plus de votre pertinence.
Pendant ma tirade, son visage reste impassible. Abigail ramasse ses
lunettes et les remet sur son nez.
– Profitez bien de New York.
J’ai été éjectée. Ce n’est pas la première fois, mais là, ça me brise
vraiment le cœur. J’ai investi mes rêves dans cette journée, mais en fait
ce n’était qu’une mascarade. À mes yeux, Bless est encore vulnérable,
comme si tout pouvait s’effondrer au moindre faux mouvement.
Et je viens juste de tout foutre en l’air.
Je ne prends pas la peine de rendre la politesse à Abigail, je me
contente de sortir, laissant dans mon sillage une Katherine
complètement éberluée. Je passe sans le voir devant le bureau de
Nolan, me demandant si être un branleur est un prérequis pour se faire
engager ici, lorsqu’elle me rattrape.
– Je suis tellement désolée, dit-elle à bout de souffle. Je ne sais pas
ce qui l’a poussée à faire ça.
Je me retourne en essayant de garder le contrôle sur ma
frustration. Katherine a été adorable avec moi depuis le début. Ce n’est
pas sa faute. Mais puisqu’elle est la seule que j’ai sous la main, c’est elle
qui va encaisser ma rage.
– C’est une question de contrôle. C’est elle qui contrôle ce
magazine.
Et pas vous. Ça, je le dis dans ma tête. Je ne sais pas ce qui se passe
entre Katherine et sa boss, mais je me doute bien qu’elles ne
s’apprécient pas franchement. C’est évident, Abigail n’a rien à faire
d’elle ni de ses idées.
– C’est elle qui a validé le projet, rétorque Katherine sur la
défensive. Elle vous a spécifiquement choisie.
– Puis elle a décidé le contraire, dis-je, un peu plus calme.
Katherine, ne vous inquiétez pas. Je ne souhaite pas qu’on ait pitié de
moi. Dans quelques années, elle ne sera plus en position d’ignorer mon
entreprise, mais moi, je serai plus que ravie de l’ignorer, elle.
Les lèvres de Katherine tressautent, mais elle s’empêche de sourire.
– J’aimerais bien voir ça.
– Quelque chose me dit que vous le verrez probable-ment dans un
avenir prochain.
Le signal de l’ascenseur tinte quand les portes s’ouvrent.
– Bonne chance.
– Je vous dirais bien la même chose, mais je ne pense pas que vous
en aurez besoin. Pas avec une attitude pareille.
– Merci, je réponds en entrant. Pour vos paroles tout à l’heure et
pour m’avoir donné cette opportunité.
– Je ne suis pas certaine que vous devriez me remercier pour ça.
Elle paraît joyeuse, mais son rire sonne creux. Je retiens la porte de
mon bras.
– Non, tout à l’heure, vous m’avez montré que ma place était ici.
Ma place est dans votre magazine.
– J’aimerais que ce soit mon magazine.
– C’était votre idée de dépoussiérer son image, et c’est une bonne
idée. Mais je pense qu’à l’heure actuelle, vous comme moi, nous ne
sommes pas au bon endroit. Je vais monter dans cet ascenseur et
retourner là où je suis censée être.
– Si seulement je savais où est ma place.
Sa voix se fait mélancolique.
– Vous trouverez et quand ce sera le cas, appelez-moi. Le monde a
besoin que les femmes pleines de potentiel se serrent les coudes.
Katherine s’avance vers moi et me fait une bise sur la joue avant de
répondre :
– Vous avez raison. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je
dois rester ici et purger ma peine.
Alors que l’ascenseur me ramène au rez-de-chaussée, je réfléchis à
ce qu’a dit Abigail. Le temps que j’arrive en bas, toute mon anxiété a
disparu. Cette réunion terrifiante qui devait changer le cours de mon
existence n’est rien qu’un petit accident de parcours. Trend ne veut pas
catapulter mon entreprise au royaume de la super-célébrité ? Eh bien,
je m’en occuperai toute seule.
J’appelle Lola, inquiète qu’elle se soit finalement endormie, mais
elle répond immédiatement.
– Alors, comment ça s’est passé ?
– Abigail Summers m’a dit que Trend ne s’intéressait pas aux
potentiels, alors je lui ai jeté à la figure les chiffres que tu m’as donnés
sur leurs abonnements et les tirages.
– Et ensuite ?
Lola est à bout de souffle de l’autre côté de la ligne.
– Elle m’a dit de profiter de New York et elle s’est remise à bosser.
Je survole la porte à tambour pour me retrouver sur le trottoir
devant le building du conglomérat Dwyer. Cette fois, je ne le trouve
plus aussi imposant.
– Tu as foutu la trouille à la femme la plus puissante du monde de
la mode.
Après un petit silence, Lola reprend :
– Tu es sur la route du succès.
– Tu ne m’en veux pas ?
Je suis soulagée.
– Pas du tout. Nous n’aurions jamais eu le temps de lancer la plate-
forme en temps et en heure. On n’est pas prêtes !
Je me fige en plein mouvement
– Alors qu’est-ce que je fais là ?
– J’avais envie de foutre la trouille à la prochaine femme la plus
puissante du monde de la mode. Je t’y ai envoyée parce que
maintenant, tu as affronté ta plus grosse baffe professionnelle.
Comment tu te sens ?
– Comme si j’avais envie de lui prouver qu’elle a tort.
J’ai répondu automatiquement.
– Et c’est ce que tu vas faire.
Oui, oui, bien sûr.
CHAPITRE
TREIZE

Tout est absolument immobile dans cette pièce. Les meubles et


l’éclairage ont été soigneusement choisis pour en faire disparaître toute
couleur. Entrer dans cet ancien théâtre très éloigné de Broadway me
donne l’impression de marcher dans une carte postale vintage. Cet
endroit semble appartenir à une autre époque, et aussi à un autre lieu,
même les acteurs entrent doucement sur cette scène au moment où une
vieille comtoise sonne l’heure. Les deux comédiens se déshabillent et se
mettent à danser en suivant un rythme lent et obsédant. Leurs
mouvements sont symétriques et lorsque leurs mains se touchent enfin,
ils se cambrent en arrière, s’agitant sur le tempo de la chanson qui
accélère. Mais même si leurs corps entrent en collision, ils restent
séparés – deux forces en mouvement qui se rentrent dedans sans jamais
converger. C’est une lutte pour déterminer lequel contrôlera l’autre.
Ils n’ont d’autre public qu’une très belle femme d’un certain âge.
Les spectateurs n’arriveront qu’à la nuit tombante pour avoir leur dose
de frisson par procuration.
Le miroir est un spectacle macabre, d’un burlesque sensuel qui
réussit la performance de troubler tout autant qu’il provoque. Je
m’approche de la spectatrice silencieuse près du bar. Elle ne lève pas
les yeux lorsque j’arrive à ses côtés ni n’exige de savoir comment j’ai fait
pour entrer dans le théâtre encore fermé. Son regard reste braqué sur
le conflit sur scène, ses cheveux auburn cascadent sur son épaule et
m’empêchent d’observer le visage qu’autrefois je connaissais si bien.
Je la salue doucement :
– Maîtresse Alice.
C’est le nom sous lequel on la connaît ici, le nom qu’elle s’est donné
quand elle a concocté son théâtre de rêves, mais ce n’est pas son vrai
nom. Peu de gens à New York le savent. En fait, il se pourrait bien que
je sois le seul.
Elle ne me regarde pas, mais ses lèvres dessinent un léger sourire.
– Tu es sur le mauvais continent.
– Mais suis-je au mauvais endroit ?
Nous nous sommes croisés au fil des ans lors de mes voyages
occasionnels aux États-Unis, que ce soit pour le plaisir ou les affaires.
C’est la deuxième fois qu’elle est ma raison professionnelle.
– J’en doute, Smith.
Elle se lève, et sa robe de chambre en soie flotte gracieusement
autour de ses longues jambes. Elle me fait signe d’avancer vers le
couloir du fond.
L’âge ne l’a rendue que plus belle et la distance plus tendre. Les
rides de son élégant visage se sont accentuées, mais son sourire s’est fait
plus doux. Elle n’a eu qu’à mettre un océan entre elle et son passé. Son
choix n’était pas désespéré, mais calculé.
– Comment va Georgia ? demande-t-elle en fermant doucement la
porte de sa loge personnelle.
Je déglutis la boule dans ma gorge. Bien entendu, c’est d’elle qu’elle
veut parler en premier.
– Elle va bien. (Je ne développe pas plus.) Comment allez-vous,
Samantha ?
– Les affaires fleurissent.
Ce n’est pas une réponse.
J’arque un sourcil interrogateur.
– Je suis très seule, admet-elle. Mes enfants insistent pour rester à
Londres et mes amants se fatiguent vite.
C’est une réponse bien plus directe que celle que j’attendais, mais,
bon, Samantha n’a jamais éprouvé le besoin de se livrer aux jeux
psychologiques que son mari apprécie tant.
– Et Hammond ? demande-t-elle scrupuleusement.
– C’est compliqué.
Je choisis mes mots avec soin. D’un point de vue strictement légal,
elle est toujours mariée avec lui. Même si elle a décidé de mettre un
océan entre eux il y a près de dix ans.
– Avec mon mari, tout est compliqué. Et ta sœur et toi, vous
travaillez toujours pour lui ?
Sa voix est instable, comme teintée de regret et de culpabilité.
– Oui.
Nous voilà au cœur du sujet. Samantha nous a toujours considérés
comme ses enfants adoptifs, Georgia et moi, et dans les faits, elle a été
ce que j’ai eu de plus proche d’une mère pendant très longtemps. Elle
était là pour moi lorsque ma propre mère disparaissait à petit feu de la
surface de la terre. Elle a essayé de nous protéger lorsqu’elle s’est
rendu compte que les intentions de son époux étaient loin d’être
motivées par un sentiment paternel. Mais, en fin de compte, elle a fui,
comme nous tous. Elle est la seule à y être vraiment parvenue.
Elle ferme brusquement les yeux et, lorsqu’elle relève les paupières,
ils brillent de colère.
– Elle aurait dû rester.
– Je n’aurais pas dû la ramener.
Je n’ai jamais été aussi près de présenter des excuses pour ma
naïveté.
– Tu étais jeune, rétorque Samantha pour rejeter ma confession.
Dieu sait ce qu’Hammond t’a dit à propos de ce qu’elle faisait ici.
Il m’a menti et je l’ai cru, choisissant de croire que j’avais le rôle du
héros venant sauver ma sœur du dangereux caméléon qui nous avait
tous trompés. J’ai pris le premier avion pour New York, je l’ai appâtée
pour la faire revenir à la maison et je l’ai remise dans les griffes du
véritable prédateur de l’histoire.
– Je l’ai autant brisée que lui, à plus d’un titre, dis-je doucement en
me rappelant comme elle se mettait volontiers à genoux devant moi au
Velvet, avant l’épisode de la canne.
– Elle n’est pas brisée. Ce serait une erreur d’ignorer l’évidence :
c’est une soumise de nature, me corrige Samantha. Malgré cela, ce qu’il
a fait est impardonnable.
– Tu l’as prise avec toi pour une bonne raison et il ne m’est jamais
venu à l’idée d’y réfléchir.
– T’es-tu déjà demandé si elle n’avait pas envie de revenir ? me
demande Samantha d’une voix douce que rehausse cet accent écossais
que nous partageons tous les deux.
Oui. Au fil du temps, j’ai compris que Georgia avait choisi de revenir
en Angleterre et dans le lit d’Hammond. Tout comme elle a choisi de
continuer cette mascarade. Mais avec l’âge lui est venu un sens
rationnel qui l’a sauvée, en partie, d’elle-même. Ses décisions sont
devenues intentionnelles, ce qu’elles n’étaient pas à l’époque.
– Elle était trop jeune pour faire ce choix.
– Mais, à présent, elle en a fait un autre ? devine Samantha. Ou es-
tu venu pour voir mon spectacle et jouer ?
– Les deux, je suppose, s’il te reste des places.
– Pour toi et… ?
Elle ne termine pas sa question, la laissant en suspens.
– Une femme.
– Je m’en doutais, répond-elle d’un ton moqueur.
– Et pourtant tu l’as demandé. Ma petite amie m’accompagne.
– Elle doit être importante si tu la fais venir ici, ou peut-être est-elle
de la partie ?
– Nous viendrons pour le spectacle.
Mon message est clair. Belle peut apprécier le théâtre délicat et
provocant de Samantha, mais je n’ai pas l’intention de descendre avec
elle au Pays des Merveilles, pas après ce qui s’est passé au Velvet.
– Quel dommage qu’elle ne soit pas sur la même longueur d’onde
que toi.
Je ne suis pas venu lui expliquer la complexité de ma vie sexuelle.
– J’ai bien peur que le sujet ne soit un peu plus délicat que ça.
– Viens avec elle, alors. J’aimerais rencontrer la femme qui a su si
bien éveiller ton intérêt.
– Peut-être.
Vu ce dont nous avons à discuter, il se peut que son invitation doive
être reportée. Le temps et la distance pourraient avoir affaibli le
sentiment de trahison qu’elle a un jour éprouvé. Elle est restée mariée à
Hammond depuis toutes ces années.
– Je suppose qu’il ne sert à rien de tourner autour du pot plus
longtemps.
Son bras s’étend vers une petite table sur laquelle est posée une
carafe en cristal. Samantha nous sert un verre à tous les deux.
– Tu as toujours ce même penchant pour le gin.
Je mets mon verre de côté.
– Je vois que ce n’est pas ton cas.
La vérité, c’est que je ne suis pas d’humeur à boire aujourd’hui.
– La situation a évolué chez nous.
Samantha vide son verre d’un long trait.
– Et tu es venu jusqu’ici pour quoi faire exactement ? Me traîner
jusqu’à la maison ou me prévenir que je ferais mieux de rester là où je
suis ?
– Je suis venu par courtoisie.
– Envers qui ?
– Envers toi.
J’ai calculé ce risque. Tout dire à Samantha est un pari, d’une part
parce que sa loyauté envers Hammond est discutable. De ce que je sais,
ils ne se sont pas adressé la parole depuis des années, mais ils n’ont pas
divorcé non plus.
– J’ai l’impression qu’il va me falloir un autre verre.
Elle le remplit à nouveau, mais ne le descend pas d’un coup. Elle se
contente d’en caresser le bord de l’index, son regard me traverse, fixant
un point au-delà de cette pièce.
– Il y a une enquête en cours sur Hammond.
Mon astuce est là : lui communiquer une info exclusive pour lui
donner le temps de mettre de l’ordre dans ses affaires.
– Il est au courant ?
C’est la question que j’espérais qu’elle ne me poserait pas. Si je mens
et que je lui dis que oui, je prends le risque qu’elle lui révèle l’existence
de cette enquête en toute innocence. Si je lui dis la vérité, je lui tends la
corde qui lui permettra de me pendre.
Samantha incline la tête sur le côté, maintenant concentrée sur
moi.
– Tu n’as pas à répondre à cette question.
Mon silence l’a fait pour moi et mon hésitation lui a révélé autre
chose.
– Je ne t’en veux pas, dit-elle après un lourd silence. Ce qu’il a fait
est impardonnable…
– Mais ?
Je sens qu’il y a un « mais », sans qu’elle ait à lui trouver d’excuse.
– Pas de « mais ».
Elle me sourit faiblement et boit une gorgée. Je l’entends glisser
dans sa gorge dans son effort pour déglutir.
– Comme tu es son avocat, tu sais que nous sommes encore mariés.
Que se passerait-il… s’il venait à être arrêté ? Suis-je en danger ?
– Il n’y a plus de si, Samantha. Le mandat d’arrêt a été rédigé.
Elle ne demande pas comment j’ai fait pour le savoir. Elle a déjà
deviné que je joue un rôle dans ce qui va arriver.
– Vais-je être extradée ?
– C’est fort peu probable.
– Mais pas impossible.
Elle n’attend pas que je réponde avant de pour- suivre :
– Ce n’est pas un problème. Nous sommes séparés, sur le plan des
affaires aussi, depuis des années.
– C’était judicieux.
Je la rassure. Il est tout à fait possible qu’un tribunal cherche à la
retrouver, mais plutôt pour servir de témoin à charge contre son mari.
Qu’elle ait fui le pays il y a tant d’années pourrait indiquer qu’elle
redoute son emprise. Mais au vu de la masse de preuves que nous
avons collectées et remises au parquet, son témoignage sera très
certainement inutile.
Je ne peux pas faire grand-chose de plus pour la rassurer. J’ai
accompli ma mission, c’est pour ça que je suis venu.
– Je vais y aller. Je suis certain que tu as beaucoup de choses à faire
avant la performance de ce soir.
– J’apprécie que tu sois venu me prévenir, me dit Samantha en
sortant de la pièce d’un pas nonchalant. C’est toujours mieux de ne pas
être surprise en découvrant le pot aux roses dans le journal, j’imagine.
– Tu as fait de ton mieux pour nous protéger. Tu as essayé d’aider
Georgia. Tu t’es vraiment souciée de nous quand si peu de gens
s’intéressaient à notre sort, j’ajoute d’une voix sourde.
Samantha attrape mon menton d’une main à la peau aussi fine et
sèche que du papier et observe mon visage avant de me demander :
– Mais était-ce suffisant ?
– Tu as fait plus que n’importe qui d’autre.
Je passe mes bras autour de sa frêle silhouette et je la serre
fermement contre moi. Elle a essayé et même si, dans le passé, je lui en
ai voulu de nous avoir abandonnés, maintenant, je la comprends.
Certains choix font osciller entre la vie et la mort. Vivre avec Hammond,
subir au quotidien sa perfidie toxique, est une mort lente. Je ne peux
pas lui en vouloir de s’être enfuie pour échapper à cette agonie.
– Fais venir cette femme à mon spectacle.
Les yeux de Samantha se plissent pour n’être plus que des fentes
lorsqu’elle me frappe la poitrine de son index. Cette fois-ci, c’est un
ordre.
– J’aimerais la rencontrer et peut-être pourras-tu lui montrer
d’autres choses au passage.
Je serre les dents pour m’empêcher de lui dire ce qu’elle pourrait
interpréter comme une insulte.
– Elle a eu du mal avec le Velvet.
– Le Velvet a ses propres fantômes, répond-elle avec sagesse.
Personne n’arrive à ta hauteur là-bas. Tu as une trop lourde histoire
dans ce club.
Elle a raison. Là-bas, il est impossible de laisser place à un véritable
échange de pouvoirs. Pas tant que je m’accroche avec une telle force au
contrôle, dès que j’en passe la porte.
– J’y penserai.
Je n’en ai toujours aucune envie.
– Ne lui cache pas ta personnalité, Smith.
J’entends clairement sonner un avertissement dans ses mots.
Incertain qu’elle puisse m’entendre, je lui réponds tout bas :
– Elle a déjà vu le monstre qui sommeille en moi.
– Il n’y a aucun monstre, m’admoneste Samantha en ébouriffant
mes cheveux. Juste un homme.
J’ai envie de la croire, mais elle me regarde avec la bienveillance
d’une mère et, même si elle a une vague idée de la profondeur de ma
personnalité dépravée, notre relation n’a jamais franchi les limites
qu’Hammond a allègrement franchies avec Georgia.
– Si seulement c’était vrai.
– Tous les êtres humains sont l’objet de besoins les plus primaires.
Je ne prends pas la peine de la corriger une fois encore. J’ai donné
le choix à Belle. Je lui ai montré un petit aperçu de qui je suis. Je lui ai
fait un peu essayer aussi. Elle a choisi de rester. Elle a aussi choisi de
me quitter. Cette femme n’est soumise à rien. C’est elle qui contrôle
tout. Ce qui fait d’elle la seule lumière brillant dans les ténèbres de
mon univers.
Ce qui fait d’elle la seule personne capable de sauver mon âme.
CHAPITRE
QUATORZE

J’erre dans les rues pendant quelques heures, le temps de réfléchir


à ce que je vais faire maintenant. Je dois prendre des décisions. Lorsque
je reviens enfin à l’hôtel, je me prends les pieds dans les escarpins
léopard qui traînent dans l’entrée. Elle a quand même réussi à
atteindre la table de salle à manger de la suite. Je l’observe depuis
l’entrée, ne voulant pas la déranger quand elle travaille. La lumière
pourpre du soleil couchant éclaire son pâle visage, donnant une touche
de rose à son teint de porcelaine. Belle est toujours jolie, mais
aujourd’hui, auréolée de l’incandescence de cette fin d’après-midi, elle
a l’air d’un ange, un putain d’ange aussi sexy que le péché et brillant
d’intelligence. Elle tape furieusement sur son clavier, les sourcils
froncés. Je sors mon portable pour prendre sur le vif une photo de cet
instant. Le bruit du déclencheur la sort de sa concentration et elle lève
les yeux vers moi. Un sourire envahit lentement ses traits.
– J’espère que tu as saisi mon meilleur profil, marmonne-t-elle,
feignant d’être énervée.
Je ris en sélectionnant la photo pour en faire la photo d’accueil de
mon portable.
– Tu n’as que des bons côtés.
– Tu es trop indulgent avec moi.
Elle s’adosse à sa chaise, révélant encore plus de pages de notes
autour d’elle.
C’est parce qu’il m’est facile d’être indulgent avec elle. Ça n’a pas
toujours été le cas. Pas lorsque nous étions en pleine tourmente pour
essayer de nier que nous étions attirés l’un par l’autre. Depuis que nous
avons cédé, le monde extérieur est devenu plus complexe mais nous, le
nous qui existe en privé, nous sommes devenus une évidence.
– Comment s’est passée ta réunion ?
Je m’approche d’elle pour lui masser les épaules. Belle se penche en
arrière, me laissant apercevoir sa gorge pâle et crémeuse. Elle pousse
un soupir avant de me répondre d’une voix fatiguée :
– C’était atroce.
– Oh ?
Je dois me maîtriser pour ne pas me fâcher. L’idée que cela se soit
mal passé, qu’elle soit triste, fait frémir la colère dans mes entrailles.
– Ça n’a aucune importance.
Sa main se saisit de la mienne et la presse, calmant immédiatement
la fureur qui menaçait d’éclater.
– Je ne savais pas à quoi m’attendre, mais la rédactrice en chef a été
une vraie connasse.
Je note dans un coin de ma tête de me renseigner sur cette
rédactrice en chef.
– J’en suis désolé.
C’est le seul réconfort que je puisse lui offrir dans l’immédiat.
– J’ai tourné la page. Vraiment, dit-elle lorsque je la regarde, un
peu dubitatif.
– On va dîner ?
Je ne pense pas une seule seconde qu’elle ait mis de côté ce qui s’est
passé cet après-midi, quoi que ça puisse être. Peut-être qu’un peu de
vin pourrait l’aider à me raconter toute cette histoire.
Elle se mord la lèvre inférieure en jetant un rapide coup d’œil à son
ordinateur portable.
– Je dois encore répondre à quelques mails.
– Ce n’est pas l’avocat qui est censé être un drogué du travail ?
– Je sais, c’est bizarre, hein ? répond-elle en se détachant
doucement de mes mains. Tu me laisses encore une heure ?
– Ce sera parfait, ma belle.
Je lui dépose un baiser sur le front avant de lui fausser compagnie
pour aller m’occuper de mes propres affaires. Une heure me donnera
aussi le temps de me préparer pour la soirée.
Georgia ne répond pas quand je l’appelle sur sa ligne privée. Rien
de choquant vu le décalage horaire entre Londres et New York. Elle est
sans doute occupée avec la gestion du club. J’ai pris soin de mettre de
l’ordre dans la plupart de mes dossiers avant de partir, ce qui me
donne le temps de m’occuper de notre dîner. Une heure plus tard,
j’arrache Belle à son travail et je la guide vers la terrasse privée de la
suite en lui mettant une main devant les yeux. Il ne reste plus qu’une
légère trace de rose dans le couchant à l’horizon. La ville est recouverte
d’une sorte de brouillard qui souligne la silhouette des immeubles et
réduit les arbres de Central Park à quelques branches dénudées au
milieu des lumières scintillantes des gratte-ciel lointains. L’automne est
magique à New York, lorsque cette ville grouillante se recentre pour se
préparer à l’hiver.
Je la libère lorsque nous arrivons près de la table que Geoffrey a
dressée au milieu du patio. Une demi-douzaine de bougies illuminent le
simple plat de pâtes que je lui ai demandé d’aller chercher chez
Garazzo, l’un des rares restaurants qui a survécu depuis ma première
visite dans cette métropole où tout change si vite. Il y a une certaine
élégance rustique dans la gastronomie familiale italienne, et le hoquet
de joie de Belle récompense mes efforts pour faire préparer ce dîner.
Je tire sa chaise, et ma main reste sur le dossier jusqu’à ce que sa
serviette soit posée sur ses genoux.
– C’est superbe, dit-elle en se servant copieusement. Je viens juste
de me rendre compte que j’avais oublié de déjeuner.
– Alors, ton rendez-vous était atroce, mais tu avais tout de même
envie de travailler tout l’après-midi ?
Je n’arrive pas tout à fait à comprendre si elle travaillait pour
compenser sa déception ou si elle cherchait à s’occuper pour éviter de
la ressentir.
– Oui, c’était atroce, admet-elle.
Elle enroule ses pâtes autour de sa fourchette et avale une grosse
bouchée.
– J’aimerais en savoir plus.
Elle s’arrête un peu pour réfléchir à ma demande avant de se
mettre à me raconter son rendez-vous avec Abigail Summers.
Lorsqu’elle termine, je contrôle à peine la rage qui bouillonne en moi et
qui menace de déborder.
– Tu es en colère, remarque-t-elle en terminant enfin son récit.
– Elle t’a manqué de respect, dis-je d’une voix sourde.
Je pourrais penser à quelques autres épithètes pour décrire le
comportement de cette femme, mais je les garde pour moi.
– Oui, répond-elle, mais Abigail Summers a mérité de manquer de
respect. Honnêtement, j’ai tourné la page.
– Toi ?
– Apparemment, répond-elle en laissant tomber sa serviette sur la
table pour grimper sur mes genoux, je gère plutôt bien le rejet ces
derniers jours.
– Ne me regarde pas comme ça, ma belle. Je ne suis pas prêt à
tester ta théorie, dis-je en passant mes bras autour de sa taille fine. Je
ne veux que te rapprocher de moi.
Nous restons dans cette position sous le ciel d’encre. Le brouhaha
de la ville s’étouffe peu à peu alors que le seul son que je perçois est sa
faible respiration.
– D’ici, on peut pratiquement voir les étoiles.
Elle lève les yeux pour admirer la voûte nocturne, cherchant la
lueur de ses étoiles, puis elle reprend :
– C’était l’une des choses que je préférais au domaine.
Elle parle de sa maison de famille comme si elle l’avait déjà perdue.
Je sais que ce n’est pas le cas, même si j’ai choisi de ne pas m’immiscer
dans ses affaires tant qu’elle ne me l’aura pas demandé, ou que la
situation dégénère.
– C’est à peine si je me souviens des étoiles, j’admets.
– On devrait aller dans un coin tranquille, là où elles ne sont pas
cachées par les lumières de la ville.
– Bien sûr, ma belle.
– J’ai envie qu’on reste toujours comme ça. Rien que nous.
Nous. Ce sujet me hante sans cesse depuis qu’elle est arrivée dans
ma suite hier. Si j’étais honnête, je dirais que je pense à ce nous depuis
bien plus longtemps que ça. Ici, tout là-haut, loin au-dessus de cette
ville chaotique, notre couple est redevenu une possibilité. Je n’ai pas
encore trouvé comment le faire fonctionner à Londres. Je la force à me
regarder en face pour que je puisse m’expliquer. Ma trahison
soigneusement orchestrée a laissé une trace, comme une épine
profondément ancrée dans un pied, et je suis certain que le seul moyen
de la retirer est de lui dire la vérité. Ou, au moins, la part que j’ose lui
dire.
– On pourrait si on restait ici, ma belle.
Elle rit avec légèreté, mais ce délicieux tintement prend fin
lorsqu’elle plonge son regard dans le mien.
– Tu es sérieux ?
– Pourquoi ne le serais-je pas ? Il n’y a que toi pour me retenir à
Londres et, pour l’instant, tu es ici.
Belle incline son beau visage pour me dévisager. Je connais déjà sa
réponse.
– J’ai une vie à Londres.
– Je sais. Je n’étais pas sérieux, dis-je d’un ton dédaigneux.
– Tu étais sérieux, dit-elle d’une voix de plus en plus douce.
J’aimerais bien aussi, mais il y a Clara et le bébé. Ma tante. Edward.
Je dois me rappeler que les liens qui la retiennent à Londres ne sont
pas les boulets qui m’y gardent prisonnier. Belle est entourée de gens
qu’elle aime, chose que je n’ai pas, et c’est ce qui la retient. Chaque
nom qu’elle prononce est un rappel qui me fait comprendre que je ne
suis pas l’intégralité de son univers.
– Tu as l’air jaloux, m’accuse-t-elle.
– Tu ne peux pas m’en vouloir de te désirer pour moi tout seul.
En fait, si. Je suis égoïste et inconsidéré. Ce sont ces gens qui ont
fait d’elle la femme qu’elle est aujourd’hui, qui l’ont transformée en
cette femme que je me suis pris à aimer et, si je le pouvais, je
l’emmènerais loin d’eux. Samantha a tort. Je suis un monstre, une
créature primitive qui ne connaît rien d’autre que son propre désir et
qui ne voit pas plus loin. Et en cet instant, j’aimerais piéger Belle si je le
pouvais. L’acculer dans un coin. L’effrayer pour la forcer à rester. Et je
ne culpabilise pas le moins du monde à cette idée.
– Tu vas devoir apprendre à partager, me taquine-t-elle en
effleurant la paume de ma main de son index.
– Je ne partage pas, ma belle. Tu m’appartiens.
Ça la fait taire. Lorsqu’elle se remet enfin à parler, ses mots sont
hésitants :
– Oui. Mais… Smith, j’en veux… plus.
– Plus que moi ?
J’avale une grosse boule dans ma gorge en entendant cette
révélation.
– Oui et non, ajoute-t-elle rapidement. Si je dois faire un choix, je te
choisirai toi. À chaque fois. À tout prix. Je voudrais juste ne pas avoir à
le faire.
– Moi non plus, ma belle.
Cette fois-ci, je repère la boule dans sa gorge aussi.
– Alors, nous déménagerons à New York. Ce serait bien pour Bless.
Elle accepterait de tout abandonner. De se déraciner complètement
et de laisser derrière elle tous les autres. C’est ce que j’avais besoin de
savoir.
– Non, dis-je avec fermeté. Qui se ressemble s’assemble, tu t’en
souviens ?
– Je ne veux pas rentrer à la maison si c’est dangereux pour toi,
murmure-t-elle en mettant enfin des mots sur la peur qui l’a conduite à
accepter une pareille solution.
Comment puis-je lui dire que j’ai envie de la garder ici pour cette
raison ? Que retourner ensemble à Londres aurait pour effet de lui
peindre une cible dans le dos ?
– Je ne veux pas renoncer à toi.
Ces mots irréfléchis sortent de ma bouche pour rester suspendus
entre nous.
– Et que devient « affronter la tempête ensemble » ?
Je me détourne d’elle, cherchant une réponse dans les ténèbres de
cette nuit sans lune. Elle attrape mon visage, enfonçant ses ongles dans
ma mâchoire.
– N’y pense même pas.
Il y a comme une touche d’hystérie dans sa voix. Et elle continue :
– Tu as raison. Je peux vivre sans toi, mais je n’en ai pas envie. Je
suis forte, mais je le suis encore plus à tes côtés. Nous sommes plus forts
ensemble.
Mais nous ne sommes pas invincibles. Je garde cette pensée pour
moi.
– Moi aussi, je suis plus fort avec toi.
Et pourtant, elle est ma plus grande faiblesse. Elle m’a rendu
vulnérable. Si Hammond passe à l’acte, s’il prête une oreille attentive
aux informations suspectes qui circulent, il ne sera plus seulement
question de me faire disparaître.
– Alors, ne redis plus jamais une chose pareille, annonce-t-elle en
clignant des yeux pour faire disparaître ses larmes. Putain, ne redis
plus jamais une telle connerie.
J’essuie ses larmes avec mon pouce.
– Promis.
– Parfois, tu es un sacré branleur, dit-elle en reniflant.
– Et pourtant tu m’aimes encore, je la taquine.
– Personne ne m’a jamais accusée de faire preuve de discernement.
Ses lèvres esquissent un sourire.
Je veux passer du temps avec elle de cette manière. Bien des
épreuves nous attendent à Londres et nous allons devoir y faire face
plus tôt que je ne le souhaiterais.
– Nous n’avons que quelques jours, tâchons d’en profiter. Faisons
comme si nous étions en vacances et que rien d’autre qu’un bonheur
doré nous attend, plein de sexe, de succès et de…
– Et de quoi ? relance-t-elle en se joignant de bon cœur à mon jeu.
Que pourrait-il y avoir d’autre dans notre vie idéale ?
Je lui caresse le menton d’un doigt.
– Je ne sais pas. Si on joue à faire semblant, je suppose que nous
pourrions avoir tout ce que nous désirons.
– Si seulement.
Les paupières de Belle se baissent en papillonnant, ses joues
s’assombrissent.
– Si seulement quoi ? Que veux-tu, ma belle ? Laisse-moi te le
donner. Peut-être pas aujourd’hui ni demain. Mais un jour. Restons
concentrés sur ce futur-là.
– Je ne sais pas. C’est… bête. Je ne sais même pas à quoi je pensais,
en fait.
Je comprends. Belle est une femme, une femme ambitieuse, mais ça
ne veut pas dire qu’elle renonce à des projets plus domestiques. Je
devine :
– Une alliance ?
– Un jour, répète-t-elle. Je sais qu’il y a encore du chemin. Je ne suis
pas prête, moi non plus. C’est juste que…
– Quoi d’autre ? je demande en ignorant son insécurité. Un bébé ?
Elle écarquille les yeux.
– Tu ne… euh…
– Ce n’est pas mon genre. Je sais, mais je vais te dire un secret. Les
gens changent, ma belle. (Je l’embrasse doucement.) Tu m’as changé.
Peu importe que tout ça ne soit qu’un fantasme. L’espace d’un
instant, j’ai besoin de prétendre que tout est possible, parce qu’elle le
mérite. Si elle est prête à renoncer à tout pour moi, je veux qu’elle
sache que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour lui donner une
vie complète.
– Est-ce que tu es en train de me dire que tu veux faire un enfant ?
demande-t-elle, les yeux plissés en prenant un air suspicieux. Ou
essaies-tu d’envoyer valser ma petite culotte ?
– J’essaie toujours de me débarrasser de ta culotte, dis-je en glissant
ma main sur son ventre pour la placer entre ses cuisses. Un bébé est un
projet bien lointain, mais je n’ai rien contre m’entraîner à en faire un.
– Comme c’est généreux de ta part !
Le ton sec de son commentaire est mis à mal par la grande
inspiration qu’elle prend quand je frotte son sexe sur le tissu soyeux de
sa robe.
– Je peux me montrer très généreux.
Mon pouce entame un mouvement circulaire en se servant du tissu
pour décupler son effet, et je poursuis :
– Même quand tu es complètement habillée, je n’arrive pas à garder
mes mains loin de toi, putain. C’est bon, hein ? Ton sous-vêtement qui
frotte ton clitoris. Est-ce que tu mouilles déjà, ma belle ?
Je connais la réponse. Sa robe est devenue humide lorsque je me
suis mise à la tripoter.
– Oui, gémit-elle.
– Je le sens.
Je capture sa bouche pour l’embrasser profondément. Lorsque je
m’éloigne un peu, elle tremble.
– On devrait te débarrasser de cette robe.
Passant le bras autour de sa taille, je l’aide à se relever. Mes doigts
trouvent le haut de sa fermeture Éclair, cachée sous son bras, et je la
fais lentement glisser, tout en continuant de l’embrasser.
– Tu es à moi, n’est-ce pas. Est-ce que tu veux que tout New York le
sache ?
Nous sommes trop haut pour risquer d’être vus depuis la rue et la
terrasse de notre suite est assez en retrait pour nous permettre de
conserver une bonne dose d’intimité. Je n’ai aucune envie de partager
Belle ou son corps avec qui que ce soit. Mais bon, il est toujours
impossible d’échapper totalement au voyeurisme.
Sa respiration s’accélère et elle se mord la lèvre avant de hocher la
tête.
– Une vraie petite cochonne.
Je continue de la déshabiller, jusqu’à ce qu’elle se retrouve
complètement nue dans l’air frais de la nuit. Les pointes de ses tétons
sont dures et même si elle tremble, elle ne se plaint pas du froid.
– Il fait froid, n’est-ce pas ? Mais tu en as tellement envie que tu t’en
fous. Mets-toi à genoux.
Belle plie une jambe après l’autre. Lorsqu’elle me dévisage de ses
yeux écarquillés, j’y lis l’attente. Je m’écarte d’elle, détachant ma
ceinture, puis mon pantalon. Le temps que j’atteigne la rambarde de la
terrasse, je me caresse d’une main. De l’autre, je lui fais signe
d’approcher. Elle n’a aucune hésitation quand elle met ses mains au sol
pour avancer à quatre pattes vers mes pieds. Elle se positionne ensuite
sur ses talons, se plaçant à genoux devant moi.
Je passe mon pouce sur ses lèvres, étalant son rouge à lèvres
carmin partout sur sa bouche, tandis que mon autre main continue ses
va-et-vient sur ma bite. Passant le bout de mon pouce entre ses lèvres,
je lui fais un grand sourire approbateur lorsqu’elle se met à le sucer.
– Tu sais pourquoi tu es venue vers moi à quatre pattes, ma belle ?
Elle hoche la tête sans répondre, trop concentrée sur le doigt entre
ses lèvres. Je le retire en attendant sa réponse.
– Parce que je suis tienne, murmure-t-elle.
Ces longs cils bruns battent innocemment sur ses immenses yeux
bleus lorsqu’elle me répond. Elle sent la vérité de notre couple, elle en
comprend le lien primaire et irrévocable que nous avons formé. Il est
aussi indéniable que notre besoin de respirer. C’est tout aussi captivant
que mon obsession pour elle.
– Pour toujours, je lui promets.
Elle se penche en avant, appuyant sa bouche contre la bosse formée
par ma queue. Je sens la chaleur de son baiser à travers le tissu et mes
couilles se contractent. Sa façon de garder les yeux rivés aux miens en
vénérant ma bite la fait vibrer. C’est dur d’être patient avec elle
lorsqu’elle m’offre son corps, mais je ne veux pas bouger. Pas tant
qu’elle attend que je lui donne la permission, si belle à genoux comme
ça, putain.
Bon Dieu, que j’aime cette femme ! Ce serait une erreur de penser
que ce n’est pas elle qui contrôle la situation. Elle me tient, presque
littéralement, par les couilles en ce moment. J’attrape ses cheveux dans
mon poing et tire dessus, incapable de me refuser ce plaisir plus
longtemps. Sa langue glisse sur sa lèvre inférieure lorsque je sors mon
membre.
– Tu peux, lui dis-je, sachant qu’elle attend ma permission tout
comme je sais ce qu’elle veut vraiment.
La langue de Belle sort rapidement, elle lèche mon membre sur
toute sa longueur avant de prendre mon gland entre ses lèvres. Elle
passe sa langue autour dans un mouvement langoureux avant de
l’aspirer en entier et de le sucer.
– C’est tellement bon, putain, dis-je en grognant, tout en resserrant
ma prise sur sa chevelure. J’adore avoir ma bite dans ta bouche
brûlante et vorace.
Mais il y a des choses que j’aime encore plus et, en cet instant, elles
sont sous mes yeux. Les petites pointes de ses tétons, la courbe
généreuse de son cul. Je ne refuserai jamais qu’elle se mette à genoux
devant moi, mais là, j’ai besoin de la posséder. J’ai envie de poser mes
mains sur son corps, de la maintenir tout en la prenant. Je l’attire à
moi par les cheveux, ses lèvres font un bruit sec lorsque je mets un
terme à sa succion.
– Lève-toi.
Je l’attrape sous les bras pour la mettre debout. Elle aime quand
nos rapports sont un peu brutaux et, putain, j’aime me plier à ses
désirs. Je la pousse en avant contre la rambarde et je retire
complètement ma ceinture pour lui attacher les poignets à la
balustrade avec.
Je la laisse comme ça, attachée au garde-fou, nue et tremblante
dans l’air de la nuit alors que je retrousse mes manches. C’est une
sacrée vue : la femme la plus parfaite du monde, déshabillée et ligotée
sur fond des gratte-ciel de New York.
– Tu es sûre de ne pas vouloir déménager ici, ma belle ? je lui
murmure à l’oreille. Je ne sais pas où je pourrais retrouver une vue
pareille sur terre.
Ses hanches ondulent, cherchant à entrer en contact avec moi, et je
lui claque légèrement la fesse. Ce soir, c’est moi qui décide.
– Je vais prendre ça pour un non.
Je caresse le petit monticule entre ses cuisses en parlant alors
qu’elle gémit en tremblant.
– Quand j’en aurai fini avec toi, tu pourrais bien changer d’avis.
Je me glisse ensuite profondément en elle, lui donnant ainsi un
autre sujet de réflexion.
CHAPITRE
QUINZE

