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RABATÉ, Dominique. L'entre-Deux - Fictions Du Sujet, Fonctions Du Récit

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Dominique Rabaté Page 1 de 10

L'ENTRE-DEUX : FICTIONS DU SUJET, FONCTIONS DU


RÉCIT (PEREC, PINGAUD, PUECH)

Dominique Rabaté
Université Bordeaux III Michel de Montaigne

L'auteur : Professeur de littérature française à l'Université de Bordeaux-III,


il dirige le Centre de recherches sur les Modernités littéraires. Il a publié
chez Corti Vers une littérature de l'épuisement (1991), Louis-René des
Forêts: la voix et le volume (1991), Poétiques de la voix (1999) et édité
plusieurs ouvrages collectifs. Il travaille sur les rapports roman-récit et sur
les modalités d'énonciation littéraire moderne (du côté du sujet lyrique
notamment).

La frontière qui partage les domaines de la "fiction" de ceux de la "diction"


n'est peut-être pas aussi claire que semble le dire Gérard Genette dans le
livre qu'il a consacré à cette question[1]. On maintiendra cependant, comme
point de départ, cette distinction entre, d'un côté, des textes qui donnent à
entendre à leur lecteur le caractère imaginaire des objets décrits et fondent
ainsi un pacte de lecture romanesque, avec dissociation de l'auteur et du
narrateur, avec le déploiement d'un univers ficitf qui a ses règles propres, et
de l'autre, des textes au statut littéraire plus ambigu qui se présentent sous
le signe d'un autre contrat de lecture, de nature autobiographique ou
référentielle. La "fiction" permet tous les jeux avec des référents
transformés en signes, et dès lors pris dans le tourniquet de l'imaginaire. Le
roman occidental a fait de ces jeux son terrain d'exercice depuis au moins
Rabelais et Cervantès, mais notre siècle leur a donné un tour encore plus
retors pour créer une sorte de vertige où le monde semble être devenu un
ersatz du livre. La fiction peut donc porter, à l'intérieur de sa logique propre,
ses pouvoirs jusqu'à un point de quasi rupture, entraîner le soupçon d'une
transgression de ses limites et, par là, obliger à reconsidérer la frontière
initiale qui semblait la différencier des "énoncés de réalité"[2].

L'opposition "fiction/diction", telle que Genette l'envisage, lui permet de


classer des types de textes, a donc une valeur taxinomique mais il ne me
semble pas que Genette considère le cas d'oeuvres où les deux régimes sont
donnés en même temps, dans le même espace textuel, ce qui — nous le
verrons — complique sans doute la vertu classificatrice de l'opposition. C'est
cette sorte de texte que je voudrais ici examiner. Elle me paraît
emblématique d'un âge récent de la littérature où se manifeste une
incomplétude de la forme littéraire qui ne suffirait plus à dire par elle-même
ce qui est à dire. Pour circonscrire les limites de mon propos et permettre
d'engager la discussion, je m'en tiendrai à trois livres parus récemment
parce qu'ils me paraissent tous trois témoigner du même souci, indiquer une
recherche littéraire voisine. Il s'agira donc, si je m'arrête dans le dictionnaire
des auteurs contemporains à la lettre P, de W ou le souvenir d'enfance de

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Georges Perec (publié en 1975, cité dans l'édition Imaginaire), de Tu n'es


plus là de Bernard Pingaud (Seuil, 1998) et de Voyage sentimental de Jean-
Benoît Puech (Fata Morgana, 1986).

Je commencerai par un brève description des ces trois textes, afin d'en
dégager les points communs autant que les stratégies singulières. W de
Perec est sans doute l'oeuvre la plus connue : on sait que Perec y juxtapose,
selon une loi de composition strictement observée, deux séries de
chapitres : tous les chapitres impairs, écrits en italiques, racontent une
fiction ; tous les chapitres pairs, en romain, sont consacrés à une
autobiographie "classique" si l'on peut dire, même si elle commence par
l'affirmation provocatrice : "Je n'ai pas de souvenirs d'enfance" (p.13). Le
choix typographique accentue la différence des deux énonciations, même si,
dans la première partie de W, la narration romanesque se fait à la première
personne. Les deux séries de textes suivent leur progression parallèle, sans
apparemment se soucier de l'autre régime d'écriture. L'autobiographie,
d'abord lacunaire, parvient à dérouler le fil d'une mémoire plus liée au fur et
à mesure que les souvenirs reviennent. La fiction est, elle, scindée en deux.
Il s'agit d'abord de la mystérieuse mission confiée au narrateur de retrouver
Gaspard Wincler, le jeune homme disparu avec le naufrage du bateau de sa
mère, mais la deuxième partie change de registre énonciatif pour laisser la
place à la description ethnographique délirante de la terrifiante société qui
vit sur l'île de W.

