RABATÉ, Dominique. L'entre-Deux - Fictions Du Sujet, Fonctions Du Récit
RABATÉ, Dominique. L'entre-Deux - Fictions Du Sujet, Fonctions Du Récit
RABATÉ, Dominique. L'entre-Deux - Fictions Du Sujet, Fonctions Du Récit
Dominique Rabaté
Université Bordeaux III Michel de Montaigne
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Je commencerai par un brève description des ces trois textes, afin d'en
dégager les points communs autant que les stratégies singulières. W de
Perec est sans doute l'oeuvre la plus connue : on sait que Perec y juxtapose,
selon une loi de composition strictement observée, deux séries de
chapitres : tous les chapitres impairs, écrits en italiques, racontent une
fiction ; tous les chapitres pairs, en romain, sont consacrés à une
autobiographie "classique" si l'on peut dire, même si elle commence par
l'affirmation provocatrice : "Je n'ai pas de souvenirs d'enfance" (p.13). Le
choix typographique accentue la différence des deux énonciations, même si,
dans la première partie de W, la narration romanesque se fait à la première
personne. Les deux séries de textes suivent leur progression parallèle, sans
apparemment se soucier de l'autre régime d'écriture. L'autobiographie,
d'abord lacunaire, parvient à dérouler le fil d'une mémoire plus liée au fur et
à mesure que les souvenirs reviennent. La fiction est, elle, scindée en deux.
Il s'agit d'abord de la mystérieuse mission confiée au narrateur de retrouver
Gaspard Wincler, le jeune homme disparu avec le naufrage du bateau de sa
mère, mais la deuxième partie change de registre énonciatif pour laisser la
place à la description ethnographique délirante de la terrifiante société qui
vit sur l'île de W.
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Voyage sentimental est, lui, d'une structure plus complexe à décrire : les
trois premiers chapitres racontent, à la première personne, mais en
multipliant les références littéraires (à Tsvetaeva ou Mallarmé), le voyage
entrepris par le narrateur et son amie, Pauline, pour chercher des meubles
appartenant à la mère du héros. En chemin, ils s'arrêtent près de Lyon pour
rencontrer le mystérieux père de Pauline, interné dans un hôpital, mais ils
arrivent trop tard et apprennent sa mort récente. Le quatrième chapitre, en
italiques, signale brutalement la fatigue de l'écrivain de ce récit, son dégoût
devant ce qui est une fiction, trop marquée d'emprunts, le détournant de sa
quête initiale et le faisant verser dans les facilités du romanesque. Pour des
raisons d'équilibre thématique — c'est du moins celles qu'il invoque — le
narrateur s'est vu entraîné à sacrifier son propre père, au profit de celui de
Pauline ; il s'est mis à obéir, sans le vouloir tout à fait, à la pesanteur du
"déjà-lu" (page 72). Désirant mettre un terme à ce récit, il lui faut en
changer de régime narratif : il se met donc à en raconter la fin, à la
troisième personne, "un peu plus sèchement", ce qui lui permettra de mettre
à distance ce qu'il note être "encore trop douloureux" (p.74).
Le récit de Jean-Benoît Puech est donc dans une tension plus marquée entre
"fiction" et "diction". Il semble chercher tantôt d'un côté, tantôt de l'autre,
sa voie véritable, sans qu'aucun régime suffise. Il me paraît en effet capital
que le récit ne s'arrête pas avec le premier renversement qui aurait fait du
petit roman initial un brouillon pour un dire plus direct. Quand le narrateur
rompt le fil au quatrième chapitre, c'est pour essayer une nouvelle fiction,
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Le point commun des trois livres que j'ai ici réunis me paraît résider dans
cette insuffisance d'un seul des deux régimes d'écriture. La coexistence des
deux énonciations indique que c'est entre ces deux modes que se loge
problématiquement ce qui est à exprimer, à signifier. Quelle que soit la
formule (montage parallèle pour W, juxtaposition dans Tu n'es plus là,
substitution interminable dans Voyage sentimental), chacun des trois textes
désigne un reste, un manque à dire, un point opaque qui se trouverait à
entendre dans le silence du texte, dans les blancs qui séparent les chapitres,
les modalités d'écriture.
La fiction dans Tu n'es plus là laisse entendre un vide — qui préside sans
doute à l'effet de série des six nouvelles, chacune cherchant dans ses
rapports tacites avec les autres son centre de gravité. Mettant en scène une
inquiétude, un manque à être, chaque nouvelle entre fortement en
résonnance avec la première phrase du récit autobiographique "Le
Messager" : "Bien que j'aie derrière moi un certain nombre de livres, j'ai du
mal à me considérer comme un écrivain. Je suis simplement quelqu'un qui
"écrit", quand il en éprouve le besoin, ou plutôt quand il peut" (p.173).
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Car ces trois livres posent, chacun à leur façon, la question de la nécessité
de ce détour par la fiction, la question donc des fonctions de ces fictions. Si
le premier getse que je notais dans ces trois textes était d'accentuer le
contraste des deux régimes, le deuxième mouvement qui a lieu en même
temps, l'effet produit par ce type de récit mixte est, on s'en doute, de
contester le partage absolu qu'on aurait pu tracer entre les deux écritures,
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Fiction, le sujet l'est donc en un certain sens avec lequel ces trois livres
composent. Il se cherche dans les histoires qu'il fabrique sur lui-même, à
partir de lui-même et ce n'est pas un hasard si, dans ces trois livres d'après
les années 1970, cette quête demeure inaboutie, si elle échoue autant
qu'elle réussit (au sens où elle produit, malgré tout, un texte, une oeuvre).