La douleur me transperce et je me contorsionne pour essayer d’y


échapper. Je crie, mais aucun son ne sort de ma gorge. J’ai envie que ça
s’arrête, mais nous avons largement dépassé ce stade.
La canne s’écrase contre mes chairs si sensibles, et je m’effondre. Cette
fois-ci, ça m’a fait tellement mal que j’en ai le souffle coupé. Mes jambes
me brûlent tant je me débats et les cordes mordent la peau de mes poignets
enserrés. Smith me contourne et je lui jette un regard suppliant. Mais soit
il ne le remarque pas, soit il s’en moque. Où est passé l’homme qui
m’aime ? Pourquoi a-t-il été remplacé par ce monstre ?
Je me redresse d’un bond dans le lit, la peau couverte d’une
mauvaise sueur. Smith tâtonne pour trouver l’interrupteur de la lampe
de chevet, j’ai du mal à remplir mes poumons d’air.
– Que se passe-t-il ? demande-t-il en tendant la main pour
m’apaiser.
Dans un geste désordonné, je m’éloigne de lui avec un regard noir.
L’expression de son visage me dit tout. J’ai été remplacée par une
créature sauvage et je ne cherche qu’à me protéger.
– C’est juste un rêve, dit-il à voix basse. Un cauchemar.
Un rêve. Rien de tout ça n’est réel, même si je pourrais jurer avoir
senti la morsure du coup là où j’ai cru qu’il me frappait. Je croise les
bras sur ma poitrine, retenant mon corps avant de me mettre à me
balancer d’avant en arrière.
– Ma belle, tu as fait un cauchemar, répète-t-il.
Cette fois-ci, la vérité pénètre le brouillard du sommeil qui encercle
ma conscience.
Nous restons assis en silence quelques minutes, le temps que je
revienne graduellement au présent.
– Tu veux m’en parler ?
Il parle d’une voix douce et je m’effondre devant tant de gentillesse.
Il est toujours là. Il est toujours lui-même, Smith. Mon Smith.
– Tu… Tu me battais. Tu me battais avec une canne.
En entendant ma révélation hachée, il presse ses lèvres l’une contre
l’autre, qui ne forment plus qu’une fine ligne. Une veine palpite sur sa
joue. Nous savons tous les deux ce qui a déclenché ce rêve. C’est un
sujet que nous évitons d’aborder, mais il est impossible de continuer à
l’ignorer. Je le comprends maintenant. Cette fois, quand il tend la main
vers moi, je ne cherche pas à m’enfuir. Non, je le laisse m’attirer contre
son corps. Il murmure un compliment à mon oreille pour m’apaiser tout
en me caressant le dos. Mais même là, je n’arrive pas à lâcher prise.
– Pourquoi ?
Je force la question à franchir la barrière de mes lèvres sèches.
– Pourquoi as-tu fait une chose pareille ? Pourquoi l’as-tu choisie,
elle ?
– Parce que je voulais que tu partes sans plus jamais regarder en
arrière.
Sa confession est dure, parce qu’elle est la vérité.
Je sais que c’est pour cette raison qu’il m’a infligé cette scène. Mais
malgré ses intentions, je ne peux pas mettre de côté la douleur que j’ai
ressentie en le voyant frapper Georgia au Velvet. Ni cette sensation de
trahison qui l’accompagne.
– Pourquoi elle ?
– Parce qu’elle était volontaire et parce que je savais que ça te
blesserait.
Je m’écarte d’un geste brusque, sans prendre la peine de cacher
l’horreur que j’ai ressentie.
– Tu veux toujours te trouver une soumise ? Quelqu’un que tu peux
frapper ? Seras-tu jamais heureux avec moi si je ne peux pas te le
donner ? Si je le refuse ?
– Ce n’est pas ce que je veux, dit-il d’un ton ferme qui ne laisse
aucune place aux questions. Pour commencer, je ne voulais pas
t’infliger ça et je ne veux certainement pas d’une vie pareille. Ni choisir
cette vie. C’est toi que j’ai choisie, ma belle.
– Cette nuit-là, c’est elle que tu as choisie, je réponds en crachant
mon accusation. Tu aimes toujours ça, n’est-ce pas ? Dominer des
femmes sans défense ?
– Non, ce n’est pas vrai. C’était le cas avant, c’est mon passé. Pas
mon avenir.
– C’est ce dont tu as besoin, dis-je, ignorant sa réponse. Prends-moi
tout de suite. Attache-moi, Fouette-moi. Choisis-moi.
– Je t’ai déjà choisie et je n’ai pas besoin de te faire ça. Je veux que
notre relation soit centrée sur le plaisir. Je veux te faire jouir et te faire
rire. Je veux que tu sois heureuse.
Mais son ton neutre suggère qu’il a bien compris que tout était plus
compliqué que ça.
– Tu m’as demandé de venir. Tu m’as fait du mal et, ensuite, tu
reviens vers moi !
– On m’a forcé la main. Tu sais ce que j’essaie de faire.
J’explose :
– Non ! Je ne le sais pas !
Il ne m’a donné que des explications partielles, juste de quoi me
calmer, mais pas assez pour apaiser les incertitudes qui me rongent
autant qu’elles me font douter. J’éprouve de la honte d’avoir offert mon
corps à des rapports si brutaux, mais en même temps, je suis de plus en
plus désespérée, à en devenir folle.
– Emmène-moi là-bas.
– Jamais de la vie.
Son refus me blesse et je secoue la tête.
– Pas là. Tu es venu à New York pour une bonne raison. Il y a
certainement un club ici. Dis-moi que j’ai tort.
Il hésite et je sais immédiatement que je l’ai pris au piège.
– Où ?
J’insiste. Je sors du lit en titubant pour extirper des vêtements du
placard.
– Qu’est-ce qu’on porte dans un club BDSM ? Dois-je y aller à poil ?
– Reviens te coucher.
Mais cette fois-ci, je ne céderai pas.
– Conduis-moi là-bas. Montre-moi.
Ma voix s’adoucit. Impossible de rester plus longtemps loin de cette
partie de sa vie, de cet élément de son passé.
– Je te veux, toi tout entier. Je ne me satisferai pas de moins.
L’expression du visage de Smith est indéchiffrable lorsqu’il
m’observe. Il prend enfin la parole.
– Mets une robe. Rien de trop coûteux.
– Des sous-vêtements ?
Je commence à trembler en sortant une robe noire toute simple.
– Oui. Je ne t’offrirai pas en spectacle.
Il tend une main alors que j’ouvre la bouche pour protester.
– Je vais te montrer pourquoi je suis venu à New York. Je vais te
conduire à la personne que je suis venu voir, mais ça s’arrête là. Si tu
veux livrer bataille là-dessus, je te mettrai dans le premier avion qui
part demain matin.
– Tu ne peux pas diriger toute ma vie, Price.
Il cille en m’entendant l’appeler par son nom de famille, mais j’ai
dépassé le stade où ça a de l’importance. Il est temps que nous
affrontions nos démons et que j’essaie d’y survivre. Je ne peux pas vivre
avec l’idée que ce soit impossible. Je dois me prouver le contraire.
*
* *
Le chauffeur de taxi nous dépose devant un immeuble qui, depuis
la rue, n’a rien de spécial. Il est minuit passé et il n’y a pas âme qui vive
dans la rue. Le chauffeur regarde la porte nerveusement et demande :
– Vous êtes sûrs que c’est la bonne adresse ?
– Ouais, c’est bon.
Smith lui lance un pourboire qui fait taire ses inquiétudes sur-le-
champ.
Il me prend la main lorsque nous franchissons le seuil de la porte.
Elle s’ouvre immédiatement, pas comme au Velvet, et un son onirique
et doux nous parvient instantanément. Je marche derrière lui et
m’arrête. Ce n’est pas un club. C’est une sorte de théâtre nocturne. Sur
la scène, un groupe de danseurs très peu vêtus est en pleine
représentation sensuelle. Deux hommes poussent, tirent et tiraillent
une femme entre eux. Elle s’effondre dans les bras de l’un pour qu’il la
jette immédiatement en l’air. L’autre l’attrape alors que ses cheveux
frôlent déjà le plancher.
Il n’y a qu’une poignée de personnes dans le public. Il ne fait aucun
doute que le spectacle est en train de se terminer. Je tourne les talons
et lance un regard oblique à Smith, mais il regarde derrière moi.
– Maîtresse, dit-il pour saluer quelqu’un.
En faisant demi-tour, j’aperçois une femme élégante, vêtue d’une
robe de soirée longue avec une traîne, de couleur rubis, qui scintille
dans la faible lueur ambiante. Elle doit avoir entre quarante et
cinquante ans et ses cheveux tombent avec grâce sur l’une de ses
épaules dénudées.
– Tu es venu nous rejoindre et je vois que tu es accompagné.
Ses sourcils épilés très fins se lèvent pour former un point
d’interrogation.
– Belle, je te présente…
– Samantha, intervient-elle. Mes clients m’appellent Alice, mais tu
n’es pas une cliente.
C’est une sorte d’explication, mais j’avoue avoir du mal à
comprendre ce que je suis en train de vivre. Alors, c’est elle la femme
que Smith est venu voir. À en juger son accent écossais, elle doit être
quelqu’un de son passé.
– Bienvenue au Miroir. C’est une de mes réalisations favorites.
Elle nous fait signe de la suivre au bar. Croisant le regard du
barman, elle lui montre trois doigts. Un instant plus tard, trois petits
verres sont placés devant nous.
– Absinthe.
Elle lève une main et me la tend avant de terminer :
– Elle rend l’impossible probable.
J’avale le verre en une gorgée, vomissant presque au goût brutal de
la réglisse.
– Elle voulait faire ta connaissance, explique-t-il sans prendre la
peine de toucher le verre qu’elle lui a offert.
Samantha m’observe un instant de son regard sévère.
– Je crois qu’elle est venue pour plus que ça.
– Je suis venue pour avoir des réponses.
Si personne ne veut se mettre à parler, je vais commencer à poser
des questions.
– Comme « qui êtes-vous et pourquoi avons-nous dû venir si loin
pour vous parler ». Merde !
– C’est une fougueuse.
Samantha lui parle comme si je n’étais pas là.
– Vous n’avez pas idée, lui dis-je pour l’avertir.
– Vous êtes venue pour obtenir des réponses, mais aussi pour vous
sentir libérée, devine-t-elle. De tous ces secrets qui vous pèsent et des
peurs qui les accompagnent.
C’est comme parler à un satané sphinx. Si j’avais espéré qu’elle soit
plus communicative que mon petit ami le mystérieux, je suppose que je
vais être déçue. Mais plus rien ne me surprend dans la relation
compliquée et épineuse que j’entretiens avec Smith.
– Samantha est la femme d’Hammond.
J’avais tort. Il peut encore me choquer.
– Je l’ai quitté il y a des années, commence-t-elle. Smith me tient au
courant de ce qui se passe à la maison.
– Et que vous a-t-il dit ? Probablement plus de choses qu’à moi.
– Que le vent allait tourner.
Encore plus énigmatique.
– Il est venu me prévenir, continue-t-elle en agitant la main d’un
geste dédaigneux, comme si rien ne sortait de l’ordinaire. Et vous êtes
venue pour le Pays des Merveilles.
Je l’interromps :
– Est-ce que cette connasse est équipée d’un décodeur ?
– Je vois pourquoi tu ne fais pas d’elle ta soumise, répond-elle en
riant simplement.
Mais ouais, putain. Je suis trop occupée à bouillir de rage pour le
dire à haute voix.
– Accompagne-la donc et montre-lui. C’est la seule façon de
l’apaiser.
Ses instructions sont claires et elles laissent peu de doutes dans mon
esprit sur le fait qu’elle ait été tout autant impliquée que son mari dans
les affaires sordides et sexuellement louches de Londres.
– On va aller jeter un coup d’œil.
Lui aussi est clair.
Mais ça ne veut pas dire non plus que je vais lui obéir.
– Tu connais le chemin.
Elle se penche ensuite vers moi et me susurre à l’oreille :
– Tombe dans l’inconnu du terrier du lapin et garde l’esprit ouvert.
Je suis parcourue d’un frisson désagréable en sentant la chaleur de
son souffle, mais dès sa phrase terminée, elle se volatilise dans son
théâtre.
– Montre-moi.
C’est un ordre. Ce soir, c’est moi qui commande et il va devoir s’y
plier. Smith me désigne un couloir et je m’y dirige résolument. Aucune
place pour la peur, mais mon sang bat tout de même à tout rompre
dans mes veines. J’ai insisté pour venir et, maintenant, je vais affronter
ce qui me fait le plus peur.
Cette peur qui me dit que je ne pourrai pas lui donner ce dont il a
besoin.
Une porte peinte dans des teintes de pierres précieuses nous attend
au bout du couloir et Smith l’ouvre pour moi. Il y a ici plus de monde
que dans le public tout à l’heure. Apparemment, Samantha a le même
penchant pour couvrir ses péchés que son mari. Quelques têtes se
tournent dans notre direction, mais personne ne nous adresse la parole
lorsque nous traversons le salon richement décoré. De l’autre côté de la
pièce, un large miroir reflète l’arrière de la scène qui se déroule sous
mes yeux. Un couple est assis sur un canapé. Il est nu et, à ses pieds,
une femme est ligotée avec une corde rouge dont elle tient l’extrémité
entre les dents. C’est une laisse. Après mon expérience au Velvet, je ne
trouve plus l’image choquante, mais elle me met mal à l’aise. C’est le
monde qu’a habité Smith à une époque. C’est le monde auquel il
pourrait toujours vouloir appartenir, et je ne suis pas certaine de
pouvoir y vivre avec lui.
Smith dépasse cette zone pour se diriger vers une autre porte. Il
marque un temps d’arrêt, comme pour se préparer au pire avant de
l’ouvrir. Je le suis à l’intérieur, surprise de trouver la pièce vide. Je
sursaute en entendant un bruit de serrure derrière nous. Je me tourne
vers le seul meuble : un étrange X posé devant une grande fenêtre. En
jetant un coup d’œil à travers la vitre, je me rends compte qu’elle
donne sur le salon. Le miroir que j’ai vu est sans tain. Je fais des signes
aux personnes assises sur le sofa, mais elles m’ignorent, elles sont
aveugles.
– Ils ne peuvent pas nous voir, dit Smith en retirant sa veste. Si
nous faisons ça, ce sera en suivant mes règles.
J’ouvre la bouche pour protester, mais il me fait taire en levant la
main.
– Je ne te partage pas et je ne te donnerai pas en spectacle,
m’informe-t-il d’une voix rauque. Je ne te torturerai pas, mais je vais te
montrer ce que je veux te faire.
Ses mots me font frissonner et je hoche simplement la tête.
– Déshabille-toi.
Je me dépêche de passer ma robe par-dessus ma tête. Il me faut
plusieurs essais pour y parvenir maintenant que mes mains tremblent
autant que tout mon corps.
– Je ne vais pas te faire de mal, m’assure-t-il. Et dès que tu voudras
que ça s’arrête, dis le mot « rouge » et tout sera terminé.
Je peux le faire. C’est possible. Je lui fais confiance.
Non ?
Smith prend mes mains et me guide vers la croix.
– Lève les bras.
Je les pose contre les planches de bois.
– Je vais t’attacher à cette croix, explique-t-il. Puis je vais te punir
d’avoir douté de moi.
J’essaie d’avaler la grosse boule qui s’est aussitôt formée dans ma
gorge.
Smith boucle la lanière de contention en cuir autour de chacun de
mes poignets. Puis il se penche. Je lutte pour voir ce qu’il fait, mais c’est
alors que je sens une autre lanière enserrer ma cheville. Je suis
écartelée devant lui, nue et attachée. Je lui ai demandé de le faire et,
maintenant, j’ai besoin d’avoir confiance, pour croire que je peux vivre
avec ce qui est sur le point de se produire. Debout devant moi, il
déboutonne lentement sa chemise avant de la retirer. De le voir torse
nu devant moi fait palpiter mon sexe. Mais là, il n’est pas question de
plaisir. Ce n’est pas pour ça que je suis venue.
Je suis venue pour être punie.
J’aimerais pouvoir dire que cette idée m’effraie plus qu’elle m’excite,
mais non. Humiliée, je laisse ma tête pendre. J’ai envie de lui à ce
point, j’ai besoin de faire partie de son monde à ce point.
– Tu es éblouissante. Ta peur te rend encore plus belle et ta
confiance te rend irrésistible. Je bande tellement. J’ai envie de te baiser
jusqu’à ce que tu me supplies de te pardonner, mais ce n’est pas ce que
tu veux. Je me trompe ?
J’essaie de hocher la tête, mais c’est impossible. Smith m’attrape par
la nuque.
– Réponds.
– Non.
– Que veux-tu ?
– Être punie, je réponds d’une petite voix.
– C’est bien.
Smith me relâche et part de l’autre côté de la pièce, je ne peux plus
le voir. Quand il revient, je l’entends faire claquer quelque chose dans
la paume de sa main. Un instant plus tard, je sens la fraîcheur d’un
objet en cuir me frôler la fesse.
– Respire, ma belle.
Je me force, alors même que la panique envahit toute ma poitrine.
Puis il frappe. Je ne tressaille que par réflexe. Le bout du fouet n’a qu’à
peine touché mon cul. Je sens ma chair s’échauffer, mais ce n’est pas
douloureux. En fait, la pulsation sourde qui sévit entre mes jambes ne
fait qu’augmenter.
– Tu mouilles déjà, commente-t-il. Je le vois. Ça ne va pas te faire
mal, mais tu vas le regretter. Parce que si ça avait été le cas, tu n’aurais
pas eu à sentir la douleur dans ta chatte empirer à chaque coup.
Je gémis quand il m’assène un autre claquement. La chaleur qui
irradie mon cul est plaisante, mais ce n’est pas le plaisir que je crève
d’envie d’éprouver. Je me tortille dans mes lanières pour essayer de
presser mes cuisses l’une contre l’autre et me soulager. Smith fait un
bruit sec avec sa langue.
– Je suis le seul à pouvoir te libérer. C’est ce que tu veux, non ?
J’arrive à articuler un « oui » étouffé.
– Alors, demande-moi de continuer à te fouetter. Cette fois-ci, je ne
m’arrêterai pas.
– S’il te plaît, Maître.
La demande tombe de mes lèvres aussi naturellement que je
respire.
Il s’exécute, alternant les gestes successifs avec rapidité pour faire
claquer le fouet. Toute pensée cohérente m’échappe. Il n’existe plus
qu’une chose, ce besoin dévorant qui s’est emparé de mes entrailles et,
chaque fois qu’il frappe, je meurs d’envie que le coup tombe
directement sur mes chairs enflées de désir. Mais il sait ce qu’il fait. Il
me refusera le plaisir jusqu’à ce qu’il soit sûr et certain que je le mérite.
Mes dents s’enfoncent dans la pulpe de ma lèvre inférieure alors que je
lutte pour garder le contrôle. Il me pousse au bord du précipice et je
dois m’agripper au bord pour ne pas tomber, car je sais que si je me
laisse aller, il en sera très mécontent. Mais c’est de plus en plus difficile
et les suppliques commencent à s’échapper de mes lèvres. Licencieuses.
Urgentes.
Le fouet tombe par terre et j’entends les cliquetis salvateurs de sa
ceinture qu’il détache. Smith pose légèrement la paume de sa main sur
mon sexe. Si je pouvais bouger, je me serais pressée contre elle pour
déclencher la détonation.
– Tu ruisselles de désir.
Sa voix est teintée d’une admiration libidineuse. Il lève les bras pour
rapidement libérer mes mains. Je m’agrippe à la croix en bois pour me
soutenir lorsqu’il s’occupe de mes pieds, puis m’aide à descendre.
– Contre la fenêtre. Tu vas regarder ces gens que tu crains tant
pendant que je te baise, et ensuite tu sauras que ça – ce qui se passe
ici – restera seulement entre nous. Et ce sera toujours le cas.
Il me guide vers le miroir et je m’étale contre sa surface lorsqu’il tire
brusquement mes hanches en arrière. Je sens son gland effleurer mes
grandes lèvres si sensibles et je me prépare à l’assaut. Je sais qu’il me
sera impossible de me contrôler lorsqu’il me pénétrera enfin.
– Tu vas crier quand tu jouiras, m’ordonne-t-il d’une voix rauque. Et
tu vas me remercier de te baiser, de t’avoir faite mienne.
Il marque un temps d’arrêt, le bout de son pénis est positionné
contre mes chairs, puis il plonge d’un coup en moi. Je m’ouvre
subitement, le plaisir se déverse sur moi et des cris m’échappent. Rien
ne change de l’autre côté de la vitre. Personne ne bouge. Personne ne
me regarde. Je n’existe pas à leurs yeux. Je n’existe qu’ici, dans la
présence de cet homme qui m’a marquée de son sceau.
– C’est ça. C’est ce qu’il te faut. Je sais, ma belle.
Il continue son va-et-vient sans fatiguer, et je tremble autour de lui.
Et, alors que mes spasmes se calment un peu, je crie de gratitude.
– Merci. Merci. Merci.
Je le dis, car c’est la seule pensée dont je suis capable. Il m’a donné
ce dont j’avais besoin. Il m’a recentrée alors même qu’il m’étirait de
toute sa longueur. C’est ce qu’il me fallait. C’est lui dont j’ai besoin et je
ne cesserai jamais de m’en émerveiller.
Lorsqu’il ralentit enfin la cadence, il finit par rester en moi. Retirant
une mèche de cheveux prise dans ma bouche, ses lèvres s’approchent
de mon oreille :
– Voilà ce que je veux, te donner tout ce qu’il te faut. Tout ce que tu
mérites d’avoir. Rien d’autre n’a d’importance.
Il me prend dans ses bras et m’y tient un long moment en me
murmurant des mots d’amour, me disant à quel point il m’aime. Et je le
crois. Cette prise de conscience s’enracine profondément en moi, jusque
dans mes os, elle est aussi inébranlable que l’amour que j’éprouve pour
lui.
CHAPITRE
SEIZE

Le lit bouge et j’ouvre un œil sur le visage souriant de Belle. Me


soulevant un peu, je m’installe confortablement contre la tête de lit
pour y comater. Elle est déjà habillée pour affronter sa journée. Elle
porte un pull en cachemire qui rend ses yeux pratiquement gris dans la
lumière matinale. Si elle a encore des doutes quant à nos activités
nocturnes de la veille, ça ne se voit pas. Je prends son visage dans mes
mains un instant et l’observe.
– Bonjour, ma belle.
Je bâille. La meilleure façon de se réveiller, c’est quand elle est
encore au lit avec moi, complètement nue, mais ouvrir les yeux sur son
sourire n’est pas très loin derrière dans mon classement.
– On part à l’aventure, m’annonce-t-elle en s’asseyant les jambes
croisées, révélant un jean et une paire de bottes en daim.
Apparemment, j’ai dormi pendant qu’elle prenait sa douche et Dieu
sait quoi d’autre encore. Je réprime un éclat de rire devant son
enthousiasme contagieux.
– Je pensais qu’hier soir était déjà une aventure.
– Pas ce genre d’aventure, clarifie-t-elle en arquant ses sourcils
avant de me faire un clin d’œil. On a passé assez de temps comme ça à
l’intérieur pour cette semaine.
Je ne passe pas à côté de son ton suggestif quand elle dit à
l’intérieur.
À l’intérieur de son corps ? De notre chambre d’hôtel ? D’un
donjon ? À mon avis, « à l’intérieur » est la description d’une perfection
géographique. Mais il serait injuste de l’empêcher de passer du temps
en ville, d’autant plus qu’elle n’y est jamais venue. Je tends les bras vers
elle pour l’attraper, mais elle se tortille pour échapper à mon emprise.
– Je suis désavantagé. Je ne suis même pas habillé.
– Non, non, s’exclame-t-elle en claquant la langue contre son
palais. Nous partons dans peu de temps, je n’ai rien vu. Tu vas devoir
passer quelques heures à t’occuper les mains tout seul, Price.
– Vraiment ?
Je la mets au pied du mur, puis je soulève le drap pour regarder en
dessous :
– Ne le prends pas mal, mec. Elle te kiffe quand même.
Elle me fait une petite claque sur la main et je laisse retomber le
drap, saisissant l’opportunité pour l’attraper. Je l’attire dans mes bras
et change de position pour qu’elle sente mon érection contre son cul.
– Je n’ai visité aucun site touristique, dit-elle, enfouissant son visage
dans mon cou. Sors avec moi et, ce soir, tu pourras faire tout ce que tu
veux avec tes mains.
Elle est exactement là où je le souhaite et elle négocie. Après avoir
passé la journée de la veille tendu comme un string, tout ce dont j’ai
envie, c’est passer la journée au lit avec elle à m’assurer qu’elle reçoive
du plaisir pendant des heures.
– Si ma copine veut sortir, je suppose que je dois remettre ça à plus
tard et aller m’habiller.
– J’ai vraiment envie de sortir.
Elle plante ses dents dans sa lèvre inférieure, en proie à un conflit
interne : ce qu’elle veut contre ce dont elle a besoin. Elle ajoute alors :
– Mais ce serait une honte de gâcher tout ça.
Sa main glisse sous le drap pour s’emparer de mon membre. C’est le
genre d’effort anti-gaspillage que je peux suivre. Je la retourne sur le
dos et lui grimpe dessus avant qu’elle ne change d’avis. J’avais tort, la
meilleure façon de démarrer la journée, c’est comme ça.