Tu n'es plus là de Pingaud se présente, au premier abord, comme une suite


de six récits, comme une série de fictions avec, à chaque fois, un narrateur
qui raconte à la première personne une histoire de disparition, d'effacement
ou de quête inaboutie. L'originalité du livre est que cette série est suivie par
deux autres textes, "Un messager" et "Sur le tard", réunis sous le titre "Au
commencement". Cet ensemble est ouvertement et affirmativement
autobiographique mais Pingaud n'indique pas, de façon explicite, le rapport à
établir entre les deux types d'écriture mis ici côte à côte. Son geste
ressemble ainsi à celui de Perec qui n'interroge pas dans W la co-présence
d'une fiction et d'une autobiographie. On sait d'ailleurs[3] que Perec avait un
temps songé à une sorte de tierce voie, une troisième façon d'écrire où il
serait revenu sur les liens des deux premières, où il aurait évoqué la victoire
de l'écriture sur l'effondrement du souvenir d'enfance, sur l'horreur
concentrationnaire de l'île de W. Mais cette solution a été rejetée ; le livre se
fait sans médiation, sans intercession, sans travail de liaison. C'est au
lecteur de faire les navettes entre fiction et matériau autobiographique.

Seule la quatrième de couverture de Tu n'es plus là explicite la nature du


lien entre les deux régimes textuels. Pingaud note : "les narrateurs de ces
nouvelles sont tous à la recherche d'une certitude qui leur échappe. La
remarque vaut aussi pour Au commencement, le récit autobiographique qui
suit". Lien thématique donc, sur lequel je reviendrai évidemment.

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Voyage sentimental est, lui, d'une structure plus complexe à décrire : les
trois premiers chapitres racontent, à la première personne, mais en
multipliant les références littéraires (à Tsvetaeva ou Mallarmé), le voyage
entrepris par le narrateur et son amie, Pauline, pour chercher des meubles
appartenant à la mère du héros. En chemin, ils s'arrêtent près de Lyon pour
rencontrer le mystérieux père de Pauline, interné dans un hôpital, mais ils
arrivent trop tard et apprennent sa mort récente. Le quatrième chapitre, en
italiques, signale brutalement la fatigue de l'écrivain de ce récit, son dégoût
devant ce qui est une fiction, trop marquée d'emprunts, le détournant de sa
quête initiale et le faisant verser dans les facilités du romanesque. Pour des
raisons d'équilibre thématique — c'est du moins celles qu'il invoque — le
narrateur s'est vu entraîné à sacrifier son propre père, au profit de celui de
Pauline ; il s'est mis à obéir, sans le vouloir tout à fait, à la pesanteur du
"déjà-lu" (page 72). Désirant mettre un terme à ce récit, il lui faut en
changer de régime narratif : il se met donc à en raconter la fin, à la
troisième personne, "un peu plus sèchement", ce qui lui permettra de mettre
à distance ce qu'il note être "encore trop douloureux" (p.74).

Mais le mode narratif ne se stabilise pas pour autant : le narrateur renonce,


une deuxième fois, au procédé qui devait pourtant lui permettre de mener à
terme son entreprise. Revenant à la première personne, et réutilisant les
italiques (qui fonctionnent donc comme indicateurs de parties de texte où la
diction serait, enfin, plus véridique, abandonnerait toute affabulation
mensongère), il raconte les retrouvailles (réelles ?) du père, qui n'était mort
que dans le premier petit roman, et de la fille. Il écrit alors : "Je ne peux pas
dire immédiatement ce que j'ai ressenti quand j'ai vu réunis D. et son père.
Je vais essayer par le biais d'une histoire qui ressemble à la nôtre. Je vais la
résumer" (page 85). Il l'intitule Pavillons blancs et en fait un récit saturé de
signes romanesquement conventionnels. Une "posface" revient sur ce que
l'écrivain juge comme l'échec de son récit : il a été conduit, malgré lui, par
le développement de sa fiction, à manquer ce qu'il voulait exprimer. Le livre
se termine sur un constat sévère : l'auteur du Voyage ne ressemble plus
aux écrivains auxquels il a emprunté tant de phrases, tant de situations ; il
confesse, d'ailleurs, qu'il avait songé comme premier titre à L'Emprunt russe
pour marquer ce travail de citations cachées, pour dire aussi la faillite sous-
jacente. Il ne veut plus s'identifier à un écrivain qui magnifie son passé,
l'embellit et le trahit. Il ne veut plus de "ce langage retors et appliqué" qui
n'arrive plus à rendre compte du deuil de son amie, Dominique.