Le sujet reste le point de tangence de son énonciation : il se rate autant qu'il
se trouve, empruntant les voies obliques de la dissimulation, du jeu, de la
projection.
C'est chez Jean-Benoît Puech que le motif de l'emprunt est le plus marqué,
qu'il est directement thématisé par le titre abandonné : "l'emprunt russe".
Tous ses écrits sont marqués par le pastiche, par l'imitation volontaire, par
la conscience borgesienne qu'un texte ne fait que répéter l'infini de la
Bibliothèque de Babel. C'est que le sujet vit directement certaines scènes
selon les canons de ses lectures, en accord ou en opposition avec les
représentations de sa culture : cet écart immédiat avec soi-même est sans
doute ce qui condamne les textes de Puech à s'enfoncer dans le maquis
redoutable et jubilatoire des citations cryptées, dans la quête improbable
d'un évanouissement de cette épaisseur du déjà-lu qui laisserait la place à
une utopique diction sans médiation.
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Les fictions font donc l'objet d'une monstration évidente, mais sous une
forme partielle et fragmentée. L'âge du récit plein est passé ; l'âge de la
métonymie heureuse appartient à l'époque proustienne. La fiction de W est
constamment interrompue, provoquant certes un nouvel effet réussi de
suspens, mais brisant aussi la complicité imaginaire requise par le roman. En
chacune de ses brisures, la fiction avoue que l'important de son sens est
ailleurs. Le mécanisme n'est d'ailleurs pas unilatéral : l'interuption du récit
romanesque peut aussi jouer comme un appel d'air donné contre
l'enfermement de l'univers fictif. Je rappelle après Philippe lejeune, que
Perec avait d'abord publié à La Quinzaine littéraire les chapitres consacrés à
l'île de W, provoquant la colère des lecteurs accablés par la pesanteur
insoutenable des descriptions de ce monde concentrationnaire. La deuxième
partie de W ou le souvenir d'enfance est ainsi rendue supportable (même si
le rire initial se fige rapidement) par l'aération produite par l'autobiographie,
une autobiographie plus liée et, si l'on veut, plus optimiste que celle de la
première partie.
Entre fiction et diction, les pistes se sont donc brouillées, les contours
pourtant réaffirmés dans leur fonctionnement textuel s'entremêlent, en vue
d'une même quête par deux moyens contradictoires. L'effet d'estompe joue,
on l'a vu, premièrement en ce que le sujet (faut-il le dire réel ? il suffira de
l'appeler plus exactement "sujet parlant" pour rendre indécidable cette part
de langage qui le constitue en son essence) doit être versé au compte d'un
certain mode de fiction, d'un certain type de production fictive. La confusion
porte aussi, symétriquement, sur les fonctions de la fiction à l'intérieur de
ces textes mixtes.
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forcément oblique que le sujet emprunte pour se figurer quelque chose qui
lui résite, qui lui échappe, qui doit se dire par image. Le récit romanesque
sert ainsi, je crois, d'écran — au double sens du mot. Il se fait espace de
projection d'un matériau affectif, pulsionnel qui ne peut se révéler qu'ainsi :
le père de Pauline/Dominique cristallise les personages intérieurs du
narrateur ; le père du gardien du phare anticipe le portrait du père de
Bernard Pingaud. C'est évidemment dans W que le geste est le plus
impressionnant : l'île devient la métaphore (de moins en moins
métaphorisée...) des camps nazis. Il faut ici se souvenir que Perec reprend
par l'écriture un projet plus ancien : lors de sa première analyse (avec
Françoise Dolto que le livre ne nomme pas), à l'âge de treize ans,
l'adolescent avait accompagné les séances de dessins de ce monde
imaginaire déjà appelé "W". Plusieurs années après, à partir de quelques
dessins retrouvés, en 1969-70, il "réinvente" W (selon l'expresssion de la
page14) pour les lecteurs de la Quinzaine.
Ecran, la fiction l'est aussi au sens où elle masque quelque chose, ou elle
travestit un désir de dire plus directement. Elle se doit donc d'être relayée
par une autre écriture qui en dénonce peu ou prou l'inadéquation. C'est
finalement entre les deux régimes qu'une parole complète se cherche. C'est
entre les deux, dans le silence qui existe entre les deux que doit s'entendre
ce qui ne peut pas se dire. L'oeuvre littéraire d'aujourd'hui ne renonce pas à
sa mission cathartique, mais sait désormais qu'elle ne peut pas tout dire,
qu'elle doit faire signe de ce qui manque et manquera toujours[6]. Entre une
impossible diction et une fiction insuffisante (c'est-à-dire qui ne saurait plus
exister par elle-même), la littérature contemporaine invente une formule
instable, un mixte problématique dont j'ai voulu, à partir des trois oeuvres
proposées, esquisser le paradigme toujours en devenir.
Notes :
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