*
* *
Nous nous promenons dans Central Park. Des branches d’arbres
quasiment dénudées se mêlent les unes aux autres au-dessus de nos
têtes. Leurs feuilles crissent sous nos pieds, et nous traversons les
jardins, main dans la main. L’hiver approche et la fraîcheur de l’air
nous mord le visage. Nous nous sommes tous les deux équipés pour
sortir. Belle a réussi à retrouver son pull après notre matinée à nous
aimer, mais elle s’est finalement rabattue sur une jupe et des collants
quand elle a admis que son pantalon avait disparu du front.
Il est sous le lit, mais je n’ai rien contre jouer les idiots si ça me
permet de passer l’après-midi à reluquer ses cuisses fuselées.
– Il y a un zoo quelque part ici, me dit-elle. Et un étang et, oh !
Elle s’arrête net pour dévisager un homme peint en blanc de la tête
aux pieds. Il est immobile devant une petite boîte posée par terre. En
fouillant dans ma poche, j’extirpe quelques dollars que j’y dépose et
l’homme se met à bouger, clignant des yeux et changeant de position,
comme s’il s’étonnait de sortir de sa transe. Belle l’observe, parfaitement
attentive et ravie, un immense sourire aux lèvres. Quelques minutes
plus tard, l’artiste prend une nouvelle position. Il s’accroupit et pose
son menton sur ses mains.
– J’espère qu’il va rapidement retrouver un public, dis-je en
poursuivant notre chemin.
– Mais oui, répond Belle, toujours souriante en resserrant ma main
dans la sienne.
Il y a comme de la magie dans l’air et elle plane autour de nous. Je
la sens, comme si nous pouvions l’attraper en étant suffisamment
patients. C’est peut-être la sensation de paix qui semble régner ici,
malgré la vitalité grouillante de la ville hors du parc. Ou peut-être est-
ce simplement la personne qui m’accompagne.
Nous tombons sur l’étang par accident et nous y arrêtons pour
regarder deux garçons y faire naviguer de petits voiliers. Belle tape des
mains et les encourage avant de trouver le chariot du loueur de
bateaux et qu’elle nous en prenne deux.
– Ça te tente une petite compétition amicale ? demande-t-elle en se
penchant en avant pour mettre son bateau à l’eau.
Je me déplace pour me mettre derrière elle et empêcher que tout le
monde puisse voir son cul. Je l’attrape par les hanches et la serre dans
mes bras.
– Je n’aime pas perdre.
– Moi non plus, m’avertit-elle en me lançant un regard taquin avant
de relâcher son bateau, tricheur.
– Ce n’est pas de ma faute si tu te déconcentres aussi facilement.
Elle agite son derrière alors que je me dépêche de mettre mon
propre bateau à l’eau. En fin de compte, elle m’écrase à plate couture
tant et si bien que je sais que je n’aurais pas pu gagner, même si elle
n’avait pas pris cette avance. Toutefois, ce n’est pas ce qui va
m’empêcher de la pourrir avec ça tout le reste de la journée.
– Tu n’as pas honte ? lui dis-je quand nous allons récupérer nos
esquifs de l’autre côté du plan d’eau en passant devant une famille
assise juste à côté.
– Je ne peux pas m’empêcher de gagner.
Elle m’assène un regard hautain.
– Effrontée. Compétitive, dis-je en marmonnant. Tu es déjà une
vraie Price.
Belle a le souffle coupé à ces mots, mais avant que je puisse juger sa
réaction, elle tire sur ma manche et me montre l’entrée du zoo. Mais
elle a bien eu cette réaction. Tout comme l’autre soir sur la terrasse,
comme si mes suggestions l’effrayaient autant qu’elles la faisaient
frissonner de joie. Si j’étais honnête, je dirais que ça me fait le même
effet, mais pour des raisons bien différentes.
Je paie nos billets d’entrée et nous passons les heures suivantes à
nous promener dans la petite réserve animalière, savourant nos
réactions mutuelles, tout autant que celle des espèces préservées. Près
de la sortie de la zone des primates, un chimpanzé me jette une
pomme en me faisant signe de la manger. Je mords dedans et la lui
renvoie.
– Je suis à peu près certaine que c’est interdit dans le règlement du
zoo, commente Belle très sérieusement, en poursuivant sa route avant
que l’animal ne me la renvoie pour jouer.
– Entre primates, on se comprend, dis-je en passant un bras autour
de sa taille pour l’attirer vers moi.
Elle se laisse couler dans mon étreinte en riant.
– Parfois, j’ai l’impression que ta place est dans une cage, admet-
elle.
– Tu as probablement mis le doigt sur quelque chose, ma belle, lui
dis-je en me penchant vers son oreille pour murmurer : Tout à l’heure
je vais te montrer à quel point je peux être sauvage.
Belle secoue la tête, éclatant de rire alors que son regard se dirige
vers une petite fille accompagnée de sa mère. Une expression d’envie se
peint sur son visage, mais elle fait un grand sourire à l’enfant qui passe
devant nous. J’ai la confirmation de ce que je suspectais. Belle a tout
autant envie de construire une famille qu’elle est intéressée par le
monde des affaires. Ça me paraît un peu tiré par les cheveux que ce
soit de mon fait plus que celui de son horloge biologique, mais bon,
quand nous nous sommes rencontrés, elle n’avait aucune envie de sortir
avec quelqu’un.
– À quoi penses-tu ? me demande-t-elle en me faisant sortir de mes
divagations.
– Que j’ai faim.
J’ai menti. Je ne suis pas près de partager cette idée avec elle, pas
tant qu’elle ne s’en est pas encore vraiment rendu compte. Du coup,
nous trouvons un vendeur ambulant qui vend des hot dogs et j’en
commande deux. Nous les mangeons, installés sur un banc, en
discutant des étranges habitudes alimentaires des Américains.
– Ils ne peuvent pas mettre autant de trucs sur un seul sandwich.
Belle secoue la tête en m’entendant lui parler d’un hot dog
commandé un jour à Chicago. Je lève la main pour lui répondre :
– Je te le jure.
Elle ouvre la bouche pour continuer son interrogatoire lorsqu’un
truc coloré tombe devant nos pieds. Belle réagit immédiatement en
aidant l’enfant à se relever pendant que sa mère se précipite vers nous.
Le petit garçon se met à pleurer et Belle le console d’une voix douce en
essuyant les cailloux incrustés dans son pantalon au niveau du genou.
– Merci, s’exclame la mère d’une voix troublée en arrivant enfin à
notre hauteur. (Elle lui prend la main pour repartir.) Tu dois arrêter de
t’enfuir comme ça, Gabe !
Belle se rassied en les regardant tous les deux se diriger vers le zoo.
Aucune erreur d’interprétation possible, à voir son visage. De l’envie.
Elle veut une famille. Elle veut un enfant.
Bon Dieu, ce que j’ai envie de le lui donner ! Aux côtés de cette
femme magnifique, qui semble comprendre naturellement comment
vivre une vie pleine et entière, je veux tout. Je veux qu’elle m’apprenne
comment faire la même chose. Je n’aurais jamais cru possible de
devenir un homme bien. Avec elle, ça me semble possible. Elle me fait
croire que je suis plus que la somme de mes erreurs passées.
J’ai déjà pensé à être plus, mais seulement pour me demander
comment elle réagirait à l’idée d’engagement. Là, c’est différent. C’est
comme si j’avais passé toute ma vie à attendre ce moment et,
maintenant qu’il est là, tout ce qui a existé avant disparaît. Je ne savais
même pas qu’un tel avenir m’attendait.
– Tu as terminé ?
J’essuie un peu de moutarde à la commissure de ses lèvres. Belle me
jette un regard curieux. Elle n’est pas passée à côté du ton rauque de
ma voix. Je ne peux pas prétendre que tout mon être ne résonne pas à
cette révélation.
Elle roule en boule sa serviette en papier et la jette dans une
poubelle. Lorsqu’elle se tourne vers moi, je capture sa bouche et j’y
glisse toutes les promesses que je souhaite lui faire. Sa douce main se
pose sur ma nuque et me retient en place.
Je le sens. Et je sais qu’elle aussi.
Nous n’avons pas besoin d’en parler. C’est aussi réel, aussi tangible,
que nos corps qui se touchent. C’est aussi compliqué que nos membres
emmêlés lorsque nous nous offrons totalement l’un à l’autre. Nous ne
sommes qu’un homme et une femme qui répondent à l’appel basique et
urgent de la biologie de nos corps. J’ai envie de la prendre sur place,
mais je me retiens.
– Allons au lit, soupire Belle lorsque nous arrivons enfin à dégager
nos langues suffisamment longtemps pour parler.
Nous n’ajoutons pas un mot en retournant à toute vitesse vers le
Plaza. Au-dessus de nos têtes, le grondement du ciel nous annonce la
pluie quelques instants avant que les premières gouttes ne s’écrasent
sur nos visages. Le déluge nous tombe brutalement dessus, aussi rapide
et inattendu que la révélation que je viens juste d’avoir. Le temps
d’arriver à l’hôtel, nous sommes tous les deux tellement trempés que
personne ne trouve rien à dire de nous voir courir vers l’ascenseur.
L’alibi est absolument parfait.
Impossible d’attendre le vingtième étage. Mes doigts passent sous le
pull de Belle et je lui enlève son vêtement trempé. Écartant d’un geste
vif les bretelles de son soutien-gorge, je libère ses seins et ma bouche se
referme sur ses tétons alors que nous grimpons vers le ciel. Ses mains
sont plaquées contre le miroir tandis que je la mordille et que je suçote
sa peau. Une main sous sa jupe, j’arrache la couture de son collant au
niveau de sa chatte juste au moment où les portes de l’ascenseur
s’ouvrent.
Il y aurait pu y avoir tout un groupe d’hommes d’affaires japonais
devant nous que nous ne nous en serions pas rendu compte. Je la
prends dans mes bras pour la porter vers la suite, incapable de garder
ma bouche loin d’elle. Loin de ses lèvres. Loin de sa peau. Elle est la
perfection incarnée, une déesse et une tentatrice dans la peau d’une
femme. Mais en même temps, elle est tellement plus que ça. Je pourrais
passer ma vie à étudier le dictionnaire et ne jamais découvrir assez de
termes pour décrire sa nature sauvage, sensuelle et si intelligente,
putain.
– J’ai besoin d’être en toi, dis-je en grognant alors que nous nous
écrasons contre la porte.
Belle tente d’ouvrir mon pantalon de ses mains tremblantes lorsque
je nous fais entrer dans la suite. Nous manquons tomber, mais je la
rattrape contre la porte. Écartant sa lingerie de côté, je pousse mon
membre dans sa chatte humide. Un rien suffirait à me faire basculer.
J’ai envie de la remplir. J’ai envie de voir son visage pendant que je me
vide en elle. Mais sa tête tombe en arrière et elle se met à gémir.
– C’est si bon, chantonne-t-elle avant de crier de plaisir. Baise-moi,
Smith. Je veux te sentir.
Oh ! Pour me sentir, elle va me sentir. Elle le sentira même encore
demain et, si j’ai mon mot à dire, la semaine prochaine aussi.
Quelques mots salaces tombent encore de ses lèvres avant que je
n’écrase ma bouche contre la sienne. Elle n’a pas besoin de demander.
Je ne m’arrêterai jamais. Je ne renoncerai jamais à elle. Quand elle se
met à contracter ses muscles autour de moi, je l’appuie contre le mur et
je la pilonne jusqu’à nous emmener ensemble vers un orgasme
fracassant. Mais lorsqu’elle s’affale sur moi, je ne me retire pas.
Non, je l’attrape par le cul et l’incite à enrouler ses jambes autour
de moi. Je la porte dans les escaliers et l’allonge avec soin sur notre lit,
puis je nous déshabille lentement.
Malgré cet orgasme puissant, mon érection n’est toujours pas
retombée. Elle ne proteste pas lorsque je m’allonge sur elle pour me
glisser dans son corps. C’est la seule chose que je peux concevoir. Ses
ongles qui s’enfoncent dans mon dos, qui me griffent la peau. Ses seins
qui frôlent ma poitrine. Le lent mouvement circulaire de son bassin
contre mes coups de reins.
– Tu es à moi.
Je grogne ces mots en m’appuyant sur mes mains pour m’enfoncer
plus profondément dans ses chairs.
J’ose la regarder dans les yeux, j’ose espérer y trouver la même
ferveur, le même émerveillement que dans les miens. Mais ce que j’y lis,
c’est la peur. Je change de position et lève une main sur sa joue. Je
veux essuyer, effacer totalement l’anxiété et le doute qui salissent notre
relation. Mais je sais que ce n’est pas aussi simple que ça. Tout ce que je
peux lui offrir, c’est le réconfort dont elle a besoin, que je la rassure.
Qu’elle sache qu’elle est aimée.
Parce que, bon Dieu, j’aime cette femme, et si je dois passer chacun
de mes jours à le lui prouver, je le ferai.
– Pour toujours.
Je me force à dire ces mots entre nos soupirs.
– À moi pour toujours.
Et même un peu plus.
Ce n’est pas son corps ou son cœur que je veux. C’est son âme. Je
veux tout d’elle, jusqu’à son dernier souffle.
Une larme roule au coin de son œil et je l’embrasse pour la faire
disparaître. Elle me sourit timidement et se cambre pour m’offrir ses
lèvres. Je les prends, capturant ses baisers, partageant son souffle, tout
comme je prends le reste de sa personne pour la faire mienne.
CHAPITRE
DIX-SEPT

Les jours suivants passent à toute vitesse, nous essayons d’optimiser


le temps qui nous reste ici. Au programme, du sexe, des musées, des
spectacles, du sexe, du shopping et du sexe. Nous cédons au fantasme
de ce que pourraient être nos vies, c’est si bon. Incroyablement génial,
égoïste et juste merveilleusement bon. Notre retour imminent à Londres
signifie que je vais devoir partager Smith avec d’autres gens auxquels je
ne fais pas confiance, pour la plupart d’entre eux. Ce retour est aussi
synonyme d’avoir à trouver un moyen de combiner nos existences. Nous
avons évité de parler de ce qui nous arrivera en arrivant à Heathrow.
Nous serons ensemble. Là-dessus, nous sommes d’accord. Pour le reste,
il faudra bien trouver.
Mais lorsque notre dernière nuit en ville se profile, je ressens comme
un grand poids sur la poitrine. Il me déchiquette le cœur, cherchant
une sortie que je suis relativement certaine de voir se matérialiser en
pleurs hystériques, en hyperventilation ou en recherche effrénée de
formulaires d’immigration. Ici, il était facile d’ignorer tous les problèmes
qui nous attendent à Londres. Smith semble partager mon anxiété. Il a
passé la matinée sur son portable à faire des allers-retours sur la
terrasse en passant des coups de fil.
Ce n’est pas comme ça que j’aurais aimé passer nos dernières heures
ici, mais je sais qu’il est inquiet. Il a déjà essayé de me protéger de ses
associés dans le passé. Maintenant, il se prépare à prendre ma main
pour rentrer avec moi dans la cage aux lions. À midi, je jette un coup
d’œil dehors et je le vois tranquillement assis. M’installant sur ses
genoux, je lui demande :
– Est-ce que tout est arrangé ?
Smith m’entoure de ses bras et hoche la tête, mais son regard reste
perdu au loin.
– En grande partie. Il y a encore quelques petits problèmes de
dernière minute.
– Comme toujours.
Mais ma réponse ne l’apaise pas. Smith n’est pas à mes côtés, pas
vraiment. Ses pensées, ses soucis l’emmènent ailleurs. Autant j’ai envie
d’attirer son attention sur moi, autant je comprends ce qui se passe.
Depuis que j’ai découvert la nature de son implication dans les affaires
de son employeur, j’ai peur pour lui. À quel point ce sentiment est-il
encore plus terrible pour lui ?
– Je suis désolé, ma belle. Je dois m’occuper de deux ou trois petites
choses. (Il m’embrasse sur le front.) Ça te va si on se retrouve pour le
dîner ? Je vais réserver une table pour sept heures.
– D’accord, je réponds doucement. Mais ça me donne beaucoup de
temps pour aller faire du shopping.
Je lui décoche un sourire, qui s’estompe trop rapidement.
– Prends ma carte, je t’ai ajoutée sur mes comptes.
– J’ai mon propre argent.
– Belle.
Smith attrape mon menton et me force à le regarder en face, puis
continue :
– Nous avons de l’argent. Il va falloir t’y habituer.
Je ne lui oppose plus d’autre argument. Du coup, je décide que si je
dois creuser un trou dans son compte en banque, autant faire du
shopping pour lui. Non pas qu’il ait besoin de vêtements. Mais ça ne
m’empêche pas de lui acheter un assortiment de nouvelles cravates, ce
qui, je l’admets, est un peu égoïste de ma part quand je pense à l’usage
que j’aimerais qu’il en fasse. Quand je passe devant le comptoir de
bijouterie homme chez Saks, je m’arrête net… Désignant un objet dans
la vitrine, je demande :
– Est-ce que je peux les voir de plus près, s’il vous plaît ?
– Vous avez bon goût, remarque la vendeuse en attrapant dans la
vitrine les boutons de manchette en or en forme de plumes pour m’en
passer un. C’est unique et élégant.
Mais mes pensées ont dévié, je suis perdue dans le passé, au
souvenir de la légère mais excitante introduction à la sexualité de Smith
au bout d’une plume. J’avale la boule dans ma gorge en regrettant qu’il
ne soit pas à mes côtés à cet instant.
– Je les prends.
J’essaie de ne pas culpabiliser en lui passant sa carte bancaire.
Même si j’ai très envie de les acheter avec mon propre argent, je sais
que non seulement ce cadeau dépouillerait mon compte en banque
mais qu’en plus il y creuserait un trou géant. Je résiste à l’envie
irrépressible de me défiler quand elle me tend la machine et, quelques
minutes plus tard, j’enfouis le petit paquet emballé avec soin dans mon
sac à main.
Même si j’ai probablement encore pas mal de temps à tuer, j’ai
l’impression que je ferais mieux d’arrêter les frais tout de suite. Mais en
vérifiant l’heure sur mon portable, je m’aperçois qu’il n’est que quatre
heures.
Des recherches. Je ne vais rien acheter, enfin c’est ce que je me dis
en entrant dans le département mode femme. Mais ça fait partie de
mon boulot d’être au fait des tendances du marché. Je me dis même
que j’aurais certainement dû passer plus de temps à New York à
m’occuper de cet aspect de mon travail. Mais une heure de recherches,
c’est toujours mieux que rien. Déjà que je rentre à la maison sans cette
interview. Ni Lola ni Katherine n’ont tenté de me joindre, rien de neuf,
donc.
Les collections de printemps commencent à affluer dans les rayons,
mais beaucoup des pièces sur lesquelles je tombe sont les mêmes.
Puisque nous ne sommes pas pressées de lancer notre plate-forme,
nous devons nous fournir dans les collections lorsqu’elles sortent.
J’extirpe mon téléphone de mon sac et j’envoie un SMS à Lola. C’est le
milieu de la nuit à Londres, mais je ne voudrais pas oublier de
travailler à la stratégie avec elle. Il est déjà cinq heures, si je rentre
maintenant, j’aurai le temps de me préparer avant que la voiture ne
vienne nous chercher. Après une journée entière à me refuser plein de
choses, coincer un bain moussant dans mon emploi du temps semble
un bon compromis.
J’arrive quasiment au niveau de l’escalator quand mon œil est
arrêté par un mannequin. Toute résistance est inutile. Je dois
absolument voir l’étiquette du prix. Je dois toucher le tissu. Les
manches sont très courtes, plus des mancherons, et même si le
décolleté ne révèle pas plus que les clavicules, l’ensemble est d’une
sensualité extrêmement classique, impossible de le nier. Cette petite
robe noire a un truc en plus. Peut-être grâce à l’ample jupe à godets
qui se drape avec élégance jusqu’au sol derrière et qui, grâce à sa
coupe en biais, présente une asymétrie à mi-mollet devant.
– Vous devriez l’acheter, me recommande une voix que je connais
alors que j’observe la robe.
Je fais demi-tour et tombe nez à nez avec Katherine Harper.
– On appelle ça la pression de l’entourage, non ?
– Ce n’est pas une simple robe, c’est une déclaration, admet-elle
avant de se taire pour que nous l’admirions toutes les deux.
– Je ne suis pas sûre d’avoir une occasion de porter un tel chef-
d’œuvre. C’est peut-être un peu trop pour un dîner avec mon petit ami.
– L’occasion, c’est de la porter elle, tout simplement, dit Kat, rieuse,
en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille. Si vous la
portez, il vous arrivera quelque chose d’exceptionnel.
– Vous devriez travailler ici.
Elle m’a déjà persuadée.
– Après la semaine que je viens de passer, c’est probable. Une fois
encore, je ne peux que vous répéter à quel point je suis désolée, ajoute-
t-elle en se mordillant la lèvre d’un geste nerveux.
Je l’arrête tout de suite :
– Ne vous inquiétez pas. Si je laissais toutes les connasses qui me
parlent méchamment m’arrêter, je ne serais pas là aujourd’hui.
– J’ai l’impression que vous savez de quoi vous parlez.
– Vous devriez rencontrer ma mère.
– Écoutez, je vais travailler Abigail au corps. Je ne sais pas quelle
mouche lui a piqué le cul. (Kat plaque sa main sur sa bouche.)
Désolée ! Je veux dire qu’elle a été relativement hostile ces derniers
temps. Dans un mois, c’est elle qui me dira de faire une série sur les
femmes qui entreprennent. Je vous tiens au courant.
– Merci.
C’est plus facile de lui dire ça que de lui demander d’oublier tout ça.
Abigail Summers a brisé quelque chose en moi. La vie est trop courte
pour se préoccuper de ces méga-pouffes.
Katherine et moi continuons à discuter pendant que la vendeuse
part me chercher la robe. Et quand je suis sur le point d’arriver à
l’hôtel, je reçois un SMS de Smith.
SMITH : UN TRUC DE BOULOT M’EST TOMBÉ DESSUS.
LA VOITURE VIENDRA TE CHERCHER À 19H.
Bah, pour les propriétés miraculeuses de la robe, c’est mal barré. Si
j’ai de la chance, il arrivera à l’heure. Mais bon, je choisis de rester
positive. Nous sommes venus tous les deux ici pour le travail. Et si je me
prépare et que je m’assieds toute seule à table, il y aura toujours du
vin.
De temps en temps, une femme met une robe ou une paire de
chaussures, et de la magie. J’ai vu cette magie sur le visage de Clara
lorsqu’elle a enfilé sa robe de mariée. Je l’ai sentie en mettant mes pieds
dans ma première paire de Louboutin. Dit comme ça, c’est ridicule, et je
ne sais pas trop comment l’expliquer. Sauf que certains vêtements vous
transforment. En fermant cette robe noire, j’ai senti cette magie
m’envahir.
Sans prendre la peine de me regarder dans le miroir, j’enfile une
simple paire d’escarpins noirs. Peu importe mon apparence. Pas dans
cette robe. Ce qui compte, c’est ce que je ressens. Je suis une princesse
en route pour le bal. Je suis Audrey Hepburn qui attire tous les regards.
Je suis Belle Stuart et je suis fabuleuse. En arrivant à la réception de
l’hôtel, des têtes se retournent pour me voir marcher. J’ai donc raison.
Un chasseur se précipite pour m’ouvrir la porte lorsque je m’en
approche, et je lui souris. Lorsque je passe devant lui, il me
complimente :
– Vous avez un air radieux ce soir. Avez-vous besoin d’une voiture ?
– On vient me chercher à sept heures.
Je jette un coup d’œil autour de moi pour trouver la berline de
notre chauffeur.
– Ah, Mademoiselle Stuart ? devine-t-il.
Je hoche la tête et il me désigne une longue limousine rutilante
garée à proximité. Le chauffeur en sort d’un bond et se précipite pour
m’ouvrir la porte. J’accepte son aide pour m’y installer, regrettant que
Smith ne soit pas à mes côtés. On peut lui faire confiance pour me
gâter, même s’il n’est pas avec moi pour en profiter. Je ne demande pas
où nous nous rendons. Je me contente de regarder par la fenêtre. Nous
traversons Central Park et je repense aux heures que nous y avons
passées. Cet après-midi-là, quelque chose a changé. Smith a fait preuve
d’une vulnérabilité que je ne lui connaissais pas. Quand nous avons fait
l’amour ensuite, notre union a été pure et passionnée et
particulièrement classique, rien d’osé. Et pourtant, c’était la nuit la plus
sensuelle de toute mon existence. Il n’y avait aucune distance entre
nous, aucun échange de pouvoir ni de domination. Et même si
j’apprécie quand nos relations sont brutales ou qu’il me donne des
ordres au lit, cette nuit-là, il n’a été question que de nous lier l’un à
l’autre.
Comme lors du week-end avant qu’il me vire. Comme le dernier
week-end que nous avons passé ensemble en tant que couple assumé,
avant de prétendre rompre – et avant notre véritable rupture. Je pose
ma main sur mon ventre en sentant mon estomac se retourner. Ce soir,
c’est notre dernière nuit à New York. Nous sommes censés revenir à
Londres comme un couple, mais Smith a toujours été très clair : il
choisira toujours ma sécurité au détriment de notre bonheur.
Il va essayer de mettre un terme à notre relation. Et je ne vais pas le
laisser faire.
Pas cette fois-ci.
Ma sécurité n’a aucune importance s’il m’est impossible de rester
loin de lui, et plus rien ne nous séparera.
Sauf un océan, me dit une petite voix. Smith a parlé de rester à New
York. Je n’en ai pas envie, mais il a passé ces derniers jours à me dire
au revoir. Plus je repense au temps que nous avons passé ensemble,
aux heures pendant lesquelles nous avons fait l’amour, plus c’est
évident. Il veut me montrer qu’il m’aime – me le prouver – avant de me
quitter encore une fois.
J’avale la grosse boule dans ma gorge et mes larmes. Pourquoi
prendre soin de me réparer si c’est pour me briser une fois encore.
Parce qu’il t’aime vraiment. Ce que me dit ma petite voix est
parfaitement raisonnable. Peut-être que s’il pouvait me prouver son
amour, il me serait plus simple de savoir qu’il prend cette décision pour
me protéger. Mais l’amour n’est pas affaire de patience ou de pensée
rationnelle, ni facile à balayer. L’amour consume et change une
personne. L’amour prend deux êtres et unit leurs cœurs. La distance, la
mort, rien ne peut les séparer. Et si la vie arrache ces cœurs l’un à
l’autre, il est impossible de les soigner, il manque une trop grosse partie
pour cicatriser.
Je refuse de laisser les larmes couler, tout comme je refuse de le
laisser partir. S’il y a effectivement un danger, nous l’affronterons
ensemble.
Aucune autre option n’est possible.
Je me répète ces mots en silence, faisant tout pour les rendre
tangibles et ainsi y puiser de la force, lorsque la limousine s’arrête
devant un cube de verre spectaculaire. Une immense sphère bleue luit
de l’intérieur alors que le reste du bâtiment est sombre.
J’interpelle le chauffeur :
– Excusez-moi. Sommes-nous à la bonne adresse ?
Mais il est déjà sorti de la voiture pour m’ouvrir la porte.
– Nous sommes au Rose Space Center. C’est là qu’on m’a demandé
de vous conduire. Je vous attendrai ici.
Je vais devoir parler à Smith de son étrange désir de me rediriger à
mi-chemin. Bizarrement, je doute qu’il y ait beaucoup de nourriture
dans ce musée. J’accepte la main du chauffeur et je sors de la voiture.
– Ça n’a pas l’air ouvert.
Comme par hasard, un vigile apparaît pour me faire signe de me
diriger vers la porte d’entrée.
– Mademoiselle.
Je suis tellement troublée que je ne m’aperçois que j’ai laissé ma
pochette dans la voiture qu’en arrivant à son niveau. L’espace d’un
instant, je songe à retourner la chercher, mais la curiosité l’emporte.
L’intérieur est peu éclairé, dessinant les formes des différentes
expositions en cours, même si elles sont fermées pour la nuit. Le vigile
entre derrière moi et je me tourne vers lui ; pleine d’interrogations.
– Suivez la ligne, me recommande-t-il en me désignant le sol d’un
mouvement de la tête.
Je suis son regard pour découvrir deux rangées de bougies. Elles
éclairent un chemin. Je le remonte doucement, légèrement effrayée
d’en renverser une avec le bas de ma robe. Je suis si concentrée que je
suis surprise de m’arrêter devant une porte. Derrière, il fait tellement
sombre que je ne vois rien. Je m’agrippe au chambranle et entre avec
précaution dans la pièce. Lorsque mon talon touche le sol, un million
de petites lumières vacillantes l’éclaire. Complètement ébahie, je lève
les yeux pour découvrir la voûte étoilée. Au loin, une étoile se met à
briller dans les ténèbres. Je suis tellement envoûtée par le spectacle que
je n’entends pas Smith approcher avant qu’il se saisisse de mes mains.
J’ouvre la bouche pour lui parler, mais je n’ai pas de mot.
– J’ai trouvé les étoiles pour toi, dit-il d’une voix rauque, riche
d’émotions.
– C’est magnifique.
Je ne peux pas dire mieux. Il a volé toutes mes paroles, tout comme
il s’est emparé de mon cœur.
– Tu es magnifique.
Il lève mes bras pour m’observer. Nous sommes sous la voûte étoilée
la plus éblouissante qui soit et Smith n’arrive pas à détacher son regard
de mon corps.
– Je me demande tous les jours ce que j’ai fait pour mériter de
t’avoir trouvée. Et tous les jours, je me demande pourquoi j’ai le droit
de te garder.
– Smith…
Il me coupe la parole d’un mouvement de tête. Puis il poursuit :
– Demain, nous serons de retour à Londres.
Nous y voilà. Je vacille sur mes talons et il m’agrippe par la taille.
Je le supplie :
– Non. Ne me quitte pas. Cette fois-ci, je ne te laisserai pas faire.
– Je ne te quitte pas, promet-il doucement.
La faible lueur des étoiles du planétarium met la moitié de son
visage dans l’ombre, dessinant à l’encre le reste de ses magnifiques
traits comme dessinés à la serpe.
– Plus jamais.
Ses mots libèrent les larmes que j’essayais de contenir sur le chemin.
Il les essuie sur ma joue lorsqu’elles se mettent à couler. D’une voix
douce, il me demande :
– Tends la paume de ta main.
J’avance une main tremblante, puis j’attends.
– Je ne me mettrai pas à genoux. Je ne te le demande pas. Ce n’est
pas une bague de fiançailles.
Même sous cette faible lumière, l’anneau qu’il pose dans ma main
brille de mille feux, les diamants reflètent la lueur des étoiles au-dessus
de nos têtes.
– Je ne comprends pas, j’admets en regardant la bague.
– C’est notre futur. C’est notre vie. C’est une alliance, Belle. Elle est
entre tes mains maintenant, comme mon cœur et tout ce que j’ai
d’autre. Je te donne tout.
Il referme mes doigts sur l’alliance et reprend :
– C’est toi que je veux. Je ne voudrai jamais personne d’autre. Je t’ai
attendue toute ma vie. Maintenant, ma vie t’appartient.
J’ai à peine le temps de comprendre ce qu’il me dit qu’il m’embrasse
et lorsqu’il recule, il ne me force pas à lui répondre.
– C’est à toi de voir. D’un côté la porte. De l’autre, la bague.
– Smith, je…
Mais je ne sais pas comment finir ma phrase.
– Nos vies sont compliquées. Pas ça.
J’ouvre la main et j’attrape la bague. Elle semble complexe – et
lourde – et porteuse d’un million d’autres émotions pour lesquelles je
n’ai pas de mot.
Mais il a raison, c’est à moi de décider.
CHAPITRE
DIX-HUIT

– Un gin tonic, s’il vous plaît.