Le récit de Jean-Benoît Puech est donc dans une tension plus marquée entre
"fiction" et "diction". Il semble chercher tantôt d'un côté, tantôt de l'autre,
sa voie véritable, sans qu'aucun régime suffise. Il me paraît en effet capital
que le récit ne s'arrête pas avec le premier renversement qui aurait fait du
petit roman initial un brouillon pour un dire plus direct. Quand le narrateur
rompt le fil au quatrième chapitre, c'est pour essayer une nouvelle fiction,

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qui se dira à la troisième personne et on a vu que c'est encore un emprunt


fictionnel qui tente de dire la nature de l'émotion ressentie en présence de
Pauline et de son père. Pavillons blancs, ce micro-récit, pourrait être un livre
illustré par Pierre Joubert (ce qui est, réellement, le cas de Voyage
sentimental, dont le frontispice de Joubert représente une scène sur-
connotativement "russe"). A la place d'un récit descriptif, Puech substitue,
comme une métaphore indirecte, un résumé de roman possible. La fiction
est ainsi le tenant-lieu de la diction, mais le tourniquet ne cesse jamais
comme si aucune des deux formes ne pouvait exprimer l'essentiel.

Le point commun des trois livres que j'ai ici réunis me paraît résider dans
cette insuffisance d'un seul des deux régimes d'écriture. La coexistence des
deux énonciations indique que c'est entre ces deux modes que se loge
problématiquement ce qui est à exprimer, à signifier. Quelle que soit la
formule (montage parallèle pour W, juxtaposition dans Tu n'es plus là,
substitution interminable dans Voyage sentimental), chacun des trois textes
désigne un reste, un manque à dire, un point opaque qui se trouverait à
entendre dans le silence du texte, dans les blancs qui séparent les chapitres,
les modalités d'écriture.

Le geste de l'écrivain est ainsi, me semble-t-il, paradoxal. En un premier


temps, cette co-présence du romanesque et de l'autobiographique accentue
la différence de nature des deux entreprises. Elle en marque très nettement
la distance : l'écart est évident dans W. Quoi de semblable entre une
enquête policière avec agent secret anonyme, rendez-vous de film
d'aventures, cantatrice richissime partie sur son yacht et la sèche évocation
de la disparition des parents de Georges Perec ? La fiction multiplie les
signes de fictionalité, les donne à la façon d'un clin d'oeil : l'histoire des
chapitres impairs est bien un roman. A l'inverse, les chapitres pairs
travaillent sur des photos, des témoignages, un matériau d'historien. Chez
Pingaud, l'écart est moins brutal mais les nouvelles insinuent un
dérèglement des lois ordinaires du monde où l'on peut entendre une cantate
inconnue de Mozart, rencontrer un ami déjà mort, disparaître soit dans une
loge de théâtre, soit comme voyageur de commerce. La quête romanesque
devient recherche de l'effacement, impossible confrontation de soi aux
autres, que la figure du père emblématise avec évidence dans "Le gardien
de phare".

La fiction dans Tu n'es plus là laisse entendre un vide — qui préside sans
doute à l'effet de série des six nouvelles, chacune cherchant dans ses
rapports tacites avec les autres son centre de gravité. Mettant en scène une
inquiétude, un manque à être, chaque nouvelle entre fortement en
résonnance avec la première phrase du récit autobiographique "Le
Messager" : "Bien que j'aie derrière moi un certain nombre de livres, j'ai du
mal à me considérer comme un écrivain. Je suis simplement quelqu'un qui
"écrit", quand il en éprouve le besoin, ou plutôt quand il peut" (p.173).