Belle lève un sourcil comme si elle n’approuvait pas mon choix.
– Du thé, je vous prie.
L’hôtesse s’éloigne en griffonnant notre commande et, lorsqu’elle ne
peut plus nous entendre, Belle ne peut s’empêcher de commenter :
– Il est un peu trop tôt pour commencer à boire.
– Le temps n’est pas une ligne droite, surtout à bord d’un avion. Je
n’ai jamais été jaloux de la classe éco, avant, dis-je en jetant un regard
mauvais à la console qui sépare nos sièges.
– Je suis sûre que tu peux passer sept heures sans me toucher.
Mais elle déplace sa main sur l’accoudoir pour que je puisse la lui
tenir.
– Au moins, je peux quand même te toucher un peu, je réplique en
la regardant se détendre dans son fauteuil. Tu devrais dormir.
– Tu ne disais pas la même chose hier soir, répond-elle en me
faisant un clin d’œil.
– Hier soir, j’essayais de te faire voir les choses de mon point de vue,
dis-je en baissant les yeux vers son annulaire. À ce que je vois, tu ne la
portes pas.
– Smith.
Elle fait une petite pause et scrute mon visage de son regard pâle,
puis reprend :
– J’ai juste besoin d’un peu de temps avant de…
– La bague n’a aucune importance, dis-je en levant sa main pour
embrasser l’endroit où elle devrait se trouver. C’est un objet. Rien
d’autre.
Elle est mienne et je suis sien. Je dois me concentrer là-dessus. Belle
ferme les yeux, nos mains toujours fermement serrées.
– Je ne pense pas être prête.
À ces mots, ma poitrine se comprime et mes lèvres se pincent. Ce
n’est pas ce que j’ai envie d’entendre, mais elle a toutes les raisons du
monde de dire ce qu’elle pense.
– Je vais devoir te prouver que tu te trompes.
– Je voulais dire que je ne me sens pas prête à rentrer à Londres,
clarifie-t-elle sans prendre la peine de dissimuler son exaspération.
Même si j’aime beaucoup quand tu as à cœur de me prouver que j’ai
tort.
– On ne dirait pas, ma belle. Ne m’en veux pas. Prouver une
évidence est à l’opposé de mon travail.
– Tu n’es pas mon avocat, me rappelle-t-elle en ouvrant un œil.
– Dis-toi que je suis un témoin à charge.
– Est-ce que tu es en train de te défendre ?
– J’ai développé un certain talent pour ça au fil des années.
Ce léger badinage prouve ce que j’avance. Je dois détourner son
attention des problèmes qui nous attendent à la maison. Après avoir
passé la nuit entière à lui montrer très exactement tout ce que ma
proposition peut lui offrir, elle a maintenant besoin de dormir. Alors, je
répète :
– Dodo.
– Pourquoi ai-je l’impression que c’est une menace ?
Elle me répond en bâillant, avant de froncer les sourcils lorsqu’elle
se rend compte que j’ai raison.
– Parce que c’est une menace, je lui réponds. Quand nous
arriverons à la maison, tu ne pourras pas beaucoup dormir. Hier soir,
tu n’as eu qu’un petit aperçu de tout ce qui reste encore à venir. Il n’y
aura pas éternellement d’accoudoir entre nous.
– Il va peut-être falloir que je fasse chambre à part. Tu avais
probablement mis le doigt sur la bonne formule dans ton ancienne
maison, dit-elle en faisant référence à la chambre que je lui avais
assignée.
Dans laquelle elle n’a jamais couché.
– Notre maison. Notre lit.
J’aime ces mots comme j’aime la voir, à moitié endormie, sourire de
toutes ses dents elle aussi, même si elle joue les petites merdeuses là-
dessus. Pas d’alliance, mais elle a accepté d’emménager chez moi. Non
pas que le sujet ait été ouvert à négociation. Je dois m’assurer de sa
sécurité à tout instant. Je pense que nous avons quarante-huit heures –
une semaine tout au plus – avant que la nouvelle de notre
arrangement domestique ne vienne aux oreilles d’Hammond. Ce délai
me donnera assez de temps pour recruter une équipe de sécurité et un
chauffeur. Ça non plus, ça n’est pas ouvert à discussion et je sais que
lorsqu’elle sera mise au courant des détails, elle n’en sera pas très
heureuse.
Elle va devoir apprendre à vivre avec, et avec moi aussi.
– Tu es tellement exigeant, commente-t-elle en bâillant encore.
Espèce d’homme des cavernes.
– Tout à l’heure, je te jetterai sur mon épaule et je te montrerai à
quel point je peux me montrer primitif. Mais pour le moment, dodo.
Ses paupières s’abaissent et, quelques minutes plus tard, sa
respiration se fait régulière. L’hôtesse revient et je renvoie sa tasse de
thé, tout en acceptant mon verre. En sirotant mon cocktail, je mémorise
l’expression apaisée et rêveuse de son visage qui dessine des courbes sur
ses pommettes et ses lèvres. J’enfouis l’image profondément en moi, là
où j’ai mis tous mes souvenirs d’elle. C’est un endroit impossible à
atteindre, où rien ne peut m’être volé. Peu importe ce qui se passe,
j’aurai ces souvenirs avec moi jusqu’à mon dernier souffle.
Abandonnant mon verre, je me frotte les mains sans y penser.
Avant, je pensais que porter une alliance serait pire que me retrouver
tenu en laisse. J’ai observé des connaissances et des collègues accepter
ces chaînes et ensuite passer des années à se plaindre de leur poids. La
plupart des gens que je connais qui se sont mariés ont fini par divorcer.
Je ne doute pas un instant que Margot et moi serions sur la route de la
séparation si elle n’était pas morte. J’en avais déjà parlé à un avocat, le
même qui avait préparé notre contrat de mariage.
J’ai fait l’erreur d’épouser ma première femme. J’étais jeune et
aveuglé par son sourire étourdissant. Mais je m’étais protégé.
Pas besoin de faire ça avec Belle, et c’est pour cette raison que je
suis allé chez Tiffany acheter l’alliance sertie de diamants qu’elle a
reléguée dans son bagage à main. J’ai pris ma décision. Maintenant, je
vais juste devoir la convaincre que, non, je n’ai pas perdu la tête. Mes
pensées reviennent alors à hier soir. Elle a de la chance qu’il y ait cette
console entre nous, sinon je reprendrais les négociations là où on les a
laissées.
Soudain, Londres me semble beaucoup plus loin. Je grogne, puis
j’étale une couverture sur mes genoux. Finalement, le sommeil est une
bonne option. Elle a besoin de se reposer et j’ai besoin d’échapper à
cette érection qui va rester fermement en place pendant au moins
quatre heures. Belle soupire dans son sommeil, un sourire soudain aux
lèvres, comme si elle avait lu dans mes pensées au milieu de ses songes.
– Fais de beaux rêves, ma belle, je marmonne en rajustant mon
érection.
Je ferme les yeux en me répétant que je peux effectivement ne pas
la toucher pendant sept heures.
Même si je n’en ai aucune envie.
CHAPITRE
DIX-NEUF

Quand nous sortons de la douane pour aller récupérer nos


bagages, je m’aperçois qu’Heathrow est un vrai zoo. Je marche
doucement, redoutant à chaque pas de mettre le pied par terre. Je n’ai
pas dit à Smith que j’avais oublié de prévenir mes amis qu’il n’était pas
utile de venir me chercher à l’aéroport. Du coup, je m’agrippe à sa
main, y puisant toute la force que je peux y trouver, avant d’avoir à
faire face à l’inévitable confrontation qui m’attend.
Je repère la chevelure bouclée d’Edward avant d’arriver en bas de
l’escalator. Il est habillé très simplement, juste un jean et un t-shirt à
manches longues. Il essaie très certainement de se fondre dans la
masse. Non pas qu’il puisse le faire, même en essayant. Plus d’une
personne, en passant devant lui, se retourne tout excitée pour
chuchoter quelque chose à son voisin, mais il ne semble pas le
remarquer. Mon estomac se retourne quand son regard balaie la foule
pour me chercher, et je maudis silencieusement Lola ne pas être entrée
dans l’aéroport pour venir me chercher. Le regard d’Edward tombe sur
moi en bas de l’escalator, mais son sourire si accueillant disparaît
immédiatement quand il s’aperçoit que je ne suis pas seule. Trop tard
pour se dérober. J’ai été repérée et, à ce que je vois, je ne vais pas
couper à une discussion pour expliquer la soudaine réapparition de
mon ex.
Où sont les pompiers quand on a besoin d’eux ? Je préférerais me
jeter dans les feux de l’enfer plutôt que d’affronter le regard déçu
d’Edward à cet instant.
Mon ami m’assassine du regard quand nous avançons vers le tapis
des bagages, et droit sur lui. Arrivée à sa hauteur, il me serre dans ses
bras et me marmonne à l’oreille :
– En général, la plupart des gens rapportent un t-shirt en souvenir.
– Fais gaffe !
C’est un avertissement. Je sais qu’il sera impossible de passer à côté
de cette dispute. Je le savais déjà quand j’ai fait exprès de ne pas les
prévenir qu’il était inutile de venir me chercher.
Edward se redresse et bombe un peu le torse en tendant la main.
Smith accepte de la lui serrer. Le geste est courtois des deux côtés, mais
il est loin d’être amical, ces deux-là ont encore un sacré chemin à faire.
– Si vous avez fini les embrassades, on peut aller chercher les
bagages ?
Je m’éloigne en les laissant terminer leur démonstration de virilité.
Smith m’emboîte le pas et attrape ma main pour me faire pivoter
vers lui. Pas le temps de comprendre ce qui se passe, je sens ses lèvres
fermes sur les miennes et il capture ma bouche dans un baiser profond
et possessif. Une fille bien l’aurait repoussé, mais je fonds
immédiatement. Lorsqu’il met fin à notre baiser, il secoue la tête. Je
vais en entendre parler encore quelque temps.
Déjà deux disputes programmées, et je viens à peine d’atterrir.
– Je suppose que tu vas rentrer avec lui, dit Smith en jetant un coup
d’œil mauvais par-dessus son épaule.
Regard acerbe que lui rend Edward.
– Oui.
Ce n’est pas comme s’il avait le choix, mais il ne me contredit pas.
Smith prend alors nos sacs, mais ne me rend pas le mien.
– Je l’emporte à la maison. On s’y retrouve ce soir.
Je grimace et hoche la tête en guise de réponse. Edward n’a
certainement pas raté ça.
À contrecœur, il me remet aux bons soins de mon meilleur ami, non
sans un baiser d’adieu, puis il s’éloigne en direction du parking.
Lorsque nous partons de notre côté, Edward garde le silence. En
arrivant sur le trottoir, Lola nous fait signe depuis sa voiture. Elle
fronce les sourcils et relève ses lunettes de soleil quand je grimpe à ses
côtés.
– Ils ont perdu tes bagages ?
– Nan. Les bagages sont en sécurité, répond Edward à ma place. Sa
tête, ça, c’est une autre histoire.
– On y va alors ?
Lola a un air encore plus confus que le mien.
– Oui, dis-je en soupirant.
Elle fait glisser ses lunettes de soleil sur son nez et met le clignotant
avant de s’insérer dans la circulation. Lola n’a pas besoin d’autre
explication, mais je sais que je ne vais pas m’en sortir aussi facilement.
Je me pince l’arête du nez et me prépare à l’assaut, mais Edward
garde le silence. Je l’ai complètement mis sur la touche. Je le sais, mais
je ne mérite pas qu’il se mette à bouder. Dans notre petit groupe
d’amis, ce n’est franchement pas la première fois que l’un d’entre nous
se rabiboche avec son ex. Je m’attendais à des reproches, mais ça, c’est
plutôt difficile à supporter, surtout avec Edward assis derrière moi en
mode désapprobation totale, ambiance masse de granit impossible à
ignorer.
Quand je ne peux plus supporter son attitude, je finis par craquer :
– Mais tu vas me gueuler dessus, oui ou merde ?
– À quel sujet ? demande-t-il. Je n’ai vraiment pas capté ce qui vient
de se passer.
– Au sujet des bagages ? demande Lola en me regardant
brièvement.
Je secoue la tête pour lui dire non.
– Non, c’est au sujet de Belle qui sort de l’avion aux côtés de Smith
Price, l’informe Edward.
– Quoi ? s’exclame Lola en couinant d’excitation.
– Non ! Ça ne nous fait pas plaisir, l’interrompt Edward en se
laissant aller contre son siège.
– Ah bon ?
Elle me regarde, puis répète :
– Ah bon ?
– Pas lui en tout cas, je lui explique. Moi, je suis… paumée.
– Mais tu as perdu les pédales ? Price t’a traitée comme une merde.
Il t’a fait du mal ! Tellement que tu ne voulais même pas en parler. Et
puis merde, comment as-tu fait pour tomber sur lui ? Il n’y a pas des
millions d’habitants à New York ?
Lola se mord les lèvres comme si elle cachait quelque chose. De son
siège, Edward ne peut pas la voir, mais moi si. Elle m’adresse un regard
coupable par-dessus ses lunettes. D’une voix calme, elle admet :
– Je lui ai dit qu’elle y allait.
– Ça ne te dérangerait pas de te garer sur le bas-côté ? demande
Edward. Je ne pense pas qu’il y en ait une d’entre vous qui ait assez de
neurones pour faire avancer ce véhicule en mouvement.
– Oh, va te faire foutre. C’est une adulte.
– Ça reste encore à prouver, marmonne-t-il.
– Tu lui as dit que j’allais à New York ?
– Disons plutôt que je m’en suis vantée, dit-elle en tapotant
nerveusement ses doigts contre le volant. Je l’ai chopé en train de se
planquer à côté du bureau.
– Tu… quoi ?
Ça, c’est nouveau en revanche. Je poursuis :
– Tu aurais pu m’en parler.
– Eh bien, je ne savais pas pourquoi il était là, alors je lui ai dit que
tu étais très occupée car tu te préparais à aller à New York pour une
interview importante. Écoute, je pensais te rendre service. Aucun
homme n’aime entendre que son ex est en train de tourner la page.
Elle m’a effectivement rendu service, même si Edward lui jette des
regards assassins.
– Merci, lui dis-je sincèrement. Nous avons passé du temps
ensemble et nous avons discuté.
– Et ensuite vous avez baisé comme des lapins et il s’est débrouillé
pour te convaincre de revenir ramper à ses pieds.
Aïe. Ça fait mal. Edward ne sait pas à quel point tout est compliqué
entre nous. Mais maintenant, plus que jamais, j’ai besoin de son
soutien.
– Je l’aime. Et si ça ne te plaît pas, tu peux toujours aller te faire
voir chez les Grecs.
Dit comme ça, c’est franchement immature, mais dans ma tête, ça
l’était beaucoup moins. À mes côtés, Lola se met à trembler avant
d’exploser de rire.
– C’est noté, dit-elle entre deux gloussements.
– C’est juste que je ne veux pas te voir souffrir, rétorque Edward qui
ne semble pas touché par mon insulte.
Je pivote sur mon siège pour le regarder en face et je continue :
– Je n’ai pas besoin de ta bénédiction, mais j’aimerais bien l’avoir
tout de même. Ton opinion compte énormément à mes yeux. Je sais
que ce n’est pas toujours facile de supporter Smith.
– Impossible, tu veux dire.
Il pousse un soupir, puis me sourit avant de continuer :
– Je veux que tu sois heureuse. J’espère simplement qu’il ne fera pas
tout foirer. Promets-moi que tu vas y aller mollo.
Je ne pense pas que ce soit le meilleur moment pour mentionner
l’alliance sertie de diamants qui est en train de faire un trou dans mon
sac à main tant elle est incandescente. Je ne savais pas trop à quoi
m’attendre quand mes amis découvriraient que Smith est de retour
dans ma vie. Heureusement qu’ils n’imaginent pas un instant à quel
point notre situation est réellement précaire. Pour l’instant, je garde ça
pour moi, enfin ça et sa demande en mariage peu orthodoxe.
Aussi, je mens :
– Promis.
– Alors, quand il a dit qu’il te voyait « à la maison »… commence
Edward, sans finir sa phrase pour me laisser le choix de la fin.
Finalement, je me décide pour la vérité. Je vais devoir lui cacher
suffisamment de choses comme ça dans les prochains mois.
– J’emménage avec lui.
– Toi et moi avons des conceptions très différentes de l’expression
« y aller mollo ».
– Je n’ai jamais habité avec Philip. Je ne vais pas faire la même
erreur avec Smith.
L’excuse est merdique et si j’en juge par la réaction pincée
d’Edward, il le pense aussi.
– Plusieurs créateurs m’ont appelée, dit Lola pour changer de sujet.
Je la remercie d’un sourire, soulagée.
– Lesquels ?
Elle débite une liste, mais j’ai la tête ailleurs. Demain, je vais devoir
me concentrer sur Bless, mais là, je chancelle encore sous le poids de
tous les changements que j’ai ramenés avec moi. Smith l’avait vu venir
quand il m’a demandé de me déraciner. C’est pour ça qu’il a laissé la
décision entre mes mains, littéralement. Je suis celle qui devra en
assumer les conséquences et vivre avec. Mon seul réconfort : l’avoir à
mes côtés pour y arriver.

*
* *
Le décalage horaire est une excuse toute trouvée pour échapper à
la tension qui régnait dans la voiture et, à peine chez moi, je laisse
tomber mon sac. Affalée contre la porte, j’essaie de lutter contre
l’abattement qui me gagne. Je suis perturbée par la réaction d’Edward.
Je n’aime pas être en mauvais terme avec un ami, spécialement à cause
d’un homme.
D’autant plus que cet homme est là pour rester.
Mais il n’y a rien à faire, et Smith m’attend de l’autre côté de la
ville. Après avoir dormi dans l’avion, je suis maintenant parfaitement
réveillée et, étrangement, encore crevée. Demain, je vais devoir me
bouger les fesses. Ce soir, je vais devoir faire le tri dans les événements
de ces vingt-quatre dernières heures.
Mon regard se promène dans la pièce de vie. Cet appartement et un
autre, en tout point similaire, ont été ma maison ces dix-huit derniers
mois. Mais l’impression de confort que je ressens chaque fois que j’y
reviens, est remplacée par une sorte d’agitation impatiente. Je n’ai plus
ma place ici, mais l’ai-je chez Smith ? À ce stade, les deux options me
font l’effet d’un abri plus que d’une maison.
– Je me disais bien que c’était toi.
Ma tante débarque, vêtue d’un pyjama de soie, et poursuit :
– Tu as l’air crevée.
– C’est le cas, enfin d’un certain côté, lui dis-je alors qu’elle se
prépare à attraper une bouteille de vin. Pas pour moi, merci.
– Je boirai un verre à ta santé, alors, dit-elle sans rire. Est-ce que
j’ose te demander comment s’est passé ton voyage ?
– Je ne saurais pas par où commencer.
Je me laisse tomber sur une chaise et pose mes coudes sur la table.
– C’était comment, l’interview ? demande-t-elle avant de se servir
un verre et de me rejoindre.
J’hésite à répondre. Comment se fait-il que l’aspect le moins
intéressant de mon voyage d’affaires soit justement ce qui concerne
mon entreprise ?
– Ça n’a pas marché. La rédactrice en chef s’est révélée être une
connasse de premier ordre.
– Au moins, tu auras l’expérience de cette espèce et tu sauras
comment les gérer.
– En parlant de maman, est-ce qu’elle t’a appelée ?
Je connais la réponse.
– Tous les jours.
Jane pince les lèvres en signe de dégoût.
– Je suis désolée. Je m’occuperai d’elle demain.
Ajoutons ça à la liste des corvées que je redoute tant. Je n’ai
toujours pas pris la peine de regarder la paperasse qu’elle m’a envoyée
au sujet du domaine. J’avais l’intention d’appeler mon frère pour lui
demander de lire tout ça et de me donner son avis. Mais, au final, je me
suis retrouvée de l’autre côté de l’océan. On dirait que j’ai élevé mes
stratégies d’évitement de ma mère au rang des beaux-arts.
– Ça n’a aucune importance. Qu’ai-je d’autre à faire ? Frederick s’est
enfermé dans un studio pour achever son dernier opus.
Malgré le chaos dans lequel je me trouve, je me surprends à sourire.
Écouter Jane parler de ses conquêtes est la meilleure distraction du
monde, mais même ses histoires farfelues ne peuvent détourner mes
pensées de mes propres imbroglios sentimentaux.
Surgie de nulle part, une question s’échappe de mes lèvres :
– Tu t’es déjà mariée. Pourquoi ?
Jane repose doucement son verre sur la table.
– Je suppose qu’il y a une raison à cette question.
Mes joues deviennent écarlates, mais je réussis à hocher la tête.
– Je l’ai été, mais pas vraiment, répond-elle, secouant la tête avant
de soupirer. J’ai eu des maris, Belle, mais je n’ai jamais été vraiment
mariée. Ça semble dingue, non ?
– Oui, j’admets en riant avec elle.
– Des hommes m’ont demandé de les épouser et je me suis prêtée
au jeu. Certains sont morts. D’autres sont partis. Mais je ne me suis
jamais vraiment sentie mariée à aucun d’eux.
– J’imagine que ça explique pourquoi certains jours tu es une vieille
fille, et d’autres, une femme divorcée.
Les étranges conceptions de ma tante sur l’amour m’ont toujours
amusée, même si elles me déroutent complètement.
– Parfois, je suis plus l’une que l’autre, répond-elle en tapotant son
verre. J’imagine que tu veux savoir pourquoi.
Oui, je veux le savoir, parce que là, j’ai besoin de comprendre –
comprendre pourquoi certaines personnes choisissent de se marier et
d’autres non. Et pourquoi certains mariages durent toute une vie et
d’autres sombrent dans le chaos. Je cherche des réponses dont je doute
de l’existence, mais je suis plus que prête à écouter parler toute
personne volontaire pour aborder la question.
– Un jour, j’ai aimé un homme. Si ça a l’air d’un début d’histoire
triste, je te le confirme, ça l’est.
– Que lui est-il arrivé ?
– La vie. La fierté. La peur. Il est bien plus facile de prétendre
s’engager dans une relation sans vraiment le faire que d’envisager la
possibilité de donner tout ce que tu possèdes à l’autre. Il faut avoir
confiance pour ça.
– Et tu ne lui faisais pas confiance ?
– C’est en moi que je n’avais pas confiance, clarifie-t-elle en passant
une main dans ses cheveux platine. Et quand j’y suis parvenue, c’était
trop tard. Il avait épousé quelqu’un d’autre.
– Il te manque encore ?
– Tous les jours. Je le regrette. Les amants me divertissent, mais
personne n’a réussi à combler le vide que son absence a créé en moi.
Peut-être est-ce pour cette raison que j’ai toujours dit oui quand un
homme m’a demandé de l’épouser. J’avais peur d’avoir les mêmes
regrets que j’ai sur cette histoire.
– Alors, si tu pouvais tout changer, tu le ferais ?
– Je suis une vieille femme riche qui a bien plus découvert le monde
que la majorité des gens. Si j’étais politiquement correcte, je te dirais
non. Mais en fait, c’est l’inverse. Si je pouvais revenir en arrière, oui, je
changerais le cours des choses, me dit-elle en haussant les épaules, le
regard devenu distant. Peut-être que j’aurais regretté cette vie-là aussi.
Je ne le saurai jamais et je crois que c’est ce qui me ronge.
Elle s’adosse à sa chaise et son regard revient lentement vers moi.
– Maintenant, dis-moi pourquoi tu m’as posé cette question.
– Parce que j’ai peur.
Après cette confession, j’avale la grosse boule dans ma gorge. Ce
n’est pas facile d’admettre que j’ai peur de ce que je désire le plus sur
terre, précisément parce que j’en ai envie.
– Alors, suis mon conseil, ma chérie. Fais ce qui t’effraie. C’est ce qui
maintient en vie. Mieux vaut vivre en regrettant une relation qui n’a
pas tenu la distance que de vivre avec la douleur de l’avoir perdue, me
recommande-t-elle en prenant ma main dans les siennes par-dessus la
table. J’imagine que tu as bien d’autres choses à me dire à propos de
ton voyage à New York.
– Oui, je murmure.
Mais je ne suis pas encore prête à le partager. Pas tant que je
n’aurai pas pris ma décision.
– Quand tu voudras m’en parler, je serai là pour t’écouter.
Elle ne me met pas la pression pour que je lui en dise plus. Les
larmes me montent aux yeux et je serre sa main fermement.
– Merci.
– Si je dois vivre avec les erreurs de mon passé, au moins qu’elles
puissent te servir d’exemple.
À son tour, elle serre ma main avant de la relâcher.
– Bon, maintenant, est-ce que tu veux un verre de vin ?
– Non, je dois voir quelqu’un.
– C’est ce que je me disais, remarque-t-elle avec sagesse. N’aie pas
peur de faire confiance à ton cœur, Belle. C’est ta boussole. Laisse-le te
guider.
Je hoche la tête car mon monde se met à chavirer. Comment
pourrais-je suivre la direction que m’indique mon cœur quand je ne
peux pas rester assez longtemps en place pour savoir vers où il pointe ?
La seule chose que je sais, c’est qu’il m’indique la direction d’une
maison à Holland Park. Je ne peux pas voir plus loin que ça, mais les
grands voyages débutent toujours par un simple pas en avant. Je suis
prête à faire le premier.
CHAPITRE
VINGT