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Ecrire donc, ou selon le vocabulaire familial plus péjoratif : "griffonner". La


confession personnelle, le détour par l'autobiographie sont exigés par l'effort
d'élucidation de cette activité intermittente, à la fois primordiale et
dévalorisée, qu'est l'écriture pour Bernard Pingaud. Cela le conduit à
évoquer son père, les rapports difficiles qu'ils avaient, le divorce de ses
parents. Mais il ne s'agit pas pour lui de refaire une version personnelle des
Mots : il n'est pas Sartre. Il n'a a pas été sacré Ecrivain par toute la famille
extasiée. Il lui faut plutôt chercher dans son histoire personnelle la mission
de "messager", de go-between entre son père et sa mère, entre
militantisme et écriture.

Le récit autobiographique n'a pas le dernier mot du livre — dont le titre a


déjà dû nous avertir de cette absence du sujet à lui-même : "Tu n'es plus
là", ni dans les nouvelles, ni dans l'évocation de l'histoire personnelle. Peut-
être entre les deux, entre les livres — ou encore dans l'incessante activité
d'écrire qui le détourne des livres faits, mais qui peut toujours s'interrompre.
"Le Messager" est suivi d'un curieux ajout, celui que forme "Sur le tard" où
Pingaud revient, sous la forme de notes, sur les pages écrites huit ans
avant. Ce dernier texte, plus incertain génériquement (et qui peut évoquer
le chapitre VIII de W où Perec fait suivre un texte en gras de vingt-six notes
correctrices), relance l'incertitude de l'écrivain entre ses deux ambitions
contradictoires et déporte l'accent du livre du côté d'une réflexion sur
l'engagement. Si l'écart paraît très grand à la fin du volume entre ce débat
et les nouvelles de la première partie, Tu n'es plus là ne donne pas de
réponse univoque, laisse en état de tension les deux écritures.

La différence de nature entre texte fictionnel et aveu direct semble encore


plus marqué, à première vue, dans Voyage sentimental mais l'opposition, on
l'a vu, se brouille. En fait, le récit de Jean-Benoît Puech témoigne plutôt
d'une impossibilité de la diction absolue, mirage auquel l'écrivain continue de
croire, et que le reste de l'oeuvre hétéronymique de Puech trouve du côté
du Journal de Jordane[4]. Le rêve d'immédiateté, d'aveu brut entraîne Puech
à valoriser un texte qui ne serait en rien "littéraire", à refuser les effets de
style, effets empruntés à tous les sens du mot — mais il souhaite
contradictoirement que cette absence de littérarité soit aussi (comme chez
Kafka ? comme chez Blanchot ?) l'exigence de la Littérature même. Le récit
traverse des strates de fiction qu'il conteste mais ne peut trouver un roc
solide que n'entamerait pas l'activité de produire des fictions. Il est ainsi
toujours relancé, toujours interrompu.

Car ces trois livres posent, chacun à leur façon, la question de la nécessité
de ce détour par la fiction, la question donc des fonctions de ces fictions. Si
le premier getse que je notais dans ces trois textes était d'accentuer le
contraste des deux régimes, le deuxième mouvement qui a lieu en même
temps, l'effet produit par ce type de récit mixte est, on s'en doute, de
contester le partage absolu qu'on aurait pu tracer entre les deux écritures,

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d'indiquer qu'elles participent ensemble de la même recherche.

Le premier niveau de confusion serait à situer du côté du sujet : absent à


lui-même ou entre deux pôles dans les récits de Pingaud, porté au
romanesque et à vivre son existence selon le mode de la référence littéraire
ou cinématographique chez Jean-Benoît Puech, il est aussi présenté dans W
comme le siège d'une activité de recompostion d'une mémoire incertaine,
lacunaire. L'épisode de l'illustré avec Charlot (puisque la date ne saurait être
la bonne, Chaplin n'étant pas diffusé en France pendant la guerre)
emblématise ce qu'il faut appeler les déplacements de la mémoire, d'une
mémoire qui n'est donc plus seulement dans un rapport d'exactitude avec le
vécu — un vécu bien incertain, gommé ou refoulé. Si j'ai noté au début que
ces textes appartenaient à une époque récente de la littérature, c'est parce
qu'il me semble essentiel de noter qu'ils sont contemporains d'un soupçon
porté à l'encontre de la mémoire. Une différence capitale sépare ici le
vingtième siècle en deux moitiés : si la première peut croire à l'euphorie
proustienne d'une mémoire totale redonnée par le souvenir involontaire
(euphorie qui est, d'une certaine façon, celle du premier Freud), la
génération de l'après-guerre fait l'expérience d'un effacement terrifiant,
découvre un manque, un blanc, un vide à l'origine de la subjectivité, ce que
l'on pourrait résumer par le motif d'une perte originaire qui interdit de
penser vraiment toute origine en tant que telle. L'accentuation lacanienne de
Freud irait, je crois, dans ce sens.