C’est la première fois que nous nous rencontrons en personne, mais


je n’imagine pas que cela change la nature de notre relation. La seule
chose qui m’a fait venir à lui est mon désir d’échapper à mon passé, et
un sens du devoir envers les gens qu’Hammond a détruits. Je ne sais
pas quel aspect est le plus important. Plus maintenant.
Il ne me propose pas de boisson quand je m’assieds en face de lui.
Je n’ai même pas cherché à lui serrer la main. Les civilités n’ont jamais
eu leur place entre nous, aujourd’hui ne fera pas exception.
– J’avais clairement énoncé mes attentes.
L’accueil est glacial, mais je m’y attendais depuis son message ce
matin.
Sans l’ombre d’un doute, la nouvelle de ma soudaine apparition à
l’aéroport aux côtés de Belle lui est déjà parvenue aux oreilles. C’est
une conséquence logique : j’ai laissé ses amis nous voir ensemble.
Sachant qu’elle est arrivée chez moi – chez nous, je me corrige – avec ses
sacs hier soir, mieux vaut faire face aux répercussions dès maintenant.
J’agrippe les bras de mon fauteuil, mais la retenue n’est pas mon
fort quand il s’agit de ce sujet. L’idée d’avoir à lui expliquer mes choix
me hérisse.
– C’est à moi d’assumer mes décisions.
– Mais vous ne serez pas le seul à devoir en assumer les
conséquences, grogne Alexander, passant immédiatement de froid et
impassible à féroce.
C’est un trait qui sied parfaitement à un roi, mais que je n’admire
pas franchement. Il se redresse de toute sa hauteur comme pour me
défier. Nous faisons la même taille. Mais c’est là que s’arrêtent nos
ressemblances. Nous nous voyons tous les deux comme aux commandes
d’un jeu sur lequel les autres ne sont que des petits pions.
D’une voix grave, je lui fais un petit rappel :
– J’ai accepté de participer à cette chasse aux sorcières.
S’il veut se la jouer dominant, je vais lui montrer que tout repose
sur le contrôle de soi. C’est un fait qu’il n’a jamais compris, de toute
notre longue et sordide histoire commune. Je l’ai observé s’élever et
chuter, puis monter sur le trône. Je respecte ce parcours, mais je vois
aussi la vérité derrière sa propre détermination obstinée. Je poursuis
donc :
– Je n’ai jamais cherché à la rencontrer. On me l’a envoyée.
– Et quand vous vous en êtes rendu compte, vous avez continué à
l’utiliser, en dépit de tout, m’accuse-t-il en me fusillant de son regard
bleu. On vous a ordonné de mettre fin à votre relation avec Belle
Stuart.
Je me penche en avant et je pose mes mains à plat sur son bureau
pour lui répondre :
– Je suis écossais. Nous n’avons jamais été très doués pour obéir aux
ordres d’un roi.
– Vous auriez dû y penser avant de venir à moi chercher
l’absolution.
– Je suis venu à vous parce que vous cherchiez à obtenir des
informations en ma possession et, ce faisant, j’ai rompu le serment qui
me lie à ma profession.
Maintenant, je bous de rage. Si je n’arrive pas à me calmer, je vais
regretter plus que mes paroles.
Alexander me jette un regard mauvais. Mes actes le dégoûtent, c’est
aussi évident que le souci qu’il se fait pour la sécurité de Belle. C’est la
seule raison pour laquelle je ne lui ai pas montré à quel point je me
fous totalement de ses directives autoritaires. Je desserre un peu le
nœud de ma cravate et me force à me rasseoir. Plus il y a de distance
entre nous, mieux c’est.
Pour sa sécurité.
– Je ne peux pas lui assigner de sécurité supplémentaire si vous
continuez à vous fréquenter ouvertement.
C’est un avertissement, mais le rappel n’est pas nécessaire.
– J’en suis conscient. Je vous l’assure, dis-je en serrant les poings à
m’en faire craquer les jointures, ce qui m’aide à libérer la tension qui me
gagne. Sa sécurité reste une de mes plus grandes préoccupations.
– Vous en êtes-vous déjà soucié ?
Alexander croise ses bras derrière la tête et pivote sur sa chaise de
bureau pour regarder par la fenêtre.
J’espère qu’il puise un certain réconfort dans la vue de ses jardins.
– Vous avez vécu une vie de privilèges. Vous n’avez jamais eu besoin
de protection. Je ne m’attends pas à ce que vous compreniez qu’en
dehors des murs d’un palais, le monde ne s’incline pas devant les
caprices des autres hommes.
– Vous pensez que mon désir de m’assurer de sa sécurité est un
caprice ?
Il ne prend pas la peine de se retourner pour me regarder en face.
Dans sa tête, je n’ai guère plus d’importance que n’importe quel autre
laquais.
– Vous êtes tellement plus froid que je le pensais et j’ai toujours
pensé que vous n’aviez pas de cœur.
J’ai quitté mon fauteuil avant que le dernier mot ne sorte de ses
lèvres. Mes mains s’abattent sur le plateau du bureau, mais Alexander
ne bouge pas.
– Je pense que vous n’avez pas la moindre idée de ce que vous
faites, sinon tout serait déjà terminé. Depuis des mois, je vous ai donné
tout ce dont vous aviez besoin pour l’inculper, pour qu’il paie ses
crimes. Vous le surveillez, mais vous n’avez pas levé le petit doigt.
– Ce n’est pas un jeu, Smith. Et dois-je vous rappeler que je suis le
roi ? C’est à moi de décider quand une menace doit être écartée.
– Qu’est-ce qui vous en empêche. Hammond est inutile. La menace
s’éteint avec lui. La seule personne qu’il ait jamais formée pour prendre
sa suite l’a trahi.
Alexander se retourne alors, son visage est un masque de pierre
quand il me regarde le surplomber.
– Vous m’excuserez de ne pas totalement faire confiance à un
homme capable d’une telle duplicité.
– Je n’ai rien à voir avec l’attentat qui vous a visé.
Ce n’est pas la première fois que je le lui dis et j’ai l’impression que
ce ne sera pas la dernière. Pas tant qu’il s’accroche à sa paranoïa. Peu
importe le nombre de preuves qui montrent qu’Hammond est la seule
personne dont il ait à s’inquiéter, clairement.
– Vous savez qu’il est la tête pensante de ce monstre. Décapitez-le,
et le reste mourra.
– Je ne veux rien décapiter, dit-il entre ses dents serrées. Je veux
qu’il souffre. Je veux qu’il connaisse la peur.
– Alors, ce n’est pas moi qui risque la vie de quelqu’un.
Je recule d’un pas en secouant la tête, mon mépris est à la hauteur
du sien quand je poursuis :
– Vous pouvez mettre fin à cette machination et, pourtant, vous
refusez de le faire.
– Il a assassiné mon père.
– Ne prétendons pas que votre obsession est liée à un besoin de
représailles par devoir filial. Nous avons dépassé ce stade. Là, on frise
la démence.
J’en ai assez, assez de ce jeu du chat et de la souris. Alexander a
fait de moi une cible. En réalité maintenant, il en fait une de Belle
aussi.
– Vous avez raison, dit-il à ma grande surprise. Ça n’a que peu de
rapport avec mon père. Si jamais je suis impliqué dans l’histoire de la
chute d’Hammond, c’est ainsi que sera présentée ma participation. Qui
pourrait en vouloir à un homme cherchant à retrouver le meurtrier de
son père ? Qui peut juger un homme qui a assassiné un assassin ? C’est
une question de sécurité nationale.
– Mais c’est plus que ça pour vous.
– C’est bien plus personnel que ça, siffle Alexander. Vous m’avez
fourni la preuve qu’Hammond a aidé Daniel le jour de mon mariage. Je
n’ai jamais été la cible ce jour-là. Mon père non plus. Pour des raisons
que je ne comprends toujours pas, Hammond voulait qu’il tue ma
femme. Je suppose que, d’un certain côté, je veux venger la mort de
mon père puisque c’est lui qui a sauvé la vie de Clara.
– Ça, je peux le comprendre.
Et c’est le cas. L’idée que Belle puisse être victime d’un tel crime
m’est impossible à supporter. Mais ça n’excuse pas le fait qu’il n’ait
toujours pas fait comparaître cet homme devant la justice.
– Vous me surprenez.
Il pose ses mains sur ses cuisses et m’observe d’un air calculateur,
comme s’il pouvait voir clair dans mon jeu.
– Je me fous complètement que vous doutiez de mon empathie,
mais je ne vais pas rester à ne rien faire en vous laissant bloquer la
situation.
Ou alors, c’est ce qu’il veut ? S’il attend suffisamment longtemps,
l’un de nous sera forcé de faire quelque chose pour se protéger.
Pourquoi un roi devrait-il faire lui-même son propre sale boulot ?
– Je vous ai dit que je voulais qu’il souffre. Pas à cause de mon père
ou de ce qu’il m’a fait, mais parce que je sais, sans l’ombre d’un doute,
qu’il a tenté par trois fois de mettre fin aux jours de Clara. Il a alimenté
les délires pervers de Daniel. Par deux fois. Et comme il n’est pas
parvenu à ses fins avec lui, il a envoyé quelqu’un en mission suicide
pour provoquer un accident. Je veux savoir pourquoi et, ensuite, je
veux l’écorcher vif.
– Et vous continuez à risquer sa vie pour ça ? Vous avez autant de
cœur que moi, alors.
Je parle d’un ton plat. Maintenant, je comprends qu’aucune pensée
rationnelle ne sera capable de percer le délire auquel cet homme
s’accroche.
Il presse l’extrémité des doigts de ses deux mains l’une contre
l’autre, si fort que les jointures en blanchissent.
– Dit l’homme qui risque la vie de la femme à laquelle il déclare être
attaché.
– J’aime Belle. Je ne prends pas le danger qui l’entoure à la légère.
Il vous incombe de faire preuve du même souci envers Clara.
– Clara est mon épouse, rétorque-t-il. Et en tant que telle, elle est
sous ma responsabilité.
J’explose :
– Et Belle est ma femme, elle est aussi sous ma responsabilité. Ma
seule responsabilité.
Alexander demeure silencieux et m’observe, comme pour valider la
véracité de mes propos.
– Nous nous sommes mariés à New York, je continue d’une voix
glaciale. Je ne vivrai pas sans elle. Ni pour mon roi ni pour ma patrie.
– Ça complique notre affaire.
Dans le genre euphémisme, on a rarement fait mieux.
– Sans blague.
– Vous la protégerez, dit-il avant de lâcher un soupir en se frottant
la tempe. Et je ne peux pas faire grand-chose pour vous aider là-
dessus. Hammond l’apprendra, c’est évident.
– J’en ai déduit la même chose, mais je pensais également que nous
étions bien plus près d’y mettre fin.
– Maintenant, il le faut.
L’atmosphère de la pièce change pour laisser deux forces opposées
se mêler et créer une chose étrange. Nous ne sommes plus deux
hommes luttant pour établir notre autorité l’un sur l’autre. Pour la
première fois depuis que nous nous sommes lancés dans cette enquête,
je sens que l’homme assis en face de moi est en train de devenir un
allié.
Je me laisse tomber sur le fauteuil.
– Je n’ai jamais voulu vous forcer la main.
– Vous auriez peut-être dû le faire. Je sous-estimais votre
engagement.
– Dans votre position, les approximations peuvent être une
dangereuse faiblesse.
Il faut bien lui rappeler que son devoir n’est pas sa propre petite
vendetta mais la protection des gens qu’il déclare aimer. Je ne
m’excuserai pas de lui avoir fait voir la vérité. Je ne présenterai
d’excuses pour rien de ce que j’ai eu à faire pour m’assurer que ma
femme reste vivante.
– Nous avons dix jours, dit Alexander en composant un SMS. Vous
avez pris vos dispositions pour contenir la divulgation de cette
information ?
– Oui.
Nous nous sommes mis d’accord avec Belle, nous garderons notre
mariage secret, même pour nos amis les plus proches. Non pas que j’aie
qui que ce soit avec qui partager cette excellente nouvelle. Il n’y a
qu’elle. Mais même s’il lui est extrêmement difficile de tromper les gens
qu’elle aime, elle n’a pas cherché à discuter cet aspect de notre accord.
Je pense qu’elle est encore en train de réfléchir à sa décision.
– Il l’apprendra tout de même. Vous devriez vous préparer à cette
éventualité. Je vous ai dit que je ne comprenais pas pourquoi il
n’arrêtait pas de chercher à nuire à Clara. Ma seule théorie est qu’il
essaie de m’atteindre indirectement.
Alexander secoue la tête, comme s’il était impossible de comprendre
les motivations de cet homme, puis il reprend :
– Si la première fois qu’elle a été attaquée, j’avais su que ça
continuerait encore et encore, j’aurais fait n’importe quoi pour la
protéger, même si ça signifiait de devoir renoncer à elle.
– Et, pourtant, vous n’en avez rien fait.
– Quand j’ai compris la vraie nature de la situation, elle portait déjà
mon enfant.
Je le regarde de haut. Aucun homme, animé d’un sentiment aussi
possessif, ne pourrait quitter la femme qu’il aime.
– Et si elle n’avait pas été enceinte ?
– Je ne perds pas mon temps à analyser de telles conjectures. Elle
est ma vie. Je l’ai choisie.
– Alors, choisissez de faire ce qu’il faut pour la protéger.
Cette fois, c’est à moi de lui donner des ordres. Son obsession doit
prendre fin. Et plus vite que ça. Dans notre intérêt à tous.
– Oui, je le ferai.
C’est un vœu aussi solennel que celui que j’ai fait à Belle. Il n’y a pas
l’ombre d’un doute dans mon esprit.
Je me lève alors, puis je tends la main à Alexander qui l’accepte,
scellant ainsi notre accord. Je suis pris d’un intense sentiment de
soulagement. La vie dont j’ai rêvé – pour elle – est enfin à portée de
main.
Je me tourne pour sortir, mais alors que j’arrive au niveau de la
porte, je tombe nez à nez avec l’obsession d’Alexander. Clara est devant
son bureau, les bras serrés autour de sa taille dans un geste protecteur.
Elle me lance un bref regard inquisiteur. Mais je n’ai pas les réponses
qu’elle cherche. Je ne connais pas cette femme, mais je sais ce qu’elle
représente pour lui – ce qu’elle représente pour mon épouse. Alors,
j’incline la tête. Ce n’est pas un geste de déférence, mais plutôt
l’expression de mon inquiétude. Alexander ne lui a rien dit de tout ça.
Je le vois clairement à l’expression pâle et nauséeuse de son visage.
J’aimerais faire plus ou lui offrir un peu de réconfort, mais c’est son rôle
maintenant. Hors de question de m’interposer entre Alexander et elle,
même pas un instant.
Il est temps que nous affrontions nos peurs. L’ignorance n’est plus
une option, l’inaction non plus. Je ne peux qu’espérer qu’elle soit aussi
forte que la femme à laquelle j’ai cédé mon âme, mais même si je ne la
connais que très peu, j’ai observé sa grâce sous la pression publique et
au cœur de la tragédie. Alexander a eu tort de lui cacher la vérité. Il va
maintenant devoir en assumer les conséquences.
Comme nous tous.
CHAPITRE
VINGT ET UN

Je n’arriverai jamais à me sortir de tous ces mails. Apparemment,


toutes les personnes à qui j’ai écrit le mois dernier ont essayé de me
répondre pendant que j’étais à New York. Lola s’est plantée quand elle
a annoncé que quelques créateurs nous avaient répondu, en fait,
pratiquement tous ont tenté de nous joindre. Je ne peux m’empêcher
d’avoir des regrets de ne pas avoir passé plus de temps à travailler et
moins au lit avec Smith, pendant nos brèves vacances à l’étranger.
– Tu es une femme forte et compétente, dis-je à voix haute.
J’ai besoin de l’entendre, même si je ne le crois pas trop. Peut-être
que j’arriverai à mieux m’en convaincre quand j’aurai repris le dessus
sur tout ce bazar.
À midi, j’envisage de balancer mon ordinateur à l’autre bout de la
pièce lorsque mon téléphone se met à vibrer.
CLARA : JE PASSE TE VOIR. D’ACCORD ?
Je lui réponds que c’est plus que d’accord et j’attends, les yeux fixés
sur la porte, de peur de revenir sur ma décision de ne pas éclater mon
ordi contre le mur.
Clara débarque, un sac à langer sur un bras, un petit paquet rose
sur l’autre. J’attrape immédiatement Elizabeth que je câline
tendrement. Ma filleule remonte les jambes et enfouit son visage au
creux de mon épaule. Elle est encore tellement minuscule et délicate.
Je pourrais la tenir dans mes bras pendant des heures et ne jamais
fatiguer. D’instinct, je me mets à la bercer.
– Fais attention, sinon elle va se mettre à vomir sur ta chemise, me
recommande Clara sans me quitter d’une semelle.
– C’est pas grave, dis-je en chantonnant, avant de déposer un baiser
sur son petit front tout doux. Tatie Belle n’en a rien à faire.
Clara me tend un lange, les sourcils levés d’incrédulité en me
voyant le placer sous la tête d’Elizabeth. Continuant à bercer le bébé, je
lui demande :
– Quoi ?
– Tu as les ovaires qui couinent, m’accuse-t-elle.
J’en reste bouche bée. De toutes les accusations les plus ridicules,
celle-ci est certainement la pire. La tête aux affaires ? Oui. Une passion
dévorante pour les chaussures ? À l’évidence. Follement amoureuse ?
C’est indéniable.
– Tu préférerais que je n’aie pas envie de la porter ?
– Non, répond Clara en secouant la tête, les bras ouverts. Mais je
vais la reprendre maintenant.
Je plisse les yeux et m’éloigne de ses mains tendues.
– Tu l’as tout le temps avec toi, et moi j’étais loin toute la semaine.
– Ce qui prouve ce que j’avance.
Clara ne pourrait pas parler d’un ton plus sec, même si elle se
mettait tout un paquet de coton dans la bouche.
– En parlant de ton voyage, raconte-moi tout.
Je reviens vers elle en la regardant d’un air suspicieux. Elle veut en
savoir davantage que mon passage à Central Park ou que mon
interview. En apparence, son regard bleu est aussi posé qu’un océan un
jour sans vent, mais sous le calme, les eaux sont tumultueuses, je la
connais trop bien pour l’ignorer.
– Il n’y a pas grand-chose à dire.
Je déteste lui mentir. Je déteste sentir le mensonge me griffer et
creuser mon ventre, puis me serrer le cœur. Je l’ai déjà fait, j’ai caché
les lettres d’Alexander pour la protéger de son chagrin. Mais, à présent,
je n’ai plus d’excuse aussi altruiste. Même si j’ai de bonnes raisons.
Et si j’en crois la douleur qui vient de traverser ses traits si pâles,
elle est déjà plus renseignée qu’elle n’est censée l’être.
Je prends une grande inspiration et me fie à mon instinct.
– Je me suis remise avec Smith.
Clara hoche la tête, mais je ne passe pas à côté de son geste de
déglutition. Elle en sait plus encore.
Bon Dieu, comment fait-elle pour en savoir autant et pourquoi ?
– Ce matin, j’ai entendu par accident une dispute des plus étranges.
Je passais à côté du bureau d’Alexander et il avait de la visite.
J’ai l’impression de ne plus avoir une goutte de sang dans le visage
et je recule jusqu’à sentir la chaise buter derrière ma cuisse. J’ai
définitivement besoin de m’asseoir là, surtout avec un bébé dans les
bras.
– En fait, mon mari parlait avec un homme que je n’avais jamais
rencontré, continue-t-elle, la voix légèrement brisée. Et ils se
disputaient. À propos de ce qui s’est passé le jour de notre mariage.
Arrête-moi si tu es déjà au courant de tout ça.
– Clara, non… Je ne sais pas…
Impossible de comprendre ce qu’elle me dit.
– Il faut que tu me croies, je ne sais rien de tout ça.
– Rien ? demande-t-elle en chassant furieusement les larmes qui
s’accumulent au bord de ses paupières. Parce que cet homme te
connaît et, de ce que j’ai entendu, intimement.
– Non, rien, j’admets.
Je ne pourrai pas feindre l’ignorance. Elle n’a jamais rencontré
Smith, mais elle en sait assez sur lui pour deviner que c’était lui dans le
bureau d’Alexander. Je me sens comme anesthésiée quand je
comprends ce qu’elle me dit. Smith et Alexander. C’est
incompréhensible.
Smith est impliqué là-dedans depuis bien avant que nous nous
rencontrions, ce qui veut dire qu’ils se connaissent depuis plus
longtemps que moi. Et soudain, toutes les demi-vérités qu’il m’a dites
commencent à s’assembler et à former un tableau que j’aimerais
pouvoir ignorer. On m’a envoyée à Smith, pour nuire à Alexander et à
Clara. Et lorsqu’il me repoussait, ce n’était pas seulement pour me
protéger moi, mais c’était aussi pour leur bien à eux.
Elizabeth se met à gémir dans mes bras. Je lui frotte le dos en
faisant des cercles, regrettant un instant que ce ne soit pas moi qu’on
réconforte. J’aimerais tellement être innocente et irréprochable – n’être
capable d’avoir que des besoins – parce qu’à cet instant, je suis
incapable de faire la différence entre avoir besoin de quelque chose et
le vouloir.
– Mets-toi à table et fais preuve d’honnêteté. Tout de suite.
La sévérité de Clara me désarçonne.
Je ne l’ai jamais vue comme ça. Elle est effrayée, ça, j’ai l’habitude,
mais elle est aussi intrépide. Quelle que soit l’information que j’aie à lui
donner, elle pourra la supporter. Ma meilleure amie n’a pas toujours
été comme ça.
– Smith. Je ne sais pas par où commencer.
J’hésite. Je scrute son visage pour y déceler un signe qui me montre
qu’elle ne me hait pas, mais je n’y trouve rien. Alors, je reprends :
– Il essaie de faire tomber un homme dénommé Hammond, pour
qu’il soit jugé.
– Hammond, répète-t-elle, le souffle coupé par l’horreur. Le
joaillier ?
– Il est un peu plus que ça, lui dis-je platement.
Je regrette sincèrement que Lola n’ait pas eu le temps d’installer le
bar de bureau dont nous avions discuté.
Cette fois-ci, c’est au tour de Clara de s’effondrer sur une chaise.
– Je ne comprends pas.
– Honnêtement, moi non plus.
Je ne peux qu’espérer qu’elle voie à quel point je suis honnête là-
dessus.
– Quoi d’autre ?
J’ai comme l’impression qu’elle en a entendu bien plus de l’autre
côté de cette porte. Ça me fait mal de voir que notre relation a été
réduite à ce test. Je ne sais pas ce qu’elle a déjà découvert, ce qui veut
dire que le seul espoir que j’ai de réussir l’épreuve est de lui dire tout ce
que je sais. Il me semble important de commencer par un fait :
– Je ne savais pas qu’il travaillait avec Alexander. Je n’avais aucune
idée qu’ils se connaissaient. Attends, ce n’est pas tout à fait vrai, dis-je
en m’arrêtant. Une connaissance de Smith m’a dit qu’elle vous
connaissait tous les deux. Et je n’ai jamais pensé que ça pouvait être
important. Enfin, jusqu’à maintenant.
– Qui ? demande Clara d’une voix creuse.
– Georgia Kincaid.
Son visage pâlit. Elle n’a pas besoin d’ajouter un mot. Elle connaît
Georgia tout aussi bien que moi, ce qui veut dire pas vraiment. Mais
nous sommes toutes les deux au courant du trait le plus important la
concernant. J’ai envie de lui demander comment elle a su, mais à la
voir s’agripper à la chaise, comme si elle avait du mal à rester dessus, je
me ravise.
– J’en déduis que tu l’as rencontrée.
La blague ne fait rien pour alléger l’atmosphère.
– Alexander l’a engagée pour garder un œil sur moi après la
première intrusion de Daniel chez nous. À l’évidence, elle a fait un
fantastique travail de surveillance puisqu’il a réussi à franchir les
barrières de sécurité le jour de notre mariage !
– Je ne peux pas dire que je l’apprécie particulièrement.
– Mais rien de tout ça n’explique la raison de ce qui nous arrive.
Clara se ronge les ongles en parlant. Je me lève et je lui rends
Elizabeth pour lui occuper les mains. Elle prend sa fille contre son cœur
et la serre contre elle, puis enfouit son visage dans le creux de son petit
cou. Quand elle relève la tête, des larmes ruissellent sur son visage.
– Tout va bien se passer.
Je murmure cette phrase en espérant pouvoir y croire.
– Vraiment ? Parce que ça ne me dit rien qui vaille. Alexander a à
peine voulu me parler quand je l’ai mis au pied du mur. (Un sanglot
ponctue sa phrase.) Et maintenant, je me rends compte que toi aussi,
tu m’as caché plein de choses.
– Je ne le voulais pas.
Je m’agenouille à côté d’elle en posant ma main sur l’un de ses
genoux et je reprends :
– Je ne savais pas que tu étais impliquée. Si j’avais su…
– Quoi ? Qu’est-ce que tu m’aurais dit ? Excuse-moi, mais je n’y crois
pas une seule seconde.
Je m’assieds sur les talons, blessée par sa remarque accusatrice.
– Je ne voulais pas te causer d’inquiétude quand je me suis rendu
compte que Smith était impliqué dans les affaires de ces gens-là.
– Et tu fais quoi du fait que tu l’as épousé ? rétorque-t-elle. Tu avais
peur de m’inquiéter en me parlant de ça aussi ?
J’en suis bouche bée. Alors, c’est ça qu’elle retenait. Je cherche une
excuse, une raison qui expliquerait à quel point je me sens mal, mais je
ne trouve rien.
– Nous n’en avons parlé à personne jusqu’à maintenant, dis-je
faiblement.
– Mon invitation a dû se perdre dans le courrier.
Elle détourne le regard, ses épais cheveux tombent en cascade sur
son épaule, comme s’ils formaient un rideau entre nous.
– Crois-moi, tu n’as pas raté grand-chose. C’est le majordome de
l’hôtel qui nous a mariés dans notre suite.
Mon cœur est comme serré dans un étau quand je repense au secret
que je garde depuis cette nuit-là. Le partager me met dans une position
impossible. Bon Dieu, j’ai envie de partager les détails avec elle en
gloussant, histoire de nous émerveiller du fait que je sois mariée. Mais
les circonstances qui entourent notre union me rendent la tâche
impossible. Peut-être que c’est pour cette raison que mon alliance est
toujours enfouie dans une boîte cachée au fond de mon sac à main.
– Je ne suis pas n’importe qui. Ma meilleure amie. Mon mari. Vous
m’avez tous menti et je ne sais pas comment je suis supposée gérer ça.
– On essayait de te protéger.
Au moins, ça, c’est vrai. Au moins, je le comprends. Clara a dû
supporter plus de frayeurs et de souffrance au cours de l’année passée
que je ne pourrais l’imaginer. Je ne voulais pas ajouter un fardeau de
plus sur ses épaules.
– En me mentant. Les personnes que j’aime ne me font pas assez
confiance pour les aider.
– Tu m’aurais soutenue ?
C’est sorti tout seul. Alors, je continue :
– Parce que, même moi ; je ne suis pas sûre d’avoir pris la bonne
décision.
– Pourquoi tu l’as fait ? Pourquoi l’as-tu épousé si tu savais quel
genre d’homme il est ?
Une bouffée de colère éclate en moi, j’en ai le sang qui bout.
– Parce que je suis la seule à savoir quel genre d’homme il est
vraiment.
– Edward m’a dit qu’il t’avait fait du mal, dit Clara d’un ton sans
appel.
Dans ses bras, Elizabeth s’étire et j’observe mon amie se pencher
vers son bébé pour l’allaiter.
Voilà ce qui est censé occuper ses pensées maintenant : s’occuper de
son enfant. On lui a volé la joie qu’elle devrait ressentir en ce moment
et je ne sais pas comment la lui rendre.
– Smith a essayé de rompre. Maintenant, je sais pourquoi.
Elle mérite une explication et si quelqu’un est capable de
comprendre la nature compliquée d’une relation lorsqu’on tombe
amoureuse d’un homme de pouvoir, c’est bien elle.
– Tu savais dans quel danger tu te précipitais, mais tu as quand
même choisi de revenir vers lui ? demande Clara, le souffle coupé.
Belle, je ne vais pas te mentir. Je suis en colère contre toi, mais je suis
aussi terrifiée de ce qui pourrait t’arriver.
– Tu crois que je n’ai pas peur ? Eh bien, si. Mais j’ai encore plus
peur de le perdre lui – et toi aussi. Là, tout ce que je veux, c’est te
raccompagner chez toi et t’enfermer à double tour.
– Tu parles comme Alexander.
Je vois ses narines palpiter et je me demande jusqu’à quel point elle
l’a engueulé ce matin.
– J’ai dû filer en douce pour venir jusqu’ici.
– Non ! Tu n’as pas fait ça ?
Je me lève d’un bond et j’attrape mon portable sur mon bureau.
– N’ose même pas penser à lui envoyer un SMS.
Je m’arrête, déchirée entre mes responsabilités envers chacun d’eux.
Je me sens stupide de la laisser se balader sans protection, mais je
déteste l’idée de trahir la fragile confiance qui pourrait encore exister
entre nous.
– Je t’aime trop pour te laisser te mettre autant en danger et tu
l’aimes trop, elle… (je désigne Elizabeth qui tête encore dans sa béate
innocence)… pour risquer sa vie.
Clara plisse les yeux, et je sais maintenant ce que ça fait d’avoir à
choisir entre la sécurité d’une personne que l’on aime et son bonheur.
– Je suis désolée.
Mais je sens bien que mes excuses ne valent pas grand-chose à ses
yeux.
– Prends le mien, dit-elle avant que je puisse continuer à écrire mon
message. Appelle Norris. Il viendra me chercher, comme ça, tu n’auras
pas à traiter avec Alexander.
– Je peux gérer Alexander, dis-je un sourcil arqué.
– Pas moi, répond-elle doucement. Je l’aime. Je t’aime toi aussi.
Mais là, j’ai envie d’être seule. Norris le comprendra.
Je décide de ne pas la contredire là-dessus. Le garde du corps
attitré d’Alexander a toujours su garder la tête froide lorsque Clara est
concernée, et je sais qu’il ne laissera personne lui faire du mal.
Extirpant son portable de son sac à langer, je trouve son numéro et
je lui explique la situation.
Nous l’attendons en silence et lorsqu’il arrive pour la récupérer,
Clara ne me regarde même pas. Pas d’au revoir. Rien.
J’ai dit à Smith qu’une vie m’attendait à Londres. Là, j’ai
l’impression que ce n’est plus le cas.
CHAPITRE
VINGT-DEUX

Je reste au studio, incapable d’affronter Smith, mais tout aussi


incapable de travailler. Alors que la nuit approche, je me rends compte
que je n’ai rien fait d’autre que de fixer l’écran de veille de mon
ordinateur depuis des heures. Je me force à me lever à contrecœur
pour rassembler mes affaires. Mon regard se pose sur une petite
couverture rose pâle coincée derrière le dossier de ma chaise. Clara l’a
oubliée.
Tout l’équilibre que j’ai pu gagner ces quelques heures à rester figée
s’évapore. C’est ma famille, Elizabeth, Clara et Edward sont ma famille.
Je l’avais un peu oublié et, là, j’ai fait quelque chose qui pourrait bien
avoir provoqué des dommages irréparables à la relation que j’entretiens
avec eux. Je ramasse la couverture et je la serre contre mon cœur, les
yeux fermés. J’aimerais tellement qu’on me laisse tranquille. Qu’on nous
laisse tous tranquilles.
Mais les souhaits et les vœux sont bons pour les contes de fées, et je
n’ai aucun espoir sur la question : l’univers n’a pas envie de m’accorder
de miracle.
Je plie la couverture d’Elizabeth et la range dans mon sac à main
avant de fermer le bureau et d’aller retrouver ma voiture dans le
parking au bout de la rue. Je lui rendrai la couverture demain et j’irai
présenter des excuses à Clara – d’une manière ou d’une autre, je
trouverai un moyen de continuer à avancer. Parce que je ne suis pas
prête à perdre ma meilleure amie.
Lorsque je déverrouille la voiture en appuyant sur le bouton, les
phares de la Mercedes s’allument. Au moins, à cette heure tardive, je
n’aurai pas de problème de circulation pour rentrer. Après la visite de
Clara, je veux des réponses à mes questions, et seul Smith est en
mesure de me les donner. Je sais qu’il est profondément impliqué dans
un complot pour faire comparaître Hammond devant la justice, mais je
suis encore étonnée de savoir qu’il travaille main dans la main avec
Alexander. Tout comme Clara lorsqu’elle m’a confrontée au sujet de
mon mariage surprise.
J’avais accepté de garder ce secret et je suis déchirée de savoir
qu’elle a découvert la vérité avant que je puisse la lui apprendre. Avant
même qu’elle ait eu la chance de le rencontrer.
Je perds complètement les pédales, c’est évident. Et je me retrouve
comme déracinée. Smith est mon roc, mais ne m’entraîne-t-il pas vers le
fond ? Je l’admets, j’ai fait une erreur. Et ça fait mal. Principalement
parce que je n’ai pas eu le temps d’accepter tous ces changements
soudains dans ma vie.
J’ouvre la porte et j’avance pour laisser tomber mon sac sur le siège
passager quand je me rends compte que je ne suis pas seule.
Des mains m’attrapent par-derrière avant même que j’aie pu m’en
rendre compte. Je donne des coups de pied pour essayer de me libérer.
Mais la prise se resserre. C’est un homme, il me pousse contre l’aile de
la voiture et le choc expulse tout l’air de mes poumons.
Je ne peux plus respirer, ce qui veut dire que je ne peux plus lutter.
Des mains se saisissent de mes cheveux et tirent dessus pour
projeter ma tête en arrière.
– C’est de la belle grosse bagnole pour une jolie fille comme toi.
J’ai la nausée et je m’étouffe à moitié avec la bile qui monte dans
ma gorge alors que j’essaie de retrouver mes cordes vocales.
Crie. C’est un ordre donné par une voix tapie au fond de moi.
J’ouvre la bouche, mais sa main se plaque dessus, étouffant mon cri
avant même qu’il ne puisse prendre son envol.
– Non, non, non, ma belle, me réprimande-t-il. Pas de ça avec moi.
Pourquoi n’irait-on pas faire une petite balade ?
Ma belle. L’entendre dans la voix d’un inconnu qui a tellement envie
de m’humilier, et probablement bien plus, me remue profondément. Ce
n’est pas à lui de m’appeler comme ça. Il n’en a aucun droit. Tout
comme ses mains n’ont aucun putain de droit de se poser sur mon
corps. Cette peur qui m’a figée sur place se transforme en autre chose,
et j’envoie mon coude en arrière. Je sais que je dois rester hors de cette
voiture, c’est une certitude absolue. Mon coude se plante dans ses côtes
et son emprise se desserre juste assez pour me laisser m’échapper en
me tortillant.
Mais pas assez de temps pour partir en courant.
Il attrape le bas de ma chemise et je trébuche, puis m’écroule par
terre, mes chevilles se tordent sous mon poids. Une douleur se répand
dans ma jambe, mais je me force à l’ignorer. Je rampe pour avancer,
mes ongles essaient de se planter dans le béton pour m’aider à me
relever.
L’homme me traîne en arrière, et j’entends l’immonde bruit du tissu
de ma chemise qui se déchire au niveau de l’épaule. Je me débats en
espérant pouvoir la retirer. Pour le moment, c’est tout ce qui me retient
captive. Mais mon assaillant est trop rapide. Un énorme poids me cloue
au sol et ma poitrine est comprimée, je lutte pour respirer sous une
masse aussi importante.
– Tu n’iras nulle part, m’informe la voix glaciale.
Ses mains serpentent sous moi, elles me palpent. Le ventre. Les
seins.
Encore une déchirure, et je sens l’air frais de la nuit sur ma peau,
ma chemise est en morceaux, je suis dénudée et mon dos est exposé. Il
pose ses genoux sur mon coccyx alors que ses mains continuent leur
exploration.
Pas question.
Je ne vais pas laisser faire ça. Le cri que j’essayais de pousser
franchit la barrière de mes lèvres, transperçant le calme de la soirée.
– Ta gueule, salope !
Mais je ne vais pas me laisser faire. Je continue de hurler.
Quelqu’un va bien m’entendre. Obligatoirement.
L’ignoble son de ma fermeture Éclair me dérobe mes appels au
secours et je me tords sous lui, mes mains sont étalées au sol, cherchant
un quelconque secours dans le ciment brut. Mes doigts tombent sur un
objet froid et métallique, ce sont mes clés de voiture. J’appuie sur tous
les boutons pour essayer de déclencher l’alarme.
– Tu n’aurais pas dû faire ça, vitupère l’homme en me les arrachant
des mains.
Mais c’est trop tard. La Mercedes lance un appel à l’aide alors qu’il
essaie frénétiquement de faire taire l’alarme.
Puis c’est le silence.
La rue est toujours vide. Personne n’a rien entendu et, maintenant,
il a mes clés.
Rassemblant tout ce qui me reste de force, je me rue contre lui pour
le dégager de mon corps. Je roule sur moi et avant qu’il ne puisse
revenir à la charge, je lui assène un coup dans l’estomac avec le talon
de ma chaussure, manquant ses parties de peu.
Cette erreur me coûte beaucoup. Plus que le blesser, ce coup n’a
fait qu’aiguillonner sa fureur. Ses mains se referment autour de ma
gorge. Je sens la forme tranchante d’une clé enfoncée dans ma peau.
Mes jambes continuent à ruer, mais dans le vide.
– Tu es complètement conne, gamine.
De la bave me tombe sur le visage et je tourne la tête sur le côté,
paniquée d’être si proche de la bouche de cet homme et de toute la
haine qui s’en échappe.
Il attrape mon menton et tire dessus pour aligner mon visage sur le
sien tandis que l’autre main se referme toujours plus autour de mon
cou. Ses doigts s’écartent et couvrent ma bouche, puis il les plonge
dedans, me forçant à desserrer les mâchoires. Alors je le mords, mais je
n’arrive pas à obtenir la réaction dont j’ai besoin. Il ne fait que rire en
me maintenant en place.
Des tremblements agitent mon corps.
– Je voulais juste ta voiture, connasse.
Il projette son genou dans mon ventre et je soulève mon bassin
pour chercher à respirer. Impossible.
– Maintenant, je vais peut-être prendre autre chose, continue-t-il.
Je m’effondre sous lui, haletante et les larmes aux yeux. Je le
regarde en face, ma détermination s’échappe. J’implore silencieusement
l’inconnu tout en mémorisant l’angle de son nez brisé et la longue
cicatrice qui lui traverse la tempe.
Si j’arrête de me débattre, que se passera-t-il ? À cet instant précis,
on dirait que je n’ai pas d’autre choix. Je me réconcilie avec l’idée que je
ne me sortirai pas indemne de cette agression, mais je décide ici et
maintenant que je m’en sortirai tout de même. Je m’immobilise et me
prépare au pire.
– C’est ça, dit-il d’un air doucereux. Tu en as envie, hein ? T’es
chaude. Tu ne peux pas laisser croire qu’une bourge comme toi a le feu
au cul, hein ? Faut que tu résistes un peu d’abord. Mais j’ai ce qu’il te
faut, Bébé.
Mon corps convulse et je dois ravaler le vomi que je n’arrive plus à
garder dans mon estomac. L’homme me relâche, et ma tête roule sur le
côté alors que je tousse une première montée de bile.
– Grosse salope ! crie-t-il.
Il m’attrape par les hanches et change de position pour me
retourner sur le ventre et remonter ma jupe.
– La vue est plus belle de ce côté-là. Je parie que t’aimes te faire
prendre de tous les côtés.
Un doigt passe sous la bande de mon string et je me mets à
trembler. À l’intérieur, je ne suis que hurlements, mais tout son est
prisonnier de mon corps. Je suis figée sur place, complètement livrée à
la merci d’un être infernal.
Et là, j’entends les sirènes. Je ne sais pas si elles viennent pour moi,
mais elles sont là, et leur son me donne le pouvoir de crier.
– Merde.
La main s’en va, mais il reste sur moi. Je sais que nous calculons
tous les deux la même chose : combien de temps reste-t-il ?
– Tu as de la chance, cette fois, siffle-t-il en écrasant mon corps
avec le sien sur toute sa surface pour me susurrer à l’oreille. Mais ne
t’inquiète pas. Je te retrouverai, Bébé, et je finirai ce que j’ai commencé.
Je sais que tu en as tellement besoin.
Il appuie ses organes génitaux sur mon cul et je me mets à
sangloter.
– Je déteste quand les femmes pleurent.
Sa main appuie sur l’arrière de mon crâne, puis il attrape mes
cheveux. Il tire en arrière et capture ma bouche, sa langue s’insère
entre mes lèvres. Cette fois-ci, je le mords. De toutes mes forces. Un
goût métallique se répand sur ma langue alors que mon visage est
écrasé sur le ciment. Une douleur brûle ma tempe, mais avant que je
puisse comprendre ce qui se passe, il recommence. Ma tête est à
nouveau écrasée contre le sol.
Là, je sais que je vais mourir. Dans mon agonie, le visage de Smith
m’apparaît. Je ne veux pas qu’il s’accuse de ma mort. Je ne veux pas
finir comme ça, mais lorsque mon cou encaisse un troisième choc et que
ma tête est précipitée contre le ciment, je sais que rien n’arrêtera les
ténèbres.
CHAPITRE
VINGT-TROIS