Dès lors, la valeur de vérité se déplace : l'exactitude (parfois invérifiable)


compte moins que le désir qui se donne à lire dans l'élaboration (réelle ou
fictive) du souvenir. Il est certain que le degré de réalité attaché au souvenir
fait une différence fondamentale tant dans le vécu subjectif que dans sa
traduction langagière, mais la reconstruction personnelle renseigne tout
autant, d'une autre manière. Sujet mobile et s'absentant de soi, l'écrivain
dérive au gré ses fictions qui lui permettent de n'être en aucun lieu
assignable. Même lorsqu'il se confronte aux témoignages irrécusables des
photographies, Georges Perec rencontre le trou de mémoire, ce trou qu'il
entend dans l'étymologie de son nom, et qui résonne aussi dans la fiction
par le motif du bretzel (pain troué), proposé à la page 26. Le sujet moderne
est ainsi donné à saisir dans son activité incessante de fictionalisation de sa
propre histoire, dans le récit qu'il produit. A ce titre, les scénarios
fantasmatiques, les histoires romancées occupent une place aussi
significative que les détails vrais — qui ne sont parfois que le point de départ
de l'activité imaginaire.

Les "déplacements" opérés par le narrateur de Voyage sentimental ont leur


logique inconsciente : passer du père au frère,c'est orchestrer autrement le
motif fondamental de la trahison. La règle reste bien celle des mécanismes
de l'Inconscient, selon Freud : déplacement, substitution, condensation. Et
lorsque, dans la postface, l'écrivain déplore la tyrannie des seules règles de

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composition narrative qui l'ont conduit à fondre ensemble plusieurs


personnages pour le profit économique de son livre, il faut continuer d'y
entendre la pression d'une autre économie signifiante, celle des mécanismes
psychiques, qu'il refuse sans doute d'indiquer.

Fiction, le sujet l'est donc en un certain sens avec lequel ces trois livres
composent. Il se cherche dans les histoires qu'il fabrique sur lui-même, à
partir de lui-même et ce n'est pas un hasard si, dans ces trois livres d'après
les années 1970, cette quête demeure inaboutie, si elle échoue autant
qu'elle réussit (au sens où elle produit, malgré tout, un texte, une oeuvre).
Le sujet reste le point de tangence de son énonciation : il se rate autant qu'il
se trouve, empruntant les voies obliques de la dissimulation, du jeu, de la
projection.

Il ne me paraît pas inintéressant de mettre ce trait en relation avec une


autre constante de ces textes contemporains : leur goût manifeste pour la
citation (plus ou moins dissimulée ou cryptée), leur pratique affichée de
l'intertextualité. Si le sujet est — en un certain sens — une fiction, c'est
aussi qu'il se sait, à l'époque contemporaine, tramé des discours d'autrui,
fait de paroles apprises, rapportées, qui le tissent au plus intime de lui-
même. Les références littéraires abondent dans ces trois oeuvres : celle de
Kafka hante Bernard Pingaud, qui a cherché à s'en débarrasser avec son
étonnant Adieu Kafka (1989). Le pastiche de Verne ou du roman d'aventure
informe la trame fictionnelle de W. Et l'un des derniers chapitres de
l'autobiographie affirme le rôle fondamentale des lectures d'adolescence
pour Georges Perec. On sait quelle place prend dans La Vie mode d'emploi
(1979) ce jeu de citations, qui est l'une des nombreuses contraintes mises
en oeuvre pour ce "romans" pluriel.

C'est chez Jean-Benoît Puech que le motif de l'emprunt est le plus marqué,
qu'il est directement thématisé par le titre abandonné : "l'emprunt russe".
Tous ses écrits sont marqués par le pastiche, par l'imitation volontaire, par
la conscience borgesienne qu'un texte ne fait que répéter l'infini de la
Bibliothèque de Babel. C'est que le sujet vit directement certaines scènes
selon les canons de ses lectures, en accord ou en opposition avec les
représentations de sa culture : cet écart immédiat avec soi-même est sans
doute ce qui condamne les textes de Puech à s'enfoncer dans le maquis
redoutable et jubilatoire des citations cryptées, dans la quête improbable
d'un évanouissement de cette épaisseur du déjà-lu qui laisserait la place à
une utopique diction sans médiation.