Mon cœur bat comme un dingue. Dès que j’arrive à l’hôpital St


Mary, je passe devant le bureau des visites à l’entrée des urgences et,
au lieu de m’y arrêter, je fonce directement vers le poste des infirmiers.
J’aboie un « Belle Stuart » à l’infirmière de garde derrière le
comptoir.
Elle m’assassine du regard et désigne une chaise vide au loin.
– Seule la famille proche est autorisée à la voir. Le médecin est avec
elle en ce moment.
– Je suis sa famille.
Je bouillonne d’impatience. Je n’ai pas le temps pour les règlements
stupides de cette femme. Je dois trouver mon épouse. Il faut que je la
voie. Si personne ne me dit où elle est, je la trouverai tout seul.
J’enfonce une porte marquée « entrée réservée au personnel » avec un
petit merci ajouté en dessous. Vous pouvez faire confiance aux Anglais
pour être polis en toutes circonstances. C’est une qualité que je ne
partage pas. Je tiens trop de ma mère pour ça.
– Monsieur ! m’interpelle l’infirmière derrière moi.
Mais je suis déjà dans le couloir. Je regarde derrière toutes les
portes ouvertes.
Je sens que je me rapproche, mais chaque pas qui ne me mène pas
à Belle augmente la panique furieuse qui s’empare de moi. Je hais les
hôpitaux. Je hais la puanteur de mort stérile qui s’insinue à travers
leurs murs. Je hais ces intérieurs froids et impersonnels créés pour que
vous ne puissiez vous raccrocher à rien quand on vous donne les pires
nouvelles.
C’est la première fois que je remets les pieds dans un pareil
établissement depuis la mort de Margot. Les platitudes du médecin me
reviennent en tête alors que je me prépare à revivre ce même scénario.
Sauf que là, ce sera pire.
Je me rends compte que je suis au huitième étage, assez haut pour
m’assurer une mort certaine si je trouve une fenêtre qui s’ouvre. Mon
malaise croît encore un peu et je me mets à ouvrir les portes closes,
sans prendre la peine de les refermer derrière. Des cris de colère
s’élèvent autour de moi alors que je ravage tout sur mon passage en
remontant cette aile de l’hôpital.
Et c’est là que je la vois. Les yeux fermés, à côté d’un moniteur dont
s’échappent de petits bips.
Deux mains se referment sur mes épaules, m’éjectant de sa
chambre, mais je me débats.
– Monsieur, vous devez nous suivre, me recommande un vigile, une
main sur la matraque à sa ceinture.
Un autre cerbère le talonne de près. Les dents serrées, je les
informe :
– C’est ma femme. On m’a dit que seule la famille proche était
autorisée.
– Effectivement, répond-il calmement. Mais nous devons d’abord
vérifier votre identité et, franchement, c’est à l’hôpital de décider s’il
veut porter plainte.
Je tire sur ma veste pour la remettre en place et recouvrer un peu
de calme.
– Appelez le Dr Roget et dites-lui que Smith Price rend visite à un
patient. Il se portera garant pour moi.
– Nous pouvons faire ça à l’accueil.
Le vigile me fait signe de le suivre, mais je ne bouge pas et
continue :
– Vous pouvez aussi dire au Dr Roget que je ferai un don très
généreux au service de pédiatrie, pour montrer ma gratitude envers
l’équipe soignante qui s’est aussi bien occupée de mon épouse. Je sais
qu’ils ont besoin de recruter un nouvel oncologue.
Le vigile prend une grande inspiration, je vois bien qu’il pèse le
pour et le contre. Un homme qui prendrait son travail au sérieux
m’éjecterait de la pièce pour me jeter sur le trottoir. Un mec bien ne
serait pas capable d’ignorer l’offre que je viens juste de faire.
– Reste à côté de lui, ordonne-t-il à son collègue avant de se
retourner et de m’enfoncer un doigt dans le torse.
– J’espère que votre histoire tient debout, sinon je m’assurerai
personnellement que la seule chambre d’hôpital que vous visiterez sera
la vôtre.
Je ne prends pas la peine de répondre à sa menace. Parce que je
m’en tape complètement. Mon histoire tiendra debout et Roget aura
son argent. C’est tout de même plus sympa que de le faire chanter sur
les détails de sa relation avec une certaine connaissance commune.
Mais bon, si ça devient nécessaire, je ferai référence à Georgia. J’attrape
le dossier de Belle au bout de son lit avant de me rendre à son chevet.
Il est plus facile de lire la liste de ses blessures que de la regarder.
Contusion à l’œil droit. Petite fracture de la pommette. Dix points de
suture à la tempe.
Preuve non concluante d’agression sexuelle.
Mes genoux cèdent, et je tombe par terre. Je ne crois pas en Dieu,
mais je me suis mis à prier en appuyant ma tête contre le matelas. Je
prie pour obtenir un pardon que je ne mérite pas. Je prie pour que ses
paupières se soulèvent. Pas pour m’absoudre de mon ignominie – je ne
le veux pas – mais pour que je puisse la regarder dans les yeux et
trouver la force de la quitter.
Parce que si je n’y arrive pas, je vais la tuer. Ce ne sont pas mes
mains qui scelleront son sort, mais son sang sera répandu tout de
même. J’ai été égoïste. Impossible de le nier maintenant, chaque
battement de son cœur sur le moniteur me rappelle qu’elle a presque
poussé son dernier soupir hier soir.
– Monsieur Price ?
Une voix m’interpelle d’un ton sec et je lève la tête pour voir une
jeune femme entrer dans la pièce. Elle fait le tour du lit et ramasse le
dossier.
– Je suis le Dr Grant. Votre épouse va s’en sortir. Nous lui avons
administré un léger sédatif pour l’aider à dormir. Je vois que vous avez
déjà pris connaissance de son état.
– Elle a déjà repris conscience ?
– Elle l’était dans l’ambulance et est restée éveillée pendant la plus
grande partie de la procédure. Elle était assez stable pour nous
demander de vous contacter.
Il y a quelques minutes encore, je serais allé le hurler à la gueule de
l’infirmière. Maintenant, une seule chose m’importe.
– Le dossier semble dire qu’il y a des preuves non concluantes de…
Je n’arrive pas à finir ma phrase.
– La majeure partie de ses vêtements était encore intacte quand les
équipes de secours l’ont trouvée.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
Mes poings sont serrés et les mots sortent avec difficulté.
– Elle avait toujours ses sous-vêtements, dit doucement le Dr Grant.
Mais nous avons trouvé une preuve de rapport sexuel récent. Je sais
que c’est une question très personnelle, mais de quand date votre
dernier rapport sexuel avec votre femme ?
– Ce matin, je réponds immédiatement. Et deux fois la nuit
dernière.
Le Dr Grant cligne des yeux, interdite, et jette un coup d’œil au
dossier. J’ai l’impression qu’elle trouve ma réponse impressionnante,
mais je m’en tape complètement.
– Il est donc très possible que l’ADN que nous avons retrouvé soit le
vôtre.
Je ne veux même pas imaginer qu’il puisse en être autrement.
– Quand se réveillera-t-elle ?
Je dois voir ses yeux s’ouvrir une dernière fois. Je dois lui dire que je
l’aime. Tout comme je dois croire qu’elle comprendra pourquoi je ne
peux plus la laisser encourir un tel danger.
Mais il y a autre chose que je dois savoir.
– Vous l’avez attrapé ?
– Non, répond-elle en secouant tristement la tête. Il semblerait que
c’est un simple vol de voiture au hasard qui a mal tourné. Le sac à
main de votre femme a été retrouvé sur place. Je suis sûre que la police
va réussir à lui mettre la main dessus.
Je lui réponds d’un sourire maussade avant de conclure :
– Je vais rester à ses côtés.
Elle n’essaie pas de m’en empêcher, ce qui est plutôt malin parce
que je ne compte pas demander l’autorisation de le faire.
Au hasard. C’est une expression qui ne s’applique définitivement pas
à ce cas. Quand on agresse une femme pour lui voler sa voiture, on ne
part pas en laissant son sac à main. C’est une opération commandée et
ciblée, ce qui veut dire qu’Hammond a découvert la vérité bien plus
rapidement que je ne l’espérais.
Je me force à me lever, je me traîne vers un fauteuil que j’approche
de son lit avant de m’effondrer dessus. Puis je compose un numéro sur
mon portable. L’heure de la vengeance a sonné.

*
* *
Je me réveille au contact d’une main sur mon front. Je lève ma tête
pour m’apercevoir que je me suis endormi dans la pire des positions et
je croise le regard de Belle. Son visage est enflé, une trace violette
encercle son œil et, pourtant, elle est toujours à couper le souffle, la
plus belle femme du monde.
Je me redresse, prends sa main et lui murmure :
– Hé, ma belle.
– Est-ce que je devrais demander un miroir ?
Elle se lèche les lèvres en parlant. Je secoue la tête.
– Pas besoin. Tu es magnifique.
– Menteur, m’accuse-t-elle avec un petit sourire aux lèvres qui
n’atteint pas son regard fatigué.
– Tu te souviens de ce qui s’est passé ?
Je me prépare à entendre le pire.
– Un gros con de merde a essayé de me voler ma voiture, et j’ai
bêtement résisté.
Je déglutis et me force à poser la question à laquelle je n’ai pas
vraiment envie qu’elle réponde.
– Est-ce qu’il… est-ce qu’il t’a violée ?
– Non.
Elle grimace en essayant de se redresser. Je bondis pour l’aider,
sentant une partie du fardeau sur mes épaules s’alléger. Ça ne rend
pas cette situation plus acceptable, mais je ne peux pas m’empêcher de
me sentir soulagé.
– L’hôpital n’en était pas sûr.
– Il m’a fait comprendre que c’était dans ses intentions, répond-elle
en me regardant nerveusement. Est-ce que ça aurait eu de l’importance
s’il l’avait fait ?
– La seule chose qui aurait changé, c’est la vitesse à laquelle je vais
mettre fin à ses jours.
Inutile de prétendre le contraire. Hammond est au cœur de cette
histoire, mais quel que soit le sbire qu’il a envoyé se charger de ses
basses besognes, il aura à payer le prix de ses actes, lui aussi.
– Smith.
Mais je ne suis pas prêt à entendre la note de supplique dans sa
voix.
– Ne t’inquiète pas pour ça maintenant, lui dis-je pour l’apaiser.
Je me penche en avant pour effleurer son front de mes lèvres.
– Ce n’est pas ta faute, murmure-t-elle.
Nous savons tous les deux que ce n’est pas vrai.
– Belle, je ne peux pas laisser cette situation empirer.
Mes mots sortent par salves, fragmentés, chacun est plus dur à
sortir que le précédent.
Les larmes s’accumulent dans ses immenses yeux bleus, mais elles
ne coulent pas.
– Désolée, Price. J’ai pris ma décision. Tu es coincé avec moi.
– Pas si c’est synonyme de…
– Je sais que notre mariage n’a pas été des plus ortho-doxes,
m’interrompt-elle, mais je suis relativement certaine que nous avons eu
droit à des vœux et tout ce bazar sur la mort qui nous sépare, la
maladie et la santé.
– Tu ne peux pas me demander d’ignorer ça, dis-je sur un ton un
peu plus dur que je ne le souhaitais.
Mais elle campe sur ses positions. D’ailleurs, elle se redresse et
m’assassine du regard.
– Non, c’est impossible. Mais tu es mon mari, alors il va falloir que
tu te fasses à cette idée et que tu l’acceptes.
Je ferme les yeux en essayant de ravaler le sourire qui étire déjà la
commissure de mes lèvres.
– Est-ce qu’un jour tu m’écouteras ?
– Tu aimes quand je te provoque, me rappelle-t-elle.
Je ne peux pas nier que c’est la vérité.
– Je ne pourrais pas vivre s’il t’arrive quelque chose, ma belle.
– Et je ne pourrais pas vivre en sachant que j’ai fui. Je crois qu’il va
falloir que nous apprenions à vivre ensemble.
Il est dangereux de l’écouter, dangereux de céder aux appels de
mon cœur. Mais lorsque la docteure revient quelques heures plus tard,
je suis encore là. Je l’ai mise dans cette situation et je ne peux pas
l’abandonner maintenant, pas tant qu’elle est si vulnérable, pas tant
que je respire encore.
Je l’ai faite mienne. Il est de mon devoir de la protéger et je suis
peut-être insensé de la convoiter encore après les incidents de la nuit,
mais elle m’appartient dorénavant et personne ne me la prendra avant
de m’avoir traîné en enfer.
CHAPITRE
VINGT-QUATRE

Quand la Bugatti se gare devant l’hôtel Westminster Royal, je me


tourne vers Smith, toute à ma surprise. Nous sommes passés par mon
appartement pour récupérer quelques affaires, évitant de justesse Jane,
sortie faire une course. Puis nous sommes partis et je m’attendais à
retourner dans l’une de ses maisons. Non pas que j’aie quoi que ce soit
contre les hôtels de luxe, mais je commence à croire que sa paranoïa
est en train de le bouffer.
– D’abord, on oublie le sac à main. Pas d’identification. Pas de
portable. (Je pousse un gros soupir.) Et maintenant un hôtel ?
– Mieux vaut prendre ses précautions.
Mais il évite mon regard. Il ne m’a pas regardée en face depuis que
nous avons quitté l’hôpital. Il s’est même tourné quand je me suis
changée dans la chambre de mon appartement.
– La police a dit que c’était une agression fortuite.
Je répète ce qu’ils m’ont dit, j’aimerais tellement pouvoir les croire.
Pour Smith, mieux vaut que j’y croie, du moins que je prétende y croire.
Comme il ne répond pas, je l’accompagne à l’intérieur. La suite au
dernier étage est aussi luxueuse que ce à quoi on pourrait s’attendre de
la part d’un palace cinq étoiles. Même si elle occupe tout un étage et
donne sur la Tamise, elle me rappelle celle que nous avons partagée à
New York. Comment est-il possible que si peu de temps se soit écoulé
depuis ?
– Tu devrais te reposer, dit Smith en apportant mon sac dans la
chambre. Ou manger quelque chose. On peut commander un truc au
room service si tu veux.
Il me traite comme si j’étais malade, ce qui ne fait que me rappeler
ce qui s’est passé. Ce n’est pas comme si la douleur constante qui me
lance dans la moitié du visage ne suffisait pas à me rafraîchir la
mémoire en permanence.
– J’ai assez dormi à l’hôpital, je réponds avant de marquer une
pause en regardant par terre, je ne pourrais pas supporter un autre
cauchemar.
Smith réagit quasi instinctivement et me prend dans ses bras. Il
prend soin de me faire pivoter pour ne pas appuyer sur l’une de mes
contusions.
– Je suis là maintenant, ma belle. Viens, on va regarder un film.
Il ne veut pas de moi. Pas comme ça. En temps normal, il m’aurait
traînée sur le lit et il m’aurait faite sienne. Je me sens encore plus mal,
mais je me force à sourire.
Smith arrange le canapé de la suite pour que je puisse m’étendre
contre lui. Nous nous installons, son bras passé avec précaution autour
de mon corps, et il se met à zapper de chaîne en chaîne. Il finit par
trouver un vieux film en noir et blanc sur l’une des chaînes de la BBC.
Mais je ne suis pas intéressée par le drame sur l’écran, pas tant que ma
vie est en pleine tourmente.
Je suis dans un état second, assommée par le cocktail de
médicaments qui semble vouloir me faire retourner dans le royaume
cauchemardesque de mes souvenirs.
Comme j’ai envie d’attirer son attention sur moi, je lui dis :
– Je ne l’ai jamais vu, celui-là.
– Sérieux ? Il va falloir refaire ton éducation sur le plan
cinématographique, département Humphrey Bogart.
Il baisse alors le regard vers moi avec un tel amour dans les yeux
que je sens mon cœur se serrer, au point que j’ai l’impression qu’il
pourrait exploser.
Il m’aime encore, malgré ce qui s’est passé. Mais la main d’un autre
homme s’est posée sur mon corps, elle a souillé le lien qui me relie à
Smith et, même si j’essaie d’oublier de toutes mes forces cette idée, elle
me ravage complètement. Je me sens à vif. Vulnérable. Je ne veux pas
dormir, mais je ne veux pas non plus être éveillée. Je ne peux pas faire
face à cette situation, et Smith semble se contenter de prétendre que
rien de mal ne s’est passé.
Mais tout va mal. Terriblement mal. Je plaque une main sur ma
bouche et je déguerpis vers la salle de bains. Je m’effondre devant la
cuvette des toilettes, certaine de vomir. Mon estomac est soulevé de
violents spasmes, mais rien d’autre ne sort que halètements, râles et
étouffement. Smith se précipite vers moi et s’agenouille à mes côtés en
attrapant mes cheveux.
– Tu vas vomir ?
Je secoue la tête. Non, pour de vrai du moins. Que tout se passe
dans ma tête alourdit encore mon fardeau. Les spasmes remontent
dans ma poitrine et se transforment en sanglots qui me secouent tout
entière.
– Je suis désolée.
Mais des larmes brisent ma voix. J’ai du mal à parler.
– Tu n’as pas à être désolée de quoi que ce soit.
Il lâche mes cheveux, vient s’asseoir à côté de moi et conclut :
– De rien du tout.
– Alors, pourquoi as-tu tellement peur de me toucher ?
Je suis devenue hystérique. Je le sais, mais je ne peux plus contrôler
ce que je ressens, pas plus que je ne peux effacer cette agression.
– Tu penses que je n’ai plus envie de toi ? J’ai peur de te faire mal
ou de…
– Ou de quoi ?
J’ai besoin de savoir comment se termine cette phrase, j’ai besoin de
savoir que toutes ses pensées ne sont pas dirigées que vers un seul but :
celui de se sortir du bordel dans lequel nous sommes plongés tous les
deux.
– Je ne veux rien d’autre que te faire l’amour maintenant, dit-il tout
bas en caressant mon avant-bras d’un doigt. Pas te baiser. Pas te
dominer. Je veux simplement me sentir à l’intérieur de ton corps, mais
ça ne marche pas comme ça.
– Pourquoi pas ?
Je commence à être en colère contre l’idée que nous nous refusons
tous les deux ce dont nous avons besoin.
– Parce que je dois m’occuper de toi et j’ai déjà assez merdé comme
ça.
Impossible de supporter l’angoisse qui s’accumule dans son regard
vert.
– J’ai besoin que tu me montres que je suis toujours à toi. Que tu me
désires encore.
Il se lève, et mon cœur se brise au niveau des fissures qui ont eu à
peine le temps de cicatriser depuis notre dernière rupture. Un jour,
mon cœur aura disparu, il ne restera plus que du tissu cicatriciel. Mais
ce soir, je peux encore ressentir des choses, et l’agonie que m’inspire
Smith est bien plus vive que toute la douleur physique que j’ai pu
ressentir.
Alors, il se penche pour m’aider à me relever et me prend dans ses
bras. Il me porte doucement jusqu’à la chambre en me murmurant les
serments qu’il m’a faits quelques nuits plus tôt. Il m’allonge avec
précaution sur le lit et se déshabille complètement. Son membre
tressaute lorsqu’il s’approche de moi et il glisse ses mains sous la
ceinture de mon pantalon. Il le fait glisser rapidement.
– À l’hôpital, quand je t’ai vue dans ton lit et que je me suis aperçu
que tu respirais, tu sais ce qui s’est passé ? demande-t-il en mettant la
main sur sa queue. Je me suis mis à bander. J’avais tellement envie de
toi que j’ai dû planquer mon érection derrière un oreiller. Tu sais
pourquoi, ma belle ? Parce que j’ai toujours envie de toi. Parce que la
moindre de tes respirations est à moi et qu’elle ne m’a pas été volée. Il
faudrait que je reste loin de toi – que je ne te touche plus – parce que je
ne supporte pas l’idée que tu puisses souffrir.
– Non, ne fais pas ça, ne t’en va pas, je m’exclame, les mains
emmêlées dans ma culotte que je n’arrive pas à retirer. J’ai besoin de
savoir que tu me désires toujours.
– Maintenant, quand je dis qu’il faut qu’on fasse ça à ma manière,
dit-il en levant ma jambe avant de se baisser pour embrasser la fine
peau à l’intérieur de ma cuisse… ce n’est pas parce que je veux te
dominer, c’est parce que je ne me pardonnerais pas de te faire souffrir.
Notre relation a toujours été basée sur un mélange de douleur et de
plaisir. C’est ce qui nous a rapprochés et, maintenant, cette intimité
nous a été volée. J’ai plus que tout envie de prétendre que rien ne
déconne. J’ai envie de ramper jusqu’au bord du lit pour prendre sa bite
dans ma bouche, mais je sais qu’il ne voudra pas. Et son contrôle sur la
situation est le seul vestige de ce que nous partagions encore ce matin.
– Je veux te voir, dit-il d’une voix rauque.
Il se penche sur moi, sans poser le poids de son corps sur le mien.
J’ai envie de le tirer vers moi pour le forcer à libérer sa virilité primale
dont il me prive, mais je reste immobile. Smith caresse l’échancrure de
mon débardeur du bout des doigts sans quitter mes yeux.
– Je veux être prudent, alors j’espère que tu ne tiens pas trop à ce
vêtement.
Il attrape le tissu de ses deux mains et l’étire jusqu’à ce qu’il cède. Il
ne peut pas savoir qu’un autre homme a déchiré ma chemise l’autre
soir, tout comme il ne peut pas savoir que ce simple geste, commis avec
le plus grand soin et une vive sollicitude, supprime le précédent de ma
mémoire, le remplaçant par une image d’amour. Il ouvre mon vêtement
avec douceur, libérant ma poitrine, puis fait doucement glisser les
lambeaux de tissu au loin.
Ses doigts dansent sur ma peau, évitant les bleus laissés sur mon
corps par l’agression, puis il se met à m’embrasser. La bouche de Smith
descend plus bas, ses lèvres et sa langue serpentent sur ma peau avec
la douceur d’une plume. Ce soir, nous ne jouerons pas, pas de claque,
ni de fessée, ni de petit coup, mais il y aura du désir. Un désir qui me
consume comme une flamme dans un brasier. Un désir qui vient à bout
de toutes mes frayeurs.
Il n’y a aucune peur engendrée par la main de Smith. Aucune
inquiétude. Il a pris mon corps et m’a donné son âme en échange.
– Je vais te donner du plaisir, ma belle, tu vas te sentir bien,
murmure-t-il en me chatouillant le ventre de son souffle. Je vais
prendre ta douleur aussi longtemps et aussi souvent que je le peux.
Ma tête retombe contre les draps lorsque sa langue s’insinue entre
mes cuisses. Il lèche ma fente sur toute sa longueur avec une patience
révérencieuse qui attire mon attention sur mes sensations, jusqu’à ce
que mon corps soit entièrement centré sur cette zone. Il embrasse la
chair de plus en plus enflée de mon intimité, l’aspirant totalement avec
ferveur. Un gémissement s’échappe de sa poitrine, et je rue contre les
vibrations qu’il me communique.
Bon Dieu, cet homme. Cet homme plein de défauts, brisé,
présomptueux et parfait va me faire jouir sans même avoir atteint mes
petites lèvres.
Il recule dès que mon abdomen se contracte et passe ses bras
autour de mes cuisses, propulsant mes jambes au-dessus de ses
épaules. Ses mains glissent vers mes fesses pour les attraper
pleinement, me maintenant en l’air pour embrasser ma chatte torturée.
– Je n’en ai pas fini avec toi. Je voulais juste m’assurer que tu étais
bien concentrée sur moi.
On dirait bien une promesse. J’attrape les draps et je m’y agrippe
fermement.
– J’adore enfouir mon visage dans ton minou capiteux et goûter ton
excitation sur ma langue. J’ai juste dû m’arrêter pour admirer ta beauté
quand tes jambes sont autour de mon cou et ta chatte prête à me
recevoir. Je vais bien m’occuper de toi. Pour l’éternité, ma belle, pour
l’éternité.
Il ne me quitte pas du regard en se baissant pour me lécher. Je le
regarde faire, momentanément aveuglée lorsqu’il s’attaque à mes
grandes lèvres. Du bout de la langue, il stimule mon clitoris, jusqu’à ce
que je me retrouve le souffle coupé à le supplier. Mais il n’est pas
encore prêt à me laisser m’envoler. Il lèche maintenant mon sexe sur
toute sa longueur en prenant son temps. Je me tortille sous lui,
bondissant pratiquement hors de son étreinte. Enfonçant ses doigts
dans mes hanches, il donne un mouvement de balancier à mon corps
contre sa bouche qui jamais ne se fatigue.
– Pitié, pitié, pitié.
L’incantation s’échappe à chacun des passages de sa langue sur
mon clitoris.
Il s’arrête juste assez longtemps pour que mon désir fasse palpiter
douloureusement mes chairs jusqu’au fond de mes entrailles, puis sa
bouche se referme avec voracité sur mon bouton de nerfs engorgé.
Mon dos se cambre quand je plaque mon intimité contre sa bouche.
Il n’y a rien d’autre que lui et le plaisir qu’il déverse en moi. Il est mon
roc. Ma liberté.
Lorsqu’il me laisse enfin retomber sur le lit, je m’affaisse n’importe
comment, mes jambes glissent de ses épaules alors que l’orgasme
résonne encore en moi.
– Putain, tu es tellement mouillée quand tu jouis, grogne-t-il en
positionnant son gland contre l’ouverture de mes chairs trempées. Je
vais avoir ton goût dans la bouche pendant des semaines.
Je mords timidement mes lèvres en baissant les yeux alors que je me
prépare à recevoir plus de plaisir.
Plus, mais jamais assez. On dirait bien que c’est une base
relativement solide pour bâtir notre futur.
– Je sens déjà ta chatte se resserrer sur mon gland. Est-ce qu’elle en
veut plus ?
– Oui, Maître.
Je suis déjà à bout de souffle.
– Non, pas ce soir. Cette nuit, tu es ma femme, ma partenaire.
– Ton égale ? je lui demande pour le taquiner.
– Ça, tu l’es toujours, répond-il en léchant sa lèvre inférieure. Je ne
peux qu’espérer être le tien.
Il l’est, de toutes les façons possible. J’ai envie de le lui dire. J’ai
envie de presser mon corps contre le sien et de sentir cet homme qui
m’appartient totalement, et inversement. Mais avant de trouver la force
de bouger, il se glisse en moi, détruisant toute possibilité de
mouvement. Pas quand il me transperce jusqu’aux entrailles. Pas
quand il est enraciné en moi jusqu’au bout.
Nous commençons doucement, à un rythme sensuel. Nous ne
voulons ni l’un ni l’autre nous précipiter alors que nous nous attardons
dans les sensations de notre union. Il m’emplit totalement et je le
dévore jusqu’à ce que nous ne soyons plus qu’un seul corps, mêlé et
animé en une parfaite symphonie. Nos corps bougeant au même
rythme, notre tempo s’accélère progressivement, mais c’est là que Smith
s’arrête, puis se retire.
Il me manque immédiatement, la complétude que lui seul est
capable de me procurer a disparu et je crève d’envie de la sentir.
Il se déplace sur le matelas et s’adosse à la tête de lit.
– J’ai besoin de te tenir.
Je roule sur le ventre pour m’avancer à quatre pattes jusqu’à lui.
– Doucement, me recommande-t-il lorsque je m’abaisse sur son
érection en me guidant d’une main.
Je pousse un cri en le sentant me pénétrer aussi profondément et je
fais des cercles avec mon cul pour éprouver la délicieuse plénitude de
le sentir étirer mes chairs jusqu’au bout.
– C’est ça, ma belle.
Ses bras puissants m’enserrent et sa chaude main s’aplatit entre mes
omoplates. Il me serre contre lui en commençant à faire des
mouvements de bassin. Je m’agrippe à sa poitrine pour faire levier alors
qu’il cherche l’angle de pénétration idéal. En bougeant, la friction de
ses mouvements entraîne l’écartement de mes grandes lèvres, et mon
clitoris se retrouve alors dénudé. Il frotte contre les poils rugueux de sa
toison. Ma tête tombe en avant et je remarque à peine la petite pointe
de douleur lorsque mon front s’écrase contre son épaule.
– Je veux être en toi tous les jours, jusqu’à la fin de ma vie.
J’aimerais être plus fort pour renoncer à toi, mais ce n’est pas le cas,
dit-il d’un ton bourru dans mon oreille.
– Tu m’as promis l’éternité.
Je gémis alors que mes hanches cherchent à le prendre encore plus
profondément en moi. Impossible de m’échapper. Je ne le permettrai
pas.
– Et je tiendrai ma promesse. Toujours, répète-t-il en plongeant
plus profondément jusqu’à pratiquement me faire bondir.
Ses bras libèrent mon dos et il prend ma main pour la presser au
milieu de sa poitrine.
– Je suis à toi. Totalement. Tout t’appartient. Mon futur. Mon cœur.
Ma vie, même.
Je ferme les yeux et me concentre sur les battements rapides mais
constants de son cœur. Ma propre vie n’a commencé que le jour où je
l’ai rencontré et, un jour, quand il ne sera plus là, elle sera terminée.
Avant ça, je passerai chaque instant de ma vie à me battre pour lui.
Nous avons pris cette décision ensemble et nous avons prononcé
nos vœux. Même maintenant, en ayant affronté ce qui a risqué de nous
déchirer, nous sommes encore là.
– Je t’aime, Smith Price.
Ma bouche se pose sur la sienne, la parcourant rapi- dement.
Je sens son membre se comprimer en moi, et nous chevauchons vers
notre futur éternel ensemble, partageant de doux baisers, tout en
luttant pour nous rapprocher. Nous nous préparons pour la bataille
qui nous attend en dehors de ces murs. Lorsqu’il ralentit enfin, sa
bouche s’incurve pour céder la place à un sourire arrogant.
– Tu as l’air bien content de toi, je remarque en m’effondrant sur
lui.
Il a le droit d’avoir l’air satisfait. Sur la liste des meilleurs orgasmes
du monde, celui-ci a laissé loin derrière toute la concurrence.
– Je me disais juste que je t’aimais, Belle Price.
Je penche la tête pour lui adresser un faux regard courroucé, alors
même qu’une sensation de paix euphorique s’abat sur moi.
– Tu aurais dû faire part de tes objections avant de dire oui, ma
belle.
Il remonte mon menton de son index et dépose avec précaution un
baiser sur mes lèvres contusionnées.
– Est-ce que je peux faire enregistrer un avenant au contrat ?
En vérité, je veux porter son nom autant que je le veux, lui. Mon
patronyme ne m’apporte rien d’autre que de tristes souvenirs. C’est le
nom de mon père, pas le mien, et si je dois choisir le nom d’un homme,
c’est celui de Smith que je choisis.
– Je doute que ton avocat te le recommande, dit-il, d’un ton
ironique.
Je souffle pour faire comme si j’étais exaspérée.
– Eh bien, allons-y pour Belle Price, alors.
– D’ailleurs, à ce sujet… entonne-t-il en me déposant sur le lit avant
de se lever, je reviens tout de suite.
Je me laisse tomber sur les oreillers, une satisfaction indolente
envahit mes membres. Je sens mes paupières lourdement tomber de
sommeil avant même qu’il ne revienne.
– J’ai pris la liberté de te piquer ça dans ton sac à main.
Il revient se glisser dans le lit, mon alliance coincée entre son pouce
et son index, et il termine :
– Parce que sa place est sur toi.
Smith capture ma main et pousse doucement la bague autour de
mon annulaire. Je la regarde avec attention, essayant de comprendre
l’évolution de mes sentiments sur mon envie ou non de la porter. Cet
anneau constitué de parfaits diamants ne me semble plus lourd à
porter. Il ne fait plus clinquant. Il me semble simplement à sa place. Il
est aussi éternel que notre amour. Pas de début. Pas de fin. Juste un
cercle éternel.
– Si tu veux la changer…
Mais je secoue la tête et me penche vers lui pour l’embrasser
sauvagement sur la bouche. Je pâlis quand ma joue cogne
accidentellement contre la sienne, mais je ravale ma douleur avant qu’il
ne puisse la déceler.
– N’ose même pas la retirer de mon doigt.
– Bien, tu peux choisir mon alliance.
Il glisse son bras dans mon dos alors que nous restons là, à admirer
le nouvel ornement de mon doigt.
Puis, surprise, je lui jette un coup d’œil.
– Quoi ? demande-t-il en haussant les épaules. Je t’appartiens, ma
belle. Si tu ne veux pas que je…
– Oh si, tu vas en porter une.
– J’aime bien quand tu es jalouse, me taquine-t-il en emmêlant nos
doigts.
– Je veux simplement que tout le monde sache que tu es à moi, je
lui réponds dans un murmure. Comme ça, ils sauront à quel point j’ai
de la chance.
– On est deux comme ça. Maintenant, repose-toi, Madame Price,
m’ordonne-t-il en remontant la couette.
– Tu penses quoi de Mademoiselle Price ?
– Tant que tu restes une Price, murmure-t-il en tendant le bras
pour baisser la lumière.
– Pour toujours.
Mes yeux se ferment et je sombre dans un sommeil sans rêve.
CHAPITRE
VINGT-CINQ