Dans cette perspective, la référence littéraire joue bien comme un clin


d'oeil ; elle ne cherche pas à se dissimuler mais se donne, au contraire, à
entendre au lecteur. Elle participe donc du premier trait que j'avais noté : la
fiction est sur-signifiée, sur-dénotée car c'est bien la participation au monde
des livres, au texte immense d'une culture qui est demandée. Le héros des
nouvelles de Pingaud est fréquemment un écrivain. La vraie vie ne s'oppose

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pas catégoriquement au monde de la Littérature ; la littérature exile de la


vie d'une certaine façon (en introduisant le supplément du langage à toute
scène vécue) mais y ramène par l'espoir d'une mise en langage qui en dira,
qui en dirait toute la profondeur.

Les fictions font donc l'objet d'une monstration évidente, mais sous une
forme partielle et fragmentée. L'âge du récit plein est passé ; l'âge de la
métonymie heureuse appartient à l'époque proustienne. La fiction de W est
constamment interrompue, provoquant certes un nouvel effet réussi de
suspens, mais brisant aussi la complicité imaginaire requise par le roman. En
chacune de ses brisures, la fiction avoue que l'important de son sens est
ailleurs. Le mécanisme n'est d'ailleurs pas unilatéral : l'interuption du récit
romanesque peut aussi jouer comme un appel d'air donné contre
l'enfermement de l'univers fictif. Je rappelle après Philippe lejeune, que
Perec avait d'abord publié à La Quinzaine littéraire les chapitres consacrés à
l'île de W, provoquant la colère des lecteurs accablés par la pesanteur
insoutenable des descriptions de ce monde concentrationnaire. La deuxième
partie de W ou le souvenir d'enfance est ainsi rendue supportable (même si
le rire initial se fige rapidement) par l'aération produite par l'autobiographie,
une autobiographie plus liée et, si l'on veut, plus optimiste que celle de la
première partie.

Si chaque nouvelle de Tu n'es plus là peut se suffire, leur mise ensemble


dessine un trajet d'échos, la récurrence de motifs qui défait l'idée classique
d'un texte achevé sur un sens. Et l'irruption des textes autobiographiques
passe finalement assez facilement pour un lecteur qui soupçonnait un autre
principe d'unité, unité que les deux derniers récits ne sauraient à leur tour
achever ni donner explicitement. Dans Voyage sentimental, les stratégies
narratives variées que le narrateur essaie tour à tour trahissent aussi un
penchant incurable pour la fable, pour l'affabulation, un goût de notre
époque pour le romanesque — qui ne s'affirme jamais mieux que quand il
est subtilement mis à distance[5].

Entre fiction et diction, les pistes se sont donc brouillées, les contours
pourtant réaffirmés dans leur fonctionnement textuel s'entremêlent, en vue
d'une même quête par deux moyens contradictoires. L'effet d'estompe joue,
on l'a vu, premièrement en ce que le sujet (faut-il le dire réel ? il suffira de
l'appeler plus exactement "sujet parlant" pour rendre indécidable cette part
de langage qui le constitue en son essence) doit être versé au compte d'un
certain mode de fiction, d'un certain type de production fictive. La confusion
porte aussi, symétriquement, sur les fonctions de la fiction à l'intérieur de
ces textes mixtes.

Les fictions de W, Tu n'es plus là et Voyage sentimental, s'écrivent sous


contrôle — ou plus exactement dans l'orbite décisive d'un autre dire. Elles en
deviennent l'approximation nécessaire. Le détour est ici exigé. Je veux dire
par là que la fiction devient, dans cet espace textuel paradoxal, la voie

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forcément oblique que le sujet emprunte pour se figurer quelque chose qui
lui résite, qui lui échappe, qui doit se dire par image. Le récit romanesque
sert ainsi, je crois, d'écran — au double sens du mot. Il se fait espace de
projection d'un matériau affectif, pulsionnel qui ne peut se révéler qu'ainsi :
le père de Pauline/Dominique cristallise les personages intérieurs du
narrateur ; le père du gardien du phare anticipe le portrait du père de
Bernard Pingaud. C'est évidemment dans W que le geste est le plus
impressionnant : l'île devient la métaphore (de moins en moins
métaphorisée...) des camps nazis. Il faut ici se souvenir que Perec reprend
par l'écriture un projet plus ancien : lors de sa première analyse (avec
Françoise Dolto que le livre ne nomme pas), à l'âge de treize ans,
l'adolescent avait accompagné les séances de dessins de ce monde
imaginaire déjà appelé "W". Plusieurs années après, à partir de quelques
dessins retrouvés, en 1969-70, il "réinvente" W (selon l'expresssion de la
page14) pour les lecteurs de la Quinzaine.

Ecran, la fiction l'est aussi au sens où elle masque quelque chose, ou elle
travestit un désir de dire plus directement. Elle se doit donc d'être relayée
par une autre écriture qui en dénonce peu ou prou l'inadéquation. C'est
finalement entre les deux régimes qu'une parole complète se cherche. C'est
entre les deux, dans le silence qui existe entre les deux que doit s'entendre
ce qui ne peut pas se dire. L'oeuvre littéraire d'aujourd'hui ne renonce pas à
sa mission cathartique, mais sait désormais qu'elle ne peut pas tout dire,
qu'elle doit faire signe de ce qui manque et manquera toujours[6]. Entre une
impossible diction et une fiction insuffisante (c'est-à-dire qui ne saurait plus
exister par elle-même), la littérature contemporaine invente une formule
instable, un mixte problématique dont j'ai voulu, à partir des trois oeuvres
proposées, esquisser le paradigme toujours en devenir.

Notes :

[1] Voir Fiction et diction (Seuil Poétique, 1991).

[2]Je me contenterai de signaler en note la difficulté de cette notion, utilisée


principalement par Searle et reprise par Genette. Les critères de distinction
avec un "énoncé feint" restent très difficiles à établir. Plus
fondamentalement, il ne me semble pas que cette opposition décrive le
fonctionnement réel du discours. Tout locuteur (dans les énoncés les plus
"ordinaires") recourt à des mini-fictions, met en scène des énonciateurs
mobiles, laisse à l'intérieur de sa parole parler d'autres voix. La différence ne
passe donc pas entre énoncé sérieux et énoncé feint. Je crois qu'on gagne
nettement sur le plan théorique à penser le jeu discursif selon le schéma
proposé par Oswald Ducrot dans Le Dire et le dit (Minuit Propositions,
1984), en termes de polyphonie et de théâtralisation intérieure. On
comprend ainsi beaucoup mieux la fluidité du passage entre discours sérieux
(assumé par le locuteur identifié à l'énonciateur) et discours ironique ou
citationnel (où la distance est indiquée). J'ai tenté de montrer dans Vers une

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littérature de l'épuisement (Corti, 1991) la productivité de ces analyses qui


m'amènent à penser le sujet de l'énonciation comme une fiction — c'est-à-
dire comme le lieu inaccessible et tangentiellement recherché dans le
discours où devraient s'unifier les énoncés produit par ce sujet (voir le
chapitre 3 intitulé "La fiction du sujet", pages 54-66).

[3]Voir Philippe Lejeune : La Mémoire et l'oblique, Georges Perec


autobiographe (POL, 1991), notamment pages 89-90.

[4]Sur cet aspect de l'oeuvre de Puech, je me permets de renvoyer à mon


article : "Le romancier de soi-même (Fiction et diction chez Jacques Borel et
Jean-Benoît Puech)" à paraître dans un numéro consacré à l'autobiographie
de la Revue des Sciences Humaines courant 2000.

On pourra, si on le souhaite, porter au crédit du "post-moderne" ce goût


[5]

symptomatique — pour autant que l'on adopte la définition d'Umberto Eco


pour qui le sujet post-moderne est celui qui avoue ainsi son amour à sa
compagne : "Comme on dit dans les romans de Barbara Cartland, je t'aime".

[6]Sur ce motif que je tiens pour capital, je me permets derenvoyer à mon


livre Poétiques de la voix (Corti, 1999), notamment le chapitre "Le récit
moderne et la promesse cathatique" où j'aborde aussi W ou le souvenir
d'enfance à la lumière des analyses de Coeur des ténèbres, et dans le
dernier chapitre consacré à Borges : "Chance et malchance de la littérature :
A la poursuite de la Quête d'Averroës".

file://C:\colloque99\colloque99\217.html 20/01/2000

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