Violet. C’est le seul mot qui filtre du brouillard d’antalgiques qui


enfume mon cerveau. Je lève la main et tâte avec précaution ma joue
enflée. La femme dans le miroir tressaille quand une vive douleur la
secoue. Pas étonnant que Smith ait tant hésité avant de me toucher.
J’ai l’air d’un monstre. Peu importe la quantité de maquillage que
j’utiliserai pour essayer de couvrir tout ça, seulement essayer d’étaler
du fond de teint sur la contusion me semble être une très mauvaise
idée.
Smith apparaît derrière moi et étudie ma réaction dans le miroir.
Ses mains puissantes enserrent mes bras, et je ferme les yeux pour
savourer la sensation.
– Laisse-toi le temps de guérir, m’ordonne-t-il à voix basse. Je vais
faire venir une infirmière pour passer la journée avec toi.
Je fais demi-tour en secouant la tête.
– Non. Ne fais pas ça.
L’idée de rester seule avec un inconnu m’est vraiment
insupportable.
– Je ne peux pas te laisser comme ça, ma belle.
Il lève la main pour caresser mes cheveux en arrière, prenant bien
soin d’éviter mes plaies. Je vois l’horreur dans ses yeux et, derrière elle,
une émotion qui me coupe le souffle.
– Alors, ne me quitte pas.
Je mords ma lèvre inférieure pour essayer de le séduire, mais je
regrette immédiatement ma décision lorsqu’une douleur fulgurante me
traverse la tempe.
Smith réagit immédiatement, mais je le repousse, lui et son
inquiétude. Je ne peux pas supporter sa pitié, pas plus que la réalité de
ce qui s’est passé. La police a retrouvé ma voiture, mais pas mon
agresseur. Rien que ça, mélangé à l’effet soporifique des médicaments
qu’on m’a donnés, pousse mon émotion à son maximum.
Je ravale les larmes qui semblent perpétuellement bloquées dans
ma gorge et lui dis :
– Je vais appeler ma tante.
– Tu es sûre ?
Le regard de Smith s’adoucit, comme pour me rappeler que la
fureur qu’il n’arrive pas à cacher ne m’est, en aucun cas, adressée.
– Oui.
Il attend que je passe mon appel depuis le téléphone de l’hôtel,
suspectant peut-être que je ne vais pas le faire du tout. Quand je
raccroche avec Jane, il effleure mes lèvres pour y déposer un baiser.
– Je t’aime.
J’attrape sa main et m’y accroche, désespérément.
– Je vais revenir.
Il m’a parlé d’un ton solennel, et je desserre un peu ma prise, le
laissant doucement s’éloigner.
Je veux lui demander de rester. Ou lui demander de me dire quand
il reviendra. Mais une petite partie de moi, la part qui n’a pas été
écrabouillée hier lors de mon agression, résiste. Je ne suis pas ce genre
de fille. Je ne veux pas l’être. Je ne peux pas admettre d’être changée
par cette attaque.
Dès son départ, je prends un autre antalgique que je fais glisser
avec une gorgée de vin. Si je dois passer toute la journée enfermée dans
une chambre d’hôtel, que ce soit sans possibilité de réfléchir.
Mais même lorsque d’une torpeur léthargique me tombe dessus,
mon cerveau continue à faire tourner en boucle le film de mon
agression. Smith ne m’a pas dit que j’avais été une cible désignée, une
décision que je considère comme calculée. Mais quoi qu’il en soit, je sais
que c’était le cas. Une coïncidence, c’est croiser un ami par hasard dans
un restaurant. Se faire rouer de coups quand son mari travaille pour le
patron du syndicat du crime en ville n’en est pas une.
Quand j’entends qu’on frappe à la porte, je me fige sur place. Puis
je me prépare à encaisser la réaction de Jane. Si elle a trouvé étrange
que je lui donne rendez-vous dans une chambre d’hôtel, elle n’en a rien
dit. Mais elle ne s’attend pas à ça. Je jette un coup d’œil dans le judas
avant d’ouvrir la porte.
Jane reste bouche bée, et je dois la traîner dans la chambre en
verrouillant rapidement la porte derrière nous.
– Qui t’a fait ça ?
Sa question est posée d’un ton autoritaire qui détonne avec le calme
de la chambre.
– Je me suis fait voler ma voiture.
C’est tellement plus que ça, mais je ne suis pas certaine d’avoir la
force de raconter toute l’histoire à ma tante.
Et c’est là que les questions commencent. Est-ce qu’on a arrêté
l’agresseur ? Pourquoi suis-je à l’hôtel ? Où est ce soi-disant petit ami
d’ailleurs ?
– Il est parti gérer la situation, dis-je en espérant que ma réponse
sous-entende qu’il soit allé faire un truc très simple, genre discuter avec
la police.
Jane me guide vers le canapé et m’aide à m’y installer, son élégant
visage plissé d’inquiétude.
– Belle, est-ce que tu as des ennuis ? Est-ce qu’il y a autre chose ?
Je ferme les yeux de toutes mes forces, mais je ne peux pas retenir
mes larmes.
– Je ne peux pas en parler.
– Est-ce que c’est lui qui t’a fait ça ?
Elle a posé sa question d’un ton très bas, qui frise les intentions de
meurtre.
– Non.
– Mais il sait qui l’a fait.
Elle n’attend pas ma réponse avant de récupérer son sac à main et
de conclure :
– Je te ramène à la maison.
– Non !
Je bondis sur mes pieds. Impossible d’imaginer ce qui se passerait si
Smith rentrait sans me trouver. Je suis déjà malade en pensant à ce qui
l’a attiré loin de moi ce matin, quoi que ce soit. Si je disparaissais, il irait
directement voir Hammond.
– De qui ou de quoi te caches-tu ?
Tout le monde. Personne. Je ne sais pas comment répondre.
– Je suis en sécurité ici.
C’est tout ce qu’elle a besoin de savoir.
– Et Smith ?
– Il s’en occupe.
Je ne peux pas lui en dire plus que ça, pas tant que la situation
déconne dans tous les sens. Je regrette déjà de lui avoir demandé de
venir. Il y a trop de personnes de mon entourage impliquées dans ce
cauchemar.
Le regard de Jane se porte sur ma main. Ses lèvres se pincent
quand elle voit l’alliance à mon annulaire, mais elle ne dit rien.
Encore une chose que je vais devoir lui expliquer quand le moment
sera venu. Pour l’instant, je suis soulagée qu’elle accepte de l’ignorer.
Je tapote la place à côté de moi sur le canapé et Jane s’y laisse
tomber, tenant toujours fermement son sac à main. Une grande
enveloppe en kraft en dépasse. À sa vue, mon sang ne fait qu’un tour et
je lui demande :
– Qu’est-ce que c’est ?
– Rien.
Elle écarte son sac, mais je l’attrape et l’en extirpe.
Le courrier m’est adressé. Malgré ses protestations, j’ouvre
l’enveloppe et j’en sors une grosse pile de documents juridiques. Si
j’avais cru que la situation ne pouvait pas empirer, j’aurais eu tort. Je
les parcours rapidement sans en comprendre la moitié, mais je saisis
l’idée principale.
Ma mère est allée au bout de son délire de menaces et elle a monté
un dossier à charge non seulement contre moi mais aussi contre ma
propriété : Bless. Je le regarde un bon moment en silence, puis je me
mets à rire. J’en ai tout le corps secoué, mon visage est douloureux
mais impossible de m’arrêter.
Jane me les prend des mains et les regarde un instant avant de les
jeter de l’autre côté de la pièce.
– Qu’elle aille se faire foutre ! annonce-t-elle en prenant ma main.
Mon rire diminue graduellement lorsque je réalise ce qui m’attend.
Je suis attaquée de toutes parts et je ne sais pas dans quelle direction
commencer à taper.
CHAPITRE
VINGT-SIX

D’impatience, je tapote mon mug du bout des doigts. Ce café est


froid depuis au moins une demi-heure. J’ai laissé Belle à l’hôtel il y a
une heure. Sortant mon portable, je regarde son dernier message. Je
suis au bon endroit, au bon moment, mais Georgia n’est pas là. Plus
j’attends, plus je fais de moi une cible. Je sors mon portefeuille et laisse
de l’argent sur la table pour dédommager le temps perdu du serveur.
Je veux croire qu’elle a oublié notre rendez-vous, mais en
démarrant la Bugatti, mes pensées prennent un tour bien plus sombre.
Sans réfléchir, je me mets à zigzaguer dans la circulation en me
dirigeant vers l’endroit où j’avais juré ne plus jamais remettre les pieds.
En un temps record j’y arrive, ayant explosé les limitations de vitesse
chaque fois que c’était possible. La rue est déserte, ce qui n’est pas
inhabituel à cette heure-ci. Seule la clientèle la plus hard-core du Velvet
y est à cette heure-ci, et ça ne me plaît pas du tout.
Tapant le digicode, j’entre dans le couloir que je connais si bien. Il
me conduit directement vers un passé que je voudrais laisser derrière
moi.
Une musique sensuelle envahit l’espace, le choix est plutôt de bon
goût pour une fois. J’entre dans la salle principale quasiment vide. Il
n’y a qu’Ariel, la nouvelle et plus fidèle barmaid du Velvet.
Elle lève les yeux des bouteilles qu’elle était en train de ranger, et
son regard passe vite d’un intérêt désinvolte à la surprise.
– Est-ce que Georgia est là ? je demande en me dirigeant vers son
bureau.
– Nan.
Ariel regarde partout autour d’elle comme pour s’assurer qu’elle est
seule avant de revenir vers moi et me dévisager.
– Elle a appelé pour dire qu’elle ne viendrait pas cette semaine.
Pour un truc. Hammond a trouvé un gérant pour faire l’intérim.
– Il est là ?
Elle secoue la tête pour dire non, à mon plus grand soulagement.
La derrière chose dont j’ai besoin, c’est qu’un des laquais d’Hammond
se précipite lui annoncer ma présence ici.
– Je vais vous dire, je ne m’attendais pas à vous revoir ici, dit Ariel
sur un ton un peu trop décontracté.
Je m’arrête un instant pour la dévisager. Ses cheveux roses ont
assez de gel pour faire tenir sa crête sur sa tête et, à la différence de la
dernière fois où je l’ai vue, elle porte un jean et un T-shirt. Elle n’est
clairement pas là pour s’occuper du bar, ce qui veut dire que le Velvet
n’est pas ouvert.
Or, le Velvet ne ferme jamais.
Je détends mon visage pour laisser un sourire s’installer et je me
glisse sur un tabouret. Je peux être charmant si nécessaire, mais putain,
c’est vachement plus dur quand mon instinct me dit de sauter par-
dessus le bar et de l’étrangler. Tripotant le bord d’une serviette en
papier, je lui demande :
– Qu’est-ce que vous faites là d’ailleurs ? Cet endroit est
complètement mort.
Elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule, mais elle continue à
refaire son stock en sortant des bouteilles des placards. Elle finit par se
retourner et pose les mains sur la surface boisée du bar en haussant les
épaules.
– L’inventaire. Nous avons eu un gros week-end. Je n’aime pas être
prise au dépourvu.
– C’est très méritoire. Moi non plus je n’aime pas être pris au
dépourvu.
Je conserve un ton badin, mais impossible d’ignorer les menaces
cachées sous cet échange.
Les lèvres pleines de piercings d’Ariel s’entrouvrent, et elle se
penche encore plus bas pour que son T-shirt très échancré révèle sa
poitrine.
– Pourquoi ? Vous avez envie de faire autre chose ?
C’est pour cette raison que je l’ai toujours ignorée. À l’évidence, ce
qui se passe dans ce club lui plaît, elle aime ça. La dernière fois, elle
m’a pratiquement supplié de faire la scène avec moi. Qu’on lui ait fait
miroiter un étalage de ma domination n’a fait qu’aiguiser son intérêt.
Son voyeurisme m’a aveuglé et je n’ai pas vu ses réelles intentions, mais
il a aussi sapé son objectif.
Il est dangereux d’accepter un boulot quand on ne peut pas
maîtriser ses désirs. C’est ce qui a toujours mis à mal le pouvoir de
Georgia. Ariel semble souffrir du même problème de manque de
maîtrise de soi.
Je détache un bouton de manchette, le jette sur le bar et roule une
manche. La langue d’Ariel filtre entre ses lèvres quand je répète l’action
de l’autre côté pour révéler mes avant-bras. Je suis connu pour cette
introduction. Ce geste m’a rendu célèbre dans le milieu. Quand je me
lève pour l’examiner, ses paupières sont lourdes de désir.
Elle a trop de lacunes. Trop fervente. Trop immature. Elle m’a
observée, mais elle ne s’est jamais projetée. Hammond a dû déceler
quelque chose en elle que je ne vois pas. Mais bon, il les aime
malléables, il aime ce genre de femmes, celles qu’il peut faire entrer
dans le moule que son esprit pervers a en tête.
Ariel gigote devant moi, elle se tord les doigts sous mon regard
pénétrant.
C’est ça. J’ai peut-être perdu mon désir pour les soumises anonymes,
mais je n’ai pas perdu mon savoir-faire. Il fut un temps où je pouvais
entrer dans cette pièce, choisir n’importe quelle fille, et elle se mettait à
genoux devant moi. Ariel est sur le point de me prouver que j’en suis
toujours capable.
– J’en déduis que c’est une proposition.
Je retire ma cravate et détache le premier bouton du col de ma
chemise. Mais c’est là que je m’arrête. Mon corps appartient à Belle, et
cette connasse n’obtiendra rien de plus qu’une main autour de son cou.
– Chambre serpent, immédiatement.
C’est facile de me glisser dans le rôle du Maître, mais ça ne me
réjouit pas. Je me dirige vers le très bien nommé salon privé que je n’ai
jamais apprécié. Je l’ai toujours détesté à cause de l’utilisation
tapageuse de son cuir pour le décor, mais c’est la place du serpent.
Ariel entre à ma suite et je lui montre du doigt où aller. Elle se précipite
pour se positionner au milieu de la pièce et lever les bras vers la rangée
de menottes qui pendent du plafond.
Tout ça devient bien trop facile.
– Vous voulez que je me déshabille ? demande-t-elle, pleine
d’espoir.
Oh putain non !
Je réponds en grognant :
– Est-ce que je vous ai autorisée à parler ?
Elle devient silencieuse, et je me mets au travail en attachant ses
mains de sorte qu’elle ne puisse s’échapper.
– C’est ce que vous avez voulu, dis-je d’un ton accusateur en
tournant autour d’elle. Tellement voulu que vous souhaitez nourrir le
loup directement vous-même.
– Oui, Maître, halète-t-elle.
Je lui assène une paire de gifles.
– Vous n’avez pas le droit de m’appeler comme ça.
Elle baisse les yeux et écarte les jambes en se tortillant. On ne va pas
aller par là. Je garde cette pensée pour moi en tournant autour de son
corps ligoté. Sa respiration s’accélère quand j’approche. Mais plutôt que
de la déshabiller, je passe mon bras autour de ses épaules et serre son
cou entre mes doigts.
– Maintenant, vous allez répondre à mes questions.
L’effet de mes paroles est immédiat. Ariel se débat contre les
menottes et essaie désespérément de se libérer.
– C’est trop tard pour ça. Vous avez voulu être dominée, et c’est
justement ce que je vais faire. Vous allez me dire absolument tout ce
que je veux savoir.
Je serre sa gorge pour appuyer le fait que je contrôle la situation.
– Non !
Je serre un peu plus pour empêcher l’air de rentrer dans ses
poumons.
– Vous êtes débutante, n’est-ce pas ? Pas besoin de me répondre. Je
n’arrive pas à croire qu’Hammond vous fasse confiance pour faire ce
boulot. C’est pour ça que vous êtes venue travailler ici, non ?
Je desserre ma prise ; elle prend une grande goulée d’air, mais ne
parle pas.
– Je crois que vous ne comprenez pas.
Je grogne en remontant la main vers son menton pour le capturer.
Je me penche vers elle, la bouche contre son oreille, alors qu’elle essaie
de s’échapper.
– Les hommes qui n’ont plus d’espoir perdent leur sang-froid. Je ne
suis pas désespéré, mais vous ne savez pas jusqu’où je suis prêt à aller
pour obtenir des réponses. La question était simple, alors répondez.
Est-ce qu’il vous a envoyé ici ?
– Oui, crache-t-elle.
– Ce n’était pas si dur que ça, n’est-ce pas ? (J’attrape ses cheveux
de mon autre main.) Est-ce que vous avez espionné Georgia pour lui ?
Elle ne répond pas, je projette sa tête en arrière en tirant ses
cheveux par la racine.
– Oui ! crie-t-elle.
Je la maintiens dans cette position. Là, on va dans le bon sens.
– Et moi ?
Cette fois-ci, elle gémit en répondant :
– Oui.
– Comment a-t-il su où trouver ma femme ?
Il a découvert la vérité sur Belle, c’était couru d’avance, et je n’ai
pas de temps à perdre à aller à la pêche aux informations. Pas après
cette agression. Ce n’est pas le fruit du hasard ni un incident isolé et je
veux savoir ce qu’il fera ensuite.
– Il la piste, répond-elle à voix basse.
– Comment ?
Je me force à ignorer la peur qui me ronge.
– Vos portables. Il a eu plus de mal à récupérer celui de votre
femme, mais un jour cette conne l’a oublié à son bureau avant d’aller
déjeuner. Il vous suit tous.
Elle rit après m’avoir dit ça et je me fige sur place. J’ai envie de
l’étrangler. J’ai envie de la voir lutter pour reprendre son dernier
souffle, mais je n’en ai pas fini avec elle.
– Georgia ?
– On s’est occupé d’elle.
Je jette sa tête dans l’autre sens, j’ignore ses cris quand elle
m’appelle. Elle mérite de mourir, mais quand Hammond se rendra
compte qu’elle l’a trahi, il s’occupera de ça. J’arrête de faire son sale
boulot, je l’ai trop fait pour m’occuper d’elle maintenant.
Pour l’instant, Belle est en sécurité. Je me suis assuré que son
portable et toutes ses affaires soient livrés à la maison lorsque nous
avons quitté l’hôpital. Mais Georgia ? Je l’appelle encore une fois, mais
je tombe sur sa messagerie.
– Comment s’y est-il pris ?
Je me marmonne la question en laissant le Velvet derrière moi.
L’image de mon père flottant sans vie dans la piscine me revient en
tête. On a dit que son décès était un accident.
C’est malheureux de voir ce qui peut arriver quand les gens sont laissés
tout seuls.
Voilà ce qu’Hammond a dit à ma mère à la fin de l’enterrement.
Je ne réfléchis pas. J’agis. L’appartement de Georgia est au coin de
la rue et je ne prends pas la peine de regarder en démarrant la Bugatti
pour m’y rendre à toute vitesse.
Quand j’entre chez elle, je suis accueilli par un silence inquiétant.
Elle n’a pas changé la serrure depuis des années, ce qui est très
pratique pour moi, mais pourrait se révéler mortel pour elle. J’allume
la lumière et je commence mes recherches. Je me précipite vers la
chambre et aperçois quelque chose juste derrière le lit.
Une main.
Je fais le tour du lit et tombe à genoux à côté d’elle, dans une mare
d’hémoglobine. Ses paupières tentent de se soulever lorsque mes mains
se posent sur la plaie de son ventre. Il y a bien trop de sang. Il filtre
entre mes doigts lorsque j’essaie de faire pression dessus. Même dans le
noir, elle est pâle et ses lèvres ont pris une teinte bleue malsaine.
– Smith ?
Sa voix est très faible, confuse même, alors qu’elle lutte pour ouvrir
les yeux.
– Tout va bien.
Mais ce n’est pas vrai. Je la lâche un instant et sors mon portable de
ma poche. Il glisse entre mes mains ensanglantées qui tremblent
lorsque j’essaie de le rattraper. J’appelle les secours en tirant un drap
de son lit, que j’enroule pour faire une boule. Je le presse contre sa
blessure et, de mon bras libre, je la tire sur mes genoux. Ses cheveux
noirs tombent autour de son visage.
– Il sait.
Un liquide écarlate jaillit de ses lèvres lorsque ses mots les
franchissent.
– Je sais. Tiens bon. Les secours arrivent.
Il faut qu’elle reste éveillée, mais j’ai peur de la laisser continuer à
parler.
Elle essaie de secouer la tête, mais elle n’en a pas la force.
– Il sait où elle est.
– Elle est en sécurité, dis-je pour l’apaiser. Elle n’est pas à la
maison.
– Smith !
Georgia déglutit pour ravaler l’écume écarlate qui a accompagné
son exclamation, et elle poursuit :
– L’homme qui est venu ici…
Elle lutte pour respirer, et son visage se tord de douleur tandis
qu’elle cherche sa voix au milieu de toute cette souffrance.
– Il a téléphoné à quelqu’un. Il va au Westminster Royal.
Le monde s’arrête autour de moi. À l’instant où je prends
conscience de ce que Georgia vient de me révéler, je suis saisi d’horreur.
Je ne sais pas du tout comment il l’a trouvée. Je ne sais pas depuis
combien de temps il est au courant. Je ne sais pas ce que je vais trouver
quand j’arriverai près d’elle. Je suis tétanisé par la peur qui serre ma
poitrine de toutes ses forces. Je baisse les yeux vers Georgia et
murmure :
– Désolé.
Le choix ne se pose pas entre partir ou rester. Ni entre ces deux
femmes qui occupent une place totalement à part dans ma vie. L’une
est mon passé. L’autre est mon avenir. Et pourtant, je suis rivé sur
place.
– Vas-y.
L’ordre de Georgia n’est pas plus fort qu’un souffle murmuré, mais
je sens que le lien qui nous unissait cède. Nous avions fait ce choix
depuis le début, le choix d’un sacrifice que nous acceptions tous les
deux pour nous libérer.
Je la laisse là, sa vie ruisselle de son corps pour infiltrer la moquette
et je sais que, bientôt, elle sera enfin libre.
CHAPITRE
VINGT-SEPT

Le moteur de la Bugatti rugit lorsque j’appuie à fond sur la pédale


d’accélérateur en esquivant les bouchons dans une tentative désespérée
de rejoindre rapidement l’A3212. Je reste concentré sur la route.
Tourner. Doubler. Être dans le présent est la seule chose qui
m’empêche de me noyer dans le passé ou de paniquer pour mon
avenir.
Sur la voie rapide, une voiture tente de changer de file pour éviter
un accident en me ratant de peu. J’appuie violemment sur la pédale de
frein lorsque la circulation ralentit pour laisser passer une ambulance
qui se rend sur le lieu du carambolage.
Je tape sur mon volant.
– Mais c’est moi, la putain d’urgence !
Lorsque je m’arrête complètement, la réalité me tombe brutalement
dessus. Dans ce bouchon, impossible d’empêcher mes pensées de
dériver vers ce qui vient de se passer. Et la réalité de la situation prend
vie sous mes yeux.
Le sang de Georgia.
Il y en a partout sur le volant. Sur mes mains. Je frotte le plastique
avec ma manche, mais impossible de l’essuyer.
Nous avons entretenu cette blague perverse pendant des années :
dire qu’elle était ma sœur. Un sarcasme que nous n’aimions que trop
nous jeter mutuellement au visage. Mais lorsqu’une boule se forme
dans ma gorge, je sais qu’elle est ce que j’ai eu de plus proche d’une
famille pendant la majeure partie de ma vie. J’ai passé du temps à me
poser des questions sur ses choix et à la juger, mais ce n’est que
maintenant que je me rends compte que je l’ai aimée. Peut-être que
c’est ça, avoir une sœur. Un agacement perpétuel. De
l’incompréhension. Et ne comprendre ce qu’ils représentent que bien
trop tard.
Hammond répondra de ce qu’il lui a fait.
Mais penser à son meurtre ne me rend que plus conscient du
danger qu’encourt Belle en ce moment.
Peu importe comment, ils savent où elle est. Il est tout à fait
probable qu’ils me suivent depuis le début, mais je ne peux pas en être
sûr. Ariel a dit qu’ils pistaient nos portables, ce qui veut dire qu’avoir
laissé le sien chez elle n’a aucune importance si j’ai gardé le mien avec
moi pendant tout ce temps.
Je l’appelle quand même et j’attends, jusqu’à tomber sur la
messagerie.
Appuyant sur la commande vocale, j’ordonne qu’on me mette en
relation avec le Westminster Royal. Lorsque la réception décroche, je
demande immédiatement :
– Price. Le penthouse.
– Je suis désolée, répond la fille sur un ton trop joyeux. On nous a
signalé que ce client ne souhaite pas être dérangé.
– Sans déconner. C’est moi qui ai fait cette demande. J’essaie de
joindre ma femme. C’est une urgence.
– Je suis désolée, Monsieur. Je peux prendre un message si…
Je lui raccroche au nez. Mais putain, pourquoi j’ai demandé qu’elle
ne soit pas dérangée ? Parce que j’ai connement cru qu’elle serait en
sécurité et, maintenant, il n’y a aucun moyen de l’avertir. Je pourrais
appeler la police, mais je ne doute pas un instant que je serai plus
rapide qu’eux. J’essaie de l’appeler encore une fois. Bon Dieu, j’ai envie
de hurler quand j’entends son message d’accueil.
Je jette mon portable sur le siège passager puisqu’elle ne répond
pas. Et à peine je sors de l’autoroute qu’il se met à sonner.
– Belle ? je réponds d’un ton sec. Il faut que tu sortes de là.
– « Ce n’est pas Belle. »
La voix familière d’Hammond serpente sur ma peau. Il poursuit :
– « Mais on dirait bien que tu es en route pour aller la voir. Je suis
sûr qu’elle appréciera plus une surprise romantique que de recevoir un
appel pour l’en prévenir. Après tout, elle ne s’attend pas à ce que tu
reviennes à l’hôtel avant plusieurs heures. On m’a dit que les jeunes
mariés étaient particulièrement sentimentaux. Tu devrais peut-être
passer prendre un bouquet de chrysanthèmes avant d’arriver. »
J’ai bien compris sa référence aux fleurs qu’on apporte
normalement au cimetière.
– Hammond, quand je mettrai la main sur toi…
– « Quoi, Smith ? Que vas-tu me faire ? Tu aurais pu m’éliminer
depuis des mois et, pourtant, tu n’as rien fait. Ton père. Margot… tu
n’as jamais cherché à les venger. »
Il s’arrête un instant, j’ai l’impression que l’appel a été coupé, mais
non.
– « Bien entendu, c’est peut-être cette ridicule chasse aux sorcières
dans laquelle tu t’es fait prendre, en essayant de jouer petit. »
– C’est terminé. Tu sais qui mène l’enquête.
– « Oui, je le sais, répond Hammond, sans paraître inquiété. Albert
aussi avait commencé. Je crois qu’il avait à peu près autant de preuves
que toi ou son fils maintenant. »
– Pourquoi ?
Il a envie de se vanter et j’ai besoin qu’il continue à parler. S’il est
au téléphone avec moi, il ne peut pas la blesser.
– « Pourquoi t’en prendre à Clara ? À Belle ? »
– Je suppose que je suis une sorte de romantique. J’aime les
histoires d’amour tragiques. Est-ce que Samantha t’en a parlé quand tu
es allé lui rendre visite ?
Mon sang ne fait qu’un tour et j’agrippe mon volant de toutes mes
forces, les jointures de mes doigts blanchissent. Je vois le Westminster
Royal devant moi, mais je ne suis pas assez près.
– Tu as parlé à Samantha ?
– « Bien sûr. Tu crois sincèrement qu’elle a fui à New York pour
redémarrer à zéro ? Je te croyais bien plus malin que ça. Si j’avais su, je
n’aurais pas pris la peine de te mettre à la fac de droit. Samantha a et,
disons-le, aura toujours une dette envers moi. Tu peux le com-
prendre. »
Je n’ai pas envie d’entendre parler de la trahison de Samantha. Pas
quand il y a de tels enjeux.
– Tu n’as pas répondu à ma question.
– « Ah oui, pourquoi m’en prendre à ces adorables jeunes épouses ?
Honnêtement, Clara était simplement un moyen pour parvenir à mes
fins. Je voulais me débarrasser d’Albert et, bon Dieu, son ex était
complètement dingue. Quand sa tentative a lamentablement échoué, il
n’était que bien trop heureux d’accepter mon aide. Il voulait
simplement l’empêcher d’être avec Alexander. Nous avons eu plusieurs
opportunités en réalité, mais frapper lors de son mariage était si
poétique – et jamais personne n’a douté de ses motivations. Tout le
monde a cru que c’était l’œuvre d’un forcené et que le roi s’était
retrouvé sur son passage. Rien ne couvre mieux un crime qu’un autre
scandale. »
– Alexander a deviné la vérité. Il savait qu’il y avait autre chose
derrière.
J’éprouve une certaine fierté d’entretenir maintenant une fragile
camaraderie avec un homme qui a su voir clair dans toute cette horreur
pour la percer à jour.
– « Bien sûr qu’il a compris, mais ça n’a que peu d’importance,
puisqu’il hésite à se lancer. Trop d’informations. À qui peut-il faire
confiance ? Il ne peut pas passer à l’acte. Mais tu le sais, n’est-ce pas ?
Puisque tu es allé le voir pour le supplier d’aller jusqu’au bout. C’est
comme ça que j’ai découvert que tu t’étais marié. Ça fait mal, mon fils.
Je n’aurais pas dû apprendre la nouvelle de quelqu’un d’autre. »
– Je ne suis pas ton fils.
– « J’aurais bien envoyé mes félicitations un peu plus tôt, continue-t-
il en m’ignorant, mais je n’avais pas ton adresse actuelle. Mon cadeau
est en cours de livraison. »
– Si tu touches à l’un de ses cheveux…
– « Je ne la toucherais même pas en rêve. Belle est une jeune femme
charmante. Notre ami commun était bien déçu de ne pas avoir réussi à
passer assez de bon temps avec elle l’autre soir. »
– Arrête ça ! Tu peux m’avoir. Je ne lutterai pas. Je viendrai à toi.
Je ne témoignerai pas pour Alexander. Laisse-la tranquille.
– « Et mettre fin au petit plaisir de Jake ? Il avait tellement hâte de
la revoir. Passe-lui le bonjour de ma part. »
Fin de l’appel.
CHAPITRE
VINGT-HUIT

Je me redresse dans mon lit en frottant mes paupières par


habitude. Une douleur fulgurante s’abat sur ma tempe. Je cligne des
yeux pour chasser les larmes qui envahissent mon œil tuméfié. Il va me
falloir du temps pour m’y habituer.
– Comment te sens-tu ? demande Jane, le regard très soucieux, au
moment où je la rejoins dans le salon.
– Ça va.
Mensonge. Je me sentirai peut-être un peu mieux quand Smith
reviendra et que je pourrai enfin sortir de cette chambre. J’ai préféré
dormir plutôt que d’être obsédée par son retour.
Jane se lève et m’examine.
– Tu veux un autre antidouleur ?
Je secoue la tête, mais le mouvement brusque provoque une
nouvelle vague de souffrance et je grimace.
– Je crois qu’il vaudrait mieux quand même.
Je ne résiste pas lorsqu’elle va chercher les médicaments et une
bouteille d’eau.
– Tu as mangé quelque chose aujourd’hui ? demande-t-elle alors
que j’avale le cachet.
– Non, j’admets honteusement. Je n’ai pas vraiment mangé depuis
hier soir. J’ai un peu mal au ventre.
– Bien sûr, répond-elle avant de froncer les sourcils. Tu viens de
prendre un opiacé, il faut manger quelque chose avec.
Je soupire. Comme d’habitude, elle a probablement raison.
– J’imagine qu’on peut commander quelque chose au room service.
– Ou sinon, il y a ce restau indien au coin de la rue, propose-t-elle.
On pourrait prendre l’air.
Sa suggestion n’est pas anodine. Jane essaie encore de savoir ce qui
se passe. Je ne veux pas lui dire que Smith péterait les plombs s’il
découvrait que j’avais quitté l’hôtel. Alors, je lui montre mon visage.
– Je ne suis pas encore prête à faire mes débuts sous les sunlights.
– C’est logique.
Mais il y a comme un doute dans le ton de sa voix. Alors, elle
reprend :
– Je n’en ai que pour quelques minutes.
– Ça ira, ne t’en fais pas.
Jusqu’à présent, Jane a plus été une baby-sitter qu’une infirmière.
Elle est restée sur le canapé pendant que je faisais la sieste et m’a filé
des cachets quand je me suis réveillée. Sans cesser de me poser des
questions dès qu’elle en avait l’opportunité.
– D’accord, ce n’est qu’une petite balade de rien du tout. Oh ! Et
j’oubliais. (Elle sort mon portable de son sac.) Tu as laissé ça à la
maison. Mieux vaut que tu l’aies avec toi.
– Merci.
Reprendre contact avec le monde extérieur me semble un concept
des plus rafraîchissants à ce stade. Je fronce les sourcils quand je me
rends compte que Smith a essayé de m’appeler. Il va certainement
devenir dingue si je ne le rappelle pas.
– Je reviens tout de suite.
Je verrouille la porte derrière Jane et le rappelle immédiatement,
mais je tombe directement sur sa messagerie. Je vérifie l’heure à
laquelle il m’a appelée et je vois qu’il ne s’est écoulé que quelques
minutes. Il doit probablement essayer de me rappeler.
Je tire sur mon pyjama. Il colle, mes cauchemars m’ont fait
transpirer. Un bain semble être une bonne idée. Si Smith doit avoir
cette tronche sous le nez quand il rentrera, mieux vaut que le reste soit
présentable. Ça va me faire du bien de me sentir humaine à nouveau.
En plus, je n’ai pas encore eu le temps de me nettoyer après nos ébats
de la nuit.
C’est le problème avec tous ces médicaments, je n’arrive pas à
fonctionner normalement. Je me déplace au ralenti. Quand le dernier
cachet commence à faire effet, je cligne des yeux, mes paupières sont
lourdes de sommeil. L’espace d’un instant, je me dis que ce n’est pas
une bonne idée de prendre un bain, mais Jane sera bientôt de retour et
puis, d’abord, qui s’est déjà noyé dans une baignoire ?
J’ouvre l’appli musicale de mon téléphone et trouve la playlist des
Rolling Stones. Écouter la musique qu’aime Smith m’apaise. Je monte le
volume du portable et le laisse tomber sur le lit défait.
J’ouvre le robinet et j’attends que l’eau chauffe pendant que je retire
mon pyjama pour m’enrouler dans un peignoir de l’hôtel, puis j’étudie
le reflet de mon corps dans le miroir. La contusion a viré au noir, bordé
de jaune. Puisqu’il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre avec ce type de
micro-fracture, j’en suis réduite à enfler jusqu’à ce que ça se résorbe
tout seul. Heureusement que je n’ai aucun rendez-vous professionnel
prévu.
Je laisse retomber mes cheveux, ils ont dépassé le niveau de mes
épaules. Peut-être que lorsque je sortirai de détention, je pourrai aller
chez le coiffeur. Il va falloir que je garde la frange pour dissimuler cette
monstrueuse cicatrice que me laisseront les points de suture.
Concentre-toi sur ce que tu peux changer. Je peux gérer les cicatrices
sur mon corps, le reste prendra du temps.
J’avance vers la baignoire et je plonge mes doigts dans l’eau pour
vérifier la température.
Parfait.
Le soulagement est à portée de main.
Mes doigts se posent sur le nœud de la ceinture du peignoir, mais
avant que j’aie eu le temps de la détacher, la sonnerie de mon
téléphone m’interrompt.
Je me précipite, mais je suis à peine arrivée au milieu de la chambre
qu’une masse se rue sur moi. Je n’ai pas le temps d’anticiper, je suis
projetée contre le mur. L’appel prend fin et mon portable se met à
jouer « Give Me Shelter ».
Tombant par terre, je me précipite pour ramper le plus vite possible
vers la salle de bains. J’atteins la porte avant mon agresseur et la ferme
d’un coup de pied. Je bondis pour la verrouiller et, comme une furie, je
commence à fouiller la pièce. L’homme secoue violemment la porte,
puis je l’entends se jeter dessus de toutes ses forces.
Repérant une fenêtre au-dessus des toilettes, je me précipite vers
elle. En équilibre précaire sur la cuvette, j’essaie de toutes mes forces de
l’ouvrir, mais elle a été scellée. Un coup d’œil autour de moi pour
attraper une serviette que j’enroule autour de ma main, puis j’écrase
mon poing contre le carreau. Il se brise en mille morceaux qui
rebondissent sur mon visage et mes pieds. Je repousse les bris de verre
avec ma serviette et me relève. Passant la tête par la lucarne
maintenant ouverte, je suis dégoûtée de voir qu’elle débouche sur une
chute libre d’environ huit étages. Mais il y a une corniche en dessous
qui me semble bien plus sécurisante que de rester plantée là. Je me
faufile par l’ouverture, mais mon épaule reste bloquée par un gros
tesson de verre. Il me déchire la peau, pourtant c’est à peine si je le
sens.
Et c’est là que j’entends la porte céder. J’accélère encore, décidant
immédiatement que je préfère encore tomber et affronter mon destin
que de rester là et me faire assassiner. Mes hanches sont pratiquement
passées lorsque des mains se posent sur mes chevilles. Je crie aussi fort
que possible en espérant que le son porte au-dessus de la circulation,
jusqu’aux touristes en bas.
Il me traîne à l’intérieur en me faisant tomber sur le carrelage avant
de me donner un grand coup dans les côtes. Je me roule en boule. Il ne
semble pas y avoir d’autre option que d’encaisser et d’espérer.
– Je t’ai manqué ?
Je me fige en reconnaissant cette voix.
– Notre rendez-vous s’est terminé un peu trop rapidement l’autre
soir. J’ai essayé d’appeler pour m’excuser, mais tu ne réponds pas à ton
téléphone, Belle. Alors, je me suis dit que je pourrais passer voir
comment tu vas.
Il me force à me relever en me tirant par les cheveux pour que je le
regarde en face. Je ne l’avais pas bien vu dans le noir, mais
maintenant, je vois qu’il a à peu près l’âge de Smith. Plutôt beau gosse.
À condition qu’on ne remarque pas la lueur maniaque du prédateur
dans son regard.
– Waouh, c’est joli, ça.
Il attrape mon visage brutalement et je pousse un cri. Un sourire
diabolique joue sur ses lèvres.
– Ça t’embête si je prends une photo de mon boulot ? J’ai rarement
de bonnes photos d’avant. Il y a vraiment un très joli sens du
mouvement quand la personne est toujours en vie. Ce n’est vraiment
pas pareil quand elle est morte.
Je dis le seul mot qui me passe par la tête.
– Pitié.
– Pitié ? (Il éclate de rire.) Sais-tu seulement qui tu as épousé et ce
qu’il est capable de faire ? Désolé, chérie, c’est œil pour œil. J’adorerais
que tu lui dises bonjour de ma part, malheureusement, tu ne seras pas
en état de lui passer le message.
Il lâche mon visage et m’assène un coup de poing dans le ventre.
Ma bouche s’ouvre pour chercher de l’air. J’essaie toujours de reprendre
mon souffle quand il me jette dans la baignoire. De l’eau pénètre dans
ma gorge et brûle mes poumons. Je pose brusquement les mains contre
l’émail pour essayer de trouver une prise.
Et c’est là qu’il me relâche.
CHAPITRE
VINGT-NEUF

En entrant dans la suite, je suis accueilli par les Rolling Stones.


J’appelle Belle, mais tout ce que j’entends, c’est un gros splash. Je
dérape en entrant dans la salle de bains au moment où Jake enfonce le
visage de Belle sous l’eau et l’y maintient. Je me précipite vers lui, lui
sautant directement dessus. Belle surgit de la baignoire en toussant
avant de s’effondrer par terre.
– Fonce !
J’ai à peine le temps de lui crier de partir que Jake me donne un
coup de poing qui m’envoie au sol. Lorsqu’il se jette sur moi, je vois
briller un reflet métallique et je réussis à lui bloquer le poignet d’un
geste de la main. Nous commençons à nous battre alors que Belle
essaie de retrouver son souffle quelques pas plus loin.
Bon Dieu, elle a peut-être besoin d’aide et je ne peux rien faire pour
elle.
Levant le genou d’un coup sec, j’arrive à l’atteindre au niveau des
côtes et à le faire tomber sur le côté. Je roule sur lui pour forcer son
poignet et faire passer le couteau qu’il tient dans la main au-dessus de
sa tête.
– Espèce de fils de pute !
– Tu savais que ça arriverait, Price.
Il a du mal à s’exprimer, car nous luttons violemment pour prendre
le contrôle du couteau.
– Ça fait des années.
– Je n’ai rien à voir avec sa mort.
Mais quoi que je lui dise, ça ne change rien et j’ai dépassé le stade
de la négociation avec cette petite merde.
– Margot serait là si…
– … s’il n’y avait pas eu Hammond, je lui hurle. Comment fais-tu
pour ne l’avoir toujours pas compris ?
Bien sûr, c’est lui qu’Hammond a choisi pour cette mission. Un
homme sur le sentier de la vengeance est plus difficile à combattre.
Heureusement que je suis sur la même voie.
– Elle allait te quitter, souffle-t-il sous moi. Et tu n’arrivais pas à le
supporter. Tu ne pouvais pas admettre qu’elle ne t’aimait pas.
– J’en ai rien à foutre de qui elle baisait. On se tapait tous les deux
tout ce qui bougeait. Elle était encore ma femme. Je ne lui aurais jamais
fait de mal.
– Même si elle allait révéler ce que tu es vraiment et te prendre tout
ton argent ?
Il y a du verre par terre et j’entends les mains de Belle tâtonner,
mais avec horreur, j’ai l’impression qu’elle s’approche plus qu’elle ne
fuit.
Jake sourit en regardant par-dessus mon épaule.
– Et maintenant, je vais te la prendre, elle. C’est ce que tu mérites.
Je prends une grande inspiration et me prépare à lui mettre un
coup de boule. Son nez s’écrase sous l’impact de mon front et je secoue
la tête, en proie à un léger vertige.
Jake titube en arrière, étourdi, ce qui me donne assez de temps
pour lui prendre le couteau. Je recule aussi doucement que possible en
gardant l’arme devant moi.
– Ça va, ma belle ?
Je l’interpelle sans oser détourner mon regard de l’agresseur. Il a
mis ses mains sur son nez, mais il n’est pas encore K.-O.
– Ça va, répond-elle à bout de souffle.
– Je veux que tu t’en ailles. Sors de cette suite et va à la réception.
Dis-leur d’appeler la police.
– Je ne te laisse pas ici, crie-t-elle.
– Pour une fois, fais ce que je te dis.
Nous sommes loin d’être hors de danger et nous ne le serons pas
tant qu’elle restera dans cette pièce. Quand elle sera sortie, alors je
pourrai m’occuper de lui une bonne fois pour toutes.
– Tu lui as dit ? demande Jake à travers ses dents ensanglantées.
Pour ta première femme ?
– Je sais, rétorque Belle d’un ton acerbe, derrière moi.
– Alors, tu sais pourquoi tout ça te tombe dessus. Si je ne le fais pas,
quelqu’un d’autre s’en occupera. Nous suivons une règle de conduite.
Œil pour œil. Le châtiment.
– Comme c’est biblique !
Comment puis-je l’aimer et avoir envie de l’étrangler en même
temps ? Je lui jette un coup d’œil d’avertissement par-dessus mon
épaule et je répète à voix basse :
– Vas-y.
– Pas question !
– Tu sembles être une fille sympa. Fougueuse, l’interpelle Jake en
luttant pour se relever.
Oubliant son nez plein de sang, il époussette le verre sur ses
vêtements et reprend :
– Je pense que Margot l’aurait appréciée. Qu’est-ce que tu en
penses, Price ?
– Ne bouge pas !
– Je te parie que c’est une petite sauvage. Et si on s’amusait comme
au bon vieux temps ? Tu peux regarder. Elle en avait tellement envie
l’autre soir, mais je suis certain que tu le sais déjà, ajoute-t-il en
s’approchant. Tu as oublié comment on fait pour partager ? On a
toujours partagé. Le problème avec les adultes, c’est qu’on oublie nos
bonnes manières. Qu’est-ce que tu m’as dit la première fois que tu as
partagé Margot ? « Attention, elle mord. » Bon Dieu, il fallait se taper
cette chienne en levrette si on voulait éviter les points de suture.
En entendant cette révélation, Belle prend une grande inspiration.
– C’était il y a longtemps, Jake. On était des gamins et, comme tu
l’as dit, j’ai grandi.
J’ai dit ça plus pour elle que pour lui.
– Quel dommage ! On dirait que tu as grandi quand tu as coupé les
câbles des freins de sa voiture. C’était très égoïste de ta part.
– Je n’ai rien à voir avec ça.
Je ne sais pas pourquoi nous continuons à nous engueuler là-
dessus, sauf que je n’ai pas encore réussi à faire sortir Belle de la suite.
– Je me disais. Puisque tu vas voir Margot en premier, dis-lui que je
l’aime. Même si je doute qu’elle soit restée à t’attendre pour te réserver
une chaise. Mais bon, il y a une place tout spécialement prévue pour toi
en enfer.
Soudain, il se met à courir vers moi. Je pousse brusquement Belle
de la main pour qu’elle se plaque contre le mur, une seconde avant
qu’il me saute dessus. Nous trébuchons en arrière, tombons et
atterrissons au pied du lit. Jake ne bouge plus. Je repousse son corps, il
tombe sur le côté, le couteau planté dans la poitrine.
Belle s’agrippe au chambranle de la porte, levant de grands yeux
horrifiés quand elle prend conscience de la scène.
– Viens par-là, lui dis-je doucement.
Toujours agrippée à la porte, elle jette un regard inquiet vers le
corps. Je me force à me lever, ignorant la vive douleur dans mon flanc,
et j’avance vers elle.
– Oh mon Dieu !
Elle plaque une main sur sa bouche en voyant mes vêtements
couverts de sang.
– Ce n’est pas le mien, lui dis-je pour la rassurer.
Là, je n’ai pas le temps de lui en dire plus.
– Il faut que tu partes. Va retrouver Alexander et Clara. Tu seras en
sécurité avec eux.
Autant en sécurité qu’elle puisse être.
Elle secoue la tête frénétiquement.
– Je ne te quitte pas.
– Ne sois pas si têtue. Pour une fois, je ne suis pas d’humeur à être
provoqué, dis-je en me forçant à sourire. Va-t’en et appelle la police
depuis la réception. Ensuite, appelle Clara.
Elle jette un coup d’œil à son portable sur le lit qui passe toujours
de la musique.
– Ne te sers pas de ce téléphone, dis-je d’un ton sans appel. Tu as
leur numéro ?
Elle hoche la tête.
– Smith… Tu as besoin d’un témoin.
– Ils vont m’embarquer pour me poser des questions, ma belle. C’est
clairement un cas de légitime défense. (Les larmes s’accumulent dans
ses yeux, mais je lui prends la main.) Je suis avocat, tu te souviens ?
– Je ne veux pas te quitter, murmure-t-elle.
– Je sais, dis-je avant de déposer un léger baiser sur ses lèvres. Mais
nous savons tous les deux que ce n’est pas Hammond qui est allongé
par terre, là. J’ai besoin de savoir que tu es en sécurité. Dès qu’ils me
relâcheront, je viendrai te retrouver.
Elle ne remet pas cette logique en question, même si elle est assez
intelligente pour comprendre que je ne la retrouverai pas avant un bon
bout de temps.
– Je t’aime, dit-elle doucement.
– Je t’aime aussi.
Je caresse sa gorge du bout des doigts avec envie, avant de
continuer :
– Qui se ressemble s’assemble, non ? Tu es une sacrée combattante.
– Je me battrai pour toi, promet-elle.
Je ferme les yeux et la repousse, son sous-entendu est clair. Elle
tient fermement ma main et j’entends un sanglot la déchirer lorsqu’elle
rompt notre contact. Puis elle disparaît.
Je me laisse tomber par terre, la main sur l’abdomen. Je sors mon
portable et compose un numéro de téléphone de mémoire.
– Je voudrais déclarer un meurtre.
Scandales et secrets reviennent à Londres

dans

CAPTURE-MOI

SIXIÈME LIVRE
DE LA ROYALE SAGA
Voici, en avant-première, un extrait de

CAPTURE-MOI


Quand je raccroche le téléphone, la musique s’arrête. Mon portable
tombe par terre et je me laisse glisser contre le mur. J’ouvre ma veste
de costume et, d’une main tremblante, j’essaie d’attraper les boutons de
ma chemise, jusqu’au dernier. Je soulève les couches de tissu imbibées
de sang en grognant.
Merde, c’est profond. Je suis bon pour des points de suture.
– Tu vas avoir besoin de beaucoup plus que ça, dis-je à Jake.
Il ne répond pas. Probablement parce qu’il est mort.
On se reverra en enfer.
Bon, avec un mort de plus sur les bras, j’ai un témoin à charge en
moins contre Hammond. Avec Georgia sortie de l’équation, il ne me
reste plus beaucoup d’options. Nous avons des mails et quelques
enregistrements de réunions, mais ce n’est pas assez pour faire tomber
un homme tel qu’Hammond. Après ce qui vient de se passer cette nuit
et après son agression contre Belle, je ferai tout ce que je peux pour
qu’il comparaisse en justice.
Je promène mon regard sur la scène de destruction autour de moi
et j’attends. Du verre brisé. Des meubles renversés. Une porte défoncée.
Un cadavre. Soit c’est une scène de crime soit le résultat d’une super-
fête.
Il a fallu que je défonce la chambre d’hôtel la plus chère de tout
Londres. Mon compte en banque va souffrir le mois prochain. Ça va
niquer le plafond du dépôt de garantie.
Tu perds les pédales, Price.
Une flaque de sang s’élargit à côté de moi et je l’observe s’agrandir,
fasciné. Elle est alimentée par le liquide qui s’échappe de ma poitrine.
Mon portable sonne, c’est le numéro d’Hammond qui s’affiche. Je
glisse le pouce sur l’écran pour accepter l’appel et je lui annonce :
– Price 1. Jake 0. Il va falloir un bon croque-mort pour s’occuper de
lui.
Hammond glousse de l’autre côté de la ligne :
– Il ne t’arrivait vraiment pas à la cheville. Tu crois vraiment que je
l’aurais laissé te tuer ?
– Et ma femme alors ?
Je ferme les yeux de toutes mes forces avant de les rouvrir, pour
essayer de retrouver la netteté de ma vision.
– Rien à foutre d’elle. C’est entre toi et moi.
– Je n’arrive pas à croire que tu te sois servi de Margot pour
l’énerver contre moi. C’est un coup bas.
Je coince mon portable entre ma tête et mon épaule, il devient trop
lourd.
– C’est la guerre, fils.
– Qui gagne ?
Je lui pose la question car si je me souviens du dernier score, le
reste devient flou.
– Eh bien, d’un moment à l’autre, on va t’arrêter pour le meurtre de
Jake. Ce qui me donne un point.
Hammond se met à glousser.
Pas moi. Sa blague n’est pas très drôle.
– Je n’ai pas un point pour Jake ?
– On ne marque que les points importants. Quand tu seras en
prison, ça me donnera trois cibles de plus sur ma liste, et tu viens de
me rendre un grand service en envoyant ta femme directement chez
eux. Je n’arrive pas à me décider. Tu crois que je devrais frapper ce soir
pendant qu’ils sont tous ensemble ou attendre que tu aies un peu moisi
dans ta cellule d’abord ? Ça pourrait être drôle de lire un article sur le
désaxé qui, après avoir commis un meurtre, annonce un complot contre
la monarchie britannique.
– Sauf que la monarchie britannique est de mon côté.
Je cligne des yeux en voyant la porte disparaître et réapparaître. Je
penche la tête de côté pour essayer de voir où elle est partie.
– Pour l’instant. Mais tu penses être le seul à tenir le Palais
informé ? Alexander ne met pas tous ses œufs dans le même panier.
Quand il obtiendra la preuve que tu as continué à travailler pour moi
pendant tout ce temps, il n’aura pas très envie de se mouiller pour toi.
– Revirement intéressant, mais personne ne va mordre à l’hameçon.
– Je suis un conteur très convaincant, Smith. Je raconte très bien les
histoires. Amuse-toi bien avec le détective Spade. Il avait tellement hâte
de te rencontrer.
Plus de bruit dans le téléphone, ma main tombe par terre. Il m’est
de plus en plus difficile de réfléchir et il fait si sombre. Est-ce que Belle
a éteint la lumière en partant ?
Belle.
Quels que soient les plans d’Hammond pour moi, elle est l’électron
libre qu’il ne pourra pas attraper. Peu importent les preuves dont
dispose Alexander contre moi, elle ne les croira jamais. Ce qui veut dire
qu’elle est la prochaine sur la liste d’Hammond. Il va vouloir la
supprimer en premier.
Je me force à me lever. Maudite courtoisie qui m’a fait appeler les
flics. Il va vraiment falloir que je fasse quelque chose contre cette
culpabilité à la con. Je tâtonne pour retrouver mon portable, je le glisse
dans ma poche puis j’essaie d’ouvrir la porte, mais je tombe dessus.
De l’ADN. De l’ADN partout.
Bon Dieu, je pourrais tout aussi bien semer un chemin de miettes de
pain derrière moi pour qu’on me retrouve.
J’attrape un coussin en passant devant le canapé, j’en arrache le
tissu pour le récupérer et le presser contre ma blessure. Il va falloir que
je fasse soigner ça, mais pour l’instant, ce que j’ai de mieux à faire, c’est
arrêter mon sang, pour qu’il ne conduise pas directement à moi. Je
ferme ma veste en entrant dans l’ascenseur. Le couple à mes côtés
continue de discuter, même lorsque la première goutte de sang s’écrase
par terre. Je ne vais pas m’en sortir. Tendant la main, j’appuie sur les
boutons des étages, mes doigts gourds en allument un maximum.
Dès que les portes s’ouvrent, je descends et titube dans le couloir.
Puis mes genoux cèdent. Mon regard tombe sur un placard réservé au
service de nettoyage, et je plonge sur la poignée de la porte. Je
l’actionne, et mon monde plonge dans les ténèbres.
J’espère que vous avez aimé lire Covet Me autant que j’ai aimé
l’écrire. Comme vous l’aurez peut-être deviné, l’histoire de Belle et la
« Royal Saga » sont loin d’être terminées. Capture Me, le dernier tome
de la trilogie de Belle et Smith, arrivera dans les rayons des librairies en
août.
Que va-t-il se passer ensuite ? Vous avez une théorie ? J’adore
recevoir du courrier de mes lecteurs et je fais de mon mieux pour y
répondre. Écrivez-moi un petit message et dites-moi ce que vous pensez
de Smith Price : genevaleeauthor@gmail.com
Ce livre n’aurait pas pu exister sans votre soutien. Je vous suis
tellement reconnaissante d’avoir pris le temps de le lire ! Si vous avez
une minute, pensez à laisser une critique sur votre plate-forme
préférée. Non seulement vous aiderez d’autres lecteurs à découvrir le
livre mais, en plus, vous me rendrez un ÉNORME service. Merci de me
laisser partager mes histoires avec vous.
Avec tout mon amour,
REMERCIEMENTS

Je remercie le super agent Mollie Glick de me soutenir dans


l’écriture et Joy Fowlkes qui fait rondement tourner la machine. Mon
agent pour les droits étrangers, Jessica Regal, est une déesse. J’ai hâte
de découvrir tous mes écrits sexy dans d’autres langues.
Lindsey, grâce à toi, j’ai une vie et tu as commencé à m’aider bien
longtemps avant de devenir mon assistante. Ouais, j’ai pompé cette
phrase dans le dernier bouquin, parce que c’est toujours vrai. Je suis
désolée de faire de ta vie un enfer !
Elise, j’espère que je ne t’ai pas fait trop rougir. Merci pour tout ce
dur travail alors que j’étais sur la fin de ma deadline. Je porte un toast
à toutes ces publications encore à venir.
Un immense merci à Sharon qui est la meilleure attachée de presse
que j’aie jamais eue ! Tu es un génie et pas seulement parce que nous
pensons pareil ! Et tout mon amour, comme mes remerciements à la
team Sassy Savvy Fabulous – Linda, Jesey et Melissa. Vous défoncez
tout en relations publiques et en marketing !
Merci à Bethany et Josh pour leurs impeccables compétences
éditoriales, disponibles jusqu’à la dernière minute. Bizarrement, vous
savez toujours où je veux en venir, même quand je n’en ai pas la
moindre idée. Et merci à Cait Greer de tolérer tous mes problèmes de
mise en page.
Je m’en sors grâce à l’aide de mes amis et de larges quantités
d’alcool. Merci à Laurelin, Sierra, Melanie, Tamara et Kayti d’être
toujours présentes.



Les filles de FYW, vous avez tout déchiré cette année et j’ai
tellement de chance de faire (un peu) partie de tout ça.
Un grand merci aux Dames de la Cour ! C’est vous qui me donnez
envie de me lever tous les matins.
Merci à toutes les blogueuses et aux blogueurs qui ont fait preuve
d’un tel enthousiasme pour mes livres. Vous avez changé ma vie.
J’ai eu l’immense plaisir de participer à une retraite littéraire
pendant que je travaillais sur ce livre. Je suis tellement contente de
compter Amy Jackson, Michelle Leighton, Addison Moore, Samantha
Young, Chelsea Fine, Michelle A. Valentine, Amy Bartol, Raine Miller et
Janet Wallace parmi les membres de ma tribu. Merci de ne pas m’avoir
laissée travailler trop dur. On se retrouve l’année prochaine à Palm
Springs ?
Je ne ferais pas tout ça sans le soutien de ma famille. Les enfants,
merci de m’applaudir pour mes livres, même si vous n’avez pas encore
l’autorisation de les lire, et à mon mari de me laisser passer du temps
avec des hommes dans ma tête sans devenir (trop) jaloux. Je t’aime.

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